L'idée d'un pouvoir ou d'une efficacité des paroles émerge de la lecture de sources fort différentes au M
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French Pages 606 [624] Year 2014
LE POUVOIR DES MOTS AU MOYEN ÂGE
BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE CULTURELLE DU MOYEN ÂGE 13
Collection dirigée par Nicole Bériou et Franco Morenzoni
LE POUVOIR DES MOTS AU MOYEN ÂGE
Études réunies par
Nicole Bériou, Jean-Patrice Boudet et Irène Rosier-Catach
2014
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© Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.
D/2014/0095/18 ISBN 978-2-503-55141-8
AVANT-PROPOS L’idée d’un pouvoir ou d’une efficacité des paroles émerge de la lecture de sources fort différentes au Moyen Âge, qu’il s’agisse de textes doctrinaux ou d’ouvrages à vocation pratique. Les discussions qui ont eu lieu dans plusieurs séminaires, notamment à l’ÉPHE en 2007-2009, ont fait apparaître l’intérêt d’une confrontation la plus large possible, sur ce thème, dans une perspective d’histoire intellectuelle et anthropologique. En effet, dans les différents cas, relevant de différents domaines, de nombreuses questions transversales se posaient, au sujet des éléments qui étaient décrits comme déterminant l’efficacité de la parole (les paroles elles-mêmes, le rituel, les protagonistes). Cette efficacité faisait-elle l’objet d’un discours normatif ? Donnait-elle lieu à un discours réflexif, à un enseignement, à une transmission, scolaire ou ésotérique ? L’engagement du locuteur, sa croyance, son intention, étaient-elles, comme le consentement ou la collaboration de l’auditeur, des facteurs déterminants ? Existait-il dans les paroles un pouvoir intrinsèque, ou n’étaient-elles que le vecteur d’un pouvoir venu d’ailleurs, surnaturel notamment ? L’Institut des Sciences de l’Homme de Lyon a accueilli les 22-24 juin 2009 une rencontre internationale consacrée à ce thème, sous le signe de l’interdisciplinarité. Le volume reprend une partie des communications présentées à cette occasion en en ajoutant de nouvelles1. Elles se répartissent en cinq grands domaines qui structurent le présent volume : (1) les arts du langage, la littérature et les images ; (2) les deux discours normatifs que sont le droit et la théologie morale ; (3) le discours public, la prédication et la prophétie ; (4) les discours bénéfiques et maléfiques ; (5) les rapports entre magie, médecine et philosophie. Nous tenons à remercier les différentes institutions qui ont permis la tenue de cette rencontre, l’Université de Lyon II, le CIHAM, UMR 5648 « Histoire, archéologie, littératures des mondes chrétiens et musulmans médiévaux », l’UMR 7597 « Histoire des théories linguistiques », l’Institut Universitaire de France, et l’École Pratique des Hautes Études. Irène Rosier-Catach
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Les communications qui ne figurent pas dans ce volume sont celles de Bruno Ambroise, Martin Morard, Patrick Henriet, Laurent Mayali, Julien Théry, Jean-Marc Mandosio. Deux table-rondes avaient également été organisées lors du colloque, avec la participation, pour l’une, de Nicole Bériou, Joëlle Ducos, Jean-Marc Mandosio, Xavier Papais, Marylène Possamai et Nicolas Weill-Parot, l’autre de Catherine Kerbrat-Orecchioni et Pascal Sanchez.
Introduction
Irène Rosier-Catach
LE POUVOIR DES MOTS AU MOYEN ÂGE DIVERSITÉ DES PRATIQUES ET DES ANALYSES Linguistes, philosophes du langage et anthropologues ont fait de la performativité du langage une insistante question moderne. La question du « pouvoir des mots » que scrutent, en se concentrant sur le Moyen Âge, historiens, philosophes et spécialistes de la littérature dans les différentes contributions présentées dans ce volume en est proche sans se confondre avec elle, que l’on considère la gamme des phénomènes linguistiques étudiés ou des analyses produites pour en rendre compte. De multiples pratiques et une infinité de textes révèlent l’importance alors accordée à ce pouvoir des mots, dans des champs aussi distincts que la théologie, la liturgie, la médecine, la magie, le droit, la philosophie, la littérature, la rhétorique, la grammaire et la logique, la politique… On y rencontre des paroles dont la visée n’est pas de décrire la réalité mais de « faire », d’agir sur le monde, sur soi-même, sur autrui, de provoquer des mutations, des émotions, des croyances, des réactions, des nuisances – de paroles, donc, dotées d’une « efficacité ». La diversité des paroles est frappante : paroles à visée bénéfique ou maléfique, licites ou illicites, orales, écrites ou silencieuses, prononcées individuellement ou collectivement, en privé ou en public, réitérables à l’identique ou singulières, encadrées ou non par des prescriptions, réservées ou non à un type d’énonciateur, isolées ou insérées dans un rituel, légitimées et validées ou non par une autorité, adossées ou non à une puissance surnaturelle… D’un domaine à l’autre, les frontières entre les actes de parole sont loin d’être étanches ou stables, en dépit des discours théoriques qui s’efforcent de les délimiter : l’exorciste parle au diable comme le magicien, le prophète peut être jugé devin ou simulateur, le prêtre ordonné d’un jour devient l’hérétique exclu du lendemain, le diffamateur fait parfois œuvre utile comme dénonciateur1. Les discours réflexifs et compréhensifs sur les pratiques sont limités. De plus, ceux qui s’attachent à préciser, à propos des pratiques, les modes ou circonstances de l’usage de telle formule ou les effets qui en sont attendus, se laissent difficilement comparer, tant les indications qu’ils donnent sont hétéroclites. Le lien entre théorie et pratique, de ce fait, n’est guère aisé à 1
Les renvois aux articles du volume sont faits en donnant le nom de l’auteur suivi d’une astérisque (ex. Gambale*).
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 9-16 © BREPOLS H PUBLISHERS
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établir. Pourtant la portée du discours théorique est manifeste : les connaissances apportées par la médecine ou la noétique sur les passions sont utiles au prédicateur ; les débats philosophiques et théologiques sur l’action à distance, le déterminisme astral ou la causalité informent les réflexions sur la licéité ou l’efficacité ; les discussions sur la volonté, le libre arbitre et l’intention interviennent dans les prescriptions portant sur les agents des actes sacramentels ou juridiques ; les développements sur les passions et les émotions sont connus des prédicateurs comme des médecins ; les règles de la rhétorique informent tous les genres de discours codifiés, sermons, prières, lettres, discours politiques, etc. Les discours théoriques ne sont jamais cantonnés à une seule pratique, et une même pratique peut faire l’objet de discours théoriques relevant de champs multiples. Ces croisements sont particulièrement sensibles pour tout ce qui touche à la « guérison », guérison du corps (incantations), ou de l’âme (sacrements, psaumes, confession). Certaines discussions sembleront déroutantes au lecteur d’aujourd’hui, celles qui portent sur la dimension physique et physiologique de l’action de la parole sur le corps. Elles sont incroyablement riches et complexes pour certains des domaines décrits, ainsi pour la médecine et la magie, mais aussi, en partie au moins, pour ce qui touche à la persuasion. Elles semblent en revanche absentes des analyses portant sur les actes juridico-théologiques, normatifs, comme les serments, promesses, actes sacramentels, ou encore des actes comportant des adresses à la divinité, comme les prières ou les vœux. Là où elles se développent en tout cas, elles constituent une composante essentielle du jugement porté sur les pratiques, du caractère licite ou non qui leur est attribué, de la détermination des facteurs d’efficacité et du rôle des agents à cet égard, et enfin des explications données sur les causes de l’efficacité. Il est essentiel de lire ensemble toutes ces réflexions pour prendre la mesure de leurs dépendances mutuelles. Le point commun de toutes ces pratiques est qu’il y a d’un côté une parole prononcée (par un locuteur, dans une situation particulière), et de l’autre un effet de cette parole, les deux étant liés selon des modes qu’il s’agit précisément de définir, et qui sont multiples et divers. Ainsi, pour prendre le cas de l’incantation, une formule est prononcée, mais ses effets sont diversement décrits : pour ceux qui en admettent le pouvoir thérapeutique, l’effet sera la guérison, mais d’autres, qui refusent qu’elle soit par elle-même cause de cet effet, pourront admettre qu’elle suscite la confiance (et que le malade soit ainsi la cause au moins partielle de sa guérison), mais surtout, pourront non seulement admettre qu’elle suscite la confiance (et que le malade soit ainsi la cause au moins partielle de sa guérison), mais encore (et surtout), lui reconnaître une efficacité d’ordre différent, par exemple de pouvoir tromper (tromperie dont pourra bénéficier le magicien), de provoquer un trouble mental qui donnera lieu à des modifications corporelles, voire même
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d’attirer des démons2. La performativité de la parole considérée ne peut être restreinte à l’effet qu’elle est censée produire, mais doit être envisagée de manière plus large – il nous semble que c’est tout l’intérêt de la distinction que pose Austin entre acte « illocutoire » (effectué en disant quelque chose), et acte « perlocutoire » (effectué par le fait de dire quelque chose), même si celle-ci s’avère difficile à appliquer3. Souvent des paroles dont la destination première est (ou est censée être) un certain effet, seront de fait productrices d’effets autres, tels les psaumes utilisés à des fins thérapeutiques. On est ainsi amené à s’interroger sur ce qui peut être, dans ce contexte, qualifié de mauvais usage ou de détournement… En règle générale, indépendamment des effets prévus ou prévisibles des actes de parole, une quantité d’autres effets sont décrits, qu’ils soient imprévus, « merveilleux », directs ou dérivés. Enfin, dans la plupart des cas, la parole est considérée comme une cause qui ne joue qu’associée à d’autres causes (une concausa, selon le vocabulaire scolastique), et la même chose vaut pour l’effet, lequel n’est jamais unique, mais toujours lui aussi relié à d’autres effets. L’arrière-plan chrétien Plusieurs éléments du contexte médiéval qui est celui de l’élaboration d’une société chrétienne concourent à façonner de manière particulière l’efficacité reconnue à la parole. Les rituels y contribuent fortement : qu’ils soient religieux, sociaux ou politiques, ils font l’objet de prescriptions normatives, et sont soumis à des conditions précises de définition et de validation4. Ces rituels sont toujours « multidimensionnels », comme le montre E. Palazzo pour la liturgie, incluant paroles, actions, objets, personnes, textes, images, musique, senteurs, lumières, dans des temps et lieux bien déterminés5. La place ménagée à la liturgie confère au langage oral des 2
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B. Delaurenti, La puissance des mots, « virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007. Un débat sur la pertinence des catégories austiniennes aux différents cas étudiés serait un autre travail. Pour les difficultés de l’application de la pragmatique en anthropologie ; voir les remarques critiques de C. Severi, « La parole prêtée ou Comment parlent les images », dans C. Severi, J. Bonhomme (éds), Paroles en actes – Anthropologie et Pragmatique, Cahiers d’anthropologie sociale, 5 (2010), p. 11-41. Nous y revenons dans nos conclusions à ce volume. Cfr notamment l’article classique de J. le Goff, « Le rituel symbolique de la vassalité », dans Id., Pour un autre Moyen Âge, Paris, 1977, p. 349-420 ; voir, sur la ritualité médiévale, la discussion (et l’ample bibliographie) de Ph. Buc, « Rituel politique et imaginaire politique au haut Moyen Âge », Revue historique, 620 (2004), p. 843-883 ; J.-Cl. Schmitt, Le corps, les rites, les rêves, le temps : essais d’anthropologie médiévale, Paris, 2001. E. Palazzo, « Performing the liturgy », dans The Cambridge history of christianity. Vol. 3, Early medieval christianities, c. 600-c. 1100, éd. par Th. F. X. Noble et J. M. H. Smith, Cambridge, 2008, p. 472-488 ; Id., Liturgie et société au Moyen Âge, Paris, 2000 ; J.-Cl. Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médieval, Paris, 2000.
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attributions particulières, à côté de l’écrit et de l’image. Le fait que la liturgie utilise une langue différente de la langue maternelle, et que les certaines formules gardent la marque des langues premières dont elles dérivent, suscite des problèmes spécifiques, par exemple quant à la fonction de la signification ou de la compréhension des paroles rituelles dans la détermination de leur efficacité. La « juridicisation du religieux » confère au droit une autorité universelle, reignant sur le temporel et sur le spirituel, avec pour conséquence, comme l’explique Laurent Mayali, une uniformisation des différents espaces normatifs qui règlent l’ensemble des actions humaines6. La codification des actes de parole, nous le verrons, est importante, et est notamment le fait des gardiens de la norme, les théologiens, les juristes, mais aussi des praticiens. L’existence d’institutions de savoir, qu’il soit profane (pour les arts du langage, la philosophie, le droit, la médecine) ou sacré, confère en outre à cette codification une technicité très particulière. On mentionnera ensuite les éléments qui tiennent au dogme chrétien. Le monde résulte d’une première parole performative, reconnue comme telle : « Dieu dit : ‘Que la lumière soit’ et la lumière fut » (Gen. 1, 3). Et tout ce que Dieu fait, il le fait par sa parole, selon le prologue de l’Évangile de Jean, In principio erat verbum7. C’est ce que reprend Anselme de Canterbury : « Tout ce que fait la substance suréminente, elle le fait par sa parole intime », la création étant « diction » des choses. La locutio rerum est cet être de la chose dans l’esprit divin, qui, une fois dit, se fera création, à la manière dont la forme de la chose est d’abord dans l’esprit de l’artisan8. Les qualités de la parole divine sont de l’ordre de l’action plutôt que de la connaissance9. Pourtant si, selon Thomas d’Aquin, ce n’est pas parce qu’elle est parole, mais parce qu’elle est divine, que la parole première est créatrice, cela n’atténue-t-il pas ou n’abolit-il 6
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L. Mayali, « Introduction. De la raison à la foi : l’entrée du droit en religion », Revue de l’histoire des religions, 4 (2011) : L’ordre chrétien médiéval entre le droit et la foi, p. 475-482. Th.-D. Humbrecht, « Le Dieu performatif : sur la parole créatrice dans la Bible et ses évaluations », dans Genèse de l’acte de parole, dans le monde grec, romain et médiéval, éd. B. Cassin et C. Lévy, Turnhout, 2011, p. 213-231. « Quod illa ratio sit quaedam rerum locutio, sicut faber prius apud se dicit, quod facturus est », Anselme de Canterbury, Monologion c. 10, éd. et trad. M. Corbin, Paris, 1986 ; « Sed quamvis summam substantiam constet prius in se quasi dixisse cunctam creaturam, quam eam secundum eandem et per eandem suam intimam locutionem conderet, quemadmodum faber prius mente concipit quod postea secundum mentis conceptionem opera perficit… », ibid., c. 11 ; « Quidquid fecit summa substantia, per suam intimam locutionem fecit », ibid., c. 12. Cfr C. Panaccio, Le discours intérieur, Paris, 1999. L. Cesalli remarque que locutio signifie à la fois l’acte producteur et ce qui est produit. Guillaume d’Auvergne, Ars praedicandi (attribution douteuse), éd. De Poorter, Revue Néoscolastique, 25 (1923), p. 192-208 : « Verbum Dei cum magno desiderio et libenter debet audiri, retineri, opere compleri. Virtute enim verbi Dei mortui in peccatis excitantur, iusti in bono proficiunt et confirmantur, et demones effugantur, ut in baptismo quando baptizatur, elementa transsubstantiantur, ut in sacramento altaris, quando panis fit corpus et vinum sanguis. »
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pas d’emblée tout pouvoir d’une parole qui serait humaine, à moins de ne la penser qu’en sa relation avec la parole créatrice première ? Les réflexions sur l’articulation des causes, première et secondes, tenteront de répondre à ces difficultés, pour circonscrire l’opérativité propre des causes secondes. Duns Scot traite d’ailleurs longuement de cette question en ouverture de son traité des sacrements : « Est-ce que la créature peut avoir une action quelconque par rapport au terme d’une création10 ? » Les Écritures et la littérature hagiographique rapportent de nombreux actes de parole effectués par le Christ d’abord, mais aussi par les prophètes et les saints, paroles de guérison, bénédictions, malédictions, serments, etc.11. Ces actes linguistiques fonctionnent ensuite comme des archétypes, modèles ou exemples pour les paroles humaines, les sources bibliques fournissant des éléments pour leur analyse et leur évaluation en termes positifs ou négatifs. Comme le disent bien C. Casagrande et S. Vecchio12 : « L’Écriture est, tout à la fois, le répertoire, le vocabulaire et le fondement du péché de langue », et corrélativement des actes de parole. Le passage biblique peut servir à attester d’une prononciation antérieure, dont l’efficacité se reportera sur une prononciation postérieure. On explique ainsi souvent le pouvoir des paroles comme étant dérivé d’une parole énoncée par Dieu, le Christ, un saint ou un prophète. Selon plusieurs théologiens, en prononçant Ceci est mon corps, le Christ a transformé son corps en pain, et a en même temps conféré à l’énoncé son efficacité pour toute énonciation ultérieure par un prêtre13. Le pouvoir curatif de la psalmodie dérive de l’épisode exemplaire de la guérison de Saül par David (Reg. I, 16-17)14. Le début de l’Évangile de Jean, comme de nombreux autres passages, peut se retrouver inscrit dans une amulette, et les récits bibliques de miracles sont repris dans les charmes narratifs (historiolae), afin de permettre la réitération de l’acte qui y est raconté15. De façon un peu différente, l’exorcisme est rapporté aux miracles du Christ, qui ne sont pourtant pas à proprement parler des exorcismes, mais dans lesquels il 10 11 12
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Opus Oxoniense, dist. IV, q. 1, p. 7 sq. in Opera, t. VII, éd. Wadding, Lyon, 1639. Cfr les exemples cités dans l’article de Th.-D. Humbrecht, « Le Dieu performatif… ». C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue : discipline et éthique dans la culture médiévale, Paris 1991, p. 21. Par exemple, Bonaventure, In IV Sent., d. 10, p. 231-232 (Commentarii in quatuor libros Sententiarum Petri Lombardi, Opera omnia, t. I, Quaracchi, 1882) ; cfr I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, p. 129, 408-409 ; là est l’enjeu pour déterminer si la formule eucharistique doit ou non être prononcée recitative. M. Morard, La Harpe des clercs. Réception médiévale du psautier latin entre usages populaires et commentaires scolaires, thèse non publiée, Paris IV, 2008, p. 695-697. Don C. Skemer, Binding words. Textual Amulets in the Middle Ages, University Park, Pennsylvania, 2006, p. 105 sq., p. 310 ; cfr A. Berthoin-Mathieu, Prescriptions magiques anglaises du X e au XIIe siècle. Étude structurale, Paris, 1996, p. 61. De nombreux charmes prescrivent de chanter plusieurs fois le Notre père (Mt 6, 9-13, Lc 11, 2-4 ; numériquement de loin la plus fréquente) les Litanies, le Credo, des psaumes ou des cantiques, cfr ibid., p. 230 sq.
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apostrophe les démons pour les écarter (Vade retro Satana !) ; mais il est également référé à d’autres passages où le Christ confère le pouvoir contre les démons aux Apôtres ou aux disciples (Actes 3, 16 ; Luc 10, 19), ce qui justifie ensuite la transmission par l’évêque d’un pouvoir analogue aux exorcistes ordonnés (Chave-Mahir*16). La puissance de la parole créatrice peut se transmettre à son tour, par révélation, à certains êtres d’exception. L’Ars notoria dit tenir son pouvoir créateur directement de la Genèse, et s’assimile de ce fait à un sacrement. Les passages bibliques sont invoqués comme témoignage d’une « institution » des paroles pour produire un certain effet : ces paroles-ci – et pas d’autres – ont un pouvoir parce qu’il leur a été conféré, soit par Dieu lui-même, par inspiration ou révélation, soit par les Écritures Saintes lorsqu’ils s’agit de mots qui en sont tirés, soit encore par l’institution de l’Église (Véronèse*17). Variété des sources et des discours Les actes de parole se laissent appréhender à travers un ensemble de sources diverses, de nature descriptive ou prescriptive, qui vont des formulaires aux grandes sommes théologiques, des traités occultes aux manuels utilisés pour la formation des clercs, des rapports de procès aux décrets conciliaires, des recueils d’exempla, de miracles ou de sermons aux œuvres narratives – autant de témoignages sur les pratiques linguistiques et sur la perception que les acteurs en avaient. Les prescriptions régissant les actes codifiés, qui légifèrent sur les procédures et les conditions de validité et de félicité, à la fois rituelles et morales, sont contrebalancées par les cas de ruse, de détournements, d’usages malicieux ou parodiques, illégitimes et pourtant efficaces : le Roman de la Rose en fournit un bel exemple avec le personnage au nom évocateur de Malebouche, qui devient Malabocca dans le Fiore attribué à Dante (Gambale*18). Les ouvrages de fiction ou les images témoignent de manière particulièrement forte du pouvoir reconnu à la parole, sa force persuasive ou nocive, sa capacité thérapeutique ou à l’inverse destructrice. Toutes ces sources fournissent cependant des données de nature différente, et requièrent donc d’être lues avec une distance critique, par exemple lorsqu’elles rapportent un récit de miracle, le succès d’un acte
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F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (Xe-XIVe siècle), Turnhout, 2011 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge 10), p. 79-81. Voir aussi J. Véronèse, « Sauts de langues et parole performative dans les textes de magie rituelle médiévale », dans Reflets de code-switching dans la documentation médiévale, Cahiers électroniques d’histoire textuelle du LAMOP, 2 (2009), p. 95-122. Cfr C. Marchello-Nizia, « De l’art du parjure : les ‘serments ambigus’ dans les premiers romans français », Argumentation, 1/4 (1987), p. 397-405.
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d’exorcisme, ou encore un cas de xénolalie. Mais ce qu’elles disent est toujours en soi significatif pour l’historien. À cela s’ajoute, dans le registre du discours théologique et philosophique, l’apport substantiel des xiiie et xive siècles, sur lesquels les contributions à ce volume se sont particulièrement concentrées. Parmi les auteurs étudiés pour leurs réflexions nourries sur l’efficacité de la parole, figurent des personnalités d’envergure du xiiie siècle, tels Guillaume d’Auvergne, Roger Bacon et Thomas d’Aquin, dont les écrits portent sur des domaines très divers : formules sacramentelles, incantations et formules magiques ; actes linguistiques comme le serment ou la promesse, la prédication et la rhétorique ; les signes et le langage en général, etc. Au xive siècle encore, Nicole Oresme est à la fois l’auteur d’une ars praedicandi et d’un traité sur la musique et les « configurations » des sons où il appuie sa conception du pouvoir des sons sur une citation de saint Paul, à propos de l’« energia » de la viva vox19. De plus, les xiiie-xive siècles marquent une période de mutation pour ce qui est du statut de la parole dans la société20. La dimension « horizontale » de la parole, la relation à l’autre, aux autres, assume une fonction nouvelle, à côté de sa dimension « verticale », la relation à Dieu. Elle s’affirme pleinement comme « instrument de médiation », comme parole « collective », au moment où la prédication, la confession et l’aveu s’imposent comme des pratiques sociales régulières tandis que le savoir trouve dans l’Université un nouveau support institutionnel. Les prérogatives de la parole sacrée se voient discutées et remises en cause dans les débats sur la légitimité d’une parole laïque, féminine, qui se concluent souvent sur la distinction entre la sphère publique et la sphère privée21. La parole magique, enfin, trouve une place singulière dans tout ce réseau. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir la Summa sacre magice. Vaste compilation de magie salomonienne et hermétique en cinq livres, rédigée en 1346 par le Catalan Bérenger Ganell, ce traité a été composé par un obscur personnage qui bénéficiait apparemment de la protection du roi Jacques III de Majorque et que la recherche érudite a récemment sorti de l’ombre22. Y a-t-il une meilleure manière d’introduire la question du pouvoir 19
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B. Delaurenti, « Oresme, Lucain et la ‘voix de sorcière’ », Cahiers de recherches médiévales, 13 (2006), p. 169-179 (p. 172-173). J. Le Goff et J.-Cl. Schmitt, « Au xiiie siècle : une parole nouvelle », dans Histoire vécue du peuple chrétien, J. Delumeau (éd.), Toulouse, 1979, p. 257-278 ; A. Vauchez, « Présentation », dans Faire croire…, Rome, 1981, p. 7-16. Cfr Thomas d’Aquin, Summa theologiae, II-II, q. 177, a. 2 (Summa theologiae, Ottawa, 1941) : « Utrum gratia sermonis sapientiae et scientiae pertineat etiam ad mulieres » ; M. Lauwers, « Praedicatio-Exhortatio : L’Église, la réforme et les laïcs (xiie-xiiie siècles) », dans La parole du prédicateur, Ve-XVe siècle, éd. R. M. Dessì et M. Lauwers, Nice, 1997, p. 187-232. Original latin : Kassel, Univ. Bibl., 4° astron. 3, fol. 2-149 (ce codex a appartenu à John Dee) ; traduction allemande des années 1580 : Berlin, Staatsbibliothek, Germ. Fol. 903, fol. 7-892v. Ce texte est en cours d’édition critique par Damaris Gehr. Voir C. Gilly, « Tra Paracelso, Pelagio e Ganello : l’ermetismo in John Dee », dans Magia, alchimia, scienza dal’400 al ‘700.
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des mots que de citer l’étonnant prologue de cet ouvrage qui embrasse du regard les multiples facettes de la « science des mots » pour mieux souligner l’efficacité qu’il importe de reconnaître aux paroles du magicien, cette « vertu admirable créée par le seul Créateur » ?
L’influsso di Ermete Trismegisto, C. Gilly et C. van Heertum éd., Venise-Amsterdam, 2002, p. 275-285.
Jean-Patrice Boudet, Julien Véronèse
LA SOMME DE LA MAGIE SACRÉE DE BÉRENGER GANELL Au nom du Seigneur, amen. Ici commence la Somme de la magie sacrée du maître Bérenger Ganell, le philosophe. La magie est une science qui consiste à contraindre les esprits mauvais et bons par le nom de Dieu, par leurs noms et par les noms des choses du siècle. D’où il s’ensuit que la magie est une science des mots, puisque tout nom est un mot, toute chose exprimée par la langue étant un mot qui peut être écrit avec des lettres. Il y a en fait de nombreuses sciences des mots comme la grammaire, la logique, la rhétorique et la magie, mais elles sont de diverses sortes car la grammaire vise à rendre le langage cohérent, la logique sert à discerner la vérité, la rhétorique à faire connaître la justice, alors que la magie vise à contraindre l’esprit supérieur par le langage. Il y a en effet dans certains mots une vertu admirable créée par le seul Créateur, qui est Dieu omnipotent et la cause de toutes choses. Tu vois bien au sujet des mots et des gemmes qu’il n’y a rien de plus excellent sans comparaison d’une façon quasi infinie. Et après cela tu peux te pencher sur ce qu’ont dit les experts en la religion du Christ, car elle dit que c’est par les paroles bénites que le pain est transsubstantié en sa chair. Et elle dit aussi que c’est par les mots que Dieu a créé les cieux et les anges, et aussi que c’est par les mots qu’il [le Christ] soignait les malades et ressuscitait les défuntes et les défunts. Et elle dit encore que c’est par certains mots que l’on parvient à croire en la foi et à ne pas douter de ce qu’elle produit, et elle avance les exemples du déplacement des montagnes1 et du renversement du sycomore et des arbres2, de telle sorte que rien ne sera impossible à celui qui croit3. La magie relève ainsi des mots admirables produits en abondance par la foi ou issus de la ferme croyance de celui qui croit au vrai Dieu, en l’art [magique], en son maître et qui est dévot en sa religion. Mais il vaut mieux pour lui qu’il croie de façon chrétienne, celle qui est requise, plutôt que de croire en n’importe quelle autre chose sans valeur, dans la mesure où l’apprentissage de la magie commence par l’expérience, en
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Cfr Job 9 : 5. Cfr Lc 17 : 5-6. Cfr Mc 9 : 22.
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 17-19 © BREPOLS H PUBLISHERS
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Jean-Patrice Boudet-Julien Véronèse
supposant que soient opérées la nécessaire « dignification4 » de celui qui opère et la sacralisation convenable de l’expérience, et que les enseignements de l’art soient connus. Une fois que tu auras opéré ces trois choses sur lesquelles tu dois fonder ton œuvre, je veux proposer ici un mode d’action universel nécessaire à toute œuvre sans quoi rien ne peut être effectué et dont le but est de faire venir et apparaître les esprits malins. Et il est maintenant universellement applicable à toute action particulière par laquelle tu veux opérer, car si tu oublies ce mode d’action universel, [et] quoique tu ne délaisses rien du mode particulier que tu trouveras dans un quelconque passage de ton livre, les esprits ne viendront pas ou cela sera rare et pour une autre raison. « In nomine Domini, amen. Incipit Summa sacre magice magistri Berengarii Ganelli philosophi. Magica est scientia artandi spiritus malignos et benignos per nomen Dei et per nomina sua ac per nomina seculi rerum. Unde sequitur quod magica est scientia verborum, quia omne nomen est verbum, cum verbum sit omnis res que lingua profertur, si litteris scribi possit. Multe autem scientie sunt verborum, ut gramatica, logica, rectorica, magica, sed diversi mode quia gramatica est de verbo quo ad congruitatem, et logica quo ad discernendum veritatem, et rectorica quo ad justitiam denotandum, sed magica est de verbo quo ad spiritualem superam coartandum. Est enim in quibusdam verbis virtus mira concreata a Creatore solo, qui Deus est omnipotens et causa omnium causarum. Recte ut tu vides de verbis et gemmis nisi quod excellentiori modo quasi in infinitum sine comparatione. Et post hoc propendi apud in expertos per legem suam, quia lex ait quod cum benedictis verbis transsubstanciatur panis in carnem Christi. Item dicit quod cum verbis creavit Deus celos et angelos. Item dicit quod cum verbis sanabat egros et suscitabat deffunctas et deffunctos. Item dicit quod quicquid verbo petetur fide credendo et non hezitando quod fiet, et ponit exempla de transmutatione montium et de avulsione siccomori et arborum, ita quod nihil erit impossibile credenti. Magica ergo est de verbis miris ex fide pullulativis aut ex firma credulitate processivis, ita ut credat Deo vero et arti et magistro suo ac legi cui habet devotionem. Sed melius est sibi quod credat christiane que est stipula utralibet aliarum frivola, ut docet magice inet experientia, presuposita operantis dignificatione debita sui et sacratione congrua experimenti, et 4
Voir D. Gehr, « ‘Spiritus et angeli sunt Deo submissi sapienti et puro’ : il frammento del Magisterium eumantice artis sive scientiae magicalis. Edizione e attribuzione a Berengario Ganello », Aries, 11.2 (2011), p. 189-217, p. 209, n. 2, citant la Summa, fol. 104v : « dignificatio est adquisitio autoritatis in arte a principibus artis, Deo et angelo. Et ideo patet quod quando quis in arte non est dignificatus, quod in ea non est autenticus neque licentiatus. »
La SOMME DE LA MAGIE SACRÉE
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notitia artis documenti. Istis tribus supositis tanquam operis tui fundamentis, volo tibi hic ponere unum universale practicum omni operi neccessarium sine quo nihil est factum, et est ad faciendum spiritus malignos venire et apparere. Et tunc istud est universale aplicabile omni particulari per quod volueris operari, quia si omittis istud universale quamvis nil relinquas de particulari tuo quod inveneris in aliquo tuo biblo, non venient spiritus vel hoc erit raro et ob aliam causam5. »
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Kassel, Univ. Bibl., 4° astron. 3, fol. 2. http://orka.bibliothek.uni-kassel.de/viewer/ image/1343812736802/13/
Arts du langage, littérature et images
Laurent Cesalli
FAUT-IL PRENDRE LES MOTS AU MOT ? QUELQUES RÉFLEXIONS LOGICO-SÉMANTIQUES SUR LE POUVOIR DES MOTS Les mots ont-ils un pouvoir ? Si oui, en quoi consiste-t-il exactement ? Ce pouvoir leur appartient-il en propre, ou seulement de manière indirecte et « par procuration » ? Et si les mots possèdent effectivement un pouvoir, quel qu’il soit, comment l’exercent-ils ? Ces questions ne préoccupent pas uniquement les médiévaux lorsqu’ils se penchent sur l’efficacité des formules magiques, des incantations, des sacrements, des serments et des sermons1, mais aussi lorsque leur intérêt va à la nature même du langage et à son fonctionnement2 : la signification est-elle un pouvoir des mots ? Qu’en est-il de la référence (suppositio), des autres propriétés des termes, des « actions » apparemment réalisées par les termes syncatégorématiques, ou de la force assertive des propositions ? Ce second groupe d’interrogations relève de ce que nous appellerions la philosophie du langage, un domaine qui, au Moyen Âge, englobe des considérations tant logiques et sémantiques que grammaticales. Il semble de prime abord évident que les sons et les inscriptions dont nous nous servons pour nous exprimer et communiquer dans la vie de tous les jours ne possèdent aucun pouvoir intrinsèque – une affirmation qui 1
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Sur ces questions, voir, outre l’ensemble du présent volume, C. Casagrande, S. Vecchio, I peccati della lingua : disciplina ed etica della parola nella cultura medievale, Rome, 1987 ; F. Morenzoni, Des écoles aux paroisses. Thomas de Chobham et la promotion de la prédication au début du XIIIe siècle, Paris, 1995 ; N. Bériou, L’Avènement des maîtres de la parole. La prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, 1998 ; P. Henriet, La parole et la prière au Moyen Âge. Le verbe efficace dans l’hagiographie monastique des XIe et XIIe siècles, Bruxelles, 2000 ; I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004 ; J.-P. Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris, 2006 ; B. Delaurenti, La puissance de mots. « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007. Sur cette question, voir I. Rosier-Catach, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris, 1994, en particulier les chapitres 5 et 6 sur les actes signifiés et exercés, et sur le pouvoir magique des mots, mais aussi Ead., La parole efficace…, ch. 2, sur la question du type de causalité à l’œuvre dans les sacrements. Voir aussi la récente étude de F. Goubier, N. Pouscoulous, « Virtus sermonis and the semantics-pragmatics distinction », Vivarium, 49 (2011), 214-239, qui jette un regard croisé sur les dimensions sémantique et pragmatique des pensées linguistiques médiévale et contemporaine.
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 23-48 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101894
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résulte directement de la prise en compte du caractère conventionnel ou nonnaturel du langage. Certains indices incitent toutefois à examiner plus attentivement la question, à ne pas l’écarter au motif que le seul pouvoir que l’on pourrait attribuer à certaines vibrations de l’air ou à certaines configurations visibles est celui que possède tout objet perceptible, à savoir : le simple pouvoir d’affecter nos sens. De fait, ce trait ne distingue nullement un mot d’une pierre que l’on voit, ou du vent que l’on entend chanter dans les arbres. Quels sont ces indices qui invitent à prendre la question du pouvoir des mots davantage au sérieux que celle, par exemple, du pouvoir des pierres, ou du vent d’affecter nos sens ? On peut en distinguer deux. Le premier relève d’une phénoménologie naïve du langage : dans notre manière naturelle de parler, nous ne cessons d’attribuer des pouvoirs aux mots, à tel point par exemple, qu’une personne ayant commis un crime peut légitimement invoquer pour sa défense que la prononciation d’une simple phrase a déclenché son geste. Toutefois – et c’est le second indice – on observe également l’attribution d’un pouvoir aux mots hors du domaine de la justification psychologique, à savoir dans le langage technique de certaines disciplines. Les traités de logique médiévale font un usage massif d’expressions comme « tel mot signifie ceci », ‘signifier’ ayant souvent le sens actif de ‘donner à connaître’ ou ‘constituer un concept’ ; « tel mot suppose pour cela », ‘supposer’ en ce sens revenant à ‘tenir lieu de’ ou ‘se référer à’ ; « tel mot appelle telle chose » ou encore « tel terme effectue telle action », par exemple la quantification, la négation, l’exclusion, etc. ; « telle proposition dit ceci ou cela », au sens où elle affirme ou nie ceci ou cela. Il semble donc que les mots que nous utilisons sont – ou font – manifestement plus que ce que sont (ou font) de simples objets de la perception comme une pierre que l’on voit ou le vent que l’on entend chanter dans les arbres, et c’est dans ce plus spécifique que réside le « pouvoir des mots ». Tel est notre constat de départ : en dépit du fait que les mots que nous lisons, prononçons ou entendons ne sont que des objets sensibles parmi d’autres, le métalangage linguistico-philosophique regorge d’attributions de pouvoirs aux mots que ne possèdent pas les autres objets sensibles – mais quel est le sens exact de telles attributions ? S’agit-il de simples manières de parler, voir de métaphores utiles, ou faut-il au contraire prendre ces expressions au pied de la lettre et reconnaître aux mots eux-mêmes les pouvoirs que notre discours sur le langage leur attribue – bref, faut-il prendre les mots au mot ? Au-delà de son caractère rhétorique, cette question pointe le problème dont nous traiterons dans les pages qui suivent : en quoi consistent les pouvoirs que les logiciens médiévaux attribuent aux mots, et surtout, quelle est leur origine ?
Quelques réflexions logico-sémantiques sur le pouvoir des mots
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Le débat médiéval sur le pouvoir des mots : origines et diversifications La tradition philosophique s’interrogeant sur l’existence d’un pouvoir spécifique des mots remonte (au moins) au Cratyle de Platon, texte inconnu des médiévaux, mais dont le De magistro d’Augustin est comme un écho lointain 3, et ce malgré les différences manifestes de contexte et de questionnement. Le dialogue platonicien s’interroge sur le caractère naturel ou conventionnel de la signification pour aboutir à la conclusion aporétique que le sens des paroles n’est donné ni de manière naturelle (ou quasi-iconique), ni de manière purement conventionnelle comme si chacun pouvait le déterminer à sa guise4. Le dialogue augustinien quant à lui aborde la question plus spécifique de savoir s’il est possible d’apprendre quoique ce soit au moyen des signes linguistiques que sont les mots, une question à laquelle Augustin apporte une réponse clairement négative : les signes sont au mieux les déclencheurs d’une opération remémorative – ce sont des monumenta, au sens propre –, mais ne portent en eux-mêmes aucune valeur cognitive intrinsèque5. C’est un scepticisme partagé par Socrate : à la question de savoir quelle est la fonction ou quels sont les effets produits par les noms, il répond qu’« il est possible… d’acquérir sans les noms une connaissance du réel… ‹ et › que ce n’est pas des mots qu’il faut partir, mais que, et pour apprendre, et pour chercher le réel, c’est du réel lui-même qu’il faut partir, bien plutôt que
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Cela vaut tout particulièrement pour l’avant-dernière section du dialogue (Cratyle, 435d439b). Le rapprochement du dialogue de Platon et du De magistro se justifie avant tout pour la question de savoir s’il est possible d’apprendre quelque chose au moyen des mots. Pour ce qui est du problème central discuté dans le Cratyle, à savoir celui de l’origine naturelle ou conventionnelle des mots (thèses respectivement stoïcienne et péripatéticienne), c’est un autre texte d’Augustin qui lui fait écho : les chapitres VI et VII De dialectica, consacrés à l’origo et à la vis verborum – cfr Augustin, De dialectica, ed. by J. Pinborg, tansl. by B. Darrell Jackson, Dordrecht, 1975, p. 90-103. Il est remarquable que la double critique adressée par Socrate à Cratyle (défenseur de la thèse naturaliste) et à Hermogène (défenseur de la thèse conventionnaliste) le conduit à souligner le caractère instrumental des mots : parler est une activité réalisée à l’aide d’instruments adéquats, exactement comme tisser se réalise au moyen d’une navette, ou percer au moyen d’une percette : « … entre nos activités, parler n’en est-il pas une ?… N’est-il pas vrai, en outre, que nommer est une certaine activité ?… Bien dit ! Un instrument, donc, voilà ce qu’est aussi le nom… » – Platon, Cratyle, 387b-388b, trad. par L. Robin, Paris, 1950 [Œuvres complètes, vol. 1], p. 618-619. Augustin, De magistro, X.33 et 36, trad. française par G. Madec, Paris, 1976, p. 129 et 133 : « [33] Le mot ne me montre pas la chose qu’il signifie… Ainsi, c’est le signe qui s’apprend à l’aide de la chose connue, plutôt que la chose à l’aide du signe émis… [36] Voilà toute la portée des mots : à mettre les choses au mieux, ils ne font que nous avertir pour que nous cherchions les choses, ils ne nous les présentent pas pour que nous les connaissions. » [« Non enim mihi rem quam significat ostendit uerbum… Ita magis signum re cognita quam signo dato ipsa res discitur… Hactenus uerba ualuerunt ; quibus ut plurimum tribuam, admonent tantum, ut quaeramus res, non exhibent ut norimus. »]
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des noms6 ». Le signe linguistique n’a pas le pouvoir d’enseigner, mais un pouvoir révélateur de la pensée, exercé dans l’interlocution : « Ou bien par ‘usage’, entends-tu autre chose que ceci : chaque fois que moi j’énonce ce mot-ci, je pense à cette chose-là, et toi, de ton côté, tu te rends compte que c’est à cette chose-là que je pense ? N’est-ce pas ainsi que tu l’entends ? – Oui. »7 De telles interrogations sur le pouvoir des mots sont manifestement passées au Moyen Âge et s’y sont largement diversifiées dans la réflexion sur nombre de pratiques allant de la magie à la prédication : « magna vis lapidis, maior herbis, maxima verbis8 », avait-on coutume de dire. En guise de mise en contexte des considérations qui vont suivre et qui porteront essentiellement sur des questions de philosophie du langage, on s’arrêtera brièvement sur deux exemples remarquablement bien étudiés dans la littérature récente, à savoir ceux des sacrements et des incantations9. Comment expliquer l’efficacité de paroles qui sont capables de produire dans le monde des changements aussi radicaux et subits que la transsubstantiation faisant d’un morceau de pain le corps du Christ ? Comme l’ont montré les travaux d’I. Rosier-Catach, les théologiens qui se sont penchés sur la question mobilisent les ressources de la physique, de la sémantique et de la psychologie de leur temps pour répondre à cette question. Il en résulte une théorie des « énoncés opératifs10 » qui n’est pas sans affinités avec les théories contemporaines des actes de parole. Toutefois, « si les éléments d’une 6 7 8 9
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Platon, Cratyle, 438e-439b, p. 687-688. Ibid., 434e-435a, p. 682. Proverbe médiéval cité par B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 24, n. 5. Je m’appuie ici sur les travaux de B. Delaurenti et I. Rosier-Catach, mentionnés ci-dessus, note 1. Parallèlement à cette ligne « magico-théologique » – que nous ne suivrons pas audelà de ces quelques remarques introductives – et à la perspective « logico-sémantique » qui sera la nôtre dans le corps de cette étude, il existe une troisième voie, « herméneutique », extrêmement riche et prometteuse, centrée sur l’analyse des notions de virtus sermonis et vis vocis, et plus particulièrement sur la question de l’intégration de l’intention du locuteur dans la virtus sermonis, le sens littéral se voyant ainsi relégué au plan de la simple vis vocis. À ce sujet, voir W. Courtenay, « Force of Words and Figures of Speech : The Crisis over virtus sermonis in the Fourteenth Century », Franciscan Studies, 44 (1984), p. 107-128 ; Z. Kaluza, « Les sciences et leur langages. Note sur le statut du 29 décembre 1340 et le prétendu statut perdu contre Ockham », dans L. Bianchi (éd.), Filosofia e teologia nel trecento. Studi in ricordo di Eugenio Randi, Louvain-la-Neuve, 1994, p. 197-258 ; R. Lambertini, C. Marmo, A. Tabarroni, « Virtus verborum. Linguaggio ed interpretazione nel Dialogus di Guiglielmo di Ockham », dans A. de Libera, Elamrani-Jamal, A. Galonnier (éd.), Langages et philosophie. Hommage à Jean Jolivet, Paris, 1997, p. 221-236 ; A. Brungs, F. Goubier, « On biblical logicism. Wylcif, virtus sermonis and equivocation », Recherches de théologie et philosophie médiévales, 76 (2009), p. 199-244 ; F. Goubier, « Les propriétés du discours sont-elles réductibles à celles des mots ? Sémantique de l’impropre chez John Wyclif et John Kenningham », Beiträge zur Geschichte der Sprachwissenschaft, 23 (2013), p. 173-198. I. Rosier-Catach, La parole efficace, p. 423 et 691 (l’expression ‘sermo operativus’ est utilisée par exemple par Bonaventure pour cerner la spécificité du sacrement qui « fait ce qu’il représente » – id facit quod figurat).
Quelques réflexions logico-sémantiques sur le pouvoir des mots
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réflexion sur les actes de langage sont présents au xiiie siècle, à la fois en théologie et en grammaire, ils ne semblent s’être jamais rencontrés pour donner lieu à l’élaboration d’une véritable théorie d’ensemble11 ». I. RosierCatach a montré la coexistence de deux modèles explicatifs concurrents visant à expliquer l’efficacité des sacrements : celui de la causalité physique, d’une part, selon lequel les formules sacramentelles sont porteuses d’un pouvoir opératif d’origine surnaturelle – ce sont donc, en dernière analyse, les formules elles-mêmes qui agissent et leur pouvoir est pour ainsi dire matériel ; d’autre part, celui de la causalité pacte selon lequel l’efficacité s’explique par un pacte d’assistance conclu entre Dieu et les hommes – le pouvoir opératif des formules n’est pas matériel mais relationnel puisqu’il est garanti par institution divine12. Guillaume d’Auvergne, par exemple, est une figure clé dans la réflexion médiévale autour de l’efficacité des formules, qu’elles soient sacramentelles ou incantatoires. Tenant de la causalité-pacte, il applique ce modèle aussi bien aux « signes magiques » qu’aux « signes sacrés » – l’efficacité des premiers résultant d’un pacte avec les démons, celle des seconds d’un accord avec Dieu – et rejette catégoriquement l’idée d’une explication physique ou naturelle de leur efficacité13. Cette position bien tranchée n’exclut pas que Guillaume reconnaisse un certain pouvoir aux sons, mais cette reconnaissance a lieu dans le cadre d’un examen des vertus curatives naturelles de la musique, un champ d’investigation qui nous éloigne de la problématique sacramentelle, mais présente un lien direct avec la question des incantations14. Le pouvoir d’une formule capable, par exemple, de supprimer la douleur d’un blessé, ou encore d’améliorer les capacités cognitives de qui la prononce, ce pouvoir est-il naturel ou provient-il de l’instance – ange ou démon – invoquée par la formule incantatoire ? Les débats autour de cette question donnent lieu, entre 1230 et 1370 à ce que B. Delaurenti appelle une « parenthèse naturaliste dans l’histoire intellectuelle de l’Occident médiéval. »15 Le naturalisme en question consiste en l’émergence et en la théorisation d’une catégorie inédite, celle d’incantation naturelle, c’est-à-dire d’une incantation qui serait efficace en dehors de toute intervention ou assistance démoniaque16. Deux lignes d’approche se dessinent. L’une tient pour un pouvoir extrinsèque 11 12 13 14 15 16
Ibid., p. 478-479. Ibid., p. 99-108. Guillaume d’Auvergne, De legibus, c. 27, cité dans I. Rosier-Catach, La parole efficace, p. 115. Cfr B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 217-230. B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 37. Comme l’a observé I. Rosier-Catach (« Le pouvoir des mots. Remarques sur la notion de causalité naturelle », Revue de synthèse, 129 (2008) p. 611-616), l’absence d’intervention démoniaque ne suffit pas à délimiter une approche dite « naturaliste » de la causalité (l’intervention divine ou surnaturelle dans un processus causal, par exemple, échappe par définition aussi bien à l’assistance des démons qu’à la seule efficacité de la nature). Pour une présen-
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à la formule et reconduit le pouvoir des formules à celui de l’émetteur ou du destinataire (les incantations, simples media, sont en elles-mêmes inopérantes) ; l’autre défend l’idée d’un pouvoir intrinsèque à la formule, fondé sur leur matérialité (les formules sont alors media et causes)17. Quelles que soient les positions adoptées dans ce débat « toutes les interprétations des incantations se rencontrent sur un point essentiel : …la signification n’est pas un principe d’action, la valeur sémantique et la valeur performative d’une formule ne peuvent être confondues18 ». Le premier des quatre cas de figure dont nous traitons ci-dessous est présenté dans une perspective pour ainsi dire inversée : si le pouvoir de certains mots est indépendant de leur signification, la signification elle-même comme propriété sémantique générale est-elle une sorte de pouvoir ? Le point de vue logico-sémantique : quatre cas de figure Parallèlement à l’analyse de pratiques conduisant pour ainsi dire naturellement à s’interroger sur le pouvoir des mots – sacrements, incantations, médecine, prière, magie, prédication – la question se pose dans le domaine plus théorique de la philosophie du langage en général et de la sémantique en particulier. Afin de le montrer, nous considérerons brièvement quatre cas de figure : le pouvoir de signifier, le fonctionnement des syncatégorèmes, les « propriétés des termes », et la question du pouvoir « copulatif » et assertif du verbe ‘être’. Le pouvoir de signifier La chose est bien connue, les médiévaux opèrent avec la définition du signe donnée par Augustin au début du livre II du De doctrina christiana : « Le signe est en effet une chose qui, en plus de l’impression qu’elle produit sur
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tation plus nuancée de ce « naturalisme », voir la contribution de B. Delaurenti dans le présent volume. B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 512-513. Les positions des protagonistes de ce « naturalisme » – Guillaume d’Auvergne, Roger Bacon, Pietro d’Abano, Nicole Oresme – combinent des éléments propres à chacune de ces stratégies, les différences consistant, pour l’essentiel, à insister sur la nature comme source du pouvoir des formules incantatoires (Guillaume d’Auvergne, Roger Bacon) ou à la situer davantage dans l’âme humaine, qu’il s’agisse de celle de l’émetteur ou du récepteur (Pietro d’Abano et Nicole Oresme). Ibid., p. 511 – affirmation forte, mais qui doit être nuancée si l’on prend en compte i) que les intentions des agents (des locuteurs-incantateurs) sont parfois comme efficaces à la fois au niveau de l’incantation et à celui de la signification, et ii) qu’il existe, à côté de la signification conventionnelle, une signification naturelle des mots. Roger Bacon est un auteur qui insiste sur ces deux points. À ce sujet, voir I. Rosier-Catach, « Le pouvoir des mots », p. 615.
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les sens, fait venir d’elle-même quelque chose d’autre à la pensée19. » Contrairement à ce que l’on a l’habitude de faire, nous ne nous arrêterons pas sur cette définition elle-même, mais sur les lignes qui la précèdent immédiatement : Puisque j’ai commencé, lorsque j’ai traité des choses, par une mise en garde afin qu’on ne les considère qu’en ce qu’elles sont en elles-mêmes et non pas dans la mesure où elles signifient quelque chose d’autre au-delà d’elles-mêmes ; de même, en parlant des signes, je dis ceci afin que personne ne les considère pour ce qu’ils sont en eux-mêmes, mais plutôt en ce qu’ils sont des signes, c’est-à-dire, pour ce qu’ils signifient20.
Les signes, selon Augustin, constituent un ensemble de choses parmi d’autres, mais aucune caractéristique réelle ou matérielle leur appartenant en propre ne semble suffisante pour isoler les « choses-signes » des « simples » choses, d’où la nécessité de distinguer les perspectives : toute expression linguistique écrite ou vocale est une chose et, en tant que telle, possède les traits physiques ou matériels propres aux sons et aux inscriptions ; mais tout son ou toute inscription n’est pas une expression linguistique. Ce qui fait de tel son ou de telle inscription un signe – t donc une expression – n’appartient pas à son essence en tant que chose. C’est ce qu’exprime la définition très générale du signe : la valeur sémantique réside dans un plus qui s’ajoute à la matérialité de la simple chose. Or ce plus est un pouvoir : celui de « faire venir à l’esprit » – mais qu’est-ce qui confère à une chose, en principe sémantiquement inerte, un tel pouvoir de signifier ? La réponse standard consiste à dire que cette propriété d’être signe remonte à l’acte d’imposition des noms : un logothète (mythique) aurait décidé à un moment donné d’associer tel son vocal à telle chose. Une telle réponse ne peut être que partielle. Il me suffit par exemple de m’imaginer dans les rues d’Helsinki tentant désespérément de déchiffrer une inscription exclusivement composée de mots, tous imposés en bonne et due forme, mais 19
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Augustin, De doctrina christiana, II, 1, 1 : « Signum est enim res praeter speciem, quam ingerit sensibus, aliud aliquid ex se faciens in cogitationem venire… », texte critique du CCL revu et corrigé par M. Moreau, Paris, 1997, p. 136 (en l’absence d’autre mention, les traductions des textes latins sont les miennes). Sur la théorie augustinienne du langage, voir H. Ruef, Augustin über Semiotik und Sprache. Sprachtheoretische Analysen zu Augustins Schrift ‘De dialectica’, Berne, 1981 ; G. Manetti, Le teorie del segno nell’antichità classica, Milan, 1987, p. 226229 ; S. Meier-Oeser, Die Spur des Zeichens. Das Zeichen und seine Funktion in der Philosophie des Mittelalters und der frühen Neuzeit, Berlin, 1995, p. 7-13 ; K. Kahnert, Entmachtung der Zeichen ? Augustin über Sprache, Amsterdam, 2000 ; Ch. Kirwan, « Augustine’s Philosophy of language », dans N. Kretzmann, E. Stump (éd.), The Cambridge Companion to Augustine, Cambridge, 2001, p. 186-204. Ibid., loc. cit. : « Quoniam de rebus cum scriberem, praemisi commonens ne quis in eis adtenderet nisi quod sunt, non etiam si quid aliud praeter se significant, uicissim de signis disserens hoc dico, ne quis in eis adtendat quod sunt, sed potius quod signa sunt, id est, quod significant. »
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qui me sont totalement étrangers21. En dépit du fait qu’elle est sans doute nécessaire, l’imposition des noms ne semble pas suffire à expliquer le pouvoir qu’ont certains sons d’être des signes. L’analyse augustinienne du signe suggère un dispositif complexe comprenant, outre l’existence matérielle de la chose destinée à fonctionner comme signe et son imposition originelle, quelque chose comme un émetteur et un récepteur ; et le plus ou surplus distinguant la chose-signe de la chose tout court résulte directement de la prise en compte compréhensive de ces différents éléments. Telle est en tous cas la position de Roger Bacon dans le désormais célèbre traité de sémiotique, resté longtemps inconnu, que comprenait à l’origine la troisième partie de son Opus maius, consacrée à la question de l’utilité de la grammaire 22 . Bacon se place explicitement dans une perspective augustinienne23 et insiste, dans sa première caractérisation générale du signe, sur la distinction entre matière et essence (ou ratio) du signe. Celle-ci consiste précisément dans le caractère relationnel du signe, la relation essentielle n’étant pas, comme on pourrait le croire, celle qui va du signe au signifié, mais bien celle qui va du signe à celui pour qui il signifie – autrement dit, au récepteur : Le signe est dans la catégorie de la relation et il est dit essentiellement par rapport à ce pour quoi il signifie [ad illud cui significat], puisqu’il le pose en acte, lorsque le signe lui-même est en acte, et en puissance, lorsqu’il est lui-même en puissance. Car s’il n’y avait pas quelqu’un pour concevoir ‹ quelque chose › au moyen d’un signe, ce ‹ signe › serait inutile et vain : il demeurerait signe seulement selon sa substance de signe, mais n’aurait pas sa raison de signe, de même
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C’est un argument que l’on trouve en substance dans les discussions médiévales autour du type d’efficacité des formules sacramentelles, par exemple dans la critique qu’opposent des auteurs comme Olivi et Duns Scot à la causalité instrumentale défendue par Thomas d’Aquin (voir I. Rosier-Catach, La parole efficace, p. 158, texte latin cité dans la note 241, p. 571). Roger Bacon, De signis, éd. K. M. Fredborg, L. Nielsen, J. Pinborg, « An unedited part of Roger Bacon’s Opus maius : ‘De signis’ », Traditio, 34 (1978), p. 75-136. Sur la philosophie du langage de Bacon, voir « Roger Bacon et le problème de l’appellatio univoca », dans H. A. G. Braakhuis, C. H. Kneepkens, L. M. De Rijk (éd.), English Logic and Semantics. From the End of the Twelfth Century to the Time of Ockham and Burleigh, Turnhout, 1981, p. 193-234 ; Th. Maloney, « Roger Bacon and the significatum of Words », dans L. Brind’Amour, E. Vance (éd.), Archéologie du signe, Toronto, 1983, p. 187-211 ; A. de Libera, I. Rosier-Catach, « Intention de signifier et génération du discours chez Roger Bacon », Histoire, Épistémologie, Langage, 8/2 (1986), p. 63-79 ; I. Rosier-Catach, La parole comme acte, en particulier ch. 3, 4 et 6 ; C. Marmo, La semiotica del 13. secolo. Tra arti liberali et teologia, Milan, 2010, en particulier les sections 4.2 et 7.2. Au § 2, Bacon propose une version modifiée de la définition du De doctrina christiana : « Le signe est ce qui, offert aux sens ou à l’intellect, désigne quelque chose pour cet intellect, puisqu’il n’est pas vrai que tout signe s’offre aux sens, comme le suppose une description triviale du signe » (trad. I. Rosier-Catach, La parole comme acte…, p. 322-323) [« Signum autem est illud quod oblatum sensui vel intellectui aliquid designat ipsi intellectui, quoniam non omne signum offertur sensui ut vulgata descriptio signi supponit. »].
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que la substance du père demeure lorsque le fils est mort, mais non la relation de paternité24.
L’interprétation de ces quelques lignes a fait couler presque autant d’encre que de sueur… Ce passage du De signis montre que pour Bacon, ce qui confère au mot son pouvoir de signifier n’est pas son imposition par un improbable logothète, mais bien sa réception active – nous pourrions dire : son décodage – par un auditeur. Plus exactement, il semble que ce pouvoir doive être partagé par deux sujets humains – le premier utilisant le mot (et, éventuellement, le réimposant au passage)25, le second le décodant – et que le rôle joué par la chose qu’est le signe en lui-même se réduit à celui de support matériel en soi sémantiquement inerte. C’est une idée analogue qu’exprimera quelques décennies plus tard un autre grand philosophe du langage, Dante Alighieri, dans le De vulgari eloquentia : Il a donc fallu que le genre humain ait, pour se communiquer ses pensées, un signe rationnel et sensible. Il fallait que le signe soit rationnel, puisqu’il devait partir d’une raison et arriver à une autre. Il fallait qu’il soit sensible, puisque rien ne peut se transmettre d’une raison à une autre si ce n’est par un moyen sensible26.
On peut également renvoyer ici au débat plus spécifique opposant les derniers représentants de la tradition « modiste » (ou tenants de la grammatica speculativa) à leurs adversaires nominalistes et qui eut lieu à Erfurt dans les années 133027. L’un des enjeux de la discussion est de savoir si la signification 24
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Roger Bacon, De signis, § 1 : « Signum est in praedicamento relationis et dicitur essentialiter ad illud cui significat, quoniam illud ponit in actu cum ipsum signum sit in actu, et in potentia cum ipsum est in potentia. Quia nisi posset aliquis concipere per signum, cassum esset et vanum, immo non erit signum, sed maneret signum solum secundum substantiam signi et non esset in ratione signi, sicut substantia patris manet quando filius est mortuus et non relatio paternitatis. » Pour un commentaire détaillé de ce passage et la traduction française des 15 premiers paragraphes du De signis, cfr I. Rosier-Catach, La parole comme acte, p. 320-330. Bacon défend en effet la théorie dite de la double imposition : au baptême historique des choses, réalisé par des experts, fait suite la pratique communicationnelle dans laquelle chaque locuteur est libre de réimposer à sa guise n’importe quel mot en vue d’en faire un signe de n’importe quelle chose pour ses interlocuteurs – cfr De signis, § 154-161. Dante Alighieri, De vulgari eloquentia, I, 3, ii : « Oportuit ergo genus humanum ad communicandas inter se conceptiones suas aliquod rationale signum et sensuale habere : quia, cum de ratione accipere habeat et in rationem portare, rationale esse oportuit ; cumque de una ratione in aliam nichil deferri possit nisi per medium sensuale, sensuale esse oportuit. » (Texte latin : Über die Beredsamkeit in der Volkssprache. Übers. v. F. Cheneval, mit einer Einleitung von R. Imbach und I. Rosier-Catach, und einem Kommentar von R. Imbach und T. Suarez Nani, Hambourg, 2007, p. 8) ; pour la traduction française : Dante Alighieri, De l’éloquence en vulgaire. Introduction et appareil critique par I. Rosier-Catach ; trad. française par A. Grondeux, R. Imbach et I. Rosier-Catach, Paris, 2011, p. 83). Sur ce débat, voir J. Pinborg, Die Entwicklung der Sprachtheorie im Mittelalter, Münster, 1967 ; C. Marmo, Semiotica e linguaggio nella scolastica. Parigi, Bologna, Erfurt 1270-1330 : la semiotica dei Modisti, Rome, 1994.
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des mots est réductible à une forme substantielle existant dans les paroles elles-mêmes ou si au contraire, ce pouvoir de signifier repose sur des éléments extrinsèques28. Pour un auteur connu sous le nom d’Anonyme de Prague, la signification est une forme substantielle du mot (dictio) : Je réponds donc que le son vocal est conçu de deux manières : premièrement comme l’autre partie du composé qu’est le mot, lequel consiste en un son vocal et un signifié ; deuxièmement, le son vocal est identifié au mot. Si donc l’on demande si la signification est une forme substantielle du son vocal, lequel est cette autre partie du composé, je réponds que non ; mais si l’on demande si ‹ la signification › est une forme substantielle du son vocal entendu comme ‹ le tout qu’est le › mot, je réponds que oui29.
Le parti opposé, représenté ici par Johannes Aurifaber, soutient au contraire que le modus significandi n’est rien d’autre qu’un modus agendi du locuteur : ‹ L’expression ‘mode de signifier’ › peut être comprise de deux manières : d’une part pour le mode d’agir de l’intellect, lequel mode existe dans l’intellect comme dans un sujet ; […] D’autre part, on prend ‘mode de signifier’ pour quelque chose qui est laissé ‹ ou déposé › par l’intellect dans la construction ‹ grammaticale › et au moyen de quoi un son vocal signifie et possède le mode de son action de signifier et de consignifier. Et selon ce dernier sens, il faut nier l’existence du mode de signifier, car ce n’est qu’en vertu du seul usage et de la pratique qu’un son vocal signifie et non pas en vertu de quelque chose qu’il acquerrait formellement ou comme un sujet30.
On remarquera au passage la formulation très claire de la thèse selon laquelle la signification, c’est l’usage… Bref, si l’on en croit les témoignages d’Augustin, de Bacon et d’Aurifaber – les modistes faisant ici figure d’exception –, il semble que le signe dans sa matérialité ne soit pour rien dans le pouvoir de signifier qui caractérise les mots. En forçant quelque peu le trait, 28
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Nous traiterons également de la signification dans la section 2.3, mais dans la perspective plus spécifique d’un examen des différentes « propriétés des termes » (proprietates terminorum) comme étant de possibles pouvoirs des mots. Anonyme de Prague, Quaestiones super Elenchos, q. 8, cité dans C. Marmo, Semiotica e linguaggio, p. 117 : « Respondeo igitur et dico quod vox dicitur dupliciter : uno modo est pars altera compositi, scilicet dictionis composite ex voce et significato ; alio modo est vox idem quod dictio. Si ergo queritur utrum significatio sit forma substantialis voci que est altera pars compositi, dico quod non ; si autem queritur utrum sit forma substantialis voci, id est dictioni, dico quod sic. » Johannes Aurifaber, Determinatio de modis significandi, éd. J. Pinborg, dans Id., Die Entwicklung…, p. 227 : « […] hoc membrum ‘modus significandi’ […] potest accipi dupliciter : uno pro modo agendi intellectus, qui modus est in intellectu subiective ; […] Alio modo accipitur ‘modus significandi’ pro quodam derelicto in constructione per intellectum, mediante quo vox significat et habet modum sue actionis significandi et consignificandi. Et sic negatur modus significandi, quia voc ex solo usu et exercitio significat et non ex aliquo, quod sibi formaliter vel subiective acquiratur. »
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on pourrait aller jusqu’à affirmer que ce ne sont pas les signes qui signifient d’eux-mêmes ou par eux-mêmes, mais toujours des sujets, et pour d’autres sujets. Catégorèmes vs. syncatégorèmes : les termes En deçà de la question fondamentale – et très générale – de ce qui fonde le pouvoir des expressions linguistiques de « faire venir à la connaissance quelque chose d’autre qu’elles-mêmes », nous nous intéressons, dans ce deuxième cas de figure, à une famille restreinte d’expressions, à savoir aux expressions simples – les termes – et plus précisément encore aux mots dits syncatégorématiques. La distinction entre catégorèmes et syncatégorèmes, capitale pour la logique et la sémantique (médiévales ou non), est traditionnellement présentée selon deux perspectives : la première, grammaticale, oppose les expressions susceptibles de figurer comme sujets ou prédicats dans les énoncés (ce sont les catégorèmes) à celles qui ne le peuvent pas (les syncatégorèmes) ; la seconde, sémantique, pose qu’un catégorème est un terme qui possède une signification autonome et complète – par exemple, un nom ou un verbe – alors qu’un syncatégorème est un mot doté d’une signification hétéronome ou incomplète, et ne peut parvenir à la stabilité sémantique que lorsqu’on lui adjoint un terme catégorématique. Typiquement, les prépositions, les adverbes, certains verbes comme ‘incipit’ et ‘desinit’, la copule ‘est’, mais surtout des constantes logiques comme le quantificateur universel ‘tout’/‘chaque’ (omnis), le si des conditionnelles, ou encore la négation (non), sont des syncatégorèmes31. Le cas des syncatégorèmes est peut-être celui dans lequel l’attribution d’un pouvoir aux mots se fait de la manière la plus explicite dans le métalangage des logiciens médiévaux. Voici par exemple ce que l’on trouve sous la plume du franciscain Richard Brinkley, écrivant dans les années cinquante du xive siècle32 : Un terme […] signifie donc ou bien quelque chose qui est intelligible par soi, ou alors il est pris de telle sorte qu’il ne peut pour lui-même être compris par l’âme. Un terme signifiant de la première manière est appelé catégorème parce qu’il 31
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Sur cette distinction et son histoire, voir le numéro thématique de la revue Histoire, Épistémologie, Langage 25/2, paru en 2003. Sur la philosophie du langage de Brinkley, voir G. Gál, R. Wood, « Richard Brinkley and his Summa logicae », Franciscan Studies, 40 (1980), p. 79-101 ; R. Gaskin, « Russell and Richard Brinkley on the unity of the proposition », History and Philosophy of Logic, 18 (1997), p. 139-150 ; L. Cesalli, Le réalisme propositionnel. Sémantique et ontologie des propositions chez Jean Duns Scot, Gauthier Burley, Richard Brinkley et Jean Wyclif, Paris, 2007, p. 241-309. Pour une étude de la réception de l’œuvre théologique (perdue) de Brinkley, voir Z. Kaluza, « L’œuvre théologique de Richard Brinkley, O.F.M. », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 64 (1990), p. 169-273.
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peut signifier par lui-même quelque chose d’intelligible par soi. Un terme signifiant de la seconde manière, qui n’est ni un nom substantif ni un pronom, est un syncatégorème, car n’importe quel terme de ce genre signifie quelque chose qui n’est intelligible par soi qu’à la condition que son signifié accompagne celui du terme auquel il est adjoint. Et la raison de cela est que n’importe quel ‹ syncatégorème › […] signifie soit une disposition ajoutée à une chose signifiée par un nom ou un pronom, soit fait que le terme auquel il est ajouté signifie autrement qu’avant.33
Dans les dernières lignes de ce passage, Brinkley suggère que le syncatégorème agit sur un autre terme – il « fait que » le terme auquel il est adjoint change sa valeur sémantique – toute la question étant de savoir si cette « action » lui appartient en propre ou si elle a son principe dans celui ou celle qui s’en sert. Les logiciens médiévaux parlent souvent de vis ou d’officium à propos de ce pouvoir spécifique apparemment exercé par les syncatégorèmes34. Prenons l’exemple du quantificateur universel ‘omnis’. En quoi consiste son pouvoir ? C’est celui de « distribuer » le terme auquel il est adjoint. La différence sémantique entre ‘homo currit’ (un homme court) et ‘omnis homo currit’ (tout homme / chaque homme court) est littéralement l’œuvre du syncatégorème ‘omnis’ ; mais ce pouvoir appartient-il en propre au mot ‘omnis’ ? Les avis des logiciens médiévaux divergent sur la question35. La tradition parisienne – Nicolas de Paris ou Pierre d’Espagne, par exemple – penche pour une réponse positive : […] les mots exclusifs sont appelés ainsi non pas parce qu’ils signifient une exclusion, mais parce qu’ils l’exercent, comme par exemple ‘seulement’, ‘seul’ sont appelés exclusifs en vertu d’une exclusion effectuée et non pas d’une exclusion signifiée. De même, une hache est dite incisive en vertu de l’incision effectuée et non en vertu de l’incision signifiée ; ‘hache’ ne signifie en effet 33
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Richard Brinkley, Summa logicae, I, 15, cité dans L. Cesalli, « Sémantique des syncatégorèmes chez Walter Burley (1275-1344) et Richard Brinkley (fl. 1365) », Histoire Épistémologie Langage, 25/2, p. 115-144 (p. 124) : « Terminus igitur […] aut significat aliquid per se intelligibile, aut sumptum est taliter quod per se non potest intelligi ab anima. Terminus primo modo significans vocatur kathegorema quia per se potest aliquod per se intelligibile significare. Terminus secundo modo significans ‹ qui non › est nomen substantivum vel pronomen est synkathegorema quia quilibet talis terminus significat aliquid quod per se non est intelligibile nisi ‹ in › quantum significatum illius commitetur illi cui accidit illud significatum, et ratio est quia quilibet terminus qui non est nomen substantivum vel pronomen aut significat aliquam dispositionem superadditam rei significate per nomen vel pronomen, aut facit terminum cui additur aliter significare suum significatum quam prius. » Voir par exemple Roger Bacon, Summa de sophismatibus et distinctionibus, éd. R. Steele, Londres, 1937, p. 135 : « La fonction qui revient à un signe universel affirmatif [i.e. au quantificateur ‘omnis’] est de rendre une proposition universelle ; mais il ne peut être privé de la fonction qui lui appartient sans être vide et vain. » [« Debitum officium est signi universalis affirmativi facere propositionem universalem ; set ab officio debito non potest privari nisi sit cassum et vanum (…). »] Sur ce point, cfr I. Rosier-Catach, La parole comme acte, p. 170-179.
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nullement une incision, mais une hache, comme ‘homme’ signifie un homme, et elle exerce une incision, c’est-à-dire, l’inciser lui-même36.
La tradition française ou continentale insiste donc sur le fait qu’un syncatégorème ne signifie pas une action, mais la réalise : ce que le mot ‘exclusio’ signifie, ‘tantum’ le fait. Les anglais quant à eux, tendent à reconduire le pouvoir du syncatégorème au sujet parlant ou pensant. Tel est le cas de Guillaume de Sherwood, par exemple, à propos de la signification du syncatégorème ‘si’ : Nous disons que ce mot ‘si’ signifie une inférence ; on demande alors quelle est la différence entre ce que signifient ‘s’ensuit’ ou ‘est ordonné à’ et ce mot ‘si’. A cela, il faut répondre que ce mot ‘si’ renvoie à une inférence dans la mesure où elle est effectuée par l’âme d’un locuteur ; mais l’autre [i.e. ‘s’ensuit’, ‘est ordonné à’] signifie une inférence dans la mesure où elle est conçue. C’est pourquoi ‘si’ exprime qu’une chose ‹ est placée › dans un rapport conditionnel par rapport à une autre ; ce n’est pas le cas de ‘s’ensuit’, qui exprime qu’il existe une relation d’inférence entre ces choses37.
Ici, le syncatégorème n’est pas présenté comme agissant lui-même sur les termes catégorématiques, mais comme étant la marque d’une opération mentale de « mise en relation de conséquence » de deux choses, une opération effectuée par un locuteur chaque fois qu’il prononce une phrase de la forme ‘si A, alors B’. Un autre exemple de déplacement du supposé pouvoir des mots 36
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Pierre d’Espagne, Syncategoreumata, III.5, éd. L. M. De Rijk, J. Spruyt, Leyde, 1992, p. 106 : « […] dictiones exclusive dicuntur exclusive, non quia significent exclusionem, sed quia exercent eam, ut ‘tantum’, ‘solus’ dicuntur dictiones exclusive ab exclusione exercita et non ab exclusione significata. Sicut dicitur securis incisiva ab incisione exercita et non ab incisione significata ; ‘securis’ enim nullo modo significat incisionem, sed significat securim (sicut ‘homo’ hominem) et exercet incisionem sive ipsum scindere. » Sur ces questions, et pour une anthologie de très larges extraits de traités des syncatégorèmes, cfr H. A. G. Braakhuis, De 13de eeuwse tractaten over syncategorematische termen, 2 vol., Leyde, 1979. Voir aussi R. Kirchhoff, Die Syncategoremata des Wilhelm von Sherwood. Kommentierung und historische Einordnung, Leyde, 2008, en particulier la substantielle introduction historique p. 15-189. Guillaume de Sherwood, Syncategoremata, éd. J. R. O’Donnell, « Syncategoremata magistri Guillelmi de Shireswode », Medieval Studies, 3 (1941), p. 46-93 : « Et dicimus […] quod ‹ haec dictio ‘si’ › significat consequentiam ; et tunc quaeritur differentia inter haec ‘sequitur’ vel ‘ordinatur’ et hanc dictionem ‘si’. Ad hoc dicendum quod haec dictio ‘si’ notat consequentiam secundum quod exercetur ab anima proferentis ; alia autem secundum quod concipitur. Unde ‘si’ dicit aliquam rem sub conditione ad aliam ; ‘sequitur’ autem non, sed dicit harum rerum esse consequentiam. » Pour une analyse de ce passage, voir R. Kirchhoff, Die Syncategoremata, p. 523-527. Comme me l’a fait remarquer F. Goubier, le cas du syncatégorème ‘si’ est probablement un cas particulier et il n’est pas évident que la position de Sherwood soit aussi claire pour tous les syncatégogèmes. En tout état de cause, la caractérisation générale des syncatégorèmes qu’il donne en ouverture de son traité ne fait intervenir ni le locuteur, ni ses actes mentaux (ou du moins, pas directement) – Ibid., p. 48 : « Dicitur ergo hoc nomen ‘syncategorema’ a ‘sin’ quod est ‘con’ et ‘categorema’ quod est ‘significativum’ vel ‘praedicativum’ quasi conpraedicativum ; semper enim cum alio jungitur in sermone. »
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vers leurs utilisateurs est fourni par Roger Bacon, lequel compare la négation ‘non’ à un instrument dont se servent les locuteurs pour effectuer certaines opérations logiques, exactement comme un agent se sert d’un outil pour réaliser une certaine opération pratique : On répondra que, de même que l’homme ou l’âme est l’agent principal dans l’opération de négation, et le mot ‘non’ l’instrument, de même, celui qui frappe est l’agent principal de l’acte de frapper, et le bâton l’instrument ; de même l’homme ou l’âme est l’agent principal dans la distribution du sujet, et ‘omnis’ l’instrument38.
Cette analyse de la manière dont fonctionnent effectivement des termes syncatégorématiques comme le foncteur ‘si’ ou la négation ‘non’ nous met en présence d’une situation analogue à celle que nous avons rencontrée dans le cas de la relation de signification : tout comme un signe en-lui-même ne signifie pas, un syncatégorème en lui-même n’agit pas. À cet égard, l’image du bâton est on ne peut plus explicite : aucun bâton ne frappe par lui-même. Les propriétés des termes Sur le plan de la philosophie du langage, la théorie des « propriétés des termes » (proprietates terminorum) ou « logique terministe » est sans doute la production la plus originale des penseurs médiévaux. La plus fameuse de ces propriétés des termes – la suppositio – est la marque de fabrique de ce que l’on a appelé la logica modernorum, par opposition à la logique héritée de l’Antiquité (ou logica antiqua)39. La suppositio mise à part, les principales propriétés des 38
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Roger Bacon, Summa de sophismatibus et distinctionibus, éd. R. Steele, Oxford, 1937 [Opera hactenus inedita, XIV], p. 154 : « Ad aliud, dicendum quod sicut homo vel anima est principale agens in operatione negandi, hec dictio ‘non’ est instrumentum, et percutiens est principale agens in percutiendo, baculus instrumentum ; sic homo vel anima est principale agens in divisione et distributione subjecti, ‘omnis’ instrumentum. » Nous modifions légèrement le texte de Steele, lequel place les termes ‘homo’ et ‘anima’ entre guillemets simples dans ce passage. La logica modernorum émerge dès la fin du xiie siècle. La logica antiqua se compose elle-même de la logica vetus (principalement les Catégories et le De interpretatione d’Aristote ainsi que l’Isagoge de Porphyre dans la traduction de Boèce), seul corpus disponible jusqu’aux alentours du milieu du xiie siècle, et de la logica nova, à savoir le reste de l’Organon aristotélicien. Pour des synthèses récentes à ce sujet, voir J. Marenbon, « Logic before 1100 », dans D. M. Gabbay, J. Woods (éd.), Handbook of the History of Logic, vol. 2 [Medieval and Renaissance Logic], Amsterdam, 2008, p. 1-63 ; Ch. Martin, « The development of logic in the twelfthcentury », dans R. Pasnau (éd.), The Cambridge History of Medieval Philosophy, Cambridge, 2009, vol. I, p. 129-145 ; E. J. Ashworth, « Terminist logic », dans R. Pasnau (éd.), The Cambridge History…, vol. I, p. 146-158 ; J. Marenbon, « Logic at the turn of the 12th century : a synthesis », dans I. Rosier-Catach (éd.), Arts du langage et théologie aux confins des XIe et XIIe siècles. Textes, maîtres, débats, Turnhout, 2011, 181-217. Sur la logica modernorum, voir L. M. De Rijk, Logica modernorum, Assen, 1962 et 1967, vol. I, p. 13-20, et vol. II.1, p. 491-512 ; S. Ebbesen, « Early supposition Theory I», Histoire, Épistémologie, Langage 3/1 (1981), p. 35-48 ; A. de Libera,
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termes sont la significatio40, l’appellatio et la copulatio41. De manière suffisamment générale pour être consensuelle, on peut donner les caractérisations suivantes de ces quatre propriétés : la significatio est la valeur sémantique d’un mot en vertu de son imposition et indépendamment de tout contexte propositionnel ; la suppositio détermine l’extension (ou la référence) d’un terme au sein d’une proposition ; l’appellatio est la relation sémantique unissant un terme à des choses existantes au moment de l’énonciation de l’énoncé (contrainte que ne connaissent ni la signification, ni la supposition) ; la copulatio, enfin, est la fonction prédicative soit opérée par la copule ‘est’, soit propre aux termes adjectifs42. Ces différentes « propriétés des termes » sont-elles autant de pouvoirs de mots ? À en croire la manière dont les logiciens parlent de ces propriétés, il semble que l’on doive répondre par l’affirmative : ce sont les termes eux-mêmes qui signifient, « supposent », « appellent » ou « couplent ». Toutefois, une certaine ambiguïté n’est pas absente des réflexions des logiciens terministes sur la nature des propriétés qu’ils étudient. Ainsi, l’auteur anonyme d’un Tractatus de proprietatibus sermonum datant du début du xiiie siècle insiste sur la double perspective dans laquelle peut être vue la signification : Voyons maintenant comment ‘signifier’ se dit d’un son vocal et comment il se dit d’un locuteur [utens], étant donné que nous pouvons parler de ces deux manières puisqu’à la fois le son vocal signifie les choses et que nous les signifions par le biais des sons vocaux. Or il semble, comme on a l’habitude de le dire, que ‘signifier’ dit d’un son vocal et d’un locuteur ne soit pas la même chose. On dit la même chose de la percussion, puisque la percussion du bâton et celle de l’homme frappant est la même, mais celle du bâton est par accident et comme
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I. Rosier-Catach, « La pensée linguistique médiévale », dans S. Auroux (éd.), Histoire des théories linguistiques, vol. II, Liège, 1992, p. 115-186 ; F. Goubier, Une sémantique fragmentée. Référence et détermination au XIIIe siècle, thèse de Doctorat de l’Université de Paris VII, 2003, p. 40-49 ; L. Valente, Logique et théologie dans les écoles parisiennes 1150-1220, Paris, 2008 ; S. Ebbesen, « Early supposition Theory II », Vivarium, 51 (2003), p. 60-78. Notre section 2.1 est consacrée à la relation de signification in genere, alors que dans la présente section, nous nous intéressons (entre autres) à la significatio dans une perspective plus étroite et plus technique, à savoir celle de ses relations avec la suppositio et les autres propriétés des termes. Cette liste n’est pas exhaustive et il faudrait y ajouter (au moins) les propriétés de l’ampliatio et de la restrictio, à savoir les propriétés (respectivement) i) d’étendre la référence d’un terme « supposant » par défaut pour des choses existantes seulement en incluant dans son extension des choses passées, futures ou seulement possibles ; ou ii) de restreindre la référence d’un terme apte par défaut à « supposer » indifféremment pour des choses passées, présentes, futures ou possibles à des choses existantes seulement – à ce sujet, voir F. Goubier, « Influences prédicatives et conséquences référentielles : un aspect de l’approche terministe de la première moitié du 13e siècle », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge grec et latin, 71 (2000), p. 37-70. Pour une introduction à ces différentes notions, textes à l’appui, voir A. de Libera, I. RosierCatach, La pensée linguistique, ch. 3.
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dans un instrument, alors que celle de celui qui se sert de l’instrument est propre ‹ à celui qui se sert de l’instrument ›. […] De même, il semble qu’il faille dire : « un tel signifie une chose par le biais d’un son vocal », à savoir : « il se sert d’un signe et d’une marque [nota] d’une chose avec l’intention de faire signe à propos d’une chose [cum intentione faciendi signum de re]. Et ce signifier que l’on prédique ainsi ‹ d’un locuteur › est en quelque sorte une action de celui qui forme les sons vocaux [quodammodo agere in respectu ad formantem voces] ; mais ‘signifier’ dans la mesure où il est dit des sons vocaux ne semble pas prédiquer une action mais plutôt une relation ou encore une certaine similitude ou correspondance du signe en tant que signe avec son signifié. Un signe en effet, comme il signifie d’ordinaire, n’est pas un agent dans celui qui l’appréhende et ne suscite rien chez lui si ce n’est pas le moyen de l’activité propre de celui qui l’appréhende. […] ‹ un son vocal › est seulement un signe et non pas une similitude d’une chose : il n’est pas lui-même à proprement parler ce qui conduit à appréhender le signifié mais un adjuvant de ma propre activité, de sorte que j’ai établi, pour moi, que ceci est la marque de ‹ ce signifié ›43. [Mes italiques]
Selon cet auteur, l’attribution aux mots eux-mêmes d’une « action sémantique » comme celle de « faire signe » [signum facere] est accidentelle, et s’il faut reconnaître un pouvoir propre aux mots, c’est celui d’être des auxiliaires dans un processus qui leur échappe : dire d’un mot qu’il signifie, c’est, en dernière analyse, dire d’un locuteur qu’il se sert d’un certain son vocal pour « faire signe », et qu’un auditeur se sert de ce même son vocal pour appréhender un signifié44. Un peu plus loin dans le même traité, on lit à propos de l’appellatio : Appeler, c’est assigner quelqu’un. C’est pourquoi appeler, pour un terme, n’est rien d’autre que correspondre à quelque chose, à savoir assigner l’existence à quelque chose au moyen d’un verbe au présent45. [Mes italiques] 43
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Anonymus, Tractatus de proprietatibus sermonum, éd. L. M. De Rijk, in Id., Logica modernorum, II.2, p. 703-730 (p. 710) : « Videamus nunc qualiter ‘significare’ dicatur de voce et qualiter de utente, cum possimus utrumque dicere quoniam et vox significet et nos significamus res per voces. Videtur autem quod non sit idem ‘significare’ dictum de voce et de utente, sicut solet dici. Sicut dicitur de percussione quoniam eadem est percussio baculi et percussio hominis percutientis, sed baculi per accidens sicut instrumenti, utentis autem instrumento proprie. […] Similiter videtur dicendum, cum dicitur : ‘iste significat rem per vocem’, hoc est : ‘utitur signo et nota rei cum intentione faciendi signum de re’. Et hoc significare quod sic predicatur est quodammodo agere in respectu ad formantem voces. Significare autem, ut dictum est de vocibus, non videtur predicare agere sed potius relationem sive similitudinem quandam et convenientiam signi inquantum est signum ad signatum. Signum enim eoquod significare solet, non est agens in apprehendente neque excitans ipsum nisi mediante propria industria apprehendentis. […] ‹ vox › signum solum est et non similitudo rei : ipsa non est proprie movens ad apprehendendum significatum, sed coadiuvante propria industria, eoquod statui apud me hoc esse notam eius. » Ce texte et à rapprocher des passages d’Augustin, Roger Bacon, Dante et Johannes Aurifaber cités ci-dessus dans la section 2.1 à propos du pouvoir d’être signe. Anonymus, ibid., p. 722 : « Appellare est assignare aliquem. Unde terminum appellare nil aliud est quam terminum convenire alicui, hoc est esse assignare alicui mediante verbo presentis temporis. »
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On trouve une insistance similaire sur l’action non pas des termes euxmêmes mais des sujets pensant et parlant chez le logicien anglais Guillaume de Sherwood, auteur de l’un des grands manuels de logique terministe, les Introductiones in logicam, datant des années trente du xiiie siècle. Ce texte présente certains points communs avec le Tractatus cité ci-dessus46 : Il y a quatre propriétés du terme que nous entendons pour l’instant distinguer. […] Et ces propriétés sont les suivantes : signification, supposition, copulation et appellation. La signification est donc la présentation d’une certaine forme sous le rapport d’un concept. Mais la supposition est la subordination d’un certain concept sous un autre. Et la copulation est l’ordination d’un certain concept au-dessus d’un autre. […] Mais l’appellation est la correspondance actuelle [praesens convenientia] d’un terme, c’est-à-dire, la propriété selon laquelle le signifié d’un terme peut être prédiqué de quelque chose au moyen de ce verbe ‘est’47.
Les termes renvoyant à l’action d’un sujet sont omniprésents dans ces définitions : présenter, subordonner, ordonner… Cette lecture « pratique » des propriétés des termes chez Sherwood est renforcée par le fait qu’il distingue lui-même entre suppositio et copulatio en tant qu’elles sont en acte (in actu) – les définitions citées ci-dessus sont données en ce sens – et ces mêmes propriétés en tant qu’elles sont en puissance (secundum habitum)48. Ces dernières sont des types de significatio (notion non-contextuelle), leur caractère potentiel reposant sur le fait qu’il n’y a à proprement parler suppositio qu’en contexte propositionnel. Quant à l’appellatio, sa nature même interdit de parler 46
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Cfr L. M. De Rijk, Logica Modernorum, II.1, p. 577 (il s’agit de la distinction de deux types de suppositions, l’un absolu et l’autre relatif, faisant écho à la distinction de Sherwood entre suppositio in actu et in habitu, mais aussi à la notion « continentale » de suppositio naturalis) – à ce sujet, voir A. de Libera, « Supposition naturelle et appellation : aspects de la sémantique parisienne au xiiie siècle », Histoire, Épistémologie, Langage 3/1 (1981), p. 63-77. Sur la philosophie du langage de Guillaume de Sherwood, voir, outre l’étude de R. Kirchhoff, Die Syncategoremata…, le livre de K. Jacobi, Die Modalbegriffe in den logischen Schriften des Wilhelm von Shyreswood und in anderen Kompendien des 12. Und 13. Jahrhunderts, Leyde, 1980. Les autres grands manuels du xiiie siècle sont les Tractatus (ou Summulae logicales) de Pierre d’Espagne, les Summulae dialectices de Roger Bacon et la Logica de Lambert de Lagny (ou d’Auxerre). Guillaume de Sherwood, Introductiones in logicam, V, p. 132 : « Quattuor sunt proprietates termini, quas ad praesens intendimus diversificare. […] Et sunt hae proprietates : significatio, suppositio, copulatio et appellatio. Est igitur significatio praesentatio alicuius formae ad intellectum. Suppositio autem est ordinatio alicuius intellectus sub alio. Et est copulatio ordinatio alicuius intellectus supra alium. […] Appellatio autem est praesens convenientia termini, i.e. proprietas, secundum quam significatum termini potest dici de aliquo mediante hoc verbo ‘est’. » Ibid., p. 132-134 : « Et notandum quod ‘suppositio’ et copulatio’ dicuntur multipliciter, sicut multa huiusmodi nomina : aut secundum actum aut secundum habitum. Et sunt istae definitiones earum, secundum quod sunt in actu. Secundum autem quod sunt in habitu, dicitur suppositio significatio alicuius ut subsistentis. Quod enim tale est, natum est ordinari sub alio. Et dicitur copulatio significatio alicuius ut adiacentis. Et quod tale est, natum est ordinari supra aliud. »
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d’appellatio potentielle puisque la question de savoir si un terme est sémantiquement relié à quelque chose d’existant au moment de l’énonciation ne peut précisément se trancher qu’« en acte », c’est-à-dire en contexte propositionnel. Les passages du Tractatus de proprietatibus sermonum et des Introductiones que nous avons brièvement commentés permettent d’apporter une réponse à la question de savoir en quel sens les propriétés des termes peuvent être qualifiées de pouvoirs des mots. Significatio, suppositio et copulatio, appellatio sont essentiellement liées à des actes spécifiques des locuteurs et des auditeurs, actes distincts du simple fait de prononcer des paroles et de les entendre : « faire signe » (significatio), ordonner « verticalement » des concepts (suppositio/ copulatio), ou encore « assigner l’existence » (appellatio) sont autant de pouvoirs qui reviennent en premier lieu aux sujets communiquant, et seulement secondairement ou « instrumentalement » aux sons vocaux que ces sujets mettent au service de leurs intentions49. Prédication et assertion : le verbe ‘être’ Les quantificateurs, la négation et autres syncatégorèmes mis à part, le verbe ‘être’ est sans doute le mot dont le pouvoir – supposé ou réel – a suscité le plus de réflexions parmi les logiciens médiévaux. Plus précisément, c’est en cherchant à cerner en quoi consistent les fonctions prédicative (couplage d’un sujet et d’un prédicat) et assertive (la force distinguant un énoncé effectif de la simple saisie d’un contenu assertable) du verbe ‘être’ que la question du pouvoir des mots se pose de la manière la plus manifeste : dans quelle mesure la copule agit-elle ? Un énoncé affirme-t-il ou nie-t-il lui-même quelque chose ? Dans la section des Glosulae super Priscianum consacrée au verbe substantif50, plusieurs pouvoirs ou vires du verbe ‘être’ sont distingués51. 49
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Cette vision des choses doit être relativisée dans la mesure où nous nous basons ici sur des textes qui sont soit caractéristiques de la tradition anglaise (comme les Introductiones de Sherwood), soit qui lui sont apparentés (comme le Tractatus de proprietatibus sermonum). Comme nous l’avons évoqué plus haut à propos des syncatégorèmes, les représentants de la tradition continentale (ou parisienne) mettent l’accent sur une certaine autonomie des mots et de leurs pouvoirs par rapport aux états mentaux des locuteurs. En effet, pour des auteurs comme Pierre d’Espagne ou Lambert de Lagny (ou d’Auxerre), la suppositio ne semble pas être le résultat d’actes de sujets qui « constituent » pour ainsi dire la référence des termes, mais une propriété appartenant per se aux termes – à ce sujet, voir A. de Libera, I. Rosier-Catach, « La pensée linguistique », section 3.2.2 ainsi que I. Rosier-Catach, La parole comme acte, ch. 5. Ce passage extrêmement riche et intéressant des Glosulae est édité en annexe dans A. Grondeux, I. Rosier-Catach, « Les Glosulae… », p. 171-174 – il constitue également une partie (« bloc C ») de l’annexe de l’étude d’I. Rosier-Catach, « Abélard et les grammairiens. Sur le verbe substantif et la prédication », Vivarium, 41 (2003), p. 177-248 (p. 232-238). Cet ensemble de textes, datant de la fin du xie siècle, constituera un point de référence majeur pour le développement de la logique et de la sémantique d’Abélard. Sur les Glosulae,
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L’auteur – ou les auteurs – commencent par remarquer le caractère multiplement équivoque du verbe ‘être’ ou verbum substantivum. En tant que verbe, il possède une vis copulandi – autrement dit, il a le pouvoir de coupler les actions et passions signifiées par tous les autres verbes aux sujets qui les réalisent ou les subissent ; en tant que substantif, il présente une vis substantiva qui lui permet de renvoyer à tous les étants en tant qu’existant : Or il faut savoir que puisque ‘est’ possède une double fonction, l’une du fait qu’il est verbe et l’autre du fait qu’il est substantif, il lui revient, en tant que verbe, de coupler [copulare] – mais ‹ de coupler › quoi ? Une action ou une passion qu’il signifie, et cela, il l’a en commun avec les autres verbes. Lorsque je dis en effet ‘Socrate est’, si nous considérons ‘est’ dans son pouvoir de verbe, les actions qu’il signifie – à savoir la lecture, et d’autres – il les couple à Socrate sous un rapport de disjonction. Si en revanche ‹ nous considérons ‘est’ › dans son pouvoir de substantif, alors ‹ en disant ‘Socrate est’ ›, j’entends dire que Socrate compte parmi les existants, à savoir que Socrate est l’une des choses qui existent. Par suite, bien que nous lui reconnaissions l’action de coupler du fait qu’il est un verbe, nous ne nous rapportons nullement à sa signification de verbe du fait qu’il est un substantif, et nous ne lui ôtons pas tout à fait sa propriété de verbe lorsqu’il couple52.
Il n’est pas nécessaire de construire des énoncés de types différents pour qu’apparaisse la polysémie du verbe ‘être’. Dans une proposition comme ‘Socrates est’, ses deux fonctions sont présentes : l’attribution d’existence pour ainsi dire en acte, et le couplage en puissance53. Dans ‘Socrates est’, ‘est’ ne se limite pas à poser l’existence d’un sujet (ici, Socrate) – une condition nécessaire
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voir l’imposant volume édité par I. Rosier-Catach, Arts du langage et théologie, et en particulier, dans ce même volume, A. Grondeux, I. Rosier-Catach, « Les Glosulae super Priscianum et leur tradition », p. 107-179. Sur la relation entre les Glosulae et Abélard, voir K. Jacobi « Peter Abelard’s Investigations into the Meaning and Functions of the Speech sign ‘Est’ », dans S. Knuuttila, J. Hintikka (éd.), The Logic of Being. Historical Studies, Dordrecht, 1986, p. 145-180 ; J. Marenbon, « Abélard, la prédication et le verbe ‘être’ », dans J. Biard (éd.), Langage, science, philosophie au XIIe siècle, Paris : Vrin, 1999, p. 199-215 ; I. Rosier-Catach, « Abélard et les grammairiens… ». Glosulae super Priscianum, C, § 3, p. 171 : « Est sciendum quod cum ‘est’ duplicem habeat uim, unam ex hoc quod est uerbum, aliam ex hoc quod est substantiuum, secundum uim uerbi habet copulare, sed quid ? Actionem uel passionem quam significat, quod habet commune cum aliis uerbis. Cum enim dico ‘Socrates est’, si consideremus ‘est’ in ui uerbi, actiones quas significat, id est lectionem et alias sub disiunctione copulat cum Socrate. Si autem in ui substantiui, Socratem existendibus annumerare, id est quod Socrates est unum de existentibus, dicere intendo. Cum igitur ex hoc quod est uerbum copulare ei actionem concedamus, ex hoc quod est substantiuum, nullum quidem ad uerbi significationem respectum habemus, nec tamen omino ab eo separamus uerbi proprietatem cum copulet. » [Je suis une autre leçon que celle retenue par les éditrices, qui ont ‘habentes’ et ‘separantes’ dans la dernière phrase]. Nous avons ici l’idée que la proposition ‘Socrates legit’ doit s’analyser en ‘Socrates est legens’ (laquelle contient ‘Socrates est’), une analyse qui montre du même coup en quel sens ‘est’, comme verbe, a la fonction de coupler une action ou une passion avec un sujet.
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pour toutes les actions possibles de Socrate : dire ‘Socrates est’, c’est dire (aussi) que Socrate peut lire, ou marcher, ou être malheureux, etc. –, il exprime également le fait qu’en tant que substantif, ‘est’ a la capacité de « former des couples » prédicatifs à partir de tout ce qui existe54. Dans la perspective qui nous intéresse ici – qu’est-ce qui, en dernière analyse, agit lorsque le verbe ‘est’ exerce le pouvoir qui lui est attribué ? – il faut souligner le rôle joué par le point de vue du locuteur. Selon que je considère ‘est’ comme exerçant son pouvoir de verbe ou de substantif, j’aboutis à une valeur sémantique différente pour cette même proposition, à savoir : soit l’accent est mis sur la signification des actions et passions possibles de Socrate, soit sur la signification de l’existence de Socrate. Un autre passage des Glosulae insiste sur le lien unissant la vis du mot ‘est’ dans une proposition et l’intention du locuteur, à savoir, ce qu’il veut dire : Mais note que le sens de cette proposition ‘Socrate est blanc’ est autre en vertu du pouvoir de prédication, et autre en vertu du pouvoir du verbe substantif. En vertu du pouvoir de prédication en effet, elle veut dire seulement que la blancheur inhère en Socrate, mais en vertu du pouvoir du substantif elle dit que cette chose qui est Socrate est un corps blanc. De même, quand je dis ‘un animal capable d’aboyer est un chien’, si je me rapporte au pouvoir du verbe substantif, je veux dire que cette chose qui est un animal capable d’aboyer est l’une des significations de ‘chien’ ; mais par rapport à la prédication, je dis que ces deux sons vocaux consignifient, ou que cette chose [i.e. un animal capable d’aboyer] est signifiée par ce son vocal ‘chien’55.
Dans ses propres réflexions sur la nature du verbe ‘être’, et plus précisément sur sa fonction prédicative, Abélard reprend et développe l’idée que le pouvoir de la copule dépend en dernière analyse des actes mentaux des usagers du langage pour en arriver, dans ses Glossae super Peri hermeneias, à la thèse radicale selon laquelle cette vis copulandi est indépendante de la signification du mot ‘est’, celui-ci n’étant, dans une proposition comme ‘Socrates est albus’, que la marque d’un acte mental de composition : Considérons maintenant avec attention le pouvoir de prédication que possède un verbe dans une proposition […]. [À propos de ‘est’ dans ‘Socrates est albus’ :] Bien que selon l’intention de celui qui produit la proposition, seule la blancheur 54
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Glosulae super Priscianum, C, § 4, p. 172 : « Illud positum, in propositione diuersas essentias conuenienter ad se inuicem iungere affirmamus. Nam ex hoc quod omnes res in essentia significat, aptum est ad hoc ut quaslibet res sibi coherentes copulare possit. » Glosulae super Priscianum, C, § 5, p. 173 : « Sed nota alium sensum esse huius propositionis ‘Socrates est albus’ ex ui praedicationis, alium ex ui substantiui uerbi. Ex ui enim praedicationis hoc solum intendit quod albedo inhereat socrati, ex ui uero substantiui hoc dicit quod illa res que est Socrates est album corpus. Similiter cum dico ‘latrabile animal est canis’, si respiciam ad uim uerbi substantiui, intendo dicere quod illa res que est latrabile animal est aliqua significationum ‘canis’ ; quando uero ad praedicationem, hoc dico, quod ille due uoces consignificant, uel quod illa res significatur ab hac uoce ‘canis’. »
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est couplée – raison pour laquelle on dit qu’elle seule est prédiquée –, toutefois, en vertu du pouvoir du verbe substantif, le sujet même de la blancheur est joint à Socrate essentiellement, parce qu’en vertu du pouvoir du verbe substantif, lequel conserve une signification d’essence, il est posé que Socrate lui-même existe. C’est pourquoi deux choses sont jointes à Socrate par ‘blanc’ ‹ lorsque ce mot en est › prédiqué, à savoir la blancheur, en adjacence, et le blanc, c’est-à-dire ‹ Socrate › lui-même comme porteur de la blancheur, en essence. Pourtant, seule la blancheur est prédiquée, parce que seule sa conjonction ‹ à un sujet › est visée. En effet, tout ce qui est conjoint n’est pas prédiqué, mais cela seulement dont la conjonction est visée par la proposition56.
La prédication proprement dite – l’adjonction d’un prédicat à un sujet – est le fait de celui qui forme la proposition. En latin : la vis copulandi est réduite à l’intentio proferentis. Celle-ci est purement connective et n’a aucune visée existentielle. L’« existential import » automatiquement généré par une proposition comprenant le mot ‘est’ est un effet secondaire indésirable du fait qu’il n’existe pas d’autre verbe que le substantif pour exprimer la pure prédication. S’il en existait un, précise Abélard, nul doute qu’il remplacerait immédiatement ‘est’ comme marque de la composition effectuée in mente57. Bref, Abélard aboutit dans ces pages à une conception syncatégorématique de la copule58, une idée que l’on retrouve chez plusieurs logiciens des siècles suivants. Reprenant une distinction dont les origines remontent au Peri hermeneias ainsi qu’à son interprétation par Boèce, le logicien anglais Gauthier Burley, écrivant autour de 1325, distingue deux usages du verbe ‘être’, lequel peut être pris soit secundum adiacens (comme dans ‘Socrates est’), soit tertium adiacens 56
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Pierre Abélard, Glossae super Peri hermeneias, III, éd. K. Jacobi, Ch. Strub, Turnhout, 2010 (CCCM 206), p. 122 : « Nunc diligenter intueri libet uim praedicationis quam habet uerbum in propositione. […] Nam licet quantum ad intentionem facientis propositionem sola albedo copuletur, unde ipsa sola praedicari dicitur, ex ui tamen substantiui uerbi ipsum subiectum albedinis essentialiter Socrati coniungitur, quia ipse Socrates esse proponitur ui substantiui uerbi, quod significationem essentiae tenet. Duo itaque coniunguntur Socrati per ‘album’ praedicatum, albedo scilicet in adiacentia et album, id est ipsum affectum albedine, in essentia. Sola tamen albedo praedicatur, quia sola coniungi intenditur. Non enim quidquid coniungitur, praedicatur, sed id solum, quod propositione coniungi intenditur. » Dans la Dialectica (qui est antérieure aux Glossae), Abélard défend une position différente conservant le lien entre la signification du verbe ‘être’ et son pouvoir de couplage – voir I. RosierCatach, « Abélard et les grammairiens », p. 198-208. Ibid., p. 122-123 : « Qui enim propositionem facit ‘Socrates est albus’, solam albedinem inesse Socrati ostendit ; et si haberet uerbum per quod posset simpliciter albedinem copulare Socrati ita quod nil subiecti attingeret, profecto sic faceret. Sed quia non est uerbum per quod id fiat, uenit ad substantiuum, quod, quia essentiae tantum significationem habet, non potest ipsum proferri sine coniunctione essentiae. » Cfr Pierre Abélard, Glossae super Peri hermeneias, II, p. 78 : « Sunt itaque tres actiones in intellectu propositionis, intellectus scilicet partium [i.e. terminorum categorematicorum], coniunctio uel disiunctio [i.e. copulatio] intellectarum rerum. Nec est incongruum, si ea actio, quae intellectus non est, sit pars intellectus totius propositionis. »
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(comme dans ‘Socrates est albus’). L’usage substantif est catégorématique, et le copulatif, syncatégorématique59 : Lorsque ce verbe ‘est’ est prédiqué en second adjacent, il est un catégorème, parce qu’il est alors un prédicat ou inclut en lui un prédicat, et dit une nature déterminée, à savoir l’existence. Mais lorsqu’il est prédiqué en troisième adjacent, il est un syncatégorème, et dit ainsi ce qui est signifié par le prédicat, et ne dit pas ce qui existe en soi60.
L’opération de couplage effectuée par le verbe ‘est’ est-elle réductible à un acte mental du sujet ? Le franciscain Richard Brinkley écrivant au milieu du xive semble être de cet avis. Voici par exemple ce qu’il écrit dans sa Summa logicae au sujet de la signification de la copule : Or l’intellect couplant le prédicat avec le sujet ne fait rien d’autre qu’affirmer que la chose signifiée par un extrême ‹ de la proposition › est la chose signifiée par l’autre. […] Il est nécessaire que la copule signifie l’unité des extrêmes. […]
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S’il existe des raisons de douter qu’Aristote a connu la notion de copule, c’est certainement à Boèce que l’on doit l’introduction du verbe ‘copulare’ décrivant la fonction du verbe ‘être’ dans certains de ses usages ; quant aux expressions ‘vis copulandi’ et ‘copula’, elles apparaissent dans les Glosulae super Priscianum à la fin du xie siècle. Sur l’émergence de la distinction de secundo / de tertio adiacente, voir G. Nuchelmans, Secundum / tertium adiacens. The Vicissitudes of a Logical Distinction, Amsterdam, 1992. Gauthier Burley, De puritate artis logicae, Tractatus longior, I, 1, vi, éd. Ph. Boehner, St Bonaventure N. Y., 1955, p. 54 : « Quando enim hoc verbum ‘est’ praedicatur secundum adiacens, tunc est categorema, quia tunc est praedicatum vel includens in se praedicatum et dicit determinatam naturam, scilicet esse existere. Sed quando praedicatur tertium adiacens, tunc est syncategorema, et sic dicit illud quod importatur per praedicatum et non dicit illud quod est in se. » Sur la philosophie du langage de Burley, voir J. Pinborg, « Walter Burleigh on the Meaning of Propositions », Classica et Mediaevalia, 28 (1967), p. 394-404 ; P. Kunze, Satzwahrheit und Sprachliche Verweisung. Walter Burleighs Lehre von der suppositio termini in Auseinandersetzung mit der mittelalterlichen Tradition und der Logik Wilhelm von Ockhams, Thèse de l’Université de Freiburg i. Br., 1980 ; E. Karger, « Mental Sentences According to Burley and the Early Ockham », Vivarium, 34 (1996), p. 192-230 ; A. Conti, « Significato e verità in Walter Burley », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 11 (2000), p. 317-350 ; J. Biard, « Le statut des énoncés dans les commentaires du Peri Hermeneias de Gauthier Burley », dans H. A. G. Braakhuis, C. H. Kneepkens (éd.), The Commentaries on Peri Hermeneias in the Middle Ages, Haaren, 2004, p. 103-118 ; Ch. Rode, « Sätze und Dinge. Die propositio in re bei Walter Burley und anderen », Bochumer Philosophisches Jahrbuch für Antike und Mittelalter, 10 (2005), p. 67-90 ; L. Cesalli, Le réalisme propositionnel. Sémantique et ontologie des propositions chez Jean Duns Scot, Gauthier Burley, Richard Brinkley et Jean Wyclif, Paris, 2007, p. 166-240 ; Id., « Logique et topique chez Gauthier Burley », in J. Biard, F. Mariani Zini (éd.), Les lieux de l’argumentation. Histoire du syllogisme topique d’Aristote à Leibniz, Turnhout, p. 293333 ; S. Meier-Oeser, « Burley’s propositio in re and the systematization of the ordo significationis », dans S. F. Brown, Th. Dewender, Th. Kobusch (éd.), Philosophical Debates at Paris in the Early Fourteenth Century, Leyde, 2009, p. 483-505 ; L. Cesalli, « Meaning and truth », in A. Conti (éd.), A Companion to Walter Burley. A Late Medieval Logician and Metaphysician, Leiden, 2013, p. 87-133.
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La copule dans l’âme n’est rien d’autre que l’acte d’affirmer que ce qui est signifié par le prédicat est ce qui est signifié par le sujet61.
Certes, Brinkley parle ici de la copule dans l’âme et l’on pourrait penser que ce qu’il dit n’est vrai que des énoncés du langage mental. En réalité, la thèse vaut pour les trois niveaux de langage habituellement distingués par les médiévaux : l’écrit, l’oral et le mental. Le verbe ‘est’ prononcé ou écrit n’est que le symptôme extérieur de l’acte fondateur de toute proposition, lequel est nécessairement mental. C’est un point que Gauthier Burley exprime de manière tout à fait explicite : Il faut savoir en premier lieu que dans toute proposition [i.e. mentale, vocale, écrite], il y a quelque chose de matériel et quelque chose de formel. Ce qui est formel dans la proposition est la copule couplant le prédicat avec le sujet, et cette copule est dans l’intellect parce qu’elle est une composition et une division de l’intellect62. [Mes italiques]
Des Glosulae à Brinkley en passant par Abélard et Burley, il semble que la tendance soit à la « mentalisation » du pouvoir à l’’uvre dans la prédication : la copule ‘est’ n’est que la marque sensible de l’opération mentale qui réalise effectivement le couplage du prédicat au sujet. Une telle opération est la marque distinctive de la propositionnalité. C’est d’elle en effet que dépend le pouvoir d’une proposition de dire quelque chose, en d’autres termes : d’être non pas une simple liste de mots, mais un porteur d’une valeur de vérité. On peut toutefois se demander si le fait d’être en présence d’une authentique prédication suffit pour conférer à une proposition sa force assertive. Sur ce point également, les opinions des médiévaux divergent. S’il est vrai que de nombreux auteurs associent la composition d’une proposition à l’acte d’assertion qu’est l’affirmation ou le jugement – tel est le cas de Thomas d’Aquin et de Gauthier Burley par exemple –, il en est d’autres qui insistent sur le fait qu’il s’agit de deux moments bien distincts dans le processus de genèse d’un énoncé. Composer une proposition – coupler un prédicat à un sujet – n’équivaut pas encore à affirmer quoi que ce soit, mais seulement à constituer un certain contenu propositionnel, lequel, tout en étant sémantiquement stable ou complet, n’en reste pas moins assertivement inerte. 61
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Richard Brinkley, Summa logicae, I, 10, Prague, Státní knihovna CSR, III. A. 11, fol. 37va : « Intellectus autem copulans predicatum cum subiecto in anima non facit aliud quam affirmare rem significatam per unum extremum esse rem significatam per aliud […]. […] necesse est quod copula unitatem extremorum significat […]. Copula […] in anima non est nisi actus affirmandi significatum per predicatum […] esse significatum per subiectum […]. » Voir aussi, ibid., fol. 48ra : « Copula ratione impositionis precise significat unitatem extremorum. » Gauthier Burley, Liber Praedicamentorum [2e commentaire composant le Super artem veterem de 1337], Venise 1497, fol. C4rb : « [ ] in omni propositione est aliquod materiale et aliquod formale. Formale in propositione est copula copulans predicatum cum subiecto et illa copula est in intellectu quia est compositio vel divisio intellectus. »
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L’assertion effective requiert un acte ultérieur qui fait du simple contenu propositionnel une proposition au sens effectif du terme. Cet acte de second ordre est un acte de jugement63. Comme l’ont montré plusieurs travaux récents64, la distinction entre force et contenu d’un énoncé est présente dans la logique médiévale non seulement au tournant du xive siècle chez un auteur comme Jean Duns Scot, mais dans la première moitié du xiie siècle déjà, chez Abélard. Voici par exemple, ce qu’écrit Duns Scot à propos des propositions qu’il qualifie de « neutres » : […] l’intellect forme [i.e. compose] de nombreuses propositions et les appréhende par un second acte, lesquelles sont pourtant neutres pour lui […]. Par suite, bien que la vérité et la fausseté soient en lui formellement – car ou bien il y a conformité avec les choses extérieures, ou bien il n’y a ‹ pas une telle conformité › –, elles ne s’y trouvent pas objectivement [i.e. en tant qu’objet d’un acte], parce que cette conformité ‹ elle-même › n’est pas appréhendée65.
On dira sans doute que, dans ce passage, il n’est pas explicitement question de jugement, ni même d’assentiment, mais comme l’ont montré les travaux de G. Pini, Scot identifie à l’assentiment (et celui-ci au jugement) l’acte second par lequel l’intellect appréhende les propositions neutres. Quelques années plus tard, soit en 1317, Guillaume d’Ockham sera, lui, beaucoup plus explicite sur ce point : Il y a deux actes parmi les actes de l’intellect, dont l’un est un acte appréhensif et se rapporte à n’importe quelle chose pouvant être le terme [i.e. l’objet] de l’acte d’une faculté intellective, que cet objet soit complexe ou non ; l’autre acte peut être dit judicatif, par lequel l’intellect non seulement appréhende ‹ son objet › 63
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C’est précisément l’idée développée par Frege au début de sa Begriffsschrift (1879), I, § 2, lorsqu’il distingue un contenu seulement « jugeable » ou « assertable » (beurteilbarer Inhalt), symbolisé par un long trait horizontal, et l’acte d’assertion lui-même conférant sa force au jugement, symbolisé par un petit trait vertical placé à gauche du trait de contenu. Voir le volume édité par A. Maierù et L. Valente, Medieval Theories on Assertive and NonAssertive Language, Florence, 2004, et plus particulièrement, dans ce même volume, la contribution de G. Pini, « Scotus on assertion and the copula : a comparison with Aquinas », p. 307331. Voir aussi Ch. Martin, « Denying Conditionals : Abaelard and the Failure of Boethius’s Account », Vivarium, 45 (2007), p. 153-168 ; Id., « The development of Abaelard’s theory of topical inferences », dans J. Biard, F. Marini Zini (éd.), Les lieux de l’argumentation, p. 249-270. Jean Duns Scot, Quaestiones super libros Metaphysicorum Aristotelis, libri VI-IX, éd. R. Andrews, G. Etzkorn, G. Gál, R. Green, F. Kelley, G. Marcil, T. Noone, St Bonaventure N. Y., 1997, VI, q. 3, n. 37, p. 72 : « […] intellectus multas propositiones format et apprehendit actu secundo, quae tamen sunt sibi neutrae […]. Licet ergo sit in illo actu formaliter veritas vel falsitas – aut quia est conformis rei extra aut non – tamen non est ibi obiective, quia non apprehenditur ista conformitas. » Sur la philosophie du langage de Scot, voir C. Marmo, « Ontology and Semantics in the Logic of Duns Scotus », dans U. Eco, C. Marmo (éd.), On the Medieval Theory of Signs, Amsterdam, 1989, p. 143-193 ; D. Perler, « Scotus’ Philosophy of Language », dans T. Williams (éd.), The Cambridge Companion to Duns Scotus, Cambridge, 2002, p. 161-192 ; G. Pini, Categories and Logic in Duns Scotus, Leyde, 2002 ; L. Cesalli, Le réalisme propositionnel…, p. 94-166 ; A. Vos, The Philosophy of John Duns Scotus, Edimbourgh, 2006, p. 151-195.
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mais lui accorde ou lui refuse son assentiment. Et un tel acte ne se rapporte qu’à quelque chose de complexe66.
On le voit, aussi bien au niveau de sa composition aléthiquement neutre qu’à celui de son assertion effective, les pouvoirs qu’a une proposition de renvoyer de manière non assertive à un certain contenu ou d’asserter ce contenu, ces pouvoirs remontent l’un et l’autre à des actes mentaux du locuteur : celui de la composition ou de la division d’une part, et celui de l’assentiment ou du jugement, de l’autre. Conclusion : quel pouvoir pour les mots ? Il n’aura pas échappé au lecteur que notre analyse des quatre cas de figure présentés ci-dessus est clairement partiale ou orientée. De fait, nous avons délibérément mis en avant une certaine approche – plutôt « anglaise » – insistant sur le rôle joué par les actes et états mentaux des locuteurs dans le fonctionnement sémantique des mots. Or cette manière de voir les choses n’épuise pas, tant s’en faut, la variété des théories médiévales, comme en témoigne la tradition « française » que nous n’avons fait qu’évoquer ici ou là. Ici se dessine une opposition entre approches « mentalistes-subjectivistes » et approches « physicalistes-objectivistes ». Est-ce à dire que l’on pourrait produire une lecture alternative de nos quatre cas de figure qui conduirait à l’équilibre intellectuellement inconfortable d’une conclusion aporétique ? Notre conviction – mais cela reste à montrer dans le détail – est qu’une telle contre-analyse aboutirait à présenter, sous un jour certes différent, un résultat qui, sur le fond, reviendrait au même : prendre les mots au mot lorsqu’ils s’auto-attribuent des pouvoirs – par exemple, poser que le syncatégorème ‘omnis’ lui-même distribue, ou que la copule ‘est’ elle-même couple – c’est faire abstraction du fait qu’en tant qu’artefacts porteurs d’une signification conventionnelle, les mots ne peuvent rien « faire », ne possèdent aucun « pouvoir » qui ne dépende, en fin de compte, des actes et des intentions de locuteurs.
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Guillaume d’Ockham, Ordinatio, prol., q. 1, éd. S. F. Brown, G. Gál, St Bonaventure N. Y., 1967 [Opera theologica I], p. 16 : « […] inter actus intellectus sunt duo actus quorum unus est actus apprehensivus, et est respectu cuiuslibet quod potest terminare actum potentiae intellectivae, sive sit complexum, sive incomplexum. […]. Alius actus potest dici iudicativus, quo intellectus non tantum apprehendit obiectum sed etiam illi assentit vel dissentit. Et iste actus est tantum respectu complexi. » Sur la philosophıie du langage d’Ockham, voir C. Panaccio, Les mots, les concepts et les choses, Montréal, 1992 ; C. Michon, Nominalisme. La théorie de la signification d’Occam, Paris, 1994 ; C. Panaccio, Le discours intérieur. De Platon à Guillaume d’Ockham, Paris, 1999 ; M. Lenz, Mentale Sätze. Wilhelm von Ockhams Thesen zur Sprachlichkeit des Denkens, Stuttgart, 2003 ; C. Panaccio, Ockham on Concepts, Aldershot, 2004.
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Laurent Cesalli
En ce sens, une approche de type « objectiviste » ne peut être qu’une approche partielle. Attribuer littéralement des pouvoirs aux mots – à commencer par le plus fondamental d’entre eux, à savoir le pouvoir de signifier – c’est un peu comme si l’on tentait de décrire le langage à partir du seul « comportement » des mots renfermés dans les livres, en oubliant que ces mots sont d’abord – c’est-à-dire historiquement et essentiellement – des mots prononcés par des locuteurs pour des auditeurs. Autrement dit, les mots ne sont rien d’autre que des outils et le modèle instrumental développé par Bacon à propos de la négation ou du quantificateur universel et de leur force effective se laisse généraliser à l’ensemble des expressions linguistiques. Notons par ailleurs que le modèle du bâton peut être affiné sur la base des progrès technologiques accomplis entre le xiiie et le xxie siècle. Certains mots, comme les syncatégorèmes et la copule, par exemple, mais aussi certaines expressions comme les propositions, semblent fonctionner davantage comme des outils électriques dotés d’un moteur propre. Mais le point essentiel est que de même que le mouvement du bâton dépend exclusivement de celui du batteur, la capacité d’action de l’outil électrique dépend, en dernière analyse, de l’ingénierie humaine et d’un acte déclencheur (il faut bien que quelqu’un appuie sur le bouton…). Une autre manière d’exprimer cette idée consiste à dire que les mots sont à concevoir comme des prothèses de l’esprit humain, une image qui, soit dit en passant, est évoquée par l’étymologie même du mot propositio : pro alio positio. Avec Searle, on pourrait sans doute affirmer que prendre le métalangage au mot revient à oublier que l’intentionnalité des paroles n’est qu’une intentionnalité dérivée67. Faut-il prendre les mots au mot lorsqu’ils semblent s’auto-attribuer des pouvoirs ? Les quelques réflexions proposées ici plaident en faveur d’une réponse négative. Elles permettent aussi, nous l’espérons, de comprendre le pourquoi de ces attributions : les mots, une fois placés par les locuteurs dans le champ de l’interaction sociale, provoquent des effets spécifiques sur d’autres sujets. Mais de même que le bâton n’est pas la source de son propre mouvement, le pouvoir apparent des mots n’est en réalité qu’un pouvoir par procuration68.
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J. Searle, Intentionality. An Essay in the Philosophy of Mind, Cambridge, 1983, ch. 6 et 8. Un grand merci à I. Rosier-Catach et F. Goubier pour leur lecture attentive d’une première version de ce texte, ainsi que pour leurs remarques critiques et constructives.
Costantino Marmo
DE VIRTUTE SERMONIS/VERBORUM L’AUTONOMIE DU TEXTE DANS LE TRAITEMENT DES EXPRESSIONS FIGURÉES OU MULTIPLES Dans cet article je voudrais présenter des auteurs et des textes qui dans des contextes disciplinaires différents, essentiellement grammatical et logique, ont utilisé la notion de virtus/vis verborum (ou verbi, ou sermonis) et montrer en quel sens ils l’ont fait, pour la période qui va du xiie siècle jusqu’au xive siècle, c’est-à-dire jusqu’à la crise sur la virtus sermonis qui se produit avec le statut parisien anti-ockhamiste du 29 décembre 1340. Ces expressions apparaissent fréquemment tant chez les Pères latins que chez les auteurs du haut Moyen Âge, et jusqu’au xiie siècle, mais dans différentes acceptions. Ainsi, dans les écrits d’Augustin l’expression vis verbi/ verborum est utilisée parfois pour indiquer le signifié d’un mot (comme dans le De magistro1), parfois pour indiquer la valeur ou force expressive d’un mot, nettement distincte du signifié (comme dans le De dialectica)2. Bien que le terme vis (ou, plus souvent, potestas) soit utilisé par les grammairiens latins, comme Donat, dans le sens de valeur (consonantique ou vocalique) d’un phonème (elementum ou littera3), on le retrouve dans le sens de « signifié » dans les commentaires sur Donat des grammairiens du haut Moyen Âge, quand ils discutent, par exemple, des modifications induites par le préfixe ‘in’ sur le signifié des mots auxquels il s’attache : il peut donc signifier parfois une négation, parfois un renforcement, parfois l’équivalent d’une autre préposition ou locution adverbiale, comme ‘vers’ ou ‘jusqu’à’ (usque ad4). 1
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Augustin, De magistro, 10.34, éd. K.-D. Daur, Turnhout, 1970 (CCSL 29) p. 193 : « Potius enim ut dixi uim uerbi, id est significationem, quae latet in sono, re ipsa, quae significatur, cognita discimus, quam illam tali significatione percipimus » ; cfr ibid., 3.6, p. 163. Je voudrais remercier Irène Rosier-Catach pour ses précieuses suggestions et corrections à une version précédente et provisoire de cet article. Augustin, De dialectica, 7, éd. J. Pinborg, Dordrecht-Boston, 1975, p. 100 : « Nunc vim verborum, quantum res patet, breviter consideremus. Vis verbi est, qua cognoscitur quantum valeat. Valet autem tantum quantum movere audientem potest. » Pour l’usage de potestas, cfr Donat, Ars maior, I. 2, éd. L. Holtz, Donat et la tradition de l’enseignement grammatical, Paris, 1981, p. 605 (suivi par ses commentateurs), et pour l’usage de vis, par exemple Alcuin, Dialogus Franconis et Saxonis de octo partibus orationis, PL 101, col. 856B. Anonymus ad Cuimnanum, Expositio latinitatis, 23, lin. 135-137, éd. B. Bischoff, B. Löfstedt, Turnhout, 1992 (CCSL 133D), p. 152 ; Ars Ambrosiana, De praepositione, lin. 233-240, éd.
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 49-69 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101895
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Costantino Marmo
Les expressions vis verbi/verborum et virtus sermonis/sermonum sont également utilisées avec une acception très générale et peu technique pour attirer l’attention sur les mots utilisés dans un texte, le plus souvent le texte sacré, parfois en opposition aux sons qu’ils produisent : on trouve des exemples d’un tel usage, au cours du ixe siècle, chez Ratramne de Corbie, Pascase Radbert et Jean Scot5. En outre, les Pères des ive et ve siècles se servent de l’expression virtus sermonis pour commenter des traductions de mots bibliques ou patristiques grecs en latin, en soulignant que les traductions ne peuvent pas garder les significations originaires dans leur intégrité6. Enfin, au xiie siècle, on trouve l’expression virtus sermonis dans différents textes et avec différentes acceptions, notamment avec celle de vertu (morale) attribuée au discours, ou d’efficacité de la Parole divine, par exemple dans les sermons sur le Cantique des cantiques par Gilbert de Hollande7. Ces exemples ne contredisent pas complètement William Courtenay qui a montré que l’expression virtus sermonis n’est utilisée systématiquement qu’à partir du milieu du xiiie siècle pour indiquer le signifié littéral8. En effet, au
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B. Löfstedt, Turnhout, 1982 (CCSL 133C), p. 173 ; Bède le Vénérable, De orthographia, lin. 543, éd. Ch. W. Jones, Turnhout, 1975 (CCSL 123A), p. 29 ; Sedulius Scotus, In Donati artem maiorem, II, éd. B. Löfstedt, Turnhout, 1977 (CCCM 40B), p. 305. Cfr Ratramne de Corbie, De corpore et sanguine domini, V, Texte original et notice bibliographique, ed. J. N. Bakhuizen van den Brink, Amsterdam-London, 1974 ; Pascase Radbert, Expositio in Matheo libri xii, VIII, éd. B. Paulus, Turnhout, 1984 (CCCM 56A), p. 905 ; Exp. in Matheo, IX, éd. B. Paulus, Turnhout, 1984 (CCCM 56B), p. 937 ; Jean Scot (Eriugena), Periphyseon, I, éd. E. A. Jeauneau, Turnhout, 1996 (CCCM 161), p. 15 ; Periph., III, Turnhout, 1999 (CCCM 163), p. 87 ; Periph., IV, Turnhout, 2000 (CCCM 164), p. 132 ; p. 142 (virtus sermonis) ; Jean Scot (Eriugena), Commentarius in Evangelium Johannis, fr. IV.4, éds. E. A. Jeauneau, A. J. Hicks, Turnhout, 2008 (CCCM 166), p. 84 : « Inspice ergo uim uerborum » ; cfr aussi au xe siècle, Béranger de Tours, Rescriptum contra Lanfrannum, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, 1988 (CCCM 84), p. 156-157, où les expressions ex vi verborum et vis verbi sont appliquées à l’interprétation de la description de l’eucharistie par Ambroise et Augustin. Cfr Hilaire de Poitiers, Tractatus super Psalmos. In Psalmum CXVIII, éd. J. Doignon, R. Demeulenaere, Turnhout, 2002, p. 51 : « in hoc nunc uersu sermonis uirtus non proprie per condicionem translationis expressa est » ; Rufin d’Aquileia, In Epistulam Pauli ad Romanos explanationum libri, 9.2, éd. C. P. Hammond Bammel, p. 723 : « Et in hoc ergo loco melius apostoli dicta lucerent si haberemus et nos scriptum secundum Graeci sermonis uirtutem : ‘sed sapere ad temperantiam’, hoc est ut in omnibus uel quae agimus uel quae loquimur uel sentimus temperantiam teneamus ». Cfr Gilbert de Hoilandia, Sermones in Canticum Salomonis, 31, PL 184, col. 163A (où Gilbert interprète la louange des mamelles comme une louange du discours contrôlé – castigatus sermo – des femmes), et 34, col. 178A (« Magna quidem virtus sermonis divinis, et adversantes revincere potest, et non adversantes allicere »). Cfr aussi, Robert de Deutz (ou de Saint-Laurent ?), Commentaria in Job, PL 168, col. 1102 (qui cite Grégoire le Grand, Moralia in Job, XX.40.77, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1979 (CCSL 143A), p. 1060). W. J. Courtenay, « Force of Words and Figures of Speech : The Crisis over virtus sermonis in the Fourteenth Century », Franciscan Studies, 44 (1984), p. 107-128 (William of Ockham (12851347) Commemorative Issue, Part I). Orientée en un sens complètement différent, l’étude
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xiie siècle, cette expression n’était pas utilisée dans cette acception. La distinction dont elle relève au xiiie siècle, celle entre signifié littéral et signifié métaphorique ou figuré, remonte aux grammairiens et rhétoriciens de l’antiquité grecque et latine9. J’ai choisi comme point de départ le xiie siècle, bien que les textes des grammairiens, logiciens et théologiens de ce siècle, comme on l’a vu, ne mentionnent que rarement l’expression elle-même : on verra, pourtant, que dans les textes sur l’herméneutique du xiie siècle on trouve déjà tous les outils théoriques permettant de distinguer entre ce qu’on prend au sens propre et ce qu’on interprète dans un sens impropre. On verra également qu’un logicien de la deuxième moitié du xiiie siècle et un autre du xive feront la connexion explicite entre les deux séries d’expressions utilisées pour signifier cette distinction. Je soulignerai aussi l’importante contribution théorique donnée par Roger Bacon dans son œuvre grammaticale (Summa Gramatica) : il n’y parle pas seulement de virtus sermonis, mais aussi d’intentio sermonis, une notion qui au-delà des suggestions relevant de l’actualité plus récente10, mérite d’être approfondie en elle-même. De l’herméneutique scripturaire aux sciences du TRIVIUM au xiie siècle : SENSUS QUEM VERBA FACIUNT vs. SENSUS A QUO VERBA FIUNT En contexte théologique, Gilbert de Poitiers, dans ses commentaires sur les opuscules boéciens, avance une distinction qui sera reprise par ses disciples, comme l’auteur du traité Invisibilia Dei, Simon de Tournai et Alain de Lille, et sera encore utilisée dans les siècles ultérieurs. La distinction entre le sens que les mots produisent (sensus quem verba faciunt) et le sens à partir duquel les mots sont produits (sensus quo verba fiunt) fait référence à deux niveaux de sens (ou d’interprétation) qui peuvent être attribués à une expression linguistique, l’un immédiat qui découle de l’institution originaire des mots (impositio), et l’autre qui dépend de l’intention de l’auteur qui utilise ces mots pour dire autre chose que ce qu’ils signifient originairement. Comme Luisa Valente l’a bien montré dans son récent volume sur la logique et la théologie au xiie siècle11, la proposition de Gilbert de Poitiers se
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de B. Delaurenti, La puissance des mots. « Virtus verborum » : Débats doctrinaux sur les pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007, ignore presque complètement les débats développés dans les milieux grammaticaux et logiques dont on va traiter ici. Comme je le suggère dans mes conclusions, la notion de virtus sermonis/verborum semble avoir une portée différente de celle de vis verbi discutée par Augustin dans son De dialectica, 7. Cfr W. J. Courtenay, « Force of Words and Figures of Speech », p. 108-113. C’est Umberto Eco (I limiti dell’interpretazione, Milan, 1990) qui a indiqué dans l’intentio operis la limite essentielle des interprétations d’un texte. L. Valente, Logique et théologie au XIIe siècle : les écoles parisiennes entre 1150 et 1220, Paris, 2008, p. 123-149.
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place dans une réflexion complexe sur l’applicabilité du langage humain ou, plus proprement, du langage des sciences naturelles à la théologie, en y incluant les catégories d’Aristote. À ce propos, il dit que « les mots sont transposés du discours naturel en théologie12 » de manière que ce ne sont pas seulement des noms comme persona ou des adjectifs comme iustus, bonus ou magnus, mais aussi le verbe être, qui doivent être transposés du domaine de l’usage quotidien, ou du sens littéral (c’est-à-dire celui qui à travers l’imposition a été associé à une certaine expression), à autre domaine, qui peut être celui des mathématiques (quand on parle de la dimension d’une ligne) ou celui de la théologie (quand on prédique de Dieu les adjectifs iustus, bonus etc., ou même on dit qu’Il est13). En particulier, Gilbert souligne que, quand on dit d’un sujet qu’il est homme et d’un autre qu’il est Dieu, notre façon de dire (modus dicendi) est la même, mais que « le sens à partir duquel on le dit » est très différent : dans le premier cas la forme (le quo est, c’est-à-dire humanitas) qui est prédiquée du sujet n’est jamais totalement identique au sujet (le quod est), mais laisse de côté d’autres propriétés (qualités ou quantités) qui déterminent le sujet en question. Dans le cas de Dieu, l’être du sujet est, au contraire, totalement identique à ses propriétés à cause de sa simplicité14. Le langage théologique est donc impropre par rapport au langage des sciences naturelles15. Luisa Valente montre très clairement comment la perspective théorique de l’auteur des Invisibilia Dei est totalement différente de celles de Robert de Melun et Pierre Lombard, qui font dériver la propriété de l’attribution d’un prédicat comme est ou est bonus à Dieu du fait que Dieu est l’origine de l’être comme de la bonté, et qui proposent ainsi un parallélisme « entre propriété sur le plan de l’être et propriété sur le plan du langage16 ». L’auteur des Invisibilia Dei n’accepte pas ce parallélisme et propose, de son côté, une opposition entre deux plans ou ordres : l’ordo existendi et l’ordo intelligendi. Ce qui est premier dans un ordre est postérieur dans l’autre. En conséquence de ce rejet du parallélisme entre les deux ordres, la transposition du langage humain à la théologie ne peut produire que des affirmations fausses ou impropres. L’inadéquation du langage à l’expression des propositions sur Dieu ne dépend pas seulement de l’impropriété sémantique des mots humains, mais aussi du fonctionnement de la prédication (au sens logicolinguistique du terme) : « Praedicari est aliquid alicui inesse demonstrari17 ». La 12 13 14 15
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Ibid., p. 137. Ibid., p. 124. Ibid., p. 129-130. Les choses, en effet, sont en peu plus compliquées, cfr ibid., p. 131ss. (en particulier sur le verbe être, p. 133-143). Ibid., p. 189. Tractatus Invisibilia Dei, éd. N. M. Häring, Recherches de théologie ancienne et médiévale, 40 (1973), p. 104-146, en part. p. 125 (cit. dans L. Valente, Logique et théologie, p. 193).
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prédication exprime donc toujours l’inhérence d’une forme à un sujet, c’està-dire une composition qui n’est pas compatible avec la simplicité de Dieu. Quand on dit qu’un homme est bon, le fonctionnement du langage humain est tel que cette prédication signifie l’inhérence d’une forme (la bonté) au sujet humain ; mais quand on attribue cet adjectif à Dieu, on ne peut lui associer aucune forme (bonitatem illi non copulo) et donc on n’utilise pas le langage humain selon ses règles propres : « affirmatio que de illo ‹ scil. Deo › fit inpropria est, quia per illam nichil ei copulamus18 ». Cet auteur anonyme reprend donc la distinction avancée par Gilbert de Poitiers et la présente selon la formule qui deviendra célèbre : Itaque hec uerba : ‘Deus est’, ‘deus est magnus’ sumenda sunt non ex sensu quem faciunt, sed ex sensu quo fiunt19.
Cette distinction est explicitement associée par un autre auteur de la fin du xiie siècle, Raoul Ardent, à la distinction entre le sens historique des Écritures saintes et les autres trois sens : Legant ergo et intelligant ministri Novi Testamenti sacras Scripturas non ex sensu quem faciunt, sed ex sensu ex quo fiunt, attendentes quae historialiter, quae mystice, quae tropologice et quae anagogice dicentur20.
Le sens que produisent les mots est le premier qui se présente à l’esprit de l’auditeur (ou du lecteur), tandis que le deuxième est ce que Dieu (l’auteur des Écritures) a entendu transmettre, ou bien le sens dans lequel la théologie transpose les mots du langage ordinaire. Un autre théologien de la même période, Simon de Tournai, utilise cette distinction dans le contexte d’une théorie générale de la signification qui en précise l’étendue et l’importance du point de vue théologique et herméneutique, dans ses Institutiones in sacram paginam (encore inédites21). La distinction en question est ici appliquée à la signification des mots, qui se distingue de celle des choses signifiées par les mots. Un mot (vox) peut signifier une chose dans l’un des deux sens : dans le sens que les mots produisent (ex sensu quem faciunt 18 19 20 21
Ibid. Ibid. Homélie XXVI, PL 155, col. 2035D (cit. in L. Valente, Logique et théologie, p. 194, n. 77). Cfr F. Siri, Le Institutiones in sacram paginam di Simone di Tournai (M. 1201). Testo e studio dottrinale, Tesi di laurea specialistica in Filosofia, Università degli studi di Roma « La Sapienza », Relatore prof.ssa L. Valente, a.a. 2006/7, en a donnée une édition complète. Au sujet de cette œuvre, cfr C. Marmo, « Inferential Signs and Simon of Tournai’s General Theory of Signification », dans Vestigia, imagines, verba. Semiotics and Logic in Medieval Theological Texts (XIIth-XIVth Century), Proceedings of the XIth Symposium on Medieval Logic and Semantics, University of San Marino, 24-28 May 1994, éd. C. Marmo, Turnhout, 1997, p. 6182 ; Id., « Simon of Tournai’s Institutiones in sacram paginam. An Edition of his Introduction about Signification », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge grec et latin, 67 (1997), p. 93-103, avec errata corrigés dans Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge grec et latin, 73 (2002), p. 259.
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verba) comme dans l’énoncé Symo scribit, ou dans le sens à partir duquel les mots sont produits (ex sensu ex quo verba fiunt) comme dans l’énoncé diligentia Simonis scribit. Dans le premier sens, les mots forment le discours dit analogique (et Simon explique que cet adjectif signifie « correct », rectus, en donnant une étymologie très fantaisiste), tandis que les mots pris dans le deuxième sens forment le discours métonymique, c’est-à-dire transposé (locutio transumptiva), parce que dans l’énoncé diligentia Simonis scribit, le soin (diligentia) n’écrit pas (au sens propre du verbe), mais est néanmoins la cause de l’écriture (scribendi causa). On trouve ici l’application rigoureuse de la théorie gilbertine de la transomption des noms en théologie (denominatio ou métonymie, comme la dénomme Simon, d’après Gilbert). Grâce à cette distinction, Simon peut identifier deux types pour chaque sorte de discours, selon la tripartition proposée par Cicéron (De inv. I.27) : fabula, argumentum et historia. On aura donc la fabula analogica (au sens propre comme dans l’énoncé : « angues trahere currum Medee per aera ») et la fabula metonymica (au sens transposé : « prudentia Medee agit angues per aera ») ; l’argumentum analogicum (« sororem falso creditam uiolat Panphilus ») et l’argumentum metonymicum (« dolus Panphili sororem decepit ») ; et enfin l’historia analogica et l’historia metonymica selon les exemples tirés de l’Écriture discutés par la suite. Simon de Tournai précise que dans les Écritures saintes on ne peut pas trouver les deux types de fabula, mais qu’on peut lire les quatre autres types de discours : l’histoire analogica est par exemple au commencement de la Genèse (« In principio creavit Deus celum et terram »), tandis que l’autre, la metonymica, est par exemple dans le Livre des Rois (IV, 14, 9) : « Carduus agri venit ad cedros Libani », où le nom carduus (le chardon) signifie par translation une personne humble, tandis que le terme cedrus – qui se réfère normalement à un grand arbre – signifie métaphoriquement une personne sublime. Simon spécifie qu’on a à faire ici avec la métaphore et non pas avec l’allégorie, c’est-à-dire avec ce qui, après Bède le Vénérable, avait été appelé allegoria in factis (par opposition à l’allegoria in verbis). Dans sa classification générale des types de signification, en effet, l’allégorie tombe sous l’autre sorte de signification, celle des choses et ne doit donc pas être mélangé avec l’histoire métonymique, qui relève, au contraire, de la signification des mots. Dans les Écritures on trouve aussi l’argumentum sous le nom de parabole (comme celle du semeur : « Exiit qui seminat seminare semen suum »), mais Simon ne dit pas de quel type il relève (analogique ou métonymique22). Il est intéressant de mentionner ici un autre texte de Simon (tiré de ses Disputationes) où, après avoir rappelé la distinction en question, il donne une règle pragmatique (liée peut-être aux discussions des Écoles) selon laquelle : 22
Simon Tornacensis, Institutiones in sacram paginam, d. 1, in Marmo, « Simon of Tournai’s Institutiones », p. 95-97.
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Omnis qui respondet, satisfacere debet interroganti, non interrogatis. Ergo iudicare debet verba ex sensu ex quo fiunt ab interrogante, secundum quod soliti sumus dicere, non tamen secundum aliquem inusitatum sensum quem infert verbis. Nec iudicanda sunt verba ex sensu quem faciunt ex institutione, nisi ex eodem sensu fiant quem faciunt23.
Il y a plusieurs remarques à faire ici : avant tout, il relie le sens propre à l’institution (ou imposition) et le sens impropre à l’usage, sans exclure qu’ils puissent coïncider ; en deuxième lieu, il reconnait la priorité au sens impropre, transposé, mais bien fondé sur l’usage ; il n’exclut pas que l’interlocuteur puisse tirer (ou inférer) du discours (la question posée) un sens qui n’est pas celui attesté par l’usage, un contenu alternatif de la question ou du discours qu’il faut écarter pour des raisons pragmatiques24. Simon ne dit pas d’où l’interlocuteur prend ce sens alternatif, s’il le fait à partir de l’imposition originaire ou d’un usage peu répandu : quoi qu’il en soit on a à faire ici à un sens qui est déjà là, à disposition de l’interlocuteur, dans le discours, et qui peut toujours produire des effets indépendants des intentions du locuteur. VIRTUS SERMONIS dans les arts libéraux : les points de vue grammatical et logique au xiiie siècle Pour le xiiie siècle je laisserai de côté le discours théologique pour me concentrer sur les corpus grammatical et logique, et en particulier sur les discussions autour du langage figuré dans le milieu grammatical de la première moitié du siècle, et sur la référence et l’ambigüité dans le milieu logique de la deuxième moitié du siècle. Le traitement des figures dans le milieu grammatical : virtus sermonis et intentio sermonis Le respect des règles du régime et de l’accord grammatical produit pour les grammairiens des syntagmes bien formés (congruitas), mais l’inverse ne vaut pas, c’est-à-dire que pour eux les syntagmes qui ne respectent pas ces règles ne sont pas automatiquement à rejeter ; au contraire, parfois ce qu’ils perdent en correction, ils l’acquièrent en efficacité communicative. On a à faire ici aux expressions figurées dont la discussion reçoit beaucoup d’attention dans les textes des grammairiens de la première moitié du xiiie siècle, en particulier dans les commentaires sur le Priscien mineur (c’est-à-dire, les livres 17 et 18 des Institutiones grammaticae). Comme l’a bien montré Irène 23 24
Simon Tornacensis, Disputationes, LIX, q. 2, éd. J. Warichez, Louvain, 1932, p. 167. On peut penser à la maxime de la relation de Paul Grice (« Logic and Conversation », dans The Philosophy of Language, éd. A. P. Martinich, Oxford, 2001), qui souligne l’importance de la pertinence de la contribution de chaque participant.
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Rosier-Catach dans son volume sur la Parole comme acte, ils développent dans ce contexte ce qu’on peut considérer comme une approche pragmatique à l’analyse du langage25. La figure, pour ces grammairiens, est différente de la simple transgression aux règles de bonne construction syntaxique, du fait qu’il est possible de la justifier, c’est-à-dire d’en donner une ratio excusans, une motivation qui la justifie. Cette argumentation doit expliquer, d’un côté, ce qui rend possible la figure sur le plan de l’expression (ratio qua potest fieri) et, de l’autre côté, ce qui en rend nécessaire l’utilisation (ratio qua oportet fieri26). Du premier point de vue, les grammairiens, comme Robert Kilwardby ou Roger Bacon, pensent que pour chaque expression figurée (et donc grammaticalement incorrecte) doit exister une forme correcte équivalente : dans un cas classique et très simple comme turba ruunt, en substituant au sujet singulier la forme pluralisée (turbae), on réduit l’énoncé figuré à un énoncé correct, sans aucun changement substantiel des éléments syntaxiques. Robert Kilwardby, en particulier, estime que le deuxième énoncé donne une sorte de sens moyen (intellectus medius) entre le sens immédiat (intellectus primus) et celui que le locuteur veut communiquer (intellectus secundus) : celui-ci – selon Irène Rosier-Catach27 – est ce « qui permet à l’auditeur de reconstruire correctement le sens de la figure, en saisissant, par comparaison, la variation sémantique induite par la variation formelle entre énoncé figuré et énoncé correct28 ». En d’autres termes, un énoncé qui dérive d’un système de relations syntaxiques offre à son auditeur un premier niveau de sens qui dépend de ce système de relations et correspond au niveau littéral de l’interprétation : il est ce qu’un texte signifie sur la base de sa codification originaire (ille ad quem est dictio instituta29). Si, à ce niveau, l’auditeur reçoit seulement un énoncé incorrect, il est capable d’accéder au deuxième niveau de sens en ayant recours 25
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Cfr I. Rosier-Catach, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris, 1994 qui appelle cette approche « deuxième courant » ou « intentionalisme » en raison de l’accent posé sur l’intention du locuteur. Cfr I. Rosier-Catach, « O Magister… Grammaticalité et intelligibilité selon un sophisme du xiiie siècle », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge grec et latin, 56 (1988), p. 16. Ibid., p. 18. Cfr M. Sirridge, « Robert Kilwardby : Figurative Constructions and the Limits of Grammar », dans De ortu grammaticae. Studies in Medieval Grammar and Linguistic Theory in Memory of Jan Pinborg, éd. S. Ebbesen, G. L. Bursill-Hall, Amsterdam-Philadelphia, 1990, p. 330-331 et A. de Libera, I. Rosier-Catach, « La pensée linguistique médiévale », dans Histoire des idées linguistiques, éd. S. Auroux, Liège-Bruxelles, 1992, p. 115-186. On peut lire le texte de Kilwardby en appendice à C. H. Kneepkens, « Roger Bacon’s Theory of the Double intellectus : A Note on the Development of the Theory of congruitas and perfectio », dans The Rise of British Logic, éd. P. O. Lewry, Toronto, 1985, p. 140 et dans M. Sirridge, « Robert Kilwardby », p. 336, n. 29. Robertus Anglicus, Sophistria, éd. A. Grondeux, I. Rosier-Catach, Paris, 2006, p. 210 (aussi dans I. Rosier-Catach, « O Magister », p. 19) ; cfr C. H. Kneepkens, « Roger Bacon’s Theory », p. 136 et 138 ; et M. Sirridge, « Robert Kilwardby », p. 336, n. 30, et p. 335, n. 20.
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à sa propre compétence linguistique, et de restituer à l’énoncé une syntaxe correcte. Ce premier niveau est parfois appelé virtus sermonis, point de repère normatif, qui donne à l’auditeur/lecteur les instruments pour évaluer la déviation syntaxique des expressions linguistique et, en même temps, les moyens pour récupérer sur le plan sémantique ou pragmatique l’expression déviante. Du deuxième point de vue, l’usage d’un énoncé figuré devient convenable grâce à la cohérence entre ses composants sémantiques, et à l’intention du locuteur. Plusieurs grammairiens parlent a ce propos de « sens visé » (intellectus intentus), c’est-à-dire du sens qu’on entend communiquer ; pour le deuxième aspect, le sens qui dérive des relations entre les signifiés (intellectus secundus) peut s’opposer au sens qui dépend des relations syntaxiques effectives (intellectus primus30). Les interprétations de cette opposition ou distinction entre deux niveaux de sens, comme Irène Rosier-Catach l’a bien montré31, sont fort variées. Pour Robert Kilwardby, elle est liée à deux types de discours et deux types d’utilisateurs du langage : d’un côté, le discours ordinaire qui doit se soumettre aux règles de la syntaxe (c’est-à-dire, à la virtus sermonis) ; et, de l’autre, le langage du savant ou sage (sapiens) pour lequel cette soumission n’est pas nécessaire. Le premier est inférieur en valeur parce que ceux qui s’en servent font recours surtout à la sensation (sensus) et ont besoin que toutes les composantes soient explicitées pour en comprendre le sens ; au contraire, les savants peuvent saisir le sens visé, à travers soit l’explicitation de ce qui est sous-entendu, soit la focalisation sur les signifiés, et peuvent laisser de côté les modi significandi qui règlent les relations syntaxiques32. Le savant est celui qui produit des discours figurés et en même temps celui qui peut les interpréter de manière adéquate. Dans les textes des grammairiens du deuxième courant ou intentionnalistes, on analyse des énoncés de claire pertinence pragmatique, comme les cas d’ellipse, où un seul mot prend la valeur d’un énoncé : honestas (‘probité’) peut avoir le sens d’un discours complet quand il est la réponse à une question comme « quid est summum bonum in vita ? » (quel est le bien suprême dans cette vie ?) ; le savant et le grammairien peuvent aisément restituer le sens visé en se référant à la question précédente, c’est-à-dire au
30
31 32
Cfr C. H. Kneepkens, « Roger Bacon’s Theory », p. 136 et M. Sirridge, « Robert Kilwardby », p. 336, n. 31. I. Rosier-Catach, « O Magister », p. 27-30 ; Eadem, La parole comme acte, p. 35-36. Il faut souligner que la notion de modus significandi est utilisée, bien avant les Modistes, pour rendre compte des connexions syntaxiques. Avec les Modistes, des autres modi (intelligendi et essendi) entrent en système avec les modi significandi, dans un projet fort complexe de fondation spéculative de la grammaire universelle (cfr C. Marmo, Semiotica e linguaggio nella Scolastica : Parigi, Bologna, Erfurt, 1270-1330. La semiotica dei Modisti, Roma, 1994).
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contexte linguistique ; celui qui emploie le langage ordinaire, et doit se tenir à la virtus sermonis, ne le peut pas33. Pour Robert Kilwardby, suivi par Roger Bacon, l’énoncé figuré est aussi le moyen le plus efficace pour exprimer certains contenus, faisant abstraction de sa correction grammaticale34 : Ad tertium dicendum quod magis congrua est oratio que magis congrue representat intentionem proferentis […], sed non semper simpliciter magis congrua, sed multotiens minus congrua secundum regulas gramatice35.
Roger Bacon, dans sa Summa Gramatica, reprend et discute toutes ces distinctions, mais utilise plusieurs fois, dans ce cadre, la notion d’intentio sermonis. Elle figure souvent dans les discussions sur la ratio qua oportet fieri, la condition nécessaire qui justifie le recours au langage figuré, mais aussi dans l’analyse d’autre syntagmes ou façon de dire, qui ne relèvent pas toujours du langage figuré. Par exemple, quand Bacon discute l’énoncé alter in alterius jactantes lumina vultus querebant taciti (tiré de la III Epistula des Heroïdes d’Ovide, à propos de Briseis et Achille), dont l’impropriété dépend du fait que un sujet singulier (alter) est suivi par un verbe au pluriel (querebant). L’intention du discours figuré – soutient Bacon – était de souligner le fait que chacun des protagonistes de l’action regarde l’autre dans le même moment. À vrai dire, vers la fin de sa discussion, il précise que : Hoc autem intendens significare, dixit ‘alter in alterius’ ; per hoc enim significat illos vicissim et simul correlative sese intueri36,
où on ne comprend pas qui a l’intention de signifier, si c’est le discours ou l’auteur. On peut observer la même tension entre les deux pôles dans d’autres passages. Par exemple, quand il discute de la construction du verbe être avec le gérondif (est legendum, est orandum, etc.). Le problème est d’expliquer quel est le sujet du verbe substantif (c’est-à-dire du verbe être). Après avoir discuté deux opinions, il en vient à la troisième qui soutient que le gérondif fait entendre quelque expression sous-entendue, comme dignum, debitum ou – ajoute-t-il – causa, et il mentionne ici soit l’intentio sermonis – ce qu’on peut traduire comme ‘intention du texte’ ou ‘intention du discours’ –, soit l’intention de l’auteur, soit celle du locuteur : 33 34
35 36
I. Rosier-Catach, « O Magister », p. 34-36 ; Eadem, La parole comme acte, p. 34. Cfr I. Rosier-Catach, B. Roy, « Grammaire et liturgie dans les sophismes du xiiie siècle », Vivarium, 18/2 (1990), p. 118-135 ; et I. Rosier-Catach, « Signes et sacrements. Thomas d’Aquin et la grammaire spéculative », Revue de sciences philosophiques et théologiques, 74/3 (1990), p. 392-436. Robert Kilwardby, In Priscianum minorem, dans Kneepkens, « Roger Bacon’s Theory », p. 138. Rogerus Bacon, Summa grammatica, dans Opera hactenus inedita, éd. R. Steele, Oxford, 1940, vol. XV, p. 59.
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Accusativus autem gerundii de sua imposicione et inmediata ordinacione cum verbo substantivo non dicit rem suam solum in racione termini et finis, set racione causalitatis, et patet hoc inductive respiciendo ad intencionem hujusmodi sermonum ‘est legendum’ ‘est orandum’.
Bacon, dans la suite, mentionne aussi soit l’intention de l’auteur, soit celle du locuteur : Intencio enim auctoris est quod aliqua condicio annexa actui, sicut commoditas vel bonitas vel ydoneitas temporis aut hujusmodi, cum sit cognita debet movere ad agendum, quia sensus est ‘est legendum’ quod ‘tempus est legendi’ vel ‘commodum’ vel ‘bonum’, et hec condicio, secundum quam sit mocio per apprehensionem, dat intelligere racionem causalitatis.
Et il conclut que : acusativus gerundii ordinatus cum verbo sustantivo, ex intencione proferentis et sua ordinacione et invencione, non solum dat intelligere racionem finis sicut alii acusativi, set et racionem cause37.
Dans ce cas, on n’a pas à faire à des citations d’auteur classiques, comme dans le cas mentionné plus haut, et il n’est donc pas question d’une intention de signifier psychologiquement interprétée, qui réside – ou a résidé – dans l’esprit d’un écrivain et qui motive donc l’adoption d’un langage figuré ou déviant. Dans les textes sur le gérondif il semble que les deux types d’intention se rangent du même côté ; ici on a à faire à des périphrases tout à fait ordinaires, où le locuteur ne peut modifier grand’ chose, et doit plutôt se soumettre à l’usage ou – comme Bacon le dit – à l’invention de la périphrase : « ex intentione proferentis et sua ordinacione et invencione ». Dans un autre passage sur l’usage du syntagme verbi gratia (‘c’est-à-dire’) dans l’énoncé « animal homo currit, verbi gratia Sor » (‘l’animal homme court, c’est-à-dire Socrate’), l’intention du discours comprend deux faits : 1) celui qui énonce ce discours a l’intention de mettre en connexion Socrate avec l’acte de courir ; 2) il parvient à le faire en se servant du syntagme (au nominatif absolu) verbi gratia, qui introduit un énoncé explicatif (exponens) du premier énoncé. Le sens qui en dérive (et qui correspond évidemment à l’intention du discours) est le suivant : animal homo currit, verbi gratia, dico quod Sor currit. Dans le signifié du syntagme en question (quod dictio et expositio fiat) on peut comprendre le verbe dico, ce qui permet de dédoubler le verbe en explicitant la fonction de sujet du nom propre ‘Socrate’ dans le deuxième énoncé. La même chose peut être remarquée dans les analyses des proverbes (comme lupus in fabula), et dans celles des formules liturgiques (comme Benedicite Domino, Ite missa est, Dominus vobiscum, per omnia saecula saeculorum, etc.), où – selon les analyses de Bacon – le verbe ou d’autres éléments sont omis en 37
Summa grammatica, p. 92.
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raison d’une plus grande expressivité sémantique et de leur usage fréquent38. Dans tous ces cas, comme dans la majorité des précédents, l’intention du discours ne se réduit ni au sens littéral (c’est-à-dire, à la virtus sermonis), ni au sens visé par le locuteur (au sens psychologique fort qu’on a indiqué plus haut). Confronté à ces énoncés, qui sont ou elliptiques ou fortement codifiés, le locuteur ne peut que conformer son intention de signifier à l’intention de celui qui a institué ces énoncés ou syntagmes ou à l’usage le plus répandu : sa liberté dans l’usage de ces expressions est limitée de manière qu’il ne peut qu’adopter ce qu’ils signifient ; bref, avec elles, il ne peut dire autre chose que ce que la langue, dans son développement, y a associé. L’intention du discours, en conclusion, limite les interprétations possibles de ces syntagmes ou façons de dire, et correspond peut-être à la notion d’intentio verbi avancée dans les discussions sur les formules sacramentaires par Guillaume de Méliton39 : l’intentio ministri doit s’identifier à l’intentio verbi si on veut produire un acte de consécration valable (dans le baptême, par exemple), c’est-à-dire que le ministre doit utiliser les mots dans le sens qui leur a été conféré dans leur imposition, son intention personnelle n’ayant aucune importance. Nous reviendrons sur cette notion dans les conclusions. La référence des termes communs et l’ambiguïté : changements de perspectives dans le milieu modiste L’avènement du paradigme modiste dans sa forme la plus ancienne et la plus puriste, avec Martin de Dacie, Boèce de Dacie et leurs premiers disciples (comme Michel de Marbais, Jean de Dacie, ou Gentilis de Cingoli), fait table rase de toutes les réflexions qu’on a vues plus haut. Les Modistes affirment fermement que le signifié n’entre absolument pas dans le domaine de réflexion du grammairien, et donc ils s’opposent à l’analyse du langage figuré proposée par les grammairiens précédents. Ils proposent au contraire une conception plus rigide des rapports entre syntaxe et sémantique, qui empêche complètement une approche pragmatique : la congruitas doit précéder l’utilisation du discours à fin de communication (perfectio) ; par conséquent il n’est possible de communiquer qu’à travers des énoncés bien formés. Martin de Dacie est très clair à ce propos : si le but du langage est de produire un sens complet dans l’esprit de l’auditeur, il sera réalisé le plus adéquatement par un énoncé bien formé, et non par un énoncé figuré ou déviant. L’énoncé turba ruunt, loin d’être plus efficace que turba ruit, est simplement incorrect40 : il n’y a aucune référence à l’intention du locuteur, ni 38 39
40
Ibid., p. 91. Cfr I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, p. 320 et 645, nn. 236 et 238. Cfr C. Marmo, Semiotica e linguaggio nella Scolastica, p. 408-409.
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à différents genres de discours ou niveaux de sens qui puissent justifier l’usage d’un langage figuré. Le Modisme, dans sa forme originaire, peut être décrit comme le triomphe de la virtus sermonis, identifié avec la significatio (la signification littérale) et les modi significandi (qui règlent la syntaxe) que la création linguistique originaire a imposés aux parties du discours. La portée théorique de ce choix devient évidente dans l’analyse de la référence des termes communs et de l’ambiguïté. À propos du premier problème, dans les années soixante-dix on discute souvent pour déterminer si les termes universels se réfèrent aux individus présents, ou aussi à ceux qui existaient dans le passé ou qui existeront dans le futur. Ce problème était affronté avant les Modistes, et encore en Angleterre dans les mêmes années, en appliquant les outils élaborés par la théorie de la supposition (comme les notion d’ampliatio ou de restrictio de l’extension référentielle) ; dans le traitement modiste du problème on ne parle que rarement de supposition, mais on se demande plutôt si la référence d’un terme commun peut être restreinte par le contexte linguistique, ce qui était un point aisément accepté par les logiciens terministes41. La solution proposée par les premiers logiciens modistes découle directement de leur conception du signifié attribué au mots dans l’acte d’imposition : aux termes universels, et en particulier aux noms d’espèce, a été assigné la signification des natures communes, c’est-à-dire des essences spécifiques, et, dans la théorie modiste, cette signification est invariante et constamment préservée par les mots dans tous leurs contextes d’occurrence : homo in oratione positus primo repraesentat naturam humanam absolute sicut extra orationem42.
Les termes universels, en tant que noms, ne possèdent aucune connotation temporelle, et donc leur signification ne peut être limitée, en soi (de se) ou de sa propre nature, aux individus qui existent au présent, au passé ou au futur : Terminus supponens verbo de praesenti de se non habet quod supponit pro praesentibus ; supponit enim suum significatum de se pro suppositis per indifferentiam, sicut etiam in suo significato non includit aliquod tempus (…). De se igitur non habet ut supponat pro praesentibus ‹ vel › [et, ms.] praeteritis. Item, nec habet illud a praedicato43.
41
42
43
Cfr C. Marmo, « The Semantics of the Modistae », dans Medieval Analyses in Language and Cognition. Acts of the Symposium ‘The Copenhagen School of Medieval Philosophy’, éd. S. Ebbesen, R. L. Friedman, Copenhagen, 1999, p. 83-104. Anonyme-SF, In Soph. el., q. 85, in Incerti auctores, Quaestiones super ‘Sophisticos Elenchos’, éd. S. Ebbesen, Hauniae, 1977, p. 196. Pierre d’Auvergne, Sophisma, V, q. 2 (dans C. Marmo, La semiotica del XIII secolo tra arti liberali e teologia, Milano, 2010, p. 123).
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En outre, le verbe – qui est un élément syntaxique différent du nom-sujet et qui ne se lie pas immédiatement à celui-ci – ne peut pas affecter ou modifier cette signification originaire. Cette position, qui trouve son expression la plus claire et développée dans les Sophismata de Pierre d’Auvergne, un logicien collègue de Boèce de Dacie à Paris, est modifiée quelques années plus tard, en tenant compte de certaines exigences pragmatiques, par Simon de Faversham, qui appartient à la deuxième génération des logiciens modistes. Il maintient les positions « orthodoxes » sur la référence des termes universels, en ajoutant qu’on peut avoir une restriction de son extension seulement par un modificateur immédiatement adjoint au terme (ce qui ne peut pas être un verbe, mais seulement un adjectif ou une clause relative44). Il faut ajouter que le rejet de la restrictio par Simon de Faversham se justifie seulement du point de vue de la virtus sermonis, mais qu’elle peut être admise d’un autre point de vue sur le langage, qui reprend la distinction élaborée au xiie siècle dont on a discuté plus haut : Dicendo ergo sic ‘homo currit’, ‘homo’ supponit pro presentibus, preteritis et futuris currentibus et non currentibus, unde in ista locutione sunt duo consideranda, scilicet uirtus sermonis et ueritas locutionis. Quantum est ex uirtute sermonis [ms. locutionis] ‘homo’ non determinatur ad homines presentes, nec ad preteritos, nec ad futuros ; quantum tamen ex uerificatione locutionis oportet quod determinetur ad presentes. Unde omnes tales orationes false sunt quantum ad sensum quem faciunt ; sunt tamen uere quantum ad sensum in quo fiunt (hec est distinctio antiqua)45.
La référence à la distinctio antiqua indique bien qu’ici Simon de Faversham cherche à soutenir une position différente de celle qui domine le paradigme modiste originaire et qui, confrontée aux exigences de la logique et des sciences, montre toutes ses limites : si on applique sans distinction ce paradigme (c’est-à-dire, celui de la virtus sermonis), le discours ordinaire qui en résulte risque d’être toujours faux. Il faut donc être moins rigide dans l’application des règles, et laisser jouer des considérations d’ordre pragmatique pour expliquer le fonctionnement du langage. Dans les débats sur l’ambiguïté lexicale (aequivocatio) on peut observer le même type de passage d’une rigide sémiotique du code à une sémiotique 44
45
Simon de Faversham, In An. pr. I, q. 60, Oxford, Merton College 292, fol. 127vb. Cfr J. Pinborg, « Bezeichnung in der Logik des XIII. Jahrhunderts », dans Der Begriff der Repraesentatio im Mittelalter : Stellvertretung, Symbol, Zeichen, Bild, éd. A. Zimmermann, Berlin-New York, 1971, p. 265 et 273 (aussi dans J. Pinborg, Medieval Semantics. Selected Studies in Medieval Logic and Grammar, éd. S. Ebbesen, London, 1984, IV) ; et Id., « Some Problems of Semantic Representations in Medieval Logic », dans History of Linguistic Thought and Contemporary Linguistics, éd. H. Parret, Berlin-New York, 1976, p. 272-273 (aussi dans J. Pinborg, Medieval Semantics, VIII). In An. pr. I, q. 60, fol. 127ra (dans C. Marmo, « The Semantics of the Modistae », p. 98).
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d’orientation pragmatique, qui tient compte des exigences des utilisateurs du langage et pas seulement de ce que l’imposition originaire a posé dans les mots. Sans entrer trop dans les détails d’une discussion fort complexe, je voudrais seulement souligner comment les premiers commentateurs modistes des Sophistici elenchi, en complète cohérence avec les principes de leur syntaxe, avaient adopté un point de vue qui ne reconnaissait qu’un petit rôle au contexte dans les procédures de désambiguïsation : seulement les déterminations immédiatement ajoutées à un terme équivoque (comme dans l’énoncé « le chien qui aboie ») ont la possibilité d’en déterminer le signifié (dans ce cas, il s’identifie avec l’animal qui a quatre pattes, et non avec la constellation ou avec l’animal qui vit dans la mer). Dans le cas où il n’y a pas de détermination immédiatement ajoutée, le terme maintient tous ses sens et les offre aux auditeurs ; par conséquent, différents auditeurs peuvent comprendre de façon complètement différente un énoncé comme « le chien aboie », en l’interprétant en référence à la constellation, ou aux deux types d’animaux qu’on a mentionné plus haut. Comme je l’ai montré ailleurs46, la syntaxe modiste, fondée sur des relations binaires, trouve ici un champ d’application particulier, qui ne tient en aucun compte les exigences de la communication. Le langage ordinaire, du point de vue de la virtus sermonis, n’est pas condamné seulement à la fausseté, mais aussi à l’ambiguïté, parce qu’il n’est pas possible d’éliminer l’ambigüité par une coopération interprétative quelconque. Avec la deuxième génération des logiciens Modistes on assiste à une modification de la théorie de la désambiguïsation qui est parallèle à celle qu’on a vue plus haut à propos de la détermination de la référence d’un terme commun. Un commentateur anonyme des Sophistici elenchi, dont l’œuvre est conservée dans un manuscrit de Prague (d’où son appellation d’Anonyme de Prague), soutient que du point de vue de la virtus sermonis un terme équivoque reste tel dans le cas où on ajoute (immédiatement ou médiatement) une détermination pertinente à un de ses signifiés (canis latrabilis currit, par exemple) ; tandis que, du point de vue de l’interprète (l’auteur utilise l’expression de bonitate intelligentis), cette détermination ajoutée restreint le signifié du terme, en éliminant l’ambiguïté47. Avec l’introduction de cette distinction on a une radicalisation des positions opposées : du point de vue des propriétés du langage, aucune détermination ne peut modifier ce que l’imposition originaire a assigné aux composantes du langage, parce que ce qui est accidentel ne peut modifier ce qui est essentiel48. Sur des positions 46 47
48
Cfr C. Marmo, Semiotica e linguaggio nella Scolastica, chap. 5. Anonyme de Prague, Quaestiones super Aristotelis Sophisticos Elenchos, q. 16, dans D. Murè, « Anonymus Pragensis on Equivocation », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge grec et latin, 68 (1998), p. 88. Ibid.
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analogues se trouvent d’autres modistes ou philosophes du langage en connexion avec le Modisme, comme Thomas de Wik, Raoul le Breton et le jeune Jean Duns Scot, qui récupère les théories pragmatiquement orientées des intentionnalistes pré-modistes sur l’ambiguïté lexicale en même temps que la théorie de la supposition des termes49. La VIRTUS SERMONIS/VERBORUM après le tournant linguistique d’Ockham La référence à la théorie de la supposition nous amène au cœur du tournant linguistique introduit par Guillaume d’Ockham dans la philosophie médiévale. La théorie de la supposition joue en effet un rôle central dans le développement d’une nouvelle approche à la métaphysique, à la philosophie de la nature, comme à la théologie : en conséquence de ce tournant linguistique l’activité du philosophe et du théologien est conçue comme une « analyse métalinguistique » des mots-clés de chaque discipline50. Dans ce contexte, la virtus sermonis occupe une position très importante, dont l’interprétation a engagé plusieurs spécialistes au siècle dernier (comme par exemple, Constantin Michalski en 1937, et après lui Philotheus Boehner, Ernest Moody et, plus récemment, Ruprecht Paqué, Roberto Lambertini, William Courtenay, Zenon Kaluza, Johannes Thijssen et Martin Hoenen), surtout à propos des destinataires du statut anti-ockhamiste des maîtres ès arts parisiens de décembre 1340, sur lequel je voudrais terminer mon exposé51. 49 50
51
Cfr C. Marmo, « Scotus on Supposition », Vivarium, 51 (2013), p. 233-259. La bibliographie sur Ockham est immense. On peut se borner à quelques études en français comme C. Panaccio, Les mots, les concepts et les choses : la sémantique de Guillaume d’Occam et le nominalisme d’aujourd’hui, Montréal-Paris, 1991 ; C. Michon, Nominalisme : la théorie de la signification d’Occam, Paris, 1994 ; C. Panaccio, Ockham on concepts, Aldershot, 2004 ; en particulier, pour l’expression utilisée dans le texte, voir J. Murdoch, « ‘Scientia mediantibus vocibus’ : Metalinguistic Analysis in Late Medieval Natural Philosophy », dans Sprache und Erkenntnis im Mittelalter, éd. W. Kluxen, J. P. Beckmann, Berlin-New York, 1981, p. 73-106). Cfr C. Michalski, « Le problème de la volonté à Oxford et à Paris au xive siècle », Studia Philosophica. Commentarii Societatis Philosophiae Polonorum, 1937, p. 233-365 ; Ph. Boehner, Collected Papers on Ockham, St. Bonaventure (N.Y.), 1958, p. 232-267 ; E. A. Moody, « Ockham, Buridan, and Nicholas of Autrecourt : The Parisian Statutes of 1339 and 1340 », Franciscan Studies, 7 (1947), p. 113-147 (repr. dans Id., Studies in Medieval Philosophy, Science and Logic, Berkeley, 1975, p. 127-160) ; R. Paqué, Das Pariser Nominalistenstatut : zur Entstehung der Realitätsbegriffs der neuzeitlichen Naturwissenschaft : Occam, Buridan, and Petrus Hispanus, Nikolaus von Autrecourt und Gregor von Rimini, Berlin, 1970 (trad. fr. Le statut parisien des nominalistes : recherches sur la formation du concept de réalité de la science moderne de la nature : Guillaume d’Occam, Jean Buridan et Pierre d’Espagne, Nicolas d’Autrecourt et Grégoire de Rimini, éd. E. Martineau, Paris, 1985) ; R. Lambertini, Consequentiae, fallaciae, virtus sermonis. Sul ruolo della terminologia logica nelle opere politiche di Guglielmo d’Ockham, tesi di laurea, Università di Bologna, a.a. 1981-1982 ; W. J. Courtenay, « Force of Words » ; Z. Kaluza, « Les sciences et leur langage. Note sur le statut du 29 décembre 1340 et le prétendu statut perdu contre Ockham », dans Filosofia e teologia nel Trecento. Studi in ricordo di Eugenio Randi, éd. L. Bianchi, Louvain-
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Chez Ockham, la conception de la virtus sermonis me semble être tout à fait traditionnelle : dans son analyse de plusieurs énoncés d’auteurs, il contraste souvent, en effet, le sens qui est faux de virtute sermonis, avec celui qui est vrai secundum intentionem auctorum ou secundum usum loquentium, en se servant d’une opposition très répandue dans le siècle précédent (et dans les mêmes termes) et en citant aussi explicitement l’adage qui remonte au xiie siècle, étudié plus haut : frequenter sermones authentici falsi sunt in sensu quem faciunt, hoc est de virtute sermonis et proprie loquendo, et tamen veri sunt in sensu in quo fiunt. Et hoc quia auctores frequenter aequivoce et improprie et metaphorice loquuntur52.
À plusieurs reprises, il s’est trouvé un spécialiste pour chercher à réduire la virtus sermonis à la supposition personnelle53, mais cette tentative est, selon moi, simplement erronée. Avant tout, il faut préciser qu’Ockham oppose toujours la virtus sermonis (souvent glosée par l’expression secundum proprietatem sermonis, SL I.7) au discours impropre ou métaphorique, en utilisant plutôt la distinction entre suppositio propria et suppositio impropria (qui inclut la métaphore, l’antonomasie, la synecdoque etc., SL I.77). Et bien qu’il considère la supposition personnelle comme la seule où les termes sont utilisés de façon significative, implicitement il inclut la supposition simple et la supposition matérielle (où les termes sont utilisés à la place des concepts ou des expressions vocales ou écrites) dans la suppositio propria : si dans ces deux types de supposition les termes ne sont pas significatifs (parce qu’ils ne supposent pas pour des objets individuels), elles relèvent quand même d’un usage approprié du langage, et donc elles doivent être considérées quand on juge de la vérité ou fausseté de virtute sermonis d’un énoncé. En deuxième lieu, il y a au moins un passage où Ockham analyse la vérité d’un énoncé exactement dans ces termes. Dans le deuxième chapitre de la deuxième partie de sa Summa logicae, Ockham discute de la vérité de la proposition homo est de essentia Sortis et avant de conclure qu’elle est fausse de virtute sermonis il
52
53
la-Neuve, 1994, p. 197-258 ; J. M. M. H. Thijssen, « The Crisis Over Ockhamist Hermeneutics and its Semantic Background : Methodological Significance of the Censure of December 29, 1340 », dans Vestigia, Imagines, Verba. Semiotics and Logic in Medieval Theological Texts (XIIthXIVth Century), éd. C. Marmo, Turnhout, 1997, p. 371-392 ; M. J. F. M. Hoenen, « Jean Wyclif et les universalia realia. Le débat sur la notion de virtus sermonis au Moyen Âge tardif et les rapports entre la théologie et la philosophie », dans La servante et la consolatrice. La philosophie dans ses rapports avec la théologie au Moyen Âge, éd. J.-L. Solère, Z. Kaluza, Paris, 2002, p. 173192 ; F. Goubier, N. Pouscoulous, « Virtus sermonis and the semantics-pragmatics distinction », Vivarium, 49 (2011), p. 214-239 (special issue : Usus loquendi, discretio audientis, intentio proferentis. Pragmatic Approach to Language During the Middle Ages). Summa Logicae, II.4, éd. Ph. Boehner, G. Gál, S. Brown, St. Bonaventure (N.Y.), 1974, p. 264 (cfr J. M. M. H. Thijssen, « The Crisis Over Ockhamist Hermeneutics », p. 377). Ibid.
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examine aussi la possibilité qu’elle puisse être vraie si le sujet est pris dans sa supposition simple. Par conséquent, la virtus sermonis d’un énoncé coïncide avec son sens propre qui est déterminé par le fait que ses termes ont supposition personnelle, simple ou matérielle. Si on considère le fait que pour Ockham la possibilité qu’un même mot puisse avoir, dans un énoncé, un des trois types de supposition, en vertu du prédicat, relève du troisième type d’équivocité54, on comprend encore mieux comment il continue la tradition de la virtus sermonis en logique. On a vu plus haut comment les Modistes adoptaient cette notion pour décrire le contenu « objectif » d’un énoncé ambigu, l’ensemble des sens qu’il présente aux auditeurs/lecteurs. Chercher à réduire la virtus sermonis d’Ockham à la seule supposition personnelle n’a donc pas de sens. L’identification de la virtus sermonis à la supposition personnelle est exactement une des positions condamnées par le statut anti-ockhamiste de 1340 (art. 2). Celui-ci ne peut donc pas viser les positions d’Ockham ; ce sont plutôt les ockhamistes parisiens des année trente du xive siècle qui ont développé cette identification à partir des théories ockhamistes et qui, peutêtre pour des raisons de « spectacularité » (la discussion universitaire entre maîtres était une sorte de show pour les disciples), ont superposé les deux notions : c’est donc contre une dérive de l’ockhamisme que les maîtres ès arts parisiens ont promulgué le statut du 29 décembre 1340. Comme l’a fait justement observer Johannes Thijssen55, ces maîtres étendent la notion de virtus sermonis pour lui permettre d’inclure également le sens figuré et l’intention de l’auteur, en singulier accord avec les positions de Jean Buridan. Il suffit de citer le premier article de ce statut pour en saisir la nouveauté par rapport à la tradition qu’on a suivie jusqu’à ce moment : Nulli magistri, baccalarii vel scolares in artium facultate legentium Parisius audeant aliquam propositionem famosam illius auctoris cujus librum legunt, dicere simpliciter esse falsam, vel esse falsam de virtute sermonis, si crediderint quod auctor ponendo illam habuerit verum intellectum […]56.
On doit conclure qu’en 1340 une tradition séculière se termine, une tradition particulièrement constante/stable à l’intérieur des corpus grammatical et logique antérieurs. Il faut ajouter que, durant cette période, Guillaume d’Ockham était déjà hors de l’académie. Après sa fuite d’Avignon, il avait trouvé protection chez l’empereur Louis de Bavière, et à Munich il avait écrit ou était en train d’écrire plusieurs œuvres de polémique ecclésiologique contre les différents papes 54 55 56
Summa Logicae, III-4.4, p. 759-763. J. M. M. H. Thijssen, « The Crisis Over Ockhamist Hermeneutics », p. 380 et suivantes. Statutum facultatis artium de reprobatione quorumdam errorum Ockhamicorum, in Chartularium Universitatis Parisiensis, éd. H. Denifle, E. Chatelain, Paris, 1889, 2, n. 1042, p. 505.
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qui l’avaient condamné avec Michel de Césène et les autres franciscains qui s’étaient opposés originairement à Jean XXII sur la question de la pauvreté de l’ordre (en 1327). C’est dans la première partie d’une de ces œuvres, le Dialogus (qui se déroule entre un magister et un discipulus), que Guillaume d’Ockham utilise l’expression virtus verborum pour affronter des questions herméneutiques57, afin de déterminer comment interpréter des discours ambigus, ou tellement généraux qu’il n’est pas possible d’en tirer un sens univoque. Ockham distingue alors, avec une grande sensibilité pragmatique, quatre différents types de discours (ou de textes) : (1) les contrats et les jugements ; (2) les lois et les statuts ; (3) les écrits d’auteur ; (4) les communications ou narrations en tête-à-tête. La valeur qu’il faut attribuer à l’intention du locuteur/auteur est très variable par rapport à la virtus verborum. Dans le premier type de discours, en cas d’ambiguïté, l’intention du locuteur n’est pas importante : on peut s’en tenir au sens que la virtus verborum permet de saisir. Dans le deuxième cas, celui des lois et des statuts qui peuvent contenir des expressions trop génériques ou équivoques, il faut avant tout vérifier si les sens qu’on peut comprendre ex virtute verborum sont compatibles avec le système juridique de référence (c’est-à-dire, la loi divine, naturelle, ou positive) et enfin, si cette comparaison n’est pas conclusive, il faut se tenir à l’intention du législateur qui a le dernier mot a ce propos. « Mais – demande le disciple – qu’est-ce qu’on fait quand le législateur est mort ? » (« Quid si conditor legis talis est mortuus […] ? »58), et le maître répond qu’à ce point il faut se tenir à l’interprétation des experts, qui connaissent bien le système juridique et, en supposant que le conditor legis n’ait pas voulu le contredire, peuvent donc éliminer l’ambiguïté des mots par référence au contexte général du système des lois. Donc, en ce cas, l’intention du législateur (l’auteur des lois) vaut seulement quand elle peut être exprimée directement par lui-même et devient ce qu’on pourrait appeler une « stratégie interprétative » dans le cas où elle n’est pas saisissable. Ce point s’éclaircit encore davantage quand on examine le troisième cas, celui des écrits d’auteur. Si un auteur a écrit des textes qui ex virtute verborum peuvent avoir différents sens alternatifs, il faut avoir recours a son intention « ut ipse seipsum exponat », afin qu’il interprète lui-même, en indiquant un sens vrai compatible avec la virtus verborum. Cela, précise le maître, peut parfois produire des problèmes : si l’on trouve, par exemple, que le sens indiqué, quoique vrai et compatible avec la vertu des mots, est en contradiction avec ce qu’il a affirmé ailleurs, on peut refuser cette auto57
58
Cfr R. Lambertini, C. Marmo, A. Tabarroni, « Virtus verborum : linguaggio e interpretazione nel Dialogus di Guglielmo di Ockham », dans Langages et philosophie. Hommage à Jean Jolivet, éd. A. de Libera, A. Elamrani-Jamal, A. Galonnier, Paris, 1997, p. 224-227. Guillelmus de Ockham, Dialogus, I pars, 7.4, dans Monarchia S. Romani Imperii, éd. M. Goldast, Francofordiae, 1614 (repr. dans Guillelmus de Ockham, Dialogus de potestate papae et imperatoris, Torino, 1966), p. 639.
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interprétation. En d’autre termes, comme dans le cas précédent, le signifié des mots qu’on peut tirer du contexte général des textes d’un auteur a la priorité aussi sur l’intention explicitement exprimée par l’auteur. Dans le quatrième cas, l’intention du locuteur est absolument prioritaire, si l’allocutaire n’a pas d’indices qui puissent faire suspecter que le locuteur soit en train de mentir : on voit ici à l’œuvre une sorte de présomption de véridicité, qui est effectivement à la base des rapports humains. En tout cas, tant la virtus sermonis des œuvres logiques que la virtus verborum du Dialogus se rattachent au niveau des signifiés propres des mots59 et, dans le cadre d’une théorie de l’interprétation des textes, indiquent des limites aux interprétations possibles : dans le Dialogus surtout, Ockham attribue à la virtus verborum la fonction de permettre aux énoncés d’avoir un ou plusieurs sens et donc aussi d’en limiter la prolifération incontrôlée. C’est sur cette fonction que je voudrais tirer quelques conclusions. Conclusions La virtus sermonis ou verborum dans le corpus grammatical et logique, loin d’être considérée comme une force, une vertu ou une valeur des mots liée surtout au plan de l’expression (comme suggérait Augustin dans son De dialectica, VII, dans le chapitre dédié à la vis verbi), indique un ensemble de règles syntaxiques et sémantiques, qui : (1) dérivent de l’imposition des noms, c’est-à-dire de l’institution originaire du langage (ou de ses modifications historiques) ; (2) constituent le point de repère pour l’évaluation de la correction syntaxique (congruitas) et de la cohérence sémantique ou sens (intellectus, sensus) des énoncés ; (3) peuvent comprendre la multiplicité de sens d’un même énoncé, si celui-ci contient des mots ou des syntagmes ambigus ; (4) représentent une contrainte pour le locuteur/auteur qui ne peut dire tout ce qu’il veut (cette fonction pourrait s’identifier aussi avec la notion d’intentio sermonis de Bacon, qu’on a vu plus haut) ; (5) représentent une contrainte pour l’interprète (auditeur/lecteur) qui ne peut tirer des énoncés ce qu’il veut, mais seulement ce que ces règles lui permettent : s’il y a des sens qui sont permis, il y en a d’autres qui ne le sont pas, donc ; (6) représentent aussi les limites des interprétations appropriées d’un énoncé ou d’un texte. 59
Je voudrais corriger ce que nous avons écrit avec Roberto Lambertini e Andrea Tabarroni, « Virtus verborum », à ce propos.
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Du point de vue des règles qui sont résumées dans l’expression de virtute sermonis, en conclusion, les Modistes ont peut-être raison et se trouvent en profond accord avec Guillaume d’Ockham (au moins sur ce point) quand il souligne l’énorme diffusion de l’ambiguïté dans les discours humains : chaque énoncé ambigu offre à son destinataire (ou à son lecteur) tous ses sens d’un coup, tous ensemble ; c’est seulement en adoptant un autre point de vue sur le langage qu’on peut l’éliminer : il revient aux interprètes, en effet, de désambiguïser l’énoncé en question, de vérifier s’il est vrai dans l’un de ses sens, de contrôler s’il est cohérent avec les autres énoncés qui forment son corpus de référence et de trouver, dans le cas où aucun sens propre n’est compatible avec ce corpus, un sens impropre adéquat. Cette double perspective sur le langage est en plein accord avec la sémiotique interprétative contemporaine d’Umberto Eco, qui, en singulière coïncidence avec Roger Bacon, assigne aussi une intention au texte (intentio operis), pour en distinguer les effets de sens objectifs de ceux effectivement visés par son auteur (intentio auctoris), qui restent souvent insaisissables, et de ceux éventuellement projetés sur lui par l’interprète (intentio lectoris60) : l’énoncé ou, plus généralement, le texte, une fois produit par un auteur/ locuteur, jouit d’une autonomie totale, qui dépend seulement de ce qu’on a énoncé et de la manière dont on a utilisé les potentialités de la langue.
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U. Eco, I limiti dell’interpretazione, p. 22-25.
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QUAND LES RHINOCÉROS PRENNENT LA PAROLE LE GAB ET LA QUESTION DE LA PAROLE EFFICACE DANS LE VOYAGE DE CHARLEMAGNE À JÉRUSALEM ET À CONSTANTINOPLE
La parole et les deux genres d’hommes La Vie latine d’Isarn, abbé de Saint-Victor de Marseille, raconte comment, à la suite du pillage du monastère de Lérins par des païens, certains frères furent emmenés, captifs, en Espagne. Le monastère demanda l’aide de l’abbaye de Saint-Victor : l’abbé Isarn décida de se rendre en personne en Catalogne, alors même qu’une grave maladie le tenait désormais presque constamment alité. Une fois parvenu au prieuré victorin de Saint-Michel del Fai, il y reçut le comte de Barcelone, son épouse, et leur allié Gombaud de Besora1. Voici le récit de cette scène : La rumeur de son arrivée étant parvenue jusqu’à eux, le consul de Barcelone Raimond Bérenger et sa femme Elisabeth, ainsi que Gombaud, homme de rang consulaire, c’est-à-dire les plus grands princes de toute la région, se hâtent vers ce lieu pour s’offrir eux-mêmes et leurs biens, dévoilent leurs péchés et le prient de se faire leur défenseur auprès de Dieu. Et Isarn, les édifiant grandement par les paroles de l’Écriture, leur imposa aussitôt comme œuvre de pénitence de restituer au Seigneur Dieu les moines captifs, par tous les moyens possibles et appropriés, aussi bien par les menaces de leur puissance que par les forces de la persuasion, par l’argent et par la supplication, et de restaurer, pour l’honneur du Seigneur, le monastère de Lérins jadis illustre et maintenant injustement détruit par des peuples impies. Et s’ils le faisaient, il leur promettait qu’ils obtiendraient facilement du Seigneur la rémission de leurs péchés, si du moins ils se corrigeaient, et de prier pour eux de tout son cœur. Alors, inspirés par Celui qui arme les rhinocéros d’une corne de puissance de ce genre pour leur permettre de dompter l’esprit des barbares, et qui par de tels verrous place des 1
Pour la bibliographie concernant ce passage et ses acteurs, voir la Vie d’Isarn, abbé de SaintVictor de Marseille (XIe siècle), présentation, édition, traduction et notes, C. Caby, J.-F. Cottier, R. M. Dessì, M. Lauwers, J.-P. Weiss, M. Zerner, Paris, 2010, p. 78-96.
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 71-105 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101896
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limites à la mer amère et turbulente des païens, ils s’avancent, prêts à accomplir la totalité de son vœu2.
Ce texte de la seconde moitié du xie siècle met en scène un « nouveau paradigme social, caractéristique des réformateurs grégoriens3 » : d’un côté, les « grands princes » de la terre. Ce sont des rhinocéros (armés de la « corne de puissance », argent ou forces de ce monde), ou encore les « verrous de la mer amère ». De l’autre, le saint abbé : Isarn dispose de la parole de Dieu4 et il est, pour les laïcs qui accourent vers lui, le médiateur exclusif dans l’accès aux choses spirituelles. La force de ses mots, à la fois « édification », « ordre », « promesse », « prière » et « vœu », rend opératoire la défense matérielle de l’Église par les aristocrates laïcs : l’abbé modèle ainsi l’action des rhinocéros armés selon les contours de son vœu et en fait une œuvre de pénitence. Le portrait du grand aristocrate laïc en rhinocéros, particulièrement exploité dans l’hagiographie clunisienne, se fonde sur Iob 39, 9-105 et revêt un sens précis6 : jugulé par l’Église (les princes « s’offrent, eux-mêmes et leurs biens »), l’animal « met sa puissance à son service et peut être utilisé par elle pour piétiner ses ennemis » alors que, « hors de l’Église, le rhinocéros se déchaîne contre elle7 ». Le portrait de l’homme de Dieu en homo spiritualis évoque quant à lui I Cor. 2-15, texte dont Yves Sassier rappelle qu’il est l’« un des fondements scripturaires de la grande revendication de l’Église des temps grégoriens : affirmer la supériorité intrinsèque du spirituel sur le temporel » et imposer « l’existence d’une hiérarchie inscrite dans la création justifiant 2
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Ibid., XXXI, p. 88-91. Voici le texte latin : « Tunc adventus eius rumore respersi Barcinonae consul Raimundus Berengarii et uxor eius Elisabeth et Gumbaldus vir consularis, illuc se suaque offerentes, principes scilicet maximi totius regionis, accederant, peccata propria detegunt, patronumque illum sibi apud Deum fieri deprecantur. Quos ille multum sermonibus divinis aedificans, id eis protinus paenitentiae munus iniunxit ut, quibuscunque iuste possent modis, tam potentiae minis quam ingenii viribus, et censu et prece captivos monachos Domino Deo restituerent, ac nobile quondam Linirense monasterium, nunc inique ab impiis destructum gentibus, ad honorem Domini restaurarent. Quod si facerent, remissionem illis peccatorum, si se corrigerent, a Domino facile pollicetur, seque pro eis totis visceribus precaturum. Tunc aspirante illo, qui rinocerotas huiusmodi cornu potentiae ad edomandos barbarorum animos armat, et per tales vectes amarissimo turbulentoque gentium mari terminos ponit, ad omne votum eius sese promptissimos offerunt. » Ibid., p. 131. Le texte précise d’ailleurs à propos de cette parole divine qu’il « ne l’a pas dans son esprit » (chap. VII, p. 20-21), mais « devant ses yeux » ou encore « inscrite en son cœur » (chap. IV, p. 15-16), comme le font remarquer les éditeurs du texte : Vie d’Isarn, « Notes complémentaires », VII « Usages de l’Écriture sainte et modèles scripturaires dans la Vie d’Isarn », p. 153154. Cfr les Moralia de Grégoire le Grand : 31, 1-7. P. Buc, L’ambiguïté du Livre. Prince, pouvoir et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris, 1994 ; B. Rosenwein, Rhinoceros Bound : Cluny in the Tenth Century, Philadelphia, 1982. Cfr les commentaires de la Vie d’Isarn, p. 89, n. 157, et les « Notes complémentaires », p. 102171 (p. 130 et 154-158).
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pour toujours l’autorité des clercs8 ». Comme le précise Dominique Iogna-Prat, les « mises en ordres » de la société proposées par les réformateurs consistent bien, à partir de la période grégorienne, à « définir la part des laïcs comme un reste9 » et à garantir par de nouveaux « devoirs » la supériorité éthique et sociale des ecclésiastiques. Ces derniers s’assurent notamment la possession exclusive du sacré et le pouvoir de médiation sacramentelle. Or les problématiques de la parole efficace – qui accomplit ce qu’elle profère dans les sacrements et dans l’Histoire puisqu’elle donne aux hommes le sens de leurs actes – sont pleinement mobilisées dans les nouvelles propositions de « mises en ordres » de la société et dans les nouvelles représentations des « hommes spirituels » et de leur pouvoir, pouvoir matériel et idéel, pouvoir sur le monde et sur le salut des hommes10. Le sacrement de la consécration eucharistique n’est-il pas par exemple « celui dont la répétition scelle originellement et renouvelle quotidiennement l’unité de l’Église chrétienne11 », ainsi que le rappelle Irène Rosier-Catach, alors même que son sens se modifie profondément à la période grégorienne, donnant aux ministres de l’Église un rôle inédit et très discuté dans l’efficacité du sacrement12 ? Ainsi, 8
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Y. Sassier, « L’Histoire du monastère de Vézelay de Hugues de Poitiers, reflet des tensions idéologiques du xiie siècle », dans Id., Structures du pouvoir, royauté et Res Publica (France, IXe-XIIe siècle), Rouen, 2004, p. 163-175, p. 164. Je renvoie ici, sans aucune prétention d’exhaustivité, aux travaux suivants : G. Constable, The Reformation of the Twelfth Century, Cambridge, 1996 ; D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam (1000-1150), Paris, 1998 ; G. Tellenbach, The Church in Western Europe from the Tenth to the Early Twelfth Century, Cambridge, 1993 (trad. anglaise). D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 27. D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 26 sq. La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, p. 23. H. de Lubac, Corpus mysticum. L’eucharistie et l’Église au Moyen Âge, Paris, 1941 ; M. Rubin, Corpus Christi. The Eucharist in Late Medieval Culture, Cambridge, 1991, surtout p. 14 sq, pour les débats entre conceptions figuratives et conceptions réalistes de l’eucharistie. Cfr plus particulièrement, sur le problème connexe du pouvoir d’intercession inédit conféré au ministre de Dieu dans l’Église, I. Rosier-Catach, « Les sacrements comme signes qui font ce qu’ils signifient : signe efficace vs. efficacité symbolique », Versus, 102 (sept.-déc. 2006), surtout p. 172-174 sur « le rituel et le consensus » et La parole efficace, surtout p. 132-134 : en fait, le problème, analysé par l’auteur dans les textes théologiques, selon lequel « Dieu ne lie pas son pouvoir aux sacrements » est tout à fait central en contexte grégorien de construction d’une Église hiérarchique, institutionnelle et médiatrice. Comment en effet penser, par rapport à la grâce divine, le rôle de l’institution ecclésiale, du ministre de l’Église et de fait, du sacrement, avec les objets qu’il mobilise et les paroles qu’il nécessite ? Comment maintenir et affirmer le rôle central du prêtre dans la diffusion de la grâce à travers le sacrement, mais aussi l’équilibrer et le nuancer par rapport au pouvoir de l’Église et à la validité du sacrement en soi et pour soi, par rapport aussi à l’autonomie de la grâce divine ? Quand les textes des théologiens examinés par I. Rosier-Catach (mais aussi les textes hagiographiques et le corpus juridique) discutent de la part de l’intervention humaine dans le sacrement à partir notamment de l’idée selon laquelle Dieu a « librement déterminé sa volonté à lier la confération de la grâce à ce moyen particulier » (paroles et matières du sacrement dans
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Whereas early Christianity looked to holy men and early medieval society turned to saints to effect the connexion between God and humankind through prayers of intercession, a different order was now emerging. It was embedded in procedures and mediating practices, in a neatly defined mystery, rather than in the inspiration of charismatic and exemplary figures. Now the unifying grace was being claimed and disposed of through strong sacramental routines which orientated Christian life on earth. […] The priest was endowed with the power to effect a singular transformation in the world, one which was vital and necessary, so the claim of mediation was developed in the twelfth century into a robust theology of sacramentality13.
Ce même motif de la parole participe pleinement aux nouvelles configurations du grand aristocrate laïc, d’abord par contrepoint. On trouve dans la Vie de Geoffroy du Chalard, vers 1125, cette déclaration prêtée par le saint lui-même à son prédécesseur dans les solitudes limousines : Je n’ai aucun pouvoir, car je suis un laïc et je ne suis pas expert en paroles14.
13 14
l’Église), ils posent aussi la question de « la part de pouvoir délégué à ces médiations, et [des] modalités selon lesquelles celles-ci agissent » (p. 134). D’où les débats et polémiques de la période grégorienne au sujet de l’autonomie du sacrement, question qui rejoint celle de l’autonomie des miracles défendue par exemple par Pierre Damien, comme l’a montré J.-M. Sansterre. Pierre Damien ainsi, dans une lettre adressée à l’archevêque Henri de Ravenne sur la validité des ordinations simoniaques, déclare : « il n’est pas étonnant que Dieu tout-puissant permette que l’office sacerdotal soit propagé dans son Église par de mauvais ministres, puisqu’il montre fréquemment par ceux-là même des miracles, évidemment non par le mérite d’une vie religieuse, mais en raison du ministère sacerdotal qu’ils ont reçu » (cité et traduit dans « L’autonomie du miracle chez Pierre Damien », J.-M. Sansterre, N. Stalmans, « Scribere sanctorum gesta ». Recueil d’études d’hagiographie médiévale offert à Guy Philippart, éd. E. Renard, M. Trigalet, X. Hermand, P. Bertrand, Turnhout, 2005, p. 711-715, p. 712). Les controverses sont nombreuses, même au sein de l’Église grégorienne : I. Rosier-Catach rappelle ainsi que, pour les sacrements, la question de l’intention du ministre reste centrale, alors même qu’à côté des conditions de validité des sacrements que sont le « rôle ministériel du prêtre » et « la nécessité du respect du rite sous tous ses aspects », la « condition sur l’intention » « s’articule difficilement avec les précédentes, qui semblent en elles-mêmes nécessaires et suffisantes » (p. 266)… Telles que les analyse avec précision I. Rosier-Catach, les débats sur la nature exacte de la causalité à l’œuvre depuis Dieu jusqu’à l’effet à travers son ministre, son ministère, son institution, les règles de mise en scène du sacrement et les matières qu’il mobilise éventuellement, apparaissent pleinement liés à la construction de l’Église grégorienne, et de la société qu’elle entend définir et « inclure » après s’être hiérarchisée strictement : ce projet grégorien ne pouvait que ménager, d’une manière ou d’une autre, la part du ministre et celle de l’institution dans le dévoilement, voulu par Dieu, de sa grâce qui, dans tous les cas, reste la « cause efficiente dernière de l’effet du sacrement » (I. Rosier-Catach, « Le pouvoir des mots. Remarques sur la notion de causalité naturelle », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 611-616, p. 614). M. Rubin, Corpus Christi, p. 13. « Ego obsistendi nullam potestatem habeo, quod laicus sum et imperitus sermone » (Vie de Geoffroy du Chalard, éd. A. Bosvieux, dans Mémoires de la Société des Sciences naturelles et archéologiques de la Creuse, 3 (1862), p. 75-120, p. 82). La traduction est reprise de celle de M. Aubrun : Saints ermites en Limousin au XIIe siècle, traduction et présentation par M. Aubrun, Turnhout, 2009, p. 57-100 (p. 65).
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La Vie d’Isarn offre de même un exemple intéressant de la manière dont le motif de la parole peut être utilisé : il y est entrelacé avec celui de la fonction guerrière dévolue aux grands aristocrates laïcs. Tout d’abord, ce texte les prive d’une parole efficace et les cantonne au rôle de défenseurs contractuels (par les armes, l’argent, la rhétorique de la persuasion) de l’Église terrestre. De fait, la fonction de parole et la fonction guerrière sont hiérarchisées en valeur : la parole efficace est de nature spirituelle et s’exerce au-delà de l’Histoire, tandis que le pouvoir des armes est temporel, provisoire et séculier. Mais cette hiérarchisation est dynamique : elle ne se contente pas d’opposer les deux fonctions, ou les deux genres d’hommes. Elle donne à la fonction de parole une vertu englobante par rapport à l’autre fonction, qu’elle récapitule15 : le texte présente explicitement le pouvoir des mots du saint auprès de Dieu comme l’arme utilisée dans une autre « défense » bien supérieure en valeur à celle qu’assurent les armes des rhinocéros dans l’Histoire. Inversement, les actes des grands princes sont dotés de valeur par la parole de prédication qui les fait, selon le vocabulaire de la conversion monastique16, « s’offrir » au désir du saint et à la volonté de Dieu : l’action guerrière procède donc de la parole de prédication et d’exhortation qui en est la « cause » au sens où elle est chargée de révéler le dessein divin. Cette structuration hiérarchique du motif des armes et du motif de la parole efficace implique que les armes, attribut central du laïc-rhinocéros, « jouissent d’une forme propre, quoiqu’humiliée, de reconnaissance17 », à la condition nécessaire d’être la forme même donnée au « vœu » de l’homme spirituel. Il est permis de rappeler qu’en accord avec ce modèle, la fonction guerrière est représentée dans nombre de textes de la période18 comme le reflet dégradé d’un modèle plus haut incarné par la parole 15 16
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L. Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, 1979. Vie d’Isarn, « Notes complémentaires », IV « Récits ‘antiseigneuriaux’ et conversions au monachisme dans la Vie d’Isarn », p. 126-131 (p. 130). Selon la formule de J. Lecointe : L’Idéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, 1993, p. 113. Suger, dans sa Geste de Louis le Gros, exploite à son tour toutes les ressources de « cette métaphore vive » qui fait de la parole efficace de l’Église (anathème, prédication) l’arme véritable à laquelle toutes les autres armes sont subordonnées : « Venerabilis sancte Romane ecclesie legatus Cono, Prenestinus episcopus, innumerarum pulsatus molestia querelarum ecclesiarum, pauperum et orphanorum devexationum, ejus tirannidem muchrone beati Petri, anathemate scilicet generali detruncans, cingulum militarem ei licet absenti decingit, ab omni honore tanquam sceleratum, infamatum, christiani nominis inimicum omnium judicio deponit. Tanti itaque concilii rex exoratus deploratione, citissime in eum movet exercitum et clero, cui semper humillime herebat, comitatus, Creciacum munitissimum castrum divertit, armatorum potentissima manu, quin potius divina, inopinate castrum occupat, turrim fortissimam ac si rusticanum tugurium expugnat, sceleratos confundit, impios pie trucidat et quos, quia inmisericordes offendit, inmisericordes detruncat. Videres castrum ac si igne conflari infernali, ut fateri non differres : ‘Pugnabit pro eo orbis terrarum contra insensatos’ » (Sap 5, 21) (Le vénérable légat de la sainte église romaine, Conon, évêque de Palestrina, vivement ému par les innombrables plaintes des églises et les souffrances des
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efficace des clercs, « glaive spirituel » qui s’abat19 sur les ennemis de l’Église au travers des armes des milites. Tel est l’un des mécanismes d’expression de l’« auxiliarité » du laïc par rapport au clerc, topique dans le discours réformateur20. Telle est l’une des structures qui fondent la reconnaissance humiliée de l’état de laïc par rapport à l’état de clerc, selon un système d’homologies complexes étagées depuis la volonté divine qui les ordonne : c’est la potestas de la parole qui frappe, en une métaphore souvent bien plus que vive, tandis que la potentia des armes n’en est que l’ombre diminuée. La parole, un motif partagé par les discours Il peut paraître superflu, à ce point du raisonnement, de rappeler que le motif de la parole et de ses pouvoirs, ainsi que les portraits des clercs et des laïcs à la peinture desquels ce motif participe, sont pris en charge par le discours ecclésiastique en latin qui domine toute la production écrite jusqu’au début du xiie siècle : ce sont les énoncés des clercs qui, dès les premiers textes,
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pauvres et des orphelins, abattit sa tyrannie en le frappant de l’épée mordante de saint Pierre, c’est à savoir d’un anathème général, le dépouilla, quoiqu’absent, du baudrier de guerrier, le déclara, en vertu d’un jugement unanime, déchu de tous ses honneurs comme criminel, infâme, ennemi du nom chrétien. Cédant à la prière et aux plaintes d’un si grand concile, le roi met très vite son ost en mouvement contre lui et, accompagné du clergé, auquel il fut toujours très humblement attaché, se tourne vers le château solidement fortifié de Crécy. Grâce à la main très puissante de ses hommes, que dis-je, bien plutôt grâce à celle de Dieu, il s’en empare à l’improviste, prend d’assaut la tour, qui était très forte, tout comme il eût fait d’une cabane de paysan, confond les criminels, massacre pieusement les impies ; ceux auxquels il se heurte parce qu’ils sont sans pitié, sans pitié il les abat. Si vous aviez vu le château, vous l’eussiez cru embrasé du feu de l’enfer et, tout de suite, vous eussiez reconnu la vérité de cette parole : « Tout l’univers combattra pour lui contre les insensés ») (Vie de Louis VI le Gros, éd. et trad. H. Waquet, Paris, 1929, p. 174-177, à propos de Thomas de Marle). La notion de militia permet plus largement de composer ce système hiérarchique au moyen d’une reprise des mêmes termes (militia spiritualis et militia saecularis ; vocabulaire des armes, etc.) : « Pour les ecclésiastiques, appeler les chevaliers des milites, c’est se dire parallèles et supérieurs à eux : une milice cache l’autre, ou plutôt, elle la sous-entend » (D. Barthélemy, La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ? Servage et chevalerie dans la France des Xe et XIe siècles, chapitre V : « Le mot miles et l’histoire de la chevalerie », Paris, 1997, p. 173-191 (p. 190)). Selon Rom. 13 : 4. « Le début du xiie siècle est […] le temps où fut exprimée de la façon la plus rigide l’idée d’une ‘auxiliarité’ de la fonction princière, notamment au travers d’une volonté tenace des partisans de la réforme d’affirmer le rôle moteur de l’Église dans la prise en charge de la paix publique, et de confiner rois et princes dans une simple fonction d’exécution » (Y. Sassier, « L’Histoire du monastère de Vézelay », p. 165). Voir pour une vue d’ensemble : D. IognaPrat, « La place idéale du laïc à Cluny (v. 930-v. 1150) : d’une morale statutaire à une éthique absolue ? », dans Guerriers et moines (Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval, IXe-XIIe siècle), éd. M. Lauwers, Antibes, 2002, p. 291-316.
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sont « de droit, dépositaires de la parole vertueuse21 ». Ce sont, comme l’a montré l’enquête d’Anita Guerreau-Jalabert, les énoncés ecclésiastiques qui prennent en charge le paradigme de la parole et de la parabole christiques et le projettent de manière complexe sur toute parole chrétienne, avant que les langues romanes ne déploient leurs propres constructions sémantiques22. Et ce sont donc certains de ces mêmes énoncés ecclésiastiques, les discours des réformateurs, qui ont placé l’efficacité de la parole au centre d’un idéal de construction sociale et d’organisation politique de la société chrétienne. Or au début du xiie siècle, il faut noter ce « problème pressant23 » que représente en contexte la naissance d’un corpus écrit non plus en latin, mais en langue vernaculaire. C’est, on le sait, une naissance en deux temps dont on peut préciser comme Michel Zink que la « seconde », une fois éloignée « l’ombre des lettres latines » et abandonnée la stricte fidélité de la production au genre hagiographique en particulier, est « plus soudaine que la première, plus surprenante » et que ses « suites allaient être plus fécondes24 ». Nous nous proposons de poser, à partir du motif de la parole efficace, la question du degré et des modes d’insertion du nouveau corpus en langue vernaculaire (que nous identifions un peu trop commodément comme ressortissant de la catégorie de la « littérature », en postulant ainsi une catégorie qui semble pour le moins problématique à imposer au système des discours médiévaux) dans le tissu des autres discours, tissu où il se trouve pris au moment de son émergence. Jean-Marie Fritz, qui pose cette même démarche en tête de son travail sur le discours du fou au Moyen Âge central, rappelle après Michel Foucault que les discours d’une situation donnée « ne peuvent pas proférer tous les types d’énoncés possibles25 » ; ceci, en raison du système qu’ils constituent et dans lequel ils s’engendrent mutuellement, par dialogue, opposition, participation et transferts de motifs. Tout nouvel énoncé serait comme un « nœud dans un réseau26 », réseau de questions et de réponses qui forment système. Cette hypothèse peut se traduire en termes sociohistoriques : si nous ignorons tout, la plupart du temps, des conditions de production et de diffusion de ces nouveaux textes, certains indices textuels – le type d’héroïsme qui s’y déploie notamment – confirmeraient que nous 21
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C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue, Paris, 1991 (trad. fr.), p. 18. Les clercs ont bâti par ce biais un système de représentations de la parole, de ses pouvoirs et de ses valeurs, en amont de la grande systématisation du xiiie siècle décrite par S. Casagrande et S. Vecchio. A. Guerreau-Jalabert, « Parole/parabole ; la parole dans les langues romanes : analyse d’un champ lexical et sémantique », dans La parole du prédicateur, dir. R. M. Dessì, M. Lauwers, Nice, 1997, p. 311-339. É. Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard, Paris, 1931, p. 14. M. Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, 1992, p. 41. Le discours du fou au Moyen Âge, XIIe-XIIIe siècles. Étude comparée des discours littéraire, médical, juridique et théologique de la folie, Paris, 1992, p. 5. M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, 1969, p. 36.
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assisterions là à une première appropriation, par le groupe des grands aristocrates laïcs, du support de l’écriture. Anita Guerreau-Jalabert et Michel Banniard suggèrent que la première manifestation d’une production textuelle en langue romane autonome (chansons de geste, lyrique d’oïl et d’oc, et romans, antiques puis arthuriens) pourrait bien être le résultat d’une demande, celle de l’aristocratie laïque, et d’un projet : légitimer ses valeurs, « se justifier dans l’ordre historique27 », et s’autodéfinir : Ce qui se manifeste alors, c’est en quelque sorte une prise de parole, légitimée par l’écrit, de la part de la fraction laïque dominante28.
L’hypothèse selon laquelle les discours en présence font système signifie donc concrètement que se noueraient des rapports essentiels (de partage de motifs et de confrontation de valeurs) entre les énoncés ecclésiastiques (en latin ou en langue vernaculaire) et les nouveaux énoncés en langue vernaculaire, parce qu’il y va de la « prise de parole » et de l’autorité de ces derniers. Les travaux de John Baldwin29 ou de Jean-Marie Fritz30 ont construit sur cette hypothèse une confrontation archéologique spécifique des discours en présence (ecclésiastiques et non ecclésiastiques) autour d’un objet nodal que désignait son rapport à la production d’un pouvoir et d’un savoir autorisé : sexualité et folie. Mais qu’en est-il de cet autre problème particulièrement sensible, celui du pouvoir des mots et de l’efficacité ou de la fonction opérative de la parole, qui dessine les contours du pouvoir spirituel des ecclésiastiques ? Quels sont le degré et les modes de participation du corpus émergent, non ecclésiastique donc, à des questions qui touchent au statut des paroles sacramentelles et de la prédication, qui concernent ainsi les plus grands rituels chrétiens et le fonctionnement même du sacré et assurent de fait la supériorité éthique mais aussi sociale des « hommes spirituels » ? Que font les énoncés dits « littéraires » quand ils s’emparent de cet ensemble de motifs – parole efficace, armes, amour, pouvoirs… – qui fondent tout à la fois la dépendance et l’« auxiliarité » des grands aristocrates laïcs, de leurs fonctions sociales et de leur histoire31 ? Le Thersite de Shakespeare a beau jeu de dire, comme le relève Jean-Yves Tilliette, que « la guerre et la fornication, il n’y a vraiment qu’elles qui soient toujours à la mode32 », il ne revient pas sans doute 27
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M. Banniard, « Genèse de la langue française (iiie-xe siècles) », dans Histoire de la France littéraire, t. I : Naissances, Renaissances (Moyen Âge-XVIe siècle), « Le français et la latinité : de l’émergence à l’illustration », dir. F. Lestringant, M. Zink, Paris, 2006, p. 9-35 (p. 30). A. Guerreau-Jalabert, « Le temps des créations (xie-xiiie siècle) », dans Le Moyen Âge. Histoire culturelle de la France – 1, dir. M. Sot, Paris, 2005, p. 144. Les langages de l’amour dans la France de Philippe Auguste, Paris, 1997 (trad. fr.). Le discours du fou. Y. Sassier, « L’Histoire du monastère », p. 165. Citation relevée dans L’Iliade. Epopée du XIIe siècle sur la guerre de Troie, dir. F. Mora, Turnhout, 2003, « Introduction », p. 5-40, p. 35.
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au critique contemporain d’endosser le rôle de ce personnage… Poser l’émergence des nouveaux textes comme un fait social bouleversant en contexte implique au contraire de mettre à la question leurs grands thèmes et leur inscription particulière dans le tissu des discours du Moyen Âge central, sans postuler dès l’abord et exclusivement leur gratuité ou leur fonction parodique et/ou divertissante. Il se trouve que la jeune littérature de langue romane traduit au début du xiie siècle, dans ses premières réalisations, comme « une focalisation symbolique sur les armes, par rapport aux autres instruments du pouvoir noble33 ». C’est dans la guerre (contre le sarrasin ou le seigneur rebelle) que le chevalier et le roi, Charlemagne ou Louis, entrent en scène dans la plupart des chansons de geste du xiie siècle : Chanson de Roland, Couronnement de Louis, Charroi de Nîmes, Chanson de Guillaume, etc. Ces textes semblent donc bien reprendre la proposition de la Vie d’Isarn et d’un certain discours réformateur, selon laquelle les laïcs sont avant tout des rhinocéros armés de la corne de leur potentia, et voués à la défense armée de l’Église… La première explication de l’insertion massive34, dans ces textes, d’un motif aussi problématique que le « portrait du grand aristocrate laïc » en miles, cette fois pour en faire un héros, et non plus un rhinocéros, paraît relever, comme l’a noté Jean Flori, du fait que l’aristocratie guerrière « entendait […] avoir l’initiative et le contrôle ‹ de la guerre sainte ›, l’intégrer elle-même dans son propre système de valeurs sans se laisser confiner dans une position subordonnée, dans la mouvance de l’Église ou de la papauté35 ». L’historien ajoute par ailleurs qu’aucune chanson ne décrit une croisade véritable : l’accent est mis plutôt « sur la guerre entreprise par des chevaliers pour le service de leur roi, pour la conquête de terres sur l’ennemi infidèle sans intervention de la papauté, sans abandon, même partiel, du cingulum militiae36 ». La critique a depuis longtemps noté, de même, que la chanson exclut en grande partie de son univers les personnages de clercs et de fait, nombre d’occasions de mettre en scène leur parole efficace,
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D. Barthélemy, La Chevalerie. De la Germanie antique à la France du XIIe siècle, Paris, 2007, p. 253. Hormis bien sûr l’explication par le recours à la topique nécessaire à la construction du genre, ici épique, que nous laissons de côté dans notre analyse : cfr F. Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Paris, 2006. J. Flori : « Le Pape, l’Ermite et le chevalier. Les métamorphoses d’un thème de croisade : l’assistance aux chrétiens opprimés, des chroniques aux chansons de geste », dans Id., Croisade et chevalerie. XIe-XIIe siècles, Paris-Bruxelles, 1998, p. 243-258 (p. 258). L’auteur ajoute : « Cette métamorphose traduirait-elle la volonté plus ou moins inconsciente de minimiser le rôle initiateur de la papauté et du clergé, même dans sa forme très populaire de l’érémitisme, et de valoriser au contraire l’initiative laïque, celle des chevaliers ; non seulement dans la réalisation des opérations de secours aux chrétiens opprimés, mais également dans son organisation, voire dans sa décision ? » (p. 252) Ibid., p. 254-255.
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notamment sacramentelle37, mais aussi toute parole de prédication propre à incarner une militia spiritualis… Les rares interventions des « hommes spirituels » dans cet univers sont souvent même marquées au fer rouge de la déviance la plus charnelle38 quand leurs interventions rituelles ne sont pas pour le moins détournées par rapport aux prescriptions des ordines39. Ce faisceau d’indices incite à penser que nous sommes là en présence d’un système cohérent de motifs (fonction guerrière et parole) : nous aurions affaire, plus qu’à des « thèmes épiques » universels ou strictement transitifs par rapport à l’événement de la croisade, à de véritables questions, prises en charge par les énoncés nouveaux comme elles l’étaient déjà par les énoncés ecclésiastiques. C’est à travers ces questions que les énoncés nouveaux prendraient place au sein des discours. La parole efficace, liée comme elle l’est à la représentation de l’infériorité et de l’auxiliarité de la fonction guerrière, elle-même donnant ses contours au statut du grand laïc, serait une de ces questions, partagées par tous les énoncés et discours : cela laisse augurer que la récupération, par la chanson de geste, d’un personnage de miles, du motif des armes et du motif de la parole, engage une problématique bien plus large que celle de la seule guerre contemporaine, intérieure ou extérieure. C’est à partir de cette hypothèse que nous procèderons à un essai de repérage de la parole efficace et de son rapport avec le motif des armes dans les chansons, de manière à amorcer une évaluation des contours donnés en ces textes au portrait du grand aristocrate laïc et à tenter de le confronter avec le rhinocéros-miles du discours réformateur. Qu’en est-il par exemple du serment et du gab des chansons ? Les travaux fondateurs de Christiane Marchello-Nizia sur les formes du serment épique40 ont montré déjà qu’il y avait là un gisement fondamental de paroles opératoires, qui font, au sens propre, l’action du héros guerrier. Nous reviendrons à ce premier gisement, mais voudrions travailler d’abord sur la deuxième forme de parole que nous avons évoquée : le gab, parole que son caractère ludique rend problématique en raison du pouvoir opératoire aléatoire qui l’accompagne et de son élaboration linguistique complexe. Nous allons tenter de décrire le plus 37
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Comme le montrent les différentes mises en scène de la mort du héros guerrier, construites sans recourir aux rituels cléricalisés. Dans le Couronnement de Louis, éd. E. Langlois, Paris, 1925, Guillaume punit « le clergié qui a lor seignor falsent » (laisse XLII, v. 1763) et qui « por aveir ont le mal plait basti » (laisse XL, v. 1694). Le pape qui demande l’aide du chevalier lui promet en récompense non seulement le paradis mais aussi, « en trestot ton eage », de pouvoir « mangier char » et « feme prendre tant come il t’iert corages » (laisse XVIII, v. 390-391)… On peut par exemple admirer la façon dont le couronnement de Louis se déroule sous l’autorité active non de l’archevêque pourtant présent, mais de l’empereur Charlemagne (Couronnement de Louis, laisses III et suivantes). Cfr sur ce point D. Boutet, Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, Paris, 1992, en particulier p. 56 sq. Dire le vrai : l’adverbe « si » en français médiéval. Essai de linguistique historique, Genève, 1985.
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fidèlement possible cette forme de parole, sans chercher à la définir a priori41. Une chanson, transmise par un seul manuscrit aujourd’hui disparu, et à la datation discutée42, se détache par sa manière insistante et particulière de mettre en scène le gab : il s’agit du Voyage ou Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople43, qui reprend le motif du voyage de l’empereur dans les deux cités lointaines de Jérusalem et de Constantinople44 . C’est sur 41
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Nous ne rappellerons ainsi l’histoire générale du mot et de la pratique, telle que J. L. Grigsby l’analyse dans « Le gab dans le roman arthurien français », Actes du XVIe Congrès International arthurien, t. 1 (1985), p. 257-272 et dans The « Gab » as a Latent Genre in Medieval French Literature : Drinking and Boasting in the Middle Ages (Medieval Academy Books, 153), Cambridge, 2000, qu’une fois notre description achevée. Un historien spécialiste de l’Orient latin a apporté quelques preuves à partir de la description du « marché de Jérusalem » (v. 209-212) décrit dans la chanson : J. Richard, « Sur un passage du Pèlerinage de Charlemagne : le marché de Jérusalem », Revue belge de philologie et d’histoire, 43-2 (1965), p. 552-555. Il conclut à une datation dans le second quart du xiie siècle, comme P. Aebischer, Les versions norroises du « Voyage de Charlemagne à Jérusalem ». Leurs sources, Paris, 1956. Cfr les propositions de C. Rossi dans sa thèse, Ja ne m’en turnerai trescque l’avrai trovez. Ricerche attorno al ms. Royal 16 E. VIII, testimone unico del « Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople », e contributi per una nuova edizione del poema, doctorat, Université de Fribourg, Fribourg, 2005 : l’enquête, érudite et précise, sur les liens qu’entretient la chanson avec des textes produits par Saint-Denis ou recueillis à l’abbaye, des reliques qui y sont gardées, ou même avec la géographie du lieu, permet d’approfondir ces questions. L’édition que nous utiliserons est celle de P. Aebischer, Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, Genève, 1965 (TLF). Le titre donné par le manuscrit unique (le manuscrit de la King’s Library 16. E. VIII du Musée britannique) aujourd’hui disparu est le suivant : « Ci comence le livere cumment Charels de Fraunce voiet in Ierhusalem Et pur parolz sa feme a Constantinople pur vere roy Hugon » (transcription par E. Koschwitz, dernier éditeur à avoir travaillé sur le manuscrit avant sa disparition en 1879 – on peut trouver cette édition avec une traduction d’A. J. Cooper dans Le Pèlerinage de Charlemagne, publié avec un glossaire, Paris, 1925 – et résolution par P. Aebischer dans son édition, p. 15). Mais cfr aussi C. Rossi, Ja ne m’en turnerai trescque l’avrai trovez et l’édition nouvelle du texte qu’elle a fournie à partir de sa thèse. Pour les débats sur le titre, voir note suivante. Pour la bibliographie, abondante, nous renvoyons à l’article que le Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, éd. revue et corrigée par G. Hasenohr et M. Zink, Paris, 1992, consacre à ce texte. Signalons cependant : J. Horrent, Le Pèlerinage de Charlemagne. Essai d’explication littéraire, avec des notes de critiques textuelles, Paris, 1961 et pour une réponse, P. Aebischer, « Sur quelques passages du Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople. À propos d’un livre récent », Revue belge de philologie et d’histoire, 40-3 (1962), p. 815-843 ; M. Tyssens, Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, Gand, 1978 (traduction critiques et notes), et les analyses et synthèses récentes de M. Bonafin, La Tradizione del « Voyage de Charlemagne » e il « gabbo », Alessandria, 1990 ; A. E. Cobby, Ambivalent Conventions. Formula and Parody in Old French, Amsterdam and Atlanta, 1995 (chapters 4 and 5 : p. 82 sq.) et J. L. Grigsby, The « Gab » as a Latent Genre in Medieval French Literature. P. Aebischer, Les versions norroises ; J. Horrent, « Sur les sources épiques du Pèlerinage de Charlemagne », Revue belge de philologie et d’histoire, 38-3 (1960), p. 750-764. Les deux moments du voyage ont posé problème, surtout par leur disproportion (141 vers seulement pour Jérusalem) et leur différence de registre : J. Horrent maintient la thèse d’une forte unité de la chanson (voir en particulier « La chanson du Pèlerinage de Charlemagne. Problèmes de composition », dans La Technique littéraire des chansons de geste. Actes du colloque de Liège, Paris, 1959, p. 413-428), alors que d’autres critiques tendent à y voir la réunion fortuite et
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cette chanson, largement étudiée déjà, que nous appuierons d’abord notre tentative de description des formes et de l’efficacité de la parole gabeuse. Le VOYAGE ou PÈLERINAGE Analyse
DE
CHARLEMAGNE
À
JÉRUSALEM
ET À
CONSTANTINOPLE :
Charlemagne et ses grands partent vers Jérusalem et Constantinople en pèlerins, munis de bourdons de frênes. Ils n’ont ni « escuz ne lances ne espees trenchaunz » (« ni écus, ni lances, ni épées tranchantes », v. 79). Le départ de la troupe est provoqué par la reine. Charlemagne au début de cette histoire se trouve à Saint-Denis. Entouré de sa cour, il y ceint « à nouveau » sa couronne et son épée : il entraîne par la main la reine sous un olivier et lui déclare à haute voix : « Dame, veïstes onques hume dedesuz ceil/ Tant ben seïst espee, ne la corune el chef ? » (« Dame, avez-vous déjà vu quelqu’un/ porter aussi bien l’épée, et la couronne sur la tête ? », v. 9-10). La reine alors lui répond « folement » (v. 12) qu’il s’estime trop, et qu’elle sait un roi qui porte sa couronne plus bellement encore : il s’agit d’Hugon, le roi à la charrue d’or qui règne sur Constantinople. La reine tente d’expliquer sa parole : elle a seulement voulu « jouer » (v. 33). Rendu fou de rage par cet échange que tous les Français ont entendu (v. 18), Charlemagne réunit ses douze pairs (Olivier et Roland, Guillaume d’Orange et l’archevêque Turpin, Bérenger et Naimes, Bertrand et Bernard…) et les informe du départ : il ira d’abord à Jérusalem pour y adorer Croix et saint Sépulcre parce qu’un songe triple le lui a imposé ; puis il se lancera dans la quête de ce roi Hugon. Il ne reviendra pas avant de l’avoir trouvé.
maladroite de deux textes séparés. L’interprétation de J. Grisward (« Paris, Jérusalem, Constantinople dans le Pèlerinage de Jérusalem : trois villes, trois fonctions », dans Jérusalem, Rome, Constantinople : l’image et le mythe de la ville au Moyen Âge, éd. D. Poirion, Paris, 1986, p. 75-82) expose les nécessités fonctionnelles de chaque lieu urbain. Mais la théorie d’une forte unité de la chanson ne résout pas la question de son titre, pas plus que celle de son sens et de ses priorités : pour J. Horrent, qui a défendu l’appellation de Pèlerinage, Charlemagne « a deux raisons de pérégriner en Orient : satisfaire sa dévotion et vérifier les dires de la reine », et le critique liégeois ajoute que « la priorité matérielle attribuée à l’épisode de Jérusalem, la prééminence accordée au sentiment religieux, nous assurent que pour Charlemagne, le voyage en Orient est avant tout un pèlerinage sur les lieux saints » (Le Pèlerinage de Charlemagne. Essai d’explication, p. 23 et p. 24). Pour P. Aebischer, au contraire, la raison du voyage est l’amour-propre blessé du roi… (« Sur quelques passages », p. 820) et « il faut donc un sérieux parti-pris pour voir dans cette équipée […] une manifestation de foi. Si bien que donner à ce récit le nom de ‘pèlerinage’ est une aberration, et que seule lui convient la dénomination de ‘voyage’ » (Le Voyage de Charlemagne, « Introduction », p. 14). Cfr aussi l’article de C. Rossi, « Le Voyage de Charlemagne : le parcours vers Jérusalem et les reliques », Critica del testo, 2:2 (1999), p. 619-653, qui reprend ce questionnement en exposant à nouveaux frais la géographie de l’itinéraire et aussi des reliques.
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Le récit se déroule à partir de là en deux temps45 : à Jérusalem, Charlemagne et ses douze pairs entrent en une église où Dieu aurait célébré la messe pour ses apôtres. Il s’y trouve les douze chaires des apôtres plus une, magnifique et fermée, celle où se serait assis le Christ. Charlemagne et les siens y prennent place. Le roi a le visage si « fier » (v. 131) qu’un juif croit voir le Christ et les apôtres et demande à être baptisé sur le champ. Prévenu, le patriarche de la ville donne à l’empereur, en raison de cette aventure (nul n’avait jamais pris place dans la chaire fermée), le nom de « Charlemaine sur tuz reis curunez » (v. 158) et lui confie treize reliques (reliques de saints martyrs, reliques de la Passion du Christ, reliques mariales)46, ce qui produit d’emblée, sur place, un miracle de guérison. Charlemagne et ses pairs résident à Jérusalem le temps d’entreprendre la construction d’une basilique et d’achever la confection d’une châsse d’or pour les reliques. Puis, ils décident de repartir47. Charlemagne se souvient alors de son autre quête : celle du roi Hugon. Les Français passent par Jéricho, où ils prennent des palmes. Devant les reliques qui accompagnent le convoi, les miracles se multiplient : des malades sont guéris, et les eaux des cours d’eau s’écartent. La troupe arrive à Constantinople : c’est une « citez vaillant » (v. 262) brillant de mille feux, cernée de vergers incroyables. Entre autres merveilles, les chevaliers présents, magnifiquement vêtus et au nombre de vingt mille, se divertissent en compagnie de treize mille jeunes filles. Le roi Hugon, équipé somptueusement, laboure avec sa charrue d’or. Il accueille Charles et ses pairs et les conduit au palais : les somptuosités du palais et ses mécanismes merveilleux (des statues animées) suggèrent à Charlemagne que, par comparaison, sa propre « manantise » (« possessions », v. 363) ne vaut guère. Et voilà que les pairs sont terrorisés par les merveilles du palais, qui se met à tourner sur lui-même tandis qu’un orage violent se fait entendre à l’extérieur. Les Francs dînent somptueusement (venaison, épices, vin et musique) tandis qu’Olivier s’enflamme, à table, pour la fille d’Hugon. Quand ils se retirent, seuls, avec du vin, dans leur chambre somptueuse, les Français commencent à « gabber » (v. 446). A vrai dire, deux d’entre eux avaient déjà commencé, mais silencieusement : Guillaume d’Orange, à propos de la charrue d’Hugon, et Olivier, à propos de la fille du roi… Dans la chambre, en revanche, chacun 45 46
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Voir note 44. Cfr les travaux de C. Rossi : sa thèse et aussi « Le Voyage de Charlemagne : le parcours vers Jérusalem », qui analyse particulièrement la localisation des reliques au xiie siècle, et donne une interprétation tout à fait intéressante des miracles accomplis. Le « patriarche » les supplie alors de bien vouloir défendre la terre sainte contre les Sarrasins et les païens (v. 224-225) qui veulent détruire la chrétienté. Charlemagne lui en fait la promesse : « Sa fei si l’en plevit » (v. 228). Le texte évoque alors la guerre en Espagne et la mort de Roland et souligne que Charlemagne accomplira sa promesse (« ben en guardat sa fei », v. 231).
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parle haut et clair. Un espion, placé là par le roi méfiant, les écoute et n’en peut mais, réagissant en aparté à chacun des gabs proférés. Que sont exactement ces gabs ? Tout d’abord, la parole gabeuse est collective, avant que Charlemagne ne la prenne en charge : Et dist li uns a l’altre : « Veez cum grant beltet ! Veez, cum gent palais et cum forz richetet ! Pleüst al rei de glorie de sainte majestet Carlemaine mi sire les oüst recatet U conquis par ses armes en bataile champel ! » Et lur dist Carlemaine : « Ben dei avant gabber » (v. 448-452) (Et l’un dit à l’autre : « Voyez cette grande beauté ! Voyez ce si noble palais, et cette si évidente puissance ! Si seulement il plaisait au Roi de gloire, de sainte majesté, Que Charlemagne, mon seigneur, ait acheté tout cela Ou l’ait conquis par les armes au cours d’une bataille rangée ! » Et Charlemagne de leur dire : « Je dois gabber, maintenant ! »)
L’empereur déclare qu’il coupera en deux jusqu’à la selle le meilleur chevalier d’Hugon, et d’un seul coup d’épée, quand bien même il aurait revêtu deux casques et deux hauberts ; Roland soufflera dans un olifant une tempête telle qu’elle détruira toutes les portes de la ville et dévêtira Hugon en lui arrachant les poils de sa barbe ; Olivier fera l’amour cent fois dans la même nuit à la fille du roi Hugon : dans le cas contraire, il jure « par covent » (« par promesse ») de se laisser couper la tête ; Turpin, l’archevêque, courra aussi vite que trois destriers de Hugon lâchés au galop, avant d’en enfourcher un et de jongler avec quatre pommes sans en laisser choir une seule : que Charlemagne lui crève les yeux s’il en laisse tomber une ; Guillaume d’Orange propose de soulever l’énorme escarboucle qui éclaire la chambre, et de la jeter sur le palais pour en briser un mur48… Au matin, informé par l’espion et en colère, Hugon attend de pied ferme les Français, sommés de réaliser effectivement leurs gabs : Charlemagne tente de rappeler, mais en vain, que telle est la coutume des Francs qu’avant d’aller se coucher, et après boire, ils « se giuent et gabent » (« ils se divertissent et gabent », v. 655). 48
Ogier fera de même avec le pilier qui soutient tout le palais, et en jettera le palais à terre ; le vieux Naimes brisera de ses seuls muscles le fort haubert dont on l’aura revêtu ; Béranger se jettera d’une tour sans être blessé sur des épées plantées pointes en l’air ; Bernard fera déborder la rivière, qui noiera le royaume et poussera Hugon à fuir dans sa tour ; Ernald se plongera dans une cuve de bois et de plomb fondu, et attendra que le plomb prenne : il s’en libèrera ensuite ; Aimery mangera dans l’assiette du roi Hugon son poisson et boira son vin, avant de le frapper par derrière, à sa table ; Bertrand frappera si fort deux écus l’un contre l’autre qu’il fera fuir tout être vivant, homme et bête, de la forêt du roi ; Gevin lancera de loin un lourd épieu, qui atteindra un denier posé sur un autre denier sans faire bouger ce dernier cependant. Puis, il courra de telle sorte que l’épieu n’aura pas le temps de toucher la terre…
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L’empereur réunit ses pairs à part, et tous se mettent à genoux devant la châsse des reliques pour prier Dieu : un ange apparaît, qui garantit à Charlemagne que Dieu l’aidera à accomplir les gabs, tout en lui donnant l’ordre de ne plus jamais « gaber » quiconque (« ne gabez ja mès hume, ço cumandet Christus ! » : « ne gabez plus personne, c’est ce que vous ordonne le Christ ! », v. 676). Plein de bravoure à nouveau, Charlemagne repart auprès d’Hugon, afin de lui lancer son défi promissoire, à propos des gabs énoncés : « Nus les aamplirun » (« nous les accomplirons », v. 690). Olivier commence : Hugon lui offre sa fille pour qu’il accomplisse son gab. Or, si le chevalier ne fait l’amour que trente fois dans la nuit à la fille du roi, celle-ci, conquise, jure à son père qu’il l’a bien fait cent fois. Guillaume puis Bernard s’exécutent à leur tour : un mur du château est détruit, l’eau inonde la ville. Hugon demande grâce à Charlemagne, se soumet à lui et l’eau, à la prière de Charlemagne, se retire. Le roi Hugon renonce à demander la réalisation des gabs : « A feiz, dreiz emperere, jo sai ke Deus vus aime. Tis hom voil devenir : de tei tendrai mun regne, Mun tresor te durrai, si l’amenrai en France. » (v. 796-799) (« Légitime empereur, je sais pour finir que Dieu vous aime. Je veux devenir ton homme : je tiendrai mon royaume de toi ; Je te donnerai mon trésor : je l’amènerai en France. »)
Charlemagne accepte alors la soumission d’Hugon (mais non son trésor) : « Ore estes vus mis heoms, veant trestuz les voz. » (« Vous êtes maintenant mon homme, tous les vôtres en sont témoins », v. 803)
Puis il propose une assemblée solennelle, au cours de laquelle les deux rois porteront couronne. Or, le roi Hugon porte la sienne « plus basement un poi :/ Karlemaine fud graindre de plein ped e .iii. pouz » (« un peu plus bassement : Charlemagne était plus grand, d’un plein pied et de trois pouces », v. 810-811). La reine en vantant ce roi, disent alors les Français, « folie dist e tord » (« a dit une folie et une chose injuste », v. 813). Tout le monde rentre en France et le texte souligne en conclusion deux faits : premièrement, la domination incontestable de Charlemagne – et obtenue sans bataille – sur tout l’espace oriental de la chrétienté : « Mult fu lied e joius Carlemaine li ber,/ Ki tel rei ad cunquis sanz bataille campel » (« Charlemagne le vaillant fut extrêmement heureux et joyeux d’avoir conquis un tel roi sans bataille rangée », v. 858-859) ; deuxièmement, l’arrivée en France des reliques et leur répartition dans le royaume (les clous et la couronne reposeront à SaintDenis)49. Enfin, Charlemagne pardonne à la reine « pur l’amur del sepulcre 49
Mais cfr les analyses de C. Rossi pour une analyse exacte de ces reliques « épiques ».
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que il ad aüret » (« pour l’amour du Sépulcre qu’il a adoré », v. 870), selon le dernier vers de la chanson. analyse linguistique du GAB Le gab est la forme de la parole qui semble a priori la moins efficace, la plus ludique et la moins propice à illustrer la question du pouvoir des mots. C’est à son analyse linguistique que nous allons nous consacrer à présent, au moins pour le cas particulier de la chanson qui nous occupe, avant de rappeler quelles sont les autres manifestations de cette parole. Le gab dans le Voyage est d’abord une phrase déclarative à la première personne ancrée dans une situation de colère et d’humiliation. Les passages du texte consacrés aux gabs s’ouvrent, rappelons-le, sur un souhait non réalisé au subjonctif imparfait : les preux regrettent que Dieu n’ait point encore voulu que Charlemagne s’empare par les armes ou par un autre type de conquête des richesses et du royaume d’Hugon. La « cérémonie » des gabs est alors, comme en réponse, ouverte par Charlemagne lui-même (v. 448-452). Le gab est dès lors un jeu de langage fortement virtualisé. En premier lieu, il abstrait de la situation de communication le destinataire qu’il vise : les Français attendent le secret de leur chambre pour gaber, et les gabs publics d’Olivier et de Guillaume ont été énoncés à voix basse, précise le texte. Le jeu obéit à un rituel mécanique, laisse après laisse : ici, par exemple, le premier personnage, Charlemagne, déclare solennellement qu’il ouvre l’échange des gabs (« Ben dei avant gabber », v. 453) puis demande à un autre personnage de gaber à son tour (« Gabbez, bel neis Rolland ! » : « Gabez Roland, mon cher neveu ! », v. 469), ce que ce personnage octroie (« Volenters, dist il, sire : tut al vostre comand ! » : « Volontiers, sire, dit-il, je suis entièrement à vos ordres ! », v. 470). Les autres gabs obéissent au même cérémonial, rythmé par le style formulaire propre à l’écriture épique50. A ce rituel qui fonde le jeu, s’ajoutent l’ivresse accompagnant l’énoncé des gabs et plus largement les circonstances collectives et festives (le groupe des « amis » réunis après un festin et jaloux de la richesse matérielle d’Hugon). Au caractère ludique se superpose un exercice collectif d’autodéfinition, par chaque pair, de ses « qualités » propres, mais la vantardise51 énoncée donne aussi bien les contours identitaires de la communauté des 50
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Voir en particulier : M. Bonafin, La Tradizione del « Voyage de Charlemagne » e il « gabbo » et A. E. Cobby, Ambivalent Conventions, qui analyse avec précision le rapport du « style formulaire » épique avec le rituel du gab, et aussi ses liens avec la tradition « romanesque ». Pour J. L. Grigsby, le Voyage offrirait une sorte d’exemple unique de gab comme genre littéraire. D’où l’un des débats sur le sens du mot gab, entre J. L. Grigsby, The « Gab » as a Latent Genre, qui voit dans la « vantardise » l’essence de cette parole, tandis que G. S. Burgess (qui a édité et traduit le texte : Le Pèlerinage de Charlemagne, Edinburgh, 1998) y lit plutôt une « farce », une « plaisanterie », insistant donc sur le côté ludique. Nous y reviendrons.
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« Francs » par opposition aux « autres ». Le contenu du gab est de plus extraordinaire et intenable, ce qui le virtualise encore, puisque chaque gab consiste pour celui qui le profère à garantir, voire à promettre, qu’il va accomplir un acte normalement irréalisable à l’encontre d’Hugon. Mais chaque gab est par ailleurs décliné au futur de l’indicatif, tandis que le subjonctif présent à valeur injonctive est utilisé pour énumérer les conditions de réalisation du gab (gab de Roland : « Dites al rei Hugun me prest sun olivant,/ Pus si m’en i rrai jo la defors en cel plain… », soit « Dites au roi Hugon de me prêter son olifant, puis je me rendrai là, dehors, en cette plaine… », v. 471-472). Or le subjonctif présent exprime un potentiel du présent, établissant une probabilité comme l’énoncé au futur, puisque l’« emploi basique du futur en fait un temps prospectif indiquant un procès à réaliser, ancré dans le virtuel52 », mêlant donc valeurs temporelles et valeurs modales53. Plus précisément, cependant : Un procès projeté dans l’avenir est envisagé avec une certaine part d’hypothèse et d’incertitude. Avec le futur simple, la charge d’hypothèse est minimale, et, même si la réalisation du procès n’est pas avérée, sa probabilité est très grande54.
La situation, de ce point de vue, est identique en français moderne et en ancien français, comme le rappelle Claude Buridant qui oppose le futur de l’indicatif au conditionnel : « Quand la charge d’hypothèse dépasse le probable, on a affaire au futur catégorique55 ». A partir de là, l’énoncé au futur (ou au subjonctif présent) peut servir à réaliser différents types d’actes de langage directs, selon les catégories transmises par la philosophie analytique anglaise, de John L. Austin à John R. Searle56 : Dans plusieurs cas, le futur permet au locuteur d’accomplir une action tournée vers l’avenir, qui implique généralement le destinataire. Le futur sert à accomplir trois types d’actes de langage : injonction, promesse, prédiction57.
De fait le gab, parce qu’il est aussi un énoncé déclaratif au futur de l’indicatif ou au subjonctif injonctif, peut entrer dans ces catégories d’actes de langage dont seuls « la situation et le contexte » peuvent spécifier le sens (de 52 53
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C. Buridant, Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris, 2000, p. 363. « Le futur simple peut se charger de différentes valeurs modales associées à l’avenir », Grammaire méthodique du français, M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul, Paris, 1994, p. 313. Ibid., p. 312. Grammaire nouvelle de l’ancien français, p. 263. L’auteur signale que le mode de formation – périphrastique – des formes synthétiques du futur de l’indicatif et du conditionnel dans une large partie de la Romania (et même dans un ensemble assez important de langues selon Claude Hagège) témoignerait de ces valeurs. J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, 1970 (trad. fr.) ; J. R. Searle, Les actes de langage, Paris, 1972 ; O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, 1972 ; F. Recanati, Les énoncés performatifs, Paris, 1981. Grammaire méthodique, p. 313.
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l’injonction à la promesse, de l’atténuation à la prédiction…)58 et qui ont pour caractéristique principale de modifier le lien avec l’allocutaire par leur force illocutoire : de ce point de vue, il relèverait d’une parole vouée à s’aamplir, s’« accomplir », comme le prouve ce relevé qui place le gab au contact du verbe (en position de sujet) dans les paroles du roi Hugon : Si ne sunt aa mpl i li gab si cum il distrent… (Si ne sont pas accomplis les gabs, tout comme ils les ont prononcés…, v. 632) S’or ne sunt aa mpl i li gab que vus deïstes… (Si maintenant ne sont pas accomplis les gabs que vous avez prononcés…, v. 646)59
Puis dans la promesse de Charlemagne qui lui répond : Nus les aa mpl i r u n, ne puet remaner mie (Nous les accomplirons, sans discussion possible, v. 690)
Le terme gab complète de même les verbes asaier (v. 516), cumencer (v. 529), demustrer (v. 552, 578), dans la parole de l’espion qui craint, ainsi, leur réalisation effective, mais aussi dans la parole de l’ange envoyé par Dieu (« Va, si fas cu mencer, ja ne t’en faldrat uns ! » : « Va, fais-les commencer : il ne t’en manquera aucun ! », v. 677). Le gab, au départ abstrait de la situation d’énonciation par un système précis de virtualisation (le secret, le jeu, le caractère irréalisable…), est appelé de fait à s’actualiser et ce, d’autant plus aisément que sa structuration linguistique, comme on vient de le voir, permet cette actualisation. D’abord, l’allocutaire intervient dans le jeu qui ne supposait justement pas sa présence : par le biais de l’espion, puis directement. Et le Pèlerinage met alors en scène plusieurs niveaux possibles de réaction de l’allocutaire face à ce qui devient peu à peu acte de langage. Dès lors, il convient d’interroger le succès ou l’échec de l’acte langagier engagé, et de prendre la mesure de sa performativité. Pour réussir, un acte de langage suppose, comme le définit John L. Austin, l’acquiescement de l’allocutaire (et sa reconnaissance de l’intention du locuteur), mais aussi le « scénario » (mis au point par le locuteur et par le moyen des conventions de la langue) à partir duquel une répartition complexe des rôles, des droits et des devoirs respectifs dans la situation d’énonciation s’établit. L’acte de langage repose ainsi, au moment de l’énonciation, sur une convention implicite qui associe fermement telle forme donnée à la parole 58 59
Ibid., p. 313. On peut aussi citer la phrase d’Hugon affolé qui renonce, à la fin du texte, à demander la réalisation des autres gabs : « Si tuz sunt aampli, ja n’ert jur ne me plaigne ! » (« Si tous sont accomplis, je serai bon pour me plaindre toujours ! », v. 801).
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(mode impératif, futur de l’indicatif…) à tel acte de langage. Mais même si la situation est contrôlée par le locuteur, ce scénario peut parfaitement lui échapper au moment de la réception. Or dans le cas du gab mis en scène par notre chanson, les locuteurs sont dépossédés de tout contrôle sur le scénario énonciatif, puisque le gab est proféré par eux à la fois sur le mode du jeu et sur le mode de l’insulte, de la menace jusqu’au serment et enfin, de la vantardise : ils font comme si le destinataire était présent, d’une part, et construisent la valeur collective et identitaire de leur groupe, d’autre part, autour d’actes qu’ils s’engagent à accomplir en allant parfois jusqu’à asserter cette réalisation. Cette indécision s’ajoute à l’extrême instabilité de l’effet de l’acte, par nature imprévisible, comme le montre la mise en scène de l’espion. De fait, droits et devoirs normalement établis par l’acte de langage, au moins à son niveau illocutionnaire, restent flous et incontrôlables pour tous les acteurs. Définissant clairement cette ambiguïté constitutive dès l’énonciation même du gab, Charlemagne tente de suggérer60 au roi Hugon que les gabs entrent dans la catégorie des énoncés non pourvus d’une force illocutoire et qu’ils ne sauraient participer à la construction d’un « univers de croyance61 » : ils relèveraient en effet de la catégorie sémantique « folage » versus « saver » (« folie » versus « sagesse », v. 656) et en cela, n’ont pas à être impliqués dans une situation d’énonciation intégrant des destinataires autres que le groupe des locuteurs. Autrement dit, ils appartiendraient aux seuls locuteurs et à un jeu privé. Le contredisant radicalement, Hugon refuse au contraire que ces énoncés soient détachés de la situation d’énonciation qui l’inclut en tant qu’objet. Il fait basculer (pour le défi et la vengeance) ces paroles dans l’établissement possible, potentiel, d’un « univers de croyance » dont les Français en gabant auraient affirmé la vérité ou dont ils auraient tenté d’imposer la vérité, ce par quoi, précisément, il se sent insulté. En cela, l’acte de langage s’accomplit pleinement. Hugon réengage les gabs dans la situation d’énonciation dans laquelle il est réintégré : les gabs sont un acte de langage agissant sur lui et donc, une insulte. Puis, dans un deuxième temps, pour sa vengeance, Hugon lance un défi en demandant la réalisation des gabs (aamplir est le verbe qu’il répète) : il fait glisser pour ce faire les gabs dans la catégorie « mençunge » versus « veir » (v. 733), comme son espion. En la matière, sa réaction est moins transparente que celle de l’espion, sur qui l’acte de langage fonctionne directement comme promesse62 et prédiction, voire serment asserté : lui n’en perçoit pas, comme Hugon d’ailleurs, la dimension ludique mais 60 61
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Comme avait tenté de le faire la reine au début du texte. Pour ces glissements sémantiques et logiques, voir R. Martin, Langage et croyance. Les « univers de croyance » dans la théorie sémantique, Bruxelles, 1987. Les promesses, « abstraction faite qu’elles sont vraies ou fausses, font quelque chose (et ne se contentent pas de le dire) » (J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, p. 37 sq.).
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craint (contrairement à Hugon sur lequel le texte ne nous renseigne pas) de voir s’accomplir les gabs parce qu’il y lit un acte de langage pourvu d’une charge de probabilité maximale. La réussite pleine du gab sur ce premier auditeur s’explique aussi par le fait que le gab peut être accompagné d’un « serment épique » : plusieurs des personnages s’engagent comme asserteurs légitimes de leurs gabs sur leur vie même ou leur intégrité physique63, comme l’archevêque Turpin qui offre ses yeux à l’empereur en cas d’échec dans sa jonglerie… Le gab, jeu privé, vantardise identitaire, insulte inutile, devient insulte efficace, assertion, et même serment sans solution de continuité. Mais ce qui nous intéresse avant tout, c’est que cette hypothèse de l’espion (utilisée par Hugon) selon laquelle le gab est une parole intégrée dans le système de la véridiction, comme toute parole efficace, est confirmée par la fin de notre texte : les gabs se réalisent. Dieu répond immédiatement et se compromet dans leur accomplissement, une fois que les Francs en ont appelé à lui devant les reliques obtenues à Jérusalem64… Nous y reviendrons. Reste à cette étape de notre analyse qu’à la reine autant qu’à l’empereur et aux douze preux, mais aussi au destinataire, le gab chargé de sa force assertive et opératoire a échappé sans retour possible. Nul n’a interprété correctement ou plutôt complètement le gab. Le gab, parole n’appartenant pas au système de la véridiction par son contenu a priori intenable et par la mise à distance qui préside à son énonciation (le jeu), s’y trouve donc ramené parce que la situation d’énonciation l’actualise en menace, promesse et/ou en assertion et que quelque chose, au-delà de ceux qui le profèrent ou l’entendent, lui confère un pouvoir immédiat, pouvoir que ni les locuteurs, ni l’allocutaire ne sont ici en mesure de contrôler ou prévoir. La capacité, propre semble-t-il au gab, d’appartenir à la fois à la catégorie du jeu, à celle de l’insulte et à celle de l’assertion, voire à celle du serment qui lie l’énonciateur à la réalisation de l’acte, interdit d’autant plus toute simplification de sa définition que s’y joue ainsi ce pouvoir réellement incontrôlable et que s’y enracine une causalité qui ne concerne jamais que partiellement les locuteurs. Tout cela explique que la traduction du terme soit très périlleuse et très discutée, comme l’est le sens même à donner au mot. L’histoire du terme et le repérage de ses occurrences, nombreuses, dans les textes médiévaux au-delà de la chanson de geste confirment la complexité de cette forme de parole. John L. Grigsby65 l’a mise en rapport avec ce qu’il appelle 63
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Voir infra. O. Ducrot rappelle que par ce type d’acte de langage, « le locuteur, en l’accomplissant, se rend responsable de la vérité de ce qu’il affirme, accepte d’être mis personnellement en cause si ce qu’il a asserté se révèle faux » (« Illocutoire et performatif », Linguistique et sémiologie, t. 4, Paris, 1977, p. 29). Je renvoie à la conclusion pour cette « compromission » divine dans un miracle de minimis qui évoque la production hagiographique de Bernard d’Angers, ou celle de Fleury. « Le gab dans le roman arthurien français ».
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des « fanfaronnades » d’après boire entre guerriers, repérables dans un grand nombre d’aires culturelles et linguistiques, depuis les Germains de Tacite jusqu’aux Lombards de Paul Diacre et aux sagas médiévales66. Il a souligné l’importance cruciale d’une véritable pratique sociale, décrite certes comme parole querelleuse (chez Tacite) ou injurieuse d’après boire (chez Paul Diacre67), mais qui relèverait aussi du rite norrois du mannjafnadr, soit « comparaison des hommes », cette fois dans et par la collectivité, en l’absence de l’ennemi visé par les paroles. Le gab médiéval, étymologiquement, pourrait ainsi bien dériver de l’anglo-saxon gilp, « vœu », que le jeune homme prononce en vidant sa coupe pour devenir l’héritier de son père chez les Vikings (lors de la heitstrengingar, « cérémonie des vœux »). Et le problème de l’extraordinaire perméabilité de cette parole aux deux catégories du jeu (non opératoire) et du serment ou de l’ordre (qui le lient à une réalisation effective) reste entier en ces traditions : John L. Grigsby rapporte le cas d’une saga (la Jomsvikinga saga) dans laquelle le roi Swein pousse ses guerriers aux « vœux » traditionnels en leur faisant boire sa plus forte bière. Ces « vœux » parfaitement énormes (conquérir la Norvège, en l’occurrence) conduisent en ce cas à l’action guerrière effective, puis causent la mort (dans la guerre) de tous les participants au « concours », sauf un… On retrouve cette même ambiguïté constitutive de la parole gabeuse dans les difficultés de traduction rencontrées par… les traducteurs norrois (pour qui gabba signifierait « ouvrir grand la bouche, railler ») : P. Aebischer montre bien que face à notre texte, les traducteurs ont préféré parfois insister sur l’accomplissement de la parole-jeu en utilisant ithrot, « exploit, exercice », ou « haut fait non imaginaire »68, ce qui est une interprétation (et une traduction) parfaite de la force perlocutoire du gab. Si nous revenons maintenant aux cotextes linguistiques qui accueillent le terme en ancien français au xiie siècle69, il faut noter que certaines 66
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Mais on pourrait aussi bien évoquer la cantoria nordestine du sertaõ brésilien, reconfigurée en « duels de tchatche » par C. Sicre et J.-M. Enjalbert, et qui ressemble aussi à s’y méprendre à une telle pratique, si l’on prendre garde là encore aux différences irréductibles de contexte. Mais aussi, comme l’a montré F. Mora, dans une épopée comme le Waltharius : outre son édition-traduction du texte (La Chanson de Walter, éditée et traduite par S. Albert, S. Menegaldo, F. Mora, Grenoble, 2008), on peut consulter L’Enéide médiévale et la chanson de geste, Paris, 1994, p. 170-171. Les versions norroises, surtout p. 42 sq. Voir l’expression segia sina ithrottir, « raconter ses accomplissements ». Inversement, comme le montreraient les traducteurs de la Karlamagnus saga (on en trouvera la traduction par D. Lacroix dans La saga de Charlemagne, traduction française des dix branches de la Karlamagnus saga norroise, traduction, notice, notes et index, Paris, 2000), le mot aevintyr (français : aventure), qui signifierait « conte, histoire », est parfois préférable : cela signifierait peut-être en ce cas que le gab reste un jeu privé. Cfr à ce sujet P. Ménard, Le Rire et le sourire dans le roman courtois en France au Moyen Âge (1150-1250), Genève, 1969, p. 19 sq., qui évoque cette même partition entre le gab appartenant à la catégorie de la « gaîté » (dont relèveraient les gabs du Voyage, première manifestation dans la littérature épique du gab-« vantardise » tandis que la première occurrence du terme,
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occurrences du substantif, symptomatiquement, se présentent dans des propositions interrogatives (type est ce gas ?), ou dans la formule tenir a gab/ gas (« considérer comme un gab »). Les difficultés d’interprétation et les enjeux incontrôlables du gab, qui certes peut parfois s’interpréter en raison de sa faible charge perlocutoire comme une « plaisanterie », sont donc manifestement pris en compte dans les récits, et pas seulement dans le Voyage. C’est ce que montre une scène du Conte du Graal de Chrétien de Troyes relevée par John L. Grigsby : le sénéchal Keu, que le romancier champenois construit tout au long de son œuvre comme un personnage de gabeur, ordonne au jeune Perceval le nice (arrivé à la cour pour s’y faire adouber) de prendre lui-même ses armes/ son armure sur le redoutable Chevalier Vermeil car, dit-il, elles lui appartiennent (« Amis, vos avez droit. / Alez les prandrë orandroit, les armes, / car eles sont voz », soit « Ami, vous y avez droit. Allez les prendre sur-le-champ, ces armes, car elles sont à vous », v. 1001-1003). Le roi Arthur le tance vertement pour ce gab qui revient, dit-il, à « prometre sanz doner » (v. 1016)70. Or Perceval, chevalier élu de Dieu s’il en est, accomplit effectivement l’ordre de Keu et donc, réalise cette promesse : il tue le Chevalier Vermeil et s’empare de ses armes, de son armure. Plus tard dans le récit, rétrospectivement interrogé sur cette scène, le roi Arthur explique (en citant le gab au discours direct : « Frere, li rois vos done/ les armes et vos abandone » : « Ami, le roi vous donne et vous abandonne ces armes/ cette armure », v. 4009-4010) la façon dont Perceval a interprété ce gab : « Cil cuida que voir li deïst » (« Il s’imagina qu’il lui disait quelque chose de vrai », v. 4101). Le romancier, en soulignant l’équivalence entre le gab et la promesse, insiste sur la manière dont, encore une fois, le gab échappe contre toute attente à son énonciateur pour s’accomplir dans l’histoire et désigner ainsi, mais nous y reviendrons, celui qui est peutêtre appelé à posséder de plus hautes valeurs (mais le roman est inachevé). C’est sur la nature exacte du pouvoir du gab et aussi de son accomplissement que nous allons à présent nous interroger. Analyse narrative : les GABS et SERMENTS dans le système causal du récit et de l’Histoire Le texte du Voyage de Charlemagne prend grand soin de préciser l’enjeu du récit en mettant en lumière une chaîne de causalité dans laquelle les gabs prennent toute leur place, comme autant d’actes fondateurs directs dans le
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dans la Chanson de Roland, serait du ressort de la « plaisanterie »), et le gab appartenant à la catégorie de l’ « ironie » (dont ferait partie le gab-« raillerie ») : selon l’analyse de P. Ménard, « le sens de ‘railler’ est le plus répandu de tous les sens de gaber » (p. 25) mais « quant à la valeur de ‘vantardise’, elle est nettement plus rare » (p. 28). Le Conte du Graal, éd. F. Lecoy, Paris, 1975, t. I.
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déroulement du récit et de l’Histoire de la chrétienté aussi bien : si nous résumons abruptement le texte, nous avons bien affaire à une parole qui est, sans solution de continuité, rien moins que la cause de la préservation ou de l’organisation de l’espace chrétien au sein de l’empire de Charlemagne et ce, en l’absence d’actions guerrières (la « bataille campel ») comme le texte le souligne à deux moments fondamentaux : en ouverture de la série des gabs (le désir de la conquête ouvre l’échange), et à l’extrême fin du texte (c’est en l’absence de bataille que la conquête a eu lieu). Sur le plan narratif, la situation finale permet à Charlemagne, « aimé de Dieu », de contenir tout l’espace chrétien sous sa puissance, de devenir le défenseur, par la parole et par les armes, de l’Église, et de transférer de Jérusalem à l’Occident des reliques qui récapitulent toute la temporalité de l’histoire de l’Église depuis l’Incarnation71. Cette structuration narrative de la causalité épique que nous allons à présent interroger n’est pas propre au Voyage : nous pourrions aussi bien résumer de la même manière, tout aussi abruptement, certains textes du cycle de Guillaume d’Orange ou la Chanson de Roland, parce que les gabs, mais aussi d’autres formules, très proches de la parole gabeuse, y abondent, pourvues de la même fonction causale dans le récit et dans l’Histoire chrétienne aussi bien. Elles fondent en effet l’action d’un héros qui, invariablement, « molt essauça sainte crestïentez72 ». Plus précisément, les formules en question, qui ont fait l’objet des travaux décisifs de Christiane Marchello-Nizia73, contiennent un si, adverbe très important dans le développement du système de l’assertion et de la véridiction en ancien français au xiie siècle (et que déjà, les Serments de Strasbourg utilisaient). Par certaines de ces formules en si, et comme l’explique Christiane Marchello-Nizia dans ses analyses, le personnage jure d’accomplir une prouesse intenable (prouesse qui s’accomplit, là encore, en faveur de l’espace de la chrétienté), et la met en relation pour l’asserter avec une épreuve pénible ou une privation très dure exercée à l’encontre de son corps, qui peut programmer sa mort. Les locuteurs glosent ces formules par le vocabulaire du serment : plevir, jurer, serement. Le serment est donc prêté sur le corps du locuteur, qui fonde ainsi le dire vrai sans aucune référence directe au divin, comme si son propre sacrifice, suggère Christiane MarchelloNizia, suffisait à figurer cette dimension spirituelle. Cette formule en si rejoint aussi le gab sur ce point, parce que comme lui, il engage le corps, son exaltation et aussi sa mutilation/humiliation. Guillaume projette par exemple la prise d’Orange en utilisant une telle formule :
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Cfr C. Rossi, « Le Voyage de Charlemagne ». Charroi de Nîmes, éd. et trad. C. Lachet, Paris, 1999, v. 12. Dire le vrai.
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Ne mengerai de pain fet de farine… S’avrai veü com Orenge est assise (La prise d’Orange, v. 285-287)74 (Je ne mangerai plus de pain fait de farine, Avant d’avoir vu comment Orange est située…)
Ces formules en si (qui utilisent le futur) permettent au locuteur de marquer son statut juridiquement légitime d’asserteur et sont très proches du gab par leur caractère intenable, sans en revêtir forcément la nature joueuse et railleuse. Comme l’a démontré la thèse de Christiane Marchello-Nizia, le mot si entre dans d’autres formules de véridiction, qui réfèrent cette fois directement à l’amor Deu, par exemple la formule en si m’aït Dex75 : Si m’aït Deus qui ne menti, Jeo nel lerroie por murir Que jeo ne l’auge ja ferir (Gormont et Isembart, v. 208-210)76
La paraphrase proposée (« [que Dieu, qui ne fait jamais défaut, m’assiste] est un énoncé aussi vrai que [je ne renoncerais pas à mon projet d’aller le combattre, dussé-je en mourir] ») démontre cette volonté de mettre en scène une parole efficace à la source des actes héroïques de la chanson. Par le gab, comme par ces différentes formules de jurement ou par d’autres formules encore77, le locuteur épique trace pour lui-même (et au-delà de lui : il n’est qu’un maillon de la chaîne des causes qui s’origine en Dieu) un destin inéluctable et vrai qui concerne le destin de la chrétienté (sa préservation ou son exaltation) et dont sa parole outrée est la révélation mais aussi la cause directe, quoique partielle : Aventure, le maître mot de[s romans arthuriens en prose] est quasiment absent des chansons de geste ; les héros épiques décident de leur sort, et la présence du si d’assertion dans leurs formules de jurement ou de promesse est la marque qu’ils entendent gouverner leur destin : si est la trace de leur effort pour trans-
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Éd. C. Régnier, Paris, 1986 (7e éd.). Bien moins caractéristique du récit épique puisqu’on la trouve à foison dans les romans courtois. Éd. A. Bayot, Paris, 1931. À noter que la narration épique, de fait, est parfaitement bien représentée par une autre formule en si qu’expose le livre de C. Marchello-Nizia : dans le cours du récit épique ou courtois, on trouve ainsi la formule ainc ne fina si…, suivie d’un verbe d’action, qui révèlerait, toujours grâce à l’emploi de si, la présence d’un acte d’assertion, y compris dans les passages narratifs et qui serait la marque d’un discours indirect libre : à ce moment-là, le tour en si est « le marqueur d’une volonté : il est référé à un personnage ramassant ses forces sans relâche (ainz ne fina) pour parvenir au but qu’il s’est fixé » et soulignant ainsi avec extase l’aboutissement du vœu initial.
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former la parole prophétique en acte, en réalité. Si est l’interstice, et la jonction discursive, entre la parole de désir et le fait accompli78.
Ainsi, le texte épique rêve, dans ces formules-jurement en si et ces gabs, une parole inéluctablement efficace en ce qu’elle garantit et réalise dès sa profération la prouesse épique la plus haute (sur le plan individuel) et la plus indéniablement nécessaire à la chrétienté (sur le plan collectif). Nous pouvons aller plus loin dans cette analyse structurale de la causalité qui se fonde sur l’efficacité de la parole gabeuse et promissoire : les paroles du héros épique, dessinant son destin inéluctable et celui de la communauté chrétienne, sont en effet autant de développements analeptiques et proleptiques79. Autrement dit, la construction de la causalité et de la finalité épiques se trouve concentrée en ces « anachronies » et échappe complètement au niveau horizontal, celui de la « chaîne sémantique » du récit en son cours temporel et causal80. Or, il se trouve que l’une des caractéristiques de la chanson de geste du xiie siècle est bien cette « répugnance » à déployer les circonstances de l’action81, notamment les liens de cause et de conséquence. Cela donne à la chanson de geste, parfois, un caractère hiératique et tragique peu propice aux justifications, comme l’avait bien analysé E. Auerbach : Le poète n’explique rien ; et pourtant ce qui a lieu est exprimé avec une vigueur paratactique qui signifie que tous les événements doivent se produire tels qu’ils se produisent, qu’ils ne sauraient être différents, et qu’il n’est nul besoin, pour les expliquer, de particules de liaison82.
Dans le Voyage, et si l’on structure narrativement la chaîne des causalités, la reine, puis Charlemagne tentent de convaincre leurs interlocuteurs de la gratuité de leurs paroles gabeuses : cela se passe au niveau horizontal du récit, dans la « succession des événements83 ». Mais parallèlement à ce premier niveau, se déploie le niveau de la narration qui réalise, quant à elle, la liaison entre les épisodes : c’est parce que les gabs ont été proférés que s’établit la supériorité, garantie par Dieu « pur amur Carlemaigne » (« par l’amour de Charlemagne », v. 791), de l’Église occidentale au moyen de la translation des reliques puis de la translation des valeurs de chevalerie depuis l’Orient vers l’Occident, depuis la mythologie d’Hugon à la charrue d’or jusqu’au royaume
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C. Marchello-Nizia, Dire le vrai, p. 64. Donc autant d’« anachronies », selon la terminologie de G. Genette (cfr en particulier Figures III, Paris, 1972, p. 122 sq.). D. Boutet, La Chanson de geste, Paris, 1993, particulièrement « La structuration du récit », deuxième partie, 6, p. 159 sq. (p. 160). E. Auerbach évoque le « schématisme de la représentation » de la Chanson de Roland (dans Mimèsis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, 1968 (trad. fr.), p. 111). Ibid., p. 111. D. Boutet, La chanson de geste, p. 160.
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historique des Francs, voire la fin de l’Histoire chrétienne84. On retrouve ici une structure narrative décrite par E. Auerbach justement à propos de l’écriture chrétienne de l’histoire et qui suppose : …une relation entre deux événements qui ne sont reliés ni temporellement, ni causalement, une relation qu’il est impossible de postuler raisonnablement dans la dimension horizontale. […] On peut seulement établir ce rapport en rattachant les deux événements verticalement à la providence divine, seule capable de tracer le plan d’une telle histoire et de fournir la clé de sa compréhension. La liaison horizontale, c’est-à-dire temporelle et causale, des événements se dissout, le hic et nunc n’est plus un simple élément d’un processus terrestre, mais en même temps quelque chose qui a toujours été et qui s’accomplit dans le futur ; au fond, devant le regard de Dieu, il est quelque chose d’éternel, d’omnitemporel, qui s’est déjà réalisé fragmentairement dans le domaine des événements terrestres85.
Horizontalement, sur le plan du récit, le lien causal entre les gabs et l’accomplissement de l’Histoire est flouté : il n’y a pas d’explications de la part du narrateur et sur le plan linguistique, comme on l’a vu, les choses sont peu contrôlables. Ce lien causal est d’ailleurs inacceptable dans l’ordre de la véridiction (le gab ne saurait être vrai, comme le reconnaissent les locuteurs eux-mêmes) et sur le plan éthique (comment lier une si haute dimension à un tel jeu de paroles et à de telles « intentions »86 ?). De même, les « fragments » dispersés de récit que sont les scènes d’accomplissement des gabs après leur profération (la nuit d’amour d’Olivier, le lancer de Guillaume et l’inondation provoquée par Bernard, ou plus largement, la quête vaniteuse de Charlemagne) n’ont sur le plan horizontal (véridiction, éthique et causalité) aucun lien avec l’accomplissement de l’Histoire. Pourtant, ce lien causal est tissé par la chanson dès lors que l’amur Deu est invoqué par le narrateur et par le locuteur du gab ou du serment87 : le gab et le serment épique s’accomplissent en actes qualifiés de miracles et actualisant la vertu de Dieu, ce qui établit un lien cohérent entre le gab, le serment et le dessein divin, alors même que toute causalité horizontale est effacée :
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E. Köhler, L’aventure chevaleresque : Idéal et réalité dans le roman courtois, Paris, 1974 (trad. fr), surtout « Chevalerie-Clergie : double vocation et conscience historique de la chevalerie courtoise », p. 44-76 ; D. Boutet, Formes littéraires et conscience historique. Aux origines de la littérature française (1100-1250), Paris, 1999. E. Auerbach, Mimésis, p. 84-85 et sur ce même sujet, Figura. La loi juive et la promesse chrétienne, Paris, 2003 (trad. fr). On peut évoquer ici Grégoire de Tours, en particulier, parfaite illustration de cette écriture spécifique de l’Histoire, empruntée à la Bible. Nous sommes ramenés ici aux débats sur les conditions de réalisation de la parole, qui se pose avec acuité dans l’Église grégorienne à propos du rôle joué par le ministre chargé du sacrement notamment : cfr la note 12 et les travaux d’I. Rosier-Catach. « Amur » reconnu aussi par le « destinataire » de l’effet final du gab, Hugon.
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Ne fu mie par force, mès par la Deu ver t ud (v. 751) Deus i fist tel m i rac le, li glorius del cel (v. 774) Deus i fist grant ver t ut pur amur Carlemaigne (v. 791)
La vertu qui donne sa valeur spirituelle à la « force » des héros n’est plus médiatisée par la parole des clercs, dont l’acte du chevalier épique fait ici l’économie : Dieu intervient dès lors qu’il est appelé à le faire. Cet appel à Dieu est d’ailleurs direct dans les serments et indirect dans les gabs, qui par définition ne sont pas destinés à être réalisés selon l’énonciateur. Reste que les paroles des chevaliers et du roi font, ici et maintenant, l’Histoire de la chrétienté en lieu et place des paroles des clercs et de leurs sacrements, et sans même utiliser leurs armes si l’on prend le cas du Voyage de Charlemagne. Dans le cas des autres chansons, la fonction guerrière devient quoi qu’il en soit autonome sur le terrain de l’Histoire parce qu’elle est incarnée au préalable par la parole même du guerrier, qui la profère rituellement et appelle ainsi sur lui, sans intermédiaire et sans une autre parole, la vertu de Dieu. Les chansons conteraient donc aussi l’histoire d’un verbe irrévocable, contraignant, efficace, qui trace comme à rebours de son contenu un destin à la chrétienté et contribue à l’organiser en conférant aux héros guerriers un pouvoir de nature finalement spirituelle sur le cours de l’Histoire chrétienne. Fonction socio-historique du récit : une parole laïque efficace et décléricalisée Le caractère efficace du gab et du serment, dans lesquels s’originent les causes de l’Histoire chrétienne, repose non seulement sur un rapport ambigu au système de la véridiction mais aussi, pour le moins, sur un rapport ambigu aux valeurs dominantes du discours ecclésiastique. Nous voudrions revenir sur ce point en posant brièvement la question si discutée de la fonction sociohistorique du récit littéraire. C’est sans nul doute le gab qui convoque avec le plus d’éclat toute une série de traits évoquant la nébuleuse des péchés de la langue dûment évoqués dans les discours ecclésiastiques, si divers soient-ils au xiie siècle88, qui font face au texte dit littéraire : le gab du Voyage de Charlemagne est proféré dans une communauté de riches laïcs réunis par le péché de bouche en une scène où règnent pêle-mêle intempérance, ivresse, luxure, gourmandise par afflux de vins et de mets recherchés. Se surajoutent à ces traits négatifs la colère, la jalousie et le désir de vengeance et de possession : tout part d’un gab de femme et d’une vantardise de Charlemagne… et se poursuit par le désir âpre de posséder les richesses de la ville orientale. Le gab comprend donc : une 88
C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue, que nous suivons dans notre développement.
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amplification extraordinaire des vertus que chacun se prête à soi-même, dans laquelle on reconnaît la jactance, l’orgueil, la superbe du riche ; une injure ou une diffamation ; un rapport au mensonge, à la parole inutile, cupide, excessive et obscène, imprudente. De son côté, la formule du serment épique en si, par exemple la formule sacrificielle de Guillaume projetant de prendre Orange dans la Prise d’Orange, est elle aussi motivée par un désir charnel : Guillaume est en fait enflammé au moment où il parle de conquérir la ville sarrasine par son amour de loin pour la reine Guibourc et pour son « beau corps », ainsi que pour les richesses de la ville89… Plus largement, les motivations initiales de Guillaume d’Orange relèvent souvent d’abord de la cupiditas : désir de richesse, envie, orgueil lancent la narration dans le Charroi de Nîmes… et le départ du héros pour l’Espagne. Nous pouvons ainsi résumer, cette fois sur le plan éthique, les composantes du texte : la chanson de geste propose la réalisation effective dans l’Histoire (dont elle devient la cause, après Dieu seulement) de la parole mensongère, obscène et diffamatoire, avec l’aide de Dieu, sans clerc et sans qu’aucun changement d’état soit exigé du laïc… La fonction socio-historique d’un tel récit, dont on ne connaît ni l’origine, ni l’énonciateur, ni même la date de production, pose problème et des travaux nombreux et érudits ont largement discuté déjà de son sens, de son intention et même du registre utilisé90 : satire (cléricale ?) ou parodie de la chanson de geste, de ses formes et de ses valeurs, voire du mythe carolingien, et par là même du groupe des grands laïcs ? Satire (curiale ?) d’un roi, visant Louis VII ou bien Philippe Ier, comme le proposait Reto R. Bezzola91 ? Texte écrit à la suite de la canonisation de Charlemagne en 116592, exaltant le mythe carolingien et même l’abbé de Saint-Denis au travers des reliques ? On peut peut-être évoquer d’abord, à la suite des nombreux érudits qui ont travaillé sur la question, la question des textes latins qui reprennent ce motif du voyage de Charlemagne à Jérusalem et Constantinople93. La 89
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N. Andrieux-Reix, « Une ville devenue désir : la Prise d’Orange et la transformation du motif printanier », dans Mélanges A. Planche, Nice, 1984, t. I, p. 21-32. Les débats de la critique à propos du sens même de la chanson sont extrêmement nombreux. Voir un bon état de la question dans A. E. Cobby, Ambivalent Conventions, p. 82 sq. R. R. Bezzola, Les origines et la formation de la littérature courtoise en Occident, 2e partie, Paris, 1960, p. 494 pour Philippe Ier ; T. Heinermann, « Zeit und Sinn der Karlsreise », Zeitschrift für romanische Philologie, 56 (1936), p. 500 pour Louis VII et Aliénor. T. Frings, compte-rendu des Versions norroises de P. Aebischer, Zeitschrift für romanische Philologie, 83 (1957), p. 175-183, dont la théorie est reprise par H.-J. Neuschäfer, « Le Voyage de Charlemagne en Orient als Parodie der Chanson de geste. Untersuchungen zur Epenparodie im Mittelalter (I) », Romanistische Jahrbuch, 10 (1959), p. 101. Le Chronicon de Benoît du Mont-Soracte est le premier texte à aborder la question du voyage de Charlemagne à Jérusalem et Constantinople (il s’y rend pour la gloire de saint André, patron du monastère, à la demande de Benoît). Le premier chroniqueur de la première croisade et la Vie de saint Sardou, de Hugues de Fleury, mentionnent brièvement Charle-
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Descriptio qualiter Karolus magnus clavum et coronam Domini a Constantinopoli Aquisgrani attulerit, qualiterque Karolus Calvus haec ad Sanctum Dionysium retulerit, ou Iter Hierosolimitanum est par exemple particulièrement intéressante pour notre propos, parce qu’elle permet de bien cerner le discours qui est tenu respectivement sur l’empereur carolingien et sur les clercs, en contexte réformateur : en ce texte, l’activation du motif du voyage vers l’Orient en quête des fameuses reliques permet la mise en scène d’un personnage de souverain présenté moins comme l’auxiliaire de Dieu que comme l’auxiliaire de l’Église. Charles y demande en effet à l’archevêque Turpin d’élucider les lettres que lui font parvenir l’empereur oriental et le patriarche de Jérusalem aux abois… L’archevêque Ebroïn (et non plus seulement l’épique Turpin, présent seulement à Aix-la-Chapelle) l’accompagne et le pape Léon intervient, plutôt qu’un « patriarche de Jérusalem » qui évite bien commodément d’évoquer, dans la chanson, le pape de Rome et la hiérarchie ecclésiale. Les cérémonies du texte latin sont organisées par prescription ecclésiastique, une fois établie la fête solennelle des reliques par l’empereur. Autrement dit, le voyage à Jérusalem et à Constantinople illustrerait en ce texte un usage auxiliarisé des armes et la responsabilité d’une Église institutionnalisée et hiérarchique dans l’Histoire : il ne donne pas au souverain laïc un quelconque pouvoir sur les signes spirituels. Tout cela n’est pas étonnant en contexte : la période n’est pas à l’exaltation du pouvoir spirituel autonome du souverain… Au fond, dans des textes comme la Descriptio ou encore dans toute l’historiographie fabriquée à Saint-Denis ou dans les vitae réformatrices plus largement, c’est l’auxiliarité du souverain ou du grand laïc en tant que « bras armé » de l’Église institutionnelle qui est mise en scène. Ils ne sont en rien la cause de l’histoire : doit-on rappeler quel rôle de contre-modèle joue Charlemagne dans le texte choisi à Saint-Denis et Saint-Germain-des-Prés au xiie siècle, au moment de la confection des manuscrits recueillant l’histoire des rois des Francs, pour narrer l’histoire de son règne et celui de son fils, soit la Vita Hludovici Pii de l’Astronome94 ? En ce texte, c’est bien le caractère irrémédiablement et spectaculairement épique de l’empereur qui sert d’argument à la dégradation du mythe impérial, tandis que son fils, bien piètre guerrier devenu humble « fils de l’Église », subit une constante humiliation qui est aussi la clé d’un « héroïsme » possible du souverain… C. Rossi explique que le Voyage, texte « humoristique », montre des Francs « aimés de Dieu » et que « c’est Dieu en personne qui est responsable », de sorte que « les accomplissements des gabs sont ainsi de véritables gesta Dei per
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magne et son voyage. En ce qui concerne cette mise au point, elle a été considérablement enrichie par les recherches de C. Rossi. P. Bourgain, « La protohistoire des Chroniques latines de Saint-Denis (BNF, lat. 5925) », SaintDenis et la royauté Saint-Denis et la royauté. Etudes offertes à Bernard Guenée, F. Autrand, C. Gauvard, J.-M. Moeglin (dir.), Paris, 1999, p. 375-394.
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Francos : le don des reliques par le patriarche est le témoignage de la supériorité spirituelle de Charlemagne, et c’est cette supériorité qui lui vaut le succès dans les épreuves et la soumission d’Hugon95 ». Nous pouvons souscrire en partie à cette analyse, à la condition de rappeler d’abord qu’il y a là une démonstration radicalement audacieuse en contexte grégorien, où il est hors de propos d’envisager un souverain chef d’Église, fût-il issu du passé carolingien96 et où est posée la question de la responsabilité exclusive du ministre de l’Église dans la révélation et la diffusion de la grâce divine, à travers les sacrements notamment. On voit mal, dans le même ordre d’idée, comment on pourrait rapprocher le propos de notre texte de celui des textes latins de la période sans souligner qu’ils représentent le rôle de Charlemagne dans l’acquisition des reliques et la défense de la chrétienté de manière bien différente : dans notre texte, l’empereur et ses pairs sont choisis par Dieu directement et deviennent ceux qui font l’Histoire, après Dieu et parce que Dieu le veut bien ! Le texte du Voyage n’est pas à une audace près pour mener à bien sa construction polémique et en ce sens, on perçoit qu’il aborde la question de la médiation par rapport au divin : il transfigure le temps d’une aventure le roi le plus épique en roi christique97 et ses pairs en apôtres, figurant peut-être même le partage des eaux devant le peuple en marche vers la terre promise. Ajoutons que le pèlerinage à Jérusalem (et la « conquête de Constantinople » aussi bien) est narré non pas tant comme parcours de pénitence que comme un moment de glorification et d’exaltation, de mimétisme typologique entre l’empereur et une figure de Christ glorieuse, « fiere ». De plus, et cette notation du texte est fondamentale, la figure du Christ évoquée ici est une figure de Dieu prédicateur : le roi siège dans l’église et sur la chaire depuis laquelle le Christ « chantat la messe » et « si firent les apostle » (v. 115). Le texte prend ici très explicitement le pouvoir sur une des paroles centrales du système ecclésiastique, celle qui a justement pour fonction d’édifier et de convertir le laïc. Ce faisant, il attribue aux personnages laïcs un pouvoir de nature spirituelle qui leur appartient en propre : c’est le roi qui transfère les reliques et les vertus depuis la terre sainte et surtout, qui les intègre à l’autel dionysien 95 96
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« Le Voyage de Charlemagne », p. 651. Cfr D. Iogna-Prat, « La construction biographique du souverain carolingien », À la recherche de légitimités chrétiennes. Représentations de l’espace et du temps dans l’Espagne médiévale (IXe-XIIIe siècle), P. Henriet dir., Lyon, 2003 (Annexes des cahiers de linguistique et de civilisation hispaniques médiévales 15), p. 197-224. Repris et remanié dans La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Paris, 2006, p. 119 et suivantes. Voir aussi A. Boureau, « Un obstacle à la sacralité royale en Occident : le principe hiérarchique », La royauté sacrée dans le monde chrétien, A. Boureau et C. S. Ingerflom dir., Paris, 1992, p. 29-37, p. 31. Admirable retournement du scénario adopté par l’Astronome qui, en vrai « moraliste carolingien », avait su ouvrir la voie aux personnages de rois cléricalisés, à la suite de Jonas d’Orléans, mettant fin à une conception bien différente de la souveraineté : cfr D. Iogna-Prat, « La construction biographique ».
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et au reste de son royaume où il les répartit, sans que soit présent aucun clerc. Le Voyage, autrement dit, ne reprend pas mais récrit complètement la version ecclésiastique de l’Histoire et de ses causes, les gesta Dei qui depuis Augustin et Orose jusqu’aux manuscrits de Saint-Denis en particulier, manifestent la loi du genre de l’historia ecclesiastica : c’est l’Église (et ses hommes) qui fabriquent l’histoire, non les rois98. Notre texte prend le contre-pied d’une telle construction. On peut douter cependant que les liens tissés avec cette tradition textuelle ecclésiastique contemporaine, évoquée au début de notre analyse, soient de simple parodie ou même d’opposition brutale : dans la chanson en langue romane, la décléricalisation du propos et des structures du récit est spectaculaire, et originale la structure narrative qui consiste à supprimer le motif des armes ou à la soumettre aux gabs et serments des chevaliers euxmêmes pour évoquer la fonction du roi et des grands. Si on la compare aux constructions ecclésiastiques réformatrices (et notamment aux scènes qui confrontent les clercs aux aristocrates dont ils font les bras armés de l’Église), voilà une construction hybride qui met en cause de manière au fond très complexe les schémas de hiérarchisation clercs/ laïcs proposées par différents énoncés ecclésiastiques. Les rapports entre les discours ne seraient donc pas tant d’opposition que de recomposition. Essayons d’en récapituler tous les fils : tout d’abord, la chanson de geste emprunte au discours ecclésiastique à la fois le motif d’une fonction guerrière aristocratique et le principe d’une domination exclusive de la dimension spirituelle sur la dimension charnelle (qu’elle ne remet jamais en question, comme le montre Anita GuerreauJalabert dans ses recherches99). Mais elle reprend aussi avec insistance certaines des « tares » du grand aristocrate laïc que dénonce le texte ecclésiastique réformateur : notre texte, comme certaines vitae de la période, représente ainsi pleinement le grand aristocrate laïc en miles-rhinocéros, avec une mobilisation très forte, comme on l’a vu, de ses traits les plus charnels. Le laïc est portraituré en roi ou en chevalier, en puissant avide de rétablir sa puissance, en riche avide de confirmer sa richesse, en orgueilleux, en coléreux et en vantard impudent. Sa parole est jactance, superbe, orgueil, injure, inutilité, mensonge. Et en ce sens, le registre comique, ou ironique selon les critiques, n’est en rien un élément marginal dans cette démonstration : il fait partie déjà des vitae qui ne se privent pas d’exploiter ce registre quand il s’agit d’évoquer les laïcs… ou les clercs déviants. Il est pleinement mobilisé ici dans 98
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Nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Exercices de style : amplification de la forme et amplification de la matière dans deux chroniques des rois de France (xiiie siècle) », Poétique de la chronique. Textes historiographiques et écriture (Péninsule ibérique, France, XIe-XIVe siècle), A. Arizaleta dir., Toulouse, 2008, p. 153-192. Cfr notamment « Le temps des créations », où l’on trouvera une bibliographie plus complète. Ces recherches inspirent largement les nôtres.
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la configuration du laïc. Mais dans le même temps, tandis qu’il semble acquiescer à ces définitions de la déviance du grand laïc, le texte épique dote certains de ses personnages de traits et d’actions de nature pleinement spirituelle, et d’un lien direct avec le dessein divin, ce que lui refuse le discours ecclésiastique grégorien : Charlemagne ressemble donc, dans la chaire somptueuse de l’église de Jérusalem, au Christ lui-même par son visage fier… Et la parole (même la plus charnelle comme l’est le gab) est réalisée par Dieu, un Dieu que la prière du roi semble contraindre à se compromettre dans les affaires du monde sans l’intermédiaire des clercs. Autrement dit, insistons sur ce point, ce sont des grands laïcs représentés au sein même de leur état conjugal et/ou leurs déviances les plus charnelles (sexualité, avidité…), qui sont des acteurs du grand plan divin sans aucune solution de continuité, par recyclage et conversion de leurs paroles. Ainsi se trouve redéfinie la valeur spirituelle non contestable du personnage du grand aristocrate laïc… Cette recomposition est propre aux chansons de geste, qui évitent encore d’aborder, à la différence des romans, certains des sujets polémiques à propos du grand laïc. Il semblerait donc que la chanson de geste travaille à dissoudre la « reconnaissance humiliée » d’une fonction guerrière qui, dans d’autres énoncés, n’a de valeur que lorsqu’elle est la métaphore vive et dégradée du glaive de la parole cléricale, processus d’englobement dont elle retire l’unique parcelle de pouvoir et de valeur de nature spirituelle à laquelle elle peut avoir accès, et encore, de manière conditionnée. Pour répondre à ces énoncés, la chanson travaille à même la fonction guerrière sans remettre en cause, comme le fera le roman, ce « portrait du grand laïc en miles », ce grimage légué par les textes réformateurs. C’est du sein même de ce motif des armes, et sans doute parce qu’il est l’outil privilégié de cette « reconnaissance humiliée » du laïc dans les énoncés ecclésiastiques réformateurs (comme d’ailleurs la sexualité), que se dessine de manière provocatrice la prise de possession autonome, par le personnage de laïc déguisé en chevalier, d’un pouvoir et de valeurs de nature pleinement spirituelle : morts glorieuses de Roland ou de Vivien ; accomplissement de l’Histoire de la chrétienté par Guillaume ; mais aussi et surtout, de manière peut-être plus ombrée, profération autonome d’une parole efficace qui donne à l’action guerrière des contours transfigurés, au point de la remplacer parfois comme dans le Voyage. Il est temps en ce point de notre enquête de repréciser que l’outrance de la profération (serment parfois prêté sur le corps offert en sacrifice) et du contenu de la parole épique, gab ou serments, a ainsi des limites précises : cette parole s’élabore en rapport avec la seule prouesse physique du chevalier épique, de son corps vaillant, éventuellement du sacrifice de ce corps, à l’exclusion de tout autre type de merveilleux. Ces paroles que les textes qualifient parfois
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de merveilleuses100 parce qu’efficaces et outrées, et les actes merveilleux et hauts qu’elles accomplissent, et qui confinent au miracle, participent ainsi de la construction d’un héroïsme épique voué à arracher la grandeur de l’action guerrière à une auxiliarité seulement terrestre (la force), pour révéler qu’en elle se manifeste la plus haute dimension spirituelle : Dans la parfaite unité de style de notre épopée, le merveilleux qui surgit encore avec sa valeur étymologique ouvre une faille sur d’autres valeurs que celles de ce monde. La démesure, le dépassement héroïque conduisant à un excès de morts, la rencontre d’un surnaturel qui n’est pas dans l’exact prolongement du geste sublime, préparent la mise en question par la littérature profane, en langue vulgaire, sous le couvert du merveilleux, de la grandeur101.
Et cela suffit, pour l’instant et avant les audaces plus grandes des romans, à revendiquer pour l’aristocrate laïc une valeur plus haute que celle qui est dévolue aux rhinocéros imperiti sermone. Conclusions provisoires Les chansons de geste proposent bien un acquiescement éclatant à la fonction guerrière à laquelle une partie du discours ecclésiastique réformateur réduit le grand aristocrate laïc pour mieux fonder sur cette fonction la dévaluation du statut et de la valeur du laïc-miles. Mais cet acquiescement semble bien aller de pair avec une tentative de récupération des plus hautes valeurs (de nature inévitablement spirituelles) que cette fonction guerrière leur ôte de fait dans ce discours ecclésiastique. L’appropriation laïque de la guerre implique pour ce faire à la fois une décléricalisation de la parole efficace qui ordonne la guerre et impose son sens, et une refabrication de cette parole qui soit extrêmement précise quant à ses pouvoirs et à la définition de son opérativité : le texte en langue vernaculaire réinvente donc la fonction guerrière à laquelle sont cantonnés les grands laïcs dans le discours réformateur par le moyen de la réinvention d’une parole efficace susceptible de donner au roi et aux chevaliers un rôle véritable, et non plus subalterne, dans l’Histoire. Les milites font ici la chrétienté par leur parole, pas seulement, voire plus du tout, par leurs armes. Il s’agirait ainsi pour la littérature épique d’arracher un héroïsme laïc (au moins rêvé à défaut d’être réalisé) à un usage 100
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Il est permis de rappeler que (conformément aux règles de l’amplification épidictique) cet adjectif est aussi bien appliqué en abondance aux actions des personnages épiques qu’aux principaux marqueurs de l’univers épique : chevaux, paysages, armes… et paroles (l’espion qualifie le gab d’Ernalt de « merveillos gab », v. 576). Voir J.-R. Valette, La Poétique du merveilleux dans le Lancelot en prose, Paris, 1998. D. Poirion, « Théorie et pratique du style au Moyen Âge : le sublime et la merveille », Revue d’histoire littéraire de la France, I (1986), p. 15-32 (p. 24).
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des armes radicalement inférieur en valeur et largement soumis, dans les autres discours en présence, à l’injonction et au cadrage de la parole ecclésiastique. Ce faisant, le propos du texte littéraire ne remet pas en cause le principe de la nécessité et de la supériorité du spirituel et c’est en cela qu’il n’y a pas là une simple opposition de discours : les laïcs sont bien, en cette production épique en langue vernaculaire, des personnages positifs parce qu’ils sont du côté d’un spirituel chrétien. Mais ils y ont accès sans médiation cléricale et, du sein même de leur état laïc le plus marqué par la richesse, le désir et la force, leur seule parole spiritualise merveilleusement leurs actions et leur pouvoir sur l’histoire. Ainsi, en opérant ces « scandale(s) d’inversion(s) sociétale(s) »102, l’univers épique ne produit pas un renversement complet, mais bien un « déplacement de lignes » à la recherche d’un « écart significatif », comme l’analyse Anita Guerreau-Jalabert à propos des textes arthuriens : cela entraîne une recomposition complète du « surnaturel positif » (le spirituel) au moyen d’éléments qui ne devraient pas en faire partie… Et ce serait l’un des sens de ces textes en langue vernaculaire que de retravailler par tous les moyens un système de représentation qui dévalorise ailleurs systématiquement la classe des laïcs : on le voit avec le motif de la parole laïque, ici complaisamment mise en scène au travers de l’activation de ses traits les plus ouvertement charnels et condamnables, alors que qui la profère se trouve placé en lien causal direct avec le dessein spirituel et une efficacité miraculeuse. La littérature montre ainsi son extraordinaire pouvoir de contournement et de reprise, moins idéologique d’ailleurs qu’utopique au sens ricœurdien du terme : ni saints, ni clercs, ni même laïcs pénitents, pourvus des caractères de la beauté, de la sexualité et du caractère du riche et du puissant, le roi Charles et le chevalier proposent une parole vraie et efficace, cause de l’histoire voulue par Dieu. Et nous n’en sommes pas encore aux gabs tout aussi efficaces et destructeurs, sans doute davantage pour l’Église institutionnelle que pour la spiritualité des laïcs, de Renart… Cette « littérature » marque ainsi que l’une des composantes de son identité est peut-être moins dans l’opposition (et la gratuité) que dans la confrontation aux autres discours, confrontation pour laquelle elle emploie des mécanismes de recyclage et de conciliation de ce qui est présenté comme incompatible dans certains énoncés ecclésiastiques103. Un autre exemple de 102
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J. Le Goff, « Le rituel symbolique de la vassalité », repris dans Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident, Paris, 1977, p. 349-420 (p. 382). Il est bien d’autres points de « recyclage » : il faudrait par exemple, et dans le détail même du texte, analyser en ce sens le recours à un personnage de « patriarche » (le mot même est singulier) plutôt qu’à un personnage de pape ; le motif des reliques, etc. mais approfondir aussi bien la réflexion sur la nature de la « causalité » donnée ici à la parole efficace, à la lumière des textes théologiques et des textes juridiques, comme le suggère I. Rosier-Catach, que je remercie bien vivement pour ses remarques stimulantes.
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recyclage consiste par exemple en cet apprivoisement du sacré, humilié (volontairement !) jusqu’à la terre au moyen d’une prière, d’un serment ou d’un gab qui portent des désirs d’accomplissement bien terrestres… Cet apprivoisement n’a en effet rien d’original dans la forme : il est bien présent dans certains miracles de sainte Foy rapportés par Bernard d’Angers. Que l’on se souvienne du miracle accordé au miles qui avait voulu briller aux yeux du monde en empruntant, moyennant une clause désastreuse pour lui, un faucon à un seigneur cupide, et qui perd ce faucon : le miles prononce un vœu et fait une offrande à la sainte, sur son autel et en son église, afin de le retrouver, ce que la sainte accorde sans même demander que les défis s’arrêtent là, contrairement à l’ange de la chanson… Comme l’a montré l’analyse précise de Dominique Barthélemy104, il convient de prêter attention à la présence, dans ce texte hagiographique antérieur à nos chansons, d’un développement intéressant de Bernard sur le mot jocum, utilisé par les « habitants de Conques » pour qualifier traditionnellement, dit le narrateur, ce type de miracle. Dominique Barthélemy insiste sur l’originalité du terme : Bernard, dans le terme jocum, soupçonne une interprétation du miracle qu’il récuse et dont il rend responsable le rusticus intellectus des témoins, en proposant de remplacer le terme par l’expression « miracle de minimis ». De fait, à propos d’une histoire qui met en lien l’orgueil du chevalier, sa sottise, la cupidité d’un seigneur, et l’efficacité de la prière, Bernard souligne que le danger le plus grand est le défaut de compréhension à propos de ce qui reste un signe envoyé par Dieu à travers le miracle. Ce signe en effet témoigne, plus que jamais quand il ressemble à un jeu du divin avec des situations relevant de préoccupations seulement mondaines et laïques, de l’opacité des signes divins et de leur extrême complexité. Les jeux doivent permettre d’établir le « principe organisateur du monde : reverentia, péché et malchance », comme l’explique Peter Brown105, à propos de désirs, de désillusions, d’accidents qu’on ne comprend pas tout d’abord, mais qui sont imputables finalement aux desseins de Dieu et/ou à une plaisanterie de la sainte omniprésente. Le gab de la littérature épique pourrait bien entrer dans une relation de filiation structurelle et éthique contrariée, certes, mais réelle, avec ce jocum hagiographique. En cela, le narrateur de la chanson appelle peut-être à passer de la lecture-rusticitas à la lecture-reverentia de la parole laïque qu’il réinvente et à laquelle il donne la lourde fonction de causer l’Histoire des hommes106… 104
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« Un jeu de Sainte Foy de Conques : le miracle du faucon retrouvé (Bernard d’Angers, I.23) », dans Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, 2004, p. 383-394. P. P. Brown, « Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours », repris dans Id., La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, 1985 (trad. fr), p. 185-214 (p. 193). Je remercie bien vivement M.-P. Halary pour ses relectures attentives et suggestives, ainsi que J.-R. Valette et L. Feller.
Benoît Grévin
L’ÉTYMOLOGIE EN ACTION ? QUESTIONS SUR LA PRATIQUE DES ANNOMINATIONES DE NOMS PROPRES DANS LA RHÉTORIQUE POLITIQUE DU XIIIe SIÈCLE* I have given up expecting those last words, whose ring, if they could only be pronounced, would shake both heaven and earth. Joseph Conrad, Lord Jim, chapter 21
Les hommes du Moyen Âge croyaient-ils à leurs étymologies ? En paraphrasant le titre du livre de Paul Veyne sur les mythes grecs1, l’on ne fait que reposer le dilemme qui est celui de tout médiéviste s’interrogeant sur les pratiques médiévales en rapport avec l’idée de performativité linguistique. L’histoire des idées théologiques, linguistiques, physiques et rhétoriques, aussi bien que celle des pratiques magiques et liturgiques, médicales ou juridiques, invite à valoriser l’existence de conceptions faisant du langage un ensemble de signes doués de potentialités magiques dont le maniement aurait les conséquences les plus graves2. Certaines réflexions théoriques et nombre de pratiques textuelles semblent pourtant par leur audace ou leur gratuité relativiser le poids de ces conceptions, ou relever d’un usage parodique de la langue qui en détourne le sens3. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter de telles contradictions, qui sont celles de toute civilisation adaptant des systèmes de représentation polyvalents en *
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Abréviations utilisées : Lettres de Pierre de la Vigne : PdV. F. Böhmer, J. Ficker, Regesta imperii, V : Die Regesten des Kaiserreichs unter Philipp, Otto IV, Friedrich II, Heinrich (VII), Conrad IV, Heinrich Raspe, Wilhelm und Richard. 1198-1272, Innsbruck, 1882 : BF. P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, 1983. Cfr I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, et B. Delaurenti, La puissance des mots « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007. Pour le degré zéro du jeu étymologique médiéval, cfr B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval. Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (XIIIe-XVe siècle), Rome, 2008, p. 551, n. 25. Tous ces jeux étymologiques ne sont pas porteurs d’un sens profond ou intéressants en tant que tels : il faut intégrer la banalité des jeux étymologiques d’un certain nombre de clercs dans notre réflexion.
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 107-126 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101897
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fonction de ses objectifs. Les dieux de l’Acropole furent aussi ceux d’Aristophane. Si l’on réfléchit à l’étagement conceptuel qui faisait se superposer au xiiie siècle les savoirs lexicaux et didactiques hérités des corpus textuels antiques, les réflexions scientifiques et théologiques d’empreinte scolastique, les pratiques de magie d’orientation populaire ou savante et les nécessités de la communication, écrite et orale, latine et vulgaire, sérieuse et ludique, la recherche d’une cohérence qui se serait étendue à tous les aspects de la théorie et de la pratique linguistique apparaît comme une naïveté épistémologique. Est-ce à dire qu’il faille renoncer à comprendre au moins partiellement comment s’articulaient les différents modes d’appréhension de la virtus verborum dans le corps social, et quel était l’impact de certaines théories linguistiques sur les pratiques communicationnelles ? Sans prétendre résoudre l’ensemble des problèmes posés par ces questions, on souhaite suggérer ici que la documentation permet parfois d’étudier, dès le xiiie siècle, comment une croyance diffuse en la virtus étymologique pouvait se ramifier en un ensemble de pratiques à la fois relativement distantes et reliées par des jeux d’échos dans différentes parties du corps social4. On se concentrera pour ce faire sur un élément linguistique porteur d’un enjeu symbolique particulier : le nom propre5, et sur un lieu de production textuelle que sa centralité politique a mis en contact avec différents acteurs de la société : la cour de Sicile de Frédéric II (1197-1250) et de ses fils Conrad IV († 1254) et Manfred († 1266). DICTAMEN, propagande et VIRTUS VERBORUM À la cour des rois de Sicile comme dans l’Italie du nord, le Duecento peut être qualifié de « siècle du dictamen6 ». Art pragmatique, divisé entre un ciel théorique et un horizon pratique s’étendant de la communication politique à la pratique notariale et à la correspondance privée, l’ars dictaminis devrait être un observatoire idéal pour étudier la mise en application des idées médiévales sur la performativité7. 4
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Sur l’étymologie médiévale, voir notamment « L’étymologie de l’Antiquité à la Renaissance », Lexique, 14 (1998), numéro coordonné par Claude Buridant. Étude récente sur les jeux étymologiques à partir des noms propres au xiie-xiiie siècle dans A. Bisanti, L’interpretatio nominis nelle commedie elegiache latine del xii e xiii Secolo, Spolète, 2009. Le propos reste presque exclusivement littéraire. Sur la pratique de l’ars dictaminis à la cour des souverains Hohenstaufen de Sicile, cfr l’introduction de Nicola da Rocca, Epistolae, éd. F. Delle Donne, Florence, 2003, et celle de Una silloge epistolare della seconda metà del XIII secolo, éd. F. Delle Donne, Florence, 2007, ainsi que B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval. Sur la théorie de l’ars dictaminis, cfr M. Camargo, Ars dictaminis, ars dictandi, Turnhout, 1991 ; A.-M. Turcan-Verkerk, « Répertoire chronologique des théories de l’art d’écrire en prose
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L’analyse de l’impact des théories linguistiques sur la pratique du dictamen se heurte pourtant à plusieurs obstacles. La logique d’exposition des manuels répondait à des débats internes fortement autonomisés par rapport aux recherches des écoles grammaticales. Même en restreignant le champ d’enquête à l’ars, l’articulation entre la théorie et la pratique nous échappe en partie. La lecture des manuels utilisés dans le studium de Naples permettrait de mieux comprendre comment l’enseignement du dictamen s’articulait dans le royaume de Sicile avec d’autres disciplines. Ils ne nous sont pas parvenus8. La circulation des savoirs au début du xiiie siècle relativise pourtant la portée de cette carence textuelle. Une partie du personnel de la cour de Frédéric II avait sans doute été formée à Bologne9. Il est donc possible de compenser partiellement l’absence de renseignements directs sur la pensée linguistique des créateurs de sa rhétorique. Parcourir les traités de Boncompagno, Guido Faba ou Bene de Florence10 ne suffit pourtant pas pour comprendre la logique des réalisations de Pierre de la Vigne et de son équipe11. À travers un certain nombre de contradictions
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(milieu du xie siècle-années 1230). Auteur, œuvre(s), inc., édition(s) ou manuscrit(s) », Archivum latinitatis Medii Aevi, 64 (2006), p. 193-239, ainsi que Alberico di Montecassino, Breviarium de dictamine, éd. F. Bognini, Florence, 2008. Sur les problèmes méthodologiques posés par la distance entre les études théoriques et l’analyse de la pratique, cfr B. Grévin, « Un chaînon manquant dans l’histoire du dictamen. À propos de l’édition des Epistolae de Nicola da Rocca et des dictamina du ms. Paris BnF lat. 8567 par Fulvio Delle Donne », Archivum latinitatis medii Aevi, 67 (2009), p. 152-158. Tentative d’étude « panoptique » faisant le lien entre la théorie du dictamen et son application à la cour de Frédéric II dans B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval. Cfr sur l’enseignement du dictamen dans le mezzogiorno G. C. Alessio, « L’’ars dictaminis’ nelle scuole dell’Italia meridionale (secoli xi-xiii) », in Luoghi e metodi dell’insegnamento nell’Italia meridionale (secoli XII-XIV). Atti del Convegno Internazionale di studi (Lecce-Otranto, 6-8 ottobre 1986), éd. L. Gargan, O. Limone, Galatina, p. 291-308. Bene Florentini, Candelabrum, éd. G. C. Alessio, Padova, 1983, en donne une idée : Bene de Florence avait été invité à l’ouverture du studium de Naples (1224) à en occuper la chaire de rhétorique. À deux générations de distance, le Tractatus de coloribus rhetoricis d’Henri d’Isernia (c. 1270) reflète une partie des doctrines véhiculées par des dictatores passés par les bancs du studium sous le règne de Conrad IV et Manfred (éd. B. Schaller, « Der Traktat des Heinrich von Isernia De coloribus rhetoricis », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 45 (1989), p. 113-153). Enfin, les dictamina en rapport avec l’activité du studium jusqu’en 1266 édités dans F. Delle Donne, Per scientiarium haustum et seminarium doctrinarum. Storia dello Studium di Napoli in età sveva, Bari, 2010 livrent nombre d’indices sur l’idéologie rhétorique dominante à Naples avant l’époque angevine. Cfr sur ce point B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 293-300. Cfr A. M. Turcan-Verkerk, « Répertoire », n. 63, p. 222-223 (Boncompagno da Signa) ; n. 64, p. 223-224 (Bene de Florence) ; n. 65, p. 224-226 (Guido Faba). Pierre de la Vigne (m. 1249), le styliste le plus fameux de la cour de Frédéric II, devient le symbole de la rhétorique sicilienne, condensée dans les collections placées sous son autorité dans la seconde moitié du xiiie siècle (cfr H. M. Schaller, Handschriftenverzeichnis zur Briefsammlung des Petrus de Vinea, Hanovre, 2002).
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de détail avec les prescriptions des traités, mais aussi grâce à la présence d’un discours réflexif conservé dans des zones textuelles où l’invention notariale se donne libre cours, les compositions officielles ou privées des grands rhéteurs du xiiie siècle au service de la Sicile impériale12 ou de la papauté se révèlent souvent plus utiles pour comprendre leur conception de la performativité linguistique. Le développement d’une idéologie du notairedictator comme artifex lingue s’identifiant à l’autorité juridique donna notamment lieu à des réflexions qui suggèrent certains aspects de la représentation par les dictatores des pouvoirs du langage13. En reconstruisant le culte de la prose rythmée porté à ses extrêmes par Pierre de la Vigne et son équipe, il est ainsi possible de préciser la teneur d’une idée sous-jacente dans certaines artes dictaminis contemporaines : la prose ornée par les tropes et changée en une sorte de poésie prosaïque par le cursus redresse le langage, tout comme la construction des lois par le prince redresse la nature peccamineuse de l’homme. Le travail rhétorique effectué sur la langue rejoint ainsi le labeur juridique14. Les implications d’une telle idée s’étendent à l’ensemble du langage, et invitent à réexaminer un certain nombre de corpus textuels. Les Constitutiones regni Siciliae de Frédéric II n’ont ainsi guère été envisagées du point de vue de leur structure rhétorique. La recherche d’une sonorisation du langage par le jeu des annominationes y conditionnait pourtant l’écriture du droit15. Au sein de cet effort d’artificialisation de la langue, le travail effectué sur les noms propres par la chancellerie sicilienne trace un périmètre privilégié. Il touche à la représentation symbolique d’acteurs placés au centre du réseau d’interactions créé par les guerres de propagande du xiiie siècle, et met ainsi en relation différents niveaux de la pratique linguistique et de la représentation du langage. Cet avantage a son revers. Il oblige à quitter la zone confortable où il est possible de spéculer à loisir sur les intentionnalités cachées des dictatores pour se lancer avec eux au cœur des combats de propagande16, et 12
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Le centre de gravité politique du royaume se trouve sous Frédéric II, Conrad IV et Manfred sur le continent, en Campanie et dans le nord des Pouilles (Capoue, Naples, Foggia…) et pour l’Italie du nord à Crémone, lieu de séjour répété de la cour, donc à peu de distance des centres névralgiques du pouvoir papal (Rome, Anagni, Viterbe, Orvieto…) et du studium bolonais. Cfr sur ce point B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, notamment p. 330-370. Ibid., en particulier p. 244-261. Ibid. Cfr les remarques laissant entrevoir l’existence d’un registre d’ornementations rythmiques réservé à la rédaction des lois et textes à caractère juridique, dans S. Gleixner, Sprachrohr kaiserlichen Willens. Die Kanzlei Kaiser Friedrichs II. (1226-1236), CologneWeimar-Vienne, 2006, p. 423. Étant donné que les chercheurs concernés n’arrivent pas à se passer du terme de « propagande », quoiqu’une application mécanique des théories issues du linguistic turn ait naguère tendu à l’exclure au nom de son anachronisme, la démonstration paraît faite que « propagande » fait partie des vocables qu’une tentative de reductio ad absurdum des concepts heu-
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de la question dont on a emprunté l’énoncé à Paul Veyne : celle des conditions d’emploi de la performativité étymologique dans la société, et de ses limites. Du « frémissant Frédéric » à Manfred mens frederici : la mystique du nom impérial L’obsession de la cour sicilienne-impériale pour l’imposition du nom propre a laissé des échos dans l’historiographie contemporaine. C’est Salimbene de Parme qui les a regroupés de la manière la plus suggestive, à cause de sa fascination joachimite pour l’empereur et son origine. Le premier de ces récits concerne l’obsession de Frédéric pour l’écriture (et sans doute la prononciation) de son nom. Il aurait fait amputer d’un doigt un notaire coupable de l’avoir transcrit Fredericus, et non Fridericus17. L’anecdote sent le guelfisme. Elle prend tout son relief, une fois rassemblé l’ensemble des informations concernant la valeur accordée au nom de Frédéric par la cour souabe et ses adversaires. En premier lieu, il semble bien y avoir eu un changement signifiant d’écriture du nom royal à la chancellerie sicilienne. Dans l’enfance et la jeunesse de Frédéric (1193-1250), les notaires de Palerme écrivaient Fredericus18. Un virage s’opère à l’arrivée du jeune souverain en Allemagne, en 1212. C’est alors qu’il semble prendre conscience de la valeur étymologique allemande de son nom, qui le (?) conduit à modifier les habitudes d’écriture de la chancellerie19. Un texte datant des années 1235, et écrit par un lettré intéressant à plus d’un titre, Henri d’Avranches, donne un éclairage saisissant sur l’exaltation du nom de Frédéric à la cour impériale. Il y est décomposé en Frîd
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ristiques utiles pour décrire la société médiévale a indument démonisé. S’il fallait systématiquement éviter de recourir à des concepts non-médiévaux pour décrire la société médiévale, on finirait par écrire en latin… Sur ce débat et ses limites, cfr les conclusions embarrassées et embarrassantes de J. Le Goff, Le forme della propaganda politica nel Due e nel Trecento, Rome, 1994, p. 519-528 : il y a quinze ans déjà, la tentative d’évacuation du terme s’était soldée par un échec. Salimbene de Adam, Cronica, II, a. 1250-1287, éd. G. Scalia, Turnhout, 1999 (CCCM 125A), p. 535 : « Nunc de superstitionibus Friderici aliquid est dicendum. Prima eius superstitio fuit quia cuidam notario fecit policem amputari, pro eo quod scripserat nomen suum aliter quam volebat. Volebat enim quod in prima sillaba nominis sui poneret ‘i’, hoc modo : ‘Fridericus’, et ipse scripserat per ‘e’, ponendo secundum vocalem hoc modo : ‘Fredericus’. » Cfr les cent soixante-dix diplômes contenus dans Die Urkunden Friedrichs II. 1198-1212, éd. W. Koch, Hanovre, 2002 (MGH Die Urkunden der deutschen Könige und Kaiser, XIV/1). Changement visible dans Die Urkunden Friedrichs II. 1212-1217, éd. W. Koch, Hanovre, 2007 (MGH Die Urkunden der deutschen Könige und Kaiser, XIV/2). Les trois premiers diplômes, datés de Bâle, septembre-octobre 1212 (n. 171-173, p. 1-7) portent encore Fredericus. À partir du diplôme n. 174 (Hagenau, 5 octobre 1212), la chancellerie alterne Fridericus et Fredericus. À partir de février 1213 (diplôme n. 187, p. 36-39), Fridericus prédomine, non sans quelques retours ou variations (par exemple n. 259, p. 182-183, Bâle 1214 : Fridiricus).
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Rîch, et glosé « paix royale » ou « roi pacifique », ce qui peut expliquer la modification étymologique intervenue à partir de 121220. La multiplicité des attaques par annominationes contre le nom de Frédéric, présentes aussi bien dans les lettres politiques papales que dans la propagande guelfe entre 1239 et 1250, a pu également contribuer à l’aggravation de cette obsession linguistique. L’annominatio par dérision du nom Fridericus la plus classique se retrouve à la fois sous la plume du cardinal Rainier de Viterbe21, de la chancellerie d’Innocent IV22 et des satiristes qui composent les trois chansons rythmiques forgées pour célébrer la défaite de l’empereur devant Parme en février 124823. Elle s’inspire de Psaume 11, 2, pour faire de Frédéric l’être bestial qui frémit ou ronge des dents « Fredericus fremit/frendet dentibus24 ». Les témoins de cette littérature satirique subsistant dans la documentation manuscrite ne respectent toutefois pas vraiment une ligne de démarcation Fridericus/Fredericus qui recouperait le « shibboleth » suggéré par l’anecdote de Salimbene. La validité d’ensemble d’une sorte de signe de reconnaissance pro- ou anti-impériale en fonction de l’interprétation étymologique du nom n’en reste pas moins une hypothèse tentante. Pour une partie au moins des contemporains, Frid- aurait été originellement associé à la paix impériale, Fred- au fremere de la satire. Un texte un peu moins connu que l’anecdote de Salimbene permet de prolonger cette micro-histoire étymologique du nom de Frédéric. Il s’agit de l’étonnante glose du nom de Manfred élaborée par l’auteur du récit des hauts faits du fils de Frédéric II, de la mort de ce dernier à son usurpation du trône de Sicile, entre 1250 et 1258. Ce récit est connu sous le nom de Chronique du Pseudo-Iamsilla. Différents indices ont suggéré que son rédacteur initial était
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Cfr à ce sujet B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 463-464, à partir de E. Winkelmann, « Reisefrüchte aus Italien », Forschungen zur deutschen Geschichte, 18 (1878), p. 482-492, troisième poème, p. 80-85. Historia diplomatica Friderici secundi, éd. J.-L.-A. Huillard-Bréholles, VI/2, Paris, 1861, p. 603 (Raynerius cardinalis, mars 1248, emprunté à Matthieu Paris), p. 605 : « perfido Frederico ». Ibid., p. 714-716 (Innocent IV, Lyon, 7 avril 1249) : « Frederici feritate depressi ». Textes contenus dans Das Brief- und Memorialbuch des Albert Behaim, éd. T. Frenz, P. Herde, Munich, 2000 (MGH Briefe des späteren Mittelalters, I), n. 97-100, cfr en particulier n. 99, l. 9 (p. 400) : « Fridericus dentibus frendet et tabescit » ; et n. 100, p. 407, dont les six vers sont entièrement construits sur une annominatio de Frédéric II : « In fremitu Parma terram corruscat et arma/Quando fugit victus Fridericus ad illius ictus/Frede–fremunt dentes ridendi more carentes/Sui. Sonat–ricus quod sit derisus iniquus/ Frede–preit sequitur–ricus per que reperitur/Quod finem bricum [sic dans l’édition] sibi principium dat iniquum ». À la relecture de ce dernier vers, je me demande si l’inexplicable bricum, qui a fait couler un peu d’encre, ne doit pas être simplement compris comme une mauvaise transcription de lubricum, parfait pour le sens. La quantité du vers ainsi complété est inexacte, puisque le premier u- de lubricum est en principe long, alors qu’il devrait être bref dans cette position, mais la métrique de ce genre de poème souffre bien des exceptions. Cfr note précédente.
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un dignitaire de l’entourage de Manfred, Goffredo di Cosenza25. Le statut de ce texte à la coalescence complexe est en cours d’éclaircissement par Fulvio Delle Donne26. Quoiqu’il en soit, le chroniqueur responsable de la première partie du texte s’y livre à un long exercice de variation vocalique sur le nom du bâtard de Frédéric II. Les formes Manfredus, Menfredus, Minfredus et Monfredus sont expliquées comme autant de prolongements du père « Fred- » par le fils, dont le nom est qualifié par l’auteur de species nominis paterni27. L’on obtient ainsi, entre autres, les sens de Manus Frederici, Mons Frederici, Minor Frederico, Mens Frederici… Ce jeu d’annominatio ne semble un exercice d’apparence gratuite que s’il est envisagé dans une perspective déconnectée de son contexte intellectuel et politique. Il s’appuyait probablement sur un exercice officiel de construction idéologique des plus sérieux, dans une tentative de consolider la légitimité contestée de Manfred, usurpateur du royaume de Sicile28. Cet exercice de variation vocalique rappelle certains traits de l’ars predicandi29. Il gagne encore en cohérence si l’on remarque que tout comme le 25
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Sur la chronique du Pseudo-Iamsilla, cfr Le gesta di Federico II imperatore e dei suoi figli Corrado e Manfredi, éd. F. De Rosa, Cassino, 2007, reproduisant avec quelques variantes le texte édité par L. Muratori, Rerum italicarum scriptores, VIII, col. 491-615, et surtout F. Delle Donne, « Gli usi e i reusi della storia. Funzioni, struttura, parti, fasi compositive e datazione dell’Historia del cosidetto Iamsilla », Bullettino dell’Istituto Storico per il Medio Evo, 113 (2011), p. 1-88. Cfr note précédente. Rerum italicarum scriptores, VIII, col. 497-498 : « […] et non sine causa Manfredus vocatus fuerit, quasi manens Frederico, in quo quidem vivit pater iam mortuus, dum paterna virtus in ipso manere conspicitur. Vel Manfredus, id est manus Frederici, utpote sceptrum tenere dignus est, quod manus paterna tenuerat. Vel Menfredus, id est Mens Frederici, sive memoria Frederici, quasi in eo mens, vel per eum memoria Federici perduret. Vel Minfredus, id est minor Frederico, majori oblato subcrescens. Vel Monfredus, id est Mons Frederici, sive munitio Frederici, in quo videlicet Frederici nomen et gloria ultro usque in monte, sive munitione excelsa quasi ad sepulcrum posterorum servata consistunt, ut per quamcumque vocalem etymologiam ipsius nominis varietur, paterna ibi res et nomen inveniatur. Nec immerito ad tam praeclari nominis etymologiam cunctae vocales literae pro sua qualibet diversitate conveniunt, ut liquido demonstretur talem esse personam hoc nomine denotatam, quae ad regimen universale conveniat, ut sicut ceterae literae nullum quidem per se sonum efficiunt, nisi vocalibus adiungantur, vocales autem per se ad soni perfectionem secundum aliarum literarum adjectionem sufficiunt : sic persona Principis rem nomenque paternum in se per omnium vocalium varietatem concludens, ea esse videatur, secundum quam universale regimen per se subsistere nequeat, et quae ad idem regimen adminiculo alieno non indigens, sola perfecte sufficiat : et sicut nihil est, quod sine vocabulo aliquo exprimi possit aut scribi, ita nihil eorum fit, quae in patre Augusto ad universale regimen convenerunt, quod filio tam ex paterni nominis specie, quam ex suae sapientiae mutatione non congruat ». Sur ce passage et son interprétation, cfr F. Delle Donne, « Gli usi e i reusi », p. 17-18, en particulier n. 45. Sur le règne de Manfred, cfr E. Pispisa, Il regno di Manfredi. Proposte di interpretazione, Messine, 1991. Cfr Les développements sur des techniques de variation analogues dans T.-M. Charland, Artes praedicandi : contribution à l’histoire de la rhétorique au Moyen Âge, Paris-Ottawa, 1936.
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nom de Frédéric, celui de Manfred subissait des variations de vocalisation dans les sources contemporaines, enregistrant notamment l’alternance Men/ Man/Main30, et si on lit cette construction dans le prolongement de l’exaltation du nom de Frédéric. Manfred fut à ma connaissance le seul des fils du souverain à ne pas avoir reçu un nom dérivant directement du stock onomastique des Hohenstaufen, les enfants de l’empereur s’appelant normalement Heinricus, Conradus ou Fridericus comme leurs aïeux. L’origine du choix dérive certainement du patrimoine onomastique de la famille maternelle (plusieurs Manfred se rencontrent dans la famille des Lancia avant 1230). Il reste possible que ce choix ait été privilégié parce que l’une ou l’autre des valences étymologiques présentées dans la chronique correspondait effectivement à une interprétation paternelle. Elle s’ajustait du reste parfaitement à la vision des fils de l’empereur comme délégués spécifiques (imaginarium) de son pouvoir générique développée dans diverses formules impériales datant de la décennie 1240, quand l’empereur avait promu ses bâtards au rang de vicaires impériaux dans des régions stratégiques du royaume d’Italie31. Le jeu d’apparence gratuite consistant à gloser la remarque de Salimbene aboutit donc à des résultats non négligeables grâce à l’ampleur du réseau d’associations conceptuelles, positives et négatives, gravitant vers le milieu du xiiie siècle autour du nom de Frédéric. Victoria contre Parme : bataille étymologique Une seconde possibilité de reconstruire un réseau d’associations étymologiques est fournie par l’histoire de l’imposition du nom de Victoria à la cité-camp fondée par Frédéric II lors du siège de Parme, en 1247-1248. Elle était destinée dans son esprit à remplacer la cité rebelle, qui aurait dû être rasée au sol après sa destruction. Salimbene, toujours, évoque longuement ce siège mémorable dont l’issue catastrophique scella la tentative de l’empereur pour asseoir son pouvoir sur l’Italie du nord. Les Parmesans profitèrent d’un jour où il était parti chasser au faucon pour brûler la cité-camp, s’emparer du trésor et du sceau impérial32. Cet épisode où le roi de science féru d’astrologie, de fauconnerie et de savoirs linguistiques fut défait malgré ses calculs par de pieux citadins qui s’en remettaient à l’intercession de la Vierge pourrait être pris comme un symbole de la défaite d’une « rationalité » médiévale tentant 30
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Cfr par exemple l’emploi concurrent des formes Manfredus et Mainfredus dans les premières pages de la chronique de Saba Malaspina, Die Chronik des Saba Malaspina, éd. W. Koller, A. Nitschke, Hanovre, 1999 (MGH, SS rer., XXXV), p. 90-91. Cfr sur ce point B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 155, n. 101. Salimbene de Adam, Cronica, I (ann. 1247-1248), p. 285-311.
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d’encadrer le réel dans une logique déterministe qui s’enferme dans son propre piège. Ce qui retiendra ici est la richesse d’un dossier textuel comprenant à la fois les lettres de propagande de Frédéric II, ante et post eventum33, celles du cardinal Rainier de Viterbe et de la Curie34, le récit de Salimbene, enfin de somptueux poèmes rythmiques composés à Parme dans les jours suivant la défaite35. Cette diversité permet de multiplier les renvois entre la tentative d’imposition manquée d’un nom propice à la cité de Victoria et le sauvetage réussi de la ville de Parme. Ils apparaissent à l’analyse comme l’avers et le revers d’une même guerre de propagande, employant toutes les ressources de la virtus verborum. La fondation de Victoria semble avoir fait l’objet d’un programme d’étymologisation intégrale dont la logique en étoile évoque le plan de quelque Neuf-Brisach linguistique. Au centre de la ville-camp, une église consacrée à saint Victor surplombait, s’il faut en croire Salimbene, un atelier monétaire où étaient frappés des victorins36. Comme pour le nom de Frédéric, l’aspect anecdotique de la narration s’efface devant l’existence de précédents qui permettent d’insérer cet épisode dans une série cohérente de tentatives d’impositions étymologiques. Dans une lettre à Grégoire IX, datant de la décennie 1230, l’empereur tente ainsi de se laver du reproche de ne pas avoir reconstruit une église rasée au sol lors de la destruction de la cité rebelle de Sora, à la frontière entre la Campanie et le Latium. La lecture de ce texte permet de préciser l’association du nom avec le destin de la cité qui était à la base du mécanisme de réimposition utilisé par les souverains souabes pour fonder ou refonder une ville. L’empereur y explique au pape que la cité de Sora, passée sous le soc de la charrue de son indignation, a perdu son nomen et son omen, qu’elle ne 33
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Cfr BF n. 3635-3668, p. 650-658, diverses lettres émises devant Parme, dont une partie notable incluse dans la collection classique de Pierre de la Vigne : PdV I, 4, II, 5 (après défaite), 40, 41 (après défaite), 49, III, 51, 64, 77, 84, 86, V, 33, 87, VI, 19. Éditions dans Historia diplomatica, VI/2, p. 551-598. Sur le cardinal Rainier de Viterbe et son rôle dans le développement de la propagande antifrédéricienne à la Curie dans la décennie 1240, cfr à présent M. Thumser, « Antistaufische Propaganda in einer Prager Handchrift. Das Briefe Grande piaculum des Kardinals Rainer von Viterbo (1248) », Mediaevalia Historica Bohemica, 12/2 (2009), p. 7-41. La majeure partie des lettres du dossier de propagande anti-impérial accumulé à la Curie sont réunies dans Epistolae saeculi XIII e regestis pontificum Romanorum selectae, éd. C. Rodenberg, I-II, Berlin, 1883-1887 (de la mort d’Innocent III à celle de Frédéric II). Cfr supra note 23. Salimbene de Adam Cronica, I (an. 1247), p. 295 : « Imperator vero, furibundus et totus inflammatus ex ira propter illa que sibi acciderant, venit ad Parmam et in contrata que dicitur Grola (in qua vinearum est multitudo et ubi vinum nascitur bonum, et vinum terre illius optimum est) fecit fieri unam civitatem cum magnis foveis in circuitu, quam etiam Victoriam appellavit in presagium futurorum ; denarii vero monete victorini dicebantur, et maior ecclesia Sanctus Victor… »
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retrouvera jamais37. Le nom est augure, et seuls son effacement, sa réimposition ou sa remotivation peuvent changer le destin de la ville qui le porte. La construction d’une Victoria à quelques lieues de Parme devait ainsi présider à une opération onomastique qui aurait vu l’effacement symbolique du site et du nom ancien, tandis que les rebelles châtiés se seraient changés en habitants fidèles d’une cité nouvelle placée pour l’éternité sous le signe de la victoire impériale. La multiplication par Frédéric II, Conrad IV et Manfred de fondations au nom performatif, soit par imposition directe – Augusta en Sicile38, Manfredonia en Pouille39, « Flagella, fouet des ennemis40 » à la frontière du royaume, soit aussi par correction d’un nom mal imposé : Acula changé en Aquila dans les Abruzzes41, trouve certes de nombreux parallèles 37
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Historia diplomatica, IV/2, p. 909, Frédéric II à Grégoire XI, 20 septembre 1236, pour motiver la non-reconstruction d’une église dans la ville rasée en 1230 pour avoir soutenu les troupes papales : « […] Ecclesias quondam civitatis Sorane que velut exemplo Carthaginis passa iam aratrum indignationis nostre, iuxta sententiam, civitatis nomen et omen amisit, nolumus reparari, presertim cum reparate nullam aliquibus utilitatem afferrent, utpote cum locum eumdem in perpetuam infidelium notam perpetuo velimus excidio subjacere […] » Sur la fondation d’Augusta, probablement vers 1231-1233, cfr F. Maurici, Federico II e la Sicilia. I castelli dell’Imperatore, Catane, 1997, p. 143-144, ainsi qu’E. Pispisa, Medioevo Fridericiano e altri scritti, Messine, 1999, p. 174-175 avec bibliographie. Sur la fondation de Manfredonia (en 1263), cfr Salimbene de Parma, Cronica, II, p. 713 (ann. 1266) : « […] et capta fuit uxor predicti domini Manfredi cum duobus filiis suis et cum toto thesauro suo in civitate que Manfredonia nominatur ; quam civitatem [Manfredus] ipse fieri fecit, nomen suum imponens ei. Hec facta fuit loco alterius civitatis que dicebatur Sipontus, et distat ab ea per miliaria duo ; et si vixisset princeps per paucos annos amplius fuisset Manfredonia una de pulcrioribus civitatibus de mundo […] sed rex Karolus habet eam exosam, in tantum quod eam audire nominari non potest, immo vult quod appelletur Sipontus nova ». Sur les avatars onomastiques de Manfredonia, cfr P. F. Palumbo, « Manfredi Maletta e la fondazione di Manfredonia (a proposito di alcune bolle di Bonifacio VIII e Clemente VI) », Mélanges d’Archéologie et d’Histoire publiés par l’École française de Rome, 76 (1964), p. 201-225. Le mécanisme d’imposition d’un nom d’augure onomastique trouve ici un rebondissement inattendu : Manfredonia avait été fondée par le roi Manfred au milieu des possessions d’un noble homonyme (Manfredi Maletta), chargé par lui de défendre la cité. Débaptisée par Charles Ier d’Anjou, suite à l’élimination de Manfred, Manfredonia devint Sipontum novellum. La cité reprit dans un troisième temps son nom de Manfredonia à la faveur d’un jeu d’intrigues de la famille Maletta, dont la suzeraineté sur la ville est appuyée par diverses bulles papales de l’époque de Boniface VIII et Clément VI, la première d’entre elles allant jusqu’à s’adresser à Manfredi Maletta en affirmant que « in perpetuam tui nominis memoriam Manfrediam appellasti. » Sur la fondation de Flagella dans la Terra Laboris en 1242, cfr lettre PdV III, 36 éditée dans Historia diplomatica, VI/1, p. 51-52 : « […] ex quibus revera causa consurgat potissima qua civitatem nostram Flagelle ad flagellum hostium in eo situ fundari providimus » (registre BF n. 3303, p. 580). Sur la fondation d’Aquila en 1254 par Conrad IV, cfr A. Clementi, Storia dell’Aquila dalle origini alla prima guerra mondiale, Rome, 1998, p. 17-43, renvoyant pour un traitement définitif de la confusion entre Frédéric II et Conrad IV à G. M. Monti, « La fondazione di Aquila e il relativo diplomata », dans Atti del Convegno Abruzzese Molisano, I, Casalbrodino, 1933, p. 249 et sq. L’insertion du diplôme de fondation dans le sixième livre du recueil des Lettres de Pierre de la Vigne (PdV VI, 9), dont les nombreux documents rédigés pendant le bref
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dans l’histoire toponomastique. Elle doit être lue, dans l’Italie du xiiie siècle, à la lumière de cette mystique du nom juste dont l’importance dans la culture frédéricienne se devine à d’autres indices. Avant de les aborder, retournons devant Parme. La richesse du « dossier » guelfe créé à la suite de la victoire fournit un prolongement instructif au versant frédéricien de ce réseau d’indices étymologiques. Pour en rétablir la portée, il faut là encore mettre en relation des sources de nature différente. D’une part, les textes impériaux relatifs aux différentes étapes du siège ne se privent pas de recourir en évoquant la cité rebelle aux techniques de formalisation déjà évoquées à propos des Constitutiones. Dans une lettre d’information à ses sujets siciliens, Frédéric II explique ainsi qu’il se voue aux fatigues d’un long siège afin de punir la perfidie des traîtres Parmesans « ad puniendum proditorum Parmensium perfidiam42 ». Le martèlement de ces « p » initiaux n’est probablement pas qu’un embellissement esthétique. Dans la logique de juridisation du discours évoquée plus haut, le notaire travaille sans doute ici à renforcer les potentialités de l’action décrite, qui acquiert presque force de loi. D’autre part, Salimbene associe expressément le sauvetage de la cité à une opération de devotio magique dont la valeur sémiotique n’est pas sans intérêt pour comprendre la relation de la ville avec son nom. Il décrit en effet comment, au plus fort du siège, les dames guelfes vouèrent la ville à la Vierge en lui offrant une maquette de la cité en argent massif. Dans cette scène digne de l’Iliade, Marie accepte devant la richesse de l’offrande d’intercéder auprès de son fils qui libèrera la ville, donnant ainsi son véritable sens au nom fatidique de Victoria43. Or l’un des trois poèmes rythmiques créés à Parme dans les jours qui suivirent la victoire et conservés dans le manuscrit d’Albert
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règne de Conrad IV ont été souvent attribués à Frédéric II pendant une grande partie du Moyen Âge et de l’époque moderne, explique ce malentendu. Sur l’acte de fondation, cfr BF J, n. 4627 p. 846-847, à compléter par Id., Nachträge und Ergänzungen, bearbeitet von P. Zinsmaier, Böhlau, 1983, BF n. 4627, p. 281. PdV III, n. 87 (août 1247) ; Historia diplomatica, VI/2, p. 564 (registre BF n. 3636, p. 652). Salimbene de Adam, Cronica, I (an. 1247), p. 297-298 : « ‘Quod nobiles domine de Parma fecerunt fieri unam civitatem argenteam quam beate Virgini obtulerunt, ut Parmam ab impio defendere dignaretur’. Et cum disponeret imperator civitatem Parmensem totaliter destruere et eam transferre ad Victoriam civitatem, quam fecerat, atque in Parma destructa in signum rebellionis et sempiterni opprobrii et exempli salem seminare in sterilitatis signum, cognoscentes hoc mulieres Parmenses, maxime divites, nobiles et potentes, totaliter se contulerunt ad beatam Virginem deprecandam ut civitatem suam Parmam a Friderico et ab aliis inimicis penitus liberaret, eo quod nomen et vocabulum suum in matrice ecclesia a Parmensibus in reverentia maxima habebatur. Et ut melius exaudirentur ab ipsa, fecerunt fieri unam civitatem totam argenteam, quam vidi, atque beate Virgini obtulerunt et donaverunt. Et erant ibi maiora et precipua edificia civitatis fabrefacta totaliter de argento, ut maior ecclesia… Baptisterium similiter erat ibi et palatium episcopi et communis palatium et alia edificia quam plura que civitatis effigiem presentarent. Rogavit mater filium exaudivit filius matrem, cui de iure nichil poterat denegare […] Porro in illo meditulio temporis,
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Behaim se livre à une série de jeux étymologiques sur le nom de Parma. À partir d’une mise en relation du sens classique de bouclier (parma) donné par les dictionnaires médiévaux44, de l’annominatio Parma/palma, et de la glose d’un surnom ancien Chrysopolis ou civitas aurea, Parme devient le bouclier doré dont Dieu se sert pour refléter la foi, et mettre en fuite ses ennemis, donnant au parti guelfe la palme de la victoire45. Étant donné le contexte de rédaction de ces poèmes, il n’est pas interdit de penser que le don du précieux ex-voto que Salimbene a encore pu admirer reflétait cette double étymologie de Parme, bouclier et ville d’or (chrysopolis). La surface d’argent (doré ?) sur laquelle s’élevaient les graciles maquettes du Duomo, des palais et des murailles, aurait en quelque sorte matérialisé une définition étymologique de Parme reflétée par les vers composés dans la même année « olim Parma clipeus rotundus est dicta/A tanto presagio non est derelicta […]46 ». Dans l’optique de cette interprétation étymologique opérée à la lecture de textes composés ex eventu, l’issue du siège de Parme n’aurait pas tant dépendu – dans la pensée de certains contemporains – des subtilités de la tactique, que d’un habile maniement des forces étymologiques où les
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antequam de Victoria civitate a Pamensibus victoria haberetur, exibant cotidie hinc et inde ad preliandum balestarii, arcarii. » Cfr Uguccione da Pisa, Derivationes, éd. E. Cecchini, Florence, 2004, P 123 [45] (I, p. 975) : « Item a parvus hec parma -e, leve scutum, quasi parva, et quelibet levia arma possunt dici parme quasi parve ; [46] item Parma dictus est quidam fluvius, scilicet a parvitate, a quo civitas adiacens dicitur Parma -e, unde parmensis -e. » Le rapprochement entre les deux formes est d’autant plus significatif que rares sont les cités italiennes dont l’étymologie est expliquée dans les Derivationes. Albert Behaim, Das Brief- und Memorialbuch, n. 98, p. 392 : « Parma, tibi dominus dedit nomen bonum./In te sensum nominis implevit et sonum,/Dum tibi victorie dedit huius donum/ Sicut patet serie sequenti sermonum :/L pro r in medio literam mutando/Palme nomen obtines vere triumphando/Turbatorem fidei et pacis fugando/et eius exercitum tibi subiugando./Ab invento clipeo auri re non ficta/Olim Parma clipeus rotundus est dicta/A tanto presagio nunc est derelicta/Orbi toti clipeus in fide non ficta/Dicitur Grisopolis in Greca doctrina/Civitatem auream quam dicit Latina/De ipsa oblacio facta est divina,/quando magi domino detulerunt trina./Parma magna pariens effectu probatur :/Par magnis in alio sensu derivatur./Digne par maioribus amodo dicatur/Quam sic deus aliis preferre dignatur./Sub hostis perfidia dum sileret mundus/Nec quisquam resisteret, licet labe mundus/ Orbi Parma datus est clipeus rotundus/De cuius presidio mundus est iocundus/Parma Parme fluvius ex eventu rei/ Fecundat et gaudium dat et fructum spei/Unde psalmi veritas attestatur ei : Fluvius letificat civitatem dei ». On notera la solidité du lien entre les explications d’Uguccione et la composition rythmique. Le versificateur n’a pas simplement recours à l’équivalence parma bouclier/Parma ville ; il joue également de l’homonymie entre la ville et le fleuve. Ces codes circulent dans les milieux lettrés des deux camps : les éditeurs du Brief- und Memorialbuch rappellent (p. 392-393, n. 13) que des poètes hellénophones de la cour de Frédéric II composèrent pendant le siège des poèmes transposant en grec une partie de ces jeux de mots sur Parme. Cfr M. Wellas, Griechisches aus dem Umkreis Kaiser Friedrichs II., Munich, 1983, p. 81-83. Cfr note précédente, la leçon non doit être restituée à la place du nunc, conservée dans l’édition à cause des principes suivis (maintien des fautes de transcription d’Albert Behaim).
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Parmesans, grâce à leur stratégie d’actualisation des potentialités du nom de leur cité, auraient vaincu les notaires-astrologues de Frédéric II. Il est d’ailleurs révélateur que ni Rainier de Viterbe, ni Salimbene, ni les poèmes rythmiques parmesans ne se moquent de l’imposition frédéricienne du nom de Victoria en tant que telle. Tous trois expliquent que l’empereur a simplement travaillé pour Parme sans le savoir, l’entreprise étant vouée par l’hérésie de son fauteur à se voir détournée par des forces bénéficiant des charismes de l’Église47. À travers les montages frédériciens et guelfes se discerneraient donc deux orientations contemporaines dans l’exploitation des potentialités étymologiques par le dictamen. Dans la première, une idéologie du pouvoir impérial aurait associé les réminiscences classicisantes de la damnatio memorie à la mystique juridique qui confondait l’imposition d’un ordre linguistique et juridique sous l’autorité impériale reflétant l’ordre divin. Dans la seconde, communale et guelfe, les opérations linguistiques de protection de la cité auraient été placées sous l’autorité directe de l’Église, chargée à travers l’exvoto parmesan d’actualiser les potentialités étymologiques du nom de la cité. Les deux systèmes ont des traits communs, car ils participent d’une même culture linguistique : malgré la teinture antiquisante de la mystique impériale, c’est bien saint Victor que l’on retrouve au centre de Victoria. Cités et fleuves de l’Italie : les lignes de fuite d’une enquête Les dossiers sur les noms de Frédéric et de Parme occupent des points nodaux dans la masse d’écrits liés à la lutte ouverte ou feutrée qui opposa la papauté et la Sicile des derniers Staufen, entre 1227 et 1266. Ils cristallisent un réseau d’indices, formant un miroir grossissant qui permet d’étudier la mise en écho d’un réseau étymologique, activé pendant quelques mois ou quelques années. La diversité des interprétations montre l’importance de l’enjeu, et aussi la complexité des niveaux interprétatifs à l’œuvre dans ces combats linguistiques. Dans le cas du nom de Frédéric comme dans celui de Parme, il existait une multiplicité de stratégies de captage des potentialités 47
Pour Salimbene, cfr note n. 43. Pour le poème n. 98 du Brief- und Memorialbuch, cfr p. 396, première strophe : « Ab hoste Victoria dicta et constructa,/per dei victoriam funditus destructa/ docet, ut sit anima quelibet instructa,/Quod nulla resistere potest deo lucta. » Pour Rainier de Viterbe, cfr Historia diplomatica, VI/2, p. 603-608, lettre de Rainier de Viterbe (mars 1248) sur la mort de Marcelin d’Arezzo : « […] Nimirum hic impius dux [Frédéric II] prophanus habens, sicut pater suus diabolus, contra Dei Ecclesiam iram magnam, sciens quod modicum tempus habet, protinus in furorem erumpens, ore rabido suspensionis et iuguli contra christum Domini sententiam fulminavit apud Victoriam ab eo fundatam, sed titulis fidelium adscribendam. Hoc autem actum est non sine stupendo miraculo, tertio vidlicet die ante suum et illius loci exterminium triumphale. Ipsa namque Victoria felici auspicio contra votum furentis qui ei nomen indidit, victoriosi trophei tripudium de seipsa parti cessurum Ecclesie suo vocabulo presignivit […] »
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du nom. Certaines correspondaient à un savoir lexical que l’on pourrait qualifier de « haut » ou de classique (l’étymologie de Parme présente dans les Derivationes, l’étymologie germanisante de Frédéric…). D’autres employaient l’assonance dans un but de captation ou de mise en relation avec un motif biblique. D’autres encore travaillaient sur la pure sonorité… Dans le cas de Parme et Victoria, comme dans celui des fondations urbaines de la dynastie souabe, ce travail étymologique se prolongeait par la confection d’artefacts, créant un lien sémiotique entre l’étymologie invoquée et la puissance divine chargée d’en actualiser les potentialités. L’évocation de ces dossiers conduit à s’interroger sur la possibilité d’élargir l’enquête à l’ensemble des tentatives d’exploitation des noms de personnes ou de villes disséminés dans les écrits forgés par la chancellerie sicilienne entre 1220 et 1266, voire dans l’Italie du xiiie siècle. Un tel programme permettrait de découvrir d’autres associations, et par là de préciser le fonctionnement de ces jeux étymologiques, leurs rapports avec la culture lettrée, leurs liens éventuels avec d’autres formes d’expression communes à une population plus large que la seule élite des notaires rompus aux subtilités du dictamen aulique. Plusieurs pistes de recherche sont envisageables. La première consisterait en l’établissement d’un répertoire de noms de personnes soumis à des exercices de déformation étymologique visant à en actualiser la valence positive ou négative. Des doublets papaux Innocens/Nocens48, Bonifacius/ Malefacius49 au travail de clercs campaniens contemporains sur le nom des acteurs des troubles de la minorité de Frédéric II (Diepold/dyabolus50) en 48
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Ce jeu de mot est déjà en circulation sous Innocent III. Il est réutilisé par la chancellerie de Frédéric II, pour la prise de contact avec Innocent IV à son avènement en 1243 : cfr PdV I, 31, Historia diplomatica, VI/1, p. 104, BF n. 3369 : « Datum est enim vobis e celo Innocencii predestinata sorte vocabulum, quod per vos nocentia subtrahi consultius innuat, et pie suadeat innocentiam conservari. » Cfr pour le doublet Bonifacius/Malefacius appliqué à Boniface VIII, l’acte notarié du discours prononcé le 12 mars 1303 au Louvre par Nogaret : Boniface VIII en procès. Articles d’accusation et dépositions des témoins (1303-1311), éd. Jean Coste, Rome, 1995, p. 112-113 : « Sedet enim in cathedra beati Petri mendaciorum magister, faciens se, cum sit omnifarie maleficus, Bonifacium nuncupari, et sic nomen sibi falsum assumpsit ; et cum non sit verus presidens nec magister, se dicit omnium hominum dominum, iudicem et magistrum » (pour la diffusion ultérieure de ce jeu de mot ibidem, p. 113, n. 1). Le couple maleficius/Bonifacius n’est pas seulement utilisé pour l’efficacité rhétorique. Le rédacteur souligne implicitement le désaccord (ou plutôt la contradiction) du nom avec la nature du pape, comme si c’était un premier crime à lui reprocher (puisqu’il a choisi son nom). Sur l’importance du choix du nom papal, et les motivations spécifiques de Boniface VIII, cfr A. Paravicini Bagliani, Bonifacio VIII, Turin, 2001, p. 76-77, ainsi que sur les liens entre son nom précédent Benedictus, Bonifacius et Maleficius Maledictus (Ibid., p. 77-78). Cfr Die kampanische Briefsammlung (Paris lat. 11867), éd. S. Tuczek, Hanovre, 2010 (MGH Briefe des späteren Mittelalters 2), n. 136, p. 226-227 : « Ecce namque ille suspicious Diap(o)ldus, cuius nomen sicut nomini patris sui diab(o)li est afine, ita opera sua ipsius operibus sunt cognata, post confractas vires ad fraudes rediit. »
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passant par les jeux auliques des notaires de la chancellerie sicilienne (Pierre de la Vigne, vigne du seigneur Frédéric…51), la matière ne manque pas. On a choisi de privilégier ici une autre direction, en se concentrant sur la toponymie. Quatre types de sources ont été mis à contribution : (1) des toponymes (villes, régions, fleuves) apparaissant dans les textes de la chancellerie de Frédéric II, sous une forme ou dans un contexte qui implique un jeu étymologique ; (2) des noms de villes utilisés dans un texte prophétique d’inspiration joachimite en circulation dans l’Italie du nord entre 1240 et 1280, et attribué à l’astrologue de Frédéric II Michel Scot52 ; (3) des noms de villes cités dans les poèmes composés à Parme en 124853 ; (4) enfin, des noms de villes, fleuves ou lieux d’Italie dont les Derivationes d’Uguccione donnent l’étymologie54. L’analyse croisée de ces données suggère l’existence de points d’articulation entre une culture lexicale largement diffusée dans l’Occident du xiiie siècle, les idéologies du langage correspondant aux variantes impériale, papale ou bolonaise de la « culture du dictamen », et les jeux performatifs d’apparence plus gratuite présents dans la littérature politique rythmique ou métrique en circulation dans l’Italie du nord des années 1220127055. Le premier ensemble textuel est celui de la chancellerie sicilienne. Il est caractérisé par son registre de formalisation haut, plus nettement dissocié 51 52
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Sur ces jeux de mots et leurs échos, cfr Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 341-369. Cfr O. Holder-Egger, « Italienische Prophetien des 13. Jahrhunderts. II », Neues Archiv der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde, 30 (1905), p. 349-377, section VI, « Das dem Michael Scotus zugeschriebene Vaticinium in Versen », auquel il faut ajouter les deux premières pages de la section VII, « Andere prophetische Verse », p. 377-379, fournissant dix vers de contenu analogue placé à la suite de vers « scotiens » dans les manuscrits les plus tardifs. Voir également P. Morpurgo, « Federico II e la fine dei tempi nella profezia del cod. Escorialense f.III.8 », Pluteus, 1 (1983), p. 135-167. Les cités concernées sont Brescia, Milan, Verceil, Novara, Lodi, Pavie, Plaisance, Parme, Reggio Emilia, Crémone, Padoue, Vérone, Mantoue, Ferrare, Bologne, Modène, Bergame, Trévise, Venise, Florence, Vicence, Rome, Gênes, Faenza*, Imola* (*=dans les dix vers du poème analysé en VII). Cfr Das Brief- und Memorialbuch, n. 98, p. 390-396 (Parme, Victoria, ainsi que les lieux dits de Pancrazio et Fragano, et le fleuve Taro, objets d’annominationes avec les noms pancracium, fraganum et tritura), et surtout n. 99, p. 397-407, avec une longue liste exaltant les cités guelfes qui ont aidé Parme (Brescia, Milan, Gênes, Plaisance, Bologne, Mantoue, Venise, Ancône) et maudissant les cités gibelines pro-impériales (Pavie ; Pise ; Crémone). Uguccione da Pisa, Derivationes. L’association de l’ars dictaminis avec l’art de composer des textes en prose rythmée n’est que tendancielle. Dans une bonne partie des définitions et des traités, l’on rappelle encore au xiiie siècle que le dictamen comprend l’ensemble des arts de composer en latin orné, qu’il s’agisse de prose, de poésie rythmique ou de poésie métrique, et nombre de textes de tous horizons (poèmes rythmiques composés à la cour de Frédéric II, mélange de poèmes rythmiques et de modèles prosaïques dans certains formulaires français d’inspiration orléanaise…) attestent la persistance d’un lien entre l’exercice de composition en prose et en vers. Cfr pour la poésie rythmique latine à la cour de Frédéric II F. delle Donne, Il potere e la sua leggitimazione. Letteratura encomiastica in onore di Federico di Svevia, Arce, 2005, p. 131-156.
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des registres vernaculaires que d’autres productions latines contemporaines56. Il multiplierait donc les passerelles en direction d’une culture rhétorique et grammaticale plus « théorique ». La littérature des pamphlets et textes en poésie rythmique, aux échos parfois italianisants, faite pour être chantée, serait plus orientée vers le folklore et la langue vulgaire. Une lecture synchronique de l’ensemble des témoignages indique toutefois que certaines spéculations des écoles et des milieux lettrés pouvaient s’adapter, à travers une série de déformations ou d’hybridations, à d’autres jeux linguistiques, plus proches des registres vernaculaires et d’une culture semi-lettrée ou illettrée. Dégageons quelques conclusions, nécessairement provisoires. Tout d’abord, les jeux de mots de type étymologique n’apparaissent que dans un ensemble restreint de lettres de la cour sicilienne. Sauf erreur, ils n’interviennent pratiquement jamais dans des diplômes ou privilèges solennels, d’ordre plus strictement juridique. Ils semblent réservés à des lettres de propagande, de registre généralement élevé, mais sans valeur juridique particulière en dehors de leur autorité informative. Ce point peut sembler en contradiction avec la mise en valeur des jeux formels pratiqués par les notaires de la cour sicilienne-impériale dans les registres de la formalisation juridique évoqués plus haut57. Il rentre en fait dans la logique d’un ensemble de restrictions mises à l’emploi des mécanismes de la rhétorique persuasive du dictamen dans une partie de la production de la chancellerie. L’emploi massif de certains tropes était réservé à la propagande proprement dite, dans le sens de lettres d’information destinées à convaincre. Cette restriction peut donc être un indice a contrario de l’importance donnée à la mise en valeur de ces étymologies dans un discours dont la fonction performative de « rhétorique persuasive » est précisément indiquée par le recours massif aux colores rhetorici58. Frédéric II souligne ainsi dans une lettre aux Florentins accompagnant la nomination de son bâtard Frédéric d’Antioche comme vicaire impérial en Toscane que leur cité refleurira (Florencia/reflorebit) sous son autorité, vivante incarnation (species) de celle de son père59. Dans 56
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La tendance à éliminer les vulgarismes ou à les doubler de termes précieux est forte dans le dictamen méridional du xiiie siècle. Elle s’organise en fonction de choix lexicaux qui ne sont pas nécessairement ceux auxquels recourront les humanistes. Cfr supra, p. 110. Cfr B. Grévin, Rhétorique, p. 196-200. À la chancellerie sicilienne, l’emploi des colores varie en fonction du genre du document composé. Très discret dans les diplômes solennels, il se fait massif dans les lettres de persuasion, créées pour influencer amis ou adversaires, pour devenir omniprésent dans les lettres d’invective les plus violentes. Cette différenciation est liée aux conceptions médiévales de l’emploi différentiel des colores en fonction du registre stylistique et de la dignité supposée du document à créer (un excès de colores étant considéré comme la marque d’un style bas, ou peu raisonné). Cfr infra, note 72.
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une autre missive, il exhorte les habitants de Foligno/Fulgineum à la fidélité en rappelant que son enfance avait commencé à fulgurer dans leurs murs…60 Dans l’ensemble très restreint des villes dont le nom est à la fois commenté par les notaires de la chancellerie sicilienne et le lexique d’Uguccione, se dégage par ailleurs un cas singularisé par son importance idéologique. Le nom de Rome est associé à l’empire mais aussi à l’idiome romain, dont le maniement sous la forme du dictamen est au centre de l’idéologie impériale-sicilienne61. Ses différents commentaires forment un dossier dont l’importance égale ceux de Parme et du nom de Frédéric. La liaison du nom de Rome avec le titre impérial de leur maître provoque chez les notaires siciliens, à chaque lettre de propagande destinée aux Romains ou en rapport avec Rome, une sorte de montée d’adrénaline linguistique, comme si l’évocation de la ville étymologiquement fondatrice de l’empire réveillait un nerf sensible62. L’absence apparente d’utilisation dans la rhétorique de ces lettres de propagande officielle d’annominationes de dérision à l’encontre des villes ennemies semble également participer d’une conception de majesté rhétorique restreignant l’emploi des figures étymologiques à un certain type de lettres. Les notaires n’utilisent que des étymologies ressenties par eux comme à la fois linguistiquement pertinentes et positives par leurs implications. On voue une ville à la malédiction en multipliant les répétitions de consonnes initiales, ou en exerçant les stratégies de réimposition déjà évoquées63. Les seules annominationes négatives pour l’instant rencontrées concernent une région et un fleuve. La première est d’ailleurs sujette à caution. La Ligurie64 est qualifiée dans une lettre de viscosa65. Ce terme ambigu fait peut-être écho à l’étymologie végétale donnée à cette région dans les Derivationes66. Quant à la rivière Olio (L’Oglio, avec son article) qui séparait l’armée impériale de ses adversaires Milanais à la bataille de Cortenuova, elle est prétexte à un jeu de mot dans le bulletin de victoire envoyé par Pierre de la Vigne aux princes allemands. 60
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PdV II, 21 (registre BF n. 3796) : « inducimur nichilominus ex illa causa potissime quod in Fulgineo fulgere pueritia nostra cepit ». B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 231-235, en particulier p. 234, n. 303. Sur l’idéologie de Rome développée à la cour des Staufen, cfr Jürgen Petersohn, Kaisertum und Rom in spätsalischer und staufischer Zeit, Hanovre, 2010 (MGH Schriften, 62). Cfr supra, p. 115-117. La Ligurie au sens où l’emploient les dictatores de Frédéric II correspond à la province romaine de Ligurie, qui s’étendait approximativement à la Ligurie, à la plaine du Piémont et à l’ouest de la région lombarde actuelle. PdV II, 39 (registre BF, n. 2411) : « […] sic de die in diem viscosa Ligurie nos terra detinuit […] ». Derivationes, L 42 [17] (v. I, p. 657) : « Et hec Liguria -e quedam provincia in qua sunt Vercelle, Novaria, Mediolanum, Papia dicta sic ab abundantia leguminum ; unde hic et hec Ligus vel Ligur -ris et hoc Ligusticum, quedam herba quia abundat in Liguria, et Ligusticus -a -um a Liguria dicitur ».
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L’étymologie du fleuve est rapprochée du terme de Lolium (zizanie). C’est un bel exemple de retraitement rhétorique, appliqué à un nom propre, d’une étymologie de nom commun livrée par Uguccione67. Ce dernier point conduit à poser la question des liens entre le travail étymologique effectué par les rédacteurs de ces textes politiques officiels et la diversité des cultures linguistiques en circulation dans la péninsule au xiiie siècle, du latin aux vulgaires (italien aulique sicilien, toscan, dialectes divers, occitan, français…), du dictamen aulique au sermon scolastique ou à la chanson parodique. Le caractère encore parcellaire des informations rassemblées interdit toute conclusion hâtive sur la signification des rapprochements qui peuvent déjà être opérés entre le travail étymologique de la chancellerie sicilienne, les jeux des poèmes « lombardo-émiliens » et le matériel fourni par les Derivationes. Le nombre assez réduit de cités et régions italiennes incluses dans ce dernier ouvrage conduit à considérer les quelques concomitances pour l’instant repérées comme des arguments probants pour arguer d’une bonne circulation entre la culture lexicale des écoles et le travail des rhéteurs. Cette association entre le savoir lexical et la pratique du dictamen se traduit d’ailleurs au xive siècle par l’existence de gloses marginales de certains manuscrits des Lettres de Pierre de la Vigne recourant à Uguccione68. Il est plus difficile de porter un jugement sur la très faible récurrence de jeux étymologiques pratiqués à la cour de Sicile dans les poèmes politiques lombards déjà examinés ou dans la prophétie attribuée à Michel Scot. Le cas de Florence-Florencia, qui intervient à la fois dans ce dernier texte et dans une lettre impériale69, n’a pour l’instant qu’un correspondant : le jeu de mot Faenza/favere/favisse est également présent dans la rhétorique impériale et dans la prophétie pseudo-scotienne70. L’on peut néanmoins penser que la 67
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Sur L’Oglio/Lolium dans l’une des lettres d’annonce de la victoire de Cortenuova, cfr PdV II, 3 (registre BF, n. 2295) : « Et dum castrametati sunt iuxta Lolium perditionis filii, ut rationis segetem perderent, zizanie que a vulgo dicitur Lolium, semina seminarunt… » ; et dans les Derivationes p. 700 (L 95, i) : « Hoc Lolium, illa mala herba que crescens inter segetes malum semen facit, quod similiter dicitur lolium » ; et surtout p. 1310 (Z 44) : « Hoc Zizanium vel zizania, seges vel herba perversa, scilicet lolium, ut dicunt, et ponitur quandoque pro sorde omnium segetum ». Cette définition confirme l’équivalence lexicale posée par Pierre de la Vigne (dont l’autorité directe sur la lettre PdV II, 3 est, pour une fois, sûre). B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 514. O. Holder-Egger, « Italienische Prophezien », p. 363, et P. Morpurgo, « Federico II e la fine dei tempi », p. 160, v. 50-51 : « Non diu stolida stabit Florentia florum/ Cadet et in fetidum/ dissimulando vivet », à comparer avec PdV III, 9 (registre BF, n. 3540), lettre de Frédéric II aux Florentins : « sic civitatis vestre regimini presit, ut prosit, vos in bono statu protegat et tranquillo conservet, et iusticie copiam, quam singulis propinari precipimus, petentibus subministret, et fideles nostri devote Florencie, tam grati rectoris, tam clari utili refloreant novitate ». O. Holder-Egger, « Italienische Prophezien », p. 379, v. 5-7, et P. Morpurgo, « Federico II e la fine dei tempi », p. 166, v. 171-173 : « Faventia obpressa multotiens erit obsessa. Indicat scriptura quod mala sunt in ea futura/Et tamen favet, quod in ea pars Bononie cadet » à comparer
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barrière qui s’établit, à cette exception près, entre le niveau de la satire, représentée par ces poèmes, et celui de la prose solennelle, est d’ordre générique plutôt que conceptuel. Les jeux d’annominationes se déchaînaient dans les textes satiriques ou prophétiques écrits dans la forme semi-vulgaire du vers rythmique ou pseudo-métrique, car l’excès de couleurs rhétoriques était le propre de la satire71. Ils étaient en revanche bridés par les sévères disciplines du dictamen officiel, qu’il fût impérial ou papal. Les associations de termes permettant de prédire la crémation de Crémone où la chute de Bergame-Pergame n’en faisaient pas moins partie d’un patrimoine linguistique probablement commun à l’ensemble des lettrés italiens susceptibles de manier le latin de la propagande politique…72 Conclusion La présentation de ces données fragmentaires ne visait pas à affirmer l’existence d’une raison pratique de l’étymologie qui s’opposerait en bloc aux réflexions théoriques ou aux jeux littéraires circulant dans la culture du xiiie siècle. Les exemples du nom de Frédéric ou du siège étymologique de Parme montrent au contraire la complexité de cultures étymologiques qui se compénétraient, s’entre-influençaient, se heurtaient parfois, et de leurs registres d’utilisation, variables en fonction du genre textuel, de l’autorité, du public. Cette esquisse d’enquête fait toucher du doigt la possibilité de retrouver, là où les hasards de la documentation créent des carrefours textuels, des points de cristallisation provoquant l’emballement de la machine étymologique au service des forces qui s’affrontaient pour l’hégémonie dans la péninsule : l’Église, les communes, le roi de Sicile-empereur. L’historien aurait tort d’imiter ce dernier, et de prétendre contrôler intégralement des paramètres linguistiques que la disparition de la majeure partie des sources empêche de reconstituer. Il reste en effet délicat, voire impossible, de comprendre l’articulation entre les indices rassemblés, tendant à montrer que les jeux étymologiques pratiqués dans le cadre des luttes de pouvoir sur les noms de personnes, de villes et de lieux obéissaient bien à des motivations dépassant de très loin l’interprétation gratuite, pour rejoindre une conception
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avec PdV II, 38 (registre BF, n. 3165) : « Nos autem, ad expugnandam Faventie civitatem, tamquam ad dissolvendum totius colligationis nodum et unicum obstaculum removendum, per quod totius victorie nostre rethe connectitur, et velocitas prepeditur, instantissime vidimus et finaliter insistendum, qua favente Domino ». Sur ces problèmes, cfr B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, en particulier p. 448-473. Un indice sur la popularité de ces thèmes est la diffusion du poème prophétique énumérant le destin des cités du nord de l’Italie attribué à Michel Scot (d’ailleurs recueilli par Salimbene). Il a été conservé dans au moins treize manuscrits (répertoriés et décrits en 1905 par O. Holder-Hegger, « Italienische Prophetien », p. 350-355, et par P. Morpurgo, « Federico II e la fine dei tempi », p. 151-153), chose rare pour une prophétie politique.
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magique du langage comme arme politique d’une part, et les théories linguistiques sur la signification et la virtus verborum que certains des acteurs de ces opérations rhétoriques pouvaient connaître ou développer, d’autre part. Rien ne justifie toutefois de reculer devant la masse de textes à traiter pour préciser nos hypothèses sur les « raisons pratiques » de cette étymologie médiévale. L’accumulation des données, en multipliant les angles d’attaques et les recoupements, permettra peut-être de retrouver un écho de la richesse qui caractérisait le jeu sur les noms propres dans la société italienne du xiiie siècle.
Lucie Doležalová et Farkas Gábor Kiss
LE POUVOIR DES MOTS DANS L’ART DE LA MÉMOIRE À LA FIN DU MOYEN ÂGE∗ On appelle ‘soustraction des choses’ (subtractio ex re) le fait de soustraire quelque chose du sujet que l’on veut imaginer et situer dans un lieu. Par exemple, si l’on soustrait le début d’une chose, on l’associe à la soustraction du début d’un mot, si l’on soustrait le milieu d’une chose, on supprime une syllabe au milieu du mot, et de même pour la fin. Par exemple, si tu veux mémoriser le mot ‘Ismaël’, il faut que tu imagines un chien (canIS) dont la moitié antérieure est écorchée, et que tu ajoutes du miel (MEL) à l’image, comme si le chien le mangeait1.
C’est le patricien vénitien Leonardo Giustiniani, humaniste et poète (1388-1446), qui conseille cette technique de mémorisation au moyen de cette image audacieuse et violente raccordant les éléments de deux mots (canis, mel) sur le plan imaginatif pour renforcer la mémoire d’un troisième (Ismael). Selon les règles de Giustiniani, on peut réorganiser les éléments des mots par d’autres méthodes analogues : ainsi l’addition de « cire » (cera) et d’« ailes » (ale) rappelle le mot céréale (cereale), et la transposition des syllabes (par exemple pastu pour stupa ou estalum pour mustela) aide particulièrement à se souvenir des mots étrangers et inconnus. L’utilisation du pouvoir inhérent à la forme phonétique ou au contenu sémantique des mots était l’un des modes les plus importants et les plus efficaces de mémorisation à la fin du Moyen Âge, en vertu de la similitude fondamentale entre le fonctionnement de la mémoire et du langage. La
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Les recherches à l’origine de cet article ont été subventionnées par Le Ministère de l’Éducation, de la Jeunesse et des Sports (Institutional Support for Longterm Development of Research Organizations), Université Caroline de Prague, Faculté des Sciences Humaines, et par une bourse de la fondation Bolyai de l’Académie Hongroise des Sciences. Nous remercions Benoît Grévin pour son aide dans la révision de cet article. « Ex re autem subtractio est, per quam rei imaginatae et in loco positae aliquid detrahimus : ut si detrahamus principium rei, intelligamus detrahi principium diccionis ; si medium, medium ; si finem, finem. Quod genus si hoc nomen Hismael velis tenere, constitue canem qui ex parte anteriori ad medium sit expers pellis, hinc deinde subice mel, quasi ut comedat. » A. Oberdorfer, « Le ‘Regulae artificialis memoriae’ di Leonardo Giustiniani », Giornale storico della letteratura italiana, 60 (1912), p. 117-127, ici 122-123. Sur l’auteur, cfr Sabine Seelbach, Ars und Scientia. Genese, Überlieferung und Funktionen der mnemotechnischen Traktatliteratur im 15. Jahrhundert. Mit Edition und Untersuchung dreier deutscher Traktate und ihrer lateinischen Vorlagen, Tübingen, 2000, p. 38-40 et 507-508.
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 127-153 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101898
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première et la plus générale des catégories que Giustiniani et d’autres auteurs2 utilisent pour décrire le processus de génération de ces symboles mnémoniques artificiels est l’impositio, un terme technique de la linguistique médiévale désignant l’opération d’imposition, c’est-à-dire d’institution volontaire du signe, par lequel un son vocal signifiant était associé à un signifié3. C’était par « imposition » qu’il fallait préparer un dictionnaire mental personnalisé, constitué de symboles fixes et s’étendant aux sujets essentiels de la vie, comme les noms des mois, les nombres ou les unités monétaires. Tout comme le langage utilise l’opération d’imposition pour établir des liens entre les mots et les choses, les signes et les signifiés, de même la mémoire artificielle évoque un souvenir à l’aide des rapports artificiellement générés entre un symbole mnémonique et l’objet mémorisé. L’étroitesse de cette relation entre le langage et la mémoire était également claire pour les théoriciens médiévaux de l’art de la mémoire, lesquels faisaient d’ailleurs fréquemment appel à la similitude de la mémorisation et de l’écriture. Tout comme ceux qui connaissent l’écriture peuvent écrire ce qui a été dit, et prononcer ce qui a été écrit, de même ceux qui ont étudié l’art mnémotechnique peuvent retenir les choses exprimées par les lieux mnémoniques et parler par cœur sur la base des lieux (loci)4.
Dans les pages suivantes, nous tenterons d’examiner le rôle des mots dans l’art de la mémoire médiévale à plusieurs niveaux, et de livrer un début d’explication au phénomène que représenta l’art de la mémoire dans les derniers siècles du Moyen Âge. Comment un système fondé sur la reproduction de la relation sémantique existant dans le langage, si arbitraire et si redondante à première vue, a-t-il pu devenir si populaire parmi les intellectuels de la fin du Moyen Âge ? Les études sur la mémoire ont joui ces dernières décennies d’une attention inédite, en particulier dans les sciences cognitives, mais aussi en histoire en général5, et plus particulièrement dans les recherches portant sur
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Par exemple Lodovico da Pirano : cfr B. Ziliotto, « Frate Lodovico da Pirano e le sue Regulae memoriae artificialis », Atti e memorie della Società Istriana di Archeologia e Storia Patria, 49 (1937), p. 215. Sur l’impositio, cfr I. Rosier-Catach, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris, 1993, p. 117-142. Pour les débats sur l’arbitrarité de l’imposition, v. I. RosierCatach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, 168-171. B. Ziliotto, « Frate Lodovico da Pirano », p. 217. Cette comparaison (bien connue depuis le Phèdre de Platon) est omniprésente dans les traités sur l’art de mémoire à la fin du Moyen Âge. Voir par exemple A. Assmann, Erinnerungsräume. Formen und Wandlungen Kulturellen Gedächtnisses, Munich, 1999 ; J. Assmann, « Collective Memory and Cultural Identity », New German Critique, 65 (1995), p. 125-133.
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le Moyen Âge6. Tandis que les sciences cognitives et la neuropsychologie se concentrent avant tout sur les mystères concernant le fonctionnement de la mémoire humaine, l’histoire tend à délaisser l’effort d’une reconstruction précise du déroulement des événements passés. Cette reconstruction a été remplacée par des recherches sur la manière dont la « mémoire » de ces événements est créée et construite, c’est-à-dire sur la manière dont les événements sont présentés par les contemporains. On tente d’observer quelles informations ces derniers mettent en relief et ce qu’ils taisent, quelle image de l’histoire ils créent et quels sont les modes de transmission, modification et correction de cette image. Dans le domaine de l’histoire littéraire, le livre de la chercheuse américaine Mary Carruthers, The Book of Memory7, est celui qui a bouleversé l’appréhension du rôle de la mémoire au Moyen Âge. Carruthers démontre que l’homme médiéval concevait la mémoire comme une partie essentielle du processus créatif, pratiquement comme l’équivalent de ce que représente de nos jours l’imagination. La mémoire n’était pas pour lui seulement passive et imprévisible, les souvenirs n’étaient pas que des objets entreposés que l’on peut reprendre n’importe quand, sous une forme inchangée. Une mémoire bien structurée était le signe d’une bonne compréhension. En effet, l’intelligence était l’aptitude à s’orienter dans la mémoire et à relier des informations données. La remémoration formait donc un processus créatif au cours duquel les souvenirs étaient à chaque fois recréés8. Cette importance qu’avait la mémoire dans les théories psychologiques médiévales explique tout naturellement l’intérêt porté à la maîtrise de la mémoire. C’est en particulier au Moyen Âge tardif que des traités sur l’art de la mémoire, artes memoriae ou artes memorativae, se répandent. Ces textes sortent du cadre de l’art de la mémoire classique, tel qu’il avait été établi en tant que partie de la rhétorique et dont les rhéteurs antiques se servaient lors de la rédaction des discours publics. C’est dans le troisième livre du traité anonyme 6
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Voir par exemple P. J. Geary, Phantoms of Remembrance : Memory and Oblivion at the End of the First Millennium, Princeton, 1994 ; J. Coleman, Ancient and Medieval Memories. Studies in the Reconstruction of the Past, Cambridge, 1992 ; M. T. Clanchy, From Memory to Written Record : England 1066-1307, Oxford, 1993. M. Carruthers, The Book of Memory. A Study of Memory in Medieval Culture, Cambridge, 1993 ; Eadem, The Craft of Thought : Meditation, Rhetoric, and the Making of Images 400-1200, Cambridge, 1998 ; Eadem et J. Ziolkowski, The Medieval Craft of Memory. An Anthology of Texts and Pictures, Philadelphia, 2003. En même temps d’importantes recherches ont été menées sur le lien entre la mémoire, l’intelligence et le langage mental dans la philosophie médiévale à partir d’Augustin : Cl. Panaccio, Le discours intérieur. De Platon à Guillaume d’Ockham, Paris, 1999, p. 108-119. Plus récemment, Olivier Boulnois a souligné l’importance des « images mentales » comme fondation anthropologique de l’interprétation de l’art médiéval : O. Boulnois, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge, Ve-XVIe siècle, Paris, 2008. M. Carruthers, The Book of Memory, p. 1-15 et 46-79.
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« Rhétorique à Herennius » (Rhetorica ad Herennium), datant du ier siècle avant Jésus Christ, et que le Moyen Âge attribuait à Cicéron9, que cet art est décrit le plus précisément. On y trouve des règles détaillées, de même que la description des débuts mythiques de cet art : l’orateur Simonide avait été appelé hors d’une salle de banquet et pendant qu’il dialoguait à l’extérieur, les autres participants avaient été ensevelis, par suite de l’effondrement du toit. Simonide s’était rappelé plus tard où les différents participants avaient été assis et il avait pu identifier leurs corps en parcourant physiquement les décombres autour de la table. L’art de la mémoire antique est donc fondé sur le système des lieux, loci, que l’orateur crée dans son imagination et où il dépose des images, imagines. En prononçant son propre discours, l’orateur parcourt de nouveau en imagination les lieux choisis et visualise les images qui y sont déposées. Ainsi surgissent dans sa mémoire les thèmes et les mots-clés du discours qu’il a préparé à l’avance. Les lieux peuvent être des édifices existants, bien connus de l’orateur, comme l’école ou la colonnade, ou bien des lieux imaginaires, mais classés par catégories et divisés en plus petits segments. En effet, les images sont souvent composées de nombreux éléments, tout en satisfaisant à la nécessité d’être embrassées d’un seul regard, d’être expressives et surprenantes. Elles doivent également être créées avec soin et d’une manière adaptée aux objectifs précis d’une personne concrète. Il s’agit d’imagines agentes, c’est-à-dire que les images sont tenues de « faire » quelque chose, d’éveiller le souvenir de la notion conservée. L’art de la mémoire est donc une stratégie générale qui est toujours adaptée aux circonstances concrètes. Les images devront donc être choisies dans le genre qui peut rester le plus longtemps gravé dans la mémoire. Ce sera le cas, si nous établissons des similitudes aussi frappantes que possible ; si nous prenons des images qui ne soient ni nombreuses ni floues, mais qui aient une valeur ; si nous leur attribuons une beauté exceptionnelle ou une insigne laideur ; si nous ornons certaines, comme qui dirait, de couronnes ou d’une robe de pourpre, pour que nous reconnaissions plus facilement la ressemblance, ou si nous les enlaidissons de quelque manière, en nous représentant telle d’entre elles sanglante, couverte de boue, ou enduite de vermillon, pour que la forme nous frappe davantage, ou encore en attribuant à certaines images quelque chose qui soulève le rire : car c’est là aussi un moyen pour nous de retenir plus facilement10.
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Ad C. Herennium : De ratione dicendi (Rhetorica ad Herennium), éd. et trad. angl. H. Caplan, London, 1954, ou : Rhétorique à Herennius. De ratione dicendi ad C. Herennium, éd. G. Achard, Paris, 1989, http://www.mediterranees.net/art_antique/rhetorique/herennius/livre_3. html. Ad Her III, 37, 22.
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La mémoire, memoria, se divise en memoria verborum et memoria rerum11. La mémoire des mots est en effet l’art de mémoriser un texte mot par mot. Il ne s’agit pourtant pas d’apprendre le texte par cœur : chaque mot, voire chaque syllabe est ici représenté par sa propre image. Dans le cas de la memoria rerum, ce sont les images de concepts entiers, de thèmes et de points d’appui du discours qui sont créées. Le discours est ultérieurement reconstruit sur la base de ces images, lors de son énonciation12. Au Moyen Âge, le rôle de l’art de la mémoire antique change. En premier lieu, cet art apparaît en rapport étroit avec la méditation et la confession, ce qui le lie incontestablement à l’éthique et à la morale. Hugues de Saint-Victor recommande comme locus de base pour organiser les images mémorielles l’arche de Noé13. L’art de la mémoire est lié aux structures bibliques connues ou aux bâtiments associés au christianisme de diverses manières14. Mais c’est au xve siècle que commence une véritable explosion du genre, explosion dont la genèse n’a jusqu’à présent pas été expliquée de manière convaincante. Frances A. Yates a tenté d’expliquer la floraison soudaine de ce type de littérature par le changement qui affecte la notion de mémoire dans la Summa theologiae de saint Thomas d’Aquin. En exposant le système des vertus dans la Summa theologiae sur la base de l’éthique aristotélicienne, Thomas avait complété les éléments traditionnellement attachés à la vertu de prudence par la mémoire, en renforçant cette association à l’aide d’une définition empruntée à la partie mnémotechnique de l’Ad Herennium15. C’est ainsi que, selon Yates, la mémoire, qui était précédemment considérée comme un sujet rhétorique, aurait gagné en importance, étant dès lors considérée comme une composante de l’éthique, et soutenue par l’autorité de Thomas d’Aquin. Dans l’état actuel de nos connaissances, c’est toutefois seulement au xve siècle, et non au xiiie ou au xive siècle que ce type de traité prolifère, pour devenir omniprésent dans presque toute l’Europe. D’importants manuscrits datant des deux siècles et demi séparant la mort de Thomas d’Aquin du début du xve siècle survivent, mais leur popularité est réduite, en comparaison des 11
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« Comme les images doivent ressembler aux objets, nous devons, nous-mêmes, tirer de tous les objets des ressemblances. Les ressemblances doivent donc être de deux espèces, celles des choses et celles des mots. Les ressemblances des choses se produisent, lorsque nous évoquons une image générale des objets pris en eux-mêmes ; les ressemblances de mots s’établissent, lorsqu’on note par une image le souvenir de chaque mot et de chaque terme » (Ad Her III, 20). Ad Her III, 16-24. De arca Noe mystica dans PL 176, col. 681-703 ; édition critique par P. Sicard, « Libellus de formatione arche », dans Hugo de Sancto Victore, De archa Noe pro archa sapientie cum archa Ecclesie et archa matris gratie. Libellus de formatione arche Turnhout, 2001 (CCCM 176), p. 119-162 ; Id., Diagrammes médiévaux et exégèse visuelle. Le Libellus de formatione arche de Hugues de SaintVictor, Turnhout, 1993. Cfr M. Carruthers, The Craft of Thought, p. 221-276. F. A. Yates, The Art of Memory, Chicago, 1966, p. 73-76 et 82-83.
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cinquante-six traités que Sabine Seelbach a trouvés en limitant sa recherche à la seule tradition des arts de la mémoire datant du xve siècle. Considérés dans leur ensemble, ces traités tardifs survivent dans plus de deux-cent cinquante manuscrits et au moins quinze éditions incunables16. Il y a probablement plusieurs raisons à cette popularité inattendue de l’art de la mémoire. Vers 1400, le nombre des universités17, et par conséquent des étudiants, avait considérablement augmenté. Au fur et à mesure que le besoin de classer et d’organiser les informations se faisait plus pressant, tout un ensemble de stratégies mnémoniques commencèrent à être activement utilisées18. Il ne semble pas que l’art de la mémoire ait jamais été inclus dans les cursus officiels : il n’était enseigné qu’en privé, avec d’autres disciplines pratiques comme l’art épistolaire (ars epistolandi), l’algorismus ou l’arbor consanguinitatis et affinitatis. L’accroissement du nombre des étudiants suscita un intérêt accru pour l’enseignement de ces disciplines subsidiaires, et par suite assura à ceux qui le délivraient des revenus satisfaisants. Ces professeurs voyageaient entre les universités de l’Europe entière. Nous pouvons mentionner à titre d’exemple Jacobus Publicius, Conrad Celtis, Thomas Murner et Johannes Cusanus19. Beaucoup de manuscrits contenant des traités sur l’art de la mémoire proviennent des milieux universitaires et y sont étroitement liés. On y commentait des traités antiques sur la rhétorique et la poétique, et c’est pourquoi l’on y prêtait une attention plus détaillée qu’auparavant aux traités de Cicéron et Quintilien, sections consacrées à l’art de mémoire comprises. L’étude de l’Institutio oratoria de Quintilien recommença 16
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Nous devrions ajouter à ce nombre les copies de la Rhétorique à Herennius, qui mettaient à disposition les mêmes enseignements mnémotechniques, mais dans ce dernier cas, le témoignage n’est bien sûr pas univoque, car les copistes et propriétaires de ce traité n’étaient pas nécessairement intéressés par l’art de la mémoire. Voir The Rhetoric of Cicero in its Medieval and Early Renaissance Commentary Tradition, éd. V. Cox et J. Ward, Leiden, 2006. En Allemagne, de nouvelles universités sont alors établies par une succession rapide de fondations : Heidelberg 1386, Cologne 1388, Erfurt 1392, Leipzig 1409, Rostock 1419, Greifswald 1456, Fribourg 1457, Ingolstadt 1472, Mayence 1477, Tübingen 1477, Francfort-surl’Oder 1506. Les condensations et résumés (à la fois textuels et visuels) de la Bible, des Sentences et du droit canon étaient très populaires à cette époque. Voir S. Rischpler, « Cœur voyant. Mémoriser les Sentences de Pierre Lombard », dans Medieval Memory. Image and Text, éd. Fr. Willaert et al., Turnhout, 2004, p. 3-40 ; L. Doležalová, « Mémoriser la Bible au bas Moyen Âge ? Le Summarium Biblicum aux frontières de l’intelligibilité », Cahiers électroniques d’histoire textuelle du LAMOP, 3 (2010), p. 1-45. Voir A. Sottili, Giacomo Publicio, ‘Hispanus’ e la diffusione dell’Umanesimo in Germania, Barcelona, 1985 ; S. Heimann-Seelbach, Ars und scientia. Genese, Überlieferung und Funktionen der mnemotechnischen Traktatliteratur des 15. Jahrhunderts, Tübingen, 2000, p. 133-140 ; R. Wójcik, « Straßburg – Freiburg – Paris – Krakau. Zu den möglichen Inspirationsquellen Thomas Murners, des Autors des Chartiludium logicae sive logica memorativa (1507/1509) », dans Daphnis. Zeitschrift für Mittlere Deutsche Literatur und Kultur der Frühen Neuzeit, 40 (2011), p. 63-88 ; et sur la vie de Johannes Cusanus notre anthologie en préparation : The Art of Memory in East Central Europe in the late Middle Ages.
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ainsi après une longue interruption, après que Poggio Bracciolini l’eut redécouverte dans l’abbaye de Saint-Gall, en 141620. Un grand nombre de traités sur l’art de la mémoire proviennent des milieux franciscains, probablement par suite du développement de la nouvelle technique de prédication qui y avait pris naissance, en particulier parmi les Observants21. Ce nouveau type de sermon avait été introduit par Saint Bernardin de Sienne qui avait lui-même recours à différents moyens rhétoriques pour influencer les auditeurs dans un style très affecté et émotif, et se réfère plusieurs fois à l’art de la mémoire22. Il est à l’origine d’une école de prédication (Jean Capistran, Roberto Caracciolo da Lecce, Jacopo delle Marche, etc.)23. Celle-ci se répandit rapidement en Europe centrale, quand des prédicateurs italiens vinrent prêcher contre les hérétiques, les Juifs et les Turcs. Presque tous les traités sur l’art de mémoire provenant de Pologne peuvent ainsi être associés aux Observants (Stanislaw Korzybski, Paulinus de Sklabmierz, Jan Szklarek, Antoni de Radomsko)24. Il est enfin peut-être possible de relier l’art de la mémoire à la réforme monastique de la dévotion et au mouvement de la devotio moderna, ainsi qu’aux changements radicaux qui affectèrent la culture visuelle durant le Moyen Âge tardif. Typique de l’art chrétien du Moyen Âge tardif est la recherche d’une combinaison de différents facteurs sensoriels, susceptibles de donner une impression comparable aux imagines agentes de l’art de la mémoire. Or il est conseillé d’utiliser des images lors de la prière ou de la méditation. On trouve ainsi des modes d’emploi détaillés expliquant comment contempler de manière systématique et organisée différentes parties des représentations pieuses (par exemple les arma Christi ou les sept Plaies de Jésus) pendant la prière. Ces instructions sont dans leur principe similaires aux conseils contenus dans les traités sur l’art de la mémoire. Qui plus est, la 20
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R. Sabbadini, Le scoperte dei codici latini e greci ne’secoli XIV e XV, t. II, Firenze, 1905, p. 247-248. L. D. Reynolds, ed., Texts and Transmission : A Survey of the Latin Classics, Oxford, 1983, p. 332334 ; M. Winterbottom, « Fifteenth Century Manuscripts of Quintilian », Classical Quarterly, 2 : 17 (1967), p. 339-369 ; F. Murru, « Poggio Bracciolini e la riscoperta dell’Institutio oratoria del Quintiliano », Critica storica, 20 (1983), p. 621-626. K. Rivers, Preaching the Memory of Virtue and Vice. Memory, Images, and Preaching in the Late Middle Ages, Turnhout, 2011. C. Delcorno, « L’ars praedicandi di Bernardino da Siena », Lettere italiane, 32 (1980), p. 453-454. A. Ghinato, « La predicazione francescana nella vita religiosa e sociale del Quattrocento », Picenum Seraphicum, 10 (1973), p. 24-94. Voir R. Wójcik, ‘Opusculum de arte memorativa’ Jana Szklarka. Bernardyński traktat mnemotechniczny z 1504 roku (Prace Biblioteki Uniwersyteckiej 28), Poznań, 2006 ; Id., éd., Culture of Memory in East Central Europe in the Late Middle Ages and Early Modern Period. Conference Proceedings – Ciążeń, March 12-14, 2008, Poznań, 2008 ; Id., « Populus meus captivus ductus est : On the Polish Franciscan’s Mnemonic Treatise form the Fifteenth Century », dans Strategies of Remembrance : From Pindar to Hölderlin, éd. L. Doležalová, Newcastle upon Tyne, 2009, p. 175-184.
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Passion du Christ est alors représentée de manière naturaliste, avec un accent particulier sur la douleur physique, évoquant ainsi les images mnémoniques, dans lesquelles on recommande également d’utiliser la violence et le sang25. Or il faut souligner que l’art de la mémoire médiéval n’était pas seulement une méthode pour améliorer la mémoire appliquée, mais qu’il recouvrait des préoccupations bien plus vastes. Des conseils pour améliorer la mémoire apparaissent souvent dans les traités médicaux, et incluent des prescriptions et des avis de bon sens tels que la nécessité de dormir suffisamment, de ne pas travailler trop durement, de se concentrer sur un objet à la fois, etc. Il faut mettre ces témoignages en relation avec le grand nombre de traités sur l’art de mémoire. Ils attestent la mise en pratique de cet art, et tout autant sa transformation. Pris dans leur ensemble, les traités sur l’art de la mémoire sont en beaucoup d’aspects similaires. Ils rappellent généralement les règles de base concernant l’art de la mémoire, et divergent essentiellement par le choix des exemples de lieux et d’images qu’ils proposent. La raison de cette divergence est simple : l’un des théorèmes essentiels de l’art de mémoire est que chacun doit choisir les lieux et les images à sa convenance, car ce qui aide la mémoire de l’un peut encombrer la mémoire de l’autre26. Aussi chaque auteur de traité sur la mémoire fournit-il ses propres suggestions de lieux et d’images mnémotechniques, afin de les suggérer, plutôt que de les imposer au lecteur. Focalisons-nous à présent, dans le cadre du système des lieux et des images, sur la mémoire verbale, pour montrer la place du pouvoir des mots dans cet art spécifique. Car en dépit des apparences, l’art de la mémoire est bien loin de ne fonctionner qu’avec la mémoire visuelle. Au contraire, la relation entre le visuel et le verbal est dans ce domaine des plus complexes et digne d’attention. Les deux champs sont étroitement connectés. Les paroles interviennent en effet dans la « peinture de l’imagination » à deux niveaux fondamentaux de l’art de la mémoire : dans la création des lieux, et dans celle des images. Les lieux de la mémoire : le pouvoir structurel des mots Les lieux de la mémoire servent de structure permanente, bâtie dans l’esprit pour être occupée par des images temporaires. L’auteur de l’Ad Herennium explique à leur propos : 25 26
P. Parshall, « The Art of Memory and the Passion », The Art Bulletin, 81:3 (1999), p. 456-472. « Praeterea similitudine alia alius magis commovetur. Nam ut saepe, formam si quam similem cuipiam dixerimus esse, non omnes habemus adsensores, quod alii videtur aliud, item fit ‹ in › imaginibus, ut, quae nobis diligenter notata sit, ea parum videatur insignis aliis. Quare sibi quemque suo commodo convenit imagines conparare » (Ad Her III, 23, 9).
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Locos appellamus eos, qui breviter, perfecte, insignite aut natura aut manu sunt absoluti, ut eos facile naturali memoria conprehendere et amplecti queamus : ‹ ut › aedes, intercolumnium, angulum, fornicem et alia, quae his similia sunt. (Par cases/lieux, nous entendons les ouvrages de la nature ou de l’art tels que, dans un espace restreint, ils forment un tout complet et capable d’attirer l’attention, si bien que la mémoire naturelle puisse facilement les saisir et les embrasser : tels sont un palais, un entre-colonnement, un angle, une voûte et d’autres choses semblables) (Ad Her III, 16, 29).
Comme l’auteur de la Rhétorique Ad Herennium, les auteurs médiévaux partent de leur environnement, et proposent comme lieux de mémoire le couvent, l’église, l’école, le pré, etc. Avec la prolifération des arts de la mémoire à la fin du Moyen Âge, de nouveaux loci sont également utilisés : on rencontre ainsi dans le traité de Jacobus Publicius des illustrations représentant un homme et une femme nus, sans aucun commentaire. Cette absence d’explicitation s’explique facilement : chaque enseignant de l’art de la mémoire désirait gagner sa vie, raison pour laquelle il aspirait à se rendre indispensable. Ces traités sont donc rédigés de sorte qu’ils restent presque incompréhensibles sans explication du professeur. Ce n’est que grâce à d’autres sources que nous savons que le corps humain (ou éventuellement animal) était en effet depuis peu utilisé comme lieu de la mémoire, au lieu du palais ou du couvent. Des images particulières étaient déposées près de la tête, de chaque bras, du ventre et de chaque jambe.
Fig. 1. Jacobus Publicius, Oratoriae artis epitoma… insuper et perquam facilis memoriae artis modus, Venise : Ratdolt, 1485, fol. H1v.
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Un exemple particulièrement répandu en Europe centrale est le Rationarium Evangelistarum qui était devenu un vrai best-seller. Il s’agit d’un outil pour mémoriser les Évangiles, où les images correspondant aux chapitres particuliers sont adaptées aux représentations d’un homme (Matthieu), d’un lion (Marc), d’un taureau (Luc) et d’un aigle (Jean)27. D’un manuscrit polonais proviennent les documents qui prouvent l’utilisation de représentations corporelles pour mémoriser des terminaisons latines. Nous y trouvons un homme dont la jambe est percée par une épée, une image « frappante » (Planche 1)28. Des images de diables, grotesques, donc « mémorables », étaient utilisées pour aider à mémoriser un prêche : elles prouvent clairement l’usage actif de la méthode par les prédicateurs (Planche 2)29. Mais les lieux ne consistent pas nécessairement en images seules : leur structure peut être complètement verbale. L’arrangement était déjà important pour l’auteur de l’Ad Herennium30. Le Moyen Âge tardif, plus obsédé encore par l’ordre, apporte des innovations en plus des lieux de mémoire purement visuels. Différents auteurs proposent un système lexical : l’étudiant doit apprendre 100 mots, divisés en groupes de cinq (un chiffre certainement en rapport avec les cinq doigts sur la main – autre lieu de mémoire fréquent)31 et il doit déposer les images particulières dans ces « lieux ». Les 100 mots 27
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Voir S. Rischpler, Biblia sacra figuris expressa. Mnemotechnische Bilderbibeln Des 15. Jahrhunderts (Wissensliteratur im Mittelalter 36), Wiesbaden, 2001. Pour une traduction anglaise et notes critiques, voir M. Carruthers et J. Ziolkowski, The Medieval Craft of Memory. An Anthology of Texts and Pictures, Philadelphia, 2003, p. 255-293. F. G. Kiss, « Valentinus de Monteviridi (Grünberg) and the art of memory of Conrad Celtis », dans Culture of Memory in East Central Europe, ed. R. Wójcik, Poznaĥ, 2008, p. 105-118. Voir R. Wójcik, « Populus meus captivus ductus est », p. 175-184. Ces outils sont incontestablement similaires aux images du Christ et aux images médicales des lieux propices à faire une saignée. La saignée médiévale (sur laquelle nous ne pouvons pas nous appesantir dans ces pages) était liée à l’astrologie. La détermination des bons emplacements dépendait de la position des planètes. On rencontre même des outils qui combinent l’illustration des emplacements de la saignée et des signes du zodiaque. « Item putamus oportere ‹ ex ordine hos locos habere, › ne quando perturbatione ordinis inpediamur, quo setius, quoto quoquo loco libebit, vel ab superiore vel ab inferiore parte imagines sequi et ea, quae mandata locis erunt, edere possimus : nam ut, si in ordine stantes notos quomplures viderimus, nihil nostra intersit, utrum ab summo an ab imo an ab medio nomina eorum dicere incipiamus, item in locis ex ordine conlocatis eveniet, ut in quamlibebit partem quoque loco lubebit imaginibus commoniti dicere possimus id, quod locis mandaverimus » (De même, selon nous, il faut que nous ayons un ordre arrêté dans la disposition de ces cases, pour que leur confusion n’aille pas nous empêcher de suivre les images en quelque ordre qu’il nous plaira, en entamant la série par le commencement ou par la fin, non plus que d’exprimer ce que nous aurons confié aux différentes cases) (Ad Her III, 17, 30). La division en groupes de cinq notions est déjà suggérée par l’auteur de l’Ad Herennium : « Et pour éviter toute erreur dans le nombre des cases, il faut donner un indice à tous les multiples de cinq ; par exemple, si, à la cinquième, nous plaçons comme indice une main d’or, à la dixième (decimo) une de nos connaissances, dont le prénom sera Decimus, il sera facile en continuant la série, d’en faire autant pour tous les multiples de cinq » (Ad Her III, 18, 31).
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choisis forment une charpente organisée qui peut être réutilisée pour un autre dépôt d’informations. Lors de la création de ces lieux, les auteurs utilisent souvent l’alphabet, grâce auquel il est possible d’identifier facilement la position de n’importe quel groupe de cinq termes. Ainsi, par exemple, le premier groupe de cinq mots peut contenir des ouvrages commençant par Ba, Be, Bi, Bo, Bu, le second des titres commençant par Ca, Ce, Ci, Co, Cu, etc., comme c’est le cas dans la Margarita philosophica de Gregor Reisch, datant de 1508. Mais d’autres arrangements sont également possibles. La liste de cent unités est souvent thématique, comme c’est le cas dans l’art de la mémoire de Mattheus Beran. Un exemple particulier est donné par un folio du manuscrit Prague, Bibliothèque nationale, I. G. 11a, dans lequel chaque groupe de cinq unités consiste en un animal, entouré par quatre artisans.
Fig. 2. Gregor Reisch, Margarita philosophica Strasbourg, Grüninger, 1508, fol. Q4r
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Fig. 3. Début de la liste de lieux mnémoniques dans l’art de la mémoire écrit en 1431 à Erfurt par Mattheus Beran La liste est organisée thématiquement, en incluant par exemple une section ‘choses servant à écrire’, ‘choses servant à se réchauffer’, ‘à manger’, etc. La plus grande partie de cette liste est extraite du traité composé en 1421 par Matthieu de Vérone. Prague, Bibliothèque nationale, I. F. 35, fol. 479r
Fig. 4. Innovation apportée par Mattheus Beran à la liste mnémonique de 100 places : on ne doit mémoriser qu’une sentence (alphabétique) de neuf mots (« Abbas Bernardus cupit dare ecclesiam fratribus gratis hodie Ierosolimis »), puis ajouter à chaque dixième intervalle une couleur différente, en répétant dix fois l’opération. (Ista ergo sunt 9 loca per numerum aphabeti descripta et secundum suum ordinem ¿JXUDUXPUHSUHVHQWDWLYDGHPXPDGRUQDGHFLPXPORFXPDOELYLULGHPUXEHXP ÀDYHXPQLJUXPJODXFXPJULVHXPIHUUHXPDUJHQWHXPDXUHXP) Prague, Bibliothèque nationale, I. F. 35, fol. 481r
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Fig. 5. Liste de lieux mnémoniques organisée visuellement en groupes de cinq, chacun d’entre eux consistant en un animal et quatre artisans Prague, Bibliothèque nationale, I. G. 11a, fol. 29r (1491)
Dans les pays de la couronne de Bohême, on a conservé un extraordinaire fragment anonyme d’un traité provenant probablement des milieux hussites32. Les lieux de mémoire proposés dans ce traité embrassent par exemple les livres de Wycliff (libri wikleff), ou armée (exercitus). Le dernier groupe de cinq unités, en particulier, livre une image vivante de la violence apocalyptique : Undecimus [quinarius] Grex Monachi comburuntur Sepultura violantur Vasa dirapiuntur Terre fodiuntur
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onzième [groupe de cinq] : troupeau des moines sont brûlés des sépultures sont pillées des vases sont volés des terres sont creusées
Inc. Nam secundum commentatores in libro de memoria et reminiscencia, à Prague, Bibliothèque nationale, VIII. E. 3 (écrit après 1415), fol. 136v-142r et 175v. Voir J. Truhlář, Catalogus codicum, t. I, Prague, 1905, n° 1528, p. 561-562 ; P. Spunar, Repertorium auctorum Bohemorum provectum idearum post Universitatem Pragensem conditam illustrans, t. I (Studia Copernicana 25), Wrocław, 1985, n° 649.
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Fig. 6. Liste de lieux mnémoniques utilisée par un Hussite Prague, Bibliothèque nationale, VIII. E. 3, fol. 142r (écrit après 1415)
Cet exemple illustre le caractère subjectif de l’art de la mémoire : cette structure particulière de cent places pourrait difficilement être considérée comme utile pour la plupart des étudiants médiévaux. En vue d’adhérer efficacement à une mémoire particulière, la structure en lieux a besoin d’être proche des intérêts de l’étudiant : elle doit être à la fois frappante et familière. Ainsi, le catalogage alphabétique des mots, qui imprégnait la culture du Moyen Âge tardif à travers différents genres (chants ecclésiastiques, poèmes acrostiches, traités de méditation, sermonnaires, encyclopédies thématiques) agissait également comme une force de hiérarchisation importante dans l’art de la mémoire. Les termes possédant un pouvoir d’évocation mémorielle n’étaient néanmoins pas nécessairement agencés en fonction d’un ordre alphabétique ; ils pouvaient également suivre des schémas géométricofiguratifs. Un dessin d’Ulricus Crux de Telcz offre un exemple éclatant de la structuration figurative des mots dans un but mnémonique33. Ulricus Crux 33
F. G. Kiss, « Memory, Meditation and Preaching : A Fifteenth-Century Memory Machine in Central Europe (The Text Nota hanc figuram composuerant doctores… / Pro aliquali intelligen-
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de Telcz, ou en suivant la version tchèque de son nom, Oldřich Kříž Telče, un chanoine régulier de saint Augustin, a composé un dessin remarquable pour le cloître Sainte Dorothée à Vienne en Autriche en 1491, peut-être placé sur le mur du cloître. L’image, si elle a effectivement été réalisée, n’a pas survécu, mais nous en possédons une copie détaillée dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Prague, sous la cote I. G. 11a. Selon la note écrite à côté de l’image dans le manuscrit34, nous devons contempler cette figure, car elle nous influencera de diverses manières. Un autre manuscrit35, qui contient le même texte, sans image, fait allusion à deux peintures sur bois – malheureusement disparues – qui se trouvaient dans le couvent franciscain de Brünn et dans la Chartreuse de Königsfeld (Královo Pole), où la même image avait été reproduite pour favoriser la méditation (Planches 3 et 4). Dans cette figure, les concepts-clés sont ordonnés de manière géométrique, comme nous le verrons. Pour mieux comprendre ses modalités d’emploi, il faut en examiner la tradition et celle de son texte explicatif, que nous appellerons dans ces lignes « Nota hanc figuram… » pour en faciliter la citation, car le traité est dépourvu d’incipit. Il commence par une image qu’explicite plus ou moins le texte. Quelques exemplaires (y compris le seul témoin imprimé, l’incunable de Nuremberg de 1473) transmettent à la fois l’image et le texte. Les titres qui se rencontrent dans ces manuscits sont Recordatio theologiae composita a doctoribus universitatis Parisiensis, Recordatio theologiae – Ludus paginae sacrae, ou Deus in se (ce qui correspond à l’inscription de la première image). Quelques autres exemplaires ne contiennent que l’image. Dans un seul manuscrit, nous trouvons l’image sous le titre Salvationis aeternae speculum, et il existe des xylographies colorées, qui ont été réalisées à partir de l’édition incunable36. Le troisième groupe – le plus nombreux – est celui des manuscrits qui ne contiennent que le texte explicatif. On a retrouvé jusqu’à présent quinze de ces manuscrits qui ne contiennent que le texte, et ont l’incipit Pro aliquali intelligentia praesentis figurae sciendum est… Le titre varie presque dans tous les cas : Flos artis praedicatoriae, Tractatus de modo praedicandi, De operibus Dei memorandis et praedicandis ou Recordatio theologiae.
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tia…) », dans The Making of Memory in the Middle Ages, éd. L. Doležalová, Leiden, 2010, p. 4978. « Nota composicionem figure cum effectu aliquali 1491, descripta per me fratrem Crucem de Telcz sub abbate Marco de Trebon et priore Johanne de Straz, depicta Wienne in monasterio nostri ordinis sancte Dorothee. » Olomouc, Vědecká knihovna, M I 156, 275b : Circuli 12 figure presentis picti sunt in quadam tabula lignea loci Brunensis et apud Carthusiam in Konigesfelt. Voir M. Boháček and F. Čáda, Beschreibung der mittelalterlichen Handschriften der Wissenschaftlichen Staatsbibliothek von Olmütz, Köln, 1994, p. 62. Le manuscrit a appartenu au couvent de Saint-Bernardin des Frères Mineurs à Brno (aujourd’hui église de Sainte-Marie-Madeleine) : nous identifions le locus Brunensis avec le couvent franciscain de Brno. Une copie se trouve dans la McGuire Collection de New York, une autre à Munich, où les feuillets xylographiques de l’édition sont reliés à un manuscrit.
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Les douze images sont rangées de deux manières : elles sont d’une part regroupées en fonction des six utilisations possibles des unités textuelles qui sont mémorisées à l’aide de cette superstructure (recordatio theologiae, paginae sacrae ludus, promptitudo praedicandi, artificium contemplandi, temptationes superandi, remuneratio futurorum). La signification exacte de ces termes n’est explicitée qu’à la fin du traité. En fait, ils se réfèrent au mode d’emploi des images et des textes : il est possible de se rappeler l’ensemble de la théologie grâce à leur aide (affirmation pour le moins audacieuse !), ou de jouer avec les Saintes Écritures (ludus paginae sacrae)37. Le système peut également assister la prédication improvisée, ou la recherche de sujets adaptés à la contemplation. L’autre division du cycle de douze images est organisée en fonction d’un schéma trois fois quatre. Les quatre premiers concepts, centraux, se rapportent à l’histoire du salut (Dieu, la Création, révocation, rédemption), le deuxième quatrain, à des circonstances de notre vie sur terre (la vertu, le vice, l’exil, le temps), tandis que les quatre dernières images correspondent aux « fins dernières » (mort, jugement dernier, paradis, enfer). Tout en ayant une notion centrale au milieu du champ, chaque image possède quatre autres notions subsidiaires, placées dans les coins. Ces notions subsidiaires sont en général étroitement liées au sujet de l’image centrale. Par exemple, Deitas, la Déité, qui est symbolisée par Sol (le Soleil) a comme concepts auxiliaires Potentia (puissance), Perfectio (perfection), Bonitas (bonté) et Sapientia (sagesse). Le traité, suivant les images, explique le contenu de ces coins à l’aide de citations. Chaque thème est clarifié par plusieurs citations de la Bible, des Pères de l’Église, ou d’autres autorités médiévales. Le cas le plus éloquent d’un point de vue structurel est peut-être celui du Vice. Les trois premiers membres de la subdivision sont ici l’orgueil, l’avarice et la luxure (superbia, avaritia, luxuria) qui sont les trois premiers vices capitaux énumérés dans la liste condensée dans le mot mnémotechnique saligia. Un quatrième membre résume l’ensemble : c’est la deordinatio, qui, selon saint Thomas d’Aquin, est proprement la définition du péché (c’est à dire l’acte de subvertir l’ordre de Dieu, « déordination »)38. Il faut naturellement penser à ces quatre sujets avec répulsion et horreur. La nécessité de les détester tous les quatre est prouvée par quatre citations pour chacun d’entre eux : par exemple, dans le cas de l’avarice, l’auteur anonyme cite deux fois les Épîtres pauliniennes, une fois la Sagesse de Salomon, une fois l’Évangile de Matthieu. On peut aussi reconnaître d’autres logiques structurantes. Une série de sujets méditatifs débute avec la divinité ou le Soleil, qui est identifié avec la 37
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On connaît la production de jeux mnémotechniques au début du xvie siècle (le Chartiludium logicae de Thomas Murner, 1507/9, ou la Grammatica figurata de Matthias Ringmann, 1509). Ce traité, cependant, leur est antérieur. Cfr Thomas d’Aquin, S. Th. 1a 2ae, q. 72, a. 5.
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puissance (potentia) dans l’en-tête de sa description. La Création, second membre de la série, est dérivée de la perfection de Dieu, selon le titre du chapitre (« parfaite, car elle brille dans sa création et dans son ordre parfait »), et les troisième et quatrième membres (revocatio – le rappel de celui qui est égaré, et redemptio – la rédemption de l’humanité) sont dérivés de la troisième qualité de la Déité (ou Soleil), c’est-à-dire la bonté. Les cinquième et sixième membres, le Vice et la Vertu, découlent logiquement de l’objet des troisième et quatrième membres (la révocation et la rédemption des péchés), et les divisions de la Vertu reflètent parfaitement celles du Vice : l’orgueil est contrebalancé par l’humilité, l’avarice par la générosité, la luxure par la chasteté, et la « déordination » par l’ordination, l’obéissance à l’ordre divin. Le septième membre de la série, l’exil, est relié aux deux précédents par le premier article (ou coin) du Vice : d’après l’auteur anonyme, pour éviter de tomber dans le péché d’orgueil, il faut toujours méditer sur l’exil que représente notre vie mondaine, et la mention d’Adam lui donne l’occasion d’insérer le temps, Tempus, qui contient la division de l’histoire humaine dans les trois périodes successives de la lex naturae (jusqu’à Moïse), la lex scripturae (jusqu’à Jésus) et la lex gratiae. Enfin, le thème du libre arbitre leur est rattaché, afin de parachever la structure quadripartite. Jusqu’à présent, la structure du traité a suivi une ligne logique, même si cette logique était manifestement improvisée. Les quatre derniers sujets, en revanche, font partie d’une tradition littéraire qui existait déjà depuis la fin du xive siècle, la doctrine des « quatre fins dernières ». Selon la logique explicite du traité, il faut méditer sur ces sujets, parce que le temps nous offre une chance d’utiliser notre libre-arbitre, donc le temps est logiquement suivi par la mort et le Jugement dernier, après lesquels nous attend soit le paradis, soit l’enfer, en fonction de nos mérites. L’ordonnancement alphabétique des termes peut ainsi être remplacé par une structure mi-logique, mi-figurative. Dans le cas du traité Nota hanc figuram, les concepts-clés apparaissant dans l’image mnémonique s’organisent en une séquence qui conduit de Dieu et de la création jusqu’au salut et au destin de l’homme. Le schéma des douze images autour duquel le traité est structuré est clairement mnémonique : il apparaît pour la première fois dans un traité sur l’art de la mémoire, écrit à Bologne en 142539. Ce traité remplit toutefois les espaces vides qui sont laissés en blanc dans les artes memorativae pour y placer le matériel à mémoriser, et investit ses mots-clés du pouvoir de faire surgir dans la mémoire un répertoire mental entier de citations d’autorités, concernant un large spectre de sujets théologiques.
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Voir R. A. Pack, « An Ars memorativa from the Late Middle Ages », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 36 (1979), p. 265-266 et F. G. Kiss, « Performing from Memory and Experiencing the Senses in Late Meditative Practice », Daphnis, 41 (2012), p. 419-452.
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Fig. 7. Dessin pour la méditation dans l’art de la mémoire Memoria fecunda Wien, Österreichische Nationalbibliothek, cod. 4444, fol. 327r (1425)
Images de la mémoire : le corps et l’esprit des mots Les images mémorielles fonctionnent sur la base de la transformation : la chose qui doit être remémorée est manipulée, changée en quelque chose d’autre, sur la base d’une ressemblance quelconque. Plusieurs modes consistant à imposer artificiellement une signification sont utilisés dans la création des imagines au sein de l’art de la mémoire. En général, l’association lexicale et la symbolique visuelle jouent un rôle essentiel lors de la création des images. On constate que les deux aspects sont déjà présents et associés dans la description de l’image complexe que propose l’Ad Herennium : Rei totius memoriam saepe una nota et imagine simplici conprehendimus ; hoc modo, ut si accusator dixerit ab reo hominem veneno necatum, et hereditatis causa factum arguerit, et eius rei multos dixerit testes et conscios esse : si hoc primum, ut ad defendendum nobis expeditum ‹ sit, › meminisse volemus, in primo loco rei totius imaginem conformabimus : aegrotum in lecto cubantem faciemus ipsum illum, de quo agetur, si formam eius detinebimus ; si eum non, at aliquem aegrotum ‹ non › de minimo loco sumemus, ut cito in mentem venire possit. Et reum ad lectum eius adstituemus, dextera poculum, sinistra tabulas, medico testiculos arietinos tenentem : hoc modo et testium et hereditatis et veneno necati memoriam habere poterimus. Item deinceps cetera crimina ex ordine in locis ponemus ; et, quotienscumque rem meminisse volemus, si formarum dispositione et imaginum diligenti notatione utemur, facile ea, quae volemus, memoria consequemur. Souvent un signe unique, une seule image suffisent à nous assurer le souvenir de tout un événement. Par exemple, l’accusateur prétend que le prévenu a empoisonné un homme, l’accuse d’avoir commis le crime pour s’assurer un
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héritage, et dit qu’il y a, pour le prouver, beaucoup de témoins, beaucoup de gens ayant été dans la confidence. Si nous voulons nous rappeler ce premier point, afin de pouvoir facilement présenter la défense, dans une première case nous nous tracerons une représentation de toute l’affaire. Nous nous représenterons étendu dans son lit, malade, l’homme même dont il est question, si nous connaissons ses traits ; à son défaut, une personne quelconque, mais n’appartenant pas aux dernières classes de la société, afin que l’autre puisse vite nous revenir à l’esprit. Et, debout près de lui, à côté de lui, nous placerons l’accusé, tenant de la main droite le poison, de la main gauche des tablettes et des testicules ordinaires de bélier, par ce moyen nous pourrons nous souvenir des témoins, de l’héritage et de l’homme empoisonné40.
Ainsi est-il par exemple possible de mémoriser les témoins (testes) par l’intermédiaire des testicules (testes), image incapable à elle seule de visualiser les témoins dans notre mémoire. Il faut donner son nom à cette image pour trouver la clé de l’énigme. Bien que les aspects verbal et visuel de la pratique de création des images soient interconnectés et difficilement séparables, il est clair que les mots opèrent également comme des déclencheurs/incitateurs de mémoire. Pour acquérir leur efficacité dans l’art, les mots sont manipulés de deux manières simples : c’est soit leur forme, soit leur contenu qui est transformé, c’est-à-dire que le changement a lieu soit au niveau des lettres et des syllabes, soit au niveau sémantique. Le corps : le niveau formel Le niveau formel a été présenté au début de cet article : les mots sont coupés, l’ordre de leurs lettres ou de leurs syllabes altéré, et certaines lettres ou syllabes peuvent même être remplacées par d’autres. Le mot résultant ressemble à l’original, tant en ce qui concerne les lettres que le son. Le lien n’est pas sémantique, mais formel. Le lecteur doit réorganiser les lettres et/ ou les syllabes pour arriver à la solution. C’est une sorte d’énigme, un moyen spécifique de retarder l’accès à la signification. Ce « sciage des mots » était une stratégie mnémotechnique très populaire à la fin du Moyen Âge, mais il ne se restreint ni à l’art de la mémoire, ni au Moyen Âge tardif. Au viie siècle déjà, le grammairien intrigant répondant au nom de Virgilius Maro Grammaticus 41 parle du « sciage » des mots, scinderationes fonorum, et de son emploi dans trois buts possibles : 40 41
Ad Her III, 20. On sait peu de choses sur lui. Bien qu’il n’y ait aucun témoignage direct, son origine irlandaise a été avancée à plusieurs reprises par M. Herren (« Some new light on the life of Virgilius Maro Grammaticus », Proceedings of the Royal Irish Academy 79, section C (1979), p. 2771), et ses travaux sont souvent considérés comme des précurseurs de la tradition poétique
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Ob tres causas fona finduntur : prima est ut sagacitatem discentium nostrorum in inquirendis atque in inveniendis his quaeque obscura sunt adprobemus. Secunda est propter decorem aedificationemque eloquentiae. Tertia ne mystica quaeque et quae solis gnaris pandi debent passim ab infimis ac stultis facile repperiantur, ne secundum antiquum sues gemmas calcent. (…primo, pour assurer l’acuité de la perception de nos étudiants lors de la recherche et de la trouvaille de ces choses obscures ; secundo, en raison de l’ornement et de la construction du discours ; tertio, pour que les secrets mystiques, qui doivent être connus des seuls savants, ne soient pas par hasard découverts par des êtres inférieurs et stupides, pour que les perles ne soient pas ainsi jetées devant les pourceaux42.)
On ne parle d’habitude que des deux dernières utilisations : l’emploi des jeux de mots et des devinettes d’une part, en tant que figures rhétoriques donnant davantage d’attrait formel au texte ; l’encodage des informations secrètes d’autre part. C’est d’ailleurs ainsi que l’on a analysé jusqu’à maintenant l’œuvre de Virgilius Maro Grammaticus lui-même, les chercheurs restant persuadés soit qu’il jouait d’une manière absurde, soit au contraire, que son texte cachait des secrets mystiques. Mais c’est précisément la troisième raison d’utiliser cette technique qui est au Moyen Âge la plus répandue, et ce à divers niveaux. Présente dans l’art de la mémoire, elle se retrouve également dans la mnémotechnique et dans la pratique médiévale de l’écriture. Dans le contexte de l’art de la mémoire, un exemple plus détaillé nous est fourni par un traité déjà évoqué, l’Ars memorativa de Mattheus Beran, moine au couvent augustinien de Roudnice. Après la destruction de ce couvent par les Hussites en 1421, il fut actif à Erfurt, puis à Bâle. C’est, semblet-il, à Erfurt qu’il écrivit son Ars memorativa43. Le traité semble n’être conservé que dans un seul manuscrit complet, qui est également autographe44. Il est
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irlandaise spécifique plus tard développée dans les Hisperica famina, avant de culminer dans le Finnegan’s Wake de James Joyce. Vivien Law pensait que cet auteur était peut-être anglais (V. Law, Insular Latin Grammarians, Woodbridge, 1982, p. 87). Virgilius lui-même mentionne de manière indirecte son origine galloise. Abbon de Fleury l’appelle Tolosanus (toulousain). On l’a également considéré comme un juif : plusieurs des mots étranges qu’il utilise semblent d’origine hébraïque. L’idée la plus curieuse (et la moins acceptée) est celle de Leo Wiener, qui voit en Virgilius un auteur issu de la culture arabe, et interprète la plupart de ses obscurités comme des termes d’origine arabe, v. L. Wiener, Contributions Toward a History of Arabico-Gothic Culture, Piscataway, 2002, p. 21. Epitome 10. Édition la plus récente par Bengt Löfstedt, Virgilius Maro Grammaticus : Opera Omnia, Munich, 2003. Les éditions précédentes sont de G. Polara (trad.), L. Caruso et G. Polara (éd.), Virgilius Maro Grammaticus, Epitomi ed Epistole, Nuovo medioevo 9, Napoli, 1979, p. 128 ; ainsi que de J. Huemer, ed., Virgilii Maronis grammatici opera, Leipzig, 1886, p. 76. Voir L. Doležalová, « Fugere artem memorativam ? The Art of Memory in 15th c. Bohemia and Moravia (A Preliminary Survey) », Studia mediaevalia Bohemica, 2:2 (2010), p. 234-241. Prague, Bibliothèque nationale, I. F. 35, achevé le 12 mai, 1431 (cfr fol. 485r : « …per me fratrem M. Beran exulem canonicum regularium de Rudnicz manu mea propria… anno domini 1431 sabbato post ascensionem domini in Erfordia in domo pauperum ») : voir J. Truh-
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organisé de manière assez confuse, avec une double introduction. Mais les « images » proposées par Beran sont des exemples appropriés dans la mesure où les mots qui en sont le support se prêtent à une transformation lexicale au service de la mémorisation. En fait, il s’agit d’une sorte de suite de jeux de mots. Nous devrions par exemple, selon Beran, mémoriser Thomas d’Aquin comme un homme avec un gouvernail, themo navis. Le gouvernail, themo, doit apparemment rappeler Thomas, Thoma, et le navire l’eau, aqua, grâce à quoi nous devrions nous souvenir de Aquin, Aquinas. Saint Ambroise doit en revanche porter au cou un chapelet d’ambre (Ambrosius – ambre)45. Parfois, la même image peut servir à mémoriser deux choses différentes : ainsi le genu ferreum (genou de fer) devrait correspondre à la fois au livre de la Genèse et au génitif singulier. L’analyse révèle que Beran a en fait copié la plus grande partie de son traité sur l’œuvre d’un autre Mattheus, Matthieu de Vérone, une figure bien documentée46 dont le traité sur la mémoire, rédigé en 1420 et remanié en 1423, est conservé dans au moins neuf manuscrits47. Le travail de Beran est une copie au sens médiéval du terme – il abrège, saute, complète, remanie, etc. Grâce à ce cas particulier, il est possible de discerner l’importance, pour l’art de la mémoire, de la langue vernaculaire dissimulée à l’arrière-plan des formes latines. Certaines des images que Matthieu de Beran suggère restent en effet obscures sans la consultation des propositions originales de Matthieu de Vérone. Par exemple, alors que dans le texte de Beran, probablement corrompu à cet endroit, l’image d’Origène est associée à celle d’un homme portant au cou un instrument ([imago] Origenis unus cum portatico ad collum), cette formule s’éclaire en lisant Matthieu de Vérone, qui écrit : unus cum uno organo paruo (un homme avec un petit orgue portatif, ou tout autre instrument de musique) – version qui implique une vraie ressemblance avec le nom de l’écrivain (Origenes/organum). Matthieu de Vérone orthographiait également le couvre-chef associé à saint Bernard berretum (orthographe commune en Italie) plutôt que birretum comme Beran : la première version rappelle plus clairement Bernardus. Néanmoins, le traité de Beran est une copie : Matthieu Beran a même copié l’incipit en remplaçant de Verona par Beran. Il semble avoir découvert quelque part le traité de Matthieu de Vérone. Peut-être ébloui par la
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lář, Catalogus codicum manu scriptorum latinorum qui in C. R. Bibliotheca publica atque universitatis Pragensis asservantur, t. I, Prague, 1905, p. 110-111, no. 267. Dans la seconde moitié du xve siècle, Oldřich Kříž de Telč a recopié un fragment de ce traité dans Prague, Bibliothèque nationale, I. G. 11a, fol. 29v-30r. « Sit ymago sancti Thome de Aquino habens themonem navis ad collum, sancti Ambrosii unus habens cordam ad collum cum pater noster de ambra » (Prague, Bibliothèque nationale, I. F. 35, fol. 482r). Voir Seelbach, Ars und Scientia, p. 34-38. Voir Seelbach, Ars und Scientia, p. 35. Le traité n’étant pas encore édité, il est impossible de comparer ces textes en détail.
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ressemblance de son nom avec celui de l’auteur, il a profité du jeu de mots, c’est-à-dire de la stratégie dont il avait eu connaissance précisément grâce à l’art de mémoire. Il a ainsi créé une « image » de même nature que celles contenues dans le traité. Ce faisant, il ne tentait pas de la proposer comme un outil mémoriel, mais plutôt de se dissimuler ! Cette stratégie reflète l’emploi pratique du « sciage » et de la transformation des mots, utilisée à la fois pour des fins de mémorisation et dans d’autres buts. Cette méthode de « sciage » des mots est omniprésente dans la littérature médiévale : on trouve souvent des « mots brisés » hors du contexte de l’art de mémoire. En vertu de sa culture manuscrite, l’expérience des « mots brisés » était quotidienne pour le lecteur médiéval. Il avait l’habitude de corriger, rétablir et recomposer ces mots dans son esprit, découvrant ainsi des possibilités qui s’étendaient au-delà même de ces mots et de leur signification initiale48. L’esprit : le niveau sémantique Dans la plupart des cas, toutefois, le corps des mots est laissé intact, et ce sont les pouvoirs associatifs ou subversifs cachés dans leur signification première qui sont utilisés pour créer des relations mnémoniques. L’art de la mémoire envisage les mots du langage de sorte que n’importe quel mot ou phrase, même les plus innocents ou les moins ambigus, peut recevoir un nouveau sens, et l’effort mental investi dans la création de ces nouveaux liens peut être utilisé comme un outil de mémorisation. Même les noms propres, qui par définition ne devraient avoir qu’un seul référent, peuvent être investis de ce pouvoir en étant placés dans un nouveau contexte, un environnement neuf, qui peut être ridicule ou terrifiant, afin de satisfaire aux exigences de la mémorisation. Nombre de traités mnémoniques suggèrent ainsi qu’une citation de saint Antoine ou saint Thomas devrait être mémorisée grâce à un Antoine ou Thomas spécifique, que l’on connaît personnellement, simplement en plaçant le porteur de ces prénoms dans une situation burlesque. Giovanni Michele Alberto Carrara, humaniste italien de la seconde moitié du xve siècle originaire de Bergame, indique en citant Avicenne qu’il faut convoquer l’image de belles jeunes filles dont les noms commencent par la même lettre que celle de la chose dont on doit se souvenir. Il choisit pour présenter la construction des images drôles ou émouvantes l’exemple suivant : si nous voulons mémoriser une chose liée à Antoine, nous devons imaginer l’un de nos amis, dont le nom est Antoine, placé dans une situation où sa tête est mordue par un âne enragé,
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Voir L. Doležalová, « On Mistake and Meaning : Scinderationes fonorum in Medieval Artes Memoriae, Mnemonic Verses, and Manuscripts », Language and History, 52 (2009), p. 25-39.
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où son sang coule et où il appelle désespérement à l’aide49. Pierre de Ravenne, professeur de droit et célèbre enseignant de l’art de la mémoire vers 1500, confessait non sans honte qu’il utilisait les images de superbes jeunes filles comme lettres50. Christian Umhauser, auteur d’un traité allemand écrit vers 1500, suggère que pour mémoriser une potion, nous imaginions un docteur renommé, drapé dans de superbes habits, qui tient une fiole d’urine à la main, et la renverse sur une vieille femme. Haec est pulchra imago, dit l’auteur51. En règle générale, tout mot ou action peut être subverti pour obtenir un effet ridicule ou horrible : « Tunc ymaginem cuiuslibet dictionis pone ad locum sive ad differentiatorem loci cum sua actione ridiculosa, et hoc est valde facile et maxime utilitatis, ut bene patebit practicanti52 ». Néanmoins, le plus souvent, ce n’est pas simplement la recontextualisation d’un mot, mais également son pouvoir d’association qui redéfinit sa signification mémorielle. La création de listes lexicales dotées de tels sens « secondaires » était l’une des méthodes les plus communes pour produire un vocabulaire mnémonique dans lequel chaque mot signifiait quelque chose d’autre que son sens premier. Le lecteur moderne peut comprendre aisément la raison justifiant certaines relations d’association, alors que d’autres restent énigmatiques, parce que ces liens peuvent avoir existé seulement pour l’individu qui y recourt en fonction de sa mémoire individuelle ou de ses 49
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G. M. A. Carrara, De omnibus ingeniis augendae memoriae, Bologna, Plato de Benedictis, 1491, fol. a5r : « ut risum moveat figura, aut misericordiam aut admirationem, haec enim facit etiam puellas recordari, ut inquit Avicenna sexto naturalium particula quarta. facile enim inuenitur quesita figura que affectum anime commouerit : exemplum hoc est. in ore asini rabidi caput Antonii constituam morsibus fere ossa confringi. cruorem effluere illum auxilia petere, et passis palmis vociferare. fieri non poterit, ut cum uoluero non uideam hunc oculis mentis meae, et reddere Antonium nesciam repetenti. » « …et ego communiter pro literis formosissimas puellas pono : illae enim multum memoriam meam excitant. […] et mihi crede, si pro imaginibus pulcherrimas puellas posuero, facilius et pulchrius recito que locis mandavi […] quod diu tacui ex pudore », dans Petrus Ravennas, Foenix, Venise, Bernardinus de Choris, 1491, b4v. Il est difficile de savoir s’il pense à des jeunes filles dont les noms commencent par les mêmes lettres que les choses qu’il doit mémoriser, ou à un alphabet figuratif constitué par de belles filles. « Imago (ut antea dixi) est similitudo et figura et significatio rei, quam volumus locis tradere. Verbi gratia, si vellem commemorare medicinam, ad locum constituo medicum mihi cognitum mirabili veste indutum urinale in manu habens et urina vetulam respergens. Hec est pulchra imago. In ordine regula : Imagines debent esse rarae, mirabiles, inusitatae, ridiculae, quia natura usitata re non exsuscitatur et debemus eis attribuere egregiam pulchritudinem aut unicam turpitudinem si aliquas exornabimus aut corona aut veste, tunc cruentam aut steno oblitas inducamus » ; Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 4417, 3r-v. Cette citation n’apparaît pas dans la version imprimée du texte, C. Umhauser, Ars memoratiua S. Thome, Ciceronis, Quintiliani, Petri Rauenne, Nürnberg, 1501. [Magister Hainricus], « Ars memorativa », dans Ars vitae contemplativae, Modus meditandi in generali, Ars memorativa, Pseudo Thomas de Aquino : Ars praedicandi, Modus formandi arborem, [Nürnberg, Friedrich Creussner], 1473, 13r. Sur cet auteur, v. Seelbach, Ars und Scientia, p. 5054, 254-269.
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perceptions propres. Michele del Giogante étudia l’art de la mémoire sous la direction de Niccolò Cieco d’Arezzo à Florence en 1435. La méthode de maître Niccolò était de créer une liste de cent items à partir d’objets contenus dans la demeure de l’étudiant, pour placer ensuite « un objet par dessus chacun d’eux » (quello è posto sopra a questi luoghi per arme), c’est à dire de demander à Michele ses associations personnelles avec lesdits objets. Ainsi l’implication personnelle, le travail mental investis dans la création de ces associations assuraient-ils leur fixation dans la mémoire. Michele avait très souvent recours à ces significations codifiées qui étaient très diffusées en raison de leur place dans le symbolisme et l’iconographie chrétienne, quoiqu’elles n’aient probablement guère de valeur pratique dans la vie quotidienne. Par exemple, une colonne devant la maison devenait un signe mnémonique pour Samson aveuglé (La colonna pure in quella faccia : Sansone ciecho, 346-347). Il employait également des associations à deux niveaux : le puits de la maison était supposé être le puits de la Samaritaine, qui offrait donc un marqueur mnémonique pour Jésus (Il pozzo della Samaritana cioè il pozzo nostro : Giesu di sopra, 346-347), un tonneau de vinaigre (probablement associé aux réserves de vinaigre de la maison) signifiait un Juif (340-341 : Botte dell’acieto, da man ritta della volta : Un giudeo di sopra). Dans ces cas, le pouvoir d’association des mots « puits » et « vinaigre » est assez clair, à cause du puits de la Samaritaine (Jn 4, 4-26), et du vinaigre offert deux fois au Christ lors de sa crucifixion (Mt 27, 32-36, Jn 19, 23-30). Une semblable liste d’associations personnelles survit dans le manuscrit de Valentinus de Monteviridi, chanoine de Vác (Waitzen), qui avait recopié un art de la mémoire en Hongrie en 1504, d’après le colophon de son texte53. Ce texte est une variante réécrite d’un traité qui est attribué par la tradition à Conrad Celtis54. D’après cet art de la mémoire, il faut mémoriser un palais alphabétique de vingt pièces, chacune d’entre elle contenant cinq mots, ou images d’autres mots, qui agissent comme pivots du système. Chacun de ces 100 éléments doit être associé individuellement avec quelque chose dont cette image sera dorénavant le signe. Valentinus avait lié ses propres associations à chacun des mots de l’alphabet mnémonique de Celtis, jusqu’à la lettre M, et il avait même changé la signification de sept éléments qui étaient clairement définis par Celtis. Un abbé signifiait la religion pour Celtis, la chasteté (castitas) 53
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Wrocław, Ossolineum, 734/I, fol. 168r-171r (1504 Wacie in profesto trinitatis). Sur ce texte, voir F. G. Kiss, « Valentinus de Monteviridi (Grünberg) ... », cit. supra n. 28. Ce traité a été imprimé pour la première fois en 1492 dans l’Epitoma in utramque Ciceronis rhetoricam de Celtis, mais comme les deux autres sections de ce livre, un abrégé rhétorique et un traité d’art épistolaire, n’ont pas été écrits par lui, mais probablement rédigés à partir de notes prises durant ses leçons, il nous semble probable que les traités de Valentinus et Celtis remontent à un ancêtre commun. Voir Fr. J. Worstbrock, Die ‘Ars versificandi et carminum’ des Konrad Celtis, Ein Lehrbuch eines deutschen Humanisten, = Studien zum städtischen Bildungswesen des späten Mittelalters und der frühen Neuzeit, éd. B. Moeller, H. Patze, et K. Stackmann, Göttingen, 1983, p. 462-498, ici p. 470-474.
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pour lui, alors que la religion était signifiée par un cardinal (cardinalis) ; un chevalier (eques) signifiait la justice pour Celtis, mais le brigandage (rapacitas) pour Valentinus, car c’était l’empereur (Cesar) qui maintenait la justice. L’administrateur (officialis) rappelle chez lui la citation en justice (citatio), au lieu du procès. Le baigneur devient une personne au teint hâve (pallidus), alors que chez Celtis il signifiait des individus sales. La béguine enfin, qui signifiait la superstition chez l’humaniste allemand, est ici associée à la querelle (rixe). Il a consigné les associations qu’il inventait pour chaque mot, et les a répétées en petits caractères au-dessus des mots eux-mêmes, ce qui suggère qu’il a tenté de les mémoriser en pratique. C’est une vue partiale du monde qui se déploie à travers ces associations, où la musique apporte la joie (musice = iocunditas), les cuisiniers utilisent le gingembre (cocus = sisiber), les goûteurs
Fig. 8. Valentinus de Monteviridi, Notes mnémoniques Wrocław, Ossolineum, 734/I, fol. 170r (1504).
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professionnels doivent être fidèles (gustator = fidelis), les poètes n’ont que louange à la bouche (goliardus = assentacio), et l’usurier exige toujours le double de son prêt (usurarius = conduplicacio). Tout comme dans le cas de Michele del Giogante, toutefois, nous sommes incapables d’expliquer pourquoi certains mots ont été associés à d’autres termes par Valentinus de Monteviridi. Nous pouvons imaginer pourquoi il reliait la peur à l’image d’un adultère ( fornicator = timor), ou une petite amie à une mère (amica = genetrix), mais la raison cachée de ces associations reste toujours personnelle. * En définitive, la création artificielle ou la recréation de liens entre des mots et des idées imprégnait la pensée du Moyen Âge tardif, et se retrouvait dans une multiplicité de formes. Les mots pouvaient être brisés, jusque dans leurs lettres et syllabes, afin de renouveler la signification qui était la leur dans la mémoire humaine. Des mots entiers pouvaient être utilisés comme des symboles d’association avec quelque chose d’autre que leur sens originaire. Des édifices plus importants, construits à partir de mots pour former des diagrammes de plusieurs unités lexicales, devaient également servir à mémoriser des structures abstraites, requises comme outils rhétoriques ou méditatifs afin d’indiquer l’ordre d’argumentation à suivre dans les prises de parole publiques, ou afin d’aider la méditation pour obtenir le salut de l’âme. Comme nous l’avons vu, ces outils acquirent une popularité sans précédent au cours du xve siècle, un phénomène qui reste difficilement explicable, même si la diffusion de l’éducation universitaire, les méthodes de prédication des ordres mendiants et l’émergence du livre imprimé peuvent être considérés comme des facteurs déclenchants de premier ordre dans ces changements. Le facteur qui contribua peut-être de la manière la plus importante à accroître la flexibilité des structures sémantiques fut l’importance de l’allégorie, ou plutôt, en se servant d’un terme proposé par Gilbert Dahan, du « saut herméneutique » dans la pensée médiévale55. Thomas d’Aquin, après Augustin, Bède et tant d’autres, mentionna souvent les processus sémantiques de double signification, signification d’une chose à partir d’un mot, signification d’une chose à partir d’une autre chose, dans ses réflexions sur l’exégèse : Dieu peut écrire avec des choses, pas seulement avec des mots… En effet, d’après ce qui a été dit, ces sens ne se multiplient pas pour cette raison qu’un seul mot signifierait plusieurs choses, mais parce que les réalités elles-mêmes, 55
Cfr G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, XIIe-XIVe siècles, Paris, 1999, p. 299, 441-445 et Id., Lire la Bible au Moyen Âge : Essais d’herméneutique médiévale, Genève, 2009, p. 233-242.
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signifiées par les mots, peuvent être signes d’autres réalités (Summa theologiae, Ia, q. 1., art. 10. resp.).
Ainsi, avec l’aide des lectures figuratives, la connexion entre deux réalités peut être découverte, et le sens parabolique n’a pas une valeur moindre que le sens littéral. Le sens parabolique est inclus dans le sens littéral ; car par les mots on peut signifier quelque chose au sens propre, et quelque chose au sens figuré ; et, dans ce cas, le sens littéral ne désigne pas la figure elle-même, mais ce qu’elle représente (Summa theologiae, Ia, q. 1., art. 10. resp. 3.).
L’imposition artificielle d’un sens aux mots et aux objets dans l’art de la mémoire est par bien des aspects similaire aux différents types de signification répertoriés à la fois dans l’exégèse et dans les théories sémantiques médiévales. Comme dans le cas de l’allégorie, il reste difficile d’estimer à quel point de telles impositions sont arbitraires ou, au contraire, fondées sur une base solide. Pouvons-nous trouver des limites et des règles susceptibles de rendre compte de la création de telles significations ? Il est rare de pouvoir observer ce système en action, car par définition, l’art de la mémoire est mental et oral, non écrit. Mais à partir d’exemples comme celui du traité hussite, avec ses éléments tchèques caractéristiques, ou celui de la maison mémorielle de Michele del Giogante, ou encore les associations de Valentinus de Monteviridi, qui permettent de voir le pouvoir des mots en action dans l’art de la mémoire tardo-médiéval, il devient possible de déduire qu’il existait des règles pour créer ces liens entre les mots, et de voir des schèmes de pensée émerger de ces associations à première vue dénuées de sens et dépourvues de convention.
François Bœspflug
ILLUSTRER, FAIRE AIMER, FAIRE RÊVER POUVOIRS DES MOTS ET POUVOIRS DES IMAGES À LA LUMIÈRE DES REPRÉSENTATIONS DE DIEU-TRINITÉ DANS L’ART Les pouvoirs effectifs des images médiévales, vécus ou postulés, éprouvés ou fantasmés, ont été nombreux : instruire, remémorer, émouvoir, édifier ; soigner, guérir ; consoler, protéger ; orner, décorer, illustrer ; célébrer, honorer ; emblématiser ; provoquer, décrier, moquer, caricaturer, scandaliser ; éblouir, fasciner ; prêcher, convertir, la liste de ces verbes n’est même pas exhaustive. Il serait passionnant de la « recharger » à l’aide des exemples historiques dont à vrai dire elle provient par induction et de la confronter à deux autres listes : l’une est celle des missions et fonctions (didactiques, thérapeutique, kérygmatique, etc.) assignées officiellement aux images, l’autre, celle des pouvoirs reconnus aux mots et/ou aux actes de parole délivrés dans certaines conditions. Elles ne coïncident pas toujours : certes, les fonctions supposent en théorie les pouvoirs correspondants, mais il y a des fonctions que l’image, faute du pouvoir requis, n’est pas en mesure de remplir, par exemple celle de « Bible de remplacement » pour les illiterati ; de même, il est permis de douter que l’image ait jamais eu formellement le pouvoir de prêcher1. Inversement, des pouvoirs surgissent, que la théorie n’avait pas prévus : ce n’est pas chez les théologiens mais dans la littérature hagiographique ou folklorique qu’il est question d’images miraculeuses, ou du pouvoir des images de saint Christophe de mettre à l’abri de la male mort ceux qui la regardent2. J’avais d’abord envisagé de développer un vaste propos théorique sur ces pouvoirs des images comparés à ceux des mots. Finalement, il m’a paru 1
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Fr. Bœspflug, « Peut-on parler d’une prédication de l’image ? », La Vie spirituelle, n° 688, janvier-février 1990, p. 105-123 ; Id., « La Seconde voix. Valeurs et limites du service rendu par l’image à la prédication », dans Prédication et image, numéro spécial de la revue Cristianesimo nella storia, 14 (1993), conçu et réalisé avec D. Menozzi, p. 647-672. D. Rigaux, « Usages apotropaïques de la fresque dans l’Italie du Nord au xve siècle », dans Nicée II, 787-1987. Douze siècles d’images religieuses, éd. Fr. Bœspflug, N. Lossky, Paris, 1987, p. 317-331.
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 155-168 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101899
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préférable à tous égards, et au risque de quelques tâtonnements heuristiques, de faire le bilan de ce que mes enquêtes au long cours sur les images de la Trinité, notamment sur celles qui furent produites au Moyen Âge, m’ont appris de leur pouvoir réel ou présumé d’exprimer la foi de l’Église, de l’inculquer, de la faire comprendre et vivre, sur les plans cognitif et émotionnel, bref, de l’illustrer3. L’inconvénient de ce choix est que Dieu-Trinité est un sujet d’exception, dont on se demandera à juste titre s’il autorise une quelconque généralisation. Mais l’avantage qu’il présente est de permettre une réflexion à deux étages, concernant non seulement le Moyen Âge, mais aussi notre époque. Je ne cesse en effet de rencontrer des personnes, croyantes ou non, là n’est pas le problème, qui me disent que la Trinité, vraiment, c’est difficile, notamment à cause de la colombe de l’Esprit-Saint, que cela ne leur parle pas, qu’ils ne voient pas même de quoi il s’agit… L’exemple vient de haut car ce genre de déclaration se retrouve sous la plume de certains de nos médiévistes nationaux les plus en vue, qui laissent entendre que la troisième Personne voire la Trinité elle-même n’auront jamais intéressé qu’un petit nombre de clercs4. À l’évidence, c’est faux. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les représentations figurées qui sont parvenues jusqu’à nous. Ainsi, dans les seuls départements des Côtes d’Armor, du Finistère et du Morbihan, où j’ai conduit une enquête en vue de rédiger une contribution sur « La Trinité dans l’art breton » pour un volume d’hommage que la Faculté de théologie catholique de l’université de Strasbourg a offert à notre collègue Yves Labbé pour son départ à la retraite5, j’ai identifié quelque 180 groupes sculptés conservés, datant des xve-xviie siècles, et exécutés pour la plupart sur place, par des artisans locaux. À n’en pas douter, la fin du Moyen Âge fut pour la
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À force de souligner que l’image d’art est irréductible à une simple « illustration », ce dernier vocable a fini par prendre une connotation carrément négative. C’est injuste et très dommageable. Car beaucoup d’images sont nées parce que l’on attendait d’elles, précisément, qu’elles « illustrent » ou « expriment » tel ou tel aspect de la doctrine ou de la spiritualité (ou du projet politique) du moment. Elles doivent souvent leur existence au projet de célébrer cet aspect, ni plus ni moins ; j’ai développé ce point de vue en le documentant, dans Fr. Bœspflug, « Sacra Doctrina. Bilder der Lehre, Lehre der Bilder », in Handbuch der Bildtheologie, éd. R. Hoeps, Paderborn, à paraître en 2014. Voir entre autres Jacques Le Goff, dans Essais d’ego-histoire, éd. P. Nora, Paris, 1987, p. 173-239 (191-192). Concernant l’obligation déontologique des historiens de l’art (européens surtout) d’acquérir un minimum de connaissances théologiques, voir Fr. Bœspflug, « Histoire de l’art et théologie, le cas français », éditorial de Perspectives. Actualités de la recherche en histoire de l’art. La revue de l’I.N.H.A., 2010-2011/2, p. 189-192. Fr. Bœspflug, « La Trinité dans l’art breton. Esquisse d’une enquête », Revue des Sciences Religieuses, 83/4 (2009), p. 511-530 ; voir aussi Id., La Statue de la Trinité de la chapelle du château de Tallard (Hautes-Alpes), Gap, 2009.
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Trinité un temps de vraie popularité. Et ce, sans doute, grâce aux images de la Trinité6. Mais c’est ici qu’il convient d’être prudent. Les images de la Trinité sontelles cause de la faveur de la Trinité, ou l’expriment-elles ? Ou les deux ? Une chose est sûre : les mots que l’Église et ses théologiens ont été amenés à forger pour rendre compte de la foi des apôtres (déjà exprimée dans la finale de l’Évangile de Matthieu), de l’expérience de la liturgie et de la prière, de la réflexion sur l’unité des deux Testaments, ces mots n’ont jamais soulevé l’enthousiasme. Comment aurait-il pu en être autrement ? Les mots occidentaux de « Trinité » ou de « Tri-unité », pas plus que le mot « Triade » des Orientaux, n’ont pas de pouvoir intrinsèque et magique d’illumination. Rappelons au passage que le mot même de « Trinité » (Trinitas, ou Triunitas, ou trina deitas) remonte à Tertullien (v. 220), dans son Contre Praxeas7, au début du iiie siècle – Augustin († 430) parlera couramment du Deus Trinitas. De leur côté, les théologiens grecs parlent de « la triade sainte » (è hagia Trias). Le mot trias, appliqué à Dieu, apparaît pour la première fois chez Théophile d’Antioche, dès la fin du iie siècle8. Son emploi ne s’imposera qu’après Athanase (v. 295-373), chez les Pères cappadociens. Mais ces mots n’ont pas fait rêver : pas d’acrostiche comme pour Jésus-Christ, pas de prière familière comme le Notre Père, pas de séquence équivalente au Veni Creator Spiritus, pas de « je vous salue Trinité sainte »… Si, il y eut tout de même l’hymne Alta Beata Trinitas : mais plus tardif, et de moindre diffusion. Quant aux termes techniques de la triadologie, ils sont franchement rébarbatifs, surtout quand on les range en ordre de bataille, comme le firent les traités scolastiques (ou déjà chez Rupert de Deutz) : consubstantialité, filiation, spiration active et spiration passive, circumincession ou périchorèse, procession ab utroque, missions ad intra, missions ad extra, ou plus tard Trinité immanente, Trinité économique… Ne faut-il pas d’ailleurs que l’historien du Moyen Âge, tout comme le théologien d’aujourd’hui, s’interroge sur les pouvoirs respectifs de la série des mots de la Trinité et des phrases de référence de la doctrine trinitaire, d’une part, et de la série des images de la Trinité qui ont été mises en circulation au Moyen Âge d’autre part ? Étant entendu que notre temps, grâce aux nouvelles technologies d’archivage, de reproduction et de circulation des images, hérite et fait usage des mots comme des images du Moyen Âge plus qu’aucune autre période antérieure ne fut en mesure de le faire. La question des vertus et inconvénients, qualités thérapeutiques et méfaits, pouvoirs et impuissances comparées des mots et 6
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Id., La Trinité dans l’art d’Occident (1400-1460). Sept chefs-d’œuvre de la peinture, préface de Roland Recht, Strasbourg, 2000, 20062. Tertullien, Adversus Praxean, VIII, 7 ; voir aussi le De Pudicitia, 21 ; éd. E. Evans, Tertullian’s Treatise against Praxeas, Londres, 1948. Théophile d’Antioche, Ad Autolicum, II, 15 ; éd. G. Bardy et J. Sender, SC 20, 1948.
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des images est donc aussi bien une question d’aujourd’hui qu’une question d’hier. Dans une contribution plus développée, il serait indispensable, pour creuser vraiment la question, de se livrer méthodiquement à l’analyse des déclarations, occasionnelles ou élaborées, concernant la difficulté de la foi dans la Trinité, et des mots qui l’expriment ; au recensement des principales tentatives iconographiques pour traduire les éléments constitutifs de la doctrine trinitaire ; à la collation des commentaires, sans doute rares, hélas, de ces images ; à une réflexion plus conceptuelle et spéculative, enfin, sur la question de savoir si le pouvoir des mots, comme celui des images, est mesurable et à quoi il se jauge9. Je me contenterai ici de passer en revue quelques-uns des aspects de la triadologie chrétienne10, en me demandant si le pouvoir de dire et d’illustrer de l’image a pu s’étendre jusqu’à eux11. Quel a pu être le pouvoir de l’image dans l’expression de la doctrine, dans sa transmission, sa réception, son assimilation ? Unicité de Dieu et triplicité des personnes Que le Dieu de la foi chrétienne est un et trois, Un en Trois, qu’il y a trois Personnes en Dieu qui ne font qu’un seul Dieu, les mots du catéchisme le disent comme je viens de le faire, sèchement, ou de manière plus scolaire, comme dans les phrases squelettiques solidaires du scutum fidei, du triangle des relations trinitaires (Pater est Deus, Pater non est Filius, etc.), épure à la fois géométrique et conceptuelle12 qui marqua, au début du xiiie siècle dans l’iconographie, le retour du triangle qui avait été banni par Augustin pour sa complicité supposée avec la doctrine manichéenne ; mais ce que les mots font passer grâce à ce diagramme didactique reste froid, abstrait et paradoxal.
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Tous les enseignants, tous les parents, tous les transmetteurs savent que c’est un problème de tous les jours : qu’est-ce qui a été réellement compris, de ce que j’ai tenté de dire en choisissant mes mots ? Qu’est-ce qui a été senti et retenu, de l’image que j’ai présentée ? Comment le savoir ? Où sont les critères permettant d’en juger ? W. Kasper, Le Dieu des chrétiens, Paris, 1985, p. 400 et suivantes (« Les concepts fondamentaux de la doctrine trinitaire »). À ma connaissance, il n’existe pas de travaux faisant le point de manière précise et synthétique sur les traductions visuelles de ces quatre aspects de la doctrine de la Trinité, pas même sur le Filioque dans l’art, ce qui m’a provoqué à rédiger une contribution aux Mélanges offerts à Jean-Pierre Caillet, intitulée « A Patre Filioque. Note sur la procession de l’EspritSaint dans l’art médiéval d’Occident », dans Ars auro gemmisque prior. Mélanges en hommage à Jean-Pierre Caillet. Textes réunis par Ch. Blondeau, B. Boissavit-Camus, V. Boucherat, P. Volti, Zagreb-Motovun, 2013, p. 345-352. Ces questions seraient pourtant un laboratoire d’exception pour tester le « pouvoir d’illustrer » de l’image. Fr. Bœspflug, Dieu et ses images. Une histoire de l’Éternel dans l’art, Paris, 2008, p. 203-204 et 233-234 ; nouvelle édition 2011, p. 187 et 217.
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Fig. 9. 6FXWXP¿GHL (triangle des relations trinitaires) et figure de Dieu triface gravure sur bois (vers 1520)
Les images qui ont tenté d’exprimer ce paradoxe ont été nombreuses. Je me bornerai à évoquer la famille ramifiée des tricéphales, trifaces et autres trifrons : à savoir un humanoïde à tronc unique coiffé de trois têtes distinctes (tricéphales), ou d’une tête présentant trois visages distincts (trifaces), comme la figure de Dieu christique tenant le scutum fidei de la figure 9 ou encore d’une tête avec trois visages emboîtés ayant à chaque fois une moitié de visage commune avec le suivant (trifrons). Je laisse ici de côté la question complexe de l’origine de ce motif, que l’on retrouve entre autres dans l’art indien, l’art celtique et l’art gaulois13, pour me contenter de quelques observations concernant le pouvoir que l’on peut reconnaître à ces images de traduire un aspect de la doctrine, non le moindre.
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R. Pettazzoni, « The Pagan Origin of the Three-Headed Representation of the christian Trinity », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 9 (1946), p. 135-141 ; Id., « Gudebilete med fleire hovud. Polycefalic Gods », Norveg. Folkelivsgransking, 7 (1960), p. 1-12.
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Fig. 10. Dieu tricéphale gravure sur bois (1491)
D’une part, ces images sont mystérieuses et concilient l’unicité de Dieu et la triplicité des Personnes : de ce double point de vue, on peut parler de réussite. Mais cette réussite est partielle, car elles échouent, surtout les trifaces, à dire la distinction réelle des Personnes, qui paraissent réduites à n’être chacune qu’un aspect de Dieu – le risque considérable, aux yeux du théologien, est alors celui d’une hérésie protéiforme répertoriée et condamnée, le modalisme. Enfin, elles sont rarement belles (qu’on en décide par exemple sur celle qui a été présentée à l’exposition « Une image peut en cacher une autre. Les images doubles, d’Archimboldo à Dali » du Grand Palais à Paris, en 2009). Quoi qu’il en soit de notre jugement esthétique actuel, elles furent condamnées comme monstrueuses pour la première fois formellement vers 1450 par Antonin de Florence, archevêque de cette ville après avoir été le prieur de San Marco14 ; la monstruosité avait alors cessé d’être un des modes de désignation de Dieu tenu pour respectueux de sa transcendance parce que jouant précisément sur la dissemblance, comme l’avaient enseigné le PseudoDenis et à sa suite Jean Scot Érigène15. N’en déplaise au prélat dominicain et à la suite nombreuse de clercs qui lui emboîteront le pas, l’on a continué à en fabriquer et à les pratiquer : il s’en trouve en particulier toute une série dans 14
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Fr. Bœspflug, Dieu dans l’art. Sollicitudini Nostræ de Benoît XIV (1745) et l’affaire Crescence de Kaufbeuren, Paris, 1984, p. 43 et 287-288. O. Boulnois, L’Au-delà des images. Une archéologie du visuel au Moyen Âge, Ve-XVIe siècle, Paris, 2008, en particulier p. 141-154 et 163-171.
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les régions de l’arc alpin, surtout dans les piémonts italiens, bavarois et autrichiens16. Cette diffusion entêtée voire obstinée des trifaces témoigne en faveur de leur pouvoir de s’attacher l’affection et/ou la confiance des fidèles. L’attrait durable même après réprobation n’est pas un pouvoir négligeable… Il y a de ces images auxquelles les fidèles se sont attachés et qui paraissent résister à toutes les foudres ecclésiastiques – celles-ci sévissent souvent en plaine et rarement dans les hautes vallées. Je note au passage que la tricéphalie au sens large est une particularité de l’iconographie trinitaire qui se retrouve – assez rarement, il est vrai – dans l’art de l’icône, n’en déplaise aux chrétiens orthodoxes qui n’aiment pas qu’on le leur rappelle.
Fig. 11. Pantocrator christique triface, icône Athènes, musée byzantin
La consubstantialité du Père et du Fils La consubstantialité du Père et du Fils a été « illustrée » de manière parlante, me semble-t-il, par l’ensemble des images qui ont respecté ce que j’appelle la « règle du christomorphisme de la représentation chrétienne de Dieu dans l’art », en donnant au Père et au Fils exactement la même allure, comme y invitait le fameux verset de saint Jean où Jésus répond à la demande 16
Fr. Bœspflug, Dieu et ses images, p. 232-233.
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l’apôtre Philippe, « montre-nous le Père » : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 9)17. Cette identité d’allure fut exigée explicitement d’Enguerrand Quarton dans Le Couronnement de la Vierge. La première clause du contrat signé par l’artiste en 1453 stipulait en effet « Du Père au Fils n’aura nulle différence », et elle fut si bien respectée qu’il est vain de chercher à détecter où est le Père et où le Fils dans ce tableau : l’effort pour les rendre semblables saute aux yeux, et indétectable celui qui a été fourni pour les distinguer18. Mais la consubstantialité est-elle pour autant montrée ? On peut, on doit en douter. La parfaite gémelléité ne protège pas du dithéisme. Cette considération s’applique à toutes les Trinités triandriques du genre de celle de l’Hortus deliciarum (Planche 5). Qui ne connaît cette image des Trois aussi interchangeables que des triplés, assis côte à côte et tenant ensemble une banderole : faciamus hominem ad imaginem, etc. ? De telles représentations ne laissent planer aucun doute sur la trinité des Personnes, leur égale divinité, leur agir commun19, mais échouent à dire qu’elles ne font qu’un seul Dieu. Le pouvoir de l’image pour traduire de manière orthodoxe la doctrine trinitaire s’avère ici limité. Ce n’est peut-être pas un hasard si ni Fra Angelico ni Raphaël ni Michel Ange n’ont figuré la Trinité : le Dieu-Père imaginé par les deux derniers artistes, qui sonnait le glas du christomorphisme, leur barrait le chemin vers la consubstantialité du Père et du Fils. L’on peut répéter à propos des images de Dieu et de la Trinité ce que le Père de Montcheuil disait des symboles de l’Église, à savoir qu’aucun n’est formellement adéquat tant qu’on l’isole, pas même ceux du Nouveau Testament, et qu’ils ne disent vrai que si on les associe en les laissant s’entre-corriger20. La procession de l’Esprit « du Père et du Fils », A PATRE FILIOQUE La question de savoir si les Orientaux ont réussi a créer une version picturale acceptable de leur propre conception de la procession de la Troisième Personne a Patre solo ou a Patre per Filium mériterait un développement à part. En tout état de cause, il n’est pas certain que les Paternités orientales du type de celle bien connue de Novgorod (Planche 6) soient satisfaisantes à cet égard, et bien peu probable qu’on s’en soit jamais servi pour réfuter des hérésies, 17 18
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Ibid., édition 2008, p. 120-121 ; édition 2011, p. 116-117. Fr. Bœspflug, La Trinité dans l’art d’Occident (1400-1460). Sept chef-d’œuvres de la peinture, Strasbourg, 2000, 20062, chap. V, p. 130-131 ; J. Baschet, L’iconographie médiévale, Paris, 2008, p. 182, a tenté de prouver le contraire pour illustrer sa thèse de l’ambiguïté des images, mais sans emporter l’adhésion. Voir Fr. Bœspflug, « Faciamus hominem… La Trinité créatrice de l’homme dans l’art médiéval », dans Que soit ! L’idée de création comme don à la pensée, éd. F. Mies, Bruxelles, 2013, p. 305324. Y. de Montcheuil, Aspects de l’Église, Paris, 1962.
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comme on l’a soutenu 21. L’art chrétien d’Orient a sans doute été moins soucieux que son alter ego occidental de traduction visuelle des vérités théologiques, bien qu’il ait comporté lui aussi des images du Credo… En revanche, la tradition théologique de l’Église orthodoxe n’a pas craint de soutenir que l’icône était un équivalent peint de l’Évangile et de la prédication, ce que la tradition théologique catholique n’est pas prête à faire. Les deux traditions ne se font pas du tout la même idée des pouvoirs de l’image. Les métaphores faisant de l’image une « prédication muette » et de la prédication un « portrait d’oreille » ont eu cours en Occident, mais l’Occident n’y a jamais cru vraiment22. S’agissant de la traduction picturale de la procession de l’Esprit selon la conception latine, l’on vit surgir en Occident, lors de l’efflorescence des principaux types iconographiques de la Trinité au début du xiie siècle, des images très élaborées, telle la miniature qui ouvre le canon de la messe (Hanc igitur clementissime pater) du Missel de Cambrai, qui rappelle habilement et élégamment, par les extrémités des pennages de la Colombe joignant les centres des bouches respectives des deux premières Personnes, que l’Esprit procède du Père et du Fils : il fait le pont entre eux, il est leur commune exhalaison, le nœud de leur amour mutuel, nexus amoris, leur baiser, etc.23. Ces métaphores et d’autres encore ont été retravaillées plastiquement, dans un climat de liberté exceptionnel attesté par un petit ouvrage conservé à la Beinecke Library de New Haven et édité par Jeffrey Hamburger24. Et cette jonction des bouches assurée par les ailes de la Colombe se retrouve dans nombre de miniatures et dans le tableau déjà évoqué du Couronnement de la Vierge, d’Enguerrand Quarton (planche 7).
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H. Gerstinger, « Über Herkunft und Entwicklung der anthropomorphen byzantinischslawischen Trinitätsdarstellungen des sogenannten Synthronoi- und Paternitas(Otechestwo)Typus », Festschrift W. Sas-Zaloziecky zum 60. Geburtstag, Graz, 1956, p. 79-84 ; recension A. Grabar, Cahiers archéologiques, 20 (1970), p. 236-237 ; voir M. G. Muzj, Un Maître pour l’art chrétien, André Grabar, Paris, 2005, p. 49. Fr. Bœspflug, « Sens et non-sens des images au regard de la parole », Lumière & Vie, n. 275, juillet-septembre 2007, p. 43-57. Voir la notice de ce manuscrit dans La Représentation de l’invisible. Trésors de l’enluminure romane en Nord-Pas-de-Calais. Catalogue d’exposition, Valenciennes, 2007, p. 42-43. J. Hamburger, The Rothschild Canticles. Art and mysticism in Flanders and the Rhineland circa 1300, New Haven/Londres, 1990 ; j’ai recensé longuement ce livre dans le Bulletin monumental, 150/1 (1992), p. 93-98.
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Fig. 12. Trône de grâce, Missel de Cambrai Cambrai, Bibliothèque municipale 234, fol. 2r (vers 1120)
Mais cela n’aura certainement pas suffi, en définitive. D’une part, il est clair qu’il faut une connaissance préalable de la doctrine latine du Filioque pour en reconnaître l’illustration dans la miniature de Cambrai et saisir de quoi il s’agit au juste. Il suffit pour s’en convaincre de distribuer une photocopie du tableau aux élèves d’une classe de seconde, ou aux étudiants, et de leur demander d’interpréter le motif en question : c’est en général la débâcle. D’autre part, j’observe que l’ensemble de ces tentatives plastiques, plutôt réussies, pourtant, n’a pas pu graver durablement cet élément doctrinal dans l’inconscient visuel ni dans la mémoire des Occidentaux, qui disent aujourd’hui ne pas savoir le moins du monde de quoi il retourne, ni discerner l’enjeu de ce qui fut pourtant, c’est notoire, une pomme de discorde, dès avant 1054, entre Orient et Occident. L’entreprise d’illustration, de ce point de vue, qui est le point de vue de l’effet durable d’une transcription picturale, se solde par un échec. On a le sentiment que la leçon répétée de ce patrimoine figuratif n’a pas été enregistrée… La circuminsession des Personnes La circuminsession des Personnes est sans doute un des aspects de la doctrine qui a suscité les tentatives plastiques les plus audacieuses et les plus
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« touchantes ». Ce dernier mot, je sais, n’appartient ni au vocabulaire technique des historiens ni à celui des historiens de l’art. Je me risque cependant à l’employer parce qu’il me semble avoir acquis le droit, sur ce terrain que je laboure depuis longtemps, de communiquer mes propres réactions affectives et émotionnelles. Si l’on a admis mon point de départ, on pourra aussi admettre qu’elles ne sont pas étrangères à la question soulevée… Quoi qu’il en soit, la « mutuelle et parfaite et heureuse inhabitation des Personnes divines » (si je peux proposer cette traduction personnelle du terme technique), on s’en douterait, n’a pas pu se dire parfaitement en images. Elle a cependant fait naître, surtout au xive siècle, des images où l’inventivité le dispute à l’affection confiante envers les Trois : témoin les illustrations du Bréviaire d’amour de Matfre Ermengaud, le groupe sculpté de Troyes, le triptyque de Lucca di Tommè (planche 8)25, œuvres de savante candeur qui, à force de rapprocher physiquement les figures, les ont pour ainsi dire siamoïsées, réduisant à quatre voire à deux leurs jambes et/ou leurs bras, et les enveloppant si étroitement dans un même manteau que l’idée s’impose, à les regarder, que les Trois ne pouvaient agir que de concert. L’image ici fait écho de manière pertinente et convaincante au fameux adage théologique d’origine augustinienne, tota Trinitas operatur ad extra (« c’est toute la Trinité qui opère à l’extérieur »). Et puisque toute la Trinité est engagée dans la Création, l’Incarnation, la Rédemption, la Sanctification, il n’y a pas en elle de spécialisation fonctionnelle, comme si le Père était seul responsable de la Création, le Fils seul acteur de la Rédemption et l’Esprit unique inspirateur et sanctificateur. Si l’image n’a pas à proprement parler le pouvoir d’énonciation, du moins peut-on lui reconnaître, au vu de pareilles peintures, un réel pouvoir d’illustration, ou de fixation mémorielle du dogme, et ce n’est pas un mince mérite. Ici se vérifie, me semble-t-il, un dicton du poète Horace : « Il n’y a rien qui délecte et qui fasse plus suavement glisser une chose dans l’âme que la peinture ni plus efficacement la grave en la mémoire26 ». Le pouvoir d’infiltration et de persuasion de l’image, à l’en croire, serait nettement supérieur à celui des mots, parlés ou écrits. Sans parler de son pouvoir de faire rêver en régalant la rétine.
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Ces œuvres sont reproduites dans Fr. Bœspflug, Dieu et ses images, 2008, p. 216-218 ; édition 2011, p. 201-203. « Segnius irritant animos demissa per aurem/Quam quae sunt oculis subjecta fidelibus » ; Fr. Bœspflug, Dieu dans l’art, p. 266 ; Dieu et ses images, p. 322.
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Conclusion et ouverture On ne le répètera jamais assez, l’image n’est pas un énoncé ; et formellement parlant, elle n’a donc pas de doctrine27. Il faut récuser l’idée très prisée qu’il y aurait, du fait de leur « contenu » autant et plus que des logiques d’appropriation identitaire, des images orthodoxes et d’autres qui seraient hérétiques. Les images n’ont de pouvoir de l’être que métonymiquement, du fait de leur réception par des courants orthodoxes ou hétérodoxes qui font d’elles leurs images signalétiques après avoir discerné leur congruence avec la doctrine enseignée par eux. Le décret du concile de Trente « Sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints, et sur les saintes images » de décembre 156328 a reconnu indirectement, pour en aviser les curés et leur demander d’y veiller, le pouvoir des images d’inculquer une doctrine. Les Pères du concile se défiaient surtout de la possibilité corrélative qu’avaient les images de diffuser une doctrine erronée « Il ne faut exposer aucune image porteuse d’une fausse doctrine, qui donne aux gens simples l’occasion d’une erreur dangereuse ». C’était une manière de reconnaître à l’image, à côté de son pouvoir d’édifier, celui aussi de contaminer, d’intoxiquer les esprits avec des « représentations fausses » et des « doctrines erronées ». On ne prête qu’aux riches, mais, salva reverentia, c’était sans doute trop leur prêter… en l’occurrence. Car le sémantisme de l’image est trop malléable pour avoir valeur fixe et ne va pas au-delà d’une capacité de s’harmoniser avec les mots. Quand l’image religieuse s’harmonise avec ce que dit la doctrine, on est en droit de dire qu’elle l’illustre : c’est le maximum de son pouvoir sur ce terrain. Réduite à elle seule, elle n’est pas davantage assimilable à un acte performatif29. Mais comme le disait déjà sans le dire le horos du concile de Nicée II en 787, l’image a le pouvoir de s’accorder au kérygme, autrement dit de soutenir et de renforcer un énoncé de la prédication apostolique ou de la confession de foi (tel « Jésus est le sauveur du monde »), de l’accompagner de manière harmonieuse et de produire en quelque sorte un duo chantant avec un énoncé, un principe, une vérité philosophique ou religieuse, une valeur30. L’image a ce pouvoir de donner chair et corps et émotion à un propos, à une assertion. C’est son pouvoir d’illustrer, de donner du lustre, de la gloire, de la lumière,
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Id., La Pensée des images. Entretiens sur Dieu dans l’art, avec Bérénice Levet, Paris, 2011. H. Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, éd. Hünermann/Hoffmann, Paris, 1996, n. 1821-1825 ; D. Menozzi, Les images. L’Église et les arts visuels, Paris, 1991, p. 191-192. J. Wirth, « Performativité de l’image », dans La Performance des images, éd. A. Dierkens, G. Bartholeyns, Th. Golsenne, Bruxelles, 2010, p. 125-135 ; I. Rosier-Catach, « Les mots et les images », dans Ibid., p. 243-253. Fr. Bœspflug, « La Seconde voix » ; J. B. Uphus, Der Horos des Zweiten Konzils von Nizäa 787. Interpretation und Kommentar auf der Grundlage der Konzilsakten mit besonderer Berücksichtigung der Bilderfrage, Paderborn-Munich-Vienne-Zurich, 2004.
Pouvoirs des mots et pouvoirs des images
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de la chaleur. Le pouvoir spécifique des mots, celui de fixer le sens, s’allie alors au pouvoir des images, celui du don de la présence. Il faudrait enfin, en élargissant la réflexion, se demander dans quelle mesure des résumés visuels d’une doctrine philosophique, scientifique ou religieuse ont pu exister. Quel est, au fond, la capacité sémantique de l’image ? L’histoire des religions, ma discipline d’enseignement à Strasbourg, donne à penser. Mani est peut-être le seul des fondateurs de religions universalistes, ou en tout cas le premier en date, qui aura songé à munir ses missionnaires d’un compendium de sa doctrine doté d’illustrations légendées en trois langues31. Ni Moïse, ni Siddharta le Bouddha, ni Jésus, ni Muhammad n’ont eu pareille idée, tandis que tous se sont fiés aux mots – mais ici, il conviendrait de distinguer Moïse et Muhammad, dont l’enseignement devait être fixé par l’écrit, de Jésus et Bouddha qui ne s’en sont guère souciés et qui, d’ailleurs, ont cru à la parole plus encore qu’aux mots). Pourtant l’art chrétien eut un aspect missionnaire dès la fin de l’Antiquité32. Aux xiiie et xive siècles, les frères mendiants parvenus jusqu’en Asie ont eu parfois recours à des images dotées de légendes à des fins de propagande religieuse33. C’était assurément créditer l’image d’un pouvoir d’enseigner ou de condenser visuellement un élément de doctrine. Les autres fondateurs de religion n’ont pas eu de telles initiatives, mais leurs disciples s’en sont chargés. Il a existé, comme l’on sait, à partir du Moyen Âge, non seulement des images synthétiques de la foi chrétienne (une Vierge à l’Enfant en dit déjà long, au fond), mais des images du Credo34. C’est vrai chez les catholiques, c’est vrai aussi chez les orthodoxes, 31
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Mani (216-271), le fondateur du manichéisme, organisa avec soin sa prédication, rédigeant (en syriaque pour la plupart) des ouvrages susceptibles de servir de compendium à ses disciples, parmi lesquels le Grand évangile vivant, son principal écrit de propagande, et, fait unique à cette époque, un manuel d’images (des miniatures persanes) cosmogoniques et théologiques commentées (intitulé Ardahang en moyen perse, Eikôn en copte) ; voir Religions et histoire, 3, juillet-août 2005, dossier « Le manichéisme. Rayonnement d’un prophète inspiré de Jésus, de Bouddha et de Zarathoustra », p. 12-71 ; Zs. Gulacsi, « Mani’s ‘Picture Box’ ? A Study of a Chagatai Textual Reference and its Supposed Pictorial Analogy from the British Library », in New Perspectives in Manichean Studies, éd. A. van Tongerloo, Turnhout, 2005. Selon A. Grabar, ce n’est pas par hasard que les trois arts juif, chrétien et manichéen naissent sensiblement au même moment, en s’appuyant sur les transformations récentes de l’iconographie impériale romaine ; voir G. Muzj, Grabar, p. 119-121. H. L. Kessler, « Pictorial Narrative and Church Mission in 6th-Century Gaul », Studies in the History of Art, 16 (1985), p. 75-91. Jean de Montecorvino, dans une lettre de 1306, parle de six tableaux qu’il fit exécuter de l’Ancien et du Nouveau Testament pour l’instruction des ignorants (rudium) : le texte était écrit en latin, mongol et persan. Les contacts des frères mendiants avec les civilisations de l’Inde et de la Chine furent cependant trop brefs pour avoir pu susciter un mouvement artistique durable. Fr. Bœspflug, Le Credo de Sienne, Paris, 1985 ; Id., « Autour de la traduction picturale du Credo dans l’Occident médiéval (xiie-xve siècle) », dans Rituels, éd. P. De Clerck, E. Palazzo Paris, 1990, p. 55-84 ; Id., « Symboles de foi et Apôtres au Credo. Quelques réflexions sur leurs fonctions respectives », dans Pensée, image et communication en Europe médiévale.
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qui ont une perception proprement « dogmatique » de l’image, mais c’est vrai même chez les protestants, qui estiment en général que les images de type Gotha ont constitué une Bildlehre, un bon résumé visuel de la théologie de Luther35.
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À propos des stalles de Saint-Claude (Actes du colloque international de Lons-Le-Saulnier et SaintClaude, septembre 1990), Besançon, 1993, p. 257-262. Voir Fr. Bœspflug et al., Le Christ dans l’art, des catacombes au XXe siècle, Paris, 2000, p. 164-165. Gotha, ville d’Allemagne orientale, proche d’Erfurt, est l’ancienne capitale du duché de Saxe-Cobourg.
Deux discours normatifs : droit et théologie morale
Corinne Leveleux-Teixeira
PRÊTER SERMENT AU MOYEN ÂGE LA VIRTUS VERBORUM AU RISQUE DU DROIT La question du pouvoir des mots, sans être à proprement parler une question juridique, a incontestablement partie liée avec le droit, et cela d’un point de vue très général, allant bien au-delà des données propres de l’époque médiévale. En outre, ce lien entre le vinculum iuris et la virtus verborum, quoique structurel, est aussi très difficile à cerner. Il questionne en effet l’identité du droit lui-même. Si le rapport entre le droit et les mots est fondamental, c’est parce que la chose juridique s’incarne pleinement dans le langage ; elle s’actualise même dans le prononcé de certaines paroles. L’étymologie du mot « loi » ne désignet-elle pas ce qui est lu ? Et le pouvoir du juge n’est-il pas défini comme « juridiction », c’est-à-dire comme capacité à « dire le droit » ? Bien plus que la plupart des activités humaines, en effet, le droit prend les mots au sérieux, au point d’avoir construit son propre système de référencement linguistique (avec un vocabulaire spécifique) et de conférer à la forme de ce qui est dit une importance au moins comparable au fond de ce qui est avancé. Les exemples illustrant cette efficacité du formalisme sont innombrables, depuis les modes archaïques de la stipulatio romaine jusqu’au droit contemporain, qui, bien que de façon plus ténue, attache encore des effets de droit à l’emploi de certaines formes verbales, voire au simple engagement oral, conformément à l’adage bien connu d’ Antoine Loysel, « on lie les bœufs par les cornes et les hommes par des paroles1 ». L’importance dévolue à la procédure et aux moyens de cassation sanctionne au demeurant l’irrespect d’une syntaxe et d’une morphologie juridiques toujours enveloppées d’une part de mystère pour le commun des sujets de droit. Enfin, l’importance de la textualité dans l’enseignement du droit, la fréquence du recours aux adages, le goût de la rhétorique judiciaire, tout témoigne d’une adhésion forte du monde juridique au pouvoir des mots et à la croyance sous-jacente que le droit réside essentiellement dans la forme du droit. Mais ce lien au langage, pour nécessaire qu’il soit, est en quelque sorte enfoui dans une substance juridique qui le rend quasiment indiscernable aux professionnels du droit eux-mêmes. Outre qu’ils sont animés par une très 1
A. Loysel, Institutes coutumières, manuel de plusieurs et diverses règles, sentences et proverbes du droit coutumier et plus ordinaire de la France, Paris, 1607, p. 357.
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 171-188
© BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101900
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forte revendication de spécificité identitaire, beaucoup de spécialistes de la chose juridique sont loin, en effet, d’envisager le rapport au langage comme structurant pour leur pratique, les mots ne constituant, à leurs yeux, que des instruments dociles au service d’un savoir-faire qui échappe à leur empire. Mieux même, la place du langage dans le droit et surtout la force des mots charriés par ce même langage peuvent faire problème dès lors qu’elles menacent la cohérence interne de l’ordre juridique. Selon une doxa largement répandue chez les juristes, dont beaucoup se revendiquent peu ou prou d’une forme de positivisme kelsénien, l’ordre juridique est structurellement autoréférentiel, le droit étant à lui-même son propre fondement. Si donc il y a bien une virtus qui préside au fonctionnement et à l’efficacité du droit, la seule qui soit logiquement concevable est la virtus juris. Dans cette optique, ce n’est pas la parole qui donne force au droit, mais le droit qui donne force opératoire à la parole. Ou, pour le dire autrement, la reconnaissance d’une puissance propre des mots dans l’ordre juridique affaiblirait d’autant l’autorité et le rôle de l’interprète autorisé qu’est le juriste, seul médiateur compétent entre la réalité des choses et le monde du droit. En ce sens, la virtus verborum serait soluble dans le positivisme juridique. À cet égard, l’analyse du serment par la dogmatique juridique médiévale, tout spécialement canonique, offre un poste d’observation privilégié pour l’étude de ces rapports entre droit et langage. En premier lieu, parce que les canonistes n’enferment pas le droit en lui-même mais l’articulent avec un système de valeurs extra-juridiques2, tout en postulant le fondement transcendant du langage. En second lieu, parce que le serment, tout au moins le serment promissoire – c’est-à-dire celui qui formalise un engagement valable pour le futur3 – constitue au premier chef un acte de langage, dont l’existence est scellée par la profération. Enfin, et c’est surtout ce point qui retiendra ici notre attention, parce que les rapports du droit et du serment sont fondamentalement pensés par les canonistes en termes de conflictualité, ce qui conduit au creusement d’un écart entre la force des mots du serment et la force du droit. La raison majeure de cette tension (infiniment moins marquée chez les civilistes) tient au contournement de l’interdit évangélique promulgué à l’égard de la parole jurée. Reprenant à son compte la tradition de suspicion inaugurée par l’Ancienne Loi à l’égard du serment4, le Nouveau Testament 2 3
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Comme par exemple l’équité ou la miséricorde. Par contraste avec le serment assertoire, qui entend renforcer une affirmation portant sur le passé : il s’agit là d’une attestation, qui n’a aucune incidence directe sur la qualité du réel : ce n’est pas parce que je jure qu’une chose est arrivée qu’elle est vraiment arrivée. À l’inverse, c’est le fait de jurer de faire (ou de ne pas faire) quelque chose qui est, à proprement parler, créateur de l’engagement. Par exemple Ex. 20, 7 :« Tu ne prononceras pas à tort le nom du Seigneur ton Dieu, car le Seigneur n’acquitte pas celui qui prononce son nom à tort. »
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avait en effet surenchéri en édictant une prohibition de principe : non seulement le parjure devait être évité mais encore l’engagement juré se voyait lui-même interdit sous toutes ses formes5. Cette prohibition revêtait même une solennité particulière pour avoir été formulée par Jésus en personne, au cours du fameux sermon sur la Montagne. Théologiquement, le propos était d’une cohérence parfaite : le Christ, Verbe incarné, inaugurait un renouvellement ontologique du langage et rendait ipso facto « superflue et vaine toute pratique de confirmation de la vérité6 ». Pastoralement et canoniquement, la situation était plus complexe, l’extrême diffusion sociale du serment rendant vain l’espoir de son éradication complète. C’est cette lucidité pastorale qui explique l’entreprise de sauvetage de la parole jurée lancée par les Pères de l’Église dès l’Antiquité tardive7, puis reprise par les canonistes des xie-xiiie siècles. Par-delà le fond d’une argumentation visant à établir l’innocuité morale du serment, l’intérêt essentiel de cette démonstration pour notre propos réside en ceci : la virtus verborum du serment ne suffisait pas. Pour produire des effets tangibles, elle devait être agréée par le droit, moyennant le respect de nombreuses conditions – de forme et de fond. Dans cette perspective, il n’est guère étonnant, aux xiie-xiiie siècles, que la doctrine canonique du serment ait essentiellement consisté en une réflexion sur la rupture du serment. Plus que son efficacité supposée, ce qui était exploré en priorité c’était la faillite de sa virtus ; plus que sa portée possible, ce qui retienait surtout l’attention, c’étaient les limites réelles qu’il convenait d’assigner à une pratique considérée comme dangereuse. Deux exemples suffiront à illustrer cette attitude. Le premier est tiré de ce qui est sans doute le texte le plus important jamais écrit à ce sujet par un canoniste. Il s’agit de la Cause 22 du Décret de Gratien8, véritable support matriciel de toute la réflexion ultérieure. L’exposé du Bolonais se décompose en quatre questions majeures qui traitent 5 6
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Mt. 5, 33-34 et 5, 37. C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Paris, 1991, p. 201 ; Eaedem, « Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain. Le décalogue et les péchés de langue », dans La ville et la cour. Des bonnes et des mauvaises manières, éd. D. Romagnoli, Paris, 1995, p. 85-115. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue. Voici une traduction du casus qui sert de prétexte à la Cause 22 : « Un évêque a affirmé sous serment une chose fausse qu’il croyait vraie. L’ayant appris, son archidiacre jura à son tour qu’il refuserait désormais l’obéissance à cet évêque. Celui-ci le contraignit à lui rendre la consueta reverentia. L’évêque est accusé d’avoir commis un double parjure parce qu’il a juré une chose fausse et parce qu’il a contraint l’archidiacre à se parjurer. Qu. I : On cherche premièrement si l’on doit prêter serment ou non. Qu. II. Deuxièmement, si est parjure celui qui jure quelque chose de faux qu’il pense être vrai. Qu. III. Troisièmement, s’il était permis à l’archidiacre de refuser l’obéissance à son évêque. Qu. IV. Quatrièmement, si l’objet du serment de l’archidiacre était licite, devait-il être respecté ? Qu. V. Cinquièmement, si l’on
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successivement de la licéité relative du serment (qu. 1), de la consistance subjective du parjure (qu. 2), des serments illicites (qu. 4), des parjures forcés et des serments ambigus (qu. 5)9. En d’autres termes, Gratien n’assigne à la parole jurée qu’un espace propre très restreint, coincé entre sa licéité conditionnelle et l’énumération de ses nombreuses déviances possibles. La virtus verborum du serment est chez lui tenue en liberté surveillée. La seconde illustration est puisée, plus d’un siècle plus tard, chez ce grand synthétiseur de la pensée canonique que fut Hostiensis. Dans sa fameuse Summa aurea (c. 1253), lue et méditée pendant des siècles par des générations de canonistes, le cardinal d’Ostie consacre trois paragraphes, soit un peu plus du tiers (en volume) de la rubrique De jure jurando à analyser successivement la nature du serment10, ses conditions de validité11 et ses espèces12. L’essentiel de son développement (les deux tiers restants) est dévolu au serment illicite13, à la transmission de l’obligation jurée dans le temps14, à la dispense15, et aux peines frappant les parjures16. Chez Hostiensis comme chez Gratien, l’accent est donc mis sur la fragilité relative de l’engagement pris sous serment, à rebours de l’opinion commune qui y voit plutôt l’instrument efficace d’une garantie durable. Dans la tradition chrétienne en effet, la foi jurée, qui consiste, pour le fidèle, à invoquer le nom de Dieu à l’appui de ses dires, se déploie au sein d’une relation interpersonnelle composée des parties humaines au serment mais aussi d’une caution divine inébranlable. L’économie de la parole jurée repose fondamentalement sur l’affirmation d’un garant métaphysique qui rend théoriquement inutile toute médiation institutionnelle supplémentaire17 puisqu’elle suffit à ancrer l’engagement dans la permanence. Elle n’a besoin ni d’un notaire pour l’authentifier, ni d’une autorité publique pour la garantir, ni même d’un juge pour en punir la transgression. Comme énoncé performatif,
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considère ce serment comme valide, l’évêque est-il parjure d’avoir contraint l’archidiacre à ne pas l’observer ? » On laisse ici délibérément de côté les quelques lignes de la question 3, qui n’ont qu’une portée des plus limitées puisqu’elles constituent la réponse au casus qui sert de point de départ à la cause 22. Summa aurea, Lyon, 1527, réimpr. anast., Aalen, 1962, fol. 106v, « Quid sit juramentum ». Ibid., « Quot comites habere debeat juramentum ». Ibid., fol. 107, « Juramenti quot sunt species ». Ibid., « Quomodo censeatur illicitum juramentum ». Ibid., fol. 107v, « Vasallus an possit cogi de novo iurare successori ». Ibid., « Papa absoluit a juramento per vim vel per metum extorto de rebus non repetendis ». Ibid., fol. 108-108v, « Pena perjurii que sit ». Cette rationalité propre du serment n’a eu, au demeurant, aucun effet sur la réalité des pratiques : le besoin de réassurance est tel qu’il a fréquemment conduit à multiplier les modes de garantie et de cautionnement. De même, le serment n’a pas de valeur en soi, comme une parole qui se suffirait à elle-même ; sa portée est partiellement conditionnée par l’identité et donc le degré de crédibilité de celui qui le profère.
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elle opère (théoriquement) par la seule vertu de sa profération18. Comme acte religieux19, elle scelle par sa formulation la promesse infaillible de sa propre sanction, même si les autorités terrestres prolongent toujours la certitude du châtiment divin par l’assurance de peines matérielles. Par ailleurs, le serment promissoire a toujours suscité la plus grande méfiance de la part d’hommes d’Église conscients de la prohibition évangélique dont il avait fait l’objet mais aussi prompts à déceler en lui un redoutable potentiel subversif. À cet égard, la crainte du vinculum iniquitatis, qui fait pendant à l’exaltation du bon serment comme « vinculum unicum societatis humanae conservativum 20 », peut être rapprochée de l’antique condamnation des conjurations21. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’éviter que la dynamique créatrice du serment ne débouche sur l’émergence d’organisations « sauvages » extérieures à l’ordre juridique, ou sur la formation de pactes criminels pour lesquels l’engagement juré initial viendrait sacraliser la commission d’actes immoraux. Face à la prégnance de ces discours, la stratégie de présentation adoptée par Gratien puis par Hostiensis, qui consiste à insister sur la vulnérabilité de la parole jurée, n’est pas fortuite. Les options qui la sous-tendent apparaissent d’ailleurs encore plus nettement si on la rapproche de la rubrique suivante dans la Summa Aurea, qui porte non plus sur le serment promissoire mais sur le serment assertoire, non plus sur la parole d’engagement mais sur la parole de vérité. La tonalité cette fois est intégralement positive et le texte n’envisage
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Cette analyse vaut surtout à l’égard du serment promissoire, qui dispose pour le futur. Cfr Albericus de Rosate, Dictionarium juris tam civilis quam canonici, Venise, 1581, « Species juramenti […] sunt duae : scilicet assertorium cum juratur de presenti vel de preterito sicut esse vel non esse, et promissorium, de futuro, ut cum jurat aliquis se daturum vel facturum. » Thomas d’Aquin fait du serment un acte de latrie : Summa theologica IIa IIae, qu. 89, art. 1, Paris, 1985, t. III, p. 569. Le serment appartient à la catégorie des « actes extérieurs de latrie où l’homme emploie quelque chose de divin ». La matière de ces actes peut être constituée soit par un sacrement soit par le nom divin. Cette dernière hypothèse se décompose ellemême en trois sous-groupes : le serment, qui tend à la confirmation de ses propres paroles (qu. 89), l’adjuration, qui tend à inciter les autres à faire quelque chose (qu. 90) et l’invocation, destinée à prier et louer Dieu (qu. 91). Quelques décennies plus tard, Albericus de Rosate fait de même dans son grand dictionnaire de droit, Dictionarium juris : « Jurer consiste à invoquer Dieu comme témoin. C’est un acte de latrie » (« Jurare est Deum invocare et est actus latriae »). J. Gerson, Œuvres complètes, éd. P. Glorieux, t. X, Paris, 1973, p. 242, cité par B. Guenée, « Non perjurabis. Serment et parjure en France sous Charles VI », Journal des Savants, juilletdécembre 1989, p. 241-257. O. G. Oexle, « Conjuratio et ghilde dans l’Antiquité et dans le Haut Moyen-Age. Remarques sur la continuité des formes de la vie sociale », Francia. Forschungen zur Westeuropäischen Geschichte, 10 (1982), p. 1-19, et notamment p. 7-12, et C. Leveleux-Teixeira, « La conjuratio au miroir des anciennes collections canoniques. De la production d’une norme à la dissolution de son objet », dans Oralité et lien social au Moyen Âge (Occident, Byzance, Islam). Parole donnée, foi jurée, serment, éd. M-Fr. Auzépy, G. Saint-Guillain, Paris, 2008, p. 247-263.
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que les modalités pratiques du serment ainsi que les effets qui y sont attachés22, fournissant les bases d’un cadre procédural favorable à la véridiction, et non une liste des manquements à la discipline de parole. Pourquoi une telle différence de traitement ? Sans doute parce que les enjeux liés à ces deux modes d’engagement ne sont pas d’une intensité comparable : le serment assertoire ne se prononce que sur un passé dont il est incapable de changer les contours (on ne peut faire que ce qui a été n’ait pas été), alors que le serment promissoire inaugure un nouvel avenir à la configuration duquel il prétend contribuer pour partie. La virtus verborum mobilisée dans ce dernier cas apparaît, sinon plus importante, du moins plus inquiétante car moins prévisible. Les engagements pris pour le futur ne risquent-ils pas d’hypothéquer l’ordre établi au présent ? C’est donc logiquement sur le serment promissoire que l’effort déployé par le droit canonique pour maîtriser une virtus verborum potentiellement insaisissable fut le plus grand ; c’est sur cet objet que la tension fut la plus forte entre un droit cherchant à « prendre le contrôle » des effets du langage, pour y introduire rigueur et prévisibilité, et une sourde résistance de la puissance propre des mots, qui échappe pour partie à la tentative de maîtrise du droit, tel un « petit reste » inassimilable. Dans le cadre nécessairement limité de cette étude, seules des sources normatives des xiie-xiiie siècles seront mises à contribution, car elles rendent particulièrement bien compte de ce mouvement dialectique induit entre droit et langage par l’appréhension du serment. La normativité de ces textes doit au demeurant être entendue dans un sens large. Elle ne concerne pas seulement des décisions émanant d’une autorité institutionnelle et ayant vocation à s’imposer à tous, mais aussi, plus globalement, des documents produits par des juristes qualifiés (presque toujours des clercs) dans le but, implicite ou explicite, de préciser ce que doit être une pratique vertueuse du serment23. Ces textes sont donc traversés par une tension qui servira de fil conducteur à cet exposé : à l’effort de contrôle et d’affirmation de la force du vinculum iuris sur une parole magique (I), répond la reconnaissance d’une 22
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Comme en témoigne son sommaire (Summa aurea, Lyon, 1527, réimpr. anast., Aalen, 1962, fol. 108v) : « Juramenti assertorii species quot sunt ; (2) Juramentum assertorium quis deferre possit ; (3) Juramentum assertorium cui sit deferendum ; (4) Juramentum assertorium quando sit deferendum ; (5) Juramentum assertorium super quibus sit deferendum ; (6) Juramentum assertorium qualiter sit deferendum ; (7) Jurandi effectus quid sit ; (8) Jurandi effectus ad quem transeat. » Dans ce cadre, une définition peut être considérée sinon comme normative, du moins comme impliquant une approche normative de la question. Ce travail est donc délibérément enclos dans le champ des discours prescripteurs, la position normative postulant une certaine extériorité par rapport à son objet, à la différence des textes de la pratique, qui constituent la plupart du temps la mémoire d’un acte et qui, à ce titre, s’agrègent à celui-ci.
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vertu propre de la parole jurée liée à la croyance qu’elle est en capacité de susciter et de mobiliser chez les interlocuteurs en présence (II). Les premiers développements s’attachent plutôt au serment comme acte de langage, les seconds visent également sa dimension sociale et communicationnelle. VINCULUM IURIS. L’encadrement juridique d’une parole magique. le serment comme acte de langage L’interdit posé par l’Évangile à l’égard de toute parole jurée et le respect dont doit s’accompagner toute profération du nom de Dieu ont suscité l’émergence d’une approche particulièrement précautionneuse du droit canonique à l’égard du serment. Conscients des risques de parjure et de profanation dont il était porteur, mais aussi des menaces de subversion qu’il était susceptible de favoriser (notamment par le biais des conjurationes, ces serments collectifs spontanément pensés comme attentatoires à l’ordre établi24), les juristes de l’Église ont cherché à multiplier les limites et les gardefous, n’assignant au serment qu’une position somme toute marginale au sein d’un ordre juridique auquel il n’était pas complètement réductible. Cet effort pour enclore la puissance du serment à l’intérieur du droit s’est traduit par la mise en place de dispositifs de contrôle, susceptibles de vider l’engagement juré de sa substance, et par une réflexion sur les limites du serment, pensé comme un acte « normal », borné en amont par l’intention de son auteur et en aval par la prise en compte de l’intérêt général. Les usages du serment. Au-delà de l’engagement : l’illicéité et la dispense Une grande partie de la réflexion canonique produite en matière de serment consista soit à en dénoncer les dérives, en criminalisant le parjure25, soit à en penser la réversibilité, à partir de la catégorie de serment illicite. Le serment illicite présente une configuration qui semble au rebours de celle du parjure : il implique en effet souvent (mais pas toujours) la rupture licite d’un rapport d’obligation illicite, là où le parjure constitue la rupture illicite d’un rapport d’obligation licite. En quoi consiste cette illicéité26 ? La variété des réponses apportées à cette question témoigne à l’envi du caractère éminemment ouvert et dynamique du sujet : l’illicéité, à la différence de l’illégalité, n’a pas de consistance propre mais s’apprécie relativement à un nombre variable de
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Cfr C. Leveleux-Teixeira, « La conjuratio ». Les recueils de pénitentiels, notamment, privilégient cette approche de manière quasi exclusive. C’est l’objet de la q. 4 de la C. 22 du Décret.
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critères, qui concernent soit la manière de prêter serment soit l’objet de l’engagement, lui-même vicieux ou illicite. Si le serment est considéré comme illicite, il perd son applicabilité et se vide de l’essentiel de sa virtus. Par-delà la profération des paroles, c’est donc le droit qui garantit en dernière analyse l’efficacité de l’engagement juré. Cette absence d’automaticité dans l’application du serment est d’ailleurs soulignée par toute une casuistique qui permet de distinguer des degrés d’illicéité et de définir des niveaux d’applicabilité relative de la parole jurée. Dans les hypothèses les plus simples, où l’objet du serment, « vicieux par nature » (homicide, adultère, etc.), affectait le salut corporel ou spirituel, le jureur ne devait en aucun cas respecter sa foi promise : non seulement cela lui était formellement interdit27 mais encore il lui était loisible de contrevenir lui-même, de sa propre autorité, aux engagements illicites qu’il avait pu contracter28. Dans les situations moins typées, où le jureur pouvait hésiter sur la conduite à tenir – soit se parjurer pour éviter de commettre une faute, soit commettre une faute pour éviter de se parjurer – l’autorité ecclésiastique se voyait même pourvue d’un véritable pouvoir de police du serment, bien exposé par Guillaume Durand dans son Speculum judiciale : Si un serment peut être observé sans perte du salut éternel et qu’il est néanmoins téméraire et dangereux, ‹ le jureur › ne doit pas y contrevenir de sa propre autorité, […] mais le pape seul peut l’absoudre de son serment téméraire29.
Un peu plus loin l’évêque de Mende précise toutefois que, selon certains auteurs, les évêques ont également la faculté de dispenser des serments téméraires, tout au moins de ceux qui peuvent « tourner en pire » et dont la mise en œuvre pourrait se révéler nuisible30.
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C. 22, q. 4, d. p. c. 23, § 4, « Quisquis ergo se iuramento firmaverit aliquid facturum, quo vel corporalis vel spiritualis salus adimatur, vel sine quod utraque salus reparari vel conservari non possit, fidem promissam servare prohibetur. » Abbas Panormitanus, Commentaria seu lecturae Domini Nicolai de Tudeschi, archiepiscopi Panormitani in Decretalium libros, Lyon, 1527, sur X, 2, 24, 8 « ‘Si vero’, Iuramentum quod servari non potest sine interitu salutis aeternae non est obligatorium, ita quod propria authoritate potest iurans contravenire et dic quod non solum potest sed imo etiam debet. » Speculum iudiciale, Bâle, 1574, réimpr. Aalen, 1975, I, 1 : « Interdicta legato et sedi Apostolicae reservata », n. 24, p. 47 : « Si vero possit servari sine interitu salutis aeternae, licet alias sit temerarium et periculosum, non debet propria auctoritate contravenire, ex. de iureiur. Si vero [X. 2, 24, 8] et c. cum quidam § fi [X, 2, 24, 12], imo Papa solus absoluit a temerario iuramento, ut in prae decre. Venerabilem [X. 1, 6, 34], ar. tamen contra quod etiam episcopus in temerario dispensat, extra. de censibus gravis [X. 3, 39, 15] et hoc quidam tenent quod episcopus dispensat in temerario si in peiorem exitum vergat, ut Extra. Eo quintavallis [X. 2, 24, 23] et c. Si vero [X. 2, 24, 8], XXII q. IV, qui sacramento et § fi » [C. 22, q. 4, c. 11]. » C’est aussi l’opinion d’un théologien comme Thomas d’Aquin, cfr Summa Theologica, IIa IIae, q. 89, art. 9.
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À l’inverse, la faculté de dispense se rapporte à un serment licite et constitue l’attribut du pouvoir institué capable de battre en brèche la puissance verbale de la foi jurée. La dispense d’un serment prêté de façon régulière sur un objet licite et selon des modalités aptes à lui conférer un maximum d’efficacité est en effet dépourvue de valeur corrective31. Elle vient perturber le jeu normal du rapport d’obligation, en vertu duquel la réunion de conditions de forme et de fond suffit pour rendre un engagement contraignant et valider un acte. La faculté de dispense laisse en effet planer l’incertitude d’un critère de validité supplémentaire : l’approbation par une autorité extérieure, approbation qui, de surcroît, n’a pas à être systématiquement requise, ce qui vient encore renforcer son caractère arbitraire. La faculté de dispense des serments valides fragilise ainsi la virtus verborum attachée à la foi jurée : même parfaite, celle-ci est de peu de poids face au décret d’un pouvoir habilité à dire le droit. Là n’est point la seule limite qui lui est reconnue. Les limites du serment : entre intention et institution Par-delà les cas du parjure et du serment illicite, les canonistes qui se sont attachés à l’analyse de la parole jurée se sont efforcés d’en préciser la consistance et d’en circonscrire l’étendue. Dans leurs exposés, en effet, le serment n’est jamais laissé à lui-même, comme une pure parole sortie de rien et néanmoins irrésistiblement productrice d’effets. Il est au contraire contextualisé, en lien avec l’intention du sujet de droit qui le prête et avec l’institution qui entend en assurer le contrôle. La question de l’intention est très présente dans les développements que Gratien consacre au serment dans son Décret. La présentation qui en est faite comporte toutes sortes de nuances qu’il n’est pas possible d’aborder en détail dans le cadre limité de cette étude. En outre, Gratien s’interroge moins sur l’intention de celui qui prête serment que sur l’intention de celui à qui il est déféré. Enfin, cette réflexion est menée au travers d’une problématique essentielle qui est celle de la tromperie. Elle n’en demeure pas moins éclairante dans la perspective d’une enquête sur la virtus verborum du serment. Le point de départ de l’analyse réside dans une remarque formulée par Isidore de Séville dans le livre II de ses Sentences : Quel que soit l’art du discours de celui qui jure, Dieu, qui est témoin de la conscience, reçoit et comprend le serment comme celui à qui il est déféré. Il est donc doublement coupable celui qui invoque en vain le nom de Dieu et qui cause un mal à son prochain32. 31
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C’est pourquoi elle est en principe réservée au pape, dont elle constitue l’un des attributs de la souveraineté. C. 22, q. 5, c. 9, De eo qui calliditate verborum iurat.
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Si donc la tromperie est du côté du jureur, seule la compréhension de celui qui reçoit le serment apparaît recevable : s’il croit l’engagement valable parce qu’il a été prêté sur quelque chose de saint, le serment sera considéré comme produisant tous ses effets, et le jureur indélicat traité comme parjure même si, au dernier moment et à l’insu de son interlocuteur, il a substitué une simple pierre à l’évangile initialement prévu33. Le serment n’agit donc pas de manière automatique : ce n’est pas le concours de paroles rituelles et d’un objet sacré qui assurent son efficacité, mais la croyance que l’un au moins de ses acteurs place en lui. C’est cette croyance qui fonde le lien juré. Plus intéressant encore : dans un dictum compliqué, Gratien inverse l’hypothèse posée par Isidore de Séville et envisage une série de scenarii rocambolesques où c’est cette fois le jureur qui est abusé, dans le but de ruiner l’engagement qu’il contracte : De même, on objectera le cas de citoyens qui croient avoir juré l’obéissance à leurs consuls pour toutes les choses qui viendraient à être ordonnées pour l’honneur de la cité ; et, afin qu’ils ne soient pas tentés par le crime de parjure en dénonçant leur obéissance, on substitue, pour ceux qui vont jurer, un document dans lequel on trouve un autre ‹ engagement › que celui qu’ils pensent jurer, par exemple qu’ils transforment le Pô en Nil ou qu’ils fassent quelque chose de ce genre. Si donc ils refusent à leurs consuls l’obéissance qu’ils croyaient avoir jurée, est-ce que Dieu comprendrait ce serment selon l’intention de celui qui l’a reçu ou plutôt selon l’intention de celui qui l’a juré ? De même, si un innocent, accusé d’adultère ou de vol, voulait affirmer son innocence et qu’il jurait qu’il n’a pas commis ces actes, comme cela est écrit dans ce texte qu’il pense avoir rédigé de ses mains, et qui contient pourtant qu’il est coupable de ces méfaits, est-ce qu’il sera réputé parjure par le Seigneur ? Ou est-ce que l’on pourra arguer qu’il a juré et qu’il est coupable d’adultère ou de vol ? Non34.
Qu’il s’agisse de confondre un innocent ou d’éviter, par un subterfuge, que des citoyens soient accusés de parjure, le mécanisme décrit par Gratien vise à induire le jureur en erreur et à organiser, artificiellement, un conflit entre le serment prêté et l’écrit sensé en transcrire la teneur. Il y aurait, de ce 33 34
C. 22, q. 5, c. 10, Perjurus est qui super lapidem falsum iurat. Dictum § 2 et 3, p. c. 11 C. 22, q. 5 : « § 2 – Item objicitur de civibus, qui credunt se iurare obedituros consulibus suis in omnibus, que sibi inperata fuerint pro honore suae civitatis ; ne vero, obedientiam recusantes, reatu periurii illaquentur, supponitur breve iuraturis, in quo aliud continetur, quam se iuraturos arbitrentur, videlicet ne Padum in Nilum convertant, vel aliquid huiusmodi faciant. Si ergo contra hoc, quod se iurasse crediderant, consulibus suis obedientiam denegaret, numquid secundum intentionem recipientis, an non pocius secundum intentionem iurantis Deus iuramentum illud acciperet ? § 3 – Item, si innocens de adulterio vel furto inpetitus innocentiam suam vellet asserere, iuraret autem se ab obiectis sic esse inmunem, sicut in brevi illo continetur, quod manibus suis scripsisse arbitretur, contineatur autem in illo, hunc esse reum obiectorum, numquid a Domino periurus reputabitur ? aut numquid poterit argui, se iurasse, adulterii aut furti reatum incurrisse ? Non. »
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fait, une double expression verbale de l’engagement juré. Or dans cette hypothèse, la conclusion du canoniste bolonais est formelle : le seul serment qui vaille est celui que le jureur a eu l’intention de prêter ; la dimension verbale ne suffit pas à constituer le serment. S’y ajoute aussi un mouvement de volonté et une claire perception de la conscience. Affaire de parole, la force du serment ne git pas toute entière dans l’énonciation : pour avoir été vraiment « prêtée », il faut qu’elle ait été vraiment « donnée ». Il faut aussi, dans ce monde du droit, qu’elle ait été validée, fût-ce de façon implicite, par une autorité habilitée à le reconnaître. C’est sans doute chez Hostiensis que l’on trouve sur ce point les développements les plus éclairants. Chez le grand canoniste du xiiie siècle, l’engagement n’est plus appréhendé de façon abstraite, comme un type particulier de rapport tissé entre un individu et la divinité, à l’appui d’une promesse ou d’une affirmation. Il est vu désormais comme participant d’un ordre juridique global auquel il était tenu de se conformer, à peine de nullité. Ainsi « le serment ne ‹ valait › pas s’il était honteux ou contraire aux bonnes mœurs ou encore aux lois35 » ; il ne pouvait pas d’avantage valider ce qui avait été prohibé principalement en vue de l’intérêt public36. L’expression isolée d’une volonté personnelle, même sacralisée par une attestation divine formellement valable, était impuissante à paralyser les dispositions prises afin d’assurer le bien-être collectif. Pour se réaliser, il ne suffisait plus à un engagement solennel d’avoir été acté par un rituel approprié, il lui fallait encore recevoir l’indispensable onction juridique. La virtus verborum seule n’y faisait rien. En second lieu, le contenu même de la foi jurée tendit à échapper à son auteur, au profit d’une interprétation externalisée de ses dispositions, généralement associée à un contrôle juridictionnel a posteriori 37. Cette dépossession fut opérée grâce à l’ingénieuse construction des « conditions tacites38 ». Ces conditions tacites devaient être systématiquement sous35
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Hostiensis, In secundum librum Decretalium commentaria, Venise, 1581, fol. 135v (sur X, 2, 24, 28, c. Cum contingat, n. 1 : « Nec valet juramentum praestitum contra jura », n. 3 : « Nec valet juramentum si sit turpe vel contra bonos mores sive etiam contra leges. » Cfr aussi du même auteur Summa aurea, II, rubr. De jurejurando, fol. 107v, n. 6 : « Alienatio rei dotalis nulla est quantumcunque consentiat mulier prohibente lege […] ergo non valet juramentum, quia quod contra leges sit per leges dissolvi meretur. » « Item, juramentum hoc est contra jus publicum, ergo non est servandum […], publice enim interest ne mulieres remaneant indotae. » Baldus Ubaldus, Super Decretalibus, Lyon, 1537, fol. 212 (sur X, 2, 24, 28, c. Cum contingat, n. 11) : « Quando aliquid prohibetur favore publice utilitatis principaliter, tunc non confirmatur juramento. » Cfr également A. Esmein, Le serment promissoire dans le droit canonique, Paris, 1888, p. 24. Cfr C. Leveleux-Teixeira, « Serment et constitution dans la doctrine canonique médiévale », dans La constitution, éd. M. Ganzin, Aix-Marseille, 2001, p. 49-50. Hostiensis, Summa aurea, II, rubr. De jurejurando, n. 3 : Quot sunt species juramenti, fol. 107 : « Habet autem juramentum istud conditiones tacitas ut faciam hoc. » Pour une analyse détaillée de ces conditions, voir. A. Esmein, Le serment promissoire, p. 31 et suivantes.
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entendues dans les accords assermentés et constituaient ainsi une sorte de formulaire normalisé mais occulte d’un engagement dont elles risquaient à tout moment de paralyser l’accomplissement, contre la volonté de son auteur. Elles tenaient à la permanence des circonstances ayant entouré la conclusion de l’accord (c’est la clause rebus sic stantibus39), à la faculté matérielle pour le promettant d’accomplir son serment40, à la réalisation d’une obligation par l’autre partie41 ou au respect de l’autorité ecclésiastique déjà mentionné plus haut. Elles offraient le double avantage de renforcer l’emprise institutionnelle sur la parole jurée et de fournir, au besoin, des motifs d’annulation à celle des parties qui s’estimait lésée par sa réalisation. La question du pouvoir des mots s’en trouvait brouillée d’autant. À l’expression verbale librement choisie par le jureur se surimposait un formulaire implicite, seul véritablement efficace au regard du droit. Une fois encore, par cette construction ingénieuse des conditions tacites, les canonistes se montraient soucieux de juridiciser autant que possible la virtus verborum du serment, ou, à défaut, d’en limiter l’impact. Pour autant, ni ces remarquables dispositifs, ni cette construction institutionnelle de la parole jurée ne suffirent à épuiser la substance active du serment, même aux yeux des clercs qui en furent les patients promoteurs. Quelle que soit la forme revêtue par le serment, jurer consistait toujours à invoquer le nom de Dieu, même de façon implicite. Or, on ne saurait mobiliser en vain les forces sacrales contenues dans le Nom divin. Une partie de cette puissance verbale échappe au processus de rationalisation développé par le droit, et résiste à toute garantie de prévisibilité. VIRTUS VERBORUM et croyance sociale. La dimension relationnelle du serment L’embarras du discours canonique médiéval à l’égard de la question du serment est bien illustré par les commentaires des décrétistes sur l’épisode de Josué et des Gabaonites42. La péricope met en scène la ruse déployée par 39 40 41 42
Ibid. Ibid. Ibid., p. 32. Jos. 9, 1-27 : « Or, en apprenant cela, tous les rois qui se trouvaient au-delà du Jourdain dans la Montagne, dans le Bas-Pays et sur tout le littoral de la Grande Mer, à proximité du LibanHittites, Amorites, Cananéens, Perizzites, Hivvites, Jébusites, se coalisèrent pour combattre d’un commun accord contre Josué et contre Israël. Les habitants de Gabaon apprirent ce que Josué avait fait à Jéricho et à Aï, eux aussi agirent par ruse : ils se mirent à se déguiser, prirent des sacs usés pour leurs ânes, des outres à vin usées, déchirées et rapetassées ; ils mirent à leurs pieds des sandales usées et rapiécées et sur eux des vêtements usés ; tout le pain de leurs provisions était sec et en miettes. Ils allèrent trouver Josué au camp de Guilgal et lui dirent ainsi qu’aux hommes d’Israël : ‘Nous venons d’un pays lointain. Maintenant, concluez
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les habitants de Gabaon pour extorquer un serment d’alliance aux fils d’Israël, en leur faisant croire qu’ils venaient d’un pays situé très au-delà de la terre promise. S’étant aperçu de la supercherie, Josué, néanmoins, contre le précepte du Seigneur, n’a pas détruit les Gabaonites puisque les Anciens d’Israël avaient conclu la paix par serment avec eux. Mais on doit observer que les Anciens d’Israël, bien qu’ils connussent l’ordre du Seigneur de détruire les Gentils de terre promise, furent trompés par les Gabaonites dont ils ne savaient pas qu’ils habitaient la terre qui leur avait été promise43.
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donc une alliance avec nous.’ Les hommes d’Israël dirent aux Hivvites : ‘Peut-être habitezvous au milieu de nous ? Comment pourrions-nous conclure une alliance avec vous ?’ Mais ils dirent à Josué :’ Nous sommes tes serviteurs.’ Et Josué leur dit : ‘Qui êtes-vous et d’où venez-vous ?’ Ils lui dirent : ‘Tes serviteurs viennent d’un pays très lointain à cause du Seigneur, ton Dieu, car nous avons appris sa renommée, tout ce qu’il a fait en Égypte et tout ce qu’il a fait aux deux rois des Amorites qui se trouvaient au-delà du Jourdain, Sihôn, roi de Heshbôn, et Og, roi du Bashân, qui habitait à Ashtaroth.’ Nos anciens et tous les habitants de notre pays nous ont dit : ‘Prenez avec vous des provisions pour la route ; allez à leur rencontre et vous leur direz : ‘Nous sommes vos serviteurs. Maintenant, concluez donc une alliance avec nous.’ Voici notre pain : il était chaud quand nous en avons fait provision dans nos maisons le jour où nous sommes partis pour venir vers vous ; maintenant, le voilà sec et en miettes. Ces outres à vin que nous avions remplies alors qu’elles étaient neuves, voilà qu’elles sont déchirées ; nos vêtements et nos sandales, les voici usés à la suite d’une très longue route.’ Les Israélites prirent de leurs provisions, mais ils ne consultèrent pas le Seigneur. Josué fit la paix avec eux et conclut avec eux une alliance qui leur laissait la vie ; les responsables de la communauté leur en firent le serment. Or, au bout de trois jours, après avoir conclu avec eux une alliance, les fils d’Israël apprirent que ces gens étaient leurs voisins et habitaient au milieu d’eux. Les fils d’Israël partirent et entrèrent le troisième jour dans leurs villes qui étaient Gabaon, Kefira, Bééroth, et Qiryath-Yéarim. Les fils d’Israël ne les frappèrent pas, car les responsables de la communauté leur en avaient fait le serment par le Seigneur, Dieu d’Israël, mais toute la communauté murmura contre les responsables. Tous les responsables dirent à toute la communauté : ‘Nous leur avons prêté serment par le Seigneur, Dieu d’Israël ; désormais, nous ne pouvons plus leur faire de mal. Voici ce que nous leur ferons : nous leur laisserons la vie pour que le courroux ne nous atteigne pas à cause du serment que nous leur avons prêté.’ Les responsables ayant dit à leur sujet : ‘Qu’ils vivent !’, ils devinrent fendeurs de bois et puiseurs d’eau pour toute la communauté, selon ce que les responsables leur avaient dit. ‘Josué les appela et leur parla : ‘Pourquoi nous avezvous trompés en disant : ‘Nous habitons très loin’, alors que vous habitez au milieu de nous ?’ Désormais vous êtes maudits et aucun d’entre vous ne cessera d’être serviteur-fendeur de bois et puiseur d’eau-pour la maison de mon Dieu.’ En réponse à Josué, ils dirent : ‘On avait en effet souvent rapporté à tes serviteurs ce que le Seigneur, ton Dieu, avait prescrit à son serviteur Moïse : vous donner tout le pays et exterminer tous les habitants du pays devant vous. Nous avons eu très peur de vous ; c’est pourquoi nous avons agi de la sorte. Maintenant, nous voici en ton pouvoir ; traite-nous comme il te semblera bon et juste.’ Josué les traita ainsi et les délivra de la main des fils d’Israël, qui ne les tuèrent pas. Ce jour-là, Josué les établit comme fendeurs de bois et puiseurs d’eau pour la communauté et pour l’autel du Seigneur jusqu’à ce jour, au lieu que Dieu choisirait. » C. 22, q. 4, d. p. c. 22 : « Iosue Gabaonitas contra preceptum Domini non deleverit, quia seniores Israel cum eis juramento pacem firmaverant. Sed notandum est quod seniores Israel, etsi scirent a Domino esse inperatum ut delerent gentes terrae promissionis, decepti tamen a Gabaonitis eos nesciebant esse incolas terrae sibi promissae. » La suite du dictum est tout aussi intéressante. En voici la traduction : « Ils vinrent en effet (comme l’histoire le rapporte)
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La scène, citée par Ambroise dans son De officiis44, fait l’objet d’un long commentaire dans deux dicta de Gratien45 et de discussions passionnées de la part des décrétistes de la seconde moitié du xiie siècle et du début du xiiie siècle. Le cas, il est vrai, posait le problème de l’illicéité des serments en des termes particulièrement nets. Le serment des Gabaonites était en effet doublement illicite : d’abord parce qu’il constituait la violation directe et caractérisée d’un précepte divin formel, YHWH ayant donné la terre promise aux fils d’Israël, avec mission d’en exterminer les habitants ; ensuite parce qu’il était le produit immédiat d’un dol. Il aurait donc dû, en bonne logique, être considéré comme nul et non avenu par Josué. Or c’est l’inverse qui s’est produit et la décision du chef d’Israël de respecter un serment illicite a été agréée par YHWH. Plusieurs explications ont été alléguées pour expliquer cette mansuétude, suscitant maints débats entre les décrétistes. La solution retenue par Gratien, en particulier, mérite d’être rapportée ici. Elle affirmait l’absolue fidélité à la « religion du serment » même contre les préceptes du Seigneur46. Par-delà les injonctions du droit, la parole jurée imposait son respect en vertu d’une force propre qui tenait à la croyance qu’elle génère. Loin d’être ignorée des canonistes, cette dimension fondamentale est doublement présente dans leur discours, qu’il s’agisse de souligner la place particulière occupée par le serment dans le processus de communication ou de rappeler l’analyse augustinienne des rapports entre serment et fides. Serment et processus de communication47 L’analyse des canonistes sur la foi jurée comporte une dimension étiologique et s’efforce de pénétrer les « causes de l’institution du serment ». Elle en désigne deux, que Rufin de Bologne caractérise de la manière suivante :
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avec des chaussures usées et du pain sec en disant : ’Hommes pacifiques, nous venons d’une terre lointaine, nos chaussures sont usées à nos pieds, notre pain manque dans nos besaces. Nous avons entendu que le Seigneur était avec vous et nous venons faire la paix’. Ces paroles plurent aux Anciens d’Israël et ils firent la paix avec eux. Après le troisième jour, lorsque les fils d’Israël s’approchèrent des Gabaonites, vinrent au devant d’eux ceux à qui les Anciens d’Israël avaient prêté serment. Ceux-ci voyant qu’ils avaient été trompés, voulurent les détruire, mais Josué les épargna, à cause du serment des Anciens d’Israël. » Ambroise, De officiis, III, 10, cité dans C. 22, q. 4, c. 23. C. 22, q. 4, d. p. c. 22 et d. p. c. 23. C. 22, q. 4, d. p. c. 23, § 2 : « Hoc autem si quis contendat prerogative coniugii, non propter religionem iusiurandi servari, animadvertat Gabaonitas ob solam religionem contra inperium domini reservatos. Cum omne ergo preceptum Domini iustum sit, patet ei iusticiam deesse quod eius precepto contrarium invenitur. » Depuis quelques années, la question du serment, de la promesse ou de l’engagement été profondément retravaillée par les médiévistes, dans la perspective d’une analyse philosophique du langage. Les lignes qui suivent sont ainsi redevables aux travaux d’I. RosierCatach : La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, en particulier p. 263 suivantes ; « Les
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L’une est le sacrilège de l’idolâtre ; l’autre la faiblesse de celui qui doute. En effet, de même qu’il fut concédé aux anciens d’immoler des victimes à Dieu et de ne pas les sacrifier aux démons, de même il est permis de jurer Dieu, c’est-à-dire par Dieu, non comme quelque chose que l’on doit désirer, mais pour que les hommes ne fassent pas de serments par les créatures, en imitant le sacrilège de l’idolâtrie comme l’indique le Décret [C. 22, q. 1, c. 8]. De la même manière, lorsque nous voulons conseiller aux faibles quelque chose d’utile pour eux et qu’ils ne le croient pas sur une simple parole, il est autorisé de jurer pour eux de sorte que, comme ils n’ajoutaient pas foi à un discours nu, ils tiennent pour ferme ‹ ce qui est dit › moyennant l’intervention d’un serment48.
La glose ordinaire offre une formulation qui reste assez proche du commentaire de Rufin49 : Une cause de l’institution ‹ du serment › réside dans la faiblesse des hommes, qui doutent facilement. En effet, lorsque nous voulons convaincre certains de ce qui est utile pour eux, ils ne croient pas nos simples paroles et il nous est permis de jurer comme cela est dit plus loin [C. 22, q. 1, c. 2, 5, 14]. L’autre cause est l’idolâtrie. De même qu’il nous fut concédé d’immoler des victimes à Dieu pour ne pas les offrir aux démons, de même il est permis de jurer par Dieu plutôt que par les créatures, afin de ne pas tomber dans le crime d’idolâtrie, comme cela est montré plus loin [C. 22, q. 1, c. 8]50.
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développements médiévaux de la théorie augustinienne du mensonge », Hermes, 15 (1995), p. 87-99 ; « Les sacrements comme signes qui font ce qu’ils signifient : signe efficace vs. efficacité symbolique », Versus, Quaderni di studi semiotici, 102 (2006), p. 163-184, et en particulier p. 172 et suivantes ; I. Rosier-Catach, A. Boureau, « Droit et théologie dans la pensée scolastique. Le cas de l’obligation et du serment », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 1-20. Rufin, Summa Decretorum, éd. H. Singer, Paderborn, 1902, sur C. 22, q. 1, v° « Quidam episcopus iuravit… », p. 389 : « Institutionis autem iuramenti duplex causa fuit : una sacrilegium Ydolatrantis, alia infirmitas dubitantis. Sicut enim concessum fuit antiquis, ut hostias immolarent – ne illas daemonibus sacrificarent –, ita permissum est, ut Deum, i. e. per Deum iurarent, non quod hoc in se appetendum esset, sed ne homines idolatrie sacrilegium imitantes per creaturas iuramentum facerent, ut infra h. q. cap. Considera. Item cum infirmis vellemus suadere quod eis esset utile, non tamen simplici verbo crederent, indultum est eis iurare, ut, quod verbo nudo non credebant, interposito iuramento firmum teneant. » Entre ces deux termes, on peut également citer ce passage de la Summa coloniensis, qui se démarque beaucoup moins du substrat patristique, Summa elegantius in iure divino, seu coloniensis, éd. G. Fransen, S. Kuttner, New York (Monumenta iuris canonici, series A, Corpus Glossatorum), 1969, 12, c. 36 et 37, p. 185-186 : « Quod ob causas duas » et « Propter scelus ydolatrie cavendum Deo reddi iuramenta concessum. » C. 22, q. 1, v. Quod iuramentum : « Causa institutionis una est propter infirmitatem hominum de facili dubitantium, cum enim volumus aliquibus persuadere quod eis utile est et non credunt simplici verbo, permittitur nobis iurare, ut infra ea. non est et cap. Ita ergo, et cap. Si peccatum. Alia causa est propter idololatriam sicut nobis concessum fuit ut hostias Deo immolarent, ne eas offerrent daemonibus : sic potius permissum fuit ut per Deum iurarent, quam per creaturas, ne inciderent in crimen idolatriae, ut infra ea. Considera. »
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L’invocation solennelle du nom de Dieu n’a pas seulement pour effet de sacraliser le cadre ordinaire de l’échange linguistique. Elle montre aussi à quel point les rapports sociaux sont pétris de croyance. Qu’il soit invoqué en désespoir de cause pour lever les doutes des « faibles » comme le soutient Rufin, ou qu’il soit utilisé plus habituellement pour surmonter l’incapacité des hommes à adhérer spontanément aux discours de leurs interlocuteurs, comme l’affirme la glose ordinaire, le serment exerce une forme de contrainte communicationnelle à l’égard de celui à qui il est déféré. Par l’énergie sacrale qu’il dégage, il apparaît comme un moyen pragmatique de mettre fin aux incertitudes et aux indécisions des situations de clair-obscur : la prestation de serment joue, dans ce cadre, le rôle d’une sorte d’ordalie verbale. En cela réside une grande part de sa virtus. La parole jurée prend acte des insuffisances du langage mais ne s’en satisfait pas : la virtus verborum du serment renvoie à un au-delà du langage qui peut seul en garantir l’authenticité. Avec la foi jurée, on est ainsi constamment dans le registre du « meta », c’est-à-dire de ce qui est extérieur au discours mais qui le fonde absolument. En générant de la croyance, en articulant l’intervention d’une transcendance qui garantit la véracité ou la sincérité des propos tenus sur l’immanence des rapports interpersonnels, la parole jurée, telle qu’elle est envisagée par le droit canonique, apparaît comme une grande productrice de lien social, une pourvoyeuse éminente de confiance réciproque. De la virtus verborum à la fides Il n’est dès lors guère étonnant que les développements qui la concernent s’accompagnent souvent d’une réflexion sur la notion de fides. Le texte qui sert de support à cette réflexion est un extrait de la lettre d’Augustin à Publicola recueilli dans le Décret51. S’interrogeant sur le point de savoir si quelqu’un qui aurait pris un engagement en jurant par de faux dieux était valablement lié, l’évêque d’Hippone marque nettement la distinction entre la foi religieuse et la foi « des opinions humaines et des pactes52 » : l’absence de la première n’empêche donc pas que soit maintenue l’exigence d’observation de la seconde. Cette opinion d’Augustin est reprise et explicitée par les principaux commentateurs du Décret. Ainsi, l’auteur de la Summa parisiensis note que : Jurer par un faux dieu constitue un péché mais ‹ que › transgresser ce qui a été juré par un faux dieu représente un double péché. Car la foi doit être entendue de deux manières : la foi des volontés humaines, à savoir l’observation inviolable de ce qui a été convenu entre certaines personnes, et la foi de la religion 51 52
C. 22, q. 1, c. 16. Ibid. : « Neque hic eam fidem dico servari, qua fideles vocantur qui baptizantur in Christo. Illa enim longe alia est longeque discreta a fide humanorum placitorum atque pactorum. »
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chrétienne. On peut dire peut-être aussi que cette foi qui est placée dans les contrats aujourd’hui ne peut être considérée comme la foi de la religion chrétienne, mais comme la foi des volontés humaines. Il est donc moins mal de jurer le vrai par de faux dieux que de jurer le faux par le vrai Dieu53.
Il existe par conséquent une fides propre au serment, au moins partiellement indépendante de la foi religieuse. Certes, le serment canonique est bien un serment chrétien, et nombreux sont les développements de juristes qui, à l’instar des théologiens, assignent au serment un horizon religieux, quelles que soient la variété des formules utilisées par les jureurs et l’invocation explicite ou non du nom de Dieu. Néanmoins, la réflexion sur la fides, initiée par Augustin et poursuivie par les médiévaux, souligne à l’envi que les liens créés par la parole jurée ne ressortissent pas exclusivement d’une croyance religieuse partagée par les interlocuteurs en présence. Ce qui s’y joue, c’est, tout aussi fondamentalement, la qualité des relations interpersonnelles et donc la force d’un lien social immanent au monde. Au demeurant, la centralité de la fides dans la configuration des relations humaines conduisit logiquement à une extension de ses acceptions, au point d’entrainer parfois un certain brouillage notionnel. À cet égard, il convient de reproduire le point de vue adopté par les auteurs de la glose ordinaire, dans sa version révisée qui fait suite à la publication du Liber Extra, en 1234. Plutôt que de procéder de manière globale, comme l’avaient fait leurs prédécesseurs, en mentionnant simplement une distinction entre foi religieuse et foi humaine, ils ressentirent le besoin d’évoquer la fides sous une forme énumérative : « La foi peut être dite de multiple façons : parfois elle se confond avec le sacrement de baptême […], elle désigne de même la foi conjugale […], la sécurité des pactes […], la conscience […]. La foi peut également désigner une disposition d’un esprit bien constitué. De même, la foi signifie la croyance, par laquelle nous adhérons à ce que nous ne voyons pas54. »
53
54
Éd. T. P. Mac Laughlin, Toronto, 1952, C. 22, q. 1, c. 16, Movet te, p. 201 : « Per Deum falsum jurare peccatum est, sed quod per deos falsos juratum est transgredi duplex peccatum est. Dupliciter autem fides accipitur : fides humanorum placitorum, inviolabilis scilicet observantia eorum scilicet de quibus inter aliquos convenit ; et fides christianae religionis. Forte etiam dici potest quoniam illa fides quam hodie in contractibus ponitur christianae religionis fides dici non potest, sed fides humanorum placitorum. Minus autem malum est per deos falsos jurare verum quam per Deum verum falsum ». On trouvait déjà un développement comparable dans la Summa de Rufin : « Fides hic dicitur non religionis, qua scilicet credimus quod non vidimus, sed pactionis, qua voluntatum placita inter homines confirmantur », C. 22, q. 1, c. 16, éd. H. Singer, p. 392. C. 22, q. 1, c. 16, v. Neque, col. 1360-1361 : « Multipliciter enim dicitur fides ; quandoque idem est fides, quod sacramentum baptismi […]. Item dicitur fides castitas thori […]. Item dicitur fides securitas sive pactum […]. Item dicitur fides conscientia […]. Item dicitur habitus mentis bene constitutae. Item dicitur fides credulitas, secundum quam credimus illud quod non vidimus […] »
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C’est donc non seulement l’individu, mais aussi le corps social tout entier qui est traversé et structuré par des liens de confiance qui assurent au premier son identité et au second sa permanence. Dès lors, pratique fondée sur la fides, le serment se voit assigner une fonction socio-politique éminente, mais non exclusive. Même fortement juridicisé par une analyse canonique désireuse d’en rationaliser la portée, le serment n’en assumait pas moins, aux yeux des clercs, une part d’irréductible et d’ambivalente sacralité : vecteur à la fois du meilleur comme du pire, source équivoque d’éminentes vertus possibles comme de terribles dangers potentiels (parjure, conjurations, sans même parler des drames engendrés par les « mauvais serments1 » etc.). La virtus verborum de la parole jurée résistait ainsi, pour partie, à la force du droit.
1
On sait en effet que de nombreux auteurs, surtout à partir du xve siècle, virent dans le blasphème (c’est-à-dire le « mauvais serment ») l’une des causes des calamités des temps (épidémies, guerres, famines).
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LE VŒU, UNE PAROLE À L’EFFICACITÉ DISPUTÉE La nébuleuse du vœu ne se laisse pas parcourir aisément, comme nous l’avons éprouvé, Pierre-Antoine Fabre et moi, en rassemblant et publiant1 le résultat partiel de quatre journées annuelles d’études sur le vœu, qui se sont déroulées de 1995 à 1998. Dans sa plus grande universalité, le vœu est une parole de demande et/ou de reconnaissance adressée à une entité dispensatrice et non-présente. Elle constitue et/ou reconnaît une dette auprès d’une puissance surnaturelle. Ainsi défini, le vœu ne relève pas nécessairement de l’efficacité verbale : la prestation et la dette peuvent constituer deux opérations pratiques et distinctes, où la parole ne fait que transmettre un désir, éventuellement appuyé sur des gestes de supplication, puis, après décision, un prêt ou un don sont offerts en un commandement qui peut suivre diverses causalités. Pour notre propos commun, je sélectionne donc, dans le genre ainsi défini, une espèce d’une importance historique particulière pour la performativité lorsque la parole de vœu devient, en elle-même, le moyen voulu d’une transformation en produisant un acte qui simultanément demande et obtient. Anthropologie occidentale du vœu Pris en ce sens, le vœu entre donc dans l’ensemble des paroles efficaces. J’en relève trois occurrences, encore courantes dans les cultures contemporaines, en procédant derechef à une restriction de champ en évoquant les seules cultures occidentales. Des parallèles en d’autres cultures sont évidents, mais une description précise ne peut se faire que par l’insertion du vœu dans un paradigme qui est, lui, largement variable. En premier lieu, en des circonstances généralement calendaires (les vœux de nouvelle année ou les anniversaires, par exemple), nous présentons des paroles qui entendent œuvrer au bien-être d’autrui. Naturellement, la 1
Dans les numéros 16 et 21 (1996 et 1998) des Cahiers du Centre de recherches historiques. J’y renvoie sous les titres ainsi abrégés : Le vœu I et Le vœu II. Nous comptons prochainement reprendre, mettre à jour et compléter cette publication, qui, en outre fut incomplète. Nous avions entendu notamment la communication de Jacques Le Brun sur le vœu de Jephté.
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 189-206 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101901
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profération des vœux est devenue une pratique sociale formelle, dotée d’une efficacité négative au second degré : l’absence de formulation signifie un désintérêt ou un détachement. En un deuxième sens, lors de circonstances particulières (à nouveau un épisode calendaire, mais plus limité, un événement singulier ou un coup de chance), l’individu prononce, en lui-même et pour lui-même, secrètement ou privément des souhaits ou des vœux, censés se réaliser, grâce à cette chance offerte. En ces deux premiers cas, la réalisation des désirs est espérée d’une puissance anonyme (la fortune ou la chance). Enfin, dans le monde chrétien occidental, les vœux constituent les paroles d’engagement auprès de Dieu de la part d’un fidèle qui en obtient un statut de type monastique ou religieux et le salut. Là aussi, des paroles individuelles (on prononce ses vœux) transforment la réalité sociale, juridique et spirituelle du locuteur. Ce rapprochement n’est pas simplement lexical : dans les trois cas, c’est la force singulière du désir qui capte ou veut capter une puissance favorable et les limites entre les trois cas sont parfois floues pour les acteurs de l’histoire. Ainsi, en définissant l’objet du vœu, Albert le Grand est conscient de cet aspect ample et « magique » du vœu, auquel il doit opposer le barrage d’une finalité chrétienne pour affirmer la valeur distincte du vœu religieux : Nous voyons que certains et principalement des femmes forment le vœu de ne pas se peigner tel ou tel jour en guise de fête alors qu’il est permis de travailler, ou de ne pas manger telle ou telle nourriture, comme l’anguille, ou quelque chose d’autre. Et de cela il n’est ni conseil, ni précepte ‹ évangéliques ›. Il semble donc que le vœu ne porte pas toujours sur un bien désigné par un conseil2.
Albert répond en rattachant ce type de vœu à la magie et à la divination augurale : De tels vœux sont des lectures de sorts, plus que des vœux et ce sont des restes de la vanité des païens, qui disaient que telle ou telle chose ne devait pas être faite en considérant les images astrales ou les dominations sur les heures ou les mois. Et l’Apôtre dit de tels hommes (Galat. IV, 10) : ‘Vous observez les jours, les mois, les temps et les années’. Même si on le fait en l’honneur de Dieu et de ses 2
« Videmus quosdam et praecipue feminas vovere, quod non pectinent caput tali vel tali die pro festo quando licet operari, vel quod non comedant hunc cibum, sicut anguillam, vel aliud simile : et de his neque consilium est, neque praeceptum : ergo videtur, quod votum non semper est de bono de quo est consilium », Albert le Grand, Super IV Sententiarum, dans Opera Omnia, éd. Borgnet, vol. 29, 1894, dist. 38, art. 2, p. 397 (ce commentaire est désormais cité comme Super IV Sententiarum). Thomas d’Aquin le résume de façon édulcorée dans son propre commentaire : « Vota quedam fiunt de rebus indifferentibus, sicut mulieres praecipue solent vovere quod non pectinent caput tali vel tali die. Sed indifferentia non includuntur in bonis melioribus. Ergo votum non est semper de bono meliori », Thomas d’Aquin, Scriptum de Sententiis, livre IV, dist. 38, quest. 1, art. 1, qc. 2, arg. 2, édition électronique du Corpus Thomisticum. Ce commentaire est désormais cité comme Scriptum.
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saints, ces pratiques doivent être interdites et ne pas être tenues pour des vœux à cause de leur ressemblance avec l’idolâtrie, car, comme le dit Jérôme sur Osée, ‘il faut fuir non seulement l’idolâtrie, mais son apparence’. Et en I Thessal. V, 22, il est dit : ‘abstenez vous de toute apparence mauvaise’3.
Très nettement, et contrairement à Thomas, Albert repère ici des dérives dans le culte chrétien. Les dangers de la magie, dans cette parole désirante, sans la médiation d’une institution ou d’une réflexion, apparaissent en des résultats catastrophiques : à l’immédiateté naturelle de la formulation correspond le littéralisme exécutif de la puissance surnaturelle, comme le signifient d’innombrables récits littéraires et folkloriques (les Souhaits ridicules de Charles Perrault en donnent une occurrence classique). Mais ces trois occurrences ne sauraient construire une typologie du vœu occidental : nous avions rencontré dans nos journées le vœu chevaleresque, la consécration votive de nations ou de groupes, que j’écarte ici pour garder une plus forte unité. La question des vœux au Moyen Âge central En ce cadre allégé, je procède à une troisième restriction de champ, en ne considérant que le vœu religieux en Occident latin du xiie au xive siècle. Ce nœud historique n’est pas arbitraire : bien que l’idée d’un vœu chrétien soit ancienne4, bien que les prescriptions d’obéissance, de chasteté et d’obéissance aient une généalogie progressive, mais précoce en Occident, cette triade n’existait pas dans la Règle de saint Benoît, ni dans la Règle du Maître. Leur systématisation dans l’univers monastique ne se fit que tardivement, au xiie siècle. La catégorie des moines, dont la spécificité fut affirmée par la multiplication des ordres et des obédiences à la fin du premier millénaire, 3
4
« Ad aliud, dicendum, quod omnia talia vota potius sunt sortilegia quaedam quam vota, et sunt reliquiae vanitatis paganorum, qui ad imagines coeli vel dominos horarum vel dierum haec vel haec dicebant non esse facienda. Unde de talibus dixit Apostolus, ad Galat. IV, 10 : Dies observatis, et menses, et tempora, et annos. Etsi etiam aliquis hec fecerit in honore Dei et suorum sanctorum, tamen prohibenda sunt, nec pro votis habenda propter idololatriae similitudinem : quia ut dicit Hieronymus super Oseam : ‘Non tantum idololatria fugienda est, sed etiam ejus similitudo.’ Et dicitur, I ad Thessal. V, 22 : ‘Ab omni specie mala abstinete vos.’ Ad secundum dicendum, quod talia vota mulierum sunt sortilegia magis quam vota ; sunt enim reliquiae quedam idolatriae, secundum quam observabantur dies et menses ; et ideo pro non votis habenda sunt, et peccant talia voventes ; quia, ut Hieronymus dicit, cum infidelibus etiam nec nomina habere debemus communia », Albert le Grand, Super IV Sententiarum, dist. 38, art. 2, p. 397. Voir P.-A. Fabre, « L’effraction de s’ordonner. Note sur la conclusion du vœu monastique selon la Règle du Maître », Le vœu I, p. 11-16.
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requérait un genre, gage d’une identité et d’une différence dans la société chrétienne. En effet, on le sait, l’état monastique est longtemps demeuré séparé mais séculier et l’englobement des moines dans l’Église, par le recours au sacrement de l’ordination sacerdotale, n’a été que progressif et partiel au début du second millénaire. Il fallait donc trouver une forme de sacralisation, différente de l’ordination. La formule des trois vœux fut chargée de cette fonction. L’élaboration du système monastique des trois vœux se fit donc au xiie siècle et principalement chez Hugues de Saint-Victor, dans son De sacramentis (vers 1135)5. Il ne faut pas exagérer la part personnelle d’Hugues, car il participait d’un effort global de construction théologique ample, qui conduisit, vingt ans plus tard aux Sentences de Pierre Lombard, mais le fait qu’un chanoine régulier, et non un moine, fonde une sorte de charte des moines importe : la forte singularité des chanoines victorins s’accompagnait d’une grande ambivalence de leur situation ecclésiastique, intermédiaire entre le clergé et le monachisme6. Pour définir un mixte, il convient de connaître les éléments simples qui le composent. Cette nécessité de définition statutaire se formulait au moment même de la systématisation du droit canonique, illustrée par le Décret de Gratien (vers 1140), dont la Causa 17 (questio 1) traite spécifiquement du vœu. L’effort se poursuivit, comme le montre l’existence d’un chapitre entier (Livre III, chapitre 34) des Décrétales (1234), intitulé ‘Du vœu et de la rédemption des vœux’. Le vœu, dans ces débats du xiie siècle, tendait de fait à devenir un huitième sacrement, en fournissant une sacralisation spéciale aux moines par le biais du langage (la profession des moines). Cette tendance suffirait à intégrer le vœu dans le paradigme des paroles efficaces, car il prenait la même charge de performativité, dont Irène Rosier-Catach a montré la puissance dans les nouvelles doctrines du sacrement, qui influencèrent probablement les théories du vœu. En deuxième lieu, un vœu de croisade, non monastique, se développa au même moment, après la prise de Jérusalem (1099) : la poursuite de la croisade ne pouvait se faire qu’avec un appel aux bonnes volontés, cristallisées par le vœu de croisade : un engagement était assis sur une assertion pontificale quant au salut du futur croisé7. Le vœu de pèlerinage revêtit une grande importance sociale, qui culmina avec l’institution des tribunaux de l’Inquisition, au début des années 1230 : une sentence pénale pouvait se commuer ou même consister en un vœu de pèlerinage. Le vœu devint un 5 6
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Voir M. Guareschi, « Le vœu de Hugues de Saint-Victor à Pierre Lombard », Le vœu II, p. 9-22. Voir A. Boureau, « Hypothèses sur l’émergence lexicale et théorique de la catégorie de séculier au xiie siècle », dans Société des Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public, Le Clerc séculier au Moyen Âge, Paris, 1993, p. 35-43. Voir J. A. Brundage, Medieval Canon Law and the Crusader, Madison/Londres, 1969.
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instrument pénal, avec cette idée terrible que le plus efficace des châtiments est celui qu’on s’inflige. Par ailleurs, la notion de commutation, d’équivalence entre des conduites, conduisit à un formalisme poussé de l’éthique. Un troisième événement acheva de nouer la situation : au début du xiiie siècle, la création des ordres mendiants (franciscains et dominicains pour l’instant) donna une nouvelle actualité aux trois vœux monastiques. La grande indétermination de la nature de ces deux ordres, qui ne se dotèrent que tardivement de constitutions, leur fit emprunter le modèle des trois vœux monastiques. En effet, l’ordre franciscain, modelé vaguement sur les fraternités laïques, se refusait à faire de l’ordination sacerdotale un trait de son identité. Chez les dominicains, formellement des chanoines réguliers, le même sacrement demeurait marginal dans leur identité. Mais alors que la question des vœux demeurait instrumentale chez les dominicains et notamment chez Thomas d’Aquin (entendons que la forme exacte de ses vœux était soumise à leur finalité), la spiritualité propre de saint François leur donna une fonction substantielle : la dévotion du saint à la pauvreté exhaussa le vœu correspondant en article de foi et aboutit à une spécificité de l’ordre voué à une pauvreté extrême, collective et singulière. Cette situation fit l’objet de controverses fortes entre membres séculiers, monastiques, dominicains et franciscains de l’Église. Je ne reviens pas sur les controverses bien connues entre séculiers et mendiants, dominicains et franciscains, franciscains conventuels et spirituels. Le vœu y fut un objet central, ce qui produisit un corpus considérable d’écrits théoriques et casuistiques. La question de l’allure quasi-sacramentelle du vœu y prit une vigueur nouvelle. Une pensée scolastique du vœu Je vais donc tâcher de montrer comment la scolastique argumenta pour situer le vœu dans le paradigme des actes de langage (le sacrement, la promesse, le serment). Pour cela, nous disposons d’un lieu théologique qui concentra les débats, les commentaires de la distinction 38 du livre IV des Sentences de Pierre Lombard, qui est l’une des dernières de la longue série consacrée au mariage (26 à 42). Le vœu y est convoqué comme empêchement possible du mariage. Seules onze lignes de l’édition Brady y sont consacrées au vœu lui-même (chapitre 1 et début du chapitre 2). Le développement de la très longue suite du chapitre 2 se concentre sur la question de la compatibilité du vœu de continence préalable et d’un mariage postérieur, ce qui conduit le Lombard à traiter ensuite de l’adultère, puis du remariage en cas d’absence prolongée et mystérieuse du conjoint (chapitre 3). Le vrai sujet commun de cette distinction porterait davantage sur les effets du temps, lointain ou
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proche, irréversible ou non, sur le sacrement du mariage. Les protagonistes en sont surtout des vierges, consacrées ou non. C’est dire que la question des trois vœux monastiques n’est pas pertinente. La pensée universitaire se saisit rapidement de ce lieu pour y installer un traité du vœu largement développé. Le geste est significatif : il importait de rapporter le vœu aux sacrements. Le choix aurait pu être différent. Hugues de Saint-Cher, le premier commentateur dominicain des Sentences (commentaire daté des premières années de la décennie 1230, correspondant à un enseignement de 1229-1230) parle déjà longuement du vœu à propos de cette distinction. À son habitude, il emprunte environ 80 % de son développement à la Summa aurea de Guillaume d’Auxerre, mais il est allé chercher au livre III de cette Somme la question 50 qui en traite dans un contexte différent (celui des vertus et de l’opposition entre l’utile et l’honnête). Il en reproduit la construction en cinq temps : définition, vœu simple, vœu solennel, dispense, vœu de Jephté. La première partie, sur la définition du vœu, comparé et opposé au baptême, reproduit l’intégralité de la question de Guillaume. Les conclusions théologiques sont similaires. Devant l’abondance des commentaires, j’ai choisi de me limiter à la période 1249-1254, à partir de trois commentaires ceux d’Albert le Grand, Bonaventure, et Thomas d’Aquin, mais avec un rapide coup d’œil vers la période 1279-1284 qui met aux prises les franciscains Pierre de Jean Olivi et Richard de Mediavilla. En cette période, les principales divisions du vœu sont suffisamment élaborées et les conflits assez déclarés pour produire des réflexions poussées, sans atteindre des paroxysmes qui étouffent le vrai dialogue. La durée courte d’une interaction mutuelle me semble propice à la comparaison. Ces textes se sont déjà éloignés de la lettre de Pierre Lombard. Le commentaire d’Albert (vers 1249) donne 23 articles, dont seuls les trois derniers traitent brièvement de la question de l’adultère et de l’absence prolongée et du conjoint8. Seul l’article 20 s’occupe du vœu comme empêchement du mariage. Les dix-neuf autres questions considèrent les questions générales sur le vœu, religieux ou non. Bonaventure rédige six questions en deux articles sur le vœu en soi et le vœu comme obligation et le dernier tiers de son texte est consacré à douze doutes (dubia) sur la lettre de Pierre Lombard quant aux questions matrimoniales. Enfin, Thomas d’Aquin a deux questions de longueur comparable, l’une sur le vœu en soi avec cinq articles comprenant quatorze questioncules (bien que l’article cinq porte sur le voile des vierges), l’autre sur le scandale (avec quatre articles incluant dix questioncules). Le scandale ne fournit guère qu’un mot chez Pierre Lombard 8
Bien entendu ce décompte n’a de valeur qu’indicative car la longueur et la hiérarchie des questions sont bien différentes chez ces trois auteurs.
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et j’ai tenté d’expliquer ailleurs l’étrangeté de ce traitement long et minutieux du scandale par Thomas9. Mais il convient de revenir à la rapide mais essentielle contribution du Lombard sur le vœu. Une saisie juridique du vœu : Pierre Lombard (1155) Pierre Lombard pose une définition générale du vœu en utilisant10 une des définitions de Hugues de Saint-Victor11 pour poser une conception du vœu au succès durable : « Le vœu est l’attestation d’une promesse spontanée qui doit proprement être faite à Dieu sur des sujets qui relèvent de Dieu12. ». Puis la fin de ce premier chapitre note lapidairement : « Les vœux des sots doivent être rompus ». La remarque qui pourrait paraphraser l’Ecclésiaste (5, 3), renvoie certainement au vœu de Jephté ; du moins les commentateurs l’ont ainsi perçu : Hugues de Saint-Cher13 plaça plus longuement l’épisode dans son commentaire de la distinction 38, avant qu’Albert et Thomas ne condamnent explicitement le juge : Il n’est pas excusé de péché, car il fut stupide en disant son vœu, impie en l’accomplissant, comme le dit Jérôme. Il figure pourtant dans le catalogue des saints grâce à la victoire qu’il obtint de Dieu, comme d’autres saints14.
En Juges 11, 30-31, Jephté, un des juges d’Israël, « fit un vœu en disant au Seigneur : si tu livres entre mes mains les fils d’Ammon, j’offrirai au Seigneur en holocauste le premier qui sortira de chez moi à ma rencontre, quand j’y reviendrai. » Mais ce fut sa fille unique qui accourut la première au-devant de lui, « en dansant au son des tambourins ». Jephté dut accomplir son vœu et sa fille consentit au sacrifice, après qu’il lui eut été accordé deux mois pour « pleurer sa virginité » (le fait de mourir avant d’avoir été mariée). L’épisode embarrassa fort la théologie chrétienne. Dans le paradigme des paroles efficaces, le vœu présente donc le cas de mots dangereux ou destructeurs : leur effet peut dépasser ou contredire 9 10
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A. Boureau, En somme… Pour un usage analytique de la scolastique médiévale, Lagrasse, 2011. Avec des nuances importantes : le devoir porte sur l’action et plus le sur le contenu du vœu et l’attestation n’était qu’une circonstance. Pierre Lombard durcit le texte de Hugues de Saint-Victor. « Vovere siquidem est testificatione promissionis spontanee Deo se obligare ac debitorem statuere ». Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, dans PL 176, col. 521. « Votum est testificatio quaedam promissionis spontanea, que Deo et de his que Dei sunt, propie fieri debet », Pierre Lombard, Sententiae in IV libris distinctae, éd. I. Brady, Grottaferrata, t. II, 1981, dist. 38, p. 478. Hugues de Saint-Cher, Scriptum super sententias, Vat. Lat 1098. fol. 187. « Ipse tamen non excusatur a peccato, quia fuit in vovendo stultus, et in reddendo impius, ut Hieronymus dicit. Ponitur tamen in catalogo sanctorum propter victoriam quam a Deo obtinuit, sicut et alii sancti », Thomas d’Aquin, Scriptum, dist. 38, art. 1, qu. 1, qc. 2, ad 3.
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l’intention du locuteur, dont les paroles se retournent contre lui. L’efficacité provient de la toute-puissance du destinataire (Dieu, une divinité ou une forme individuelle du sort), sans proportion avec les limites humaines du locuteur imprudent et irréfléchi. La parole enchaîne et emprisonne le locuteur. Cet effet ne doit pas se limiter à quelques narrations bibliques, mythologiques ou littéraires, mais s’étend à tout un pan de l’histoire médiévale occidentale, où la question des vœux religieux a provoqué les plus profondes zizanies et les troubles les plus violents. Au début du chapitre 2, le vœu fait l’objet de deux distinctions emboîtées : le vœu commun, constitué par le propos baptismal de renoncer à Satan et à ses œuvres, que prononcent obligatoirement les membres de la communauté chrétienne, s’oppose au vœu particulier (votum proprium) qui est celui que le chrétien prononce en plus des vœux communs. Comme l’a montré Charles de Miramon15, la distinction vient d’Augustin, avec un sens différent qui présentait la cité de Dieu comme l’aboutissement d’un contrat. La glose ordinaire de la Bible, au cours du xiie siècle, se contente de l’opposition qui réduit le vœu propre à n’être qu’un simple vœu individuel : le jeu sur le mot proprium est implicite. Le vœu singulier se divise en vœu solennel, écrit dans une cédule ou prononcé devant des témoins, ou encore devant l’Église, en une cérémonie liturgique ou para-liturgique et vœu simple est celui que l’on prononce à haute voix ou dont on délibère mentalement et que l’on énonce sans témoin. Pierre Lombard rapproche le vœu du sacrement en en faisant une des deux espèces d’un genre dont l’autre espèce est le baptême. D’un autre côté, il lui donne une expression assez juridique, en le définissant comme attestation. Et en le divisant entre singulier et commun, entre simple et solennel, il dilue la force individuelle de l’acte au profit de la cérémonie collective. Sans parole : le vœu comme élément textuel Cette ambivalence de Pierre Lombard soustrayait les vœux à leur force langagière propre : dès son bref chapitre premier, il notait que le vœu stupide devait être rompu (frangi) : la volonté avait le pouvoir et le devoir de modifier une parole. On se dirigeait vers la vaste question de la mutation et de la dispense des vœux, qui a nourri des controverses fortes. Le passage de qualifications statutaires à une norme votive, avec la fondation de l’ordre franciscain, le montre : la règle de 1223 (« la règle bullée ») débute ainsi : « Regula et vita fratrum Minorum hec est, scilicet Domini nostri 15
Ch. de Miramon, « Les théories du vœu dans le droit canon et la première scolastique », Le vœu I, p. 17-25.
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Ihesu Christi sanctum evangelium observare, vivendo in obedientia, sine proprio, et in castitate16. » Les trois vœux ne sont que les circonstances d’une vie, qui modalisent et accompagnent une norme centrale : observer l’évangile17. L’aspect instantané et irréversible d’un acte de parole laisse place à une conduite interprétative, à la lecture pratique d’un texte, dont les lieux pertinents restaient indéterminés. Or, cette indétermination fut revendiquée par les premières lectures des Spirituels, comme chez Hugues de Digne ou Pierre de Jean Olivi : elle ne pouvait être tranchée que par des choix individuels. Par ailleurs, la possibilité de réaménagement de l’énoncé votif le définissait comme groupe de termes discutables ou négociables dans un contrat. Pour Thomas d’Aquin : Le vœu est un contrat de promesse entre Dieu et l’homme. Ainsi, comme un contrat de bonne foi dressé entre les hommes oblige à un respect nécessaire, à plus forte raison oblige le vœu par lequel l’homme promet quelque chose à Dieu, du moins dans le domaine d’application du vœu. Car, dans le domaine auquel le vœu ne s’applique pas, l’obligation du vœu n’a pas lieu d’être. Donc celui qui néglige un vœu fait selon les formes pèche mortellement car il a brisé la foi qu’il a engagée auprès de Dieu18.
Cet usage du contrat relève d’une pensée juridique, bien distincte d’une pensée théologique du sacrement, où comme l’a monté Irène Rosier-Catach, Thomas optait pour une causalité instrumentale contre une causalité du pacte. Dès lors, l’énoncé du vœu vaut essentiellement comme archive utile au long d’un processus : ainsi Richard de Mediavilla se demande « si le vœu de ne pas faire vœu sur quelque chose sans l’exprimer l’objet du vœu par une parole ou par un écrit relève de l’obligation19 ». Richard opte pour une réponse affirmative. Il le justifie par la nécessité d’une connaissance exacte de ce à quoi on s’engage, mais aussi par le fait que la formulation d’un nouveau vœu 16
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Regula bullata, dans François d’Assise, Écrits, éd. K. Eser, trad et notes Th. Desbonnets, J.-F. Goddet, Th. Matura, D. Vorreux, Paris (Sources chrétiennes, 285), 1981, p. 182. Voir M. T. Dolso, « Le vœu et l’entrée dans l’ordre franciscain au Moyen Âge, d’après les commentaires sur la Règle de François et l’hagiographie », Le vœu I, p. 27-36, qui a été largement développé dans son livre postérieur : ‘Et sint minores’ : modelli di vocazione e reclutamento dei frati Minori nel primo secolo francescano, pref. di G. Miccoli, Milan, 2000. « Respondeo dicendum ad primam questionem, quod votum, ut ex dictis patet, est quidam promissionis contractus inter Deum et hominem. Unde cum contractus bone fidei inter homines factus obliget ad necessariam observationem, multo fortius votum quo homo Deo aliquid promittit, in his dumtaxat ad que votum se extendit ; in illis autem ad que votum non se extendit, obligatio voti non habet locum : et ideo qui votum rite factum pretermittit, mortaliter peccat, quia fidem quam cum Deo iniit, frangit », Thomas d’Aquin, Scriptum, dist. 38, qu. 1, art. 3, qc. 1. « Utrum votum de non vovendo aliquid sine expressione eius quod vovetur verbo vel scripto sit obligatorium », Richard de Mediavilla, Commentaire sur les Sentences, t. IV, dist. 38, Venise, 1489, fol. 166b.
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doit tenir compte des conditions d’un vœu antérieur pour éviter le soupçon de transgression. La démonstration oriente encore davantage vers un processus juridique. Il est possible aussi que l’argument vaille contre l’indétermination revendiquée par les Spirituels. La comparaison du vœu et du serment illustre bien cette saisie juridique du vœu. Grégoire le Grand avait déjà affirmé la supériorité de l’engagement sur le serment. La question était de savoir si le serment et le vœu s’opposaient ou se complétaient par un appui mutuel. Albert note un complément : Le serment appliqué à une promesse et le vœu peuvent se considérer de deux façons : par l’origine de ce qui lie et par la nature et le mode de ce lien. Sous la première considération, il n’y a pas de doute : le serment lie davantage que le vœu, parce qu’il lie par le témoignage de la vérité divine. Sous la seconde considération, le vœu lie davantage que le serment, et cela parce que le lien a la force qui lui vient du bien auquel il lie et de la ferme délibération de celui qui fait vœu ou se lie. Or le lien se fait toujours par délibération et un plus grand bien, ce que n’est pas toujours le serment. Pourtant, s’il arrive que le serment soit ajouté au vœu, il est obligatoire plus que tout20.
Le vœu n’a que la force propre de son contenu ; la valeur de vérité du serment vient de sa source, la garantie divine. L’acte de parole reste en retrait. La situation est inverse chez Bonaventure : comme pour le cas de l’ordination, son opposant montre que c’est une valeur externe, l’instrument du droit, qui oblige le sujet à respecter son serment : Si quelqu’un fait un serment à quelqu’un d’autre sans avoir l’intention de s’obliger à ce que les mots signifient, il y est pourtant obligé, comme s’il en avait eu l’intention : pour la même raison, il semble en être de même dans le vœu qui se fait sans l’intention21.
Bonaventure répond à l’argument par une distinction :
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« Dicendum, quod iuramentum adhibitum sponsioni et votum dupliciter possunt considerari, scilicet quantum ad id ex quo ligant, et quantum ad naturam et modum ipsius vinculi. Si primo modo : tunc non est dubium : quin iuramentum plus liget quam votum : quia ligat ex contestatione veritatis divinae. Si secundo modo : tunc votum plus ligat quam iuramentum : et hoc ideo est, quia vinculum habet fortitudinem ex bono ad quod ligat, et ex firma deliberatione voventis sive ligantis se, et votum semper est ex deliberatione, et maius bonum quod non semper est iuramentum : si tamen quandoque etiam iuramentum addatur voto, illud pre omnibus est obligatorium », Albert le Grand, Super IV Sententiarum, dist. 38, art. 4, p. 402. « 4. Item, si aliquis iurat alicui, non intendens se obligare ad id quod verba significant, iudicatur nihilominus ita obligatus, ac si intenderet : ergo pari ratione videtur in voto, quod fit sine intentione », Bonaventure, Commentaria in quatuor Sententiarum libros, dans Opera Omnia, t. IV, Quaracchi, 1889, dist. 38, art. 1, qu. 1, p. 815.
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Il y a deux tribunaux, le tribunal judiciaire et le tribunal pénitentiel. Au tribunal judiciaire, on juge selon les choses extérieures et au tribunal pénitentiel, selon la conscience. Au tribunal judiciaire, parce qu’« aucune tromperie ne doit être protégée », les mots sont pris selon leur sens commun et sain et parce que la tromperie ne doit pas être protégée ; on juge que ces mots tiennent comme si l’intéressé avait dit ces mots selon une intention droite. Au tribunal pénitentiel, où le jugement se fait en vérité, on juge qu’il a péché en tromperie, mais qu’il n’est nullement obligé par cette promesse : comme un mariage contracté par des mots externes sans aucun consentement, n’est un mariage que selon l’interprétation du tribunal judiciaire, et non en vérité, il faut dire la même chose du vœu22.
Le vœu : un acte sacramentel ou juridique ? On l’a vu, l’analogie avec le sacrement semble suggérée par le parallèle de résultat avec l’ordination : les deux opérations contribuent à une sacralisation. La distinction du Lombard entre vœu commun et vœu singulier mettait en rapport le vœu et le baptême. Mais le vœu s’en écartait résolument en tant que son initiative venait de l’homme, non de la seule grâce divine. Seul, Bonaventure trouve une parade : Comme le mariage provient de notre action, il en va de même du vœu. Or, personne ne contracte de mariage, pour autant qu’il le promette extérieurement sans avoir l’intention de s’obliger ou de consentir intérieurement23.
Pour Bonaventure, la liberté individuelle, capable de réaliser à elle seule ou en collaboration avec la grâce, un acte de consécration restait fondamental dans le vœu. Bonaventure rapprochait aussi le vœu du sacrement d’ordination, en nommant vœu l’observance de la chasteté par le prêtre. Son opposant, en revanche, en fait une question d’obligation externe, de contrainte coutumière et nie donc que l’intention de s’obliger soit la substance du vœu : Quelqu’un qui est promu aux ordres sacrés avec l’intention de recevoir les ordres mais nullement de s’obliger à la chasteté, y est pourtant obligé, comme s’il 22
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« 4. Ad illud quod obiicitur, quod qui iurat in dolo tenetur ; dicendum, quod duplex est forum, scilicet iudiciale et penitentiale. In foro iudiciali iudicatur secundum exteriora, in foro penitentiali secundum conscientiam. In foro iudiciali, quia ‘fraus nulli debet patrocinari’, accipiuntur verba secundum intellectum communem et sanum ; et quia fraus non debet ei patrocinari, iudicatur teneri, sicut si secundum intentionem rectam verba dixisset. In foro penitentiali, ubi est iudicium secundum veritatem, iudicatur, istum peccasse in dolo, sed nequaquam ex illa promissione esse obligatum ; unde sicut matrimonium contractum per verba exteriora sine consensu omni est matrimonium solum secundum interpretationem fori iudicialis, non secundum veritatem ; sic de voto dicendum », ibid. « Quia, sicut matrimonium est ab opere nostro, sic et votum ; sed nullus contrahit matrimonium, quantumcumque promittat exterius, nisi intendat se obligare sive consentiat interius : ergo etc. », Bonaventure, Commentaria, op. cit., dist. 38, art. 1, qu. 1, p. 814.
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en avait l’intention. Il semble donc que l’intention de s’obliger n’appartienne pas à la substance du vœu24.
L’exigence de chasteté, en effet, ne se trouve pas dans les grands textes conciliaires : on le sait, l’Église d’Orient ne l’imposait pas (et ne l’impose toujours pas). Elle ne fut vraiment affirmée en Occident que lors de la Réforme grégorienne. Elle n’était donc pas intériorisée comme vœu. Et cette condition du sacerdoce n’est jamais prise en compte dans les distinctions 24 et 25 du livre IV de Pierre Lombard sur le sacrement d’ordination : À ce qui est objecté – que l’intention de s’obliger n’est pas nécessaire comme cela apparaît dans l’ordination –, on doit répondre qu’une intention peut être double : elle est ou bien principale parce qu’on y pense et qu’elle plaît, ou bien parce que l’intention est dirigée vers ce qui précède cela, ou lui est simplement annexe : c’est comme si on a l’intention de se vouer à une règle monastique : on a par conséquent l’intention de se vouer à la continence et à l’obéissance. Sinon, on désire et veut de façon stupide. De même, parce que le vœu ‹ de chasteté › est annexe à l’ordre sacré, si on a l’intention de recevoir l’ordre sacré, on a aussi par conséquent l’intention de s’obliger à la continence de façon principale ou conséquente, car si on n’en a nullement l’intention, il n’y a pas de vœu. Il est de même pour le mariage25.
Bonaventure procède à une révolution tranquille en introduisant la volonté, sous forme du vœu, dans l’ordination et en la rapprochant ainsi du mariage, alors que la tradition occidentale continue pendant longtemps à accentuer le caractère passif de la réception de l’ordre, notamment par l’implantation du caractère sacerdotal. Chez Bonaventure la volonté est première et s’applique logiquement à l’engagement de chasteté. Nous sommes proches de ce qui deviendra une vocation dans la religion réformée. En revanche, chez Thomas, le vœu ne peut être valide que par un appui juridique : Une promesse extérieure est parfois dite nue, quand ne lui est pas ajouté quelque chose qui confirme l’obligation. Et alors, elle n’a pas pleine force d’obligation. De même, une promesse intérieure faite à Dieu, pour avoir pleine force d’obligation, ne doit pas être nue, mais avoir quelque chose qui la confirme et cette 24
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« Quia aliquis promotus ad sacros ordines, intendens ordines suscipere et nullo modo obligari ad castitatem, nihilominus obligatur, ac si intenderet : ergo videtur, quod de substantia voti non sit obligandi intentio », Bonaventure, Commentaria, op. cit., dist. 38, art. 1, qu. 1, p. 815. « Ad illud quod obiicitur, quod obligandi intentio non est necessaria, sicut patet in ordine ; dicendum, quod intentio respectu alicuius potest esse dupliciter : aut principaliter, quia de illo cogitat et illud placet, aut quia intendit aliquid antecedens ad illud, vel simpliciter illi annexum, sicut si aliquis intendit vovere regulam monachorum, per consequens et ad continentiam obligari intendit et ad obedientiam ; alioquin stulte appetit et vult. Similiter quia ordini sacro annexum est votum, si intendit ordinem sacrum suscipere, per consequens et ad continentiam obligari principaliter, vel ex consequenti quod si nullo modo intendat, non est votum ; sic nec matrimonium », ibid.
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confirmation se fait graduellement en trois phases : d’abord par une délibération simple, deuxièmement par l’intention de s’obliger, troisièmement du fait que le témoignage des hommes s’attache à la promesse intérieure26.
Le vœu, en son aboutissement (une attestation) est mois un acte de parole qu’une action juridique émanée d’une collectivité, même si elle est prononcée individuellement. Les opposants d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin, qui tous deux consacrent à la définition du vœu une question dans leur commentaire de la distinction 38, paraissent avoir une position proche de celle de Bonaventure. L’opposant d’Albert a trois arguments pour critiquer la définition juridique du Lombard : 1. Toute attestation se passe devant certains qui peuvent être les témoins ;
mais il n’en va pas ainsi de tout vœu ; donc tout vœu n’est pas une attestation. Une première cause tient au sens de l’attestation, qui n’est rien d’autre qu’une convocation de témoins pour l’assertion d’une vérité. Une seconde cause se prouve par le fait un vœu qui se fait seulement devant Dieu est privé. 2. Une attestation se fait par un signe ou des témoins. Par le signe, comme nous avons dit que le verbe est le témoin du cœur. Si c’est par des signes, on objecte qu’un vœu peut se faire seulement dans le cœur sans jamais devenir un signe quelconque. Si c’est par des témoins, on objecte qu’il n’y aurait de vœu que par la preuve par témoins, ce qui est faux. 3. L’attestation est une chose, ce sur quoi porte le témoignage autre chose ; donc le vœu n’est pas attestation ; il est donc mal défini comme attestation27. Plus sobrement, l’opposant de Thomas rend la détermination inutile : « la promesse n’est pas la même chose que l’attestation d’une promesse. Or le
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« Promissio autem exterius facta quandoque dicitur nuda, quando non habet aliquid additum quod obligationem confirmet ; et tunc non habet plenam vim obligandi. Similiter etiam promissio interius facta Deo, ad hoc quod plenam vim obligandi habeat, oportet quod non sit nuda, sed habeat aliquid quo confirmetur ; et hec quidem confirmatio per tria gradatim habet fieri. Primo per deliberationem simplicem ; secundo per intentionem obligandi se ad certam poenam ; tertio per hoc quod testimonium hominum adhibetur promissioni interiori », Thomas d’Aquin, Scriptum, livre IV, dist. 38, quest. 1, art. 1, qc. 1, resp. « 1. Omnis testificatio coram quibusdam est, qui testes esse possunt : sed non omne votum sic est : ergo non omne votum testificatio est. Prima patet ex ratione testificationis, que nihil aliud est, quam invocatio testium ad veritatis assertionem. Secunda autem probatur per hoc, quod quoddam votum est privatum, quod fit tantum coram Deo. 2. Item, testificatio aut est per signum, aut per testes. Per signum, sicut dicimus, quod verbum est testis cordis. Si per signum. Contra : quoddam votum tantum fit in corde, quod numquam procedit ad signum aliquod. Si autem per testes : tunc non esset votum nisi quod per testes probari posset, quod iterum falsum est. 3. Item, Aliud est testificatio, et aliud est de quo fertur testimonium quandoque : ergo non est testificatio : ergo male diffinitur per testificationem », Albert le Grand, Super IV Sententiarum, dist. 38, p. 395.
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vœu est une promesse28 ». Pour Bonaventure et ses partisans, le vœu n’a pas besoin de signe extérieur. Un sacrement de la volonté Le vœu commun, objet de la première distinction de Pierre Lombard, semble étrange, parce qu’il redouble le sacrement de baptême : la raison en est sans doute que le vœu insère plus explicitement la volonté, directe ou déléguée, du sujet du baptême. En ce cas, ce n’est plus la formule baptismale qui est en jeu, mais la promesse. Mais en même temps, le vœu est rabattu sur la communauté et devient un élément adventice du sacrement. D’ailleurs, le Lombard préfère le verbe spondere, qui contient l’idée d’attestation ou de garantie, au verbe promittere choisi par Bonaventure. Cette distinction initiale troubla fort Albert et Thomas. L’opposant à Albert en prend des accents bonaventuriens : Le vœu est voulu, choisi à volonté. Or, ce qui est choisi à volonté ne reçoit aucun caractère commun (communitas), mais plutôt une singularité. Il est donc contre la raison d’être du vœu qu’un vœu soit dit commun29.
Les deux dominicains trouvent alors, avec un brio remarquable, le modèle logique qui permet de garder la prééminence du vœu singulier : les deux désignations ne portent pas sur les espèces d’un genre : Cette division qui sépare le vœu en singulier et commun, est une division de l’analogue, qui est prédiquée de ses éléments diviseurs selon l’antérieur et le postérieur, comme l’être est prédiqué de la substance et de l’accident. En effet, comme le vœu est une obligation nouée par volonté et que la nécessité exclut la volonté, ce vœu, qui n’a rien de la nécessité, est dit vœu, en ayant comme la raison d’être du vœu. Et ceci est le vœu singulier, qui porte sur les choses auxquelles on n’est pas tenu. Et ce vœu qui a quelque chose de la nécessité, a la raison d’être incomplète du vœu et est donc dit vœu selon le postérieur. Et ceci est le vœu commun, qui porte sur les choses auxquelles tous sont tenus, dont la nécessité est conditionnée, et non absolue comme on l’a dit30. 28
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« Promissio non est idem quod promissionis testificatio. Sed votum est quedam promissio, ut patet per definitionem Hugonis de s. Victore, qui dicit, quod votum est sponsio animi voluntaria. Ergo male dicit Magister, quod votum est promissionis testificatio », Thomas d’Aquin, Scriptum, livre IV, dist. 38, quest. 1, art. 1, qc. 1, arg. 3. « Votum est volitum, id est, ad voluntatem electum : sed ad voluntatem electum non recipit communitatem aliquam, sed potius singularitatem : ergo contra rationem voti est, quod aliquod votum dicatur commune », Super IV Sententiarum, dist. 38, art. 9, p. 407. « Divisio illa qua votum dividitur in singulare et commune, est divisio analogi quod praedicatur per prius et posterius de suis dividentibus, sicut ens de substantia et accidente. Cum enim votum sit obligatio ex voluntate facta, necessitas autem voluntarium excludat ; illud votum quod nihil habet necessitatis, dicitur per prius votum, quasi habens complete rationem voti ; et hoc est votum singulare, quod est de illis ad que non tenemur. Illud autem
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On aurait tort de réduire cette réponse à un pur artifice spéculatif. La tradition canoniste et théologique, couronnée par Pierre Lombard depuis le xiie siècle, s’était efforcée d’étouffer la puissance anarchique et individuelle du vœu, menace virtuelle pour l’institution, en le plombant de cette dépendance collective et institutionnelle. Les deux dominicains avaient un profond respect pour le vœu et pour la spiritualité personnelle, tout en refusant les facilités sectaires et séparatistes, qui se développèrent un peu plus tard chez les Spirituels franciscains, mais qui étaient déjà à l’œuvre chez les joachimites : ils devaient trouver la solution théorique qui articulaient la spiritualité du vœu et l’existence de l’ Église. Bonaventure fut le seul à ignorer la distinction entre vœu commun et vœu singulier dans la distinction 48. Dans son examen de la définition du vœu, il note que « deux choses sont de l’essence du vœu : la promesse et l’intention de s’obliger. » Mais la promesse est vidée de sa pure forme langagière : c’est la mobilisation de la volonté en une situation nouvelle. La promesse, opération présente pour le futur, rend compte d’une histoire de la volonté : « Puisque le vœu est une obligation nouvelle et volontaire, parce qu’elle s’ajoute à nouveau, la promesse est nécessaire. Et parce qu’elle est volontaire, il faut que ‹ le sujet › veuille s’obliger et ainsi qu’il ait l’intention de s’obliger. » La volonté s’actualise. Le langage n’intervient que dans le vœu solennel : Mais il peut lui arriver de promettre par deux paroles, intérieure et extérieure. La promesse quant à la parole de pensée et de délibération intérieures relève de la nécessité du vœu simple : elle forme obligation quant à Dieu, qui considère le cœur. Mais la promesse, quant à la parole ou au signe extérieure, relève de la nécessité du vœu solennel : elle forme obligation quant à la présence de l’Église, qui juge selon les apparences31.
Visiblement, c’est la forme simple qui portait l’essence pure du vœu. La conception bonaventurienne de la liberté impliquait une transparence totale de la communication individuelle avec Dieu. La mise en relation directe de
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votum quod habet aliquid necessitatis, habet incomplete rationem voti, et ideo dicitur per posterius, votum ; et hoc est votum commune, quod est de his ad que omnes tenentur, quorum est necessitas conditionata, non absoluta, ut ex dictis patet », Thomas d’Aquin, Scriptum, livre IV, dist. 38, quest. 1, art. 2, qc. 1, resp. « Dicendum, quod ista duo sunt de essentia voti, scilicet promissio et obligandi intentio. Cum votum sit obligatio nova et voluntaria, quia de novo est superaddita, promissio est necessaria ; quia vero voluntaria, oportet, quod velit obligari, et ita, quod se obligare intendat. Sed contingit promittere alicui duplici verbo, scilicet interiori et exteriori. Promissio quantum ad verbum interius cogitationis et deliberationis est de necessitate voti simplicis, quod obligat quantum ad Deum, qui intuetur cor. Sed promissio quantum ad verbum vel signum exterius est de necessitate voti solemnis, quod obligat quantum ad faciem ecclesie, que iudicat secundum ea que patent », Bonaventure, Commentaria, op. cit., dist. 38, art. 1, qu. 1, p. 815.
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l’énonciateur du vœu avec le récepteur du propos, Dieu, court-circuitant la communauté, lieu des ambivalences et des circonlocutions. Une déroute de la polysémie ? En 1255, au terme de ces confrontations encore légères, la parole votive, prise entre la production institutionnelle des codes qui en limitaient le jeu et l’affirmation d’une souveraineté de la conscience libre, dont l’expression n’était que supplémentaire, n’avait plus d’efficacité propre. Le débat reprit dans les années 1279-1284, autour de la bulle Exiit qui seminat de Nicolas III, quand le pontificat statua sur le vœu de pauvreté, qui posait d’épineux problèmes à l’ordre franciscain. Ce fut à cette occasion que Pierre de Jean Olivi rédigea ses fameuses Questions sur la pauvreté évangélique, dont trois au moins sont spécifiquement consacrées à une doctrine du vœu. Je ne reviens pas sur cette conjoncture qui a donné lieu à une immense littérature historique et historiographique32, mais j’en tire de rapides conséquences quant à notre propos sur la parole du vœu. Le propos est ferme : le vœu, forme fondatrice de l’ordre et de l’Église, doit être observé avec une rigueur dépendant totalement de la liberté du fidèle. La liberté singulière doit conduire à une unité des volontés, qui doit résoudre les apories présentes dans la règle et le testament de François. Sur le vœu d’obéissance, François demandait aux frères de se conformer aux directives de leurs ministres, « en tout ce qui n’est pas contraire à l’âme et à notre règle33 ». L’espace ouvert par ces limites était aussi large et indéfini que la volonté singulière. Encore une fois, le frère était renvoyé à une interprétation, qui ne pouvait provenir que d’un leader charismatique ou d’un groupe idéologiquement cohérent. Au moment où la réflexion scolastique sur le serment34, prenait en compte la valeur d’obligation des paroles en fonction d’une multitude de facteurs langagiers qui offraient l’espace d’une négociation humaine, la rigidité des doctrines spirituelles du vœu prenaient un tour inverse. Bonaventure avait été radical ; il refusait en effet toute dispense, même pontificale, mais il gardait un recours contre l’absolutisme de la volonté individuelle. En effet, la question précédente autorise la commutation de vœu. 32
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Je me contente de renvoyer à une autorité sur la question, D. Burr, Olivi and Franciscan Poverty : the origins of the ‘Usus pauper’ controversy, Philadelphie, 1989, et The spiritual Franciscans : from protest to persecution in the century after Saint Francis, University Park, 2001. D. Flood et G. Gal, Peter of John Olivi on the Bible : Principia quinque in sacram scripturam. Postilla in Isaiam. Appendix : question de obedentia er sermons duo de S. Francisco, St. Bonaventure (N.Y.), 1997, p. 385. Voir A. Boureau et I. Rosier-Catach, « Droit et théologie dans la pensée scolastique. Le cas de l’obligation et du serment », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 509-528.
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Ceci est cohérent : la volonté individuelle, dans sa puissance, peut se dédire. Il précisait que l’opération devait se faire avec le conseil d’un supérieur. S’ouvrait à nouveau un espace de négociation : entre la dispense et la commutation, la nuance pouvait être mince et dépendre d’une formulation. Chez Olivi, les raisonnements langagiers disparaissent de l’argumentation : pour l’opposant d’Olivi, dans la question sur la dispense du vœu35, la nécessité de la dispense pontificale s’appuie sur l’existence implicite dans l’énoncé du vœu, de la condition de l’accord du pape, ce qui donne au pape des droits qui en découlent et dont le refus de dispense le priverait. Olivi ne se donna même pas la peine de réfuter l’argument de langage, en posant simplement que le vœu d’un individu ne peut nullement appartenir au pape. On peut se demander pourquoi Olivi, si décidé en faveur de la causalité par pacte du langage, des sacrements, de la royauté et du droit dans sa fameuse question Quid ponat ius ?, prend une position si littérale et « réaliste » sur le vœu (« je décide parce que je décide et rien n’y change »), rétive à toute considération sur le langage. Il se peut que son opinion sur la fondation relationnelle des signes religieux et politiques vise en fait à atténuer leur puissance au bénéfice du vœu, qui deviendrait la seule véritable souveraineté, celle de l’individu. Mais l’histoire ne fut pas close. La possibilité d’un traitement linguistique de la parole votive se retrouve chez l’adversaire majeur d’Olivi, Richard de Mediavilla : son commentaire sur les Sentences, qui peut être daté du milieu des années 1290, suit d’assez près les positions d’Olivi sur le vœu. On l’a vu, une de ses questions portait sur la nécessité de l’expression de l’objet du vœu, ce qui ouvrait la voie, à une pesée de ses termes. Une autre question demande « si la forme du vœu inclut qu’il est fait à Dieu36 ». Nous retrouvons ici la quête de l’implicite dans les énoncés. Le vœu religieux contient implicitement qu’il s’adresse à Dieu, ce qui doit permettre de prouver par une analyse de langage, que, dans certains cas, cette présence implicite ne s’y trouve pas et ainsi de déclasser un vœu religieux en un vœu ordinaire, évidemment moins contraignant. Je pourrais multiplier les exemples dans les vingt-quatre questions consacrées au vœu sur les trente de la distinction. La controverse sur le vœu put donc se poursuivre pendant des décennies, avec des épisodes violents, mais la raison scolastique tint bon, jusqu’au coup de force de Martin Luther, qui supprima les vœux avec le monachisme. Mais la réforme trouva d’autres formes de l’engagement volontaire et rencontra la même aporie entre l’individu et la communauté.
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Petri Iohannis Olivi Quaestiones de Romano Pontifice, cura et studio M. Bartoli Grottaferrata, Ed. Collegii S. Bonaventurae ad Claras Aquas (Collectio Oliviana), 2002. « Utrum forma voti includat quod fiat Deo », Richard de Mediavilla, Commentaire sur les Sentences question 2, 1, fol. 155b.
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Au-delà de cette conjoncture, en dehors de la sphère religieuse, le problème, éthique et juridique, demeure : toute parole imprudente, rapide ou affective est-elle irréversible ? Quels moyens permettent d’affranchir l’homme de la servitude volontaire ? Il y va du sérieux de la parole, de la dignité de la volonté et de la constance de l’identité personnelle. La pensée scolastique, sans les résoudre, a permis de poser ces questions37.
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Voir A. Boureau, Le désir dicté. Histoire du vœu religieux dans l’Occident médiéval, Paris, 2014.
Discours public, prédication et prophétie
Enrico Artifoni
LA POLITIQUE EST « IN FATTI » ET « IN DETTI » L’ÉLOQUENCE POLITIQUE ET LES INTELLECTUELS DANS LES CITÉS COMMUNALES AU XIIIe SIÈCLE∗ Dans son Liber de doctrina dicendi et tacendi, écrit en 1245, le juge Albertano de Brescia a une répartie géniale, parce qu’elle résout d’un seul coup d’interminables discussions. Ce traité est entièrement organisé sur la base des anciennes circumstantiae locutionis de la tradition rhétorique, qui, dans ces années-là, étaient aussi amplement appliquées aux textes à l’usage des prédicateurs qu’aux manuels de confession. Avant de parler, celui qui parle doit se poser des questions : qui es-tu (toi qui prends la parole), que dis-tu, à qui le dis-tu, pourquoi, comment et quand ? Dans les dernières pages, l’auteur aborde finalement les rapports existants entre dire et faire : dans cette œuvre, je t’ai enseigné à parler, mais si tu veux obtenir un enseignement pratique, il suffit de remplacer, dans les pages précédentes, à toutes les occurrences, le verbe « dire » par le verbe « faire ». Les circonstances deviendront alors : qui es-tu (toi qui fais quelque chose), que fais-tu, à qui le fais-tu, pourquoi, comment et quand ? L’art de parler et de se taire deviendra sans aucune difficulté un art de parler et de faire1. Je ne m’avancerai pas sur la profondeur philosophique de cette réponse, mais j’ai choisi de commencer par ce passage parce qu’il nous introduit à l’arrière-plan culturel relatif à l’éloquence civile dans les villes italiennes du xiiie siècle. Deux éléments me semblent particulièrement importants. D’une part, la confiance dans l’efficacité des paroles maîtrisées, qui n’était pas seulement le fait des spécialistes universitaires de rhétorique, mais qui concernait également les hommes des *
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Cette contribution synthétise certains de mes travaux précédents, indiqués dans la Note bibliographique finale. Je fournis également dans celle-ci la bibliographie principale récente. Les notes présentes dans le texte se limitent donc à indiquer la source des passages cités et certaines études auxquelles il est fait référence explicitement. La traduction de l’italien est de Valérie Durand. « Si autem super faciendo volueris habere doctrinam, detrahe de hoc versiculo istud verbum ‘dicas’ et loco illius ponas hoc verbum ‘facias’, ut dicatur : ‘Quis, quid, cui facias, cur, quomodo, quando requiras’. Et ita fere omnia que dicta sunt supra et multa alia poterunt ad verbum ‘facias’ utiliter adaptari. Hiis denique auditis […] poteris doctrinam dicendi ac faciendi in promptu habere » (Albertano da Brescia, Liber de doctrina dicendi et tacendi. La parola del cittadino nell’Italia del Duecento, éd. P. Navone, Firenze, 1998, p. 44).
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 209-224 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101902
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administrations communales, comme le juge Albertano ; d’autre part, la conscience aiguë que, sous certaines conditions, les mots pouvaient devenir des actes pratiques, et donc, le cas échéant, aussi de la politique. La citation que j’ai choisie comme titre et qui provient de la Rettorica de Brunetto Latini, écrite dans les années Soixante, le dit clairement : la politique peut être « in fatti », une question de faits, et « in detti », une question de mots2. À la recherche justement de ces mots et de leurs circonstances, j’aimerais aborder les sujets suivants : dans un premier temps, celui de la reconnaissance du genre oratoire civil ; en second lieu, le contexte politique et les tensions culturelles relatives au monopole de la parole ; en troisième lieu, les techniques oratoires ; et enfin les transformations de la seconde moitié du siècle concernant non seulement l’attitude des intellectuels des villes envers la parole politique mais également le rôle que l’on doit attribuer aux premières traductions en vulgaire des textes rhétoriques cicéroniens. La reconnaissance d’un genre oratoire civil On connaissait depuis longtemps l’existence d’une parole politique en tant que genre oratoire ayant sa propre autonomie. Les auteurs des lexiques, les prédicateurs, mais aussi les maîtres de théologie et de philosophie le savaient fort bien. Tous ramenaient essentiellement la parole politique au genre de la concio ou concionatio, le discours de harangue effectué devant un large public, tenu dans un lieu ouvert ou devant une assemblée, et dont le but était principalement d’exhorter ou de dissuader. Au fur et à mesure qu’on élargit les zones culturelles prises en compte, ce dossier ne cesse d’augmenter. Si les lexiques enregistrent de façon neutre l’existence du discours public, comme le fait Papias, selon lequel le concionator est qui populum commonet, ou comme Jean de Gênes (Giovanni Balbi) dans son Catholicon, qui définit le verbe concionari comme quasi populum adloqui, les théoriciens de la prédication, précisément parce qu’ils s’attachent à distinguer les domaines de compétence des différentes formes oratoires, sont, eux, beaucoup plus analytiques. Vers la fin du xiie siècle, dans la Summa de arte praedicatoria, Alain de Lille s’exprime ainsi : La prédication est une édification faite à de nombreuses personnes, de façon publique et dans un but d’édification des mœurs ; l’enseignement en revanche est exercé sur une ou plusieurs personnes, dans le but d’instruire dans le domaine des sciences ; la prophétie est une admonition qui se déroule par la
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Brunetto Latini, La Rettorica, éd. F. Maggini, C. Segre, Firenze, 1968, p. 41.
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révélation des choses futures ; la concionatio est une admonition civile, faite pour renforcer l’État3.
La volonté de séparation des formes oratoires entre donc dès le début dans les textes pour la prédication et se manifeste assez régulièrement dans l’histoire ultérieure des artes praedicandi. Dans le premier quart du xive siècle, peut-être en 1322, Robert de Basevorn trace des limites précises entre les questions qui se discutent dans les écoles, les conférences morales à une ou à deux personnes, les entretiens religieux privés, les discours des avocats, et il arrive enfin à notre sujet : Le concionator qui tente de persuader au combat de façon publique et devant de nombreuses personnes, en louant ceux qui sont courageux et en blâmant les lâches, ou bien en faisant des opérations similaires, celui-ci n’est pas vraiment un prédicateur parce qu’il parle pour conserver l’État en bon état et non pas pour exhorter à une conduite méritoire en vue de la vie éternelle4.
Quelques décennies plus tard, après 1340, Ranulph Higden lui aussi, dans l’Ars componendi sermones, s’applique à expliquer ce qu’il en est : la prédication est un discours public sur le salut, et cette définition exclut les autres discours, comme la parole des écoles qui sert à la recherche d’une vérité, ou bien la controverse qui s’effectue dans les tribunaux, ou bien encore l’incitation bruyante faite pendant les batailles (clamosa animacio exhortancium in bellis), où il est facile de reconnaître, justement, une des formes de la harangue civile5. Si nous nous déplaçons maintenant vers la haute culture scolaire, nous rencontrons d’autres témoignages de la reconnaissance d’une éloquence civile et laïque. Dans la Sentencia libri de anima, Thomas d’Aquin se réfère à Orphée comme à un magnifique orateur public (pulcherrimus contionator), parce qu’il a réussi à inciter à la civilité des hommes qui étaient durs comme des pierres, 3
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« Praedicatio enim est illa instructio quae pluribus fit, et in manifesto, et ad morum instructionem ; doctrina vero est quae vel uni vel pluribus fit, ad scientiae eruditionem ; prophetia, est admonitio quae fit per revelationem futurorum ; concionatio est civilis admonitio, quae fit ad reipublicae confirmationem » (Summa magistri Alani de arte praedicatoria, I, PL 210, col. 112). « Concionator qui publice et pluribus persuadet fortiter pugnare, commendans strenuos et vilipendens vecordes, vel faciens aliquid tale, non est proprie praedicator, quia illud est ad reipublicae conservationem, non ad meritorie operandum » (Roberti de Basevorn « Forma praedicandi », dans Artes praedicandi. Contribution à l’histoire de la rhétorique au moyen âge, I, Paris-Ottawa, éd. Th.-M. Charland, 1936, p. 238). « Secundum alios, predicacio est publica persuasio debitis loco et tempore pluribus facta ad salutem promerendam, in qua descripcione excluditur sermo legencium et disputancium in scolis, cum magis pertineat ad veritatis inquisicionem quam ad predicacionem. Item excluditur exhortacio paucis facta […]. Item excluditur clamosa animacio exhortancium in bellis et litigiosa disceptacio postulancium in causis » (The Ars componendi sermones of Ranulph Higden, O.S.B., éd. M. Jennings, Leiden, 1991, p. 5-6).
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tandis que Jean de Jandun, en commentant la Métaphysique d’Aristote, place le discours public (concionativum negotium) parmi les formes de la politique pratique, en lui donnant comme objectif celui d’exhorter, de dissuader et de formuler des décisions utiles6. Nul besoin d’autres exemples pour prouver qu’on connaissait clairement l’existence d’un genre oratoire civil, autonome à la fois dans ses modalités et dans les objectifs qu’il se proposait. Je préfère faire remarquer tout de suite, et ceci parce qu’il s’agit d’un des aspects du problème que nous affronterons, que toutes ces définitions arrivent de l’extérieur des milieux culturels de la concio : elles sont formulées par des lexicographes, des prédicateurs, des universitaires, et non pas par des harangueurs. Pendant toute la première moitié du xiiie siècle, nous n’avons rien qui puisse ressembler de près ou de loin à un traité d’ars concionandi, seulement de simples recueils de modèles de discours. Et lorsque nous aurons des traités de rhétorique publique et laïque, il s’agira pour la plupart de remaniements des textes cicéroniens. C’est là que réside le problème de fond de la concio : même très diffusée, elle n’est restée qu’une pratique, et n’est jamais devenue une théorie. Contexte politique et tensions culturelles Entrons maintenant en contexte. Notre parcours nous conduit vers la période des podestats de l’histoire des communes, c’est-à-dire vers la phase, qui va de la fin du xiie siècle à la fin du xiiie siècle, au cours de laquelle les villes du nord et du centre de l’Italie furent dirigées par des gouvernements centrés sur un magistrat élu pour une période de temps déterminée (un an le plus souvent), externe à la ville, qui était en général un professionnel de l’activité politique. Il est important de souligner la forte connexion existant entre les pratiques de l’éloquence et le système des podestats. D’un côté, les communes des podestats produisent des situations institutionnelles qui favorisent la 6
« Et iste Orpheus primo induxit homines ad habitandum simul et fuit pulcherrimus contionator, ita quod homines bestiales et solitarios reduceret ad civilitatem ; et propter hoc dicitur de eo quod fuit optimus citharedus in tantum quod faceret lapides saltare, id est ita fuit pulcher contionator quod homines lapideos emolliret » (Sancti Thomae de Aquino Sentencia libri de anima, I, xii, Roma-Paris, 1984 (Opera omnia, XLV/1), p. 61) ; « Unde prudentia politica extendit se ad tria negotia, scilicet exclamationem, concionationem et disceptacionem. Exclamationum negociatio ad laudem et vituperium ordinatur. Sed disceptacio ordinatur ad accusandum et excusandum. Sed concionatio est ad hortandum et dehortandum, et de fiendis dare consilia proficua. […]. Similiter in concionativo negotio ut in bono vel nocuo est tristitia, quia raro multi concordant in bono, quia si aliquis dat consilium quod videtur esse aliquid bonum, displicet pluribus. Unde raro multi concordant in bono et arduo, et hoc non potest esse sine tristitia » (Jean de Jandun, Quaestiones in XII libros Metaphysicae, Venetiis, 1560, I/18, conclusio, col. 69 et 72).
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participation des cives à la vie publique ; parler de commune, durant la période des podestats, signifie indiquer un ensemble fluide de conseils, de commissions, d’assemblées municipales et de quartiers, qui dans sa totalité parvient à faire participer à la discussion politique un nombre de citadins plus élevé que par le passé. En second lieu, le podestat lui-même et ses collaborateurs sont investis de charges oratoires dans les conseils et sur les places. La dernière raison de ce lien très fort est que le xiiie siècle italien, dans les grandes villes communales, est caractérisé par un univers de communication politique qui implique de nombreux media. En effet, la production croissante d’actes écrits par la commune, mais aussi par les différents services de l’administration, accompagne l’activité de gouvernement et en favorise le contrôle. La propagande s’enrichit de programmes iconographiques, de cycles picturaux, d’écritures sur pierre ; la prédication entre de façon diffuse dans la vie urbaine. C’est dans ce contexte d’intensification à tous niveaux des messages politiques qu’une pratique réitérée d’éloquence publique prend place. La parole politique s’inscrit à l’intérieur des institutions mais s’inscrit également, avec autant de force, dans la géographie urbaine, laissant de nombreuses traces dans les narrations et dans la documentation publique. Pour ne donner que quelques exemples, à Vérone les actes officiels étaient lus du haut d’un socle appelé justement le lapis concionalis ; une série de documents milanais datant de 1232 indique régulièrement comme lieu de rédaction la loggia du nouveau palais de la commune, ubi potestas contionatur ; le chroniqueur Salimbene de Adam parle de deux endroits à Parme, le premier est celui où se trouvait la pierre sur laquelle les podestats s’adressaient autrefois au peuple (lapidem super quem antiquitus potestates Parmenses concionari solebant), le second est la place nouvelle, qui voit se dérouler maintenant, actuellement, l’activité des concionatores : platea nova, ubi concionatur a potestate. À Pavie, Opicino de Canistris cite lui aussi la pierre d’où on lisait publiquement les sentences et les avis (lapidem in quo banna legi consueverunt) et rappelle que, lors de la fête de Saint Jean l’Évangéliste, le podestat montait sur un endroit élevé pour prononcer des discours à la louange de la ville7. La diffusion de la parole politique rencontra également des difficultés. Albertano de Brescia écrit vers la moitié du xiiie siècle, au moment où l’éloquence des laïcs est désormais un phénomène accepté. Mais, dans les premières décennies de ce siècle, des critiques sévères furent formulées 7
Vérone : J. M. Gitterman, Ezzelin von Romano, I : Die Gründung der Signorie (1194-1244), Stuttgart, 1890, p. 161 ; Milan : Gli atti del comune di Milano nel secolo XIII, I : 1217-1250, éd. M. F. Baroni, Milano, 1976, doc. 287-290, p. 412-415 ; Parme : Salimbene de Adam, Cronica, éd. G. Scalia, Bari, 1966, I, p. 370, II, p. 759 ; Pavie : Anonymi Ticinensis (Opicini de Canistris), Liber de laudibus civitatis Ticinensis, éd. R. Maiocchi, F. Quintavalle, Città di Castello, 1903 (Rerum Italicarum scriptores, n. éd., XI/1), p. 26, 27, 40.
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envers les podestats, les concionatores, envers tous ceux auxquels la structure participative des gouvernements avait imposé une charge de publica locutio ; ces critiques avaient pour objet non pas le contenu de leurs discours, mais plutôt leur aptitude à être des orateurs publics. Autour de la parole politique des laïcs semblait planer une question : d’où vous vient donc votre droit de parler ? Le fait est que cette parole mettait en discussion les prérogatives des experts traditionnels de la communication publique, les maîtres de rhétorique. Le texte le plus à même de faire comprendre en quelle mesure l’art oratoire de masse était perçu comme une faille dans le monopole intellectuel sur les flux de communication est la partie finale de la Rhetorica novissima de Boncompagno de Signa, maître de grammaire et de rhétorique à Bologne, lue publiquement en 1235 mais longuement élaborée durant les décennies précédentes. Ce traité n’est pas une agression de front des pratiques d’éloquence laïque qui se développaient dans les villes au cours des premières décennies du xiiie siècle, c’est au contraire une célébration de l’importance de la rhétorique, surtout dans les procédures judiciaires (Tunberg l’a très justement qualifié de « chiefly a treatise on forensic oratory8 »). L’argumentation de Boncompagno est beaucoup plus subtile. Comme ailleurs dans le reste de son ample production, l’auteur insiste fortement sur des revendications de compétences sur le plan rhétorique, matière qui, justement parce qu’elle est stratégique dans le contexte des communes, doit être réservée aux litterati et à leur formation de spécialiste. Tout le problème résidait dans le fait que l’élargissement de la participation politique avait donné accès à la scène publique à des personnes de culture intermédiaire qui n’avaient pas fait d’études régulières, et qu’à ces personnes sans doctrine on ait attribué des taches d’éloquence politique. La solution proposée par Boncompagno se trouve dans le petit livre xiii de l’œuvre, celui qui sert de conclusion et qui est consacré aux contiones, un texte dont on a trop souvent donné des lectures réalistes, alors qu’il s’agit en fait d’un hargneux petit chef-d’œuvre de polémique politico-culturelle. Suivant le schéma adopté dans toute l’œuvre, Boncompagno définit tout d’abord son objet. Le harangueur est celui qui élève sa voix comme une trompette sur les foules des peuples. Son devoir est d’aduler, de raconter des mensonges camouflés, d’utiliser des arguments trompeurs. À cause de la très grande liberté dont ils jouissent, les villes et les villages d’Italie ont l’habitude de tenir des conciones. De même, tous les harangueurs doivent leur science à l’expérience (consuetudo), et non pas à la disposition naturelle9. Le dénigrement 8
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T. O. Tunberg, « What is Boncompagno’s ‘Newest Rhetoric’ ? », Traditio, 42 (1986), p. 299-334, p. 301. « Quid sit contionator. Contionator est qui sicut tuba exaltat vocem suam super agmina populorum. De officio contionatoris. Officium contionatoris est adulari, interponere mendacia palliata, et uti persuasionibus deceptivis. De consuetudine contionandi. Consuetudo
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croissant culmine dans la représentation d’une grande assemblée tenue sur une place dans laquelle l’orateur, du haut d’un cheval, utilise des ruses d’histrion pour impressionner la foule et crie, gesticule des bras et des jambes, menace les ennemis, exhorte le peuple à la bataille. La conclusion, qui rappelle que nous nous trouvons, avec de telles prises de parole, dans un champ totalement étranger à la doctrine rhétorique officielle, confirme le but ultime de Boncompagno, à savoir tracer des barrières culturelles très nettes entre les laici et les litterati : En vérité, puisqu’il n’arrive que très rarement que la tâche de tenir une concio incombe à des hommes instruits (viros… litteratos), cette doctrine plébéienne doit être laissée aux laïcs d’Italie (laicis Italiae), qui n’apprennent que par la pratique (a sola consuetudine) à déclamer les vantardises des assemblées10.
Ce passage de Boncompagno, qui atteste la tension très forte existant entre les différents niveaux culturels qui pouvaient se mesurer dans le domaine de la rhétorique, témoigne d’un autre côté de sa capacité à comprendre la situation de façon globale : la concio est le fruit d’un système de gouvernement élargi, fondé sur des organismes faits d’assemblées et de conseils, la formation des compétences oratoires dans la politique des communes passant surtout à travers les canaux de la pratique (consuetudo) et non pas à travers ceux de la formation spécialisée. Cette attitude professorale orgueilleuse était également partagée, dans ses traits principaux, par d’autres grands maîtres de rhétorique et de doctrine épistolographique. Ernst Kantorowicz, il y a maintenant de nombreuses années, a montré avec une grande finesse dans quelle mesure l’exaltation de leurs propres connaissances entrainait ces maîtres à présenter l’ars dictaminis, dont ils étaient les spécialistes, non pas comme un savoir technique, mais comme une connaissance d’ordre global, une sagesse qui faisait presque concurrence à la philosophie et à la théologie11. En effet, entre 1198 et 1201, Boncompagno avait déjà composé quatre traités de dictamen qu’il avait intitulés respectivement Palma, Oliva, Cedrus et Mirra, renvoyant ainsi intentionnellement à quatre images de la Sagesse divine présentes dans le livre de l’Ecclésiastique (24, 17-20). De la même manière, Bene de Florence
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contionandi viget in civitatibus et oppidis Italie propter eximiam libertatem […]. Narratio doctrinalis. Omnes contionatores habent contionandi scientiam magis per consuetudinem quam naturam : quia non potest esse scientia naturalis, maxime cum verba contionatorum in abusionem et aperta mendacia dilabuntur, nec esse valet quod aliquando non referant veritatem » (Boncompagni Rhetorica novissima, éd. A. Gaudenzi, dans Scripta anecdota glossatorum, II, Bologna, 1892, p. 296). « Verum quia contionandi officium rarissime ad viros pertinet litteratos, idcirco hec plebeia doctrina est laicis Italie reliquenda, qui ad narrandum magnalia contionum a sola consuetudine sunt instructi » (Ibid., p. 297). E. H. Kantorowicz, « An ‘autobiography’ of Guido Faba », [1943], et « Anonymi ‘Aurea gemma’ », [1943], dans Id., Selected Studies, Locust Valley, New York, 1965, p. 194-212, 247-263.
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ouvrait son Candelabrum (entre 1220 et 1226) en saluant ses heureux lecteurs et en s’adressant à eux comme à des hommes auxquels il avait été accordé de connaître, grâce à l’introduction à la culture rhétorique présentée presque comme un difficile parcours initiatique, le « misterium veritatis » que constituait son ars dictaminis. Guido Faba, dans le très beau prologue de la Summa dictaminis (1228-1229), invitait ses lecteurs à abandonner les ténèbres pour recueillir la lumière de son enseignement, qui consistait, au delà de l’aspect technique, en une véritable Sapientia Salomonis. Au cours des années où l’on sait Albertano actif, Guido Faba, toujours lui, composait la Gemma purpurea (datée entre 1239 et 1248) et y présentait la rhétorique, dans le prologue, comme une sophia, en s’y attribuant une fonction initiatique « nam ecce philosophie palatium aperio clavibus michi datis12 ». C’est le triomphe de l’autocélébration de ceux qui choisissent de présenter leur propre figure intellectuelle au monde comme si elle relevait des desseins de la Providence et qui entendent tracer une frontière bien nette entre les spécialistes universitaires des arts du langage et la nouvelle culture pragmatique des hommes des administrations communales. Les techniques oratoires Dans la perplexité des maîtres de rhétorique épistolaire par rapport au discours politique public, je crois qu’il y avait également un certain trouble, la peur de se trouver face à une sorte de caricature simplifiée d’enseignements sophistiqués. De fait, quelles étaient les procédures concrètes d’élaboration d’une concio ? La réponse nous mène à un mélange, typique de cette période, entre rhétorique de l’écriture et rhétorique de l’oralité. Pour comprendre la situation, il faut se référer à la doctrine épistolographique de l’ars dictaminis. Je m’en tiendrai à la simple perspective qui m’intéresse : à partir du xiie siècle, une élaboration collective donna naissance à une doctrine partagée déterminant les différentes parties d’une lettre ; celles-ci furent formalisées en cinq parties distinctes qu’il est nécessaire de rappeler, même s’il s’agit d’un fait bien connu. La lettre commençait par un salut, salutatio, c’est là qu’on établissait la tonalité du rapport entre les correspondants, parce que les verbes et les adjectifs, choisis avec une extrême attention, précisaient la position de chacun à l’intérieur d’une échelle hiérarchique ; la lettre continuait avec un exorde, exordium, dont le but était de capter l’attention et la bienveillance du destinataire, puis avec la narratio, c’est-à-dire l’exposition des circonstances 12
Bene Florentini Candelabrum, éd. G. C. Alessio, Padova, 1983, p. 4 ; Guidonis Fabe Summa dictaminis, éd. A. Gaudenzi, Il Propugnatore, 3/1 (1890), p. 287-288 ; A. Gaudenzi, « Sulla cronologia delle opere dei dettatori bolognesi da Buoncompagno a Bene di Lucca », Bullettino dell’Istituto storico italiano, 14 (1895), p. 86-174, p. 128.
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passées, présentes et prévisibles dans le futur, qui déterminaient la nécessité d’un échange épistolaire ; une petitio contenait la demande de ce qui était requis, rédigée sous une forme adaptée à la relation qui existait entre les correspondants, sur une gamme qui pouvait s’étendre de la supplication jusqu’à l’ordre ; et le tout se terminait par une conclusio, dans laquelle on espérait la réalisation des choses demandées et où l’on souhaitait bonne chance au destinataire. Il faut dire que, pendant tout le xiiie siècle, ceci est le schéma mental qui, avec certaines adaptations, va servir de base à la construction d’une harangue publique. Les adaptations principales consistent en l’élimination de la salutatio, qui n’est pas nécessaire lors d’un discours oral où ce sont les circonstances de l’exécution elles-mêmes qui clarifient le rapport entre l’orateur et son public, et dans une perception unitaire de la narratio et de la petitio, qui ensemble constituent une sorte de corps central du discours, même si, souvent, certains éléments permettant de les distinguer sont encore présents. Le résultat final est un discours en trois parties, formé par un exordium, un corps central, une conclusio. Comment un tel transfert de normes d’une doctrine de l’épitre à l’oralité de la concio a-t-il pu avoir lieu ? L’explication tient surtout dans le statut ambigu de la lettre. L’épître était comprise comme un sermo absentium o colloquium absentium, c’est-à-dire une forme de communication qui servait à parler à des personnes physiquement éloignées. De ce point de vue, elle est donc un medium écrit qui peut avoir, selon des modalités bien particulières, la fonction d’un discours entre absents, et cette conception de la lettre, qui lui conférait spontanément une certaine physionomie oratoire, facilita la migration de schémas épistolaires vers la concio. À la fin du parcours, nous trouvons des textes de harangues dans lesquels l’acte oratoire s’inspire fortement du modèle épistolaire et se déroule selon une logique très bien définie par Peter von Moos, pour qui elle paraît mue par le critère du « parle comme tu écris13 ». Je voudrais être clair, pour ne pas créer d’équivoque : je ne considère pas le moins du monde qu’il y ait une lettre à la base de chacune des harangues publiques. Mon intention est d’affirmer autre chose : c’est que la réalisation du discours public était une opération qui s’inspirait le plus souvent des catégories mentales qui orientaient la rédaction d’une lettre, tout en les simplifiant et les banalisant. Bref, le parcours de l’écriture à l’oralité était un parcours de type idéal. De plus, si nous laissons de côté, l’espace d’un instant, la question du discours public, pour nous pencher, de façon plus générale, sur le rapport existant entre le plan de l’écrit et celui de l’oral, il n’est pas difficile de rencontrer des rebondissements et des interférences qui rendent 13
P. von Moos, « L’ars arengandi italienne du xiiie siècle. Une école de la communication », dans Id., Entre histoire et littérature. Communication et culture au Moyen Âge, Firenze, 2005, p. 389-415, p. 413.
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le sujet plus compliqué mais également d’un intérêt extraordinaire. Dans la Summa dictaminis du maître de Bologne Guido Faba, l’auteur imagine l’un des procédés possibles pour réaliser une lettre écrite selon les règles de l’art (une lettre qui est d’ailleurs appelée, dans le titre, oratio, ce qui confirme l’idée de la lettre en tant que discours entre personnes absentes). Guido imagine qu’une personne veuille écrire à un homme de pouvoir ou à un ami pour que celui-ci lui procure l’appui de la curie du pape au sujet d’une certaine affaire. Il s’adresse donc au technicien de l’écriture épistolaire. Celui-ci, pour réaliser la lettre, doit penser à ce que dirait son client, avec des mots simples et quotidiens, s’il formulait sa requête en présence du destinataire de la lettre. Il dirait probablement « Je prie votre excellence, en qui j’ai bien confiance, de m’aider etc… ». Voilà, commente Guido, maintenant tu as la matière sur laquelle tu dois travailler ; il te faut seulement hausser d’un ton ce langage humble et quotidien et disposer les mots de façon différente selon les règles du cursus, de façon à ce que la lettre devienne « Votre excellence, vous en qui je place toute ma confiance, je prie encore et encore afin que vous daigniez me gratifier du secours de votre générosité et de votre grâce etc…14 ». Il s’agit, à mon avis, d’un passage qui permet de mettre à jour le laboratoire mental d’un dictator, mais ce qui m’intéresse, c’est justement la possibilité d’une lointaine genèse orale de la lettre, même si elle est exposée à travers une fiction. Ceci étant dit sur les formes du discours, il ne faut toutefois pas penser à la harangue comme à un texte figé. Au contraire, la harangue est, de par sa nature, un texte mobile et modulable, à tel point que les recueils de modèles de discours qui nous sont parvenus donnent souvent l’impression d’être de véritables boîtes à outils dans lesquelles on pouvait puiser avec une certaine liberté. Dans le plus ancien de ces recueils, l’Oculus pastoralis (1222), le premier discours qui est proposé est celui d’un podestat qui entre dans une ville en paix, tandis que le second discours concerne au contraire une ville dans laquelle il y a des disputes internes. Au début de ce deuxième discours, l’auteur signale qu’il ne fournira que la partie centrale parce qu’en ce qui concerne l’exorde et la conclusion, le podestat pourra utiliser le modèle
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« Quomodo inveniatur, disponatur et ordinetur oratio. […] Exemplum. Aliquis vult scribere suo domino vel amico ut possit a curia litteras impetrare. Qualiter simpliciter diceret, si personaliter in presentia sua foret ? ‘Ego rogo dominationem vestram de qua multum confido, ut dignemini mihi adiutorium vestrum dare, ita quod in tali causa quam habeo cum Petro possim habere litteras a domino papa’. Ecce, habes materiam : recurre igitur ad dispositionem ipsius hoc modo : ‘Dominationem vestram, de qua gero fiduciam pleniorem, humili prece rogito incessanter quod mihi vestre liberalitatis et gratie taliter dignemini subsidium impartiri, quod in tali causa, vestra potentia faciente, litteras apostolicas impetrare valeam et habere’ » (Guidonis Fabe, Summa dictaminis, chap. 78, p. 334-335).
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précédent15. Dans le manuel pour podestat connu sous le titre de Liber de regimine civitatum, l’auteur, le juge Jean de Viterbe, reporte quelques autres modèles de discours politiques, en recommandant ceci au lecteur : utilise l’exorde précédent, ou bien reviens en arrière et choisis dans ce livre les passages qui te sembleront les plus adaptés parmi les discours qui y sont déjà présents16. Cette technique de composition fondée sur des éléments mobiles était bien connue dans les textes épistolaires et également dans les sermons, mais ici, dans les discours publics, elle devient presque une règle, et elle est surtout pleinement mise en évidence, comme si le texte comportait, à l’intérieur, son propre mode d’emploi. En découle une conséquence importante : la possibilité presque infinie de désintégration et de recomposition des modèles pouvait générer une circulation très large de chaque section du discours prise une par une, ou même de simples fragments, alimentant ainsi un répertoire partagé de sujets politiques, aussi diffusé que l’était la circulation des fonctionnaires communaux. D’une part donc, l’éloquence civile était le fruit du monde des communes et de ses institutions, mais d’autre part elle contribuait elle-même à rendre ce monde homogène et à unifier son langage politique. La relève des générations Voyons enfin les transformations qui ont eu lieu au cours de la seconde moitié du xiiie siècle et le succès qui s’affirme alors du modèle rhétorique cicéronien. Pour comprendre ce qui s’est passé dans un contexte large, je dois parler de la relève des générations intellectuelles dans les cités communales, qui a eu lieu au cours des années quarante de ce siècle. En effet, c’est plus ou moins pendant cette décennie que se tarit la grande génération des maîtres universitaires de rhétorique et des spécialistes du dictamen, de Boncompagno de Signa à Guido Faba et à Bene de Florence, qui avaient jusque là revendiqué un monopole sur les formes de la communication. La réflexion sur l’efficacité de la parole passe maintenant à une génération d’intellectuels, surtout des notaires et des juges, qui ne sont pas liés à l’université mais qui sont, pour ainsi dire, des produits internes de la culture citadine, des hommes qui voient dans la dimension de la civitas leur habitat naturel et leur futur. Walter Pohl a parlé avec bonheur, à propos des intellectuels du Moyen Âge, d’une tension toujours ouverte au cours des siècles entre une conception du savoir en tant que privilège, comme précieux 15
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Oculus pastoralis pascens officia et continens radium dulcibus pomis suis, éd. D. Franceschi, Torino, 1966, chap. 5, p. 26. Beaucoup d’exemples dans Iohannis Viterbiensis, Liber de regimine civitatum, éd. G. Salvemini, dans Scripta anecdota glossatorum, III, Bologna, 1901, p. 215-280.
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secret réservé aux rares personnes capables d’y accéder, et le savoir en tant qu’instrument pour intervenir sur la réalité et l’influencer17. En schématisant fortement, il me semble que la génération des maîtres de rhétorique, celle qui est désormais sur le point de passer la main, manifeste surtout la première attitude, tandis que la génération qui commence alors son activité publique s’inspire surtout de la seconde : des hommes comme Albertano da Brescia, Jean de Viterbe, plus tard le notaire Brunetto Latini et le juge Bono Giamboni, ainsi que beaucoup d’autres comme eux, sont évidemment des litterati, mais ils relient leur condition d’hommes cultivés à un devoir de redistribution sociale du savoir. Et c’est justement pour cette raison qu’on doit à des hommes comme eux, qui collaboraient sans aucune hésitation avec les gouvernements communaux, le développement d’une puissante pédagogie sociale ainsi que la construction de programmes éducatifs qui affrontent tous les problèmes principaux du citadin qui doit trouver un compromis entre les comportements individuels et les comportements collectifs. C’est cette volonté d’éduquer qui est à l’origine du développement notable de la littérature didactique communale, d’abord en latin puis en vulgaire : tout est inclus dans cette construction des bonnes mœurs, les vices et les vertus, la famille, l’amitié, le juste profit, parler et se taire, comment donner des conseils, comment se comporter avec prudence. Chacun de ces sujets reçoit une attention particulière dans un traité spécifique ou à l’intérieur d’un traité plus ample, ceux-ci puisant en général de façon créative dans le patrimoine de la moralité antique : des livres sapientaux de la Bible aux dits de Caton, des recueils de sentences de Cicéron jusqu’à la Formula vitae honestae de Martin de Braga (le pseudo-Sénèque), sans oublier des textes plus récents, d’André le Chapelain au Moralium dogma philosophorum. La construction de ce système de valeurs a également eu un côté plus obscur ; quand on établit les règles du comportement social, on établit aussi que celui qui ne les accepte pas est exclu de la communauté, et, de fait, la seconde moitié du xiiie siècle a été simultanément une phase d’élargissement de la participation politique et une phase de dramatiques exclusions. Mais malgré cela, il est impossible de ne pas voir comme une importante nouveauté cet engagement des intellectuels dans le projet communal. En ce qui concerne la prise de parole publique, les changements furent assez importants pour la faire parvenir à une légitimation totale. C’est dans ce large contexte, où l’on peut observer un nouveau comportement des intellectuels par rapport à la communication publique, que furent effectuées, dans les années soixante, les vulgarisations des œuvres de Cicéron (ou celles qui lui étaient attribuées). Parmi celles-ci, les plus connues furent précisément 17
W. Pohl, « Intellettuali e potere nei regni romano-barbarici », dans Scuola di dottorato in studi storici dell’Università di Torino, Intellettuali e politica. Seminario per i dottorati di ricerca in discipline storiche. Torino, 23-25 febbraio 2005, Torino, 2006, p. 39-52.
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la Rettorica de Brunetto Latini, qui est une traduction d’une partie du De inventione, avec un très long commentaire de Brunetto, et le Fiore di rettorica du juge Bono Giamboni, qui traduisit de façon créative la Rhetorica ad Herennium. Quelles ont été les conséquences de ces relectures de Cicéron sur l’éloquence politique ? Ma suggestion est, qu’à ce point, il est nécessaire de distinguer clairement deux plans différents du discours. Si nous continuons à observer notre objet principal, la concio, qui est la partie la plus facilement accessible de l’éloquence dans sa pratique, alors je pense que la concio, tant qu’on peut en suivre les traces, est restée un produit culturel dont la matrice a été essentiellement liée à l’ars dictaminis. Les recueils de modèles oratoires reproduisent le schéma que nous avons appris à connaître ; c’est le cas des Arringhe du notaire bolonais Matteo dei Libri (avant 1275) ainsi que d’autres textes qui se sont inspirés de cet auteur, comme les Dicerie du notaire florentin Filippo Ceffi ou le Flore di parlare de Giovanni de Vignano18. En d’autres termes, le dictamen, en tant qu’ordonnateur logique du discours parénétique, a été maintenu très longtemps, et cette persistance est cohérente avec la constance du rapport plus général entre la culture épistolaire et le langage de la politique, constance qui a été montrée dans le grand livre de Benoît Grévin sur les lettres de Pierre de la Vigne19. Cicéron a eu une importance énorme sur un plan différent, qui n’est pas celui du discours concret, mais plutôt celui de la relation entre les « dits » et les « faits », celui de savoir ce que signifie parler pour la politique. Et c’est justement en me plaçant maintenant sur ce plan que je conclurai en soulignant de façon schématique trois points. Premier point. L’horizon conceptuel dans lequel la figure de l’orateur était conçue a connu de profonds changements. Il a été impossible de ne pas superposer au concionator, d’un point de vue idéal, la figure du vir bonus dicendi peritus suggérée par la rhétorique classique, c’est-à-dire de l’homme qui ne se limite pas à prendre la parole quand cela est nécessaire mais qui trouve plutôt dans l’exercice d’une prise de parole publique son terrain naturel d’intervention. Cette nouvelle perspective dépassait le jugement individuel des orateurs, un jugement qui pouvait, au cas par cas, être négatif ; ceci n’avait que peu d’importance, face au fait qu’on percevait désormais l’orateur en terme catégoriel : avec l’emploi d’une étymologie erronée, Brunetto Latini parlait d’un rector qui devait également être rhetor, c’est-à-dire d’un homme de gouvernement dont la caractéristique la plus authentique était sa capacité à contrôler de même façon l’échange politique et l’échange verbal. Deuxième point. Que les mots puissent servir la politique n’était pas une nouveauté. Cependant, dans la deuxième moitié du siècle, il arrive même que 18 19
Matteo dei Libri, Arringhe, éd. E. Vincenti, Milano-Napoli, 1974. B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval. Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (XIIIe-XVe siècles), Rome, 2008.
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le gouvernement d’une ville soit présenté comme une union à part égale et indissoluble d’actes de paroles et d’actes pragmatiques. Le troisième livre du Tresor de Brunetto Latini est l’apothéose de cette présentation puisqu’il réunit à l’intérieur d’un même texte la rhétorique et la politique, comprises comme un unique savoir à deux faces. Dans ce contexte, qui tend continuellement à superposer l’art de parler et l’art de gouverner, les formes d’exaltation hyperbolique de la rhétorique ne manquent pas, de la Rettorica de Brunetto au prologue du Fiore di rettorica de Bono Giamboni : mais il s’agit justement d’exaltations différentes des célébrations autoréférentielles que l’on rencontrait chez certains dictatores, parce que la rhétorique est désormais célébrée comme un des noyaux de la vie en société. Troisième point. L’acte de parole ne se range pas uniquement dans le cadre de la politique quotidienne, mais se place rétrospectivement dans la genèse elle-même de la politique au sein de la communauté des hommes. Ici, nous devons peut-être dépasser l’attitude consistant à considérer exclusivement des textes successifs de matrice aristotélico-thomiste faisant remonter l’origine de la communauté politique à la propension naturelle des hommes à la vie en société. En réalité, dans certains textes de l’âge des podestats, circule une autre version, inspirée surtout du grand mythe proposé par Cicéron au début du De inventione : celui du passage d’un état sauvage de l’humanité à une condition politique réglée par des lois et des usages civils, à travers l’œuvre d’un héros fondateur aux traits orphiques, doué de sagesse et d’éloquence, qui sut porter les hommes primitifs à la mansuétude et à la socialité en les persuadant de vivre ensemble selon la raison. Ceci est la version proposée par Brunetto Latini dans la Rettorica et ce récit apparaît également dans le Tresor, où il se mêle cependant avec d’autres matériaux qui proviennent en grande partie de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Or, cette version de l’origine de la politique introduit deux conséquences précises dans la culture des communes : d’un côté, elle unit de façon indissoluble l’éloquence à l’origine même des communautés humaines en tant que communautés politiques ; les hommes sont passés de l’état sauvage à l’état politique parce que quelqu’un leur a enseigné à parler avec sagesse et efficacité. D’un autre côté, puisque la communauté politique, selon cette version, n’est pas un produit de la nature mais un produit artificiel de culture, elle ne peut pas être tenue pour acquise une fois pour toutes. De la même manière qu’à la nuit des temps on est entré dans la civilisation, on ne peut rester civil qu’en reproduisant chaque jour la condition qui a permis le grand passage, c’est-àdire la capacité éducatrice de l’éloquence accompagnée de sagesse. En d’autres termes, la société, pour rester une société, a un besoin continu de héros éducateurs qui sachent parler et sachent enseigner l’art de la parole. De cette façon, le pouvoir des mots entre comme élément constitutif dans une grande anthropologie politique des communautés humaines : une anthropologie qui
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est autant historique, lorsqu’elle parle du passé, que contemporaine, lorsqu’elle fait allusion de façon transparente au présent de la société communale et au rôle que peuvent jouer dans la politique les hommes qui connaissent la force de la sage éloquence. Note bibliographique Les sujets abordés dans cet essai sont développés de manière plus approfondie dans diverses contributions de Enrico Artifoni, parmi lesquelles : « I podestà professionali e la fondazione retorica della politica comunale », Quaderni storici, 63 (1986), p. 687-719 ; « Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano », Quaderni medievali, 35 (1993), p. 57-78 (également en français dans Cultures italiennes (XIIe-XVe siècles), éd. I. Heullant-Donat, Paris, 2000, p. 269-296) ; « Retorica e organizzazione del linguaggio politico nel Duecento italiano », dans Le forme della propaganda politica nel Due e nel Trecento, éd. P. Cammarosano, Roma, 1994, p. 157-182 ; « Gli uomini dell’assemblea. L’oratoria civile, i concionatori e i predicatori nella società comunale », dans La predicazione dei Frati dalla metà del ‘200 alla fine del ‘300, Spoleto, 1995 (Atti del XXII Convegno della Società internazionale di studi francescani), p. 141-188 ; « Sapientia Salomonis. Une forme de présentation du savoir rhétorique chez les dictatores italiens (première moitié du xiiie siècle) », dans La parole du prédicateur, Ve-XVe siècle, éd. R. M. Dessì, M. Lauwers, Nice, 1997, p. 291-310 ; « Orfeo concionatore. Un passo di Tommaso d’Aquino e l’eloquenza politica nelle città italiane nel secolo xiii », dans La musica nel pensiero medievale, éd. L. Mauro, Ravenna, 2001, p. 137-149 ; « Boncompagno da Signa, i maestri di retorica e le città comunali nella prima metà del Duecento », dans Il pensiero e l’opera di Boncompagno da Signa, éd. M. Baldini, Signa, 2002, p. 23-36 ; « L’oratoria politica comunale e i ‘laici rudes et modice literati’ », dans Zwischen Pragmatik und Performanz : Dimensionen mittelalterlicher Schriftkultur, éd. C. Dartmann, T. Scharff, C. F. Weber, Turnhout, 2011, p. 237-262. Après une longue période où elle n’a suscité que peu d’intérêt, l’importance de l’éloquence politique dans le monde des communes est désormais un fait reconnu, comme le prouve le remarquable développement des études internationales au cours des vingt dernières années. Pour ne citer que les contributions les plus significatives (et en excluant le cas de l’éloquence des laïcs sous forme de prédications, qui demande une approche différente), nous rappelons par ordre chronologique de parution : P. Koch, « Ars arengandi », dans Historisches Wörterbuch der Rhetorik, éd. G. Ueding, I, Tübingen, 1992, col. 1033-1040 ; P. von Moos, « L’ars arengandi italienne du xiiie siècle. Une école de la communication », [1993], dans Id., Entre histoire et littérature. Communication et culture au Moyen Âge, Firenze, 2005, p. 389-415 ; C. Delcorno, « Professionisti della parola : predicatori, giullari, concionatori », [1994], dans Id., « Quasi quidam cantus ». Studi sulla predicazione medievale, éd. G. Baffetti, G. Forni, S. Serventi, O. Visani, Firenze, 2009, p. 3-21 ; V. Cox, « Ciceronian Rhetoric in Italy, 1260-1350 », Rhetorica, 17 (1999), p. 239-288 ; P. Cammarosano, « L’éloquence laïque dans l’Italie communale (fin du xiie-xive siècle) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 158 (2000), p. 431-442 ; S. J. Milner, « Citing the Ringhiera : The Politics of Place and Public Address in Trecento Florence », Italian Studies, 55 (2000), p. 53-82 ; V. Cox, « Ciceronian Rhetorical
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Theory in the Volgare : A Fourteenth-Century Text and Its Fifteenth-Century Readers », dans Rhetoric and Renewal in the Latin West 1100-1540. Essays in Honour of John O. Ward, éd. C. J. Mews, C. J. Nederman, R. M. Thomson, Turnhout, 2003, p. 201-225 ; R. M. Dessì, « Pratiques de la parole de paix dans l’histoire de l’Italie urbaine », dans Prêcher la paix et discipliner la société. Italie, France, Angleterre (XIIIe-XVe siècles), éd. R. M. Dessì, Turnhout, 2005, p. 245-278 ; T. Haye, Lateinische Oralität. Gelehrte Sprache in der mündlichen Kommunikation des hohen und späten Mittelalters, Berlin, 2005 ; S. J. Milner, « Exile, Rhetoric, and the Limits of Civic Republican Discourse », dans At the Margins. Minority Groups in Premodern Italy, éd. S. J. Milner, Minneapolis-London, 2005, p. 162191 ; V. Cox, « Ciceronian Rhetoric in Late Medieval Italy : The Latin and Vernacular Tradition », dans The Rhetoric of Cicero in Its Medieval and Early Renaissance Commentary Tradition, éd. V. Cox, J. O. Ward, Leiden, 2006, p. 109-143 ; S. J. Milner, « Communication, Consensus and Conflict : Rhetorical Precepts, the ars concionandi, and Social Ordering in Late Medieval Italy », dans The Rhetoric of Cicero, p. 365-408 ; B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval. Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (XIIIe-XVe siècles), Rome, 2008 ; S. J. Milner, « ‘Le sottili cose non si possono bene aprire in volgare’ : Vernacular Oratory and the Transmission of Classical Rhetorical Theory in the Late Medieval Italian Communes », Italian Studies, 64 (2009), p. 221-244 ; Cum verbis ut Italici solent ornatissimis. Funktionen der Beredsamkeit im kommunalen Italien/Funzioni dell’eloquenza nell’Italia comunale, éd. F. Hartmann, Göttingen, 2011 ; F. Hartmann, Ars dictaminis. Briefsteller und verbale Kommunikation in den italienischen Stadtkommunen des 11. bis 13. Jahrhunderts, Ostfildern, 2013.
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SERMO POTENS RHÉTORIQUE, GRÂCE ET PASSIONS DANS LA PRÉDICATION MÉDIÉVALE Dans sa Chronique Salimbene de Parme raconte qu’un fameux prédicateur, le franciscain Berthold de Ratisbonne, troublait à tel point ses auditeurs que ceux-ci, habitués à trembler comme des joncs dans l’eau quand il prêchait, l’imploraient, pour l’amour de Dieu, de ne plus parler du Jugement dernier, parce qu’écouter ses paroles aurait été pour eux un poids insupportable1. Berthold, et avec lui les autres qui, selon les témoignages de leurs contemporains, avaient suscité des émotions violentes grâce à une prédication passionnée et dramatique, était certainement un orateur exceptionnel2 ; toutefois tous les prédicateurs du Moyen Âge ont essayé, avec succès ou pas, de provoquer avec leurs paroles des émotions telles que la haine pour les péchés ou l’amour pour Dieu, l’espoir du salut ou la crainte du jugement divin. Je voudrais ici, dans ce volume consacré au pouvoir des mots, considérer dans les textes sur la prédication la réflexion sur le pouvoir qu’a la parole du prédicateur de modifier les conditions émotionnelles de son auditoire3. Le choix d’étudier le pouvoir psychagogique de la parole en rapport à la prédication vient de la conviction qu’il existe un lien privilégié entre éloquence chrétienne et passions : dans la mesure où le christianisme élève les passions au rang d’instruments nécessaires au salut, les verba affectuosa, à savoir les mots qui arrivent à provoquer les bonnes passions chez les fidèles, 1
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Salimbene Parmensis, Chronica, éd. G. Scalia, Turnhout, 1999 (CCCM 125A), p. 841 : « Et cum de tremendo iuditio predicaret, ita tremabant omnes, sicut iuncuus tremit in aqua. Et rogabant eum, amore Dei, ne de tali materia loqueretur, quia eum audire terribiliter et horribiliter gravabantur. » Cfr D. d’Avray, The Preaching of the Friars. Sermons diffused from Paris before 1300, Oxford, 1985, p. 61 qui souligne ce caractère exceptionnel de Berthold de Ratisbonne ; pour l’opinion contraire, cfr A. Thompson, Revival Preachers and Politics in Thirteenth-Century Italy. The Great Devotion of 1233, Oxford, 1992, tr. it., Milan, 1996, p. 104-106. J’ai déjà abordé ce thème dans deux articles auxquels je renvoie pour des analyses plus approfondies : « Le calame du Saint-Esprit. Grâce et rhétorique dans la prédication au xiiie siècle », dans La parole du prédicateur, Ve-XVe siècle, éd. R. M. Dessì, M. Lauwers, Nice, 1997, p. 235-254 et « Sermo affectuosus. Passions et éloquence chrétienne », dans Zwischen Babel und Pfingsten. Sprachdifferenzen und Gesprächsverständigung in der Vormoderne (8.-16. Jh.) – Entre Babel et Pentecôte. Différences linguistique et communication orale avant la modernité (VIIIe-XVIe siècle), éd. P. von Moos, Münster-Vienne-Berlin-Zürich, 2008, p. 519-532.
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 225-237 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101903
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acquirent une fonction et une légitimité que ces mots n’avaient pas dans la rhétorique païenne (où ils étaient souvent objets de soupçon, méfiance et parfois même mépris) et qu’ils n’ont pas peut-être pas non plus dans d’autres formes du discours persuasif au Moyen Âge. Dans les textes écrits pour la prédication entre la fin du xiie et la première moitié du xive siècle, dans les artes predicandi comme dans les recueils des sermons, lorsque les prêcheurs réfléchissent sur leur action, ils envisagent le movere affectus comme une des tâches principales de la prédication, conviction fort partagée même si elle est exprimée de différentes manières. Certains, en citant Grégoire le Grand, rappellent que chaque sermon doit émouvoir en inspirant l’amour et la peur envers Dieu à travers l’évocation de la joie céleste et des terreurs des supplices infernaux4 ; d’autres, c’est le cas par exemple d’Humbert de Romans, écrivent que la prédication est utile dans la mesure où elle arrive à briser les cœurs, à les inonder de piété, de dévotion, de 4
Gregorius Magnus, Homélies sur l’Évangile, Homilia XI, 5, éd. R. Étaix, C. Morel, B. Judic, Paris, 1992 (SC 485), p. 270 : « Ille in sancta ecclesia doctus predicator est, qui et noua scit proferre de suauitate regni, et uetusta dicere de terrore supplicii, ut uel poenae terreant quos praemia non inuitant. Audiat de regno quod amet, audiat de supplicio unusquisque quod timeat, ut torpentem animum et terrae uehementer inhaerentem, si amor ad regnum non trahit, timor minet. » Parmi les auteurs médiévaux : Guibertus de Novigento, Quo ordine sermo fieri debeat, in Opera, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, 1993 (CCCM 127), p. 60 : « Omni homini in confusione vitiorum summerso satis quidem utile est supplicia inferni quam sint horrenda edicere et cum illo ineffabili suo horrore quam sint infinita narrare. Sicut enim in caelesti regno positis nichil beatitudinis deerit, sic econtrario in aeternum damnatis nichil miseriae, nichil quoad ad penam pertineat deesse poterit » ; Alexander Essebiensis, De artificioso modo praedicandi, in Opera theologica, éd. F. Morenzoni, T. H. Bestul, Turnhout, 2004 (CCCM 188), p. 31 : « Ideo autem in omni sermone oportet commemorari premia iustorum et penas reproborum, ut auditores ad preceptorum completionem prouocet hinc amor et inde timor » ; voir aussi ibid., p. 53 : « Inuitet nos, fratres karissimi, ad officii nostri executionem uel amor premii uel timor supplicii », et p. 59 : « Si autem aliquis adeo carnalis, adeo obstinatus fuerit ut uolit predicta bona facere uel mala uitare, quod erit quo possit cogi ut uelit ? Certe amor mercedis uel timor pene. Respiciamus ergo ad mercedem, ut amore illius ad laborem prouocemur […]. Si desit mercedis amor, det pena timoris. Quod non cogit amor, cogat adire timor, timor mortis, timor iudicii, timor gehenne » ; Thomas de Chobham, Summa de arte praedicandi, éd. F. Morenzoni, Turnhout, 1988 (CCCM 82), p. 28 : « Quilibet igitur predicator, hec duo debet in suo sermone commiscere, ut semper ex una parte incutiat auditoribus timorem Dei propter penas inferni, et ex altera parte inuitet eos ad amorem Dei propter glorie premium » ; à partir de cette affirmation Thomas explique comment le prédicateur doit inviter son auditoire à l’amour et à la peur dans deux chapitres : le premier, intitulé Quomodo auditores inuitandi sunt ad amorem Dei, parle des œuvres de miséricorde (p. 28-32) ; le deuxième, intitulé Quomodo auditores absterrendi sunt, parle des peines de l’enfer, du jour du Jugement divin et du moment de la mort (p. 32-53) ; pseudo-Guilelmus Alvernus, Ars predicandi, dans A. De Poorter, « Un manuel de prédication médiévale. Le ms. 97 de Bruges », Revue neoscolastique de philosophie, 25 (1963), p. 201 : « Gaudiorum promissio et poenarum comminatio nulli sermoni deesse debent, ut spe premii iusti confortentur, etiam ad viriliter operandum incitentur, et timore poenarum mali deterreantur. » Voir à ce propos, F. Morenzoni, Des écoles aux paroisses. Thomas de Chobham et la promotion de la prédication au début du XIIIe siècle, Paris, 1995, p. 100-111.
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componction et à les enflammer d’amour5 ; d’autres encore, et ils sont nombreux, soutiennent que le but de la prédication est double : l’illuminatio intellectus et l’inflammatio affectus6. Il ne s’agit cependant pas d’une idée nouvelle. L’idée que la capacité d’émouvoir relève des pouvoirs des mots se retrouve dans toute l’histoire de la rhétorique. Au Moyen Âge le point de départ obligé pour tous est Augustin. Dans des pages très connues du De doctrina christiana, on peut lire que l’orateur chrétien doit savoir docere (enseigner), delectare (réjouir), flectere (plier pour induire à l’action). Flectere (qui est remplacé parfois par movere) signifie justement émouvoir, provoquer des passions : « il (l’auditeur) sera plié (flectitur) s’il ai me ce que tu lui promets, crai nt ce que tu menaces, hait ce que tu blâmes, appré c ie ce que tu recommandes, sou f f re de ce que tu présentes d’une façon douloureuse, jou it quand tu lui parle de choses allègres, éprouve de la compassion pour ceux que tu lui présentes comme misérables, f u it ceux que tu lui conseilles par des paroles menaçantes d’éviter7 ». Si l’idée que le prédicateur doit émouvoir est une idée ancienne et partagée par tous en termes généraux, il faut dire toutefois qu’il y a des accents différents, sinon des opinions différentes, sur le rôle que le movere 5
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Humbertus de Romanis, De eruditione praedicatorum, I, vi, De utilitate quam confert praedicatio facta hominibus dans Opera de vita regulari, éd. J. J. Berthier, Romae, 1889, t. II, p. 391 : « Item, sunt quidam corde duriores quam saxa : sed verbum Dei frangit interdum duritiam […]. Item, sunt quidam sicci ad pietatem et ad compunctionem, et devotionem ad Deum, juxta illud Ps. 142 : Anima mea sicut terra sine aqua tibi : sed verbum Dei facit eos liquescere […]. Item, sunt multi in quibus charitas refriguit : sed verbum Dei accendit eam. » Quelques exemples : Johannes Walensis, Forma predicandi, Paris, Bibliothèque Mazarine 569, fol. 81va, cité par F. Morenzoni, « Parole du prédicateur et inspiration divine d’après les ‘Artes predicandi’ », dans La parole du prédicateur, p. 284 : « Praedicatio est, inuocato Dei auxilio, propositi thematis diuidendo et concordando, clara et deuota expositio, ad intellectus catholicam illustrationem et affectus caritatiuam inflammationem » ; Federico Visconti, « Dominica quarta in Adventu », dans Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti archevêque de Pise 1253-1277, éd. N. Bériou, Rome, 2001, p. 378 : « Quando clerici litterati et intelligentes conveniunt ad sermonem, ad duo debent venire : primo ut inflammetur affectus, secundo ut illuminetur ipsorum intellectus » ; Thomas Aquinas, In Ps. XLVII, dans Opera Omnia, vol. XIV, Parmae, 1863, p. 334 : « Omnis praedicatio ad duo debet ordinari ; scilicet ad ostendendum Dei magnificentiam, sicut quando praedicat fidem, vel ad annuntiandum beneficia Dei, ut accendatur caritas in eorum cordibus » ; chez le prédicateur Jean de Verdi la couple intellectus/affectus distingue l’enseignement de la prédication : « Lectio principaliter est ad instruendum intellectum, sed predicatio est ad informandum affectum » (ms. Bodleian, Ashmole 757, fol. 265vb, cité par D. d’Avray, The Preaching of the Friars, p. 196, n. 2). Pour le couple intellectus/affectus comme topos de la prédication mendiante, cfr ibid., p. 246-249. Augustinus, De doctrina christiana, éd. J. Martin, Turnhout, 1962 (CCSL 32), IV, xii, 27, p. 135 : « Flectitur, si amet, quod polliceris, timeat, quod minaris, oderit, quod arguis, quod commendas amplectatur, quod dolendum exaggeras, doleat ; cum quid laetandum praedicas, gaudeat, misereatur eorum, quos miserandos ante oculos dicendo constituis, fugiat eos quos cauendos terrendo proponis ».
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affectus doit avoir dans la prédication. Augustin avait proposé une solution équilibrée, dans laquelle, en laissant de côté le delectare, qui semble plutôt un instrument au service des deux autres, le docere et le flectere sont tous les deux considérés comme fondamentaux : si le docere est le moment initial et toujours nécessaire de l’action oratoire, le flectere en est l’accomplissement, la perfection. Flectere se trouve donc à la fin de l’œuvre de persuasion et il peut être considéré comme une espèce de preuve finale de l’efficacité du discours. Le prédicateur doit savoir enseigner, mais, s’il veut que son enseignement soit efficace en se traduisant en action, il faut qu’il sache plier, c’est-à-dire émouvoir8. Dans la prédication médiévale on peut reconnaître deux tendances : l’une, qui privilégie le docere, l’autre qui met au premier plan le flectere. Si l’on regarde les définitions de ‘prédication’ que l’on trouve dans les textes, la tendance qui privilégie le docere, l’intellectus par rapport à l’affectus, semble prévaloir. La prédication est définie tour à tour comme instructio (Alain de Lille), nuntiatio uerbi Dei (Thomas de Chobham), desponsacio evangelice veritatis (Guillaume d’Auvergne)9. Parfois il y a aussi une sorte de précaution envers une prédication qui aurait trop confiance dans son pouvoir d’émouvoir. C’est le cas d’Humbert de Romans, qui, à cause de la labilité des affections, considère la commotio comme un fruit mineur de la prédication. Certains auditeurs, explique Humbert, durant la prédication, s’émeuvent beaucoup, ils éprouvent beaucoup de douleur, de crainte, et d’autres pieuses affections, mais une fois le sermon terminé, ils se refroidissent comme des casseroles retirées du feu, sans arriver à se convertir, se repentir, se confesser, c’est-à-dire sans faire ce pour quoi ils ont été émus10. Sur l’autre versant, on trouve les partisans de l’inflammatio affectus. Le champion de ce ‘courant affectif’ est sans doute Roger Bacon qui, dans la Moralis Philosophia et dans l’Opus tertium, parle de la nécessité pour les prédicateurs chrétiens d’employer un sermo affectuosus et potens, à savoir une parole capable de « changer l’affect en action », « de ravir l’âme de l’auditeur pour le conduire sans qu’il ne s’en aperçoive (sine previsione) à l’amour du bien et à la fuite du mal11 ». L’éloge du sermo affectuosus 8
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Cfr M. Banniard, ‘Viva voce’. Communication écrite et communication orale du IVe au XIe siècle en Occident latin, Paris, 1992, p. 85-92 ; G. Lettieri, L’altro Agostino. Ermeneutica e retorica della grazia dalla crisi alla metamorfosi de ‘De doctrina christiana’, Brescia, 2001, p. 459-488 et 567-582. Pour ces définitions, voir F. Morenzoni, Des écoles aux paroisses, p. 25-33. Humbertus de Romanis, De eruditione praedicatorum, I, xxvii, De fructibus praedicationis minus bonis, p. 442 : « Aliud est commotio. Sunt enim aliqui qui in praedicatione moventur interdum vel ad compuctionem […] vel ad timorem […] vel ad aliquam bonam sollicitudinem […] vel ad alium pium affectum […]. Sed hoc non prodest quibusdam, quia statim post sermonem refrigescunt, sicut olla fervens elongata ab igne ; sola vero hujusmodi commotio non sufficit ad salutem. » Rogerius Bacon, Moralis, éd. E. Massa, Turici, 1953, p. 247-263, en particulier pour le passage cité, p. 253 : « sermonibus affectuosis, qui magnifice immutant affectum in opus » ; Id., Opus tertium, éd. J. S. Brewer, Londres, 1858, p. 303-310, en particulier pour le passage cité, p. 304305 : « ut animus ad id quod intendit persuasor rapiatur sine praevisione et subito cadat in
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s’accompagne chez Bacon de la polémique contre la majorité des prédicateurs de son temps (le vulgus predicantium) qui utilise les techniques du sermo modernus, la division, la concordance verbale, la consonance vocale, pour exciter l’intellectus et non pour élever l’affectus12. Mêmes accents dans l’ars predicandi, autrefois attribué à Guillaume d’Auvergne, où l’on retrouve la polémique contre la prédication farcie de divisions et de questions, qui est récitée comme une leçon et qui excite plus le sommeil que la douleur13. Une chose est certaine, au-delà de ces différences d’accents : tout le monde reconnaît que le prédicateur doit émouvoir, doit utiliser les mots pour provoquer des passions. Comment ? Avec quelle rhétorique ? Comment le prédicateur peut-il inviter son auditoire à l’amour de Dieu et à la haine des péchés ? Quant aux contenus, on l’a vu, le sermon doit exposer les thèmes topiques de la prédication chrétienne : les peines de l’enfer, les joies du paradis, le moment de la mort, le Jugement final, auxquels on pourrait ajouter les tribulations de la vie terrestre, les œuvres de miséricorde. Il s’agit de thèmes affectés d’une haute intensité émotionnelle, qui sont présentés à l’auditoire surtout à travers les paroles de l’Écriture. L’Écriture reste le point de repère pour l’œuvre d’éducation sentimentale entreprise par la prédication en Occident, le répertoire dans lequel les prédicateurs trouvent les thèmes, le lexique, les exemples, les modèles pour promouvoir un bon usage des passions. Mais l’Écriture n’est pas seulement un répertoire thématique, elle est aussi, comme l’expliquait déjà Augustin, un répertoire rhétorique. Dans
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amorem boni et odium mali ». Sur la rhétorique baconienne, voir I. Rosier-Catach, « Roger Bacon, Al-Farabi et Augustin. Rhétorique, logique et philosophie morale », dans La Rhétorique d’Aristote : traditions et commentaires de l’antiquité au XVIIe siècle, éd G. Dahan, I. RosierCatach, Paris, 1998, p. 87-110, et J. Hackett, « Roger Bacon on Rhetoric and Poetics », dans Roger Bacon and the Sciences. Commemorative Essays, Leyden-New York-Cologne, 1997, p. 133149. Rogerius Bacon, Opus tertium, p. 309-310 : « cum eis incumbit opus praedicandi, mutuantur et mendicant quaternos puerorum, qui adinvenerunt curiositatem infinitam praedicandi, penes divisiones et consonantias et concordantias vocales, ubi nec est sublimitas sermonis, nec sapientiae magnitudo, sed infinita puerilis stultitia, et vilificatio sermonum Dei […]. Sed excitantur audientes ad omnem curiositatem intellectus, ut in nullo affectus elevetur in bonum per eos qui talibus modis utuntur in praedicatione. Sed licet vulgus praedicantium sic utatur […] ». A. De Poorter, « Un manuel de prédication médiévale », p. 192-209, en particulier p. 202 : « Huiusmodi predicatio sine affectu et caritate procedens, que ut quedam firmata et continua lectio recitatur, amplius ad dormendum quam ad dolendum provocat et magis pulchrum nihil ex tali sermone quam aliquid utile acquiretur ». Pour l’attribution contestée à Guillaume d’Auvergne, voir F. Morenzoni, « ‘Praedicatio est rei predicate humanis mentibus presentatio’ : les sermons pour la dédicace de l’église de Guillaume d’Auvergne », dans Autour de Guillaume d’Auvergne († 1249), éd. F. Morenzoni, J.-Y. Tilliette, Turnhout, 2005, p. 293-295, qui estime qu’il n’y a aucune raison d’attribuer ce texte à l’évêque de Paris ; pour les ressemblances de ce texte avec les pages de Bacon sur la prédication, C. Casagrande, « Sermo affectuosus », en particulier p. 530.
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l’Écriture on trouve les contenus mais aussi les formes du discours émouvant : en particulier dans les épîtres de saint Paul, qui donnent les meilleurs exemples du style élevé (grande genus dicendi) qu’Augustin conseille pour le flectere14. Il s’agit d’un style fort et violent, pas nécessairement beau, mais capable, même dépourvu d’ornements, d’exprimer fièrement l’ardeur du cœur et de susciter des gémissements et des larmes et non des applaudissements15. Cette présence aussi envahissante des mots de l’Écriture dans la prédication fait en sorte que le pouvoir d’émouvoir des paroles du prédicateur coïncide en bonne partie avec le pouvoir des mots de l’Écriture, le plus efficace, le plus persuasif de tous les discours qui aient jamais été tenus. À ce point, le prédicateur devient simplement l’instrument d’un pouvoir qui est hors de lui, le calame d’un Dieu écrivain, le héraut d’un Dieu chef de l’armée, la trompette d’un Dieu musicien, selon des images avec lesquelles les prédicateurs aiment souvent se définir. La revendication, que l’on trouve parfois, par exemple chez Alexandre d’Asbhy ou le pseudo-Guillaume, d’un sermo simplex jugé plus puissant du point de vue émotionnel, qui reprend l’indication augustinienne d’un style dépouillé, se fonde justement sur la conviction que le pouvoir des mots est déjà, presqu’entièrement, dans la parole divine, laquelle doit être, à cause de cela, reproposée dans son intégrité16. 14
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Augustinus, De doctrina christiana, IV, xx, 42-44, p. 148-151. Sur la même ligne qu’Augustin, Roger Bacon, Moralis, p. 260-261 ; précédemment, même Abélard, dans le prologue du commentaire à l’Épître aux Romains, avait indiqué l’Écriture, et les épîtres de Paul en particulier, comme un « chef d’œuvre de l’art oratoire », cfr à ce propos P. von Moos, « La retorica medievale », dans Lo spazio letterario del Medio Evo, éd. G. Cavallo, C. Leonardi, E. Menestò, Roma, 1993, vol. I, 2, p. 231-271, maintenant dans P. von Moos, Entre histoire et littérature. Communication et culture au Moyen Âge, Florence, 2005, p. 293-326, en particulier p. 313-317. Augustinus, De doctrina christiana, IV, xx, 42, p. 148-149 : « Grande autem dicendi genus hoc maxime distat ab isto genere temperato, quod non tam uerborum ornatibus comptum est, quam uiolentum animi affectibus. Nam capit etiam illa ornamenta paene omnia, sed ea si non habuerit, non requirit. Fertur quippe impetu suo et elocutionis pulchritudinem, si occurrerit, ui rerum rapit, non cura decoris adsumit. Satis enim est ei propter quod agitur, ut uerba congruentia non oris eligantur industria, sed pectoris sequantur ardorem » ; voir aussi ibid., IV, xxiv, 53, p. 159 : « Grande autem genus plerumque pondere suo uoces premit, sed lacrimas exprimit […] non tamen egisse aliquid me putaui, cum eos audirem acclamantes, sed cum flentes uiderem. Acclamationibus quippe se doceri et delectari, flecti autem lacrimis indicabant ». Alexander Essebiensis, De artificioso modo praedicandi, p. 32-33 : « Tales quandoque auditoribus suis parum proficiunt, quia quamuis pulcro et ornatu utantur sermone, nulli tamen ex uerbis eorum infunditur compunctio uel deuotio, cum alii minus periti sermone simplici et incomposito in auditores suos magne compunctionis gratiam, aut deuotionis transfundant. Sed unde hoc contingit ? Quia gratiam in loquendo qua istorum donata est humilitas, illorum non habere meretur superbia. Qui ergo loqui uult utiliter, loquatur humiliter. Si quis loquitur, non quasi suos set quasi Christi sermones loquatur, nichil sibi in bene dictis attribuens, set omnia ei quo est omne bonum, tam in sermone quam in opere » ; ps.-Guilelmus Alvernus, Ars predicandi, p. 202 : « Affectuosus enim sermo et simplex, non politus vel
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Mais, malgré la grande puissance des paroles de l’Écriture, les textes adressés aux prédicateurs sont riches d’indications utiles pour arriver à émouvoir efficacement l’auditoire. Tout d’abord, avant la performance orale, il faut que le prédicateur possède soit une certaine expérience de la psychologie de son auditoire soit une connaissance de la typologie et de la dynamique des mouvements affectifs. Une prédication qui veut émouvoir ne peut faire abstraction d’une quelconque théorie, même rudimentaire, du système « pathémique », c’est-àdire de l’ensemble des passions. D’autant plus que le but est celui d’intervenir sur la condition d’ensemble des émotions de l’auditoire : souvent il s’agit de faire cohabiter entre elles des passions différentes et même opposées, l’amour pour Dieu et la haine pour le péché, la peur de la peine et l’espoir de la récompense ; ou de passer rapidement d’une passion à l’autre, de la honte à la douleur jusqu’à l’espoir ; ou, encore, de promouvoir une passion sans en susciter une autre, épouvanter sans entraîner l’auditoire au désespoir17. À cet égard, les points de repère sont très traditionnels. L’autorité fondamentale est encore, au fil des siècles, la Règle pastorale de Grégoire le Grand où les passions sont distinguées selon l’origine (passions tempéramentales ou occasionnelles18 et selon des couples d’opposition (laetitia/tristitia ; impudentia/verecundia ; patientia/impatientia ; benevolentia/ invidia ; mansuetudo/iracundia ; protervia/pusillanimitas)19 ; le prédicateur, explique Grégoire, doit tenir compte de ces couples parce que, en cas de passion dominante, il doit susciter la passion contraire pour rééquilibrer l’ensemble du système émotionnel : « Aux gens joyeux on doit présenter toutes les choses tristes qui viennent des peines éternelles ; aux gens tristes les choses joyeuses dont on profitera dans le royaume promis. Que les personnes joyeuses apprennent à s’effrayer grâce aux menaces acerbes ; que les tristes
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subornatus, amplius movet et edificat, exempli Apostoli Pauli qui non in sublimitate sermonis verbum Dei loquebatur et suis auditoribus utiliora proponebat. » Voir par exemple, sur le passage rapide de la peur à l’espoir et à l’amour, le pseudo-Guillaume d’Auvergne, Ars predicandi, p. 201 : « Interdum etiam loquendum est de iustitia Dei et de Ipsius districto examine, ut ad timorem audientium incutiamus. Statim, non postea, de infallibili Eius misericordia, ut quos ad terrorem induximus, ad spem pariter et amorem sublevemus. Debet enim peccator duci ad timorem districte Deu iustitie usque ad portas inferni, deinde reduci per spem de misericordia Ipsius usque ad ingressum paradysi. » Grégoire le Grand, Règle pastorale, éd. B. Judic, F. Rommel, C. Morel, Paris 1992 (SC 381-382), III, iii, p. 274 : « Nonnulli autem laeti uel tristes non rebus fiunt, sed consparsionibus exsistunt », et aussi III, xxxvii, p. 522-523 (pour le texte voir infra note 21). Par ces couples d’oppositions, Grégoire distingue les auditoires en personnes joyeuses et tristes (laeti/tristes), impudentes et pudiques (impudentes/verecundi), impétueuses et peureuses (proterui/pusillanimes), patientes et impatientes (patientes/impatientes), bienveillantes et envieuses (beneuoli/inuidi), dociles et irascibles (mansueti/iracundi) ; cfr Grégoire le Grand, Règle pastorale, II, iii, i, Quanta debet esse diuersitas in arte praedicationis, p. 262-266 ; classification reprise, par exemple, chez Humbert de Romanis, De eruditione predicatorum, I, xviii, De indiscreta praedicationis executione, p. 421-423.
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connaissent la joie des récompenses qu’ils gagneront »20. Souvent il peut arriver que deux passions opposées soient présentes ensemble dans la même personne, l’une comme passion tempéramentale, l’autre comme passion occasionnelle. Il peut arriver qu’un homme au tempérament gai ait un moment de tristesse ou qu’à l’inverse un homme au tempérament triste devienne gai tout à coup. Il peut arriver qu’un homme habituellement impulsif soit paralysé par la peur ou qu’un autre naturellement peureux devienne audacieux et impétueux. Dans ces cas où deux passions opposées (joie/ douleur ; audace/peur) sont présentes en même temps dans la même personne, le prédicateur doit doser son médicament spirituel, comme un médecin savant le fait avec les médicaments corporels, afin de diminuer ou même d’éliminer les passions occasionnelles sans augmenter toutefois les passions contraires tempéramentales et vice-versa. Par exemple, il doit éliminer la tristesse occasionnelle sans augmenter la joie tempéramentale ou modérer la joie naturelle sans accroître la tristesse momentanée21. À coté de l’héritage grégorien, qui s’inspire d’un modèle ‘hydraulique’ du système émotionnel, d’origine médicale, il y a très souvent – et dans ce cas l’attention se déplace du plan physiologique et psychologique au plan éthique – le vieux et très aimé système stoïcien des quatre affections principales (douleur, joie, peur et désir ou espoir) que Cicéron, Augustin, Boèce transmettent au Moyen Âge. Il s’agit, selon Thomas de Chobham, d’une des rares contributions que la philosophie peut apporter à la prédication. Dans l’interprétation augustinienne, qu’on peut lire dans les pages de la Cité de Dieu, ces quatre affections principales, définies selon la doctrine stoïcienne comme des maladies de l’âme, formes affaiblies de la volonté, ont toutefois la possibilité de s’élever au rang des vertus si elles sont ordonnées par l’amour au salut de l’âme22. À partir de cette interprétation, Thomas invite le 20
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Grégoire le Grand, Règle pastorale, III, iii, Quod aliter ammonendi sunt laeti atque aliter tristes, p. 272-274 : « Laetis uidelicet inferenda sunt tristia quae sequuntur ex supplicio ; tristibus uero inferenda sunt laeta quae promittuntur ex regno. Discant laeti ex minarum asperitate quod timeant ; audiant tristes praemiorum gaudia de quibus praesumant. » Grégoire le Grand, Règle pastorale, III, xxxvii, De exhortatione quae uni adhibenda est contrariis passionibus laboranti, p. 522-524 : « Plerumque enim quis laetae nimis consparsionis exsistit ; sed tamen eum repente oborta tristita immaniter deprimit. Curandum itaque praedicatori est quatinus sic tergatur tristitia, quae uenit ex tempore, ut non augeatur laetitia, quae suppetit ex consparsione, et sic frenetur laetitia, quae ex consparsione est, ut tamen non crescat tristitia, quae uenit ex tempore. Iste grauatur usu immoderatae praecipitationis, et aliquando tamen ab eo quod festine agendum est, eum uis praepedit subito natae formidinis. Ille grauatur usu immoderatae formidinis, et aliquando tamen in eo quod appetit, temeritate impellitur praecipitationis. Sic itaque in isto reprimatur subito oborta formido, ut tamen non excrescat enutrita diu praecipitatio. Sic in illo reprimatur repente oborta praecipitatio, ut tamen non conualescat impressa ex consparsione formido. » Cfr Alexander Essebiensis, De artificioso modo praedicandi, p. 29-30, qui reprend ces réflexions de Grégoire. Augustinus, De civitate Dei, IX, 4-5 et XIV, 5-9, éd. B. Dombart et A. Kalb, Turnhout, 1955 (CCSL 48), t. I, p. 251-255, t. II, p. 419-430. Cfr C. Casagrande, « Per una storia delle passioni
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prédicateur à distinguer avec attention les affections simplement provoquées par un dommage ou un avantage dans le domaine de la vie temporelle des affections qui sont au contraire des vertus (acquises ou infuses), comme par exemple la joie dont parle l’Apôtre quand il écrit : « Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur » (Phil. 4, 4), ou la douleur dont on lit dans Mt. 5, 5 : « Heureux les affligés23 ». Après ces connaissances psychologiques préliminaires, suivent des indications à propos de la composition du sermon. Il s’agit d’indications qui viennent parfois de la rhétorique ancienne et qui concernent la syntaxe et les formes de l’argumentation : l’usage de l’exclamation et de l’interjection est recommandé ainsi que l’usage savant des couples de contraires, l’alternance de récriminations et d’exhortations, d’éloges et d’insultes24, le recours à l’exemplum et surtout à la similitude. Bacon insiste beaucoup sur la valeur de la similitude en conseillant aux prédicateurs la connaissance et l’usage de l’argument poétique, une des espèces de l’argument rhétorique, « celle qui est faite des similitudes prises du monde naturel » et qui ne tient pas compte de
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in Occidente. Il Medioevo cristiano (De civitate Dei, IX, 4-5 ; XIV, 5-9) », Península. Revista de Estudos Ibéricos, 3 (2006), p. 11-18. Thomas de Chobham, Summa de arte praedicandi, p. 130-131 : « Quatuor sunt affectiones animi, scilicet gaudium, dolor, spes, timor ; de quibus oportet predicatorem considerationem habere. Gaudium est animi affectio de presenti bono, dolor de presenti malo, spes de futuro bono, timor de futuro malo. Unde Boetius ait : gaudia pelle, pelle timorem, spemque fugato nec dolor adsit. Nubila mens est uinctaque frenis, hec tibi regnant. Que autem differentia est inter spem uirtutem et spem affectionem et timore uirtutem et timorem qui est affectio, et inter gaudium de quo dicitur ad Philippenses : gaudete in Domino semper, et gaudium affectionis, similiter et inter dolorem de quo dicitur in Matheo V° : beatis qui lugent, et dolorem qui est affectio, alterius negotii qui est considerare. Potest tamen ad presens dici quod predicta quatuor, secundum quod uirtutes sunt uel dona, sunt habitus quidam a Deo infusi si sunt formati, uel habitus acquisiti ex frequenti bene agere si sunt informes. Affectiones, autem, sunt passiones uel passibiles qualitates illate a lucris uel dampnis temporalibus habitis uel habendis, et has affectiones oportet diligenter predicatorem considerare ad dehortandum homines. » L’alternance des verba vituperii pour les vices et des verba laudis pour les vertus ainsi que l’usage de l’exclamation et de l’interjection sont très recommandées par le pseudo-Guillaume qui propose aussi quelques exemples : « Quand on veut prêcher la haine pour le péché ou l’amour pour la vertu : ‘Quam vile, quam abhominabile est peccare et in peccatis sordescere’et ‘Quam iocundum, quam laudabile, quam utile est bonum agere’, ou encore ‘Heu, heu, quam plorandi sunt qui seipos non plorant, qui letales plagas suas non attendunt’ ; ou si on veut provoquer la douleur pour les péchés ou la joie de l’obéissance aux préceptes de Dieu : ‘O quantum gaudium, quanta letitia, quam plena felicitas est Deo servire, eum ex toto corde et proximum sicut seipsum diligere’ » (Pseudo-Guillaume d’Auvergne, Ars predicandi, p. 199203. Voir aussi S. Wenzel, Latin Sermon Collections from Later Medieval England, Cambridge 2005, p. 294-296, qui donne quelques exemples d’‘affective preaching’ en relation avec la prédication de la Passion du Christ.
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la vérité des propositions mais seulement de leur efficacité sur le plan de la persuasion25. Beaucoup d’enseignements regardent la forme matérielle du discours, sa matière sonore : Bacon, encore lui, arrive à suggérer la connaissance de la musique afin que le sermon, comme une composition musicale, possède un rythme puissant et en même temps doux pour ravir l’âme de l’auditoire26. D’autres insistent sur le ton de la voix : déjà Augustin conseillait le recours aux changements fréquents et brusques des tons de la voix, capables de manifester l’émotion de celui qui parle27. Thomas de Chobham écrit que le ton de la voix doit être conforme à l’émotion que l’on veut susciter dans l’auditoire : voix grave pour la haine des choses honteuses, plus ténue pour la miséricorde, tremblotante pour la peur, suivant le modèle d’une séquence très célèbre d’Horace selon laquelle il faut utiliser une voix triste pour les choses tristes, joyeuse pour parler des choses gaies, aiguë pour les choses rudes, soumise pour les choses humbles28. A cela s’ajoutent les gestes, les expressions du visage, les larmes, tous les signes extra-linguistiques qui manifestent les émotions, et que recommande par exemple le pseudoGuillaume et Bacon29. 25
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Rogerius Bacon, Moralis, p. 255-258 : « Tercium vero argumentum, quod flectit ad ea, que hec quinta parte considerat, rethoricum quidem est, sed vocatur proprio nomine ‘poeticum’ ab Aristotele et ceteris philosophis […]. Conponitur vero hoc argumentum similitudinibus sumptis ex rerum proprietatibus […]. Et secundum quod docet Avicenna in Logica sua, hoc argumentum non curat de veritate proposicionum nec de falsitate, quia non movet intellectum speculativum, set practicum. » Sur l’importance pour le prédicateur des enseignements de la musique voir Rogerius Bacon, Opus tertium, p. 306-309, en particulier p. 307 : « [sermones] debent ornari omni genere metri er rythmi, ut animus subito rapiatur in amorem boni et odium mali ; quatenus homo totus sine praevisione rapiatur et elevetur supra se, et non habeat mentem in sua potestate ». Augustinus, De doctrina christiana, IV, xviii, 36, p. 308-310 : « Quid est quod sic indignatur apostolus, sic corripit, sic exprobrat, sic increpat, sic minatur ? Quid est quod sui animi affectum tam crebra et aspera vocis mutatione testatur ? ». Thomas de Chobham, Summa de arte praedicandi, p. 302 : « Ut si utitur comminationibus Dei uel detestationem rerum turpium, debet habere uocem grauiorem. Si autem agit de misericordia uel de hiis que pertinent ad misericordiam, debet uocem suam aliquantulum attenuare. Si autem agit de rebus terribilibus debet habere uocem aliquantum tremulam et timenti similem ». Voir aussi Honorius Augustodunensis, Speculum Ecclesie, PL 172, col. 861862 : « ut rhetorica instruit, decenti gestu pronunciare, verba composite et humiliter formare, tristia tristi voce, laeta hylari, dura acri, humilia suppressa proferre » ; Alexandri Essebiensis, De artificioso modo praedicandi, p. 31-32 : « Nec solum oportet vocem, sed etiam et uultum materie conformari, ut leta uultu leto, et tristia tristi pronuntientur ». Cfr Horace, Ars poetica, 99-107. Pseudo Guillaume d’Auvergne, Ars predicandi, p. 201 : « Item gestus et verba quasi plangentis assumere debet peritus et providus predicator, quando loquitur de moltitudine delictorum et de vindicta Dei, et de poenis inferni. » Intéressant est ici l’usage de l’adverbe quasi qui rapproche la figure du prêcheur à celle de l’acteur, ibid., p. 202 : « Hunc autem predicandi modum, cum planctu scilicet et dolore de peccatis aliorum, docet nos ipse Dominus in Evangelio, cum videns civitatem Ierusalem flevit super illam […]. Item Apostolus docet
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Plusieurs de ces enseignements se fondent sur la conviction que, pour provoquer des passions, il faut en premier lieu les éprouver, ou du moins les manifester à la première personne. Pour le dire autrement, il faut que celui qui parle ressente ou fasse semblant de ressentir les passions qu’il veut transmettre à son auditoire. C’est une idée bien ancienne qui parcourt toute la rhétorique classique, là où l’orateur est associé soit à l’acteur soit au poète30 ; une idée que la prédication médiévale a acceptée pour l’essentiel en ouvrant la voie à des procédés de dramatisation et de théâtralisation du sermon, afin d’élever la puissance affective de la performance oratoire31 : une idée déjà présente chez Augustin quand il proposait l’image de Paul comme modèle de l’orateur chrétien, qui se donne en spectacle aux anges et aux hommes, en se montrant « heureux avec les heureux, pleurant avec les pleurants32 ». Enfin, il y a un autre instrument qui aide le prédicateur à enflammer l’affectivité de son auditoire : l’intervention directe de la part de Dieu sous forme d’une grâce spécifique, la gratia sermonis. Même si cette grâce, comme toute gratia gratis data, est indépendante des mérites de ceux qui la reçoivent,
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nos huiusmodi verba affectum dolentis exprimentia, ut excitemus et moveamus impios et peccantes dicens suis auditoribus : Non cessavi per triennium cum lacrimis monens unumquemque vestrum » ; Rogerius Bacon, Moralis, p. 258 : « Sed ad plenam persusionem poeticam non requiritur solum sermo efficax, aures permovens, nec sentencia magnifica, animum flectens, set animi motus et aptus corporis gestus, verbo sentencie conformis, ut magis animi motibus expressis corporaliter permoveat quam sentencia vel sermone. » Pour les gestes des prédicateurs, voir J.-C. Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, 1990, p. 278-284. Cfr S. Gastaldi, « Il teatro delle passioni. ‘Pathos’ nella retorica antica », Elenchos. Rivista di studi sul pensiero antico, 15 (1995), p. 59-82. C. Delcorno, « Professionisti della parola : predicatori, giullari, concionatori », dans Tra storia e simbolo. Studi dedicati a Ezio Raimondi dai direttori, redattori e dall’editore di ‘Lettere italiane’, Florence, 1994, p. 1-21, maintenant dans ‘Quasi quidam cantus’. Studi sulla predicazione medievale, éd. G. Baffetti, G. Forni, S. Serventi, O. Visani, Firenze, 2009, p. 3-21 ; sur la théâtralisation du sermon à la fin du Moyen Âge ; voir aussi Id., « Da Vicent Ferrer a Bernardino da Siena. Il rinnovamento della predicazione alla fine del Medioevo », dans ‘Mirificus praedicator’. À l’occasion du sixième anniversaire du passage de Saint Vicent Ferrer en pays romands, Roma, 2006, p. 7-38 (‘Quasi quidam cantus’, p. 291-289) e « Modelli retorici e narrativi da San Bernardino a San Giacomo della Marca », dans San Giacomo della Marca nell’Europa del ‘400, éd. S. Bracci, Padoue, 1997, p. 355-389 (‘Quasi quidam cantus’, p. 291-326). Autres exemples des prédicateurs qui utilisent gestes, images, objets pour provoquer les émotions, même violentes, de leurs auditoires dans M. G. Muzzarelli, Pescatori di uomini. Predicatori e piazze alla fine del Medioevo, Bologne, 2005, p. 71-83. Sur les rapports entre prédication et théâtre, cfr P. Ventrone, « La sacra rappresentazione fiorentina, ovvero la predicazione in forma di teatro », dans Letteratura in forma di sermone. I rapporti tra predicazione e letteratura nei secoli XIII-XVI, éd. G. Auzzas, G. Baffetti, C. Delcorno, Florence, 2003, p. 255-280. Augustinus, De civitate Dei, XIV, 9, 2, t. II, p. 427 : « Illum, inquam, uirum, athletam Christi, doctum ab illo, unctum de illo, crucifixum cum illo, gloriosum in illo, in theatro huius mundi, cui spectaculum factus est et angelis et hominibus, legitime magnum agonem certantem et palmam supernae uocationis in anteriora sectantem, oculis fidei libentissime spectant gaudere cum gaudentibus, flere cum flentibus, foris habentem pugnam, intus timores. »
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elle n’a jamais effacé la compétence rhétorique et doctrinale des prédicateurs. Au contraire elle a été toujours présentée dans les textes comme un signe, une confirmation et un accroissement de ces compétences33. Invoquée par les prédicateurs avant le sermon, considérée dans les artes praedicandi comme un don divin qui rend le sermon plus efficace, objet d’une réflexion théorique de la part des théologiens comme l’auteur de Summa halensis et Thomas d’Aquin, la gratia sermonis intervient à toutes les phases de la prédication et se répand sur toutes les personnes impliquées, le prédicateur et ses auditeurs, et agit pour la réalisation de tous les objectifs, à savoir le docere, le delectare, le flectere34. En particulier, pour ce qui regarde le flectere, l’intervention de la grâce mets l’accent sur la figure, jusqu’ici dans l’ombre, de l’auditeur. Le cœur des auditeurs devient en effet le lieu privilégié de l’action de la grâce, le lieu où, selon l’auteur de la Summa halensis, la grâce fait naître la componction, l’amour, la peur, l’espoir35, le lieu où, comme le dit Thomas, la Saint-Esprit conduit le sermon à sa propre perfection36. Les facteurs qui permettent aux paroles du prédicateur d’émouvoir sont donc plusieurs : avant tout, la force de la parole divine dont elles sont les intermédiaires, mais aussi les compétences psychologiques, scientifiques, musicales, rhétoriques, poétiques du prédicateur, l’intensité de ses émotions, sa capacité à moduler la voix et à utiliser les gestes, la disponibilité de l’auditoire, l’inspiration divine. On retrouve ici ce que les études sur la 33
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Cfr C. Casagrande, « Le calame du Saint-Esprit. Grâce et rhétorique dans la prédication au xiiie siècle », dans La parole du prédicateur, p. 235-254 ; F. Morenzoni, « Parole du prédicateur et inspiration divine d’après les ‘Artes predicandi’ », ibid., p. 271-290 ; plus en général, M. Rossi Monti, Il cielo in terra. La grazia fra teologia ed estetica, Turin, 2008, p. 79-88. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, II, IIae, q. 177 : « Et quia spiritus sanctus non deficit in aliquo quod pertineat ad Ecclesiae utilitatem, etiam providet membris Ecclesiae in locutione, non solum ut aliquis sic loquatur ut a diversis possit intelligi, quod pertinet ad donum linguarum ; sed etiam quod efficaciter loquatur, quod pertinet ad gratiam sermonis. Et hoc tripliciter. Primo quidem, ad instruendum intellectum, quod fit dum aliquis sic loquitur quod doceat. Secundo, ad movendum affectum, ut scilicet libenter audiat verbum Dei, quod fit dum aliquis sic loquitur quod auditores delectet. Quod non debet aliquis quaerere propter favorem suum, sed ut homines alliciantur ad audiendum verbum Dei. Tertio, ad hoc quod aliquis amet ea quae verbis significantur, et velit ea implere, quod fit dum aliquis sic loquitur quod auditorem flectat. Ad quod quidem efficiendum spiritus sanctus utitur lingua hominis quasi quodam instrumento, ipse autem est qui perficit operationem interius. Unde Gregorius dicit, in homilia Pentecostes, nisi corda auditorum spiritus sanctus repleat, ad aures corporis vox docentium incassum sonat. » Summa fratris Alexandri, pars III, inq. I, tr. II, q. II, tit. IV, De gratiis sermonis, Ed. Collegii S. Bonaventurae ad Claras Aquas, t. IV, Quaracchi, 1930, p. 1058-1060, en particulier, p. 1060 : « Ad aedificationem auditoris necessaria est duplex gratia : una in doctore sive praedicatore, qua sciat dicere convenienter ea quae sunt ad aedificationem ; alia vero necessaria est in auditore, qua moveatur ex sermone ad compunctionem vel ad amorem, timorem vel spem et huiusmodi, et hac ratione dicit Gregorius quod in vanum laborat lingua praedicatoris, nisi adsit gratia Salvatoris. » Cfr texte cité supra, n. 34.
Rhétorique, grâce et passions dans la prédication médiévale
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prédication de ces dernières années ont mis en lumière : le pouvoir de la prédication se fonde sur des éléments d’origine différente, à la fois divine et humaine, dont le poids et le rôle changent selon les contextes et selon les points de vue : parfois on insiste sur l’efficacité des paroles divines, parfois sur les compétences rhétoriques du prédicateur, parfois sur sa figure morale et institutionnelle, parfois sur l’inspiration divine. Cette multiplicité de facteurs d’efficacité rend la parole du prédicateur différente des toutes les autres. Pas toujours la plus puissante, mais certes une parole différente des autres. En effet, il suffît d’agir sur un seul des ces facteurs, qu’il soit d’origine divine ou humaine, pour distinguer à chaque fois la parole de la prédication des autres paroles efficaces : si les facteurs d’origine humaine (tout ce qui concerne la compétence doctrinale et rhétorique) distinguent les paroles des prédicateurs de celles des prophètes qui transmettent directement la parole de Dieu et de celles des prêtres qui prononcent les formules sacramentelles, les facteurs d’origine divine (la présence de mots de l’Écriture et l’action de la grâce) distinguent les paroles des prédicateurs de celles des gouvernants qui parlent au peuple, de celles des intellectuels qui enseignent dans les écoles, de celles, habituelles, de la communication quotidienne… Il y a toujours quelque chose qui distingue la parole du prédicateur de toutes les autres. Les prédicateurs du xiiie siècle ne réussirent pas toujours à prêcher d’une façon efficace. Mais dans une société où les professionnels de la parole (magistri et courtisans, juges et avocats, rhéteurs et jongleurs) se multipliaient, ils parvinrent à donner à leur propre parole une véritable identité.
Franco Morenzoni
SIGNES, MOTS ET IMAGES DANS LA PRÉDICATION DE GUILLAUME D’AUVERGNE∗ Comme l’ont montré les travaux d’Irène Rosier-Catach, prolongés par ceux d’Alain Boureau et de Béatrice Delaurenti, la réflexion de Guillaume d’Auvergne au sujet des signes et de leur efficacité, en particulier des signes sacramentels, s’articule autour de l’idée de pacte et paraît avoir évolué et s’être précisée entre la rédaction du De sacramentis et celle du De legibus1. C’est probablement à la suite des analyses consacrées aux différentes manifestations de l’idolâtrie et de celles concernant la différence de statut entre les pratiques rituelles propres au judaïsme et celles propres au christianisme, que l’évêque de Paris a été amené à insister sur l’importance et le mode de fonctionnement du pacte chrétien instauré par Dieu. Dans ses traités, Guillaume d’Auvergne introduit assez souvent des remarques concernant les signes, par exemple pour souligner, dans une perspective augustinienne, le caractère conventionnel ou arbitraire des relations que les signes entretiennent avec leurs signifiés – comme l’utilisation d’un simple point pour indiquer la position d’une planète aussi grande que Jupiter sur une sphère ou un astrolabe2 – ou bien *
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Les sermons de Guillaume d’Auvergne sont cités d’après le texte de l’édition que nous avons préparée pour la collection Corpus christianorum, continuatio mediaeualis. La numérotation des sermons en chiffres romains est celle de l’édition. Les sigles T, S et C qui précèdent le numéro du sermon désignent respectivement les sermons qui font partie de la série de tempore, de sanctis et de communi sanctorum et de occasionibus : Guillelmi Alverni, Opera homiletica I, Sermones de tempore I-CXXXV, Turnhout, 2010 (CCCM 230) ; Opera homiletica II, Sermones de tempore CXXXVI-CCCXXIV, Turnhout, Brepols, 2011 (CCCM 230A) ; Opera homiletica III, Sermones de sanctis, Turnhout, Brepols, 2012 (CCCM 230B) ; Opera homiletica IV, Sermones de communi sanctorum et de occasionibus, Turnhout, Brepols, 2013 (CCCM 230C). Les œuvres théologiques de l’évêque de Paris sont citées d’après l’édition de B. Leferon, Guilielmi Alverni Opera omnia, Orléans – Paris, 1674 (réimpr. Francfort-sur-le-Main, 1963). I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, Seuil, 2004 ; A. Boureau, Satan hérétique. Histoire de la démonologie (1280-1330), Paris, 2004 ; B. Delaurenti, La puissance des mots. « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007. Voir aussi A. Boureau, I. Rosier-Catach. « Droit et théologie dans la pensée scolastique : le cas de l’obligation et du serment », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 509-528. « Non respondet igitur, vel parvitati, vel paucitati, vel unitati signorum, et designationum, paucitas, vel parvitas designatorum, neque parvitati, aut unitati istorum, unitas, vel parvitas illorum. Attende, quam modica est tabula astrolabii tui, quam modici in ea descripti circuli, quam modicae in ea designationes, gradus, et tamen circulos coelestes, orbesque difficile cogitabilium magnitudinum designant : sic et modici apices literarum, res magna
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 239-253 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101904
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souligner les analogies entre signe, image et similitude, en faisant référence par exemple aux mappae mundi qui sont à la fois des signes et des images3. Mon propos n’est cependant pas d’examiner l’ensemble de la réflexion concernant les signes développée dans les œuvres théologiques de Guillaume d’Auvergne mais, plus modestement, d’essayer d’observer comment l’évêque de Paris a essayé de présenter ses opinions au sujet des signes et de leur efficacité dans ceux qu’il qualifie lui-même de sermones declamatorii. L’idée que lors de la célébration d’un sacrement la totalité des gestes accomplis et des formules utilisées par le prêtre ne constituent qu’un ensemble de signes extérieurs qui se bornent à illustrer ce que Dieu accomplit spirituellement dans l’âme du fidèle, est développée principalement dans les sermons qui traitent du baptême. Guillaume l’Auvergne l’explique ouvertement à ses auditeurs : « ce qui est fait à l’extérieur pendant le baptême est un signe de ce que Dieu opère à l’intérieur4 » ou, comme il le dit ailleurs, « ce qui est accompli pendant le baptême rend visible la puissance du baptême5 ». Tout en multipliant les similitudes censées rendre davantage compréhensible la signification de ces signes, similitudes qui sous différentes formes véhiculent en gros l’idée que grâce au baptême Dieu chasse le diable de l’âme et prend possession de celle-ci en marquant le templum Dei cher à saint Paul avec les signes qui montrent que désormais celui-ci lui appartient, l’évêque de Paris insiste également sur l’idée que le baptême est le mariage de l’âme avec le Christ6 – il utilise même l’expression sponsalia baptismi, les épousailles du baptême7 – et que, de ce fait, il suppose un engagement que le baptisé exprime entre autres par sa volonté de renoncer à Satan. Le rôle de l’officiant n’est que très rarement mentionné, alors que le travail de décoration de l’âme effectué par Dieu, qui peint l’ensemble des vertus, est souvent décrit8. Les sermons donnés pour la Dédicace de l’église se placent dans une
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significant, et rebus minimis res quantumlibet magnae, designatur, et numerantur, et intelliguntur, sicut vides de stellis, et ipsis signis coelestibus, quae sunt corpora tantarum magnitudinum, deinde uno puncto designamus stellam Jovis in sphaera, vel astrolabio, cum ipsa sit nonagiesquinquies major tota terra, et ipsum Solem, qui longe eo major est » (De universo, II, lxviii, col. 919bA-B). « […] et videbis quam modico signo, quanta magnitudo, immo quantae tibi magnitudines designantur. Preterea. Quis nescit omne nomen finitum esse, et omne aliud instrumentum loquendi : reminisci etiam debes, quod in modico panno descripserunt antiqui omnia, quae in mundo isto inferiori continentur ; videlicet maria, et flumina, insulas, et regiones, civitates, et multa ex castellis, et vocatur instrumentum hujusmodi mappa mundi » (Ibid., col. 919bC). « Quod fit ad exterius in baptismo, signat id quod Deus ad interius operatur » (TLXV, p. 248). « Nota quod que fiunt in baptismo ostendunt uirtutem baptismi » (TCCXXV, p. 321). « Item baptismus est matrimonium et nupcie Dei et fidelis anime […] » (TLXIII, p. 238). « Item uocatur ad coronam, secundum illud : ueni sponsa Christi, etc. Et illud : ueni de Libano, etc. Sic uocaris si sponsalia baptismi fideliter seruasti » (TCCXCII, p. 581). « Item, sicut picture Apostolorum decorant templum, ita uirtutes animam in baptismo quas ibi pingit Deus. Pictura enim similitudo est alicuius rei » (CCVI, p. 372).
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perspective analogue, mais puisque j’en ai déjà traité ailleurs je les laisserai de côté9. Présente en filigrane dans les sermons consacrés au baptême, l’idée que le sacrement établit un pacte entre Dieu et celui qui le reçoit constitue en quelque sorte le leitmotiv des prêches que l’évêque de Paris a consacrés au mariage. Celui-ci implique en effet le consentement mutuel, la mise en commun de tous les biens, la fidélité, l’engagement à subvenir à l’entretien et à l’éducation des enfants, etc. De même, puisque chaque époux aura droit à l’héritage de l’autre, le foedus du mariage exige également que les dettes existant au moment où celui-ci a été accepté, soient assumées conjointement. Si la prédication sur le sacrement du mariage ne décrit jamais en détail les différentes phases de la cérémonie, elle insiste en revanche sur l’importance de l’échange du baiser10 et des anneaux, acte qui scelle l’engagement de l’un vis-à-vis de l’autre. Les « serments matrimoniaux » – l’expression est utilisée dans un sermon – sont d’ailleurs mis sur le même plan que les pactes et les promesses d’entrée en chrétienté ou ceux des ordres et des sacrements, qui tous indiquent la présence de l’Esprit Saint lorsqu’ils sont vrais11. Se marier signifie en effet entrer dans un ordre qui implique de supporter avec patience tous les défauts de l’autre et cela, peut-on lire dans un sermon, n’est rien d’autre que le paiement du marché et de la palmata – c’est-à-dire le signe de l’acceptation du prix fixé lors d’une transaction – qui a été donnée lors du mariage12. Mais ce sur quoi l’évêque de Paris insiste le plus est que le mariage « littéral » est également l’image ou la similitude du mariage spirituel entre le Christ et la nature humaine, l’âme ou l’Église. De nombreux passages expliquent que le Christ a accepté tout ce que son épouse possédait, c’est-àdire la faute et la peine, et qu’il a réglé les dettes de celle-ci tout en lui promettant de lui transmettre son héritage. Lorsque la femme n’a pas de dot et le mari ne peut pas constituer de douaire, ils se disent mutuellement : « je
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F. Morenzoni, « Les sermons pour la Dédicace de l’église de Guillaume d’Auvergne », in Autour de Guillaume d’Auvergne († 1249), éd. F. Morenzoni, J.-Y. Tilliette, Turnhout, 2005, p. 292-322. « Osculatus es eam ante altare promittens ei fidem et legalem societatem. Vide si est ista legalitas. Ipsa ieiunat et aquam frigidam bibit. Tu uero inebriaris de bonis communibus » (TLXXXII, p. 308). « Item facit ueraces in omni bono, scilicet in iuramentis matrimonialibus et pactis et promissis christianitatis, ordinum et sacramentorum et uotis ordinum et huiusmodi » (TCXCII, p. 226). « Cum hec sustines, cogita quod totum est de ordine tui, te subiecisti et professionem eius fecisti, et totum est pagamentum mercati et palmate quam fecisti in matrimonio » (TLXXI, 269). Même idée à propos di baptême : « Adeo enim pauperes quod nec filum illius pulcre uestis nec palmata hereditatis que eis in baptismate Deus dederat eis remansit. Totum enim biberunt in aliqua tabernarum dyaboli, quarum una est luxuria, alia auaricia, alia superbia, et ita de aliis […] » (TCCXLVIII, p. 415).
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te prends avec tout ce que tu as » ; c’est ce que le Christ a fait13. Le thème, décliné de plusieurs manières, est le plus souvent mis en relation avec l’Incarnation, la Passion ou le baptême proprement dit. On le trouve également dans le Cur Deus homo, où Guillaume d’Auvergne déclare qu’il est impossible de penser un foedus plus solide que le mariage et un moyen plus efficace pour rétablir la paix car, explique-t-il, de la même manière que lorsque les grands seigneurs établissent un foedus entre eux ils s’échangent les insignes de leurs armes et adoptent les mêmes formes et les mêmes couleurs pour leurs vêtements, le foedus établi par Dieu a exigé que celui-ci adopte le vêtement de notre état mortel, et nous son immortalité et sa gloire14. Si les sermons qui portent sur le baptême et le mariage visent à faire comprendre le fonctionnement des signes sacramentels et l’importance du pacte qui doit régir les relations entre Dieu et les hommes, ceux qui abordent le thème de l’Incarnation – dont plusieurs sont proposés au commencement de l’année liturgique – essayent d’expliquer de quelle manière le Christ a établi le pacte permettant à tous ceux qui le respecteront d’avoir la certitude d’obtenir le salut. Pour ce faire, Guillaume d’Auvergne compare le Christ à un aumônier venu sur terre pour distribuer ses méreaux. Le premier méreau a été le baptême, ensuite les vertus, les sacrements tels que celui de la pénitence et de l’ordre, etc. Ailleurs ce sont les dons du Saint Esprit ou la grâce qui ont été distribués sous la forme de méreaux15. Ce qui est davantage intéressant, c’est que l’évêque de Paris précise explicitement que ces méreaux sont des signes que chacun est censé conserver, car au moment du Jugement dernier seuls ceux qui pourront les présenter intacts seront sauvés. Le recours aux méreaux, utilisés par certains monastères pour distribuer les aumônes aux pauvres, permet ainsi à Guillaume d’Auvergne de présenter sous une forme simple l’idée que les sacrements « visibles » ne sont que des signes instaurés par le Christ. Tels les méreaux en bois ou en cuir, ils n’ont aucune valeur ou puissance intrinsèque et fonctionnent de la même manière qu’une monnaie fiduciaire. Leur valeur ou puissance vient du fait que celui qui les a distribués s’est engagé fermement à respecter 13
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« Quemadmodum autem ubi uxor dotem secum non affert nec a uiro assignatur ei dotalicium sed ipsi ita conueniunt : ‘accipio te’, dicit uterque, ‘cum eo quod habes’, sic et Christus Dominus naturam nostram cum eo quod habebat suscepit, cum culpa scilicet et pena. Nichil enim aliud habebat suum. Culpam igitur nostram sic suscepit ut et pro pena satisfaceret et penalitatem portaret. Nos autem ipsum accepimus in sponsum cum eo quod habebat, cum beatitudine scilicet et gloria » (TLXXIV, p. 282). « Amplius. Magnates, dum foedus ad invicem ineunt, consueverunt armorum suorum insignia communicare, et vestium formis, et coloribus se invicem conformare. Ipsum ergo foedus initum requirebatur, ut Deus et vestem sibi nostrae mortalitatis assumeret, et nos immortalitate sua, et gloria vestiremur » (Cur Deus homo, VII, col. 567bD-568aA). Sur ces aspects, voir F. Morenzoni, « Sacra et sacramenta dans la prédication de Guillaume d’Auvergne », dans La comunicazione del sacro (secoli IX-XVIII), éd. A. Paravicini Bagliani, A. Rigon, Rome, 2008, p. 65-66.
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le pacte dont ils sont le signe, autrement dit à donner à tous ceux qui les ont acceptés et conservés ce qu’il leur a promis, le royaume céleste. Grâce à ce méreau, dit-il, « demande avec confiance le bénéfice de l’aumône du Seigneur », car il n’y aura aucun gage qui ne sera pas racheté. Sans jamais le faire de manière explicite, Guillaume d’Auvergne essaye ainsi de transmettre à ses auditeurs quelques éléments concernant sa réflexion au sujet des signes sacramentels et de ce qu’Irène Rosier a appelé la théorie de la causalité-pacte16. Les sermons qui comportent quelques observations au sujet des signes et de leur fonction sont en fait très nombreux. Parmi les signes qui servent à établir ou à rendre visible l’existence d’un pacte ou d’une convention, la palmata, l’anneau et le baiser sont sans doute les plus souvent mentionnés. La première est ainsi évoquée non seulement en relation avec le mariage, mais également à propos de la passion et de la crucifixion17, de l’entrée dans les ordres18 ou du vœu de pauvreté19. Sans surprise, l’anneau est mentionné en relation avec le mariage et présent surtout dans les sermons proposés à des moniales20. Quant au baiser, Guillaume d’Auvergne souligne qu’il est donné au moment de la desponsatio, de l’établissement d’un foedus, du rétablissement de la paix ou de l’entrée en vassalité21, et qu’il est « le signe de la paix et de l’amour22 ». C’est pour ces raisons, ajoute-t-il, que Dieu à choisi de donner son baiser au genre humain, le baiser du Verbe ayant été l’Incarnation23. Ailleurs, 16 17
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I. Rosier-Catach, La parole efficace, p. 103-124. « Ad quid descenderat ? Vt quitaret se de plegio, quia fideiusserat pro latrone. Item ut pagamentum faceret sicut mercator fidelis de palmata quam fecerat […] » (TXLVIII, p. 187) ; « Videant ipsi, et eis est dicendum, quod Dominus eos non emit ad credenciam, sed facto foro et palmata percussa in passione, in colaphis et palmarum confixione et huiusmodi, tandem precium in morte soluit […] » (TCXCI, p. 221). « Item tot operarios et mercatores auffert eis quot habet ecclesia, et narra de bonis palmatis et permutationibus et huiusmodi que in introitu religionis faciunt. Permutant enim pro terrenis celestia et pro perituris eterna et huiusmodi » (SXLIX, p. 196). « Narra de duabus mulieribus qui longe iuerunt querere paupertatem cum in terra sua non inuenirent, sicut nec Filius Dei in paradyso. Similiter ille habet qui eam uendit ut suam Deo, qui nullum furtum emeret. Tunc autem uendit quando palmatam facit cum Deo de habendo paradiso pro ea » (TCCCI, p. 612). « Erubesce habere adulterum qui nec habet aures nec oculos, o sancta monialis, scilicet libellos et anulos et uestes et huiusmodi. […] Hiis corrumpitur sanctimonia et fides casti thori, id est caste in Deum conscientie uiolantur, que anulo fidei subarrata es et hoc decantasti. Et illud similiter : posuisti signum in faciem meam ut nullum preter te amatorem admittam » (SXXIV, p. 112). « Agnosce igitur spirituale osculum nostre pacis in Christo Ihesu. Et datur osculum usitate in pacis reformatione, in federis initione, in desponsatione, in hominium siue homagium susceptione. Hec quatuor promissa erant generi humano per prophetas, et uelut in signum istorum petebat ecclesia ante omnia osculum, Cant. I : osculetur me, etc., quod michi debetur ex desponsatione. […] Similiter non est fedus sine osculo, ergo osculetur me. Item cum uelit homagium recipere […]. Item si uult pacem […]. Non promittat hec, nisi osculum porrigat » (TXLV, p. 178). « Osculum enim signum est pacis et dilectionis » (SLXXVI, p. 285). « Hiis de causis oportuit Deum Patrem osculari genus humanum, et osculatio uerbi incarnatio fuit. Pax igitur nostra tam iocundo osculo formanda fuit » (TXLV, p. 178).
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c’est le fait de boire avec le même récipient qui est mentionné comme signe qui garantit le retour à la paix24. Les signes permettent aussi de se reconnaître et sont censés rendre visibles l’appartenance à une famille, un groupe, une communauté, etc. L’entrée en chrétienté grâce à l’adoption des signes du baptême est ainsi comparée au passage de la rusticitas à la civilitas : celui qui accepte de devenir membre d’une ville accepte non seulement l’ensemble des droits dont les habitants de la ville bénéficient mais également l’ensemble des devoirs. Il est donc indispensable de montrer les signes qui indiquent que la ville appartient à Dieu car, dit-il, c’est par les signes, sous-entendu les bannières, qu’on sait qu’une ville a été conquise25. D’autres passages insistent sur le fait qu’à l’instar des Templiers et des Hospitaliers chaque ordre religieux met le « signe de sa religion » sur ses propres bâtiments26 et que tous ceux qui portent les signes des Hospitaliers sont soit capturés par ceux-ci comme faussaires, soit possédés comme frères (ut fratres possident27). C’est en effet grâce aux vêtements qu’il est possible de savoir à quelle religion quelqu’un appartient 28, d’où d’innombrables passages dans lesquels l’évêque de Paris insiste sur la nécessité, non seulement pour les clercs mais aussi pour les laïcs, de s’abstenir d’abîmer les habits qu’ils ont choisis d’endosser et de ne pas revêtir les vestimenta meretricalia29. Le port d’un certain type de vêtement est également le signe, l’expression visible de l’engagement de respecter les règles auxquelles sont soumis ceux qui l’ont choisi. C’est bien sûr le respect de ces engagements, et non le port de l’habit lui-même, qui est méritoire. Dans un sermon proposé à des clunisiens, Guillaume d’Auvergne leur rappelle que « s’ils observent à l’intérieur ce qu’ils montrent à l’extérieur grâce à leur vêtement, les moines noires recevront à juste titre la couronne30 ». De manière tout à fait analogue, il remarque à 24
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« Amplius : nonne pacem nobis cogitat cum ciphum quo ipse bibit, qui est paupertas, molestia et ignominia, nobis porrigit ? Bibendo cum uno cipho inter discordes solet pax confirmari » (TCCCXX, p. 673). « Item capta apparet ciuitas per signa. Et attende quot uexilla siue banerie diaboli deplicate sunt et quot hospicia capta et signa diaboli apponuntur. Tales pre multitudine sua faciunt diabolum audacem » (TCCLXXV, p. 517). « Similiter et Templum et Hospitale et quelibet religio in domibus suis signum sue religionis ponit, et tota christianitas una religio est » (TLXIV, p. 243). « Noli circumferre insignia dyabolica ne te dyabolus tanquam suum capiat, ut Hospitalarii omnes signa sue religionis deferentes aut tanquam falsarios capiunt aut ut fratres possident. Insignia Domini saluatoris tecum defer ne dyabolo per eius insignia recognoscas quod ius habeat in te » (TCCLXII, p. 459). « Item designat habitum professionis. In habitu enim cognoscitur cuius religionis sit » (TLXIII, p. 239). « Item attende qualiter multi etiam religiosi et bone matrone quandoque se conformant in habitu meretrici, cum habitum sibi congruentem semper habere deberent » (TLXVI, p. 254). « Merito coronabuntur monachi nigri si intus obseruant quod ostendunt in habitu » (SLXXII, p. 273).
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plusieurs endroits que les fils et la familia imitent leurs pères et leurs seigneurs en portant les mêmes armoiries31. Chacun est ainsi tenu de porter les intersigna qui correspondent à son ordre et à sa profession, autrement dit, comme il le précise dans un autre sermon, ses propres coquilles de pèlerinage : le moine, l’écolier, le clerc séculier, la noble matrone ou la pauvre muliercula doivent chacun se tenir différemment, afin que la diversité de leur pèlerinage apparaisse par les signes extérieurs32. L’idée que les signes permettent de reconnaître une appartenance est en fait présente sous des formes multiples pour encourager les auditeurs à adopter les signes de Dieu et à abandonner ceux du diable. Il est en effet dangereux, explique Guillaume d’Auvergne, de se présenter devant le juge avec les marques de l’infamie qu’on impose aux voleurs ou avec le nez, les oreilles, la langue, les pieds ou les mains mutilés33. Or tout péché mortel est un signe diabolique, et quel voleur, s’il en avait la possibilité, n’effacerait-il pas les marques d’infamie qu’il porte avant de passer devant le tribunal ?34 D’autres sermons tentent en revanche de faire comprendre que les signes sont aussi l’expression d’une puissance, d’une virtus. Signes de reconnaissance, les armoiries indiquent également la force de ceux qui les affichent. Ainsi, lorsqu’ils sont hébergés dans une maison, les grands seigneurs font accrocher à l’extérieur leurs arma – mot qu’il faut peut-être traduire ici par armoiries – afin de décourager quiconque d’entrer35. De même, lorsque les paysans passent devant un gibet, ils leur rendent grâce car ils savent que c’est grâce à lui qu’ils peuvent dormir avec la porte de leur maison ouverte. Ils lui disent d’ailleurs : « tu es celui qui nous protège, ainsi que nos troupeaux et nos animaux36 ». 31
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« Filii enim et familia solent patres et dominos imitari in armis, scilicet similia deferendo » (TLXIII, p. 239). « Intersigna, id est ‘les coquilles’, huiusmodi peregrinacionis sunt uniuscuiusque uestrum pro modo sue professionis aut ordinis et huiusmodi, debitus ornatus et incessus et gestus et huiusmodi. Aliter enim claustralis, aliter scolaris, aliter clericus secularis, aliter matrona nobilis, aliter muliercula uilis et huiusmodi se debet habere, ut exterioribus signis diuersitas appareat peregrinacionis » (TCLXXIV, p. 160). « Item attende quod non est paratus ad recipiendum iudicium nec secure uenit qui multipliciter cauteriatus est, immo mutilatus pro latrociniis, scilicet nasum, aures et linguam, pedes et manus et huiusmodi abscisas aut oculos erutos et huiusmodi, ne possit eis debita officia in bono exercere » (CLXXXVII, p. 304). « Item [abicienda sunt] sicut insignia diaboli et cauteria et signa latrociniorum et huiusmodi, quod libenter facerent si possent fures materiales » (TVI, p. 23) ; « Ve illi qui per annum uel amplius querendo peccatum aliquod mortale signum sibi imprimit ut ipsum cognoscat dyabolus. Iste sicut fur est qui cauteriat se ut dinoscatur a tortoribus » (TCCLXII, p. 458). « Similiter et magnates, cum hospitati sunt, ne alius temptet intrare, arma sua in hospiciis de foris pendere faciunt » (TLXIV, p. 243). « Sicut ergo rustici transeuntes iuxta patibulum, quod uulgo gibetum dicitur, gratias ei agunt ludendo et inuicem iocando pro eo quod aperto hostio dormiunt, pro eo quod integrum habent numerum suorum peccorum et armentorum, dicentes : ‘tu es qui custodis nos
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Mais le signe que Guillaume d’Auvergne paraît utiliser le plus est le sceau, d’une part, parce qu’il permet de mettre en évidence le fait que le sceau confirme juridiquement l’existence d’une convention ou d’une volonté et, de l’autre, parce que le sceau est une image fragile, qui peut disparaître ou s’altérer et qui demande donc une attention particulière de la part de ceux qui sont censés le conserver. Il remarque ainsi que dans un couvent l’abbé possède le sceau avec lequel chaque chose doit être scellée, c’est-à-dire sa propre volonté37. Dans un sermon donné pour les ordres, Guillaume explique le verbe consecrabis présent dans le verset thématique (Num. 8, 15) de la manière suivante : « consecrabis, c’est-à-dire tu les scelleras par le sceau de la sainteté avec le caractère sacré38 ». Le sceau n’est cependant qu’un simple signe, car tout de suite après il précise : « il est indécent de porter le sceau sacré sans porter les lettres sacrées. Qui veut avoir le signe du Temple ou de l’Hôpital et ne pas être un Templier sinon celui qui est un voleur et qui veut cacher son vol et sa fraude grâce à ce signe ?39 ». Or le sceau par excellence a été le Christ lui-même qui a voulu par sa crucifixion sceller l’Évangile, image qui est utilisée à plusieurs endroits, par exemple dans un sermon donné pour les Rameaux où l’évêque de Paris explique : « aujourd’hui [le Christ] a écrit pour nous, avec son sang, les lettres par lesquelles il nous promet la prébende céleste, et comme sceau il a lui-même été appendu aux lettres évangéliques40 ». Le caractère conventionnel du signe est mis en évidence une fois encore en faisant appel à des pratiques ou à des réalités bien connues des auditeurs. L’évêque de Paris souligne par exemple que les joueurs donnent beaucoup d’importance aux fèves et aux osselets avec lesquels ils jouent, même si ces objets ne sont d’aucune valeur. À tel point qu’ils finissent souvent par se battre à cause d’eux. Il en va de même des fèves qui sont utilisées pour effectuer les calculs, dont la valeur est déterminée par la case dans laquelle elles sont placées, si bien qu’il suffit d’une petite erreur pour perdre beaucoup d’argent. Dans un des sermons de la collection De sanctis, cette idée est exprimée très clairement : « Les invitacula ludorum, les jetons qu’on utilise pour jouer, comme les petits cailloux ou les morceaux de bois, n’ont pas de valeur ; cependant les joueurs les conservent avec beaucoup de soin, non pas pour eux-mêmes mais pour leurs signifiés (pro significatis eorum). De mêmes, les calculi computationum,
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et armenta nostra et peccora’, sic gratias posset Dominus agere patibulo infernali pro bonis que huiusmodi homines faciunt et malis que dimittunt » (TXX, p. 65). « Nota quod abbas in conuentu habet sigillum, id est uoluntatem suam, quo omnia in conuentu debent sigillari » (TCXXIX, p. 529). « Consecrabis, id est sigillis sanctitatis eos sigillabis, sacro scilicet caractere » (CCXII, p. 396). « Indecens est sacrum sigillum sine sacris litteris deferre. Quis uelit habere signum Templi uel Hospitalis et non esse Templarius nisi fur qui furtum et fraudulenciam suam huiusmodi signo uelit abscondere ? » (CCXII, p. 396). « Item hodie proprio sanguine scripsit nobis litteras de prebenda celesti habenda, et ipse pro sigillo appensus est litteris euuangelicis » (TCLXIV, p. 127).
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comme les fèves, les pois ou les petits cailloux, n’ont aucune valeur. Mais ceux qui tiennent les comptes les gardent avec soin ». Et après avoir rappelé que les tribulations et les tentations sont autant d’invitacula ludi, de jetons donnés aux chrétiens pour entrer dans le jeu et gagner, Guillaume conclut : « compte de la même manière que les joueurs et les comptables « visibles », en sachant que la soustraction d’une fève dans ce type de calcul peut parfois entraîner la perte de mille marcs pour celui qui compte41 ». Ailleurs, c’est la différence entre signe et vérité qui est rappelée aux auditeurs. Dans un sermon proposé vraisemblablement à des étudiants, l’évêque de Paris s’exclame : Qui ne voit pas combien diffèrent les signes de la vérité elle-même ? Et qui est dément au point de vouloir remplir sa cave avec les signes du vin plutôt que le vin lui-même ? Il est évident que les étudiants de nos jours souhaitent se remplir non pas de la vérité de la sagesse mais de ses signes, c’est-à-dire de mots. Il est impossible que les signes du vin rendent quelqu’un ivre ou les signes du pain rassasié ou les signes de l’or et de l’argent riche42.
Il arrive cependant que même les signes qui ne sont que de simples signes, autrement dit qui sont en quelque sorte dissociés de leurs signifiés, ou plutôt du signifié qui leur est habituellement associé, puissent jouer un rôle positif. Ainsi les religieux qui affichent à l’extérieur un comportement, des gestes et des habits tout à fait convenables alors même que dans leur for intérieur ils n’ont rien qui correspond à ces signes car leur intention est mauvaise, sont certes répréhensibles pour ce qui est de leur personne, mais en partie seulement, car leur aspect extérieur permet tout de même d’encourager ceux qui les voient à progresser sur le droit chemin. De même, les seigneurs hérétiques qui par opportunisme ont accepté de se croiser contre les Albigeois tout en restant fidèles à leurs opinions hétérodoxes, sont
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« Vilia siquidem sunt inuitacula ludorum, sicut lapilluli et fragmenta lignorum, sed tamen diligenter custodiunt ea ludentes, non pro se quidem, sed pro significatis eorum. Similiter uiles sunt calculi computationum, ut pote fabe aut pisa aut lapilluli. Conputatores tamen eos diligenter custodiunt. Sic et tu presentes presencium omnium tribulationum uel temptationum molestias, ut tam lucrosi ludi inuitacula, ut tam preciose computationes calculos testimoniales, diligenter serua. Et computa ad instar uisibilium lusorum et computatorum, sciens quia unius fabe subtractio in hiis computationibus esset mille marcarum interdum periculum computantis » (CXLI, p. 136). « Quis non uideat quantum inter signa ueritatis et ueritatem intersit ? Et quis ad eam deuenit umquam demenciam ut cellarium suum signis uini et non pocius uino replere studeat ? Manifestum est autem nostri temporis scolares non ipsa ueritate sapientie, sed signis eius, id est uerbis, uelle repleri. Impossibile est signis uini inebriari aliquem, et signo panis impossibile est aliquem saciari, et signis auri et argenti uel uerbis aliquem ditari. Qua peruersitate igitur et infamia laborent qui solis signis sapientie studiose insistunt, ueritate omnino neglecta, manifestum est » (SX, p. 40).
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certes condamnables, mais leur présence parmi les croisés est tout de même positive car ils contribuent à diffuser la crainte parmi les autres hérétiques43. L’évêque de Paris raconte également, dans trois sermons différents, l’exemplum d’un châtelain qui, assiégé dans son château, fit placer bien en vue des chevaliers morts avec leurs armes pour faire croire aux assiégeants que le château était bien défendu, ce qui découragea les ennemis, exemplum qui sert entre autres à exhorter tous les chrétiens à afficher « les signes du bien » afin de faire fuir le diable44. Les signes peuvent donc posséder une certaine efficacité même lorsque leurs signifiés ne sont que présumés par ceux qui les voient, ce qui pousse Guillaume d’Auvergne à expliquer à ses auditeurs que tout signe peut être trompeur ou être manipulé. À l’instar du voleur qui fit ferrer au contraire son cheval pour tromper ceux qui le poursuivaient, le diable, les hérétiques et tous les ennemis de la Chrétienté ne cessent en effet de détourner, altérer, effacer ou détruire les signes et les images des chrétiens. D’innombrables passages décrivent ainsi le diable et ses acolytes en train d’effacer ou de noircir les signes et les images chrétiennes, de substituer leurs propres images à celles du Christ sur les sceaux ou les monnaies, de repeindre les âmes humaines avec les images des vices et des péchés, etc. De même, ils rappellent aux auditeurs que les hérétiques ne cessent de déplacer les signes posés sur le chemin du salut pour indiquer la bonne voie aux pèlerins, tels que les tas de pierre, les croix ou les nœuds de genêts, pour les induire en erreur, ou bien affichent eux-mêmes les signes du vrai pèlerinage, par exemple une vie austère et pure, afin de s’associer aux vrais chrétiens et de les corrompre plus facilement avec les doctrines mortifères de leur secte. Enfin, l’évêque de Paris explique à plusieurs endroits comment tout chrétien soucieux de son salut devrait s’efforcer de conserver les signes qu’il a reçus intacts et bien visibles jusqu’à l’heure du trépas. Les sceaux en cire doivent en effet être intègres et la présence d’un seul morceau ne suffit pas pour valider l’acte45. C’est pour ce motif qu’ils sont conservés au frais et qu’on utilise de la glu ou d’autres substances pour qu’ils ne sèchent pas trop et durent plus longtemps 46. De la même manière, il est indispensable de préserver l’intégrité des « sceaux spirituels » grâce à la Pénitence et à la confession.
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Sur ces aspects, voir aussi F. Morenzoni, « Sacra et sacramenta », p. 67-68. « Item pone in ciuitate tua signa boni ut diabolus fugiat, exemplo illius qui mortuos armatos ligauit crenellis, ubi inimici obsidentes ciuitatem eius territi sunt, et narra totam narracionem » (TCCLXXV, p. 517) ; « Solum quasi fugit [diabolus] habitu honesto exteriori, licet intus homo sit mortuus » (TCXXV, p. 515-516). « Caue igitur a fractione uel fractura sigilli huiusmodi. Integritas requiritur in sigillo. Non igitur fractione uel portione sigilli debes esse contentus » (CLXXXV, p. 291). « Sigilla enim cerea non nisi frigido custodiuntur, glutino etiam et aliis liniri solent ut diucius seruentur » (TCXXXI, p. 536).
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Parmi tous les signes auxquels les sermons font allusion, celui qui occupe une place de choix est cependant la croix, souvent assimilée au crucifix. La croix est en effet le signe qui désigne tout ce qui a été sacré, qui permet à la fois de reconnaître et de rassembler les chrétiens. Elle est le vexillum par lequel le Seigneur marque tous ceux qui ont acceptés de lui appartenir et qui, grâce au baptême, sont crucesignati. La croix est également un livre dans lequel tous les fidèles doivent apprendre à lire, et c’est pour ce motif que la première chose qui est donnée à voir à tous ceux qui entrent dans une église est le crucifix47. La croix est aussi l’image de la vraie maison de Dieu, l’âme humaine. Si on la recouvre avec un voile le Jeudi Saint, c’est pour montrer que les péchés empêchent de voir le Christ crucifié48, constat qui permet d’illustrer comment les images diaboliques cachent ou effacent les images peintes lors du baptême. Deux sermons développent également l’image du moine crucifié49 et plusieurs autres détaillent les multiples vertus dont la croix est l’image. Comme on l’a vu, elle est le sceau qui garantit l’authenticité de ce que promettent les Évangiles et le signe du pacte établi par le Christ, car c’est grâce à la palmata crucis – dit-il – que les chrétiens, s’ils respectent leurs engagements, ont la certitude d’obtenir des profits très considérables50. Dans les sermons la croix fait l’objet de développements et de commentaires multiples qu’il serait assez fastidieux de résumer ici. Mais il est probable que si Guillaume d’Auvergne insiste autant sur l’importance de la croix, c’est également parce que celle-ci lui permet de montrer, de manière bien plus évidente que dans les autres cas, que ce signe a été choisi et instauré directement par le Seigneur : « nous apprenons grâce à sa Passion – dit-il par exemple dans un sermon donné le dimanche qui précède celui des Rameaux – que la croix est l’insigne du règne que le Seigneur, qui était capable de choisir avec justesse, a choisi pour lui51 ». La puissance, la virtus de la croix,
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Sur la prédication de Guillaume d’Auvergne au sujet de la croix, voir aussi F. Morenzoni, « Prêcher par images. Les ‘visages du monde’ dans la prédication de Guillaume d’Auvergne », dans Die Predigt im Mittelalter zwischen Mündlichkeit, Bildlichkeit und Schriftlichkeit. La prédication au Moyen Âge entre oralité, visualité et écriture, éd. R. Wetzel, F. Flückiger, Zürich, 2010, p. 236-237. « Et in hoc tempore uelatur, quod representat quia peccata nostra uelauerunt eum nobis » (TCLVIII, p. 103). Sur cette image, voir A. Seebohm, « The Crucified Monk », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 59 (1996), p. 61-102. « Item uide quod prudens negociator letius facit palmatam de centum marchis mercium in quibus multum lucrabitur quam paucorum, et ideo de palmata crucis maxime congratulandum est ubi maximum lucrum iacet » (SLXIV, p. 246-247). « Edocti enim sumus in eius passione quod crux est insigne regni quam sibi elegit Dominus qui recte eligere nouerat » (TCLXV, p. 130). La même idée est exprimée ailleurs : « Hoc etiam ostendit Dominus quando, contempto regno temporali, elegit crucem, quia crux sceptrum regni est et honor secularis illusio » (TCXCVIII, p. 242).
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le bâton grâce auquel le Christ à vaincu le diable52, est elle aussi suggérée à plusieurs reprises, entre autres en rappelant que même les enfants n’osent pas uriner là où il y a des croix peintes53. L’importance attribuée à la croix pousse l’évêque de Paris à laisser entendre, dans un sermon donné pour l’Exaltation de la Croix, que celle-ci est en quelque sorte pourvue d’une virtus intrinsèque. Il remarque en effet que « cette croix est vraiment un trésor et possède la puissance (virtutem) de la poudre des alchimistes qui transforme les métaux les plus vils en or et argent54 ». Au sujet de la puissance des mots, les sermons de Guillaume d’Auvergne restent somme toute plutôt discrets. On n’y trouve par exemple aucune réfutation des croyances relatives à l’efficacité des formules magiques et nulle part, contrairement à ce qu’il fait à propos du culte des images, l’évêque de Paris n’évoque ce genre de pratiques qualifiées habituellement de populaires. Même dans les prothèmes des sermons qui nous sont parvenus, les mentions relatives au verbum Dei et à ses effets sont plutôt rares. Certes, ici ou là, Guillaume rappelle que le verbum Dei fortifie contre les assauts de la tentation, broye et pile les péchés et rend les cœurs plus forts et capables de porter le poids des œuvres saintes55, mais il s’agit en quelque sorte de lieux communs qui ne suscitent aucune explication concernant la manière grâce à laquelle tout cela est réalisé56. Conformément à ce qu’il écrit dans le De universo, où il distingue les trois intentiones du mot verbum, les mots sont fondamentalement des signes, visibles ou non57. Il définit ainsi le verbum intellectuale comme l’image et la similitude de la chose pensée mais, comme il le précise ailleurs, 52
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« Celebrat ecclesia festum de inuentione sancte crucis sicut de inuentione baculi pugillatorii quo deuincitur diabolus » (SXCVI, p. 326). « Item time et exhorre aliquam immundiciam in te ipso facere propter cruces. Quod faciunt etiam pueri ad litteram parietibus cum sint ibi cruces depicte » (TLXIV, p. 244). « Hec crux est uere thesaurus, et uirtutem habet pulueris alquimie qui uilissima metalla uertit in aurum et argentum » (SXCVII, p. 328-329). « Si autem in fortaricia quam tenes a Domino multum impugnaris, antequam te et fortariciam reddas diabolo, mitte ad ipsum nuncium, id est orationem, ut succursum mittat et huiusmodi » (TXL, p. 156) ; « Nuncius iste oratio est, sicut legitur in Psalmo : intret in conspectu tuo oratio mea, ubi dicit auctoritas : mira uirtus orationis, que quasi persona quedam ad Deum intrat quo caro peruenire nequit. Istum nuncium statim destinare debemus ad Dominum, ut mittat succursum et ferat presidium, sicut ipsemet docet : in die tribulationis inuoca me et ego eruam te » (TXXX, p. 116). Ailleurs, les effets du verbum Dei sont comparés à ceux de l’absinthe : « Stude abortire, bibe absintium uerbi Dei quod omnes extinguit et in ipso uentre uoluntatis mortificat » (CXC, p. 318). « Inter multas uirtutes quas habet sanctissimum ac sacratissimum Dei uerbum, una est quod corda debilia et impulsu temptationum cadencia solidat et confirmat atque fortificat […]. Alia uero uirtus eius est qua peccata auditorum confringit et conterit. Et propter hoc uocatur hic baculus. Ad ista ergo duo potissimum efficax est Dei uerbum, quia corda robusta efficit ad portanda sanctorum laborum honera et ad spiritualium bellorum certamina, sicut legitur Prou. XXIIII : uir sapiens est fortis, et uir doctus robustus et ualidus. Deinde peccata conterit et confringit, sicut legitur Prou. X : stultus ceditur labiis » (CLIV, p. 185). De universo, I, xx, col. 613bB-D.
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il s’agit en fait du signe de ce qui a été pensé ou conçu, et non d’une vraie image ou similitude de celle-ci58. Dans un sermon donné à des moines bénédictins, Guillaume insiste d’ailleurs sur cette idée : Il y a une très grande différence si dans ta maison – c’est-à-dire ton âme – il y a le signe de la taverne ou si elle est une taverne. De la même manière si dans ton cœur il y a la loi ou les signes de la loi, c’est-à-dire les mots. On ne dit pas que la loi de saint Benoît, c’est-à-dire la règle, est vraiment présente là où elle n’est qu’un livre écrit, mais là où il y a la vérité de la règle59.
C’est surtout en relation avec la prière que le problème de l’efficacité de celle-ci est évoqué. Plusieurs des développements et des arguments proposés dans les sermons sont analogues à ceux qu’on trouve dans la Rhetorica divina qui est, comme on le sait, un traité sur l’art de prier. De très nombreux passages insistent sur les conditions qui permettent à l’orant de mieux faire parvenir sa prière à son destinataire : être sincère, impétrer avant tout pour les autres, faire preuve de dévotion et de compassion, etc. Dans trois sermons différents, Guillaume d’Auvergne explique également comment chacun peut apprendre à prier : Si nous voulons, nous pouvons apprendre la dévotion et l’art de prier grâce aux voleurs et aux truands. Lorsqu’ils voient le gibet prêt, les voleurs se jettent aux pieds des juges. Je demande : où vont-ils chercher une si grande quantité de larmes ? Où ont-ils appris un art rhétorique si persuasif pour supplier ? Toute l’abondance de leurs larmes ils la tirent du bois aride du gibet, et ce même gibet est le livre de leur art rhétorique ; d’une certaine manière ils tirent de lui la grâce de la dévotion. Et toi qui es à la recherche de la grâce de la dévotion pour tes prières, regarde le gibet infernal qui est dressé devant toi, prosterne-toi devant le juge des vivants et des morts, le Christ, et depuis ce même patibulum infernal tu puiseras dans la source, pour ne pas dire dans l’abondance, des larmes. Lis dans celui-ci ce qui peut être efficace pour émouvoir et adoucir le juge60.
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Sur ce problème voir C. Panaccio, « Des signes dans l’intellect », Cahiers d’épistémologie, 9603 (1996), p. 12-13. « Multum interest an in domo tua signum taberne sit, an taberna. Sic an in corde tuo sit lex aut legis signa, id est uerba et huiusmodi. Lex sancti Benedicti, id est regula, non dicitur uere ibi esse ubi non nisi liber scriptus est, sed ubi ipsa ueritas regule est » (CLXXV, p. 264265). « Deuotionem autem et artem orandi a latronibus et trutannis, si uolumus, addiscimus. Latrones uidentes sibi erectum patibulum ad pedes iudicum se prosternunt. Vnde, queso, tantam copiam lacrimarum hauriunt ? Vbi artem rethoricam ad supplicandum tam persuasibilem didicerunt ? De lignis aridis patibuli totam illam affluentiam hauriunt lacrimarum et ipsum patibulum liber est eis artis rethorice, de illo quodammodo gratiam deuotionis exhauriunt. Sic et tu qui gratiam deuotionis queris in precibus, aspice erectum tibi infernale patibulum, prosterne te coram iudice uiuorum ‹ et › mortuorum Christo Domino, et de ipso infernali patibulo hauries fontem, ne dicam copiam, lacrimarum. In illo leges quid ad mouendum iudicem et leniendum efficax esse potest » (TCCLXXIII, p. 508).
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L’oraison est également ce qui caractérise le langage des hommes et permet de le distinguer du langage des animaux61, mais aussi le messager qu’on envoie au Seigneur pour demander du secours ou la bonne odeur qu’on fait parvenir jusqu’aux narines de tous les membres de la cour céleste62. Guillaume d’Auvergne souligne à plusieurs endroits les effets de la prière, sa force, sa vis. L’oraison ramollit les péchés et permet de les expulser63, elle libère de la prison de ce monde et son efficacité est telle, dit-il, que parfois elle possède la même puissance que le baptême et peut donc sanctifier et remettre l’ensemble des péchés64. Plusieurs sermons rappellent que l’oraison est d’une telle puissance qu’elle peut faire plier la volonté divine65 et que, lorsqu’elle s’adresse correctement à Dieu, celui-ci ne peut pas ne pas intervenir ou exaucer les vœux de l’orant. Bref, la prière est capable non seulement de rétablir la paix entre l’homme et Dieu mais également d’emprisonner celui-ci grâce aux liens de l’amour. Elle obtient in fine nécessairement la victoire66. D’où vient donc cette puissance de l’oraison qui plie Dieu à sa volonté et l’oblige en quelque sorte à accorder ce qui est demandé ? S’agit-il d’une puissance intrinsèque aux mots mêmes qui sont utilisés ? Si une brève remarque du De tentationibus pourrait donner à penser que Guillaume d’Auvergne a admis ici ou là l’existence d’une virtus propre aux mots – il remarque en effet qu’il suffit d’une simple syllabe pour vaincre et faire fuir le diable, c’est-à-dire le mot « fy » prononcé avec toute l’indignation 61
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« Item mutus est qui non loquitur lingagium proprium sed magis lingagium brutorum. Lingagium nostrum est oratio, laus, accusatio propria, confessio, doctrina, consilium et huiusmodi. Alie enim uoces non sunt loquele. Detractorum uox sibilus est serpentinus, luxuriosorum rechanatus asininus, superborum rugitus leoninus, fraudulentorum uulpinus, auarorum crocitatio coruina, et ad hunc modum de aliis » (TCCLXXIX, p. 530). « Item [oratio] est exenium gratissimum omnibus qui sunt in paradyso, quod imbalsamat totum paradysum et ad quod Deus et omnes sancti tendunt nares » (CXXVII, p. 94). « Tercia datur a Deo medico ad digerendam materiam peccatorum, id est decoquendam et remolliendam ut gratie nitenti eam expellere obediat. Hec est gratia orationis. Crede michi, nulla peccata resistere possunt gratie orationis quantumlibet dura uel lapidea » (SXXVIII, p. 120). « Vel saltem non clamat propter hoc in oratione, que tante efficacie est quandoque ut uim baptismi etiam habeat sanctificandi et remittendi peccata ex toto » (CXXVII, p. 94). « Item, tante potestatis est oratio hiis de causis et huiusmodi ut Deum uertat ad uoluntatem suam » (CXXVII, p. 94). « Item alia armatura contra Dominum est oratio, que mire uirtutis est. Ista enim resistit igni diuino Aaron, Numerorum. Hec ligat eum forti uinculo, scilicet amore qui eum stipiti alligauit et cruci affixit » (CXLII, p. 146) ; « Et ad hoc per orationem inducitur maxime, que non solum uim habet pacificandi ad ipsum et ei resistendi et huiusmodi, sed et uincit ipsum » (CXXVII, p. 92-93) ; « Hoc debemus incessanter clamare et ipsum spiritum uocare in confessione, oratione et huiusmodi, et necessario sic uocatus ueniret » (TCCXV, p. 296) ; « Item oratione ualde bene luctatur cum Domino, et necessario remanet et uincitur » (TCLXXV, p. 164) ; « Item alio clamore, oratione scilicet et huiusmodi, ut libereris a carcere et mari mundi. Item clamore ut tibi succurratur, sicut sponsa a corruptore et filius submergendus ad matrem et huiusmodi. Et necesse habet Dominus exaudire, nisi econtrario fecerimus » (TCXXV, p. 516).
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nécessaire67 –, les sermons soulignent en revanche que l’efficacité de la prière vient du fait qu’elle a été instituée et voulue par Dieu lui-même. Dieu serait-il fidèle, demande-t-il dans un sermon, s’il n’acceptait pas la petitio qu’il veut et ordonne de faire, qu’il a écrite et écrit chaque jour avec son doigt, c’est-à-dire l’Esprit Saint68 ? C’est parce qu’il utilise de manière appropriée les mots-signes instaurés par Dieu que tout fidèle peut être certain d’obtenir ce qu’il demande, autrement dit être sûr que le Seigneur respectera le pacte69. C’est d’ailleurs en faisant référence aux mots mêmes du Christ (Luc. 6, 37), que cette « obligation » est rappelée dans un autre sermon : « tu dois donc remettre et il te sera remis ; de même, si après avoir réuni toutes les injures qui t’ont été faites tu diras : Dieu, pour l’amour que j’ai pour toi, je remets’, il [Dieu] doit nécessairement te remettre tout70 ». Pour l’évêque de Paris, la prière fonctionne ainsi de manière tout à fait analogue aux signes sacramentels, mais aussi aux signes diaboliques et aux formules magiques. Il est sans doute excessif de dire que par le biais de sa prédication Guillaume d’Auvergne a essayé de dispenser un cours élémentaire de sémiotique, mais il est certain que dans ses sermons il n’a eu de cesse de rappeler à ses auditeurs l’importance de connaître et de reconnaître les signes multiples qui les entourent afin de les encourager à porter et à se servir des « bons signes » et à renoncer à ceux, innombrables, institués par le diable.
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« […] sola enim unius sillabae pronunciatione ejus [diaboli] jacula confringuntur, et ipse prosternitur ; haec enim sillaba, et haec interjectio fy, quae est interjectio vulgaris gallicani, si debita indignatione pronunciata fuerit, diabolum dejicit, et diffugat […] » (De tentationibus et resistentiis, IV, col. 306b). Un passage présent dans un sermon pourrait également donner à penser que Guillaume attribue une virtus intrinsèque aux mots : « Nec debemus mirari si sanctum corpus Christi, quod est uas plenitudinis omnium gratiarum, habeat uirtutem uiuificandi spiritualiter et sanandi morbos et expellendi peccata ab eo a quo ut decet recipitur, ex quo Deus tantam uim contulerit herbis, uerbis et lapidibus et huiusmodi quod morbos sanant et languores et dolores mitigant et demones fugant, sicut aquates et huiusmodi » (TCLIX, p. 107). « Item ipsum uincit quia ipsa eius fidelitas iuuat ipsam. Et essetne fidelis si peticionem quam ipse sibi uult et precipit fieri […] et ipse scripsit et scribit cotidie digito suo, id est Spiritu Sancto, in cordibus nostris, […] non promoueret et reciperet ? » (CXXVII, p. 93). Nous rejoignons ici les observations formulée par Jean-Yves Tilliette à propos de la Rhetorica divina : « Non, la rhetorica divina, c’est bien la rhétorique de Dieu, le discours salvateur de Dieu. Et cette évidence se fait jour peu à peu dans le texte, à mesure que l’on voit se substituer aux mots de la prière humaine, les morceaux de bravoure dans le style du rhéteur Augustin qui scandent la première partie de l’œuvre, la parole divine elle-même, sous la forme de ces références bibliques dont la trame de plus en plus serrée finit par faire résonner la page de ses échos mystiques. C’est parce qu’elle vient de Dieu que la prière peut être victorieuse de Dieu » (« Oraison et art oratoire : les sources et le propos de la Rhetorica divina », dans Autour de Guillaume d’Auvergne, p. 215). « Ergo dimittere debes ut tibi dimittatur. Item, si congregatis omnibus iniuriis tibi illatis dicis : ‘Deus, pro amore tui dimitto’, necesse habet tibi omnia dimittere » (TCCCVI, p. 628).
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LA PAROLE PROPHÉTIQUE La simplicité de ce titre doit s’entendre comme une question, strictement corrélée à l’interrogation générale du présent volume. Il n’y aurait pas beaucoup de sens à prétendre réduire à une forme canonique la multiplicité des expressions prophétiques du Moyen Âge central et tardif, à partir de la renaissance du phénomène dans la seconde moitié du xiie siècle. En revanche, en se plaçant dans la perspective de la pragmatique linguistique, il devient pertinent de chercher à isoler un trait spécifique qui justifierait l’usage du singulier. Peut-on identifier une modalité d’énonciation efficace qui serait propre au discours prophétique médiéval ? L’intérêt de cette problématique n’est pas limité à des considérations linguistiques ; elle permet avant tout d’approfondir la compréhension historique des documents concernés. En conduisant à les aborder en tant que performances langagières, elle impose de faire apparaître la réalité sociale de phénomènes trop souvent analysés à partir de leur seul substrat textuel1. La profération d’un oracle est assurément un acte de langage qui sort de l’ordinaire. Il n’y a pourtant pas lieu d’y voir un énoncé performatif, au sens propre du terme. C’est d’une façon moins immédiate que la prophétie altère l’ordre du monde. Pour s’en tenir à l’élément le plus simple, elle crée une attente. Au sens strict, ce n’est pas la parole énoncée mais l’attente qu’elle provoque qui peut être qualifiée d’efficace. Qu’elle soit de l’ordre de l’espoir ou de la crainte, cette attente, c’est-à-dire la tension créée entre une situation présente et un état futur attendu, est susceptible de provoquer une modification, parfois radicale, des comportements. Les circonstances, les personnalités qui portent l’annonce ou les horizons impliqués dans le message peuvent tenir, selon les cas, des rôles plus ou moins déterminants dans cette effectuation. Pour sa part, la prophétie qui en est le support n’exerce qu’une causalité partielle, que l’on pourrait qualifier, en employant un vocabulaire d’époque, de « cause dispositive ». Son efficacité dépend de son degré de recevabilité, terme qui me semble en l’occurrence plus approprié que celui de crédibilité. La prophétie en tant 1
Ces réflexions ont été nourries par des échanges menés depuis 2008 dans le cadre d’un groupe de travail informel sur les prophéties médiévales animé par Robert E. Lerner et Gian Luca Potestà. Ce texte a été rédigé avant que je puisse lire la synthèse récente dirigée par A. Vauchez, Prophètes et prophétisme, Paris, 2012. Des remerciements particuliers sont dus à Éléonore Andrieu.
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 255-286 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101905
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que telle n’est en effet que rarement un objet de croyance à proprement parler – si ce n’est pour quelques groupes de convaincus, fréquemment prosélytes, habituellement minoritaires et souvent mis en difficulté pour ces raisons. En règle générale, elle est entendue et produit un effet dans la mesure où elle s’intègre à un univers de croyances déjà constitué, qu’elle modifie à la marge, en donnant forme à des perspectives possibles, en activant des potentialités latentes. En ce sens, l’attente qu’elle fait naître était, en quelque sorte, déjà virtuellement attendue. Comme plusieurs cas d’échecs, dont certains seront examinés plus loin, permettent de le montrer, la faillite d’une prophétie n’annule pas systématiquement les croyances qui la soutenaient, pas davantage qu’elle ne ruine la fortune ultérieure du document qui la transmet. Certaines prophéties démontrent la même capacité de résistance à l’échec que les théories économiques contemporaines, dont les prédictions sont régulièrement démenties par les faits. Elles relèvent d’une forme mineure de croyance, qui n’est pas faite d’adhésion, mais qu’il faudrait plutôt définir négativement, par l’impossibilité d’éliminer toute éventualité que la prophétie se révèle malgré tout, un jour, exacte, et qu’il faille dire, au plus-que-parfait, que les événements survenus avaient été annoncés. Pour reprendre un proverbe du bocage normand cité par Jeanne Favret-Saada à propos de la sorcellerie, la prophétie fait partie de ces choses auxquelles « on croit toujours plus qu’on ne le croit2 ». Le parallèle avec les doctrines économiques, dont les prétentions prédictives déficientes ne diminuent en rien la domination idéologique qu’elles exercent dans notre monde, permet également de pointer un autre aspect important. La prophétie médiévale n’a pas pour objet habituel de livrer des prédictions individuelles, mais au contraire de porter sur une communauté entière ou sur ses membres les plus éminents. En contribuant à façonner l’appréhension de l’avenir collectif, elle remplit donc une fonction qui est, à nos yeux de modernes, intrinsèquement politique. L’idée que les sociétés forgent elles-mêmes leur devenir par l’action collective et que la première tâche de la politique soit de formuler des projets de société désirables relève d’une forme récente d’historicité, orientée vers l’avenir, vieille de moins de trois siècles3 ; l’effacement (temporaire) de la capacité mobilisatrice des projets politiques dans le moment néo-libéral que nous traversons fait la fortune d’une idéologie économique qui prétend pouvoir figurer l’avenir sur la seule base d’une modélisation des interactions marchandes individuelles. De telles conceptions du devenir n’étaient évidemment pas concevables dans le cadre du christianisme médiéval ; d’autres dispositifs d’exploration de l’inconnu y remplissaient des fonctions comparables à nos idéologies modernes ; ils 2
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J. Favret-Saada, « On y croit toujours plus qu’on ne croit. Sur le manuel vaudou d’un président », L’Homme. Revue française d’anthropologie, 290 (2009), p. 7-26. M. Gauchet, L’avènement de la démocratie, I : La révolution moderne, Paris, 2007, p. 45-48.
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méritent d’être traités avec une égale dignité. Dieu connaissant de toute éternité les méandres de l’histoire humaine, une révélation issue de la prescience divine constituait la modalité la plus légitime pour annoncer des futurs désirés, ou plus souvent menacer de châtiments des sociétés chrétiennes corrompues. Un découpage des savoirs moins tributaire de nos propres habitudes de pensée devrait donc inscrire l’essentiel du discours prophétique médiéval au sein du registre politique, ou plutôt ecclésiologique, puisque les prophéties parlent avant tout de l’histoire et du futur de la chrétienté. Dans cette fonction, le prophétisme se trouve en concurrence avec les multiples techniques de divination en usage au Moyen Âge central. À partir du milieu du xive siècle, les croisements entre prophéties et astrologie se font plus fréquents4. Il faut pourtant bien distinguer les ressorts de ces deux démarches. Le prophétisme, qui ne porte que sur des événements contingents et non des régularités, ne peut avoir par définition aucune prétention scientifique. Son élément distinctif, comme l’avait bien relevé Max Weber, tient à la « vocation personnelle » du prophète, investi de la mission de proclamer une doctrine religieuse5. La suspicion dans laquelle sont parfois tenus les écrits prophétiques tient précisément au caractère individuel de l’inspiration divine dont ils se réclament, qui pose également la question de leur articulation au canon des écrits bibliques authentifiés par l’institution ecclésiale. Mais cette suspicion n’est souvent que l’envers d’une fascination pour des documents dont la véridicité ne pourra être éprouvée, par définition, que par le cours des événements à venir, et qui conservent entretemps une puissance de vérité inéliminable6. Une vue globale du phénomène impose de prendre en considération l’ensemble de ces paramètres. Il sera d’autant plus utile de consacrer une première section à baliser ce domaine qu’il est habituellement étudié sous des angles distincts par différentes spécialités : un courant, centré sur l’histoire intellectuelle de la tradition joachimite et du millénarisme médiéval, s’intéresse principalement au contenu doctrinal de textes savants et à leur
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J.-P. Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris, 2006, p. 316-325. Le De antichristo de Pierre de Limoges est un cas assez isolé au xiiie siècle, cfr N. Bériou, « Pierre de Limoges et la fin des temps », Mélanges de l’école française de Rome. Moyen Âge, 98, 1986, p. 65-107. Voir également Ch. Burnett, « Imperium, Ecclesia Romana and the Last Days in William Scot’s Astrological Prophecy of ca. 1266-73 », dans Forschungen zur Reichs-, Papst- und Landesgeschichte : Peter Herde zum 65. Geburtstag, éd. K. Borchardt et E. Bünz, Stuttgart, 1998, vol. I, p. 347-360. M. Weber, Sociologie de la religion, Paris, 2006, p. 152-157. Voir cette déclaration significative de Cola di Rienzo, en 1342, dans Briefwechsel des Cola di Rienzo, éd. K. Burdach, P. Piur, Berlin, 1912, p. 295 : « Si prophetie Merlini, Methodii, Policarpi, Ioachim et Cirilli aut ab immundo spirit aut fabule forte sunt, cur pastores Ecclesie et prelati in libris pulcherrimis argento munitis sic libenter inter libraria recipiunt armamento ? ».
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diffraction sociale7. D’autres approches, voisines mais relevant d’une sensibilité distincte, mettent davantage l’accent sur l’expérience visionnaire des prophètes8. Pour sa part, un massif d’écrits vernaculaires, autour des prophéties de Merlin, fait souvent l’objet d’une approche exclusivement littéraire9. De surcroît, ces différents types de recherches sont souvent menés à l’écart de travaux relevant de l’histoire des sciences ou de ses marges, alors même qu’il semble important de situer le prophétisme en regard de multiples formes de connaissance prédictive de l’avenir10. Cette mise en perspective ne débouchera pas sur une typologie fine ; elle permet seulement de dégager certaines zones de convergence, plus ou moins denses. En fin de compte, la polarité la plus éclairante me semble tenir à la situation corporelle des acteurs. On peut en effet, tendanciellement, distinguer un prophétisme sédentaire d’un prophétisme itinérant. Le premier implique une position assise de l’interprète, penché sur des textes obscurs, tandis que le second évoque le mouvement du prophète en marche, engagé dans l’accomplissement des événements qu’il annonce. Entre ces deux termes, la posture debout du prédicateur qui annonce et exhorte permet de rappeler que la dimension prophétique est toujours latente dans la prédication médiévale. On pourrait encore compléter le tableau en mentionnant pour mémoire la position allongée du visionnaire endormi. Du point de vue de la pragmatique du langage, c’est la posture de l’herméneute qui mérite surtout de retenir l’attention, en raison de la complexité du dispositif impliqué. Celui-ci, comme on le verra, en vient presque par nécessité à jouer de la dénégation, en fondant son autorité sur l’affirmation d’une absence d’inspiration immédiate. Ce constat sera invalidé par le contre-exemple de l’inspiration prophétique expressément revendiquée par Dante. De la même façon, on verra que l’un des cas les plus éclatants de prophétisme en mouvement, celui de Jeanne d’Arc, peut également se rattacher aux traditions du prophétisme textuel. Il ne s’agit donc bien, à travers cette exploration, que de faire apparaître plusieurs aspects d’un phénomène global. 7
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Voir les travaux classiques de Marjorie Reeves (surtout The Influence of Prophecy in the Later Middle Ages. A Study in Joachimism, Oxford, 1969) et de Robert E. Lerner (notamment The Powers of Prophecy. The Cedar of Lebanon vision from the Mongol onslaught to the dawn of Enlightenment, Berkeley, 1983 et de multiples articles qui n’ont été rassemblés qu’en traduction italienne, Refrigerio dei santi, Rome, 1995 et Scrutare il futuro : l’eredità di Gioacchino da Fiore alla fine del Medioevo, Rome, 2008). Voir A. Vauchez, Saints, prophètes et visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, 1999, ou les nombreux ouvrages de Bernard McGinn. Voir P. Zumthor, Merlin le prophète. Un thème de la littérature polémique, de l’historiographie et des romans, Lausanne, 1943 ; C. Daniel, Les prophéties de Merlin et la culture politique (XIIe-XVIe siècle), Turnhout, 2006. Le volume édité par R. Trachsler, Moult obscures paroles. Études sur la prophétie médiévale, Paris, 2007, juxtapose des travaux relevant de ces deux derniers genres, sans les faire dialoguer.
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Dans cette perspective, la référence aux situations corporelles a le grand avantage de rendre immédiatement perceptible le fait qu’un même acteur peut successivement adopter différentes positions, y compris au cours de la même journée. Galerie de postures prophétiques La première et principale raison d’employer le singulier tient à l’existence d’une notion latine, d’usage courant au Moyen Âge, qui correspond à peu de choses près à ce que nous continuons d’entendre sous le nom de prophétie. Au cours du xiiie siècle, particulièrement entre 1230 et 1270, la théologie scolastique en a fait un chapitre spécifique, dont la douzième question disputée De veritate de Thomas d’Aquin fournit l’élaboration la plus complète11. Cet intérêt particulier des premières générations de maîtres de la faculté parisienne doit se comprendre dans le contexte d’une dissociation entre l’exégèse biblique et la théologie, définie comme science, fondée sur le quadrillage des questionnements proposés par le Livre des Sentences de Pierre Lombard12. La question de la prophétie donnait l’occasion de rattacher l’interprétation des livres prophétiques de l’Écriture sainte à une doctrine de la connaissance surnaturelle et de la grâce. Bien que le thème y soit abordé de façon très générale, l’enjeu de ces discussions vise en premier lieu à exposer les types de connaissance dont avaient pu bénéficier les prophètes de l’Ancien Testament et la nature des dons ou charismes qu’ils avaient reçus. De façon significative, le dernier point abordé par Thomas d’Aquin dans ce cadre traite de la prééminence de Moïse sur les autres prophètes13. Le privilège d’une vision de Dieu en face à face lui confère une supériorité incontestable, puisque tous les autres prophètes n’ont bénéficié de visions que par l’intermédiaire d’un ange. Cependant, dans la typologie de Max Weber, Moïse est le type même du législateur qui s’oppose à celui du prophète14, et c’est à l’aide d’arguments convergents avec ceux du sociologue allemand que le maître dominicain le met également à part. Pour les théologiens médiévaux, le « prophète par excellence », celui que le substantif suffit à désigner par
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J.-P. Torrell, Théorie de la prophétie et philosophie de la connaissance aux environs de 1230. La contribution d’Hugues de Saint-Cher (Ms. Douai 434, question 481), Louvain, 1977 et Id., Recherches sur la théorie de la prophétie au Moyen Âge, XIIe-XIVe siècles. Études et textes, Fribourg, 1992. G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, XIIe-XIVe siècle, Paris, 1999, p. 108109. Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, q. 12, art. 14 : « utrum Moyses fuerit excellentior aliis prophetis ». M. Weber, Sociologie de la religion, p. 157-161.
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antonomase, est David, le roi psalmiste15. Ce privilège tient surtout aux nombreux passages des Psaumes interprétés comme prophéties de l’avènement du Christ16. Hormis ces deux cas particuliers, le mot renvoie habituellement à un type bien défini, qui correspond exactement au modèle wébérien, celui du prophète scripturaire, illustré par une série de grands textes, d’Amos à Ézéchiel, produits aux viiie-vie siècles avant notre ère. Parlant au nom du Seigneur, à l’écart de la communauté, souvent en conflit avec les autorités religieuses instituées, sa mission est de rappeler le peuple élu à l’obéissance à la loi et au refus de l’idolâtrie, en le menaçant d’une colère divine destructrice et en annonçant les bienfaits à venir. C’est ce modèle, puissant et captivant, qu’évoque en premier lieu le nom de prophète pour les théologiens latins. Il présente toutefois la grande difficulté de ne pas être un modèle imitable. Dans un court et dense essai paru en 1925, Qu’est-ce que la théologie ?, le théologien allemand Erik Peterson soulève un point crucial : l’incarnation du logos modifie par principe les conditions du prophétisme en régime chrétien17. Une fois que Dieu fait homme a parlé, que la révélation est scellée, il n’y a plus d’espace disponible pour une parole prophétique qui aurait quelque chose à ajouter au sujet de Dieu. Erik Peterson s’exprimait ici, non pas en historien, mais en théologien ; l’importance de son propos mérite toutefois que l’on restitue schématiquement l’essentiel de son argumentation. Le prophétisme qui peut subsister dans le christianisme sera principalement tourné vers le passé ; sous la forme de l’exégèse, et d’une exégèse largement allégorique, sa tâche sera d’exposer l’Écriture, en montrant que les prophéties messianiques se sont accomplies dans le Christ. En revanche, après sa mort, sa résurrection et la fondation de l’Église (identifiée par Erik Peterson à la décision des douze Apôtres d’aller évangéliser les gentils), sa parole trouve un prolongement concret dans le dogme, sous la forme d’un droit dont la théologie aura pour tâche de fournir une connaissance conceptuelle. Ce schéma, destiné à justifier le « sérieux » de la théologie, formulé au cours d’un processus qui amènera Peterson à se convertir au catholicisme cinq ans plus tard, présente un intérêt évident pour les médiévistes, puisqu’il retrouve une répartition disciplinaire identique à celle que construit l’université médiévale.
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Petrus Lombardus, Commentarium in Psalmos praefatio, PL 191, col. 59 : « Prophetae per excellentiam cum dicitur Propheta sine adjectione proprii nominis intelligitur David, ut cum dicitur Apostolus intelligitur Paulus, et Urbs Roma ». Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, q. 12, art. 14 : « Ad secundum dicendum, quod David dicitur esse excellentissimus prophetarum, quia expressissime de Christo prophetavit et sine aliqua imaginaria visione ». E. Peterson, « Qu’est-ce que la théologie ? », dans Id., Le monothéisme : un problème politique, et autres traités, Paris, 2007, et les commentaires de B. Karsenti, « Autorité et théologie. Peterson et la définition chrétienne du dogme », Archives de philosophie, 74 (2011), p. 149-168.
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Comme Erik Peterson l’accorde volontiers, le prophétisme ne s’est pas immédiatement résorbé dans l’exégèse ou le prêche. Le christianisme primitif des temps post-apostoliques a connu une profusion d’hommes et femmes manifestant leur charisme prophétique. La consolidation institutionnelle et dogmatique de la nouvelle religion s’est accompagnée d’une extinction rapide des courants qui se réclamaient de l’envoi du Paraclet18. Une trace indélébile de ce moment pentecôtiste initial est pourtant demeurée inscrite dans le canon chrétien, avec le livre de l’Apocalypse, censé avoir été révélé à l’apôtre Jean à Patmos. Ce document étrange et fascinant offre l’exemple le plus frappant d’un prophétisme chrétien qui englobe l’histoire entière, y compris sa partie non encore advenue qui court jusqu’au jugement dernier ; il le fait de surcroît en se coulant dans l’élément mythologique des prophètes d’Israël, appelant à son tour à une compréhension allégorique. Dans la longue durée de l’histoire chrétienne, ce texte a suscité des réactions plus qu’ambivalentes, et c’est toujours lui qui a fourni l’appui privilégié de courants à forte teneur prophétique. Au iie siècle, le mouvement de la « nouvelle prophétie » de Montanus et ses acolytes prophétesses n’a pas pris naissance par hasard dans les villes d’Asie Mineure auxquelles l’auteur de l’Apocalypse adresse ses sept lettres ; leur appartenance aux mêmes courants est assez probable19. Or la répression du Montanisme a été le principal motif de l’effacement du prophétisme chrétien à l’âge patristique. Dans une perspective historique, et non théologique, il est impossible de s’en tenir à un schéma unitaire. En réalité, la question du prophétisme est le lieu d’une difficulté et d’une division interne entre théologiens qu’il n’est pas question de refermer dogmatiquement. Thomas d’Aquin exprimait une position très proche d’Erik Peterson en notant que, après que Jean-Baptiste a reconnu le Christ et l’a montré de son doigt (Jn 1, 29-34), aucun prophète n’a eu à annoncer le Messie. Si l’esprit de prophétie ne s’est totalement éteint à aucun moment de l’histoire, après les temps apostoliques, sa fonction ne peut plus être doctrinale, mais uniquement pastorale20. Cette réponse figure dans une question, absente du De veritate, insérée en conclusion des articles de la Somme de théologie consacrés à ce thème. On doit reconnaître à ce texte une portée polémique évidente. Contre une pente présente chez les franciscains contemporains, et particulièrement Bonaventure, le maître dominicain visait
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J. L. Ash Jr., « The Decline of Ecstatic Prophecy in the Early Church », Theological Studies, 37 (1976), p. 227-249. C. Trevett, Montanism : Gender, Authority and the New Prophecy, Cambridge, 1996. Les « anges » de chacune de ces villes représentent probablement les responsables des églises locales. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, IIa IIae, q. 174, art. 6, resp. et ad 3 : « Et singulis temporibus non defuerunt aliqui prophetiae spiritum habentes, non quidem ad novam doctrinam fidei depromendam, sed ad humanorum actuum directionem ».
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à contester l’idée d’un accroissement de la connaissance prophétique au fil du temps. C’est un élève de Bonaventure, Pierre de Jean Olivi, qui assume le plus ouvertement les conséquences d’une véritable théologie de l’histoire, forgée à partir d’une appropriation franciscaine de l’exégèse de Joachim de Fiore. L’histoire de l’Église y est comprise selon un modèle hiérarchique qui mène, d’étape en étape, jusqu’à la perfection d’un renouveau évangélique inauguré par saint François et destiné à s’épanouir dans l’âge de l’Esprit. Ce troisième âge, logé entre la chute de l’antéchrist et le jugement dernier, n’était pour Joachim qu’une nécessité structurale ; Olivi lui accorde au contraire une profondeur historique de plusieurs siècles21. À mesure que l’histoire ainsi comprise s’accomplit, son intelligibilité s’accroît également, chaque nouveau moment permettant de reconsidérer le sens de l’ensemble de la trajectoire22. Certes, le canon de l’Écriture sainte est définitivement clos, mais pour Olivi – qui abandonne par ailleurs le projet d’une théologie comme science – l’entreprise herméneutique de compréhension textuelle n’est pas arrivée à son terme. De surcroît, l’Esprit ne cesse pas d’apporter des révélations individuelles. Cantonné à un travail d’exégète, Olivi accepte de prendre en considération le contenu de telles visions, en éprouvant leur compatibilité avec l’Écriture23. Inévitablement, son travail d’exégète culmine dans un commentaire de l’Apocalypse, conçu comme une mise à jour de celui de Joachim. Contrairement à ce dernier, Olivi ne revendique aucune inspiration charismatique. Dans leurs différences, ces deux auteurs majeurs témoignent que le prophétisme exégétique chrétien peut également conserver une orientation vers l’avenir. Comme le note Erik Peterson, le prophétisme chrétien se prolonge également sous la forme du prêche, et c’est uniquement en ce sens que Thomas d’Aquin admet l’utilité pastorale de l’esprit de prophétie. Appelé à exhorter le peuple chrétien, le prédicateur est le mieux à même de reprendre le flambeau des prophètes d’Israël. La nuance, qui transforme totalement sa position, tient à ce qu’il est désormais inscrit au sein d’une hiérarchie ecclésiastique. Il intervient en tant que porteur du discours d’autorité de l’institution, et non pas au titre d’un charisme individuel. On peut néanmoins admettre que la coloration prophétique fait partie de la gamme des outils qu’il est conduit à employer, du seul fait de sa mission. C’est à lui qu’il revient d’annoncer au peuple chrétien les peines et les récompenses promises au 21
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R. E. Lerner, « Refreshment of the Saints : The Time After Antichrist as a Station for Earthly Progress in Medieval Thought », Traditio, 32 (1976), p. 97-144. D. Burr, Olivi’s Peaceable Kingdom. A Reading of the Apocalypse Commentary, Philadelphie, 1993 ; S. Piron, « Le métier de théologien selon Olivi. Philosophie, théologie, exégèse et pauvreté », dans Pierre de Jean Olivi. Philosophe et théologien, éd. C. König-Pralong, O. Ribordy, T. SuarezNani, Berlin, 2010, p. 17-85, voir p. 77-83. Petrus Ioannis Olivi, « Epistola ad fr. R. », éd. S. Piron, C. Kilmer, E. Marmursztejn, Archivum Franciscanum Historicum, 91 (1998), p. 33-64.
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jugement dernier, d’appeler à la réforme des mœurs, à la justice et la charité ; il peut ainsi assumer l’ensemble des attributs des anciens prophètes. En tant que gardien de l’institution, sa tâche est également de renouveler la mise en garde du Christ contre les faux prophètes (Mt 7, 15). On peut se contenter sur ce point d’un exemple pris dans un sermon de Pierre d’Ailly à la fin du xive siècle. Alors qu’il vise à dénoncer les prédictions d’Arnaud de Villeneuve sur la venue de l’antéchrist, en fustigeant une prétention téméraire à connaître le jour et l’heure, l’évêque de Cambrai joue pourtant de la corde d’une proximité de la fin des temps comme moyen efficace de conversion des pécheurs24. Le prédicateur est seul habilité, ex officio, à parler des temps futurs. Porté par sa propre ferveur réformatrice, il peut se laisser envahir par une inspiration prophétique personnelle. À cet égard, le cas de Savonarole, qui glisse progressivement de l’une à l’autre position, offre un cas exemplaire. Cette métamorphose n’est cependant pas l’effet d’une simple transformation individuelle ; elle tient avant tout aux circonstances d’une crise politique au sein de laquelle le frère prêcheur a su mobiliser conjointement les mythes de l’identité citadine florentine et de l’apocalyptique chrétienne. L’un de ses traits le plus originaux tient à la certitude de son propre charisme prophétique, encore revendiquée dans un traité rédigé en réponse à son excommunication par Alexandre VI, peu avant sa chute définitive25. Cette embardée prophétique d’un prédicateur permet de faire ressortir un autre point notable. Le nombre de personnalités auxquelles a été reconnu un véritable don de prophétie est extrêmement limité. Il vaut la peine de souligner que ce sont pour l’essentiel des femmes qui en ont bénéficié, telles qu’Hildegarde de Bingen, Catherine de Sienne ou Brigitte de Suède26. Cette reconnaissance ne leur a pas permis d’échapper aux polémiques, mais elle a du moins conféré, de leur vivant, un poids considérable à leur parole publique. Cette autorisation prophétique, accordée à faible dose, doit évidemment être mise en rapport avec leur exclusion des responsabilités ecclésiastiques, et notamment de la fonction de prédication. Par contraste, un autre profil qui se dégage est celui du prédicateur itinérant, étranger à l’institution. Un cas remarquable se propose en la personne de Benedetto del Corneto, initiateur de la « grande dévotion » de l’Alleluia de 1233. Salimbene de Adam, qui l’a vu dans sa jeunesse traverser la ville de Parme, le décrit comme « un autre Jean-Baptiste », portant une toque 24
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Pierre d’Ailly, Tractatus et sermones, Strasbourg, 1490, col. 8, cité par B. Guenée, Entre l’Église et l’État. Quatre vies de prélats français à la fin du Moyen Âge, Paris, 1987, p. 157-158. R. E. Lerner, The Powers of prophecy, p. 196, notait déjà l’intérêt que présentent ces sermons. D. Weinstein, Savonarole et Florence. Prophétie et patriotisme à la Renaissance, Paris, 1973 ; G. C. Garfagnini, « Savonarola e la profezia : tra mito e storia », Studi medievali, 24 (1988), p. 173-201. C. L. Sahlin, Birgitta of Sweden and the Voice of Prophecy, Woodbridge, 2001, qui contient des réflexions plus amples sur le prophétisme féminin.
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arménienne (ou d’hermine ?), une longue barbe noire, un habit en poil de chèvre recouvert d’une toge ornée de longues croix rouges et une ceinture de peau, jouant d’une trompette en bronze ou en laiton, suivi d’une foule d’enfants à qui il faisait chanter des cantiques en langue vernaculaire27. Sa démarche est assurément celle d’un prophète, bien que son message, tel que le présente Salimbene, se résume à chanter dans sa trompette les louanges des trois personnes de la Trinité et de la Vierge. Les processions dans lesquelles Benedetto entraîna les foules produisirent une étonnante saison de pacification sociale dans les villes de la plaine du Pô, à la faveur de laquelle les nouveaux Ordres Mendiants, dominicains et franciscains, trouvèrent l’occasion de prendre pied dans la gestion des affaires civiles et de consolider leur implantation récente. Après avoir suscité de multiples émules de la Lombardie au Veneto, il se dirigea vers le sud, où sa trace se perd dans les Pouilles, trois ans plus tard. Si Salimbene n’insiste pas davantage sur sa vocation prophétique, c’est qu’il présente Benedetto comme un précurseur, prophète en acte qui ouvre la voie aux nouveaux ordres. Il paraît cependant hors de doute qu’il ait été lui-même porteur d’un message de paix et de conversion, associé à certaines connotations eschatologiques. L’Alleluia est l’un de ces multiples mouvements d’enthousiasme religieux du xiiie siècle auxquels Gary Dickson a consacré une série d’articles importants, proposant de minutieuses mises au point fondées sur une lecture à nouveaux frais des sources et des chroniques qui en témoignent28. Ces travaux lui ont permis de mener dans un second temps une approche comparée d’un phénomène qu’il qualifie de « Medieval revivalism 29 ». Le terme, ouvertement anachronique, est destiné à rendre sensible la proximité de ces mouvements avec des expériences modernes qui demeurent présentes dans la mémoire collective anglaise ou américaine. Plutôt que de risquer 27
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Salimbene de Adam, Cronica, éd. G. Scalia, Turnhout (CCCM 125), 1998, p. 102-104, trad. dans O. Guyotjeannin, Salimbene de Adam, un chroniqueur franciscain, Turnhout, 1995, p. 195-199, qui note que la capellam armenicam pourrait être, de façon moins exotique, une toque d’hermine. Voir aussi A. Thompson, Revival Preachers and politics in Thirteenth-Century Italy. The Great Devotion of 1233, Oxford, 1992, et A. Vauchez, « Une campagne de pacification en Lombardie autour de 1233. L’action politique des ordres mendiants d’après la réforme des statuts communaux et les accords de paix », Mélanges d’archéologie et d’histoire, 78 (1966), p. 503-549. G. Dickson, « The advent of the Pastores (1251) », Revue belge de philologie et d’histoire, 66 (1988), p. 249-267 ; Id., « The Flagellants of 1260 and the crusades », Journal of Medieval History, 15 (1989), p. 227-267 ; Id., « La genèse de la croisade des enfants (1212) », Bibliothèque de l’École des chartes, 153 (1995), p. 53-102, tous textes repris in Id., Religious enthusiasm in the medieval West : revivals, crusades, saints, Aldershot, 2000 ; Id., The Children’s Crusade. Medieval History, Modern Mythohistory, Basingstoke, 2008. Id., « Revivalism as a Medieval Religious Genre », The Journal of Ecclesiastical History, 51 (2000), p. 473-496 ; Id., « Encounters in Medieval Revivalism : Monks, Friars, and Popular Enthusiasts », Church History, 68 (1999), p. 265-293 ; Id., « Carisma e revivalismo nel xiii secolo », in Poteri carismatici e informali. Chiesa e società medioevali, éd. A. Paravicini Bagliani, A. Vauchez, Palerme, 1992, p. 96-113.
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d’introduire d’inutiles confusions, il me semble suffisant de parler de moments de « regains de ferveur collective » pour qualifier ce que le latin médiéval désignait du mot de devotio, l’essentiel étant de reconnaître qu’il s’agit là d’un type particulier d’événement religieux qui peut prendre sur certains aspects des visages très contrastés, allant de la pacifique croisade des enfants de 1212 aux violences des Pastoureaux de 1251. Le trait le plus frappant de ces épisodes est leur intensité et leur brièveté ; ils durent rarement plus de quelques semaines ; par contraste, les quatre années du gouvernement exercé par Savonarole constituent une durée considérable. Les distinctions institutionnelles et sociales s’y trouvent généralement transcendées, si bien qu’il serait hors de propos de tracer une démarcation entre des dimensions populaires et officielles. Ces regains trouvent leur origine dans des tensions qui peuvent également être d’ordre très divers et se cumuler entre elles. L’annonce d’un échec ou d’une impuissance militaire est un stimulant à la genèse d’une croisade spontanée ; mais des causalités sociales peuvent également être invoquées. Selon Pierre Toubert, certaines particularités de la croisade des enfants tiennent à une crise de surpopulation paysanne, qui a de fait donné lieu à l’une des plus importantes migrations collectives de main d’œuvre au Moyen Âge, du bassin parisien et de la vallée du Rhône vers les villes italiennes30. La rupture avec le quotidien par laquelle s’enclenche le regain est fréquemment suscitée par une prédication active, d’autant plus efficace qu’elle prend des tonalités prophétiques ; dans d’autres cas, sans adjonction d’une causalité externe, la mobilisation liturgique de Pâques ou d’autres processions peuvent suffire à mettre une foule en branle. Gary Dickson souligne l’importance des acclamations chantées lors de ces processions31 : en ce sens, c’est du mouvement de la foule que naît la parole efficace qui la maintient en action. La dimension prophétique de ces manifestations est indéniable, mais elles se tiennent davantage du côté de la réalisation que de l’annonce ; l’attente, crée par la prédication, est presque immédiatement comblée par l’activité collective. Salimbene ne trouve pas de meilleur moyen pour évoquer l’Alleluia que de le décrire comme un moment où des prophéties des Psaumes et d’Isaïe donnaient l’impression de s’être accomplies32. L’analyse doit être redoublée à un autre niveau pour rendre compte des mouvements inspirés par l’idée de croisade, qui constituent une très large partie de ces phénomènes. Les deux catégories se superposent sans se confondre ; certaines croisades n’ont pas pris naissance dans de telles conditions, et certains de ces mouvements ne 30
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P. Toubert, « La croisade des enfants de 1212 », in I Mercoledi delle Accademie Napoletane nell’Anno accademico 2002-2003, éd. A. Garzya, Naples, 2004, p. 78-102. G. Dickson, « La genèse de la croisade des enfants », p. 99. Salimbene, Cronica, p. 102-103 ; trad. O. Guyotjeannin, Salimbene, p. 196-197.
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sont pas apparemment pas orientés vers la croisade. Pour rendre compte du surgissement de ces manifestations collectives, il serait excessif de considérer la prédication de croisade comme le véritable moteur de l’action ; elle ne fait que réveiller une attente eschatologique structurellement inscrite dans le christianisme et rendue plus aiguë par certaines circonstances, politiques ou sociales33. Cette virtualité latente peut donc aussi bien être activée par la liturgie pascale, qui rend les fidèles contemporains de la Passion. Bien que ces mouvements soient souvent portés par une tension eschatologique, l’inspiration qui les meut s’exerce dans le présent. Au sein de ces enthousiasmes collectifs, un processus habituel conduit à l’émergence d’un meneur, dont l’autorité se fonde sur une compétence ou une justification prophétique particulière. C’est par exemple de la sorte que le berger Étienne de Cloyes prit la tête de l’épisode initial de la croisade des enfants dans la région chartraine, en faisant dévier de sa route ce qui n’était encore qu’un cycle de processions, afin d’aller porter au roi de France une révélation divine34. La valeur de cette légitimation surnaturelle ne tient pas tant au contenu du message reçu. Il est probable qu’Étienne avait entre les mains une version de la fameuse « lettre tombée du ciel » qui, depuis le viie siècle, a refait surface à de multiples reprises sous des formes et dans des langues variées, et dont la disposition principale était de réclamer l’observance du repos dominical35. Indépendamment du contenu, la réception tangible d’un signe envoyé par Dieu appuyait d’une reconnaissance indéniable l’élection d’un chef dont le charisme rejaillissait sur l’ensemble de la foule qu’il guidait. Plus d’un siècle auparavant, Pierre l’Ermite avait reçu une lettre semblable, au départ de la première croisade, tandis que le moine Raoul, dans les premiers temps de la deuxième croisade, jouait de ses aptitudes prophétiques pour entraîner les foules36. À défaut d’informations précises sur des épisodes qui ne sont généralement connus que de l’extérieur, par des récits de seconde main, on peut soupçonner que des révélations similaires sont au fondement de l’ascendant que prennent certaines personnalités sur des mouvements de ce type, telles que le mystérieux « Maître de Hongrie »,
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P. Alphandéry, A. Dupront, L’idée de croisade, Paris, 1954-1959 et A. Dupront, « Croisade et eschatologie » dans Id., Du sacré. Croisades et pélerinages. Images et langages, Paris, 1987, p. 288312. G. Dickson, « La genèse de la croisade des enfants », p. 82-85 ; Id., « Stephen of Cloyes, Philip Augustus, and the Children’s crusade of 1212 », in Journeys toward God : Pilgrimages and Crusade, éd. B. N. Sargent-Baur, Kalamazoo, 1992, p. 83-105. H. Delehaye, « Note sur la légende de la lettre du Christ tombée du Ciel », Bulletin de l’Académie Royale de Belgique, 2 (1899), p. 171-213, à compléter par de multiples éditions du même document dans toutes les langues vernaculaires européennes. G. Dickson, « Encounters in Medieval Revivalism », p. 285-287.
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guidant les Pastoureaux de 125137. Il est d’ailleurs notable que, si ces regains débutent fréquemment durant la saison pascale, la révélation prophétique intervient souvent aux alentours de la Pentecôte, comme pour sceller d’un don de l’Esprit une manifestation d’enthousiasme née de la participation aux souffrances du Sauveur. En contrepoint de ce prophétisme en mouvement, il faut enfin mentionner la figure du prophète assis – non pas l’exégète universitaire que l’on a croisé plus haut, mais le savant, généralement étranger à la faculté de théologie, qui interprète des écrits extérieurs au canon biblique. Quelques polygraphes bien connus ont laissé des témoignages abondants de leur pratique de ce genre de commentaire, tels qu’Arnaud de Villeneuve ou Jean de Roquetaillade38. On peut également identifier, à une échelle plus modeste, des praticiens d’une telle interprétation prophétique. La chronique de Salimbene en présente un bel exemple en la personne du savetier de Parme Benvenuto Asdente. Surnommé par antiphrase « l’édenté », cet artisan à la dentition proéminente avait acquis dans les années 1280 une réputation flatteuse, au point de se faire inviter à déjeuner par l’évêque local pour lui donner des consultations, fondées sur la lecture des prophéties les plus courantes, ou de recevoir la visite d’émissaires de cités voisines39. Sa renommée est telle que, dans le Convivio, Dante le prend en exemple d’une personnalité devenue célèbre sans être noble, avant de le ranger, en Inferno, XX, parmi les devins et magiciens, sans lui reconnaître la moindre inspiration prophétique authentique40. Il serait utile de procéder à un relevé de tous les experts qui relèvent, à des degrés divers, d’un profil de ce type. Dans la décennie précédente, dans la ville de Vienne en Dauphiné, un « prophète » avait délivré une consultation peu avant l’ouverture du second Concile de Lyon (1274), sur les principaux sujets qui devaient y être mis en discussion. Parfaitement obscure, l’identité de ce personnage se résume tout entière dans ce qualificatif et cette localisation, les quelques manuscrits qui conservent la trace de ses pronostics sont trop tardifs pour apporter la moindre lumière supplémentaire41.
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G. Dickson note que la principale caractéristique qui permet de situer ce maître est sa double maîtrise de langues allemande et française, signe de provenance d’une région voisine de la frontière linguistique. On peut donc supposer qu’il a moins de rapport avec la Hongrie qu’avec la cité de Tongres (Tongeren). Sur ces deux auteurs, voir en dernier lieu : G. L. Potestà, « L’anno dell’Anticristo : il calcolo di Arnaldo di Villanova nella letteratura teologica e profetica del xiv secolo », Rivista di storia del cristianesimo, 4 (2007), p. 431-464, et K. Mesler, « John of Rupescissa’s engagement with prophetic texts in the Sexdequiloquium », Oliviana, 3 (2009) [en ligne : http://oliviana. revues.org/index331.html]. Salimbene, Cronica, p. 776-776, 801, 803-804. Convivio, IV, xvi, vi ; Inferno, XX, 118-120. S. Piron, « Anciennes sibylles et nouveaux oracles. Remarques sur la diffusion des textes prophétiques en Occident, viie-xive siècles », dans Les collections textuelles de l’antiquité tardive
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L’herméneutique des écrits prophétiques non canoniques Cette forme de prophétisme est celle qui permet d’observer et d’analyser un acte de langage efficace dans des conditions privilégiées. Pour commencer par en faire apparaître un ressort fondamental, il faut à nouveau mettre à profit la chronique du franciscain Salimbene, sous un angle qui impose cette fois de tenir compte de l’auteur en personne. Rédigé dans les années 12831288, alors qu’il avait une soixantaine d’années, cet ouvrage réutilise des travaux historiques antérieurs produits au fil d’une longue carrière dans l’ordre franciscain, qui sont pour partie redevables à son intérêt pour le prophétisme42. Salimbene dit avoir écrit ses premiers travaux historiques lors d’un séjour à Ferrare, dans les années 1249-1257, au lendemain de son implication personnelle dans une convulsion prophétique particulièrement intense. En dépit de la date tardive de la chronique, on peut être assuré qu’elle recycle des matériaux initialement rédigés à une date proche des événements relatés. Au cours des années 1240, l’affrontement entre la papauté et l’empereur Frédéric II et les campagnes militaires menées par ce dernier en Italie avaient conduit Innocent IV et la cour pontificale à trouver refuge à Lyon, où le pape avait convoqué un concile afin de prononcer la déposition de l’empereur. À la faveur de ces combats, le recours aux prophéties est devenu une arme politique de premier plan dans chacun des deux camps, Frédéric II concentrant sur sa personne, de son vivant et plus encore après sa mort soudaine en 1250, un imaginaire ambivalent lié à son rôle d’empereur des derniers temps43. Les deux chancelleries rivales se sont alors appropriées, de façon plus ou moins intense, la substance du discours de Joachim de Fiore, au point de produire des écrits pseudépigraphes qui prennent souvent la forme de réponses fictives données par l’abbé à des questions que lui aurait posées l’empereur Henri VI, notamment sur sa postérité, datées de 1197, année de leur dernière rencontre, peu avant le décès de l’empereur à Messine44. L’affrontement avec Frédéric II constitue par exemple le contexte d’achèvement du commentaire sur Jérémie, dont certains éléments remontent peut-être à des noyaux authentiques produits, sinon par Joachim lui-même, du moins au monastère de Fiore par
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dans les collections médiévales. Textes et représentations, VIe-XIVe siècles, éd. S. Gioanni, B. Grévin, Rome, 2008, p. 261-301, voir p. 285-287. O. Guyotjeannin, Salimbene, p. 28-32. R. E. Lerner, « Frederick II, Alive, Aloft and Allayed in Franciscan-Joachite Eschatology », in The Use and Abuse of Eschatology in the Middle Ages, éd. W. Verbeke, D. Verhelst, A. Welkenhuysen, Leuven, 1988, p. 359-384. G. L. Potestà, Il tempo dell’Apocalisse. Vita di Gioacchino da Fiore, Bari, 2004, p. 327.
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des disciples directs, mais dont les dernières strates ont été probablement composées à la curie pontificale45. Salimbene s’est trouvé aux premières loges de ce conflit et de l’acculturation joachimite des élites franciscaines. Il y a d’abord été exposé au couvent de Pise, dans les années 1242-1246, lorsqu’un abbé de l’ordre de Fiore, sous la menace de Frédéric II, avait trouvé refuge chez les frères mineurs, emmenant avec lui l’ensemble des livres de Joachim46. Présent dans sa ville natale de Parme en 1247, alors assiégée par les armées impériales, il en était sorti clandestinement, porteur d’un message destiné à Innocent IV qu’il délivra au pape à Lyon. Le motif officiel de son départ pour la France était un séjour d’études qu’il devait y accomplir ; son assignation au couvent d’Auxerre laisse penser qu’il devait y séjourner avant de pouvoir débuter ses études supérieures à Paris47. En route, il rencontra au couvent de Provins deux jeunes franciscains, placés dans la même situation d’attente que lui et partageant les mêmes lectures. L’un d’eux était Gérard de Borgo San Donino (Salimbene l’appelle Ghirardinus et il semble préférable de retenir ce diminutif), qui fit scandale à Paris en 1255, en proclamant que les trois grands livres de Joachim constituaient l’Évangile de l’âge de l’Esprit. Gherardino avait grandi en Sicile, c’est au titre de cette province qu’il avait été envoyé étudier, et cette origine pouvait justifier des sympathies pour Frédéric II. Salimbene présente son compagnon, Bartolomeo Guiscolo, originaire comme lui de Parme et tout aussi imbu de joachimisme, comme appartenant au « parti impérial », désignation qui pèse lourd en un moment d’affrontement militaire entre les deux camps. Sur la foi du Super Hieremiam, ils annonçaient que Louis IX serait fait prisonnier durant la croisade à laquelle il se préparait48. Passant de couvent en couvent sans se fixer, Salimbene s’est rapidement séparé de ces confrères qui partageaient la même excitation prophétique que lui, mais dont les options politiques étaient sans doute plus décidées que les siennes. Il choisit alors de se rendre en Provence, aux côtés d’Hugues de Digne, dont un sermon entendu quelques années plus tôt en Toscane l’avait fortement impressionné. Le joachimisme d’Hugues pose une difficulté bien connue : on n’en trouve aucune trace dans les œuvres conservées qui lui sont attribuées avec
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Ce texte difficile attend toujours son interprète. Voir pour l’instant S. E. Wessley, Joachim of Fiore and Monastic Reform, New York, 1990, p. 101-135, qui complète et corrige R. Moynihan, « The development of the ‘Pseudo-Joachim’ commentary Super Hieremiam : new manuscript evidence », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 98 (1986), p. 109-142. Salimbene, Cronica, p. 356 Salimbene ne passa qu’une semaine à Paris, où il n’était sans doute pas encore attendu ; il fut par la suite réprimandé par son ministre provincial pour n’avoir pas accompli son séjour d’études (Cronica, p. 320 et 468). Ibid., p. 356-357.
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certitude49. Cela étant, rien n’interdit de penser qu’elles soient toutes antérieures à une conversion survenue au cours des années 1240. Le témoignage de Salimbene est l’unique source dont nous disposions sur ce point. Il est si massif et si bien étayé qu’il paraît difficile de l’écarter, même en admettant une certaine dose d’élaboration a posteriori de la part du chroniqueur – mais ces réécritures concernent sans doute davantage les ornements rhétoriques que la substance des faits ou des idées rapportées. De surcroît, comme le montre le récit, Hugues fut pour Salimbene un maître en joachimisme ; il semble difficile de penser que l’élève ait pu vouloir imputer à son maître des idées qu’il devait lui-même rejeter pour partie quelques années plus tard. Le seul argument sérieux tient à une remarque qu’Hugues aurait faite au jeune italien, en découvrant son intérêt pour Joachim « t’es-tu, toi aussi, entiché (infatuatus) de cette doctrine, comme les autres qui la suivent50 ? ». Dans la chronique, ce souvenir fait immédiatement suite au récit de la condamnation de Gherardino ; il n’y a aucune raison d’y voir une réprobation générale de la part de Hugues : par ces mots, ce dernier entendait seulement vérifier que Salimbene n’arrivait pas en partisan borné de l’interprétation que faisaient ces jeunes imprudents que lui-même avait dû croiser peu de temps auparavant lors de leur déplacement d’Italie vers Paris. Tout semble au contraire indiquer qu’il venait, en connaissance de cause, parfaire son apprentissage en joachimisme auprès du meilleur expert de ces textes que les franciscains s’étaient récemment approprié. Ces préliminaires autorisent donc à prendre à la lettre, ou presque, la plupart des scènes rapportées. Le portrait d’Hugues dans la Cronica est scindé en plusieurs moments qu’il faut lire en regard les uns des autres pour saisir sa posture prophétique. L’épisode le plus intéressant n’a pas été observé de visu ; Salimbene rapporte le récit que lui en a fait l’intéressé51. À Lyon, lors du Concile, les cardinaux avaient demandé à entendre les informations prophétiques (rumores) que l’on attribuait à Hugues. Le franciscain accepta la demande qui lui était faite par Innocent IV de s’exprimer devant le consistoire. Au pape qui l’interrogea ainsi « nous avons entendu dire que tu es un grand clerc, et un homme bon et spirituel. Mais nous avons aussi entendu que tu es le successeur de l’abbé 49
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G. L. Potestà, « Il Super Hieremiam e il gioachimismo della dirigenza minoritica della metà del Duecento », in Mediterraneo, Europa. Studi in onore di Cosimo Damiano Fonseca, 2, Bari, 2004, p. 879-894 ; D. Ruiz, « Hugues de Digne, provençal, franciscain et joachimite », in Il ricordo del futuro. Gioacchino da Fiore e il gioachimismo attraverso la storia, F. Troncarelli éd., Bari, 2006, p. 80-86. Salimbene, Cronica, p. 359. B. Grévin, Rhétorique du pouvoir. Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (XIIIe-XVe siècles), Rome, 2008, p. 453-455, relève certains parallèles avec les lettres antipapales de la chancellerie de Frédéric II, en parlant, abusivement à mon sens, d’un discours « inventé » par Salimbene, alors qu’il n’est que « reconstruit ».
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Joachim en matière de prophéties, et un grand joachimite. Nous sommes à présent tous réunis sous ton regard pour entendre toutes ces choses qui t’ont été prédites par le Seigneur. » Hugues répondit, en commençant par citer Amos « ‘je ne suis pas prophète, ni fils de prophète’, mais je crois aux prophètes52. » Cependant, au lieu d’annoncer les prédictions attendues, il prononça une critique virulente du népotisme et de la corruption des cardinaux, s’appuyant non seulement sur Amos et Isaïe, mais en faisant également usage de quelques passages de Joachim, notamment de son jeu de mot sur cardinales/carpinales (pillards). En réponse à une curiosité mal placée, l’intervention visait à montrer que la doctrine de l’abbé n’était pas un instrument de divination à la portée de tous, qui pouvait se monnayer en quelques prédictions ponctuelles ; elle devait surtout être mise au service d’un projet de réforme de l’Église et de promotion de la perfection évangélique dont les franciscains étaient porteurs. Le seul talent qu’Hugues cherche à démontrer en public est celui d’exégète et moraliste, assumant de la sorte le seul versant critique de la posture prophétique. La formule d’Amos 7, 14 pose une difficulté bien connue des biblistes, du fait que la phrase nominale en hébreu peut se comprendre indifféremment au présent ou au passé. Dans le premier cas, elle serait une façon de se différencier fortement du groupe institué des « nabi », organisés autour d’un maître, en soulignant une vocation personnelle ; au passé, elle impliquerait seulement qu’Amos, berger, n’avait pas été préparé à la mission prophétique qu’il a reçue53. Le sens de ce passage est cependant sans ambiguïté au Moyen Âge. La glose ordinaire de ce verset y voit le signe que la prophétie n’est pas un état habituel, encore moins une charge héréditaire, mais une inspiration momentanée54. En s’appuyant sur ce verset, Hugues refuse de revendiquer la moindre inspiration personnelle ; sa fonction se limite à « croire aux prophètes » et à tirer de textes déjà reçus un éclairage sur les événements à venir, à l’aide des instruments exégétiques fournis par Joachim de Fiore. C’est dans d’autres circonstances, bien moins publiques, que Salimbene le montre à l’œuvre, enseignant l’Écriture dans sa cellule à Hyères, entouré
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Salimbene, Cronica, p. 349 : « Nam summus pontifex misit pro me et congregatis cardinalibus in consistorio steti in medio eorum et dixit michi : ‘Audivimus de te quod magnus clericus sis et bonus homo et spiritualis. Sed et hoc audivimus, quia successor sis abbatis Ioachim in prophetiis et magnus Ioachita. Nunc ergo omnes nos in conspectu tuo assumus audire omnia quecumque tibi precepta sunt a Domino’ […]. Tunc respondi et dixi : ‘Non sum propheta nec filius prophete, sed credo prophetis […]’ ». R. Martin-Achard, Amos, l’homme, le message, l’influence, Genève, 1984, p. 224-230. La formule « fils de prophète » doit s’entendre au sens de « disciple ». Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, q. 12, art. 1, arg. 12 : « Super illud, non sum propheta, dicit Glossa : Spiritus non semper administrat prophetiam prophetis, sed ad tempus ; et tunc recte dicuntur prophetae cum illuminantur ».
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de notaires, juges, médecins et autres lettrés55. La grande scène qu’expose longuement la chronique est celle de la dispute organisée avec un dominicain de passage qui disait se soucier de Joachim « comme de la cinquième roue du carrosse ». Ce Pierre des Pouilles mettait Hugues au défi de démontrer, à l’aide d’Isaïe, que Frédéric II devait vivre 70 ans et mourir de mort naturelle56. Une fois un accord trouvé sur la croyance aux prophètes bibliques, la démonstration prend en réalité appui sur les textes peu canoniques de Merlin et des Sibylles, dont Hugues justifie l’usage en prenant l’exemple de Balaam, homme mauvais dont la parole était pourtant inspirée. Rien, dans le compte rendu du débat, ne montre que le dominicain ait été convaincu par la justification du pronostic ; seule la science biblique déployée par le frère mineur l’a incité à revenir, le lendemain, s’asseoir aux pieds de Hugues. Cette stratégie de la dénégation est un trait constant dans le courant joachimite. Joachim de Fiore avait lui-même fait à l’abbé cistercien Adam de Perseigne une réponse similaire, que rapporte la chronique de Raoul de Coggeshall : Dieu, disait-il pour s’expliquer, ne lui a accordé ni prophétie, ni révélation, mais une intelligence spirituelle qui lui permet de comprendre les prophètes57. La justification des compétences prophétiques fondées sur une technique exégétique n’a pas même besoin, pour Hugues de Digne ou Pierre de Jean Olivi, d’être appuyée par une expérience visionnaire58. Pour sa part, Jean de Roquetaillade la revendique, mais en la dissociant nettement de sa posture d’herméneute. Emprisonné à Avignon après avoir passé de longues années dans les cachots des couvents franciscains d’Auvergne et d’Aquitaine, disculpé d’une accusation d’hérésie, mais toujours considéré comme suspect, il disposait dans sa cellule de matériel pour écrire et recevait la visite de personnages importants de la curie. Son Liber ostensor, rédigé au cours de l’année 1356, présente l’interprétation de multiples prophéties, destinées à 55
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Salimbene, Cronica, p. 356 : « Et erant ibi multi notarii et iudices atque medici et alii litterati, qui diebus sollemnibus ad cameram fratris Hugonis conveniebant, ut de doctrina abbatis Ioachim audirent ipsum loquentem atque docentem et exponentem sacre Scripture misteria et predicentem futura. Erat enim magnus Ioachita et omnes libros abbatis Ioachim de grossa littera habebat. Et interfui etiam ego ipse isti doctrine, ut audirem fratrem Hugonem ». Même si chaque catégorie sociale n’était représentée que par un unique individu, ce serait déjà considérable. Ibid., p. 361-383. Radulphi de Coggeshall, Chronicon Anglicanum, ed. J. Stevenson, Londres, 1875, p. 68 : « Hic Romae interrogatus a viro venerabili et in Dei Verbo facundissimo et aeque religioso abbate Persennae, quonam ausu talia praediceret, an ex prophetia, an conjectura, seu revelatione ? Respondit se neque prophetiam, neque revelationem de his habere, ‘Sed Deus’, inquit, ‘qui olim dedit prophetis spiritum prophetiae, mihi dedit spiritum intelligentia, ut in Dei spiritu omnia mysteria sacra Scripturae clarissime intelligam, sicut sancti prophetae intellexerunt, qui eam olim in Dei spiritu ediderunt’ ». Sur ces différentes stratégies, voir R. E. Lerner, « Ecstatic dissent », Speculum, 67 (1992), p. 3357, et D. Burr, « Olivi on Prophecy », Cristianesimo nella Storia, 17 (1996), p. 369-391.
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illustrer et confirmer le scénario des proches événements à venir. Le quatrième traité de l’ouvrage prend appui sur un document inconnu par ailleurs, Cum necatur flos ursi. Avant de donner une exposition détaillée du sens de cette prophétie « notablement scellée », Roquetaillade rappelle d’abord une vision dont il a fait l’expérience quelques jours auparavant. La vierge Marie lui était apparue, assise devant les portes fermées du Temple de Salomon, tenant un livre à la main ; après l’avoir ouvert sur la page d’un dessin où douze cellules fermées figuraient les douze années de captivité qu’aurait à subir le prisonnier, elle ouvrit le même livre à une autre page, contenant une prophétie hermétique concernant les événements à venir59. Alors qu’il priait la Vierge de lui en dévoiler le sens, elle refusa de le faire, tout en lui promettant qu’il en recevrait le texte. L’effet de ses prières fut tel qu’une semaine plus tard, un ami lui fit parvenir la prophétie tant désirée, dans laquelle il découvrit sans peine l’annonce d’événements survenus depuis 1345, suivie de prédictions pour les années à venir qui concordaient avec les enseignements tirés d’autres prophéties. La dissociation entre le moment de la vision et celui de la compréhension est un thème important dans la stratégie de défense de Roquetaillade, qui n’avait pas toujours été aussi prudent dans l’énoncé de ses premières révélations. Pour Thomas d’Aquin, le visionnaire qui ne comprend pas le sens de ce qui lui est donné à voir ne peut être qualifié de prophète 60. Cette distinction est au contraire centrale dans la tradition prophétique franciscaine. Lors de son procès à Avignon, en 1349, le cardinal Guillaume Court avait requis Roquetaillade d’exposer les événements futurs dont il avait obtenu la prescience au cours de ses années d’emprisonnement ; les révélations (intellectus) exposées dans ce texte prennent pour la plupart, mais pas toujours, la forme d’une compréhension de la réalisation prochaine de prophéties bibliques. En dépit de l’immédiateté de ces annonces, qu’il expose selon un format imposé par son juge, le franciscain refuse de se présenter en prophète. Faisant lui aussi référence à Amos 7, 14, il décline le titre de prophète, pour ne revendiquer qu’un « esprit d’intelligence des prophètes concernant les événements futurs61 ». 59
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Jean de Roquetaillade, Liber ostensor quod adesse festinant tempora, éd. A. Vauchez, C. Thévenaz Modestin, C. Morerod-Fattebert, M.-H. Jullien de Pommerol, Rome, 2006, p. 141-143. Contrairement à ce que suggèrent les annotations, dans cette vision, la Vierge ne porte qu’un seul livre ; le libellum n’est pas un autre livret, mais un court texte copié dans ce livre ; s’il est clausum et sigillatum, c’est au sens figuré d’une obscurité de sa lettre. Quaestiones disputatae de veritate, q. 12, art. 10, ad 14 : « quantum ad hoc quod non intelligebat, propheta non fuit ». Le Liber secretorum eventuum de Jean de Roquetaillade, éd. C. Morerod-Fattebert, R. E. Lerner, Fribourg, 1994, p. 213-214 : « Non ergo dico me prophetam missum a Deo talem sicut fuit Ysaias et Ieremias – ita ut dixerit michi Deus ‘Dic hoc populo aut illud’ – sed solum dico quod Deus omnipotens aperuit michi intellectum […]. Melius enim vocari debet prescrip-
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Comme le montre la surabondante production littéraire de Roquetaillade, dont une infime partie est conservée, le commentaire de textes prophétiques, bibliques ou extra-canoniques était l’une de ses principales activités en prison62. Il suivait en cela le modèle d’Arnaud de Villeneuve. Or ce dernier est fortement soupçonné d’avoir rédigé lui-même certains oracles avant d’en produire des commentaires63. Il est difficile de ne pas envisager une situation semblable dans le cas de Cum necatur flos ursi, texte qui n’a pas connu d’autre diffusion. Sans mettre en doute la bonne foi du prisonnier, on pourrait à la rigueur concevoir qu’il ait écrit, sous inspiration, le texte que lui avait montré la Vierge dans sa vision, et qu’une semaine plus tard un visiteur ait retrouvé le document égaré dans sa cellule. Il est peut-être plus économique de penser que l’intervention de cet ami est un moyen littéraire destiné à exprimer, par un retour à la situation concrète de l’enfermement, une transition entre les deux moments de la vision et du commentaire. Quoi qu’il en soit, le point le plus saisissant de cet épisode tient au fait que le contenu de la vision était déjà médiatisé, sous une forme écrite ou peinte. En dehors de la révélation de sa libération prochaine (qui s’est malheureusement révélée fausse), la Vierge n’a pas fait autre chose que lui montrer un texte clos, afin de lui confirmer que sa mission prophétique devrait continuer à passer par des opérations herméneutiques. Une génération plus tard, le mystérieux Télesphore de Cosenza, compilateur d’une vaste anthologie prophétique dans les premières années du Grand Schisme, reproduit un schéma similaire. La révélation angélique dont il a bénéficié n’a fait que lui indiquer les références bibliographiques des textes qu’il aura à retrouver et interpréter, en lui suggérant d’aller les chercher en Calabre, dans un monastère où Joachim a vécu64. La clause par laquelle l’auteur soumet le fruit de son travail à la correction de l’Église s’appuie inévitablement sur la même citation d’Amos65. Mais, si l’on observe bien les termes par lesquels Salimbene présente l’activité d’Asdente, on remarquera qu’un même souci de se dégager de toute prétention à l’inspiration prophétique
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ta revelatio ‘communicatio intelligentie spiritus prophetarum in rebus eventuum futurorum’ quam ‘communicatio spiritus prophetie’ quia dato quod omnia prescripta ad litteram evenirent, nolo ut nomen prophete michi, qui ut dixi ‘propheta non sum’, ascribatur ». R. E. Lerner, « John the Astonishing », Oliviana, 3 (2009) [http://oliviana.revues.org/index335. html]. G. L. Potestà, « Dall’annuncio dell’Anticristo all’attesa del Pastore Angelico. Gli scritti di Arnaldo di Villanova nel codice dell’Archivio Generale dei Carmelitani », in Actes de la I Trobada Internacional d’estudis sobre Arnau de Vilanova, éd. J. Perarnau, Barcelone, 1995, p. 287344. Sur ce point, et l’éventualité, non nulle à mes yeux, que Télesphore ait été en Calabre, voir S. Piron, « Anciennes sibylles », p. 265-267. Telesforus de Cosenza, Libellum, Paris, BnF, lat. 3184, fol. 106v : « In omnibus tamen et per omnia me subicio correctioni sancte matris Ecclesie, protestatus quod ‘non sum propheta nec prophete filius’ ».
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est déjà présente « il n’est pas autrement prophète que parce qu’il a une intelligence illuminée pour comprendre les paroles de Merlin, de la Sibylle et de l’abbé Joachim et de tous ceux qui ont prédit quelque chose du futur. C’est un homme courtois, familier et simple, sans pompe ni vaine gloire, qui ne dit rien de façon affirmative, mais seulement : ‘cela me semble être ainsi, et je comprends ainsi tel écrit’66. » Plutôt que d’une parole prophétique, il faudrait donc davantage parler de performance interprétative, exercée sur des textes qui attendent que s’actualise le potentiel de présages qu’ils renferment. Puisque la posture du prophète classique est impossible à assumer dans le christianisme médiéval, la dissociation que l’on vient d’observer conduit à reporter sur des documents écrits une charge prophétique que l’interprète a seulement pour mission de déployer, en déterminant leurs points d’application future. Cette attitude est parfaitement légitime lorsqu’elle s’exerce sur des livres prophétiques bibliques ; elle devient un peu plus sensible quand elle s’attache à l’Apocalypse. C’est en ouvrant les vannes d’une lecture de l’ensemble de l’Écriture sainte orientée vers l’accomplissement des temps futurs que l’œuvre et la figure de Joachim de Fiore ont pris une telle importance. Bien au-delà des cercles restreints dans lesquels ont été étudiés ses écrits authentiques, son nom a servi de référence à des courants très variés, à qui l’abbé n’apportait parfois rien d’autre qu’une légitimation d’un prophétisme textuel non canonique, auquel il n’était d’ailleurs lui-même guère favorable67. De fait, c’est à partir du moment où son œuvre a été mise au service de causes politiques, dans les années 1240, que les écrits de ce type, produits anonymement, ont commencé à proliférer. Les anthologies dans lesquelles ils se rassemblent, de plus en plus fréquemment à partir de la fin du xiiie siècle, se sont habituellement formées autour d’un noyau initial d’œuvres de Joachim68. La gamme de textes concernés est d’une infinie variété quant à leur forme, leur objet, leur milieu de production, leurs intentions et leurs destins. Ils mériteraient cependant de recevoir une étude stylistique comparée qui viserait à mettre en évidence leurs caractéristiques les plus communes. La première condition requise est évidemment celle de l’obscurité, sans laquelle l’opération interprétative n’aurait pas de nécessité. Un texte issu d’une révélation divine ne peut s’exprimer dans la transparence du langage quotidien. Pour se présenter comme potentiellement annonciatrice 66
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Salimbene, Cronica, p. 803 : « Nec est aliter iste propheta nisi quia illuminatum intellectum habet ad intelligendum dicta Merlini et Sibille et abbatis Ioachym et omnium de qui de futuris aliquid predixerunt. Et est curialis homo et humilis et familiaris et sine pompa et vana gloria ; nec aliquid dicit affirmando, sed dicit ‘Ita videtur michi, et ita intelligo ego istam scripturam.’ » M. Kaup, De prophetia ignota. Eine frühe Schrift Joachims von Fiore, Hanovre, 1998. S. Piron, « Anciennes sibylles ».
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d’événements futurs, la prophétie doit posséder une réserve de sens caché. Cependant, un document totalement hermétique manquerait également sa destination. Le langage qu’il emploie doit résonner d’une façon relativement familière pour donner prise à l’interprétation. Ce sont encore une fois les grands prophètes bibliques, en premier lieu Isaïe et Ézéchiel, qui fournissent la matière première de multiples métaphores, fréquemment animales, végétales ou cosmiques, qui peuvent être recyclées à l’infini. Benoît Grévin parle d’un « moule isaïen de la prophétie politique », pour décrire la façon dont les malédictions jetées sur les anciens peuples du Proche-Orient sont reportés sur les régions ou villes occidentales contemporaines, mais la formule peut avoir une portée plus large69. Les images proposées sont fréquemment d’une grande ductilité, puisqu’elles peuvent être prises, selon les cas, en bonne ou mauvaise part70. Elles sont parfois plus ouvertement connotées. Le nœud de vipères d’Isaïe 59, 5 a ainsi donné naissance à une multitude de serpents vénéneux (vipère, aspic, couleuvre ou basilic) qui ont servi à identifier à tour de rôle la descendance impériale au xiiie siècle71. Cette obscurité familière est destinée à être percée, à la façon d’une énigme dont certains éléments se comprennent plus aisément que d’autres. Pour cela, la technique la plus éprouvée consiste à laisser en évidence certains indices faciles à identifier. Comme le Cum necatur flos ursi en donne un bon exemple, les prophéties sont presque systématiquement antidatées, afin d’annoncer au futur des événements qui viennent de se produire et que les lecteurs pourront reconnaître sans difficulté. La vérification d’une ou de plusieurs prédictions dans un passé proche renforce la vraisemblance des annonces suivantes. Sous cet angle, ces textes pourraient davantage être exploités qu’ils ne le sont comme formes de chronique de l’histoire politique récente. D’un point de vue stylistique, ces prophéties ex eventu remplissent également une fonction herméneutique, en dévoilant certaines clés de cryptage employées dans la suite du texte. Quand elles ne sont pas expressément modelées sur un scénario apocalyptique, ces parties véritablement prophétiques semblent parfois chercher surtout à exprimer une tonalité générale destinée à susciter une mobilisation en faveur de la cause 69
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B. Grévin, Rhétorique du pouvoir, p. 467-473. L’« index des thèmes, motifs et équivalences discursifs et rhétoriques » présenté p. 981-991 est l’outil qui s’approche le plus de ce que pourrait être un bestiaire prophétique médiéval. M. Bouilloux, Étude d’un commentaire prophétique du XIVe siècle : Jean de Roquetaillade et l’Oracle de Cyrille (v. 1345-1349), thèse de l’École nationale des chartes, 1993, p. 253 : « Leo in Sacra scriptura aliquando sumitur in bonum […] aliquando sumitur in malum […] Evidens enim est omni habenti oculos quod hora leonis sic sumitur in malis. » B. Grévin, Rhétorique du pouvoir, p. 499-504. Pour une variante, voir par exemple, Prophetia abbatis Joachim de tribus statibus sancte Ecclesie, Bourges, Bibliothèque municipale 267, fol. 21rb : « Tu es coluber in via, successor tuus cerastes in semita » (le céraste est un serpent à corne de la famille des vipères).
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qu’elles promeuvent (croisade, réforme religieuse ou parti d’un conflit politique). Parmi les qualités destinées à accréditer le sérieux d’une révélation prophétique, une origine lointaine est un atout certain. Le nom exotique de l’improbable monastère cistercien de Snusnyacum a pu jouer un rôle dans le succès initial de la prophétie du Cèdre du Liban ; mais lorsque le contexte de l’invasion mongole a été remplacé par celui de la chute du royaume latin d’Orient, le même texte a été reformulé comme vision désormais survenue à Tripoli, ville dont le nom évoquait la Terre Sainte récemment perdue72. Certaines des plus anciennes prophéties mises en circulation en Occident provenaient du monde byzantin ; le fait de se présenter comme traduction d’une langue orientale a pu être jugé comme une circonstance favorable. De même que la distance géographique, une grande antiquité est un gage important d’autorité. Cette qualité, difficile à obtenir par des moyens stylistiques, passait l’attribution des textes anonymes à quelques figures dotées d’une réputation indiscutable. La Sibylle, prophétesse païenne du christianisme, femme d’âge immémorial, s’est démultipliée au cours des siècles en de multiples variantes régionales73. Merlin, invention littéraire géniale de Geoffroy de Monmouth, a connu une carrière prophète fulgurante à l’écart des romans arthuriens. Son succès en tant que prophétie est particulièrement net en Italie, dans les régions du monde occidental les plus éloignées des îles britanniques. Outre ces deux noms légendaires, les deux grandes figures médiévales qui ont joui, à partir du xiiie siècle, d’un prestige inégalé, sont Hildegarde et Joachim. La première a rapidement bénéficié d’une « édition » de ces écrits à caractère prophétique réalisée par Gebeno d’Eberbach, dans un corpus qui ne s’est guère accru74. En revanche, le nom de Joachim a agi comme un aimant sur la profusion d’écrits prophétiques mis en circulation dans les siècles ultérieurs. Le dernier élément qui tient une part essentielle dans les stratégies de légitimation d’écrits prophétiques tient évidemment au contexte religieux de leur supposée révélation. La vision de Tripoli est censée avoir été écrite par une main céleste sur le corporal pendant qu’un moine cistercien célébrait la messe. Si la réputation d’ascétisme et de sainteté ne suffisait à légitimer un véritable charisme, ces qualités deviennent, après décès, des éléments indispensables d’une respectabilité prophétique. Dans la justification de
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R. E. Lerner, The Powers of prophecy. C. Jostmann, Sibilla Erithea Babilonica. Papstum und Prophetie im 13. Jahrhundert, Hanovre, 2006 ; A. Holdenried, The Sybil and Her Scribes : manuscripts and interpretation of the Latin Sybilla Tiburtina c. 1050-1500, Aldershot, 2006. J. C. Santos Paz, La obra de Gebenón de Eberbach, Tavarnuzze, 2004.
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Joachim qu’il met dans la bouche d’Hugues de Digne, Salimbene se sent tenu d’insérer un paragraphe sur la sainteté de l’abbé75. L’Oracle de Cyrille, mis en circulation vers 1300, est à tous égards un chef d’œuvre de cette littérature prophétique. Il cumule la plupart des traits que l’on vient de passer en revue. La révélation a été faite à un ermite du MontCarmel, pendant qu’il célébrait la messe. Apporté par un ange, sur des tablettes d’argent, le texte d’origine était en langue grecque. Cyrille adresse une traduction latine, farcie de faux hellénismes, à Joachim en personne, en sollicitant son interprétation par une lettre préliminaire. Tel qu’il est transmis, l’oracle est introduit par un prologue dans lequel un moine anglais dit avoir trouvé ce document dans un livret couvert de cuir noir écrit en vieille écriture bénéventine, découvert accidentellement dans la bibliothèque de l’abbaye de Cluny, alors qu’il cherchait un exemplaire de Grégoire, accompagné du bibliothécaire. La mise en scène multiplie les effets de réel, pour écarter tout soupçon de fabrication récente ; elle redouble également les marques d’autorité prophétique d’un vieil écrit de provenance orientale, rattaché au nom de Joachim. Quant au texte lui-même, plus des trois-quarts correspondent à une prophétie ex eventu, racontant en termes cryptés les conflits politiques du dernier tiers du xiiie siècle. Ce n’est pas sans raison que ce texte a excité l’intérêt des meilleurs herméneutes prophétiques. Après Arnaud de Villeneuve, qui s’est pris au jeu au point de rédiger lui-même les réponses attendues de la part de Joachim, Jean de Roquetaillade en a produit à son tour un volumineux commentaire76. Contre-épreuve : Échecs et désillusions Pour apprécier les conditions d’efficacité d’une prophétie, l’analyse des échecs et désillusions fournit également une voie utile. Sur ce terrain, Salimbene procure à nouveau une matière abondante. Comme on l’a vu, il faut être attentif aux nuances qu’il emploie pour qualifier les engagements joachimites selon les degrés d’adhésion à la certitude des prophéties. L’erreur de Gherardino tient à la véhémence (protervitas) de ses opinions qui a détruit toutes les autres qualités qu’il possédait77. Sa condamnation, et les vingt 75 76
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Salimbene, Cronica, p. 363-364. J’ai présenté une confrontation sommaire de ces deux interprétations dans « Allégories et dissidences médiévales », dans Allégories, symboles et dissidences, éd. A. Rolet, Rennes, 2012, p. 259-265. Salimbene, Cronica, p. 687-692 : « Et nota quod iste frater Ghirardinus, qui fecit hunc libellum de quo diximus, multa bona in se videbatur habere. Erat enim familiaris, curialis, liberalis, religiosus, honestus, modestus, morigeratus, temperatus in verbis, in cibo, in potu atque vestitu, obsequiosus ‘cum omni humilitate et mansuetudine. Vere vir amicabilis ad societatem, qui magis amicus erit quam frater’, sicut dicit Sapiens in Prover. XVIII. Sed protervitas sue opinionis omnia ista bona destruxit in eo. »
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années qu’il passa ensuite en prison, sont dues à l’obstination avec laquelle il s’est attaché, non pas aux écrits de Joachim, mais à sa propre opinion, sans parvenir à reconnaître humblement ses erreurs de jugement78. De la même façon, le ministre général Jean de Parme, en dépit de sa sainteté et de sa science, s’est perdu du fait d’une trop grande adhésion aux mêmes prédictions79. Salimbene était d’autant plus sensible à ce thème au moment de la rédaction de sa chronique qu’il avait lui-même vécu une rude désillusion, en apprenant la mort de Frédéric II. Disparu bien avant le terme annoncé de ses 70 ans, l’empereur était surtout mort avant d’avoir accompli toutes les atrocités attendues de la part d’un grand précurseur de l’antéchrist. Ce décès fortuit ruinait le scénario que la composition du Super Hieremiam avait permis d’échafauder. Salimbene reconnaît avoir alors eu du mal à admettre la nouvelle80. Rapportant une discussion plus tardive, il dit avoir tourné la page après ce décès et l’échéance de 1260 : « j’ai totalement abandonné cette doctrine et je suis maintenant résolu à ne croire que ce que je verrai81. » Pourtant, durant les années où il rédige sa chronique, on le voit toujours aussi attentif aux annonces prophétiques, comme le montre notamment son intérêt pour Asdente. En revanche, il ne témoigne que mépris à l’égard des villes qui privilégient d’autres moyens d’interroger l’avenir. Il se moque ainsi des citoyens de Modène qui avaient choisi de mener une campagne militaire en se fiant aux prédictions d’un astrologue borgne de Brescia, qui les laissa en plan en partant avec l’argent obtenu pour ses conseils avant la date fatidique82. De la même façon, les gibelins de Parme avaient été mal inspirés d’entrer à Colorno sous le signe du Scorpion, encouragés en ce sens par un astrologue, puisque les guelfes les en expulsèrent sans délai83. Entre ces deux épisodes, le chroniqueur insère des vers de Merlin, annonçant le destin des villes italiennes. Il rapporte également que durant l’interrègne qui a précédé 78
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Ibid., p. 357-358 : « fuit obstinatus in dictis Ioachym et similiter proprie opinioni inseparabiliter adhesit […] noluit rescipiscere et culpam suam humiliter recognoscere, sed perseveravit obstinatus procaciter in pertinacia et contumacia sua. » Ibid., p. 462 : « propter doctrinam abbatis Ioachim, quia nimis adhesit dictis suis. » Ibid., p. 264 : « Horrui cum audirem, et vix potui credere. Eram enim Iohachita et credebam et expectabam et sperabam quod adhuc Fridericus maiora mala facturus quam illa que fecerat, quamvis multa fecissent ». Voir aussi p. 675 : « Tunc tetigit me frater Geradinus de Parma, qui fuit magister fratris Bonagratie, et dixit michi : ‘Audi quod mortuus est imperator, qui usque modo fuisti incredulus. Dimitte ergo tuum Ioachym et stude sapientie, fili mi, et letifica cor meum, ut possis exprobranti respondere sermonem’. » Ibid., p. 463 : « Audiens hec omnia frater Bartholomeus dixit michi : ‘Et tu similiter Ioachita fuisti’. Cui dixi ‘Verum dicitis. Sed postquam mortuus est Fridericus, qui imperator iam fuit, et annus millesimus ducentesimus sexagesimus est elapsus, dimisi totaliter istam doctrinam et dispono non credere nisi que videro’. » Ibid., p. 812 : « Erat enim monoculus et truffator et maximus baratator, sicut postea demonstravit eventus. ergo ille ne mendax inveniretur, asportavit omnia que lucratus fuerat et, insalutatis hospitibus recedens ab eis, abiit viam suam. » Ibid., p. 823-824.
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l’élection pontificale de Grégoire X, en 1271, des vers prophétiques avaient été mis en circulation, envoyés aux cardinaux et à un chapitre provincial dominicain. Salimbene prend non seulement soin de reproduire ce poème, qu’un collègue dominicain lui a transmis ; il en donne également une longue interprétation qui fait explicitement usage de matériaux authentiques et pseudépigraphes de Joachim84. Il est donc resté, jusqu’à la fin, un grand Ioachita, mais dans un sens qui n’est plus celui de l’adhésion aveugle à une détermination particulière des textes. Pour bien le comprendre, il faut tenir compte d’une observation insérée dans les pages concernant Hugues de Digne. Joachim lui-même prenait garde à ne pas donner des datations univoques, mais proposait toujours plusieurs termes possibles, par respect pour la toute-puissance divine qui peut, jusqu’au dernier moment, choisir de se manifester comme elle l’entend85. Comme l’a montré David Burr, dans son commentaire de l’Apocalypse, Pierre de Jean Olivi est également soucieux de présenter des plages d’incertitude plutôt que des dates exactes86. C’est précisément sur ce point que ses disciples languedociens n’ont pas suivi sa leçon, en précisant les années des événements attendus, ce qui les a conduits à entrer dans une dissidence ouverte lorsque les échéances sont arrivées87. En revanche, Salimbene accepte désormais cette réserve, et c’est à ce titre qu’il peut dire « ne croire que ce qu’il verra » ; une telle prise de position ne l’empêche nullement de continuer de recourir à des schémas interprétatifs qui demeurent joachimites dans leur inspiration. Ce point me paraît crucial pour comprendre la place habituelle que tiennent les prophéties dans la culture médiévale. L’entêtement de Gherardino ou de Jean de Parme est une attitude exceptionnelle ; la croyance habituelle aux prophéties se limite plutôt à admettre une éventualité, plus ou moins forte, que les faits annoncés se produiront à la date indiquée, sachant que Dieu peut toujours changer d’avis entre temps, et que ses interprètes humains sont faillibles. L’obscurité des textes et la malléabilité des typologies qu’ils emploient les rendent susceptibles d’être compris en plusieurs sens, et d’être reformulés ou réécrits en fonction de nouvelles circonstances. En d’autres termes, pour compléter l’analyse précédente, si les prophéties doivent se présenter, par nécessité, sous une forme indécise, leur interprétation ellemême doit conserver un même degré d’indétermination. 84
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Ibid., p. 745-750, qui utilise l’authentique Tractatus super quatuor evangelia et le Super Hieremiam. Ibid., p. 360 : « Abbas Ioachim non limitavit omnino aliquem certum terminum, licet videatur quibusdam quod sic ; sed posuit plures terminos dicens : ‘Potens est Deus adhuc clariora demonstrare misteria sua, et illi videbunt, qui supererunt’. » D. Burr, Olivi’s Peaceable Kingdom ; voir aussi Petrus Ioannis Olivi, « Epistola ad fr. R. ». S. Piron, « La critique de l’Église chez les Spirituels languedociens », dans L’anticléricalisme en France méridionale, milieu XIIe - début XIVe siècle, Toulouse, 2003 (Cahiers de Fanjeaux 38), p. 77109.
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Dans un registre différent, il est utile d’examiner les limites de la croyance aux prophéties. Le cas suivant, particulièrement bien documenté et peu étudié, est pourtant remarquable puisqu’il met aux prises un roi de France, son principal conseiller, un légat papal et une mystique célèbre. Pierre de la Broce, chambellan de Louis IX depuis 1266, était parvenu à exercer une emprise très forte sur son héritier, dès avant la mort du roi, et plus encore après l’avènement de Philippe III, obtenant des donations considérables et exerçant un rôle majeur dans le gouvernement du royaume88. Le second mariage du roi avec Marie de Brabant, en 1274, pouvait mettre en péril cette position dominante ; Pierre de la Broce mit à profit le décès inopiné du fils aîné du roi, né de sa première épouse, Yolande d’Aragon, pour tenter de discréditer le camp brabançon en faisant courir, par un cousin de sa femme, Pierre de Benais, alors doyen de Bayeux, une rumeur d’empoisonnement dont la responsabilité était imputée à l’entourage de la reine Marie. Le nœud du stratagème consistait à faire annoncer par un chanoine de Laon une prophétie qui aurait été révélée à deux béguines de Brabant, annonçant que si le roi ne se repentait pas, dans les six mois, de son « péché contre nature », son fils en mourrait89. L’affaire est notamment connue par une déposition très détaillée de Simon de Brion, futur pape Martin IV, alors légat pontifical en France et proche du roi. Sans entrer dans le dédale des manœuvres déployées par Pierre de Benais, le premier point à retenir est la réaction de Philippe III, lorsqu’il apprend que la mort de son fils s’est produite dans le délai annoncé par la prophétie : « et lors li Rois fu moult corrociez et moult a mesese, et se douta que l’en n’eust enpoisoné son fil, por faire croire la parole qui avoit esté dite de lui dou pechié desusdit90. » Sans hésitation, le roi identifie l’existence d’un complot, mais la causalité qu’il invoque est sensiblement différente de celle qui nous viendrait en premier lieu à l’esprit. Prestige de la prophétie, au lieu d’envisager que l’oracle ait été forgé après coup pour maquiller un crime en punition surnaturelle, c’est l’empoisonnement qui est censé avoir été commis afin que la prophétie se réalise. Il restait néanmoins à déterminer si la manipulation visait à discréditer l’entourage de la reine, ou si celui-ci en était 88 89
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Ch.-V. Langlois, Le règne de Philippe III le Hardi, Paris, 1887, p. 13-20. L’enquête, conservée dans le carton Archives Nationales, J 429, a été éditée par J. De Gaulle, « Documents historiques », Bulletin de la société de l’histoire de France, 1 (1844), p. 87-100 (que j’utilise) et L. Delisle, Cartulaire normand de Philippe-Auguste, Louis VIII, saint Louis et Philippe le Hardi, Caen, 1887, n. 927. Le récit de Langlois, Le règne, p. 22-30, doit être complété par R. Kay, « Martin IV and the fugitive bishop of Bayeux », Speculum, 40 (1965), p. 460-483, et J. Njus, « The Politics of Mysticism : Elisabeth of Spalbeek in Context », Church History, 77 (2008), p. 285-317. Voir aussi W. C. Jordan, « The Struggle for Influence at the Court of Philip III : Pierre de la Broce and the French Aristocracy », French Historical Studies, 24 (2001), p. 439-468. J. De Gaulle, « Documents », p. 89.
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au contraire responsable. Pour en avoir le cœur net, décision fut aussitôt prise de remonter à la source pour comprendre ce qu’avaient véritablement dit les béguines. Il n’a pas fallu moins de quatre ambassades pour parvenir à un résultat. Outre la barrière de la langue, qui requérait la présence d’un traducteur, Pierre de Benais était parvenu à se charger de la première entreprise, rajoutant de l’huile sur le feu en laissant entendre que les béguines étaient au courant de l’empoisonnement. Quand Élisabeth de Spaalbek comprit finalement, en janvier 1278, le sens des révélations qu’on lui imputait, elle partit d’un éclat de rire91. Six mois plus tard, sans que les raisons du jugement soient rendues publiques, le puissant Pierre de la Broce fut condamné et pendu. D’autres malversations et trahisons alourdissaient son cas, mais l’affaire de la fausse prophétie avait dû également peser dans la balance. De cet échec, on peut tirer plusieurs leçons. Le premier concerne le mauvais calibrage de la prophétie : trop récente, trop spécifique, accusant trop précisément le roi, elle était en outre issue d’une source trop proche. Élisabeth de Spaalbek, béguine stigmatisée, avait été prise comme cible en raison de sa réputation de sainteté et de ses liens avec la dynastie brabançonne. En dépit de la distance linguistique, il avait été possible de l’interroger. Qu’elle ait, ou non, dit quoi que ce soit à quiconque, à quelque moment de l’affaire, lorsqu’elle fut mise face à l’exigence d’une vérité judiciaire, la distance énigmatique indispensable au maintien d’une parole prophétique fut d’un coup anéantie. Un autre enseignement à retenir concerne la forme de transmission des oracles. Bien que l’affaire soit passionnante à examiner du point de vue des stratégies de communication et de manipulation des opinions, son fiasco démontre l’infériorité en ce domaine de l’oralité face à la culture écrite. Pour être efficace, la prophétie doit passer par un support écrit ; il vaut également mieux qu’elle soit anonyme, cryptée et reçue d’une source lointaine à laquelle il ne soit pas possible d’accéder, sous peine de s’exposer au rire de la sibylle. Contre-exemples : la revendication prophétique À peine cette conclusion énoncée, surgit immédiatement la question d’une parole prophétique revendiquée comme telle. Les noms qui viennent aussitôt à l’esprit ne sont pas les moindres. Un article entier serait nécessaire pour rendre compte, dans toute leur subtilité, des multiples interprétations qui ont été données du prophétisme de Dante, qui oscillent entre des polarités religieuses ou politiques92. Pour s’en tenir aux perspectives tracées dans le 91 92
Ibid., p. 97 : « Et Ysabiaus s’esmierveilla mout de ces paroles et commença a rire. » Pour ne donner que quelques titres : E. Buonaiuti, Dante come profeta, Modena, 1936 ; B. Nardi, « Dante profeta », in Id., Dante e la cultura medievale : nuovi saggi di filosofia dantesca, Bari,
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présent article, il suffit de rappeler quelques évidences. La Commedia, dont l’action se déroule durant la semaine pascale de 1300, mais qui a été rédigée avec un décalage de dix ans ou plus, donne lieu à de nombreuses prophéties ex eventu, les personnages rencontrés par Dante durant son pèlerinage dans l’au-delà annonçant des événements survenus entre temps. D’autres présages sont moins précisément déterminés, le cas le plus fameux étant celui du veltro, chien de chasse représentant un justicier à venir (Inferno I, 101-102). De façon plus générale, dans l’écriture même du poème qui recourt souvent à des énigmes et des désignations métaphoriques, on peut entendre l’écho de certains traits stylistiques des prophéties anonymes. Assurément, la littérature prophétique que l’on vient d’évoquer est une composante de l’univers culturel au sein duquel s’exprime le poète. Il me semble plus utile d’aborder la question dans une autre perspective, non pas à partir de l’écrivain mais de la personne publique. Car c’est bien en cette qualité que Dante a d’abord occupé une posture prophétique dans ses trois grandes épîtres politiques, largement diffusées au moment de la descente en Italie de l’empereur Henri VII. La première (Épitre IV), adressée à tous les titulaires des pouvoirs civils de la péninsule, vers octobre 1310, alors qu’Henri vient traverser les Alpes, appelle les Italiens à se porter à la rencontre de leur roi. La seconde (Épitre V), en mars 1311, menace de ruine et de désolation la ville rebelle de Florence. La troisième (Épitre VI) adresse le mois suivant des reproches à l’empereur qui s’attarde en Lombardie, au lieu de se mettre en marche contre les Florentins. Ces trois documents doivent être saisis dans leur unité pour comprendre en quel sens Dante s’est, à ce moment précis, considéré comme prophète93. Le style prophétique de ces déclarations publiques, nourries de réminiscences bibliques, classiques et patristiques, est indéniable94. Plus remarquable encore, Dante va jusqu’à se réclamer ouvertement d’un « esprit prophétique » (presaga mens mea95). Il ne se fonde pourtant sur aucune révélation, ni aucun don surnaturel. La clé plus évidente est donnée par
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1942, p. 258-334 ; N. Mineo, Profetismo e apocalittica in Dante : strutture e temi profetico-apocalittici in Dante, dalla Vita nuova alla Divina Commedia, Catania, 1968 ; R. Morghen, Dante profeta : tra la storia e l’eterno, Milan, 1983 ; M. Reeves, « Dante and the Prophetic View of History », in The World of Dante. Essays on Dante and his Times, éd. C. Grayson, Oxford, 1980, p. 44-60, repris dans Ead., The Prophetic Sense of History in Medieval and Renaissance Europe, Aldershot, 1999, VIII ; E. Pasquini, Dante e le figure del vero. La fabbrica della Commedia, p. 149178. E. Brilli, Firenze e il profeta. Dante fra teologia e politica, Rome, 2012. En dernier lieu, A. Montefusco, « Le Epistole di Dante : un approccio al corpus », Critica del testo, 14 (2011), p. 401-457. E. Brilli, « Reminiscenze scritturali (e non) nelle epistole politiche dantesche », La Cultura, 45 (2007), p. 439-455. Epistola V, 4 : « Et si presaga mens mea non fallitur, sic signis veridicis sicut inexpugnabilibus argumentis instructa prenuntians, urbem diutino merore confectam in manus alienorum tradi finaliter. »
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l’ouverture de l’Épitre IV qui annonce « un moment propice » (ecce nunc tempus acceptabile, II Cor. 6, 2) : l’arrivée de l’empereur élu à Milan et son couronnement comme roi d’Italie sont présentés comme un moment messianique qui ouvrira une pacification générale du royaume, uniquement comparable à la paix universelle qui coïncida avec l’incarnation du Seigneur. C’est la marche même des événements qui constitue le présage qu’interprète le poète. De fait, l’hiver 1310-1311 en Lombardie a constitué un rare moment d’enthousiasme politique. Dans ce prophétisme au présent, Dante ne fait pas autre chose qu’énoncer publiquement sa compréhension d’une situation historique exceptionnelle. Comme le montrent les argumentaires déployés dans ces écrits, cette compréhension se fonde sur une doctrine politique, déjà esquissée dans le quatrième livre du Convivio et pleinement développée par la suite dans la Monarchia. La paix, nécessaire à l’accomplissement du genre humain, requiert l’empire universel. Cette doctrine prend appui aussi bien sur des arguments théologiques que rationnels ou historiques : en elle convergent les deux plans, théologique et philosophique, épistémologiquement distincts, et pourtant mutuellement compatibles, sur lesquels Dante a bâti son équilibre intellectuel original. Leur conciliation dans ces déclarations politiques, à une date où la rédaction de la Commedia est déjà engagée, en est la meilleure preuve. Cette position de prophète du présent ne se résume pas à l’annonce d’un événement imminent ; elle fournit également l’assise des reproches adressés par la suite, une fois le moment d’enthousiasme retombé, aussi bien aux rebelles florentins qu’au souverain négligent, tardant à accomplir la mission qui lui incombe. Bien que la forme écrite soit d’une nature très différente, il faut reconnaître une posture semblable au fondement du « poème sacré ». C’est parce qu’il a compris le sens de l’histoire humaine que le poète est capable de s’en faire le juge universel. Autrement dit, pour prendre la mesure complète du prophétisme de Dante, il est nécessaire de saisir ce qui fait l’unité de son projet de poète et d’intellectuel engagé, sans en négliger aucun aspect. Si le moment politique était exceptionnel, l’œuvre qui en a résulté l’est tout autant, et l’entreprise n’a évidemment jamais été reproduite par la suite. Pour autant, il est impossible d’ignorer son effet sur la culture prophétique italienne. C’est en effet dans la stricte lignée de la Commedia que l’on voit apparaître, dans les milieux florentins de la seconde moitié du xive siècle, la rédaction de prophéties qui sont, pour la première fois, signées de leurs auteurs96.
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A. Montefusco, « Indagine su un fraticello al di sopra di ogni sospetto : il caso di Muzio da Perugia (con delle prime osservazioni su Tomasuccio, frate Stoppa e i fraticelli di Firenze) » à paraître dans Homenaje a Emma Scoles.
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Le cas de Jeanne d’Arc permet également de redistribuer toutes les catégories présentées jusqu’à présent97. Sa dimension prophétique ne se fonde pas dans son expérience visionnaire, qui n’en est pas une à proprement parler ; les « voix » des saintes et des anges qu’elle entend représentent davantage une sorte de dialogue ouvert au sein de sa conscience que des révélations surnaturelles. Le ressort de son action ne se comprend pas sans faire référence à différents échos de prophétisme textuel. C’est en tout cas de la sorte qu’elle a été reçue. L’un de ses examinateurs à Poitiers se souvenait des prophéties de Marie Robine d’Avignon qui s’était présentée à Charles VI, trente ans plus tôt, en précurseur d’une vierge qui viendrait sauver le royaume ; des conseillers du dauphin surent trouver chez Geoffroy de Monmouth un passage de Merlin adapté au cas de Jeanne (la fameuse prophétie du « bois chenu »). Mais elle-même semble déjà avoir été mise en mouvement par d’autres échos prophétiques. Durand Laxart se souvient ainsi l’avoir entendu dire « n’a-t-il pas été dit autrefois que la France désolée par une femme serait restaurée par une Pucelle ? ». Cette formule est la simple transposition d’un lieu commun théologique opposant Ève et Marie : l’humanité, perdue par le péché de la première femme, sera sauvée par la Vierge enfantant le Christ. L’adaptation à la situation française qu’a dû entendre Jeanne visait la reine Isabeau de Bavière qui, pour avoir signé le traité de Troyes (1420), était accusée d’avoir cédé le royaume aux Anglais et aux Bourguignons. En se proposant d’accomplir elle-même cette prophétie, Jeanne en comprend toutes les résonances. Dès qu’elle accepte ce que Dieu attend d’elle, elle fait vœu de chasteté. Le but de sa mission est purement politique, mais son accomplissement garde une forte coloration religieuse. La marche vers Reims est ainsi vécue comme une forme de croisade à l’intérieur du royaume, scandée par des cérémonies religieuses. Jeanne réclame, ou plutôt rêve d’une armée en état de grâce. La rencontre du prédicateur franciscain frère Richard ajoute une touche apocalyptique à son action, qui n’appartient pas au noyau initial de ses préoccupations98. Si l’on peut définir Dante comme un prophète du présent, Jeanne d’Arc se comprend comme prophétesse au présent, qui se donne elle-même la mission d’accomplir une attente que les prophéties ne faisaient qu’attiser. L’efficacité ici ne se tient ni dans le texte, ni dans la parole qui l’interprète, mais dans le passage à l’acte.
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C. Beaune, Jeanne d’Arc, Paris, 2004, p. 86-114 ; D. Fraioli, « The Literary Image of Joan of Arc : Prior Influences », Speculum, 56 (1981), p. 811-830 ; A. Vauchez, « Jeanne d’Arc et le prophétisme féminin des xive et xve siècle », dans Jeanne d’Arc. Une époque, un rayonnement, Paris, 1982, p. 159-168, repris in Id., Les laïcs au Moyen Âge : Pratiques et expériences religieuses, Paris, 1987, p. 277-286. É. Delaruelle, « L’Antéchrist chez S. Vincent Ferrier, S. Bernardin de Sienne et autour de Jeanne d’Arc », in L’attesa dell’età nuova nella spiritualità della fine del Medioevo, Todi, 1962, p. 3964, repris dans Id., La piété populaire au Moyen Âge, Turin, 1975, p. 329-354.
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Conclusion L’usage du singulier, retenu dans le titre de cet article, ne visait évidemment pas à identifier une quelconque unité de la prophétie médiévale ; il en a fait du moins ressortir la singularité majeure. Le prophétisme dans l’Occident chrétien est très exactement soumis à ce que Gregory Bateson définit comme une situation de « double bind » : des injonctions contradictoires le rendent à la fois nécessaire et impossible. Une fois achevé le cycle de l’Incarnation, et que l’Église a reçu sa mission pneumatique, il n’y a, en toute rigueur, plus aucun contenu nouveau à révéler, sinon à explorer inlassablement le sens de l’événement passé ; l’énergie prophétique doit logiquement basculer vers le passé et l’interprétation des Écritures. Pourtant, le christianisme demeure une religion de l’histoire, placée dans une attente eschatologique impossible à éliminer. De plus, si le modèle des prophètes d’Israël n’est plus imitable, leur discours, appris par cœur et répété à loisir, demeure une source d’inspiration constante, dans différents registres culturels et sociaux. Le modèle le plus caractéristique qui naît de cette tension est celui de la dissociation entre un texte inspiré, d’origine et de forme généralement exotiques et obscures, et une parole qui ne fait que l’interpréter, sans revendiquer pour elle-même d’autorité propre, et qui doit, comme on l’a vu, pratiquer la dénégation pour exprimer sa capacité prophétique. Une fois passées en revue les formes que prend ce prophétisme, la question peut être placée à un autre niveau. L’Église a capté à son profit la légitimation de l’Esprit, mais il lui est difficile d’en conserver le monopole, puisque le témoignage des apôtres eux-mêmes montre que l’esprit de prophétie n’attend que d’être réactivé. Le renouveau du prophétisme à partir du xiie siècle accompagne la croissance de la bureaucratie ecclésiale. Il y a là une dialectique qui mérite d’être approfondie. Elle demande à être analysée en tenant compte d’un autre aspect. Les exemples donnés n’ont pas été choisis totalement par hasard ; ils ont conduit à insister davantage sur les enjeux politiques qui mobilisent l’activité prophétique que sur les questions strictement religieuses. Ce choix visait à suggérer qu’il n’y a pas lieu d’opposer les deux types de préoccupations ; une compréhension achevée du prophétisme médiéval, qui se prolonge à l’époque moderne, demanderait de saisir au contraire l’unité en laquelle ces dimensions se nouent.
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UN LANGAGE INSPIRÉ « EFFICACE » LA XÉNOLALIE DANS LES RÉCITS HAGIOGRAPHIQUES DU MOYEN ÂGE Le mot xénolalie (synonyme de xénoglossie) relève de la composition de deux mots grecs : xenos, « étranger », et laleo, « parler confusément ». Il désigne la locution miraculeuse et inspirée de langues jamais apprises auparavant par le locuteur. La xénolalie fait partie d’un phénomène plus étendu : elle est traditionnellement enregistrée sous la rubrique des glossolalies religieuses, se caractérisant par le fait que le sujet parlant s’exprime sous l’inspiration d’une puissance divine. La glossolalie n’est pas une langue. Elle ne possède pas de lexique, ni de syntaxe. C’est une élocution confuse et inspirée, non articulée en mots, qui emprunte son système phonologique soit à la langue du parlant, soit aux langues de référence qu’il choisit. Pour comprendre ce qu’est une langue de référence, nous pouvons penser aux chants improvisés, actuellement en vogue dans les assemblées pentecôtistes ou du Renouveau charismatique, qui adoptent parfois des sonorités pseudo-judaïsantes, en l’honneur de l’araméen parlé autrefois par le Christ et ses Apôtres. Un procédé de sélection et de combinaison désordonnée de phonèmes d’une langue de référence, qui n’aboutit pas à la composition de mots, se produit lors de chaque élocution inspirée. La glossolalie peut toutefois présenter l’apparence sonore d’une langue, justement à cause de la combinaison arbitraire de ses phonèmes. Parfois, ceux-ci peuvent s’agencer pour former les mots d’une langue sans que le locuteur en ait l’intention. De ce fait, on y a parfois reconnu un discours en une langue étrangère jamais apprise par l’inspiré, donnant à des phénomènes, appelés dans ce cas xénoglossie ou xénolalie, une allure de miracle. De nos jours, cela se produit encore au cours d’assemblées de prière charismatiques ou pentecôtistes. Or, la xénolalie est un phénomène impossible à évaluer sur le champ et nécessitant des vérifications sur une longue durée pour être déclarée authentique. On connaît un travail de ce genre, accompli au début du xxe siècle à Genève sur les glossopoïèses d’une médium, qui avaient été considérées d’abord comme des xénolalies et qui ont été examinées et réfutées par Théodore Flournoy, Ferdinand de Saussure et Victor Henry1. 1
Cfr T. Flournoy, Des Indes à la planète Mars, Paris, 1899 (réédition Genève-Paris, 1983) ; V. Henry, Le langage martien, Paris, 1901 ; C. Puech, « Parler en langues, parler des langues », Langages,
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 287-301 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101906
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Un essai analogue de vérification de l’authenticité d’une xénolalie a été accompli, dans des conditions évidemment bien différentes, au xviie siècle, lors du phénomène des possessions démoniaques de Loudun2. D’après le matériel que nous analyserons, du point de vue linguistique il est impossible d’affirmer que des xénolalies se soient produites. De fait, les phénomènes décrits ne correspondent pas à ce que la définition de la xénolalie implique. Les élocutions identifiées comme xénolalies, en réalité, relèvent d’autres perspectives. Nous remarquons que, souvent, un phénomène d’ajustement, ou le recours à la pratique du multilinguisme, fournit une explication concrète aux phénomènes décrits qui sont dits miraculeux. Or, en dépit de la réserve qu’à nos yeux ces récits teintés de merveilleux suscitent, nous tenterons de les resituer dans leur statut de parlers inspirés, et nous suspendrons notre jugement face à des phénomènes non vérifiables, pour les considérer comme des expressions de la piété d’une époque et d’une culture. Une fois précisé le biais par lequel nous aborderons l’observation des xénolalies du Moyen Âge, nous pouvons affirmer que c’est bien dans le décalage entre les phénomènes qu’on range sous le registre de la xénolalie et ce qu’ils représentent dans l’imaginaire religieux du Moyen Âge que se situe leur efficacité en tant que langage inspiré. Dans des cadres bien précis, cette expression inspirée autorise les locuteurs à reformuler leur façon de communiquer pour l’ajuster miraculeusement à celle de leurs interlocuteurs. Cette opération est conçue comme un prodige, car elle permet promptement d’établir une communication entre personnes parlant des idiomes différents, en faisant l’économie de la période d’apprentissage linguistique. Critères d’analyse des xénolalies du Moyen Âge Nous avons dit que l’examen des textes que nous allons citer met en évidence des circonstances qui invalident les phénomènes de xénolalie. Nous allons les signaler tout d’abord, car elles relèvent du regard posé sur ce sujet de la part des sciences humaines. Pour les fidèles d’autrefois, ces critères ne sont pas pertinents, ne compte que la foi dans l’œuvre surnaturelle dont le saint est le dépositaire. De ce fait, nous allons signaler tout de suite après les facteurs qui, au contraire, valident au regard de la piété du Moyen Âge les phénomènes rangés sous le registre de la xénolalie dans les récits que nous allons étudier.
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91 (sept. 1988), p. 27-38 ; G. Lepschy, « Saussure e gli spiriti », in Sulla linguistica moderna, Bologna, 1989, p. 326-348, 1995 ; R. Pellerey, « La glossolalia, gli spiriti e le regole del linguaggio », Il mondo 3, anno II, n. 2-3 (agosto-dicembre 1995), p. 296-305. Voir M. de Certeau, La possession de Loudun, Paris, 1970.
La xénolalie dans les récits hagiographiques
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Parmi les facteurs qui invalident les xénolalies que nous allons traiter, on pourrait signaler tout d’abord le merveilleux hagiographique, genre littéraire qui amplifie les exploits d’un saint pour indiquer en lui l’action surnaturelle. Des textes comme les Actes des Apôtres, les Évangiles apocryphes et La légende dorée ont nourri pendant des siècles l’imaginaire religieux de l’Occident chrétien, en traçant la vie des saints à travers une formulation tissée d’événements extraordinaires, d’interventions angéliques et de gestes héroïques et invraisemblables. Ce type de rédaction souligne l’écart entre une vie banale et une vie traversée par le surnaturel, investissant les événements prodigieux relatés de l’évidence de la sainteté. L’hagiographie enthousiaste est un genre littéraire comportant ses propres règles de composition. Les événements dont elle s’occupe ne constituent pas une chronique des faits advenus. Dans ce contexte, la xénolalie se prête davantage à être reconnue comme une manifestation miraculeuse, puisqu’elle entraîne la pratique instantanée d’une langue auparavant inconnue, se passant de la période ordinaire d’apprentissage. Ceux qui se sont penchés sérieusement sur l’examen de ce phénomène ont été très prudents avant de l’avaliser. Je me réfère non pas aux promoteurs de causes de canonisation qui, à certaines époques, ont attribué le don de la xénolalie à des personnes qu’ils désiraient voir vénérées comme des saints, mais plutôt aux linguistes qui, plus récemment, ont étudié de près ces phénomènes. La xénolalie, comme phénomène inexplicable, se prête mieux que les autres phénomènes glossolaliques à différentes formes de falsification. Si nous nous inspirons des critères concernant les faux et les contrefaçons donnés par Umberto Eco dans Les limites de l’Interprétation3, nous remarquons que les récits des vies de saints sont atteints d’enthousiasme désordonné4. De fait, l’auteur d’un tel texte sait qu’au fond la langue parlée par l’inspiré n’est pas identique à une quelconque langue naturelle, mais il n’est pas sensible aux questions d’authenticité. Il pense que les deux expressions sont interchangeables en ce qui concerne leur usage. Il affirme que la compétence linguistique de l’inspiré correspond à la pratique d’une langue existante, compte tenu du fait que l’inspiré peut communiquer avec l’auditeur qui parle la langue en question. Un autre facteur qui peut invalider les xénolalies est représenté par la combinaison arbitraire de phonèmes au cours d’une élocution inspirée non articulée en mots. À cette occasion, il est possible de proférer tout type de son. Rien n’empêche que le locuteur, ayant combiné arbitrairement les phonèmes d’une vraie langue, arrive même à formuler involontairement quelques mots. Si ces mots appartiennent à une langue étrangère que quelqu’un identifie et que le locuteur affirme ne pas connaître, une élocution 3
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U. Eco, I limiti dell’interpretazione, Milan, 1990 (trad. française : Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992). Entusiasmo confusivo dans l’original italien.
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confuse peut d’emblée revêtir une allure miraculeuse. Du point de vue linguistique, l’auditeur opère une segmentation erronée du continuum vocal constitué par la prière inspirée, isolant ainsi des syntagmes là où le locuteur n’a produit qu’un continuum de sons. De nos jours, ce phénomène se produit dans les assemblées de prière charismatiques et pentecôtistes, quand des auditeurs reconnaissent des mots ou des phrases prononcées dans des langues jamais apprises par le locuteur. Ainsi, des mots étrangers à ceux de la langue maternelle du xénolale sont souvent reconnus comme mots d’une langue. On croit déceler une xénolalie dans un parler confus, alors qu’il s’agit d’un qui pro quo interprétatif. Les xénolalies attribuées à des missionnaires médiévaux ne parlant pas la même langue que leurs interlocuteurs, peuvent s’expliquer par la pratique du PXOWLOLQJXLVPHLeurs sermons étaient très vraisemblablement structurés selon les principes expressifs de la tradition orale, utilisés aussi par les jongleurs et les commerçants itinérants. Ils constituaient une sorte de sabir où une phrase était formulée avec quelques mots dans des divers idiomes pour qu’un auditeur, puisant dans le discours quelques termes de sa langue maternelle, puisse reconstruire mentalement, par analogie, le sens de la phrase entière5. Si la xénolalie est proférée dans un état altéré de conscience, il est possible qu’elle puise à des données linguistiques stockées dans sa mémoire latente et faisant partie de ses compétences linguistiques inusitées, sans qu’il en reste trace dans sa mémoire éveillée. Le célèbre cas du cycle indien d’Hélène Smith, étudié par Théodore Flournoy semble répondre à ces conditions6. Il faut d’ailleurs remarquer que parmi les signes pour déceler une possession démoniaque qui nécessite un exorcisme, l’Église compte, entre autres critères, le fait que le possédé parle une langue jamais apprise auparavant7. Ayant alerté le lecteur à propos des contextes qui entendent nous mettre en présence d’une xénolalie, qui risque toutefois de ne pas en être une si on la soumet à une analyse plus détaillée, nous allons maintenant signaler les critères qui valident la xénolalie en tant que parler inspiré dans le contexte de la piété du Moyen Âge. La littérature hagiographique, surtout à partir du Moyen Âge, présente des récits de xénolalie pour pointer l’extraordinaire de l’agir d’une personne en odeur de sainteté. Nous trouvons dans le livre d’André Vauchez sur la 5
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Cfr Cl. Brémond, J. Le Goff, J.-Cl. Schmitt, L’exemplum, Typologie des sources du Moyen Âge occidental, Bruxelles, 1982. Cfr note 1. Cfr Rituale romanum, éd. M. Chevalier, Lugduni, 1618. La formulation des signes de possession démoniaque (signa obsidentis demonio) est : « ignota lingua loqui pluribus verbis, vel loquentem intelligere ; distantia et occulta patefacere ; vires supra aetatis seu conditionis naturam ostendere ; et id genus alia, quae cum plurrima concurrunt, majora sunt indicia ».
La xénolalie dans les récits hagiographiques
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Sainteté en occident aux derniers siècles du Moyen Âge des éléments qui nous suggèrent de considérer la xénolalie dans le développement sur les critères relatifs à la « vertu des signes » à considérer comme témoignage de la sainteté d’une personne. C’est vers la fin du xiie siècle que le pape Innocent III se prononce sur le fait que « là où ont précédé des vrais mérites et où suivent d’éclatants miracles, ils constituent le témoignage certain de sainteté nous induisant à vénérer celui que Dieu désigne ainsi à notre vénération8 ». Ces décrets produisent de nouvelles dispositions touchant aux procès de canonisation, qui déplacent la dévotion des prodiges accomplis par ses reliques aux vertus du saint vivant. Les signes surnaturels servent à attester en ce monde l’élection divine du candidat à la sainteté, mais, entre le début du xiiie et la fin du xive siècle, c’est l’examen de ses vertus qui prend le dessus par rapport à d’autres attributs. Au xive siècle, l’examen des informations sur les visions, révélations et prophéties constitue un nouveau critère dû à l’essor de la sainteté mystique. Pour ce qui concerne plus strictement notre sujet, il faut remarquer qu’à partir du xiiie siècle apparaissent dans les Vies des saints des mentions des charismes reçus par les saints et attribués à l’intervention de l’Esprit Saint9. André Vauchez mentionne surtout le pouvoir de lire dans les cœurs et de prédire l’avenir : des signes qui représentent, à proprement parler, une participation à la manière d’agir de Dieu. Je propose que le don de parler des langues sans les avoir apprises puisse se joindre à cette catégorie de critères avec une petite nuance, à savoir qu’il concerne des saints qui ont joué un rôle soit de missionnaires, soit de prêcheurs dans des conditions très particulières. Prédicateurs, inspirés et missionnaires xénolales Les missionnaires auraient sans doute eu la tâche simplifiée si par une petite touche divine ils avaient pu apprendre instantanément les langues des peuples chez qui ils se rendaient pour les évangéliser. Si on fait confiance aux hagiographes, il s’agit d’un phénomène relativement répandu. Nous allons examiner un épisode de xénolalie tiré de la biographie de saint Antoine de Padoue, qui vit entre 1195 et 1231, naît à Lisbonne et entre dans l’ordre franciscain à l’âge de vingt-cinq ans. Cet épisode est particulièrement significatif, car il s’inspire du récit de Pentecôte tiré des Actes des Apôtres. Ce passage décrit la première prédication des Apôtres après la 8
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Cum secundum, 3 avril 1200, dans Bulle de canonisation de sainte Cunégonde, éd. J. Petersohn, « Die litterae Papst Innocenz III. zur Heiligsprechung des Kaiserin Kunigonde (1200) », Jahrbuch fur fränkische Landesforschung, 37 (1977), p. 21-25. A. Vauchez, La Sainteté en occident aux derniers siècles du Moyen Âge, d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1988, p. 583-622.
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mort de Jésus, l’enrobant de traits miraculeux et des figures traditionnelles des théophanies bibliques. La première prédication du message évangélique à des juifs de la diaspora réunis à Jérusalem après la Résurrection du Christ a été traditionnellement identifiée à un miracle de xénolalie. Les discours des Apôtres, des Galiléens ténus pour assez peu cultivés10, auraient été compris par tous les auditeurs, issus de plusieurs pays du bassin méditerranéen. La référence à ce passage dans la vie d’Antoine ne fait que rendre d’autant plus remarquable le miracle linguistique signifié par la xénolalie, car il reproduit celui-là même qui avait accompagné la première prédication des Apôtres. Quand elle affirme des phénomènes de xénolalie, l’hagiographie enthousiaste comporte souvent une référence au miracle de la Pentecôte, dans l’objectif d’attribuer à l’« aspirant saint » le même prodige que celui accompli par les Apôtres lors de leur première prédication. L’épisode de xénolalie tiré de la vie d’Antoine se présente donc ainsi : Le merveilleux vase de l’Esprit Saint, saint Antoine de Padoue, un des disciples élus et compagnon de saint François, prêchait un jour en consistoire devant le pape et les cardinaux et dans ce consistoire il y avait des hommes de diverses nations et de langues différentes. Enflammé par l’Esprit Saint, il exposa et développa la parole de Dieu si efficacement, si pieusement, si subtilement, si clairement et intelligiblement, que ‘tous ceux qui étaient en consistoire, bien qu’ils fussent de langages si divers, comprenaient toutes ses paroles aussi clairement et distinctement que s’il eut parlé dans la langue de chacun d’eux’ ; tous en demeuraient frappés de stupeur, et il leur semblait que s’était renouvelé cet ancien miracle des Apôtres, au temps de la Pentecôte, qui par la vertu de l’Esprit Saint parlaient en toutes langues. Et ils se disaient l’un l’autre avec admiration : N’est-il pas d’Espagne, celui-là qui prêche ? Et comment dans son parler entendons-nous tous notre langage, le langage de nos pays11 ?
Le passage est bâti sur de nombreuses citations du récit de Pentecôte, avec l’objectif évident de démontrer l’excellence de la prédication d’Antoine dans le rôle de nouvel Apôtre12. 10 11
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Actes 4, 13. Fioretti de Saint François, p. 101, traduit de l’italien par Alexandre Masseroni, Paris, 1994, p. 141. Cfr aussi le commentaire enthousiaste de J.-E. Darras, Histoire de l’Église, Paris, 1880, vol. 31, p. 594 : « Français, Italiens. Allemands, Belges, Anglais, Bretons l’entendaient dans leur propre langue. Leurs auteurs contemporains, les témoins de ce prodige ne sont pas moins formels là-dessus que les Actes des Apôtres ». Fonti Agiografiche Antoniane, Vita Prima o ‘Assidua’, éd. V. Gamboso, Padova, 1981, p. 320322. L’événement se produit en 1230. Antoine se trouve devant le Pape, probablement devant un concile ou un jubilé, ou un rassemblement de pèlerins : « Beati Antonii, Vita Prima seu legenda assidua (anonymo fratre o. Min auctore c. 1232). De fama eius et eficacia predicationis eius. Post hec qutem cum familiari causa minister ordini servum Dei, Antonium, ad curiam destinasset, tali eum favore apud venerabiles ecclesie principes donavit Altissimu, ut a summo pontefice et universa cardinalium moltitudine ardentissima devotione audiretur predicatio illius. Nempe enim talia et tam profunda de Scriptura facundo eructabat eloquio
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Parmi les cas de xénolalie teintée de merveilleux, un épisode se trouve déjà dans la vie de saint Pacôme qui vécut entre 292 et 346 et qui n’est pas étranger à des performances linguistiques étonnantes : Un religieux d’Italie étant allé le trouver pour lui découvrir l’état de sa conscience, le saint ne le pouvait entendre parce qu’il ne savait que sa langue maternelle qui était celle d’Égypte ; il eut recours à Dieu et lui fit cette prière : ‘Seigneur, si, faute de savoir les langues, je ne saurais aider les étrangers, pourquoi me les envoyez-vous ? Et s’il vous plaît que je les serve, donnez-moi ce qui m’est nécessaire pour exécuter votre volonté’. Il continua cette oraison l’espace de trois heures et, à la fin, il reçut du ciel une pleine intelligence et un parfait usage de la langue grecque et de la langue latine13.
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ut ab ipso domino papa, familiari quadam prerogativa Archa Testamenti vocaretur ». Voir aussi Fonti Agiografiche Antoniane, Vita del ‘Dialogus’ e ‘Benignitas’, ibid., ch. 17, p. 516-518 (rédigée en 1280 environ, par John Peckham) : « Ch. 17. Mirabilia. Qualiter sanctus Antonius predicans ab hominibus diversarum linguarum fuit clare intellectus. Dum vir Dei semel in Romana curia esset pro quibusdam ordinis constitutus, contigit innumerabilem populum diversa rum lingua rum, utriusque sexus, illuc confluxisse ad consequendum indulgencias circa Pascha. Cumque, de mandato summi pontificis, peregrinus huiusmodi solempniter predicasset, ecce gratia Spiritus Sancti, quemadmodum beatos Apostolos in dei Penthecostes sic mirificavit sic reprlvit sicque dotavit lignuam ipsius, quod unusquisque patenter audivit, clare intellexit linguam in qua natus fuerat et educatus. Sic multi eorum postmodum certitudinaliter asserebant ». Voir aussi Fonti Agiografiche Antoniane, Liber miraculorum e altri testi medievali, Padova, 1997, chap. 1, p. 155-157 (texte de 1367-1370 dont l’auteur est Arnaud de Sarrant, Arnaldum de Sarano de Toulouse) : « Incipit aliqua de vita et miracoli sancti antonii de padua, que in eius maiori legenda in toto vel in parte non ponuntur. Caput 1. Miraculis confusi et conversi haeretici Concio Beati Antonii poluis idiomatum diversorum. Gloriosissimus pater sanctus Antonius de Padua, unus de electis sociis et discipulis sancti Francisci, quem idem sanctus propter vitam et predicationis famam suum episcopum appellabat, cum Rome, in consilio de mandato summi Pontificis, peregrinis innumerabilibus, qui illuc propter indulgentias et consilium convenerant, predicaret (erant enim ibi Greci, latini, Francigene, Teutonici, Sclavi et Anglici ac alii lingua rum diversa rum). Sic Spiritus Sanctis lignuam suam ut condam sanctorum Apostolorum mirificavit, quod omnes qui audiebant, non sine omnium admiratione, ipsum clare intelligebant, et unusquisque audiebat linguam suam in qua naut erat. Et tunc tam ardua et melliflua eructavit, quod omnes redditi stupore et admiratione suspensos. Propter quod Papa ipsum Archam Testamenti vocavit ». Voir P. Aphandéry, « La glossolalie dans le prophétisme médiéval latin », Revue d’histoire des religions, 103 (1931), p. 433, qui cite le cas analogue de sainte Colette de Corbie comparée aux Apôtres dans les Acta Sanctorum : « Apostoli variis linguis loquebatur, et omnia idiomata percipiebant. Pariformiter ipsa cuncta percipiebat idiomata videlicet latinum et alamanicum et reliqua » (AASS., Mart., I, p. 576). Voir enfin E. Lombard, « Essai d’une classification des phénomènes de glossolalie », Archives de psychologie, 7 (1908), p. 41 qui cite en revanche un passage tiré de la Vie d’Apollonius de Tyane, livre I, chap. 19 : « Je sais toutes les langues des hommes sans en avoir appris aucune », aurait dit le sage à son compagnon Damis. Et comme celui-ci manifestait de l’étonnement, Apollonius ajouta : « Ne vous étonnez pas si je comprends toutes les langues des hommes ; je comprends même leur silence. » D’après la suite du récit, d’ailleurs, Apollonius se servit d’un interprète. P. Guérin, Les Petits Bollandistes, Paris, 1865, vol. 5, p. 282 (14 mai).
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Le document ne s’exprime pas sur la possibilité de parler les langues dont Pacôme a reçu la compréhension, mais la définition de la xénolalie y est présente : la faculté surnaturelle de connaître des langues jamais apprises auparavant. Une circonstance analogue se rencontre dans la vie de Bernardin de Sienne, soit Bernardino Albizeschi, un saint italien né en 1380 à Massa, près de Sienne, et mort en 1444. Entré dans l’ordre franciscain, il devient célèbre pour la qualité de sa prédication qui déplace les foules. Précisément à cause de ses nombreux voyages missionnaires, il est habitué à des auditoires très différents. Dans un passage de sa biographie, il témoigne d’une attention particulière à les rejoindre tous, tenant compte de leurs diversités linguistiques : Je t’assure que je ne dirais pas ces mots en Lombardie. Quand je vais prêcher de région en région et que j’arrive dans un pays, je m’ingénie à parler selon leur vocabulaire ; j’ai appris et je sais dire à leur façon de nombreuses choses14.
Cette conduite ne témoigne pas seulement de la sensibilité linguistique du saint, mais aussi d’une prédisposition pour ce qu’en termes techniques on appelle ajustement15. Il s’agit d’adapter ses propres facultés expressives à celles de l’auditoire dans une circonstance communicative difficile, comme celle précisément qu’on expérimente avec un étranger ou par exemple avec un enfant (dans ce cas il s’agit du baby talking), ou avec une personne affligée d’un handicap. Ainsi, quand Bernardin affirme savoir comment parler à des Lombards, il se sert de cet artifice s’il choisit les termes qui, s’écartant de son toscan maternel sans pourtant justifier une vraie traduction, sont plus accessibles aux gens de cette région. Il ne faut pas oublier que cette pratique n’est pas exceptionnelle pour un missionnaire de l’époque de Bernardin, mais qu’elle constitue le cœur du multilinguisme pratiqué par les itinérants de toutes sortes. De fait, il vit en un temps qui précède de quelques décennies le début de la diffusion massive de la culture écrite par le biais de l’imprimerie, et de l’extinction progressive
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L. Bianchi, Le prediche volgari di san Bernardino da Siena dette nella piazza del campo l’anno ora primamente edite, Siena, 1880, vol. 2, p. 229 : « Io ti prometto ch’io non direi in Lombardia queste parole per buona cosa. Quando io vo predicando di terra in terra, quand’io giongo in un paese, io m’ingegno di parlare sempre sicondo i vocaboli loro. Io avevo imparato e so parlare al loro modo molte cose ». Cfr N. Coupland, H. Giles, « Introduction : The communicative contexts of accommodation », Language and Communication, 8 (1988), p. 175-182 ; H. Giles, « Communication effectiveness as a function of accented speech », Communication Monographs, 40-4 (1973), p. 330-331 ; H. Giles, P. F. Powesland, Speech Style And Social Evaluation, London and New York, 1975 ; H. Giles, A. Mulac, J. J. Bradac, P. Johnson, « Speech Accommodation Theory : The First Decade and Beyond », Communication Yearbook, 10 (1987), p. 13-48. MCCCCXXII
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des moyens spécifiques à la culture orale16. Parmi les caractéristiques inhérentes à la transmission orale, il y a celle d’être diffusée grâce à des agents itinérants, que ceux-ci soient des jongleurs, des commerçants, ou bien des missionnaires dans le domaine de la culture religieuse. Les artifices utilisés par ces acteurs de l’oralité, traversant des régions où l’on parle des langues vulgaires plus ou moins semblables entre elles, sont connus. Cela peut consister aussi, au sein d’une représentation ou bien d’une prédication, en des répétitions du même terme ou de la même phrase en des langues vulgaires différentes pour atteindre la totalité d’un auditoire dont on ne connaît pas précisément la composition. Un autre stratagème est celui de formuler une sorte de sabir qui contient un mélange de termes plus ou moins reconnaissables. C’est le lot des commerçants et des marins qui côtoient des gens de cultures et langues tellement différentes et qui ont l’exigence de se faire comprendre par tous avec le moindre effort d’apprentissage linguistique. Cependant, un autre épisode bien plus éclatant est compté parmi les exploits de Bernardin. Les Petits Bollandistes le citent dans une forme très sobre : Une autre fois, prêchant devant des Grecs qui ne savaient pas l’italien, il se fit entendre par eux aussi parfaitement que s’il leur eût parlé en leur langue17.
Nous lisons un récit plus détaillé relatant cette même entreprise dans le texte de Berthaumier18. L’épisode se déroule à Florence en 1439 et on comprend mieux sa portée si on le situe au sein des divergences entre Latins et Grecs sur la procession du Saint Esprit dans la proclamation de la foi chrétienne. Ce sujet est tout particulièrement débattu dans un concile réuni par le pape Eugène IV à Ferrare en 1438. Suite à cet événement, des Grecs sont rassemblés à Florence et Bernardin avec d’autres prédicateurs italiens est invité à prêcher s’adressant tout particulièrement à eux. Voici le récit de l’événement : Il éprouva la plus vive douleur, au milieu des œuvres de son zèle, de ne pas pouvoir se faire entendre des Orientaux. Il enviait la science d’Albert de Sarziano à qui la langue grecque était familière comme la langue italienne. Une voix intime lui disait combien serait fructueuse sa parole en des circonstances si solennelles. Lui, l’apôtre de la paix chez des peuples aux haines invétérées, le conciliateur de différents si nombreux, sera-t-il condamné au silence dans l’assemblée des fils du Très-Haut ? Il s’adresse donc avec ferveur à Celui qui rend habile la langue des enfants, il le conjure de renouveler en faveur de son Église
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Cfr I. Paccagnella, Il fasto nelle lingue. Plurilinguismo letterario nel Cinquecento, Roma, 1984 ; G. Folena, Il linguaggio del caos, Studi sul plurilinguismo rinascimentale, Torino, 1991. P. Guérin, Les Petits Bollandistes, vol. 5, p. 400. Histoire de saint Bernardin de Sienne de l’Ordre des Frères Mineurs, Paris, 1862, p. 381-382 ; voir aussi M. Taillé, Le « parler-en-langue ». De la Pentecôte aux Charismatiques, Angers, 1991, p. 75.
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les merveilles des premiers jours, puis il s’avance plein de confiance vers la chaire sacrée. Les Orientaux se pressaient comme les Latins, attirés par la renommée du prédicateur. Ils ignoraient qu’il fût étranger à la connaissance du grec, et ils attendaient avec avidité ses enseignements. Leur attente ne fut pas trompée ; à peine a-t-il commencé que les paroles coulent de ses lèvres dans la langue de Basile et de Chrysostome ; nul d’entre les Hellènes n’a parlé avec plus de pureté, rien dans l’orateur ne trahit l’homme élevé au sein de l’Italie et uniquement versé dans les lettres latines. Il exposa la foi catholique d’une manière claire et irréfragable ; il parla des avantages de cette union des deux Églises dont le chef unique, Jésus Christ, ne saurait avoir un double représentant sur terre, être divisé au milieu des hommes. Les Grecs, en le voyant s’exprimer avec une science théologique aussi parfaite, une éloquence aussi persuasive, une onction aussi pénétrante, comprenaient l’enthousiasme des Latins pour l’orateur, ils s’expliquaient les succès prodigieux de ses discours dans les régions les plus agités de la Péninsule. Leur admiration s’accrut bien davantage et se changea en vénération profonde, quand ils surent que Bernardin n’avait aucune connaissance de la langue grecque, que cette facilité d’élocution, si remarquée des plus habiles d’entre eux, avait été un don passager du ciel, dont il n’était rien resté à l’orateur. Ils voulurent s’en assurer par eux-mêmes et bientôt ils purent se convaincre de la réalité du miracle accompli en faveur du retour de l’Église orientale à la foi de ses anciens pères. Le doigt de Dieu était donc dans cette assemblée de Florence.
L’interprétation de ce passage n’est pas facile. Il nous est laissé entendre que Bernardin parlait miraculeusement grec, mais comment les Latins pouvait comprendre alors ? Peut être a-t-il répété son sermon en latin ? Si une xénolalie s’est manifestée, est-elle passive, c’est à dire que Bernardin aurait parlé le toscan et les auditeurs auraient tous compris dans leur propre langue maternelle ? Il est vrai que si on interprète littéralement le passage des Actes auquel Bernardino se réfère pour formuler son désir de parler miraculeusement grec, c’est bien cela qu’on peut y lire. Indépendamment de l’articulation d’un prodige quelconque, dont la vérification n’est pas de notre ressort, nous pouvons suggérer comme explication plus prosaïque de l’événement, que le grec ait été mélangé au latin comme dans la pratique du multilinguisme. Peut être que Bernardin, tout en n’étant pas bilingue, connaissait suffisamment de mots fondamentaux du grec pour pouvoir exprimer son avis. La structure de son discours, tout en étant théologiquement complexe, aurait pu être assez simple pour être comprise en utilisant de temps en temps des mots-clefs, et d’autres artifices typiques de la culture orale. Rien n’empêche de déplacer le miracle et de considérer prodigieuse l’admiration des grecs pour l’éloquence et pour le contenu du discours de Bernardin, alors que la chronique historique nous transmet jusqu’à quel point ils étaient réfractaires au genre de propos soutenus par le saint.
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Une entreprise analogue est transmise au sujet de saint Dominique qui a vécu entre 1170 et 1221. Cet épisode a été relaté de façons tellement différentes qu’en les comparant nous pouvons pratiquement tirer des conséquences opposées : En se rendant de Toulouse à Paris, le Bienheureux Père vint à Rocamadour, et passa la nuit en prière dans l’église de la Bienheureuse Marie. Le lendemain, avec son compagnon, ils rejoignirent sur la route quelques pèlerins allemands, qui s’adjoignirent à eux par dévotion, lorsqu’ils entendirent réciter leurs psaumes et leurs litanies. Arrivés à l’étape, les Allemands les invitèrent et, selon leur coutume, partagèrent avec eux une chère abondante. Ainsi firent-ils durant quatre jours. Dominique un beau jour dit à son compagnon : ‘Frère Bertrand, vraiment j’ai mauvaise conscience, nous faisons moisson des biens de chair de ces pèlerins, sans semer en eux les biens de l’Esprit. Aussi, s’il te plait, prions à genoux le Seigneur qu’il nous donne à la fois de comprendre et de parler leur langue, pour que nous puissions leur annoncer le Seigneur Jésus’. Ce qu’ayant fait, ils parlèrent l’allemand d’une manière intelligible, à la stupéfaction de tous19.
La version de Marie-Humbert Vicaire20 est la suivante : Castillan, il rencontre certainement bien des difficultés à s’adapter aux dialectes variés de l’Italie du nord, toscan, lombard, émilien, et à se faire comprendre des simples gens du peuple. Nous pensons qu’il réussit néanmoins et qu’il prêche publiquement et fréquemment en Italie comme il l’a fait durant douze ans dans la France méridionale. À une époque où les idiomes romans n’ont pas encore développé et fixé de langues littéraires, on n’est guère difficile pour le langage d’un étranger qui prêche. D’autre part, Dominique, en se familiarisant avec l’occitan et le provençal, a fait naguère un pas notable vers les dialectes de l’Italie du Nord. Enfin, il est manifeste qu’il ne recule devant aucun effort pour apprendre la langue du peuple qu’il côtoie. Il est trop prédicateur pour supporter de vivre dans un pays sans entrer en contact avec les autochtones. Ses compagnons d’alors sont unanimes à souligner sa volonté tenace de lier conversation avec tous ceux qu’il rencontre en chemin, pour leur parler de Dieu, et le succès de ses efforts. N’a-t-il pas réussi sur la route d’Orléans, par la grâce de Dieu, à parler même l’allemand ?
Le récit de Marie-Humbert Vicaire estompe le prodige et donne une interprétation tellement raisonnable de l’inattendue élocution allemande de saint Dominique qu’on ne voit pratiquement pas de trace de xénolalie. Aucun de ces témoignages ne représente un cas de xénolalie, car les techniques de la transmission orale demeurent comme justification possible de tous ces épisodes pseudo-prodigieux et les transformeraient en un fait de prédication ordinaire au moyen du multilinguisme. 19
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Chronique de Géraud de Frachet, dans Vitae Fratrum ord. Praedicatorum necnon chronica rdinis ab anno 1203 usque 1254, éd. B. M. Reichert, Louvain, 1896, p. 74-75. M. H. Vicaire, Histoire de saint Dominique, Paris, 1982, p. 109.
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Saint Vincent Ferrier, qui naît à Valencia en 1350 et meurt à Vannes en 1417, en constitue un autre exemple, fameux et éclairant. Sa langue maternelle est le catalan, comme en témoignent les textes écrits de sa main qui nous sont parvenus. Il entre dans l’ordre dominicain et suit une formation à Barcelone. Il apprend ensuite des rudiments d’arabe et d’hébreu qui lui seront profitables pendant ses missions auprès des Juifs et Musulmans d’Espagne. Pendant ses études, il est envoyé aussi à Toulouse en 1377 où il a dû apprendre le dialecte gascon-languedocien du lieu. Il fut obligé de parler aussi castillan, étant aumônier de la reine Yolande, de 1391 en 1395. Puis, en 1395, il vit à Avignon où il apprend le provençal, assez proche du catalan et du languedocien. Lorsque, en 1399, il commence sa tournée d’une vingtaine d’années de prédication qui le mène en Savoie, Lombardie, Dauphiné, Roussillon, Lyonnais, Aragon, Castille, Murcie, Andalousie et Catalogne, naît autour de lui une renommée de prédicateur extraordinaire. Mais si l’on sonde un peu davantage les témoignages, on découvre que les affirmations de l’hagiographe sont assez brouillées. Michel Taillé21 s’est employé à découvrir les contradictions contenues à ce sujet dans la biographie de ce missionnaire rédigée par Pierre-Henri Fages22. D’abord, il remarque que la concision dans l’affirmation « né en Aragon, il passe en Italie23 » fait l’économie de 51 ans de la vie de Vincent, pendant lesquels il apprend, entre autres, le latin, le grec, l’hébreu et l’arabe, langues qui ne sont pas liées directement à sa prédication en langue vulgaire, mais qui constituent une excellente propédeutique linguistique. Les habitants des régions diverses dans lesquelles il a vécu entre-temps parlent des dialectes proches l’un de l’autre et il a dû apprendre aussi le français d’oïl, parlé précisément par son ami Nicolas de Clamanges. De plus, en Avignon, il parle un hybride franco-provençal-catalan qui était utilisé par une partie de la cour pontificale. Taillé dresse une carte des déplacements de Vincent et il constate qu’il n’a jamais rencontré « aucune frontière linguistique (comme par exemple la frontière entre français et flamand) mais encore sans jamais se heurter à une solution de continuité dans la compréhension ». La lettre de Nicolas de Clamanges continue avec la chronique pleine d’admiration d’une prédication accomplie en Italie, où le phénomène suivant se produit : « Voici qui est le plus fort : il parle si bien italien qu’il n’y a pas que les Italiens qui le comprennent, mais des gens qui n’ont aucune teinture de cette langue. Un Allemand m’a affirmé qu’il a entendu toutes ses paroles, comme s’il eût parlé en allemand ». Le passage renferme des contradictions naïves et tout à fait éloquentes. De fait, si nous imaginons que l’italien de Vincent est un sabir composé de plusieurs langues ou dialectes de racine 21 22 23
M. Taillé, Le « parler-en-langue », p. 63-67. P.-H. Fages, Histoire de saint Vincent Ferrier, t. 1, Louvain, Uystpruyst-Paris, 1901. Cfr la lettre de Nicolas de Clamanges (1360-1437) à Réginald Fontanini, dans ibid., p. 163.
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latine ou anglo-saxonne, le mystère est expliqué. Même le latin écrit par le saint comporte certaines variantes personnelles qui le font glisser vers les assonances de la langue vulgaire. Fages les cite en vrac : habebat plus de decem annis quod (il y avait plus de dix ans que) ; facere aurem surdam (faire la sourde oreille) ; qui numquam facit rigolare se in hoc mundo (qui n’a jamais fait rien d’autre que rigoler en ce monde) ; de bon hora (de bonne heure), etc.24. Dernier mystère : la prédication en Bretagne, qu’il aurait accomplie dans sa propre langue alors que les Bretons l’auraient compris dans la leur, qui « est d’une obscurité impénétrable aux étrangers ». Taillé infirme cette donnée en remarquant que la région vannetaise, où Vincent Ferrier aurait prêché, était à l’époque en partie bretonnante mais vouée aussi au bilinguisme francobreton. Il semble plausible que Vincent Ferrier était versé dans l’ajustement. Il adaptait ses nombreuses compétences linguistiques à l’objectif d’atteindre son auditoire dans des conditions difficiles de communication, ce qui contribue sans doute à accroître la grande renommée de prédicateur qui lui est attribuée. L’hagiographe qui consigne ses exploits ne fait pas l’économie de contradictions et manque d’objectivité, pour faire transparaître à tout prix le miracle. Margery Kempe est une autre xénolale de la même époque. Elle naît dans le Norfolk en 1373 et meurt en 1440. Elle présente de signes d’instabilité mentale au moment de la naissance de son premier enfant, mais elle se déclare guérie lors d’une apparition du Christ, après quoi, elle se convertit à une vie très pieuse. Personne extrêmement extravagante, pendant ses inspirations elle manifeste en public, sans aucune discrétion, les diverses expériences mystiques qu’elle expérimente, ce qui fait douter de leur authenticité à son entourage25. Le récit de la vie de Margery Kempe est écrit sous sa dictée plusieurs années après son retour en Angleterre en 1415, puisqu’elle était analphabète. L’épisode de xénolalie qui la concerne apparaît au moment où, se trouvant à Rome en pèlerinage, elle décide de choisir comme confesseur un
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P.-H. Fages, Œuvres de saint Vincent Ferrier, Paris, 1909, p. 18. S. Brown Meech, The Book of Margery Kempe, Oxford, 1940, p. 103 (trad. française par D. Vidal, Margery Kempe. Le livre. Une mystique anglaise au temps de l’hérésie lollarde, Grenoble, 1987, p. 175) : « Béni soit Dieu qui faisait qu’un étranger la pouvait comprendre, quand les gens de son pays l’avaient abandonnée et ne voulaient l’entendre en confession que si elle cessait ses larmes et ses paroles de sainteté. Elle ne pouvait pleurer que si Dieu pourtant le lui accordait. Et il le lui accordait souvent en telle abondance qu’elle n’y pouvait résister. Plus s’y essayait-elle, ou de s’en détourner, plus puissamment son âme en était travaillée, envahie de pensées si saintes qu’elle ne pouvait l’empêcher. Elle sanglotait et criait avec une telle véhémence, entièrement contre son gré, que nombreux, hommes et femmes, en étaient stupéfaits. »
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prêtre flamand qui ne comprend pas un mot d’anglais, mais qui lui paraît un homme bon et dévot. Pour ce faire, elle convainc ce religieux : […] d’adresser ses prières à la Bienheureuse Trinité, à la sainte Vierge et à tous les saints du Ciel, et qu’il invite ceux qui aimaient Notre Seigneur à prier pour lui, afin qu’il obtienne la grâce d’entendre sa langue et le récit des choses mêmes qu’elle voulait, par la grâce de Dieu, lui dire et révéler. Le prêtre était un homme juste, flamand de naissance, clerc estimable et homme très instruit, aimé et entouré de beaucoup d’égards à Rome où il était de confiance – un des prêtres en ville occupant les plus hautes charges. Dans le désir d’être agréable à Dieu, il suivit le conseil de la créature, et fit chaque jour ses prières à Dieu avec la plus grande ferveur, pour recevoir la grâce de comprendre ce qu’elle voulait lui dire et obtint que prient pour lui ceux qui aiment le Seigneur. Ils furent treize jours en prière. À la fin du treizième jour, le prêtre revint vers elle pour voir si leurs prières avaient été reçues. Alors il put comprendre ce qu’elle lui dit en anglais et elle put comprendre ce qu’il lui disait. Il ne comprenait pourtant pas l’anglais que parlaient d’autres gens, bien que les mêmes mots fussent utilisés, et par elle et par eux. Ainsi confessa-t-elle à ce prêtre tous ses péchés […]26.
Des gens de l’entourage de Margery se mêlent de l’affaire et l’accusent de s’être confessée à un prêtre qui ne la comprenait pas. Elle organise donc une mise en scène pour démontrer qu’elle est surnaturellement comprise par son confesseur. Elle invite à un dîner les accusateurs (anglais) et le prêtre en question (flamand, qui dans la deuxième partie du récit est dit être allemand). Ils commencent par faire exprès de parler en anglais entre eux pour voir les réactions du Flamand/Allemand, qui, « garda toujours le silence, l’air maussade, ne comprenant mot à ce qu’ils disaient en anglais, mais seulement lorsqu’ils s’expriment en latin27 ». Quand les convives sont enfin convaincus que le prêtre flamand ne saisit pas un mot d’anglais (c’est-à-dire de l’anglais prononcé par eux), Margery raconte (en anglais) une histoire de l’Écriture Sainte qu’elle avait apprise d’un ecclésiastique. Ils demandent au Flamand/ Allemand s’il a compris, et il leur répète en latin la même histoire que Margery avait prononcée en anglais. Ce miracle de xénolalie consisterait donc dans le fait que l’ecclésiastique comprend seulement l’anglais parlé par l’inspirée. Ce serait donc une variante de xénolalie sélective ?
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S. Brown Meech, The Book of Margery Kempe, p. 82-83 (trad. fr. p. 154-155). Voir aussi Le Livre de Margery Kempe, une aventurière de la foi au Moyen Âge, Paris, 1989. Ibid.
La xénolalie dans les récits hagiographiques
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Conclusions Face aux témoignages de xénolalie que nous avons cité, nous sommes saisis par un imaginaire étonnant, qui façonne des scénarios où on attribue aux élocutions de certaines personnes, dans des contextes spécifiques, un pouvoir miraculeux. Au Moyen Âge, le parler inspiré des Apôtres tiré du récit de la Pentecôte est interprété en tant que parler des langues étrangères jamais apprises auparavant. Nous pouvons le remarquer si nous faisons appel aux textes des prédications de l’époque28. Cette exégèse fournit la matrice à tous les autres récits de xénolalie. L’allusion plus ou moins implicite au passage de la Pentecôte fonde et autorise le pouvoir donné à des personnes qui ont la responsabilité d’annoncer une Parole divine, de prononcer des mots et de formuler des propos en des langues qu’ils n’avaient jamais apprises auparavant. Ce parler inspiré consiste dans le déploiement d’un pouvoir de communication en des situations où le locuteur serait dans l’impossibilité objective de se faire comprendre par des étrangers. Les personnes investies de cette faculté ne la maîtrisent pas, mais elle leur est octroyé au moment crucial, quand cela leur est indispensable pour transmettre une parole prophétique, proférer un message divin, prêcher ou évangéliser. En dehors de ces moments décisifs, le locuteur ne dispose pas de cette faculté. De plus, comme déjà en Actes 2, les récits sont parfois ambigus : est-ce le locuteur qui parle la langue de l’auditoire, alors qu’il ne la connaissait pas, ou bien l’auditoire qui comprend la langue du locuteur, alors que, d’habitude, il ne la comprend pas ? Est-ce qu’une traduction simultanée se matérialise au cours de l’élocution de l’inspiré ou est-ce qu’elle se déploie « dans les oreilles » de l’auditoire ? L’ambivalence de ces deux perspectives au sein des récits de xénolalie est sans doute significative, car elle indique que l’émetteur et le destinataire de ce procédé singulier de communication sont, tous les deux, sous le coup de l’action divine. Autant le locuteur est investi du pouvoir de communiquer dans une langue qui n’est pas la sienne, autant l’auditoire est pourvu de l’aptitude à comprendre un idiome auparavant inconnu. L’efficacité inhérente à la xénolalie consiste en définitive à permettre la communication dans une situation où elle se révèlerait impossible par des moyens purement humains. Elle accorde donc aux deux partenaires d’un processus communicatif qui se déploie dans des conditions difficiles, les aptitudes linguistiques nécessaires à la bonne transmission d’un message.
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S. Vecchio, « Dispertitae linguae. Le récit de la Pentecôte entre exégèse et prédication », in Zwischen Babel und Pfingsten : Sprachdifferenzen und Gesprächsverständigung in der Vormoderne (8.-16. Jahrhundert), éd. P. von Moos, Zürich-Berlin, 2008, p. 237-252.
Discours bénéfiques, discours maléfiques
Florence Chave-Mahir
L’EXORCISME DES POSSÉDÉS, UNE PAROLE EFFICACE D’APRÈS QUELQUES ŒUVRES DOCTRINALES DES VIe-XIIIe SIÈCLES « Quod est hoc verbum quia in potestate et virtute imperat inmundis spiritibus et exeunt et divulgabatur fama de illo in omnem locum regionis » (Luc 4, 36)
C’est dans la mise en scène du pouvoir et de la vertu du Christ-Verbe que l’Évangile rend manifeste la déroute des esprits immondes. Durant toute sa vie et jusqu’à la Passion, Jésus chasse le diable. Quelle que soit la forme que celui-ci ait prise pour posséder des êtres humains, le démon est mis en fuite par sa parole – parole divine par excellence –, dont l’efficacité a même été un signe pour tous ceux qui voulaient voir en lui le Christ. Ce pouvoir des mots sur le démon a ensuite été au cœur du discours théologique et de la pratique de l’exorcisme médiéval. En effet, l’exorcisme des possédés peut être considéré comme l’un des rares moments de la vie religieuse où le pouvoir des mots est directement identifiable et vérifiable. Il se mesure à l’abandon par le diable du corps possédé, que l’exorciste obtient presque toujours. En cela, l’exorcisme serait le type même de parole performative dont on puisse immédiatement – ou assez rapidement – constater l’effet1. Les sources, cependant, ne mettent pas toutes en scène l’efficacité de la parole d’exorcisme de la même manière. Lorsqu’au xe siècle, les rédacteurs du pontifical romano-germanique décidèrent de rassembler dans un même chapitre traitant des possédés du démon les différents formulaires d’exorcisme auparavant disséminés dans les sacramentaires, ils offrirent des ordines rassemblant les paroles et les gestes nécessaires à une pratique pourtant mineure dans l’Église. Ces livres liturgiques ne donnent que des mots et les conditions de leur énonciation, sans que l’on puisse en déduire leur efficacité. De leur côté, les Vies des saints, à l’image de celle du Christ rapportée dans les Évangiles, multiplient des récits d’exorcisme, d’autant plus spectaculaires 1
Voir I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004.
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 305-325 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101907
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qu’ils s’achèvent presque toujours par une victoire sur le démon et une libération du possédé. Les exorcismes racontés dans l’hagiographie sont des mises en scènes qui, tout en s’inspirant directement de la liturgie, montrent presque toujours la victoire de la parole d’exorcisme. Les sources iconographiques enfin ne représentent que la victoire de l’Église en montrant le diable qui sort de la bouche du possédé. J’ai eu l’occasion d’explorer et de croiser le témoignage de ces différents documents afin de mettre au jour l’efficacité de la parole d’exorcisme2. Je me propose d’examiner ici les réflexions suscitées par cette pratique. Comme toute action liturgique, l’exorcisme a été encadré, en effet, par un discours doctrinal véhiculé à la fois par des prescriptions conciliaires, des définitions des Pères de l’Église ou des développements du droit canon, tous significatifs de la manière dont cet acte de parole était compris. À partir de la formulation trouvée par Isidore de Séville pour définir cette action liturgique, nous verrons à quelles explicitations elle a donné lieu dans d’autres ouvrages, en particulier au moment de la promotion du septénaire sacramentel au xiie siècle. Nous préciserons d’abord comment la parole d’exorcisme est nommée et définie et comment l’Église conçoit, dans ses dispositifs liturgiques et ses discours doctrinaux, l’héritage fondamental des exorcismes du Christ. Par ailleurs, quelle place les Pères de l’Église et les théologiens qui leur ont succédé accordent-ils à l’exorcisme dans l’analyse des sacrements, en particulier au xiie siècle ? Cette définition de l’exorcisme et l’affirmation de ce type de parole ont-elles été accompagnées d’une réflexion sur les limites de son efficacité ? Enfin, l’éventualité d’un détournement ou d’un autre emploi de cette parole puissante contre les démons est-elle envisagée ? La parole d’exorcisme : un sermon de gronderie Des Pères de l’Église aux théologiens du xiie siècle, les paroles qui mettent en fuite le démon ont toujours été désignées à l’aide d’un certain nombre de termes : adjuration, conjuration et même, ce qui est plus surprenant, sermon de gronderie. Pour saint Augustin (354-430), l’exorcisme est une adjuration par le divin3. Le verbe adjurare exprime le fait de jurer tout en invoquant le nom de 2
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F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (Xe-XIVe siècle), Turnhout, 2011 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge 10). La rédaction du livre sur l’exorcisme des possédés a été nourrie par les échanges qui ont eu lieu lors du colloque sur le pouvoir des mots en juin 2009. Ainsi, la problématique du colloque est au centre de ce livre que je complète ici en me fondant sur des textes qui n’avaient pas tous pris leur place dans son architecture. Les planches 9 à 12 du cahier couleur offrent quatre exemples de représentations de l’exorcisme et de la victoire contre le démon. « Exorcizare dicuntur, hoc est per divina eum adiurando expellere » (Augustin, De Beata Vita, éd. J. Doignon, Paris, 1986, p. 91).
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Dieu. Ce terme renvoie aux exorcismes antiques où le démon était sommé de se nommer et de se soumettre, ce qui pouvait parfois passer pour une prestation de serment. Ainsi, le mot exorcisme a pour racine le grec ορκοσ qui signifie ‘le serment’ et sur laquelle sont formés les deux verbes έξορκόω ou έξορκιζω qui veulent dire « obliger quelqu’un à accomplir une action en lui faisant prêter serment4 ». L’adjuration est aussi un appel à l’aide divine et elle implique d’avoir recours à des noms de Dieu efficaces comme ceux qu’emploie la liturgie, nous le verrons. Il s’agit-là de prescriptions tardives car le Christ lui-même n’a jamais employé d’adjuratio per divina5. Les Évangiles racontent au contraire que le Christ se contente d’exorciser par un ordre bref de partir souvent construit à partir du verbe exire6 . Le Christ « dit » au diable, il lui ordonne7 et il l’interpelle aussi fortement comme l’indique l’emploi du mot increpare8. Sa propre autorité est suffisante, il n’a besoin ni d’en appeler à Dieu ni d’invoquer son nom. Dans l’Évangile de Marc, c’est le possédé de Gérasa lui-même qui, par un renversement de position, adjure Jésus par Dieu de ne pas le torturer9. Ainsi, ce démon capable de toutes les provocations, mais aussi de reconnaître l’autorité divine du Christ, emploie-t-il pour la première fois une formule d’adjuration per divina qui fait défaut dans les récits de sa vie. Car chacun s’accorde à reconnaître sa virtus verborum contre les esprits immondes10. Cette puissance de la parole du Christ se déplace vers son nom à la suite de la Passion. Avec la mission des 72 apôtres, commence à être envisagée une adjuration au nom de Jésus11 et c’est Paul qui, le premier, exorcise en son nom12. L’emploi de l’onomastique divine dans les exorcismes 4
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Voir P. Brown, Le culte des saints, son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, 1984 et F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 14. Sur toute la tradition du Christ exorciste dans les Évangiles et dans les premiers siècles, la littérature abonde, voir : G. H. Twelftree, Jesus the exorcist, Tübingen, 1993 ; et Id., In the Name of Jesus, Exorcism Among Early Christians, Baker Akademic, 2007 ; E. Sorensen, Possession and Exorcism in the New Testament and Early Christianity, Tübingen, 2002. Au démoniaque de la synagogue de Capharnaeum est ainsi ordonné : « et comminatus est ei Iesus dicens obmutesce et exi de homine » (Marc 1, 25). Face à l’épileptique, Jésus a ces paroles : « ego tibi praecipio exi ab eo et amplius ne introeas in eum » (Mc 9, 24). « Praecipiebat enim spiritui inmundo ut exiret ab homine […]. Interrogavit autem illum Iesus dicens quod tibi nomen est at ille dixit Legio » (Luc 8, 30). « Et increpavit illi Iesus dicens obmutesce et exi ab illo » (Lc 4, 35) ; « et increpavit Iesus spiritus inmundum et sanavit puerum et reddidit illum patris eius » (Lc 9, 43) ; « et increpavit ei Iesus et exiit ab eo daemonium » (Matth 17, 17). « Adiuro te per Deum ne me torqueas » (Mc 5, 7). Luc 4, 36. L’efficacité du verbe est représentée dans les enluminures médiévales par le fait que le diable quitte le corps du possédé par sa bouche. Le démon peint dans la Bible historiale de Guiard des Moulins (xive siècle) se soumet à la bénédiction du Christ (planche 10). « Domine etiam daemonia subiciuntur nobis in nomine tuo » (Lc 10, 17 ; voir aussi Matth 7, 22 et Mc 9, 37). « Praecipio tibi in nomine Iesu Christi exire ab ea » (Act. 16, 18). Les exorcistes juifs le font aussi : « Temptaverunt autem quidam et de circumeuntibus iudaeis exorcistis invocare super eos qui habebant spiritus malos nomen Domini Iesu dicentes : ‘Adiuro vos per Iesum quem
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n’est pas une nouveauté : déjà, en son temps, un exorciste itinérant le fait, les apôtres s’en inquiètent mais le Christ leur demande de le laisser13 car il s’agit d’une manière de reconnaître son autorité divine. À la notion d’adjuration au nom du Christ ou de Dieu, Isidore de Séville (560-636) ajoute dans son livre sur les offices ecclésiastiques que l’exorcisme est une parole de gronderie dont la puissance fait fuir le diable14. Ce sermo increpationis, – une expression inspirée du vocabulaire des Évangiles qui emploie le verbe increpare – suggère que le démon doit être violemment apostrophé, directement mis en cause non seulement par des paroles mais aussi par un ton appropriés. Peu de temps après Isidore, Ildefonse de Tolède, archevêque de la ville entre 657 et 667, apporte, dans un livre sur le baptême, des précisions à propos des mots prononcés contre le démon dans les exorcismes. Selon lui, le sermon d’exorcisme ne doit pas reprendre les formules de la tragédie, ni être difficile à comprendre ni enfin être prononcé dans un contexte d’éloquence incongru. Au contraire, il doit être simple, composé dans un bon ordre, ardent, étincelant de la vertu de l’intention de celui qui le prononce15. Seule une parole précise et simple est efficace contre le démon, ce qui interdit toute invocation trop insistante des noms de Dieu mais aussi toute évocation du diable et des démons. Ainsi, le sermon d’exorcisme de la liturgie occidentale évite-t-il les longues adjurations qui prévalent un temps en Espagne dans le contexte mozarabe et particulièrement dans certains livres liturgiques, tel le Liber ordinum. Ce rituel des sacrements, des consécrations et des bénédictions aurait été utilisé en Espagne dès le ve siècle et jusqu’au ixe siècle pour la Catalogne – il se maintient jusqu’au pontificat d’Alexandre II en Castille et le manuscrit de Silos aurait été achevé en 105216. Il donne des exemples d’adjurations du démon qui sont de longues
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Paulus praedicat’ » (Act. 19, 13). Saint Paul est aussi représenté comme un exorciste dans l’iconographie (voir en particulier l’initiale historiée de l’Épître à Thimotée dans la Bible du début du xiiie siècle, planche 9). Mc 9, 38-39. « Exorcismus autem sermo increpationis est contra inmundum spiritum inerguminis sive caticuminis factus, per quod ab illis diabuli nequissima virtus et inveterata malitia vel violenta incursio expulsa fugetur » (Isidore de Séville, De ecclesiasticis officiis, éd. M. Lawson, Turnhout, 1989 (CCSL 113), p. 96). « Erit exorcismi sermo non cothurno verborum, non difficultate intelligentiae, non inusitato contextus eloquio, sed simplex, compositus, ardens, ita virtutis intentione coruscans, ut vere principem mundi increpationis suae valore demonstret exepellere atque sic in spiritali certamine, quo contra aerias agitur potestates, fulgura terroris inmittere, ut ipsa expulsio invisibilis hostis quadam fieri expugnatione visibili contempletur, ita ut et catechuminus terreatur consideratione auditus et fidelis incitetur adgressione conflictus » (Ildefonse de Tolède, De cognitione baptismi. De itinere deserti, éd. V. Yarza Urquiola, Turnhout, 2007 (CCSL 114A), p. 366). Le Liber ordinum en usage dans l’église Wisigothique et Mozarabe d’Espagne du Ve au XIe siècle, éd. Dom Férotin, Paris, 1904. Sur ce livre, voir M. Gros, « Fiestas e liturgia en el Liber Ordinum hispanico », in Fiestas y liturgia, actas del colloquio celebrando en la Casa de Velázquez,
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altercations faisant la part belle à l’évocation diabolique17, elles offrent des développements qui s’opposent à la liturgie élaborée en milieu franc et plus tard en Rhénanie. C’est précisément dans l’ordo d’exorcisme de ce Liber ordinum que la parole d’exorcisme est dite « parole de feu » (igneis sermonibus) ce qui rappelle les mots employés par Isidore de Séville pour la qualifier18… Isidore aurait-il, par ses écrits, influencé les formules liturgiques, à moins que les liturgistes ne se soient inspirés de lui ? Ces mots ciselés, d’autres auteurs chrétiens ne cessent de les utiliser à leur tour. Ainsi, dans son De Universo, Raban Maur († 856) reprend les notions de gronderie (increpatio) et d’adjuration en y ajoutant le terme de conjuration19. Selon la méthode de la typologie biblique en citant le Livre de Zacharie, Raban fait de Josué, le grand prêtre, un préfigurateur des exorcistes qui adjurent Satan au nom de Yahvé. Ainsi, l’exorcisme est la réprimande et la conjuration du diable qui est le prince du péché. Littéralement « jurer ensemble », le mot conjuratio désigne une association scellée par serment. Conjugué à l’impératif, il exprime l’ordre fort donné au démon de partir. Les mots employés pour désigner la parole d’exorcisme ne suffisent pas pour en établir l’efficacité, même si toute la violence mobilisée est suggérée dans la formule d’Isidore de Séville. Une parole « seule » n’a d’efficacité que si elle est incluse dans un dispositif rituel que les théologiens s’appliquent parfois à évoquer. Le discours réflexif est précieux dans la mesure où il permet de voir comment les penseurs chrétiens qui se sont intéressés à la liturgie ont considéré l’exorcisme. Discours doctrinal et liturgie de l’exorcisme aux ixe-xe siècles L’essentiel des conditions d’efficacité de la parole d’exorcisme semble être établi dès le début du xe siècle dans une courte notice figurant dans un
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Madrid, 1988, p. 11-20 ; M. Zimmermann, Écrire et lire en Catalogne (IXe-XIIe siècle), t. 1, Madrid, 2003, p. 530-531. « Deprehense sunt insidie tue, maledicte damnabilis zabule, nec iam poteris ultra fallere, quos putabas te perpetua malorum tuorum infelicitate vicisse. Congredimur adversus tuam, diabole, perfurentem insaniam et adversus tuas, immunde spiritus, nequitias concertamur » (Le Liber ordinum, p. 73). « Agredimur adversus te, diabole, spiritalibus verbis et igneis sermonibus » (Ordo celebrandus super eum qui ab spiritu inmundo vexatur, Le Liber ordinum, p. 73). « ‘Exorcismus’ Graece, Latine conjuratio sive sermo increpationis est adversum diabolum ut discedat, sicut est illud in Zacharia : ‘Et ostendit mihi Jesum sacerdotem magnem stantem coram angelo Dei, et Satan stabat a dextris ejus, ut adversaretur ei’. Et dixit Dominus ad Satan : ‘Increpet Dominus in te, Satan et increpet Dominus in te, qui elegit Jerusalem (Zach, III)’. Hoc est exorcismo increpare et conjurare adversus Diabolum. Unde sciendum quod non creatura Dei in infantibus exorcizatur aut exsufflatur sed ille, sub quo sunt omnes, qui cum peccato nascuntur. Est enim princeps peccatorum » (Raban Maur, De Universo, V, 12, De exorcismo, PL 111, col. 136).
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livre consacré aux offices divins, le De divinis officiis du pseudo-Alcuin20. Il présente l’action que l’exorciste accomplit contre les démoniaques sans mentionner les catéchumènes, contrairement à la plupart des ouvrages de l’époque et des siècles suivants : ‘Exorcisme’ en grec se dit en latin ‘sermon d’adjuration et de gronderie’, ce qui signifie que l’exorciste est un adjurateur. Son office est de faire fuir les démons des démoniaques en leur imposant les mains et par l’invocation du nom de Dieu en disant : ‘Je t’adjure, esprit immonde, par Dieu le Père et le Fils et l’Esprit saint, de partir de ce serviteur de Dieu’. Ce ministère, comme le disent les canons, personne ne doit l’usurper si ce n’est ceux qui ont le même office, comme diacre, sous-diacre ou exorciste21.
Tout en reprenant les définitions antérieures, le pseudo-Alcuin décrit les fonctions de l’exorciste : la mise en fuite des démons est obtenue par l’imposition des mains sur la tête du démoniaque. Issu de la liturgie du baptême, ce geste a conservé un sens très fort dans la liturgie de l’exorcisme. Il signifie à la fois la bénédiction, la consécration, l’ordination et la transmission des pouvoirs du Saint-Esprit22. Essentiel dans la liturgie du baptême, il est assez peu évoqué dans les récits narratifs racontant les exorcismes – en particulier hagiographiques – probablement en raison de la volonté de bien distinguer la liturgie de la possession de celle qui est accomplie sur les catéchumènes23. Certains récits hagiographiques antérieurs au texte du pseudo-Alcuin prouvent que la liturgie du baptême imprègne encore beaucoup l’exorcisme 20
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Sur le pseudo-Alcuin et son Liber de divinis officiis écrit avant 910, voir M. Andrieu, « L’ordo romanus antiquus et le Liber de divinis officiis du pseudo-Alcuin », Revue des sciences religieuses, 5 (1925), p. 642-650 ; J. Joseph Ryan, « pseudo-Alcuin’s Liber de divinis and the liber Dominus vobiscum of St Peter Damiani », Mediaeval Studies, 14 (1952), p. 159-163 ; R. Sharpe, A Handlist of the Latin Writers of Great Britain and Ireland before 1540, Turnhout, 1997, p. 45. « ‘Exorcismus’ Graece, Latine dicitur ‘sermo adjurationis sive increpationis’ : et inde exorcista adjurator. Illorum officium est, ut ponant manus super daemoniacos et per invocationem nominis Dei repellant demones ab eis, dicentes : ‘Adjuro te, immunde spiritus, per Deum Patrem, et Filium et Spiritum sanctum, ut recedas ab hoc famulo Dei.’ Istud ministerium, ut canones dicunt, nemo debet usurpare, nisi qui idem officium habent aut diaconus, aut subdiaconus, aut exorcista » (pseudo-Alcuin, Liber de divinis officiis, PL 101, col. 1234). G. Cavalli, L’imposizione delle mani nella tradizione della Chiesa latina. Un rito che qualifica il sacramento, Roma, 1999 (Studia Antoniana 38). L’imposition des mains dans les exorcismes est mentionnée par Ambroise de Milan, Traité sur l’Évangile de Luc II, éd. Dom G. Tissot, Paris, 1958 (Sources Chrétiennes 52), p. 18-19 ; canon 62 des Statuta ecclesiae antiqua, C. Munier, Les Statuta ecclesiae antiqua. Edition, études critiques, Paris, 1960, p. 90 ; dans la liturgie, l’une des prières du pontifical romano-germanique s’intitule Impositio manuum super energumenum catezizatum (dans Le pontifical romano-germanique du Xe siècle, II, éd. C. Vogel, R. Elze, Città del Vaticano, 1963, p. 193-205). En revanche, rares sont les récits hagiographiques qui mentionnent l’imposition des mains sur le démoniaque, il faut remonter aux récits de la Vie de saint Martin pour trouver une allusion à ce geste. Cela correspond à une époque ou exorcisme et exorcisme baptismal se confondent (voir Sulpice Sévère, Vita Martini, t. II, éd. J. Fontaine, Paris (SC 134), p. 289).
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des possédés et il peut sembler nécessaire de distinguer ces deux pratiques. Ainsi, dans un miracle de saint Ursmar de Lobbes (viiie siècle), l’auteur de la Vita indique que le saint lit sur la jeune possédée le livre des exorcismes ; elle est à la fois guérie par la parole de Dieu (verbum Dei) et par l’onction des yeux, des narines et de la bouche par l’huile sacrée, conformément à la liturgie baptismale24. Les gestes qui accompagnent la parole d’exorcisme conservent encore longtemps une forte imprégnation baptismale. Le texte du pseudo-Alcuin propose aussi les paroles qui doivent être prononcées puisqu’il est recommandé à l’exorciste de dire « Je t’adjure, esprit immonde, par Dieu le Père, le Fils et le Saint Esprit, de partir de ce serviteur de Dieu ». Ces mots sont conformes à ceux qui figurent parmi les livres liturgiques de l’époque25. Le adjuro te employé ici est attendu dans la mesure où il exprime l’interpellation efficace du démon, nous l’avons vu. Les mots employés dans la liturgie disent le consentement de la communauté ecclésiale et ils ont à la fois une vertu intrinsèque et une valeur performative reconnue par tous. La formule liturgique d’exorcisme repose sur un consensus collectif et sur le fait que celui qui la prononce est investi d’un véritable pouvoir, comme Irène Rosier-Catach l’a montré à propos des formules sacramentelles du baptême26. L’adjuration invoque les noms des trois personnes divines pour faire partir le diable et elle résume assez bien les caractéristiques de l’exorcisme occidental : une adjuration simple, par les noms de Dieu, qui ne s’attarde pas sur l’évocation du démon mais qui nomme le Père, le Fils et le Saint-Esprit comme le prévoient les formules sacramentelles du baptême. L’auteur ajoute que la fonction d’exorciste ne doit pas être usurpée. Selon le rituel d’ordination, l’exorciste est placé au troisième rang des ordres mineurs. La place de ces différents ordres a varié dans l’histoire, y compris au sein de l’œuvre du pseudo-Alcuin. Ainsi, les ordres dits mineurs, car n’accédant pas à l’eucharistie, peuvent faire des exorcismes, à condition que leur rang soit supérieur à celui de l’exorciste27. Par la suite, diverses prescriptions conciliaires, 24
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« Quae cum esset adducta coram eo at ille non de sua praesumens virtute sed de Dei omnipotentis confisus auxilio accepit librum et orsus est legere exorcismum super inerguminae capud ut per verbum Dei curaretur ac deinde benedicto oleo liniuit oculos nares que eius et os. Quo facto spiritus inmundus protinus fugit ab ea ita dumtaxat ut ultra contingere eam non auderet » (Anso de Lobbes, Vita prima Ursmari Lobiensis, MGH, SS Rer. Merov., VI, 1913, p. 458). Voir par exemple la formule « In nomine domini nostri Iesu Christi adiuro te, inimice, per Deum Patrem omnipotentem et Iesum Christum, filium eius, et spiritum sanctum… » dans le manuscrit 15 de la cathédrale de Cologne, ixe siècle, éd. A. Franz, Die Kirchlichen Benediktionen in Mittelalter, II, Paderborn, 1909, p. 591. I. Rosier-Catach, La parole efficace, p. 185 et suivantes. Le pseudo-Alcuin présente les grades ecclésiastiques dans l’ordre suivant : portier, lecteur, exorciste, acolyte, sous-diacre, diacre, prêtre et évêque (pseudo-Alcuin, Liber de divinis officiis, col. 1231). Sur la variation de la hiérarchie ecclésiastique au sein de cette œuvre, voir R. E. Reynolds, « Marginalia on a Tenth Century Text on the Ecclesiastical Officers », in Law,
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de plus en plus insistantes, puis le Décret de Gratien au xiie siècle, rappellent l’importance du respect de l’ordre des différents grades ecclésiastiques ainsi que le maintien dans chacun d’eux, pendant un certain temps, de ceux qui y sont promus, afin d’assurer leur apprentissage28. Ce dispositif liturgique composé de gestes et de paroles constitue, selon le pseudo-Alcuin, les conditions d’efficacité de la parole d’exorcisme. Il s’agit d’une définition a minima mais en même temps, il est possible d’y voir l’essentiel de ce qui est nécessaire pour que la parole soit efficace contre le démon. Dans ces quelques lignes, le pseudo-Alcuin semble être le premier à isoler l’exorcisme des possédés en n’évoquant pas directement le baptême. Il anticipe la nouveauté liturgique apparue dans le pontifical de Mayence, peu de temps après, qui réunit un certain nombre de formules exclusivement destinées aux exorcismes des démoniaques, mais qui, au viiie siècle, dans les sacramentaires carolingiens, étaient intégrées à la liturgie du baptême29. En tout, dix ordines du pontifical romano-germanique permettent de connaître les lieux, les paroles et les gestes efficaces pour guérir les démoniaques. Par exemple, dans l’ordo intitulé Ad succurrendum his qui a demonio vexantur, les auteurs décrivent précisément les gestes et donnent les mots qui doivent être dits sur le possédé : Tout d’abord, quand le malade qui est tourmenté par le démon vient au prêtre, que le prêtre le conduise à l’église devant l’autel et qu’il lui demande consciencieusement, qu’il soit homme ou femme, comment ou de quelle manière cette passion lui est venue. Et avant que le prêtre ne vienne à lui, qu’il se prosterne en croix, chantant les sept psaumes de la pénitence et ajoutant cette prière : ‘Seigneur Dieu tout puissant, sois favorable au pécheur que je suis (Luc 18, 13), toi qui veux que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité (Paul, Tm 2, 4). Reçois ma prière, que je présente à la vue de ta clémence pour ton serviteur qui, tourmenté du démon, invoque ta miséricorde. Par le seigneur’. Après s’être relevé, que le malade confesse tous ses péchés à Dieu et au prêtre et que le prêtre le réconcilie pleinement. Alors le prêtre chante la litanie, etc.30.
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Church and Society, Essays in Honor of Stephan Kuttner, éd. K. Pennington, R. Somerville, Philadelphia, 1977, p. 115-129. Gratien, Decretum, éd. Æ. Friedberg, Leipzig, 1879, p. 272. Les liens entre le livre du pseudo-Alcuin et le pontifical de l’abbaye Saint-Albans de Mayence ont été soulignés puisque l’ordo romanus (ordo L) qui ouvre le second tome de l’édition de Cyrille Vogel et Reinhard Elze est un amalgame de plusieurs textes dont le Liber de divinis officiis du pseudo-Alcuin (Le pontifical romano-germanique, II, p. 1). « In primis, quando infirmus qui a demonio vexatur venerit ad sacerdotem, ducat eum sacerdos in ecclesiam ante altare et diligenter inquirat ab eo, sive masculus sit sive femina, quomodo aut qualiter illi eadem passio evenerit. Et, antequam aggrediatur eum sacerdos, prosternat se in crucem, canendo septem psalmos penitentiae, adiciens istam orationem : ‘Domine Deus omnipotens, propitius esto michi peccatori, qui omnes homines vis salvos fieri et ad agnitionem veritatis venire. Suscipe orationem meam, quam fundo ante conspec-
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L’exorcisme a lieu à l’église, auprès du maître-autel, espace qui concentre toute la charge sacrée31. Là, le possédé doit commencer par se confesser. Le préalable à l’exorcisme dans ce cas est un aveu des péchés qui sont associés à la venue du démon. L’importante dimension pénitentielle de ce texte met au centre de l’exorcisme un autre type de parole qui est l’aveu. Il s’agit-là de mots qui libèrent comme est libératoire la confession pour l’ensemble des fidèles, particulièrement au xiiie siècle. Cette pénitence individuelle du possédé s’accompagne du chant des psaumes qui détiennent aussi une forte valeur thérapeutique. Les sept psaumes de la pénitence sont apparus avec Alcuin et sont intégrés à la liturgie pour accompagner les moments de pénitence et de réconciliation tels que celui-ci. Les psaumes constituent un chant libératoire pour le possédé et pour les clercs qui conduisent le rituel dans l’église. Il a aussi une valeur de protection contre le péché et contre le démon. La prière et la confession sont suivies de la réconciliation du pécheurpossédé32. Ces quelques lignes ne constituent qu’un extrait d’un ordo d’exorcisme beaucoup plus développé mais elles remettent au centre du processus de l’exorcisme la parole du possédé qui, par l’aveu et le chant de la psalmodie, se libère de ses démons. De manière générale, le diable est assez peu évoqué dans les exorcismes du pontifical romano-germanique. L’essentiel tient dans les prières adressées à Dieu sous forme d’adjurations, de récitations des psaumes ou des litanies. La prière d’exorcisme prend même parfois l’apparence d’un rappel du Credo qui réunit les différents articles de la foi33. Ces prières sont celles du prêtre et
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tum clementiae tuae pro famulo tuo, qui, a demonio vexatus, ad misericordiam tuam confugit. Per dominum’. Posquam de terra surrexit, confiteatur infirmus omnimodis Deo et sacerdoti omnia peccata sua et reconciliationem ab eo percipiat plenam. Deinde sacerdos faciat letaniam, etc. » (Le pontifical romano-germanique, II, p. 193 et suivantes). Pour le commentaire de cet exorcisme dans le pontifical romano-germanique, voir F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 110 et suivantes. Voir D. Iogna-Prat, La maison-Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris, 2006. Martin Morard évoque une psalmothérapie dans sa communication au colloque sur le pouvoir des mots, voir aussi Id., La harpe des clercs, Réceptions médiévales du Psautier entre pratiques populaires et commentaires scolaires, Thèse de doctorat dactylographiée, dir. J. Verger, Université Paris IV, 2008. « Coniuro vos, spiritus et angeli maligni, persecutores christianorum, per patrem et filium et spiritum sanctum et adventum domini nostri Iesu Christi, per annuntiationem Gabrihelis archangeli ad Mariam virginem, per nativitatem domini, per infantiam eius, per persecutionem eius ab Herode rege, per passionem eiusdem domini nostri Iesu Christi, per patibulum crucis eius, per sanguinem, per sepulchrum eius, per resurrectionem eius, per ascensionem eius in caelos, per adventum eius super apostolos, per regnum eius, per adventum eius ad diem iudicii et iustum iudicium iudicandum inter iustos et peccatores, per omnes etiam caelorum virtutes, per choros angelorum, archangelorum, prophetarum, apostolorum, martirum, confessorum, virginum atque omnium simul electorum Dei ; vos, demones, coniuro, ut non habeatis potestatem temptare vel fatigare hunc famulum Dei. Qui venturus est » (Le pontifical romano-germanique, II, p. 206).
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celles des fidèles qui, peut-être, assistent à l’exorcisme. Le sel et l’eau, matières essentielles de la liturgie, sont employés dans la plupart des bénédictions médiévales car ils ont un sens purificatoire et apotropaïque. Par les signes de croix, l’exorciste fait en sorte que ce corps violemment malmené par le démon soit réconcilié, réintégré dans toutes ses parties, dans le tout de la chrétienté. Ainsi, la liturgie précise-t-elle les conditions dans lesquelles les paroles doivent être prononcées et leur contenu, que le pseudo-Alcuin avait aussi, pour sa part, suggéré. Ces précisions indiquent les conditions de leur efficacité qui s’expriment particulièrement dans le pontifical romano-germanique au xe siècle. Comment les commentateurs de la liturgie abordent-ils la question au moment des développements de la théologie sacramentelle et comment décrivent-ils la fonction de l’exorciste ? Le pouvoir de l’exorciste vu par les théologiens À l’heure scolastique, c’est Pierre Lombard (1100-1160) qui fait la plus complète synthèse de ce qu’est la fonction d’exorciste. Comment évoque-t-il celui que le pontifical romano-germanique appelle spiritualis imperator34 ? Dans le Livre des Sentences, il replace les exorcistes dans une histoire, la tradition de gestes et de paroles d’ordination qui définissent leur pouvoir et leur efficacité contre les démons : Des exorcistes. Le troisième ordre est celui des exorcistes. Selon Isidore, on les appelle ‘exorcistes’ en grec tandis que le latin les appelle ‘adjurateurs’ ou ‘grondeurs’. Ils invoquent en effet sur les catéchumènes et sur ceux qui ont des esprits immondes le nom de Dieu. Ils les adjurent par lui pour qu’ils partent d’eux35.
Au xiie siècle, la place jusqu’alors fluctuante de l’exorciste dans la hiérarchie ecclésiastique est définitivement fixée au troisième rang des ordres mineurs36. Après avoir rappelé cette place, Pierre Lombard renvoie à la formule d’Isidore de Séville extraite des Étymologies qui énonce la notion d’increpatio et qui fait des exorcistes des adjurateurs au nom de Dieu37. Avec Isidore, Pierre Lombard envisage à la fois l’exorcisme baptismal – des catéchumènes – et celui sur les possédés – ceux qui ont des esprits immondes. 34
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Le pontifical romano-germanique, I, p. 17. Hugues de Saint-Victor qualifie ce pouvoir de spirituale imperium (De sacramentis christianae fidei, PL 176, col. 424). « 1. De exorcistis. Tertius est ordo exorcistarum. – Isidorus : ‘Exorcistae’ autem ex graeco in latinum ‘adjurantes’, vel ‘increpantes’ vocantur. Invocant enim super catechumenos, et super eos qui habent spiritum immundum, nomen Domini, adiurantes per eum ut egrediatur ab eis’ » (Pierre Lombard, Sententiae in IV Libri Distinctae, IV, dist. XXIV, cap. VII (137), Ed. Collegii S. Bonaventurae ad Claras Aquas, Grottaferrata, 1981, t. 2, p. 398). Voir J. St. H. Gibaut, The Cursus Honorum. A Study of the Origins and Evolution of Sequential Ordination, New York, 2000 ; F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 64. Isidore de Séville, Etymologies, VII, 12, n. 31, PL 82, col. 293A-B.
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Dans la suite de son texte, il précise les actions qui doivent être menées par les exorcistes ainsi que l’état de pureté rituelle dans lequel ils doivent être pour pouvoir accomplir le rituel : Isidore : Il convient que les exorcistes retiennent les exorcismes par cœur, qu’ils imposent les mains sur les énergumènes et les catéchumènes pour les exorciser. Il doit par ailleurs avoir l’esprit pur celui qui donne des ordres aux esprits immondes et il doit faire sortir de son cœur le mal qu’il expulse des autres corps pour que la médecine qu’il applique aux autres, il se l’applique à lui aussi, comme il est dit : ‘Médecin, guéris-toi toi-même’. Eux, quand ils sont ordonnés, reçoivent de la main de l’évêque le livre des exorcismes et il leur dit : ‘Accepte et reçois le pouvoir d’imposer les mains aux énergumènes et aux catéchumènes’38.
Pierre Lombard cite le pseudo-Isidore de Séville dans ses Lettres à Leufred39. Dans ce texte, l’auteur a repris l’une des formules de l’ordination des exorcistes écrite dès le ve siècle dans les Statuta ecclesiae antiqua (vers 475). Le texte aurait été rédigé en Gaule par Gennade de Marseille à partir d’extraits du droit canon et de la liturgie et c’est là qu’est mentionnée l’ordination des exorcistes pour la première fois40. Il est à la fois consacré par la tradition car cité par la plupart des commentateurs de la liturgie mais aussi par la liturgie elle-même. Ces formules se trouvent en effet dans les rituels d’ordination des pontificaux, à commencer par celui de Mayence41. On trouve ainsi dans ce texte que l’exorciste, au moment de son ordination, reçoit de la main de l’évêque le petit livre sur lequel sont écrits les exorcismes et il lui dit « Reçois, apprends par cœur et aies le pouvoir d’imposer les mains aux énergumènes, ainsi qu’aux baptisés et aux catéchumènes42 ». C’est cette phrase qui signifie la délégation du pouvoir de l’Église à son représentant, comme le Christ avait délégué aux apôtres la capacité à exercer leur magistère sur le monde et à 38
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« 2. Isidorus : ‘Ad exorcistam pertinet exorcismos memoriter retinere, manusque super energumenos et catechumenos in exorcizando imponere’. – Debet autem spiritum mundum habere qui spiritibus imperat immundis, et malignum expellere de corde suo, quem expellit de corpore alieno, ne medicina quam alii facit sibi non prosit, et dicatur ei : Medice, cura te ipsum. – Hi cum ordinantur, accipiunt de manu episcopi librum exorcismorum, et dicitur eis : ‘Accipite, et habetote potestatem imponendi manus super energumenos vel catechumenos’ » (Pierre Lombard, Sententiae in IV Libri Distinctae, t. 2, p. 398). Pseudo-Isidore de Séville, Epistolae ad Leufredum, PL 83, col. 895A ; sur la transmission de ce texte, voir R. E. Reynolds, « The De officiis VII graduum : its origins and early medieval development », Mediaeval Studies, 34 (1972), p. 113-151. A. Faivre, Naissance d’une hiérarchie. Les premières étapes du cursus clérical, Paris, 1977 (Théologie historique 40). Pour les formules d’ordination des exorcistes, voir Le pontifical romano-germanique, I, p. 17 ; M. Andrieu, Le pontifical romain au Moyen Âge, I : Le pontifical romain au XIIe siècle, Città del Vaticano, 1938 (Studi e Testi 86), p. 126-127 ; Id., Le pontifical romain au Moyen Âge, II, Le pontifical de la curie romaine au XIIIe siècle, Città del Vaticano, 1940 (Studi e Testi 87), p. 331-333 ; Id., Le pontifical romain au Moyen Âge, III, Le pontifical de Guillaume Durand, Citta del Vaticano, 1940 (Studi e Testi 88), p. 343-344. C. Munier, Les Statuta ecclesiae antiqua. Édition, études critiques, Paris, 1960, p. 95.
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mettre en fuite les démons. Par la répétition de la formule, au début et à la fin de son texte, Pierre Lombard insiste sur la sacralité des mots prononcés à l’occasion de cette ordination. Ainsi, la parole de l’évêque transfère-t-elle le pouvoir et la grâce de mettre en fuite les démons tout en affirmant que les formules d’exorcisme elles-mêmes – qui sont réunies dans le livre – ont un pouvoir pour guérir les démoniaques. On assiste donc, à l’occasion de cette ordination, à un redoublement de la puissance de la parole dans le pouvoir qu’elle délègue et dans la qualité des mots qui seront ensuite prononcés par l’exorciste. Les paroles dites dans les exorcismes sont en quelque sorte symbolisées, au moment de l’ordination, par la remise du livre des exorcismes qui devient l’instrument représentatif de la charge de l’exorciste selon la traditio instrumentorum en cours dans les ordinations cléricales et dès le ve siècle pour les ordres mineurs43. S’il y a tout lieu de douter de l’apprentissage par cœur de formulaires qui pouvaient être très longs, il est certain que les formules étaient lues sur le possédé. Diverses sources narratives et liturgiques rappellent l’importance de la lecture du livre des exorcismes ou celle des Évangiles sur le possédé. Ainsi, la liturgie de l’exorcisme est une liturgie de la parole lue et c’est cette lecture qui en assure l’efficacité contre le démon car la formule d’ordination a souligné l’importance du livre, c’est-à-dire de libelli ou du livre des Évangiles44. Il faudra attendre le xve siècle pour qu’un véritable livre des exorcismes soit conçu dans un contexte où l’on se met à croire au regain des cas de possession. Ainsi, la conformité de la parole de l’exorciste au livre liturgique ou aux Évangiles est garante de la réussite du combat contre le diable. Le second thème évoqué par Pierre Lombard est celui de la pureté nécessaire de l’exorciste45. Le texte indique qu’il doit faire sortir le mal de lui, s’appliquer à lui-même la médecine qu’il applique aux autres, ce qui revient à évoquer la délicate épreuve qui attend celui qui s’affronte au démon. L’exorciste engage un combat et il ne doit pas négliger cet aspect de la lutte. Nombreux sont les saints ou saintes du Moyen Âge qui ont montré, à l’occasion d’un exorcisme, la difficulté du face à face. Hildegarde de Bingen témoigne dans sa correspondance de l’état du malaise dans lequel l’a plongée l’idée de combattre le démon, quelques temps avant de s’engager dans la lutte contre 43
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A. Lameri, La traditio instrumentorum e delle insegne nei riti di ordinazione. Studio storicoliturgico, Roma, 1998 (Bibliotheca Ephemerides Liturgicae 96). Dans son Mitrale, Sicard de Crémone († 1215) évoque au moment de cette ordination un codex exorcismorum. Voir Sicard de Crémone, Mitrale, éd. G. Sarbak, L. Weinrich, Turnhout, 2008 (CCCM 228), p. 79. Pierre Lombard n’est pas le premier à évoquer la pureté nécessaire de l’exorciste, Hugues de Saint-Vicor le dit aussi : « Debet autem habere spiritum mundum qui spiritibus immundis imperat, ut vita ab officio non discordet, et malignum quem per acceptum officium expellit de corpore alieno, per munditiam vitae expellat de corde suo » (Hugues de SaintVictor, De sacramentis christianae fidei, PL 176, col. 425).
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celui qui possède la jeune Sigewise46. Par ailleurs, l’exorciste est comparé à un médecin selon la formule de Luc « Médecin, guéris-toi toi-même47 ». Dans le rituel d’ordination des exorcistes qui se trouve dans le pontifical romanogermanique, celui-ci est qualifié de medicus Ecclesie48. Depuis les attaques subies par Antoine au désert, les saints ont révélé une expérience particulièrement pénible du démon qui est capable de menacer leur santé49. Il reste néanmoins que la lutte contre lui ne peut se faire que par des individus eux-mêmes purs de tout péché. Ces développements qui insistent sur la pureté rituelle du célébrant se retrouvent dans le pontifical de Guillaume Durand qui enregistre les renouvellements de la liturgie au xiiie siècle : Accepte en effet le pouvoir d’imposer les mains sur les énergumènes pour que, par l’imposition de ta main, la grâce de l’Esprit saint et les paroles d’exorcisme mettent en fuite l’esprit immonde des corps assaillis. Pense donc que, de même que tu expulses les démons des autres corps, de même, tu dois faire sortir de ton esprit et de ton corps tout l’immondice et le mal et tu ne dois pas succomber à ceux que, par ton ministère, tu mets en fuite. Apprends par ton office à ordonner aux vices, que rien dans tes mœurs ne fasse que l’ennemi ne puisse revendiquer sur toi quoi que ce soit. Que le Seigneur t’accorde d’agir de la sorte par son Esprit Saint50. 46
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« Inter cetera autem, virtutum insignia data est a Domino sancte virgini ab obsessis corporibus demones eiciendi gratia, sicut de quadam nobili et adhuc tenere etatis femina describit factum ipsa uenerabilis domina. Ait enim : ‘Posteaquam me visio docuit dictatum et verba evangelii Iohannis in lectum egritudinis decidi, de cuius pondere nullo modo me levare potui. Hec de flatu australis venti in me afflata est, unde corpus meum tantis doloribus conterebatur, quod anima vix sustinebat. Post dimidium annum idem flatus corpus meum ita perforavit, quod in tanto agone fui, quasi anima mea de hac vita transire deberet. Tunc alius ventosus flatus aquarum huic calori se admiscuit, unde caro mea aliqua parte refrigerabatur, ne ex toto combureretur. Sic per integrum annum afflicta sum, sed tamen in vera visione vidi, quod vita mea in temporali cursu necdum finiretur, sed adhuc aliquantum protraheretur » (Vita sanctae Hildegardis, éd. M. Klaes, Turnhout, 1993 (CCCM 126), p. 56). Luc 4, 23. Pontifical romano-germanique, I, p 17 et suivants, voir les pontificaux de la curie romaine cités plus haut mais le pontifical de Guillaume Durand omet la formule, voir ci-dessous. Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, éd. G. J. M. Bartelink, Paris, 1994 (SC 400). Voir l’ampleur prise par les tourments diaboliques et la « maladie mentale » qu’elle provoque chez certains frères dans les couvents au xiie siècle dans Pierre le Vénérable, De miraculis libri duo, éd. D. Bouthillier, Turnhout, 1988 (CCCM 83) et Id., Le livre des merveilles de Dieu, trad. J.-P. Torrell, D. Bouthillier, Paris, 1992 ; J.-P. Torrell, D. Bouthillier, Pierre le Vénérable et sa vision du monde. Sa vie, son œuvre, l’homme et le démon, Louvain, 1986 (Spicilegium Lovaniense, Études et Documents 42). « Accipitis itaque potestatem imponendi manus super energuminos, ut, per impositionem vestre manus, gratia spiritus sancti et verbis exorcismi pellantur spiritus immundi a corporibus obsessis. Studete igitur ut, sicut a corporibus aliorum demones expellitis, ita a mentibus et corporibus vestris omnem immunditiam et nequitiam eicitatis, ne illis subcumbatis quos ab aliis vestro ministerio effugatis. Discite per officium vestrum vitiis imperare, ne in moribus vestriis aliquid sui iuris inimicus valeat vendicare. Tunc etenim recte in
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Ainsi, la pureté rituelle qui incombe à tout clerc est nécessaire à celui qui est exorciste car le combat qu’il a à mener contre le démon n’est possible que s’il est pur de toute atteinte diabolique comme de tout péché. Par son ordination, il a reçu le spiritualis imperium. Mais Pierre Lombard et les autres maîtres des écoles du xiie siècle, s’ils réservent une place importante à la réflexion sur le pouvoir de l’exorciste, consacrent-ils des développements similaires à la question de l’exorcisme des possédés ? Les mises au point de la théologie sacramentelle Au moment de la promotion d’une doctrine privilégiant le septénaire sacramentel, l’exorcisme n’est pris en compte que parce qu’il constitue une étape purificatoire dans le processus baptismal. Dans le De sacramentis christianae fidei, Hugues de Saint-Victor († 1141) affirme51 : On fait donc l’exorcisme à la suite de la catéchisation pour que, de celui qui vient d’être informé de la foi, soit rejetée la force adverse. Il y a en effet trois choses à faire jusqu’à ce que l’on soit renouvelé, et par elles, celui qui doit être baptisé est quasiment conçu et nourri et promu jusqu’à l’intégrité de la vie nouvelle. Ce sont le catéchisme, l’exorcisme et les prières. Tout d’abord, le futur baptisé est catéchisé pour qu’il vienne à la foi par le propre arbitre de sa volonté. Il est exorcisé pour que le pouvoir injuste du diable soit rejeté de lui. Par la prière enfin, qui fait venir avant et après la grâce, qui donne des forces au libre arbitre et qui repousse au loin l’universelle illusion du mauvais esprit. Ainsi se réalise l’exorcisme : celui qui va être baptisé est marqué du signe de la croix sur le front, sur la poitrine, les yeux, le nez, les oreilles, la bouche. Les sens de tout le corps sont ainsi munis du signe de la croix par la vertu duquel tous nos sacrements sont accomplis, on élimine ainsi toutes les formes du diable. Ensuite, on leur donne le sel béni dans la bouche, pour que ce qui est conduit par la sagesse soit dépourvu de la puanteur de l’iniquité, et ne soit plus envahi par la suite par la vermine putride des vices. Ensuite on souffle fort sur l’esprit malin pour expulser l’esprit par l’esprit. Enfin, on lui touche les oreilles et les narines avec de la salive, pour que par le toucher de la sagesse supérieure ses oreilles s’ouvrent à l’écoute de la parole de Dieu, et ses narines aussi pour être capables de discerner l’odeur de la vie de celle de la mort. Voici donc le sacrement de l’ouverture
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aliis demonibus imperabitis, cum prius in vobis eorum multimodam nequitiam superatis. Quod vobis dominus agere concedat per spiritum sanctum. Resp. Amen » (Pontifical de Guillaume Durand, p. 343-344). Sur Hugues de Saint-Victor, voir P. Sicard, Hugues de Saint-Victor et son école, Turnhout, 1991 ; C. de Miramon, « Hugues de Saint-Victor et les Spiritualia : autour de la division entre clercs et laïcs dans le De sacramentis », dans L’école de Saint-Victor de Paris. Influence et rayonnement du Moyen Âge à l’Époque moderne, éd. D. Poirel, Turnhout, 2010 (Bibliotheca Victorina 22), p. 299332.
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que le Seigneur a signifié dans les Evangiles quand il toucha les oreilles et la bouche du sourd muet en disant : ‘Ephpheta, ce qui signifie ouvre-toi’52.
Hugues de Saint-Victor insère sa définition de l’exorcisme au sein de la théologie du baptême qu’il achève par une explication de l’ephpheta des Évangiles. Trois éléments conjugués permettent la purification du catéchumène : le catéchisme, l’exorcisme et les prières. Mais plus que de purification, il est question de conscience et de libre arbitre car l’homme doit venir à la foi par le « propre arbitre de sa volonté ». Ainsi, le catéchisme instruit, l’exorcisme constitue une série de gestes liturgiques qui marquent la propriété divine de ce baptisé et les prières tournent la personne vers Dieu. Les signes de croix répétés sur le corps et le visage sont une appropriation divine de la personne. Il semble donc que l’exorcisme soit conservé, dans la théologie baptismale d’Hugues de Saint-Victor comme un geste liturgique qui n’est qu’une étape avant l’administration du sel, l’exsufflation, le toucher des oreilles et de la bouche. Prise de possession divine de celui qui est en train de devenir servus Dei, le baptême est une désignation de toutes les parties de son corps, comme le prévoit d’ailleurs de manière développée l’exorcisme des possédés. Pierre Lombard définit, dans son Livre des sentences, l’exorcisme comme un sacramental. Il est le premier à employer le terme de sacramentalia au sens de rites institués par l’Église qui sont des « parures liturgiques » complétant les sacrements institués par le Christ53. L’exorcisme se place donc au même rang que les bénédictions. Pierre Lombard précise le sens de cette action dans 52
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« Recte ergo post catechizationem exorcismus sequitur, ut ab eo qui jam fide instructus est, adversaria virtus pellatur. Tria quippe sunt usque ad susceptionem novitatis perficienda, quibus baptizandus quasi concipitur et nutritur, et usque ad integritatem novae vitae promovetur. Haec autem sunt catechismi, exorcismi, orationes. Primum itaque catechizatur baptizandus, ut ad fidem proprio moveatur voluntatis arbitrio. Deinde exorcizatur ut ab eo diaboli potestas iniqua pellatur. Additur etiam oratio ut gratia praeveniat et subsequatur, quae vires praebeat libero arbitrio, et qua procul fiat universa maligni spiritus illusio. Forma igitur exorcismi in hunc modum perficitur. Signatur primo baptizandus crucis signaculo in fronte, in pectore, in oculis, in naribus, in auribus, in ore, ut totius corporis sensus hoc signaculo muniantur, cujus virtute omnia nostra sacramenta complentur, et omnia diaboli figmenta frustrantur. Postea datur sal benedictum in os eius, ut sapientia conditus fetore careat iniquitatis, et ultra non putrescat a vermibus vitiorum. Deinde exsufflatur malignus fortis, ut spiritus spiritu pellatur. Postea tanguntur ei aures et nares saliva, ut tactu supernae sapientia, et aures ejus aperiantur ad audiendum verbum Dei, et nares similiter ad discernendum odorem vitae et mortis. Hoc est sacramentum apersionis quod Dominus in Evangelio significavit, quando aures et os tetigit surdi et muti, dicens : ‘Ephpheta, quod est adaperire’ (Mc. VII) » (Hugues de Saint-Victor, De sacramentis christanae fidei, Pars 6, c. 10 De exorcismo, PL 176, col. 456-457). « Catechismus et exorcismus neophytorum sunt, magisque sacramentalia quam sacramenta dici debent » (Pierre Lombard, Sententiae in IV Libri Distinctae, IV, dist. XXIV, cap. VII (137), Ed. Collegii S. Bonaventurae ad Claras Aquas, Grottaferrata, 1981, t. 2, p. 276). Voir A. Michel, « Sacramentaux », Dictionnaire de théologie catholique, 14 (1939), p. 466-482.
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la troisième partie du paragraphe qu’il consacre au pouvoir de l’exorciste. Elle est éclairante sur la réflexion menée alors sur le sujet : Cet office a été utilisé par le Seigneur lorsque, avec sa salive, il a touché les oreilles et la langue du sourd-muet en disant : ‘Ephpheta, c’est-à-dire ‘Ouvre-toi’. Par cela nous savons que nous devons spirituellement ouvrir les oreilles à l’intelligence et la bouche à la confession pour que, expulsant le diable, l’homme reçoive l’Esprit Saint en lui. Cet office a aussi été utilisé par le Christ lorsqu’il a guéri de nombreux démoniaques. Cet ordre est une invention du roi Salomon qui a conçu la manière de faire les exorcismes, de faire fuir les démons des corps possédés. Ceux qui sont voués à cet office sont appelés exorcistes. D’eux le Christ dit dans les Évangiles : ‘Si j’expulse les démons au nom de Beelzebub, vos fils, c’est-à-dire les exorcistes, au nom de qui le font-ils ?’54.
Pierre Lombard place les exorcistes sous la double figure tutélaire du Christ et du roi Salomon. Les miracles du Christ ont un sens dans la théologie du baptême et fondent aussi bien-sûr la pratique des exorcismes. Il indique précisément que la guérison du sourd-muet s’apparente à une ouverture des oreilles et de la bouche, c’est-à-dire une capacité à entendre et à proférer des paroles. La purgation du mal est ici associée à la confession des péchés. Pierre Lombard évoque la longue tradition qui a fait du roi Salomon de l’Ancien Testament l’inventeur des exorcismes, nous y reviendrons. Ainsi, les exorcismes de la liturgie baptismale ne sont-ils pas seulement un rituel, ils ont le sens d’une confession permettant de lutter contre le mal intérieur. Cette purgation est évidemment utile pour le clerc qui va dire les exorcismes et pour les fidèles menacés par le démon. C’est comme si, au moment de la promotion des sacrements, au xiie siècle, la confession venait prendre le relais d’une parole d’exorcisme plus tout à fait adaptée aux circonstances. Nombreux sont les auteurs qui évoquent les liens entre la purgation de l’exorcisme et celle prévue par la confession. Ainsi, certains d’entre eux utilisent-ils le vocabulaire du premier pour parler de celle-ci. Par exemple, Pierre le Chantre († 1197) dans son Verbum abbreviatum souligne que le confesseur « gronde » le fidèle pour obtenir une confession55. Au xiie siècle, on le voit, l’exorcisme semble s’effacer devant d’autres formes de paroles aussi efficaces contre un 54
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« 3. Hoc officio usus est Dominus, quando saliva sua tetigit aures et linguam surdi et muti dicens : ‘Ephpheta’, quod est adaperire, per hoc docens nos spiritualiter debere aperire aures praecordiorum hominum ad intelligendum et ora ad confidendum, ut pulso daemone, Spiritus Sanctus vas suum recipiat. Hoc etiam officio usus est Christus, cum daemoniacos multos sanavit. – Hic ordo a Salomone videtur descendisse, qui quendam modum exorcizandi invenit, quo daemones aiurati ex obsessis corporibus pellebantur. Huic officio mancipati exorcistae vocati sunt. De quibus Christus in Evangelio : Si ego in Beelzebub eicio daemonia, filii vestri, scilicet exorcistae, in quo eiciunt ? » (Pierre Lombard, Sententiae in IV Libri Distinctae, t. 2, p. 398). « Sit ergo confessor prudens et discretus, mitis, suavis, dulcis et benignus, misericors et affabilis. Quandoque etiam, ut pater, mordacem habeat increpationem, ut ille, qui nolenti
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démon multiforme qui, par le péché, menace finalement tous les fidèles. La promotion de l’aveu sacramentel qui s’apparente à une expulsion du diable accompagnée par le prêtre tend à rendre inutile le processus de l’exorcisme. Ce dernier a-t-il disparu de la pensée des théologiens qui commentent la liturgie au xiie siècle ? Il semble au contraire que leur réflexion sur la pratique de l’exorcisme baptismal et sur la notion de purgation du mal recentre en fait le débat sur l’aveu des péchés. Dans le cadre d’une pastorale de la responsabilité individuelle, chacun doit être en mesure de venir à bout de ses vices ou de ses propres péchés ce qui rejoint, dans les faits, les conseils donnés aux exorcistes. Par ailleurs, l’examen des sources liturgiques fait apparaître que ce xiie siècle n’est probablement pas celui d’une importante pratique des exorcismes en Occident en raison du faible nombre de témoins56. Ainsi, plus que d’une pratique liturgique fréquente, il semble que l’on puisse plutôt parler d’un glissement vers la confession, à cette époque. L’exorcisme, une puissance ambiguë de la parole ? Examiner les conditions rituelles d’efficacité de la parole d’exorcisme telle que les maîtres en théologie l’ont pensée implique aussi de voir s’ils n’en ont pas défini les limites. Bien sûr, toute impureté du célébrant induit un risque d’échec de l’affrontement avec le démon, mais il y a aussi l’inévitable ambiguïté de cette parole qui repousse les mauvais esprits mais qui peut, tout aussi bien, les attirer. Les maîtres, dans leurs œuvres doctrinales, ne sont pas dupes de la puissance de la parole d’exorcisme. Utilisée contre le diable dans le cadre rituel, elle peut aussi être détournée. Cette ambiguïté, Thomas de Chobham la souligne dans sa Summa confessorum (achevée vers 1216), qui, dans sa traque des péchés, s’intéresse singulièrement à la parole. Il indique à propos du pouvoir naturel des mots que seul Salomon avait cette ars verborum57. Thomas
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restituere ablata, quam ob rem nec ei satisfactionem injunxit » (Pierre le Chantre, Verbum abbreviatum, PL 205, col. 344 et F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 291-302). Ibid., p. 126 et suivantes. « Hanc artem verborum dicitur solus Salomon habuisse que nunc omnibus hominibus penitus et ignota […]. Per hanc autem artem invenit Salomon exorcismos quibus demones arctavit, et legitur eos in vasis vitreis inclusisse, et multa alia mirabilia fecit in rebus naturalibus per exorcismos. Per hanc etiam artem creduntur magi Pharaonis ex virgis dracones fecisse. Si quis autem scientiam huius artis haberet et ea uteretur secundum naturam, non admiscendo nomina demonum vel eorum auctoritatem, nec uteretur ad res illicitas vel ad turpitudines seculares, credimus quod non peccaret quamvis mirabilia per tamen artem operari videretur, sicut nec peccat medicus qui secundum artis sue subtilitatem predicit mortem futuram alicui longue antequam veniat, licet hoc miraculosum videatur ignorantibus » (Thomas de Chobham, Summa confessorum, éd. F. Broomfield, Louvain-Paris, 1968 (Analecta Medievalia Namurciensa 25), p. 479). Sur ce passage, voir J.-P. Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris,
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fait ainsi référence à la longue histoire qui attribue la paternité des exorcismes à ce roi de l’Ancien Testament58. La paternité des exorcismes qui revient à la fois à un roi sage et à un prince qui maîtrise les démons est pour beaucoup dans leur ambivalence. Thomas de Chobham ne renie pas ce pouvoir et sa capacité à lutter contre les démons mais il distingue l’« art des paroles » des prédictions naturelles et les incantations démoniaques. Cette ambiguïté initiale des exorcismes, saint Thomas d’Aquin l’évoque aussi dans la réponse qu’il donne à la question « Est-il permis d’adjurer les démons ? ». Il s’agit de la question 90 de la Secunda secunde de la Somme théologique (1266-1273). Il y examine l’emploi du nom de Dieu dans les adjurations en trois articles : le premier considère les adjurations sur les hommes, le second celles sur les démons et le troisième, celles sur les créatures privées de raison. Le débat à propos de l’adjuration sur un homme implique un rapport d’autorité acceptable lorsque l’on s’impose à soi-même de respecter une promesse ou un serment mais il implique un rapport d’autorité inacceptable lorsqu’il s’agit de contraindre un autre homme à obéir. Dans le cas des démons, leur adjuration est permise à condition qu’elle ne soit pas un ordre de soumission dans un but de domestication du diable : Nous avons distingué deux sortes d’adjuration. L’une procède par mode de prière ou d’incitation, par respect pour une réalité sacrée. L’autre procède par mode de contrainte. On ne peut admettre à l’égard des démons la première forme d’adjuration, parce qu’elle implique un recours à la bienveillance ou à l’amitié, ce qui n’est pas permis envers les démons. La seconde manière d’adjurer, qui procède par contrainte, peut être permise sur un point et non sur un autre. Car les démons sont dans le cours de cette vie nos adversaires par leur état, et leurs actes ne sont point soumis à nos ordres mais à ceux de Dieu et des saints anges ; car, dit saint Augustin, ‘L’esprit qui a déserté est régi par l’esprit demeuré fidèle’. Nous pouvons donc, par la vertu du nom divin, repousser les démons en les adjurant, et les traiter ainsi en ennemis pour les empêcher de nous nuire spirituellement et corporellement, selon le pouvoir divin donné par le Christ en Luc (10, 19) : ‘Voici que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions, et toute puissance ennemie, rien ne vous nuira’. Mais il n’est pas permis de les adjurer en vue d’apprendre ou d’obtenir quelque chose par leur entremise. Ce serait faire là alliance avec eux. Toutefois, il peut
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2006, p. 273 et B. Delaurenti, La puissance des mots, « virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007, p. 27-32. Elle est due en partie à Flavius Josèphe qui a raconté dans ses Antiquités judaïques (livre VIII, 45-49, éd. J. Weill, Paris, 1926, p. 168-169) la capacité du roi sage à faire des exorcismes. Sur le thème de Salomon à la fois inventeur des exorcismes et à l’origine d’une branche de la magie dite salomonienne, voir J.-P. Boudet, Entre science et nigromance, particulièrement p. 145-155 ; F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 73-79, et voir aussi l’édition d’un rituel d’exorcisme de la bibliothèque bavaroise de Munich, le Clm 10085, que je mène actuellement en collaboration avec Julien Véronèse et qui croise magie salomonienne et exorcisme.
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arriver que, par inspiration ou révélation divine, certains saints les fassent coopérer à tel ou tel effet59.
Le démon ne peut être adjuré que pour être expulsé, mais qu’est-ce qui différencie les deux types d’adjurations ? C’est bien l’intention du locuteur qui les distingue puisque les démons doivent être considérés comme des ennemis et non comme des alliés susceptibles de transmettre un savoir occulte60. La première adjuration refuse « la société des démons » alors que la seconde la sollicite. Bien sûr, saint Thomas évoque ainsi en transparence des pratiques magiques qu’il condamne un peu plus loin dans son livre. Il consacre, en effet, la question 95 à la condamnation de la magie où il affirme que c’est « conclure un pacte avec le démon que l’invoquer61 ». Or dans l’adjuration, il y a un risque de connivence entre l’adjurateur et le démon puisque les « nécromanciens invoquent souvent les démons au nom d’une réalité divine62 ». Ainsi les exorcismes de l’Église sont-ils à double face : dans la mesure où ils permettent un contact avec les démons, ils peuvent aussi se transformer assez facilement en invocation. Dans l’article 3 de la question 90, l’ambiguïté des exorcismes est soulignée. Ils s’adressent à des êtres privés de raison mais le risque d’un détournement de l’intention existe : Ou bien l’adjuration s’adresse à celui de qui cette créature tient son action et son mouvement. Nous la rencontrons alors sous deux formes. Sous forme de prière adressée à Dieu, c’est le cas des miracles accomplis au nom de Dieu ; ou bien sous forme de contrainte, s’exerçant sur le démon qui cherche à nous nuire par le moyen des créatures privées de raison. C’est ce dernier mode d’adjuration que l’Église emploie dans les exorcismes, pour enlever ces créatures au pouvoir
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« Secundo autem adiurationis modo, qui est per compulsionem, licet nobis ad aliquid uti, et ad aliquid non licet. Daemones enim in cursu huius vitae nobis adversarii constituuntur, non autem eorum actus nostrae dispositioni subduntur, sed dispositioni divinae et sanctorum Angelorum ; quia, ut Augustinus dicit, in III de Trin., ‘spiritus desertor regitur per spiritum iustum’. Possumus ergo daemones, adiurando, per virtutem divini nominis tanquam inimicos repellere, ne nobis noceant vel spiritualiter vel corporaliter, secundum potestatem datam a Christo, secundum illud Luc. X, ‘ecce, dedi vobis potestatem calcandi supra serpentes et scorpiones, et supra omnem virtutem inimici, et nihil vobis nocebit’. Non tamen licitum est eos adiurare ad aliquid ab eis addiscendum, vel etiam ad aliquid per eos obtinendum, quia hoc pertineret ad aliquam societatem cum ipsis habendam, nisi forte ex speciali instinctu vel revelatione divina, aliqui sancti ad aliquos effectus » (pour le latin, édition léonine Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae Pars, question 90, article 2, Rome, 1897, t. IX, p. 292 et, pour la traduction, saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Paris, 1985, t. III, p. 579). Sur la démonologie de Thomas d’Aquin, voir A. Boureau, Satan hérétique, Paris, 2004, p. 127129, et M. Ostorero, Le diable au sabbat. Littérature démonologique et sorcellerie (1440-1460), Firenze, 2011 (Micrologus’ Library 38), p. 223-235. Voir l’analyse de cette question 95 dans J.-P. Boudet, Entre science et nigromance, p. 230-232. Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae Pars, question 90, article 2, p. 585.
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du démon. Mais il n’est pas permis d’adjurer les démons en implorant leur aide63.
Le risque souligné par saint Thomas d’Aquin, toute la littérature narrative ainsi que les exempla le reprennent à leur compte. Ainsi, un miracle de saint Godehard, écrit probablement au xiie siècle, présente-t-il l’intime connivence qui s’est établie entre le démon et une enchanteresse. Interrogé par l’exorciste, il explique que le fait qu’elle l’invoque l’a faite basculer dans son monde et il défend, face au saint, sa propriété : Au temps où saint Godehard résidait dans la cité de Ratisbonne, sans doute pour une affaire de son monastère, là une femme assiégée par le diable fut conduite à lui pour être guérie. Voyant cela, l’homme de Dieu dit : ‘Répondsmoi, esprit immonde, aux questions que je te pose, que fais-tu ici dans une créature de Dieu ?’ À cela le démon répond : ‘Je possède son âme de plein droit, car elle est une enchanteresse (incantatrix), et par elle j’ai gagné de nombreuses âmes’. Et l’homme saint de répondre : ‘Pourquoi les enchantements font-ils qu’elle est tienne ?’. Le démon dit : ‘N’as-tu pas lu que le Seigneur a ordonné d’exterminer les pithons, les devins et les enchanteurs ? Que font de telles personnes si ce n’est qu’elles me servent, moi et mes princes ? En effet, ce sont des idolâtres, mais c’est à peine si nous pouvons en posséder certains à bon droit car ils sont pris dans le filet des vices. Ignores-tu que parmi mille enchanteresses ou devins c’est à peine si l’on en trouve un qui veuille bien avouer le vice ? En effet, nous leur clouons la bouche de sorte qu’ils ne veuillent en rien parler de telles choses64‘. 63
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« Sic ergo adiuratio qua quis utitur ad irrationalem creaturam, potest intellegi dupliciter. Uno modo, ut adiuratio referatur ad ipsam creaturam irrationalem secundum se. Et sic vanum esset irrationalem creaturam adiurare. Alio modo, ut referatur ad eum a quo irrationalis creatura agitur et movetur. Et sic dupliciter adiuratur irrationalis creatura. Uno quidem modo, per modum deprecationis ad Deum directae : quod pertinet ad eos qui divina invocatione miracula faciunt. Alio modo, per modum compulsionis, quae refertur ad diabolum, qui in nocumentum nostrum utitur irrationabilibus creaturis : et talis est modus adiurandi in Ecclesiae exorcismis, per quos daemonum potestas excluditur ab irrationalibus creaturis. Adiurare autem daemones ab eis auxilium implorando, non licet » (Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae Pars, question 90, article 3, p. 580 et pour la traduction, p. 293). « In civitate Ratisbona quodam tempore sanctus Godehardus morabatur pro negotio forsan sui monasterii : ubi quaedam obsessa a daemonio ad eum ducebatur, ut sanaretur ab eo. Quam vir Dei inspiciens ait : ‘Responde mihi, immunde spiritus, ad ea quae a te quaero ; quid hic agis in creatura Dei ?’ At demon ait : ‘Pleno iure est anima ipsius mea, quod incantatrix est, et per eam multas animas lucratus sum.’ Et ait vir sanctus : ‘Quare propter incantationem tua est ?’ Et daemon ait : ‘Nonne legisti, quia dominus pithones, divinos, et incantatores iussit exterminari ? quid enim tales faciunt, nisi quod mihi meisque principibus deserviunt ? Idololatrae enim sunt. Vix etiam aliquos tanto iure possidere possumus, quanto huiusmodi vitiis irretitos. Nunquid ignoras, quod inter mille incantatrices aut divinos vix una invenitur, quae vel qui velit hoc vitium confiteri ? Sic enim ora ipsorum claudimus, ut de talibus loqui nihil valeant quovis modo’ » (De miraculis a Godehardo in vita Patratis et in actibus prioribus non indicatis, MGH, SS, XI, p. 220).
L’exorcisme des possédés
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Ce récit est exemplaire des ambiguïtés de la parole d’exorcisme. Une femme possédée est amenée à saint Godehard lors de l’un de ses séjours loin de son monastère. La prise de parole du démon, suscitée par les questions du saint, permet de révéler quelles sont les causes de cette possession. Le démon la qualifie d’incantatrix (enchanteresse), et l’assimile aux devins (pithones et divinos). Cette invocatrice du démon explique sa situation de femme possédée mais la perversion de sa langue fait qu’elle reste prisonnière du démon car elle ne peut avouer son « vice ». Alors, à cause de l’invocation du démon, la parole de cette femme est comme prisonnière, aucun aveu n’est possible pour elle ni aucune confession ne peut la libérer. L’exorcisme, faute d’aveu, est impossible. La parole semble, dès lors, profondément ambiguë. Son efficacité peut être détournée pour attirer le démon et celui ou celle qui la prononce peut alors en devenir prisonnier. Ainsi, les conditions d’efficacité de la parole d’exorcisme sont-elles limitées à l’intention et à la personne qui les dit et elles doivent être maintenues dans le cadre rituel prévu par l’Église. La parole d’exorcisme, considérée de manière réflexive dans les œuvres doctrinales du Moyen Âge, ne se laisse pas enfermer dans la valeur signifiante de quelques mots : adjuration, conjuration, parole de gronderie. L’action de l’exorciste est toujours envisagée avec la volonté de lui donner du sens. La nécessaire pureté rituelle de l’exorciste, qui doit impérativement être ordonné pour exercer son office, exclut, dans les faits, la possibilité que cette action revienne à des non clercs. Les laïcs, qui ne sont pas investis du spiritualis imperium risquent bien de voir leurs invocations se retourner contre eux et les en faire prisonnier. Les gestes accomplis lors des exorcismes sont ceux que la tradition a consacrés au cours du baptême comme l’imposition des mains et surtout les signes de croix qui sont des éléments du cadre liturgique. Ce discours donne des précisions de vocabulaire, des gestes à accomplir sur le possédé et il impose les fondements de l’action liturgique sans qui la parole d’exorcisme ne pourrait être efficace. L’exorcisme est une parole écrite qui est lue et dite sur un possédé et c’est le livre dans lequel la parole est consignée qui symbolise ce pouvoir. Dans certaines circonstances, si la parole échappe à ce cadre et que l’intention est mauvaise, l’adjurateur peut se muer en invocateur du démon et faire désormais commerce avec lui. Ainsi, pour ceux qui commentent l’action de l’exorciste d’un point de vue doctrinal, la parole d’exorcisme n’est efficace que si elle se conforme à un modèle rituel préétabli. Si les gestes et les paroles qui doivent être accomplis sont essentiels, l’intention et les dispositions d’esprit de l’exorciste permettent d’éviter qu’il ne soit tenté par l’appel du démon.
Gábor Klaniczay
L’EFFICACITÉ DES MOTS DANS LES MIRACLES, LES VISIONS, LES INCANTATIONS ET LES MALÉFICES Dans le procès de canonisation de sainte Élisabeth de Hongrie, en 1234, une des servantes d’Élisabeth a donné la déposition suivante : Un jeune homme nommé Berthold, extrêmement raffiné dans sa tenue et ses manières. Elisabeth lui dit : « Tu te comportes bien légèrement, il me semble. Pourquoi ne sers-tu pas ton Créateur ? » Berthold répondit : « Madame, je vous en supplie, demandez-lui pour moi grâce de le servir. » – « Tu veux que je prie pour toi ? » – « Assurément. » […] Elle s’isola sur le champ dans un oratoire, se mit à genoux selon son habitude et commença à prier avec ardeur pour le jeune homme. Lui-même s’était éloigné pour se recueillir dans un autre lieu du monastère. Au bout d’un certain temps, le jeune homme se mit à pousser de grands cris : « Madame, Madame, cessez, je défaille. » En effet la sueur l’inondait ; la chaleur qui le brûlait était telle que sa peau fumait, il agitait les bras et se démenait comme un insensé. La servante Élisabeth accourut avec Ermengarde… Elles trouvèrent le jeune homme le corps brûlant, les vêtements trempés de sueur et criant sans arrêt : « Au nom de Dieu, cessez de prier car le feu me consume. » Elles le soutenaient avec peine parce que sa chaleur leur brûlait les mains. Dès qu’Élisabeth eût cessé de prier il se sentit mieux. Il entra chez les Frères mineurs aussitôt après la mort de la bienheureuse. L’aventure de ce jeune homme eut lieu un an avant la mort d’Élisabeth. Elle se reproduisit très souvent pour d’autres personnes pour lesquelles elle priait1.
Voici un miracle d’une des saintes majeures du xiiie siècle, où le pouvoir, l’efficacité des mots, cette fois celui de la prière de la sainte, s’exprime d’une manière spectaculaire et multiple. D’abord le jeune homme d’allure trop raffinée, mondaine, se trouve châtié dans son corps par le pouvoir de la prière de la sainte – on voit ici une pratique bien connue jusqu’au xxe siècle dans les sociétés paysannes en Europe centrale, prier ou jeûner « sur » quelqu’un pour obtenir un effet physique (bénéfique ou maléfique), ou bien le contraindre d’obéir2. La chaleur qui brûlait le jeune homme aux allures mondaines « telle 1
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A. Huyskens, Der sogenannte Libellus de dictis quatuor ancillarum s. Elisabeth confectus, München, 1911, p. 53-55 ; texte français dans Sainte Élisabeth de Hongrie, documents et sources, trad. de J. Géal, Paris, 2007, p. 55-56. I. Hampp, Beschwörung, Segen, Gebet. Untersuchungen zur Zauberspruch aus dem Bereich der Volksheilkunde, Stuttgart, 1961 ; É. Pócs, « Egyházi benedikció – paraszti ráolvasás » (= Béné-
Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 327-347 © BREPOLS H PUBLISHERS
DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101908
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Gábor Klaniczay
que sa peau fumait » rappelle aussi le feu du Purgatoire (le jeune homme s’écrie : « cessez de prier, car le feu me consume ») – il existe d’autres récits de miracles où le coupable se trouve pratiquement grillé, carbonisé par l’action de redressement opérée par le saint3. Une deuxième conséquence de la prière miraculeuse d’Élisabeth est la réformation des mœurs, la conversion du jeune homme, et son entrée chez les Frères mineurs un an plus tard, que les témoins considèrent comme le résultat de l’intervention miraculeuse de la sainte. S’agit-il ici d’un miracle archaïque avec certaines réminiscences d’une incantation, ou d’une preuve de l’efficacité de la prière, ou encore du charisme ambivalent d’un nouveau type de saint, la sancta viva4 ? Il est certain, en tout cas, que dans ce genre de documentation fondée sur les protocoles des procès de canonisation, affleure un mélange de croyances, les unes véhiculées par des récits de miracles des pèlerins laïcs des villes et villages voisins, ou, dans le cas d’Élisabeth, du milieu courtois de la princesse et ses servantes, toutes sous l’influence des confesseurs mendiants, les autres partagées par des légats pontificaux, abbés, évêques, représentant d’autres couches de la société ecclésiastique, et enfin par la commission des cardinaux cherchant à imposer une nouvelle théologie de la sainteté5. En choisissant l’angle d’attaque de cet essai, mon intention, peut-être trop ambitieuse, est de proposer une vue d’ensemble de l’usage nonecclésiastique (laïc, « populaire ») des mots efficaces, prononcés en vue de provoquer un événement surnaturel. Je m’appuierai dans mon enquête sur deux ensembles de documents que j’ai étudiés de plus près : les recueils de miracles de deux procès de canonisation de l’Europe centrale (ceux de sainte Élisabeth et sainte Marguerite de Hongrie) et les actes des procès de sorcellerie en Transylvanie au xvie siècle. En troisième lieu, mes réflexions sur ce sujet prolongeront les interrogations d’un article paru dans les Annales en 2002, intitulé « Écritures saintes et pactes diaboliques6 », que j’ai rédigé avec une
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diction ecclésiastique – incantation paysanne), dans Történeti antropológia, éd. T. Hofer, Budapest, 1984, p. 109-137. On peut trouver un exemple remarquable dans la collection des miracles de saint Julien de Brioude, compilée par Grégoire de Tours, De passione et virtutibus sancti Juliani martyris, éd. B. Krusch et W. Arndt, Monumenta Germaniae Historica, Scriptores Rerum Merovingicarum, vol. 1, 2. Hannover, 1885, p. 121-122 (No. 17). Cfr R. Van Dam, Saints and Their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, 1993, p. 175-176 ; je me suis occupé du sujet des « miracles de vengeance » dans « Miracoli di punizione e malefizia », dans Miracoli. Dai segni alla storia, éd. S. Boesch Gajano et M. Modica, Roma, 1999, p. 109-137. G. Zarri, Le sante vive. Profezie di corte e devozione femminile tra ‘400 e ‘500, Torino, 1990. A. Vauchez, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1981 ; M. Goodich, Vita perfecta : the ideal of sainthood in the thirteenth century, Stuttgart, 1982. G. Klaniczay et I. Kristóf, « Écritures saintes et pactes diaboliques. Les usages religieux de l’écrit (Moyen Âge et temps Modernes) », Annales HSS, 56 (2002), p. 947-980.
Miracles, visions, incantations et maléfices
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anthropologue hongroise, Ildikó Kristóf, pour