Le pouvoir des mots au Moyen Age 9782503551418, 2503551416

L'idée d'un pouvoir ou d'une efficacité des paroles émerge de la lecture de sources fort différentes au M

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Le pouvoir des mots au Moyen Age
 9782503551418, 2503551416

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LE POUVOIR DES MOTS AU MOYEN ÂGE

BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE CULTURELLE DU MOYEN ÂGE 13

Collection dirigée par Nicole Bériou et Franco Morenzoni

LE POUVOIR DES MOTS AU MOYEN ÂGE

Études réunies par

Nicole Bériou, Jean-Patrice Boudet et Irène Rosier-Catach

2014

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© Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2014/0095/18 ISBN 978-2-503-55141-8

AVANT-PROPOS L’idée d’un pouvoir ou d’une efficacité des paroles émerge de la lecture de sources fort différentes au Moyen Âge, qu’il s’agisse de textes doctrinaux ou d’ouvrages à vocation pratique. Les discussions qui ont eu lieu dans plusieurs séminaires, notamment à l’ÉPHE en 2007-2009, ont fait apparaître l’intérêt d’une confrontation la plus large possible, sur ce thème, dans une perspective d’histoire intellectuelle et anthropologique. En effet, dans les différents cas, relevant de différents domaines, de nombreuses questions transversales se posaient, au sujet des éléments qui étaient décrits comme déterminant l’efficacité de la parole (les paroles elles-mêmes, le rituel, les protagonistes). Cette efficacité faisait-elle l’objet d’un discours normatif ? Donnait-elle lieu à un discours réflexif, à un enseignement, à une transmission, scolaire ou ésotérique ? L’engagement du locuteur, sa croyance, son intention, étaient-elles, comme le consentement ou la collaboration de l’auditeur, des facteurs déterminants ? Existait-il dans les paroles un pouvoir intrinsèque, ou n’étaient-elles que le vecteur d’un pouvoir venu d’ailleurs, surnaturel notamment ? L’Institut des Sciences de l’Homme de Lyon a accueilli les 22-24 juin 2009 une rencontre internationale consacrée à ce thème, sous le signe de l’interdisciplinarité. Le volume reprend une partie des communications présentées à cette occasion en en ajoutant de nouvelles1. Elles se répartissent en cinq grands domaines qui structurent le présent volume : (1) les arts du langage, la littérature et les images ; (2) les deux discours normatifs que sont le droit et la théologie morale ; (3)  le discours public, la prédication et la prophétie ; (4) les discours bénéfiques et maléfiques ; (5) les rapports entre magie, médecine et philosophie. Nous tenons à remercier les différentes institutions qui ont permis la tenue de cette rencontre, l’Université de Lyon  II, le CIHAM, UMR 5648 « Histoire, archéologie, littératures des mondes chrétiens et musulmans médiévaux », l’UMR 7597 « Histoire des théories linguistiques », l’Institut Universitaire de France, et l’École Pratique des Hautes Études. Irène Rosier-Catach

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Les communications qui ne figurent pas dans ce volume sont celles de Bruno Ambroise, Martin Morard, Patrick Henriet, Laurent Mayali, Julien Théry, Jean-Marc Mandosio. Deux table-rondes avaient également été organisées lors du colloque, avec la participation, pour l’une, de Nicole Bériou, Joëlle Ducos, Jean-Marc Mandosio, Xavier Papais, Marylène Possamai et Nicolas Weill-Parot, l’autre de Catherine Kerbrat-Orecchioni et Pascal Sanchez.

Introduction

Irène Rosier-Catach

LE POUVOIR DES MOTS AU MOYEN ÂGE DIVERSITÉ DES PRATIQUES ET DES ANALYSES Linguistes, philosophes du langage et anthropologues ont fait de la performativité du langage une insistante question moderne. La question du « pouvoir des mots » que scrutent, en se concentrant sur le Moyen Âge, historiens, philosophes et spécialistes de la littérature dans les différentes contributions présentées dans ce volume en est proche sans se confondre avec elle, que l’on considère la gamme des phénomènes linguistiques étudiés ou des analyses produites pour en rendre compte. De multiples pratiques et une infinité de textes révèlent l’importance alors accordée à ce pouvoir des mots, dans des champs aussi distincts que la théologie, la liturgie, la médecine, la magie, le droit, la philosophie, la littérature, la rhétorique, la grammaire et la logique, la politique… On y rencontre des paroles dont la visée n’est pas de décrire la réalité mais de « faire », d’agir sur le monde, sur soi-même, sur autrui, de provoquer des mutations, des émotions, des croyances, des réactions, des nuisances  – de paroles, donc, dotées d’une « efficacité ». La diversité des paroles est frappante : paroles à visée bénéfique ou maléfique, licites ou illicites, orales, écrites ou silencieuses, prononcées individuellement ou collectivement, en privé ou en public, réitérables à l’identique ou singulières, encadrées ou non par des prescriptions, réservées ou non à un type d’énonciateur, isolées ou insérées dans un rituel, légitimées et validées ou non par une autorité, adossées ou non à une puissance surnaturelle… D’un domaine à l’autre, les frontières entre les actes de parole sont loin d’être étanches ou stables, en dépit des discours théoriques qui s’efforcent de les délimiter : l’exorciste parle au diable comme le magicien, le prophète peut être jugé devin ou simulateur, le prêtre ordonné d’un jour devient l’hérétique exclu du lendemain, le diffamateur fait parfois œuvre utile comme dénonciateur1. Les discours réflexifs et compréhensifs sur les pratiques sont limités. De plus, ceux qui s’attachent à préciser, à propos des pratiques, les modes ou circonstances de l’usage de telle formule ou les effets qui en sont attendus, se laissent difficilement comparer, tant les indications qu’ils donnent sont hétéroclites. Le lien entre théorie et pratique, de ce fait, n’est guère aisé à 1

Les renvois aux articles du volume sont faits en donnant le nom de l’auteur suivi d’une astérisque (ex. Gambale*).

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 9-16 © BREPOLS H PUBLISHERS

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établir. Pourtant la portée du discours théorique est manifeste : les connaissances apportées par la médecine ou la noétique sur les passions sont utiles au prédicateur ; les débats philosophiques et théologiques sur l’action à distance, le déterminisme astral ou la causalité informent les réflexions sur la licéité ou l’efficacité ; les discussions sur la volonté, le libre arbitre et l’intention interviennent dans les prescriptions portant sur les agents des actes sacramentels ou juridiques ; les développements sur les passions et les émotions sont connus des prédicateurs comme des médecins ; les règles de la rhétorique informent tous les genres de discours codifiés, sermons, prières, lettres, discours politiques, etc. Les discours théoriques ne sont jamais cantonnés à une seule pratique, et une même pratique peut faire l’objet de discours théoriques relevant de champs multiples. Ces croisements sont particulièrement sensibles pour tout ce qui touche à la « guérison », guérison du corps (incantations), ou de l’âme (sacrements, psaumes, confession). Certaines discussions sembleront déroutantes au lecteur d’aujourd’hui, celles qui portent sur la dimension physique et physiologique de l’action de la parole sur le corps. Elles sont incroyablement riches et complexes pour certains des domaines décrits, ainsi pour la médecine et la magie, mais aussi, en partie au moins, pour ce qui touche à la persuasion. Elles semblent en revanche absentes des analyses portant sur les actes juridico-théologiques, normatifs, comme les serments, promesses, actes sacramentels, ou encore des actes comportant des adresses à la divinité, comme les prières ou les vœux. Là où elles se développent en tout cas, elles constituent une composante essentielle du jugement porté sur les pratiques, du caractère licite ou non qui leur est attribué, de la détermination des facteurs d’efficacité et du rôle des agents à cet égard, et enfin des explications données sur les causes de l’efficacité. Il est essentiel de lire ensemble toutes ces réflexions pour prendre la mesure de leurs dépendances mutuelles. Le point commun de toutes ces pratiques est qu’il y a d’un côté une parole prononcée (par un locuteur, dans une situation particulière), et de l’autre un effet de cette parole, les deux étant liés selon des modes qu’il s’agit précisément de définir, et qui sont multiples et divers. Ainsi, pour prendre le cas de l’incantation, une formule est prononcée, mais ses effets sont diversement décrits : pour ceux qui en admettent le pouvoir thérapeutique, l’effet sera la guérison, mais d’autres, qui refusent qu’elle soit par elle-même cause de cet effet, pourront admettre qu’elle suscite la confiance (et que le malade soit ainsi la cause au moins partielle de sa guérison), mais surtout, pourront non seulement admettre qu’elle suscite la confiance (et que le malade soit ainsi la cause au moins partielle de sa guérison), mais encore (et surtout), lui reconnaître une efficacité d’ordre différent, par exemple de pouvoir tromper (tromperie dont pourra bénéficier le magicien), de provoquer un trouble mental qui donnera lieu à des modifications corporelles, voire même

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d’attirer des démons2. La performativité de la parole considérée ne peut être restreinte à l’effet qu’elle est censée produire, mais doit être envisagée de manière plus large – il nous semble que c’est tout l’intérêt de la distinction que pose Austin entre acte « illocutoire » (effectué en disant quelque chose), et acte « perlocutoire » (effectué par le fait de dire quelque chose), même si celle-ci s’avère difficile à appliquer3. Souvent des paroles dont la destination première est (ou est censée être) un certain effet, seront de fait productrices d’effets autres, tels les psaumes utilisés à des fins thérapeutiques. On est ainsi amené à s’interroger sur ce qui peut être, dans ce contexte, qualifié de mauvais usage ou de détournement… En règle générale, indépendamment des effets prévus ou prévisibles des actes de parole, une quantité d’autres effets sont décrits, qu’ils soient imprévus, « merveilleux », directs ou dérivés. Enfin, dans la plupart des cas, la parole est considérée comme une cause qui ne joue qu’associée à d’autres causes (une concausa, selon le vocabulaire scolastique), et la même chose vaut pour l’effet, lequel n’est jamais unique, mais toujours lui aussi relié à d’autres effets. L’arrière-plan chrétien Plusieurs éléments du contexte médiéval qui est celui de l’élaboration d’une société chrétienne concourent à façonner de manière particulière l’efficacité reconnue à la parole. Les rituels y contribuent fortement : qu’ils soient religieux, sociaux ou politiques, ils font l’objet de prescriptions normatives, et sont soumis à des conditions précises de définition et de validation4. Ces rituels sont toujours « multidimensionnels », comme le montre E. Palazzo pour la liturgie, incluant paroles, actions, objets, personnes, textes, images, musique, senteurs, lumières, dans des temps et lieux bien déterminés5. La place ménagée à la liturgie confère au langage oral des 2

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B. Delaurenti, La puissance des mots, « virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007. Un débat sur la pertinence des catégories austiniennes aux différents cas étudiés serait un autre travail. Pour les difficultés de l’application de la pragmatique en anthropologie ; voir les remarques critiques de C. Severi, « La parole prêtée ou Comment parlent les images », dans C.  Severi, J.  Bonhomme (éds), Paroles en actes  – Anthropologie et Pragmatique, Cahiers d’anthropologie sociale, 5 (2010), p. 11-41. Nous y revenons dans nos conclusions à ce volume. Cfr notamment l’article classique de J. le Goff, « Le rituel symbolique de la vassalité », dans Id., Pour un autre Moyen Âge, Paris, 1977, p.  349-420 ; voir, sur la ritualité médiévale, la discussion (et l’ample bibliographie) de Ph. Buc, « Rituel politique et imaginaire politique au haut Moyen Âge », Revue historique, 620 (2004), p. 843-883 ; J.-Cl. Schmitt, Le corps, les rites, les rêves, le temps : essais d’anthropologie médiévale, Paris, 2001. E. Palazzo, « Performing the liturgy », dans The Cambridge history of christianity. Vol. 3, Early medieval christianities, c. 600-c. 1100, éd. par Th. F. X. Noble et J. M. H. Smith, Cambridge, 2008, p. 472-488 ; Id., Liturgie et société au Moyen Âge, Paris, 2000 ; J.-Cl. Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médieval, Paris, 2000.

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attributions particulières, à côté de l’écrit et de l’image. Le fait que la liturgie utilise une langue différente de la langue maternelle, et que les certaines formules gardent la marque des langues premières dont elles dérivent, suscite des problèmes spécifiques, par exemple quant à la fonction de la signification ou de la compréhension des paroles rituelles dans la détermination de leur efficacité. La « juridicisation du religieux » confère au droit une autorité universelle, reignant sur le temporel et sur le spirituel, avec pour conséquence, comme l’explique Laurent Mayali, une uniformisation des différents espaces normatifs qui règlent l’ensemble des actions humaines6. La codification des actes de parole, nous le verrons, est importante, et est notamment le fait des gardiens de la norme, les théologiens, les juristes, mais aussi des praticiens. L’existence d’institutions de savoir, qu’il soit profane (pour les arts du langage, la philosophie, le droit, la médecine) ou sacré, confère en outre à cette codification une technicité très particulière. On mentionnera ensuite les éléments qui tiennent au dogme chrétien. Le monde résulte d’une première parole performative, reconnue comme telle : « Dieu dit : ‘Que la lumière soit’ et la lumière fut » (Gen. 1, 3). Et tout ce que Dieu fait, il le fait par sa parole, selon le prologue de l’Évangile de Jean, In principio erat verbum7. C’est ce que reprend Anselme de Canterbury : « Tout ce que fait la substance suréminente, elle le fait par sa parole intime », la création étant « diction » des choses. La locutio rerum est cet être de la chose dans l’esprit divin, qui, une fois dit, se fera création, à la manière dont la forme de la chose est d’abord dans l’esprit de l’artisan8. Les qualités de la parole divine sont de l’ordre de l’action plutôt que de la connaissance9. Pourtant si, selon Thomas d’Aquin, ce n’est pas parce qu’elle est parole, mais parce qu’elle est divine, que la parole première est créatrice, cela n’atténue-t-il pas ou n’abolit-il 6

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L. Mayali, « Introduction. De la raison à la foi : l’entrée du droit en religion », Revue de l’histoire des religions, 4 (2011) : L’ordre chrétien médiéval entre le droit et la foi, p. 475-482. Th.-D. Humbrecht, « Le Dieu performatif : sur la parole créatrice dans la Bible et ses évaluations », dans Genèse de l’acte de parole, dans le monde grec, romain et médiéval, éd. B. Cassin et C. Lévy, Turnhout, 2011, p. 213-231. « Quod illa ratio sit quaedam rerum locutio, sicut faber prius apud se dicit, quod facturus est », Anselme de Canterbury, Monologion c. 10, éd. et trad. M. Corbin, Paris, 1986 ; « Sed quamvis summam substantiam constet prius in se quasi dixisse cunctam creaturam, quam eam secundum eandem et per eandem suam intimam locutionem conderet, quemadmodum faber prius mente concipit quod postea secundum mentis conceptionem opera perficit… », ibid., c. 11 ; « Quidquid fecit summa substantia, per suam intimam locutionem fecit », ibid., c. 12. Cfr C. Panaccio, Le discours intérieur, Paris, 1999. L. Cesalli remarque que locutio signifie à la fois l’acte producteur et ce qui est produit. Guillaume d’Auvergne, Ars praedicandi (attribution douteuse), éd. De Poorter, Revue Néoscolastique, 25 (1923), p. 192-208 : « Verbum Dei cum magno desiderio et libenter debet audiri, retineri, opere compleri. Virtute enim verbi Dei mortui in peccatis excitantur, iusti in bono proficiunt et confirmantur, et demones effugantur, ut in baptismo quando baptizatur, elementa transsubstantiantur, ut in sacramento altaris, quando panis fit corpus et vinum sanguis. »

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pas d’emblée tout pouvoir d’une parole qui serait humaine, à moins de ne la penser qu’en sa relation avec la parole créatrice première ? Les réflexions sur l’articulation des causes, première et secondes, tenteront de répondre à ces difficultés, pour circonscrire l’opérativité propre des causes secondes. Duns Scot traite d’ailleurs longuement de cette question en ouverture de son traité des sacrements : « Est-ce que la créature peut avoir une action quelconque par rapport au terme d’une création10 ? » Les Écritures et la littérature hagiographique rapportent de nombreux actes de parole effectués par le Christ d’abord, mais aussi par les prophètes et les saints, paroles de guérison, bénédictions, malédictions, serments, etc.11. Ces actes linguistiques fonctionnent ensuite comme des archétypes, modèles ou exemples pour les paroles humaines, les sources bibliques fournissant des éléments pour leur analyse et leur évaluation en termes positifs ou négatifs. Comme le disent bien C. Casagrande et S. Vecchio12 : « L’Écriture est, tout à la fois, le répertoire, le vocabulaire et le fondement du péché de langue », et corrélativement des actes de parole. Le passage biblique peut servir à attester d’une prononciation antérieure, dont l’efficacité se reportera sur une prononciation postérieure. On explique ainsi souvent le pouvoir des paroles comme étant dérivé d’une parole énoncée par Dieu, le Christ, un saint ou un prophète. Selon plusieurs théologiens, en prononçant Ceci est mon corps, le Christ a transformé son corps en pain, et a en même temps conféré à l’énoncé son efficacité pour toute énonciation ultérieure par un prêtre13. Le pouvoir curatif de la psalmodie dérive de l’épisode exemplaire de la guérison de Saül par David (Reg. I, 16-17)14. Le début de l’Évangile de Jean, comme de nombreux autres passages, peut se retrouver inscrit dans une amulette, et les récits bibliques de miracles sont repris dans les charmes narratifs (historiolae), afin de permettre la réitération de l’acte qui y est raconté15. De façon un peu différente, l’exorcisme est rapporté aux miracles du Christ, qui ne sont pourtant pas à proprement parler des exorcismes, mais dans lesquels il 10 11 12

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Opus Oxoniense, dist. IV, q. 1, p. 7 sq. in Opera, t. VII, éd. Wadding, Lyon, 1639. Cfr les exemples cités dans l’article de Th.-D. Humbrecht, « Le Dieu performatif… ». C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue : discipline et éthique dans la culture médiévale, Paris 1991, p. 21. Par exemple, Bonaventure, In IV Sent., d. 10, p. 231-232 (Commentarii in quatuor libros Sententiarum Petri Lombardi, Opera omnia, t. I, Quaracchi, 1882) ; cfr I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, p. 129, 408-409 ; là est l’enjeu pour déterminer si la formule eucharistique doit ou non être prononcée recitative. M. Morard, La Harpe des clercs. Réception médiévale du psautier latin entre usages populaires et commentaires scolaires, thèse non publiée, Paris IV, 2008, p. 695-697. Don C.  Skemer, Binding words. Textual Amulets in the Middle Ages, University Park, Pennsylvania, 2006, p.  105  sq., p.  310 ; cfr A.  Berthoin-Mathieu, Prescriptions magiques anglaises du X e au XIIe siècle. Étude structurale, Paris, 1996, p.  61. De nombreux charmes prescrivent de chanter plusieurs fois le Notre père (Mt 6, 9-13, Lc 11, 2-4 ; numériquement de loin la plus fréquente) les Litanies, le Credo, des psaumes ou des cantiques, cfr ibid., p. 230 sq.

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apostrophe les démons pour les écarter (Vade retro Satana !) ; mais il est également référé à d’autres passages où le Christ confère le pouvoir contre les démons aux Apôtres ou aux disciples (Actes 3, 16 ; Luc 10, 19), ce qui justifie ensuite la transmission par l’évêque d’un pouvoir analogue aux exorcistes ordonnés (Chave-Mahir*16). La puissance de la parole créatrice peut se transmettre à son tour, par révélation, à certains êtres d’exception. L’Ars notoria dit tenir son pouvoir créateur directement de la Genèse, et s’assimile de ce fait à un sacrement. Les passages bibliques sont invoqués comme témoignage d’une « institution » des paroles pour produire un certain effet : ces paroles-ci – et pas d’autres – ont un pouvoir parce qu’il leur a été conféré, soit par Dieu lui-même, par inspiration ou révélation, soit par les Écritures Saintes lorsqu’ils s’agit de mots qui en sont tirés, soit encore par l’institution de l’Église (Véronèse*17). Variété des sources et des discours Les actes de parole se laissent appréhender à travers un ensemble de sources diverses, de nature descriptive ou prescriptive, qui vont des formulaires aux grandes sommes théologiques, des traités occultes aux manuels utilisés pour la formation des clercs, des rapports de procès aux décrets conciliaires, des recueils d’exempla, de miracles ou de sermons aux œuvres narratives – autant de témoignages sur les pratiques linguistiques et sur la perception que les acteurs en avaient. Les prescriptions régissant les actes codifiés, qui légifèrent sur les procédures et les conditions de validité et de félicité, à la fois rituelles et morales, sont contrebalancées par les cas de ruse, de détournements, d’usages malicieux ou parodiques, illégitimes et pourtant efficaces : le Roman de la Rose en fournit un bel exemple avec le personnage au nom évocateur de Malebouche, qui devient Malabocca dans le Fiore attribué à Dante (Gambale*18). Les ouvrages de fiction ou les images témoignent de manière particulièrement forte du pouvoir reconnu à la parole, sa force persuasive ou nocive, sa capacité thérapeutique ou à l’inverse destructrice. Toutes ces sources fournissent cependant des données de nature différente, et requièrent donc d’être lues avec une distance critique, par exemple lorsqu’elles rapportent  un récit de miracle, le succès d’un acte

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F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (Xe-XIVe siècle), Turnhout, 2011 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge 10), p. 79-81. Voir aussi J. Véronèse, « Sauts de langues et parole performative dans les textes de magie rituelle médiévale », dans Reflets de code-switching dans la documentation médiévale, Cahiers électroniques d’histoire textuelle du LAMOP, 2 (2009), p. 95-122. Cfr C. Marchello-Nizia, « De l’art du parjure : les ‘serments ambigus’ dans les premiers romans français », Argumentation, 1/4 (1987), p. 397-405.

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d’exorcisme, ou encore un cas de xénolalie. Mais ce qu’elles disent est toujours en soi significatif pour l’historien. À cela s’ajoute, dans le registre du discours théologique et philosophique, l’apport substantiel des xiiie et xive siècles, sur lesquels les contributions à ce volume se sont particulièrement concentrées. Parmi les auteurs étudiés pour leurs réflexions nourries sur l’efficacité de la parole, figurent des personnalités d’envergure du xiiie siècle, tels Guillaume d’Auvergne, Roger Bacon et Thomas d’Aquin, dont les écrits portent sur des domaines très divers : formules sacramentelles, incantations et formules magiques ; actes linguistiques comme le serment ou la promesse, la prédication et la rhétorique ; les signes et le langage en général, etc. Au xive siècle encore, Nicole Oresme est à la fois l’auteur d’une ars praedicandi et d’un traité sur la musique et les « configurations » des sons où il appuie sa conception du pouvoir des sons sur une citation de saint Paul, à propos de l’« energia » de la viva vox19. De plus, les xiiie-xive siècles marquent une période de mutation pour ce qui est du statut de la parole dans la société20. La dimension « horizontale » de la parole, la relation à l’autre, aux autres, assume une fonction nouvelle, à côté de sa dimension « verticale », la relation à Dieu. Elle s’affirme pleinement comme « instrument de médiation », comme parole « collective », au moment où la prédication, la confession et l’aveu s’imposent comme des pratiques sociales régulières tandis que le savoir trouve dans l’Université un nouveau support institutionnel. Les prérogatives de la parole sacrée se voient discutées et remises en cause dans les débats sur la légitimité d’une parole laïque, féminine, qui se concluent souvent sur la distinction entre la sphère publique et la sphère privée21. La parole magique, enfin, trouve une place singulière dans tout ce réseau. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir la Summa sacre magice. Vaste compilation de magie salomonienne et hermétique en cinq livres, rédigée en 1346 par le Catalan Bérenger Ganell, ce traité a été composé par un obscur personnage qui bénéficiait apparemment de la protection du roi Jacques III de Majorque et que la recherche érudite a récemment sorti de l’ombre22. Y a-t-il une meilleure manière d’introduire la question du pouvoir 19

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B. Delaurenti, « Oresme, Lucain et la ‘voix de sorcière’ », Cahiers de recherches médiévales, 13 (2006), p. 169-179 (p. 172-173). J. Le Goff et J.-Cl. Schmitt, « Au xiiie siècle : une parole nouvelle », dans Histoire vécue du peuple chrétien, J. Delumeau (éd.), Toulouse, 1979, p. 257-278 ; A. Vauchez, « Présentation », dans Faire croire…, Rome, 1981, p. 7-16. Cfr Thomas d’Aquin, Summa theologiae, II-II, q. 177, a. 2 (Summa theologiae, Ottawa, 1941) : « Utrum gratia sermonis sapientiae et scientiae pertineat etiam ad mulieres » ; M. Lauwers, « Praedicatio-Exhortatio : L’Église, la réforme et les laïcs (xiie-xiiie siècles) », dans La parole du prédicateur, Ve-XVe siècle, éd. R. M. Dessì et M. Lauwers, Nice, 1997, p. 187-232. Original latin : Kassel, Univ. Bibl., 4° astron. 3, fol. 2-149 (ce codex a appartenu à John Dee) ; traduction allemande des années 1580 : Berlin, Staatsbibliothek, Germ. Fol. 903, fol. 7-892v. Ce texte est en cours d’édition critique par Damaris Gehr. Voir C. Gilly, « Tra Paracelso, Pelagio e Ganello : l’ermetismo in John Dee », dans Magia, alchimia, scienza dal’400 al ‘700.

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des mots que de citer l’étonnant prologue de cet ouvrage qui embrasse du regard les multiples facettes de la « science des mots » pour mieux souligner l’efficacité qu’il importe de reconnaître aux paroles du magicien, cette « vertu admirable créée par le seul Créateur » ?

L’influsso di Ermete Trismegisto, C. Gilly et C. van Heertum éd., Venise-Amsterdam, 2002, p. 275-285.

Jean-Patrice Boudet, Julien Véronèse

LA SOMME DE LA MAGIE SACRÉE DE BÉRENGER GANELL Au nom du Seigneur, amen. Ici commence la Somme de la magie sacrée du maître Bérenger Ganell, le philosophe. La magie est une science qui consiste à contraindre les esprits mauvais et bons par le nom de Dieu, par leurs noms et par les noms des choses du siècle. D’où il s’ensuit que la magie est une science des mots, puisque tout nom est un mot, toute chose exprimée par la langue étant un mot qui peut être écrit avec des lettres. Il y a en fait de nombreuses sciences des mots comme la grammaire, la logique, la rhétorique et la magie, mais elles sont de diverses sortes car la grammaire vise à rendre le langage cohérent, la logique sert à discerner la vérité, la rhétorique à faire connaître la justice, alors que la magie vise à contraindre l’esprit supérieur par le langage. Il y a en effet dans certains mots une vertu admirable créée par le seul Créateur, qui est Dieu omnipotent et la cause de toutes choses. Tu vois bien au sujet des mots et des gemmes qu’il n’y a rien de plus excellent sans comparaison d’une façon quasi infinie. Et après cela tu peux te pencher sur ce qu’ont dit les experts en la religion du Christ, car elle dit que c’est par les paroles bénites que le pain est transsubstantié en sa chair. Et elle dit aussi que c’est par les mots que Dieu a créé les cieux et les anges, et aussi que c’est par les mots qu’il [le Christ] soignait les malades et ressuscitait les défuntes et les défunts. Et elle dit encore que c’est par certains mots que l’on parvient à croire en la foi et à ne pas douter de ce qu’elle produit, et elle avance les exemples du déplacement des montagnes1 et du renversement du sycomore et des arbres2, de telle sorte que rien ne sera impossible à celui qui croit3. La magie relève ainsi des mots admirables produits en abondance par la foi ou issus de la ferme croyance de celui qui croit au vrai Dieu, en l’art [magique], en son maître et qui est dévot en sa religion. Mais il vaut mieux pour lui qu’il croie de façon chrétienne, celle qui est requise, plutôt que de croire en n’importe quelle autre chose sans valeur, dans la mesure où l’apprentissage de la magie commence par l’expérience, en

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Cfr Job 9 : 5. Cfr Lc 17 : 5-6. Cfr Mc 9 : 22.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 17-19 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101893

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Jean-Patrice Boudet-Julien Véronèse

supposant que soient opérées la nécessaire « dignification4 » de celui qui opère et la sacralisation convenable de l’expérience, et que les enseignements de l’art soient connus. Une fois que tu auras opéré ces trois choses sur lesquelles tu dois fonder ton œuvre, je veux proposer ici un mode d’action universel nécessaire à toute œuvre sans quoi rien ne peut être effectué et dont le but est de faire venir et apparaître les esprits malins. Et il est maintenant universellement applicable à toute action particulière par laquelle tu veux opérer, car si tu oublies ce mode d’action universel, [et] quoique tu ne délaisses rien du mode particulier que tu trouveras dans un quelconque passage de ton livre, les esprits ne viendront pas ou cela sera rare et pour une autre raison. « In nomine Domini, amen. Incipit Summa sacre magice magistri Berengarii Ganelli philosophi. Magica est scientia artandi spiritus malignos et benignos per nomen Dei et per nomina sua ac per nomina seculi rerum. Unde sequitur quod magica est scientia verborum, quia omne nomen est verbum, cum verbum sit omnis res que lingua profertur, si litteris scribi possit. Multe autem scientie sunt verborum, ut gramatica, logica, rectorica, magica, sed diversi mode quia gramatica est de verbo quo ad congruitatem, et logica quo ad discernendum veritatem, et rectorica quo ad justitiam denotandum, sed magica est de verbo quo ad spiritualem superam coartandum. Est enim in quibusdam verbis virtus mira concreata a Creatore solo, qui Deus est omnipotens et causa omnium causarum. Recte ut tu vides de verbis et gemmis nisi quod excellentiori modo quasi in infinitum sine comparatione. Et post hoc propendi apud in expertos per legem suam, quia lex ait quod cum benedictis verbis transsubstanciatur panis in carnem Christi. Item dicit quod cum verbis creavit Deus celos et angelos. Item dicit quod cum verbis sanabat egros et suscitabat deffunctas et deffunctos. Item dicit quod quicquid verbo petetur fide credendo et non hezitando quod fiet, et ponit exempla de transmutatione montium et de avulsione siccomori et arborum, ita quod nihil erit impossibile credenti. Magica ergo est de verbis miris ex fide pullulativis aut ex firma credulitate processivis, ita ut credat Deo vero et arti et magistro suo ac legi cui habet devotionem. Sed melius est sibi quod credat christiane que est stipula utralibet aliarum frivola, ut docet magice inet experientia, presuposita operantis dignificatione debita sui et sacratione congrua experimenti, et 4

Voir D. Gehr, « ‘Spiritus et angeli sunt Deo submissi sapienti et puro’ : il frammento del Magisterium eumantice artis sive scientiae magicalis. Edizione e attribuzione a Berengario Ganello », Aries, 11.2 (2011), p. 189-217, p. 209, n. 2, citant la Summa, fol. 104v : « dignificatio est adquisitio autoritatis in arte a principibus artis, Deo et angelo. Et ideo patet quod quando quis in arte non est dignificatus, quod in ea non est autenticus neque licentiatus. »

La SOMME DE LA MAGIE SACRÉE

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notitia artis documenti. Istis tribus supositis tanquam operis tui fundamentis, volo tibi hic ponere unum universale practicum omni operi neccessarium sine quo nihil est factum, et est ad faciendum spiritus malignos venire et apparere. Et tunc istud est universale aplicabile omni particulari per quod volueris operari, quia si omittis istud universale quamvis nil relinquas de particulari tuo quod inveneris in aliquo tuo biblo, non venient spiritus vel hoc erit raro et ob aliam causam5. »

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Kassel, Univ. Bibl., 4° astron. 3, fol.  2. http://orka.bibliothek.uni-kassel.de/viewer/ image/1343812736802/13/

Arts du langage, littérature et images

Laurent Cesalli

FAUT-IL PRENDRE LES MOTS AU MOT ? QUELQUES RÉFLEXIONS LOGICO-SÉMANTIQUES SUR LE POUVOIR DES MOTS Les mots ont-ils un pouvoir ? Si oui, en quoi consiste-t-il exactement ? Ce pouvoir leur appartient-il en propre, ou seulement de manière indirecte et « par procuration » ? Et si les mots possèdent effectivement un pouvoir, quel qu’il soit, comment l’exercent-ils ? Ces questions ne préoccupent pas uniquement les médiévaux lorsqu’ils se penchent sur l’efficacité des formules magiques, des incantations, des sacrements, des serments et des sermons1, mais aussi lorsque leur intérêt va à la nature même du langage et à son fonctionnement2 : la signification est-elle un pouvoir des mots ? Qu’en est-il de la référence (suppositio), des autres propriétés des termes, des « actions » apparemment réalisées par les termes syncatégorématiques, ou de la force assertive des propositions ? Ce second groupe d’interrogations relève de ce que nous appellerions la philosophie du langage, un domaine qui, au Moyen Âge, englobe des considérations tant logiques et sémantiques que grammaticales. Il semble de prime abord évident que les sons et les inscriptions dont nous nous servons pour nous exprimer et communiquer dans la vie de tous les jours ne possèdent aucun pouvoir intrinsèque  – une affirmation qui 1

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Sur ces questions, voir, outre l’ensemble du présent volume, C. Casagrande, S. Vecchio, I peccati della lingua : disciplina ed etica della parola nella cultura medievale, Rome, 1987 ; F. Morenzoni, Des écoles aux paroisses. Thomas de Chobham et la promotion de la prédication au début du XIIIe siècle, Paris, 1995 ; N. Bériou, L’Avènement des maîtres de la parole. La prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, 1998 ; P. Henriet, La parole et la prière au Moyen Âge. Le verbe efficace dans l’hagiographie monastique des XIe et XIIe siècles, Bruxelles, 2000 ; I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004 ; J.-P. Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris, 2006 ; B. Delaurenti, La puissance de mots. « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007. Sur cette question, voir I. Rosier-Catach, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris, 1994, en particulier les chapitres 5 et 6 sur les actes signifiés et exercés, et sur le pouvoir magique des mots, mais aussi Ead., La parole efficace…, ch. 2, sur la question du type de causalité à l’œuvre dans les sacrements. Voir aussi la récente étude de F. Goubier, N. Pouscoulous, « Virtus sermonis and the semantics-pragmatics distinction », Vivarium, 49 (2011), 214-239, qui jette un regard croisé sur les dimensions sémantique et pragmatique des pensées linguistiques médiévale et contemporaine.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 23-48 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101894

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résulte directement de la prise en compte du caractère conventionnel ou nonnaturel du langage. Certains indices incitent toutefois à examiner plus attentivement la question, à ne pas l’écarter au motif que le seul pouvoir que l’on pourrait attribuer à certaines vibrations de l’air ou à certaines configurations visibles est celui que possède tout objet perceptible, à savoir : le simple pouvoir d’affecter nos sens. De fait, ce trait ne distingue nullement un mot d’une pierre que l’on voit, ou du vent que l’on entend chanter dans les arbres. Quels sont ces indices qui invitent à prendre la question du pouvoir des mots davantage au sérieux que celle, par exemple, du pouvoir des pierres, ou du vent d’affecter nos sens ? On peut en distinguer deux. Le premier relève d’une phénoménologie naïve du langage : dans notre manière naturelle de parler, nous ne cessons d’attribuer des pouvoirs aux mots, à tel point par exemple, qu’une personne ayant commis un crime peut légitimement invoquer pour sa défense que la prononciation d’une simple phrase a déclenché son geste. Toutefois – et c’est le second indice – on observe également l’attribution d’un pouvoir aux mots hors du domaine de la justification psychologique, à savoir dans le langage technique de certaines disciplines. Les traités de logique médiévale font un usage massif d’expressions comme « tel mot signifie ceci », ‘signifier’ ayant souvent le sens actif de ‘donner à connaître’ ou ‘constituer un concept’ ; « tel mot suppose pour cela », ‘supposer’ en ce sens revenant à ‘tenir lieu de’ ou ‘se référer à’ ; « tel mot appelle telle chose » ou encore « tel terme effectue telle action », par exemple la quantification, la négation, l’exclusion, etc. ; « telle proposition dit ceci ou cela », au sens où elle affirme ou nie ceci ou cela. Il semble donc que les mots que nous utilisons sont – ou font – manifestement plus que ce que sont (ou font) de simples objets de la perception comme une pierre que l’on voit ou le vent que l’on entend chanter dans les arbres, et c’est dans ce plus spécifique que réside le « pouvoir des mots ». Tel est notre constat de départ : en dépit du fait que les mots que nous lisons, prononçons ou entendons ne sont que des objets sensibles parmi d’autres, le métalangage linguistico-philosophique regorge d’attributions de pouvoirs aux mots que ne possèdent pas les autres objets sensibles – mais quel est le sens exact de telles attributions ? S’agit-il de simples manières de parler, voir de métaphores utiles, ou faut-il au contraire prendre ces expressions au pied de la lettre et reconnaître aux mots eux-mêmes les pouvoirs que notre discours sur le langage leur attribue – bref, faut-il prendre les mots au mot ? Au-delà de son caractère rhétorique, cette question pointe le problème dont nous traiterons dans les pages qui suivent : en quoi consistent les pouvoirs que les logiciens médiévaux attribuent aux mots, et surtout, quelle est leur origine ?

Quelques réflexions logico-sémantiques sur le pouvoir des mots

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Le débat médiéval sur le pouvoir des mots : origines et diversifications La tradition philosophique s’interrogeant sur l’existence d’un pouvoir spécifique des mots remonte (au moins) au Cratyle de Platon, texte inconnu des médiévaux, mais dont le De magistro d’Augustin est comme un écho lointain 3, et ce malgré les différences manifestes de contexte et de questionnement. Le dialogue platonicien s’interroge sur le caractère naturel ou conventionnel de la signification pour aboutir à la conclusion aporétique que le sens des paroles n’est donné ni de manière naturelle (ou quasi-iconique), ni de manière purement conventionnelle comme si chacun pouvait le déterminer à sa guise4. Le dialogue augustinien quant à lui aborde la question plus spécifique de savoir s’il est possible d’apprendre quoique ce soit au moyen des signes linguistiques que sont les mots, une question à laquelle Augustin apporte une réponse clairement négative : les signes sont au mieux les déclencheurs d’une opération remémorative – ce sont des monumenta, au sens propre  –, mais ne portent en eux-mêmes aucune valeur cognitive intrinsèque5. C’est un scepticisme partagé par Socrate : à la question de savoir quelle est la fonction ou quels sont les effets produits par les noms, il répond qu’« il est possible… d’acquérir sans les noms une connaissance du réel… ‹ et › que ce n’est pas des mots qu’il faut partir, mais que, et pour apprendre, et pour chercher le réel, c’est du réel lui-même qu’il faut partir, bien plutôt que

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Cela vaut tout particulièrement pour l’avant-dernière section du dialogue (Cratyle, 435d439b). Le rapprochement du dialogue de Platon et du De magistro se justifie avant tout pour la question de savoir s’il est possible d’apprendre quelque chose au moyen des mots. Pour ce qui est du problème central discuté dans le Cratyle, à savoir celui de l’origine naturelle ou conventionnelle des mots (thèses respectivement stoïcienne et péripatéticienne), c’est un autre texte d’Augustin qui lui fait écho : les chapitres VI et VII De dialectica, consacrés à l’origo et à la vis verborum – cfr Augustin, De dialectica, ed. by J. Pinborg, tansl. by B. Darrell Jackson, Dordrecht, 1975, p. 90-103. Il est remarquable que la double critique adressée par Socrate à Cratyle (défenseur de la thèse naturaliste) et à Hermogène (défenseur de la thèse conventionnaliste) le conduit à souligner le caractère instrumental des mots : parler est une activité réalisée à l’aide d’instruments adéquats, exactement comme tisser se réalise au moyen d’une navette, ou percer au moyen d’une percette : « … entre nos activités, parler n’en est-il pas une ?… N’est-il pas vrai, en outre, que nommer est une certaine activité ?… Bien dit ! Un instrument, donc, voilà ce qu’est aussi le nom… » – Platon, Cratyle, 387b-388b, trad. par L. Robin, Paris, 1950 [Œuvres complètes, vol. 1], p. 618-619. Augustin, De magistro, X.33 et 36, trad. française par G. Madec, Paris, 1976, p. 129 et 133 : « [33] Le mot ne me montre pas la chose qu’il signifie… Ainsi, c’est le signe qui s’apprend à l’aide de la chose connue, plutôt que la chose à l’aide du signe émis… [36] Voilà toute la portée des mots : à mettre les choses au mieux, ils ne font que nous avertir pour que nous cherchions les choses, ils ne nous les présentent pas pour que nous les connaissions. » [« Non enim mihi rem quam significat ostendit uerbum… Ita magis signum re cognita quam signo dato ipsa res discitur… Hactenus uerba ualuerunt ; quibus ut plurimum tribuam, admonent tantum, ut quaeramus res, non exhibent ut norimus. »]

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des noms6 ». Le signe linguistique n’a pas le pouvoir d’enseigner, mais un pouvoir révélateur de la pensée, exercé dans l’interlocution : « Ou bien par ‘usage’, entends-tu autre chose que ceci : chaque fois que moi j’énonce ce mot-ci, je pense à cette chose-là, et toi, de ton côté, tu te rends compte que c’est à cette chose-là que je pense ? N’est-ce pas ainsi que tu l’entends ? – Oui. »7 De telles interrogations sur le pouvoir des mots sont manifestement passées au Moyen Âge et s’y sont largement diversifiées dans la réflexion sur nombre de pratiques allant de la magie à la prédication : « magna vis lapidis, maior herbis, maxima verbis8 », avait-on coutume de dire. En guise de mise en contexte des considérations qui vont suivre et qui porteront essentiellement sur des questions de philosophie du langage, on s’arrêtera brièvement sur deux exemples remarquablement bien étudiés dans la littérature récente, à savoir ceux des sacrements et des incantations9. Comment expliquer l’efficacité de paroles qui sont capables de produire dans le monde des changements aussi radicaux et subits que la transsubstantiation faisant d’un morceau de pain le corps du Christ ? Comme l’ont montré les travaux d’I. Rosier-Catach, les théologiens qui se sont penchés sur la question mobilisent les ressources de la physique, de la sémantique et de la psychologie de leur temps pour répondre à cette question. Il en résulte une théorie des « énoncés opératifs10 » qui n’est pas sans affinités avec les théories contemporaines des actes de parole. Toutefois, « si les éléments d’une 6 7 8 9

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Platon, Cratyle, 438e-439b, p. 687-688. Ibid., 434e-435a, p. 682. Proverbe médiéval cité par B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 24, n. 5. Je m’appuie ici sur les travaux de B. Delaurenti et I. Rosier-Catach, mentionnés ci-dessus, note 1. Parallèlement à cette ligne « magico-théologique » – que nous ne suivrons pas audelà de ces quelques remarques introductives – et à la perspective « logico-sémantique » qui sera la nôtre dans le corps de cette étude, il existe une troisième voie, « herméneutique », extrêmement riche et prometteuse, centrée sur l’analyse des notions de virtus sermonis et vis vocis, et plus particulièrement sur la question de l’intégration de l’intention du locuteur dans la virtus sermonis, le sens littéral se voyant ainsi relégué au plan de la simple vis vocis. À ce sujet, voir W. Courtenay, « Force of Words and Figures of Speech : The Crisis over virtus sermonis in the Fourteenth Century », Franciscan Studies, 44 (1984), p. 107-128 ; Z. Kaluza, « Les sciences et leur langages. Note sur le statut du 29 décembre 1340 et le prétendu statut perdu contre Ockham », dans L. Bianchi (éd.), Filosofia e teologia nel trecento. Studi in ricordo di Eugenio Randi, Louvain-la-Neuve, 1994, p. 197-258 ; R. Lambertini, C. Marmo, A. Tabarroni, « Virtus verborum. Linguaggio ed interpretazione nel Dialogus di Guiglielmo di Ockham », dans A. de Libera, Elamrani-Jamal, A. Galonnier (éd.), Langages et philosophie. Hommage à Jean Jolivet, Paris, 1997, p. 221-236 ; A. Brungs, F. Goubier, « On biblical logicism. Wylcif, virtus sermonis and equivocation », Recherches de théologie et philosophie médiévales, 76 (2009), p.  199-244 ; F. Goubier, « Les propriétés du discours sont-elles réductibles à celles des mots ? Sémantique de l’impropre chez John Wyclif et John Kenningham », Beiträge zur Geschichte der Sprachwissenschaft, 23 (2013), p. 173-198. I. Rosier-Catach, La parole efficace, p. 423 et 691 (l’expression ‘sermo operativus’ est utilisée par exemple par Bonaventure pour cerner la spécificité du sacrement qui « fait ce qu’il représente » – id facit quod figurat).

Quelques réflexions logico-sémantiques sur le pouvoir des mots

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réflexion sur les actes de langage sont présents au xiiie siècle, à la fois en théologie et en grammaire, ils ne semblent s’être jamais rencontrés pour donner lieu à l’élaboration d’une véritable théorie d’ensemble11 ». I. RosierCatach a montré la coexistence de deux modèles explicatifs concurrents visant à expliquer l’efficacité des sacrements : celui de la causalité physique, d’une part, selon lequel les formules sacramentelles sont porteuses d’un pouvoir opératif d’origine surnaturelle – ce sont donc, en dernière analyse, les formules elles-mêmes qui agissent et leur pouvoir est pour ainsi dire matériel ; d’autre part, celui de la causalité pacte selon lequel l’efficacité s’explique par un pacte d’assistance conclu entre Dieu et les hommes – le pouvoir opératif des formules n’est pas matériel mais relationnel puisqu’il est garanti par institution divine12. Guillaume d’Auvergne, par exemple, est une figure clé dans la réflexion médiévale autour de l’efficacité des formules, qu’elles soient sacramentelles ou incantatoires. Tenant de la causalité-pacte, il applique ce modèle aussi bien aux « signes magiques » qu’aux « signes sacrés » – l’efficacité des premiers résultant d’un pacte avec les démons, celle des seconds d’un accord avec Dieu  – et rejette catégoriquement l’idée d’une explication physique ou naturelle de leur efficacité13. Cette position bien tranchée n’exclut pas que Guillaume reconnaisse un certain pouvoir aux sons, mais cette reconnaissance a lieu dans le cadre d’un examen des vertus curatives naturelles de la musique, un champ d’investigation qui nous éloigne de la problématique sacramentelle, mais présente un lien direct avec la question des incantations14. Le pouvoir d’une formule capable, par exemple, de supprimer la douleur d’un blessé, ou encore d’améliorer les capacités cognitives de qui la prononce, ce pouvoir est-il naturel ou provient-il de l’instance –  ange ou démon  – invoquée par la formule incantatoire ? Les débats autour de cette question donnent lieu, entre 1230 et 1370 à ce que B. Delaurenti appelle une « parenthèse naturaliste dans l’histoire intellectuelle de l’Occident médiéval. »15 Le naturalisme en question consiste en l’émergence et en la théorisation d’une catégorie inédite, celle d’incantation naturelle, c’est-à-dire d’une incantation qui serait efficace en dehors de toute intervention ou assistance démoniaque16. Deux lignes d’approche se dessinent. L’une tient pour un pouvoir extrinsèque 11 12 13 14 15 16

Ibid., p. 478-479. Ibid., p. 99-108. Guillaume d’Auvergne, De legibus, c. 27, cité dans I. Rosier-Catach, La parole efficace, p. 115. Cfr B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 217-230. B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 37. Comme l’a observé I. Rosier-Catach (« Le pouvoir des mots. Remarques sur la notion de causalité naturelle », Revue de synthèse, 129 (2008) p. 611-616), l’absence d’intervention démoniaque ne suffit pas à délimiter une approche dite « naturaliste » de la causalité (l’intervention divine ou surnaturelle dans un processus causal, par exemple, échappe par définition aussi bien à l’assistance des démons qu’à la seule efficacité de la nature). Pour une présen-

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à la formule et reconduit le pouvoir des formules à celui de l’émetteur ou du destinataire (les incantations, simples media, sont en elles-mêmes inopérantes) ; l’autre défend l’idée d’un pouvoir intrinsèque à la formule, fondé sur leur matérialité (les formules sont alors media et causes)17. Quelles que soient les positions adoptées dans ce débat « toutes les interprétations des incantations se rencontrent sur un point essentiel : …la signification n’est pas un principe d’action, la valeur sémantique et la valeur performative d’une formule ne peuvent être confondues18 ». Le premier des quatre cas de figure dont nous traitons ci-dessous est présenté dans une perspective pour ainsi dire inversée : si le pouvoir de certains mots est indépendant de leur signification, la signification elle-même comme propriété sémantique générale est-elle une sorte de pouvoir ? Le point de vue logico-sémantique : quatre cas de figure Parallèlement à l’analyse de pratiques conduisant pour ainsi dire naturellement à s’interroger sur le pouvoir des mots – sacrements, incantations, médecine, prière, magie, prédication – la question se pose dans le domaine plus théorique de la philosophie du langage en général et de la sémantique en particulier. Afin de le montrer, nous considérerons brièvement quatre cas de figure : le pouvoir de signifier, le fonctionnement des syncatégorèmes, les « propriétés des termes », et la question du pouvoir « copulatif » et assertif du verbe ‘être’. Le pouvoir de signifier La chose est bien connue, les médiévaux opèrent avec la définition du signe donnée par Augustin au début du livre II du De doctrina christiana : « Le signe est en effet une chose qui, en plus de l’impression qu’elle produit sur

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tation plus nuancée de ce « naturalisme », voir la contribution de B. Delaurenti dans le présent volume. B.  Delaurenti, La puissance des mots, p.  512-513. Les positions des protagonistes de ce « naturalisme » – Guillaume d’Auvergne, Roger Bacon, Pietro d’Abano, Nicole Oresme – combinent des éléments propres à chacune de ces stratégies, les différences consistant, pour l’essentiel, à insister sur la nature comme source du pouvoir des formules incantatoires (Guillaume d’Auvergne, Roger Bacon) ou à la situer davantage dans l’âme humaine, qu’il s’agisse de celle de l’émetteur ou du récepteur (Pietro d’Abano et Nicole Oresme). Ibid., p. 511 – affirmation forte, mais qui doit être nuancée si l’on prend en compte i) que les intentions des agents (des locuteurs-incantateurs) sont parfois comme efficaces à la fois au niveau de l’incantation et à celui de la signification, et ii) qu’il existe, à côté de la signification conventionnelle, une signification naturelle des mots. Roger Bacon est un auteur qui insiste sur ces deux points. À ce sujet, voir I. Rosier-Catach, « Le pouvoir des mots », p. 615.

Quelques réflexions logico-sémantiques sur le pouvoir des mots

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les sens, fait venir d’elle-même quelque chose d’autre à la pensée19. » Contrairement à ce que l’on a l’habitude de faire, nous ne nous arrêterons pas sur cette définition elle-même, mais sur les lignes qui la précèdent immédiatement : Puisque j’ai commencé, lorsque j’ai traité des choses, par une mise en garde afin qu’on ne les considère qu’en ce qu’elles sont en elles-mêmes et non pas dans la mesure où elles signifient quelque chose d’autre au-delà d’elles-mêmes ; de même, en parlant des signes, je dis ceci afin que personne ne les considère pour ce qu’ils sont en eux-mêmes, mais plutôt en ce qu’ils sont des signes, c’est-à-dire, pour ce qu’ils signifient20.

Les signes, selon Augustin, constituent un ensemble de choses parmi d’autres, mais aucune caractéristique réelle ou matérielle leur appartenant en propre ne semble suffisante pour isoler les « choses-signes » des « simples » choses, d’où la nécessité de distinguer les perspectives : toute expression linguistique écrite ou vocale est une chose et, en tant que telle, possède les traits physiques ou matériels propres aux sons et aux inscriptions ; mais tout son ou toute inscription n’est pas une expression linguistique. Ce qui fait de tel son ou de telle inscription un signe – t donc une expression – n’appartient pas à son essence en tant que chose. C’est ce qu’exprime la définition très générale du signe : la valeur sémantique réside dans un plus qui s’ajoute à la matérialité de la simple chose. Or ce plus est un pouvoir : celui de « faire venir à l’esprit » – mais qu’est-ce qui confère à une chose, en principe sémantiquement inerte, un tel pouvoir de signifier ? La réponse standard consiste à dire que cette propriété d’être signe remonte à l’acte d’imposition des noms : un logothète (mythique) aurait décidé à un moment donné d’associer tel son vocal à telle chose. Une telle réponse ne peut être que partielle. Il me suffit par exemple de m’imaginer dans les rues d’Helsinki tentant désespérément de déchiffrer une inscription exclusivement composée de mots, tous imposés en bonne et due forme, mais 19

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Augustin, De doctrina christiana, II, 1, 1 : « Signum est enim res praeter speciem, quam ingerit sensibus, aliud aliquid ex se faciens in cogitationem venire… », texte critique du CCL revu et corrigé par M. Moreau, Paris, 1997, p. 136 (en l’absence d’autre mention, les traductions des textes latins sont les miennes). Sur la théorie augustinienne du langage, voir H. Ruef, Augustin über Semiotik und Sprache. Sprachtheoretische Analysen zu Augustins Schrift ‘De dialectica’, Berne, 1981 ; G. Manetti, Le teorie del segno nell’antichità classica, Milan, 1987, p. 226229 ; S. Meier-Oeser, Die Spur des Zeichens. Das Zeichen und seine Funktion in der Philosophie des Mittelalters und der frühen Neuzeit, Berlin, 1995, p. 7-13 ; K. Kahnert, Entmachtung der Zeichen ? Augustin über Sprache, Amsterdam, 2000 ; Ch. Kirwan, « Augustine’s Philosophy of language », dans N. Kretzmann, E. Stump (éd.), The Cambridge Companion to Augustine, Cambridge, 2001, p. 186-204. Ibid., loc. cit. : « Quoniam de rebus cum scriberem, praemisi commonens ne quis in eis adtenderet nisi quod sunt, non etiam si quid aliud praeter se significant, uicissim de signis disserens hoc dico, ne quis in eis adtendat quod sunt, sed potius quod signa sunt, id est, quod significant. »

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qui me sont totalement étrangers21. En dépit du fait qu’elle est sans doute nécessaire, l’imposition des noms ne semble pas suffire à expliquer le pouvoir qu’ont certains sons d’être des signes. L’analyse augustinienne du signe suggère un dispositif complexe comprenant, outre l’existence matérielle de la chose destinée à fonctionner comme signe et son imposition originelle, quelque chose comme un émetteur et un récepteur ; et le plus ou surplus distinguant la chose-signe de la chose tout court résulte directement de la prise en compte compréhensive de ces différents éléments. Telle est en tous cas la position de Roger Bacon dans le désormais célèbre traité de sémiotique, resté longtemps inconnu, que comprenait à l’origine la troisième partie de son Opus maius, consacrée à la question de l’utilité de la grammaire 22 . Bacon se place explicitement dans une perspective augustinienne23 et insiste, dans sa première caractérisation générale du signe, sur la distinction entre matière et essence (ou ratio) du signe. Celle-ci consiste précisément dans le caractère relationnel du signe, la relation essentielle n’étant pas, comme on pourrait le croire, celle qui va du signe au signifié, mais bien celle qui va du signe à celui pour qui il signifie  – autrement dit, au récepteur : Le signe est dans la catégorie de la relation et il est dit essentiellement par rapport à ce pour quoi il signifie [ad illud cui significat], puisqu’il le pose en acte, lorsque le signe lui-même est en acte, et en puissance, lorsqu’il est lui-même en puissance. Car s’il n’y avait pas quelqu’un pour concevoir ‹ quelque chose › au moyen d’un signe, ce ‹ signe › serait inutile et vain : il demeurerait signe seulement selon sa substance de signe, mais n’aurait pas sa raison de signe, de même

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C’est un argument que l’on trouve en substance dans les discussions médiévales autour du type d’efficacité des formules sacramentelles, par exemple dans la critique qu’opposent des auteurs comme Olivi et Duns Scot à la causalité instrumentale défendue par Thomas d’Aquin (voir I. Rosier-Catach, La parole efficace, p. 158, texte latin cité dans la note 241, p. 571). Roger Bacon, De signis, éd. K. M. Fredborg, L. Nielsen, J. Pinborg, « An unedited part of Roger Bacon’s Opus maius : ‘De signis’ », Traditio, 34 (1978), p. 75-136. Sur la philosophie du langage de Bacon, voir « Roger Bacon et le problème de l’appellatio univoca », dans H. A. G. Braakhuis, C. H. Kneepkens, L. M. De Rijk (éd.), English Logic and Semantics. From the End of the Twelfth Century to the Time of Ockham and Burleigh, Turnhout, 1981, p. 193-234 ; Th. Maloney, « Roger Bacon and the significatum of Words », dans L. Brind’Amour, E. Vance (éd.), Archéologie du signe, Toronto, 1983, p. 187-211 ; A. de Libera, I. Rosier-Catach, « Intention de signifier et génération du discours chez Roger Bacon », Histoire, Épistémologie, Langage, 8/2 (1986), p. 63-79 ; I. Rosier-Catach, La parole comme acte, en particulier ch. 3, 4 et 6 ; C. Marmo, La semiotica del 13. secolo. Tra arti liberali et teologia, Milan, 2010, en particulier les sections 4.2 et 7.2. Au § 2, Bacon propose une version modifiée de la définition du De doctrina christiana : « Le signe est ce qui, offert aux sens ou à l’intellect, désigne quelque chose pour cet intellect, puisqu’il n’est pas vrai que tout signe s’offre aux sens, comme le suppose une description triviale du signe » (trad. I. Rosier-Catach, La parole comme acte…, p. 322-323) [« Signum autem est illud quod oblatum sensui vel intellectui aliquid designat ipsi intellectui, quoniam non omne signum offertur sensui ut vulgata descriptio signi supponit. »]. 

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que la substance du père demeure lorsque le fils est mort, mais non la relation de paternité24.

L’interprétation de ces quelques lignes a fait couler presque autant d’encre que de sueur… Ce passage du De signis montre que pour Bacon, ce qui confère au mot son pouvoir de signifier n’est pas son imposition par un improbable logothète, mais bien sa réception active – nous pourrions dire : son décodage – par un auditeur. Plus exactement, il semble que ce pouvoir doive être partagé par deux sujets humains – le premier utilisant le mot (et, éventuellement, le réimposant au passage)25, le second le décodant – et que le rôle joué par la chose qu’est le signe en lui-même se réduit à celui de support matériel en soi sémantiquement inerte. C’est une idée analogue qu’exprimera quelques décennies plus tard un autre grand philosophe du langage, Dante Alighieri, dans le De vulgari eloquentia : Il a donc fallu que le genre humain ait, pour se communiquer ses pensées, un signe rationnel et sensible. Il fallait que le signe soit rationnel, puisqu’il devait partir d’une raison et arriver à une autre. Il fallait qu’il soit sensible, puisque rien ne peut se transmettre d’une raison à une autre si ce n’est par un moyen sensible26.

On peut également renvoyer ici au débat plus spécifique opposant les derniers représentants de la tradition « modiste » (ou tenants de la grammatica speculativa) à leurs adversaires nominalistes et qui eut lieu à Erfurt dans les années 133027. L’un des enjeux de la discussion est de savoir si la signification 24

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Roger Bacon, De signis, § 1 : « Signum est in praedicamento relationis et dicitur essentialiter ad illud cui significat, quoniam illud ponit in actu cum ipsum signum sit in actu, et in potentia cum ipsum est in potentia. Quia nisi posset aliquis concipere per signum, cassum esset et vanum, immo non erit signum, sed maneret signum solum secundum substantiam signi et non esset in ratione signi, sicut substantia patris manet quando filius est mortuus et non relatio paternitatis. » Pour un commentaire détaillé de ce passage et la traduction française des 15 premiers paragraphes du De signis, cfr I. Rosier-Catach, La parole comme acte, p. 320-330. Bacon défend en effet la théorie dite de la double imposition : au baptême historique des choses, réalisé par des experts, fait suite la pratique communicationnelle dans laquelle chaque locuteur est libre de réimposer à sa guise n’importe quel mot en vue d’en faire un signe de n’importe quelle chose pour ses interlocuteurs – cfr De signis, § 154-161. Dante Alighieri, De vulgari eloquentia, I, 3, ii : « Oportuit ergo genus humanum ad communicandas inter se conceptiones suas aliquod rationale signum et sensuale habere : quia, cum de ratione accipere habeat et in rationem portare, rationale esse oportuit ; cumque de una ratione in aliam nichil deferri possit nisi per medium sensuale, sensuale esse oportuit. » (Texte latin : Über die Beredsamkeit in der Volkssprache. Übers. v. F. Cheneval, mit einer Einleitung von R. Imbach und I. Rosier-Catach, und einem Kommentar von R. Imbach und T. Suarez Nani, Hambourg, 2007, p. 8) ; pour la traduction française : Dante Alighieri, De l’éloquence en vulgaire. Introduction et appareil critique par I.  Rosier-Catach ; trad. française par A. Grondeux, R. Imbach et I. Rosier-Catach, Paris, 2011, p. 83). Sur ce débat, voir J. Pinborg, Die Entwicklung der Sprachtheorie im Mittelalter, Münster, 1967 ; C. Marmo, Semiotica e linguaggio nella scolastica. Parigi, Bologna, Erfurt 1270-1330 : la semiotica dei Modisti, Rome, 1994.

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des mots est réductible à une forme substantielle existant dans les paroles elles-mêmes ou si au contraire, ce pouvoir de signifier repose sur des éléments extrinsèques28. Pour un auteur connu sous le nom d’Anonyme de Prague, la signification est une forme substantielle du mot (dictio) : Je réponds donc que le son vocal est conçu de deux manières : premièrement comme l’autre partie du composé qu’est le mot, lequel consiste en un son vocal et un signifié ; deuxièmement, le son vocal est identifié au mot. Si donc l’on demande si la signification est une forme substantielle du son vocal, lequel est cette autre partie du composé, je réponds que non ; mais si l’on demande si ‹ la signification › est une forme substantielle du son vocal entendu comme ‹ le tout qu’est le › mot, je réponds que oui29.

Le parti opposé, représenté ici par Johannes Aurifaber, soutient au contraire que le modus significandi n’est rien d’autre qu’un modus agendi du locuteur : ‹ L’expression ‘mode de signifier’ › peut être comprise de deux manières : d’une part pour le mode d’agir de l’intellect, lequel mode existe dans l’intellect comme dans un sujet ; […] D’autre part, on prend ‘mode de signifier’ pour quelque chose qui est laissé ‹ ou déposé › par l’intellect dans la construction ‹ grammaticale › et au moyen de quoi un son vocal signifie et possède le mode de son action de signifier et de consignifier. Et selon ce dernier sens, il faut nier l’existence du mode de signifier, car ce n’est qu’en vertu du seul usage et de la pratique qu’un son vocal signifie et non pas en vertu de quelque chose qu’il acquerrait formellement ou comme un sujet30.

On remarquera au passage la formulation très claire de la thèse selon laquelle la signification, c’est l’usage… Bref, si l’on en croit les témoignages d’Augustin, de Bacon et d’Aurifaber –  les modistes faisant ici figure d’exception –, il semble que le signe dans sa matérialité ne soit pour rien dans le pouvoir de signifier qui caractérise les mots. En forçant quelque peu le trait, 28

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Nous traiterons également de la signification dans la section 2.3, mais dans la perspective plus spécifique d’un examen des différentes « propriétés des termes » (proprietates terminorum) comme étant de possibles pouvoirs des mots. Anonyme de Prague, Quaestiones super Elenchos, q.  8, cité dans C.  Marmo, Semiotica e linguaggio, p. 117 : « Respondeo igitur et dico quod vox dicitur dupliciter : uno modo est pars altera compositi, scilicet dictionis composite ex voce et significato ; alio modo est vox idem quod dictio. Si ergo queritur utrum significatio sit forma substantialis voci que est altera pars compositi, dico quod non ; si autem queritur utrum sit forma substantialis voci, id est dictioni, dico quod sic. » Johannes Aurifaber, Determinatio de modis significandi, éd. J.  Pinborg, dans Id., Die Entwicklung…, p. 227 : « […] hoc membrum ‘modus significandi’ […] potest accipi dupliciter : uno pro modo agendi intellectus, qui modus est in intellectu subiective ; […] Alio modo accipitur ‘modus significandi’ pro quodam derelicto in constructione per intellectum, mediante quo vox significat et habet modum sue actionis significandi et consignificandi. Et sic negatur modus significandi, quia voc ex solo usu et exercitio significat et non ex aliquo, quod sibi formaliter vel subiective acquiratur. »

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on pourrait aller jusqu’à affirmer que ce ne sont pas les signes qui signifient d’eux-mêmes ou par eux-mêmes, mais toujours des sujets, et pour d’autres sujets. Catégorèmes vs. syncatégorèmes : les termes En deçà de la question fondamentale – et très générale – de ce qui fonde le pouvoir des expressions linguistiques de « faire venir à la connaissance quelque chose d’autre qu’elles-mêmes », nous nous intéressons, dans ce deuxième cas de figure, à une famille restreinte d’expressions, à savoir aux expressions simples – les termes – et plus précisément encore aux mots dits syncatégorématiques. La distinction entre catégorèmes et syncatégorèmes, capitale pour la logique et la sémantique (médiévales ou non), est traditionnellement présentée selon deux perspectives : la première, grammaticale, oppose les expressions susceptibles de figurer comme sujets ou prédicats dans les énoncés (ce sont les catégorèmes) à celles qui ne le peuvent pas (les syncatégorèmes) ; la seconde, sémantique, pose qu’un catégorème est un terme qui possède une signification autonome et complète – par exemple, un nom ou un verbe – alors qu’un syncatégorème est un mot doté d’une signification hétéronome ou incomplète, et ne peut parvenir à la stabilité sémantique que lorsqu’on lui adjoint un terme catégorématique. Typiquement, les prépositions, les adverbes, certains verbes comme ‘incipit’ et ‘desinit’, la copule ‘est’, mais surtout des constantes logiques comme le quantificateur universel ‘tout’/‘chaque’ (omnis), le si des conditionnelles, ou encore la négation (non), sont des syncatégorèmes31. Le cas des syncatégorèmes est peut-être celui dans lequel l’attribution d’un pouvoir aux mots se fait de la manière la plus explicite dans le métalangage des logiciens médiévaux. Voici par exemple ce que l’on trouve sous la plume du franciscain Richard Brinkley, écrivant dans les années cinquante du xive siècle32 : Un terme […] signifie donc ou bien quelque chose qui est intelligible par soi, ou alors il est pris de telle sorte qu’il ne peut pour lui-même être compris par l’âme. Un terme signifiant de la première manière est appelé catégorème parce qu’il 31

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Sur cette distinction et son histoire, voir le numéro thématique de la revue Histoire, Épistémologie, Langage 25/2, paru en 2003. Sur la philosophie du langage de Brinkley, voir G. Gál, R. Wood, « Richard Brinkley and his Summa logicae », Franciscan Studies, 40 (1980), p. 79-101 ; R. Gaskin, « Russell and Richard Brinkley on the unity of the proposition », History and Philosophy of Logic, 18 (1997), p. 139-150 ; L. Cesalli, Le réalisme propositionnel. Sémantique et ontologie des propositions chez Jean Duns Scot, Gauthier Burley, Richard Brinkley et Jean Wyclif, Paris, 2007, p. 241-309. Pour une étude de la réception de l’œuvre théologique (perdue) de Brinkley, voir Z. Kaluza, « L’œuvre théologique de Richard Brinkley, O.F.M. », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 64 (1990), p. 169-273.

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peut signifier par lui-même quelque chose d’intelligible par soi. Un terme signifiant de la seconde manière, qui n’est ni un nom substantif ni un pronom, est un syncatégorème, car n’importe quel terme de ce genre signifie quelque chose qui n’est intelligible par soi qu’à la condition que son signifié accompagne celui du terme auquel il est adjoint. Et la raison de cela est que n’importe quel ‹ syncatégorème › […] signifie soit une disposition ajoutée à une chose signifiée par un nom ou un pronom, soit fait que le terme auquel il est ajouté signifie autrement qu’avant.33

Dans les dernières lignes de ce passage, Brinkley suggère que le syncatégorème agit sur un autre terme – il « fait que » le terme auquel il est adjoint change sa valeur sémantique – toute la question étant de savoir si cette « action » lui appartient en propre ou si elle a son principe dans celui ou celle qui s’en sert. Les logiciens médiévaux parlent souvent de vis ou d’officium à propos de ce pouvoir spécifique apparemment exercé par les syncatégorèmes34. Prenons l’exemple du quantificateur universel ‘omnis’. En quoi consiste son pouvoir ? C’est celui de « distribuer » le terme auquel il est adjoint. La différence sémantique entre ‘homo currit’ (un homme court) et ‘omnis homo currit’ (tout homme  / chaque homme court) est littéralement l’œuvre du syncatégorème ‘omnis’ ; mais ce pouvoir appartient-il en propre au mot ‘omnis’ ? Les avis des logiciens médiévaux divergent sur la question35. La tradition parisienne – Nicolas de Paris ou Pierre d’Espagne, par exemple – penche pour une réponse positive : […] les mots exclusifs sont appelés ainsi non pas parce qu’ils signifient une exclusion, mais parce qu’ils l’exercent, comme par exemple ‘seulement’, ‘seul’ sont appelés exclusifs en vertu d’une exclusion effectuée et non pas d’une exclusion signifiée. De même, une hache est dite incisive en vertu de l’incision effectuée et non en vertu de l’incision signifiée ; ‘hache’ ne signifie en effet 33

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Richard Brinkley, Summa logicae, I, 15, cité dans L. Cesalli, « Sémantique des syncatégorèmes chez Walter Burley (1275-1344) et Richard Brinkley (fl. 1365) », Histoire Épistémologie Langage, 25/2, p. 115-144 (p. 124) : « Terminus igitur […] aut significat aliquid per se intelligibile, aut sumptum est taliter quod per se non potest intelligi ab anima. Terminus primo modo significans vocatur kathegorema quia per se potest aliquod per se intelligibile significare. Terminus secundo modo significans ‹ qui non › est nomen substantivum vel pronomen est synkathegorema quia quilibet talis terminus significat aliquid quod per se non est intelligibile nisi ‹ in › quantum significatum illius commitetur illi cui accidit illud significatum, et ratio est quia quilibet terminus qui non est nomen substantivum vel pronomen aut significat aliquam dispositionem superadditam rei significate per nomen vel pronomen, aut facit terminum cui additur aliter significare suum significatum quam prius. » Voir par exemple Roger Bacon, Summa de sophismatibus et distinctionibus, éd. R.  Steele, Londres, 1937, p.  135 : « La fonction qui revient à un signe universel affirmatif [i.e. au quantificateur ‘omnis’] est de rendre une proposition universelle ; mais il ne peut être privé de la fonction qui lui appartient sans être vide et vain. » [« Debitum officium est signi universalis affirmativi facere propositionem universalem ; set ab officio debito non potest privari nisi sit cassum et vanum (…). »] Sur ce point, cfr I. Rosier-Catach, La parole comme acte, p. 170-179.

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nullement une incision, mais une hache, comme ‘homme’ signifie un homme, et elle exerce une incision, c’est-à-dire, l’inciser lui-même36.

La tradition française ou continentale insiste donc sur le fait qu’un syncatégorème ne signifie pas une action, mais la réalise : ce que le mot ‘exclusio’ signifie, ‘tantum’ le fait. Les anglais quant à eux, tendent à reconduire le pouvoir du syncatégorème au sujet parlant ou pensant. Tel est le cas de Guillaume de Sherwood, par exemple, à propos de la signification du syncatégorème ‘si’ : Nous disons que ce mot ‘si’ signifie une inférence ; on demande alors quelle est la différence entre ce que signifient ‘s’ensuit’ ou ‘est ordonné à’ et ce mot ‘si’. A cela, il faut répondre que ce mot ‘si’ renvoie à une inférence dans la mesure où elle est effectuée par l’âme d’un locuteur ; mais l’autre [i.e. ‘s’ensuit’, ‘est ordonné à’] signifie une inférence dans la mesure où elle est conçue. C’est pourquoi ‘si’ exprime qu’une chose ‹ est placée › dans un rapport conditionnel par rapport à une autre ; ce n’est pas le cas de ‘s’ensuit’, qui exprime qu’il existe une relation d’inférence entre ces choses37.

Ici, le syncatégorème n’est pas présenté comme agissant lui-même sur les termes catégorématiques, mais comme étant la marque d’une opération mentale de « mise en relation de conséquence » de deux choses, une opération effectuée par un locuteur chaque fois qu’il prononce une phrase de la forme ‘si A, alors B’. Un autre exemple de déplacement du supposé pouvoir des mots 36

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Pierre d’Espagne, Syncategoreumata, III.5, éd. L. M. De Rijk, J. Spruyt, Leyde, 1992, p. 106 : « […]  dictiones exclusive dicuntur exclusive, non quia significent exclusionem, sed quia exercent eam, ut ‘tantum’, ‘solus’ dicuntur dictiones exclusive ab exclusione exercita et non ab exclusione significata. Sicut dicitur securis incisiva ab incisione exercita et non ab incisione significata ; ‘securis’ enim nullo modo significat incisionem, sed significat securim (sicut ‘homo’ hominem) et exercet incisionem sive ipsum scindere. » Sur ces questions, et pour une anthologie de très larges extraits de traités des syncatégorèmes, cfr H. A. G. Braakhuis, De 13de eeuwse tractaten over syncategorematische termen, 2  vol., Leyde, 1979. Voir aussi R. Kirchhoff, Die Syncategoremata des Wilhelm von Sherwood. Kommentierung und historische Einordnung, Leyde, 2008, en particulier la substantielle introduction historique p. 15-189. Guillaume de Sherwood, Syncategoremata, éd. J. R. O’Donnell, « Syncategoremata magistri Guillelmi de Shireswode », Medieval Studies, 3 (1941), p. 46-93 : « Et dicimus […] quod ‹ haec dictio ‘si’ › significat consequentiam ; et tunc quaeritur differentia inter haec ‘sequitur’ vel ‘ordinatur’ et hanc dictionem ‘si’. Ad hoc dicendum quod haec dictio ‘si’ notat consequentiam secundum quod exercetur ab anima proferentis ; alia autem secundum quod concipitur. Unde ‘si’ dicit aliquam rem sub conditione ad aliam ; ‘sequitur’ autem non, sed dicit harum rerum esse consequentiam. » Pour une analyse de ce passage, voir R. Kirchhoff, Die Syncategoremata, p. 523-527. Comme me l’a fait remarquer F. Goubier, le cas du syncatégorème ‘si’ est probablement un cas particulier et il n’est pas évident que la position de Sherwood soit aussi claire pour tous les syncatégogèmes. En tout état de cause, la caractérisation générale des syncatégorèmes qu’il donne en ouverture de son traité ne fait intervenir ni le locuteur, ni ses actes mentaux (ou du moins, pas directement) – Ibid., p. 48 : « Dicitur ergo hoc nomen ‘syncategorema’ a ‘sin’ quod est ‘con’ et ‘categorema’ quod est ‘significativum’ vel ‘praedicativum’ quasi conpraedicativum ; semper enim cum alio jungitur in sermone. »

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vers leurs utilisateurs est fourni par Roger Bacon, lequel compare la négation ‘non’ à un instrument dont se servent les locuteurs pour effectuer certaines opérations logiques, exactement comme un agent se sert d’un outil pour réaliser une certaine opération pratique : On répondra que, de même que l’homme ou l’âme est l’agent principal dans l’opération de négation, et le mot ‘non’ l’instrument, de même, celui qui frappe est l’agent principal de l’acte de frapper, et le bâton l’instrument ; de même l’homme ou l’âme est l’agent principal dans la distribution du sujet, et ‘omnis’ l’instrument38.

Cette analyse de la manière dont fonctionnent effectivement des termes syncatégorématiques comme le foncteur ‘si’ ou la négation ‘non’ nous met en présence d’une situation analogue à celle que nous avons rencontrée dans le cas de la relation de signification : tout comme un signe en-lui-même ne signifie pas, un syncatégorème en lui-même n’agit pas. À cet égard, l’image du bâton est on ne peut plus explicite : aucun bâton ne frappe par lui-même. Les propriétés des termes Sur le plan de la philosophie du langage, la théorie des « propriétés des termes » (proprietates terminorum) ou « logique terministe » est sans doute la production la plus originale des penseurs médiévaux. La plus fameuse de ces propriétés des termes – la suppositio – est la marque de fabrique de ce que l’on a appelé la logica modernorum, par opposition à la logique héritée de l’Antiquité (ou logica antiqua)39. La suppositio mise à part, les principales propriétés des 38

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Roger Bacon, Summa de sophismatibus et distinctionibus, éd. R. Steele, Oxford, 1937 [Opera hactenus inedita, XIV], p. 154 : « Ad aliud, dicendum quod sicut homo vel anima est principale agens in operatione negandi, hec dictio ‘non’ est instrumentum, et percutiens est principale agens in percutiendo, baculus instrumentum ; sic homo vel anima est principale agens in divisione et distributione subjecti, ‘omnis’ instrumentum. » Nous modifions légèrement le texte de Steele, lequel place les termes ‘homo’ et ‘anima’ entre guillemets simples dans ce passage. La logica modernorum émerge dès la fin du xiie siècle. La logica antiqua se compose elle-même de la logica vetus (principalement les Catégories et le De interpretatione d’Aristote ainsi que l’Isagoge de Porphyre dans la traduction de Boèce), seul corpus disponible jusqu’aux alentours du milieu du xiie siècle, et de la logica nova, à savoir le reste de l’Organon aristotélicien. Pour des synthèses récentes à ce sujet, voir J. Marenbon, « Logic before 1100 », dans D. M. Gabbay, J. Woods (éd.), Handbook of the History of Logic, vol. 2 [Medieval and Renaissance Logic], Amsterdam, 2008, p. 1-63 ; Ch. Martin, « The development of logic in the twelfthcentury », dans R. Pasnau (éd.), The Cambridge History of Medieval Philosophy, Cambridge, 2009, vol. I, p. 129-145 ; E. J. Ashworth, « Terminist logic », dans R. Pasnau (éd.), The Cambridge History…, vol. I, p. 146-158 ; J. Marenbon, « Logic at the turn of the 12th century : a synthesis », dans I. Rosier-Catach (éd.), Arts du langage et théologie aux confins des XIe et XIIe siècles. Textes, maîtres, débats, Turnhout, 2011, 181-217. Sur la logica modernorum, voir L. M. De Rijk, Logica modernorum, Assen, 1962 et 1967, vol. I, p. 13-20, et vol. II.1, p. 491-512 ; S. Ebbesen, « Early supposition Theory I», Histoire, Épistémologie, Langage 3/1 (1981), p.  35-48 ; A.  de Libera,

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termes sont la significatio40, l’appellatio et la copulatio41. De manière suffisamment générale pour être consensuelle, on peut donner les caractérisations suivantes de ces quatre propriétés : la significatio est la valeur sémantique d’un mot en vertu de son imposition et indépendamment de tout contexte propositionnel ; la suppositio détermine l’extension (ou la référence) d’un terme au sein d’une proposition ; l’appellatio est la relation sémantique unissant un terme à des choses existantes au moment de l’énonciation de l’énoncé (contrainte que ne connaissent ni la signification, ni la supposition) ; la copulatio, enfin, est la fonction prédicative soit opérée par la copule ‘est’, soit propre aux termes adjectifs42. Ces différentes « propriétés des termes » sont-elles autant de pouvoirs de mots ? À en croire la manière dont les logiciens parlent de ces propriétés, il semble que l’on doive répondre par l’affirmative : ce sont les termes eux-mêmes qui signifient, « supposent », « appellent » ou « couplent ». Toutefois, une certaine ambiguïté n’est pas absente des réflexions des logiciens terministes sur la nature des propriétés qu’ils étudient. Ainsi, l’auteur anonyme d’un Tractatus de proprietatibus sermonum datant du début du xiiie siècle insiste sur la double perspective dans laquelle peut être vue la signification : Voyons maintenant comment ‘signifier’ se dit d’un son vocal et comment il se dit d’un locuteur [utens], étant donné que nous pouvons parler de ces deux manières puisqu’à la fois le son vocal signifie les choses et que nous les signifions par le biais des sons vocaux. Or il semble, comme on a l’habitude de le dire, que ‘signifier’ dit d’un son vocal et d’un locuteur ne soit pas la même chose. On dit la même chose de la percussion, puisque la percussion du bâton et celle de l’homme frappant est la même, mais celle du bâton est par accident et comme

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I.  Rosier-Catach, « La pensée linguistique médiévale », dans S. Auroux (éd.), Histoire des théories linguistiques, vol. II, Liège, 1992, p. 115-186 ; F. Goubier, Une sémantique fragmentée. Référence et détermination au XIIIe siècle, thèse de Doctorat de l’Université de Paris VII, 2003, p. 40-49 ; L. Valente, Logique et théologie dans les écoles parisiennes 1150-1220, Paris, 2008 ; S. Ebbesen, « Early supposition Theory II », Vivarium, 51 (2003), p. 60-78.  Notre section 2.1 est consacrée à la relation de signification in genere, alors que dans la présente section, nous nous intéressons (entre autres) à la significatio dans une perspective plus étroite et plus technique, à savoir celle de ses relations avec la suppositio et les autres propriétés des termes. Cette liste n’est pas exhaustive et il faudrait y ajouter (au moins) les propriétés de l’ampliatio et de la restrictio, à savoir les propriétés (respectivement) i) d’étendre la référence d’un terme « supposant » par défaut pour des choses existantes seulement en incluant dans son extension des choses passées, futures ou seulement possibles ; ou ii) de restreindre la référence d’un terme apte par défaut à « supposer » indifféremment pour des choses passées, présentes, futures ou possibles à des choses existantes seulement – à ce sujet, voir F. Goubier, « Influences prédicatives et conséquences référentielles : un aspect de l’approche terministe de la première moitié du 13e siècle », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge grec et latin, 71 (2000), p. 37-70. Pour une introduction à ces différentes notions, textes à l’appui, voir A. de Libera, I. RosierCatach, La pensée linguistique, ch. 3.

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dans un instrument, alors que celle de celui qui se sert de l’instrument est propre ‹ à celui qui se sert de l’instrument ›. […] De même, il semble qu’il faille dire : « un tel signifie une chose par le biais d’un son vocal », à savoir : « il se sert d’un signe et d’une marque [nota] d’une chose avec l’intention de faire signe à propos d’une chose [cum intentione faciendi signum de re]. Et ce signifier que l’on prédique ainsi ‹ d’un locuteur › est en quelque sorte une action de celui qui forme les sons vocaux [quodammodo agere in respectu ad formantem voces] ; mais ‘signifier’ dans la mesure où il est dit des sons vocaux ne semble pas prédiquer une action mais plutôt une relation ou encore une certaine similitude ou correspondance du signe en tant que signe avec son signifié. Un signe en effet, comme il signifie d’ordinaire, n’est pas un agent dans celui qui l’appréhende et ne suscite rien chez lui si ce n’est pas le moyen de l’activité propre de celui qui l’appréhende. […] ‹ un son vocal › est seulement un signe et non pas une similitude d’une chose : il n’est pas lui-même à proprement parler ce qui conduit à appréhender le signifié mais un adjuvant de ma propre activité, de sorte que j’ai établi, pour moi, que ceci est la marque de ‹ ce signifié ›43. [Mes italiques]

Selon cet auteur, l’attribution aux mots eux-mêmes d’une « action sémantique » comme celle de « faire signe » [signum facere] est accidentelle, et s’il faut reconnaître un pouvoir propre aux mots, c’est celui d’être des auxiliaires dans un processus qui leur échappe : dire d’un mot qu’il signifie, c’est, en dernière analyse, dire d’un locuteur qu’il se sert d’un certain son vocal pour « faire signe », et qu’un auditeur se sert de ce même son vocal pour appréhender un signifié44. Un peu plus loin dans le même traité, on lit à propos de l’appellatio : Appeler, c’est assigner quelqu’un. C’est pourquoi appeler, pour un terme, n’est rien d’autre que correspondre à quelque chose, à savoir assigner l’existence à quelque chose au moyen d’un verbe au présent45. [Mes italiques] 43

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Anonymus, Tractatus de proprietatibus sermonum, éd. L. M. De Rijk, in Id., Logica modernorum, II.2, p. 703-730 (p. 710) : « Videamus nunc qualiter ‘significare’ dicatur de voce et qualiter de utente, cum possimus utrumque dicere quoniam et vox significet et nos significamus res per voces. Videtur autem quod non sit idem ‘significare’ dictum de voce et de utente, sicut solet dici. Sicut dicitur de percussione quoniam eadem est percussio baculi et percussio hominis percutientis, sed baculi per accidens sicut instrumenti, utentis autem instrumento proprie. […] Similiter videtur dicendum, cum dicitur : ‘iste significat rem per vocem’, hoc est : ‘utitur signo et nota rei cum intentione faciendi signum de re’. Et hoc significare quod sic predicatur est quodammodo agere in respectu ad formantem voces. Significare autem, ut dictum est de vocibus, non videtur predicare agere sed potius relationem sive similitudinem quandam et convenientiam signi inquantum est signum ad signatum. Signum enim eoquod significare solet, non est agens in apprehendente neque excitans ipsum nisi mediante propria industria apprehendentis. […] ‹ vox › signum solum est et non similitudo rei : ipsa non est proprie movens ad apprehendendum significatum, sed coadiuvante propria industria, eoquod statui apud me hoc esse notam eius. » Ce texte et à rapprocher des passages d’Augustin, Roger Bacon, Dante et Johannes Aurifaber cités ci-dessus dans la section 2.1 à propos du pouvoir d’être signe. Anonymus, ibid., p. 722 : « Appellare est assignare aliquem. Unde terminum appellare nil aliud est quam terminum convenire alicui, hoc est esse assignare alicui mediante verbo presentis temporis. »

Quelques réflexions logico-sémantiques sur le pouvoir des mots

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On trouve une insistance similaire sur l’action non pas des termes euxmêmes mais des sujets pensant et parlant chez le logicien anglais Guillaume de Sherwood, auteur de l’un des grands manuels de logique terministe, les Introductiones in logicam, datant des années trente du xiiie siècle. Ce texte présente certains points communs avec le Tractatus cité ci-dessus46 : Il y a quatre propriétés du terme que nous entendons pour l’instant distinguer. […] Et ces propriétés sont les suivantes : signification, supposition, copulation et appellation. La signification est donc la présentation d’une certaine forme sous le rapport d’un concept. Mais la supposition est la subordination d’un certain concept sous un autre. Et la copulation est l’ordination d’un certain concept au-dessus d’un autre. […] Mais l’appellation est la correspondance actuelle [praesens convenientia] d’un terme, c’est-à-dire, la propriété selon laquelle le signifié d’un terme peut être prédiqué de quelque chose au moyen de ce verbe ‘est’47.

Les termes renvoyant à l’action d’un sujet sont omniprésents dans ces définitions : présenter, subordonner, ordonner… Cette lecture « pratique » des propriétés des termes chez Sherwood est renforcée par le fait qu’il distingue lui-même entre suppositio et copulatio en tant qu’elles sont en acte (in actu) – les définitions citées ci-dessus sont données en ce sens – et ces mêmes propriétés en tant qu’elles sont en puissance (secundum habitum)48. Ces dernières sont des types de significatio (notion non-contextuelle), leur caractère potentiel reposant sur le fait qu’il n’y a à proprement parler suppositio qu’en contexte propositionnel. Quant à l’appellatio, sa nature même interdit de parler 46

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Cfr L. M. De Rijk, Logica Modernorum, II.1, p. 577 (il s’agit de la distinction de deux types de suppositions, l’un absolu et l’autre relatif, faisant écho à la distinction de Sherwood entre suppositio in actu et in habitu, mais aussi à la notion « continentale » de suppositio naturalis) – à ce sujet, voir A. de Libera, « Supposition naturelle et appellation : aspects de la sémantique parisienne au xiiie siècle », Histoire, Épistémologie, Langage 3/1 (1981), p.  63-77. Sur la philosophie du langage de Guillaume de Sherwood, voir, outre l’étude de R. Kirchhoff, Die Syncategoremata…, le livre de K. Jacobi, Die Modalbegriffe in den logischen Schriften des Wilhelm von Shyreswood und in anderen Kompendien des 12. Und 13. Jahrhunderts, Leyde, 1980. Les autres grands manuels du xiiie siècle sont les Tractatus (ou Summulae logicales) de Pierre d’Espagne, les Summulae dialectices de Roger Bacon et la Logica de Lambert de Lagny (ou d’Auxerre). Guillaume de Sherwood, Introductiones in logicam, V, p. 132 : « Quattuor sunt proprietates termini, quas ad praesens intendimus diversificare. […] Et sunt hae proprietates : significatio, suppositio, copulatio et appellatio. Est igitur significatio praesentatio alicuius formae ad intellectum. Suppositio autem est ordinatio alicuius intellectus sub alio. Et est copulatio ordinatio alicuius intellectus supra alium. […] Appellatio autem est praesens convenientia termini, i.e. proprietas, secundum quam significatum termini potest dici de aliquo mediante hoc verbo ‘est’. » Ibid., p. 132-134 : « Et notandum quod ‘suppositio’ et copulatio’ dicuntur multipliciter, sicut multa huiusmodi nomina : aut secundum actum aut secundum habitum. Et sunt istae definitiones earum, secundum quod sunt in actu. Secundum autem quod sunt in habitu, dicitur suppositio significatio alicuius ut subsistentis. Quod enim tale est, natum est ordinari sub alio. Et dicitur copulatio significatio alicuius ut adiacentis. Et quod tale est, natum est ordinari supra aliud. »

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d’appellatio potentielle puisque la question de savoir si un terme est sémantiquement relié à quelque chose d’existant au moment de l’énonciation ne peut précisément se trancher qu’« en acte », c’est-à-dire en contexte propositionnel. Les passages du Tractatus de proprietatibus sermonum et des Introductiones que nous avons brièvement commentés permettent d’apporter une réponse à la question de savoir en quel sens les propriétés des termes peuvent être qualifiées de pouvoirs des mots. Significatio, suppositio et copulatio, appellatio sont essentiellement liées à des actes spécifiques des locuteurs et des auditeurs, actes distincts du simple fait de prononcer des paroles et de les entendre : « faire signe » (significatio), ordonner « verticalement » des concepts (suppositio/ copulatio), ou encore « assigner l’existence » (appellatio) sont autant de pouvoirs qui reviennent en premier lieu aux sujets communiquant, et seulement secondairement ou « instrumentalement » aux sons vocaux que ces sujets mettent au service de leurs intentions49. Prédication et assertion : le verbe ‘être’ Les quantificateurs, la négation et autres syncatégorèmes mis à part, le verbe ‘être’ est sans doute le mot dont le pouvoir – supposé ou réel – a suscité le plus de réflexions parmi les logiciens médiévaux. Plus précisément, c’est en cherchant à cerner en quoi consistent les fonctions prédicative (couplage d’un sujet et d’un prédicat) et assertive (la force distinguant un énoncé effectif de la simple saisie d’un contenu assertable) du verbe ‘être’ que la question du pouvoir des mots se pose de la manière la plus manifeste : dans quelle mesure la copule agit-elle ? Un énoncé affirme-t-il ou nie-t-il lui-même quelque chose ? Dans la section des Glosulae super Priscianum consacrée au verbe substantif50, plusieurs pouvoirs ou vires du verbe ‘être’ sont distingués51. 49

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Cette vision des choses doit être relativisée dans la mesure où nous nous basons ici sur des textes qui sont soit caractéristiques de la tradition anglaise (comme les Introductiones de Sherwood), soit qui lui sont apparentés (comme le Tractatus de proprietatibus sermonum). Comme nous l’avons évoqué plus haut à propos des syncatégorèmes, les représentants de la tradition continentale (ou parisienne) mettent l’accent sur une certaine autonomie des mots et de leurs pouvoirs par rapport aux états mentaux des locuteurs. En effet, pour des auteurs comme Pierre d’Espagne ou Lambert de Lagny (ou d’Auxerre), la suppositio ne semble pas être le résultat d’actes de sujets qui « constituent » pour ainsi dire la référence des termes, mais une propriété appartenant per se aux termes – à ce sujet, voir A. de Libera, I. Rosier-Catach, « La pensée linguistique », section 3.2.2 ainsi que I. Rosier-Catach, La parole comme acte, ch. 5. Ce passage extrêmement riche et intéressant des Glosulae est édité en annexe dans A.  Grondeux, I. Rosier-Catach, « Les Glosulae… », p. 171-174 – il constitue également une partie (« bloc C ») de l’annexe de l’étude d’I. Rosier-Catach, « Abélard et les grammairiens. Sur le verbe substantif et la prédication », Vivarium, 41 (2003), p. 177-248 (p. 232-238).  Cet ensemble de textes, datant de la fin du xie siècle, constituera un point de référence majeur pour le développement de la logique et de la sémantique d’Abélard. Sur les Glosulae,

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L’auteur –  ou les auteurs  – commencent par remarquer le caractère multiplement équivoque du verbe ‘être’ ou verbum substantivum. En tant que verbe, il possède une vis copulandi – autrement dit, il a le pouvoir de coupler les actions et passions signifiées par tous les autres verbes aux sujets qui les réalisent ou les subissent ; en tant que substantif, il présente une vis substantiva qui lui permet de renvoyer à tous les étants en tant qu’existant : Or il faut savoir que puisque ‘est’ possède une double fonction, l’une du fait qu’il est verbe et l’autre du fait qu’il est substantif, il lui revient, en tant que verbe, de coupler [copulare] – mais ‹ de coupler › quoi ? Une action ou une passion qu’il signifie, et cela, il l’a en commun avec les autres verbes. Lorsque je dis en effet ‘Socrate est’, si nous considérons ‘est’ dans son pouvoir de verbe, les actions qu’il signifie – à savoir la lecture, et d’autres – il les couple à Socrate sous un rapport de disjonction. Si en revanche ‹ nous considérons ‘est’ › dans son pouvoir de substantif, alors ‹ en disant ‘Socrate est’ ›, j’entends dire que Socrate compte parmi les existants, à savoir que Socrate est l’une des choses qui existent. Par suite, bien que nous lui reconnaissions l’action de coupler du fait qu’il est un verbe, nous ne nous rapportons nullement à sa signification de verbe du fait qu’il est un substantif, et nous ne lui ôtons pas tout à fait sa propriété de verbe lorsqu’il couple52.

Il n’est pas nécessaire de construire des énoncés de types différents pour qu’apparaisse la polysémie du verbe ‘être’. Dans une proposition comme ‘Socrates est’, ses deux fonctions sont présentes : l’attribution d’existence pour ainsi dire en acte, et le couplage en puissance53. Dans ‘Socrates est’, ‘est’ ne se limite pas à poser l’existence d’un sujet (ici, Socrate) – une condition nécessaire

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voir l’imposant volume édité par I. Rosier-Catach, Arts du langage et théologie, et en particulier, dans ce même volume, A. Grondeux, I. Rosier-Catach, « Les Glosulae super Priscianum et leur tradition », p. 107-179. Sur la relation entre les Glosulae et Abélard, voir K. Jacobi « Peter Abelard’s Investigations into the Meaning and Functions of the Speech sign ‘Est’ », dans S. Knuuttila, J. Hintikka (éd.), The Logic of Being. Historical Studies, Dordrecht, 1986, p. 145-180 ; J. Marenbon, « Abélard, la prédication et le verbe ‘être’ », dans J. Biard (éd.), Langage, science, philosophie au XIIe siècle, Paris : Vrin, 1999, p.  199-215 ; I.  Rosier-Catach, « Abélard et les grammairiens… ». Glosulae super Priscianum, C, § 3, p. 171 : « Est sciendum quod cum ‘est’ duplicem habeat uim, unam ex hoc quod est uerbum, aliam ex hoc quod est substantiuum, secundum uim uerbi habet copulare, sed quid ? Actionem uel passionem quam significat, quod habet commune cum aliis uerbis. Cum enim dico ‘Socrates est’, si consideremus ‘est’ in ui uerbi, actiones quas significat, id est lectionem et alias sub disiunctione copulat cum Socrate. Si autem in ui substantiui, Socratem existendibus annumerare, id est quod Socrates est unum de existentibus, dicere intendo. Cum igitur ex hoc quod est uerbum copulare ei actionem concedamus, ex hoc quod est substantiuum, nullum quidem ad uerbi significationem respectum habemus, nec tamen omino ab eo separamus uerbi proprietatem cum copulet. » [Je suis une autre leçon que celle retenue par les éditrices, qui ont ‘habentes’ et ‘separantes’ dans la dernière phrase]. Nous avons ici l’idée que la proposition ‘Socrates legit’ doit s’analyser en ‘Socrates est legens’ (laquelle contient ‘Socrates est’), une analyse qui montre du même coup en quel sens ‘est’, comme verbe, a la fonction de coupler une action ou une passion avec un sujet.

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pour toutes les actions possibles de Socrate : dire ‘Socrates est’, c’est dire (aussi) que Socrate peut lire, ou marcher, ou être malheureux, etc.  –, il exprime également le fait qu’en tant que substantif, ‘est’ a la capacité de « former des couples » prédicatifs à partir de tout ce qui existe54. Dans la perspective qui nous intéresse ici – qu’est-ce qui, en dernière analyse, agit lorsque le verbe ‘est’ exerce le pouvoir qui lui est attribué ? – il faut souligner le rôle joué par le point de vue du locuteur. Selon que je considère ‘est’ comme exerçant son pouvoir de verbe ou de substantif, j’aboutis à une valeur sémantique différente pour cette même proposition, à savoir : soit l’accent est mis sur la signification des actions et passions possibles de Socrate, soit sur la signification de l’existence de Socrate. Un autre passage des Glosulae insiste sur le lien unissant la vis du mot ‘est’ dans une proposition et l’intention du locuteur, à savoir, ce qu’il veut dire : Mais note que le sens de cette proposition ‘Socrate est blanc’ est autre en vertu du pouvoir de prédication, et autre en vertu du pouvoir du verbe substantif. En vertu du pouvoir de prédication en effet, elle veut dire seulement que la blancheur inhère en Socrate, mais en vertu du pouvoir du substantif elle dit que cette chose qui est Socrate est un corps blanc. De même, quand je dis ‘un animal capable d’aboyer est un chien’, si je me rapporte au pouvoir du verbe substantif, je veux dire que cette chose qui est un animal capable d’aboyer est l’une des significations de ‘chien’ ; mais par rapport à la prédication, je dis que ces deux sons vocaux consignifient, ou que cette chose [i.e. un animal capable d’aboyer] est signifiée par ce son vocal ‘chien’55.

Dans ses propres réflexions sur la nature du verbe ‘être’, et plus précisément sur sa fonction prédicative, Abélard reprend et développe l’idée que le pouvoir de la copule dépend en dernière analyse des actes mentaux des usagers du langage pour en arriver, dans ses Glossae super Peri hermeneias, à la thèse radicale selon laquelle cette vis copulandi est indépendante de la signification du mot ‘est’, celui-ci n’étant, dans une proposition comme ‘Socrates est albus’, que la marque d’un acte mental de composition : Considérons maintenant avec attention le pouvoir de prédication que possède un verbe dans une proposition […]. [À propos de ‘est’ dans ‘Socrates est albus’ :] Bien que selon l’intention de celui qui produit la proposition, seule la blancheur 54

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Glosulae super Priscianum, C, § 4, p. 172 : « Illud positum, in propositione diuersas essentias conuenienter ad se inuicem iungere affirmamus. Nam ex hoc quod omnes res in essentia significat, aptum est ad hoc ut quaslibet res sibi coherentes copulare possit. » Glosulae super Priscianum, C, § 5, p. 173 : « Sed nota alium sensum esse huius propositionis ‘Socrates est albus’ ex ui praedicationis, alium ex ui substantiui uerbi. Ex ui enim praedicationis hoc solum intendit quod albedo inhereat socrati, ex ui uero substantiui hoc dicit quod illa res que est Socrates est album corpus. Similiter cum dico ‘latrabile animal est canis’, si respiciam ad uim uerbi substantiui, intendo dicere quod illa res que est latrabile animal est aliqua significationum ‘canis’ ; quando uero ad praedicationem, hoc dico, quod ille due uoces consignificant, uel quod illa res significatur ab hac uoce ‘canis’. »

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est couplée – raison pour laquelle on dit qu’elle seule est prédiquée –, toutefois, en vertu du pouvoir du verbe substantif, le sujet même de la blancheur est joint à Socrate essentiellement, parce qu’en vertu du pouvoir du verbe substantif, lequel conserve une signification d’essence, il est posé que Socrate lui-même existe. C’est pourquoi deux choses sont jointes à Socrate par ‘blanc’ ‹ lorsque ce mot en est › prédiqué, à savoir la blancheur, en adjacence, et le blanc, c’est-à-dire ‹ Socrate › lui-même comme porteur de la blancheur, en essence. Pourtant, seule la blancheur est prédiquée, parce que seule sa conjonction ‹ à un sujet › est visée. En effet, tout ce qui est conjoint n’est pas prédiqué, mais cela seulement dont la conjonction est visée par la proposition56.

La prédication proprement dite – l’adjonction d’un prédicat à un sujet – est le fait de celui qui forme la proposition. En latin : la vis copulandi est réduite à l’intentio proferentis. Celle-ci est purement connective et n’a aucune visée existentielle. L’« existential import » automatiquement généré par une proposition comprenant le mot ‘est’ est un effet secondaire indésirable du fait qu’il n’existe pas d’autre verbe que le substantif pour exprimer la pure prédication. S’il en existait un, précise Abélard, nul doute qu’il remplacerait immédiatement ‘est’ comme marque de la composition effectuée in mente57. Bref, Abélard aboutit dans ces pages à une conception syncatégorématique de la copule58, une idée que l’on retrouve chez plusieurs logiciens des siècles suivants. Reprenant une distinction dont les origines remontent au Peri hermeneias ainsi qu’à son interprétation par Boèce, le logicien anglais Gauthier Burley, écrivant autour de 1325, distingue deux usages du verbe ‘être’, lequel peut être pris soit secundum adiacens (comme dans ‘Socrates est’), soit tertium adiacens 56

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Pierre Abélard, Glossae super Peri hermeneias, III, éd. K. Jacobi, Ch. Strub, Turnhout, 2010 (CCCM 206), p. 122 : « Nunc diligenter intueri libet uim praedicationis quam habet uerbum in propositione. […] Nam licet quantum ad intentionem facientis propositionem sola albedo copuletur, unde ipsa sola praedicari dicitur, ex ui tamen substantiui uerbi ipsum subiectum albedinis essentialiter Socrati coniungitur, quia ipse Socrates esse proponitur ui substantiui uerbi, quod significationem essentiae tenet. Duo itaque coniunguntur Socrati per ‘album’ praedicatum, albedo scilicet in adiacentia et album, id est ipsum affectum albedine, in essentia. Sola tamen albedo praedicatur, quia sola coniungi intenditur. Non enim quidquid coniungitur, praedicatur, sed id solum, quod propositione coniungi intenditur. » Dans la Dialectica (qui est antérieure aux Glossae), Abélard défend une position différente conservant le lien entre la signification du verbe ‘être’ et son pouvoir de couplage – voir I. RosierCatach, « Abélard et les grammairiens », p. 198-208. Ibid., p. 122-123 : « Qui enim propositionem facit ‘Socrates est albus’, solam albedinem inesse Socrati ostendit ; et si haberet uerbum per quod posset simpliciter albedinem copulare Socrati ita quod nil subiecti attingeret, profecto sic faceret. Sed quia non est uerbum per quod id fiat, uenit ad substantiuum, quod, quia essentiae tantum significationem habet, non potest ipsum proferri sine coniunctione essentiae. » Cfr Pierre Abélard, Glossae super Peri hermeneias, II, p. 78 : « Sunt itaque tres actiones in intellectu propositionis, intellectus scilicet partium [i.e. terminorum categorematicorum], coniunctio uel disiunctio [i.e. copulatio] intellectarum rerum. Nec est incongruum, si ea actio, quae intellectus non est, sit pars intellectus totius propositionis. »

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(comme dans ‘Socrates est albus’). L’usage substantif est catégorématique, et le copulatif, syncatégorématique59 : Lorsque ce verbe ‘est’ est prédiqué en second adjacent, il est un catégorème, parce qu’il est alors un prédicat ou inclut en lui un prédicat, et dit une nature déterminée, à savoir l’existence. Mais lorsqu’il est prédiqué en troisième adjacent, il est un syncatégorème, et dit ainsi ce qui est signifié par le prédicat, et ne dit pas ce qui existe en soi60.

L’opération de couplage effectuée par le verbe ‘est’ est-elle réductible à un acte mental du sujet ? Le franciscain Richard Brinkley écrivant au milieu du xive semble être de cet avis. Voici par exemple ce qu’il écrit dans sa Summa logicae au sujet de la signification de la copule : Or l’intellect couplant le prédicat avec le sujet ne fait rien d’autre qu’affirmer que la chose signifiée par un extrême ‹ de la proposition › est la chose signifiée par l’autre. […] Il est nécessaire que la copule signifie l’unité des extrêmes. […]

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S’il existe des raisons de douter qu’Aristote a connu la notion de copule, c’est certainement à Boèce que l’on doit l’introduction du verbe ‘copulare’ décrivant la fonction du verbe ‘être’ dans certains de ses usages ; quant aux expressions ‘vis copulandi’ et ‘copula’, elles apparaissent dans les Glosulae super Priscianum à la fin du xie siècle. Sur l’émergence de la distinction de secundo / de tertio adiacente, voir G. Nuchelmans, Secundum / tertium adiacens. The Vicissitudes of a Logical Distinction, Amsterdam, 1992. Gauthier Burley, De puritate artis logicae, Tractatus longior, I, 1, vi, éd. Ph.  Boehner, St Bonaventure N. Y., 1955, p. 54 : « Quando enim hoc verbum ‘est’ praedicatur secundum adiacens, tunc est categorema, quia tunc est praedicatum vel includens in se praedicatum et dicit determinatam naturam, scilicet esse existere. Sed quando praedicatur tertium adiacens, tunc est syncategorema, et sic dicit illud quod importatur per praedicatum et non dicit illud quod est in se. » Sur la philosophie du langage de Burley, voir J. Pinborg, « Walter Burleigh on the Meaning of Propositions », Classica et Mediaevalia, 28 (1967), p. 394-404 ; P. Kunze, Satzwahrheit und Sprachliche Verweisung. Walter Burleighs Lehre von der suppositio termini in Auseinandersetzung mit der mittelalterlichen Tradition und der Logik Wilhelm von Ockhams, Thèse de l’Université de Freiburg i. Br., 1980 ; E. Karger, « Mental Sentences According to Burley and the Early Ockham », Vivarium, 34 (1996), p. 192-230 ; A. Conti, « Significato e verità in Walter Burley », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 11 (2000), p. 317-350 ; J. Biard, « Le statut des énoncés dans les commentaires du Peri Hermeneias de Gauthier Burley », dans H. A. G. Braakhuis, C. H. Kneepkens (éd.), The Commentaries on Peri Hermeneias in the Middle Ages, Haaren, 2004, p. 103-118 ; Ch. Rode, « Sätze und Dinge. Die propositio in re bei Walter Burley und anderen », Bochumer Philosophisches Jahrbuch für Antike und Mittelalter, 10 (2005), p. 67-90 ; L. Cesalli, Le réalisme propositionnel. Sémantique et ontologie des propositions chez Jean Duns Scot, Gauthier Burley, Richard Brinkley et Jean Wyclif, Paris, 2007, p. 166-240 ; Id., « Logique et topique chez Gauthier Burley », in J. Biard, F. Mariani Zini (éd.), Les lieux de l’argumentation. Histoire du syllogisme topique d’Aristote à Leibniz, Turnhout, p. 293333 ; S. Meier-Oeser, « Burley’s propositio in re and the systematization of the ordo significationis », dans S. F. Brown, Th. Dewender, Th. Kobusch (éd.), Philosophical Debates at Paris in the Early Fourteenth Century, Leyde, 2009, p.  483-505 ; L. Cesalli, « Meaning and truth », in A. Conti (éd.), A Companion to Walter Burley. A Late Medieval Logician and Metaphysician, Leiden, 2013, p. 87-133.

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La copule dans l’âme n’est rien d’autre que l’acte d’affirmer que ce qui est signifié par le prédicat est ce qui est signifié par le sujet61.

Certes, Brinkley parle ici de la copule dans l’âme et l’on pourrait penser que ce qu’il dit n’est vrai que des énoncés du langage mental. En réalité, la thèse vaut pour les trois niveaux de langage habituellement distingués par les médiévaux : l’écrit, l’oral et le mental. Le verbe ‘est’ prononcé ou écrit n’est que le symptôme extérieur de l’acte fondateur de toute proposition, lequel est nécessairement mental. C’est un point que Gauthier Burley exprime de manière tout à fait explicite : Il faut savoir en premier lieu que dans toute proposition [i.e. mentale, vocale, écrite], il y a quelque chose de matériel et quelque chose de formel. Ce qui est formel dans la proposition est la copule couplant le prédicat avec le sujet, et cette copule est dans l’intellect parce qu’elle est une composition et une division de l’intellect62. [Mes italiques]

Des Glosulae à Brinkley en passant par Abélard et Burley, il semble que la tendance soit à la « mentalisation » du pouvoir à l’’uvre dans la prédication : la copule ‘est’ n’est que la marque sensible de l’opération mentale qui réalise effectivement le couplage du prédicat au sujet. Une telle opération est la marque distinctive de la propositionnalité. C’est d’elle en effet que dépend le pouvoir d’une proposition de dire quelque chose, en d’autres termes : d’être non pas une simple liste de mots, mais un porteur d’une valeur de vérité. On peut toutefois se demander si le fait d’être en présence d’une authentique prédication suffit pour conférer à une proposition sa force assertive. Sur ce point également, les opinions des médiévaux divergent. S’il est vrai que de nombreux auteurs associent la composition d’une proposition à l’acte d’assertion qu’est l’affirmation ou le jugement – tel est le cas de Thomas d’Aquin et de Gauthier Burley par exemple –, il en est d’autres qui insistent sur le fait qu’il s’agit de deux moments bien distincts dans le processus de genèse d’un énoncé. Composer une proposition – coupler un prédicat à un sujet – n’équivaut pas encore à affirmer quoi que ce soit, mais seulement à constituer un certain contenu propositionnel, lequel, tout en étant sémantiquement stable ou complet, n’en reste pas moins assertivement inerte. 61

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Richard Brinkley, Summa logicae, I, 10, Prague, Státní knihovna CSR, III. A. 11, fol. 37va : « Intellectus autem copulans predicatum cum subiecto in anima non facit aliud quam affirmare rem significatam per unum extremum esse rem significatam per aliud […]. […] necesse est quod copula unitatem extremorum significat […]. Copula […] in anima non est nisi actus affirmandi significatum per predicatum […] esse significatum per subiectum […]. » Voir aussi, ibid., fol. 48ra : « Copula ratione impositionis precise significat unitatem extremorum. »  Gauthier Burley, Liber Praedicamentorum [2e commentaire composant le Super artem veterem de 1337], Venise 1497, fol. C4rb : « [ ] in omni propositione est aliquod materiale et aliquod formale. Formale in propositione est copula copulans predicatum cum subiecto et illa copula est in intellectu quia est compositio vel divisio intellectus. »

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L’assertion effective requiert un acte ultérieur qui fait du simple contenu propositionnel une proposition au sens effectif du terme. Cet acte de second ordre est un acte de jugement63. Comme l’ont montré plusieurs travaux récents64, la distinction entre force et contenu d’un énoncé est présente dans la logique médiévale non seulement au tournant du xive siècle chez un auteur comme Jean Duns Scot, mais dans la première moitié du xiie siècle déjà, chez Abélard. Voici par exemple, ce qu’écrit Duns Scot à propos des propositions qu’il qualifie de « neutres » : […] l’intellect forme [i.e. compose] de nombreuses propositions et les appréhende par un second acte, lesquelles sont pourtant neutres pour lui […]. Par suite, bien que la vérité et la fausseté soient en lui formellement – car ou bien il y a conformité avec les choses extérieures, ou bien il n’y a ‹ pas une telle conformité › –, elles ne s’y trouvent pas objectivement [i.e. en tant qu’objet d’un acte], parce que cette conformité ‹ elle-même › n’est pas appréhendée65.

On dira sans doute que, dans ce passage, il n’est pas explicitement question de jugement, ni même d’assentiment, mais comme l’ont montré les travaux de G. Pini, Scot identifie à l’assentiment (et celui-ci au jugement) l’acte second par lequel l’intellect appréhende les propositions neutres. Quelques années plus tard, soit en 1317, Guillaume d’Ockham sera, lui, beaucoup plus explicite sur ce point : Il y a deux actes parmi les actes de l’intellect, dont l’un est un acte appréhensif et se rapporte à n’importe quelle chose pouvant être le terme [i.e. l’objet] de l’acte d’une faculté intellective, que cet objet soit complexe ou non ; l’autre acte peut être dit judicatif, par lequel l’intellect non seulement appréhende ‹ son objet › 63

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C’est précisément l’idée développée par Frege au début de sa Begriffsschrift (1879), I, § 2, lorsqu’il distingue un contenu seulement « jugeable » ou « assertable » (beurteilbarer Inhalt), symbolisé par un long trait horizontal, et l’acte d’assertion lui-même conférant sa force au jugement, symbolisé par un petit trait vertical placé à gauche du trait de contenu. Voir le volume édité par A. Maierù et L. Valente, Medieval Theories on Assertive and NonAssertive Language, Florence, 2004, et plus particulièrement, dans ce même volume, la contribution de G. Pini, « Scotus on assertion and the copula : a comparison with Aquinas », p. 307331. Voir aussi Ch. Martin, « Denying Conditionals : Abaelard and the Failure of Boethius’s Account », Vivarium, 45 (2007), p. 153-168 ; Id., « The development of Abaelard’s theory of topical inferences », dans J. Biard, F. Marini Zini (éd.), Les lieux de l’argumentation, p. 249-270. Jean Duns Scot, Quaestiones super libros Metaphysicorum Aristotelis, libri VI-IX, éd. R. Andrews, G. Etzkorn, G. Gál, R. Green, F. Kelley, G. Marcil, T. Noone, St Bonaventure N. Y., 1997, VI, q. 3, n. 37, p. 72 : « […] intellectus multas propositiones format et apprehendit actu secundo, quae tamen sunt sibi neutrae […]. Licet ergo sit in illo actu formaliter veritas vel falsitas – aut quia est conformis rei extra aut non – tamen non est ibi obiective, quia non apprehenditur ista conformitas. » Sur la philosophie du langage de Scot, voir C. Marmo, « Ontology and Semantics in the Logic of Duns Scotus », dans U.  Eco, C.  Marmo (éd.), On the Medieval Theory of Signs, Amsterdam, 1989, p. 143-193 ; D. Perler, « Scotus’ Philosophy of Language », dans T. Williams (éd.), The Cambridge Companion to Duns Scotus, Cambridge, 2002, p. 161-192 ; G. Pini, Categories and Logic in Duns Scotus, Leyde, 2002 ; L. Cesalli, Le réalisme propositionnel…, p. 94-166 ; A. Vos, The Philosophy of John Duns Scotus, Edimbourgh, 2006, p. 151-195.

Quelques réflexions logico-sémantiques sur le pouvoir des mots

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mais lui accorde ou lui refuse son assentiment. Et un tel acte ne se rapporte qu’à quelque chose de complexe66.

On le voit, aussi bien au niveau de sa composition aléthiquement neutre qu’à celui de son assertion effective, les pouvoirs qu’a une proposition de renvoyer de manière non assertive à un certain contenu ou d’asserter ce contenu, ces pouvoirs remontent l’un et l’autre à des actes mentaux du locuteur : celui de la composition ou de la division d’une part, et celui de l’assentiment ou du jugement, de l’autre. Conclusion : quel pouvoir pour les mots ? Il n’aura pas échappé au lecteur que notre analyse des quatre cas de figure présentés ci-dessus est clairement partiale ou orientée. De fait, nous avons délibérément mis en avant une certaine approche – plutôt « anglaise » – insistant sur le rôle joué par les actes et états mentaux des locuteurs dans le fonctionnement sémantique des mots. Or cette manière de voir les choses n’épuise pas, tant s’en faut, la variété des théories médiévales, comme en témoigne la tradition « française » que nous n’avons fait qu’évoquer ici ou là. Ici se dessine une opposition entre approches « mentalistes-subjectivistes » et approches « physicalistes-objectivistes ». Est-ce à dire que l’on pourrait produire une lecture alternative de nos quatre cas de figure qui conduirait à l’équilibre intellectuellement inconfortable d’une conclusion aporétique ? Notre conviction – mais cela reste à montrer dans le détail – est qu’une telle contre-analyse aboutirait à présenter, sous un jour certes différent, un résultat qui, sur le fond, reviendrait au même : prendre les mots au mot lorsqu’ils s’auto-attribuent des pouvoirs – par exemple, poser que le syncatégorème ‘omnis’ lui-même distribue, ou que la copule ‘est’ elle-même couple – c’est faire abstraction du fait qu’en tant qu’artefacts porteurs d’une signification conventionnelle, les mots ne peuvent rien « faire », ne possèdent aucun « pouvoir » qui ne dépende, en fin de compte, des actes et des intentions de locuteurs.

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Guillaume d’Ockham, Ordinatio, prol., q. 1, éd. S. F. Brown, G. Gál, St Bonaventure N. Y., 1967 [Opera theologica I], p. 16 : « […] inter actus intellectus sunt duo actus quorum unus est actus apprehensivus, et est respectu cuiuslibet quod potest terminare actum potentiae intellectivae, sive sit complexum, sive incomplexum. […]. Alius actus potest dici iudicativus, quo intellectus non tantum apprehendit obiectum sed etiam illi assentit vel dissentit. Et iste actus est tantum respectu complexi. » Sur la philosophıie du langage d’Ockham, voir C. Panaccio, Les mots, les concepts et les choses, Montréal, 1992 ; C. Michon, Nominalisme. La théorie de la signification d’Occam, Paris, 1994 ; C. Panaccio, Le discours intérieur. De Platon à Guillaume d’Ockham, Paris, 1999 ; M. Lenz, Mentale Sätze. Wilhelm von Ockhams Thesen zur Sprachlichkeit des Denkens, Stuttgart, 2003 ; C. Panaccio, Ockham on Concepts, Aldershot, 2004.

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Laurent Cesalli

En ce sens, une approche de type « objectiviste » ne peut être qu’une approche partielle. Attribuer littéralement des pouvoirs aux mots –  à commencer par le plus fondamental d’entre eux, à savoir le pouvoir de signifier – c’est un peu comme si l’on tentait de décrire le langage à partir du seul « comportement » des mots renfermés dans les livres, en oubliant que ces mots sont d’abord – c’est-à-dire historiquement et essentiellement – des mots prononcés par des locuteurs pour des auditeurs. Autrement dit, les mots ne sont rien d’autre que des outils et le modèle instrumental développé par Bacon à propos de la négation ou du quantificateur universel et de leur force effective se laisse généraliser à l’ensemble des expressions linguistiques. Notons par ailleurs que le modèle du bâton peut être affiné sur la base des progrès technologiques accomplis entre le xiiie et le xxie siècle. Certains mots, comme les syncatégorèmes et la copule, par exemple, mais aussi certaines expressions comme les propositions, semblent fonctionner davantage comme des outils électriques dotés d’un moteur propre. Mais le point essentiel est que de même que le mouvement du bâton dépend exclusivement de celui du batteur, la capacité d’action de l’outil électrique dépend, en dernière analyse, de l’ingénierie humaine et d’un acte déclencheur (il faut bien que quelqu’un appuie sur le bouton…). Une autre manière d’exprimer cette idée consiste à dire que les mots sont à concevoir comme des prothèses de l’esprit humain, une image qui, soit dit en passant, est évoquée par l’étymologie même du mot propositio : pro alio positio. Avec Searle, on pourrait sans doute affirmer que prendre le métalangage au mot revient à oublier que l’intentionnalité des paroles n’est qu’une intentionnalité dérivée67. Faut-il prendre les mots au mot lorsqu’ils semblent s’auto-attribuer des pouvoirs ? Les quelques réflexions proposées ici plaident en faveur d’une réponse négative. Elles permettent aussi, nous l’espérons, de comprendre le pourquoi de ces attributions : les mots, une fois placés par les locuteurs dans le champ de l’interaction sociale, provoquent des effets spécifiques sur d’autres sujets. Mais de même que le bâton n’est pas la source de son propre mouvement, le pouvoir apparent des mots n’est en réalité qu’un pouvoir par procuration68.

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J. Searle, Intentionality. An Essay in the Philosophy of Mind, Cambridge, 1983, ch. 6 et 8. Un grand merci à I. Rosier-Catach et F. Goubier pour leur lecture attentive d’une première version de ce texte, ainsi que pour leurs remarques critiques et constructives.

Costantino Marmo

DE VIRTUTE SERMONIS/VERBORUM L’AUTONOMIE DU TEXTE DANS LE TRAITEMENT DES EXPRESSIONS FIGURÉES OU MULTIPLES Dans cet article je voudrais présenter des auteurs et des textes qui dans des contextes disciplinaires différents, essentiellement grammatical et logique, ont utilisé la notion de virtus/vis verborum (ou verbi, ou sermonis) et montrer en quel sens ils l’ont fait, pour la période qui va du xiie siècle jusqu’au xive siècle, c’est-à-dire jusqu’à la crise sur la virtus sermonis qui se produit avec le statut parisien anti-ockhamiste du 29 décembre 1340. Ces expressions apparaissent fréquemment tant chez les Pères latins que chez les auteurs du haut Moyen Âge, et jusqu’au xiie siècle, mais dans différentes acceptions. Ainsi, dans les écrits d’Augustin l’expression vis verbi/ verborum est utilisée parfois pour indiquer le signifié d’un mot (comme dans le De magistro1), parfois pour indiquer la valeur ou force expressive d’un mot, nettement distincte du signifié (comme dans le De dialectica)2. Bien que le terme vis (ou, plus souvent, potestas) soit utilisé par les grammairiens latins, comme Donat, dans le sens de valeur (consonantique ou vocalique) d’un phonème (elementum ou littera3), on le retrouve dans le sens de « signifié » dans les commentaires sur Donat des grammairiens du haut Moyen Âge, quand ils discutent, par exemple, des modifications induites par le préfixe ‘in’ sur le signifié des mots auxquels il s’attache : il peut donc signifier parfois une négation, parfois un renforcement, parfois l’équivalent d’une autre préposition ou locution adverbiale, comme ‘vers’ ou ‘jusqu’à’ (usque ad4). 1

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Augustin, De magistro, 10.34, éd. K.-D. Daur, Turnhout, 1970 (CCSL 29) p. 193 : « Potius enim ut dixi uim uerbi, id est significationem, quae latet in sono, re ipsa, quae significatur, cognita discimus, quam illam tali significatione percipimus » ; cfr ibid., 3.6, p. 163. Je voudrais remercier Irène Rosier-Catach pour ses précieuses suggestions et corrections à une version précédente et provisoire de cet article. Augustin, De dialectica, 7, éd. J. Pinborg, Dordrecht-Boston, 1975, p. 100 : « Nunc vim verborum, quantum res patet, breviter consideremus. Vis verbi est, qua cognoscitur quantum valeat. Valet autem tantum quantum movere audientem potest. » Pour l’usage de potestas, cfr Donat, Ars maior, I. 2, éd. L. Holtz, Donat et la tradition de l’enseignement grammatical, Paris, 1981, p. 605 (suivi par ses commentateurs), et pour l’usage de vis, par exemple Alcuin, Dialogus Franconis et Saxonis de octo partibus orationis, PL 101, col. 856B. Anonymus ad Cuimnanum, Expositio latinitatis, 23, lin. 135-137, éd. B. Bischoff, B. Löfstedt, Turnhout, 1992 (CCSL 133D), p.  152 ; Ars Ambrosiana, De praepositione, lin. 233-240, éd.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 49-69 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101895

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Les expressions vis verbi/verborum et virtus sermonis/sermonum sont également utilisées avec une acception très générale et peu technique pour attirer l’attention sur les mots utilisés dans un texte, le plus souvent le texte sacré, parfois en opposition aux sons qu’ils produisent : on trouve des exemples d’un tel usage, au cours du ixe siècle, chez Ratramne de Corbie, Pascase Radbert et Jean Scot5. En outre, les Pères des ive et ve siècles se servent de l’expression virtus sermonis pour commenter des traductions de mots bibliques ou patristiques grecs en latin, en soulignant que les traductions ne peuvent pas garder les significations originaires dans leur intégrité6. Enfin, au xiie siècle, on trouve l’expression virtus sermonis dans différents textes et avec différentes acceptions, notamment avec celle de vertu (morale) attribuée au discours, ou d’efficacité de la Parole divine, par exemple dans les sermons sur le Cantique des cantiques par Gilbert de Hollande7. Ces exemples ne contredisent pas complètement William Courtenay qui a montré que l’expression virtus sermonis n’est utilisée systématiquement qu’à partir du milieu du xiiie siècle pour indiquer le signifié littéral8. En effet, au

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B. Löfstedt, Turnhout, 1982 (CCSL 133C), p. 173 ; Bède le Vénérable, De orthographia, lin. 543, éd. Ch. W. Jones, Turnhout, 1975 (CCSL 123A), p. 29 ; Sedulius Scotus, In Donati artem maiorem, II, éd. B. Löfstedt, Turnhout, 1977 (CCCM 40B), p. 305. Cfr Ratramne de Corbie, De corpore et sanguine domini, V, Texte original et notice bibliographique, ed. J. N. Bakhuizen van den Brink, Amsterdam-London, 1974 ; Pascase Radbert, Expositio in Matheo libri xii, VIII, éd. B. Paulus, Turnhout, 1984 (CCCM 56A), p. 905 ; Exp. in Matheo, IX, éd. B. Paulus, Turnhout, 1984 (CCCM 56B), p. 937 ; Jean Scot (Eriugena), Periphyseon, I, éd. E. A. Jeauneau, Turnhout, 1996 (CCCM 161), p. 15 ; Periph., III, Turnhout, 1999 (CCCM 163), p.  87 ; Periph., IV, Turnhout, 2000 (CCCM 164), p.  132 ; p.  142 (virtus sermonis) ; Jean Scot (Eriugena), Commentarius in Evangelium Johannis, fr. IV.4, éds. E. A. Jeauneau, A. J. Hicks, Turnhout, 2008 (CCCM 166), p. 84 : « Inspice ergo uim uerborum » ; cfr aussi au xe siècle, Béranger de Tours, Rescriptum contra Lanfrannum, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, 1988 (CCCM 84), p. 156-157, où les expressions ex vi verborum et vis verbi sont appliquées à l’interprétation de la description de l’eucharistie par Ambroise et Augustin. Cfr Hilaire de Poitiers, Tractatus super Psalmos. In Psalmum CXVIII, éd. J.  Doignon, R.  Demeulenaere, Turnhout, 2002, p. 51 : « in hoc nunc uersu sermonis uirtus non proprie per condicionem translationis expressa est » ; Rufin d’Aquileia, In Epistulam Pauli ad Romanos explanationum libri, 9.2, éd. C. P. Hammond Bammel, p. 723 : « Et in hoc ergo loco melius apostoli dicta lucerent si haberemus et nos scriptum secundum Graeci sermonis uirtutem : ‘sed sapere ad temperantiam’, hoc est ut in omnibus uel quae agimus uel quae loquimur uel sentimus temperantiam teneamus ». Cfr Gilbert de Hoilandia, Sermones in Canticum Salomonis, 31, PL 184, col. 163A (où Gilbert interprète la louange des mamelles comme une louange du discours contrôlé – castigatus sermo – des femmes), et 34, col. 178A (« Magna quidem virtus sermonis divinis, et adversantes revincere potest, et non adversantes allicere »). Cfr aussi, Robert de Deutz (ou de Saint-Laurent ?), Commentaria in Job, PL 168, col. 1102 (qui cite Grégoire le Grand, Moralia in Job, XX.40.77, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1979 (CCSL 143A), p. 1060). W. J. Courtenay, « Force of Words and Figures of Speech : The Crisis over virtus sermonis in the Fourteenth Century », Franciscan Studies, 44 (1984), p. 107-128 (William of Ockham (12851347) Commemorative Issue, Part I). Orientée en un sens complètement différent, l’étude

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xiie siècle, cette expression n’était pas utilisée dans cette acception. La distinction dont elle relève au xiiie siècle, celle entre signifié littéral et signifié métaphorique ou figuré, remonte aux grammairiens et rhétoriciens de l’antiquité grecque et latine9. J’ai choisi comme point de départ le xiie siècle, bien que les textes des grammairiens, logiciens et théologiens de ce siècle, comme on l’a vu, ne mentionnent que rarement l’expression elle-même : on verra, pourtant, que dans les textes sur l’herméneutique du xiie siècle on trouve déjà tous les outils théoriques permettant de distinguer entre ce qu’on prend au sens propre et ce qu’on interprète dans un sens impropre. On verra également qu’un logicien de la deuxième moitié du xiiie siècle et un autre du xive feront la connexion explicite entre les deux séries d’expressions utilisées pour signifier cette distinction. Je soulignerai aussi l’importante contribution théorique donnée par Roger Bacon dans son œuvre grammaticale (Summa Gramatica) : il n’y parle pas seulement de virtus sermonis, mais aussi d’intentio sermonis, une notion qui au-delà des suggestions relevant de l’actualité plus récente10, mérite d’être approfondie en elle-même. De l’herméneutique scripturaire aux sciences du TRIVIUM au xiie siècle : SENSUS QUEM VERBA FACIUNT vs. SENSUS A QUO VERBA FIUNT En contexte théologique, Gilbert de Poitiers, dans ses commentaires sur les opuscules boéciens, avance une distinction qui sera reprise par ses disciples, comme l’auteur du traité Invisibilia Dei, Simon de Tournai et Alain de Lille, et sera encore utilisée dans les siècles ultérieurs. La distinction entre le sens que les mots produisent (sensus quem verba faciunt) et le sens à partir duquel les mots sont produits (sensus quo verba fiunt) fait référence à deux niveaux de sens (ou d’interprétation) qui peuvent être attribués à une expression linguistique, l’un immédiat qui découle de l’institution originaire des mots (impositio), et l’autre qui dépend de l’intention de l’auteur qui utilise ces mots pour dire autre chose que ce qu’ils signifient originairement. Comme Luisa Valente l’a bien montré dans son récent volume sur la logique et la théologie au xiie siècle11, la proposition de Gilbert de Poitiers se

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de B. Delaurenti, La puissance des mots. « Virtus verborum » : Débats doctrinaux sur les pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007, ignore presque complètement les débats développés dans les milieux grammaticaux et logiques dont on va traiter ici. Comme je le suggère dans mes conclusions, la notion de virtus sermonis/verborum semble avoir une portée différente de celle de vis verbi discutée par Augustin dans son De dialectica, 7. Cfr W. J. Courtenay, « Force of Words and Figures of Speech », p. 108-113. C’est Umberto Eco (I limiti dell’interpretazione, Milan, 1990) qui a indiqué dans l’intentio operis la limite essentielle des interprétations d’un texte. L. Valente, Logique et théologie au XIIe siècle : les écoles parisiennes entre 1150 et 1220, Paris, 2008, p. 123-149.

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place dans une réflexion complexe sur l’applicabilité du langage humain ou, plus proprement, du langage des sciences naturelles à la théologie, en y incluant les catégories d’Aristote. À ce propos, il dit que « les mots sont transposés du discours naturel en théologie12 » de manière que ce ne sont pas seulement des noms comme persona ou des adjectifs comme iustus, bonus ou magnus, mais aussi le verbe être, qui doivent être transposés du domaine de l’usage quotidien, ou du sens littéral (c’est-à-dire celui qui à travers l’imposition a été associé à une certaine expression), à autre domaine, qui peut être celui des mathématiques (quand on parle de la dimension d’une ligne) ou celui de la théologie (quand on prédique de Dieu les adjectifs iustus, bonus etc., ou même on dit qu’Il est13). En particulier, Gilbert souligne que, quand on dit d’un sujet qu’il est homme et d’un autre qu’il est Dieu, notre façon de dire (modus dicendi) est la même, mais que « le sens à partir duquel on le dit » est très différent : dans le premier cas la forme (le quo est, c’est-à-dire humanitas) qui est prédiquée du sujet n’est jamais totalement identique au sujet (le quod est), mais laisse de côté d’autres propriétés (qualités ou quantités) qui déterminent le sujet en question. Dans le cas de Dieu, l’être du sujet est, au contraire, totalement identique à ses propriétés à cause de sa simplicité14. Le langage théologique est donc impropre par rapport au langage des sciences naturelles15. Luisa Valente montre très clairement comment la perspective théorique de l’auteur des Invisibilia Dei est totalement différente de celles de Robert de Melun et Pierre Lombard, qui font dériver la propriété de l’attribution d’un prédicat comme est ou est bonus à Dieu du fait que Dieu est l’origine de l’être comme de la bonté, et qui proposent ainsi un parallélisme « entre propriété sur le plan de l’être et propriété sur le plan du langage16 ». L’auteur des Invisibilia Dei n’accepte pas ce parallélisme et propose, de son côté, une opposition entre deux plans ou ordres : l’ordo existendi et l’ordo intelligendi. Ce qui est premier dans un ordre est postérieur dans l’autre. En conséquence de ce rejet du parallélisme entre les deux ordres, la transposition du langage humain à la théologie ne peut produire que des affirmations fausses ou impropres. L’inadéquation du langage à l’expression des propositions sur Dieu ne dépend pas seulement de l’impropriété sémantique des mots humains, mais aussi du fonctionnement de la prédication (au sens logicolinguistique du terme) : « Praedicari est aliquid alicui inesse demonstrari17 ». La 12 13 14 15

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Ibid., p. 137. Ibid., p. 124. Ibid., p. 129-130. Les choses, en effet, sont en peu plus compliquées, cfr ibid., p. 131ss. (en particulier sur le verbe être, p. 133-143). Ibid., p. 189. Tractatus Invisibilia Dei, éd. N. M. Häring, Recherches de théologie ancienne et médiévale, 40 (1973), p. 104-146, en part. p. 125 (cit. dans L. Valente, Logique et théologie, p. 193).

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prédication exprime donc toujours l’inhérence d’une forme à un sujet, c’està-dire une composition qui n’est pas compatible avec la simplicité de Dieu. Quand on dit qu’un homme est bon, le fonctionnement du langage humain est tel que cette prédication signifie l’inhérence d’une forme (la bonté) au sujet humain ; mais quand on attribue cet adjectif à Dieu, on ne peut lui associer aucune forme (bonitatem illi non copulo) et donc on n’utilise pas le langage humain selon ses règles propres : « affirmatio que de illo ‹ scil. Deo › fit inpropria est, quia per illam nichil ei copulamus18 ». Cet auteur anonyme reprend donc la distinction avancée par Gilbert de Poitiers et la présente selon la formule qui deviendra célèbre : Itaque hec uerba : ‘Deus est’, ‘deus est magnus’ sumenda sunt non ex sensu quem faciunt, sed ex sensu quo fiunt19.

Cette distinction est explicitement associée par un autre auteur de la fin du xiie siècle, Raoul Ardent, à la distinction entre le sens historique des Écritures saintes et les autres trois sens : Legant ergo et intelligant ministri Novi Testamenti sacras Scripturas non ex sensu quem faciunt, sed ex sensu ex quo fiunt, attendentes quae historialiter, quae mystice, quae tropologice et quae anagogice dicentur20.

Le sens que produisent les mots est le premier qui se présente à l’esprit de l’auditeur (ou du lecteur), tandis que le deuxième est ce que Dieu (l’auteur des Écritures) a entendu transmettre, ou bien le sens dans lequel la théologie transpose les mots du langage ordinaire. Un autre théologien de la même période, Simon de Tournai, utilise cette distinction dans le contexte d’une théorie générale de la signification qui en précise l’étendue et l’importance du point de vue théologique et herméneutique, dans ses Institutiones in sacram paginam (encore inédites21). La distinction en question est ici appliquée à la signification des mots, qui se distingue de celle des choses signifiées par les mots. Un mot (vox) peut signifier une chose dans l’un des deux sens : dans le sens que les mots produisent (ex sensu quem faciunt 18 19 20 21

Ibid. Ibid. Homélie XXVI, PL 155, col. 2035D (cit. in L. Valente, Logique et théologie, p. 194, n. 77). Cfr F. Siri, Le Institutiones in sacram paginam di Simone di Tournai (M. 1201). Testo e studio dottrinale, Tesi di laurea specialistica in Filosofia, Università degli studi di Roma « La Sapienza », Relatore prof.ssa L. Valente, a.a. 2006/7, en a donnée une édition complète. Au sujet de cette œuvre, cfr C. Marmo, « Inferential Signs and Simon of Tournai’s General Theory of Signification », dans Vestigia, imagines, verba. Semiotics and Logic in Medieval Theological Texts (XIIth-XIVth Century), Proceedings of the XIth Symposium on Medieval Logic and Semantics, University of San Marino, 24-28 May 1994, éd. C. Marmo, Turnhout, 1997, p. 6182 ; Id., « Simon of Tournai’s Institutiones in sacram paginam. An Edition of his Introduction about Signification », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge grec et latin, 67 (1997), p. 93-103, avec errata corrigés dans Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge grec et latin, 73 (2002), p. 259.

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verba) comme dans l’énoncé Symo scribit, ou dans le sens à partir duquel les mots sont produits (ex sensu ex quo verba fiunt) comme dans l’énoncé diligentia Simonis scribit. Dans le premier sens, les mots forment le discours dit analogique (et Simon explique que cet adjectif signifie « correct », rectus, en donnant une étymologie très fantaisiste), tandis que les mots pris dans le deuxième sens forment le discours métonymique, c’est-à-dire transposé (locutio transumptiva), parce que dans l’énoncé diligentia Simonis scribit, le soin (diligentia) n’écrit pas (au sens propre du verbe), mais est néanmoins la cause de l’écriture (scribendi causa). On trouve ici l’application rigoureuse de la théorie gilbertine de la transomption des noms en théologie (denominatio ou métonymie, comme la dénomme Simon, d’après Gilbert). Grâce à cette distinction, Simon peut identifier deux types pour chaque sorte de discours, selon la tripartition proposée par Cicéron (De inv. I.27) : fabula, argumentum et historia. On aura donc la fabula analogica (au sens propre comme dans l’énoncé : « angues trahere currum Medee per aera ») et la fabula metonymica (au sens transposé : « prudentia Medee agit angues per aera ») ; l’argumentum analogicum (« sororem falso creditam uiolat Panphilus ») et l’argumentum metonymicum (« dolus Panphili sororem decepit ») ; et enfin l’historia analogica et l’historia metonymica selon les exemples tirés de l’Écriture discutés par la suite. Simon de Tournai précise que dans les Écritures saintes on ne peut pas trouver les deux types de fabula, mais qu’on peut lire les quatre autres types de discours : l’histoire analogica est par exemple au commencement de la Genèse (« In principio creavit Deus celum et terram »), tandis que l’autre, la metonymica, est par exemple dans le Livre des Rois (IV, 14, 9) : « Carduus agri venit ad cedros Libani », où le nom carduus (le chardon) signifie par translation une personne humble, tandis que le terme cedrus –  qui se réfère normalement à un grand arbre  – signifie métaphoriquement une personne sublime. Simon spécifie qu’on a à faire ici avec la métaphore et non pas avec l’allégorie, c’est-à-dire avec ce qui, après Bède le Vénérable, avait été appelé allegoria in factis (par opposition à l’allegoria in verbis). Dans sa classification générale des types de signification, en effet, l’allégorie tombe sous l’autre sorte de signification, celle des choses et ne doit donc pas être mélangé avec l’histoire métonymique, qui relève, au contraire, de la signification des mots. Dans les Écritures on trouve aussi l’argumentum sous le nom de parabole (comme celle du semeur : « Exiit qui seminat seminare semen suum »), mais Simon ne dit pas de quel type il relève (analogique ou métonymique22). Il est intéressant de mentionner ici un autre texte de Simon (tiré de ses Disputationes) où, après avoir rappelé la distinction en question, il donne une règle pragmatique (liée peut-être aux discussions des Écoles) selon laquelle : 22

Simon Tornacensis, Institutiones in sacram paginam, d. 1, in Marmo, « Simon of Tournai’s Institutiones », p. 95-97.

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Omnis qui respondet, satisfacere debet interroganti, non interrogatis. Ergo iudicare debet verba ex sensu ex quo fiunt ab interrogante, secundum quod soliti sumus dicere, non tamen secundum aliquem inusitatum sensum quem infert verbis. Nec iudicanda sunt verba ex sensu quem faciunt ex institutione, nisi ex eodem sensu fiant quem faciunt23.

Il y a plusieurs remarques à faire ici : avant tout, il relie le sens propre à l’institution (ou imposition) et le sens impropre à l’usage, sans exclure qu’ils puissent coïncider ; en deuxième lieu, il reconnait la priorité au sens impropre, transposé, mais bien fondé sur l’usage ; il n’exclut pas que l’interlocuteur puisse tirer (ou inférer) du discours (la question posée) un sens qui n’est pas celui attesté par l’usage, un contenu alternatif de la question ou du discours qu’il faut écarter pour des raisons pragmatiques24. Simon ne dit pas d’où l’interlocuteur prend ce sens alternatif, s’il le fait à partir de l’imposition originaire ou d’un usage peu répandu : quoi qu’il en soit on a à faire ici à un sens qui est déjà là, à disposition de l’interlocuteur, dans le discours, et qui peut toujours produire des effets indépendants des intentions du locuteur. VIRTUS SERMONIS dans les arts libéraux : les points de vue grammatical et logique au xiiie siècle Pour le xiiie siècle je laisserai de côté le discours théologique pour me concentrer sur les corpus grammatical et logique, et en particulier sur les discussions autour du langage figuré dans le milieu grammatical de la première moitié du siècle, et sur la référence et l’ambigüité dans le milieu logique de la deuxième moitié du siècle. Le traitement des figures dans le milieu grammatical : virtus sermonis et intentio sermonis Le respect des règles du régime et de l’accord grammatical produit pour les grammairiens des syntagmes bien formés (congruitas), mais l’inverse ne vaut pas, c’est-à-dire que pour eux les syntagmes qui ne respectent pas ces règles ne sont pas automatiquement à rejeter ; au contraire, parfois ce qu’ils perdent en correction, ils l’acquièrent en efficacité communicative. On a à faire ici aux expressions figurées dont la discussion reçoit beaucoup d’attention dans les textes des grammairiens de la première moitié du xiiie siècle, en particulier dans les commentaires sur le Priscien mineur (c’est-à-dire, les livres 17 et 18 des Institutiones grammaticae). Comme l’a bien montré Irène 23 24

Simon Tornacensis, Disputationes, LIX, q. 2, éd. J. Warichez, Louvain, 1932, p. 167. On peut penser à la maxime de la relation de Paul Grice (« Logic and Conversation », dans The Philosophy of Language, éd. A. P. Martinich, Oxford, 2001), qui souligne l’importance de la pertinence de la contribution de chaque participant.

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Rosier-Catach dans son volume sur la Parole comme acte, ils développent dans ce contexte ce qu’on peut considérer comme une approche pragmatique à l’analyse du langage25. La figure, pour ces grammairiens, est différente de la simple transgression aux règles de bonne construction syntaxique, du fait qu’il est possible de la justifier, c’est-à-dire d’en donner une ratio excusans, une motivation qui la justifie. Cette argumentation doit expliquer, d’un côté, ce qui rend possible la figure sur le plan de l’expression (ratio qua potest fieri) et, de l’autre côté, ce qui en rend nécessaire l’utilisation (ratio qua oportet fieri26). Du premier point de vue, les grammairiens, comme Robert Kilwardby ou Roger Bacon, pensent que pour chaque expression figurée (et donc grammaticalement incorrecte) doit exister une forme correcte équivalente : dans un cas classique et très simple comme turba ruunt, en substituant au sujet singulier la forme pluralisée (turbae), on réduit l’énoncé figuré à un énoncé correct, sans aucun changement substantiel des éléments syntaxiques. Robert Kilwardby, en particulier, estime que le deuxième énoncé donne une sorte de sens moyen (intellectus medius) entre le sens immédiat (intellectus primus) et celui que le locuteur veut communiquer (intellectus secundus) : celui-ci – selon Irène Rosier-Catach27 – est ce « qui permet à l’auditeur de reconstruire correctement le sens de la figure, en saisissant, par comparaison, la variation sémantique induite par la variation formelle entre énoncé figuré et énoncé correct28 ». En d’autres termes, un énoncé qui dérive d’un système de relations syntaxiques offre à son auditeur un premier niveau de sens qui dépend de ce système de relations et correspond au niveau littéral de l’interprétation : il est ce qu’un texte signifie sur la base de sa codification originaire (ille ad quem est dictio instituta29). Si, à ce niveau, l’auditeur reçoit seulement un énoncé incorrect, il est capable d’accéder au deuxième niveau de sens en ayant recours 25

26

27 28

29

Cfr I. Rosier-Catach, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris, 1994 qui appelle cette approche « deuxième courant » ou « intentionalisme » en raison de l’accent posé sur l’intention du locuteur. Cfr I. Rosier-Catach, « O Magister… Grammaticalité et intelligibilité selon un sophisme du xiiie siècle », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge grec et latin, 56 (1988), p. 16. Ibid., p. 18. Cfr M. Sirridge, « Robert Kilwardby : Figurative Constructions and the Limits of Grammar », dans De ortu grammaticae. Studies in Medieval Grammar and Linguistic Theory in Memory of Jan Pinborg, éd. S. Ebbesen, G. L. Bursill-Hall, Amsterdam-Philadelphia, 1990, p. 330-331 et A. de Libera, I. Rosier-Catach, « La pensée linguistique médiévale », dans Histoire des idées linguistiques, éd. S. Auroux, Liège-Bruxelles, 1992, p. 115-186. On peut lire le texte de Kilwardby en appendice à C. H. Kneepkens, « Roger Bacon’s Theory of the Double intellectus : A Note on the Development of the Theory of congruitas and perfectio », dans The Rise of British Logic, éd. P. O. Lewry, Toronto, 1985, p. 140 et dans M. Sirridge, « Robert Kilwardby », p. 336, n. 29. Robertus Anglicus, Sophistria, éd. A. Grondeux, I. Rosier-Catach, Paris, 2006, p. 210 (aussi dans I. Rosier-Catach, « O Magister », p. 19) ; cfr C. H. Kneepkens, « Roger Bacon’s Theory », p. 136 et 138 ; et M. Sirridge, « Robert Kilwardby », p. 336, n. 30, et p. 335, n. 20.

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à sa propre compétence linguistique, et de restituer à l’énoncé une syntaxe correcte. Ce premier niveau est parfois appelé virtus sermonis, point de repère normatif, qui donne à l’auditeur/lecteur les instruments pour évaluer la déviation syntaxique des expressions linguistique et, en même temps, les moyens pour récupérer sur le plan sémantique ou pragmatique l’expression déviante. Du deuxième point de vue, l’usage d’un énoncé figuré devient convenable grâce à la cohérence entre ses composants sémantiques, et à l’intention du locuteur. Plusieurs grammairiens parlent a ce propos de « sens visé » (intellectus intentus), c’est-à-dire du sens qu’on entend communiquer ; pour le deuxième aspect, le sens qui dérive des relations entre les signifiés (intellectus secundus) peut s’opposer au sens qui dépend des relations syntaxiques effectives (intellectus primus30). Les interprétations de cette opposition ou distinction entre deux niveaux de sens, comme Irène Rosier-Catach l’a bien montré31, sont fort variées. Pour Robert Kilwardby, elle est liée à deux types de discours et deux types d’utilisateurs du langage : d’un côté, le discours ordinaire qui doit se soumettre aux règles de la syntaxe (c’est-à-dire, à la virtus sermonis) ; et, de l’autre, le langage du savant ou sage (sapiens) pour lequel cette soumission n’est pas nécessaire. Le premier est inférieur en valeur parce que ceux qui s’en servent font recours surtout à la sensation (sensus) et ont besoin que toutes les composantes soient explicitées pour en comprendre le sens ; au contraire, les savants peuvent saisir le sens visé, à travers soit l’explicitation de ce qui est sous-entendu, soit la focalisation sur les signifiés, et peuvent laisser de côté les modi significandi qui règlent les relations syntaxiques32. Le savant est celui qui produit des discours figurés et en même temps celui qui peut les interpréter de manière adéquate. Dans les textes des grammairiens du deuxième courant ou intentionnalistes, on analyse des énoncés de claire pertinence pragmatique, comme les cas d’ellipse, où un seul mot prend la valeur d’un énoncé : honestas (‘probité’) peut avoir le sens d’un discours complet quand il est la réponse à une question comme « quid est summum bonum in vita ? » (quel est le bien suprême dans cette vie ?) ; le savant et le grammairien peuvent aisément restituer le sens visé en se référant à la question précédente, c’est-à-dire au

30

31 32

Cfr C. H. Kneepkens, « Roger Bacon’s Theory », p. 136 et M. Sirridge, « Robert Kilwardby », p. 336, n. 31. I. Rosier-Catach, « O Magister », p. 27-30 ; Eadem, La parole comme acte, p. 35-36. Il faut souligner que la notion de modus significandi est utilisée, bien avant les Modistes, pour rendre compte des connexions syntaxiques. Avec les Modistes, des autres modi (intelligendi et essendi) entrent en système avec les modi significandi, dans un projet fort complexe de fondation spéculative de la grammaire universelle (cfr C. Marmo, Semiotica e linguaggio nella Scolastica : Parigi, Bologna, Erfurt, 1270-1330. La semiotica dei Modisti, Roma, 1994).

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contexte linguistique ; celui qui emploie le langage ordinaire, et doit se tenir à la virtus sermonis, ne le peut pas33. Pour Robert Kilwardby, suivi par Roger Bacon, l’énoncé figuré est aussi le moyen le plus efficace pour exprimer certains contenus, faisant abstraction de sa correction grammaticale34 : Ad tertium dicendum quod magis congrua est oratio que magis congrue representat intentionem proferentis […], sed non semper simpliciter magis congrua, sed multotiens minus congrua secundum regulas gramatice35.

Roger Bacon, dans sa Summa Gramatica, reprend et discute toutes ces distinctions, mais utilise plusieurs fois, dans ce cadre, la notion d’intentio sermonis. Elle figure souvent dans les discussions sur la ratio qua oportet fieri, la condition nécessaire qui justifie le recours au langage figuré, mais aussi dans l’analyse d’autre syntagmes ou façon de dire, qui ne relèvent pas toujours du langage figuré. Par exemple, quand Bacon discute l’énoncé alter in alterius jactantes lumina vultus querebant taciti (tiré de la III Epistula des Heroïdes d’Ovide, à propos de Briseis et Achille), dont l’impropriété dépend du fait que un sujet singulier (alter) est suivi par un verbe au pluriel (querebant). L’intention du discours figuré – soutient Bacon – était de souligner le fait que chacun des protagonistes de l’action regarde l’autre dans le même moment. À vrai dire, vers la fin de sa discussion, il précise que : Hoc autem intendens significare, dixit ‘alter in alterius’ ; per hoc enim significat illos vicissim et simul correlative sese intueri36,

où on ne comprend pas qui a l’intention de signifier, si c’est le discours ou l’auteur. On peut observer la même tension entre les deux pôles dans d’autres passages. Par exemple, quand il discute de la construction du verbe être avec le gérondif (est legendum, est orandum, etc.). Le problème est d’expliquer quel est le sujet du verbe substantif (c’est-à-dire du verbe être). Après avoir discuté deux opinions, il en vient à la troisième qui soutient que le gérondif fait entendre quelque expression sous-entendue, comme dignum, debitum ou – ajoute-t-il – causa, et il mentionne ici soit l’intentio sermonis – ce qu’on peut traduire comme ‘intention du texte’ ou ‘intention du discours’ –, soit l’intention de l’auteur, soit celle du locuteur : 33 34

35 36

I. Rosier-Catach, « O Magister », p. 34-36 ; Eadem, La parole comme acte, p. 34. Cfr I. Rosier-Catach, B. Roy, « Grammaire et liturgie dans les sophismes du xiiie siècle », Vivarium, 18/2 (1990), p. 118-135 ; et I. Rosier-Catach, « Signes et sacrements. Thomas d’Aquin et la grammaire spéculative », Revue de sciences philosophiques et théologiques, 74/3 (1990), p. 392-436. Robert Kilwardby, In Priscianum minorem, dans Kneepkens, « Roger Bacon’s Theory », p. 138. Rogerus Bacon, Summa grammatica, dans Opera hactenus inedita, éd. R. Steele, Oxford, 1940, vol. XV, p. 59.

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Accusativus autem gerundii de sua imposicione et inmediata ordinacione cum verbo substantivo non dicit rem suam solum in racione termini et finis, set racione causalitatis, et patet hoc inductive respiciendo ad intencionem hujusmodi sermonum ‘est legendum’ ‘est orandum’.

Bacon, dans la suite, mentionne aussi soit l’intention de l’auteur, soit celle du locuteur : Intencio enim auctoris est quod aliqua condicio annexa actui, sicut commoditas vel bonitas vel ydoneitas temporis aut hujusmodi, cum sit cognita debet movere ad agendum, quia sensus est ‘est legendum’ quod ‘tempus est legendi’ vel ‘commodum’ vel ‘bonum’, et hec condicio, secundum quam sit mocio per apprehensionem, dat intelligere racionem causalitatis.

Et il conclut que : acusativus gerundii ordinatus cum verbo sustantivo, ex intencione proferentis et sua ordinacione et invencione, non solum dat intelligere racionem finis sicut alii acusativi, set et racionem cause37.

Dans ce cas, on n’a pas à faire à des citations d’auteur classiques, comme dans le cas mentionné plus haut, et il n’est donc pas question d’une intention de signifier psychologiquement interprétée, qui réside – ou a résidé – dans l’esprit d’un écrivain et qui motive donc l’adoption d’un langage figuré ou déviant. Dans les textes sur le gérondif il semble que les deux types d’intention se rangent du même côté ; ici on a à faire à des périphrases tout à fait ordinaires, où le locuteur ne peut modifier grand’ chose, et doit plutôt se soumettre à l’usage ou – comme Bacon le dit – à l’invention de la périphrase : « ex intentione proferentis et sua ordinacione et invencione ». Dans un autre passage sur l’usage du syntagme verbi gratia (‘c’est-à-dire’) dans l’énoncé « animal homo currit, verbi gratia Sor » (‘l’animal homme court, c’est-à-dire Socrate’), l’intention du discours comprend deux faits : 1) celui qui énonce ce discours a l’intention de mettre en connexion Socrate avec l’acte de courir ; 2) il parvient à le faire en se servant du syntagme (au nominatif absolu) verbi gratia, qui introduit un énoncé explicatif (exponens) du premier énoncé. Le sens qui en dérive (et qui correspond évidemment à l’intention du discours) est le suivant : animal homo currit, verbi gratia, dico quod Sor currit. Dans le signifié du syntagme en question (quod dictio et expositio fiat) on peut comprendre le verbe dico, ce qui permet de dédoubler le verbe en explicitant la fonction de sujet du nom propre ‘Socrate’ dans le deuxième énoncé. La même chose peut être remarquée dans les analyses des proverbes (comme lupus in fabula), et dans celles des formules liturgiques (comme Benedicite Domino, Ite missa est, Dominus vobiscum, per omnia saecula saeculorum, etc.), où – selon les analyses de Bacon – le verbe ou d’autres éléments sont omis en 37

Summa grammatica, p. 92.

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raison d’une plus grande expressivité sémantique et de leur usage fréquent38. Dans tous ces cas, comme dans la majorité des précédents, l’intention du discours ne se réduit ni au sens littéral (c’est-à-dire, à la virtus sermonis), ni au sens visé par le locuteur (au sens psychologique fort qu’on a indiqué plus haut). Confronté à ces énoncés, qui sont ou elliptiques ou fortement codifiés, le locuteur ne peut que conformer son intention de signifier à l’intention de celui qui a institué ces énoncés ou syntagmes ou à l’usage le plus répandu : sa liberté dans l’usage de ces expressions est limitée de manière qu’il ne peut qu’adopter ce qu’ils signifient ; bref, avec elles, il ne peut dire autre chose que ce que la langue, dans son développement, y a associé. L’intention du discours, en conclusion, limite les interprétations possibles de ces syntagmes ou façons de dire, et correspond peut-être à la notion d’intentio verbi avancée dans les discussions sur les formules sacramentaires par Guillaume de Méliton39 : l’intentio ministri doit s’identifier à l’intentio verbi si on veut produire un acte de consécration valable (dans le baptême, par exemple), c’est-à-dire que le ministre doit utiliser les mots dans le sens qui leur a été conféré dans leur imposition, son intention personnelle n’ayant aucune importance. Nous reviendrons sur cette notion dans les conclusions. La référence des termes communs et l’ambiguïté : changements de perspectives dans le milieu modiste L’avènement du paradigme modiste dans sa forme la plus ancienne et la plus puriste, avec Martin de Dacie, Boèce de Dacie et leurs premiers disciples (comme Michel de Marbais, Jean de Dacie, ou Gentilis de Cingoli), fait table rase de toutes les réflexions qu’on a vues plus haut. Les Modistes affirment fermement que le signifié n’entre absolument pas dans le domaine de réflexion du grammairien, et donc ils s’opposent à l’analyse du langage figuré proposée par les grammairiens précédents. Ils proposent au contraire une conception plus rigide des rapports entre syntaxe et sémantique, qui empêche complètement une approche pragmatique : la congruitas doit précéder l’utilisation du discours à fin de communication (perfectio) ; par conséquent il n’est possible de communiquer qu’à travers des énoncés bien formés. Martin de Dacie est très clair à ce propos : si le but du langage est de produire un sens complet dans l’esprit de l’auditeur, il sera réalisé le plus adéquatement par un énoncé bien formé, et non par un énoncé figuré ou déviant. L’énoncé turba ruunt, loin d’être plus efficace que turba ruit, est simplement incorrect40 : il n’y a aucune référence à l’intention du locuteur, ni 38 39

40

Ibid., p. 91. Cfr I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, p. 320 et 645, nn. 236 et 238. Cfr C. Marmo, Semiotica e linguaggio nella Scolastica, p. 408-409.

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à différents genres de discours ou niveaux de sens qui puissent justifier l’usage d’un langage figuré. Le Modisme, dans sa forme originaire, peut être décrit comme le triomphe de la virtus sermonis, identifié avec la significatio (la signification littérale) et les modi significandi (qui règlent la syntaxe) que la création linguistique originaire a imposés aux parties du discours. La portée théorique de ce choix devient évidente dans l’analyse de la référence des termes communs et de l’ambiguïté. À propos du premier problème, dans les années soixante-dix on discute souvent pour déterminer si les termes universels se réfèrent aux individus présents, ou aussi à ceux qui existaient dans le passé ou qui existeront dans le futur. Ce problème était affronté avant les Modistes, et encore en Angleterre dans les mêmes années, en appliquant les outils élaborés par la théorie de la supposition (comme les notion d’ampliatio ou de restrictio de l’extension référentielle) ; dans le traitement modiste du problème on ne parle que rarement de supposition, mais on se demande plutôt si la référence d’un terme commun peut être restreinte par le contexte linguistique, ce qui était un point aisément accepté par les logiciens terministes41. La solution proposée par les premiers logiciens modistes découle directement de leur conception du signifié attribué au mots dans l’acte d’imposition : aux termes universels, et en particulier aux noms d’espèce, a été assigné la signification des natures communes, c’est-à-dire des essences spécifiques, et, dans la théorie modiste, cette signification est invariante et constamment préservée par les mots dans tous leurs contextes d’occurrence : homo in oratione positus primo repraesentat naturam humanam absolute sicut extra orationem42.

Les termes universels, en tant que noms, ne possèdent aucune connotation temporelle, et donc leur signification ne peut être limitée, en soi (de se) ou de sa propre nature, aux individus qui existent au présent, au passé ou au futur : Terminus supponens verbo de praesenti de se non habet quod supponit pro praesentibus ; supponit enim suum significatum de se pro suppositis per indifferentiam, sicut etiam in suo significato non includit aliquod tempus (…). De se igitur non habet ut supponat pro praesentibus ‹ vel › [et, ms.] praeteritis. Item, nec habet illud a praedicato43.

41

42

43

Cfr C. Marmo, « The Semantics of the Modistae », dans Medieval Analyses in Language and Cognition. Acts of the Symposium ‘The Copenhagen School of Medieval Philosophy’, éd. S. Ebbesen, R. L. Friedman, Copenhagen, 1999, p. 83-104. Anonyme-SF, In Soph. el., q. 85, in Incerti auctores, Quaestiones super ‘Sophisticos Elenchos’, éd. S. Ebbesen, Hauniae, 1977, p. 196. Pierre d’Auvergne, Sophisma, V, q. 2 (dans C. Marmo, La semiotica del XIII secolo tra arti liberali e teologia, Milano, 2010, p. 123).

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En outre, le verbe – qui est un élément syntaxique différent du nom-sujet et qui ne se lie pas immédiatement à celui-ci – ne peut pas affecter ou modifier cette signification originaire. Cette position, qui trouve son expression la plus claire et développée dans les Sophismata de Pierre d’Auvergne, un logicien collègue de Boèce de Dacie à Paris, est modifiée quelques années plus tard, en tenant compte de certaines exigences pragmatiques, par Simon de Faversham, qui appartient à la deuxième génération des logiciens modistes. Il maintient les positions « orthodoxes » sur la référence des termes universels, en ajoutant qu’on peut avoir une restriction de son extension seulement par un modificateur immédiatement adjoint au terme (ce qui ne peut pas être un verbe, mais seulement un adjectif ou une clause relative44). Il faut ajouter que le rejet de la restrictio par Simon de Faversham se justifie seulement du point de vue de la virtus sermonis, mais qu’elle peut être admise d’un autre point de vue sur le langage, qui reprend la distinction élaborée au xiie siècle dont on a discuté plus haut : Dicendo ergo sic ‘homo currit’, ‘homo’ supponit pro presentibus, preteritis et futuris currentibus et non currentibus, unde in ista locutione sunt duo consideranda, scilicet uirtus sermonis et ueritas locutionis. Quantum est ex uirtute sermonis [ms. locutionis] ‘homo’ non determinatur ad homines presentes, nec ad preteritos, nec ad futuros ; quantum tamen ex uerificatione locutionis oportet quod determinetur ad presentes. Unde omnes tales orationes false sunt quantum ad sensum quem faciunt ; sunt tamen uere quantum ad sensum in quo fiunt (hec est distinctio antiqua)45.

La référence à la distinctio antiqua indique bien qu’ici Simon de Faversham cherche à soutenir une position différente de celle qui domine le paradigme modiste originaire et qui, confrontée aux exigences de la logique et des sciences, montre toutes ses limites : si on applique sans distinction ce paradigme (c’est-à-dire, celui de la virtus sermonis), le discours ordinaire qui en résulte risque d’être toujours faux. Il faut donc être moins rigide dans l’application des règles, et laisser jouer des considérations d’ordre pragmatique pour expliquer le fonctionnement du langage. Dans les débats sur l’ambiguïté lexicale (aequivocatio) on peut observer le même type de passage d’une rigide sémiotique du code à une sémiotique 44

45

Simon de Faversham, In An. pr. I, q. 60, Oxford, Merton College 292, fol. 127vb. Cfr J. Pinborg, « Bezeichnung in der Logik des XIII. Jahrhunderts », dans Der Begriff der Repraesentatio im Mittelalter : Stellvertretung, Symbol, Zeichen, Bild, éd. A. Zimmermann, Berlin-New York, 1971, p. 265 et 273 (aussi dans J. Pinborg, Medieval Semantics. Selected Studies in Medieval Logic and Grammar, éd. S. Ebbesen, London, 1984, IV) ; et Id., « Some Problems of Semantic Representations in Medieval Logic », dans History of Linguistic Thought and Contemporary Linguistics, éd. H. Parret, Berlin-New York, 1976, p. 272-273 (aussi dans J. Pinborg, Medieval Semantics, VIII). In An. pr. I, q. 60, fol. 127ra (dans C. Marmo, « The Semantics of the Modistae », p. 98).

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d’orientation pragmatique, qui tient compte des exigences des utilisateurs du langage et pas seulement de ce que l’imposition originaire a posé dans les mots. Sans entrer trop dans les détails d’une discussion fort complexe, je voudrais seulement souligner comment les premiers commentateurs modistes des Sophistici elenchi, en complète cohérence avec les principes de leur syntaxe, avaient adopté un point de vue qui ne reconnaissait qu’un petit rôle au contexte dans les procédures de désambiguïsation : seulement les déterminations immédiatement ajoutées à un terme équivoque (comme dans l’énoncé « le chien qui aboie ») ont la possibilité d’en déterminer le signifié (dans ce cas, il s’identifie avec l’animal qui a quatre pattes, et non avec la constellation ou avec l’animal qui vit dans la mer). Dans le cas où il n’y a pas de détermination immédiatement ajoutée, le terme maintient tous ses sens et les offre aux auditeurs ; par conséquent, différents auditeurs peuvent comprendre de façon complètement différente un énoncé comme « le chien aboie », en l’interprétant en référence à la constellation, ou aux deux types d’animaux qu’on a mentionné plus haut. Comme je l’ai montré ailleurs46, la syntaxe modiste, fondée sur des relations binaires, trouve ici un champ d’application particulier, qui ne tient en aucun compte les exigences de la communication. Le langage ordinaire, du point de vue de la virtus sermonis, n’est pas condamné seulement à la fausseté, mais aussi à l’ambiguïté, parce qu’il n’est pas possible d’éliminer l’ambigüité par une coopération interprétative quelconque. Avec la deuxième génération des logiciens Modistes on assiste à une modification de la théorie de la désambiguïsation qui est parallèle à celle qu’on a vue plus haut à propos de la détermination de la référence d’un terme commun. Un commentateur anonyme des Sophistici elenchi, dont l’œuvre est conservée dans un manuscrit de Prague (d’où son appellation d’Anonyme de Prague), soutient que du point de vue de la virtus sermonis un terme équivoque reste tel dans le cas où on ajoute (immédiatement ou médiatement) une détermination pertinente à un de ses signifiés (canis latrabilis currit, par exemple) ; tandis que, du point de vue de l’interprète (l’auteur utilise l’expression de bonitate intelligentis), cette détermination ajoutée restreint le signifié du terme, en éliminant l’ambiguïté47. Avec l’introduction de cette distinction on a une radicalisation des positions opposées : du point de vue des propriétés du langage, aucune détermination ne peut modifier ce que l’imposition originaire a assigné aux composantes du langage, parce que ce qui est accidentel ne peut modifier ce qui est essentiel48. Sur des positions 46 47

48

Cfr C. Marmo, Semiotica e linguaggio nella Scolastica, chap. 5. Anonyme de Prague, Quaestiones super Aristotelis Sophisticos Elenchos, q. 16, dans D. Murè, « Anonymus Pragensis on Equivocation », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge grec et latin, 68 (1998), p. 88. Ibid.

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analogues se trouvent d’autres modistes ou philosophes du langage en connexion avec le Modisme, comme Thomas de Wik, Raoul le Breton et le jeune Jean Duns Scot, qui récupère les théories pragmatiquement orientées des intentionnalistes pré-modistes sur l’ambiguïté lexicale en même temps que la théorie de la supposition des termes49. La VIRTUS SERMONIS/VERBORUM après le tournant linguistique d’Ockham La référence à la théorie de la supposition nous amène au cœur du tournant linguistique introduit par Guillaume d’Ockham dans la philosophie médiévale. La théorie de la supposition joue en effet un rôle central dans le développement d’une nouvelle approche à la métaphysique, à la philosophie de la nature, comme à la théologie : en conséquence de ce tournant linguistique l’activité du philosophe et du théologien est conçue comme une « analyse métalinguistique » des mots-clés de chaque discipline50. Dans ce contexte, la virtus sermonis occupe une position très importante, dont l’interprétation a engagé plusieurs spécialistes au siècle dernier (comme par exemple, Constantin Michalski en 1937, et après lui Philotheus Boehner, Ernest Moody et, plus récemment, Ruprecht Paqué, Roberto Lambertini, William Courtenay, Zenon Kaluza, Johannes Thijssen et Martin Hoenen), surtout à propos des destinataires du statut anti-ockhamiste des maîtres ès arts parisiens de décembre 1340, sur lequel je voudrais terminer mon exposé51. 49 50

51

Cfr C. Marmo, « Scotus on Supposition », Vivarium, 51 (2013), p. 233-259. La bibliographie sur Ockham est immense. On peut se borner à quelques études en français comme C. Panaccio, Les mots, les concepts et les choses : la sémantique de Guillaume d’Occam et le nominalisme d’aujourd’hui, Montréal-Paris, 1991 ; C. Michon, Nominalisme : la théorie de la signification d’Occam, Paris, 1994 ; C. Panaccio, Ockham on concepts, Aldershot, 2004 ; en particulier, pour l’expression utilisée dans le texte, voir J. Murdoch, « ‘Scientia mediantibus vocibus’ : Metalinguistic Analysis in Late Medieval Natural Philosophy », dans Sprache und Erkenntnis im Mittelalter, éd. W. Kluxen, J. P. Beckmann, Berlin-New York, 1981, p. 73-106). Cfr C. Michalski, « Le problème de la volonté à Oxford et à Paris au xive siècle », Studia Philosophica. Commentarii Societatis Philosophiae Polonorum, 1937, p. 233-365 ; Ph. Boehner, Collected Papers on Ockham, St. Bonaventure (N.Y.), 1958, p. 232-267 ; E. A. Moody, « Ockham, Buridan, and Nicholas of Autrecourt : The Parisian Statutes of 1339 and 1340 », Franciscan Studies, 7 (1947), p. 113-147 (repr. dans Id., Studies in Medieval Philosophy, Science and Logic, Berkeley, 1975, p. 127-160) ; R. Paqué, Das Pariser Nominalistenstatut : zur Entstehung der Realitätsbegriffs der neuzeitlichen Naturwissenschaft : Occam, Buridan, and Petrus Hispanus, Nikolaus von Autrecourt und Gregor von Rimini, Berlin, 1970 (trad. fr. Le statut parisien des nominalistes : recherches sur la formation du concept de réalité de la science moderne de la nature : Guillaume d’Occam, Jean Buridan et Pierre d’Espagne, Nicolas d’Autrecourt et Grégoire de Rimini, éd. E. Martineau, Paris, 1985) ; R. Lambertini, Consequentiae, fallaciae, virtus sermonis. Sul ruolo della terminologia logica nelle opere politiche di Guglielmo d’Ockham, tesi di laurea, Università di Bologna, a.a. 1981-1982 ; W. J. Courtenay, « Force of Words » ; Z. Kaluza, « Les sciences et leur langage. Note sur le statut du 29 décembre 1340 et le prétendu statut perdu contre Ockham », dans Filosofia e teologia nel Trecento. Studi in ricordo di Eugenio Randi, éd. L. Bianchi, Louvain-

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Chez Ockham, la conception de la virtus sermonis me semble être tout à fait traditionnelle : dans son analyse de plusieurs énoncés d’auteurs, il contraste souvent, en effet, le sens qui est faux de virtute sermonis, avec celui qui est vrai secundum intentionem auctorum ou secundum usum loquentium, en se servant d’une opposition très répandue dans le siècle précédent (et dans les mêmes termes) et en citant aussi explicitement l’adage qui remonte au xiie siècle, étudié plus haut : frequenter sermones authentici falsi sunt in sensu quem faciunt, hoc est de virtute sermonis et proprie loquendo, et tamen veri sunt in sensu in quo fiunt. Et hoc quia auctores frequenter aequivoce et improprie et metaphorice loquuntur52.

À plusieurs reprises, il s’est trouvé un spécialiste pour chercher à réduire la virtus sermonis à la supposition personnelle53, mais cette tentative est, selon moi, simplement erronée. Avant tout, il faut préciser qu’Ockham oppose toujours la virtus sermonis (souvent glosée par l’expression secundum proprietatem sermonis, SL I.7) au discours impropre ou métaphorique, en utilisant plutôt la distinction entre suppositio propria et suppositio impropria (qui inclut la métaphore, l’antonomasie, la synecdoque etc., SL I.77). Et bien qu’il considère la supposition personnelle comme la seule où les termes sont utilisés de façon significative, implicitement il inclut la supposition simple et la supposition matérielle (où les termes sont utilisés à la place des concepts ou des expressions vocales ou écrites) dans la suppositio propria : si dans ces deux types de supposition les termes ne sont pas significatifs (parce qu’ils ne supposent pas pour des objets individuels), elles relèvent quand même d’un usage approprié du langage, et donc elles doivent être considérées quand on juge de la vérité ou fausseté de virtute sermonis d’un énoncé. En deuxième lieu, il y a au moins un passage où Ockham analyse la vérité d’un énoncé exactement dans ces termes. Dans le deuxième chapitre de la deuxième partie de sa Summa logicae, Ockham discute de la vérité de la proposition homo est de essentia Sortis et avant de conclure qu’elle est fausse de virtute sermonis il

52

53

la-Neuve, 1994, p. 197-258 ; J. M. M. H. Thijssen, « The Crisis Over Ockhamist Hermeneutics and its Semantic Background : Methodological Significance of the Censure of December 29, 1340 », dans Vestigia, Imagines, Verba. Semiotics and Logic in Medieval Theological Texts (XIIthXIVth Century), éd. C. Marmo, Turnhout, 1997, p. 371-392 ; M. J. F. M. Hoenen, « Jean Wyclif et les universalia realia. Le débat sur la notion de virtus sermonis au Moyen Âge tardif et les rapports entre la théologie et la philosophie », dans La servante et la consolatrice. La philosophie dans ses rapports avec la théologie au Moyen Âge, éd. J.-L. Solère, Z. Kaluza, Paris, 2002, p. 173192 ; F. Goubier, N. Pouscoulous, « Virtus sermonis and the semantics-pragmatics distinction », Vivarium, 49 (2011), p. 214-239 (special issue : Usus loquendi, discretio audientis, intentio proferentis. Pragmatic Approach to Language During the Middle Ages). Summa Logicae, II.4, éd. Ph. Boehner, G. Gál, S. Brown, St. Bonaventure (N.Y.), 1974, p. 264 (cfr J. M. M. H. Thijssen, « The Crisis Over Ockhamist Hermeneutics », p. 377). Ibid.

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Costantino Marmo

examine aussi la possibilité qu’elle puisse être vraie si le sujet est pris dans sa supposition simple. Par conséquent, la virtus sermonis d’un énoncé coïncide avec son sens propre qui est déterminé par le fait que ses termes ont supposition personnelle, simple ou matérielle. Si on considère le fait que pour Ockham la possibilité qu’un même mot puisse avoir, dans un énoncé, un des trois types de supposition, en vertu du prédicat, relève du troisième type d’équivocité54, on comprend encore mieux comment il continue la tradition de la virtus sermonis en logique. On a vu plus haut comment les Modistes adoptaient cette notion pour décrire le contenu « objectif » d’un énoncé ambigu, l’ensemble des sens qu’il présente aux auditeurs/lecteurs. Chercher à réduire la virtus sermonis d’Ockham à la seule supposition personnelle n’a donc pas de sens. L’identification de la virtus sermonis à la supposition personnelle est exactement une des positions condamnées par le statut anti-ockhamiste de 1340 (art. 2). Celui-ci ne peut donc pas viser les positions d’Ockham ; ce sont plutôt les ockhamistes parisiens des année trente du xive siècle qui ont développé cette identification à partir des théories ockhamistes et qui, peutêtre pour des raisons de « spectacularité » (la discussion universitaire entre maîtres était une sorte de show pour les disciples), ont superposé les deux notions : c’est donc contre une dérive de l’ockhamisme que les maîtres ès arts parisiens ont promulgué le statut du 29 décembre 1340. Comme l’a fait justement observer Johannes Thijssen55, ces maîtres étendent la notion de virtus sermonis pour lui permettre d’inclure également le sens figuré et l’intention de l’auteur, en singulier accord avec les positions de Jean Buridan. Il suffit de citer le premier article de ce statut pour en saisir la nouveauté par rapport à la tradition qu’on a suivie jusqu’à ce moment : Nulli magistri, baccalarii vel scolares in artium facultate legentium Parisius audeant aliquam propositionem famosam illius auctoris cujus librum legunt, dicere simpliciter esse falsam, vel esse falsam de virtute sermonis, si crediderint quod auctor ponendo illam habuerit verum intellectum […]56.

On doit conclure qu’en 1340 une tradition séculière se termine, une tradition particulièrement constante/stable à l’intérieur des corpus grammatical et logique antérieurs. Il faut ajouter que, durant cette période, Guillaume d’Ockham était déjà hors de l’académie. Après sa fuite d’Avignon, il avait trouvé protection chez l’empereur Louis de Bavière, et à Munich il avait écrit ou était en train d’écrire plusieurs œuvres de polémique ecclésiologique contre les différents papes 54 55 56

Summa Logicae, III-4.4, p. 759-763. J. M. M. H. Thijssen, « The Crisis Over Ockhamist Hermeneutics », p. 380 et suivantes. Statutum facultatis artium de reprobatione quorumdam errorum Ockhamicorum, in Chartularium Universitatis Parisiensis, éd. H. Denifle, E. Chatelain, Paris, 1889, 2, n. 1042, p. 505.

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qui l’avaient condamné avec Michel de Césène et les autres franciscains qui s’étaient opposés originairement à Jean XXII sur la question de la pauvreté de l’ordre (en 1327). C’est dans la première partie d’une de ces œuvres, le Dialogus (qui se déroule entre un magister et un discipulus), que Guillaume d’Ockham utilise l’expression virtus verborum pour affronter des questions herméneutiques57, afin de déterminer comment interpréter des discours ambigus, ou tellement généraux qu’il n’est pas possible d’en tirer un sens univoque. Ockham distingue alors, avec une grande sensibilité pragmatique, quatre différents types de discours (ou de textes) : (1)  les contrats  et les jugements ; (2) les lois et les statuts ; (3) les écrits d’auteur ; (4) les communications ou narrations en tête-à-tête. La valeur qu’il faut attribuer à l’intention du locuteur/auteur est très variable par rapport à la virtus verborum. Dans le premier type de discours, en cas d’ambiguïté, l’intention du locuteur n’est pas importante : on peut s’en tenir au sens que la virtus verborum permet de saisir. Dans le deuxième cas, celui des lois et des statuts qui peuvent contenir des expressions trop génériques ou équivoques, il faut avant tout vérifier si les sens qu’on peut comprendre ex virtute verborum sont compatibles avec le système juridique de référence (c’est-à-dire, la loi divine, naturelle, ou positive) et enfin, si cette comparaison n’est pas conclusive, il faut se tenir à l’intention du législateur qui a le dernier mot a ce propos. « Mais – demande le disciple – qu’est-ce qu’on fait quand le législateur est mort ? » (« Quid si conditor legis talis est mortuus […] ? »58), et le maître répond qu’à ce point il faut se tenir à l’interprétation des experts, qui connaissent bien le système juridique et, en supposant que le conditor legis n’ait pas voulu le contredire, peuvent donc éliminer l’ambiguïté des mots par référence au contexte général du système des lois. Donc, en ce cas, l’intention du législateur (l’auteur des lois) vaut seulement quand elle peut être exprimée directement par lui-même et devient ce qu’on pourrait appeler une « stratégie interprétative » dans le cas où elle n’est pas saisissable. Ce point s’éclaircit encore davantage quand on examine le troisième cas, celui des écrits d’auteur. Si un auteur a écrit des textes qui ex virtute verborum peuvent avoir différents sens alternatifs, il faut avoir recours a son intention « ut ipse seipsum exponat », afin qu’il interprète lui-même, en indiquant un sens vrai compatible avec la virtus verborum. Cela, précise le maître, peut parfois produire des problèmes : si l’on trouve, par exemple, que le sens indiqué, quoique vrai et compatible avec la vertu des mots, est en contradiction avec ce qu’il a affirmé ailleurs, on peut refuser cette auto57

58

Cfr R. Lambertini, C. Marmo, A. Tabarroni, « Virtus verborum : linguaggio e interpretazione nel Dialogus di Guglielmo di Ockham », dans Langages et philosophie. Hommage à Jean Jolivet, éd. A. de Libera, A. Elamrani-Jamal, A. Galonnier, Paris, 1997, p. 224-227. Guillelmus de Ockham, Dialogus, I pars, 7.4, dans Monarchia S. Romani Imperii, éd. M. Goldast, Francofordiae, 1614 (repr. dans Guillelmus de Ockham, Dialogus de potestate papae et imperatoris, Torino, 1966), p. 639.

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interprétation. En d’autre termes, comme dans le cas précédent, le signifié des mots qu’on peut tirer du contexte général des textes d’un auteur a la priorité aussi sur l’intention explicitement exprimée par l’auteur. Dans le quatrième cas, l’intention du locuteur est absolument prioritaire, si l’allocutaire n’a pas d’indices qui puissent faire suspecter que le locuteur soit en train de mentir : on voit ici à l’œuvre une sorte de présomption de véridicité, qui est effectivement à la base des rapports humains. En tout cas, tant la virtus sermonis des œuvres logiques que la virtus verborum du Dialogus se rattachent au niveau des signifiés propres des mots59 et, dans le cadre d’une théorie de l’interprétation des textes, indiquent des limites aux interprétations possibles : dans le Dialogus surtout, Ockham attribue à la virtus verborum la fonction de permettre aux énoncés d’avoir un ou plusieurs sens et donc aussi d’en limiter la prolifération incontrôlée. C’est sur cette fonction que je voudrais tirer quelques conclusions. Conclusions La virtus sermonis ou verborum dans le corpus grammatical et logique, loin d’être considérée comme une force, une vertu ou une valeur des mots liée surtout au plan de l’expression (comme suggérait Augustin dans son De dialectica, VII, dans le chapitre dédié à la vis verbi), indique un ensemble de règles syntaxiques et sémantiques, qui : (1) dérivent de l’imposition des noms, c’est-à-dire de l’institution originaire du langage (ou de ses modifications historiques) ; (2) constituent le point de repère pour l’évaluation de la correction syntaxique (congruitas) et de la cohérence sémantique ou sens (intellectus, sensus) des énoncés ; (3) peuvent comprendre la multiplicité de sens d’un même énoncé, si celui-ci contient des mots ou des syntagmes ambigus ; (4) représentent une contrainte pour le locuteur/auteur qui ne peut dire tout ce qu’il veut (cette fonction pourrait s’identifier aussi avec la notion d’intentio sermonis de Bacon, qu’on a vu plus haut) ; (5) représentent une contrainte pour l’interprète (auditeur/lecteur) qui ne peut tirer des énoncés ce qu’il veut, mais seulement ce que ces règles lui permettent : s’il y a des sens qui sont permis, il y en a d’autres qui ne le sont pas, donc ; (6) représentent aussi les limites des interprétations appropriées d’un énoncé ou d’un texte. 59

Je voudrais corriger ce que nous avons écrit avec Roberto Lambertini e Andrea Tabarroni, « Virtus verborum », à ce propos.

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Du point de vue des règles qui sont résumées dans l’expression de virtute sermonis, en conclusion, les Modistes ont peut-être raison et se trouvent en profond accord avec Guillaume d’Ockham (au moins sur ce point) quand il souligne l’énorme diffusion de l’ambiguïté dans les discours humains : chaque énoncé ambigu offre à son destinataire (ou à son lecteur) tous ses sens d’un coup, tous ensemble ; c’est seulement en adoptant un autre point de vue sur le langage qu’on peut l’éliminer : il revient aux interprètes, en effet, de désambiguïser l’énoncé en question, de vérifier s’il est vrai dans l’un de ses sens, de contrôler s’il est cohérent avec les autres énoncés qui forment son corpus de référence et de trouver, dans le cas où aucun sens propre n’est compatible avec ce corpus, un sens impropre adéquat. Cette double perspective sur le langage est en plein accord avec la sémiotique interprétative contemporaine d’Umberto Eco, qui, en singulière coïncidence avec Roger Bacon, assigne aussi une intention au texte (intentio operis), pour en distinguer les effets de sens objectifs de ceux effectivement visés par son auteur (intentio auctoris), qui restent souvent insaisissables, et de ceux éventuellement projetés sur lui par l’interprète (intentio lectoris60) : l’énoncé ou, plus généralement, le texte, une fois produit par un auteur/ locuteur, jouit d’une autonomie totale, qui dépend seulement de ce qu’on a énoncé et de la manière dont on a utilisé les potentialités de la langue.

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U. Eco, I limiti dell’interpretazione, p. 22-25.

Éléonore Andrieu

QUAND LES RHINOCÉROS PRENNENT LA PAROLE LE GAB ET LA QUESTION DE LA PAROLE EFFICACE DANS LE VOYAGE DE CHARLEMAGNE À JÉRUSALEM ET À CONSTANTINOPLE

La parole et les deux genres d’hommes La Vie latine d’Isarn, abbé de Saint-Victor de Marseille, raconte comment, à la suite du pillage du monastère de Lérins par des païens, certains frères furent emmenés, captifs, en Espagne. Le monastère demanda l’aide de l’abbaye de Saint-Victor : l’abbé Isarn décida de se rendre en personne en Catalogne, alors même qu’une grave maladie le tenait désormais presque constamment alité. Une fois parvenu au prieuré victorin de Saint-Michel del Fai, il y reçut le comte de Barcelone, son épouse, et leur allié Gombaud de Besora1. Voici le récit de cette scène : La rumeur de son arrivée étant parvenue jusqu’à eux, le consul de Barcelone Raimond Bérenger et sa femme Elisabeth, ainsi que Gombaud, homme de rang consulaire, c’est-à-dire les plus grands princes de toute la région, se hâtent vers ce lieu pour s’offrir eux-mêmes et leurs biens, dévoilent leurs péchés et le prient de se faire leur défenseur auprès de Dieu. Et Isarn, les édifiant grandement par les paroles de l’Écriture, leur imposa aussitôt comme œuvre de pénitence de restituer au Seigneur Dieu les moines captifs, par tous les moyens possibles et appropriés, aussi bien par les menaces de leur puissance que par les forces de la persuasion, par l’argent et par la supplication, et de restaurer, pour l’honneur du Seigneur, le monastère de Lérins jadis illustre et maintenant injustement détruit par des peuples impies. Et s’ils le faisaient, il leur promettait qu’ils obtiendraient facilement du Seigneur la rémission de leurs péchés, si du moins ils se corrigeaient, et de prier pour eux de tout son cœur. Alors, inspirés par Celui qui arme les rhinocéros d’une corne de puissance de ce genre pour leur permettre de dompter l’esprit des barbares, et qui par de tels verrous place des 1

Pour la bibliographie concernant ce passage et ses acteurs, voir la Vie d’Isarn, abbé de SaintVictor de Marseille (XIe siècle), présentation, édition, traduction et notes, C. Caby, J.-F. Cottier, R. M. Dessì, M. Lauwers, J.-P. Weiss, M. Zerner, Paris, 2010, p. 78-96.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 71-105 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101896

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Éléonore Andrieu

limites à la mer amère et turbulente des païens, ils s’avancent, prêts à accomplir la totalité de son vœu2.

Ce texte de la seconde moitié du xie siècle met en scène un « nouveau paradigme social, caractéristique des réformateurs grégoriens3 » : d’un côté, les « grands princes » de la terre. Ce sont des rhinocéros (armés de la « corne de puissance », argent ou forces de ce monde), ou encore les « verrous de la mer amère ». De l’autre, le saint abbé : Isarn dispose de la parole de Dieu4 et il est, pour les laïcs qui accourent vers lui, le médiateur exclusif dans l’accès aux choses spirituelles. La force de ses mots, à la fois « édification », « ordre », « promesse », « prière » et « vœu », rend opératoire la défense matérielle de l’Église par les aristocrates laïcs : l’abbé modèle ainsi l’action des rhinocéros armés selon les contours de son vœu et en fait une œuvre de pénitence. Le portrait du grand aristocrate laïc en rhinocéros, particulièrement exploité dans l’hagiographie clunisienne, se fonde sur Iob 39, 9-105 et revêt un sens précis6 : jugulé par l’Église (les princes « s’offrent, eux-mêmes et leurs biens »), l’animal « met sa puissance à son service et peut être utilisé par elle pour piétiner ses ennemis » alors que, « hors de l’Église, le rhinocéros se déchaîne contre elle7 ». Le portrait de l’homme de Dieu en homo spiritualis évoque quant à lui I Cor. 2-15, texte dont Yves Sassier rappelle qu’il est l’« un des fondements scripturaires de la grande revendication de l’Église des temps grégoriens : affirmer la supériorité intrinsèque du spirituel sur le temporel » et imposer « l’existence d’une hiérarchie inscrite dans la création justifiant 2

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7

Ibid., XXXI, p. 88-91. Voici le texte latin : « Tunc adventus eius rumore respersi Barcinonae consul Raimundus Berengarii et uxor eius Elisabeth et Gumbaldus vir consularis, illuc se suaque offerentes, principes scilicet maximi totius regionis, accederant, peccata propria detegunt, patronumque illum sibi apud Deum fieri deprecantur. Quos ille multum sermonibus divinis aedificans, id eis protinus paenitentiae munus iniunxit ut, quibuscunque iuste possent modis, tam potentiae minis quam ingenii viribus, et censu et prece captivos monachos Domino Deo restituerent, ac nobile quondam Linirense monasterium, nunc inique ab impiis destructum gentibus, ad honorem Domini restaurarent. Quod si facerent, remissionem illis peccatorum, si se corrigerent, a Domino facile pollicetur, seque pro eis totis visceribus precaturum. Tunc aspirante illo, qui rinocerotas huiusmodi cornu potentiae ad edomandos barbarorum animos armat, et per tales vectes amarissimo turbulentoque gentium mari terminos ponit, ad omne votum eius sese promptissimos offerunt. » Ibid., p. 131. Le texte précise d’ailleurs à propos de cette parole divine qu’il « ne l’a pas dans son esprit » (chap. VII, p. 20-21), mais « devant ses yeux » ou encore « inscrite en son cœur » (chap. IV, p. 15-16), comme le font remarquer les éditeurs du texte : Vie d’Isarn, « Notes complémentaires », VII « Usages de l’Écriture sainte et modèles scripturaires dans la Vie d’Isarn », p. 153154. Cfr les Moralia de Grégoire le Grand : 31, 1-7. P. Buc, L’ambiguïté du Livre. Prince, pouvoir et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris, 1994 ; B. Rosenwein, Rhinoceros Bound : Cluny in the Tenth Century, Philadelphia, 1982. Cfr les commentaires de la Vie d’Isarn, p. 89, n. 157, et les « Notes complémentaires », p. 102171 (p. 130 et 154-158).

le GAB et la question de la parole efficace

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pour toujours l’autorité des clercs8 ». Comme le précise Dominique Iogna-Prat, les « mises en ordres » de la société proposées par les réformateurs consistent bien, à partir de la période grégorienne, à « définir la part des laïcs comme un reste9 » et à garantir par de nouveaux « devoirs » la supériorité éthique et sociale des ecclésiastiques. Ces derniers s’assurent notamment la possession exclusive du sacré et le pouvoir de médiation sacramentelle. Or les problématiques de la parole efficace – qui accomplit ce qu’elle profère dans les sacrements et dans l’Histoire puisqu’elle donne aux hommes le sens de leurs actes  – sont pleinement mobilisées dans les nouvelles propositions de « mises en ordres » de la société et dans les nouvelles représentations des « hommes spirituels » et de leur pouvoir, pouvoir matériel et idéel, pouvoir sur le monde et sur le salut des hommes10. Le sacrement de la consécration eucharistique n’est-il pas par exemple « celui dont la répétition scelle originellement et renouvelle quotidiennement l’unité de l’Église chrétienne11 », ainsi que le rappelle Irène Rosier-Catach, alors même que son sens se modifie profondément à la période grégorienne, donnant aux ministres de l’Église un rôle inédit et très discuté dans l’efficacité du sacrement12 ? Ainsi, 8

9 10 11 12

Y. Sassier, « L’Histoire du monastère de Vézelay de Hugues de Poitiers, reflet des tensions idéologiques du xiie siècle », dans Id., Structures du pouvoir, royauté et Res Publica (France, IXe-XIIe siècle), Rouen, 2004, p. 163-175, p. 164. Je renvoie ici, sans aucune prétention d’exhaustivité, aux travaux suivants : G. Constable, The Reformation of the Twelfth Century, Cambridge, 1996 ; D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam (1000-1150), Paris, 1998 ; G. Tellenbach, The Church in Western Europe from the Tenth to the Early Twelfth Century, Cambridge, 1993 (trad. anglaise). D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 27. D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 26 sq. La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, p. 23. H. de Lubac, Corpus mysticum. L’eucharistie et l’Église au Moyen Âge, Paris, 1941 ; M. Rubin, Corpus Christi. The Eucharist in Late Medieval Culture, Cambridge, 1991, surtout p. 14 sq, pour les débats entre conceptions figuratives et conceptions réalistes de l’eucharistie. Cfr plus particulièrement, sur le problème connexe du pouvoir d’intercession inédit conféré au ministre de Dieu dans l’Église, I. Rosier-Catach, « Les sacrements comme signes qui font ce qu’ils signifient : signe efficace vs. efficacité symbolique », Versus, 102 (sept.-déc. 2006), surtout p. 172-174 sur « le rituel et le consensus » et La parole efficace, surtout p. 132-134 : en fait, le problème, analysé par l’auteur dans les textes théologiques, selon lequel « Dieu ne lie pas son pouvoir aux sacrements » est tout à fait central en contexte grégorien de construction d’une Église hiérarchique, institutionnelle et médiatrice. Comment en effet penser, par rapport à la grâce divine, le rôle de l’institution ecclésiale, du ministre de l’Église et de fait, du sacrement, avec les objets qu’il mobilise et les paroles qu’il nécessite ? Comment maintenir et affirmer le rôle central du prêtre dans la diffusion de la grâce à travers le sacrement, mais aussi l’équilibrer et le nuancer par rapport au pouvoir de l’Église et à la validité du sacrement en soi et pour soi, par rapport aussi à l’autonomie de la grâce divine ? Quand les textes des théologiens examinés par I. Rosier-Catach (mais aussi les textes hagiographiques et le corpus juridique) discutent de la part de l’intervention humaine dans le sacrement à partir notamment de l’idée selon laquelle Dieu a « librement déterminé sa volonté à lier la confération de la grâce à ce moyen particulier » (paroles et matières du sacrement dans

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Éléonore Andrieu

Whereas early Christianity looked to holy men and early medieval society turned to saints to effect the connexion between God and humankind through prayers of intercession, a different order was now emerging. It was embedded in procedures and mediating practices, in a neatly defined mystery, rather than in the inspiration of charismatic and exemplary figures. Now the unifying grace was being claimed and disposed of through strong sacramental routines which orientated Christian life on earth. […] The priest was endowed with the power to effect a singular transformation in the world, one which was vital and necessary, so the claim of mediation was developed in the twelfth century into a robust theology of sacramentality13.

Ce même motif de la parole participe pleinement aux nouvelles configurations du grand aristocrate laïc, d’abord par contrepoint. On trouve dans la Vie de Geoffroy du Chalard, vers 1125, cette déclaration prêtée par le saint lui-même à son prédécesseur dans les solitudes limousines : Je n’ai aucun pouvoir, car je suis un laïc et je ne suis pas expert en paroles14.

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l’Église), ils posent aussi la question de « la part de pouvoir délégué à ces médiations, et [des] modalités selon lesquelles celles-ci agissent » (p. 134). D’où les débats et polémiques de la période grégorienne au sujet de l’autonomie du sacrement, question qui rejoint celle de l’autonomie des miracles défendue par exemple par Pierre Damien, comme l’a montré J.-M. Sansterre. Pierre Damien ainsi, dans une lettre adressée à l’archevêque Henri de Ravenne sur la validité des ordinations simoniaques, déclare : « il n’est pas étonnant que Dieu tout-puissant permette que l’office sacerdotal soit propagé dans son Église par de mauvais ministres, puisqu’il montre fréquemment par ceux-là même des miracles, évidemment non par le mérite d’une vie religieuse, mais en raison du ministère sacerdotal qu’ils ont reçu » (cité et traduit dans « L’autonomie du miracle chez Pierre Damien », J.-M. Sansterre, N. Stalmans, « Scribere sanctorum gesta ». Recueil d’études d’hagiographie médiévale offert à Guy Philippart, éd. E. Renard, M. Trigalet, X. Hermand, P. Bertrand, Turnhout, 2005, p. 711-715, p. 712). Les controverses sont nombreuses, même au sein de l’Église grégorienne : I. Rosier-Catach rappelle ainsi que, pour les sacrements, la question de l’intention du ministre reste centrale, alors même qu’à côté des conditions de validité des sacrements que sont le « rôle ministériel du prêtre » et « la nécessité du respect du rite sous tous ses aspects », la « condition sur l’intention » « s’articule difficilement avec les précédentes, qui semblent en elles-mêmes nécessaires et suffisantes » (p. 266)… Telles que les analyse avec précision I. Rosier-Catach, les débats sur la nature exacte de la causalité à l’œuvre depuis Dieu jusqu’à l’effet à travers son ministre, son ministère, son institution, les règles de mise en scène du sacrement et les matières qu’il mobilise éventuellement, apparaissent pleinement liés à la construction de l’Église grégorienne, et de la société qu’elle entend définir et « inclure » après s’être hiérarchisée strictement : ce projet grégorien ne pouvait que ménager, d’une manière ou d’une autre, la part du ministre et celle de l’institution dans le dévoilement, voulu par Dieu, de sa grâce qui, dans tous les cas, reste la « cause efficiente dernière de l’effet du sacrement » (I. Rosier-Catach, « Le pouvoir des mots. Remarques sur la notion de causalité naturelle », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 611-616, p. 614). M. Rubin, Corpus Christi, p. 13. « Ego obsistendi nullam potestatem habeo, quod laicus sum et imperitus sermone » (Vie de Geoffroy du Chalard, éd. A. Bosvieux, dans Mémoires de la Société des Sciences naturelles et archéologiques de la Creuse, 3 (1862), p. 75-120, p. 82). La traduction est reprise de celle de M. Aubrun : Saints ermites en Limousin au XIIe siècle, traduction et présentation par M. Aubrun, Turnhout, 2009, p. 57-100 (p. 65).

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La Vie d’Isarn offre de même un exemple intéressant de la manière dont le motif de la parole peut être utilisé : il y est entrelacé avec celui de la fonction guerrière dévolue aux grands aristocrates laïcs. Tout d’abord, ce texte les prive d’une parole efficace et les cantonne au rôle de défenseurs contractuels (par les armes, l’argent, la rhétorique de la persuasion) de l’Église terrestre. De fait, la fonction de parole et la fonction guerrière sont hiérarchisées en valeur : la parole efficace est de nature spirituelle et s’exerce au-delà de l’Histoire, tandis que le pouvoir des armes est temporel, provisoire et séculier. Mais cette hiérarchisation est dynamique : elle ne se contente pas d’opposer les deux fonctions, ou les deux genres d’hommes. Elle donne à la fonction de parole une vertu englobante par rapport à l’autre fonction, qu’elle récapitule15 : le texte présente explicitement le pouvoir des mots du saint auprès de Dieu comme l’arme utilisée dans une autre « défense » bien supérieure en valeur à celle qu’assurent les armes des rhinocéros dans l’Histoire. Inversement, les actes des grands princes sont dotés de valeur par la parole de prédication qui les fait, selon le vocabulaire de la conversion monastique16, « s’offrir » au désir du saint et à la volonté de Dieu : l’action guerrière procède donc de la parole de prédication et d’exhortation qui en est la « cause » au sens où elle est chargée de révéler le dessein divin. Cette structuration hiérarchique du motif des armes et du motif de la parole efficace implique que les armes, attribut central du laïc-rhinocéros, « jouissent d’une forme propre, quoiqu’humiliée, de reconnaissance17 », à la condition nécessaire d’être la forme même donnée au « vœu » de l’homme spirituel. Il est permis de rappeler qu’en accord avec ce modèle, la fonction guerrière est représentée dans nombre de textes de la période18 comme le reflet dégradé d’un modèle plus haut incarné par la parole 15 16

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L. Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, 1979. Vie d’Isarn, « Notes complémentaires », IV « Récits ‘antiseigneuriaux’ et conversions au monachisme dans la Vie d’Isarn », p. 126-131 (p. 130). Selon la formule de J. Lecointe : L’Idéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, 1993, p. 113. Suger, dans sa Geste de Louis le Gros, exploite à son tour toutes les ressources de « cette métaphore vive » qui fait de la parole efficace de l’Église (anathème, prédication) l’arme véritable à laquelle toutes les autres armes sont subordonnées : « Venerabilis sancte Romane ecclesie legatus Cono, Prenestinus episcopus, innumerarum pulsatus molestia querelarum ecclesiarum, pauperum et orphanorum devexationum, ejus tirannidem muchrone beati Petri, anathemate scilicet generali detruncans, cingulum militarem ei licet absenti decingit, ab omni honore tanquam sceleratum, infamatum, christiani nominis inimicum omnium judicio deponit. Tanti itaque concilii rex exoratus deploratione, citissime in eum movet exercitum et clero, cui semper humillime herebat, comitatus, Creciacum munitissimum castrum divertit, armatorum potentissima manu, quin potius divina, inopinate castrum occupat, turrim fortissimam ac si rusticanum tugurium expugnat, sceleratos confundit, impios pie trucidat et quos, quia inmisericordes offendit, inmisericordes detruncat. Videres castrum ac si igne conflari infernali, ut fateri non differres : ‘Pugnabit pro eo orbis terrarum contra insensatos’ » (Sap 5, 21) (Le vénérable légat de la sainte église romaine, Conon, évêque de Palestrina, vivement ému par les innombrables plaintes des églises et les souffrances des

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efficace des clercs, « glaive spirituel » qui s’abat19 sur les ennemis de l’Église au travers des armes des milites. Tel est l’un des mécanismes d’expression de l’« auxiliarité » du laïc par rapport au clerc, topique dans le discours réformateur20. Telle est l’une des structures qui fondent la reconnaissance humiliée de l’état de laïc par rapport à l’état de clerc, selon un système d’homologies complexes étagées depuis la volonté divine qui les ordonne : c’est la potestas de la parole qui frappe, en une métaphore souvent bien plus que vive, tandis que la potentia des armes n’en est que l’ombre diminuée. La parole, un motif partagé par les discours Il peut paraître superflu, à ce point du raisonnement, de rappeler que le motif de la parole et de ses pouvoirs, ainsi que les portraits des clercs et des laïcs à la peinture desquels ce motif participe, sont pris en charge par le discours ecclésiastique en latin qui domine toute la production écrite jusqu’au début du xiie siècle : ce sont les énoncés des clercs qui, dès les premiers textes,

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pauvres et des orphelins, abattit sa tyrannie en le frappant de l’épée mordante de saint Pierre, c’est à savoir d’un anathème général, le dépouilla, quoiqu’absent, du baudrier de guerrier, le déclara, en vertu d’un jugement unanime, déchu de tous ses honneurs comme criminel, infâme, ennemi du nom chrétien. Cédant à la prière et aux plaintes d’un si grand concile, le roi met très vite son ost en mouvement contre lui et, accompagné du clergé, auquel il fut toujours très humblement attaché, se tourne vers le château solidement fortifié de Crécy. Grâce à la main très puissante de ses hommes, que dis-je, bien plutôt grâce à celle de Dieu, il s’en empare à l’improviste, prend d’assaut la tour, qui était très forte, tout comme il eût fait d’une cabane de paysan, confond les criminels, massacre pieusement les impies ; ceux auxquels il se heurte parce qu’ils sont sans pitié, sans pitié il les abat. Si vous aviez vu le château, vous l’eussiez cru embrasé du feu de l’enfer et, tout de suite, vous eussiez reconnu la vérité de cette parole : « Tout l’univers combattra pour lui contre les insensés ») (Vie de Louis VI le Gros, éd. et trad. H. Waquet, Paris, 1929, p. 174-177, à propos de Thomas de Marle). La notion de militia permet plus largement de composer ce système hiérarchique au moyen d’une reprise des mêmes termes (militia spiritualis et militia saecularis ; vocabulaire des armes, etc.) : « Pour les ecclésiastiques, appeler les chevaliers des milites, c’est se dire parallèles et supérieurs à eux : une milice cache l’autre, ou plutôt, elle la sous-entend » (D. Barthélemy, La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ? Servage et chevalerie dans la France des Xe et XIe siècles, chapitre V : « Le mot miles et l’histoire de la chevalerie », Paris, 1997, p. 173-191 (p. 190)). Selon Rom. 13 : 4. « Le début du xiie siècle est […] le temps où fut exprimée de la façon la plus rigide l’idée d’une ‘auxiliarité’ de la fonction princière, notamment au travers d’une volonté tenace des partisans de la réforme d’affirmer le rôle moteur de l’Église dans la prise en charge de la paix publique, et de confiner rois et princes dans une simple fonction d’exécution » (Y. Sassier, « L’Histoire du monastère de Vézelay », p. 165). Voir pour une vue d’ensemble : D. IognaPrat, « La place idéale du laïc à Cluny (v. 930-v. 1150) : d’une morale statutaire à une éthique absolue ? », dans Guerriers et moines (Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval, IXe-XIIe siècle), éd. M. Lauwers, Antibes, 2002, p. 291-316.

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sont « de droit, dépositaires de la parole vertueuse21 ». Ce sont, comme l’a montré l’enquête d’Anita Guerreau-Jalabert, les énoncés ecclésiastiques qui prennent en charge le paradigme de la parole et de la parabole christiques et le projettent de manière complexe sur toute parole chrétienne, avant que les langues romanes ne déploient leurs propres constructions sémantiques22. Et ce sont donc certains de ces mêmes énoncés ecclésiastiques, les discours des réformateurs, qui ont placé l’efficacité de la parole au centre d’un idéal de construction sociale et d’organisation politique de la société chrétienne. Or au début du xiie siècle, il faut noter ce « problème pressant23 » que représente en contexte la naissance d’un corpus écrit non plus en latin, mais en langue vernaculaire. C’est, on le sait, une naissance en deux temps dont on peut préciser comme Michel Zink que la « seconde », une fois éloignée « l’ombre des lettres latines » et abandonnée la stricte fidélité de la production au genre hagiographique en particulier, est « plus soudaine que la première, plus surprenante » et que ses « suites allaient être plus fécondes24 ». Nous nous proposons de poser, à partir du motif de la parole efficace, la question du degré et des modes d’insertion du nouveau corpus en langue vernaculaire (que nous identifions un peu trop commodément comme ressortissant de la catégorie de la « littérature », en postulant ainsi une catégorie qui semble pour le moins problématique à imposer au système des discours médiévaux) dans le tissu des autres discours, tissu où il se trouve pris au moment de son émergence. Jean-Marie Fritz, qui pose cette même démarche en tête de son travail sur le discours du fou au Moyen Âge central, rappelle après Michel Foucault que les discours d’une situation donnée « ne peuvent pas proférer tous les types d’énoncés possibles25 » ; ceci, en raison du système qu’ils constituent et dans lequel ils s’engendrent mutuellement, par dialogue, opposition, participation et transferts de motifs. Tout nouvel énoncé serait comme un « nœud dans un réseau26 », réseau de questions et de réponses qui forment système. Cette hypothèse peut se traduire en termes sociohistoriques : si nous ignorons tout, la plupart du temps, des conditions de production et de diffusion de ces nouveaux textes, certains indices textuels – le type d’héroïsme qui s’y déploie notamment – confirmeraient que nous 21

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C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue, Paris, 1991 (trad. fr.), p. 18. Les clercs ont bâti par ce biais un système de représentations de la parole, de ses pouvoirs et de ses valeurs, en amont de la grande systématisation du xiiie siècle décrite par S. Casagrande et S. Vecchio. A. Guerreau-Jalabert, « Parole/parabole ; la parole dans les langues romanes : analyse d’un champ lexical et sémantique », dans La parole du prédicateur, dir. R. M. Dessì, M. Lauwers, Nice, 1997, p. 311-339. É. Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard, Paris, 1931, p. 14. M. Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, 1992, p. 41. Le discours du fou au Moyen Âge, XIIe-XIIIe siècles. Étude comparée des discours littéraire, médical, juridique et théologique de la folie, Paris, 1992, p. 5. M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, 1969, p. 36.

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assisterions là à une première appropriation, par le groupe des grands aristocrates laïcs, du support de l’écriture. Anita Guerreau-Jalabert et Michel Banniard suggèrent que la première manifestation d’une production textuelle en langue romane autonome (chansons de geste, lyrique d’oïl et d’oc, et romans, antiques puis arthuriens) pourrait bien être le résultat d’une demande, celle de l’aristocratie laïque, et d’un projet : légitimer ses valeurs, « se justifier dans l’ordre historique27 », et s’autodéfinir : Ce qui se manifeste alors, c’est en quelque sorte une prise de parole, légitimée par l’écrit, de la part de la fraction laïque dominante28.

L’hypothèse selon laquelle les discours en présence font système signifie donc concrètement que se noueraient des rapports essentiels (de partage de motifs et de confrontation de valeurs) entre les énoncés ecclésiastiques (en latin ou en langue vernaculaire) et les nouveaux énoncés en langue vernaculaire, parce qu’il y va de la « prise de parole » et de l’autorité de ces derniers. Les travaux de John Baldwin29 ou de Jean-Marie Fritz30 ont construit sur cette hypothèse une confrontation archéologique spécifique des discours en présence (ecclésiastiques et non ecclésiastiques) autour d’un objet nodal que désignait son rapport à la production d’un pouvoir et d’un savoir autorisé : sexualité et folie. Mais qu’en est-il de cet autre problème particulièrement sensible, celui du pouvoir des mots et de l’efficacité ou de la fonction opérative de la parole, qui dessine les contours du pouvoir spirituel des ecclésiastiques ? Quels sont le degré et les modes de participation du corpus émergent, non ecclésiastique donc, à des questions qui touchent au statut des paroles sacramentelles et de la prédication, qui concernent ainsi les plus grands rituels chrétiens et le fonctionnement même du sacré et assurent de fait la supériorité éthique mais aussi sociale des « hommes spirituels » ? Que font les énoncés dits « littéraires » quand ils s’emparent de cet ensemble de motifs – parole efficace, armes, amour, pouvoirs… – qui fondent tout à la fois la dépendance et l’« auxiliarité » des grands aristocrates laïcs, de leurs fonctions sociales et de leur histoire31 ? Le Thersite de Shakespeare a beau jeu de dire, comme le relève Jean-Yves Tilliette, que « la guerre et la fornication, il n’y a vraiment qu’elles qui soient toujours à la mode32 », il ne revient pas sans doute 27

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M. Banniard, « Genèse de la langue française (iiie-xe siècles) », dans Histoire de la France littéraire, t. I : Naissances, Renaissances (Moyen Âge-XVIe siècle), « Le français et la latinité : de l’émergence à l’illustration », dir. F. Lestringant, M. Zink, Paris, 2006, p. 9-35 (p. 30). A. Guerreau-Jalabert, « Le temps des créations (xie-xiiie siècle) », dans Le Moyen Âge. Histoire culturelle de la France – 1, dir. M. Sot, Paris, 2005, p. 144. Les langages de l’amour dans la France de Philippe Auguste, Paris, 1997 (trad. fr.). Le discours du fou. Y. Sassier, « L’Histoire du monastère », p. 165. Citation relevée dans L’Iliade. Epopée du XIIe siècle sur la guerre de Troie, dir. F. Mora, Turnhout, 2003, « Introduction », p. 5-40, p. 35.

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au critique contemporain d’endosser le rôle de ce personnage… Poser l’émergence des nouveaux textes comme un fait social bouleversant en contexte implique au contraire de mettre à la question leurs grands thèmes et leur inscription particulière dans le tissu des discours du Moyen Âge central, sans postuler dès l’abord et exclusivement leur gratuité ou leur fonction parodique et/ou divertissante. Il se trouve que la jeune littérature de langue romane traduit au début du xiie siècle, dans ses premières réalisations, comme « une focalisation symbolique sur les armes, par rapport aux autres instruments du pouvoir noble33 ». C’est dans la guerre (contre le sarrasin ou le seigneur rebelle) que le chevalier et le roi, Charlemagne ou Louis, entrent en scène dans la plupart des chansons de geste du xiie siècle : Chanson de Roland, Couronnement de Louis, Charroi de Nîmes, Chanson de Guillaume, etc. Ces textes semblent donc bien reprendre la proposition de la Vie d’Isarn et d’un certain discours réformateur, selon laquelle les laïcs sont avant tout des rhinocéros armés de la corne de leur potentia, et voués à la défense armée de l’Église… La première explication de l’insertion massive34, dans ces textes, d’un motif aussi problématique que le « portrait du grand aristocrate laïc » en miles, cette fois pour en faire un héros, et non plus un rhinocéros, paraît relever, comme l’a noté Jean Flori, du fait que l’aristocratie guerrière « entendait […] avoir l’initiative et le contrôle ‹ de la guerre sainte ›, l’intégrer elle-même dans son propre système de valeurs sans se laisser confiner dans une position subordonnée, dans la mouvance de l’Église ou de la papauté35 ». L’historien ajoute par ailleurs qu’aucune chanson ne décrit une croisade véritable : l’accent est mis plutôt « sur la guerre entreprise par des chevaliers pour le service de leur roi, pour la conquête de terres sur l’ennemi infidèle sans intervention de la papauté, sans abandon, même partiel, du cingulum militiae36 ». La critique a depuis longtemps noté, de même, que la chanson exclut en grande partie de son univers les personnages de clercs et de fait, nombre d’occasions de mettre en scène leur parole efficace,

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D. Barthélemy, La Chevalerie. De la Germanie antique à la France du XIIe siècle, Paris, 2007, p. 253. Hormis bien sûr l’explication par le recours à la topique nécessaire à la construction du genre, ici épique, que nous laissons de côté dans notre analyse : cfr F. Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Paris, 2006. J. Flori : « Le Pape, l’Ermite et le chevalier. Les métamorphoses d’un thème de croisade : l’assistance aux chrétiens opprimés, des chroniques aux chansons de geste », dans Id., Croisade et chevalerie. XIe-XIIe siècles, Paris-Bruxelles, 1998, p. 243-258 (p. 258). L’auteur ajoute : « Cette métamorphose traduirait-elle la volonté plus ou moins inconsciente de minimiser le rôle initiateur de la papauté et du clergé, même dans sa forme très populaire de l’érémitisme, et de valoriser au contraire l’initiative laïque, celle des chevaliers ; non seulement dans la réalisation des opérations de secours aux chrétiens opprimés, mais également dans son organisation, voire dans sa décision ? » (p. 252) Ibid., p. 254-255.

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notamment sacramentelle37, mais aussi toute parole de prédication propre à incarner une militia spiritualis… Les rares interventions des « hommes spirituels » dans cet univers sont souvent même marquées au fer rouge de la déviance la plus charnelle38 quand leurs interventions rituelles ne sont pas pour le moins détournées par rapport aux prescriptions des ordines39. Ce faisceau d’indices incite à penser que nous sommes là en présence d’un système cohérent de motifs (fonction guerrière et parole) : nous aurions affaire, plus qu’à des « thèmes épiques » universels ou strictement transitifs par rapport à l’événement de la croisade, à de véritables questions, prises en charge par les énoncés nouveaux comme elles l’étaient déjà par les énoncés ecclésiastiques. C’est à travers ces questions que les énoncés nouveaux prendraient place au sein des discours. La parole efficace, liée comme elle l’est à la représentation de l’infériorité et de l’auxiliarité de la fonction guerrière, elle-même donnant ses contours au statut du grand laïc, serait une de ces questions, partagées par tous les énoncés et discours : cela laisse augurer que la récupération, par la chanson de geste, d’un personnage de miles, du motif des armes et du motif de la parole, engage une problématique bien plus large que celle de la seule guerre contemporaine, intérieure ou extérieure. C’est à partir de cette hypothèse que nous procèderons à un essai de repérage de la parole efficace et de son rapport avec le motif des armes dans les chansons, de manière à amorcer une évaluation des contours donnés en ces textes au portrait du grand aristocrate laïc et à tenter de le confronter avec le rhinocéros-miles du discours réformateur. Qu’en est-il par exemple du serment et du gab des chansons ? Les travaux fondateurs de Christiane Marchello-Nizia sur les formes du serment épique40 ont montré déjà qu’il y avait là un gisement fondamental de paroles opératoires, qui font, au sens propre, l’action du héros guerrier. Nous reviendrons à ce premier gisement, mais voudrions travailler d’abord sur la deuxième forme de parole que nous avons évoquée : le gab, parole que son caractère ludique rend problématique en raison du pouvoir opératoire aléatoire qui l’accompagne et de son élaboration linguistique complexe. Nous allons tenter de décrire le plus 37

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Comme le montrent les différentes mises en scène de la mort du héros guerrier, construites sans recourir aux rituels cléricalisés. Dans le Couronnement de Louis, éd. E. Langlois, Paris, 1925, Guillaume punit « le clergié qui a lor seignor falsent » (laisse XLII, v. 1763) et qui « por aveir ont le mal plait basti » (laisse XL, v. 1694). Le pape qui demande l’aide du chevalier lui promet en récompense non seulement le paradis mais aussi, « en trestot ton eage », de pouvoir « mangier char » et « feme prendre tant come il t’iert corages » (laisse XVIII, v. 390-391)… On peut par exemple admirer la façon dont le couronnement de Louis se déroule sous l’autorité active non de l’archevêque pourtant présent, mais de l’empereur Charlemagne (Couronnement de Louis, laisses III et suivantes). Cfr sur ce point D. Boutet, Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, Paris, 1992, en particulier p. 56 sq. Dire le vrai : l’adverbe « si » en français médiéval. Essai de linguistique historique, Genève, 1985.

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fidèlement possible cette forme de parole, sans chercher à la définir a priori41. Une chanson, transmise par un seul manuscrit aujourd’hui disparu, et à la datation discutée42, se détache par sa manière insistante et particulière de mettre en scène le gab : il s’agit du Voyage ou Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople43, qui reprend le motif du voyage de l’empereur dans les deux cités lointaines de Jérusalem et de Constantinople44 . C’est sur 41

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Nous ne rappellerons ainsi l’histoire générale du mot et de la pratique, telle que J. L. Grigsby l’analyse dans « Le gab dans le roman arthurien français », Actes du XVIe Congrès International arthurien, t. 1 (1985), p. 257-272 et dans The « Gab » as a Latent Genre in Medieval French Literature : Drinking and Boasting in the Middle Ages (Medieval Academy Books, 153), Cambridge, 2000, qu’une fois notre description achevée. Un historien spécialiste de l’Orient latin a apporté quelques preuves à partir de la description du « marché de Jérusalem » (v. 209-212) décrit dans la chanson : J. Richard, « Sur un passage du Pèlerinage de Charlemagne : le marché de Jérusalem », Revue belge de philologie et d’histoire, 43-2 (1965), p. 552-555. Il conclut à une datation dans le second quart du xiie siècle, comme P. Aebischer, Les versions norroises du « Voyage de Charlemagne à Jérusalem ». Leurs sources, Paris, 1956. Cfr les propositions de C. Rossi dans sa thèse, Ja ne m’en turnerai trescque l’avrai trovez. Ricerche attorno al ms. Royal 16 E. VIII, testimone unico del « Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople », e contributi per una nuova edizione del poema, doctorat, Université de Fribourg, Fribourg, 2005 : l’enquête, érudite et précise, sur les liens qu’entretient la chanson avec des textes produits par Saint-Denis ou recueillis à l’abbaye, des reliques qui y sont gardées, ou même avec la géographie du lieu, permet d’approfondir ces questions. L’édition que nous utiliserons est celle de P. Aebischer, Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, Genève, 1965 (TLF). Le titre donné par le manuscrit unique (le manuscrit de la King’s Library 16. E. VIII du Musée britannique) aujourd’hui disparu est le suivant : « Ci comence le livere cumment Charels de Fraunce voiet in Ierhusalem Et pur parolz sa feme a Constantinople pur vere roy Hugon » (transcription par E. Koschwitz, dernier éditeur à avoir travaillé sur le manuscrit avant sa disparition en 1879 – on peut trouver cette édition avec une traduction d’A. J. Cooper dans Le Pèlerinage de Charlemagne, publié avec un glossaire, Paris, 1925 – et résolution par P. Aebischer dans son édition, p. 15). Mais cfr aussi C. Rossi, Ja ne m’en turnerai trescque l’avrai trovez et l’édition nouvelle du texte qu’elle a fournie à partir de sa thèse. Pour les débats sur le titre, voir note suivante. Pour la bibliographie, abondante, nous renvoyons à l’article que le Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, éd. revue et corrigée par G. Hasenohr et M. Zink, Paris, 1992, consacre à ce texte. Signalons cependant : J. Horrent, Le Pèlerinage de Charlemagne. Essai d’explication littéraire, avec des notes de critiques textuelles, Paris, 1961 et pour une réponse, P. Aebischer, « Sur quelques passages du Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople. À propos d’un livre récent », Revue belge de philologie et d’histoire, 40-3 (1962), p. 815-843 ; M. Tyssens, Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, Gand, 1978 (traduction critiques et notes), et les analyses et synthèses récentes de M. Bonafin, La Tradizione del « Voyage de Charlemagne » e il « gabbo », Alessandria, 1990 ; A. E. Cobby, Ambivalent Conventions. Formula and Parody in Old French, Amsterdam and Atlanta, 1995 (chapters 4 and 5 : p. 82 sq.) et J. L. Grigsby, The « Gab » as a Latent Genre in Medieval French Literature. P. Aebischer, Les versions norroises ; J. Horrent, « Sur les sources épiques du Pèlerinage de Charlemagne », Revue belge de philologie et d’histoire, 38-3 (1960), p. 750-764. Les deux moments du voyage ont posé problème, surtout par leur disproportion (141 vers seulement pour Jérusalem) et leur différence de registre : J. Horrent maintient la thèse d’une forte unité de la chanson (voir en particulier « La chanson du Pèlerinage de Charlemagne. Problèmes de composition », dans La Technique littéraire des chansons de geste. Actes du colloque de Liège, Paris, 1959, p. 413-428), alors que d’autres critiques tendent à y voir la réunion fortuite et

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cette chanson, largement étudiée déjà, que nous appuierons d’abord notre tentative de description des formes et de l’efficacité de la parole gabeuse. Le VOYAGE ou PÈLERINAGE Analyse

DE

CHARLEMAGNE

À

JÉRUSALEM

ET À

CONSTANTINOPLE :

Charlemagne et ses grands partent vers Jérusalem et Constantinople en pèlerins, munis de bourdons de frênes. Ils n’ont ni « escuz ne lances ne espees trenchaunz » (« ni écus, ni lances, ni épées tranchantes », v. 79). Le départ de la troupe est provoqué par la reine. Charlemagne au début de cette histoire se trouve à Saint-Denis. Entouré de sa cour, il y ceint « à nouveau » sa couronne et son épée : il entraîne par la main la reine sous un olivier et lui déclare à haute voix : « Dame, veïstes onques hume dedesuz ceil/ Tant ben seïst espee, ne la corune el chef ? » (« Dame, avez-vous déjà vu quelqu’un/ porter aussi bien l’épée, et la couronne sur la tête ? », v. 9-10). La reine alors lui répond « folement » (v. 12) qu’il s’estime trop, et qu’elle sait un roi qui porte sa couronne plus bellement encore : il s’agit d’Hugon, le roi à la charrue d’or qui règne sur Constantinople. La reine tente d’expliquer sa parole : elle a seulement voulu « jouer » (v. 33). Rendu fou de rage par cet échange que tous les Français ont entendu (v. 18), Charlemagne réunit ses douze pairs (Olivier et Roland, Guillaume d’Orange et l’archevêque Turpin, Bérenger et Naimes, Bertrand et Bernard…) et les informe du départ : il ira d’abord à Jérusalem pour y adorer Croix et saint Sépulcre parce qu’un songe triple le lui a imposé ; puis il se lancera dans la quête de ce roi Hugon. Il ne reviendra pas avant de l’avoir trouvé.

maladroite de deux textes séparés. L’interprétation de J. Grisward (« Paris, Jérusalem, Constantinople dans le Pèlerinage de Jérusalem : trois villes, trois fonctions », dans Jérusalem, Rome, Constantinople : l’image et le mythe de la ville au Moyen Âge, éd. D. Poirion, Paris, 1986, p. 75-82) expose les nécessités fonctionnelles de chaque lieu urbain. Mais la théorie d’une forte unité de la chanson ne résout pas la question de son titre, pas plus que celle de son sens et de ses priorités : pour J. Horrent, qui a défendu l’appellation de Pèlerinage, Charlemagne « a deux raisons de pérégriner en Orient : satisfaire sa dévotion et vérifier les dires de la reine », et le critique liégeois ajoute que « la priorité matérielle attribuée à l’épisode de Jérusalem, la prééminence accordée au sentiment religieux, nous assurent que pour Charlemagne, le voyage en Orient est avant tout un pèlerinage sur les lieux saints » (Le Pèlerinage de Charlemagne. Essai d’explication, p. 23 et p. 24). Pour P. Aebischer, au contraire, la raison du voyage est l’amour-propre blessé du roi… (« Sur quelques passages », p. 820) et « il faut donc un sérieux parti-pris pour voir dans cette équipée […] une manifestation de foi. Si bien que donner à ce récit le nom de ‘pèlerinage’ est une aberration, et que seule lui convient la dénomination de ‘voyage’ » (Le Voyage de Charlemagne, « Introduction », p. 14). Cfr aussi l’article de C. Rossi, « Le Voyage de Charlemagne : le parcours vers Jérusalem et les reliques », Critica del testo, 2:2 (1999), p. 619-653, qui reprend ce questionnement en exposant à nouveaux frais la géographie de l’itinéraire et aussi des reliques.

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Le récit se déroule à partir de là en deux temps45 : à Jérusalem, Charlemagne et ses douze pairs entrent en une église où Dieu aurait célébré la messe pour ses apôtres. Il s’y trouve les douze chaires des apôtres plus une, magnifique et fermée, celle où se serait assis le Christ. Charlemagne et les siens y prennent place. Le roi a le visage si « fier » (v. 131) qu’un juif croit voir le Christ et les apôtres et demande à être baptisé sur le champ. Prévenu, le patriarche de la ville donne à l’empereur, en raison de cette aventure (nul n’avait jamais pris place dans la chaire fermée), le nom de « Charlemaine sur tuz reis curunez » (v. 158) et lui confie treize reliques (reliques de saints martyrs, reliques de la Passion du Christ, reliques mariales)46, ce qui produit d’emblée, sur place, un miracle de guérison. Charlemagne et ses pairs résident à Jérusalem le temps d’entreprendre la construction d’une basilique et d’achever la confection d’une châsse d’or pour les reliques. Puis, ils décident de repartir47. Charlemagne se souvient alors de son autre quête : celle du roi Hugon. Les Français passent par Jéricho, où ils prennent des palmes. Devant les reliques qui accompagnent le convoi, les miracles se multiplient : des malades sont guéris, et les eaux des cours d’eau s’écartent. La troupe arrive à Constantinople : c’est une « citez vaillant » (v. 262) brillant de mille feux, cernée de vergers incroyables. Entre autres merveilles, les chevaliers présents, magnifiquement vêtus et au nombre de vingt mille, se divertissent en compagnie de treize mille jeunes filles. Le roi Hugon, équipé somptueusement, laboure avec sa charrue d’or. Il accueille Charles et ses pairs et les conduit au palais : les somptuosités du palais et ses mécanismes merveilleux (des statues animées) suggèrent à Charlemagne que, par comparaison, sa propre « manantise » (« possessions », v. 363) ne vaut guère. Et voilà que les pairs sont terrorisés par les merveilles du palais, qui se met à tourner sur lui-même tandis qu’un orage violent se fait entendre à l’extérieur. Les Francs dînent somptueusement (venaison, épices, vin et musique) tandis qu’Olivier s’enflamme, à table, pour la fille d’Hugon. Quand ils se retirent, seuls, avec du vin, dans leur chambre somptueuse, les Français commencent à « gabber » (v. 446). A vrai dire, deux d’entre eux avaient déjà commencé, mais silencieusement : Guillaume d’Orange, à propos de la charrue d’Hugon, et Olivier, à propos de la fille du roi… Dans la chambre, en revanche, chacun 45 46

47

Voir note 44. Cfr les travaux de C. Rossi : sa thèse et aussi « Le Voyage de Charlemagne : le parcours vers Jérusalem », qui analyse particulièrement la localisation des reliques au xiie siècle, et donne une interprétation tout à fait intéressante des miracles accomplis. Le « patriarche » les supplie alors de bien vouloir défendre la terre sainte contre les Sarrasins et les païens (v. 224-225) qui veulent détruire la chrétienté. Charlemagne lui en fait la promesse : « Sa fei si l’en plevit » (v. 228). Le texte évoque alors la guerre en Espagne et la mort de Roland et souligne que Charlemagne accomplira sa promesse (« ben en guardat sa fei », v. 231).

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parle haut et clair. Un espion, placé là par le roi méfiant, les écoute et n’en peut mais, réagissant en aparté à chacun des gabs proférés. Que sont exactement ces gabs ? Tout d’abord, la parole gabeuse est collective, avant que Charlemagne ne la prenne en charge : Et dist li uns a l’altre : « Veez cum grant beltet ! Veez, cum gent palais et cum forz richetet ! Pleüst al rei de glorie de sainte majestet Carlemaine mi sire les oüst recatet U conquis par ses armes en bataile champel ! » Et lur dist Carlemaine : « Ben dei avant gabber » (v. 448-452) (Et l’un dit à l’autre : « Voyez cette grande beauté ! Voyez ce si noble palais, et cette si évidente puissance ! Si seulement il plaisait au Roi de gloire, de sainte majesté, Que Charlemagne, mon seigneur, ait acheté tout cela Ou l’ait conquis par les armes au cours d’une bataille rangée ! » Et Charlemagne de leur dire : « Je dois gabber, maintenant ! »)

L’empereur déclare qu’il coupera en deux jusqu’à la selle le meilleur chevalier d’Hugon, et d’un seul coup d’épée, quand bien même il aurait revêtu deux casques et deux hauberts ; Roland soufflera dans un olifant une tempête telle qu’elle détruira toutes les portes de la ville et dévêtira Hugon en lui arrachant les poils de sa barbe ; Olivier fera l’amour cent fois dans la même nuit à la fille du roi Hugon : dans le cas contraire, il jure « par covent » (« par promesse ») de se laisser couper la tête ; Turpin, l’archevêque, courra aussi vite que trois destriers de Hugon lâchés au galop, avant d’en enfourcher un et de jongler avec quatre pommes sans en laisser choir une seule : que Charlemagne lui crève les yeux s’il en laisse tomber une ; Guillaume d’Orange propose de soulever l’énorme escarboucle qui éclaire la chambre, et de la jeter sur le palais pour en briser un mur48… Au matin, informé par l’espion et en colère, Hugon attend de pied ferme les Français, sommés de réaliser effectivement leurs gabs : Charlemagne tente de rappeler, mais en vain, que telle est la coutume des Francs qu’avant d’aller se coucher, et après boire, ils « se giuent et gabent » (« ils se divertissent et gabent », v. 655). 48

Ogier fera de même avec le pilier qui soutient tout le palais, et en jettera le palais à terre ; le vieux Naimes brisera de ses seuls muscles le fort haubert dont on l’aura revêtu ; Béranger se jettera d’une tour sans être blessé sur des épées plantées pointes en l’air ; Bernard fera déborder la rivière, qui noiera le royaume et poussera Hugon à fuir dans sa tour ; Ernald se plongera dans une cuve de bois et de plomb fondu, et attendra que le plomb prenne : il s’en libèrera ensuite ; Aimery mangera dans l’assiette du roi Hugon son poisson et boira son vin, avant de le frapper par derrière, à sa table ; Bertrand frappera si fort deux écus l’un contre l’autre qu’il fera fuir tout être vivant, homme et bête, de la forêt du roi ; Gevin lancera de loin un lourd épieu, qui atteindra un denier posé sur un autre denier sans faire bouger ce dernier cependant. Puis, il courra de telle sorte que l’épieu n’aura pas le temps de toucher la terre…

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L’empereur réunit ses pairs à part, et tous se mettent à genoux devant la châsse des reliques pour prier Dieu : un ange apparaît, qui garantit à Charlemagne que Dieu l’aidera à accomplir les gabs, tout en lui donnant l’ordre de ne plus jamais « gaber » quiconque (« ne gabez ja mès hume, ço cumandet Christus ! » : « ne gabez plus personne, c’est ce que vous ordonne le Christ ! », v. 676). Plein de bravoure à nouveau, Charlemagne repart auprès d’Hugon, afin de lui lancer son défi promissoire, à propos des gabs énoncés : « Nus les aamplirun » (« nous les accomplirons », v. 690). Olivier commence : Hugon lui offre sa fille pour qu’il accomplisse son gab. Or, si le chevalier ne fait l’amour que trente fois dans la nuit à la fille du roi, celle-ci, conquise, jure à son père qu’il l’a bien fait cent fois. Guillaume puis Bernard s’exécutent à leur tour : un mur du château est détruit, l’eau inonde la ville. Hugon demande grâce à Charlemagne, se soumet à lui et l’eau, à la prière de Charlemagne, se retire. Le roi Hugon renonce à demander la réalisation des gabs : « A feiz, dreiz emperere, jo sai ke Deus vus aime. Tis hom voil devenir : de tei tendrai mun regne, Mun tresor te durrai, si l’amenrai en France. » (v. 796-799) (« Légitime empereur, je sais pour finir que Dieu vous aime. Je veux devenir ton homme : je tiendrai mon royaume de toi ; Je te donnerai mon trésor : je l’amènerai en France. »)

Charlemagne accepte alors la soumission d’Hugon (mais non son trésor) : « Ore estes vus mis heoms, veant trestuz les voz. » (« Vous êtes maintenant mon homme, tous les vôtres en sont témoins », v. 803)

Puis il propose une assemblée solennelle, au cours de laquelle les deux rois porteront couronne. Or, le roi Hugon porte la sienne « plus basement un poi :/ Karlemaine fud graindre de plein ped e .iii. pouz » (« un peu plus bassement : Charlemagne était plus grand, d’un plein pied et de trois pouces », v. 810-811). La reine en vantant ce roi, disent alors les Français, « folie dist e tord » (« a dit une folie et une chose injuste », v. 813). Tout le monde rentre en France et le texte souligne en conclusion deux faits : premièrement, la domination incontestable de Charlemagne – et obtenue sans bataille – sur tout l’espace oriental de la chrétienté : « Mult fu lied e joius Carlemaine li ber,/ Ki tel rei ad cunquis sanz bataille campel » (« Charlemagne le vaillant fut extrêmement heureux et joyeux d’avoir conquis un tel roi sans bataille rangée », v. 858-859) ; deuxièmement, l’arrivée en France des reliques et leur répartition dans le royaume (les clous et la couronne reposeront à SaintDenis)49. Enfin, Charlemagne pardonne à la reine « pur l’amur del sepulcre 49

Mais cfr les analyses de C. Rossi pour une analyse exacte de ces reliques « épiques ».

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que il ad aüret » (« pour l’amour du Sépulcre qu’il a adoré », v. 870), selon le dernier vers de la chanson. analyse linguistique du GAB Le gab est la forme de la parole qui semble a priori la moins efficace, la plus ludique et la moins propice à illustrer la question du pouvoir des mots. C’est à son analyse linguistique que nous allons nous consacrer à présent, au moins pour le cas particulier de la chanson qui nous occupe, avant de rappeler quelles sont les autres manifestations de cette parole. Le gab dans le Voyage est d’abord une phrase déclarative à la première personne ancrée dans une situation de colère et d’humiliation. Les passages du texte consacrés aux gabs s’ouvrent, rappelons-le, sur un souhait non réalisé au subjonctif imparfait : les preux regrettent que Dieu n’ait point encore voulu que Charlemagne s’empare par les armes ou par un autre type de conquête des richesses et du royaume d’Hugon. La « cérémonie » des gabs est alors, comme en réponse, ouverte par Charlemagne lui-même (v. 448-452). Le gab est dès lors un jeu de langage fortement virtualisé. En premier lieu, il abstrait de la situation de communication le destinataire qu’il vise : les Français attendent le secret de leur chambre pour gaber, et les gabs publics d’Olivier et de Guillaume ont été énoncés à voix basse, précise le texte. Le jeu obéit à un rituel mécanique, laisse après laisse : ici, par exemple, le premier personnage, Charlemagne, déclare solennellement qu’il ouvre l’échange des gabs (« Ben dei avant gabber », v. 453) puis demande à un autre personnage de gaber à son tour (« Gabbez, bel neis Rolland ! » : « Gabez Roland, mon cher neveu ! », v. 469), ce que ce personnage octroie (« Volenters, dist il, sire : tut al vostre comand ! » : « Volontiers, sire, dit-il, je suis entièrement à vos ordres ! », v. 470). Les autres gabs obéissent au même cérémonial, rythmé par le style formulaire propre à l’écriture épique50. A ce rituel qui fonde le jeu, s’ajoutent l’ivresse accompagnant l’énoncé des gabs et plus largement les circonstances collectives et festives (le groupe des « amis » réunis après un festin et jaloux de la richesse matérielle d’Hugon). Au caractère ludique se superpose un exercice collectif d’autodéfinition, par chaque pair, de ses « qualités » propres, mais la vantardise51 énoncée donne aussi bien les contours identitaires de la communauté des 50

51

Voir en particulier : M. Bonafin, La Tradizione del « Voyage de Charlemagne » e il « gabbo » et A. E. Cobby, Ambivalent Conventions, qui analyse avec précision le rapport du « style formulaire » épique avec le rituel du gab, et aussi ses liens avec la tradition « romanesque ». Pour J. L. Grigsby, le Voyage offrirait une sorte d’exemple unique de gab comme genre littéraire. D’où l’un des débats sur le sens du mot gab, entre J. L. Grigsby, The « Gab » as a Latent Genre, qui voit dans la « vantardise » l’essence de cette parole, tandis que G. S. Burgess (qui a édité et traduit le texte : Le Pèlerinage de Charlemagne, Edinburgh, 1998) y lit plutôt une « farce », une « plaisanterie », insistant donc sur le côté ludique. Nous y reviendrons.

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« Francs » par opposition aux « autres ». Le contenu du gab est de plus extraordinaire et intenable, ce qui le virtualise encore, puisque chaque gab consiste pour celui qui le profère à garantir, voire à promettre, qu’il va accomplir un acte normalement irréalisable à l’encontre d’Hugon. Mais chaque gab est par ailleurs décliné au futur de l’indicatif, tandis que le subjonctif présent à valeur injonctive est utilisé pour énumérer les conditions de réalisation du gab (gab de Roland : « Dites al rei Hugun me prest sun olivant,/ Pus si m’en i rrai jo la defors en cel plain… », soit « Dites au roi Hugon de me prêter son olifant, puis je me rendrai là, dehors, en cette plaine… », v. 471-472). Or le subjonctif présent exprime un potentiel du présent, établissant une probabilité comme l’énoncé au futur, puisque l’« emploi basique du futur en fait un temps prospectif indiquant un procès à réaliser, ancré dans le virtuel52 », mêlant donc valeurs temporelles et valeurs modales53. Plus précisément, cependant : Un procès projeté dans l’avenir est envisagé avec une certaine part d’hypothèse et d’incertitude. Avec le futur simple, la charge d’hypothèse est minimale, et, même si la réalisation du procès n’est pas avérée, sa probabilité est très grande54.

La situation, de ce point de vue, est identique en français moderne et en ancien français, comme le rappelle Claude Buridant qui oppose le futur de l’indicatif au conditionnel :  « Quand la charge d’hypothèse dépasse le probable, on a affaire au futur catégorique55 ». A partir de là, l’énoncé au futur (ou au subjonctif présent) peut servir à réaliser différents types d’actes de langage directs, selon les catégories transmises par la philosophie analytique anglaise, de John L. Austin à John R. Searle56 : Dans plusieurs cas, le futur permet au locuteur d’accomplir une action tournée vers l’avenir, qui implique généralement le destinataire. Le futur sert à accomplir trois types d’actes de langage : injonction, promesse, prédiction57.

De fait le gab, parce qu’il est aussi un énoncé déclaratif au futur de l’indicatif ou au subjonctif injonctif, peut entrer dans ces catégories d’actes de langage dont seuls « la situation et le contexte » peuvent spécifier le sens (de 52 53

54 55

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57

C. Buridant, Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris, 2000, p. 363. « Le futur simple peut se charger de différentes valeurs modales associées à l’avenir », Grammaire méthodique du français, M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul, Paris, 1994, p. 313. Ibid., p. 312. Grammaire nouvelle de l’ancien français, p. 263. L’auteur signale que le mode de formation – périphrastique – des formes synthétiques du futur de l’indicatif et du conditionnel dans une large partie de la Romania (et même dans un ensemble assez important de langues selon Claude Hagège) témoignerait de ces valeurs. J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, 1970 (trad. fr.) ; J. R. Searle, Les actes de langage, Paris, 1972 ; O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, 1972 ; F. Recanati, Les énoncés performatifs, Paris, 1981. Grammaire méthodique, p. 313.

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l’injonction à la promesse, de l’atténuation à la prédiction…)58 et qui ont pour caractéristique principale de modifier le lien avec l’allocutaire par leur force illocutoire : de ce point de vue, il relèverait d’une parole vouée à s’aamplir, s’« accomplir », comme le prouve ce relevé qui place le gab au contact du verbe (en position de sujet) dans les paroles du roi Hugon : Si ne sunt aa mpl i li gab si cum il distrent… (Si ne sont pas accomplis les gabs, tout comme ils les ont prononcés…, v. 632) S’or ne sunt aa mpl i li gab que vus deïstes… (Si maintenant ne sont pas accomplis les gabs que vous avez prononcés…, v. 646)59

Puis dans la promesse de Charlemagne qui lui répond : Nus les aa mpl i r u n, ne puet remaner mie (Nous les accomplirons, sans discussion possible, v. 690)

Le terme gab complète de même les verbes asaier (v. 516), cumencer (v. 529), demustrer (v. 552, 578), dans la parole de l’espion qui craint, ainsi, leur réalisation effective, mais aussi dans la parole de l’ange envoyé par Dieu (« Va, si fas cu mencer, ja ne t’en faldrat uns ! » : « Va, fais-les commencer : il ne t’en manquera aucun ! », v. 677). Le gab, au départ abstrait de la situation d’énonciation par un système précis de virtualisation (le secret, le jeu, le caractère irréalisable…), est appelé de fait à s’actualiser et ce, d’autant plus aisément que sa structuration linguistique, comme on vient de le voir, permet cette actualisation. D’abord, l’allocutaire intervient dans le jeu qui ne supposait justement pas sa présence : par le biais de l’espion, puis directement. Et le Pèlerinage met alors en scène plusieurs niveaux possibles de réaction de l’allocutaire face à ce qui devient peu à peu acte de langage. Dès lors, il convient d’interroger le succès ou l’échec de l’acte langagier engagé, et de prendre la mesure de sa performativité. Pour réussir, un acte de langage suppose, comme le définit John  L. Austin, l’acquiescement de l’allocutaire (et sa reconnaissance de l’intention du locuteur), mais aussi le « scénario » (mis au point par le locuteur et par le moyen des conventions de la langue) à partir duquel une répartition complexe des rôles, des droits et des devoirs respectifs dans la situation d’énonciation s’établit. L’acte de langage repose ainsi, au moment de l’énonciation, sur une convention implicite qui associe fermement telle forme donnée à la parole 58 59

Ibid., p. 313. On peut aussi citer la phrase d’Hugon affolé qui renonce, à la fin du texte, à demander la réalisation des autres gabs : « Si tuz sunt aampli, ja n’ert jur ne me plaigne ! » (« Si tous sont accomplis, je serai bon pour me plaindre toujours ! », v. 801).

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(mode impératif, futur de l’indicatif…) à tel acte de langage. Mais même si la situation est contrôlée par le locuteur, ce scénario peut parfaitement lui échapper au moment de la réception. Or dans le cas du gab mis en scène par notre chanson, les locuteurs sont dépossédés de tout contrôle sur le scénario énonciatif, puisque le gab est proféré par eux à la fois sur le mode du jeu et sur le mode de l’insulte, de la menace jusqu’au serment et enfin, de la vantardise : ils font comme si le destinataire était présent, d’une part, et construisent la valeur collective et identitaire de leur groupe, d’autre part, autour d’actes qu’ils s’engagent à accomplir en allant parfois jusqu’à asserter cette réalisation. Cette indécision s’ajoute à l’extrême instabilité de l’effet de l’acte, par nature imprévisible, comme le montre la mise en scène de l’espion. De fait, droits et devoirs normalement établis par l’acte de langage, au moins à son niveau illocutionnaire, restent flous et incontrôlables pour tous les acteurs. Définissant clairement cette ambiguïté constitutive dès l’énonciation même du gab, Charlemagne tente de suggérer60 au roi Hugon que les gabs entrent dans la catégorie des énoncés non pourvus d’une force illocutoire et qu’ils ne sauraient participer à la construction d’un « univers de croyance61 » : ils relèveraient en effet de la catégorie sémantique « folage » versus « saver » (« folie » versus « sagesse », v. 656) et en cela, n’ont pas à être impliqués dans une situation d’énonciation intégrant des destinataires autres que le groupe des locuteurs. Autrement dit, ils appartiendraient aux seuls locuteurs et à un jeu privé. Le contredisant radicalement, Hugon refuse au contraire que ces énoncés soient détachés de la situation d’énonciation qui l’inclut en tant qu’objet. Il fait basculer (pour le défi et la vengeance) ces paroles dans l’établissement possible, potentiel, d’un « univers de croyance » dont les Français en gabant auraient affirmé la vérité ou dont ils auraient tenté d’imposer la vérité, ce par quoi, précisément, il se sent insulté. En cela, l’acte de langage s’accomplit pleinement. Hugon réengage les gabs dans la situation d’énonciation dans laquelle il est réintégré : les gabs sont un acte de langage agissant sur lui et donc, une insulte. Puis, dans un deuxième temps, pour sa vengeance, Hugon lance un défi en demandant la réalisation des gabs (aamplir est le verbe qu’il répète) : il fait glisser pour ce faire les gabs dans la catégorie « mençunge » versus « veir » (v. 733), comme son espion. En la matière, sa réaction est moins transparente que celle de l’espion, sur qui l’acte de langage fonctionne directement comme promesse62 et prédiction, voire serment asserté : lui n’en perçoit pas, comme Hugon d’ailleurs, la dimension ludique mais 60 61

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Comme avait tenté de le faire la reine au début du texte. Pour ces glissements sémantiques et logiques, voir R. Martin, Langage et croyance. Les « univers de croyance » dans la théorie sémantique, Bruxelles, 1987. Les promesses, « abstraction faite qu’elles sont vraies ou fausses, font quelque chose (et ne se contentent pas de le dire) » (J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, p. 37 sq.).

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craint (contrairement à Hugon sur lequel le texte ne nous renseigne pas) de voir s’accomplir les gabs parce qu’il y lit un acte de langage pourvu d’une charge de probabilité maximale. La réussite pleine du gab sur ce premier auditeur s’explique aussi par le fait que le gab peut être accompagné d’un « serment épique » : plusieurs des personnages s’engagent comme asserteurs légitimes de leurs gabs sur leur vie même ou leur intégrité physique63, comme l’archevêque Turpin qui offre ses yeux à l’empereur en cas d’échec dans sa jonglerie… Le gab, jeu privé, vantardise identitaire, insulte inutile, devient insulte efficace, assertion, et même serment sans solution de continuité. Mais ce qui nous intéresse avant tout, c’est que cette hypothèse de l’espion (utilisée par Hugon) selon laquelle le gab est une parole intégrée dans le système de la véridiction, comme toute parole efficace, est confirmée par la fin de notre texte : les gabs se réalisent. Dieu répond immédiatement et se compromet dans leur accomplissement, une fois que les Francs en ont appelé à lui devant les reliques obtenues à Jérusalem64… Nous y reviendrons. Reste à cette étape de notre analyse qu’à la reine autant qu’à l’empereur et aux douze preux, mais aussi au destinataire, le gab chargé de sa force assertive et opératoire a échappé sans retour possible. Nul n’a interprété correctement ou plutôt complètement le gab. Le gab, parole n’appartenant pas au système de la véridiction par son contenu a priori intenable et par la mise à distance qui préside à son énonciation (le jeu), s’y trouve donc ramené parce que la situation d’énonciation l’actualise en menace, promesse et/ou en assertion et que quelque chose, au-delà de ceux qui le profèrent ou l’entendent, lui confère un pouvoir immédiat, pouvoir que ni les locuteurs, ni l’allocutaire ne sont ici en mesure de contrôler ou prévoir. La capacité, propre semble-t-il au gab, d’appartenir à la fois à la catégorie du jeu, à celle de l’insulte et à celle de l’assertion, voire à celle du serment qui lie l’énonciateur à la réalisation de l’acte, interdit d’autant plus toute simplification de sa définition que s’y joue ainsi ce pouvoir réellement incontrôlable et que s’y enracine une causalité qui ne concerne jamais que partiellement les locuteurs. Tout cela explique que la traduction du terme soit très périlleuse et très discutée, comme l’est le sens même à donner au mot. L’histoire du terme et le repérage de ses occurrences, nombreuses, dans les textes médiévaux au-delà de la chanson de geste confirment la complexité de cette forme de parole. John L. Grigsby65 l’a mise en rapport avec ce qu’il appelle 63

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Voir infra. O. Ducrot rappelle que par ce type d’acte de langage, « le locuteur, en l’accomplissant, se rend responsable de la vérité de ce qu’il affirme, accepte d’être mis personnellement en cause si ce qu’il a asserté se révèle faux » (« Illocutoire et performatif », Linguistique et sémiologie, t. 4, Paris, 1977, p. 29). Je renvoie à la conclusion pour cette « compromission » divine dans un miracle de minimis qui évoque la production hagiographique de Bernard d’Angers, ou celle de Fleury. « Le gab dans le roman arthurien français ».

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des « fanfaronnades » d’après boire entre guerriers, repérables dans un grand nombre d’aires culturelles et linguistiques, depuis les Germains de Tacite jusqu’aux Lombards de Paul Diacre et aux sagas médiévales66. Il a souligné l’importance cruciale d’une véritable pratique sociale, décrite certes comme parole querelleuse (chez Tacite) ou injurieuse d’après boire (chez Paul Diacre67), mais qui relèverait aussi du rite norrois du mannjafnadr, soit « comparaison des hommes », cette fois dans et par la collectivité, en l’absence de l’ennemi visé par les paroles. Le gab médiéval, étymologiquement, pourrait ainsi bien dériver de l’anglo-saxon gilp, « vœu », que le jeune homme prononce en vidant sa coupe pour devenir l’héritier de son père chez les Vikings (lors de la heitstrengingar, « cérémonie des vœux »). Et le problème de l’extraordinaire perméabilité de cette parole aux deux catégories du jeu (non opératoire) et du serment ou de l’ordre (qui le lient à une réalisation effective) reste entier en ces traditions : John L. Grigsby rapporte le cas d’une saga (la Jomsvikinga saga) dans laquelle le roi Swein pousse ses guerriers aux « vœux » traditionnels en leur faisant boire sa plus forte bière. Ces « vœux » parfaitement énormes (conquérir la Norvège, en l’occurrence) conduisent en ce cas à l’action guerrière effective, puis causent la mort (dans la guerre) de tous les participants au « concours », sauf un… On retrouve cette même ambiguïté constitutive de la parole gabeuse dans les difficultés de traduction rencontrées par… les traducteurs norrois (pour qui gabba signifierait « ouvrir grand la bouche, railler ») : P. Aebischer montre bien que face à notre texte, les traducteurs ont préféré parfois insister sur l’accomplissement de la parole-jeu en utilisant ithrot, « exploit, exercice », ou « haut fait non imaginaire »68, ce qui est une interprétation (et une traduction) parfaite de la force perlocutoire du gab. Si nous revenons maintenant aux cotextes linguistiques qui accueillent le terme en ancien français au xiie siècle69, il faut noter que certaines 66

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Mais on pourrait aussi bien évoquer la cantoria nordestine du sertaõ brésilien, reconfigurée en « duels de tchatche » par C. Sicre et J.-M. Enjalbert, et qui ressemble aussi à s’y méprendre à une telle pratique, si l’on prendre garde là encore aux différences irréductibles de contexte. Mais aussi, comme l’a montré F. Mora, dans une épopée comme le Waltharius : outre son édition-traduction du texte (La Chanson de Walter, éditée et traduite par S.  Albert, S. Menegaldo, F. Mora, Grenoble, 2008), on peut consulter L’Enéide médiévale et la chanson de geste, Paris, 1994, p. 170-171. Les versions norroises, surtout p. 42 sq. Voir l’expression segia sina ithrottir, « raconter ses accomplissements ». Inversement, comme le montreraient les traducteurs de la Karlamagnus saga (on en trouvera la traduction par D. Lacroix dans La saga de Charlemagne, traduction française des dix branches de la Karlamagnus saga norroise, traduction, notice, notes et index, Paris, 2000), le mot aevintyr (français : aventure), qui signifierait « conte, histoire », est parfois préférable : cela signifierait peut-être en ce cas que le gab reste un jeu privé. Cfr à ce sujet P. Ménard, Le Rire et le sourire dans le roman courtois en France au Moyen Âge (1150-1250), Genève, 1969, p. 19 sq., qui évoque cette même partition entre le gab appartenant à la catégorie de la « gaîté » (dont relèveraient les gabs du Voyage, première manifestation dans la littérature épique du gab-« vantardise » tandis que la première occurrence du terme,

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occurrences du substantif, symptomatiquement, se présentent dans des propositions interrogatives (type est ce gas ?), ou dans la formule tenir a gab/ gas (« considérer comme un gab »). Les difficultés d’interprétation et les enjeux incontrôlables du gab, qui certes peut parfois s’interpréter en raison de sa faible charge perlocutoire comme une « plaisanterie », sont donc manifestement pris en compte dans les récits, et pas seulement dans le Voyage. C’est ce que montre une scène du Conte du Graal de Chrétien de Troyes relevée par John L. Grigsby : le sénéchal Keu, que le romancier champenois construit tout au long de son œuvre comme un personnage de gabeur, ordonne au jeune Perceval le nice (arrivé à la cour pour s’y faire adouber) de prendre lui-même ses armes/ son armure sur le redoutable Chevalier Vermeil car, dit-il, elles lui appartiennent (« Amis, vos avez droit.  / Alez les prandrë orandroit, les armes, / car eles sont voz », soit « Ami, vous y avez droit. Allez les prendre sur-le-champ, ces armes, car elles sont à vous », v. 1001-1003). Le roi Arthur le tance vertement pour ce gab qui revient, dit-il, à « prometre sanz doner » (v. 1016)70. Or Perceval, chevalier élu de Dieu s’il en est, accomplit effectivement l’ordre de Keu et donc, réalise cette promesse : il tue le Chevalier Vermeil et s’empare de ses armes, de son armure. Plus tard dans le récit, rétrospectivement interrogé sur cette scène, le roi Arthur explique (en citant le gab au discours direct : « Frere, li rois vos done/ les armes et vos abandone » : « Ami, le roi vous donne et vous abandonne ces armes/ cette armure », v. 4009-4010) la façon dont Perceval a interprété ce gab : « Cil cuida que voir li deïst » (« Il s’imagina qu’il lui disait quelque chose de vrai », v. 4101). Le romancier, en soulignant l’équivalence entre le gab et la promesse, insiste sur la manière dont, encore une fois, le gab échappe contre toute attente à son énonciateur pour s’accomplir dans l’histoire et désigner ainsi, mais nous y reviendrons, celui qui est peutêtre appelé à posséder de plus hautes valeurs (mais le roman est inachevé). C’est sur la nature exacte du pouvoir du gab et aussi de son accomplissement que nous allons à présent nous interroger. Analyse narrative : les GABS et SERMENTS dans le système causal du récit et de l’Histoire Le texte du Voyage de Charlemagne prend grand soin de préciser l’enjeu du récit en mettant en lumière une chaîne de causalité dans laquelle les gabs prennent toute leur place, comme autant d’actes fondateurs directs dans le

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dans la Chanson de Roland, serait du ressort de la « plaisanterie »), et le gab appartenant à la catégorie de l’ « ironie » (dont ferait partie le gab-« raillerie ») : selon l’analyse de P. Ménard, « le sens de ‘railler’ est le plus répandu de tous les sens de gaber » (p. 25) mais « quant à la valeur de ‘vantardise’, elle est nettement plus rare » (p. 28). Le Conte du Graal, éd. F. Lecoy, Paris, 1975, t. I.

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déroulement du récit et de l’Histoire de la chrétienté aussi bien : si nous résumons abruptement le texte, nous avons bien affaire à une parole qui est, sans solution de continuité, rien moins que la cause de la préservation ou de l’organisation de l’espace chrétien au sein de l’empire de Charlemagne et ce, en l’absence d’actions guerrières (la « bataille campel ») comme le texte le souligne à deux moments fondamentaux : en ouverture de la série des gabs (le désir de la conquête ouvre l’échange), et à l’extrême fin du texte (c’est en l’absence de bataille que la conquête a eu lieu). Sur le plan narratif, la situation finale permet à Charlemagne, « aimé de Dieu », de contenir tout l’espace chrétien sous sa puissance, de devenir le défenseur, par la parole et par les armes, de l’Église, et de transférer de Jérusalem à l’Occident des reliques qui récapitulent toute la temporalité de l’histoire de l’Église depuis l’Incarnation71. Cette structuration narrative de la causalité épique que nous allons à présent interroger n’est pas propre au Voyage : nous pourrions aussi bien résumer de la même manière, tout aussi abruptement, certains textes du cycle de Guillaume d’Orange ou la Chanson de Roland, parce que les gabs, mais aussi d’autres formules, très proches de la parole gabeuse, y abondent, pourvues de la même fonction causale dans le récit et dans l’Histoire chrétienne aussi bien. Elles fondent en effet l’action d’un héros qui, invariablement, « molt essauça sainte crestïentez72 ». Plus précisément, les formules en question, qui ont fait l’objet des travaux décisifs de Christiane Marchello-Nizia73, contiennent un si, adverbe très important dans le développement du système de l’assertion et de la véridiction en ancien français au xiie siècle (et que déjà, les Serments de Strasbourg utilisaient). Par certaines de ces formules en si, et comme l’explique Christiane Marchello-Nizia dans ses analyses, le personnage jure d’accomplir une prouesse intenable (prouesse qui s’accomplit, là encore, en faveur de l’espace de la chrétienté), et la met en relation pour l’asserter avec une épreuve pénible ou une privation très dure exercée à l’encontre de son corps, qui peut programmer sa mort. Les locuteurs glosent ces formules par le vocabulaire du serment : plevir, jurer, serement. Le serment est donc prêté sur le corps du locuteur, qui fonde ainsi le dire vrai sans aucune référence directe au divin, comme si son propre sacrifice, suggère Christiane MarchelloNizia, suffisait à figurer cette dimension spirituelle. Cette formule en si rejoint aussi le gab sur ce point, parce que comme lui, il engage le corps, son exaltation et aussi sa mutilation/humiliation. Guillaume projette par exemple la prise d’Orange en utilisant une telle formule :

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Cfr C. Rossi, « Le Voyage de Charlemagne ». Charroi de Nîmes, éd. et trad. C. Lachet, Paris, 1999, v. 12. Dire le vrai.

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Ne mengerai de pain fet de farine… S’avrai veü com Orenge est assise (La prise d’Orange, v. 285-287)74 (Je ne mangerai plus de pain fait de farine, Avant d’avoir vu comment Orange est située…)

Ces formules en si (qui utilisent le futur) permettent au locuteur de marquer son statut juridiquement légitime d’asserteur et sont très proches du gab par leur caractère intenable, sans en revêtir forcément la nature joueuse et railleuse. Comme l’a démontré la thèse de Christiane Marchello-Nizia, le mot si entre dans d’autres formules de véridiction, qui réfèrent cette fois directement à l’amor Deu, par exemple la formule en si m’aït Dex75 : Si m’aït Deus qui ne menti, Jeo nel lerroie por murir Que jeo ne l’auge ja ferir (Gormont et Isembart, v. 208-210)76

La paraphrase proposée (« [que Dieu, qui ne fait jamais défaut, m’assiste] est un énoncé aussi vrai que [je ne renoncerais pas à mon projet d’aller le combattre, dussé-je en mourir] ») démontre cette volonté de mettre en scène une parole efficace à la source des actes héroïques de la chanson. Par le gab, comme par ces différentes formules de jurement ou par d’autres formules encore77, le locuteur épique trace pour lui-même (et au-delà de lui : il n’est qu’un maillon de la chaîne des causes qui s’origine en Dieu) un destin inéluctable et vrai qui concerne le destin de la chrétienté (sa préservation ou son exaltation) et dont sa parole outrée est la révélation mais aussi la cause directe, quoique partielle : Aventure, le maître mot de[s romans arthuriens en prose] est quasiment absent des chansons de geste ; les héros épiques décident de leur sort, et la présence du si d’assertion dans leurs formules de jurement ou de promesse est la marque qu’ils entendent gouverner leur destin : si est la trace de leur effort pour trans-

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Éd. C. Régnier, Paris, 1986 (7e éd.). Bien moins caractéristique du récit épique puisqu’on la trouve à foison dans les romans courtois. Éd. A. Bayot, Paris, 1931. À noter que la narration épique, de fait, est parfaitement bien représentée par une autre formule en si qu’expose le livre de C. Marchello-Nizia : dans le cours du récit épique ou courtois, on trouve ainsi la formule ainc ne fina si…, suivie d’un verbe d’action, qui révèlerait, toujours grâce à l’emploi de si, la présence d’un acte d’assertion, y compris dans les passages narratifs et qui serait la marque d’un discours indirect libre : à ce moment-là, le tour en si est « le marqueur d’une volonté : il est référé à un personnage ramassant ses forces sans relâche (ainz ne fina) pour parvenir au but qu’il s’est fixé » et soulignant ainsi avec extase l’aboutissement du vœu initial.

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former la parole prophétique en acte, en réalité. Si est l’interstice, et la jonction discursive, entre la parole de désir et le fait accompli78.

Ainsi, le texte épique rêve, dans ces formules-jurement en si et ces gabs, une parole inéluctablement efficace en ce qu’elle garantit et réalise dès sa profération la prouesse épique la plus haute (sur le plan individuel) et la plus indéniablement nécessaire à la chrétienté (sur le plan collectif). Nous pouvons aller plus loin dans cette analyse structurale de la causalité qui se fonde sur l’efficacité de la parole gabeuse et promissoire : les paroles du héros épique, dessinant son destin inéluctable et celui de la communauté chrétienne, sont en effet autant de développements analeptiques et proleptiques79. Autrement dit, la construction de la causalité et de la finalité épiques se trouve concentrée en ces « anachronies » et échappe complètement au niveau horizontal, celui de la « chaîne sémantique » du récit en son cours temporel et causal80. Or, il se trouve que l’une des caractéristiques de la chanson de geste du xiie siècle est bien cette « répugnance » à déployer les circonstances de l’action81, notamment les liens de cause et de conséquence. Cela donne à la chanson de geste, parfois, un caractère hiératique et tragique peu propice aux justifications, comme l’avait bien analysé E. Auerbach : Le poète n’explique rien ; et pourtant ce qui a lieu est exprimé avec une vigueur paratactique qui signifie que tous les événements doivent se produire tels qu’ils se produisent, qu’ils ne sauraient être différents, et qu’il n’est nul besoin, pour les expliquer, de particules de liaison82.

Dans le Voyage, et si l’on structure narrativement la chaîne des causalités, la reine, puis Charlemagne tentent de convaincre leurs interlocuteurs de la gratuité de leurs paroles gabeuses : cela se passe au niveau horizontal du récit, dans la « succession des événements83 ». Mais parallèlement à ce premier niveau, se déploie le niveau de la narration qui réalise, quant à elle, la liaison entre les épisodes : c’est parce que les gabs ont été proférés que s’établit la supériorité, garantie par Dieu « pur amur Carlemaigne » (« par l’amour de Charlemagne », v. 791), de l’Église occidentale au moyen de la translation des reliques puis de la translation des valeurs de chevalerie depuis l’Orient vers l’Occident, depuis la mythologie d’Hugon à la charrue d’or jusqu’au royaume

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C. Marchello-Nizia, Dire le vrai, p. 64. Donc autant d’« anachronies », selon la terminologie de G.  Genette (cfr en particulier Figures III, Paris, 1972, p. 122 sq.). D. Boutet, La Chanson de geste, Paris, 1993, particulièrement « La structuration du récit », deuxième partie, 6, p. 159 sq. (p. 160). E. Auerbach évoque le « schématisme de la représentation » de la Chanson de Roland (dans Mimèsis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, 1968 (trad. fr.), p. 111). Ibid., p. 111. D. Boutet, La chanson de geste, p. 160.

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historique des Francs, voire la fin de l’Histoire chrétienne84. On retrouve ici une structure narrative décrite par E.  Auerbach justement à propos de l’écriture chrétienne de l’histoire et qui suppose : …une relation entre deux événements qui ne sont reliés ni temporellement, ni causalement, une relation qu’il est impossible de postuler raisonnablement dans la dimension horizontale. […] On peut seulement établir ce rapport en rattachant les deux événements verticalement à la providence divine, seule capable de tracer le plan d’une telle histoire et de fournir la clé de sa compréhension. La liaison horizontale, c’est-à-dire temporelle et causale, des événements se dissout, le hic et nunc n’est plus un simple élément d’un processus terrestre, mais en même temps quelque chose qui a toujours été et qui s’accomplit dans le futur ; au fond, devant le regard de Dieu, il est quelque chose d’éternel, d’omnitemporel, qui s’est déjà réalisé fragmentairement dans le domaine des événements terrestres85.

Horizontalement, sur le plan du récit, le lien causal entre les gabs et l’accomplissement de l’Histoire est flouté : il n’y a pas d’explications de la part du narrateur et sur le plan linguistique, comme on l’a vu, les choses sont peu contrôlables. Ce lien causal est d’ailleurs inacceptable dans l’ordre de la véridiction (le gab ne saurait être vrai, comme le reconnaissent les locuteurs eux-mêmes) et sur le plan éthique (comment lier une si haute dimension à un tel jeu de paroles et à de telles « intentions »86 ?). De même, les « fragments » dispersés de récit que sont les scènes d’accomplissement des gabs après leur profération (la nuit d’amour d’Olivier, le lancer de Guillaume et l’inondation provoquée par Bernard, ou plus largement, la quête vaniteuse de Charlemagne) n’ont sur le plan horizontal (véridiction, éthique et causalité) aucun lien avec l’accomplissement de l’Histoire. Pourtant, ce lien causal est tissé par la chanson dès lors que l’amur Deu est invoqué par le narrateur et par le locuteur du gab ou du serment87 : le gab et le serment épique s’accomplissent en actes qualifiés de miracles et actualisant la vertu de Dieu, ce qui établit un lien cohérent entre le gab, le serment et le dessein divin, alors même que toute causalité horizontale est effacée :

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E. Köhler, L’aventure chevaleresque : Idéal et réalité dans le roman courtois, Paris, 1974 (trad. fr), surtout « Chevalerie-Clergie : double vocation et conscience historique de la chevalerie courtoise », p. 44-76 ; D. Boutet, Formes littéraires et conscience historique. Aux origines de la littérature française (1100-1250), Paris, 1999. E. Auerbach, Mimésis, p. 84-85 et sur ce même sujet, Figura. La loi juive et la promesse chrétienne, Paris, 2003 (trad. fr). On peut évoquer ici Grégoire de Tours, en particulier, parfaite illustration de cette écriture spécifique de l’Histoire, empruntée à la Bible. Nous sommes ramenés ici aux débats sur les conditions de réalisation de la parole, qui se pose avec acuité dans l’Église grégorienne à propos du rôle joué par le ministre chargé du sacrement notamment : cfr la note 12 et les travaux d’I. Rosier-Catach. « Amur » reconnu aussi par le « destinataire » de l’effet final du gab, Hugon.

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Ne fu mie par force, mès par la Deu ver t ud (v. 751) Deus i fist tel m i rac le, li glorius del cel (v. 774) Deus i fist grant ver t ut pur amur Carlemaigne (v. 791)

La vertu qui donne sa valeur spirituelle à la « force » des héros n’est plus médiatisée par la parole des clercs, dont l’acte du chevalier épique fait ici l’économie : Dieu intervient dès lors qu’il est appelé à le faire. Cet appel à Dieu est d’ailleurs direct dans les serments et indirect dans les gabs, qui par définition ne sont pas destinés à être réalisés selon l’énonciateur. Reste que les paroles des chevaliers et du roi font, ici et maintenant, l’Histoire de la chrétienté en lieu et place des paroles des clercs et de leurs sacrements, et sans même utiliser leurs armes si l’on prend le cas du Voyage de Charlemagne. Dans le cas des autres chansons, la fonction guerrière devient quoi qu’il en soit autonome sur le terrain de l’Histoire parce qu’elle est incarnée au préalable par la parole même du guerrier, qui la profère rituellement et appelle ainsi sur lui, sans intermédiaire et sans une autre parole, la vertu de Dieu. Les chansons conteraient donc aussi l’histoire d’un verbe irrévocable, contraignant, efficace, qui trace comme à rebours de son contenu un destin à la chrétienté et contribue à l’organiser en conférant aux héros guerriers un pouvoir de nature finalement spirituelle sur le cours de l’Histoire chrétienne. Fonction socio-historique du récit : une parole laïque efficace et décléricalisée Le caractère efficace du gab et du serment, dans lesquels s’originent les causes de l’Histoire chrétienne, repose non seulement sur un rapport ambigu au système de la véridiction mais aussi, pour le moins, sur un rapport ambigu aux valeurs dominantes du discours ecclésiastique. Nous voudrions revenir sur ce point en posant brièvement la question si discutée de la fonction sociohistorique du récit littéraire. C’est sans nul doute le gab qui convoque avec le plus d’éclat toute une série de traits évoquant la nébuleuse des péchés de la langue dûment évoqués dans les discours ecclésiastiques, si divers soient-ils au xiie siècle88, qui font face au texte dit littéraire : le gab du Voyage de Charlemagne est proféré dans une communauté de riches laïcs réunis par le péché de bouche en une scène où règnent pêle-mêle intempérance, ivresse, luxure, gourmandise par afflux de vins et de mets recherchés. Se surajoutent à ces traits négatifs la colère, la jalousie et le désir de vengeance et de possession : tout part d’un gab de femme et d’une vantardise de Charlemagne… et se poursuit par le désir âpre de posséder les richesses de la ville orientale. Le gab comprend donc : une 88

C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue, que nous suivons dans notre développement.

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amplification extraordinaire des vertus que chacun se prête à soi-même, dans laquelle on reconnaît la jactance, l’orgueil, la superbe du riche ; une injure ou une diffamation ; un rapport au mensonge, à la parole inutile, cupide, excessive et obscène, imprudente. De son côté, la formule du serment épique en si, par exemple la formule sacrificielle de Guillaume projetant de prendre Orange dans la Prise d’Orange, est elle aussi motivée par un désir charnel : Guillaume est en fait enflammé au moment où il parle de conquérir la ville sarrasine par son amour de loin pour la reine Guibourc et pour son « beau corps », ainsi que pour les richesses de la ville89… Plus largement, les motivations initiales de Guillaume d’Orange relèvent souvent d’abord de la cupiditas : désir de richesse, envie, orgueil lancent la narration dans le Charroi de Nîmes… et le départ du héros pour l’Espagne. Nous pouvons ainsi résumer, cette fois sur le plan éthique, les composantes du texte : la chanson de geste propose la réalisation effective dans l’Histoire (dont elle devient la cause, après Dieu seulement) de la parole mensongère, obscène et diffamatoire, avec l’aide de Dieu, sans clerc et sans qu’aucun changement d’état soit exigé du laïc… La fonction socio-historique d’un tel récit, dont on ne connaît ni l’origine, ni l’énonciateur, ni même la date de production, pose problème et des travaux nombreux et érudits ont largement discuté déjà de son sens, de son intention et même du registre utilisé90 : satire (cléricale ?) ou parodie de la chanson de geste, de ses formes et de ses valeurs, voire du mythe carolingien, et par là même du groupe des grands laïcs ? Satire (curiale ?) d’un roi, visant Louis VII ou bien Philippe Ier, comme le proposait Reto R. Bezzola91 ? Texte écrit à la suite de la canonisation de Charlemagne en 116592, exaltant le mythe carolingien et même l’abbé de Saint-Denis au travers des reliques ? On peut peut-être évoquer d’abord, à la suite des nombreux érudits qui ont travaillé sur la question, la question des textes latins qui reprennent ce motif du voyage de Charlemagne à Jérusalem et Constantinople93. La 89

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N. Andrieux-Reix, « Une ville devenue désir : la Prise d’Orange et la transformation du motif printanier », dans Mélanges A. Planche, Nice, 1984, t. I, p. 21-32. Les débats de la critique à propos du sens même de la chanson sont extrêmement nombreux. Voir un bon état de la question dans A. E. Cobby, Ambivalent Conventions, p. 82 sq. R. R. Bezzola, Les origines et la formation de la littérature courtoise en Occident, 2e partie, Paris, 1960, p. 494 pour Philippe Ier ; T. Heinermann, « Zeit und Sinn der Karlsreise », Zeitschrift für romanische Philologie, 56 (1936), p. 500 pour Louis VII et Aliénor. T. Frings, compte-rendu des Versions norroises de P. Aebischer, Zeitschrift für romanische Philologie, 83 (1957), p. 175-183, dont la théorie est reprise par H.-J. Neuschäfer, « Le Voyage de Charlemagne en Orient als Parodie der Chanson de geste. Untersuchungen zur Epenparodie im Mittelalter (I) », Romanistische Jahrbuch, 10 (1959), p. 101. Le Chronicon de Benoît du Mont-Soracte est le premier texte à aborder la question du voyage de Charlemagne à Jérusalem et Constantinople (il s’y rend pour la gloire de saint André, patron du monastère, à la demande de Benoît). Le premier chroniqueur de la première croisade et la Vie de saint Sardou, de Hugues de Fleury, mentionnent brièvement Charle-

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Descriptio qualiter Karolus magnus clavum et coronam Domini a Constantinopoli Aquisgrani attulerit, qualiterque Karolus Calvus haec ad Sanctum Dionysium retulerit, ou Iter Hierosolimitanum est par exemple particulièrement intéressante pour notre propos, parce qu’elle permet de bien cerner le discours qui est tenu respectivement sur l’empereur carolingien et sur les clercs, en contexte réformateur : en ce texte, l’activation du motif du voyage vers l’Orient en quête des fameuses reliques permet la mise en scène d’un personnage de souverain présenté moins comme l’auxiliaire de Dieu que comme l’auxiliaire de l’Église. Charles y demande en effet à l’archevêque Turpin d’élucider les lettres que lui font parvenir l’empereur oriental et le patriarche de Jérusalem aux abois… L’archevêque Ebroïn (et non plus seulement l’épique Turpin, présent seulement à Aix-la-Chapelle) l’accompagne et le pape Léon intervient, plutôt qu’un « patriarche de Jérusalem » qui évite bien commodément d’évoquer, dans la chanson, le pape de Rome et la hiérarchie ecclésiale. Les cérémonies du texte latin sont organisées par prescription ecclésiastique, une fois établie la fête solennelle des reliques par l’empereur. Autrement dit, le voyage à Jérusalem et à Constantinople illustrerait en ce texte un usage auxiliarisé des armes et la responsabilité d’une Église institutionnalisée et hiérarchique dans l’Histoire : il ne donne pas au souverain laïc un quelconque pouvoir sur les signes spirituels. Tout cela n’est pas étonnant en contexte : la période n’est pas à l’exaltation du pouvoir spirituel autonome du souverain… Au fond, dans des textes comme la Descriptio ou encore dans toute l’historiographie fabriquée à Saint-Denis ou dans les vitae réformatrices plus largement, c’est l’auxiliarité du souverain ou du grand laïc en tant que « bras armé » de l’Église institutionnelle qui est mise en scène. Ils ne sont en rien la cause de l’histoire : doit-on rappeler quel rôle de contre-modèle joue Charlemagne dans le texte choisi à Saint-Denis et Saint-Germain-des-Prés au xiie siècle, au moment de la confection des manuscrits recueillant l’histoire des rois des Francs, pour narrer l’histoire de son règne et celui de son fils, soit la Vita Hludovici Pii de l’Astronome94 ? En ce texte, c’est bien le caractère irrémédiablement et spectaculairement épique de l’empereur qui sert d’argument à la dégradation du mythe impérial, tandis que son fils, bien piètre guerrier devenu humble « fils de l’Église », subit une constante humiliation qui est aussi la clé d’un « héroïsme » possible du souverain… C. Rossi explique que le Voyage, texte « humoristique », montre des Francs « aimés de Dieu » et que « c’est Dieu en personne qui est responsable », de sorte que « les accomplissements des gabs sont ainsi de véritables gesta Dei per

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magne et son voyage. En ce qui concerne cette mise au point, elle a été considérablement enrichie par les recherches de C. Rossi. P. Bourgain, « La protohistoire des Chroniques latines de Saint-Denis (BNF, lat. 5925) », SaintDenis et la royauté Saint-Denis et la royauté. Etudes offertes à Bernard Guenée, F.  Autrand, C. Gauvard, J.-M. Moeglin (dir.), Paris, 1999, p. 375-394.

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Francos : le don des reliques par le patriarche est le témoignage de la supériorité spirituelle de Charlemagne, et c’est cette supériorité qui lui vaut le succès dans les épreuves et la soumission d’Hugon95 ». Nous pouvons souscrire en partie à cette analyse, à la condition de rappeler d’abord qu’il y a là une démonstration radicalement audacieuse en contexte grégorien, où il est hors de propos d’envisager un souverain chef d’Église, fût-il issu du passé carolingien96 et où est posée la question de la responsabilité exclusive du ministre de l’Église dans la révélation et la diffusion de la grâce divine, à travers les sacrements notamment. On voit mal, dans le même ordre d’idée, comment on pourrait rapprocher le propos de notre texte de celui des textes latins de la période sans souligner qu’ils représentent le rôle de Charlemagne dans l’acquisition des reliques et la défense de la chrétienté de manière bien différente : dans notre texte, l’empereur et ses pairs sont choisis par Dieu directement et deviennent ceux qui font l’Histoire, après Dieu et parce que Dieu le veut bien ! Le texte du Voyage n’est pas à une audace près pour mener à bien sa construction polémique et en ce sens, on perçoit qu’il aborde la question de la médiation par rapport au divin : il transfigure le temps d’une aventure le roi le plus épique en roi christique97 et ses pairs en apôtres, figurant peut-être même le partage des eaux devant le peuple en marche vers la terre promise. Ajoutons que le pèlerinage à Jérusalem (et la « conquête de Constantinople » aussi bien) est narré non pas tant comme parcours de pénitence que comme un moment de glorification et d’exaltation, de mimétisme typologique entre l’empereur et une figure de Christ glorieuse, « fiere ». De plus, et cette notation du texte est fondamentale, la figure du Christ évoquée ici est une figure de Dieu prédicateur : le roi siège dans l’église et sur la chaire depuis laquelle le Christ « chantat la messe » et « si firent les apostle » (v. 115). Le texte prend ici très explicitement le pouvoir sur une des paroles centrales du système ecclésiastique, celle qui a justement pour fonction d’édifier et de convertir le laïc. Ce faisant, il attribue aux personnages laïcs un pouvoir de nature spirituelle qui leur appartient en propre : c’est le roi qui transfère les reliques et les vertus depuis la terre sainte et surtout, qui les intègre à l’autel dionysien 95 96

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« Le Voyage de Charlemagne », p. 651. Cfr D. Iogna-Prat, « La construction biographique du souverain carolingien », À la recherche de légitimités chrétiennes. Représentations de l’espace et du temps dans l’Espagne médiévale (IXe-XIIIe siècle), P. Henriet dir., Lyon, 2003 (Annexes des cahiers de linguistique et de civilisation hispaniques médiévales 15), p. 197-224. Repris et remanié dans La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Paris, 2006, p. 119 et suivantes. Voir aussi A. Boureau, « Un obstacle à la sacralité royale en Occident : le principe hiérarchique », La royauté sacrée dans le monde chrétien, A. Boureau et C. S. Ingerflom dir., Paris, 1992, p. 29-37, p. 31. Admirable retournement du scénario adopté par l’Astronome qui, en vrai « moraliste carolingien », avait su ouvrir la voie aux personnages de rois cléricalisés, à la suite de Jonas d’Orléans, mettant fin à une conception bien différente de la souveraineté : cfr D. Iogna-Prat, « La construction biographique ».

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et au reste de son royaume où il les répartit, sans que soit présent aucun clerc. Le Voyage, autrement dit, ne reprend pas mais récrit complètement la version ecclésiastique de l’Histoire et de ses causes, les gesta Dei qui depuis Augustin et Orose jusqu’aux manuscrits de Saint-Denis en particulier, manifestent la loi du genre de l’historia ecclesiastica : c’est l’Église (et ses hommes) qui fabriquent l’histoire, non les rois98. Notre texte prend le contre-pied d’une telle construction. On peut douter cependant que les liens tissés avec cette tradition textuelle ecclésiastique contemporaine, évoquée au début de notre analyse, soient de simple parodie ou même d’opposition brutale : dans la chanson en langue romane, la décléricalisation du propos et des structures du récit est spectaculaire, et originale la structure narrative qui consiste à supprimer le motif des armes ou à la soumettre aux gabs et serments des chevaliers euxmêmes pour évoquer la fonction du roi et des grands. Si on la compare aux constructions ecclésiastiques réformatrices (et notamment aux scènes qui confrontent les clercs aux aristocrates dont ils font les bras armés de l’Église), voilà une construction hybride qui met en cause de manière au fond très complexe les schémas de hiérarchisation clercs/ laïcs proposées par différents énoncés ecclésiastiques. Les rapports entre les discours ne seraient donc pas tant d’opposition que de recomposition. Essayons d’en récapituler tous les fils : tout d’abord, la chanson de geste emprunte au discours ecclésiastique à la fois le motif d’une fonction guerrière aristocratique et le principe d’une domination exclusive de la dimension spirituelle sur la dimension charnelle (qu’elle ne remet jamais en question, comme le montre Anita GuerreauJalabert dans ses recherches99). Mais elle reprend aussi avec insistance certaines des « tares » du grand aristocrate laïc que dénonce le texte ecclésiastique réformateur : notre texte, comme certaines vitae de la période, représente ainsi pleinement le grand aristocrate laïc en miles-rhinocéros, avec une mobilisation très forte, comme on l’a vu, de ses traits les plus charnels. Le laïc est portraituré en roi ou en chevalier, en puissant avide de rétablir sa puissance, en riche avide de confirmer sa richesse, en orgueilleux, en coléreux et en vantard impudent. Sa parole est jactance, superbe, orgueil, injure, inutilité, mensonge. Et en ce sens, le registre comique, ou ironique selon les critiques, n’est en rien un élément marginal dans cette démonstration : il fait partie déjà des vitae qui ne se privent pas d’exploiter ce registre quand il s’agit d’évoquer les laïcs… ou les clercs déviants. Il est pleinement mobilisé ici dans 98

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Nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Exercices de style : amplification de la forme et amplification de la matière dans deux chroniques des rois de France (xiiie siècle) », Poétique de la chronique. Textes historiographiques et écriture (Péninsule ibérique, France, XIe-XIVe siècle), A. Arizaleta dir., Toulouse, 2008, p. 153-192. Cfr notamment « Le temps des créations », où l’on trouvera une bibliographie plus complète. Ces recherches inspirent largement les nôtres.

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la configuration du laïc. Mais dans le même temps, tandis qu’il semble acquiescer à ces définitions de la déviance du grand laïc, le texte épique dote certains de ses personnages de traits et d’actions de nature pleinement spirituelle, et d’un lien direct avec le dessein divin, ce que lui refuse le discours ecclésiastique grégorien : Charlemagne ressemble donc, dans la chaire somptueuse de l’église de Jérusalem, au Christ lui-même par son visage fier… Et la parole (même la plus charnelle comme l’est le gab) est réalisée par Dieu, un Dieu que la prière du roi semble contraindre à se compromettre dans les affaires du monde sans l’intermédiaire des clercs. Autrement dit, insistons sur ce point, ce sont des grands laïcs représentés au sein même de leur état conjugal et/ou leurs déviances les plus charnelles (sexualité, avidité…), qui sont des acteurs du grand plan divin sans aucune solution de continuité, par recyclage et conversion de leurs paroles. Ainsi se trouve redéfinie la valeur spirituelle non contestable du personnage du grand aristocrate laïc… Cette recomposition est propre aux chansons de geste, qui évitent encore d’aborder, à la différence des romans, certains des sujets polémiques à propos du grand laïc. Il semblerait donc que la chanson de geste travaille à dissoudre la « reconnaissance humiliée » d’une fonction guerrière qui, dans d’autres énoncés, n’a de valeur que lorsqu’elle est la métaphore vive et dégradée du glaive de la parole cléricale, processus d’englobement dont elle retire l’unique parcelle de pouvoir et de valeur de nature spirituelle à laquelle elle peut avoir accès, et encore, de manière conditionnée. Pour répondre à ces énoncés, la chanson travaille à même la fonction guerrière sans remettre en cause, comme le fera le roman, ce « portrait du grand laïc en miles », ce grimage légué par les textes réformateurs. C’est du sein même de ce motif des armes, et sans doute parce qu’il est l’outil privilégié de cette « reconnaissance humiliée » du laïc dans les énoncés ecclésiastiques réformateurs (comme d’ailleurs la sexualité), que se dessine de manière provocatrice la prise de possession autonome, par le personnage de laïc déguisé en chevalier, d’un pouvoir et de valeurs de nature pleinement spirituelle : morts glorieuses de Roland ou de Vivien ; accomplissement de l’Histoire de la chrétienté par Guillaume ; mais aussi et surtout, de manière peut-être plus ombrée, profération autonome d’une parole efficace qui donne à l’action guerrière des contours transfigurés, au point de la remplacer parfois comme dans le Voyage. Il est temps en ce point de notre enquête de repréciser que l’outrance de la profération (serment parfois prêté sur le corps offert en sacrifice) et du contenu de la parole épique, gab ou serments, a ainsi des limites précises : cette parole s’élabore en rapport avec la seule prouesse physique du chevalier épique, de son corps vaillant, éventuellement du sacrifice de ce corps, à l’exclusion de tout autre type de merveilleux. Ces paroles que les textes qualifient parfois

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de merveilleuses100 parce qu’efficaces et outrées, et les actes merveilleux et hauts qu’elles accomplissent, et qui confinent au miracle, participent ainsi de la construction d’un héroïsme épique voué à arracher la grandeur de l’action guerrière à une auxiliarité seulement terrestre (la force), pour révéler qu’en elle se manifeste la plus haute dimension spirituelle : Dans la parfaite unité de style de notre épopée, le merveilleux qui surgit encore avec sa valeur étymologique ouvre une faille sur d’autres valeurs que celles de ce monde. La démesure, le dépassement héroïque conduisant à un excès de morts, la rencontre d’un surnaturel qui n’est pas dans l’exact prolongement du geste sublime, préparent la mise en question par la littérature profane, en langue vulgaire, sous le couvert du merveilleux, de la grandeur101.

Et cela suffit, pour l’instant et avant les audaces plus grandes des romans, à revendiquer pour l’aristocrate laïc une valeur plus haute que celle qui est dévolue aux rhinocéros imperiti sermone. Conclusions provisoires Les chansons de geste proposent bien un acquiescement éclatant à la fonction guerrière à laquelle une partie du discours ecclésiastique réformateur réduit le grand aristocrate laïc pour mieux fonder sur cette fonction la dévaluation du statut et de la valeur du laïc-miles. Mais cet acquiescement semble bien aller de pair avec une tentative de récupération des plus hautes valeurs (de nature inévitablement spirituelles) que cette fonction guerrière leur ôte de fait dans ce discours ecclésiastique. L’appropriation laïque de la guerre implique pour ce faire à la fois une décléricalisation de la parole efficace qui ordonne la guerre et impose son sens, et une refabrication de cette parole qui soit extrêmement précise quant à ses pouvoirs et à la définition de son opérativité : le texte en langue vernaculaire réinvente donc la fonction guerrière à laquelle sont cantonnés les grands laïcs dans le discours réformateur par le moyen de la réinvention d’une parole efficace susceptible de donner au roi et aux chevaliers un rôle véritable, et non plus subalterne, dans l’Histoire. Les milites font ici la chrétienté par leur parole, pas seulement, voire plus du tout, par leurs armes. Il s’agirait ainsi pour la littérature épique d’arracher un héroïsme laïc (au moins rêvé à défaut d’être réalisé) à un usage 100

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Il est permis de rappeler que (conformément aux règles de l’amplification épidictique) cet adjectif est aussi bien appliqué en abondance aux actions des personnages épiques qu’aux principaux marqueurs de l’univers épique : chevaux, paysages, armes… et paroles (l’espion qualifie le gab d’Ernalt de « merveillos gab », v. 576). Voir J.-R. Valette, La Poétique du merveilleux dans le Lancelot en prose, Paris, 1998. D. Poirion, « Théorie et pratique du style au Moyen Âge : le sublime et la merveille », Revue d’histoire littéraire de la France, I (1986), p. 15-32 (p. 24).

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des armes radicalement inférieur en valeur et largement soumis, dans les autres discours en présence, à l’injonction et au cadrage de la parole ecclésiastique. Ce faisant, le propos du texte littéraire ne remet pas en cause le principe de la nécessité et de la supériorité du spirituel et c’est en cela qu’il n’y a pas là une simple opposition de discours : les laïcs sont bien, en cette production épique en langue vernaculaire, des personnages positifs parce qu’ils sont du côté d’un spirituel chrétien. Mais ils y ont accès sans médiation cléricale et, du sein même de leur état laïc le plus marqué par la richesse, le désir et la force, leur seule parole spiritualise merveilleusement leurs actions et leur pouvoir sur l’histoire. Ainsi, en opérant ces « scandale(s) d’inversion(s) sociétale(s) »102, l’univers épique ne produit pas un renversement complet, mais bien un « déplacement de lignes » à la recherche d’un « écart significatif », comme l’analyse Anita Guerreau-Jalabert à propos des textes arthuriens : cela entraîne une recomposition complète du « surnaturel positif » (le spirituel) au moyen d’éléments qui ne devraient pas en faire partie… Et ce serait l’un des sens de ces textes en langue vernaculaire que de retravailler par tous les moyens un système de représentation qui dévalorise ailleurs systématiquement la classe des laïcs : on le voit avec le motif de la parole laïque, ici complaisamment mise en scène au travers de l’activation de ses traits les plus ouvertement charnels et condamnables, alors que qui la profère se trouve placé en lien causal direct avec le dessein spirituel et une efficacité miraculeuse. La littérature montre ainsi son extraordinaire pouvoir de contournement et de reprise, moins idéologique d’ailleurs qu’utopique au sens ricœurdien du terme : ni saints, ni clercs, ni même laïcs pénitents, pourvus des caractères de la beauté, de la sexualité et du caractère du riche et du puissant, le roi Charles et le chevalier proposent une parole vraie et efficace, cause de l’histoire voulue par Dieu. Et nous n’en sommes pas encore aux gabs tout aussi efficaces et destructeurs, sans doute davantage pour l’Église institutionnelle que pour la spiritualité des laïcs, de Renart… Cette « littérature » marque ainsi que l’une des composantes de son identité est peut-être moins dans l’opposition (et la gratuité) que dans la confrontation aux autres discours, confrontation pour laquelle elle emploie des mécanismes de recyclage et de conciliation de ce qui est présenté comme incompatible dans certains énoncés ecclésiastiques103. Un autre exemple de 102

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J. Le Goff, « Le rituel symbolique de la vassalité », repris dans Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident, Paris, 1977, p. 349-420 (p. 382). Il est bien d’autres points de « recyclage » : il faudrait par exemple, et dans le détail même du texte, analyser en ce sens le recours à un personnage de « patriarche » (le mot même est singulier) plutôt qu’à un personnage de pape ; le motif des reliques, etc. mais approfondir aussi bien la réflexion sur la nature de la « causalité » donnée ici à la parole efficace, à la lumière des textes théologiques et des textes juridiques, comme le suggère I. Rosier-Catach, que je remercie bien vivement pour ses remarques stimulantes.

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recyclage consiste par exemple en cet apprivoisement du sacré, humilié (volontairement !) jusqu’à la terre au moyen d’une prière, d’un serment ou d’un gab qui portent des désirs d’accomplissement bien terrestres… Cet apprivoisement n’a en effet rien d’original dans la forme : il est bien présent dans certains miracles de sainte Foy rapportés par Bernard d’Angers. Que l’on se souvienne du miracle accordé au miles qui avait voulu briller aux yeux du monde en empruntant, moyennant une clause désastreuse pour lui, un faucon à un seigneur cupide, et qui perd ce faucon : le miles prononce un vœu et fait une offrande à la sainte, sur son autel et en son église, afin de le retrouver, ce que la sainte accorde sans même demander que les défis s’arrêtent là, contrairement à l’ange de la chanson… Comme l’a montré l’analyse précise de Dominique Barthélemy104, il convient de prêter attention à la présence, dans ce texte hagiographique antérieur à nos chansons, d’un développement intéressant de Bernard sur le mot jocum, utilisé par les « habitants de Conques » pour qualifier traditionnellement, dit le narrateur, ce type de miracle. Dominique Barthélemy insiste sur l’originalité du terme : Bernard, dans le terme jocum, soupçonne une interprétation du miracle qu’il récuse et dont il rend responsable le rusticus intellectus des témoins, en proposant de remplacer le terme par l’expression « miracle de minimis ». De fait, à propos d’une histoire qui met en lien l’orgueil du chevalier, sa sottise, la cupidité d’un seigneur, et l’efficacité de la prière, Bernard souligne que le danger le plus grand est le défaut de compréhension à propos de ce qui reste un signe envoyé par Dieu à travers le miracle. Ce signe en effet témoigne, plus que jamais quand il ressemble à un jeu du divin avec des situations relevant de préoccupations seulement mondaines et laïques, de l’opacité des signes divins et de leur extrême complexité. Les jeux doivent permettre d’établir le « principe organisateur du monde : reverentia, péché et malchance », comme l’explique Peter Brown105, à propos de désirs, de désillusions, d’accidents qu’on ne comprend pas tout d’abord, mais qui sont imputables finalement aux desseins de Dieu et/ou à une plaisanterie de la sainte omniprésente. Le gab de la littérature épique pourrait bien entrer dans une relation de filiation structurelle et éthique contrariée, certes, mais réelle, avec ce jocum hagiographique. En cela, le narrateur de la chanson appelle peut-être à passer de la lecture-rusticitas à la lecture-reverentia de la parole laïque qu’il réinvente et à laquelle il donne la lourde fonction de causer l’Histoire des hommes106… 104

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« Un jeu de Sainte Foy de Conques : le miracle du faucon retrouvé (Bernard d’Angers, I.23) », dans Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Paris, 2004, p. 383-394. P. P. Brown, « Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours », repris dans Id., La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, 1985 (trad. fr), p. 185-214 (p. 193). Je remercie bien vivement M.-P. Halary pour ses relectures attentives et suggestives, ainsi que J.-R. Valette et L. Feller.

Benoît Grévin

L’ÉTYMOLOGIE EN ACTION ? QUESTIONS SUR LA PRATIQUE DES ANNOMINATIONES DE NOMS PROPRES DANS LA RHÉTORIQUE POLITIQUE DU XIIIe SIÈCLE* I have given up expecting those last words, whose ring, if they could only be pronounced, would shake both heaven and earth. Joseph Conrad, Lord Jim, chapter 21

Les hommes du Moyen Âge croyaient-ils à leurs étymologies ? En paraphrasant le titre du livre de Paul Veyne sur les mythes grecs1, l’on ne fait que reposer le dilemme qui est celui de tout médiéviste s’interrogeant sur les pratiques médiévales en rapport avec l’idée de performativité linguistique. L’histoire des idées théologiques, linguistiques, physiques et rhétoriques, aussi bien que celle des pratiques magiques et liturgiques, médicales ou juridiques, invite à valoriser l’existence de conceptions faisant du langage un ensemble de signes doués de potentialités magiques dont le maniement aurait les conséquences les plus graves2. Certaines réflexions théoriques et nombre de pratiques textuelles semblent pourtant par leur audace ou leur gratuité relativiser le poids de ces conceptions, ou relever d’un usage parodique de la langue qui en détourne le sens3. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter de telles contradictions, qui sont celles de toute civilisation adaptant des systèmes de représentation polyvalents en *

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Abréviations utilisées : Lettres de Pierre de la Vigne : PdV. F. Böhmer, J. Ficker, Regesta imperii, V : Die Regesten des Kaiserreichs unter Philipp, Otto IV, Friedrich II, Heinrich (VII), Conrad IV, Heinrich Raspe, Wilhelm und Richard. 1198-1272, Innsbruck, 1882 : BF. P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, 1983. Cfr I.  Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, et B.  Delaurenti, La puissance des mots « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007. Pour le degré zéro du jeu étymologique médiéval, cfr B.  Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval. Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (XIIIe-XVe siècle), Rome, 2008, p. 551, n. 25. Tous ces jeux étymologiques ne sont pas porteurs d’un sens profond ou intéressants en tant que tels : il faut intégrer la banalité des jeux étymologiques d’un certain nombre de clercs dans notre réflexion.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 107-126 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101897

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fonction de ses objectifs. Les dieux de l’Acropole furent aussi ceux d’Aristophane. Si l’on réfléchit à l’étagement conceptuel qui faisait se superposer au xiiie siècle les savoirs lexicaux et didactiques hérités des corpus textuels antiques, les réflexions scientifiques et théologiques d’empreinte scolastique, les pratiques de magie d’orientation populaire ou savante et les nécessités de la communication, écrite et orale, latine et vulgaire, sérieuse et ludique, la recherche d’une cohérence qui se serait étendue à tous les aspects de la théorie et de la pratique linguistique apparaît comme une naïveté épistémologique. Est-ce à dire qu’il faille renoncer à comprendre au moins partiellement comment s’articulaient les différents modes d’appréhension de la virtus verborum dans le corps social, et quel était l’impact de certaines théories linguistiques sur les pratiques communicationnelles ? Sans prétendre résoudre l’ensemble des problèmes posés par ces questions, on souhaite suggérer ici que la documentation permet parfois d’étudier, dès le xiiie siècle, comment une croyance diffuse en la virtus étymologique pouvait se ramifier en un ensemble de pratiques à la fois relativement distantes et reliées par des jeux d’échos dans différentes parties du corps social4. On se concentrera pour ce faire sur un élément linguistique porteur d’un enjeu symbolique particulier : le nom propre5, et sur un lieu de production textuelle que sa centralité politique a mis en contact avec différents acteurs de la société : la cour de Sicile de Frédéric II (1197-1250) et de ses fils Conrad IV († 1254) et Manfred († 1266). DICTAMEN, propagande et VIRTUS VERBORUM À la cour des rois de Sicile comme dans l’Italie du nord, le Duecento peut être qualifié de « siècle du dictamen6 ». Art pragmatique, divisé entre un ciel théorique et un horizon pratique s’étendant de la communication politique à la pratique notariale et à la correspondance privée, l’ars dictaminis devrait être un observatoire idéal pour étudier la mise en application des idées médiévales sur la performativité7. 4

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Sur l’étymologie médiévale, voir notamment « L’étymologie de l’Antiquité à la Renaissance », Lexique, 14 (1998), numéro coordonné par Claude Buridant. Étude récente sur les jeux étymologiques à partir des noms propres au xiie-xiiie siècle dans A. Bisanti, L’interpretatio nominis nelle commedie elegiache latine del xii e xiii Secolo, Spolète, 2009. Le propos reste presque exclusivement littéraire. Sur la pratique de l’ars dictaminis à la cour des souverains Hohenstaufen de Sicile, cfr l’introduction de Nicola da Rocca, Epistolae, éd. F. Delle Donne, Florence, 2003, et celle de Una silloge epistolare della seconda metà del XIII secolo, éd. F. Delle Donne, Florence, 2007, ainsi que B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval. Sur la théorie de l’ars dictaminis, cfr M. Camargo, Ars dictaminis, ars dictandi, Turnhout, 1991 ; A.-M. Turcan-Verkerk, « Répertoire chronologique des théories de l’art d’écrire en prose

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L’analyse de l’impact des théories linguistiques sur la pratique du dictamen se heurte pourtant à plusieurs obstacles. La logique d’exposition des manuels répondait à des débats internes fortement autonomisés par rapport aux recherches des écoles grammaticales. Même en restreignant le champ d’enquête à l’ars, l’articulation entre la théorie et la pratique nous échappe en partie. La lecture des manuels utilisés dans le studium de Naples permettrait de mieux comprendre comment l’enseignement du dictamen s’articulait dans le royaume de Sicile avec d’autres disciplines. Ils ne nous sont pas parvenus8. La circulation des savoirs au début du xiiie siècle relativise pourtant la portée de cette carence textuelle. Une partie du personnel de la cour de Frédéric II avait sans doute été formée à Bologne9. Il est donc possible de compenser partiellement l’absence de renseignements directs sur la pensée linguistique des créateurs de sa rhétorique. Parcourir les traités de Boncompagno, Guido Faba ou Bene de Florence10 ne suffit pourtant pas pour comprendre la logique des réalisations de Pierre de la Vigne et de son équipe11. À travers un certain nombre de contradictions

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(milieu du xie siècle-années 1230). Auteur, œuvre(s), inc., édition(s) ou manuscrit(s) », Archivum latinitatis Medii Aevi, 64 (2006), p. 193-239, ainsi que Alberico di Montecassino, Breviarium de dictamine, éd. F. Bognini, Florence, 2008. Sur les problèmes méthodologiques posés par la distance entre les études théoriques et l’analyse de la pratique, cfr B. Grévin, « Un chaînon manquant dans l’histoire du dictamen. À propos de l’édition des Epistolae de Nicola da Rocca et des dictamina du ms. Paris BnF lat. 8567 par Fulvio Delle Donne », Archivum latinitatis medii Aevi, 67 (2009), p. 152-158. Tentative d’étude « panoptique » faisant le lien entre la théorie du dictamen et son application à la cour de Frédéric II dans B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval. Cfr sur l’enseignement du dictamen dans le mezzogiorno G. C. Alessio, « L’’ars dictaminis’ nelle scuole dell’Italia meridionale (secoli xi-xiii) », in Luoghi e metodi dell’insegnamento nell’Italia meridionale (secoli XII-XIV). Atti del Convegno Internazionale di studi (Lecce-Otranto, 6-8 ottobre 1986), éd. L. Gargan, O. Limone, Galatina, p. 291-308. Bene Florentini, Candelabrum, éd. G. C. Alessio, Padova, 1983, en donne une idée : Bene de Florence avait été invité à l’ouverture du studium de Naples (1224) à en occuper la chaire de rhétorique. À deux générations de distance, le Tractatus de coloribus rhetoricis d’Henri d’Isernia (c. 1270) reflète une partie des doctrines véhiculées par des dictatores passés par les bancs du studium sous le règne de Conrad IV et Manfred (éd. B. Schaller, « Der Traktat des Heinrich von Isernia De coloribus rhetoricis », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 45 (1989), p. 113-153). Enfin, les dictamina en rapport avec l’activité du studium jusqu’en 1266 édités dans F. Delle Donne, Per scientiarium haustum et seminarium doctrinarum. Storia dello Studium di Napoli in età sveva, Bari, 2010 livrent nombre d’indices sur l’idéologie rhétorique dominante à Naples avant l’époque angevine. Cfr sur ce point B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 293-300. Cfr A. M. Turcan-Verkerk, « Répertoire », n. 63, p. 222-223 (Boncompagno da Signa) ; n. 64, p. 223-224 (Bene de Florence) ; n. 65, p. 224-226 (Guido Faba). Pierre de la Vigne (m. 1249), le styliste le plus fameux de la cour de Frédéric II, devient le symbole de la rhétorique sicilienne, condensée dans les collections placées sous son autorité dans la seconde moitié du xiiie siècle (cfr H. M. Schaller, Handschriftenverzeichnis zur Briefsammlung des Petrus de Vinea, Hanovre, 2002).

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de détail avec les prescriptions des traités, mais aussi grâce à la présence d’un discours réflexif conservé dans des zones textuelles où l’invention notariale se donne libre cours, les compositions officielles ou privées des grands rhéteurs du xiiie siècle au service de la Sicile impériale12 ou de la papauté se révèlent souvent plus utiles pour comprendre leur conception de la performativité linguistique. Le développement d’une idéologie du notairedictator comme artifex lingue s’identifiant à l’autorité juridique donna notamment lieu à des réflexions qui suggèrent certains aspects de la représentation par les dictatores des pouvoirs du langage13. En reconstruisant le culte de la prose rythmée porté à ses extrêmes par Pierre de la Vigne et son équipe, il est ainsi possible de préciser la teneur d’une idée sous-jacente dans certaines artes dictaminis contemporaines : la prose ornée par les tropes et changée en une sorte de poésie prosaïque par le cursus redresse le langage, tout comme la construction des lois par le prince redresse la nature peccamineuse de l’homme. Le travail rhétorique effectué sur la langue rejoint ainsi le labeur juridique14. Les implications d’une telle idée s’étendent à l’ensemble du langage, et invitent à réexaminer un certain nombre de corpus textuels. Les Constitutiones regni Siciliae de Frédéric II n’ont ainsi guère été envisagées du point de vue de leur structure rhétorique. La recherche d’une sonorisation du langage par le jeu des annominationes y conditionnait pourtant l’écriture du droit15. Au sein de cet effort d’artificialisation de la langue, le travail effectué sur les noms propres par la chancellerie sicilienne trace un périmètre privilégié. Il touche à la représentation symbolique d’acteurs placés au centre du réseau d’interactions créé par les guerres de propagande du xiiie siècle, et met ainsi en relation différents niveaux de la pratique linguistique et de la représentation du langage. Cet avantage a son revers. Il oblige à quitter la zone confortable où il est possible de spéculer à loisir sur les intentionnalités cachées des dictatores pour se lancer avec eux au cœur des combats de propagande16, et 12

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Le centre de gravité politique du royaume se trouve sous Frédéric II, Conrad IV et Manfred sur le continent, en Campanie et dans le nord des Pouilles (Capoue, Naples, Foggia…) et pour l’Italie du nord à Crémone, lieu de séjour répété de la cour, donc à peu de distance des centres névralgiques du pouvoir papal (Rome, Anagni, Viterbe, Orvieto…) et du studium bolonais. Cfr sur ce point B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, notamment p. 330-370. Ibid., en particulier p. 244-261. Ibid. Cfr les remarques laissant entrevoir l’existence d’un registre d’ornementations rythmiques réservé à la rédaction des lois et textes à caractère juridique, dans S.  Gleixner, Sprachrohr kaiserlichen Willens. Die Kanzlei Kaiser Friedrichs  II. (1226-1236), CologneWeimar-Vienne, 2006, p. 423. Étant donné que les chercheurs concernés n’arrivent pas à se passer du terme de « propagande », quoiqu’une application mécanique des théories issues du linguistic turn ait naguère tendu à l’exclure au nom de son anachronisme, la démonstration paraît faite que « propagande » fait partie des vocables qu’une tentative de reductio ad absurdum des concepts heu-

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de la question dont on a emprunté l’énoncé à Paul Veyne : celle des conditions d’emploi de la performativité étymologique dans la société, et de ses limites. Du « frémissant Frédéric » à Manfred mens frederici : la mystique du nom impérial L’obsession de la cour sicilienne-impériale pour l’imposition du nom propre a laissé des échos dans l’historiographie contemporaine. C’est Salimbene de Parme qui les a regroupés de la manière la plus suggestive, à cause de sa fascination joachimite pour l’empereur et son origine. Le premier de ces récits concerne l’obsession de Frédéric pour l’écriture (et sans doute la prononciation) de son nom. Il aurait fait amputer d’un doigt un notaire coupable de l’avoir transcrit Fredericus, et non Fridericus17. L’anecdote sent le guelfisme. Elle prend tout son relief, une fois rassemblé l’ensemble des informations concernant la valeur accordée au nom de Frédéric par la cour souabe et ses adversaires. En premier lieu, il semble bien y avoir eu un changement signifiant d’écriture du nom royal à la chancellerie sicilienne. Dans l’enfance et la jeunesse de Frédéric (1193-1250), les notaires de Palerme écrivaient Fredericus18. Un virage s’opère à l’arrivée du jeune souverain en Allemagne, en 1212. C’est alors qu’il semble prendre conscience de la valeur étymologique allemande de son nom, qui le  (?) conduit à modifier les habitudes d’écriture de la chancellerie19. Un texte datant des années 1235, et écrit par un lettré intéressant à plus d’un titre, Henri d’Avranches, donne un éclairage saisissant sur l’exaltation du nom de Frédéric à la cour impériale. Il y est décomposé en Frîd

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ristiques utiles pour décrire la société médiévale a indument démonisé. S’il fallait systématiquement éviter de recourir à des concepts non-médiévaux pour décrire la société médiévale, on finirait par écrire en latin… Sur ce débat et ses limites, cfr les conclusions embarrassées et embarrassantes de J. Le Goff, Le forme della propaganda politica nel Due e nel Trecento, Rome, 1994, p. 519-528 : il y a quinze ans déjà, la tentative d’évacuation du terme s’était soldée par un échec. Salimbene de Adam, Cronica, II, a. 1250-1287, éd. G. Scalia, Turnhout, 1999 (CCCM 125A), p. 535 : « Nunc de superstitionibus Friderici aliquid est dicendum. Prima eius superstitio fuit quia cuidam notario fecit policem amputari, pro eo quod scripserat nomen suum aliter quam volebat. Volebat enim quod in prima sillaba nominis sui poneret ‘i’, hoc modo : ‘Fridericus’, et ipse scripserat per ‘e’, ponendo secundum vocalem hoc modo : ‘Fredericus’. » Cfr les cent soixante-dix diplômes contenus dans Die Urkunden Friedrichs II. 1198-1212, éd. W. Koch, Hanovre, 2002 (MGH Die Urkunden der deutschen Könige und Kaiser, XIV/1). Changement visible dans Die Urkunden Friedrichs II. 1212-1217, éd. W. Koch, Hanovre, 2007 (MGH Die Urkunden der deutschen Könige und Kaiser, XIV/2). Les trois premiers diplômes, datés de Bâle, septembre-octobre 1212 (n. 171-173, p. 1-7) portent encore Fredericus. À partir du diplôme n. 174 (Hagenau, 5 octobre 1212), la chancellerie alterne Fridericus et Fredericus. À partir de février 1213 (diplôme n. 187, p. 36-39), Fridericus prédomine, non sans quelques retours ou variations (par exemple n. 259, p. 182-183, Bâle 1214 : Fridiricus).

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Rîch, et glosé « paix royale » ou « roi pacifique », ce qui peut expliquer la modification étymologique intervenue à partir de 121220. La multiplicité des attaques par annominationes contre le nom de Frédéric, présentes aussi bien dans les lettres politiques papales que dans la propagande guelfe entre 1239 et 1250, a pu également contribuer à l’aggravation de cette obsession linguistique. L’annominatio par dérision du nom Fridericus la plus classique se retrouve à la fois sous la plume du cardinal Rainier de Viterbe21, de la chancellerie d’Innocent IV22 et des satiristes qui composent les trois chansons rythmiques forgées pour célébrer la défaite de l’empereur devant Parme en février 124823. Elle s’inspire de Psaume 11, 2, pour faire de Frédéric l’être bestial qui frémit ou ronge des dents « Fredericus fremit/frendet dentibus24 ». Les témoins de cette littérature satirique subsistant dans la documentation manuscrite ne respectent toutefois pas vraiment une ligne de démarcation Fridericus/Fredericus qui recouperait le « shibboleth » suggéré par l’anecdote de Salimbene. La validité d’ensemble d’une sorte de signe de reconnaissance pro- ou anti-impériale en fonction de l’interprétation étymologique du nom n’en reste pas moins une hypothèse tentante. Pour une partie au moins des contemporains, Frid- aurait été originellement associé à la paix impériale, Fred- au fremere de la satire. Un texte un peu moins connu que l’anecdote de Salimbene permet de prolonger cette micro-histoire étymologique du nom de Frédéric. Il s’agit de l’étonnante glose du nom de Manfred élaborée par l’auteur du récit des hauts faits du fils de Frédéric II, de la mort de ce dernier à son usurpation du trône de Sicile, entre 1250 et 1258. Ce récit est connu sous le nom de Chronique du Pseudo-Iamsilla. Différents indices ont suggéré que son rédacteur initial était

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Cfr à ce sujet B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 463-464, à partir de E. Winkelmann, « Reisefrüchte aus Italien », Forschungen zur deutschen Geschichte, 18 (1878), p.  482-492, troisième poème, p. 80-85. Historia diplomatica Friderici secundi, éd. J.-L.-A. Huillard-Bréholles, VI/2, Paris, 1861, p. 603 (Raynerius cardinalis, mars 1248, emprunté à Matthieu Paris), p. 605 : « perfido Frederico ». Ibid., p. 714-716 (Innocent IV, Lyon, 7 avril 1249) : « Frederici feritate depressi ». Textes contenus dans Das Brief- und Memorialbuch des Albert Behaim, éd. T. Frenz, P. Herde, Munich, 2000 (MGH Briefe des späteren Mittelalters, I), n. 97-100, cfr en particulier n. 99, l. 9 (p. 400) : « Fridericus dentibus frendet et tabescit » ; et n. 100, p. 407, dont les six vers sont entièrement construits sur une annominatio de Frédéric II : « In fremitu Parma terram corruscat et arma/Quando fugit victus Fridericus ad illius ictus/Frede–fremunt dentes ridendi more carentes/Sui. Sonat–ricus quod sit derisus iniquus/ Frede–preit sequitur–ricus per que reperitur/Quod finem bricum [sic dans l’édition] sibi principium dat iniquum ». À la relecture de ce dernier vers, je me demande si l’inexplicable bricum, qui a fait couler un peu d’encre, ne doit pas être simplement compris comme une mauvaise transcription de lubricum, parfait pour le sens. La quantité du vers ainsi complété est inexacte, puisque le premier u- de lubricum est en principe long, alors qu’il devrait être bref dans cette position, mais la métrique de ce genre de poème souffre bien des exceptions. Cfr note précédente.

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un dignitaire de l’entourage de Manfred, Goffredo di Cosenza25. Le statut de ce texte à la coalescence complexe est en cours d’éclaircissement par Fulvio Delle Donne26. Quoiqu’il en soit, le chroniqueur responsable de la première partie du texte s’y livre à un long exercice de variation vocalique sur le nom du bâtard de Frédéric II. Les formes Manfredus, Menfredus, Minfredus et Monfredus sont expliquées comme autant de prolongements du père « Fred- » par le fils, dont le nom est qualifié par l’auteur de species nominis paterni27. L’on obtient ainsi, entre autres, les sens de Manus Frederici, Mons Frederici, Minor Frederico, Mens Frederici… Ce jeu d’annominatio ne semble un exercice d’apparence gratuite que s’il est envisagé dans une perspective déconnectée de son contexte intellectuel et politique. Il s’appuyait probablement sur un exercice officiel de construction idéologique des plus sérieux, dans une tentative de consolider la légitimité contestée de Manfred, usurpateur du royaume de Sicile28. Cet exercice de variation vocalique rappelle certains traits de l’ars predicandi29. Il gagne encore en cohérence si l’on remarque que tout comme le 25

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Sur la chronique du Pseudo-Iamsilla, cfr Le gesta di Federico II imperatore e dei suoi figli Corrado e Manfredi, éd. F. De Rosa, Cassino, 2007, reproduisant avec quelques variantes le texte édité par L. Muratori, Rerum italicarum scriptores, VIII, col. 491-615, et surtout F. Delle Donne, « Gli usi e i reusi della storia. Funzioni, struttura, parti, fasi compositive e datazione dell’Historia del cosidetto Iamsilla », Bullettino dell’Istituto Storico per il Medio Evo, 113 (2011), p. 1-88. Cfr note précédente. Rerum italicarum scriptores, VIII, col. 497-498 : « […] et non sine causa Manfredus vocatus fuerit, quasi manens Frederico, in quo quidem vivit pater iam mortuus, dum paterna virtus in ipso manere conspicitur. Vel Manfredus, id est manus Frederici, utpote sceptrum tenere dignus est, quod manus paterna tenuerat. Vel Menfredus, id est Mens Frederici, sive memoria Frederici, quasi in eo mens, vel per eum memoria Federici perduret. Vel Minfredus, id est minor Frederico, majori oblato subcrescens. Vel Monfredus, id est Mons Frederici, sive munitio Frederici, in quo videlicet Frederici nomen et gloria ultro usque in monte, sive munitione excelsa quasi ad sepulcrum posterorum servata consistunt, ut per quamcumque vocalem etymologiam ipsius nominis varietur, paterna ibi res et nomen inveniatur. Nec immerito ad tam praeclari nominis etymologiam cunctae vocales literae pro sua qualibet diversitate conveniunt, ut liquido demonstretur talem esse personam hoc nomine denotatam, quae ad regimen universale conveniat, ut sicut ceterae literae nullum quidem per se sonum efficiunt, nisi vocalibus adiungantur, vocales autem per se ad soni perfectionem secundum aliarum literarum adjectionem sufficiunt : sic persona Principis rem nomenque paternum in se per omnium vocalium varietatem concludens, ea esse videatur, secundum quam universale regimen per se subsistere nequeat, et quae ad idem regimen adminiculo alieno non indigens, sola perfecte sufficiat : et sicut nihil est, quod sine vocabulo aliquo exprimi possit aut scribi, ita nihil eorum fit, quae in patre Augusto ad universale regimen convenerunt, quod filio tam ex paterni nominis specie, quam ex suae sapientiae mutatione non congruat ». Sur ce passage et son interprétation, cfr F. Delle Donne, « Gli usi e i reusi », p. 17-18, en particulier n. 45. Sur le règne de Manfred, cfr E.  Pispisa, Il regno di Manfredi. Proposte di interpretazione, Messine, 1991. Cfr Les développements sur des techniques de variation analogues dans T.-M. Charland, Artes praedicandi : contribution à l’histoire de la rhétorique au Moyen Âge, Paris-Ottawa, 1936.

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nom de Frédéric, celui de Manfred subissait des variations de vocalisation dans les sources contemporaines, enregistrant notamment l’alternance Men/ Man/Main30, et si on lit cette construction dans le prolongement de l’exaltation du nom de Frédéric. Manfred fut à ma connaissance le seul des fils du souverain à ne pas avoir reçu un nom dérivant directement du stock onomastique des Hohenstaufen, les enfants de l’empereur s’appelant normalement Heinricus, Conradus ou Fridericus comme leurs aïeux. L’origine du choix dérive certainement du patrimoine onomastique de la famille maternelle (plusieurs Manfred se rencontrent dans la famille des Lancia avant 1230). Il reste possible que ce choix ait été privilégié parce que l’une ou l’autre des valences étymologiques présentées dans la chronique correspondait effectivement à une interprétation paternelle. Elle s’ajustait du reste parfaitement à la vision des fils de l’empereur comme délégués spécifiques (imaginarium) de son pouvoir générique développée dans diverses formules impériales datant de la décennie 1240, quand l’empereur avait promu ses bâtards au rang de vicaires impériaux dans des régions stratégiques du royaume d’Italie31. Le jeu d’apparence gratuite consistant à gloser la remarque de Salimbene aboutit donc à des résultats non négligeables grâce à l’ampleur du réseau d’associations conceptuelles, positives et négatives, gravitant vers le milieu du xiiie siècle autour du nom de Frédéric. Victoria contre Parme : bataille étymologique Une seconde possibilité de reconstruire un réseau d’associations étymologiques est fournie par l’histoire de l’imposition du nom de Victoria à la cité-camp fondée par Frédéric II lors du siège de Parme, en 1247-1248. Elle était destinée dans son esprit à remplacer la cité rebelle, qui aurait dû être rasée au sol après sa destruction. Salimbene, toujours, évoque longuement ce siège mémorable dont l’issue catastrophique scella la tentative de l’empereur pour asseoir son pouvoir sur l’Italie du nord. Les Parmesans profitèrent d’un jour où il était parti chasser au faucon pour brûler la cité-camp, s’emparer du trésor et du sceau impérial32. Cet épisode où le roi de science féru d’astrologie, de fauconnerie et de savoirs linguistiques fut défait malgré ses calculs par de pieux citadins qui s’en remettaient à l’intercession de la Vierge pourrait être pris comme un symbole de la défaite d’une « rationalité » médiévale tentant 30

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Cfr par exemple l’emploi concurrent des formes Manfredus et Mainfredus dans les premières pages de la chronique de Saba Malaspina, Die Chronik des Saba Malaspina, éd. W. Koller, A. Nitschke, Hanovre, 1999 (MGH, SS rer., XXXV), p. 90-91. Cfr sur ce point B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 155, n. 101. Salimbene de Adam, Cronica, I (ann. 1247-1248), p. 285-311.

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d’encadrer le réel dans une logique déterministe qui s’enferme dans son propre piège. Ce qui retiendra ici est la richesse d’un dossier textuel comprenant à la fois les lettres de propagande de Frédéric II, ante et post eventum33, celles du cardinal Rainier de Viterbe et de la Curie34, le récit de Salimbene, enfin de somptueux poèmes rythmiques composés à Parme dans les jours suivant la défaite35. Cette diversité permet de multiplier les renvois entre la tentative d’imposition manquée d’un nom propice à la cité de Victoria et le sauvetage réussi de la ville de Parme. Ils apparaissent à l’analyse comme l’avers et le revers d’une même guerre de propagande, employant toutes les ressources de la virtus verborum. La fondation de Victoria semble avoir fait l’objet d’un programme d’étymologisation intégrale dont la logique en étoile évoque le plan de quelque Neuf-Brisach linguistique. Au centre de la ville-camp, une église consacrée à saint Victor surplombait, s’il faut en croire Salimbene, un atelier monétaire où étaient frappés des victorins36. Comme pour le nom de Frédéric, l’aspect anecdotique de la narration s’efface devant l’existence de précédents qui permettent d’insérer cet épisode dans une série cohérente de tentatives d’impositions étymologiques. Dans une lettre à Grégoire IX, datant de la décennie 1230, l’empereur tente ainsi de se laver du reproche de ne pas avoir reconstruit une église rasée au sol lors de la destruction de la cité rebelle de Sora, à la frontière entre la Campanie et le Latium. La lecture de ce texte permet de préciser l’association du nom avec le destin de la cité qui était à la base du mécanisme de réimposition utilisé par les souverains souabes pour fonder ou refonder une ville. L’empereur y explique au pape que la cité de Sora, passée sous le soc de la charrue de son indignation, a perdu son nomen et son omen, qu’elle ne 33

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Cfr BF n. 3635-3668, p. 650-658, diverses lettres émises devant Parme, dont une partie notable incluse dans la collection classique de Pierre de la Vigne : PdV I, 4, II, 5 (après défaite), 40, 41 (après défaite), 49, III, 51, 64, 77, 84, 86, V, 33, 87, VI, 19. Éditions dans Historia diplomatica, VI/2, p. 551-598. Sur le cardinal Rainier de Viterbe et son rôle dans le développement de la propagande antifrédéricienne à la Curie dans la décennie 1240, cfr à présent M. Thumser, « Antistaufische Propaganda in einer Prager Handchrift. Das Briefe Grande piaculum des Kardinals Rainer von Viterbo (1248) », Mediaevalia Historica Bohemica, 12/2 (2009), p. 7-41. La majeure partie des lettres du dossier de propagande anti-impérial accumulé à la Curie sont réunies dans Epistolae saeculi XIII e regestis pontificum Romanorum selectae, éd. C. Rodenberg, I-II, Berlin, 1883-1887 (de la mort d’Innocent III à celle de Frédéric II). Cfr supra note 23. Salimbene de Adam Cronica, I (an. 1247), p. 295 : « Imperator vero, furibundus et totus inflammatus ex ira propter illa que sibi acciderant, venit ad Parmam et in contrata que dicitur Grola (in qua vinearum est multitudo et ubi vinum nascitur bonum, et vinum terre illius optimum est) fecit fieri unam civitatem cum magnis foveis in circuitu, quam etiam Victoriam appellavit in presagium futurorum ; denarii vero monete victorini dicebantur, et maior ecclesia Sanctus Victor… »

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retrouvera jamais37. Le nom est augure, et seuls son effacement, sa réimposition ou sa remotivation peuvent changer le destin de la ville qui le porte. La construction d’une Victoria à quelques lieues de Parme devait ainsi présider à une opération onomastique qui aurait vu l’effacement symbolique du site et du nom ancien, tandis que les rebelles châtiés se seraient changés en habitants fidèles d’une cité nouvelle placée pour l’éternité sous le signe de la victoire impériale. La multiplication par Frédéric II, Conrad IV et Manfred de fondations au nom performatif, soit par imposition directe – Augusta en Sicile38, Manfredonia en Pouille39, « Flagella, fouet des ennemis40 » à la frontière du royaume, soit aussi par correction d’un nom mal imposé : Acula changé en Aquila dans les Abruzzes41, trouve certes de nombreux parallèles 37

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Historia diplomatica, IV/2, p. 909, Frédéric II à Grégoire XI, 20 septembre 1236, pour motiver la non-reconstruction d’une église dans la ville rasée en 1230 pour avoir soutenu les troupes papales : « […] Ecclesias quondam civitatis Sorane que velut exemplo Carthaginis passa iam aratrum indignationis nostre, iuxta sententiam, civitatis nomen et omen amisit, nolumus reparari, presertim cum reparate nullam aliquibus utilitatem afferrent, utpote cum locum eumdem in perpetuam infidelium notam perpetuo velimus excidio subjacere […] » Sur la fondation d’Augusta, probablement vers 1231-1233, cfr F. Maurici, Federico II e la Sicilia. I castelli dell’Imperatore, Catane, 1997, p. 143-144, ainsi qu’E. Pispisa, Medioevo Fridericiano e altri scritti, Messine, 1999, p. 174-175 avec bibliographie. Sur la fondation de Manfredonia (en 1263), cfr Salimbene de Parma, Cronica, II, p. 713 (ann. 1266) : « […] et capta fuit uxor predicti domini Manfredi cum duobus filiis suis et cum toto thesauro suo in civitate que Manfredonia nominatur ; quam civitatem [Manfredus] ipse fieri fecit, nomen suum imponens ei. Hec facta fuit loco alterius civitatis que dicebatur Sipontus, et distat ab ea per miliaria duo ; et si vixisset princeps per paucos annos amplius fuisset Manfredonia una de pulcrioribus civitatibus de mundo […] sed rex Karolus habet eam exosam, in tantum quod eam audire nominari non potest, immo vult quod appelletur Sipontus nova ». Sur les avatars onomastiques de Manfredonia, cfr P. F. Palumbo, « Manfredi Maletta e la fondazione di Manfredonia (a proposito di alcune bolle di Bonifacio VIII e Clemente VI) », Mélanges d’Archéologie et d’Histoire publiés par l’École française de Rome, 76 (1964), p. 201-225. Le mécanisme d’imposition d’un nom d’augure onomastique trouve ici un rebondissement inattendu : Manfredonia avait été fondée par le roi Manfred au milieu des possessions d’un noble homonyme (Manfredi Maletta), chargé par lui de défendre la cité. Débaptisée par Charles Ier d’Anjou, suite à l’élimination de Manfred, Manfredonia devint Sipontum novellum. La cité reprit dans un troisième temps son nom de Manfredonia à la faveur d’un jeu d’intrigues de la famille Maletta, dont la suzeraineté sur la ville est appuyée par diverses bulles papales de l’époque de Boniface VIII et Clément VI, la première d’entre elles allant jusqu’à s’adresser à Manfredi Maletta en affirmant que « in perpetuam tui nominis memoriam Manfrediam appellasti. » Sur la fondation de Flagella dans la Terra Laboris en 1242, cfr lettre PdV III, 36 éditée dans Historia diplomatica, VI/1, p. 51-52 : « […] ex quibus revera causa consurgat potissima qua civitatem nostram Flagelle ad flagellum hostium in eo situ fundari providimus » (registre BF n. 3303, p. 580). Sur la fondation d’Aquila en 1254 par Conrad IV, cfr A. Clementi, Storia dell’Aquila dalle origini alla prima guerra mondiale, Rome, 1998, p. 17-43, renvoyant pour un traitement définitif de la confusion entre Frédéric II et Conrad IV à G. M. Monti, « La fondazione di Aquila e il relativo diplomata », dans Atti del Convegno Abruzzese Molisano, I, Casalbrodino, 1933, p. 249 et sq. L’insertion du diplôme de fondation dans le sixième livre du recueil des Lettres de Pierre de la Vigne (PdV VI, 9), dont les nombreux documents rédigés pendant le bref

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dans l’histoire toponomastique. Elle doit être lue, dans l’Italie du xiiie siècle, à la lumière de cette mystique du nom juste dont l’importance dans la culture frédéricienne se devine à d’autres indices. Avant de les aborder, retournons devant Parme. La richesse du « dossier » guelfe créé à la suite de la victoire fournit un prolongement instructif au versant frédéricien de ce réseau d’indices étymologiques. Pour en rétablir la portée, il faut là encore mettre en relation des sources de nature différente. D’une part, les textes impériaux relatifs aux différentes étapes du siège ne se privent pas de recourir en évoquant la cité rebelle aux techniques de formalisation déjà évoquées à propos des Constitutiones. Dans une lettre d’information à ses sujets siciliens, Frédéric II explique ainsi qu’il se voue aux fatigues d’un long siège afin de punir la perfidie des traîtres Parmesans « ad puniendum proditorum Parmensium perfidiam42 ». Le martèlement de ces « p » initiaux n’est probablement pas qu’un embellissement esthétique. Dans la logique de juridisation du discours évoquée plus haut, le notaire travaille sans doute ici à renforcer les potentialités de l’action décrite, qui acquiert presque force de loi. D’autre part, Salimbene associe expressément le sauvetage de la cité à une opération de devotio magique dont la valeur sémiotique n’est pas sans intérêt pour comprendre la relation de la ville avec son nom. Il décrit en effet comment, au plus fort du siège, les dames guelfes vouèrent la ville à la Vierge en lui offrant une maquette de la cité en argent massif. Dans cette scène digne de l’Iliade, Marie accepte devant la richesse de l’offrande d’intercéder auprès de son fils qui libèrera la ville, donnant ainsi son véritable sens au nom fatidique de Victoria43. Or l’un des trois poèmes rythmiques créés à Parme dans les jours qui suivirent la victoire et conservés dans le manuscrit d’Albert

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règne de Conrad IV ont été souvent attribués à Frédéric II pendant une grande partie du Moyen Âge et de l’époque moderne, explique ce malentendu. Sur l’acte de fondation, cfr BF J, n. 4627 p. 846-847, à compléter par Id., Nachträge und Ergänzungen, bearbeitet von P. Zinsmaier, Böhlau, 1983, BF n. 4627, p. 281. PdV III, n. 87 (août 1247) ; Historia diplomatica, VI/2, p. 564 (registre BF n. 3636, p. 652). Salimbene de Adam, Cronica, I (an. 1247), p. 297-298 : « ‘Quod nobiles domine de Parma fecerunt fieri unam civitatem argenteam quam beate Virgini obtulerunt, ut Parmam ab impio defendere dignaretur’. Et cum disponeret imperator civitatem Parmensem totaliter destruere et eam transferre ad Victoriam civitatem, quam fecerat, atque in Parma destructa in signum rebellionis et sempiterni opprobrii et exempli salem seminare in sterilitatis signum, cognoscentes hoc mulieres Parmenses, maxime divites, nobiles et potentes, totaliter se contulerunt ad beatam Virginem deprecandam ut civitatem suam Parmam a Friderico et ab aliis inimicis penitus liberaret, eo quod nomen et vocabulum suum in matrice ecclesia a Parmensibus in reverentia maxima habebatur. Et ut melius exaudirentur ab ipsa, fecerunt fieri unam civitatem totam argenteam, quam vidi, atque beate Virgini obtulerunt et donaverunt. Et erant ibi maiora et precipua edificia civitatis fabrefacta totaliter de argento, ut maior ecclesia… Baptisterium similiter erat ibi et palatium episcopi et communis palatium et alia edificia quam plura que civitatis effigiem presentarent. Rogavit mater filium exaudivit filius matrem, cui de iure nichil poterat denegare […] Porro in illo meditulio temporis,

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Behaim se livre à une série de jeux étymologiques sur le nom de Parma. À partir d’une mise en relation du sens classique de bouclier (parma) donné par les dictionnaires médiévaux44, de l’annominatio Parma/palma, et de la glose d’un surnom ancien Chrysopolis ou civitas aurea, Parme devient le bouclier doré dont Dieu se sert pour refléter la foi, et mettre en fuite ses ennemis, donnant au parti guelfe la palme de la victoire45. Étant donné le contexte de rédaction de ces poèmes, il n’est pas interdit de penser que le don du précieux ex-voto que Salimbene a encore pu admirer reflétait cette double étymologie de Parme, bouclier et ville d’or (chrysopolis). La surface d’argent (doré ?) sur laquelle s’élevaient les graciles maquettes du Duomo, des palais et des murailles, aurait en quelque sorte matérialisé une définition étymologique de Parme reflétée par les vers composés dans la même année « olim Parma clipeus rotundus est dicta/A tanto presagio non est derelicta […]46 ». Dans l’optique de cette interprétation étymologique opérée à la lecture de textes composés ex eventu, l’issue du siège de Parme n’aurait pas tant dépendu – dans la pensée de certains contemporains – des subtilités de la tactique, que d’un habile maniement des forces étymologiques où les

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antequam de Victoria civitate a Pamensibus victoria haberetur, exibant cotidie hinc et inde ad preliandum balestarii, arcarii. » Cfr Uguccione da Pisa, Derivationes, éd. E. Cecchini, Florence, 2004, P 123 [45] (I, p. 975) : « Item a parvus hec parma -e, leve scutum, quasi parva, et quelibet levia arma possunt dici parme quasi parve ; [46] item Parma dictus est quidam fluvius, scilicet a parvitate, a quo civitas adiacens dicitur Parma -e, unde parmensis -e. » Le rapprochement entre les deux formes est d’autant plus significatif que rares sont les cités italiennes dont l’étymologie est expliquée dans les Derivationes. Albert Behaim, Das Brief- und Memorialbuch, n. 98, p. 392 : « Parma, tibi dominus dedit nomen bonum./In te sensum nominis implevit et sonum,/Dum tibi victorie dedit huius donum/ Sicut patet serie sequenti sermonum :/L pro r in medio literam mutando/Palme nomen obtines vere triumphando/Turbatorem fidei et pacis fugando/et eius exercitum tibi subiugando./Ab invento clipeo auri re non ficta/Olim Parma clipeus rotundus est dicta/A tanto presagio nunc est derelicta/Orbi toti clipeus in fide non ficta/Dicitur Grisopolis in Greca doctrina/Civitatem auream quam dicit Latina/De ipsa oblacio facta est divina,/quando magi domino detulerunt trina./Parma magna pariens effectu probatur :/Par magnis in alio sensu derivatur./Digne par maioribus amodo dicatur/Quam sic deus aliis preferre dignatur./Sub hostis perfidia dum sileret mundus/Nec quisquam resisteret, licet labe mundus/ Orbi Parma datus est clipeus rotundus/De cuius presidio mundus est iocundus/Parma Parme fluvius ex eventu rei/ Fecundat et gaudium dat et fructum spei/Unde psalmi veritas attestatur ei : Fluvius letificat civitatem dei ». On notera la solidité du lien entre les explications d’Uguccione et la composition rythmique. Le versificateur n’a pas simplement recours à l’équivalence parma bouclier/Parma ville ; il joue également de l’homonymie entre la ville et le fleuve. Ces codes circulent dans les milieux lettrés des deux camps : les éditeurs du Brief- und Memorialbuch rappellent (p. 392-393, n. 13) que des poètes hellénophones de la cour de Frédéric II composèrent pendant le siège des poèmes transposant en grec une partie de ces jeux de mots sur Parme. Cfr M. Wellas, Griechisches aus dem Umkreis Kaiser Friedrichs II., Munich, 1983, p. 81-83. Cfr note précédente, la leçon non doit être restituée à la place du nunc, conservée dans l’édition à cause des principes suivis (maintien des fautes de transcription d’Albert Behaim).

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Parmesans, grâce à leur stratégie d’actualisation des potentialités du nom de leur cité, auraient vaincu les notaires-astrologues de Frédéric II. Il est d’ailleurs révélateur que ni Rainier de Viterbe, ni Salimbene, ni les poèmes rythmiques parmesans ne se moquent de l’imposition frédéricienne du nom de Victoria en tant que telle. Tous trois expliquent que l’empereur a simplement travaillé pour Parme sans le savoir, l’entreprise étant vouée par l’hérésie de son fauteur à se voir détournée par des forces bénéficiant des charismes de l’Église47. À travers les montages frédériciens et guelfes se discerneraient donc deux orientations contemporaines dans l’exploitation des potentialités étymologiques par le dictamen. Dans la première, une idéologie du pouvoir impérial aurait associé les réminiscences classicisantes de la damnatio memorie à la mystique juridique qui confondait l’imposition d’un ordre linguistique et juridique sous l’autorité impériale reflétant l’ordre divin. Dans la seconde, communale et guelfe, les opérations linguistiques de protection de la cité auraient été placées sous l’autorité directe de l’Église, chargée à travers l’exvoto parmesan d’actualiser les potentialités étymologiques du nom de la cité. Les deux systèmes ont des traits communs, car ils participent d’une même culture linguistique : malgré la teinture antiquisante de la mystique impériale, c’est bien saint Victor que l’on retrouve au centre de Victoria. Cités et fleuves de l’Italie : les lignes de fuite d’une enquête Les dossiers sur les noms de Frédéric et de Parme occupent des points nodaux dans la masse d’écrits liés à la lutte ouverte ou feutrée qui opposa la papauté et la Sicile des derniers Staufen, entre 1227 et 1266. Ils cristallisent un réseau d’indices, formant un miroir grossissant qui permet d’étudier la mise en écho d’un réseau étymologique, activé pendant quelques mois ou quelques années. La diversité des interprétations montre l’importance de l’enjeu, et aussi la complexité des niveaux interprétatifs à l’œuvre dans ces combats linguistiques. Dans le cas du nom de Frédéric comme dans celui de Parme, il existait une multiplicité de stratégies de captage des potentialités 47

Pour Salimbene, cfr note n. 43. Pour le poème n. 98 du Brief- und Memorialbuch, cfr p. 396, première strophe : « Ab hoste Victoria dicta et constructa,/per dei victoriam funditus destructa/ docet, ut sit anima quelibet instructa,/Quod nulla resistere potest deo lucta. » Pour Rainier de Viterbe, cfr Historia diplomatica, VI/2, p. 603-608, lettre de Rainier de Viterbe (mars 1248) sur la mort de Marcelin d’Arezzo : « […] Nimirum hic impius dux [Frédéric II] prophanus habens, sicut pater suus diabolus, contra Dei Ecclesiam iram magnam, sciens quod modicum tempus habet, protinus in furorem erumpens, ore rabido suspensionis et iuguli contra christum Domini sententiam fulminavit apud Victoriam ab eo fundatam, sed titulis fidelium adscribendam. Hoc autem actum est non sine stupendo miraculo, tertio vidlicet die ante suum et illius loci exterminium triumphale. Ipsa namque Victoria felici auspicio contra votum furentis qui ei nomen indidit, victoriosi trophei tripudium de seipsa parti cessurum Ecclesie suo vocabulo presignivit […] »

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du nom. Certaines correspondaient à un savoir lexical que l’on pourrait qualifier de « haut » ou de classique (l’étymologie de Parme présente dans les Derivationes, l’étymologie germanisante de Frédéric…). D’autres employaient l’assonance dans un but de captation ou de mise en relation avec un motif biblique. D’autres encore travaillaient sur la pure sonorité… Dans le cas de Parme et Victoria, comme dans celui des fondations urbaines de la dynastie souabe, ce travail étymologique se prolongeait par la confection d’artefacts, créant un lien sémiotique entre l’étymologie invoquée et la puissance divine chargée d’en actualiser les potentialités. L’évocation de ces dossiers conduit à s’interroger sur la possibilité d’élargir l’enquête à l’ensemble des tentatives d’exploitation des noms de personnes ou de villes disséminés dans les écrits forgés par la chancellerie sicilienne entre 1220 et 1266, voire dans l’Italie du xiiie siècle. Un tel programme permettrait de découvrir d’autres associations, et par là de préciser le fonctionnement de ces jeux étymologiques, leurs rapports avec la culture lettrée, leurs liens éventuels avec d’autres formes d’expression communes à une population plus large que la seule élite des notaires rompus aux subtilités du dictamen aulique. Plusieurs pistes de recherche sont envisageables. La première consisterait en l’établissement d’un répertoire de noms de personnes soumis à des exercices de déformation étymologique visant à en actualiser la valence positive ou négative. Des doublets papaux Innocens/Nocens48, Bonifacius/ Malefacius49 au travail de clercs campaniens contemporains sur le nom des acteurs des troubles de la minorité de Frédéric  II (Diepold/dyabolus50) en 48

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Ce jeu de mot est déjà en circulation sous Innocent III. Il est réutilisé par la chancellerie de Frédéric II, pour la prise de contact avec Innocent IV à son avènement en 1243 : cfr PdV I, 31, Historia diplomatica, VI/1, p. 104, BF n. 3369 : « Datum est enim vobis e celo Innocencii predestinata sorte vocabulum, quod per vos nocentia subtrahi consultius innuat, et pie suadeat innocentiam conservari. » Cfr pour le doublet Bonifacius/Malefacius appliqué à Boniface VIII, l’acte notarié du discours prononcé le 12 mars 1303 au Louvre par Nogaret : Boniface VIII en procès. Articles d’accusation et dépositions des témoins (1303-1311), éd. Jean Coste, Rome, 1995, p. 112-113 : « Sedet enim in cathedra beati Petri mendaciorum magister, faciens se, cum sit omnifarie maleficus, Bonifacium nuncupari, et sic nomen sibi falsum assumpsit ; et cum non sit verus presidens nec magister, se dicit omnium hominum dominum, iudicem et magistrum » (pour la diffusion ultérieure de ce jeu de mot ibidem, p. 113, n. 1). Le couple maleficius/Bonifacius n’est pas seulement utilisé pour l’efficacité rhétorique. Le rédacteur souligne implicitement le désaccord (ou plutôt la contradiction) du nom avec la nature du pape, comme si c’était un premier crime à lui reprocher (puisqu’il a choisi son nom). Sur l’importance du choix du nom papal, et les motivations spécifiques de Boniface VIII, cfr A. Paravicini Bagliani, Bonifacio VIII, Turin, 2001, p. 76-77, ainsi que sur les liens entre son nom précédent Benedictus, Bonifacius et Maleficius Maledictus (Ibid., p. 77-78). Cfr Die kampanische Briefsammlung (Paris lat. 11867), éd. S. Tuczek, Hanovre, 2010 (MGH Briefe des späteren Mittelalters 2), n. 136, p. 226-227 : « Ecce namque ille suspicious Diap(o)ldus, cuius nomen sicut nomini patris sui diab(o)li est afine, ita opera sua ipsius operibus sunt cognata, post confractas vires ad fraudes rediit. »

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passant par les jeux auliques des notaires de la chancellerie sicilienne (Pierre de la Vigne, vigne du seigneur Frédéric…51), la matière ne manque pas. On a choisi de privilégier ici une autre direction, en se concentrant sur la toponymie. Quatre types de sources ont été mis à contribution : (1) des toponymes (villes, régions, fleuves) apparaissant dans les textes de la chancellerie de Frédéric II, sous une forme ou dans un contexte qui implique un jeu étymologique ; (2)  des noms de villes utilisés dans un texte prophétique d’inspiration joachimite en circulation dans l’Italie du nord entre 1240 et 1280, et attribué à l’astrologue de Frédéric II Michel Scot52 ; (3) des noms de villes cités dans les poèmes composés à Parme en 124853 ; (4) enfin, des noms de villes, fleuves ou lieux d’Italie dont les Derivationes d’Uguccione donnent l’étymologie54. L’analyse croisée de ces données suggère l’existence de points d’articulation entre une culture lexicale largement diffusée dans l’Occident du xiiie siècle, les idéologies du langage correspondant aux variantes impériale, papale ou bolonaise de la « culture du dictamen », et les jeux performatifs d’apparence plus gratuite présents dans la littérature politique rythmique ou métrique en circulation dans l’Italie du nord des années 1220127055. Le premier ensemble textuel est celui de la chancellerie sicilienne. Il est caractérisé par son registre de formalisation haut, plus nettement dissocié 51 52

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Sur ces jeux de mots et leurs échos, cfr Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 341-369. Cfr O. Holder-Egger, « Italienische Prophetien des 13. Jahrhunderts. II », Neues Archiv der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde, 30 (1905), p. 349-377, section VI, « Das dem Michael Scotus zugeschriebene Vaticinium in Versen », auquel il faut ajouter les deux premières pages de la section VII, « Andere prophetische Verse », p. 377-379, fournissant dix vers de contenu analogue placé à la suite de vers « scotiens » dans les manuscrits les plus tardifs. Voir également P. Morpurgo, « Federico II e la fine dei tempi nella profezia del cod. Escorialense f.III.8 », Pluteus, 1 (1983), p. 135-167. Les cités concernées sont Brescia, Milan, Verceil, Novara, Lodi, Pavie, Plaisance, Parme, Reggio Emilia, Crémone, Padoue, Vérone, Mantoue, Ferrare, Bologne, Modène, Bergame, Trévise, Venise, Florence, Vicence, Rome, Gênes, Faenza*, Imola* (*=dans les dix vers du poème analysé en VII). Cfr Das Brief- und Memorialbuch, n. 98, p. 390-396 (Parme, Victoria, ainsi que les lieux dits de Pancrazio et Fragano, et le fleuve Taro, objets d’annominationes avec les noms pancracium, fraganum et tritura), et surtout n. 99, p. 397-407, avec une longue liste exaltant les cités guelfes qui ont aidé Parme (Brescia, Milan, Gênes, Plaisance, Bologne, Mantoue, Venise, Ancône) et maudissant les cités gibelines pro-impériales (Pavie ; Pise ; Crémone). Uguccione da Pisa, Derivationes. L’association de l’ars dictaminis avec l’art de composer des textes en prose rythmée n’est que tendancielle. Dans une bonne partie des définitions et des traités, l’on rappelle encore au xiiie siècle que le dictamen comprend l’ensemble des arts de composer en latin orné, qu’il s’agisse de prose, de poésie rythmique ou de poésie métrique, et nombre de textes de tous horizons (poèmes rythmiques composés à la cour de Frédéric II, mélange de poèmes rythmiques et de modèles prosaïques dans certains formulaires français d’inspiration orléanaise…) attestent la persistance d’un lien entre l’exercice de composition en prose et en vers. Cfr pour la poésie rythmique latine à la cour de Frédéric II F. delle Donne, Il potere e la sua leggitimazione. Letteratura encomiastica in onore di Federico di Svevia, Arce, 2005, p. 131-156.

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des registres vernaculaires que d’autres productions latines contemporaines56. Il multiplierait donc les passerelles en direction d’une culture rhétorique et grammaticale plus « théorique ». La littérature des pamphlets et textes en poésie rythmique, aux échos parfois italianisants, faite pour être chantée, serait plus orientée vers le folklore et la langue vulgaire. Une lecture synchronique de l’ensemble des témoignages indique toutefois que certaines spéculations des écoles et des milieux lettrés pouvaient s’adapter, à travers une série de déformations ou d’hybridations, à d’autres jeux linguistiques, plus proches des registres vernaculaires et d’une culture semi-lettrée ou illettrée. Dégageons quelques conclusions, nécessairement provisoires. Tout d’abord, les jeux de mots de type étymologique n’apparaissent que dans un ensemble restreint de lettres de la cour sicilienne. Sauf erreur, ils n’interviennent pratiquement jamais dans des diplômes ou privilèges solennels, d’ordre plus strictement juridique. Ils semblent réservés à des lettres de propagande, de registre généralement élevé, mais sans valeur juridique particulière en dehors de leur autorité informative. Ce point peut sembler en contradiction avec la mise en valeur des jeux formels pratiqués par les notaires de la cour sicilienne-impériale dans les registres de la formalisation juridique évoqués plus haut57. Il rentre en fait dans la logique d’un ensemble de restrictions mises à l’emploi des mécanismes de la rhétorique persuasive du dictamen dans une partie de la production de la chancellerie. L’emploi massif de certains tropes était réservé à la propagande proprement dite, dans le sens de lettres d’information destinées à convaincre. Cette restriction peut donc être un indice a contrario de l’importance donnée à la mise en valeur de ces étymologies dans un discours dont la fonction performative de « rhétorique persuasive » est précisément indiquée par le recours massif aux colores rhetorici58. Frédéric II souligne ainsi dans une lettre aux Florentins accompagnant la nomination de son bâtard Frédéric d’Antioche comme vicaire impérial en Toscane que leur cité refleurira (Florencia/reflorebit) sous son autorité, vivante incarnation (species) de celle de son père59. Dans 56

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La tendance à éliminer les vulgarismes ou à les doubler de termes précieux est forte dans le dictamen méridional du xiiie siècle. Elle s’organise en fonction de choix lexicaux qui ne sont pas nécessairement ceux auxquels recourront les humanistes. Cfr supra, p. 110. Cfr B. Grévin, Rhétorique, p. 196-200. À la chancellerie sicilienne, l’emploi des colores varie en fonction du genre du document composé. Très discret dans les diplômes solennels, il se fait massif dans les lettres de persuasion, créées pour influencer amis ou adversaires, pour devenir omniprésent dans les lettres d’invective les plus violentes. Cette différenciation est liée aux conceptions médiévales de l’emploi différentiel des colores en fonction du registre stylistique et de la dignité supposée du document à créer (un excès de colores étant considéré comme la marque d’un style bas, ou peu raisonné). Cfr infra, note 72.

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une autre missive, il exhorte les habitants de Foligno/Fulgineum à la fidélité en rappelant que son enfance avait commencé à fulgurer dans leurs murs…60 Dans l’ensemble très restreint des villes dont le nom est à la fois commenté par les notaires de la chancellerie sicilienne et le lexique d’Uguccione, se dégage par ailleurs un cas singularisé par son importance idéologique. Le nom de Rome est associé à l’empire mais aussi à l’idiome romain, dont le maniement sous la forme du dictamen est au centre de l’idéologie impériale-sicilienne61. Ses différents commentaires forment un dossier dont l’importance égale ceux de Parme et du nom de Frédéric. La liaison du nom de Rome avec le titre impérial de leur maître provoque chez les notaires siciliens, à chaque lettre de propagande destinée aux Romains ou en rapport avec Rome, une sorte de montée d’adrénaline linguistique, comme si l’évocation de la ville étymologiquement fondatrice de l’empire réveillait un nerf sensible62. L’absence apparente d’utilisation dans la rhétorique de ces lettres de propagande officielle d’annominationes de dérision à l’encontre des villes ennemies semble également participer d’une conception de majesté rhétorique restreignant l’emploi des figures étymologiques à un certain type de lettres. Les notaires n’utilisent que des étymologies ressenties par eux comme à la fois linguistiquement pertinentes et positives par leurs implications. On voue une ville à la malédiction en multipliant les répétitions de consonnes initiales, ou en exerçant les stratégies de réimposition déjà évoquées63. Les seules annominationes négatives pour l’instant rencontrées concernent une région et un fleuve. La première est d’ailleurs sujette à caution. La Ligurie64 est qualifiée dans une lettre de viscosa65. Ce terme ambigu fait peut-être écho à l’étymologie végétale donnée à cette région dans les Derivationes66. Quant à la rivière Olio (L’Oglio, avec son article) qui séparait l’armée impériale de ses adversaires Milanais à la bataille de Cortenuova, elle est prétexte à un jeu de mot dans le bulletin de victoire envoyé par Pierre de la Vigne aux princes allemands. 60

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PdV II, 21 (registre BF n. 3796) : « inducimur nichilominus ex illa causa potissime quod in Fulgineo fulgere pueritia nostra cepit ». B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 231-235, en particulier p. 234, n. 303. Sur l’idéologie de Rome développée à la cour des Staufen, cfr Jürgen Petersohn, Kaisertum und Rom in spätsalischer und staufischer Zeit, Hanovre, 2010 (MGH Schriften, 62). Cfr supra, p. 115-117. La Ligurie au sens où l’emploient les dictatores de Frédéric II correspond à la province romaine de Ligurie, qui s’étendait approximativement à la Ligurie, à la plaine du Piémont et à l’ouest de la région lombarde actuelle. PdV II, 39 (registre BF, n. 2411) : « […] sic de die in diem viscosa Ligurie nos terra detinuit […] ». Derivationes, L 42 [17] (v. I, p. 657) : « Et hec Liguria -e quedam provincia in qua sunt Vercelle, Novaria, Mediolanum, Papia dicta sic ab abundantia leguminum ; unde hic et hec Ligus vel Ligur -ris et hoc Ligusticum, quedam herba quia abundat in Liguria, et Ligusticus -a -um a Liguria dicitur ».

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L’étymologie du fleuve est rapprochée du terme de Lolium (zizanie). C’est un bel exemple de retraitement rhétorique, appliqué à un nom propre, d’une étymologie de nom commun livrée par Uguccione67.  Ce dernier point conduit à poser la question des liens entre le travail étymologique effectué par les rédacteurs de ces textes politiques officiels et la diversité des cultures linguistiques en circulation dans la péninsule au xiiie siècle, du latin aux vulgaires (italien aulique sicilien, toscan, dialectes divers, occitan, français…), du dictamen aulique au sermon scolastique ou à la chanson parodique. Le caractère encore parcellaire des informations rassemblées interdit toute conclusion hâtive sur la signification des rapprochements qui peuvent déjà être opérés entre le travail étymologique de la chancellerie sicilienne, les jeux des poèmes « lombardo-émiliens » et le matériel fourni par les Derivationes. Le nombre assez réduit de cités et régions italiennes incluses dans ce dernier ouvrage conduit à considérer les quelques concomitances pour l’instant repérées comme des arguments probants pour arguer d’une bonne circulation entre la culture lexicale des écoles et le travail des rhéteurs. Cette association entre le savoir lexical et la pratique du dictamen se traduit d’ailleurs au xive siècle par l’existence de gloses marginales de certains manuscrits des Lettres de Pierre de la Vigne recourant à Uguccione68. Il est plus difficile de porter un jugement sur la très faible récurrence de jeux étymologiques pratiqués à la cour de Sicile dans les poèmes politiques lombards déjà examinés ou dans la prophétie attribuée à Michel Scot. Le cas de Florence-Florencia, qui intervient à la fois dans ce dernier texte et dans une lettre impériale69, n’a pour l’instant qu’un correspondant : le jeu de mot Faenza/favere/favisse est également présent dans la rhétorique impériale et dans la prophétie pseudo-scotienne70. L’on peut néanmoins penser que la 67

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Sur L’Oglio/Lolium dans l’une des lettres d’annonce de la victoire de Cortenuova, cfr PdV II, 3 (registre BF, n. 2295) : « Et dum castrametati sunt iuxta Lolium perditionis filii, ut rationis segetem perderent, zizanie que a vulgo dicitur Lolium, semina seminarunt… » ; et dans les Derivationes p. 700 (L 95, i) : « Hoc Lolium, illa mala herba que crescens inter segetes malum semen facit, quod similiter dicitur lolium » ; et surtout p. 1310 (Z 44) : « Hoc Zizanium vel zizania, seges vel herba perversa, scilicet lolium, ut dicunt, et ponitur quandoque pro sorde omnium segetum ». Cette définition confirme l’équivalence lexicale posée par Pierre de la Vigne (dont l’autorité directe sur la lettre PdV II, 3 est, pour une fois, sûre). B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 514. O. Holder-Egger, « Italienische Prophezien », p. 363, et P. Morpurgo, « Federico II e la fine dei tempi », p. 160, v. 50-51 : « Non diu stolida stabit Florentia florum/ Cadet et in fetidum/ dissimulando vivet », à comparer avec PdV III, 9 (registre BF, n. 3540), lettre de Frédéric II aux Florentins : « sic civitatis vestre regimini presit, ut prosit, vos in bono statu protegat et tranquillo conservet, et iusticie copiam, quam singulis propinari precipimus, petentibus subministret, et fideles nostri devote Florencie, tam grati rectoris, tam clari utili refloreant novitate ». O. Holder-Egger, « Italienische Prophezien », p. 379, v. 5-7, et P. Morpurgo, « Federico II e la fine dei tempi », p. 166, v. 171-173 : « Faventia obpressa multotiens erit obsessa. Indicat scriptura quod mala sunt in ea futura/Et tamen favet, quod in ea pars Bononie cadet » à comparer

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barrière qui s’établit, à cette exception près, entre le niveau de la satire, représentée par ces poèmes, et celui de la prose solennelle, est d’ordre générique plutôt que conceptuel. Les jeux d’annominationes se déchaînaient dans les textes satiriques ou prophétiques écrits dans la forme semi-vulgaire du vers rythmique ou pseudo-métrique, car l’excès de couleurs rhétoriques était le propre de la satire71. Ils étaient en revanche bridés par les sévères disciplines du dictamen officiel, qu’il fût impérial ou papal. Les associations de termes permettant de prédire la crémation de Crémone où la chute de Bergame-Pergame n’en faisaient pas moins partie d’un patrimoine linguistique probablement commun à l’ensemble des lettrés italiens susceptibles de manier le latin de la propagande politique…72 Conclusion La présentation de ces données fragmentaires ne visait pas à affirmer l’existence d’une raison pratique de l’étymologie qui s’opposerait en bloc aux réflexions théoriques ou aux jeux littéraires circulant dans la culture du xiiie siècle. Les exemples du nom de Frédéric ou du siège étymologique de Parme montrent au contraire la complexité de cultures étymologiques qui se compénétraient, s’entre-influençaient, se heurtaient parfois, et de leurs registres d’utilisation, variables en fonction du genre textuel, de l’autorité, du public. Cette esquisse d’enquête fait toucher du doigt la possibilité de retrouver, là où les hasards de la documentation créent des carrefours textuels, des points de cristallisation provoquant l’emballement de la machine étymologique au service des forces qui s’affrontaient pour l’hégémonie dans la péninsule : l’Église, les communes, le roi de Sicile-empereur. L’historien aurait tort d’imiter ce dernier, et de prétendre contrôler intégralement des paramètres linguistiques que la disparition de la majeure partie des sources empêche de reconstituer. Il reste en effet délicat, voire impossible, de comprendre l’articulation entre les indices rassemblés, tendant à montrer que les jeux étymologiques pratiqués dans le cadre des luttes de pouvoir sur les noms de personnes, de villes et de lieux obéissaient bien à des motivations dépassant de très loin l’interprétation gratuite, pour rejoindre une conception

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avec PdV II, 38 (registre BF, n. 3165) : « Nos autem, ad expugnandam Faventie civitatem, tamquam ad dissolvendum totius colligationis nodum et unicum obstaculum removendum, per quod totius victorie nostre rethe connectitur, et velocitas prepeditur, instantissime vidimus et finaliter insistendum, qua favente Domino ». Sur ces problèmes, cfr B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, en particulier p. 448-473. Un indice sur la popularité de ces thèmes est la diffusion du poème prophétique énumérant le destin des cités du nord de l’Italie attribué à Michel Scot (d’ailleurs recueilli par Salimbene). Il a été conservé dans au moins treize manuscrits (répertoriés et décrits en 1905 par O. Holder-Hegger, « Italienische Prophetien », p. 350-355, et par P. Morpurgo, « Federico II e la fine dei tempi », p. 151-153), chose rare pour une prophétie politique.

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magique du langage comme arme politique d’une part, et les théories linguistiques sur la signification et la virtus verborum que certains des acteurs de ces opérations rhétoriques pouvaient connaître ou développer, d’autre part. Rien ne justifie toutefois de reculer devant la masse de textes à traiter pour préciser nos hypothèses sur les « raisons pratiques » de cette étymologie médiévale. L’accumulation des données, en multipliant les angles d’attaques et les recoupements, permettra peut-être de retrouver un écho de la richesse qui caractérisait le jeu sur les noms propres dans la société italienne du xiiie siècle.

Lucie Doležalová et Farkas Gábor Kiss

LE POUVOIR DES MOTS DANS L’ART DE LA MÉMOIRE À LA FIN DU MOYEN ÂGE∗ On appelle ‘soustraction des choses’ (subtractio ex re) le fait de soustraire quelque chose du sujet que l’on veut imaginer et situer dans un lieu. Par exemple, si l’on soustrait le début d’une chose, on l’associe à la soustraction du début d’un mot, si l’on soustrait le milieu d’une chose, on supprime une syllabe au milieu du mot, et de même pour la fin. Par exemple, si tu veux mémoriser le mot ‘Ismaël’, il faut que tu imagines un chien (canIS) dont la moitié antérieure est écorchée, et que tu ajoutes du miel (MEL) à l’image, comme si le chien le mangeait1.

C’est le patricien vénitien Leonardo Giustiniani, humaniste et poète (1388-1446), qui conseille cette technique de mémorisation au moyen de cette image audacieuse et violente raccordant les éléments de deux mots (canis, mel) sur le plan imaginatif pour renforcer la mémoire d’un troisième (Ismael). Selon les règles de Giustiniani, on peut réorganiser les éléments des mots par d’autres méthodes analogues : ainsi l’addition de « cire » (cera) et d’« ailes » (ale) rappelle le mot céréale (cereale), et la transposition des syllabes (par exemple pastu pour stupa ou estalum pour mustela) aide particulièrement à se souvenir des mots étrangers et inconnus. L’utilisation du pouvoir inhérent à la forme phonétique ou au contenu sémantique des mots était l’un des modes les plus importants et les plus efficaces de mémorisation à la fin du Moyen Âge, en vertu de la similitude fondamentale entre le fonctionnement de la mémoire et du langage. La

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Les recherches à l’origine de cet article ont été subventionnées par Le Ministère de l’Éducation, de la Jeunesse et des Sports (Institutional Support for Longterm Development of Research Organizations), Université Caroline de Prague, Faculté des Sciences Humaines, et par une bourse de la fondation Bolyai de l’Académie Hongroise des Sciences. Nous remercions Benoît Grévin pour son aide dans la révision de cet article. « Ex re autem subtractio est, per quam rei imaginatae et in loco positae aliquid detrahimus : ut si detrahamus principium rei, intelligamus detrahi principium diccionis ; si medium, medium ; si finem, finem. Quod genus si hoc nomen Hismael velis tenere, constitue canem qui ex parte anteriori ad medium sit expers pellis, hinc deinde subice mel, quasi ut comedat. » A. Oberdorfer, « Le ‘Regulae artificialis memoriae’ di Leonardo Giustiniani », Giornale storico della letteratura italiana, 60 (1912), p. 117-127, ici 122-123. Sur l’auteur, cfr Sabine Seelbach, Ars und Scientia. Genese, Überlieferung und Funktionen der mnemotechnischen Traktatliteratur im 15. Jahrhundert. Mit Edition und Untersuchung dreier deutscher Traktate und ihrer lateinischen Vorlagen, Tübingen, 2000, p. 38-40 et 507-508.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 127-153 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101898

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première et la plus générale des catégories que Giustiniani et d’autres auteurs2 utilisent pour décrire le processus de génération de ces symboles mnémoniques artificiels est l’impositio, un terme technique de la linguistique médiévale désignant l’opération d’imposition, c’est-à-dire d’institution volontaire du signe, par lequel un son vocal signifiant était associé à un signifié3. C’était par « imposition » qu’il fallait préparer un dictionnaire mental personnalisé, constitué de symboles fixes et s’étendant aux sujets essentiels de la vie, comme les noms des mois, les nombres ou les unités monétaires. Tout comme le langage utilise l’opération d’imposition pour établir des liens entre les mots et les choses, les signes et les signifiés, de même la mémoire artificielle évoque un souvenir à l’aide des rapports artificiellement générés entre un symbole mnémonique et l’objet mémorisé. L’étroitesse de cette relation entre le langage et la mémoire était également claire pour les théoriciens médiévaux de l’art de la mémoire, lesquels faisaient d’ailleurs fréquemment appel à la similitude de la mémorisation et de l’écriture. Tout comme ceux qui connaissent l’écriture peuvent écrire ce qui a été dit, et prononcer ce qui a été écrit, de même ceux qui ont étudié l’art mnémotechnique peuvent retenir les choses exprimées par les lieux mnémoniques et parler par cœur sur la base des lieux (loci)4.

Dans les pages suivantes, nous tenterons d’examiner le rôle des mots dans l’art de la mémoire médiévale à plusieurs niveaux, et de livrer un début d’explication au phénomène que représenta l’art de la mémoire dans les derniers siècles du Moyen Âge. Comment un système fondé sur la reproduction de la relation sémantique existant dans le langage, si arbitraire et si redondante à première vue, a-t-il pu devenir si populaire parmi les intellectuels de la fin du Moyen Âge ? Les études sur la mémoire ont joui ces dernières décennies d’une attention inédite, en particulier dans les sciences cognitives, mais aussi en histoire en général5, et plus particulièrement dans les recherches portant sur

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Par exemple Lodovico da Pirano : cfr B. Ziliotto, « Frate Lodovico da Pirano e le sue Regulae memoriae artificialis », Atti e memorie della Società Istriana di Archeologia e Storia Patria, 49 (1937), p. 215. Sur l’impositio, cfr I. Rosier-Catach, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris, 1993, p. 117-142. Pour les débats sur l’arbitrarité de l’imposition, v. I. RosierCatach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, 168-171. B. Ziliotto, « Frate Lodovico da Pirano », p. 217. Cette comparaison (bien connue depuis le Phèdre de Platon) est omniprésente dans les traités sur l’art de mémoire à la fin du Moyen Âge. Voir par exemple A.  Assmann, Erinnerungsräume. Formen und Wandlungen Kulturellen Gedächtnisses, Munich, 1999 ; J.  Assmann, « Collective Memory and Cultural Identity », New German Critique, 65 (1995), p. 125-133.

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le Moyen Âge6. Tandis que les sciences cognitives et la neuropsychologie se concentrent avant tout sur les mystères concernant le fonctionnement de la mémoire humaine, l’histoire tend à délaisser l’effort d’une reconstruction précise du déroulement des événements passés. Cette reconstruction a été remplacée par des recherches sur la manière dont la « mémoire » de ces événements est créée et construite, c’est-à-dire sur la manière dont les événements sont présentés par les contemporains. On tente d’observer quelles informations ces derniers mettent en relief et ce qu’ils taisent, quelle image de l’histoire ils créent et quels sont les modes de transmission, modification et correction de cette image. Dans le domaine de l’histoire littéraire, le livre de la chercheuse américaine Mary Carruthers, The Book of Memory7, est celui qui a bouleversé l’appréhension du rôle de la mémoire au Moyen Âge. Carruthers démontre que l’homme médiéval concevait la mémoire comme une partie essentielle du processus créatif, pratiquement comme l’équivalent de ce que représente de nos jours l’imagination. La mémoire n’était pas pour lui seulement passive et imprévisible, les souvenirs n’étaient pas que des objets entreposés que l’on peut reprendre n’importe quand, sous une forme inchangée. Une mémoire bien structurée était le signe d’une bonne compréhension. En effet, l’intelligence était l’aptitude à s’orienter dans la mémoire et à relier des informations données. La remémoration formait donc un processus créatif au cours duquel les souvenirs étaient à chaque fois recréés8. Cette importance qu’avait la mémoire dans les théories psychologiques médiévales explique tout naturellement l’intérêt porté à la maîtrise de la mémoire. C’est en particulier au Moyen Âge tardif que des traités sur l’art de la mémoire, artes memoriae ou artes memorativae, se répandent. Ces textes sortent du cadre de l’art de la mémoire classique, tel qu’il avait été établi en tant que partie de la rhétorique et dont les rhéteurs antiques se servaient lors de la rédaction des discours publics. C’est dans le troisième livre du traité anonyme 6

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Voir par exemple P. J. Geary, Phantoms of Remembrance : Memory and Oblivion at the End of the First Millennium, Princeton, 1994 ; J. Coleman, Ancient and Medieval Memories. Studies in the Reconstruction of the Past, Cambridge, 1992 ; M. T. Clanchy, From Memory to Written Record : England 1066-1307, Oxford, 1993. M. Carruthers, The Book of Memory. A Study of Memory in Medieval Culture, Cambridge, 1993 ; Eadem, The Craft of Thought : Meditation, Rhetoric, and the Making of Images 400-1200, Cambridge, 1998 ; Eadem et J. Ziolkowski, The Medieval Craft of Memory. An Anthology of Texts and Pictures, Philadelphia, 2003. En même temps d’importantes recherches ont été menées sur le lien entre la mémoire, l’intelligence et le langage mental dans la philosophie médiévale à partir d’Augustin : Cl. Panaccio, Le discours intérieur. De Platon à Guillaume d’Ockham, Paris, 1999, p. 108-119. Plus récemment, Olivier Boulnois a souligné l’importance des « images mentales » comme fondation anthropologique de l’interprétation de l’art médiéval : O. Boulnois, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge, Ve-XVIe siècle, Paris, 2008. M. Carruthers, The Book of Memory, p. 1-15 et 46-79.

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« Rhétorique à Herennius » (Rhetorica ad Herennium), datant du ier siècle avant Jésus Christ, et que le Moyen Âge attribuait à Cicéron9, que cet art est décrit le plus précisément. On y trouve des règles détaillées, de même que la description des débuts mythiques de cet art : l’orateur Simonide avait été appelé hors d’une salle de banquet et pendant qu’il dialoguait à l’extérieur, les autres participants avaient été ensevelis, par suite de l’effondrement du toit. Simonide s’était rappelé plus tard où les différents participants avaient été assis et il avait pu identifier leurs corps en parcourant physiquement les décombres autour de la table. L’art de la mémoire antique est donc fondé sur le système des lieux, loci, que l’orateur crée dans son imagination et où il dépose des images, imagines. En prononçant son propre discours, l’orateur parcourt de nouveau en imagination les lieux choisis et visualise les images qui y sont déposées. Ainsi surgissent dans sa mémoire les thèmes et les mots-clés du discours qu’il a préparé à l’avance. Les lieux peuvent être des édifices existants, bien connus de l’orateur, comme l’école ou la colonnade, ou bien des lieux imaginaires, mais classés par catégories et divisés en plus petits segments. En effet, les images sont souvent composées de nombreux éléments, tout en satisfaisant à la nécessité d’être embrassées d’un seul regard, d’être expressives et surprenantes. Elles doivent également être créées avec soin et d’une manière adaptée aux objectifs précis d’une personne concrète. Il s’agit d’imagines agentes, c’est-à-dire que les images sont tenues de « faire » quelque chose, d’éveiller le souvenir de la notion conservée. L’art de la mémoire est donc une stratégie générale qui est toujours adaptée aux circonstances concrètes. Les images devront donc être choisies dans le genre qui peut rester le plus longtemps gravé dans la mémoire. Ce sera le cas, si nous établissons des similitudes aussi frappantes que possible ; si nous prenons des images qui ne soient ni nombreuses ni floues, mais qui aient une valeur ; si nous leur attribuons une beauté exceptionnelle ou une insigne laideur ; si nous ornons certaines, comme qui dirait, de couronnes ou d’une robe de pourpre, pour que nous reconnaissions plus facilement la ressemblance, ou si nous les enlaidissons de quelque manière, en nous représentant telle d’entre elles sanglante, couverte de boue, ou enduite de vermillon, pour que la forme nous frappe davantage, ou encore en attribuant à certaines images quelque chose qui soulève le rire : car c’est là aussi un moyen pour nous de retenir plus facilement10.

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Ad C. Herennium : De ratione dicendi (Rhetorica ad Herennium), éd. et trad. angl. H. Caplan, London, 1954, ou : Rhétorique à Herennius. De ratione dicendi ad C. Herennium, éd. G. Achard, Paris, 1989, http://www.mediterranees.net/art_antique/rhetorique/herennius/livre_3. html. Ad Her III, 37, 22.

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La mémoire, memoria, se divise en memoria verborum et memoria rerum11. La mémoire des mots est en effet l’art de mémoriser un texte mot par mot. Il ne s’agit pourtant pas d’apprendre le texte par cœur : chaque mot, voire chaque syllabe est ici représenté par sa propre image. Dans le cas de la memoria rerum, ce sont les images de concepts entiers, de thèmes et de points d’appui du discours qui sont créées. Le discours est ultérieurement reconstruit sur la base de ces images, lors de son énonciation12. Au Moyen Âge, le rôle de l’art de la mémoire antique change. En premier lieu, cet art apparaît en rapport étroit avec la méditation et la confession, ce qui le lie incontestablement à l’éthique et à la morale. Hugues de Saint-Victor recommande comme locus de base pour organiser les images mémorielles l’arche de Noé13. L’art de la mémoire est lié aux structures bibliques connues ou aux bâtiments associés au christianisme de diverses manières14. Mais c’est au xve siècle que commence une véritable explosion du genre, explosion dont la genèse n’a jusqu’à présent pas été expliquée de manière convaincante. Frances A. Yates a tenté d’expliquer la floraison soudaine de ce type de littérature par le changement qui affecte la notion de mémoire dans la Summa theologiae de saint Thomas d’Aquin. En exposant le système des vertus dans la Summa theologiae sur la base de l’éthique aristotélicienne, Thomas avait complété les éléments traditionnellement attachés à la vertu de prudence par la mémoire, en renforçant cette association à l’aide d’une définition empruntée à la partie mnémotechnique de l’Ad Herennium15. C’est ainsi que, selon Yates, la mémoire, qui était précédemment considérée comme un sujet rhétorique, aurait gagné en importance, étant dès lors considérée comme une composante de l’éthique, et soutenue par l’autorité de Thomas d’Aquin. Dans l’état actuel de nos connaissances, c’est toutefois seulement au xve siècle, et non au xiiie ou au xive siècle que ce type de traité prolifère, pour devenir omniprésent dans presque toute l’Europe. D’importants manuscrits datant des deux siècles et demi séparant la mort de Thomas d’Aquin du début du xve siècle survivent, mais leur popularité est réduite, en comparaison des 11

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« Comme les images doivent ressembler aux objets, nous devons, nous-mêmes, tirer de tous les objets des ressemblances. Les ressemblances doivent donc être de deux espèces, celles des choses et celles des mots. Les ressemblances des choses se produisent, lorsque nous évoquons une image générale des objets pris en eux-mêmes ; les ressemblances de mots s’établissent, lorsqu’on note par une image le souvenir de chaque mot et de chaque terme » (Ad Her III, 20). Ad Her III, 16-24. De arca Noe mystica dans PL 176, col. 681-703 ; édition critique par P. Sicard, « Libellus de formatione arche », dans Hugo de Sancto Victore, De archa Noe pro archa sapientie cum archa Ecclesie et archa matris gratie. Libellus de formatione arche Turnhout, 2001 (CCCM 176), p. 119-162 ; Id., Diagrammes médiévaux et exégèse visuelle. Le Libellus de formatione arche de Hugues de SaintVictor, Turnhout, 1993. Cfr M. Carruthers, The Craft of Thought, p. 221-276. F. A. Yates, The Art of Memory, Chicago, 1966, p. 73-76 et 82-83.

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cinquante-six traités que Sabine Seelbach a trouvés en limitant sa recherche à la seule tradition des arts de la mémoire datant du xve siècle. Considérés dans leur ensemble, ces traités tardifs survivent dans plus de deux-cent cinquante manuscrits et au moins quinze éditions incunables16. Il y a probablement plusieurs raisons à cette popularité inattendue de l’art de la mémoire. Vers 1400, le nombre des universités17, et par conséquent des étudiants, avait considérablement augmenté. Au fur et à mesure que le besoin de classer et d’organiser les informations se faisait plus pressant, tout un ensemble de stratégies mnémoniques commencèrent à être activement utilisées18. Il ne semble pas que l’art de la mémoire ait jamais été inclus dans les cursus officiels : il n’était enseigné qu’en privé, avec d’autres disciplines pratiques comme l’art épistolaire (ars epistolandi), l’algorismus ou l’arbor consanguinitatis et affinitatis. L’accroissement du nombre des étudiants suscita un intérêt accru pour l’enseignement de ces disciplines subsidiaires, et par suite assura à ceux qui le délivraient des revenus satisfaisants. Ces professeurs voyageaient entre les universités de l’Europe entière. Nous pouvons mentionner à titre d’exemple Jacobus Publicius, Conrad Celtis, Thomas Murner et Johannes Cusanus19. Beaucoup de manuscrits contenant des traités sur l’art de la mémoire proviennent des milieux universitaires et y sont étroitement liés. On y commentait des traités antiques sur la rhétorique et la poétique, et c’est pourquoi l’on y prêtait une attention plus détaillée qu’auparavant aux traités de Cicéron et Quintilien, sections consacrées à l’art de mémoire comprises. L’étude de l’Institutio oratoria de Quintilien recommença 16

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Nous devrions ajouter à ce nombre les copies de la Rhétorique à Herennius, qui mettaient à disposition les mêmes enseignements mnémotechniques, mais dans ce dernier cas, le témoignage n’est bien sûr pas univoque, car les copistes et propriétaires de ce traité n’étaient pas nécessairement intéressés par l’art de la mémoire. Voir The Rhetoric of Cicero in its Medieval and Early Renaissance Commentary Tradition, éd. V. Cox et J. Ward, Leiden, 2006. En Allemagne, de nouvelles universités sont alors établies par une succession rapide de fondations : Heidelberg 1386, Cologne 1388, Erfurt 1392, Leipzig 1409, Rostock 1419, Greifswald 1456, Fribourg 1457, Ingolstadt 1472, Mayence 1477, Tübingen 1477, Francfort-surl’Oder 1506. Les condensations et résumés (à la fois textuels et visuels) de la Bible, des Sentences et du droit canon étaient très populaires à cette époque. Voir S. Rischpler, « Cœur voyant. Mémoriser les Sentences de Pierre Lombard », dans Medieval Memory. Image and Text, éd. Fr. Willaert et al., Turnhout, 2004, p. 3-40 ; L. Doležalová, « Mémoriser la Bible au bas Moyen Âge ? Le Summarium Biblicum aux frontières de l’intelligibilité », Cahiers électroniques d’histoire textuelle du LAMOP, 3 (2010), p. 1-45. Voir A. Sottili, Giacomo Publicio, ‘Hispanus’ e la diffusione dell’Umanesimo in Germania, Barcelona, 1985 ; S. Heimann-Seelbach, Ars und scientia. Genese, Überlieferung und Funktionen der mnemotechnischen Traktatliteratur des 15. Jahrhunderts, Tübingen, 2000, p. 133-140 ; R. Wójcik, « Straßburg – Freiburg – Paris – Krakau. Zu den möglichen Inspirationsquellen Thomas Murners, des Autors des Chartiludium logicae sive logica memorativa (1507/1509) », dans Daphnis. Zeitschrift für Mittlere Deutsche Literatur und Kultur der Frühen Neuzeit, 40 (2011), p. 63-88 ; et sur la vie de Johannes Cusanus notre anthologie en préparation : The Art of Memory in East Central Europe in the late Middle Ages.

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ainsi après une longue interruption, après que Poggio Bracciolini l’eut redécouverte dans l’abbaye de Saint-Gall, en 141620. Un grand nombre de traités sur l’art de la mémoire proviennent des milieux franciscains, probablement par suite du développement de la nouvelle technique de prédication qui y avait pris naissance, en particulier parmi les Observants21. Ce nouveau type de sermon avait été introduit par Saint Bernardin de Sienne qui avait lui-même recours à différents moyens rhétoriques pour influencer les auditeurs dans un style très affecté et émotif, et se réfère plusieurs fois à l’art de la mémoire22. Il est à l’origine d’une école de prédication (Jean Capistran, Roberto Caracciolo da Lecce, Jacopo delle Marche, etc.)23. Celle-ci se répandit rapidement en Europe centrale, quand des prédicateurs italiens vinrent prêcher contre les hérétiques, les Juifs et les Turcs. Presque tous les traités sur l’art de mémoire provenant de Pologne peuvent ainsi être associés aux Observants (Stanislaw Korzybski, Paulinus de Sklabmierz, Jan Szklarek, Antoni de Radomsko)24. Il est enfin peut-être possible de relier l’art de la mémoire à la réforme monastique de la dévotion et au mouvement de la devotio moderna, ainsi qu’aux changements radicaux qui affectèrent la culture visuelle durant le Moyen Âge tardif. Typique de l’art chrétien du Moyen Âge tardif est la recherche d’une combinaison de différents facteurs sensoriels, susceptibles de donner une impression comparable aux imagines agentes de l’art de la mémoire. Or il est conseillé d’utiliser des images lors de la prière ou de la méditation. On trouve ainsi des modes d’emploi détaillés expliquant comment contempler de manière systématique et organisée différentes parties des représentations pieuses (par exemple les arma Christi ou les sept Plaies de Jésus) pendant la prière. Ces instructions sont dans leur principe similaires aux conseils contenus dans les traités sur l’art de la mémoire. Qui plus est, la 20

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R. Sabbadini, Le scoperte dei codici latini e greci ne’secoli XIV e XV, t. II, Firenze, 1905, p. 247-248. L. D. Reynolds, ed., Texts and Transmission : A Survey of the Latin Classics, Oxford, 1983, p. 332334 ; M. Winterbottom, « Fifteenth Century Manuscripts of Quintilian », Classical Quarterly, 2 : 17 (1967), p. 339-369 ; F. Murru, « Poggio Bracciolini e la riscoperta dell’Institutio oratoria del Quintiliano », Critica storica, 20 (1983), p. 621-626. K. Rivers, Preaching the Memory of Virtue and Vice. Memory, Images, and Preaching in the Late Middle Ages, Turnhout, 2011. C. Delcorno, « L’ars praedicandi di Bernardino da Siena », Lettere italiane, 32 (1980), p. 453-454. A. Ghinato, « La predicazione francescana nella vita religiosa e sociale del Quattrocento », Picenum Seraphicum, 10 (1973), p. 24-94. Voir R. Wójcik, ‘Opusculum de arte memorativa’ Jana Szklarka. Bernardyński traktat mnemotechniczny z 1504 roku (Prace Biblioteki Uniwersyteckiej 28), Poznań, 2006 ; Id., éd., Culture of Memory in East Central Europe in the Late Middle Ages and Early Modern Period. Conference Proceedings – Ciążeń, March 12-14, 2008, Poznań, 2008 ; Id., « Populus meus captivus ductus est : On the Polish Franciscan’s Mnemonic Treatise form the Fifteenth Century », dans Strategies of Remembrance : From Pindar to Hölderlin, éd. L. Doležalová, Newcastle upon Tyne, 2009, p. 175-184.

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Passion du Christ est alors représentée de manière naturaliste, avec un accent particulier sur la douleur physique, évoquant ainsi les images mnémoniques, dans lesquelles on recommande également d’utiliser la violence et le sang25. Or il faut souligner que l’art de la mémoire médiéval n’était pas seulement une méthode pour améliorer la mémoire appliquée, mais qu’il recouvrait des préoccupations bien plus vastes. Des conseils pour améliorer la mémoire apparaissent souvent dans les traités médicaux, et incluent des prescriptions et des avis de bon sens tels que la nécessité de dormir suffisamment, de ne pas travailler trop durement, de se concentrer sur un objet à la fois, etc. Il faut mettre ces témoignages en relation avec le grand nombre de traités sur l’art de mémoire. Ils attestent la mise en pratique de cet art, et tout autant sa transformation. Pris dans leur ensemble, les traités sur l’art de la mémoire sont en beaucoup d’aspects similaires. Ils rappellent généralement les règles de base concernant l’art de la mémoire, et divergent essentiellement par le choix des exemples de lieux et d’images qu’ils proposent. La raison de cette divergence est simple : l’un des théorèmes essentiels de l’art de mémoire est que chacun doit choisir les lieux et les images à sa convenance, car ce qui aide la mémoire de l’un peut encombrer la mémoire de l’autre26. Aussi chaque auteur de traité sur la mémoire fournit-il ses propres suggestions de lieux et d’images mnémotechniques, afin de les suggérer, plutôt que de les imposer au lecteur. Focalisons-nous à présent, dans le cadre du système des lieux et des images, sur la mémoire verbale, pour montrer la place du pouvoir des mots dans cet art spécifique. Car en dépit des apparences, l’art de la mémoire est bien loin de ne fonctionner qu’avec la mémoire visuelle. Au contraire, la relation entre le visuel et le verbal est dans ce domaine des plus complexes et digne d’attention. Les deux champs sont étroitement connectés. Les paroles interviennent en effet dans la « peinture de l’imagination » à deux niveaux fondamentaux de l’art de la mémoire : dans la création des lieux, et dans celle des images. Les lieux de la mémoire : le pouvoir structurel des mots Les lieux de la mémoire servent de structure permanente, bâtie dans l’esprit pour être occupée par des images temporaires. L’auteur de l’Ad Herennium explique à leur propos : 25 26

P. Parshall, « The Art of Memory and the Passion », The Art Bulletin, 81:3 (1999), p. 456-472. « Praeterea similitudine alia alius magis commovetur. Nam ut saepe, formam si quam similem cuipiam dixerimus esse, non omnes habemus adsensores, quod alii videtur aliud, item fit ‹ in › imaginibus, ut, quae nobis diligenter notata sit, ea parum videatur insignis aliis. Quare sibi quemque suo commodo convenit imagines conparare » (Ad Her III, 23, 9).

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Locos appellamus eos, qui breviter, perfecte, insignite aut natura aut manu sunt absoluti, ut eos facile naturali memoria conprehendere et amplecti queamus : ‹ ut › aedes, intercolumnium, angulum, fornicem et alia, quae his similia sunt.  (Par cases/lieux, nous entendons les ouvrages de la nature ou de l’art tels que, dans un espace restreint, ils forment un tout complet et capable d’attirer l’attention, si bien que la mémoire naturelle puisse facilement les saisir et les embrasser : tels sont un palais, un entre-colonnement, un angle, une voûte et d’autres choses semblables) (Ad Her III, 16, 29).

Comme l’auteur de la Rhétorique Ad Herennium, les auteurs médiévaux partent de leur environnement, et proposent comme lieux de mémoire le couvent, l’église, l’école, le pré, etc. Avec la prolifération des arts de la mémoire à la fin du Moyen Âge, de nouveaux loci sont également utilisés : on rencontre ainsi dans le traité de Jacobus Publicius des illustrations représentant un homme et une femme nus, sans aucun commentaire. Cette absence d’explicitation s’explique facilement : chaque enseignant de l’art de la mémoire désirait gagner sa vie, raison pour laquelle il aspirait à se rendre indispensable. Ces traités sont donc rédigés de sorte qu’ils restent presque incompréhensibles sans explication du professeur. Ce n’est que grâce à d’autres sources que nous savons que le corps humain (ou éventuellement animal) était en effet depuis peu utilisé comme lieu de la mémoire, au lieu du palais ou du couvent. Des images particulières étaient déposées près de la tête, de chaque bras, du ventre et de chaque jambe.

Fig. 1. Jacobus Publicius, Oratoriae artis epitoma… insuper et perquam facilis memoriae artis modus, Venise : Ratdolt, 1485, fol. H1v.

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Un exemple particulièrement répandu en Europe centrale est le Rationarium Evangelistarum qui était devenu un vrai best-seller. Il s’agit d’un outil pour mémoriser les Évangiles, où les images correspondant aux chapitres particuliers sont adaptées aux représentations d’un homme (Matthieu), d’un lion (Marc), d’un taureau (Luc) et d’un aigle (Jean)27. D’un manuscrit polonais proviennent les documents qui prouvent l’utilisation de représentations corporelles pour mémoriser des terminaisons latines. Nous y trouvons un homme dont la jambe est percée par une épée, une image « frappante » (Planche 1)28. Des images de diables, grotesques, donc « mémorables », étaient utilisées pour aider à mémoriser un prêche : elles prouvent clairement l’usage actif de la méthode par les prédicateurs (Planche 2)29. Mais les lieux ne consistent pas nécessairement en images seules : leur structure peut être complètement verbale. L’arrangement était déjà important pour l’auteur de l’Ad Herennium30. Le Moyen Âge tardif, plus obsédé encore par l’ordre, apporte des innovations en plus des lieux de mémoire purement visuels. Différents auteurs proposent un système lexical : l’étudiant doit apprendre 100 mots, divisés en groupes de cinq (un chiffre certainement en rapport avec les cinq doigts sur la main – autre lieu de mémoire fréquent)31 et il doit déposer les images particulières dans ces « lieux ». Les 100 mots 27

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Voir S. Rischpler, Biblia sacra figuris expressa. Mnemotechnische Bilderbibeln Des 15. Jahrhunderts (Wissensliteratur im Mittelalter 36), Wiesbaden, 2001. Pour une traduction anglaise et notes critiques, voir M. Carruthers et J. Ziolkowski, The Medieval Craft of Memory. An Anthology of Texts and Pictures, Philadelphia, 2003, p. 255-293. F. G. Kiss, « Valentinus de Monteviridi (Grünberg) and the art of memory of Conrad Celtis », dans Culture of Memory in East Central Europe, ed. R. Wójcik, Poznaĥ, 2008, p. 105-118. Voir R. Wójcik, « Populus meus captivus ductus est », p. 175-184. Ces outils sont incontestablement similaires aux images du Christ et aux images médicales des lieux propices à faire une saignée. La saignée médiévale (sur laquelle nous ne pouvons pas nous appesantir dans ces pages) était liée à l’astrologie. La détermination des bons emplacements dépendait de la position des planètes. On rencontre même des outils qui combinent l’illustration des emplacements de la saignée et des signes du zodiaque. « Item putamus oportere ‹ ex ordine hos locos habere, › ne quando perturbatione ordinis inpediamur, quo setius, quoto quoquo loco libebit, vel ab superiore vel ab inferiore parte imagines sequi et ea, quae mandata locis erunt, edere possimus : nam ut, si in ordine stantes notos quomplures viderimus, nihil nostra intersit, utrum ab summo an ab imo an ab medio nomina eorum dicere incipiamus, item in locis ex ordine conlocatis eveniet, ut in quamlibebit partem quoque loco lubebit imaginibus commoniti dicere possimus id, quod locis mandaverimus » (De même, selon nous, il faut que nous ayons un ordre arrêté dans la disposition de ces cases, pour que leur confusion n’aille pas nous empêcher de suivre les images en quelque ordre qu’il nous plaira, en entamant la série par le commencement ou par la fin, non plus que d’exprimer ce que nous aurons confié aux différentes cases) (Ad Her III, 17, 30). La division en groupes de cinq notions est déjà suggérée par l’auteur de l’Ad Herennium : « Et pour éviter toute erreur dans le nombre des cases, il faut donner un indice à tous les multiples de cinq ; par exemple, si, à la cinquième, nous plaçons comme indice une main d’or, à la dixième (decimo) une de nos connaissances, dont le prénom sera Decimus, il sera facile en continuant la série, d’en faire autant pour tous les multiples de cinq » (Ad Her III, 18, 31).

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choisis forment une charpente organisée qui peut être réutilisée pour un autre dépôt d’informations. Lors de la création de ces lieux, les auteurs utilisent souvent l’alphabet, grâce auquel il est possible d’identifier facilement la position de n’importe quel groupe de cinq termes. Ainsi, par exemple, le premier groupe de cinq mots peut contenir des ouvrages commençant par Ba, Be, Bi, Bo, Bu, le second des titres commençant par Ca, Ce, Ci, Co, Cu, etc., comme c’est le cas dans la Margarita philosophica de Gregor Reisch, datant de 1508. Mais d’autres arrangements sont également possibles. La liste de cent unités est souvent thématique, comme c’est le cas dans l’art de la mémoire de Mattheus Beran. Un exemple particulier est donné par un folio du manuscrit Prague, Bibliothèque nationale, I. G. 11a, dans lequel chaque groupe de cinq unités consiste en un animal, entouré par quatre artisans.

Fig. 2. Gregor Reisch, Margarita philosophica Strasbourg, Grüninger, 1508, fol. Q4r

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Fig. 3. Début de la liste de lieux mnémoniques dans l’art de la mémoire écrit en 1431 à Erfurt par Mattheus Beran La liste est organisée thématiquement, en incluant par exemple une section ‘choses servant à écrire’, ‘choses servant à se réchauffer’, ‘à manger’, etc. La plus grande partie de cette liste est extraite du traité composé en 1421 par Matthieu de Vérone. Prague, Bibliothèque nationale, I. F. 35, fol. 479r

Fig. 4. Innovation apportée par Mattheus Beran à la liste mnémonique de 100 places : on ne doit mémoriser qu’une sentence (alphabétique) de neuf mots (« Abbas Bernardus cupit dare ecclesiam fratribus gratis hodie Ierosolimis »), puis ajouter à chaque dixième intervalle une couleur différente, en répétant dix fois l’opération. (Ista ergo sunt 9 loca per numerum aphabeti descripta et secundum suum ordinem ¿JXUDUXPUHSUHVHQWDWLYDGHPXPDGRUQDGHFLPXPORFXPDOELYLULGHPUXEHXP ÀDYHXPQLJUXPJODXFXPJULVHXPIHUUHXPDUJHQWHXPDXUHXP) Prague, Bibliothèque nationale, I. F. 35, fol. 481r

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Fig. 5. Liste de lieux mnémoniques organisée visuellement en groupes de cinq, chacun d’entre eux consistant en un animal et quatre artisans Prague, Bibliothèque nationale, I. G. 11a, fol. 29r (1491)

Dans les pays de la couronne de Bohême, on a conservé un extraordinaire fragment anonyme d’un traité provenant probablement des milieux hussites32. Les lieux de mémoire proposés dans ce traité embrassent par exemple les livres de Wycliff (libri wikleff), ou armée (exercitus). Le dernier groupe de cinq unités, en particulier, livre une image vivante de la violence apocalyptique : Undecimus [quinarius] Grex Monachi comburuntur Sepultura violantur Vasa dirapiuntur Terre fodiuntur

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onzième [groupe de cinq] : troupeau des moines sont brûlés des sépultures sont pillées des vases sont volés des terres sont creusées

Inc. Nam secundum commentatores in libro de memoria et reminiscencia, à Prague, Bibliothèque nationale, VIII. E. 3 (écrit après 1415), fol. 136v-142r et 175v. Voir J. Truhlář, Catalogus codicum, t. I, Prague, 1905, n° 1528, p. 561-562 ; P. Spunar, Repertorium auctorum Bohemorum provectum idearum post Universitatem Pragensem conditam illustrans, t.  I (Studia Copernicana 25), Wrocław, 1985, n° 649.

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Fig. 6. Liste de lieux mnémoniques utilisée par un Hussite Prague, Bibliothèque nationale, VIII. E. 3, fol. 142r (écrit après 1415)

Cet exemple illustre le caractère subjectif de l’art de la mémoire : cette structure particulière de cent places pourrait difficilement être considérée comme utile pour la plupart des étudiants médiévaux. En vue d’adhérer efficacement à une mémoire particulière, la structure en lieux a besoin d’être proche des intérêts de l’étudiant : elle doit être à la fois frappante et familière. Ainsi, le catalogage alphabétique des mots, qui imprégnait la culture du Moyen Âge tardif à travers différents genres (chants ecclésiastiques, poèmes acrostiches, traités de méditation, sermonnaires, encyclopédies thématiques) agissait également comme une force de hiérarchisation importante dans l’art de la mémoire. Les termes possédant un pouvoir d’évocation mémorielle n’étaient néanmoins pas nécessairement agencés en fonction d’un ordre alphabétique ; ils pouvaient également suivre des schémas géométricofiguratifs. Un dessin d’Ulricus Crux de Telcz offre un exemple éclatant de la structuration figurative des mots dans un but mnémonique33. Ulricus Crux 33

F. G. Kiss, « Memory, Meditation and Preaching : A Fifteenth-Century Memory Machine in Central Europe (The Text Nota hanc figuram composuerant doctores… / Pro aliquali intelligen-

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de Telcz, ou en suivant la version tchèque de son nom, Oldřich Kříž Telče, un chanoine régulier de saint Augustin, a composé un dessin remarquable pour le cloître Sainte Dorothée à Vienne en Autriche en 1491, peut-être placé sur le mur du cloître. L’image, si elle a effectivement été réalisée, n’a pas survécu, mais nous en possédons une copie détaillée dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Prague, sous la cote I. G. 11a. Selon la note écrite à côté de l’image dans le manuscrit34, nous devons contempler cette figure, car elle nous influencera de diverses manières. Un autre manuscrit35, qui contient le même texte, sans image, fait allusion à deux peintures sur bois – malheureusement disparues – qui se trouvaient dans le couvent franciscain de Brünn et dans la Chartreuse de Königsfeld (Královo Pole), où la même image avait été reproduite pour favoriser la méditation (Planches 3 et 4). Dans cette figure, les concepts-clés sont ordonnés de manière géométrique, comme nous le verrons. Pour mieux comprendre ses modalités d’emploi, il faut en examiner la tradition et celle de son texte explicatif, que nous appellerons dans ces lignes « Nota hanc figuram… » pour en faciliter la citation, car le traité est dépourvu d’incipit. Il commence par une image qu’explicite plus ou moins le texte. Quelques exemplaires (y compris le seul témoin imprimé, l’incunable de Nuremberg de 1473) transmettent à la fois l’image et le texte. Les titres qui se rencontrent dans ces manuscits sont Recordatio theologiae composita a doctoribus universitatis Parisiensis, Recordatio theologiae – Ludus paginae sacrae, ou Deus in se (ce qui correspond à l’inscription de la première image). Quelques autres exemplaires ne contiennent que l’image. Dans un seul manuscrit, nous trouvons l’image sous le titre Salvationis aeternae speculum, et il existe des xylographies colorées, qui ont été réalisées à partir de l’édition incunable36. Le troisième groupe – le plus nombreux – est celui des manuscrits qui ne contiennent que le texte explicatif. On a retrouvé jusqu’à présent quinze de ces manuscrits qui ne contiennent que le texte, et ont l’incipit Pro aliquali intelligentia praesentis figurae sciendum est… Le titre varie presque dans tous les cas : Flos artis praedicatoriae, Tractatus de modo praedicandi, De operibus Dei memorandis et praedicandis ou Recordatio theologiae.

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tia…) », dans The Making of Memory in the Middle Ages, éd. L. Doležalová, Leiden, 2010, p. 4978. « Nota composicionem figure cum effectu aliquali 1491, descripta per me fratrem Crucem de Telcz sub abbate Marco de Trebon et priore Johanne de Straz, depicta Wienne in monasterio nostri ordinis sancte Dorothee. » Olomouc, Vědecká knihovna, M I 156, 275b : Circuli 12 figure presentis picti sunt in quadam tabula lignea loci Brunensis et apud Carthusiam in Konigesfelt. Voir M. Boháček and F. Čáda, Beschreibung der mittelalterlichen Handschriften der Wissenschaftlichen Staatsbibliothek von Olmütz, Köln, 1994, p. 62. Le manuscrit a appartenu au couvent de Saint-Bernardin des Frères Mineurs à Brno (aujourd’hui église de Sainte-Marie-Madeleine) : nous identifions le locus Brunensis avec le couvent franciscain de Brno. Une copie se trouve dans la McGuire Collection de New York, une autre à Munich, où les feuillets xylographiques de l’édition sont reliés à un manuscrit.

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Les douze images sont rangées de deux manières : elles sont d’une part regroupées en fonction des six utilisations possibles des unités textuelles qui sont mémorisées à l’aide de cette superstructure (recordatio theologiae, paginae sacrae ludus, promptitudo praedicandi, artificium contemplandi, temptationes superandi, remuneratio futurorum). La signification exacte de ces termes n’est explicitée qu’à la fin du traité. En fait, ils se réfèrent au mode d’emploi des images et des textes : il est possible de se rappeler l’ensemble de la théologie grâce à leur aide (affirmation pour le moins audacieuse !), ou de jouer avec les Saintes Écritures (ludus paginae sacrae)37. Le système peut également assister la prédication improvisée, ou la recherche de sujets adaptés à la contemplation. L’autre division du cycle de douze images est organisée en fonction d’un schéma trois fois quatre. Les quatre premiers concepts, centraux, se rapportent à l’histoire du salut (Dieu, la Création, révocation, rédemption), le deuxième quatrain, à des circonstances de notre vie sur terre (la vertu, le vice, l’exil, le temps), tandis que les quatre dernières images correspondent aux « fins dernières » (mort, jugement dernier, paradis, enfer). Tout en ayant une notion centrale au milieu du champ, chaque image possède quatre autres notions subsidiaires, placées dans les coins. Ces notions subsidiaires sont en général étroitement liées au sujet de l’image centrale. Par exemple, Deitas, la Déité, qui est symbolisée par Sol (le Soleil) a comme concepts auxiliaires Potentia (puissance), Perfectio (perfection), Bonitas (bonté) et Sapientia (sagesse). Le traité, suivant les images, explique le contenu de ces coins à l’aide de citations. Chaque thème est clarifié par plusieurs citations de la Bible, des Pères de l’Église, ou d’autres autorités médiévales. Le cas le plus éloquent d’un point de vue structurel est peut-être celui du Vice. Les trois premiers membres de la subdivision sont ici l’orgueil, l’avarice et la luxure (superbia, avaritia, luxuria) qui sont les trois premiers vices capitaux énumérés dans la liste condensée dans le mot mnémotechnique saligia. Un quatrième membre résume l’ensemble : c’est la deordinatio, qui, selon saint Thomas d’Aquin, est proprement la définition du péché (c’est à dire l’acte de subvertir l’ordre de Dieu, « déordination »)38. Il faut naturellement penser à ces quatre sujets avec répulsion et horreur. La nécessité de les détester tous les quatre est prouvée par quatre citations pour chacun d’entre eux : par exemple, dans le cas de l’avarice, l’auteur anonyme cite deux fois les Épîtres pauliniennes, une fois la Sagesse de Salomon, une fois l’Évangile de Matthieu. On peut aussi reconnaître d’autres logiques structurantes. Une série de sujets méditatifs débute avec la divinité ou le Soleil, qui est identifié avec la 37

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On connaît la production de jeux mnémotechniques au début du xvie siècle (le Chartiludium logicae de Thomas Murner, 1507/9, ou la Grammatica figurata de Matthias Ringmann, 1509). Ce traité, cependant, leur est antérieur. Cfr Thomas d’Aquin, S. Th. 1a 2ae, q. 72, a. 5.

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puissance (potentia) dans l’en-tête de sa description. La Création, second membre de la série, est dérivée de la perfection de Dieu, selon le titre du chapitre (« parfaite, car elle brille dans sa création et dans son ordre parfait »), et les troisième et quatrième membres (revocatio – le rappel de celui qui est égaré, et redemptio – la rédemption de l’humanité) sont dérivés de la troisième qualité de la Déité (ou Soleil), c’est-à-dire la bonté. Les cinquième et sixième membres, le Vice et la Vertu, découlent logiquement de l’objet des troisième et quatrième membres (la révocation et la rédemption des péchés), et les divisions de la Vertu reflètent parfaitement celles du Vice : l’orgueil est contrebalancé par l’humilité, l’avarice par la générosité, la luxure par la chasteté, et la « déordination » par l’ordination, l’obéissance à l’ordre divin. Le septième membre de la série, l’exil, est relié aux deux précédents par le premier article (ou coin) du Vice : d’après l’auteur anonyme, pour éviter de tomber dans le péché d’orgueil, il faut toujours méditer sur l’exil que représente notre vie mondaine, et la mention d’Adam lui donne l’occasion d’insérer le temps, Tempus, qui contient la division de l’histoire humaine dans les trois périodes successives de la lex naturae (jusqu’à Moïse), la lex scripturae (jusqu’à Jésus) et la lex gratiae. Enfin, le thème du libre arbitre leur est rattaché, afin de parachever la structure quadripartite. Jusqu’à présent, la structure du traité a suivi une ligne logique, même si cette logique était manifestement improvisée. Les quatre derniers sujets, en revanche, font partie d’une tradition littéraire qui existait déjà depuis la fin du xive siècle, la doctrine des « quatre fins dernières ». Selon la logique explicite du traité, il faut méditer sur ces sujets, parce que le temps nous offre une chance d’utiliser notre libre-arbitre, donc le temps est logiquement suivi par la mort et le Jugement dernier, après lesquels nous attend soit le paradis, soit l’enfer, en fonction de nos mérites. L’ordonnancement alphabétique des termes peut ainsi être remplacé par une structure mi-logique, mi-figurative. Dans le cas du traité Nota hanc figuram, les concepts-clés apparaissant dans l’image mnémonique s’organisent en une séquence qui conduit de Dieu et de la création jusqu’au salut et au destin de l’homme. Le schéma des douze images autour duquel le traité est structuré est clairement mnémonique : il apparaît pour la première fois dans un traité sur l’art de la mémoire, écrit à Bologne en 142539. Ce traité remplit toutefois les espaces vides qui sont laissés en blanc dans les artes memorativae pour y placer le matériel à mémoriser, et investit ses mots-clés du pouvoir de faire surgir dans la mémoire un répertoire mental entier de citations d’autorités, concernant un large spectre de sujets théologiques.

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Voir R. A. Pack, « An Ars memorativa from the Late Middle Ages », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 36 (1979), p. 265-266 et F. G. Kiss, « Performing from Memory and Experiencing the Senses in Late Meditative Practice », Daphnis, 41 (2012), p. 419-452.

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Fig. 7. Dessin pour la méditation dans l’art de la mémoire Memoria fecunda Wien, Österreichische Nationalbibliothek, cod. 4444, fol. 327r (1425)

Images de la mémoire : le corps et l’esprit des mots Les images mémorielles fonctionnent sur la base de la transformation : la chose qui doit être remémorée est manipulée, changée en quelque chose d’autre, sur la base d’une ressemblance quelconque. Plusieurs modes consistant à imposer artificiellement une signification sont utilisés dans la création des imagines au sein de l’art de la mémoire. En général, l’association lexicale et la symbolique visuelle jouent un rôle essentiel lors de la création des images. On constate que les deux aspects sont déjà présents et associés dans la description de l’image complexe que propose l’Ad Herennium : Rei totius memoriam saepe una nota et imagine simplici conprehendimus ; hoc modo, ut si accusator dixerit ab reo hominem veneno necatum, et hereditatis causa factum arguerit, et eius rei multos dixerit testes et conscios esse : si hoc primum, ut ad defendendum nobis expeditum ‹ sit, › meminisse volemus, in primo loco rei totius imaginem conformabimus : aegrotum in lecto cubantem faciemus ipsum illum, de quo agetur, si formam eius detinebimus ; si eum non, at aliquem aegrotum ‹ non › de minimo loco sumemus, ut cito in mentem venire possit. Et reum ad lectum eius adstituemus, dextera poculum, sinistra tabulas, medico testiculos arietinos tenentem : hoc modo et testium et hereditatis et veneno necati memoriam habere poterimus. Item deinceps cetera crimina ex ordine in locis ponemus ; et, quotienscumque rem meminisse volemus, si formarum dispositione et imaginum diligenti notatione utemur, facile ea, quae volemus, memoria consequemur. Souvent un signe unique, une seule image suffisent à nous assurer le souvenir de tout un événement. Par exemple, l’accusateur prétend que le prévenu a empoisonné un homme, l’accuse d’avoir commis le crime pour s’assurer un

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héritage, et dit qu’il y a, pour le prouver, beaucoup de témoins, beaucoup de gens ayant été dans la confidence. Si nous voulons nous rappeler ce premier point, afin de pouvoir facilement présenter la défense, dans une première case nous nous tracerons une représentation de toute l’affaire. Nous nous représenterons étendu dans son lit, malade, l’homme même dont il est question, si nous connaissons ses traits ; à son défaut, une personne quelconque, mais n’appartenant pas aux dernières classes de la société, afin que l’autre puisse vite nous revenir à l’esprit. Et, debout près de lui, à côté de lui, nous placerons l’accusé, tenant de la main droite le poison, de la main gauche des tablettes et des testicules ordinaires de bélier, par ce moyen nous pourrons nous souvenir des témoins, de l’héritage et de l’homme empoisonné40.

Ainsi est-il par exemple possible de mémoriser les témoins (testes) par l’intermédiaire des testicules (testes), image incapable à elle seule de visualiser les témoins dans notre mémoire. Il faut donner son nom à cette image pour trouver la clé de l’énigme. Bien que les aspects verbal et visuel de la pratique de création des images soient interconnectés et difficilement séparables, il est clair que les mots opèrent également comme des déclencheurs/incitateurs de mémoire. Pour acquérir leur efficacité dans l’art, les mots sont manipulés de deux manières simples : c’est soit leur forme, soit leur contenu qui est transformé, c’est-à-dire que le changement a lieu soit au niveau des lettres et des syllabes, soit au niveau sémantique. Le corps : le niveau formel Le niveau formel a été présenté au début de cet article : les mots sont coupés, l’ordre de leurs lettres ou de leurs syllabes altéré, et certaines lettres ou syllabes peuvent même être remplacées par d’autres. Le mot résultant ressemble à l’original, tant en ce qui concerne les lettres que le son. Le lien n’est pas sémantique, mais formel. Le lecteur doit réorganiser les lettres et/ ou les syllabes pour arriver à la solution. C’est une sorte d’énigme, un moyen spécifique de retarder l’accès à la signification. Ce « sciage des mots » était une stratégie mnémotechnique très populaire à la fin du Moyen Âge, mais il ne se restreint ni à l’art de la mémoire, ni au Moyen Âge tardif. Au viie siècle déjà, le grammairien intrigant répondant au nom de Virgilius Maro Grammaticus 41 parle du « sciage » des mots, scinderationes fonorum, et de son emploi dans trois buts possibles : 40 41

Ad Her III, 20. On sait peu de choses sur lui. Bien qu’il n’y ait aucun témoignage direct, son origine irlandaise a été avancée à plusieurs reprises par M. Herren (« Some new light on the life of Virgilius Maro Grammaticus », Proceedings of the Royal Irish Academy 79, section C (1979), p. 2771), et ses travaux sont souvent considérés comme des précurseurs de la tradition poétique

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Ob tres causas fona finduntur : prima est ut sagacitatem discentium nostrorum in inquirendis atque in inveniendis his quaeque obscura sunt adprobemus. Secunda est propter decorem aedificationemque eloquentiae. Tertia ne mystica quaeque et quae solis gnaris pandi debent passim ab infimis ac stultis facile repperiantur, ne secundum antiquum sues gemmas calcent. (…primo, pour assurer l’acuité de la perception de nos étudiants lors de la recherche et de la trouvaille de ces choses obscures ; secundo, en raison de l’ornement et de la construction du discours ; tertio, pour que les secrets mystiques, qui doivent être connus des seuls savants, ne soient pas par hasard découverts par des êtres inférieurs et stupides, pour que les perles ne soient pas ainsi jetées devant les pourceaux42.)

On ne parle d’habitude que des deux dernières utilisations : l’emploi des jeux de mots et des devinettes d’une part, en tant que figures rhétoriques donnant davantage d’attrait formel au texte ; l’encodage des informations secrètes d’autre part. C’est d’ailleurs ainsi que l’on a analysé jusqu’à maintenant l’œuvre de Virgilius Maro Grammaticus lui-même, les chercheurs restant persuadés soit qu’il jouait d’une manière absurde, soit au contraire, que son texte cachait des secrets mystiques. Mais c’est précisément la troisième raison d’utiliser cette technique qui est au Moyen Âge la plus répandue, et ce à divers niveaux. Présente dans l’art de la mémoire, elle se retrouve également dans la mnémotechnique et dans la pratique médiévale de l’écriture. Dans le contexte de l’art de la mémoire, un exemple plus détaillé nous est fourni par un traité déjà évoqué, l’Ars memorativa de Mattheus Beran, moine au couvent augustinien de Roudnice. Après la destruction de ce couvent par les Hussites en 1421, il fut actif à Erfurt, puis à Bâle. C’est, semblet-il, à Erfurt qu’il écrivit son Ars memorativa43. Le traité semble n’être conservé que dans un seul manuscrit complet, qui est également autographe44. Il est

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irlandaise spécifique plus tard développée dans les Hisperica famina, avant de culminer dans le Finnegan’s Wake de James Joyce. Vivien Law pensait que cet auteur était peut-être anglais (V. Law, Insular Latin Grammarians, Woodbridge, 1982, p. 87). Virgilius lui-même mentionne de manière indirecte son origine galloise. Abbon de Fleury l’appelle Tolosanus (toulousain). On l’a également considéré comme un juif : plusieurs des mots étranges qu’il utilise semblent d’origine hébraïque. L’idée la plus curieuse (et la moins acceptée) est celle de Leo Wiener, qui voit en Virgilius un auteur issu de la culture arabe, et interprète la plupart de ses obscurités comme des termes d’origine arabe, v. L. Wiener, Contributions Toward a History of Arabico-Gothic Culture, Piscataway, 2002, p. 21. Epitome 10. Édition la plus récente par Bengt Löfstedt, Virgilius Maro Grammaticus : Opera Omnia, Munich, 2003. Les éditions précédentes sont de G. Polara (trad.), L. Caruso et G. Polara (éd.), Virgilius Maro Grammaticus, Epitomi ed Epistole, Nuovo medioevo 9, Napoli, 1979, p. 128 ; ainsi que de J. Huemer, ed., Virgilii Maronis grammatici opera, Leipzig, 1886, p. 76. Voir L. Doležalová, « Fugere artem memorativam ? The Art of Memory in 15th c. Bohemia and Moravia (A Preliminary Survey) », Studia mediaevalia Bohemica, 2:2 (2010), p. 234-241. Prague, Bibliothèque nationale, I. F. 35, achevé le 12 mai, 1431 (cfr fol. 485r : « …per me fratrem M. Beran exulem canonicum regularium de Rudnicz manu mea propria… anno domini 1431 sabbato post ascensionem domini in Erfordia in domo pauperum ») : voir J. Truh-

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organisé de manière assez confuse, avec une double introduction. Mais les « images » proposées par Beran sont des exemples appropriés dans la mesure où les mots qui en sont le support se prêtent à une transformation lexicale au service de la mémorisation. En fait, il s’agit d’une sorte de suite de jeux de mots. Nous devrions par exemple, selon Beran, mémoriser Thomas d’Aquin comme un homme avec un gouvernail, themo navis. Le gouvernail, themo, doit apparemment rappeler Thomas, Thoma, et le navire l’eau, aqua, grâce à quoi nous devrions nous souvenir de Aquin, Aquinas. Saint Ambroise doit en revanche porter au cou un chapelet d’ambre (Ambrosius – ambre)45. Parfois, la même image peut servir à mémoriser deux choses différentes : ainsi le genu ferreum (genou de fer) devrait correspondre à la fois au livre de la Genèse et au génitif singulier. L’analyse révèle que Beran a en fait copié la plus grande partie de son traité sur l’œuvre d’un autre Mattheus, Matthieu de Vérone, une figure bien documentée46 dont le traité sur la mémoire, rédigé en 1420 et remanié en 1423, est conservé dans au moins neuf manuscrits47. Le travail de Beran est une copie au sens médiéval du terme – il abrège, saute, complète, remanie, etc. Grâce à ce cas particulier, il est possible de discerner l’importance, pour l’art de la mémoire, de la langue vernaculaire dissimulée à l’arrière-plan des formes latines. Certaines des images que Matthieu de Beran suggère restent en effet obscures sans la consultation des propositions originales de Matthieu de Vérone. Par exemple, alors que dans le texte de Beran, probablement corrompu à cet endroit, l’image d’Origène est associée à celle d’un homme portant au cou un instrument ([imago] Origenis unus cum portatico ad collum), cette formule s’éclaire en lisant Matthieu de Vérone, qui écrit : unus cum uno organo paruo (un homme avec un petit orgue portatif, ou tout autre instrument de musique) – version qui implique une vraie ressemblance avec le nom de l’écrivain (Origenes/organum). Matthieu de Vérone orthographiait également le couvre-chef associé à saint Bernard berretum (orthographe commune en Italie) plutôt que birretum comme Beran : la première version rappelle plus clairement Bernardus. Néanmoins, le traité de Beran est une copie : Matthieu Beran a même copié l’incipit en remplaçant de Verona par Beran. Il semble avoir découvert quelque part le traité de Matthieu de Vérone. Peut-être ébloui par la

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lář, Catalogus codicum manu scriptorum latinorum qui in C. R. Bibliotheca publica atque universitatis Pragensis asservantur, t. I, Prague, 1905, p. 110-111, no. 267. Dans la seconde moitié du xve siècle, Oldřich Kříž de Telč a recopié un fragment de ce traité dans Prague, Bibliothèque nationale, I. G. 11a, fol. 29v-30r. « Sit ymago sancti Thome de Aquino habens themonem navis ad collum, sancti Ambrosii unus habens cordam ad collum cum pater noster de ambra » (Prague, Bibliothèque nationale, I. F. 35, fol. 482r). Voir Seelbach, Ars und Scientia, p. 34-38. Voir Seelbach, Ars und Scientia, p. 35. Le traité n’étant pas encore édité, il est impossible de comparer ces textes en détail.

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ressemblance de son nom avec celui de l’auteur, il a profité du jeu de mots, c’est-à-dire de la stratégie dont il avait eu connaissance précisément grâce à l’art de mémoire. Il a ainsi créé une « image » de même nature que celles contenues dans le traité. Ce faisant, il ne tentait pas de la proposer comme un outil mémoriel, mais plutôt de se dissimuler ! Cette stratégie reflète l’emploi pratique du « sciage » et de la transformation des mots, utilisée à la fois pour des fins de mémorisation et dans d’autres buts. Cette méthode de « sciage » des mots est omniprésente dans la littérature médiévale : on trouve souvent des « mots brisés » hors du contexte de l’art de mémoire. En vertu de sa culture manuscrite, l’expérience des « mots brisés » était quotidienne pour le lecteur médiéval. Il avait l’habitude de corriger, rétablir et recomposer ces mots dans son esprit, découvrant ainsi des possibilités qui s’étendaient au-delà même de ces mots et de leur signification initiale48. L’esprit : le niveau sémantique Dans la plupart des cas, toutefois, le corps des mots est laissé intact, et ce sont les pouvoirs associatifs ou subversifs cachés dans leur signification première qui sont utilisés pour créer des relations mnémoniques. L’art de la mémoire envisage les mots du langage de sorte que n’importe quel mot ou phrase, même les plus innocents ou les moins ambigus, peut recevoir un nouveau sens, et l’effort mental investi dans la création de ces nouveaux liens peut être utilisé comme un outil de mémorisation. Même les noms propres, qui par définition ne devraient avoir qu’un seul référent, peuvent être investis de ce pouvoir en étant placés dans un nouveau contexte, un environnement neuf, qui peut être ridicule ou terrifiant, afin de satisfaire aux exigences de la mémorisation. Nombre de traités mnémoniques suggèrent ainsi qu’une citation de saint Antoine ou saint Thomas devrait être mémorisée grâce à un Antoine ou Thomas spécifique, que l’on connaît personnellement, simplement en plaçant le porteur de ces prénoms dans une situation burlesque. Giovanni Michele Alberto Carrara, humaniste italien de la seconde moitié du xve siècle originaire de Bergame, indique en citant Avicenne qu’il faut convoquer l’image de belles jeunes filles dont les noms commencent par la même lettre que celle de la chose dont on doit se souvenir. Il choisit pour présenter la construction des images drôles ou émouvantes l’exemple suivant : si nous voulons mémoriser une chose liée à Antoine, nous devons imaginer l’un de nos amis, dont le nom est Antoine, placé dans une situation où sa tête est mordue par un âne enragé,

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Voir L. Doležalová, « On Mistake and Meaning : Scinderationes fonorum in Medieval Artes Memoriae, Mnemonic Verses, and Manuscripts », Language and History, 52 (2009), p. 25-39.

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où son sang coule et où il appelle désespérement à l’aide49. Pierre de Ravenne, professeur de droit et célèbre enseignant de l’art de la mémoire vers 1500, confessait non sans honte qu’il utilisait les images de superbes jeunes filles comme lettres50. Christian Umhauser, auteur d’un traité allemand écrit vers 1500, suggère que pour mémoriser une potion, nous imaginions un docteur renommé, drapé dans de superbes habits, qui tient une fiole d’urine à la main, et la renverse sur une vieille femme. Haec est pulchra imago, dit l’auteur51. En règle générale, tout mot ou action peut être subverti pour obtenir un effet ridicule ou horrible : « Tunc ymaginem cuiuslibet dictionis pone ad locum sive ad differentiatorem loci cum sua actione ridiculosa, et hoc est valde facile et maxime utilitatis, ut bene patebit practicanti52 ». Néanmoins, le plus souvent, ce n’est pas simplement la recontextualisation d’un mot, mais également son pouvoir d’association qui redéfinit sa signification mémorielle. La création de listes lexicales dotées de tels sens « secondaires » était l’une des méthodes les plus communes pour produire un vocabulaire mnémonique dans lequel chaque mot signifiait quelque chose d’autre que son sens premier. Le lecteur moderne peut comprendre aisément la raison justifiant certaines relations d’association, alors que d’autres restent énigmatiques, parce que ces liens peuvent avoir existé seulement pour l’individu qui y recourt en fonction de sa mémoire individuelle ou de ses 49

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G. M. A. Carrara, De omnibus ingeniis augendae memoriae, Bologna, Plato de Benedictis, 1491, fol. a5r : « ut risum moveat figura, aut misericordiam aut admirationem, haec enim facit etiam puellas recordari, ut inquit Avicenna sexto naturalium particula quarta. facile enim inuenitur quesita figura que affectum anime commouerit : exemplum hoc est. in ore asini rabidi caput Antonii constituam morsibus fere ossa confringi. cruorem effluere illum auxilia petere, et passis palmis vociferare. fieri non poterit, ut cum uoluero non uideam hunc oculis mentis meae, et reddere Antonium nesciam repetenti. » « …et ego communiter pro literis formosissimas puellas pono : illae enim multum memoriam meam excitant. […] et mihi crede, si pro imaginibus pulcherrimas puellas posuero, facilius et pulchrius recito que locis mandavi […] quod diu tacui ex pudore », dans Petrus Ravennas, Foenix, Venise, Bernardinus de Choris, 1491, b4v. Il est difficile de savoir s’il pense à des jeunes filles dont les noms commencent par les mêmes lettres que les choses qu’il doit mémoriser, ou à un alphabet figuratif constitué par de belles filles. « Imago (ut antea dixi) est similitudo et figura et significatio rei, quam volumus locis tradere. Verbi gratia, si vellem commemorare medicinam, ad locum constituo medicum mihi cognitum mirabili veste indutum urinale in manu habens et urina vetulam respergens. Hec est pulchra imago. In ordine regula : Imagines debent esse rarae, mirabiles, inusitatae, ridiculae, quia natura usitata re non exsuscitatur et debemus eis attribuere egregiam pulchritudinem aut unicam turpitudinem si aliquas exornabimus aut corona aut veste, tunc cruentam aut steno oblitas inducamus » ; Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 4417, 3r-v. Cette citation n’apparaît pas dans la version imprimée du texte, C. Umhauser, Ars memoratiua S. Thome, Ciceronis, Quintiliani, Petri Rauenne, Nürnberg, 1501. [Magister Hainricus], « Ars memorativa », dans Ars vitae contemplativae, Modus meditandi in generali, Ars memorativa, Pseudo Thomas de Aquino : Ars praedicandi, Modus formandi arborem, [Nürnberg, Friedrich Creussner], 1473, 13r. Sur cet auteur, v. Seelbach, Ars und Scientia, p. 5054, 254-269.

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perceptions propres. Michele del Giogante étudia l’art de la mémoire sous la direction de Niccolò Cieco d’Arezzo à Florence en 1435. La méthode de maître Niccolò était de créer une liste de cent items à partir d’objets contenus dans la demeure de l’étudiant, pour placer ensuite « un objet par dessus chacun d’eux » (quello è posto sopra a questi luoghi per arme), c’est à dire de demander à Michele ses associations personnelles avec lesdits objets. Ainsi l’implication personnelle, le travail mental investis dans la création de ces associations assuraient-ils leur fixation dans la mémoire. Michele avait très souvent recours à ces significations codifiées qui étaient très diffusées en raison de leur place dans le symbolisme et l’iconographie chrétienne, quoiqu’elles n’aient probablement guère de valeur pratique dans la vie quotidienne. Par exemple, une colonne devant la maison devenait un signe mnémonique pour Samson aveuglé (La colonna pure in quella faccia : Sansone ciecho, 346-347). Il employait également des associations à deux niveaux : le puits de la maison était supposé être le puits de la Samaritaine, qui offrait donc un marqueur mnémonique pour Jésus (Il pozzo della Samaritana cioè il pozzo nostro : Giesu di sopra, 346-347), un tonneau de vinaigre (probablement associé aux réserves de vinaigre de la maison) signifiait un Juif (340-341 : Botte dell’acieto, da man ritta della volta : Un giudeo di sopra). Dans ces cas, le pouvoir d’association des mots « puits » et « vinaigre » est assez clair, à cause du puits de la Samaritaine (Jn 4, 4-26), et du vinaigre offert deux fois au Christ lors de sa crucifixion (Mt 27, 32-36, Jn 19, 23-30). Une semblable liste d’associations personnelles survit dans le manuscrit de Valentinus de Monteviridi, chanoine de Vác (Waitzen), qui avait recopié un art de la mémoire en Hongrie en 1504, d’après le colophon de son texte53. Ce texte est une variante réécrite d’un traité qui est attribué par la tradition à Conrad Celtis54. D’après cet art de la mémoire, il faut mémoriser un palais alphabétique de vingt pièces, chacune d’entre elle contenant cinq mots, ou images d’autres mots, qui agissent comme pivots du système. Chacun de ces 100 éléments doit être associé individuellement avec quelque chose dont cette image sera dorénavant le signe. Valentinus avait lié ses propres associations à chacun des mots de l’alphabet mnémonique de Celtis, jusqu’à la lettre M, et il avait même changé la signification de sept éléments qui étaient clairement définis par Celtis. Un abbé signifiait la religion pour Celtis, la chasteté (castitas) 53

54

Wrocław, Ossolineum, 734/I, fol. 168r-171r (1504 Wacie in profesto trinitatis). Sur ce texte, voir F. G. Kiss, « Valentinus de Monteviridi (Grünberg) ... », cit. supra n. 28. Ce traité a été imprimé pour la première fois en 1492 dans l’Epitoma in utramque Ciceronis rhetoricam de Celtis, mais comme les deux autres sections de ce livre, un abrégé rhétorique et un traité d’art épistolaire, n’ont pas été écrits par lui, mais probablement rédigés à partir de notes prises durant ses leçons, il nous semble probable que les traités de Valentinus et Celtis remontent à un ancêtre commun. Voir Fr.  J. Worstbrock, Die ‘Ars versificandi et carminum’ des Konrad Celtis, Ein Lehrbuch eines deutschen Humanisten, = Studien zum städtischen Bildungswesen des späten Mittelalters und der frühen Neuzeit, éd. B.  Moeller, H.  Patze, et K. Stackmann, Göttingen, 1983, p. 462-498, ici p. 470-474.

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pour lui, alors que la religion était signifiée par un cardinal (cardinalis) ; un chevalier (eques) signifiait la justice pour Celtis, mais le brigandage (rapacitas) pour Valentinus, car c’était l’empereur (Cesar) qui maintenait la justice. L’administrateur (officialis) rappelle chez lui la citation en justice (citatio), au lieu du procès. Le baigneur devient une personne au teint hâve (pallidus), alors que chez Celtis il signifiait des individus sales. La béguine enfin, qui signifiait la superstition chez l’humaniste allemand, est ici associée à la querelle (rixe). Il a consigné les associations qu’il inventait pour chaque mot, et les a répétées en petits caractères au-dessus des mots eux-mêmes, ce qui suggère qu’il a tenté de les mémoriser en pratique. C’est une vue partiale du monde qui se déploie à travers ces associations, où la musique apporte la joie (musice = iocunditas), les cuisiniers utilisent le gingembre (cocus = sisiber), les goûteurs

Fig. 8. Valentinus de Monteviridi, Notes mnémoniques Wrocław, Ossolineum, 734/I, fol. 170r (1504).

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professionnels doivent être fidèles (gustator = fidelis), les poètes n’ont que louange à la bouche (goliardus = assentacio), et l’usurier exige toujours le double de son prêt (usurarius = conduplicacio). Tout comme dans le cas de Michele del Giogante, toutefois, nous sommes incapables d’expliquer pourquoi certains mots ont été associés à d’autres termes par Valentinus de Monteviridi. Nous pouvons imaginer pourquoi il reliait la peur à l’image d’un adultère ( fornicator = timor), ou une petite amie à une mère (amica = genetrix), mais la raison cachée de ces associations reste toujours personnelle. * En définitive, la création artificielle ou la recréation de liens entre des mots et des idées imprégnait la pensée du Moyen Âge tardif, et se retrouvait dans une multiplicité de formes. Les mots pouvaient être brisés, jusque dans leurs lettres et syllabes, afin de renouveler la signification qui était la leur dans la mémoire humaine. Des mots entiers pouvaient être utilisés comme des symboles d’association avec quelque chose d’autre que leur sens originaire. Des édifices plus importants, construits à partir de mots pour former des diagrammes de plusieurs unités lexicales, devaient également servir à mémoriser des structures abstraites, requises comme outils rhétoriques ou méditatifs afin d’indiquer l’ordre d’argumentation à suivre dans les prises de parole publiques, ou afin d’aider la méditation pour obtenir le salut de l’âme. Comme nous l’avons vu, ces outils acquirent une popularité sans précédent au cours du xve siècle, un phénomène qui reste difficilement explicable, même si la diffusion de l’éducation universitaire, les méthodes de prédication des ordres mendiants et l’émergence du livre imprimé peuvent être considérés comme des facteurs déclenchants de premier ordre dans ces changements. Le facteur qui contribua peut-être de la manière la plus importante à accroître la flexibilité des structures sémantiques fut l’importance de l’allégorie, ou plutôt, en se servant d’un terme proposé par Gilbert Dahan, du « saut herméneutique » dans la pensée médiévale55. Thomas d’Aquin, après Augustin, Bède et tant d’autres, mentionna souvent les processus sémantiques de double signification, signification d’une chose à partir d’un mot, signification d’une chose à partir d’une autre chose, dans ses réflexions sur l’exégèse : Dieu peut écrire avec des choses, pas seulement avec des mots… En effet, d’après ce qui a été dit, ces sens ne se multiplient pas pour cette raison qu’un seul mot signifierait plusieurs choses, mais parce que les réalités elles-mêmes, 55

Cfr G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, XIIe-XIVe siècles, Paris, 1999, p. 299, 441-445 et Id., Lire la Bible au Moyen Âge : Essais d’herméneutique médiévale, Genève, 2009, p. 233-242.

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signifiées par les mots, peuvent être signes d’autres réalités (Summa theologiae, Ia, q. 1., art. 10. resp.).

Ainsi, avec l’aide des lectures figuratives, la connexion entre deux réalités peut être découverte, et le sens parabolique n’a pas une valeur moindre que le sens littéral. Le sens parabolique est inclus dans le sens littéral ; car par les mots on peut signifier quelque chose au sens propre, et quelque chose au sens figuré ; et, dans ce cas, le sens littéral ne désigne pas la figure elle-même, mais ce qu’elle représente (Summa theologiae, Ia, q. 1., art. 10. resp. 3.).

L’imposition artificielle d’un sens aux mots et aux objets dans l’art de la mémoire est par bien des aspects similaire aux différents types de signification répertoriés à la fois dans l’exégèse et dans les théories sémantiques médiévales. Comme dans le cas de l’allégorie, il reste difficile d’estimer à quel point de telles impositions sont arbitraires ou, au contraire, fondées sur une base solide. Pouvons-nous trouver des limites et des règles susceptibles de rendre compte de la création de telles significations ? Il est rare de pouvoir observer ce système en action, car par définition, l’art de la mémoire est mental et oral, non écrit. Mais à partir d’exemples comme celui du traité hussite, avec ses éléments tchèques caractéristiques, ou celui de la maison mémorielle de Michele del Giogante, ou encore les associations de Valentinus de Monteviridi, qui permettent de voir le pouvoir des mots en action dans l’art de la mémoire tardo-médiéval, il devient possible de déduire qu’il existait des règles pour créer ces liens entre les mots, et de voir des schèmes de pensée émerger de ces associations à première vue dénuées de sens et dépourvues de convention.

François Bœspflug

ILLUSTRER, FAIRE AIMER, FAIRE RÊVER POUVOIRS DES MOTS ET POUVOIRS DES IMAGES À LA LUMIÈRE DES REPRÉSENTATIONS DE DIEU-TRINITÉ DANS L’ART Les pouvoirs effectifs des images médiévales, vécus ou postulés, éprouvés ou fantasmés, ont été nombreux : instruire, remémorer, émouvoir, édifier ; soigner, guérir ; consoler, protéger ; orner, décorer, illustrer ; célébrer, honorer ; emblématiser ; provoquer, décrier, moquer, caricaturer, scandaliser ; éblouir, fasciner ; prêcher, convertir, la liste de ces verbes n’est même pas exhaustive. Il serait passionnant de la « recharger » à l’aide des exemples historiques dont à vrai dire elle provient par induction et de la confronter à deux autres listes : l’une est celle des missions et fonctions (didactiques, thérapeutique, kérygmatique, etc.) assignées officiellement aux images, l’autre, celle des pouvoirs reconnus aux mots et/ou aux actes de parole délivrés dans certaines conditions. Elles ne coïncident pas toujours : certes, les fonctions supposent en théorie les pouvoirs correspondants, mais il y a des fonctions que l’image, faute du pouvoir requis, n’est pas en mesure de remplir, par exemple celle de « Bible de remplacement » pour les illiterati ; de même, il est permis de douter que l’image ait jamais eu formellement le pouvoir de prêcher1. Inversement, des pouvoirs surgissent, que la théorie n’avait pas prévus : ce n’est pas chez les théologiens mais dans la littérature hagiographique ou folklorique qu’il est question d’images miraculeuses, ou du pouvoir des images de saint Christophe de mettre à l’abri de la male mort ceux qui la regardent2. J’avais d’abord envisagé de développer un vaste propos théorique sur ces pouvoirs des images comparés à ceux des mots. Finalement, il m’a paru 1

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Fr. Bœspflug, « Peut-on parler d’une prédication de l’image ? », La Vie spirituelle, n° 688, janvier-février 1990, p. 105-123 ; Id., « La Seconde voix. Valeurs et limites du service rendu par l’image à la prédication », dans Prédication et image, numéro spécial de la revue Cristianesimo nella storia, 14 (1993), conçu et réalisé avec D. Menozzi, p. 647-672. D. Rigaux, « Usages apotropaïques de la fresque dans l’Italie du Nord au xve siècle », dans Nicée II, 787-1987. Douze siècles d’images religieuses, éd. Fr. Bœspflug, N. Lossky, Paris, 1987, p. 317-331.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 155-168 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101899

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préférable à tous égards, et au risque de quelques tâtonnements heuristiques, de faire le bilan de ce que mes enquêtes au long cours sur les images de la Trinité, notamment sur celles qui furent produites au Moyen Âge, m’ont appris de leur pouvoir réel ou présumé d’exprimer la foi de l’Église, de l’inculquer, de la faire comprendre et vivre, sur les plans cognitif et émotionnel, bref, de l’illustrer3. L’inconvénient de ce choix est que Dieu-Trinité est un sujet d’exception, dont on se demandera à juste titre s’il autorise une quelconque généralisation. Mais l’avantage qu’il présente est de permettre une réflexion à deux étages, concernant non seulement le Moyen Âge, mais aussi notre époque. Je ne cesse en effet de rencontrer des personnes, croyantes ou non, là n’est pas le problème, qui me disent que la Trinité, vraiment, c’est difficile, notamment à cause de la colombe de l’Esprit-Saint, que cela ne leur parle pas, qu’ils ne voient pas même de quoi il s’agit… L’exemple vient de haut car ce genre de déclaration se retrouve sous la plume de certains de nos médiévistes nationaux les plus en vue, qui laissent entendre que la troisième Personne voire la Trinité elle-même n’auront jamais intéressé qu’un petit nombre de clercs4. À l’évidence, c’est faux. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les représentations figurées qui sont parvenues jusqu’à nous. Ainsi, dans les seuls départements des Côtes d’Armor, du Finistère et du Morbihan, où j’ai conduit une enquête en vue de rédiger une contribution sur « La Trinité dans l’art breton » pour un volume d’hommage que la Faculté de théologie catholique de l’université de Strasbourg a offert à notre collègue Yves Labbé pour son départ à la retraite5, j’ai identifié quelque 180 groupes sculptés conservés, datant des xve-xviie siècles, et exécutés pour la plupart sur place, par des artisans locaux. À n’en pas douter, la fin du Moyen Âge fut pour la

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À force de souligner que l’image d’art est irréductible à une simple « illustration », ce dernier vocable a fini par prendre une connotation carrément négative. C’est injuste et très dommageable. Car beaucoup d’images sont nées parce que l’on attendait d’elles, précisément, qu’elles « illustrent » ou « expriment » tel ou tel aspect de la doctrine ou de la spiritualité (ou du projet politique) du moment. Elles doivent souvent leur existence au projet de célébrer cet aspect, ni plus ni moins ; j’ai développé ce point de vue en le documentant, dans Fr. Bœspflug, « Sacra Doctrina. Bilder der Lehre, Lehre der Bilder », in Handbuch der Bildtheologie, éd. R. Hoeps, Paderborn, à paraître en 2014. Voir entre autres Jacques Le Goff, dans Essais d’ego-histoire, éd. P. Nora, Paris, 1987, p. 173-239 (191-192). Concernant l’obligation déontologique des historiens de l’art (européens surtout) d’acquérir un minimum de connaissances théologiques, voir Fr. Bœspflug, « Histoire de l’art et théologie, le cas français », éditorial de Perspectives. Actualités de la recherche en histoire de l’art. La revue de l’I.N.H.A., 2010-2011/2, p. 189-192. Fr. Bœspflug, « La Trinité dans l’art breton. Esquisse d’une enquête », Revue des Sciences Religieuses, 83/4 (2009), p. 511-530 ; voir aussi Id., La Statue de la Trinité de la chapelle du château de Tallard (Hautes-Alpes), Gap, 2009.

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Trinité un temps de vraie popularité. Et ce, sans doute, grâce aux images de la Trinité6. Mais c’est ici qu’il convient d’être prudent. Les images de la Trinité sontelles cause de la faveur de la Trinité, ou l’expriment-elles ? Ou les deux ? Une chose est sûre : les mots que l’Église et ses théologiens ont été amenés à forger pour rendre compte de la foi des apôtres (déjà exprimée dans la finale de l’Évangile de Matthieu), de l’expérience de la liturgie et de la prière, de la réflexion sur l’unité des deux Testaments, ces mots n’ont jamais soulevé l’enthousiasme. Comment aurait-il pu en être autrement ? Les mots occidentaux de « Trinité » ou de « Tri-unité », pas plus que le mot « Triade » des Orientaux, n’ont pas de pouvoir intrinsèque et magique d’illumination. Rappelons au passage que le mot même de « Trinité » (Trinitas, ou Triunitas, ou trina deitas) remonte à Tertullien (v. 220), dans son Contre Praxeas7, au début du iiie siècle – Augustin († 430) parlera couramment du Deus Trinitas. De leur côté, les théologiens grecs parlent de « la triade sainte » (è hagia Trias). Le mot trias, appliqué à Dieu, apparaît pour la première fois chez Théophile d’Antioche, dès la fin du iie  siècle8. Son emploi ne s’imposera qu’après Athanase (v. 295-373), chez les Pères cappadociens. Mais ces mots n’ont pas fait rêver : pas d’acrostiche comme pour Jésus-Christ, pas de prière familière comme le Notre Père, pas de séquence équivalente au Veni Creator Spiritus, pas de « je vous salue Trinité sainte »… Si, il y eut tout de même l’hymne Alta Beata Trinitas : mais plus tardif, et de moindre diffusion. Quant aux termes techniques de la triadologie, ils sont franchement rébarbatifs, surtout quand on les range en ordre de bataille, comme le firent les traités scolastiques (ou déjà chez Rupert de Deutz) : consubstantialité, filiation, spiration active et spiration passive, circumincession ou périchorèse, procession ab utroque, missions ad intra, missions ad extra, ou plus tard Trinité immanente, Trinité économique… Ne faut-il pas d’ailleurs que l’historien du Moyen Âge, tout comme le théologien d’aujourd’hui, s’interroge sur les pouvoirs respectifs de la série des mots de la Trinité et des phrases de référence de la doctrine trinitaire, d’une part, et de la série des images de la Trinité qui ont été mises en circulation au Moyen Âge d’autre part ? Étant entendu que notre temps, grâce aux nouvelles technologies d’archivage, de reproduction et de circulation des images, hérite et fait usage des mots comme des images du Moyen Âge plus qu’aucune autre période antérieure ne fut en mesure de le faire. La question des vertus et inconvénients, qualités thérapeutiques et méfaits, pouvoirs et impuissances comparées des mots et 6

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Id., La Trinité dans l’art d’Occident (1400-1460). Sept chefs-d’œuvre de la peinture, préface de Roland Recht, Strasbourg, 2000, 20062. Tertullien, Adversus Praxean, VIII, 7 ; voir aussi le De Pudicitia, 21 ; éd. E. Evans, Tertullian’s Treatise against Praxeas, Londres, 1948. Théophile d’Antioche, Ad Autolicum, II, 15 ; éd. G. Bardy et J. Sender, SC 20, 1948.

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des images est donc aussi bien une question d’aujourd’hui qu’une question d’hier. Dans une contribution plus développée, il serait indispensable, pour creuser vraiment la question, de se livrer méthodiquement à l’analyse des déclarations, occasionnelles ou élaborées, concernant la difficulté de la foi dans la Trinité, et des mots qui l’expriment ; au recensement des principales tentatives iconographiques pour traduire les éléments constitutifs de la doctrine trinitaire ; à la collation des commentaires, sans doute rares, hélas, de ces images ; à une réflexion plus conceptuelle et spéculative, enfin, sur la question de savoir si le pouvoir des mots, comme celui des images, est mesurable et à quoi il se jauge9. Je me contenterai ici de passer en revue quelques-uns des aspects de la triadologie chrétienne10, en me demandant si le pouvoir de dire et d’illustrer de l’image a pu s’étendre jusqu’à eux11. Quel a pu être le pouvoir de l’image dans l’expression de la doctrine, dans sa transmission, sa réception, son assimilation ? Unicité de Dieu et triplicité des personnes Que le Dieu de la foi chrétienne est un et trois, Un en Trois, qu’il y a trois Personnes en Dieu qui ne font qu’un seul Dieu, les mots du catéchisme le disent comme je viens de le faire, sèchement, ou de manière plus scolaire, comme dans les phrases squelettiques solidaires du scutum fidei, du triangle des relations trinitaires (Pater est Deus, Pater non est Filius, etc.), épure à la fois géométrique et conceptuelle12 qui marqua, au début du xiiie siècle dans l’iconographie, le retour du triangle qui avait été banni par Augustin pour sa complicité supposée avec la doctrine manichéenne ; mais ce que les mots font passer grâce à ce diagramme didactique reste froid, abstrait et paradoxal.

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Tous les enseignants, tous les parents, tous les transmetteurs savent que c’est un problème de tous les jours : qu’est-ce qui a été réellement compris, de ce que j’ai tenté de dire en choisissant mes mots ? Qu’est-ce qui a été senti et retenu, de l’image que j’ai présentée ? Comment le savoir ? Où sont les critères permettant d’en juger ? W. Kasper, Le Dieu des chrétiens, Paris, 1985, p. 400 et suivantes (« Les concepts fondamentaux de la doctrine trinitaire »). À ma connaissance, il n’existe pas de travaux faisant le point de manière précise et synthétique sur les traductions visuelles de ces quatre aspects de la doctrine de la Trinité, pas même sur le Filioque dans l’art, ce qui m’a provoqué à rédiger une contribution aux Mélanges offerts à Jean-Pierre Caillet, intitulée « A Patre Filioque. Note sur la procession de l’EspritSaint dans l’art médiéval d’Occident », dans Ars auro gemmisque prior. Mélanges en hommage à Jean-Pierre Caillet. Textes réunis par Ch. Blondeau, B. Boissavit-Camus, V. Boucherat, P. Volti, Zagreb-Motovun, 2013, p. 345-352. Ces questions seraient pourtant un laboratoire d’exception pour tester le « pouvoir d’illustrer » de l’image. Fr. Bœspflug, Dieu et ses images. Une histoire de l’Éternel dans l’art, Paris, 2008, p. 203-204 et 233-234 ; nouvelle édition 2011, p. 187 et 217.

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Fig. 9. 6FXWXP¿GHL (triangle des relations trinitaires) et figure de Dieu triface gravure sur bois (vers 1520)

Les images qui ont tenté d’exprimer ce paradoxe ont été nombreuses. Je me bornerai à évoquer la famille ramifiée des tricéphales, trifaces et autres trifrons : à savoir un humanoïde à tronc unique coiffé de trois têtes distinctes (tricéphales), ou d’une tête présentant trois visages distincts (trifaces), comme la figure de Dieu christique tenant le scutum fidei de la figure 9 ou encore d’une tête avec trois visages emboîtés ayant à chaque fois une moitié de visage commune avec le suivant (trifrons). Je laisse ici de côté la question complexe de l’origine de ce motif, que l’on retrouve entre autres dans l’art indien, l’art celtique et l’art gaulois13, pour me contenter de quelques observations concernant le pouvoir que l’on peut reconnaître à ces images de traduire un aspect de la doctrine, non le moindre.

13

R. Pettazzoni, « The Pagan Origin of the Three-Headed Representation of the christian Trinity », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 9 (1946), p. 135-141 ; Id., « Gudebilete med fleire hovud. Polycefalic Gods », Norveg. Folkelivsgransking, 7 (1960), p. 1-12.

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Fig. 10. Dieu tricéphale gravure sur bois (1491)

D’une part, ces images sont mystérieuses et concilient l’unicité de Dieu et la triplicité des Personnes : de ce double point de vue, on peut parler de réussite. Mais cette réussite est partielle, car elles échouent, surtout les trifaces, à dire la distinction réelle des Personnes, qui paraissent réduites à n’être chacune qu’un aspect de Dieu – le risque considérable, aux yeux du théologien, est alors celui d’une hérésie protéiforme répertoriée et condamnée, le modalisme. Enfin, elles sont rarement belles (qu’on en décide par exemple sur celle qui a été présentée à l’exposition « Une image peut en cacher une autre. Les images doubles, d’Archimboldo à Dali » du Grand Palais à Paris, en 2009). Quoi qu’il en soit de notre jugement esthétique actuel, elles furent condamnées comme monstrueuses pour la première fois formellement vers 1450 par Antonin de Florence, archevêque de cette ville après avoir été le prieur de San Marco14 ; la monstruosité avait alors cessé d’être un des modes de désignation de Dieu tenu pour respectueux de sa transcendance parce que jouant précisément sur la dissemblance, comme l’avaient enseigné le PseudoDenis et à sa suite Jean Scot Érigène15. N’en déplaise au prélat dominicain et à la suite nombreuse de clercs qui lui emboîteront le pas, l’on a continué à en fabriquer et à les pratiquer : il s’en trouve en particulier toute une série dans 14

15

Fr. Bœspflug, Dieu dans l’art. Sollicitudini Nostræ de Benoît XIV (1745) et l’affaire Crescence de Kaufbeuren, Paris, 1984, p. 43 et 287-288. O. Boulnois, L’Au-delà des images. Une archéologie du visuel au Moyen Âge, Ve-XVIe siècle, Paris, 2008, en particulier p. 141-154 et 163-171.

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les régions de l’arc alpin, surtout dans les piémonts italiens, bavarois et autrichiens16. Cette diffusion entêtée voire obstinée des trifaces témoigne en faveur de leur pouvoir de s’attacher l’affection et/ou la confiance des fidèles. L’attrait durable même après réprobation n’est pas un pouvoir négligeable… Il y a de ces images auxquelles les fidèles se sont attachés et qui paraissent résister à toutes les foudres ecclésiastiques – celles-ci sévissent souvent en plaine et rarement dans les hautes vallées. Je note au passage que la tricéphalie au sens large est une particularité de l’iconographie trinitaire qui se retrouve – assez rarement, il est vrai – dans l’art de l’icône, n’en déplaise aux chrétiens orthodoxes qui n’aiment pas qu’on le leur rappelle.

Fig. 11. Pantocrator christique triface, icône Athènes, musée byzantin

La consubstantialité du Père et du Fils La consubstantialité du Père et du Fils a été « illustrée » de manière parlante, me semble-t-il, par l’ensemble des images qui ont respecté ce que j’appelle la « règle du christomorphisme de la représentation chrétienne de Dieu dans l’art », en donnant au Père et au Fils exactement la même allure, comme y invitait le fameux verset de saint Jean où Jésus répond à la demande 16

Fr. Bœspflug, Dieu et ses images, p. 232-233.

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l’apôtre Philippe, « montre-nous le Père » : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 9)17. Cette identité d’allure fut exigée explicitement d’Enguerrand Quarton dans Le Couronnement de la Vierge. La première clause du contrat signé par l’artiste en 1453 stipulait en effet « Du Père au Fils n’aura nulle différence », et elle fut si bien respectée qu’il est vain de chercher à détecter où est le Père et où le Fils dans ce tableau : l’effort pour les rendre semblables saute aux yeux, et indétectable celui qui a été fourni pour les distinguer18. Mais la consubstantialité est-elle pour autant montrée ? On peut, on doit en douter. La parfaite gémelléité ne protège pas du dithéisme. Cette considération s’applique à toutes les Trinités triandriques du genre de celle de l’Hortus deliciarum (Planche  5). Qui ne connaît cette image des Trois aussi interchangeables que des triplés, assis côte à côte et tenant ensemble une banderole : faciamus hominem ad imaginem, etc. ? De telles représentations ne laissent planer aucun doute sur la trinité des Personnes, leur égale divinité, leur agir commun19, mais échouent à dire qu’elles ne font qu’un seul Dieu. Le pouvoir de l’image pour traduire de manière orthodoxe la doctrine trinitaire s’avère ici limité. Ce n’est peut-être pas un hasard si ni Fra Angelico ni Raphaël ni Michel Ange n’ont figuré la Trinité : le Dieu-Père imaginé par les deux derniers artistes, qui sonnait le glas du christomorphisme, leur barrait le chemin vers la consubstantialité du Père et du Fils. L’on peut répéter à propos des images de Dieu et de la Trinité ce que le Père de Montcheuil disait des symboles de l’Église, à savoir qu’aucun n’est formellement adéquat tant qu’on l’isole, pas même ceux du Nouveau Testament, et qu’ils ne disent vrai que si on les associe en les laissant s’entre-corriger20. La procession de l’Esprit « du Père et du Fils », A PATRE FILIOQUE La question de savoir si les Orientaux ont réussi a créer une version picturale acceptable de leur propre conception de la procession de la Troisième Personne a Patre solo ou a Patre per Filium mériterait un développement à part. En tout état de cause, il n’est pas certain que les Paternités orientales du type de celle bien connue de Novgorod (Planche 6) soient satisfaisantes à cet égard, et bien peu probable qu’on s’en soit jamais servi pour réfuter des hérésies, 17 18

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Ibid., édition 2008, p. 120-121 ; édition 2011, p. 116-117. Fr. Bœspflug, La Trinité dans l’art d’Occident (1400-1460). Sept chef-d’œuvres de la peinture, Strasbourg, 2000, 20062, chap. V, p. 130-131 ; J. Baschet, L’iconographie médiévale, Paris, 2008, p. 182, a tenté de prouver le contraire pour illustrer sa thèse de l’ambiguïté des images, mais sans emporter l’adhésion.  Voir Fr. Bœspflug, « Faciamus hominem… La Trinité créatrice de l’homme dans l’art médiéval », dans Que soit ! L’idée de création comme don à la pensée, éd. F. Mies, Bruxelles, 2013, p. 305324. Y. de Montcheuil, Aspects de l’Église, Paris, 1962.

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comme on l’a soutenu 21. L’art chrétien d’Orient a sans doute été moins soucieux que son alter ego occidental de traduction visuelle des vérités théologiques, bien qu’il ait comporté lui aussi des images du Credo… En revanche, la tradition théologique de l’Église orthodoxe n’a pas craint de soutenir que l’icône était un équivalent peint de l’Évangile et de la prédication, ce que la tradition théologique catholique n’est pas prête à faire. Les deux traditions ne se font pas du tout la même idée des pouvoirs de l’image. Les métaphores faisant de l’image une « prédication muette » et de la prédication un « portrait d’oreille » ont eu cours en Occident, mais l’Occident n’y a jamais cru vraiment22. S’agissant de la traduction picturale de la procession de l’Esprit selon la conception latine, l’on vit surgir en Occident, lors de l’efflorescence des principaux types iconographiques de la Trinité au début du xiie siècle, des images très élaborées, telle la miniature qui ouvre le canon de la messe (Hanc igitur clementissime pater) du Missel de Cambrai, qui rappelle habilement et élégamment, par les extrémités des pennages de la Colombe joignant les centres des bouches respectives des deux premières Personnes, que l’Esprit procède du Père et du Fils : il fait le pont entre eux, il est leur commune exhalaison, le nœud de leur amour mutuel, nexus amoris, leur baiser, etc.23. Ces métaphores et d’autres encore ont été retravaillées plastiquement, dans un climat de liberté exceptionnel attesté par un petit ouvrage conservé à la Beinecke Library de New Haven et édité par Jeffrey Hamburger24. Et cette jonction des bouches assurée par les ailes de la Colombe se retrouve dans nombre de miniatures et dans le tableau déjà évoqué du Couronnement de la Vierge, d’Enguerrand Quarton (planche 7).

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H.  Gerstinger, « Über Herkunft und Entwicklung der anthropomorphen byzantinischslawischen Trinitätsdarstellungen des sogenannten Synthronoi- und Paternitas(Otechestwo)Typus », Festschrift W. Sas-Zaloziecky zum 60. Geburtstag, Graz, 1956, p. 79-84 ; recension A. Grabar, Cahiers archéologiques, 20 (1970), p. 236-237 ; voir M. G. Muzj, Un Maître pour l’art chrétien, André Grabar, Paris, 2005, p. 49. Fr. Bœspflug, « Sens et non-sens des images au regard de la parole », Lumière & Vie, n. 275, juillet-septembre 2007, p. 43-57. Voir la notice de ce manuscrit dans La Représentation de l’invisible. Trésors de l’enluminure romane en Nord-Pas-de-Calais. Catalogue d’exposition, Valenciennes, 2007, p. 42-43. J. Hamburger, The Rothschild Canticles. Art and mysticism in Flanders and the Rhineland circa 1300, New Haven/Londres, 1990 ; j’ai recensé longuement ce livre dans le Bulletin monumental, 150/1 (1992), p. 93-98.

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Fig. 12. Trône de grâce, Missel de Cambrai Cambrai, Bibliothèque municipale 234, fol. 2r (vers 1120)

Mais cela n’aura certainement pas suffi, en définitive. D’une part, il est clair qu’il faut une connaissance préalable de la doctrine latine du Filioque pour en reconnaître l’illustration dans la miniature de Cambrai et saisir de quoi il s’agit au juste. Il suffit pour s’en convaincre de distribuer une photocopie du tableau aux élèves d’une classe de seconde, ou aux étudiants, et de leur demander d’interpréter le motif en question : c’est en général la débâcle. D’autre part, j’observe que l’ensemble de ces tentatives plastiques, plutôt réussies, pourtant, n’a pas pu graver durablement cet élément doctrinal dans l’inconscient visuel ni dans la mémoire des Occidentaux, qui disent aujourd’hui ne pas savoir le moins du monde de quoi il retourne, ni discerner l’enjeu de ce qui fut pourtant, c’est notoire, une pomme de discorde, dès avant 1054, entre Orient et Occident. L’entreprise d’illustration, de ce point de vue, qui est le point de vue de l’effet durable d’une transcription picturale, se solde par un échec. On a le sentiment que la leçon répétée de ce patrimoine figuratif n’a pas été enregistrée… La circuminsession des Personnes La circuminsession des Personnes est sans doute un des aspects de la doctrine qui a suscité les tentatives plastiques les plus audacieuses et les plus

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« touchantes ». Ce dernier mot, je sais, n’appartient ni au vocabulaire technique des historiens ni à celui des historiens de l’art. Je me risque cependant à l’employer parce qu’il me semble avoir acquis le droit, sur ce terrain que je laboure depuis longtemps, de communiquer mes propres réactions affectives et émotionnelles. Si l’on a admis mon point de départ, on pourra aussi admettre qu’elles ne sont pas étrangères à la question soulevée… Quoi qu’il en soit, la « mutuelle et parfaite et heureuse inhabitation des Personnes divines » (si je peux proposer cette traduction personnelle du terme technique), on s’en douterait, n’a pas pu se dire parfaitement en images. Elle a cependant fait naître, surtout au xive siècle, des images où l’inventivité le dispute à l’affection confiante envers les Trois : témoin les illustrations du Bréviaire d’amour de Matfre Ermengaud, le groupe sculpté de Troyes, le triptyque de Lucca di Tommè (planche 8)25, œuvres de savante candeur qui, à force de rapprocher physiquement les figures, les ont pour ainsi dire siamoïsées, réduisant à quatre voire à deux leurs jambes et/ou leurs bras, et les enveloppant si étroitement dans un même manteau que l’idée s’impose, à les regarder, que les Trois ne pouvaient agir que de concert. L’image ici fait écho de manière pertinente et convaincante au fameux adage théologique d’origine augustinienne, tota Trinitas operatur ad extra (« c’est toute la Trinité qui opère à l’extérieur »). Et puisque toute la Trinité est engagée dans la Création, l’Incarnation, la Rédemption, la Sanctification, il n’y a pas en elle de spécialisation fonctionnelle, comme si le Père était seul responsable de la Création, le Fils seul acteur de la Rédemption et l’Esprit unique inspirateur et sanctificateur. Si l’image n’a pas à proprement parler le pouvoir d’énonciation, du moins peut-on lui reconnaître, au vu de pareilles peintures, un réel pouvoir d’illustration, ou de fixation mémorielle du dogme, et ce n’est pas un mince mérite. Ici se vérifie, me semble-t-il, un dicton du poète Horace : « Il n’y a rien qui délecte et qui fasse plus suavement glisser une chose dans l’âme que la peinture ni plus efficacement la grave en la mémoire26 ». Le pouvoir d’infiltration et de persuasion de l’image, à l’en croire, serait nettement supérieur à celui des mots, parlés ou écrits. Sans parler de son pouvoir de faire rêver en régalant la rétine.

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Ces œuvres sont reproduites dans Fr. Bœspflug, Dieu et ses images, 2008, p. 216-218 ; édition 2011, p. 201-203. « Segnius irritant animos demissa per aurem/Quam quae sunt oculis subjecta fidelibus » ; Fr. Bœspflug, Dieu dans l’art, p. 266 ; Dieu et ses images, p. 322.

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Conclusion et ouverture On ne le répètera jamais assez, l’image n’est pas un énoncé ; et formellement parlant, elle n’a donc pas de doctrine27. Il faut récuser l’idée très prisée qu’il y aurait, du fait de leur « contenu » autant et plus que des logiques d’appropriation identitaire, des images orthodoxes et d’autres qui seraient hérétiques. Les images n’ont de pouvoir de l’être que métonymiquement, du fait de leur réception par des courants orthodoxes ou hétérodoxes qui font d’elles leurs images signalétiques après avoir discerné leur congruence avec la doctrine enseignée par eux. Le décret du concile de Trente « Sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints, et sur les saintes images » de décembre 156328 a reconnu indirectement, pour en aviser les curés et leur demander d’y veiller, le pouvoir des images d’inculquer une doctrine. Les Pères du concile se défiaient surtout de la possibilité corrélative qu’avaient les images de diffuser une doctrine erronée « Il ne faut exposer aucune image porteuse d’une fausse doctrine, qui donne aux gens simples l’occasion d’une erreur dangereuse ». C’était une manière de reconnaître à l’image, à côté de son pouvoir d’édifier, celui aussi de contaminer, d’intoxiquer les esprits avec des « représentations fausses » et des « doctrines erronées ». On ne prête qu’aux riches, mais, salva reverentia, c’était sans doute trop leur prêter… en l’occurrence. Car le sémantisme de l’image est trop malléable pour avoir valeur fixe et ne va pas au-delà d’une capacité de s’harmoniser avec les mots. Quand l’image religieuse s’harmonise avec ce que dit la doctrine, on est en droit de dire qu’elle l’illustre : c’est le maximum de son pouvoir sur ce terrain. Réduite à elle seule, elle n’est pas davantage assimilable à un acte performatif29. Mais comme le disait déjà sans le dire le horos du concile de Nicée II en 787, l’image a le pouvoir de s’accorder au kérygme, autrement dit de soutenir et de renforcer un énoncé de la prédication apostolique ou de la confession de foi (tel « Jésus est le sauveur du monde »), de l’accompagner de manière harmonieuse et de produire en quelque sorte un duo chantant avec un énoncé, un principe, une vérité philosophique ou religieuse, une valeur30. L’image a ce pouvoir de donner chair et corps et émotion à un propos, à une assertion. C’est son pouvoir d’illustrer, de donner du lustre, de la gloire, de la lumière,

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Id., La Pensée des images. Entretiens sur Dieu dans l’art, avec Bérénice Levet, Paris, 2011. H. Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, éd. Hünermann/Hoffmann, Paris, 1996, n. 1821-1825 ; D. Menozzi, Les images. L’Église et les arts visuels, Paris, 1991, p. 191-192. J. Wirth, « Performativité de l’image », dans La Performance des images, éd. A. Dierkens, G. Bartholeyns, Th. Golsenne, Bruxelles, 2010, p. 125-135 ; I. Rosier-Catach, « Les mots et les images », dans Ibid., p. 243-253. Fr. Bœspflug, « La Seconde voix » ; J. B. Uphus, Der Horos des Zweiten Konzils von Nizäa 787. Interpretation und Kommentar auf der Grundlage der Konzilsakten mit besonderer Berücksichtigung der Bilderfrage, Paderborn-Munich-Vienne-Zurich, 2004.

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de la chaleur. Le pouvoir spécifique des mots, celui de fixer le sens, s’allie alors au pouvoir des images, celui du don de la présence. Il faudrait enfin, en élargissant la réflexion, se demander dans quelle mesure des résumés visuels d’une doctrine philosophique, scientifique ou religieuse ont pu exister. Quel est, au fond, la capacité sémantique de l’image ? L’histoire des religions, ma discipline d’enseignement à Strasbourg, donne à penser. Mani est peut-être le seul des fondateurs de religions universalistes, ou en tout cas le premier en date, qui aura songé à munir ses missionnaires d’un compendium de sa doctrine doté d’illustrations légendées en trois langues31. Ni Moïse, ni Siddharta le Bouddha, ni Jésus, ni Muhammad n’ont eu pareille idée, tandis que tous se sont fiés aux mots – mais ici, il conviendrait de distinguer Moïse et Muhammad, dont l’enseignement devait être fixé par l’écrit, de Jésus et Bouddha qui ne s’en sont guère souciés et qui, d’ailleurs, ont cru à la parole plus encore qu’aux mots). Pourtant l’art chrétien eut un aspect missionnaire dès la fin de l’Antiquité32. Aux xiiie et xive siècles, les frères mendiants parvenus jusqu’en Asie ont eu parfois recours à des images dotées de légendes à des fins de propagande religieuse33. C’était assurément créditer l’image d’un pouvoir d’enseigner ou de condenser visuellement un élément de doctrine. Les autres fondateurs de religion n’ont pas eu de telles initiatives, mais leurs disciples s’en sont chargés. Il a existé, comme l’on sait, à partir du Moyen Âge, non seulement des images synthétiques de la foi chrétienne (une Vierge à l’Enfant en dit déjà long, au fond), mais des images du Credo34. C’est vrai chez les catholiques, c’est vrai aussi chez les orthodoxes, 31

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Mani (216-271), le fondateur du manichéisme, organisa avec soin sa prédication, rédigeant (en syriaque pour la plupart) des ouvrages susceptibles de servir de compendium à ses disciples, parmi lesquels le Grand évangile vivant, son principal écrit de propagande, et, fait unique à cette époque, un manuel d’images (des miniatures persanes) cosmogoniques et théologiques commentées (intitulé Ardahang en moyen perse, Eikôn en copte) ; voir Religions et histoire, 3, juillet-août 2005, dossier « Le manichéisme. Rayonnement d’un prophète inspiré de Jésus, de Bouddha et de Zarathoustra », p. 12-71 ; Zs. Gulacsi, « Mani’s ‘Picture Box’ ? A Study of a Chagatai Textual Reference and its Supposed Pictorial Analogy from the British Library », in New Perspectives in Manichean Studies, éd. A. van Tongerloo, Turnhout, 2005. Selon A. Grabar, ce n’est pas par hasard que les trois arts juif, chrétien et manichéen naissent sensiblement au même moment, en s’appuyant sur les transformations récentes de l’iconographie impériale romaine ; voir G. Muzj, Grabar, p. 119-121. H. L. Kessler, « Pictorial Narrative and Church Mission in 6th-Century Gaul », Studies in the History of Art, 16 (1985), p. 75-91. Jean de Montecorvino, dans une lettre de 1306, parle de six tableaux qu’il fit exécuter de l’Ancien et du Nouveau Testament pour l’instruction des ignorants (rudium) : le texte était écrit en latin, mongol et persan. Les contacts des frères mendiants avec les civilisations de l’Inde et de la Chine furent cependant trop brefs pour avoir pu susciter un mouvement artistique durable. Fr. Bœspflug, Le Credo de Sienne, Paris, 1985 ; Id., « Autour de la traduction picturale du Credo dans l’Occident médiéval (xiie-xve siècle) », dans Rituels, éd. P. De Clerck, E. Palazzo Paris, 1990, p. 55-84 ; Id., « Symboles de foi et Apôtres au Credo. Quelques réflexions sur leurs fonctions respectives », dans Pensée, image et communication en Europe médiévale.

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qui ont une perception proprement « dogmatique » de l’image, mais c’est vrai même chez les protestants, qui estiment en général que les images de type Gotha ont constitué une Bildlehre, un bon résumé visuel de la théologie de Luther35.

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À propos des stalles de Saint-Claude (Actes du colloque international de Lons-Le-Saulnier et SaintClaude, septembre 1990), Besançon, 1993, p. 257-262. Voir Fr. Bœspflug et al., Le Christ dans l’art, des catacombes au XXe siècle, Paris, 2000, p. 164-165. Gotha, ville d’Allemagne orientale, proche d’Erfurt, est l’ancienne capitale du duché de Saxe-Cobourg.

Deux discours normatifs : droit et théologie morale

Corinne Leveleux-Teixeira

PRÊTER SERMENT AU MOYEN ÂGE LA VIRTUS VERBORUM AU RISQUE DU DROIT La question du pouvoir des mots, sans être à proprement parler une question juridique, a incontestablement partie liée avec le droit, et cela d’un point de vue très général, allant bien au-delà des données propres de l’époque médiévale. En outre, ce lien entre le vinculum iuris et la virtus verborum, quoique structurel, est aussi très difficile à cerner. Il questionne en effet l’identité du droit lui-même. Si le rapport entre le droit et les mots est fondamental, c’est parce que la chose juridique s’incarne pleinement dans le langage ; elle s’actualise même dans le prononcé de certaines paroles. L’étymologie du mot « loi » ne désignet-elle pas ce qui est lu ? Et le pouvoir du juge n’est-il pas défini comme « juridiction », c’est-à-dire comme capacité à « dire le droit » ? Bien plus que la plupart des activités humaines, en effet, le droit prend les mots au sérieux, au point d’avoir construit son propre système de référencement linguistique (avec un vocabulaire spécifique) et de conférer à la forme de ce qui est dit une importance au moins comparable au fond de ce qui est avancé. Les exemples illustrant cette efficacité du formalisme sont innombrables, depuis les modes archaïques de la stipulatio romaine jusqu’au droit contemporain, qui, bien que de façon plus ténue, attache encore des effets de droit à l’emploi de certaines formes verbales, voire au simple engagement oral, conformément à l’adage bien connu d’ Antoine Loysel, « on lie les bœufs par les cornes et les hommes par des paroles1 ». L’importance dévolue à la procédure et aux moyens de cassation sanctionne au demeurant l’irrespect d’une syntaxe et d’une morphologie juridiques toujours enveloppées d’une part de mystère pour le commun des sujets de droit. Enfin, l’importance de la textualité dans l’enseignement du droit, la fréquence du recours aux adages, le goût de la rhétorique judiciaire, tout témoigne d’une adhésion forte du monde juridique au pouvoir des mots et à la croyance sous-jacente que le droit réside essentiellement dans la forme du droit. Mais ce lien au langage, pour nécessaire qu’il soit, est en quelque sorte enfoui dans une substance juridique qui le rend quasiment indiscernable aux professionnels du droit eux-mêmes. Outre qu’ils sont animés par une très 1

A. Loysel, Institutes coutumières, manuel de plusieurs et diverses règles, sentences et proverbes du droit coutumier et plus ordinaire de la France, Paris, 1607, p. 357.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 171-188

© BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101900

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forte revendication de spécificité identitaire, beaucoup de spécialistes de la chose juridique sont loin, en effet, d’envisager le rapport au langage comme structurant pour leur pratique, les mots ne constituant, à leurs yeux, que des instruments dociles au service d’un savoir-faire qui échappe à leur empire. Mieux même, la place du langage dans le droit et surtout la force des mots charriés par ce même langage peuvent faire problème dès lors qu’elles menacent la cohérence interne de l’ordre juridique. Selon une doxa largement répandue chez les juristes, dont beaucoup se revendiquent peu ou prou d’une forme de positivisme kelsénien, l’ordre juridique est structurellement autoréférentiel, le droit étant à lui-même son propre fondement. Si donc il y a bien une virtus qui préside au fonctionnement et à l’efficacité du droit, la seule qui soit logiquement concevable est la virtus juris. Dans cette optique, ce n’est pas la parole qui donne force au droit, mais le droit qui donne force opératoire à la parole. Ou, pour le dire autrement, la reconnaissance d’une puissance propre des mots dans l’ordre juridique affaiblirait d’autant l’autorité et le rôle de l’interprète autorisé qu’est le juriste, seul médiateur compétent entre la réalité des choses et le monde du droit. En ce sens, la virtus verborum serait soluble dans le positivisme juridique. À cet égard, l’analyse du serment par la dogmatique juridique médiévale, tout spécialement canonique, offre un poste d’observation privilégié pour l’étude de ces rapports entre droit et langage. En premier lieu, parce que les canonistes n’enferment pas le droit en lui-même mais l’articulent avec un système de valeurs extra-juridiques2, tout en postulant le fondement transcendant du langage. En second lieu, parce que le serment, tout au moins le serment promissoire –  c’est-à-dire celui qui formalise un engagement valable pour le futur3 – constitue au premier chef un acte de langage, dont l’existence est scellée par la profération. Enfin, et c’est surtout ce point qui retiendra ici notre attention, parce que les rapports du droit et du serment sont fondamentalement pensés par les canonistes en termes de conflictualité, ce qui conduit au creusement d’un écart entre la force des mots du serment et la force du droit. La raison majeure de cette tension (infiniment moins marquée chez les civilistes) tient au contournement de l’interdit évangélique promulgué à l’égard de la parole jurée. Reprenant à son compte la tradition de suspicion inaugurée par l’Ancienne Loi à l’égard du serment4, le Nouveau Testament 2 3

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Comme par exemple l’équité ou la miséricorde. Par contraste avec le serment assertoire, qui entend renforcer une affirmation portant sur le passé : il s’agit là d’une attestation, qui n’a aucune incidence directe sur la qualité du réel : ce n’est pas parce que je jure qu’une chose est arrivée qu’elle est vraiment arrivée. À l’inverse, c’est le fait de jurer de faire (ou de ne pas faire) quelque chose qui est, à proprement parler, créateur de l’engagement. Par exemple Ex. 20, 7 :« Tu ne prononceras pas à tort le nom du Seigneur ton Dieu, car le Seigneur n’acquitte pas celui qui prononce son nom à tort. »

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avait en effet surenchéri en édictant une prohibition de principe : non seulement le parjure devait être évité mais encore l’engagement juré se voyait lui-même interdit sous toutes ses formes5. Cette prohibition revêtait même une solennité particulière pour avoir été formulée par Jésus en personne, au cours du fameux sermon sur la Montagne. Théologiquement, le propos était d’une cohérence parfaite : le Christ, Verbe incarné, inaugurait un renouvellement ontologique du langage et rendait ipso facto « superflue et vaine toute pratique de confirmation de la vérité6 ». Pastoralement et canoniquement, la situation était plus complexe, l’extrême diffusion sociale du serment rendant vain l’espoir de son éradication complète. C’est cette lucidité pastorale qui explique l’entreprise de sauvetage de la parole jurée lancée par les Pères de l’Église dès l’Antiquité tardive7, puis reprise par les canonistes des xie-xiiie siècles. Par-delà le fond d’une argumentation visant à établir l’innocuité morale du serment, l’intérêt essentiel de cette démonstration pour notre propos réside en ceci : la virtus verborum du serment ne suffisait pas. Pour produire des effets tangibles, elle devait être agréée par le droit, moyennant le respect de nombreuses conditions – de forme et de fond. Dans cette perspective, il n’est guère étonnant, aux xiie-xiiie siècles, que la doctrine canonique du serment ait essentiellement consisté en une réflexion sur la rupture du serment. Plus que son efficacité supposée, ce qui était exploré en priorité c’était la faillite de sa virtus ; plus que sa portée possible, ce qui retienait surtout l’attention, c’étaient les limites réelles qu’il convenait d’assigner à une pratique considérée comme dangereuse. Deux exemples suffiront à illustrer cette attitude. Le premier est tiré de ce qui est sans doute le texte le plus important jamais écrit à ce sujet par un canoniste. Il s’agit de la Cause 22 du Décret de Gratien8, véritable support matriciel de toute la réflexion ultérieure. L’exposé du Bolonais se décompose en quatre questions majeures qui traitent 5 6

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Mt. 5, 33-34 et 5, 37. C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Paris, 1991, p. 201 ; Eaedem, « Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain. Le décalogue et les péchés de langue », dans La ville et la cour. Des bonnes et des mauvaises manières, éd. D. Romagnoli, Paris, 1995, p. 85-115. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue. Voici une traduction du casus qui sert de prétexte à la Cause 22 : « Un évêque a affirmé sous serment une chose fausse qu’il croyait vraie. L’ayant appris, son archidiacre jura à son tour qu’il refuserait désormais l’obéissance à cet évêque. Celui-ci le contraignit à lui rendre la consueta reverentia. L’évêque est accusé d’avoir commis un double parjure parce qu’il a juré une chose fausse et parce qu’il a contraint l’archidiacre à se parjurer. Qu. I : On cherche premièrement si l’on doit prêter serment ou non. Qu. II. Deuxièmement, si est parjure celui qui jure quelque chose de faux qu’il pense être vrai. Qu. III. Troisièmement, s’il était permis à l’archidiacre de refuser l’obéissance à son évêque. Qu. IV. Quatrièmement, si l’objet du serment de l’archidiacre était licite, devait-il être respecté ? Qu. V. Cinquièmement, si l’on

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successivement de la licéité relative du serment (qu.  1), de la consistance subjective du parjure (qu. 2), des serments illicites (qu. 4), des parjures forcés et des serments ambigus (qu. 5)9. En d’autres termes, Gratien n’assigne à la parole jurée qu’un espace propre très restreint, coincé entre sa licéité conditionnelle et l’énumération de ses nombreuses déviances possibles. La virtus verborum du serment est chez lui tenue en liberté surveillée. La seconde illustration est puisée, plus d’un siècle plus tard, chez ce grand synthétiseur de la pensée canonique que fut Hostiensis. Dans sa fameuse Summa aurea (c. 1253), lue et méditée pendant des siècles par des générations de canonistes, le cardinal d’Ostie consacre trois paragraphes, soit un peu plus du tiers (en volume) de la rubrique De jure jurando à analyser successivement la nature du serment10, ses conditions de validité11 et ses espèces12. L’essentiel de son développement (les deux tiers restants) est dévolu au serment illicite13, à la transmission de l’obligation jurée dans le temps14, à la dispense15, et aux peines frappant les parjures16. Chez Hostiensis comme chez Gratien, l’accent est donc mis sur la fragilité relative de l’engagement pris sous serment, à rebours de l’opinion commune qui y voit plutôt l’instrument efficace d’une garantie durable. Dans la tradition chrétienne en effet, la foi jurée, qui consiste, pour le fidèle, à invoquer le nom de Dieu à l’appui de ses dires, se déploie au sein d’une relation interpersonnelle composée des parties humaines au serment mais aussi d’une caution divine inébranlable. L’économie de la parole jurée repose fondamentalement sur l’affirmation d’un garant métaphysique qui rend théoriquement inutile toute médiation institutionnelle supplémentaire17 puisqu’elle suffit à ancrer l’engagement dans la permanence. Elle n’a besoin ni d’un notaire pour l’authentifier, ni d’une autorité publique pour la garantir, ni même d’un juge pour en punir la transgression. Comme énoncé performatif,

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considère ce serment comme valide, l’évêque est-il parjure d’avoir contraint l’archidiacre à ne pas l’observer ? » On laisse ici délibérément de côté les quelques lignes de la question 3, qui n’ont qu’une portée des plus limitées puisqu’elles constituent la réponse au casus qui sert de point de départ à la cause 22. Summa aurea, Lyon, 1527, réimpr. anast., Aalen, 1962, fol. 106v, « Quid sit juramentum ». Ibid., « Quot comites habere debeat juramentum ». Ibid., fol. 107, « Juramenti quot sunt species ». Ibid., « Quomodo censeatur illicitum juramentum ». Ibid., fol. 107v, « Vasallus an possit cogi de novo iurare successori ». Ibid., « Papa absoluit a juramento per vim vel per metum extorto de rebus non repetendis ». Ibid., fol. 108-108v, « Pena perjurii que sit ». Cette rationalité propre du serment n’a eu, au demeurant, aucun effet sur la réalité des pratiques : le besoin de réassurance est tel qu’il a fréquemment conduit à multiplier les modes de garantie et de cautionnement. De même, le serment n’a pas de valeur en soi, comme une parole qui se suffirait à elle-même ; sa portée est partiellement conditionnée par l’identité et donc le degré de crédibilité de celui qui le profère.

Prêter serment au Moyen Âge

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elle opère (théoriquement) par la seule vertu de sa profération18. Comme acte religieux19, elle scelle par sa formulation la promesse infaillible de sa propre sanction, même si les autorités terrestres prolongent toujours la certitude du châtiment divin par l’assurance de peines matérielles. Par ailleurs, le serment promissoire a toujours suscité la plus grande méfiance de la part d’hommes d’Église conscients de la prohibition évangélique dont il avait fait l’objet mais aussi prompts à déceler en lui un redoutable potentiel subversif. À cet égard, la crainte du vinculum iniquitatis, qui fait pendant à l’exaltation du bon serment comme « vinculum unicum societatis humanae conservativum 20 », peut être rapprochée de l’antique condamnation des conjurations21. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’éviter que la dynamique créatrice du serment ne débouche sur l’émergence d’organisations « sauvages » extérieures à l’ordre juridique, ou sur la formation de pactes criminels pour lesquels l’engagement juré initial viendrait sacraliser la commission d’actes immoraux. Face à la prégnance de ces discours, la stratégie de présentation adoptée par Gratien puis par Hostiensis, qui consiste à insister sur la vulnérabilité de la parole jurée, n’est pas fortuite. Les options qui la sous-tendent apparaissent d’ailleurs encore plus nettement si on la rapproche de la rubrique suivante dans la Summa Aurea, qui porte non plus sur le serment promissoire mais sur le serment assertoire, non plus sur la parole d’engagement mais sur la parole de vérité. La tonalité cette fois est intégralement positive et le texte n’envisage

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Cette analyse vaut surtout à l’égard du serment promissoire, qui dispose pour le futur. Cfr Albericus de Rosate, Dictionarium juris tam civilis quam canonici, Venise, 1581, « Species juramenti […] sunt duae : scilicet assertorium cum juratur de presenti vel de preterito sicut esse vel non esse, et promissorium, de futuro, ut cum jurat aliquis se daturum vel facturum. » Thomas d’Aquin fait du serment un acte de latrie : Summa theologica IIa IIae, qu. 89, art. 1, Paris, 1985, t. III, p. 569. Le serment appartient à la catégorie des « actes extérieurs de latrie où l’homme emploie quelque chose de divin ». La matière de ces actes peut être constituée soit par un sacrement soit par le nom divin. Cette dernière hypothèse se décompose ellemême en trois sous-groupes : le serment, qui tend à la confirmation de ses propres paroles (qu. 89), l’adjuration, qui tend à inciter les autres à faire quelque chose (qu. 90) et l’invocation, destinée à prier et louer Dieu (qu. 91). Quelques décennies plus tard, Albericus de Rosate fait de même dans son grand dictionnaire de droit, Dictionarium juris : « Jurer consiste à invoquer Dieu comme témoin. C’est un acte de latrie » (« Jurare est Deum invocare et est actus latriae »). J. Gerson, Œuvres complètes, éd. P. Glorieux, t. X, Paris, 1973, p. 242, cité par B. Guenée, « Non perjurabis. Serment et parjure en France sous Charles  VI », Journal des Savants, juilletdécembre 1989, p. 241-257. O. G. Oexle, « Conjuratio et ghilde dans l’Antiquité et dans le Haut Moyen-Age. Remarques sur la continuité des formes de la vie sociale », Francia. Forschungen zur Westeuropäischen Geschichte, 10 (1982), p. 1-19, et notamment p. 7-12, et C. Leveleux-Teixeira, « La conjuratio au miroir des anciennes collections canoniques. De la production d’une norme à la dissolution de son objet », dans Oralité et lien social au Moyen Âge (Occident, Byzance, Islam). Parole donnée, foi jurée, serment, éd. M-Fr. Auzépy, G. Saint-Guillain, Paris, 2008, p. 247-263.

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que les modalités pratiques du serment ainsi que les effets qui y sont attachés22, fournissant les bases d’un cadre procédural favorable à la véridiction, et non une liste des manquements à la discipline de parole. Pourquoi une telle différence de traitement ? Sans doute parce que les enjeux liés à ces deux modes d’engagement ne sont pas d’une intensité comparable : le serment assertoire ne se prononce que sur un passé dont il est incapable de changer les contours (on ne peut faire que ce qui a été n’ait pas été), alors que le serment promissoire inaugure un nouvel avenir à la configuration duquel il prétend contribuer pour partie. La virtus verborum mobilisée dans ce dernier cas apparaît, sinon plus importante, du moins plus inquiétante car moins prévisible. Les engagements pris pour le futur ne risquent-ils pas d’hypothéquer l’ordre établi au présent ? C’est donc logiquement sur le serment promissoire que l’effort déployé par le droit canonique pour maîtriser une virtus verborum potentiellement insaisissable fut le plus grand ; c’est sur cet objet que la tension fut la plus forte entre un droit cherchant à « prendre le contrôle » des effets du langage, pour y introduire rigueur et prévisibilité, et une sourde résistance de la puissance propre des mots, qui échappe pour partie à la tentative de maîtrise du droit, tel un « petit reste » inassimilable. Dans le cadre nécessairement limité de cette étude, seules des sources normatives des xiie-xiiie siècles seront mises à contribution, car elles rendent particulièrement bien compte de ce mouvement dialectique induit entre droit et langage par l’appréhension du serment. La normativité de ces textes doit au demeurant être entendue dans un sens large. Elle ne concerne pas seulement des décisions émanant d’une autorité institutionnelle et ayant vocation à s’imposer à tous, mais aussi, plus globalement, des documents produits par des juristes qualifiés (presque toujours des clercs) dans le but, implicite ou explicite, de préciser ce que doit être une pratique vertueuse du serment23. Ces textes sont donc traversés par une tension qui servira de fil conducteur à cet exposé : à l’effort de contrôle et d’affirmation de la force du vinculum iuris sur une parole magique (I), répond la reconnaissance d’une 22

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Comme en témoigne son sommaire (Summa aurea, Lyon, 1527, réimpr. anast., Aalen, 1962, fol. 108v) : « Juramenti assertorii species quot sunt ; (2) Juramentum assertorium quis deferre possit ; (3) Juramentum assertorium cui sit deferendum ; (4) Juramentum assertorium quando sit deferendum ; (5) Juramentum assertorium super quibus sit deferendum ; (6) Juramentum assertorium qualiter sit deferendum ; (7) Jurandi effectus quid sit ; (8) Jurandi effectus ad quem transeat. » Dans ce cadre, une définition peut être considérée sinon comme normative, du moins comme impliquant une approche normative de la question. Ce travail est donc délibérément enclos dans le champ des discours prescripteurs, la position normative postulant une certaine extériorité par rapport à son objet, à la différence des textes de la pratique, qui constituent la plupart du temps la mémoire d’un acte et qui, à ce titre, s’agrègent à celui-ci.

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vertu propre de la parole jurée liée à la croyance qu’elle est en capacité de susciter et de mobiliser chez les interlocuteurs en présence (II). Les premiers développements s’attachent plutôt au serment comme acte de langage, les seconds visent également sa dimension sociale et communicationnelle. VINCULUM IURIS. L’encadrement juridique d’une parole magique. le serment comme acte de langage L’interdit posé par l’Évangile à l’égard de toute parole jurée et le respect dont doit s’accompagner toute profération du nom de Dieu ont suscité l’émergence d’une approche particulièrement précautionneuse du droit canonique à l’égard du serment. Conscients des risques de parjure et de profanation dont il était porteur, mais aussi des menaces de subversion qu’il était susceptible de favoriser (notamment par le biais des conjurationes, ces serments collectifs spontanément pensés comme attentatoires à l’ordre établi24), les juristes de l’Église ont cherché à multiplier les limites et les gardefous, n’assignant au serment qu’une position somme toute marginale au sein d’un ordre juridique auquel il n’était pas complètement réductible. Cet effort pour enclore la puissance du serment à l’intérieur du droit s’est traduit par la mise en place de dispositifs de contrôle, susceptibles de vider l’engagement juré de sa substance, et par une réflexion sur les limites du serment, pensé comme un acte « normal », borné en amont par l’intention de son auteur et en aval par la prise en compte de l’intérêt général. Les usages du serment. Au-delà de l’engagement : l’illicéité et la dispense Une grande partie de la réflexion canonique produite en matière de serment consista soit à en dénoncer les dérives, en criminalisant le parjure25, soit à en penser la réversibilité, à partir de la catégorie de serment illicite. Le serment illicite présente une configuration qui semble au rebours de celle du parjure : il implique en effet souvent (mais pas toujours) la rupture licite d’un rapport d’obligation illicite, là où le parjure constitue la rupture illicite d’un rapport d’obligation licite. En quoi consiste cette illicéité26 ? La variété des réponses apportées à cette question témoigne à l’envi du caractère éminemment ouvert et dynamique du sujet : l’illicéité, à la différence de l’illégalité, n’a pas de consistance propre mais s’apprécie relativement à un nombre variable de

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Cfr C. Leveleux-Teixeira, « La conjuratio ». Les recueils de pénitentiels, notamment, privilégient cette approche de manière quasi exclusive. C’est l’objet de la q. 4 de la C. 22 du Décret.

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critères, qui concernent soit la manière de prêter serment soit l’objet de l’engagement, lui-même vicieux ou illicite. Si le serment est considéré comme illicite, il perd son applicabilité et se vide de l’essentiel de sa virtus. Par-delà la profération des paroles, c’est donc le droit qui garantit en dernière analyse l’efficacité de l’engagement juré. Cette absence d’automaticité dans l’application du serment est d’ailleurs soulignée par toute une casuistique qui permet de distinguer des degrés d’illicéité et de définir des niveaux d’applicabilité relative de la parole jurée. Dans les hypothèses les plus simples, où l’objet du serment, « vicieux par nature » (homicide, adultère, etc.), affectait le salut corporel ou spirituel, le jureur ne devait en aucun cas respecter sa foi promise : non seulement cela lui était formellement interdit27 mais encore il lui était loisible de contrevenir lui-même, de sa propre autorité, aux engagements illicites qu’il avait pu contracter28. Dans les situations moins typées, où le jureur pouvait hésiter sur la conduite à tenir – soit se parjurer pour éviter de commettre une faute, soit commettre une faute pour éviter de se parjurer – l’autorité ecclésiastique se voyait même pourvue d’un véritable pouvoir de police du serment, bien exposé par Guillaume Durand dans son Speculum judiciale : Si un serment peut être observé sans perte du salut éternel et qu’il est néanmoins téméraire et dangereux, ‹ le jureur › ne doit pas y contrevenir de sa propre autorité, […] mais le pape seul peut l’absoudre de son serment téméraire29.

Un peu plus loin l’évêque de Mende précise toutefois que, selon certains auteurs, les évêques ont également la faculté de dispenser des serments téméraires, tout au moins de ceux qui peuvent « tourner en pire » et dont la mise en œuvre pourrait se révéler nuisible30.

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C. 22, q. 4, d. p. c. 23, § 4, « Quisquis ergo se iuramento firmaverit aliquid facturum, quo vel corporalis vel spiritualis salus adimatur, vel sine quod utraque salus reparari vel conservari non possit, fidem promissam servare prohibetur. » Abbas Panormitanus, Commentaria seu lecturae Domini Nicolai de Tudeschi, archiepiscopi Panormitani in Decretalium libros, Lyon, 1527, sur X, 2, 24, 8 « ‘Si vero’, Iuramentum quod servari non potest sine interitu salutis aeternae non est obligatorium, ita quod propria authoritate potest iurans contravenire et dic quod non solum potest sed imo etiam debet. » Speculum iudiciale, Bâle, 1574, réimpr. Aalen, 1975, I, 1 : « Interdicta legato et sedi Apostolicae reservata », n. 24, p. 47 : « Si vero possit servari sine interitu salutis aeternae, licet alias sit temerarium et periculosum, non debet propria auctoritate contravenire, ex. de iureiur. Si vero [X. 2, 24, 8] et c. cum quidam § fi [X, 2, 24, 12], imo Papa solus absoluit a temerario iuramento, ut in prae decre. Venerabilem [X. 1, 6, 34], ar. tamen contra quod etiam episcopus in temerario dispensat, extra. de censibus gravis [X. 3, 39, 15] et hoc quidam tenent quod episcopus dispensat in temerario si in peiorem exitum vergat, ut Extra. Eo quintavallis [X. 2, 24, 23] et c. Si vero [X. 2, 24, 8], XXII q. IV, qui sacramento et § fi » [C. 22, q. 4, c. 11]. » C’est aussi l’opinion d’un théologien comme Thomas d’Aquin, cfr Summa Theologica, IIa IIae, q. 89, art. 9.

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À l’inverse, la faculté de dispense se rapporte à un serment licite et constitue l’attribut du pouvoir institué capable de battre en brèche la puissance verbale de la foi jurée. La dispense d’un serment prêté de façon régulière sur un objet licite et selon des modalités aptes à lui conférer un maximum d’efficacité est en effet dépourvue de valeur corrective31. Elle vient perturber le jeu normal du rapport d’obligation, en vertu duquel la réunion de conditions de forme et de fond suffit pour rendre un engagement contraignant et valider un acte. La faculté de dispense laisse en effet planer l’incertitude d’un critère de validité supplémentaire : l’approbation par une autorité extérieure, approbation qui, de surcroît, n’a pas à être systématiquement requise, ce qui vient encore renforcer son caractère arbitraire. La faculté de dispense des serments valides fragilise ainsi la virtus verborum attachée à la foi jurée : même parfaite, celle-ci est de peu de poids face au décret d’un pouvoir habilité à dire le droit. Là n’est point la seule limite qui lui est reconnue. Les limites du serment : entre intention et institution Par-delà les cas du parjure et du serment illicite, les canonistes qui se sont attachés à l’analyse de la parole jurée se sont efforcés d’en préciser la consistance et d’en circonscrire l’étendue. Dans leurs exposés, en effet, le serment n’est jamais laissé à lui-même, comme une pure parole sortie de rien et néanmoins irrésistiblement productrice d’effets. Il est au contraire contextualisé, en lien avec l’intention du sujet de droit qui le prête et avec l’institution qui entend en assurer le contrôle. La question de l’intention est très présente dans les développements que Gratien consacre au serment dans son Décret. La présentation qui en est faite comporte toutes sortes de nuances qu’il n’est pas possible d’aborder en détail dans le cadre limité de cette étude. En outre, Gratien s’interroge moins sur l’intention de celui qui prête serment que sur l’intention de celui à qui il est déféré. Enfin, cette réflexion est menée au travers d’une problématique essentielle qui est celle de la tromperie. Elle n’en demeure pas moins éclairante dans la perspective d’une enquête sur la virtus verborum du serment. Le point de départ de l’analyse réside dans une remarque formulée par Isidore de Séville dans le livre II de ses Sentences : Quel que soit l’art du discours de celui qui jure, Dieu, qui est témoin de la conscience, reçoit et comprend le serment comme celui à qui il est déféré. Il est donc doublement coupable celui qui invoque en vain le nom de Dieu et qui cause un mal à son prochain32. 31

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C’est pourquoi elle est en principe réservée au pape, dont elle constitue l’un des attributs de la souveraineté. C. 22, q. 5, c. 9, De eo qui calliditate verborum iurat.

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Si donc la tromperie est du côté du jureur, seule la compréhension de celui qui reçoit le serment apparaît recevable : s’il croit l’engagement valable parce qu’il a été prêté sur quelque chose de saint, le serment sera considéré comme produisant tous ses effets, et le jureur indélicat traité comme parjure même si, au dernier moment et à l’insu de son interlocuteur, il a substitué une simple pierre à l’évangile initialement prévu33. Le serment n’agit donc pas de manière automatique : ce n’est pas le concours de paroles rituelles et d’un objet sacré qui assurent son efficacité, mais la croyance que l’un au moins de ses acteurs place en lui. C’est cette croyance qui fonde le lien juré. Plus intéressant encore : dans un dictum compliqué, Gratien inverse l’hypothèse posée par Isidore de Séville et envisage une série de scenarii rocambolesques où c’est cette fois le jureur qui est abusé, dans le but de ruiner l’engagement qu’il contracte : De même, on objectera le cas de citoyens qui croient avoir juré l’obéissance à leurs consuls pour toutes les choses qui viendraient à être ordonnées pour l’honneur de la cité ; et, afin qu’ils ne soient pas tentés par le crime de parjure en dénonçant leur obéissance, on substitue, pour ceux qui vont jurer, un document dans lequel on trouve un autre ‹ engagement › que celui qu’ils pensent jurer, par exemple qu’ils transforment le Pô en Nil ou qu’ils fassent quelque chose de ce genre. Si donc ils refusent à leurs consuls l’obéissance qu’ils croyaient avoir jurée, est-ce que Dieu comprendrait ce serment selon l’intention de celui qui l’a reçu ou plutôt selon l’intention de celui qui l’a juré ? De même, si un innocent, accusé d’adultère ou de vol, voulait affirmer son innocence et qu’il jurait qu’il n’a pas commis ces actes, comme cela est écrit dans ce texte qu’il pense avoir rédigé de ses mains, et qui contient pourtant qu’il est coupable de ces méfaits, est-ce qu’il sera réputé parjure par le Seigneur ? Ou est-ce que l’on pourra arguer qu’il a juré et qu’il est coupable d’adultère ou de vol ? Non34.

Qu’il s’agisse de confondre un innocent ou d’éviter, par un subterfuge, que des citoyens soient accusés de parjure, le mécanisme décrit par Gratien vise à induire le jureur en erreur et à organiser, artificiellement, un conflit entre le serment prêté et l’écrit sensé en transcrire la teneur. Il y aurait, de ce 33 34

C. 22, q. 5, c. 10, Perjurus est qui super lapidem falsum iurat. Dictum § 2 et 3, p. c. 11 C. 22, q. 5 : « § 2 – Item objicitur de civibus, qui credunt se iurare obedituros consulibus suis in omnibus, que sibi inperata fuerint pro honore suae civitatis ; ne vero, obedientiam recusantes, reatu periurii illaquentur, supponitur breve iuraturis, in quo aliud continetur, quam se iuraturos arbitrentur, videlicet ne Padum in Nilum convertant, vel aliquid huiusmodi faciant. Si ergo contra hoc, quod se iurasse crediderant, consulibus suis obedientiam denegaret, numquid secundum intentionem recipientis, an non pocius secundum intentionem iurantis Deus iuramentum illud acciperet ? § 3 – Item, si innocens de adulterio vel furto inpetitus innocentiam suam vellet asserere, iuraret autem se ab obiectis sic esse inmunem, sicut in brevi illo continetur, quod manibus suis scripsisse arbitretur, contineatur autem in illo, hunc esse reum obiectorum, numquid a Domino periurus reputabitur ? aut numquid poterit argui, se iurasse, adulterii aut furti reatum incurrisse ? Non. »

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fait, une double expression verbale de l’engagement juré. Or dans cette hypothèse, la conclusion du canoniste bolonais est formelle : le seul serment qui vaille est celui que le jureur a eu l’intention de prêter ; la dimension verbale ne suffit pas à constituer le serment. S’y ajoute aussi un mouvement de volonté et une claire perception de la conscience. Affaire de parole, la force du serment ne git pas toute entière dans l’énonciation : pour avoir été vraiment « prêtée », il faut qu’elle ait été vraiment « donnée ». Il faut aussi, dans ce monde du droit, qu’elle ait été validée, fût-ce de façon implicite, par une autorité habilitée à le reconnaître. C’est sans doute chez Hostiensis que l’on trouve sur ce point les développements les plus éclairants. Chez le grand canoniste du xiiie siècle, l’engagement n’est plus appréhendé de façon abstraite, comme un type particulier de rapport tissé entre un individu et la divinité, à l’appui d’une promesse ou d’une affirmation. Il est vu désormais comme participant d’un ordre juridique global auquel il était tenu de se conformer, à peine de nullité. Ainsi « le serment ne ‹ valait › pas s’il était honteux ou contraire aux bonnes mœurs ou encore aux lois35 » ; il ne pouvait pas d’avantage valider ce qui avait été prohibé principalement en vue de l’intérêt public36. L’expression isolée d’une volonté personnelle, même sacralisée par une attestation divine formellement valable, était impuissante à paralyser les dispositions prises afin d’assurer le bien-être collectif. Pour se réaliser, il ne suffisait plus à un engagement solennel d’avoir été acté par un rituel approprié, il lui fallait encore recevoir l’indispensable onction juridique. La virtus verborum seule n’y faisait rien. En second lieu, le contenu même de la foi jurée tendit à échapper à son auteur, au profit d’une interprétation externalisée de ses dispositions, généralement associée à un contrôle juridictionnel a posteriori 37. Cette dépossession fut opérée grâce à l’ingénieuse construction des « conditions tacites38 ». Ces conditions tacites devaient être systématiquement sous35

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Hostiensis, In secundum librum Decretalium commentaria, Venise, 1581, fol. 135v (sur X, 2, 24, 28, c. Cum contingat, n. 1 : « Nec valet juramentum praestitum contra jura », n. 3 : « Nec valet juramentum si sit turpe vel contra bonos mores sive etiam contra leges. » Cfr aussi du même auteur Summa aurea, II, rubr. De jurejurando, fol. 107v, n. 6 : « Alienatio rei dotalis nulla est quantumcunque consentiat mulier prohibente lege […] ergo non valet juramentum, quia quod contra leges sit per leges dissolvi meretur. » « Item, juramentum hoc est contra jus publicum, ergo non est servandum […], publice enim interest ne mulieres remaneant indotae. » Baldus Ubaldus, Super Decretalibus, Lyon, 1537, fol. 212 (sur X, 2, 24, 28, c. Cum contingat, n. 11) : « Quando aliquid prohibetur favore publice utilitatis principaliter, tunc non confirmatur juramento. » Cfr également A. Esmein, Le serment promissoire dans le droit canonique, Paris, 1888, p. 24. Cfr C. Leveleux-Teixeira, « Serment et constitution dans la doctrine canonique médiévale », dans La constitution, éd. M. Ganzin, Aix-Marseille, 2001, p. 49-50. Hostiensis, Summa aurea, II, rubr. De jurejurando, n. 3 : Quot sunt species juramenti, fol. 107 : « Habet autem juramentum istud conditiones tacitas ut faciam hoc. » Pour une analyse détaillée de ces conditions, voir. A. Esmein, Le serment promissoire, p. 31 et suivantes.

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entendues dans les accords assermentés et constituaient ainsi une sorte de formulaire normalisé mais occulte d’un engagement dont elles risquaient à tout moment de paralyser l’accomplissement, contre la volonté de son auteur. Elles tenaient à la permanence des circonstances ayant entouré la conclusion de l’accord (c’est la clause rebus sic stantibus39), à la faculté matérielle pour le promettant d’accomplir son serment40, à la réalisation d’une obligation par l’autre partie41 ou au respect de l’autorité ecclésiastique déjà mentionné plus haut. Elles offraient le double avantage de renforcer l’emprise institutionnelle sur la parole jurée et de fournir, au besoin, des motifs d’annulation à celle des parties qui s’estimait lésée par sa réalisation. La question du pouvoir des mots s’en trouvait brouillée d’autant. À l’expression verbale librement choisie par le jureur se surimposait un formulaire implicite, seul véritablement efficace au regard du droit. Une fois encore, par cette construction ingénieuse des conditions tacites, les canonistes se montraient soucieux de juridiciser autant que possible la virtus verborum du serment, ou, à défaut, d’en limiter l’impact. Pour autant, ni ces remarquables dispositifs, ni cette construction institutionnelle de la parole jurée ne suffirent à épuiser la substance active du serment, même aux yeux des clercs qui en furent les patients promoteurs. Quelle que soit la forme revêtue par le serment, jurer consistait toujours à invoquer le nom de Dieu, même de façon implicite. Or, on ne saurait mobiliser en vain les forces sacrales contenues dans le Nom divin. Une partie de cette puissance verbale échappe au processus de rationalisation développé par le droit, et résiste à toute garantie de prévisibilité. VIRTUS VERBORUM et croyance sociale. La dimension relationnelle du serment L’embarras du discours canonique médiéval à l’égard de la question du serment est bien illustré par les commentaires des décrétistes sur l’épisode de Josué et des Gabaonites42. La péricope met en scène la ruse déployée par 39 40 41 42

Ibid. Ibid. Ibid., p. 32. Jos. 9, 1-27 : « Or, en apprenant cela, tous les rois qui se trouvaient au-delà du Jourdain dans la Montagne, dans le Bas-Pays et sur tout le littoral de la Grande Mer, à proximité du LibanHittites, Amorites, Cananéens, Perizzites, Hivvites, Jébusites, se coalisèrent pour combattre d’un commun accord contre Josué et contre Israël. Les habitants de Gabaon apprirent ce que Josué avait fait à Jéricho et à Aï, eux aussi agirent par ruse : ils se mirent à se déguiser, prirent des sacs usés pour leurs ânes, des outres à vin usées, déchirées et rapetassées ; ils mirent à leurs pieds des sandales usées et rapiécées et sur eux des vêtements usés ; tout le pain de leurs provisions était sec et en miettes. Ils allèrent trouver Josué au camp de Guilgal et lui dirent ainsi qu’aux hommes d’Israël : ‘Nous venons d’un pays lointain. Maintenant, concluez

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les habitants de Gabaon pour extorquer un serment d’alliance aux fils d’Israël, en leur faisant croire qu’ils venaient d’un pays situé très au-delà de la terre promise. S’étant aperçu de la supercherie, Josué, néanmoins, contre le précepte du Seigneur, n’a pas détruit les Gabaonites puisque les Anciens d’Israël avaient conclu la paix par serment avec eux. Mais on doit observer que les Anciens d’Israël, bien qu’ils connussent l’ordre du Seigneur de détruire les Gentils de terre promise, furent trompés par les Gabaonites dont ils ne savaient pas qu’ils habitaient la terre qui leur avait été promise43.

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donc une alliance avec nous.’ Les hommes d’Israël dirent aux Hivvites : ‘Peut-être habitezvous au milieu de nous ? Comment pourrions-nous conclure une alliance avec vous ?’ Mais ils dirent à Josué :’ Nous sommes tes serviteurs.’ Et Josué leur dit : ‘Qui êtes-vous et d’où venez-vous ?’ Ils lui dirent : ‘Tes serviteurs viennent d’un pays très lointain à cause du Seigneur, ton Dieu, car nous avons appris sa renommée, tout ce qu’il a fait en Égypte et tout ce qu’il a fait aux deux rois des Amorites qui se trouvaient au-delà du Jourdain, Sihôn, roi de Heshbôn, et Og, roi du Bashân, qui habitait à Ashtaroth.’ Nos anciens et tous les habitants de notre pays nous ont dit : ‘Prenez avec vous des provisions pour la route ; allez à leur rencontre et vous leur direz : ‘Nous sommes vos serviteurs. Maintenant, concluez donc une alliance avec nous.’ Voici notre pain : il était chaud quand nous en avons fait provision dans nos maisons le jour où nous sommes partis pour venir vers vous ; maintenant, le voilà sec et en miettes. Ces outres à vin que nous avions remplies alors qu’elles étaient neuves, voilà qu’elles sont déchirées ; nos vêtements et nos sandales, les voici usés à la suite d’une très longue route.’ Les Israélites prirent de leurs provisions, mais ils ne consultèrent pas le Seigneur. Josué fit la paix avec eux et conclut avec eux une alliance qui leur laissait la vie ; les responsables de la communauté leur en firent le serment. Or, au bout de trois jours, après avoir conclu avec eux une alliance, les fils d’Israël apprirent que ces gens étaient leurs voisins et habitaient au milieu d’eux. Les fils d’Israël partirent et entrèrent le troisième jour dans leurs villes qui étaient Gabaon, Kefira, Bééroth, et Qiryath-Yéarim. Les fils d’Israël ne les frappèrent pas, car les responsables de la communauté leur en avaient fait le serment par le Seigneur, Dieu d’Israël, mais toute la communauté murmura contre les responsables. Tous les responsables dirent à toute la communauté : ‘Nous leur avons prêté serment par le Seigneur, Dieu d’Israël ; désormais, nous ne pouvons plus leur faire de mal. Voici ce que nous leur ferons : nous leur laisserons la vie pour que le courroux ne nous atteigne pas à cause du serment que nous leur avons prêté.’ Les responsables ayant dit à leur sujet : ‘Qu’ils vivent !’, ils devinrent fendeurs de bois et puiseurs d’eau pour toute la communauté, selon ce que les responsables leur avaient dit. ‘Josué les appela et leur parla : ‘Pourquoi nous avezvous trompés en disant : ‘Nous habitons très loin’, alors que vous habitez au milieu de nous ?’ Désormais vous êtes maudits et aucun d’entre vous ne cessera d’être serviteur-fendeur de bois et puiseur d’eau-pour la maison de mon Dieu.’ En réponse à Josué, ils dirent : ‘On avait en effet souvent rapporté à tes serviteurs ce que le Seigneur, ton Dieu, avait prescrit à son serviteur Moïse : vous donner tout le pays et exterminer tous les habitants du pays devant vous. Nous avons eu très peur de vous ; c’est pourquoi nous avons agi de la sorte. Maintenant, nous voici en ton pouvoir ; traite-nous comme il te semblera bon et juste.’ Josué les traita ainsi et les délivra de la main des fils d’Israël, qui ne les tuèrent pas. Ce jour-là, Josué les établit comme fendeurs de bois et puiseurs d’eau pour la communauté et pour l’autel du Seigneur jusqu’à ce jour, au lieu que Dieu choisirait. » C. 22, q. 4, d. p. c. 22 : « Iosue Gabaonitas contra preceptum Domini non deleverit, quia seniores Israel cum eis juramento pacem firmaverant. Sed notandum est quod seniores Israel, etsi scirent a Domino esse inperatum ut delerent gentes terrae promissionis, decepti tamen a Gabaonitis eos nesciebant esse incolas terrae sibi promissae. » La suite du dictum est tout aussi intéressante. En voici la traduction : « Ils vinrent en effet (comme l’histoire le rapporte)

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La scène, citée par Ambroise dans son De officiis44, fait l’objet d’un long commentaire dans deux dicta de Gratien45 et de discussions passionnées de la part des décrétistes de la seconde moitié du xiie siècle et du début du xiiie siècle. Le cas, il est vrai, posait le problème de l’illicéité des serments en des termes particulièrement nets. Le serment des Gabaonites était en effet doublement illicite : d’abord parce qu’il constituait la violation directe et caractérisée d’un précepte divin formel, YHWH ayant donné la terre promise aux fils d’Israël, avec mission d’en exterminer les habitants ; ensuite parce qu’il était le produit immédiat d’un dol. Il aurait donc dû, en bonne logique, être considéré comme nul et non avenu par Josué. Or c’est l’inverse qui s’est produit et la décision du chef d’Israël de respecter un serment illicite a été agréée par YHWH. Plusieurs explications ont été alléguées pour expliquer cette mansuétude, suscitant maints débats entre les décrétistes. La solution retenue par Gratien, en particulier, mérite d’être rapportée ici. Elle affirmait l’absolue fidélité à la « religion du serment » même contre les préceptes du Seigneur46. Par-delà les injonctions du droit, la parole jurée imposait son respect en vertu d’une force propre qui tenait à la croyance qu’elle génère. Loin d’être ignorée des canonistes, cette dimension fondamentale est doublement présente dans leur discours, qu’il s’agisse de souligner la place particulière occupée par le serment dans le processus de communication ou de rappeler l’analyse augustinienne des rapports entre serment et fides. Serment et processus de communication47 L’analyse des canonistes sur la foi jurée comporte une dimension étiologique et s’efforce de pénétrer les « causes de l’institution du serment ». Elle en désigne deux, que Rufin de Bologne caractérise de la manière suivante :

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avec des chaussures usées et du pain sec en disant : ’Hommes pacifiques, nous venons d’une terre lointaine, nos chaussures sont usées à nos pieds, notre pain manque dans nos besaces. Nous avons entendu que le Seigneur était avec vous et nous venons faire la paix’. Ces paroles plurent aux Anciens d’Israël et ils firent la paix avec eux. Après le troisième jour, lorsque les fils d’Israël s’approchèrent des Gabaonites, vinrent au devant d’eux ceux à qui les Anciens d’Israël avaient prêté serment. Ceux-ci voyant qu’ils avaient été trompés, voulurent les détruire, mais Josué les épargna, à cause du serment des Anciens d’Israël. » Ambroise, De officiis, III, 10, cité dans C. 22, q. 4, c. 23. C. 22, q. 4, d. p. c. 22 et d. p. c. 23. C. 22, q. 4, d. p. c. 23, § 2 : « Hoc autem si quis contendat prerogative coniugii, non propter religionem iusiurandi servari, animadvertat Gabaonitas ob solam religionem contra inperium domini reservatos. Cum omne ergo preceptum Domini iustum sit, patet ei iusticiam deesse quod eius precepto contrarium invenitur. » Depuis quelques années, la question du serment, de la promesse ou de l’engagement été profondément retravaillée par les médiévistes, dans la perspective d’une analyse philosophique du langage. Les lignes qui suivent sont ainsi redevables aux travaux d’I. RosierCatach : La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, en particulier p. 263 suivantes ; « Les

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L’une est le sacrilège de l’idolâtre ; l’autre la faiblesse de celui qui doute. En effet, de même qu’il fut concédé aux anciens d’immoler des victimes à Dieu et de ne pas les sacrifier aux démons, de même il est permis de jurer Dieu, c’est-à-dire par Dieu, non comme quelque chose que l’on doit désirer, mais pour que les hommes ne fassent pas de serments par les créatures, en imitant le sacrilège de l’idolâtrie comme l’indique le Décret [C. 22, q. 1, c. 8]. De la même manière, lorsque nous voulons conseiller aux faibles quelque chose d’utile pour eux et qu’ils ne le croient pas sur une simple parole, il est autorisé de jurer pour eux de sorte que, comme ils n’ajoutaient pas foi à un discours nu, ils tiennent pour ferme ‹ ce qui est dit › moyennant l’intervention d’un serment48.

La glose ordinaire offre une formulation qui reste assez proche du commentaire de Rufin49 : Une cause de l’institution ‹ du serment › réside dans la faiblesse des hommes, qui doutent facilement. En effet, lorsque nous voulons convaincre certains de ce qui est utile pour eux, ils ne croient pas nos simples paroles et il nous est permis de jurer comme cela est dit plus loin [C. 22, q. 1, c. 2, 5, 14]. L’autre cause est l’idolâtrie. De même qu’il nous fut concédé d’immoler des victimes à Dieu pour ne pas les offrir aux démons, de même il est permis de jurer par Dieu plutôt que par les créatures, afin de ne pas tomber dans le crime d’idolâtrie, comme cela est montré plus loin [C. 22, q. 1, c. 8]50.

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développements médiévaux de la théorie augustinienne du mensonge », Hermes, 15 (1995), p. 87-99 ; « Les sacrements comme signes qui font ce qu’ils signifient : signe efficace vs. efficacité symbolique », Versus, Quaderni di studi semiotici, 102 (2006), p. 163-184, et en particulier p. 172 et suivantes ; I. Rosier-Catach, A. Boureau, « Droit et théologie dans la pensée scolastique. Le cas de l’obligation et du serment », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 1-20. Rufin, Summa Decretorum, éd. H. Singer, Paderborn, 1902, sur C. 22, q. 1, v° « Quidam episcopus iuravit… », p. 389 : « Institutionis autem iuramenti duplex causa fuit : una sacrilegium Ydolatrantis, alia infirmitas dubitantis. Sicut enim concessum fuit antiquis, ut hostias immolarent – ne illas daemonibus sacrificarent –, ita permissum est, ut Deum, i. e. per Deum iurarent, non quod hoc in se appetendum esset, sed ne homines idolatrie sacrilegium imitantes per creaturas iuramentum facerent, ut infra h. q. cap. Considera. Item cum infirmis vellemus suadere quod eis esset utile, non tamen simplici verbo crederent, indultum est eis iurare, ut, quod verbo nudo non credebant, interposito iuramento firmum teneant. » Entre ces deux termes, on peut également citer ce passage de la Summa coloniensis, qui se démarque beaucoup moins du substrat patristique, Summa elegantius in iure divino, seu coloniensis, éd. G. Fransen, S. Kuttner, New York (Monumenta iuris canonici, series A, Corpus Glossatorum), 1969, 12, c. 36 et 37, p. 185-186 : « Quod ob causas duas » et « Propter scelus ydolatrie cavendum Deo reddi iuramenta concessum. » C. 22, q. 1, v. Quod iuramentum : « Causa institutionis una est propter infirmitatem hominum de facili dubitantium, cum enim volumus aliquibus persuadere quod eis utile est et non credunt simplici verbo, permittitur nobis iurare, ut infra ea. non est et cap. Ita ergo, et cap. Si peccatum. Alia causa est propter idololatriam sicut nobis concessum fuit ut hostias Deo immolarent, ne eas offerrent daemonibus : sic potius permissum fuit ut per Deum iurarent, quam per creaturas, ne inciderent in crimen idolatriae, ut infra ea. Considera. »

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L’invocation solennelle du nom de Dieu n’a pas seulement pour effet de sacraliser le cadre ordinaire de l’échange linguistique. Elle montre aussi à quel point les rapports sociaux sont pétris de croyance. Qu’il soit invoqué en désespoir de cause pour lever les doutes des « faibles » comme le soutient Rufin, ou qu’il soit utilisé plus habituellement pour surmonter l’incapacité des hommes à adhérer spontanément aux discours de leurs interlocuteurs, comme l’affirme la glose ordinaire, le serment exerce une forme de contrainte communicationnelle à l’égard de celui à qui il est déféré. Par l’énergie sacrale qu’il dégage, il apparaît comme un moyen pragmatique de mettre fin aux incertitudes et aux indécisions des situations de clair-obscur : la prestation de serment joue, dans ce cadre, le rôle d’une sorte d’ordalie verbale. En cela réside une grande part de sa virtus. La parole jurée prend acte des insuffisances du langage mais ne s’en satisfait pas : la virtus verborum du serment renvoie à un au-delà du langage qui peut seul en garantir l’authenticité. Avec la foi jurée, on est ainsi constamment dans le registre du « meta », c’est-à-dire de ce qui est extérieur au discours mais qui le fonde absolument. En générant de la croyance, en articulant l’intervention d’une transcendance qui garantit la véracité ou la sincérité des propos tenus sur l’immanence des rapports interpersonnels, la parole jurée, telle qu’elle est envisagée par le droit canonique, apparaît comme une grande productrice de lien social, une pourvoyeuse éminente de confiance réciproque. De la virtus verborum à la fides Il n’est dès lors guère étonnant que les développements qui la concernent s’accompagnent souvent d’une réflexion sur la notion de fides. Le texte qui sert de support à cette réflexion est un extrait de la lettre d’Augustin à Publicola recueilli dans le Décret51. S’interrogeant sur le point de savoir si quelqu’un qui aurait pris un engagement en jurant par de faux dieux était valablement lié, l’évêque d’Hippone marque nettement la distinction entre la foi religieuse et la foi « des opinions humaines et des pactes52 » : l’absence de la première n’empêche donc pas que soit maintenue l’exigence d’observation de la seconde. Cette opinion d’Augustin est reprise et explicitée par les principaux commentateurs du Décret. Ainsi, l’auteur de la Summa parisiensis note que : Jurer par un faux dieu constitue un péché mais ‹ que › transgresser ce qui a été juré par un faux dieu représente un double péché. Car la foi doit être entendue de deux manières : la foi des volontés humaines, à savoir l’observation inviolable de ce qui a été convenu entre certaines personnes, et la foi de la religion 51 52

C. 22, q. 1, c. 16. Ibid. : « Neque hic eam fidem dico servari, qua fideles vocantur qui baptizantur in Christo. Illa enim longe alia est longeque discreta a fide humanorum placitorum atque pactorum. »

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chrétienne. On peut dire peut-être aussi que cette foi qui est placée dans les contrats aujourd’hui ne peut être considérée comme la foi de la religion chrétienne, mais comme la foi des volontés humaines. Il est donc moins mal de jurer le vrai par de faux dieux que de jurer le faux par le vrai Dieu53.

Il existe par conséquent une fides propre au serment, au moins partiellement indépendante de la foi religieuse. Certes, le serment canonique est bien un serment chrétien, et nombreux sont les développements de juristes qui, à l’instar des théologiens, assignent au serment un horizon religieux, quelles que soient la variété des formules utilisées par les jureurs et l’invocation explicite ou non du nom de Dieu. Néanmoins, la réflexion sur la fides, initiée par Augustin et poursuivie par les médiévaux, souligne à l’envi que les liens créés par la parole jurée ne ressortissent pas exclusivement d’une croyance religieuse partagée par les interlocuteurs en présence. Ce qui s’y joue, c’est, tout aussi fondamentalement, la qualité des relations interpersonnelles et donc la force d’un lien social immanent au monde. Au demeurant, la centralité de la fides dans la configuration des relations humaines conduisit logiquement à une extension de ses acceptions, au point d’entrainer parfois un certain brouillage notionnel. À cet égard, il convient de reproduire le point de vue adopté par les auteurs de la glose ordinaire, dans sa version révisée qui fait suite à la publication du Liber Extra, en 1234. Plutôt que de procéder de manière globale, comme l’avaient fait leurs prédécesseurs, en mentionnant simplement une distinction entre foi religieuse et foi humaine, ils ressentirent le besoin d’évoquer la fides sous une forme énumérative : « La foi peut être dite de multiple façons : parfois elle se confond avec le sacrement de baptême […], elle désigne de même la foi conjugale […], la sécurité des pactes […], la conscience […]. La foi peut également désigner une disposition d’un esprit bien constitué. De même, la foi signifie la croyance, par laquelle nous adhérons à ce que nous ne voyons pas54. »

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Éd. T. P. Mac Laughlin, Toronto, 1952, C. 22, q. 1, c. 16, Movet te, p. 201 : « Per Deum falsum jurare peccatum est, sed quod per deos falsos juratum est transgredi duplex peccatum est. Dupliciter autem fides accipitur : fides humanorum placitorum, inviolabilis scilicet observantia eorum scilicet de quibus inter aliquos convenit ; et fides christianae religionis. Forte etiam dici potest quoniam illa fides quam hodie in contractibus ponitur christianae religionis fides dici non potest, sed fides humanorum placitorum. Minus autem malum est per deos falsos jurare verum quam per Deum verum falsum ». On trouvait déjà un développement comparable dans la Summa de Rufin : « Fides hic dicitur non religionis, qua scilicet credimus quod non vidimus, sed pactionis, qua voluntatum placita inter homines confirmantur », C. 22, q. 1, c. 16, éd. H. Singer, p. 392. C. 22, q. 1, c. 16, v. Neque, col. 1360-1361 : « Multipliciter enim dicitur fides ; quandoque idem est fides, quod sacramentum baptismi […]. Item dicitur fides castitas thori […]. Item dicitur fides securitas sive pactum […]. Item dicitur fides conscientia […]. Item dicitur habitus mentis bene constitutae. Item dicitur fides credulitas, secundum quam credimus illud quod non vidimus […] »

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C’est donc non seulement l’individu, mais aussi le corps social tout entier qui est traversé et structuré par des liens de confiance qui assurent au premier son identité et au second sa permanence. Dès lors, pratique fondée sur la fides, le serment se voit assigner une fonction socio-politique éminente, mais non exclusive. Même fortement juridicisé par une analyse canonique désireuse d’en rationaliser la portée, le serment n’en assumait pas moins, aux yeux des clercs, une part d’irréductible et d’ambivalente sacralité : vecteur à la fois du meilleur comme du pire, source équivoque d’éminentes vertus possibles comme de terribles dangers potentiels (parjure, conjurations, sans même parler des drames engendrés par les « mauvais serments1 » etc.). La virtus verborum de la parole jurée résistait ainsi, pour partie, à la force du droit.

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On sait en effet que de nombreux auteurs, surtout à partir du xve siècle, virent dans le blasphème (c’est-à-dire le « mauvais serment ») l’une des causes des calamités des temps (épidémies, guerres, famines).

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LE VŒU, UNE PAROLE À L’EFFICACITÉ DISPUTÉE La nébuleuse du vœu ne se laisse pas parcourir aisément, comme nous l’avons éprouvé, Pierre-Antoine Fabre et moi, en rassemblant et publiant1 le résultat partiel de quatre journées annuelles d’études sur le vœu, qui se sont déroulées de 1995 à 1998. Dans sa plus grande universalité, le vœu est une parole de demande et/ou de reconnaissance adressée à une entité dispensatrice et non-présente. Elle constitue et/ou reconnaît une dette auprès d’une puissance surnaturelle. Ainsi défini, le vœu ne relève pas nécessairement de l’efficacité verbale : la prestation et la dette peuvent constituer deux opérations pratiques et distinctes, où la parole ne fait que transmettre un désir, éventuellement appuyé sur des gestes de supplication, puis, après décision, un prêt ou un don sont offerts en un commandement qui peut suivre diverses causalités. Pour notre propos commun, je sélectionne donc, dans le genre ainsi défini, une espèce d’une importance historique particulière pour la performativité lorsque la parole de vœu devient, en elle-même, le moyen voulu d’une transformation en produisant un acte qui simultanément demande et obtient. Anthropologie occidentale du vœu Pris en ce sens, le vœu entre donc dans l’ensemble des paroles efficaces. J’en relève trois occurrences, encore courantes dans les cultures contemporaines, en procédant derechef à une restriction de champ en évoquant les seules cultures occidentales. Des parallèles en d’autres cultures sont évidents, mais une description précise ne peut se faire que par l’insertion du vœu dans un paradigme qui est, lui, largement variable. En premier lieu, en des circonstances généralement calendaires (les vœux de nouvelle année ou les anniversaires, par exemple), nous présentons des paroles qui entendent œuvrer au bien-être d’autrui. Naturellement, la 1

Dans les numéros 16 et 21 (1996 et 1998) des Cahiers du Centre de recherches historiques. J’y renvoie sous les titres ainsi abrégés : Le vœu I et Le vœu II. Nous comptons prochainement reprendre, mettre à jour et compléter cette publication, qui, en outre fut incomplète. Nous avions entendu notamment la communication de Jacques Le Brun sur le vœu de Jephté.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 189-206 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101901

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profération des vœux est devenue une pratique sociale formelle, dotée d’une efficacité négative au second degré : l’absence de formulation signifie un désintérêt ou un détachement. En un deuxième sens, lors de circonstances particulières (à nouveau un épisode calendaire, mais plus limité, un événement singulier ou un coup de chance), l’individu prononce, en lui-même et pour lui-même, secrètement ou privément des souhaits ou des vœux, censés se réaliser, grâce à cette chance offerte. En ces deux premiers cas, la réalisation des désirs est espérée d’une puissance anonyme (la fortune ou la chance). Enfin, dans le monde chrétien occidental, les vœux constituent les paroles d’engagement auprès de Dieu de la part d’un fidèle qui en obtient un statut de type monastique ou religieux et le salut. Là aussi, des paroles individuelles (on prononce ses vœux) transforment la réalité sociale, juridique et spirituelle du locuteur. Ce rapprochement n’est pas simplement lexical : dans les trois cas, c’est la force singulière du désir qui capte ou veut capter une puissance favorable et les limites entre les trois cas sont parfois floues pour les acteurs de l’histoire. Ainsi, en définissant l’objet du vœu, Albert le Grand est conscient de cet aspect ample et « magique » du vœu, auquel il doit opposer le barrage d’une finalité chrétienne pour affirmer la valeur distincte du vœu religieux : Nous voyons que certains et principalement des femmes forment le vœu de ne pas se peigner tel ou tel jour en guise de fête alors qu’il est permis de travailler, ou de ne pas manger telle ou telle nourriture, comme l’anguille, ou quelque chose d’autre. Et de cela il n’est ni conseil, ni précepte ‹ évangéliques ›. Il semble donc que le vœu ne porte pas toujours sur un bien désigné par un conseil2.

Albert répond en rattachant ce type de vœu à la magie et à la divination augurale : De tels vœux sont des lectures de sorts, plus que des vœux et ce sont des restes de la vanité des païens, qui disaient que telle ou telle chose ne devait pas être faite en considérant les images astrales ou les dominations sur les heures ou les mois. Et l’Apôtre dit de tels hommes (Galat. IV, 10) : ‘Vous observez les jours, les mois, les temps et les années’. Même si on le fait en l’honneur de Dieu et de ses 2

« Videmus quosdam et praecipue feminas vovere, quod non pectinent caput tali vel tali die pro festo quando licet operari, vel quod non comedant hunc cibum, sicut anguillam, vel aliud simile : et de his neque consilium est, neque praeceptum : ergo videtur, quod votum non semper est de bono de quo est consilium », Albert le Grand, Super IV Sententiarum, dans Opera Omnia, éd. Borgnet, vol. 29, 1894, dist. 38, art. 2, p. 397 (ce commentaire est désormais cité comme Super IV Sententiarum). Thomas d’Aquin le résume de façon édulcorée dans son propre commentaire : « Vota quedam fiunt de rebus indifferentibus, sicut mulieres praecipue solent vovere quod non pectinent caput tali vel tali die. Sed indifferentia non includuntur in bonis melioribus. Ergo votum non est semper de bono meliori », Thomas d’Aquin, Scriptum de Sententiis, livre IV, dist. 38, quest. 1, art. 1, qc. 2, arg. 2, édition électronique du Corpus Thomisticum. Ce commentaire est désormais cité comme Scriptum.

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saints, ces pratiques doivent être interdites et ne pas être tenues pour des vœux à cause de leur ressemblance avec l’idolâtrie, car, comme le dit Jérôme sur Osée, ‘il faut fuir non seulement l’idolâtrie, mais son apparence’. Et en I Thessal. V, 22, il est dit : ‘abstenez vous de toute apparence mauvaise’3.

Très nettement, et contrairement à Thomas, Albert repère ici des dérives dans le culte chrétien. Les dangers de la magie, dans cette parole désirante, sans la médiation d’une institution ou d’une réflexion, apparaissent en des résultats catastrophiques : à l’immédiateté naturelle de la formulation correspond le littéralisme exécutif de la puissance surnaturelle, comme le signifient d’innombrables récits littéraires et folkloriques (les Souhaits ridicules de Charles Perrault en donnent une occurrence classique). Mais ces trois occurrences ne sauraient construire une typologie du vœu occidental : nous avions rencontré dans nos journées le vœu chevaleresque, la consécration votive de nations ou de groupes, que j’écarte ici pour garder une plus forte unité. La question des vœux au Moyen Âge central En ce cadre allégé, je procède à une troisième restriction de champ, en ne considérant que le vœu religieux en Occident latin du xiie au xive siècle. Ce nœud historique n’est pas arbitraire : bien que l’idée d’un vœu chrétien soit ancienne4, bien que les prescriptions d’obéissance, de chasteté et d’obéissance aient une généalogie progressive, mais précoce en Occident, cette triade n’existait pas dans la Règle de saint Benoît, ni dans la Règle du Maître. Leur systématisation dans l’univers monastique ne se fit que tardivement, au xiie siècle. La catégorie des moines, dont la spécificité fut affirmée par la multiplication des ordres et des obédiences à la fin du premier millénaire, 3

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« Ad aliud, dicendum, quod omnia talia vota potius sunt sortilegia quaedam quam vota, et sunt reliquiae vanitatis paganorum, qui ad imagines coeli vel dominos horarum vel dierum haec vel haec dicebant non esse facienda. Unde de talibus dixit Apostolus, ad Galat. IV, 10 : Dies observatis, et menses, et tempora, et annos. Etsi etiam aliquis hec fecerit in honore Dei et suorum sanctorum, tamen prohibenda sunt, nec pro votis habenda propter idololatriae similitudinem : quia ut dicit Hieronymus super Oseam : ‘Non tantum idololatria fugienda est, sed etiam ejus similitudo.’ Et dicitur, I ad Thessal. V, 22 : ‘Ab omni specie mala abstinete vos.’ Ad secundum dicendum, quod talia vota mulierum sunt sortilegia magis quam vota ; sunt enim reliquiae quedam idolatriae, secundum quam observabantur dies et menses ; et ideo pro non votis habenda sunt, et peccant talia voventes ; quia, ut Hieronymus dicit, cum infidelibus etiam nec nomina habere debemus communia », Albert le Grand, Super IV Sententiarum, dist. 38, art. 2, p. 397. Voir P.-A. Fabre, « L’effraction de s’ordonner. Note sur la conclusion du vœu monastique selon la Règle du Maître », Le vœu I, p. 11-16.

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requérait un genre, gage d’une identité et d’une différence dans la société chrétienne. En effet, on le sait, l’état monastique est longtemps demeuré séparé mais séculier et l’englobement des moines dans l’Église, par le recours au sacrement de l’ordination sacerdotale, n’a été que progressif et partiel au début du second millénaire. Il fallait donc trouver une forme de sacralisation, différente de l’ordination. La formule des trois vœux fut chargée de cette fonction. L’élaboration du système monastique des trois vœux se fit donc au xiie siècle et principalement chez Hugues de Saint-Victor, dans son De sacramentis (vers 1135)5. Il ne faut pas exagérer la part personnelle d’Hugues, car il participait d’un effort global de construction théologique ample, qui conduisit, vingt ans plus tard aux Sentences de Pierre Lombard, mais le fait qu’un chanoine régulier, et non un moine, fonde une sorte de charte des moines importe : la forte singularité des chanoines victorins s’accompagnait d’une grande ambivalence de leur situation ecclésiastique, intermédiaire entre le clergé et le monachisme6. Pour définir un mixte, il convient de connaître les éléments simples qui le composent. Cette nécessité de définition statutaire se formulait au moment même de la systématisation du droit canonique, illustrée par le Décret de Gratien (vers 1140), dont la Causa  17 (questio  1) traite spécifiquement du vœu. L’effort se poursuivit, comme le montre l’existence d’un chapitre entier (Livre III, chapitre 34) des Décrétales (1234), intitulé ‘Du vœu et de la rédemption des vœux’. Le vœu, dans ces débats du xiie siècle, tendait de fait à devenir un huitième sacrement, en fournissant une sacralisation spéciale aux moines par le biais du langage (la profession des moines). Cette tendance suffirait à intégrer le vœu dans le paradigme des paroles efficaces, car il prenait la même charge de performativité, dont Irène Rosier-Catach a montré la puissance dans les nouvelles doctrines du sacrement, qui influencèrent probablement les théories du vœu. En deuxième lieu, un vœu de croisade, non monastique, se développa au même moment, après la prise de Jérusalem (1099) : la poursuite de la croisade ne pouvait se faire qu’avec un appel aux bonnes volontés, cristallisées par le vœu de croisade : un engagement était assis sur une assertion pontificale quant au salut du futur croisé7. Le vœu de pèlerinage revêtit une grande importance sociale, qui culmina avec l’institution des tribunaux de l’Inquisition, au début des années 1230 : une sentence pénale pouvait se commuer ou même consister en un vœu de pèlerinage. Le vœu devint un 5 6

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Voir M. Guareschi, « Le vœu de Hugues de Saint-Victor à Pierre Lombard », Le vœu II, p. 9-22. Voir A. Boureau, « Hypothèses sur l’émergence lexicale et théorique de la catégorie de séculier au xiie siècle », dans Société des Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public, Le Clerc séculier au Moyen Âge, Paris, 1993, p. 35-43. Voir J. A. Brundage, Medieval Canon Law and the Crusader, Madison/Londres, 1969.

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instrument pénal, avec cette idée terrible que le plus efficace des châtiments est celui qu’on s’inflige. Par ailleurs, la notion de commutation, d’équivalence entre des conduites, conduisit à un formalisme poussé de l’éthique. Un troisième événement acheva de nouer la situation : au début du xiiie siècle, la création des ordres mendiants (franciscains et dominicains pour l’instant) donna une nouvelle actualité aux trois vœux monastiques. La grande indétermination de la nature de ces deux ordres, qui ne se dotèrent que tardivement de constitutions, leur fit emprunter le modèle des trois vœux monastiques. En effet, l’ordre franciscain, modelé vaguement sur les fraternités laïques, se refusait à faire de l’ordination sacerdotale un trait de son identité. Chez les dominicains, formellement des chanoines réguliers, le même sacrement demeurait marginal dans leur identité. Mais alors que la question des vœux demeurait instrumentale chez les dominicains et notamment chez Thomas d’Aquin (entendons que la forme exacte de ses vœux était soumise à leur finalité), la spiritualité propre de saint François leur donna une fonction substantielle : la dévotion du saint à la pauvreté exhaussa le vœu correspondant en article de foi et aboutit à une spécificité de l’ordre voué à une pauvreté extrême, collective et singulière. Cette situation fit l’objet de controverses fortes entre membres séculiers, monastiques, dominicains et franciscains de l’Église. Je ne reviens pas sur les controverses bien connues entre séculiers et mendiants, dominicains et franciscains, franciscains conventuels et spirituels. Le vœu y fut un objet central, ce qui produisit un corpus considérable d’écrits théoriques et casuistiques. La question de l’allure quasi-sacramentelle du vœu y prit une vigueur nouvelle. Une pensée scolastique du vœu Je vais donc tâcher de montrer comment la scolastique argumenta pour situer le vœu dans le paradigme des actes de langage (le sacrement, la promesse, le serment). Pour cela, nous disposons d’un lieu théologique qui concentra les débats, les commentaires de la distinction 38 du livre IV des Sentences de Pierre Lombard, qui est l’une des dernières de la longue série consacrée au mariage (26 à 42). Le vœu y est convoqué comme empêchement possible du mariage. Seules onze lignes de l’édition Brady y sont consacrées au vœu lui-même (chapitre 1 et début du chapitre 2). Le développement de la très longue suite du chapitre 2 se concentre sur la question de la compatibilité du vœu de continence préalable et d’un mariage postérieur, ce qui conduit le Lombard à traiter ensuite de l’adultère, puis du remariage en cas d’absence prolongée et mystérieuse du conjoint (chapitre 3). Le vrai sujet commun de cette distinction porterait davantage sur les effets du temps, lointain ou

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proche, irréversible ou non, sur le sacrement du mariage. Les protagonistes en sont surtout des vierges, consacrées ou non. C’est dire que la question des trois vœux monastiques n’est pas pertinente. La pensée universitaire se saisit rapidement de ce lieu pour y installer un traité du vœu largement développé. Le geste est significatif : il importait de rapporter le vœu aux sacrements. Le choix aurait pu être différent. Hugues de Saint-Cher, le premier commentateur dominicain des Sentences (commentaire daté des premières années de la décennie 1230, correspondant à un enseignement de 1229-1230) parle déjà longuement du vœu à propos de cette distinction. À son habitude, il emprunte environ 80  % de son développement à la Summa aurea de Guillaume d’Auxerre, mais il est allé chercher au livre III de cette Somme la question 50 qui en traite dans un contexte différent (celui des vertus et de l’opposition entre l’utile et l’honnête). Il en reproduit la construction en cinq temps : définition, vœu simple, vœu solennel, dispense, vœu de Jephté. La première partie, sur la définition du vœu, comparé et opposé au baptême, reproduit l’intégralité de la question de Guillaume. Les conclusions théologiques sont similaires. Devant l’abondance des commentaires, j’ai choisi de me limiter à la période 1249-1254, à partir de trois commentaires ceux d’Albert le Grand, Bonaventure, et Thomas d’Aquin, mais avec un rapide coup d’œil vers la période 1279-1284 qui met aux prises les franciscains Pierre de Jean Olivi et Richard de Mediavilla. En cette période, les principales divisions du vœu sont suffisamment élaborées et les conflits assez déclarés pour produire des réflexions poussées, sans atteindre des paroxysmes qui étouffent le vrai dialogue. La durée courte d’une interaction mutuelle me semble propice à la comparaison. Ces textes se sont déjà éloignés de la lettre de Pierre Lombard. Le commentaire d’Albert (vers 1249) donne 23  articles, dont seuls les trois derniers traitent brièvement de la question de l’adultère et de l’absence prolongée et du conjoint8. Seul l’article  20 s’occupe du vœu comme empêchement du mariage. Les dix-neuf autres questions considèrent les questions générales sur le vœu, religieux ou non. Bonaventure rédige six questions en deux articles sur le vœu en soi et le vœu comme obligation et le dernier tiers de son texte est consacré à douze doutes (dubia) sur la lettre de Pierre Lombard quant aux questions matrimoniales. Enfin, Thomas d’Aquin a deux questions de longueur comparable, l’une sur le vœu en soi avec cinq articles comprenant quatorze questioncules (bien que l’article cinq porte sur le voile des vierges), l’autre sur le scandale (avec quatre articles incluant dix questioncules). Le scandale ne fournit guère qu’un mot chez Pierre Lombard 8

Bien entendu ce décompte n’a de valeur qu’indicative car la longueur et la hiérarchie des questions sont bien différentes chez ces trois auteurs.

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et j’ai tenté d’expliquer ailleurs l’étrangeté de ce traitement long et minutieux du scandale par Thomas9. Mais il convient de revenir à la rapide mais essentielle contribution du Lombard sur le vœu. Une saisie juridique du vœu : Pierre Lombard (1155) Pierre Lombard pose une définition générale du vœu en utilisant10 une des définitions de Hugues de Saint-Victor11 pour poser une conception du vœu au succès durable : « Le vœu est l’attestation d’une promesse spontanée qui doit proprement être faite à Dieu sur des sujets qui relèvent de Dieu12. ». Puis la fin de ce premier chapitre note lapidairement : « Les vœux des sots doivent être rompus ». La remarque qui pourrait paraphraser l’Ecclésiaste (5, 3), renvoie certainement au vœu de Jephté ; du moins les commentateurs l’ont ainsi perçu : Hugues de Saint-Cher13 plaça plus longuement l’épisode dans son commentaire de la distinction 38, avant qu’Albert et Thomas ne condamnent explicitement le juge : Il n’est pas excusé de péché, car il fut stupide en disant son vœu, impie en l’accomplissant, comme le dit Jérôme. Il figure pourtant dans le catalogue des saints grâce à la victoire qu’il obtint de Dieu, comme d’autres saints14.

En Juges 11, 30-31, Jephté, un des juges d’Israël, « fit un vœu en disant au Seigneur : si tu livres entre mes mains les fils d’Ammon, j’offrirai au Seigneur en holocauste le premier qui sortira de chez moi à ma rencontre, quand j’y reviendrai. » Mais ce fut sa fille unique qui accourut la première au-devant de lui, « en dansant au son des tambourins ». Jephté dut accomplir son vœu et sa fille consentit au sacrifice, après qu’il lui eut été accordé deux mois pour « pleurer sa virginité » (le fait de mourir avant d’avoir été mariée). L’épisode embarrassa fort la théologie chrétienne. Dans le paradigme des paroles efficaces, le vœu présente donc le cas de mots dangereux ou destructeurs : leur effet peut dépasser ou contredire 9 10

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A. Boureau, En somme… Pour un usage analytique de la scolastique médiévale, Lagrasse, 2011. Avec des nuances importantes : le devoir porte sur l’action et plus le sur le contenu du vœu et l’attestation n’était qu’une circonstance. Pierre Lombard durcit le texte de Hugues de Saint-Victor. « Vovere siquidem est testificatione promissionis spontanee Deo se obligare ac debitorem statuere ». Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, dans PL 176, col. 521. « Votum est testificatio quaedam promissionis spontanea, que Deo et de his que Dei sunt, propie fieri debet », Pierre Lombard, Sententiae in IV libris distinctae, éd. I. Brady, Grottaferrata, t. II, 1981, dist. 38, p. 478. Hugues de Saint-Cher, Scriptum super sententias, Vat. Lat 1098. fol. 187. « Ipse tamen non excusatur a peccato, quia fuit in vovendo stultus, et in reddendo impius, ut Hieronymus dicit. Ponitur tamen in catalogo sanctorum propter victoriam quam a Deo obtinuit, sicut et alii sancti », Thomas d’Aquin, Scriptum, dist. 38, art. 1, qu. 1, qc. 2, ad 3.

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l’intention du locuteur, dont les paroles se retournent contre lui. L’efficacité provient de la toute-puissance du destinataire (Dieu, une divinité ou une forme individuelle du sort), sans proportion avec les limites humaines du locuteur imprudent et irréfléchi. La parole enchaîne et emprisonne le locuteur. Cet effet ne doit pas se limiter à quelques narrations bibliques, mythologiques ou littéraires, mais s’étend à tout un pan de l’histoire médiévale occidentale, où la question des vœux religieux a provoqué les plus profondes zizanies et les troubles les plus violents. Au début du chapitre 2, le vœu fait l’objet de deux distinctions emboîtées : le vœu commun, constitué par le propos baptismal de renoncer à Satan et à ses œuvres, que prononcent obligatoirement les membres de la communauté chrétienne, s’oppose au vœu particulier (votum proprium) qui est celui que le chrétien prononce en plus des vœux communs. Comme l’a montré Charles de Miramon15, la distinction vient d’Augustin, avec un sens différent qui présentait la cité de Dieu comme l’aboutissement d’un contrat. La glose ordinaire de la Bible, au cours du xiie siècle, se contente de l’opposition qui réduit le vœu propre à n’être qu’un simple vœu individuel : le jeu sur le mot proprium est implicite. Le vœu singulier se divise en vœu solennel, écrit dans une cédule ou prononcé devant des témoins, ou encore devant l’Église, en une cérémonie liturgique ou para-liturgique et vœu simple est celui que l’on prononce à haute voix ou dont on délibère mentalement et que l’on énonce sans témoin. Pierre Lombard rapproche le vœu du sacrement en en faisant une des deux espèces d’un genre dont l’autre espèce est le baptême. D’un autre côté, il lui donne une expression assez juridique, en le définissant comme attestation. Et en le divisant entre singulier et commun, entre simple et solennel, il dilue la force individuelle de l’acte au profit de la cérémonie collective. Sans parole : le vœu comme élément textuel  Cette ambivalence de Pierre Lombard soustrayait les vœux à leur force langagière propre : dès son bref chapitre premier, il notait que le vœu stupide devait être rompu (frangi) : la volonté avait le pouvoir et le devoir de modifier une parole. On se dirigeait vers la vaste question de la mutation et de la dispense des vœux, qui a nourri des controverses fortes. Le passage de qualifications statutaires à une norme votive, avec la fondation de l’ordre franciscain, le montre : la règle de 1223 (« la règle bullée ») débute ainsi : « Regula et vita fratrum Minorum hec est, scilicet Domini nostri 15

Ch. de Miramon, « Les théories du vœu dans le droit canon et la première scolastique », Le vœu I, p. 17-25.

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Ihesu Christi sanctum evangelium observare, vivendo in obedientia, sine proprio, et in castitate16. » Les trois vœux ne sont que les circonstances d’une vie, qui modalisent et accompagnent une norme centrale : observer l’évangile17. L’aspect instantané et irréversible d’un acte de parole laisse place à une conduite interprétative, à la lecture pratique d’un texte, dont les lieux pertinents restaient indéterminés. Or, cette indétermination fut revendiquée par les premières lectures des Spirituels, comme chez Hugues de Digne ou Pierre de Jean Olivi : elle ne pouvait être tranchée que par des choix individuels. Par ailleurs, la possibilité de réaménagement de l’énoncé votif le définissait comme groupe de termes discutables ou négociables dans un contrat. Pour Thomas d’Aquin : Le vœu est un contrat de promesse entre Dieu et l’homme. Ainsi, comme un contrat de bonne foi dressé entre les hommes oblige à un respect nécessaire, à plus forte raison oblige le vœu par lequel l’homme promet quelque chose à Dieu, du moins dans le domaine d’application du vœu. Car, dans le domaine auquel le vœu ne s’applique pas, l’obligation du vœu n’a pas lieu d’être. Donc celui qui néglige un vœu fait selon les formes pèche mortellement car il a brisé la foi qu’il a engagée auprès de Dieu18.

Cet usage du contrat relève d’une pensée juridique, bien distincte d’une pensée théologique du sacrement, où comme l’a monté Irène Rosier-Catach, Thomas optait pour une causalité instrumentale contre une causalité du pacte. Dès lors, l’énoncé du vœu vaut essentiellement comme archive utile au long d’un processus : ainsi Richard de Mediavilla se demande « si le vœu de ne pas faire vœu sur quelque chose sans l’exprimer l’objet du vœu par une parole ou par un écrit relève de l’obligation19 ». Richard opte pour une réponse affirmative. Il le justifie par la nécessité d’une connaissance exacte de ce à quoi on s’engage, mais aussi par le fait que la formulation d’un nouveau vœu 16

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Regula bullata, dans François d’Assise, Écrits, éd. K. Eser, trad et notes Th. Desbonnets, J.-F. Goddet, Th. Matura, D. Vorreux, Paris (Sources chrétiennes, 285), 1981, p. 182. Voir M. T. Dolso, « Le vœu et l’entrée dans l’ordre franciscain au Moyen Âge, d’après les commentaires sur la Règle de François et l’hagiographie », Le vœu I, p. 27-36, qui a été largement développé dans son livre postérieur : ‘Et sint minores’ : modelli di vocazione e reclutamento dei frati Minori nel primo secolo francescano, pref. di G. Miccoli, Milan, 2000. « Respondeo dicendum ad primam questionem, quod votum, ut ex dictis patet, est quidam promissionis contractus inter Deum et hominem. Unde cum contractus bone fidei inter homines factus obliget ad necessariam observationem, multo fortius votum quo homo Deo aliquid promittit, in his dumtaxat ad que votum se extendit ; in illis autem ad que votum non se extendit, obligatio voti non habet locum : et ideo qui votum rite factum pretermittit, mortaliter peccat, quia fidem quam cum Deo iniit, frangit », Thomas d’Aquin, Scriptum, dist. 38, qu. 1, art. 3, qc. 1. « Utrum votum de non vovendo aliquid sine expressione eius quod vovetur verbo vel scripto sit obligatorium », Richard de Mediavilla, Commentaire sur les Sentences, t. IV, dist. 38, Venise, 1489, fol. 166b.

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doit tenir compte des conditions d’un vœu antérieur pour éviter le soupçon de transgression. La démonstration oriente encore davantage vers un processus juridique. Il est possible aussi que l’argument vaille contre l’indétermination revendiquée par les Spirituels. La comparaison du vœu et du serment illustre bien cette saisie juridique du vœu. Grégoire le Grand avait déjà affirmé la supériorité de l’engagement sur le serment. La question était de savoir si le serment et le vœu s’opposaient ou se complétaient par un appui mutuel. Albert note un complément : Le serment appliqué à une promesse et le vœu peuvent se considérer de deux façons : par l’origine de ce qui lie et par la nature et le mode de ce lien. Sous la première considération, il n’y a pas de doute : le serment lie davantage que le vœu, parce qu’il lie par le témoignage de la vérité divine. Sous la seconde considération, le vœu lie davantage que le serment, et cela parce que le lien a la force qui lui vient du bien auquel il lie et de la ferme délibération de celui qui fait vœu ou se lie. Or le lien se fait toujours par délibération et un plus grand bien, ce que n’est pas toujours le serment. Pourtant, s’il arrive que le serment soit ajouté au vœu, il est obligatoire plus que tout20.

Le vœu n’a que la force propre de son contenu ; la valeur de vérité du serment vient de sa source, la garantie divine. L’acte de parole reste en retrait. La situation est inverse chez Bonaventure : comme pour le cas de l’ordination, son opposant montre que c’est une valeur externe, l’instrument du droit, qui oblige le sujet à respecter son serment : Si quelqu’un fait un serment à quelqu’un d’autre sans avoir l’intention de s’obliger à ce que les mots signifient, il y est pourtant obligé, comme s’il en avait eu l’intention : pour la même raison, il semble en être de même dans le vœu qui se fait sans l’intention21.

Bonaventure répond à l’argument par une distinction :

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« Dicendum, quod iuramentum adhibitum sponsioni et votum dupliciter possunt considerari, scilicet quantum ad id ex quo ligant, et quantum ad naturam et modum ipsius vinculi. Si primo modo : tunc non est dubium : quin iuramentum plus liget quam votum : quia ligat ex contestatione veritatis divinae. Si secundo modo : tunc votum plus ligat quam iuramentum : et hoc ideo est, quia vinculum habet fortitudinem ex bono ad quod ligat, et ex firma deliberatione voventis sive ligantis se, et votum semper est ex deliberatione, et maius bonum quod non semper est iuramentum : si tamen quandoque etiam iuramentum addatur voto, illud pre omnibus est obligatorium », Albert le Grand, Super IV Sententiarum, dist. 38, art. 4, p. 402. « 4. Item, si aliquis iurat alicui, non intendens se obligare ad id quod verba significant, iudicatur nihilominus ita obligatus, ac si intenderet : ergo pari ratione videtur in voto, quod fit sine intentione », Bonaventure, Commentaria in quatuor Sententiarum libros, dans Opera Omnia, t. IV, Quaracchi, 1889, dist. 38, art. 1, qu. 1, p. 815.

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Il y a deux tribunaux, le tribunal judiciaire et le tribunal pénitentiel. Au tribunal judiciaire, on juge selon les choses extérieures et au tribunal pénitentiel, selon la conscience. Au tribunal judiciaire, parce qu’« aucune tromperie ne doit être protégée », les mots sont pris selon leur sens commun et sain et parce que la tromperie ne doit pas être protégée ; on juge que ces mots tiennent comme si l’intéressé avait dit ces mots selon une intention droite. Au tribunal pénitentiel, où le jugement se fait en vérité, on juge qu’il a péché en tromperie, mais qu’il n’est nullement obligé par cette promesse : comme un mariage contracté par des mots externes sans aucun consentement, n’est un mariage que selon l’interprétation du tribunal judiciaire, et non en vérité, il faut dire la même chose du vœu22.

Le vœu : un acte sacramentel ou juridique ? On l’a vu, l’analogie avec le sacrement semble suggérée par le parallèle de résultat avec l’ordination : les deux opérations contribuent à une sacralisation. La distinction du Lombard entre vœu commun et vœu singulier mettait en rapport le vœu et le baptême. Mais le vœu s’en écartait résolument en tant que son initiative venait de l’homme, non de la seule grâce divine. Seul, Bonaventure trouve une parade : Comme le mariage provient de notre action, il en va de même du vœu. Or, personne ne contracte de mariage, pour autant qu’il le promette extérieurement sans avoir l’intention de s’obliger ou de consentir intérieurement23.

Pour Bonaventure, la liberté individuelle, capable de réaliser à elle seule ou en collaboration avec la grâce, un acte de consécration restait fondamental dans le vœu. Bonaventure rapprochait aussi le vœu du sacrement d’ordination, en nommant vœu l’observance de la chasteté par le prêtre. Son opposant, en revanche, en fait une question d’obligation externe, de contrainte coutumière et nie donc que l’intention de s’obliger soit la substance du vœu : Quelqu’un qui est promu aux ordres sacrés avec l’intention de recevoir les ordres mais nullement de s’obliger à la chasteté, y est pourtant obligé, comme s’il 22

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« 4. Ad illud quod obiicitur, quod qui iurat in dolo tenetur ; dicendum, quod duplex est forum, scilicet iudiciale et penitentiale. In foro iudiciali iudicatur secundum exteriora, in foro penitentiali secundum conscientiam. In foro iudiciali, quia ‘fraus nulli debet patrocinari’, accipiuntur verba secundum intellectum communem et sanum ; et quia fraus non debet ei patrocinari, iudicatur teneri, sicut si secundum intentionem rectam verba dixisset. In foro penitentiali, ubi est iudicium secundum veritatem, iudicatur, istum peccasse in dolo, sed nequaquam ex illa promissione esse obligatum ; unde sicut matrimonium contractum per verba exteriora sine consensu omni est matrimonium solum secundum interpretationem fori iudicialis, non secundum veritatem ; sic de voto dicendum », ibid. « Quia, sicut matrimonium est ab opere nostro, sic et votum ; sed nullus contrahit matrimonium, quantumcumque promittat exterius, nisi intendat se obligare sive consentiat interius : ergo etc. », Bonaventure, Commentaria, op. cit., dist. 38, art. 1, qu. 1, p. 814.

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en avait l’intention. Il semble donc que l’intention de s’obliger n’appartienne pas à la substance du vœu24.

L’exigence de chasteté, en effet, ne se trouve pas dans les grands textes conciliaires : on le sait, l’Église d’Orient ne l’imposait pas (et ne l’impose toujours pas). Elle ne fut vraiment affirmée en Occident que lors de la Réforme grégorienne. Elle n’était donc pas intériorisée comme vœu. Et cette condition du sacerdoce n’est jamais prise en compte dans les distinctions 24 et 25 du livre IV de Pierre Lombard sur le sacrement d’ordination : À ce qui est objecté – que l’intention de s’obliger n’est pas nécessaire comme cela apparaît dans l’ordination –, on doit répondre qu’une intention peut être double : elle est ou bien principale parce qu’on y pense et qu’elle plaît, ou bien parce que l’intention est dirigée vers ce qui précède cela, ou lui est simplement annexe : c’est comme si on a l’intention de se vouer à une règle monastique : on a par conséquent l’intention de se vouer à la continence et à l’obéissance. Sinon, on désire et veut de façon stupide. De même, parce que le vœu ‹ de chasteté › est annexe à l’ordre sacré, si on a l’intention de recevoir l’ordre sacré, on a aussi par conséquent l’intention de s’obliger à la continence de façon principale ou conséquente, car si on n’en a nullement l’intention, il n’y a pas de vœu. Il est de même pour le mariage25.

Bonaventure procède à une révolution tranquille en introduisant la volonté, sous forme du vœu, dans l’ordination et en la rapprochant ainsi du mariage, alors que la tradition occidentale continue pendant longtemps à accentuer le caractère passif de la réception de l’ordre, notamment par l’implantation du caractère sacerdotal. Chez Bonaventure la volonté est première et s’applique logiquement à l’engagement de chasteté. Nous sommes proches de ce qui deviendra une vocation dans la religion réformée. En revanche, chez Thomas, le vœu ne peut être valide que par un appui juridique : Une promesse extérieure est parfois dite nue, quand ne lui est pas ajouté quelque chose qui confirme l’obligation. Et alors, elle n’a pas pleine force d’obligation. De même, une promesse intérieure faite à Dieu, pour avoir pleine force d’obligation, ne doit pas être nue, mais avoir quelque chose qui la confirme et cette 24

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« Quia aliquis promotus ad sacros ordines, intendens ordines suscipere et nullo modo obligari ad castitatem, nihilominus obligatur, ac si intenderet : ergo videtur, quod de substantia voti non sit obligandi intentio », Bonaventure, Commentaria, op. cit., dist. 38, art. 1, qu. 1, p. 815. « Ad illud quod obiicitur, quod obligandi intentio non est necessaria, sicut patet in ordine ; dicendum, quod intentio respectu alicuius potest esse dupliciter : aut principaliter, quia de illo cogitat et illud placet, aut quia intendit aliquid antecedens ad illud, vel simpliciter illi annexum, sicut si aliquis intendit vovere regulam monachorum, per consequens et ad continentiam obligari intendit et ad obedientiam ; alioquin stulte appetit et vult. Similiter quia ordini sacro annexum est votum, si intendit ordinem sacrum suscipere, per consequens et ad continentiam obligari principaliter, vel ex consequenti quod si nullo modo intendat, non est votum ; sic nec matrimonium », ibid.

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confirmation se fait graduellement en trois phases : d’abord par une délibération simple, deuxièmement par l’intention de s’obliger, troisièmement du fait que le témoignage des hommes s’attache à la promesse intérieure26.

Le vœu, en son aboutissement (une attestation) est mois un acte de parole qu’une action juridique émanée d’une collectivité, même si elle est prononcée individuellement. Les opposants d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin, qui tous deux consacrent à la définition du vœu une question dans leur commentaire de la distinction 38, paraissent avoir une position proche de celle de Bonaventure. L’opposant d’Albert a trois arguments pour critiquer la définition juridique du Lombard : 1. Toute attestation se passe devant certains qui peuvent être les témoins ;

mais il n’en va pas ainsi de tout vœu ; donc tout vœu n’est pas une attestation. Une première cause tient au sens de l’attestation, qui n’est rien d’autre qu’une convocation de témoins pour l’assertion d’une vérité. Une seconde cause se prouve par le fait un vœu qui se fait seulement devant Dieu est privé. 2. Une attestation se fait par un signe ou des témoins. Par le signe, comme nous avons dit que le verbe est le témoin du cœur. Si c’est par des signes, on objecte qu’un vœu peut se faire seulement dans le cœur sans jamais devenir un signe quelconque. Si c’est par des témoins, on objecte qu’il n’y aurait de vœu que par la preuve par témoins, ce qui est faux. 3. L’attestation est une chose, ce sur quoi porte le témoignage autre chose ; donc le vœu n’est pas attestation ; il est donc mal défini comme attestation27. Plus sobrement, l’opposant de Thomas rend la détermination inutile : « la promesse n’est pas la même chose que l’attestation d’une promesse. Or le

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« Promissio autem exterius facta quandoque dicitur nuda, quando non habet aliquid additum quod obligationem confirmet ; et tunc non habet plenam vim obligandi. Similiter etiam promissio interius facta Deo, ad hoc quod plenam vim obligandi habeat, oportet quod non sit nuda, sed habeat aliquid quo confirmetur ; et hec quidem confirmatio per tria gradatim habet fieri. Primo per deliberationem simplicem ; secundo per intentionem obligandi se ad certam poenam ; tertio per hoc quod testimonium hominum adhibetur promissioni interiori », Thomas d’Aquin, Scriptum, livre IV, dist. 38, quest. 1, art. 1, qc. 1, resp. « 1. Omnis testificatio coram quibusdam est, qui testes esse possunt : sed non omne votum sic est : ergo non omne votum testificatio est. Prima patet ex ratione testificationis, que nihil aliud est, quam invocatio testium ad veritatis assertionem. Secunda autem probatur per hoc, quod quoddam votum est privatum, quod fit tantum coram Deo. 2. Item, testificatio aut est per signum, aut per testes. Per signum, sicut dicimus, quod verbum est testis cordis. Si per signum. Contra : quoddam votum tantum fit in corde, quod numquam procedit ad signum aliquod. Si autem per testes : tunc non esset votum nisi quod per testes probari posset, quod iterum falsum est. 3. Item, Aliud est testificatio, et aliud est de quo fertur testimonium quandoque : ergo non est testificatio : ergo male diffinitur per testificationem », Albert le Grand, Super IV Sententiarum, dist. 38, p. 395.

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vœu est une promesse28 ». Pour Bonaventure et ses partisans, le vœu n’a pas besoin de signe extérieur. Un sacrement de la volonté Le vœu commun, objet de la première distinction de Pierre Lombard, semble étrange, parce qu’il redouble le sacrement de baptême : la raison en est sans doute que le vœu insère plus explicitement la volonté, directe ou déléguée, du sujet du baptême. En ce cas, ce n’est plus la formule baptismale qui est en jeu, mais la promesse. Mais en même temps, le vœu est rabattu sur la communauté et devient un élément adventice du sacrement. D’ailleurs, le Lombard préfère le verbe spondere, qui contient l’idée d’attestation ou de garantie, au verbe promittere choisi par Bonaventure. Cette distinction initiale troubla fort Albert et Thomas. L’opposant à Albert en prend des accents bonaventuriens : Le vœu est voulu, choisi à volonté. Or, ce qui est choisi à volonté ne reçoit aucun caractère commun (communitas), mais plutôt une singularité. Il est donc contre la raison d’être du vœu qu’un vœu soit dit commun29.

Les deux dominicains trouvent alors, avec un brio remarquable, le modèle logique qui permet de garder la prééminence du vœu singulier : les deux désignations ne portent pas sur les espèces d’un genre : Cette division qui sépare le vœu en singulier et commun, est une division de l’analogue, qui est prédiquée de ses éléments diviseurs selon l’antérieur et le postérieur, comme l’être est prédiqué de la substance et de l’accident. En effet, comme le vœu est une obligation nouée par volonté et que la nécessité exclut la volonté, ce vœu, qui n’a rien de la nécessité, est dit vœu, en ayant comme la raison d’être du vœu. Et ceci est le vœu singulier, qui porte sur les choses auxquelles on n’est pas tenu. Et ce vœu qui a quelque chose de la nécessité, a la raison d’être incomplète du vœu et est donc dit vœu selon le postérieur. Et ceci est le vœu commun, qui porte sur les choses auxquelles tous sont tenus, dont la nécessité est conditionnée, et non absolue comme on l’a dit30. 28

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« Promissio non est idem quod promissionis testificatio. Sed votum est quedam promissio, ut patet per definitionem Hugonis de s. Victore, qui dicit, quod votum est sponsio animi voluntaria. Ergo male dicit Magister, quod votum est promissionis testificatio », Thomas d’Aquin, Scriptum, livre IV, dist. 38, quest. 1, art. 1, qc. 1, arg. 3. « Votum est volitum, id est, ad voluntatem electum : sed ad voluntatem electum non recipit communitatem aliquam, sed potius singularitatem : ergo contra rationem voti est, quod aliquod votum dicatur commune », Super IV Sententiarum, dist. 38, art. 9, p. 407. « Divisio illa qua votum dividitur in singulare et commune, est divisio analogi quod praedicatur per prius et posterius de suis dividentibus, sicut ens de substantia et accidente. Cum enim votum sit obligatio ex voluntate facta, necessitas autem voluntarium excludat ; illud votum quod nihil habet necessitatis, dicitur per prius votum, quasi habens complete rationem voti ; et hoc est votum singulare, quod est de illis ad que non tenemur. Illud autem

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On aurait tort de réduire cette réponse à un pur artifice spéculatif. La tradition canoniste et théologique, couronnée par Pierre Lombard depuis le xiie siècle, s’était efforcée d’étouffer la puissance anarchique et individuelle du vœu, menace virtuelle pour l’institution, en le plombant de cette dépendance collective et institutionnelle. Les deux dominicains avaient un profond respect pour le vœu et pour la spiritualité personnelle, tout en refusant les facilités sectaires et séparatistes, qui se développèrent un peu plus tard chez les Spirituels franciscains, mais qui étaient déjà à l’œuvre chez les joachimites : ils devaient trouver la solution théorique qui articulaient la spiritualité du vœu et l’existence de l’ Église. Bonaventure fut le seul à ignorer la distinction entre vœu commun et vœu singulier dans la distinction 48. Dans son examen de la définition du vœu, il note que « deux choses sont de l’essence du vœu : la promesse et l’intention de s’obliger. » Mais la promesse est vidée de sa pure forme langagière : c’est la mobilisation de la volonté en une situation nouvelle. La promesse, opération présente pour le futur, rend compte d’une histoire de la volonté : « Puisque le vœu est une obligation nouvelle et volontaire, parce qu’elle s’ajoute à nouveau, la promesse est nécessaire. Et parce qu’elle est volontaire, il faut que ‹ le sujet › veuille s’obliger et ainsi qu’il ait l’intention de s’obliger. » La volonté s’actualise. Le langage n’intervient que dans le vœu solennel : Mais il peut lui arriver de promettre par deux paroles, intérieure et extérieure. La promesse quant à la parole de pensée et de délibération intérieures relève de la nécessité du vœu simple : elle forme obligation quant à Dieu, qui considère le cœur. Mais la promesse, quant à la parole ou au signe extérieure, relève de la nécessité du vœu solennel : elle forme obligation quant à la présence de l’Église, qui juge selon les apparences31.

Visiblement, c’est la forme simple qui portait l’essence pure du vœu. La conception bonaventurienne de la liberté impliquait une transparence totale de la communication individuelle avec Dieu. La mise en relation directe de

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votum quod habet aliquid necessitatis, habet incomplete rationem voti, et ideo dicitur per posterius, votum ; et hoc est votum commune, quod est de his ad que omnes tenentur, quorum est necessitas conditionata, non absoluta, ut ex dictis patet », Thomas d’Aquin, Scriptum, livre IV, dist. 38, quest. 1, art. 2, qc. 1, resp. « Dicendum, quod ista duo sunt de essentia voti, scilicet promissio et obligandi intentio. Cum votum sit obligatio nova et voluntaria, quia de novo est superaddita, promissio est necessaria ; quia vero voluntaria, oportet, quod velit obligari, et ita, quod se obligare intendat. Sed contingit promittere alicui duplici verbo, scilicet interiori et exteriori. Promissio quantum ad verbum interius cogitationis et deliberationis est de necessitate voti simplicis, quod obligat quantum ad Deum, qui intuetur cor. Sed promissio quantum ad verbum vel signum exterius est de necessitate voti solemnis, quod obligat quantum ad faciem ecclesie, que iudicat secundum ea que patent », Bonaventure, Commentaria, op. cit., dist. 38, art. 1, qu. 1, p. 815.

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l’énonciateur du vœu avec le récepteur du propos, Dieu, court-circuitant la communauté, lieu des ambivalences et des circonlocutions. Une déroute de la polysémie ? En 1255, au terme de ces confrontations encore légères, la parole votive, prise entre la production institutionnelle des codes qui en limitaient le jeu et l’affirmation d’une souveraineté de la conscience libre, dont l’expression n’était que supplémentaire, n’avait plus d’efficacité propre. Le débat reprit dans les années 1279-1284, autour de la bulle Exiit qui seminat de Nicolas III, quand le pontificat statua sur le vœu de pauvreté, qui posait d’épineux problèmes à l’ordre franciscain. Ce fut à cette occasion que Pierre de Jean Olivi rédigea ses fameuses Questions sur la pauvreté évangélique, dont trois au moins sont spécifiquement consacrées à une doctrine du vœu. Je ne reviens pas sur cette conjoncture qui a donné lieu à une immense littérature historique et historiographique32, mais j’en tire de rapides conséquences quant à notre propos sur la parole du vœu. Le propos est ferme : le vœu, forme fondatrice de l’ordre et de l’Église, doit être observé avec une rigueur dépendant totalement de la liberté du fidèle. La liberté singulière doit conduire à une unité des volontés, qui doit résoudre les apories présentes dans la règle et le testament de François. Sur le vœu d’obéissance, François demandait aux frères de se conformer aux directives de leurs ministres, « en tout ce qui n’est pas contraire à l’âme et à notre règle33 ». L’espace ouvert par ces limites était aussi large et indéfini que la volonté singulière. Encore une fois, le frère était renvoyé à une interprétation, qui ne pouvait provenir que d’un leader charismatique ou d’un groupe idéologiquement cohérent. Au moment où la réflexion scolastique sur le serment34, prenait en compte la valeur d’obligation des paroles en fonction d’une multitude de facteurs langagiers qui offraient l’espace d’une négociation humaine, la rigidité des doctrines spirituelles du vœu prenaient un tour inverse. Bonaventure avait été radical ; il refusait en effet toute dispense, même pontificale, mais il gardait un recours contre l’absolutisme de la volonté individuelle. En effet, la question précédente autorise la commutation de vœu. 32

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Je me contente de renvoyer à une autorité sur la question, D. Burr, Olivi and Franciscan Poverty : the origins of the ‘Usus pauper’ controversy, Philadelphie, 1989, et The spiritual Franciscans : from protest to persecution in the century after Saint Francis, University Park, 2001. D. Flood et G. Gal, Peter of John Olivi on the Bible : Principia quinque in sacram scripturam. Postilla in Isaiam. Appendix : question de obedentia er sermons duo de S. Francisco, St. Bonaventure (N.Y.), 1997, p. 385. Voir A. Boureau et I. Rosier-Catach, « Droit et théologie dans la pensée scolastique. Le cas de l’obligation et du serment », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 509-528.

Le vœu, une parole à l’efficacité disputée

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Ceci est cohérent : la volonté individuelle, dans sa puissance, peut se dédire. Il précisait que  l’opération devait se faire avec le conseil d’un supérieur. S’ouvrait à nouveau un espace de négociation : entre la dispense et la commutation, la nuance pouvait être mince et dépendre d’une formulation. Chez Olivi, les raisonnements langagiers disparaissent de l’argumentation : pour l’opposant d’Olivi, dans la question sur la dispense du vœu35, la nécessité de la dispense pontificale s’appuie sur l’existence implicite dans l’énoncé du vœu, de la condition de l’accord du pape, ce qui donne au pape des droits qui en découlent et dont le refus de dispense le priverait. Olivi ne se donna même pas la peine de réfuter l’argument de langage, en posant simplement que le vœu d’un individu ne peut nullement appartenir au pape. On peut se demander pourquoi Olivi, si décidé en faveur de la causalité par pacte du langage, des sacrements, de la royauté et du droit dans sa fameuse question Quid ponat ius ?, prend une position si littérale et « réaliste » sur le vœu (« je décide parce que je décide et rien n’y change »), rétive à toute considération sur le langage. Il se peut que son opinion sur la fondation relationnelle des signes religieux et politiques vise en fait à atténuer leur puissance au bénéfice du vœu, qui deviendrait la seule véritable souveraineté, celle de l’individu. Mais l’histoire ne fut pas close. La possibilité d’un traitement linguistique de la parole votive se retrouve chez l’adversaire majeur d’Olivi, Richard de Mediavilla : son commentaire sur les Sentences, qui peut être daté du milieu des années 1290, suit d’assez près les positions d’Olivi sur le vœu. On l’a vu, une de ses questions portait sur la nécessité de l’expression de l’objet du vœu, ce qui ouvrait la voie, à une pesée de ses termes. Une autre question demande « si la forme du vœu inclut qu’il est fait à Dieu36 ». Nous retrouvons ici la quête de l’implicite dans les énoncés. Le vœu religieux contient implicitement qu’il s’adresse à Dieu, ce qui doit permettre de prouver par une analyse de langage, que, dans certains cas, cette présence implicite ne s’y trouve pas et ainsi de déclasser un vœu religieux en un vœu ordinaire, évidemment moins contraignant. Je pourrais multiplier les exemples dans les vingt-quatre questions consacrées au vœu sur les trente de la distinction. La controverse sur le vœu put donc se poursuivre pendant des décennies, avec des épisodes violents, mais la raison scolastique tint bon, jusqu’au coup de force de Martin Luther, qui supprima les vœux avec le monachisme. Mais la réforme trouva d’autres formes de l’engagement volontaire et rencontra la même aporie entre l’individu et la communauté.

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Petri Iohannis Olivi Quaestiones de Romano Pontifice, cura et studio M. Bartoli Grottaferrata, Ed. Collegii S. Bonaventurae ad Claras Aquas (Collectio Oliviana), 2002. « Utrum forma voti includat quod fiat Deo », Richard de Mediavilla, Commentaire sur les Sentences question 2, 1, fol. 155b.

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Au-delà de cette conjoncture, en dehors de la sphère religieuse, le problème, éthique et juridique, demeure : toute parole imprudente, rapide ou affective est-elle irréversible ? Quels moyens permettent d’affranchir l’homme de la servitude volontaire ? Il y va du sérieux de la parole, de la dignité de la volonté et de la constance de l’identité personnelle. La pensée scolastique, sans les résoudre, a permis de poser ces questions37.

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Voir A. Boureau, Le désir dicté. Histoire du vœu religieux dans l’Occident médiéval, Paris, 2014.

Discours public, prédication et prophétie

Enrico Artifoni

LA POLITIQUE EST « IN FATTI » ET « IN DETTI » L’ÉLOQUENCE POLITIQUE ET LES INTELLECTUELS DANS LES CITÉS COMMUNALES AU XIIIe SIÈCLE∗ Dans son Liber de doctrina dicendi et tacendi, écrit en 1245, le juge Albertano de Brescia a une répartie géniale, parce qu’elle résout d’un seul coup d’interminables discussions. Ce traité est entièrement organisé sur la base des anciennes circumstantiae locutionis de la tradition rhétorique, qui, dans ces années-là, étaient aussi amplement appliquées aux textes à l’usage des prédicateurs qu’aux manuels de confession. Avant de parler, celui qui parle doit se poser des questions : qui es-tu (toi qui prends la parole), que dis-tu, à qui le dis-tu, pourquoi, comment et quand ? Dans les dernières pages, l’auteur aborde finalement les rapports existants entre dire et faire : dans cette œuvre, je t’ai enseigné à parler, mais si tu veux obtenir un enseignement pratique, il suffit de remplacer, dans les pages précédentes, à toutes les occurrences, le verbe « dire » par le verbe « faire ». Les circonstances deviendront alors : qui es-tu (toi qui fais quelque chose), que fais-tu, à qui le fais-tu, pourquoi, comment et quand ? L’art de parler et de se taire deviendra sans aucune difficulté un art de parler et de faire1. Je ne m’avancerai pas sur la profondeur philosophique de cette réponse, mais j’ai choisi de commencer par ce passage parce qu’il nous introduit à l’arrière-plan culturel relatif à l’éloquence civile dans les villes italiennes du xiiie siècle. Deux éléments me semblent particulièrement importants. D’une part, la confiance dans l’efficacité des paroles maîtrisées, qui n’était pas seulement le fait des spécialistes universitaires de rhétorique, mais qui concernait également les hommes des *

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Cette contribution synthétise certains de mes travaux précédents, indiqués dans la Note bibliographique finale. Je fournis également dans celle-ci la bibliographie principale récente. Les notes présentes dans le texte se limitent donc à indiquer la source des passages cités et certaines études auxquelles il est fait référence explicitement. La traduction de l’italien est de Valérie Durand. « Si autem super faciendo volueris habere doctrinam, detrahe de hoc versiculo istud verbum ‘dicas’ et loco illius ponas hoc verbum ‘facias’, ut dicatur : ‘Quis, quid, cui facias, cur, quomodo, quando requiras’. Et ita fere omnia que dicta sunt supra et multa alia poterunt ad verbum ‘facias’ utiliter adaptari. Hiis denique auditis […] poteris doctrinam dicendi ac faciendi in promptu habere » (Albertano da Brescia, Liber de doctrina dicendi et tacendi. La parola del cittadino nell’Italia del Duecento, éd. P. Navone, Firenze, 1998, p. 44).

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 209-224 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101902

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administrations communales, comme le juge Albertano ; d’autre part, la conscience aiguë que, sous certaines conditions, les mots pouvaient devenir des actes pratiques, et donc, le cas échéant, aussi de la politique. La citation que j’ai choisie comme titre et qui provient de la Rettorica de Brunetto Latini, écrite dans les années Soixante, le dit clairement : la politique peut être « in fatti », une question de faits, et « in detti », une question de mots2. À la recherche justement de ces mots et de leurs circonstances, j’aimerais aborder les sujets suivants : dans un premier temps, celui de la reconnaissance du genre oratoire civil ; en second lieu, le contexte politique et les tensions culturelles relatives au monopole de la parole ; en troisième lieu, les techniques oratoires ; et enfin les transformations de la seconde moitié du siècle concernant non seulement l’attitude des intellectuels des villes envers la parole politique mais également le rôle que l’on doit attribuer aux premières traductions en vulgaire des textes rhétoriques cicéroniens. La reconnaissance d’un genre oratoire civil On connaissait depuis longtemps l’existence d’une parole politique en tant que genre oratoire ayant sa propre autonomie. Les auteurs des lexiques, les prédicateurs, mais aussi les maîtres de théologie et de philosophie le savaient fort bien. Tous ramenaient essentiellement la parole politique au genre de la concio ou concionatio, le discours de harangue effectué devant un large public, tenu dans un lieu ouvert ou devant une assemblée, et dont le but était principalement d’exhorter ou de dissuader. Au fur et à mesure qu’on élargit les zones culturelles prises en compte, ce dossier ne cesse d’augmenter. Si les lexiques enregistrent de façon neutre l’existence du discours public, comme le fait Papias, selon lequel le concionator est qui populum commonet, ou comme Jean de Gênes (Giovanni Balbi) dans son Catholicon, qui définit le verbe concionari comme quasi populum adloqui, les théoriciens de la prédication, précisément parce qu’ils s’attachent à distinguer les domaines de compétence des différentes formes oratoires, sont, eux, beaucoup plus analytiques. Vers la fin du xiie siècle, dans la Summa de arte praedicatoria, Alain de Lille s’exprime ainsi : La prédication est une édification faite à de nombreuses personnes, de façon publique et dans un but d’édification des mœurs ; l’enseignement en revanche est exercé sur une ou plusieurs personnes, dans le but d’instruire dans le domaine des sciences ; la prophétie est une admonition qui se déroule par la

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Brunetto Latini, La Rettorica, éd. F. Maggini, C. Segre, Firenze, 1968, p. 41.

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révélation des choses futures ; la concionatio est une admonition civile, faite pour renforcer l’État3.

La volonté de séparation des formes oratoires entre donc dès le début dans les textes pour la prédication et se manifeste assez régulièrement dans l’histoire ultérieure des artes praedicandi. Dans le premier quart du xive siècle, peut-être en 1322, Robert de Basevorn trace des limites précises entre les questions qui se discutent dans les écoles, les conférences morales à une ou à deux personnes, les entretiens religieux privés, les discours des avocats, et il arrive enfin à notre sujet : Le concionator qui tente de persuader au combat de façon publique et devant de nombreuses personnes, en louant ceux qui sont courageux et en blâmant les lâches, ou bien en faisant des opérations similaires, celui-ci n’est pas vraiment un prédicateur parce qu’il parle pour conserver l’État en bon état et non pas pour exhorter à une conduite méritoire en vue de la vie éternelle4.

Quelques décennies plus tard, après 1340, Ranulph Higden lui aussi, dans l’Ars componendi sermones, s’applique à expliquer ce qu’il en est : la prédication est un discours public sur le salut, et cette définition exclut les autres discours, comme la parole des écoles qui sert à la recherche d’une vérité, ou bien la controverse qui s’effectue dans les tribunaux, ou bien encore l’incitation bruyante faite pendant les batailles (clamosa animacio exhortancium in bellis), où il est facile de reconnaître, justement, une des formes de la harangue civile5. Si nous nous déplaçons maintenant vers la haute culture scolaire, nous rencontrons d’autres témoignages de la reconnaissance d’une éloquence civile et laïque. Dans la Sentencia libri de anima, Thomas d’Aquin se réfère à Orphée comme à un magnifique orateur public (pulcherrimus contionator), parce qu’il a réussi à inciter à la civilité des hommes qui étaient durs comme des pierres, 3

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« Praedicatio enim est illa instructio quae pluribus fit, et in manifesto, et ad morum instructionem ; doctrina vero est quae vel uni vel pluribus fit, ad scientiae eruditionem ; prophetia, est admonitio quae fit per revelationem futurorum ; concionatio est civilis admonitio, quae fit ad reipublicae confirmationem » (Summa magistri Alani de arte praedicatoria, I, PL 210, col. 112). « Concionator qui publice et pluribus persuadet fortiter pugnare, commendans strenuos et vilipendens vecordes, vel faciens aliquid tale, non est proprie praedicator, quia illud est ad reipublicae conservationem, non ad meritorie operandum » (Roberti de Basevorn « Forma praedicandi », dans Artes praedicandi. Contribution à l’histoire de la rhétorique au moyen âge, I, Paris-Ottawa, éd. Th.-M. Charland, 1936, p. 238). « Secundum alios, predicacio est publica persuasio debitis loco et tempore pluribus facta ad salutem promerendam, in qua descripcione excluditur sermo legencium et disputancium in scolis, cum magis pertineat ad veritatis inquisicionem quam ad predicacionem. Item excluditur exhortacio paucis facta […]. Item excluditur clamosa animacio exhortancium in bellis et litigiosa disceptacio postulancium in causis » (The Ars componendi sermones of Ranulph Higden, O.S.B., éd. M. Jennings, Leiden, 1991, p. 5-6).

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tandis que Jean de Jandun, en commentant la Métaphysique d’Aristote, place le discours public (concionativum negotium) parmi les formes de la politique pratique, en lui donnant comme objectif celui d’exhorter, de dissuader et de formuler des décisions utiles6. Nul besoin d’autres exemples pour prouver qu’on connaissait clairement l’existence d’un genre oratoire civil, autonome à la fois dans ses modalités et dans les objectifs qu’il se proposait. Je préfère faire remarquer tout de suite, et ceci parce qu’il s’agit d’un des aspects du problème que nous affronterons, que toutes ces définitions arrivent de l’extérieur des milieux culturels de la concio : elles sont formulées par des lexicographes, des prédicateurs, des universitaires, et non pas par des harangueurs. Pendant toute la première moitié du xiiie siècle, nous n’avons rien qui puisse ressembler de près ou de loin à un traité d’ars concionandi, seulement de simples recueils de modèles de discours. Et lorsque nous aurons des traités de rhétorique publique et laïque, il s’agira pour la plupart de remaniements des textes cicéroniens. C’est là que réside le problème de fond de la concio : même très diffusée, elle n’est restée qu’une pratique, et n’est jamais devenue une théorie. Contexte politique et tensions culturelles Entrons maintenant en contexte. Notre parcours nous conduit vers la période des podestats de l’histoire des communes, c’est-à-dire vers la phase, qui va de la fin du xiie siècle à la fin du xiiie siècle, au cours de laquelle les villes du nord et du centre de l’Italie furent dirigées par des gouvernements centrés sur un magistrat élu pour une période de temps déterminée (un an le plus souvent), externe à la ville, qui était en général un professionnel de l’activité politique. Il est important de souligner la forte connexion existant entre les pratiques de l’éloquence et le système des podestats. D’un côté, les communes des podestats produisent des situations institutionnelles qui favorisent la 6

« Et iste Orpheus primo induxit homines ad habitandum simul et fuit pulcherrimus contionator, ita quod homines bestiales et solitarios reduceret ad civilitatem ; et propter hoc dicitur de eo quod fuit optimus citharedus in tantum quod faceret lapides saltare, id est ita fuit pulcher contionator quod homines lapideos emolliret » (Sancti Thomae de Aquino Sentencia libri de anima, I, xii, Roma-Paris, 1984 (Opera omnia, XLV/1), p. 61) ; « Unde prudentia politica extendit se ad tria negotia, scilicet exclamationem, concionationem et disceptacionem. Exclamationum negociatio ad laudem et vituperium ordinatur. Sed disceptacio ordinatur ad accusandum et excusandum. Sed concionatio est ad hortandum et dehortandum, et de fiendis dare consilia proficua. […]. Similiter in concionativo negotio ut in bono vel nocuo est tristitia, quia raro multi concordant in bono, quia si aliquis dat consilium quod videtur esse aliquid bonum, displicet pluribus. Unde raro multi concordant in bono et arduo, et hoc non potest esse sine tristitia » (Jean de Jandun, Quaestiones in XII libros Metaphysicae, Venetiis, 1560, I/18, conclusio, col. 69 et 72).

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participation des cives à la vie publique ; parler de commune, durant la période des podestats, signifie indiquer un ensemble fluide de conseils, de commissions, d’assemblées municipales et de quartiers, qui dans sa totalité parvient à faire participer à la discussion politique un nombre de citadins plus élevé que par le passé. En second lieu, le podestat lui-même et ses collaborateurs sont investis de charges oratoires dans les conseils et sur les places. La dernière raison de ce lien très fort est que le xiiie siècle italien, dans les grandes villes communales, est caractérisé par un univers de communication politique qui implique de nombreux media. En effet, la production croissante d’actes écrits par la commune, mais aussi par les différents services de l’administration, accompagne l’activité de gouvernement et en favorise le contrôle. La propagande s’enrichit de programmes iconographiques, de cycles picturaux, d’écritures sur pierre ; la prédication entre de façon diffuse dans la vie urbaine. C’est dans ce contexte d’intensification à tous niveaux des messages politiques qu’une pratique réitérée d’éloquence publique prend place. La parole politique s’inscrit à l’intérieur des institutions mais s’inscrit également, avec autant de force, dans la géographie urbaine, laissant de nombreuses traces dans les narrations et dans la documentation publique. Pour ne donner que quelques exemples, à Vérone les actes officiels étaient lus du haut d’un socle appelé justement le lapis concionalis ; une série de documents milanais datant de 1232 indique régulièrement comme lieu de rédaction la loggia du nouveau palais de la commune, ubi potestas contionatur ; le chroniqueur Salimbene de Adam parle de deux endroits à Parme, le premier est celui où se trouvait la pierre sur laquelle les podestats s’adressaient autrefois au peuple (lapidem super quem antiquitus potestates Parmenses concionari solebant), le second est la place nouvelle, qui voit se dérouler maintenant, actuellement, l’activité des concionatores : platea nova, ubi concionatur a potestate. À Pavie, Opicino de Canistris cite lui aussi la pierre d’où on lisait publiquement les sentences et les avis (lapidem in quo banna legi consueverunt) et rappelle que, lors de la fête de Saint Jean l’Évangéliste, le podestat montait sur un endroit élevé pour prononcer des discours à la louange de la ville7. La diffusion de la parole politique rencontra également des difficultés. Albertano de Brescia écrit vers la moitié du xiiie siècle, au moment où l’éloquence des laïcs est désormais un phénomène accepté. Mais, dans les premières décennies de ce siècle, des critiques sévères furent formulées 7

Vérone : J. M. Gitterman, Ezzelin von Romano, I : Die Gründung der Signorie (1194-1244), Stuttgart, 1890, p. 161 ; Milan : Gli atti del comune di Milano nel secolo XIII, I : 1217-1250, éd. M. F. Baroni, Milano, 1976, doc. 287-290, p. 412-415 ; Parme : Salimbene de Adam, Cronica, éd. G. Scalia, Bari, 1966, I, p. 370, II, p. 759 ; Pavie : Anonymi Ticinensis (Opicini de Canistris), Liber de laudibus civitatis Ticinensis, éd. R. Maiocchi, F. Quintavalle, Città di Castello, 1903 (Rerum Italicarum scriptores, n. éd., XI/1), p. 26, 27, 40.

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envers les podestats, les concionatores, envers tous ceux auxquels la structure participative des gouvernements avait imposé une charge de publica locutio ; ces critiques avaient pour objet non pas le contenu de leurs discours, mais plutôt leur aptitude à être des orateurs publics. Autour de la parole politique des laïcs semblait planer une question : d’où vous vient donc votre droit de parler ? Le fait est que cette parole mettait en discussion les prérogatives des experts traditionnels de la communication publique, les maîtres de rhétorique. Le texte le plus à même de faire comprendre en quelle mesure l’art oratoire de masse était perçu comme une faille dans le monopole intellectuel sur les flux de communication est la partie finale de la Rhetorica novissima de Boncompagno de Signa, maître de grammaire et de rhétorique à Bologne, lue publiquement en 1235 mais longuement élaborée durant les décennies précédentes. Ce traité n’est pas une agression de front des pratiques d’éloquence laïque qui se développaient dans les villes au cours des premières décennies du xiiie siècle, c’est au contraire une célébration de l’importance de la rhétorique, surtout dans les procédures judiciaires (Tunberg l’a très justement qualifié de « chiefly a treatise on forensic oratory8 »). L’argumentation de Boncompagno est beaucoup plus subtile. Comme ailleurs dans le reste de son ample production, l’auteur insiste fortement sur des revendications de compétences sur le plan rhétorique, matière qui, justement parce qu’elle est stratégique dans le contexte des communes, doit être réservée aux litterati et à leur formation de spécialiste. Tout le problème résidait dans le fait que l’élargissement de la participation politique avait donné accès à la scène publique à des personnes de culture intermédiaire qui n’avaient pas fait d’études régulières, et qu’à ces personnes sans doctrine on ait attribué des taches d’éloquence politique. La solution proposée par Boncompagno se trouve dans le petit livre xiii de l’œuvre, celui qui sert de conclusion et qui est consacré aux contiones, un texte dont on a trop souvent donné des lectures réalistes, alors qu’il s’agit en fait d’un hargneux petit chef-d’œuvre de polémique politico-culturelle. Suivant le schéma adopté dans toute l’œuvre, Boncompagno définit tout d’abord son objet. Le harangueur est celui qui élève sa voix comme une trompette sur les foules des peuples. Son devoir est d’aduler, de raconter des mensonges camouflés, d’utiliser des arguments trompeurs. À cause de la très grande liberté dont ils jouissent, les villes et les villages d’Italie ont l’habitude de tenir des conciones. De même, tous les harangueurs doivent leur science à l’expérience (consuetudo), et non pas à la disposition naturelle9. Le dénigrement 8

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T. O. Tunberg, « What is Boncompagno’s ‘Newest Rhetoric’ ? », Traditio, 42 (1986), p. 299-334, p. 301. « Quid sit contionator. Contionator est qui sicut tuba exaltat vocem suam super agmina populorum. De officio contionatoris. Officium contionatoris est adulari, interponere mendacia palliata, et uti persuasionibus deceptivis. De consuetudine contionandi. Consuetudo

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croissant culmine dans la représentation d’une grande assemblée tenue sur une place dans laquelle l’orateur, du haut d’un cheval, utilise des ruses d’histrion pour impressionner la foule et crie, gesticule des bras et des jambes, menace les ennemis, exhorte le peuple à la bataille. La conclusion, qui rappelle que nous nous trouvons, avec de telles prises de parole, dans un champ totalement étranger à la doctrine rhétorique officielle, confirme le but ultime de Boncompagno, à savoir tracer des barrières culturelles très nettes entre les laici et les litterati : En vérité, puisqu’il n’arrive que très rarement que la tâche de tenir une concio incombe à des hommes instruits (viros… litteratos), cette doctrine plébéienne doit être laissée aux laïcs d’Italie (laicis Italiae), qui n’apprennent que par la pratique (a sola consuetudine) à déclamer les vantardises des assemblées10.

Ce passage de Boncompagno, qui atteste la tension très forte existant entre les différents niveaux culturels qui pouvaient se mesurer dans le domaine de la rhétorique, témoigne d’un autre côté de sa capacité à comprendre la situation de façon globale : la concio est le fruit d’un système de gouvernement élargi, fondé sur des organismes faits d’assemblées et de conseils, la formation des compétences oratoires dans la politique des communes passant surtout à travers les canaux de la pratique (consuetudo) et non pas à travers ceux de la formation spécialisée. Cette attitude professorale orgueilleuse était également partagée, dans ses traits principaux, par d’autres grands maîtres de rhétorique et de doctrine épistolographique. Ernst Kantorowicz, il y a maintenant de nombreuses années, a montré avec une grande finesse dans quelle mesure l’exaltation de leurs propres connaissances entrainait ces maîtres à présenter l’ars dictaminis, dont ils étaient les spécialistes, non pas comme un savoir technique, mais comme une connaissance d’ordre global, une sagesse qui faisait presque concurrence à la philosophie et à la théologie11. En effet, entre 1198 et 1201, Boncompagno avait déjà composé quatre traités de dictamen qu’il avait intitulés respectivement Palma, Oliva, Cedrus et Mirra, renvoyant ainsi intentionnellement à quatre images de la Sagesse divine présentes dans le livre de l’Ecclésiastique (24, 17-20). De la même manière, Bene de Florence

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contionandi viget in civitatibus et oppidis Italie propter eximiam libertatem […]. Narratio doctrinalis. Omnes contionatores habent contionandi scientiam magis per consuetudinem quam naturam : quia non potest esse scientia naturalis, maxime cum verba contionatorum in abusionem et aperta mendacia dilabuntur, nec esse valet quod aliquando non referant veritatem » (Boncompagni Rhetorica novissima, éd. A. Gaudenzi, dans Scripta anecdota glossatorum, II, Bologna, 1892, p. 296). « Verum quia contionandi officium rarissime ad viros pertinet litteratos, idcirco hec plebeia doctrina est laicis Italie reliquenda, qui ad narrandum magnalia contionum a sola consuetudine sunt instructi » (Ibid., p. 297). E. H. Kantorowicz, « An ‘autobiography’ of Guido Faba », [1943], et « Anonymi ‘Aurea gemma’ », [1943], dans Id., Selected Studies, Locust Valley, New York, 1965, p. 194-212, 247-263.

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ouvrait son Candelabrum (entre 1220 et 1226) en saluant ses heureux lecteurs et en s’adressant à eux comme à des hommes auxquels il avait été accordé de connaître, grâce à l’introduction à la culture rhétorique présentée presque comme un difficile parcours initiatique, le « misterium veritatis » que constituait son ars dictaminis. Guido Faba, dans le très beau prologue de la Summa dictaminis (1228-1229), invitait ses lecteurs à abandonner les ténèbres pour recueillir la lumière de son enseignement, qui consistait, au delà de l’aspect technique, en une véritable Sapientia Salomonis. Au cours des années où l’on sait Albertano actif, Guido Faba, toujours lui, composait la Gemma purpurea (datée entre 1239 et 1248) et y présentait la rhétorique, dans le prologue, comme une sophia, en s’y attribuant une fonction initiatique « nam ecce philosophie palatium aperio clavibus michi datis12 ». C’est le triomphe de l’autocélébration de ceux qui choisissent de présenter leur propre figure intellectuelle au monde comme si elle relevait des desseins de la Providence et qui entendent tracer une frontière bien nette entre les spécialistes universitaires des arts du langage et la nouvelle culture pragmatique des hommes des administrations communales. Les techniques oratoires Dans la perplexité des maîtres de rhétorique épistolaire par rapport au discours politique public, je crois qu’il y avait également un certain trouble, la peur de se trouver face à une sorte de caricature simplifiée d’enseignements sophistiqués. De fait, quelles étaient les procédures concrètes d’élaboration d’une concio ? La réponse nous mène à un mélange, typique de cette période, entre rhétorique de l’écriture et rhétorique de l’oralité. Pour comprendre la situation, il faut se référer à la doctrine épistolographique de l’ars dictaminis. Je m’en tiendrai à la simple perspective qui m’intéresse : à partir du xiie siècle, une élaboration collective donna naissance à une doctrine partagée déterminant les différentes parties d’une lettre ; celles-ci furent formalisées en cinq parties distinctes qu’il est nécessaire de rappeler, même s’il s’agit d’un fait bien connu. La lettre commençait par un salut, salutatio, c’est là qu’on établissait la tonalité du rapport entre les correspondants, parce que les verbes et les adjectifs, choisis avec une extrême attention, précisaient la position de chacun à l’intérieur d’une échelle hiérarchique ; la lettre continuait avec un exorde, exordium, dont le but était de capter l’attention et la bienveillance du destinataire, puis avec la narratio, c’est-à-dire l’exposition des circonstances 12

Bene Florentini Candelabrum, éd. G. C. Alessio, Padova, 1983, p. 4 ; Guidonis Fabe Summa dictaminis, éd. A. Gaudenzi, Il Propugnatore, 3/1 (1890), p. 287-288 ; A. Gaudenzi, « Sulla cronologia delle opere dei dettatori bolognesi da Buoncompagno a Bene di Lucca », Bullettino dell’Istituto storico italiano, 14 (1895), p. 86-174, p. 128.

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passées, présentes et prévisibles dans le futur, qui déterminaient la nécessité d’un échange épistolaire ; une petitio contenait la demande de ce qui était requis, rédigée sous une forme adaptée à la relation qui existait entre les correspondants, sur une gamme qui pouvait s’étendre de la supplication jusqu’à l’ordre ; et le tout se terminait par une conclusio, dans laquelle on espérait la réalisation des choses demandées et où l’on souhaitait bonne chance au destinataire. Il faut dire que, pendant tout le xiiie siècle, ceci est le schéma mental qui, avec certaines adaptations, va servir de base à la construction d’une harangue publique. Les adaptations principales consistent en l’élimination de la salutatio, qui n’est pas nécessaire lors d’un discours oral où ce sont les circonstances de l’exécution elles-mêmes qui clarifient le rapport entre l’orateur et son public, et dans une perception unitaire de la narratio et de la petitio, qui ensemble constituent une sorte de corps central du discours, même si, souvent, certains éléments permettant de les distinguer sont encore présents. Le résultat final est un discours en trois parties, formé par un exordium, un corps central, une conclusio. Comment un tel transfert de normes d’une doctrine de l’épitre à l’oralité de la concio a-t-il pu avoir lieu ? L’explication tient surtout dans le statut ambigu de la lettre. L’épître était comprise comme un sermo absentium o colloquium absentium, c’est-à-dire une forme de communication qui servait à parler à des personnes physiquement éloignées. De ce point de vue, elle est donc un medium écrit qui peut avoir, selon des modalités bien particulières, la fonction d’un discours entre absents, et cette conception de la lettre, qui lui conférait spontanément une certaine physionomie oratoire, facilita la migration de schémas épistolaires vers la concio. À la fin du parcours, nous trouvons des textes de harangues dans lesquels l’acte oratoire s’inspire fortement du modèle épistolaire et se déroule selon une logique très bien définie par Peter von Moos, pour qui elle paraît mue par le critère du « parle comme tu écris13 ». Je voudrais être clair, pour ne pas créer d’équivoque : je ne considère pas le moins du monde qu’il y ait une lettre à la base de chacune des harangues publiques. Mon intention est d’affirmer autre chose : c’est que la réalisation du discours public était une opération qui s’inspirait le plus souvent des catégories mentales qui orientaient la rédaction d’une lettre, tout en les simplifiant et les banalisant. Bref, le parcours de l’écriture à l’oralité était un parcours de type idéal. De plus, si nous laissons de côté, l’espace d’un instant, la question du discours public, pour nous pencher, de façon plus générale, sur le rapport existant entre le plan de l’écrit et celui de l’oral, il n’est pas difficile de rencontrer des rebondissements et des interférences qui rendent 13

P. von Moos, « L’ars arengandi italienne du xiiie siècle. Une école de la communication », dans Id., Entre histoire et littérature. Communication et culture au Moyen Âge, Firenze, 2005, p. 389-415, p. 413.

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le sujet plus compliqué mais également d’un intérêt extraordinaire. Dans la Summa dictaminis du maître de Bologne Guido Faba, l’auteur imagine l’un des procédés possibles pour réaliser une lettre écrite selon les règles de l’art (une lettre qui est d’ailleurs appelée, dans le titre, oratio, ce qui confirme l’idée de la lettre en tant que discours entre personnes absentes). Guido imagine qu’une personne veuille écrire à un homme de pouvoir ou à un ami pour que celui-ci lui procure l’appui de la curie du pape au sujet d’une certaine affaire. Il s’adresse donc au technicien de l’écriture épistolaire. Celui-ci, pour réaliser la lettre, doit penser à ce que dirait son client, avec des mots simples et quotidiens, s’il formulait sa requête en présence du destinataire de la lettre. Il dirait probablement « Je prie votre excellence, en qui j’ai bien confiance, de m’aider etc… ». Voilà, commente Guido, maintenant tu as la matière sur laquelle tu dois travailler ; il te faut seulement hausser d’un ton ce langage humble et quotidien et disposer les mots de façon différente selon les règles du cursus, de façon à ce que la lettre devienne « Votre excellence, vous en qui je place toute ma confiance, je prie encore et encore afin que vous daigniez me gratifier du secours de votre générosité et de votre grâce etc…14 ». Il s’agit, à mon avis, d’un passage qui permet de mettre à jour le laboratoire mental d’un dictator, mais ce qui m’intéresse, c’est justement la possibilité d’une lointaine genèse orale de la lettre, même si elle est exposée à travers une fiction. Ceci étant dit sur les formes du discours, il ne faut toutefois pas penser à la harangue comme à un texte figé. Au contraire, la harangue est, de par sa nature, un texte mobile et modulable, à tel point que les recueils de modèles de discours qui nous sont parvenus donnent souvent l’impression d’être de véritables boîtes à outils dans lesquelles on pouvait puiser avec une certaine liberté. Dans le plus ancien de ces recueils, l’Oculus pastoralis (1222), le premier discours qui est proposé est celui d’un podestat qui entre dans une ville en paix, tandis que le second discours concerne au contraire une ville dans laquelle il y a des disputes internes. Au début de ce deuxième discours, l’auteur signale qu’il ne fournira que la partie centrale parce qu’en ce qui concerne l’exorde et la conclusion, le podestat pourra utiliser le modèle

14

« Quomodo inveniatur, disponatur et ordinetur oratio. […] Exemplum. Aliquis vult scribere suo domino vel amico ut possit a curia litteras impetrare. Qualiter simpliciter diceret, si personaliter in presentia sua foret ? ‘Ego rogo dominationem vestram de qua multum confido, ut dignemini mihi adiutorium vestrum dare, ita quod in tali causa quam habeo cum Petro possim habere litteras a domino papa’. Ecce, habes materiam : recurre igitur ad dispositionem ipsius hoc modo : ‘Dominationem vestram, de qua gero fiduciam pleniorem, humili prece rogito incessanter quod mihi vestre liberalitatis et gratie taliter dignemini subsidium impartiri, quod in tali causa, vestra potentia faciente, litteras apostolicas impetrare valeam et habere’ » (Guidonis Fabe, Summa dictaminis, chap. 78, p. 334-335).

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précédent15. Dans le manuel pour podestat connu sous le titre de Liber de regimine civitatum, l’auteur, le juge Jean de Viterbe, reporte quelques autres modèles de discours politiques, en recommandant ceci au lecteur : utilise l’exorde précédent, ou bien reviens en arrière et choisis dans ce livre les passages qui te sembleront les plus adaptés parmi les discours qui y sont déjà présents16. Cette technique de composition fondée sur des éléments mobiles était bien connue dans les textes épistolaires et également dans les sermons, mais ici, dans les discours publics, elle devient presque une règle, et elle est surtout pleinement mise en évidence, comme si le texte comportait, à l’intérieur, son propre mode d’emploi. En découle une conséquence importante : la possibilité presque infinie de désintégration et de recomposition des modèles pouvait générer une circulation très large de chaque section du discours prise une par une, ou même de simples fragments, alimentant ainsi un répertoire partagé de sujets politiques, aussi diffusé que l’était la circulation des fonctionnaires communaux. D’une part donc, l’éloquence civile était le fruit du monde des communes et de ses institutions, mais d’autre part elle contribuait elle-même à rendre ce monde homogène et à unifier son langage politique. La relève des générations Voyons enfin les transformations qui ont eu lieu au cours de la seconde moitié du xiiie siècle et le succès qui s’affirme alors du modèle rhétorique cicéronien. Pour comprendre ce qui s’est passé dans un contexte large, je dois parler de la relève des générations intellectuelles dans les cités communales, qui a eu lieu au cours des années quarante de ce siècle. En effet, c’est plus ou moins pendant cette décennie que se tarit la grande génération des maîtres universitaires de rhétorique et des spécialistes du dictamen, de Boncompagno de Signa à Guido Faba et à Bene de Florence, qui avaient jusque là revendiqué un monopole sur les formes de la communication. La réflexion sur l’efficacité de la parole passe maintenant à une génération d’intellectuels, surtout des notaires et des juges, qui ne sont pas liés à l’université mais qui sont, pour ainsi dire, des produits internes de la culture citadine, des hommes qui voient dans la dimension de la civitas leur habitat naturel et leur futur. Walter Pohl a parlé avec bonheur, à propos des intellectuels du Moyen Âge, d’une tension toujours ouverte au cours des siècles entre une conception du savoir en tant que privilège, comme précieux 15

16

Oculus pastoralis pascens officia et continens radium dulcibus pomis suis, éd. D.  Franceschi, Torino, 1966, chap. 5, p. 26. Beaucoup d’exemples dans Iohannis Viterbiensis, Liber de regimine civitatum, éd. G. Salvemini, dans Scripta anecdota glossatorum, III, Bologna, 1901, p. 215-280.

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secret réservé aux rares personnes capables d’y accéder, et le savoir en tant qu’instrument pour intervenir sur la réalité et l’influencer17. En schématisant fortement, il me semble que la génération des maîtres de rhétorique, celle qui est désormais sur le point de passer la main, manifeste surtout la première attitude, tandis que la génération qui commence alors son activité publique s’inspire surtout de la seconde : des hommes comme Albertano da Brescia, Jean de Viterbe, plus tard le notaire Brunetto Latini et le juge Bono Giamboni, ainsi que beaucoup d’autres comme eux, sont évidemment des litterati, mais ils relient leur condition d’hommes cultivés à un devoir de redistribution sociale du savoir. Et c’est justement pour cette raison qu’on doit à des hommes comme eux, qui collaboraient sans aucune hésitation avec les gouvernements communaux, le développement d’une puissante pédagogie sociale ainsi que la construction de programmes éducatifs qui affrontent tous les problèmes principaux du citadin qui doit trouver un compromis entre les comportements individuels et les comportements collectifs. C’est cette volonté d’éduquer qui est à l’origine du développement notable de la littérature didactique communale, d’abord en latin puis en vulgaire : tout est inclus dans cette construction des bonnes mœurs, les vices et les vertus, la famille, l’amitié, le juste profit, parler et se taire, comment donner des conseils, comment se comporter avec prudence. Chacun de ces sujets reçoit une attention particulière dans un traité spécifique ou à l’intérieur d’un traité plus ample, ceux-ci puisant en général de façon créative dans le patrimoine de la moralité antique : des livres sapientaux de la Bible aux dits de Caton, des recueils de sentences de Cicéron jusqu’à la Formula vitae honestae de Martin de Braga (le pseudo-Sénèque), sans oublier des textes plus récents, d’André le Chapelain au Moralium dogma philosophorum. La construction de ce système de valeurs a également eu un côté plus obscur ; quand on établit les règles du comportement social, on établit aussi que celui qui ne les accepte pas est exclu de la communauté, et, de fait, la seconde moitié du xiiie siècle a été simultanément une phase d’élargissement de la participation politique et une phase de dramatiques exclusions. Mais malgré cela, il est impossible de ne pas voir comme une importante nouveauté cet engagement des intellectuels dans le projet communal. En ce qui concerne la prise de parole publique, les changements furent assez importants pour la faire parvenir à une légitimation totale. C’est dans ce large contexte, où l’on peut observer un nouveau comportement des intellectuels par rapport à la communication publique, que furent effectuées, dans les années soixante, les vulgarisations des œuvres de Cicéron (ou celles qui lui étaient attribuées). Parmi celles-ci, les plus connues furent précisément 17

W.  Pohl, « Intellettuali e potere nei regni romano-barbarici », dans Scuola di dottorato in studi storici dell’Università di Torino, Intellettuali e politica. Seminario per i dottorati di ricerca in discipline storiche. Torino, 23-25 febbraio 2005, Torino, 2006, p. 39-52.

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la Rettorica de Brunetto Latini, qui est une traduction d’une partie du De inventione, avec un très long commentaire de Brunetto, et le Fiore di rettorica du juge Bono Giamboni, qui traduisit de façon créative la Rhetorica ad Herennium. Quelles ont été les conséquences de ces relectures de Cicéron sur l’éloquence politique ? Ma suggestion est, qu’à ce point, il est nécessaire de distinguer clairement deux plans différents du discours. Si nous continuons à observer notre objet principal, la concio, qui est la partie la plus facilement accessible de l’éloquence dans sa pratique, alors je pense que la concio, tant qu’on peut en suivre les traces, est restée un produit culturel dont la matrice a été essentiellement liée à l’ars dictaminis. Les recueils de modèles oratoires reproduisent le schéma que nous avons appris à connaître ; c’est le cas des Arringhe du notaire bolonais Matteo dei Libri (avant 1275) ainsi que d’autres textes qui se sont inspirés de cet auteur, comme les Dicerie du notaire florentin Filippo Ceffi ou le Flore di parlare de Giovanni de Vignano18. En d’autres termes, le dictamen, en tant qu’ordonnateur logique du discours parénétique, a été maintenu très longtemps, et cette persistance est cohérente avec la constance du rapport plus général entre la culture épistolaire et le langage de la politique, constance qui a été montrée dans le grand livre de Benoît Grévin sur les lettres de Pierre de la Vigne19. Cicéron a eu une importance énorme sur un plan différent, qui n’est pas celui du discours concret, mais plutôt celui de la relation entre les « dits » et les « faits », celui de savoir ce que signifie parler pour la politique. Et c’est justement en me plaçant maintenant sur ce plan que je conclurai en soulignant de façon schématique trois points. Premier point. L’horizon conceptuel dans lequel la figure de l’orateur était conçue a connu de profonds changements. Il a été impossible de ne pas superposer au concionator, d’un point de vue idéal, la figure du vir bonus dicendi peritus suggérée par la rhétorique classique, c’est-à-dire de l’homme qui ne se limite pas à prendre la parole quand cela est nécessaire mais qui trouve plutôt dans l’exercice d’une prise de parole publique son terrain naturel d’intervention. Cette nouvelle perspective dépassait le jugement individuel des orateurs, un jugement qui pouvait, au cas par cas, être négatif ; ceci n’avait que peu d’importance, face au fait qu’on percevait désormais l’orateur en terme catégoriel : avec l’emploi d’une étymologie erronée, Brunetto Latini parlait d’un rector qui devait également être rhetor, c’est-à-dire d’un homme de gouvernement dont la caractéristique la plus authentique était sa capacité à contrôler de même façon l’échange politique et l’échange verbal. Deuxième point. Que les mots puissent servir la politique n’était pas une nouveauté. Cependant, dans la deuxième moitié du siècle, il arrive même que 18 19

Matteo dei Libri, Arringhe, éd. E. Vincenti, Milano-Napoli, 1974. B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval. Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (XIIIe-XVe siècles), Rome, 2008.

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le gouvernement d’une ville soit présenté comme une union à part égale et indissoluble d’actes de paroles et d’actes pragmatiques. Le troisième livre du Tresor de Brunetto Latini est l’apothéose de cette présentation puisqu’il réunit à l’intérieur d’un même texte la rhétorique et la politique, comprises comme un unique savoir à deux faces. Dans ce contexte, qui tend continuellement à superposer l’art de parler et l’art de gouverner, les formes d’exaltation hyperbolique de la rhétorique ne manquent pas, de la Rettorica de Brunetto au prologue du Fiore di rettorica de Bono Giamboni : mais il s’agit justement d’exaltations différentes des célébrations autoréférentielles que l’on rencontrait chez certains dictatores, parce que la rhétorique est désormais célébrée comme un des noyaux de la vie en société. Troisième point. L’acte de parole ne se range pas uniquement dans le cadre de la politique quotidienne, mais se place rétrospectivement dans la genèse elle-même de la politique au sein de la communauté des hommes. Ici, nous devons peut-être dépasser l’attitude consistant à considérer exclusivement des textes successifs de matrice aristotélico-thomiste faisant remonter l’origine de la communauté politique à la propension naturelle des hommes à la vie en société. En réalité, dans certains textes de l’âge des podestats, circule une autre version, inspirée surtout du grand mythe proposé par Cicéron au début du De inventione : celui du passage d’un état sauvage de l’humanité à une condition politique réglée par des lois et des usages civils, à travers l’œuvre d’un héros fondateur aux traits orphiques, doué de sagesse et d’éloquence, qui sut porter les hommes primitifs à la mansuétude et à la socialité en les persuadant de vivre ensemble selon la raison. Ceci est la version proposée par Brunetto Latini dans la Rettorica et ce récit apparaît également dans le Tresor, où il se mêle cependant avec d’autres matériaux qui proviennent en grande partie de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Or, cette version de l’origine de la politique introduit deux conséquences précises dans la culture des communes : d’un côté, elle unit de façon indissoluble l’éloquence à l’origine même des communautés humaines en tant que communautés politiques ; les hommes sont passés de l’état sauvage à l’état politique parce que quelqu’un leur a enseigné à parler avec sagesse et efficacité. D’un autre côté, puisque la communauté politique, selon cette version, n’est pas un produit de la nature mais un produit artificiel de culture, elle ne peut pas être tenue pour acquise une fois pour toutes. De la même manière qu’à la nuit des temps on est entré dans la civilisation, on ne peut rester civil qu’en reproduisant chaque jour la condition qui a permis le grand passage, c’est-àdire la capacité éducatrice de l’éloquence accompagnée de sagesse. En d’autres termes, la société, pour rester une société, a un besoin continu de héros éducateurs qui sachent parler et sachent enseigner l’art de la parole. De cette façon, le pouvoir des mots entre comme élément constitutif dans une grande anthropologie politique des communautés humaines : une anthropologie qui

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est autant historique, lorsqu’elle parle du passé, que contemporaine, lorsqu’elle fait allusion de façon transparente au présent de la société communale et au rôle que peuvent jouer dans la politique les hommes qui connaissent la force de la sage éloquence. Note bibliographique Les sujets abordés dans cet essai sont développés de manière plus approfondie dans diverses contributions de Enrico Artifoni, parmi lesquelles : « I podestà professionali e la fondazione retorica della politica comunale », Quaderni storici, 63 (1986), p. 687-719 ; « Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano », Quaderni medievali, 35 (1993), p. 57-78 (également en français dans Cultures italiennes (XIIe-XVe siècles), éd. I. Heullant-Donat, Paris, 2000, p. 269-296) ; « Retorica e organizzazione del linguaggio politico nel Duecento italiano », dans Le forme della propaganda politica nel Due e nel Trecento, éd. P. Cammarosano, Roma, 1994, p. 157-182 ; « Gli uomini dell’assemblea. L’oratoria civile, i concionatori e i predicatori nella società comunale », dans La predicazione dei Frati dalla metà del ‘200 alla fine del ‘300, Spoleto, 1995 (Atti del XXII Convegno della Società internazionale di studi francescani), p. 141-188 ; « Sapientia Salomonis. Une forme de présentation du savoir rhétorique chez les dictatores italiens (première moitié du xiiie siècle) », dans La parole du prédicateur, Ve-XVe siècle, éd. R.  M. Dessì, M.  Lauwers, Nice, 1997, p.  291-310 ; « Orfeo concionatore. Un passo di Tommaso d’Aquino e l’eloquenza politica nelle città italiane nel secolo xiii », dans La musica nel pensiero medievale, éd. L. Mauro, Ravenna, 2001, p. 137-149 ; « Boncompagno da Signa, i maestri di retorica e le città comunali nella prima metà del Duecento », dans Il pensiero e l’opera di Boncompagno da Signa, éd. M.  Baldini, Signa, 2002, p.  23-36 ; « L’oratoria politica comunale e i ‘laici rudes et modice literati’ », dans Zwischen Pragmatik und Performanz : Dimensionen mittelalterlicher Schriftkultur, éd. C. Dartmann, T. Scharff, C. F. Weber, Turnhout, 2011, p. 237-262. Après une longue période où elle n’a suscité que peu d’intérêt, l’importance de l’éloquence politique dans le monde des communes est désormais un fait reconnu, comme le prouve le remarquable développement des études internationales au cours des vingt dernières années. Pour ne citer que les contributions les plus significatives (et en excluant le cas de l’éloquence des laïcs sous forme de prédications, qui demande une approche différente), nous rappelons par ordre chronologique de parution : P. Koch, « Ars arengandi », dans Historisches Wörterbuch der Rhetorik, éd. G. Ueding, I, Tübingen, 1992, col. 1033-1040 ; P. von Moos, « L’ars arengandi italienne du xiiie siècle. Une école de la communication », [1993], dans Id., Entre histoire et littérature. Communication et culture au Moyen Âge, Firenze, 2005, p.  389-415 ; C.  Delcorno, « Professionisti della parola : predicatori, giullari, concionatori », [1994], dans Id., « Quasi quidam cantus ». Studi sulla predicazione medievale, éd. G.  Baffetti, G.  Forni, S. Serventi, O. Visani, Firenze, 2009, p. 3-21 ; V. Cox, « Ciceronian Rhetoric in Italy, 1260-1350 », Rhetorica, 17 (1999), p. 239-288 ; P. Cammarosano, « L’éloquence laïque dans l’Italie communale (fin du xiie-xive siècle) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 158 (2000), p. 431-442 ; S. J. Milner, « Citing the Ringhiera : The Politics of Place and Public Address in Trecento Florence », Italian Studies, 55 (2000), p. 53-82 ; V. Cox, « Ciceronian Rhetorical

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Theory in the Volgare : A Fourteenth-Century Text and Its Fifteenth-Century Readers », dans Rhetoric and Renewal in the Latin West 1100-1540. Essays in Honour of John O. Ward, éd. C. J. Mews, C. J. Nederman, R. M. Thomson, Turnhout, 2003, p. 201-225 ; R. M. Dessì, « Pratiques de la parole de paix dans l’histoire de l’Italie urbaine », dans Prêcher la paix et discipliner la société. Italie, France, Angleterre (XIIIe-XVe siècles), éd. R. M. Dessì, Turnhout, 2005, p.  245-278 ; T.  Haye, Lateinische Oralität. Gelehrte Sprache in der mündlichen Kommunikation des hohen und späten Mittelalters, Berlin, 2005 ; S. J. Milner, « Exile, Rhetoric, and the Limits of Civic Republican Discourse », dans At the Margins. Minority Groups in Premodern Italy, éd. S. J. Milner, Minneapolis-London, 2005, p. 162191 ; V. Cox, « Ciceronian Rhetoric in Late Medieval Italy : The Latin and Vernacular Tradition », dans The Rhetoric of Cicero in Its Medieval and Early Renaissance Commentary Tradition, éd. V. Cox, J. O. Ward, Leiden, 2006, p. 109-143 ; S. J. Milner, « Communication, Consensus and Conflict : Rhetorical Precepts, the ars concionandi, and Social Ordering in Late Medieval Italy », dans The Rhetoric of Cicero, p. 365-408 ; B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval. Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (XIIIe-XVe siècles), Rome, 2008 ; S. J. Milner, « ‘Le sottili cose non si possono bene aprire in volgare’ : Vernacular Oratory and the Transmission of Classical Rhetorical Theory in the Late Medieval Italian Communes », Italian Studies, 64 (2009), p. 221-244 ; Cum verbis ut Italici solent ornatissimis. Funktionen der Beredsamkeit im kommunalen Italien/Funzioni dell’eloquenza nell’Italia comunale, éd. F. Hartmann, Göttingen, 2011 ; F. Hartmann, Ars dictaminis. Briefsteller und verbale Kommunikation in den italienischen Stadtkommunen des 11. bis 13. Jahrhunderts, Ostfildern, 2013.

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SERMO POTENS RHÉTORIQUE, GRÂCE ET PASSIONS DANS LA PRÉDICATION MÉDIÉVALE Dans sa Chronique Salimbene de Parme raconte qu’un fameux prédicateur, le franciscain Berthold de Ratisbonne, troublait à tel point ses auditeurs que ceux-ci, habitués à trembler comme des joncs dans l’eau quand il prêchait, l’imploraient, pour l’amour de Dieu, de ne plus parler du Jugement dernier, parce qu’écouter ses paroles aurait été pour eux un poids insupportable1. Berthold, et avec lui les autres qui, selon les témoignages de leurs contemporains, avaient suscité des émotions violentes grâce à une prédication passionnée et dramatique, était certainement un orateur exceptionnel2 ; toutefois tous les prédicateurs du Moyen Âge ont essayé, avec succès ou pas, de provoquer avec leurs paroles des émotions telles que la haine pour les péchés ou l’amour pour Dieu, l’espoir du salut ou la crainte du jugement divin. Je voudrais ici, dans ce volume consacré au pouvoir des mots, considérer dans les textes sur la prédication la réflexion sur le pouvoir qu’a la parole du prédicateur de modifier les conditions émotionnelles de son auditoire3. Le choix d’étudier le pouvoir psychagogique de la parole en rapport à la prédication vient de la conviction qu’il existe un lien privilégié entre éloquence chrétienne et passions : dans la mesure où le christianisme élève les passions au rang d’instruments nécessaires au salut, les verba affectuosa, à savoir les mots qui arrivent à provoquer les bonnes passions chez les fidèles, 1

2

3

Salimbene Parmensis, Chronica, éd. G. Scalia, Turnhout, 1999 (CCCM 125A), p. 841 : « Et cum de tremendo iuditio predicaret, ita tremabant omnes, sicut iuncuus tremit in aqua. Et rogabant eum, amore Dei, ne de tali materia loqueretur, quia eum audire terribiliter et horribiliter gravabantur. » Cfr D. d’Avray, The Preaching of the Friars. Sermons diffused from Paris before 1300, Oxford, 1985, p. 61 qui souligne ce caractère exceptionnel de Berthold de Ratisbonne ; pour l’opinion contraire, cfr A. Thompson, Revival Preachers and Politics in Thirteenth-Century Italy. The Great Devotion of 1233, Oxford, 1992, tr. it., Milan, 1996, p. 104-106. J’ai déjà abordé ce thème dans deux articles auxquels je renvoie pour des analyses plus approfondies : « Le calame du Saint-Esprit. Grâce et rhétorique dans la prédication au xiiie siècle », dans La parole du prédicateur, Ve-XVe siècle, éd. R. M. Dessì, M. Lauwers, Nice, 1997, p. 235-254 et « Sermo affectuosus. Passions et éloquence chrétienne », dans Zwischen Babel und Pfingsten. Sprachdifferenzen und Gesprächsverständigung in der Vormoderne (8.-16. Jh.) – Entre Babel et Pentecôte. Différences linguistique et communication orale avant la modernité (VIIIe-XVIe siècle), éd. P. von Moos, Münster-Vienne-Berlin-Zürich, 2008, p. 519-532.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 225-237 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101903

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acquirent une fonction et une légitimité que ces mots n’avaient pas dans la rhétorique païenne (où ils étaient souvent objets de soupçon, méfiance et parfois même mépris) et qu’ils n’ont pas peut-être pas non plus dans d’autres formes du discours persuasif au Moyen Âge. Dans les textes écrits pour la prédication entre la fin du xiie et la première moitié du xive siècle, dans les artes predicandi comme dans les recueils des sermons, lorsque les prêcheurs réfléchissent sur leur action, ils envisagent le movere affectus comme une des tâches principales de la prédication, conviction fort partagée même si elle est exprimée de différentes manières. Certains, en citant Grégoire le Grand, rappellent que chaque sermon doit émouvoir en inspirant l’amour et la peur envers Dieu à travers l’évocation de la joie céleste et des terreurs des supplices infernaux4 ; d’autres, c’est le cas par exemple d’Humbert de Romans, écrivent que la prédication est utile dans la mesure où elle arrive à briser les cœurs, à les inonder de piété, de dévotion, de 4

Gregorius Magnus, Homélies sur l’Évangile, Homilia XI, 5, éd. R. Étaix, C. Morel, B. Judic, Paris, 1992 (SC 485), p. 270 : « Ille in sancta ecclesia doctus predicator est, qui et noua scit proferre de suauitate regni, et uetusta dicere de terrore supplicii, ut uel poenae terreant quos praemia non inuitant. Audiat de regno quod amet, audiat de supplicio unusquisque quod timeat, ut torpentem animum et terrae uehementer inhaerentem, si amor ad regnum non trahit, timor minet. » Parmi les auteurs médiévaux : Guibertus de Novigento, Quo ordine sermo fieri debeat, in Opera, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, 1993 (CCCM 127), p. 60 : « Omni homini in confusione vitiorum summerso satis quidem utile est supplicia inferni quam sint horrenda edicere et cum illo ineffabili suo horrore quam sint infinita narrare. Sicut enim in caelesti regno positis nichil beatitudinis deerit, sic econtrario in aeternum damnatis nichil miseriae, nichil quoad ad penam pertineat deesse poterit » ; Alexander Essebiensis, De artificioso modo praedicandi, in Opera theologica, éd. F. Morenzoni, T. H. Bestul, Turnhout, 2004 (CCCM 188), p. 31 : « Ideo autem in omni sermone oportet commemorari premia iustorum et penas reproborum, ut auditores ad preceptorum completionem prouocet hinc amor et inde timor » ; voir aussi ibid., p. 53 : « Inuitet nos, fratres karissimi, ad officii nostri executionem uel amor premii uel timor supplicii », et p. 59 : « Si autem aliquis adeo carnalis, adeo obstinatus fuerit ut uolit predicta bona facere uel mala uitare, quod erit quo possit cogi ut uelit ? Certe amor mercedis uel timor pene. Respiciamus ergo ad mercedem, ut amore illius ad laborem prouocemur […]. Si desit mercedis amor, det pena timoris. Quod non cogit amor, cogat adire timor, timor mortis, timor iudicii, timor gehenne » ; Thomas de Chobham, Summa de arte praedicandi, éd. F. Morenzoni, Turnhout, 1988 (CCCM 82), p. 28 : « Quilibet igitur predicator, hec duo debet in suo sermone commiscere, ut semper ex una parte incutiat auditoribus timorem Dei propter penas inferni, et ex altera parte inuitet eos ad amorem Dei propter glorie premium » ; à partir de cette affirmation Thomas explique comment le prédicateur doit inviter son auditoire à l’amour et à la peur dans deux chapitres : le premier, intitulé Quomodo auditores inuitandi sunt ad amorem Dei, parle des œuvres de miséricorde (p. 28-32) ; le deuxième, intitulé Quomodo auditores absterrendi sunt, parle des peines de l’enfer, du jour du Jugement divin et du moment de la mort (p. 32-53) ; pseudo-Guilelmus Alvernus, Ars predicandi, dans A. De Poorter, « Un manuel de prédication médiévale. Le ms. 97 de Bruges », Revue neoscolastique de philosophie, 25 (1963), p. 201 : « Gaudiorum promissio et poenarum comminatio nulli sermoni deesse debent, ut spe premii iusti confortentur, etiam ad viriliter operandum incitentur, et timore poenarum mali deterreantur. » Voir à ce propos, F. Morenzoni, Des écoles aux paroisses. Thomas de Chobham et la promotion de la prédication au début du XIIIe siècle, Paris, 1995, p. 100-111.

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componction et à les enflammer d’amour5 ; d’autres encore, et ils sont nombreux, soutiennent que le but de la prédication est double : l’illuminatio intellectus et l’inflammatio affectus6. Il ne s’agit cependant pas d’une idée nouvelle. L’idée que la capacité d’émouvoir relève des pouvoirs des mots se retrouve dans toute l’histoire de la rhétorique. Au Moyen Âge le point de départ obligé pour tous est Augustin. Dans des pages très connues du De doctrina christiana, on peut lire que l’orateur chrétien doit savoir docere (enseigner), delectare (réjouir), flectere (plier pour induire à l’action). Flectere (qui est remplacé parfois par movere) signifie justement émouvoir, provoquer des passions : « il (l’auditeur) sera plié (flectitur) s’il ai me ce que tu lui promets, crai nt ce que tu menaces, hait ce que tu blâmes, appré c ie ce que tu recommandes, sou f f re de ce que tu présentes d’une façon douloureuse, jou it quand tu lui parle de choses allègres, éprouve de la compassion pour ceux que tu lui présentes comme misérables, f u it ceux que tu lui conseilles par des paroles menaçantes d’éviter7 ». Si l’idée que le prédicateur doit émouvoir est une idée ancienne et partagée par tous en termes généraux, il faut dire toutefois qu’il y a des accents différents, sinon des opinions différentes, sur le rôle que le movere 5

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Humbertus de Romanis, De eruditione praedicatorum, I, vi, De utilitate quam confert praedicatio facta hominibus dans Opera de vita regulari, éd. J. J. Berthier, Romae, 1889, t. II, p. 391 : « Item, sunt quidam corde duriores quam saxa : sed verbum Dei frangit interdum duritiam […]. Item, sunt quidam sicci ad pietatem et ad compunctionem, et devotionem ad Deum, juxta illud Ps. 142 : Anima mea sicut terra sine aqua tibi : sed verbum Dei facit eos liquescere […]. Item, sunt multi in quibus charitas refriguit : sed verbum Dei accendit eam. » Quelques exemples : Johannes Walensis, Forma predicandi, Paris, Bibliothèque Mazarine 569, fol. 81va, cité par F. Morenzoni, « Parole du prédicateur et inspiration divine d’après les ‘Artes predicandi’ », dans La parole du prédicateur, p. 284 : « Praedicatio est, inuocato Dei auxilio, propositi thematis diuidendo et concordando, clara et deuota expositio, ad intellectus catholicam illustrationem et affectus caritatiuam inflammationem » ; Federico Visconti, « Dominica quarta in Adventu », dans Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti archevêque de Pise 1253-1277, éd. N. Bériou, Rome, 2001, p. 378 : « Quando clerici litterati et intelligentes conveniunt ad sermonem, ad duo debent venire : primo ut inflammetur affectus, secundo ut illuminetur ipsorum intellectus » ; Thomas Aquinas, In Ps. XLVII, dans Opera Omnia, vol. XIV, Parmae, 1863, p. 334 : « Omnis praedicatio ad duo debet ordinari ; scilicet ad ostendendum Dei magnificentiam, sicut quando praedicat fidem, vel ad annuntiandum beneficia Dei, ut accendatur caritas in eorum cordibus » ; chez le prédicateur Jean de Verdi la couple intellectus/affectus distingue l’enseignement de la prédication : « Lectio principaliter est ad instruendum intellectum, sed predicatio est ad informandum affectum » (ms. Bodleian, Ashmole 757, fol. 265vb, cité par D. d’Avray, The Preaching of the Friars, p. 196, n. 2). Pour le couple intellectus/affectus comme topos de la prédication mendiante, cfr ibid., p. 246-249. Augustinus, De doctrina christiana, éd. J. Martin, Turnhout, 1962 (CCSL 32), IV, xii, 27, p. 135 : « Flectitur, si amet, quod polliceris, timeat, quod minaris, oderit, quod arguis, quod commendas amplectatur, quod dolendum exaggeras, doleat ; cum quid laetandum praedicas, gaudeat, misereatur eorum, quos miserandos ante oculos dicendo constituis, fugiat eos quos cauendos terrendo proponis ».

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affectus doit avoir dans la prédication. Augustin avait proposé une solution équilibrée, dans laquelle, en laissant de côté le delectare, qui semble plutôt un instrument au service des deux autres, le docere et le flectere sont tous les deux considérés comme fondamentaux : si le docere est le moment initial et toujours nécessaire de l’action oratoire, le flectere en est l’accomplissement, la perfection. Flectere se trouve donc à la fin de l’œuvre de persuasion et il peut être considéré comme une espèce de preuve finale de l’efficacité du discours. Le prédicateur doit savoir enseigner, mais, s’il veut que son enseignement soit efficace en se traduisant en action, il faut qu’il sache plier, c’est-à-dire émouvoir8. Dans la prédication médiévale on peut reconnaître deux tendances : l’une, qui privilégie le docere, l’autre qui met au premier plan le flectere. Si l’on regarde les définitions de ‘prédication’ que l’on trouve dans les textes, la tendance qui privilégie le docere, l’intellectus par rapport à l’affectus, semble prévaloir. La prédication est définie tour à tour comme instructio (Alain de Lille), nuntiatio uerbi Dei (Thomas de Chobham), desponsacio evangelice veritatis (Guillaume d’Auvergne)9. Parfois il y a aussi une sorte de précaution envers une prédication qui aurait trop confiance dans son pouvoir d’émouvoir. C’est le cas d’Humbert de Romans, qui, à cause de la labilité des affections, considère la commotio comme un fruit mineur de la prédication. Certains auditeurs, explique Humbert, durant la prédication, s’émeuvent beaucoup, ils éprouvent beaucoup de douleur, de crainte, et d’autres pieuses affections, mais une fois le sermon terminé, ils se refroidissent comme des casseroles retirées du feu, sans arriver à se convertir, se repentir, se confesser, c’est-à-dire sans faire ce pour quoi ils ont été émus10. Sur l’autre versant, on trouve les partisans de l’inflammatio affectus. Le champion de ce ‘courant affectif’ est sans doute Roger Bacon qui, dans la Moralis Philosophia et dans l’Opus tertium, parle de la nécessité pour les prédicateurs chrétiens d’employer un sermo affectuosus et potens, à savoir une parole capable de « changer l’affect en action », « de ravir l’âme de l’auditeur pour le conduire sans qu’il ne s’en aperçoive (sine previsione) à l’amour du bien et à la fuite du mal11 ». L’éloge du sermo affectuosus 8

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Cfr M. Banniard, ‘Viva voce’. Communication écrite et communication orale du IVe au XIe siècle en Occident latin, Paris, 1992, p. 85-92 ; G. Lettieri, L’altro Agostino. Ermeneutica e retorica della grazia dalla crisi alla metamorfosi de ‘De doctrina christiana’, Brescia, 2001, p. 459-488 et 567-582. Pour ces définitions, voir F. Morenzoni, Des écoles aux paroisses, p. 25-33. Humbertus de Romanis, De eruditione praedicatorum, I, xxvii, De fructibus praedicationis minus bonis, p. 442 : « Aliud est commotio. Sunt enim aliqui qui in praedicatione moventur interdum vel ad compuctionem […] vel ad timorem […] vel ad aliquam bonam sollicitudinem […] vel ad alium pium affectum […]. Sed hoc non prodest quibusdam, quia statim post sermonem refrigescunt, sicut olla fervens elongata ab igne ; sola vero hujusmodi commotio non sufficit ad salutem. » Rogerius Bacon, Moralis, éd. E. Massa, Turici, 1953, p. 247-263, en particulier pour le passage cité, p. 253 : « sermonibus affectuosis, qui magnifice immutant affectum in opus » ; Id., Opus tertium, éd. J. S. Brewer, Londres, 1858, p. 303-310, en particulier pour le passage cité, p. 304305 : « ut animus ad id quod intendit persuasor rapiatur sine praevisione et subito cadat in

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s’accompagne chez Bacon de la polémique contre la majorité des prédicateurs de son temps (le vulgus predicantium) qui utilise les techniques du sermo modernus, la division, la concordance verbale, la consonance vocale, pour exciter l’intellectus et non pour élever l’affectus12. Mêmes accents dans l’ars predicandi, autrefois attribué à Guillaume d’Auvergne, où l’on retrouve la polémique contre la prédication farcie de divisions et de questions, qui est récitée comme une leçon et qui excite plus le sommeil que la douleur13. Une chose est certaine, au-delà de ces différences d’accents : tout le monde reconnaît que le prédicateur doit émouvoir, doit utiliser les mots pour provoquer des passions. Comment ? Avec quelle rhétorique ? Comment le prédicateur peut-il inviter son auditoire à l’amour de Dieu et à la haine des péchés ? Quant aux contenus, on l’a vu, le sermon doit exposer les thèmes topiques de la prédication chrétienne : les peines de l’enfer, les joies du paradis, le moment de la mort, le Jugement final, auxquels on pourrait ajouter les tribulations de la vie terrestre, les œuvres de miséricorde. Il s’agit de thèmes affectés d’une haute intensité émotionnelle, qui sont présentés à l’auditoire surtout à travers les paroles de l’Écriture. L’Écriture reste le point de repère pour l’œuvre d’éducation sentimentale entreprise par la prédication en Occident, le répertoire dans lequel les prédicateurs trouvent les thèmes, le lexique, les exemples, les modèles pour promouvoir un bon usage des passions. Mais l’Écriture n’est pas seulement un répertoire thématique, elle est aussi, comme l’expliquait déjà Augustin, un répertoire rhétorique. Dans

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amorem boni et odium mali ». Sur la rhétorique baconienne, voir I. Rosier-Catach, « Roger Bacon, Al-Farabi et Augustin. Rhétorique, logique et philosophie morale », dans La Rhétorique d’Aristote : traditions et commentaires de l’antiquité au XVIIe siècle, éd G. Dahan, I. RosierCatach, Paris, 1998, p. 87-110, et J. Hackett, « Roger Bacon on Rhetoric and Poetics », dans Roger Bacon and the Sciences. Commemorative Essays, Leyden-New York-Cologne, 1997, p. 133149. Rogerius Bacon, Opus tertium, p. 309-310 : « cum eis incumbit opus praedicandi, mutuantur et mendicant quaternos puerorum, qui adinvenerunt curiositatem infinitam praedicandi, penes divisiones et consonantias et concordantias vocales, ubi nec est sublimitas sermonis, nec sapientiae magnitudo, sed infinita puerilis stultitia, et vilificatio sermonum Dei […]. Sed excitantur audientes ad omnem curiositatem intellectus, ut in nullo affectus elevetur in bonum per eos qui talibus modis utuntur in praedicatione. Sed licet vulgus praedicantium sic utatur […] ». A. De Poorter, « Un manuel de prédication médiévale », p. 192-209, en particulier p. 202 : « Huiusmodi predicatio sine affectu et caritate procedens, que ut quedam firmata et continua lectio recitatur, amplius ad dormendum quam ad dolendum provocat et magis pulchrum nihil ex tali sermone quam aliquid utile acquiretur ». Pour l’attribution contestée à Guillaume d’Auvergne, voir F. Morenzoni, « ‘Praedicatio est rei predicate humanis mentibus presentatio’ : les sermons pour la dédicace de l’église de Guillaume d’Auvergne », dans Autour de Guillaume d’Auvergne († 1249), éd. F. Morenzoni, J.-Y. Tilliette, Turnhout, 2005, p. 293-295, qui estime qu’il n’y a aucune raison d’attribuer ce texte à l’évêque de Paris ; pour les ressemblances de ce texte avec les pages de Bacon sur la prédication, C. Casagrande, « Sermo affectuosus », en particulier p. 530.

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l’Écriture on trouve les contenus mais aussi les formes du discours émouvant : en particulier dans les épîtres de saint Paul, qui donnent les meilleurs exemples du style élevé (grande genus dicendi) qu’Augustin conseille pour le flectere14. Il s’agit d’un style fort et violent, pas nécessairement beau, mais capable, même dépourvu d’ornements, d’exprimer fièrement l’ardeur du cœur et de susciter des gémissements et des larmes et non des applaudissements15. Cette présence aussi envahissante des mots de l’Écriture dans la prédication fait en sorte que le pouvoir d’émouvoir des paroles du prédicateur coïncide en bonne partie avec le pouvoir des mots de l’Écriture, le plus efficace, le plus persuasif de tous les discours qui aient jamais été tenus. À ce point, le prédicateur devient simplement l’instrument d’un pouvoir qui est hors de lui, le calame d’un Dieu écrivain, le héraut d’un Dieu chef de l’armée, la trompette d’un Dieu musicien, selon des images avec lesquelles les prédicateurs aiment souvent se définir. La revendication, que l’on trouve parfois, par exemple chez Alexandre d’Asbhy ou le pseudo-Guillaume, d’un sermo simplex jugé plus puissant du point de vue émotionnel, qui reprend l’indication augustinienne d’un style dépouillé, se fonde justement sur la conviction que le pouvoir des mots est déjà, presqu’entièrement, dans la parole divine, laquelle doit être, à cause de cela, reproposée dans son intégrité16. 14

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Augustinus, De doctrina christiana, IV, xx, 42-44, p. 148-151. Sur la même ligne qu’Augustin, Roger Bacon, Moralis, p. 260-261 ; précédemment, même Abélard, dans le prologue du commentaire à l’Épître aux Romains, avait indiqué l’Écriture, et les épîtres de Paul en particulier, comme un « chef d’œuvre de l’art oratoire », cfr à ce propos P. von Moos, « La retorica medievale », dans Lo spazio letterario del Medio Evo, éd. G. Cavallo, C. Leonardi, E. Menestò, Roma, 1993, vol. I, 2, p. 231-271, maintenant dans P. von Moos, Entre histoire et littérature. Communication et culture au Moyen Âge, Florence, 2005, p. 293-326, en particulier p. 313-317. Augustinus, De doctrina christiana, IV, xx, 42, p. 148-149 : « Grande autem dicendi genus hoc maxime distat ab isto genere temperato, quod non tam uerborum ornatibus comptum est, quam uiolentum animi affectibus. Nam capit etiam illa ornamenta paene omnia, sed ea si non habuerit, non requirit. Fertur quippe impetu suo et elocutionis pulchritudinem, si occurrerit, ui rerum rapit, non cura decoris adsumit. Satis enim est ei propter quod agitur, ut uerba congruentia non oris eligantur industria, sed pectoris sequantur ardorem » ; voir aussi ibid., IV, xxiv, 53, p. 159 : « Grande autem genus plerumque pondere suo uoces premit, sed lacrimas exprimit […] non tamen egisse aliquid me putaui, cum eos audirem acclamantes, sed cum flentes uiderem. Acclamationibus quippe se doceri et delectari, flecti autem lacrimis indicabant ». Alexander Essebiensis, De artificioso modo praedicandi, p. 32-33 : « Tales quandoque auditoribus suis parum proficiunt, quia quamuis pulcro et ornatu utantur sermone, nulli tamen ex uerbis eorum infunditur compunctio uel deuotio, cum alii minus periti sermone simplici et incomposito in auditores suos magne compunctionis gratiam, aut deuotionis transfundant. Sed unde hoc contingit ? Quia gratiam in loquendo qua istorum donata est humilitas, illorum non habere meretur superbia. Qui ergo loqui uult utiliter, loquatur humiliter. Si quis loquitur, non quasi suos set quasi Christi sermones loquatur, nichil sibi in bene dictis attribuens, set omnia ei quo est omne bonum, tam in sermone quam in opere » ; ps.-Guilelmus Alvernus, Ars predicandi, p. 202 : « Affectuosus enim sermo et simplex, non politus vel

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Mais, malgré la grande puissance des paroles de l’Écriture, les textes adressés aux prédicateurs sont riches d’indications utiles pour arriver à émouvoir efficacement l’auditoire. Tout d’abord, avant la performance orale, il faut que le prédicateur possède soit une certaine expérience de la psychologie de son auditoire soit une connaissance de la typologie et de la dynamique des mouvements affectifs. Une prédication qui veut émouvoir ne peut faire abstraction d’une quelconque théorie, même rudimentaire, du système « pathémique », c’est-àdire de l’ensemble des passions. D’autant plus que le but est celui d’intervenir sur la condition d’ensemble des émotions de l’auditoire : souvent il s’agit de faire cohabiter entre elles des passions différentes et même opposées, l’amour pour Dieu et la haine pour le péché, la peur de la peine et l’espoir de la récompense ; ou de passer rapidement d’une passion à l’autre, de la honte à la douleur jusqu’à l’espoir ; ou, encore, de promouvoir une passion sans en susciter une autre, épouvanter sans entraîner l’auditoire au désespoir17. À cet égard, les points de repère sont très traditionnels. L’autorité fondamentale est encore, au fil des siècles, la Règle pastorale de Grégoire le Grand où les passions sont distinguées selon l’origine (passions tempéramentales ou occasionnelles18 et selon des couples d’opposition (laetitia/tristitia ; impudentia/verecundia ; patientia/impatientia ; benevolentia/ invidia ; mansuetudo/iracundia ; protervia/pusillanimitas)19 ; le prédicateur, explique Grégoire, doit tenir compte de ces couples parce que, en cas de passion dominante, il doit susciter la passion contraire pour rééquilibrer l’ensemble du système émotionnel : « Aux gens joyeux on doit présenter toutes les choses tristes qui viennent des peines éternelles ; aux gens tristes les choses joyeuses dont on profitera dans le royaume promis. Que les personnes joyeuses apprennent à s’effrayer grâce aux menaces acerbes ; que les tristes

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subornatus, amplius movet et edificat, exempli Apostoli Pauli qui non in sublimitate sermonis verbum Dei loquebatur et suis auditoribus utiliora proponebat. » Voir par exemple, sur le passage rapide de la peur à l’espoir et à l’amour, le pseudo-Guillaume d’Auvergne, Ars predicandi, p. 201 : « Interdum etiam loquendum est de iustitia Dei et de Ipsius districto examine, ut ad timorem audientium incutiamus. Statim, non postea, de infallibili Eius misericordia, ut quos ad terrorem induximus, ad spem pariter et amorem sublevemus. Debet enim peccator duci ad timorem districte Deu iustitie usque ad portas inferni, deinde reduci per spem de misericordia Ipsius usque ad ingressum paradysi. » Grégoire le Grand, Règle pastorale, éd. B. Judic, F. Rommel, C. Morel, Paris 1992 (SC 381-382), III, iii, p. 274 : « Nonnulli autem laeti uel tristes non rebus fiunt, sed consparsionibus exsistunt », et aussi III, xxxvii, p. 522-523 (pour le texte voir infra note 21). Par ces couples d’oppositions, Grégoire distingue les auditoires en personnes joyeuses et tristes (laeti/tristes), impudentes et pudiques (impudentes/verecundi), impétueuses et peureuses (proterui/pusillanimes), patientes et impatientes (patientes/impatientes), bienveillantes et envieuses (beneuoli/inuidi), dociles et irascibles (mansueti/iracundi) ; cfr Grégoire le Grand, Règle pastorale, II, iii, i, Quanta debet esse diuersitas in arte praedicationis, p. 262-266 ; classification reprise, par exemple, chez Humbert de Romanis, De eruditione predicatorum, I, xviii, De indiscreta praedicationis executione, p. 421-423.

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connaissent la joie des récompenses qu’ils gagneront »20. Souvent il peut arriver que deux passions opposées soient présentes ensemble dans la même personne, l’une comme passion tempéramentale, l’autre comme passion occasionnelle. Il peut arriver qu’un homme au tempérament gai ait un moment de tristesse ou qu’à l’inverse un homme au tempérament triste devienne gai tout à coup. Il peut arriver qu’un homme habituellement impulsif soit paralysé par la peur ou qu’un autre naturellement peureux devienne audacieux et impétueux. Dans ces cas où deux passions opposées (joie/ douleur ; audace/peur) sont présentes en même temps dans la même personne, le prédicateur doit doser son médicament spirituel, comme un médecin savant le fait avec les médicaments corporels, afin de diminuer ou même d’éliminer les passions occasionnelles sans augmenter toutefois les passions contraires tempéramentales et vice-versa. Par exemple, il doit éliminer la tristesse occasionnelle sans augmenter la joie tempéramentale ou modérer la joie naturelle sans accroître la tristesse momentanée21. À coté de l’héritage grégorien, qui s’inspire d’un modèle ‘hydraulique’ du système émotionnel, d’origine médicale, il y a très souvent – et dans ce cas l’attention se déplace du plan physiologique et psychologique au plan éthique  – le vieux et très aimé système stoïcien des quatre affections principales (douleur, joie, peur et désir ou espoir) que Cicéron, Augustin, Boèce transmettent au Moyen Âge. Il s’agit, selon Thomas de Chobham, d’une des rares contributions que la philosophie peut apporter à la prédication. Dans l’interprétation augustinienne, qu’on peut lire dans les pages de la Cité de Dieu, ces quatre affections principales, définies selon la doctrine stoïcienne comme des maladies de l’âme, formes affaiblies de la volonté, ont toutefois la possibilité de s’élever au rang des vertus si elles sont ordonnées par l’amour au salut de l’âme22. À partir de cette interprétation, Thomas invite le 20

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Grégoire le Grand, Règle pastorale, III, iii, Quod aliter ammonendi sunt laeti atque aliter tristes, p. 272-274 : « Laetis uidelicet inferenda sunt tristia quae sequuntur ex supplicio ; tristibus uero inferenda sunt laeta quae promittuntur ex regno. Discant laeti ex minarum asperitate quod timeant ; audiant tristes praemiorum gaudia de quibus praesumant. » Grégoire le Grand, Règle pastorale, III, xxxvii, De exhortatione quae uni adhibenda est contrariis passionibus laboranti, p. 522-524 : « Plerumque enim quis laetae nimis consparsionis exsistit ; sed tamen eum repente oborta tristita immaniter deprimit. Curandum itaque praedicatori est quatinus sic tergatur tristitia, quae uenit ex tempore, ut non augeatur laetitia, quae suppetit ex consparsione, et sic frenetur laetitia, quae ex consparsione est, ut tamen non crescat tristitia, quae uenit ex tempore. Iste grauatur usu immoderatae praecipitationis, et aliquando tamen ab eo quod festine agendum est, eum uis praepedit subito natae formidinis. Ille grauatur usu immoderatae formidinis, et aliquando tamen in eo quod appetit, temeritate impellitur praecipitationis. Sic itaque in isto reprimatur subito oborta formido, ut tamen non excrescat enutrita diu praecipitatio. Sic in illo reprimatur repente oborta praecipitatio, ut tamen non conualescat impressa ex consparsione formido. » Cfr Alexander Essebiensis, De artificioso modo praedicandi, p. 29-30, qui reprend ces réflexions de Grégoire. Augustinus, De civitate Dei, IX, 4-5 et XIV, 5-9, éd. B. Dombart et A. Kalb, Turnhout, 1955 (CCSL 48), t. I, p. 251-255, t. II, p. 419-430. Cfr C. Casagrande, « Per una storia delle passioni

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prédicateur à distinguer avec attention les affections simplement provoquées par un dommage ou un avantage dans le domaine de la vie temporelle des affections qui sont au contraire des vertus (acquises ou infuses), comme par exemple la joie dont parle l’Apôtre quand il écrit : « Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur » (Phil. 4, 4), ou la douleur dont on lit dans Mt. 5, 5 : « Heureux les affligés23 ». Après ces connaissances psychologiques préliminaires, suivent des indications à propos de la composition du sermon. Il s’agit d’indications qui viennent parfois de la rhétorique ancienne et qui concernent la syntaxe et les formes de l’argumentation : l’usage de l’exclamation et de l’interjection est recommandé ainsi que l’usage savant des couples de contraires, l’alternance de récriminations et d’exhortations, d’éloges et d’insultes24, le recours à l’exemplum et surtout à la similitude. Bacon insiste beaucoup sur la valeur de la similitude en conseillant aux prédicateurs la connaissance et l’usage de l’argument poétique, une des espèces de l’argument rhétorique, « celle qui est faite des similitudes prises du monde naturel » et qui ne tient pas compte de

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in Occidente. Il Medioevo cristiano (De civitate Dei, IX, 4-5 ; XIV, 5-9) », Península. Revista de Estudos Ibéricos, 3 (2006), p. 11-18. Thomas de Chobham, Summa de arte praedicandi, p. 130-131 : « Quatuor sunt affectiones animi, scilicet gaudium, dolor, spes, timor ; de quibus oportet predicatorem considerationem habere. Gaudium est animi affectio de presenti bono, dolor de presenti malo, spes de futuro bono, timor de futuro malo. Unde Boetius ait : gaudia pelle, pelle timorem, spemque fugato nec dolor adsit. Nubila mens est uinctaque frenis, hec tibi regnant. Que autem differentia est inter spem uirtutem et spem affectionem et timore uirtutem et timorem qui est affectio, et inter gaudium de quo dicitur ad Philippenses : gaudete in Domino semper, et gaudium affectionis, similiter et inter dolorem de quo dicitur in Matheo V° : beatis qui lugent, et dolorem qui est affectio, alterius negotii qui est considerare. Potest tamen ad presens dici quod predicta quatuor, secundum quod uirtutes sunt uel dona, sunt habitus quidam a Deo infusi si sunt formati, uel habitus acquisiti ex frequenti bene agere si sunt informes. Affectiones, autem, sunt passiones uel passibiles qualitates illate a lucris uel dampnis temporalibus habitis uel habendis, et has affectiones oportet diligenter predicatorem considerare ad dehortandum homines. » L’alternance des verba vituperii pour les vices et des verba laudis pour les vertus ainsi que l’usage de l’exclamation et de l’interjection sont très recommandées par le pseudo-Guillaume qui propose aussi quelques exemples : « Quand on veut prêcher la haine pour le péché ou l’amour pour la vertu : ‘Quam vile, quam abhominabile est peccare et in peccatis sordescere’et ‘Quam iocundum, quam laudabile, quam utile est bonum agere’, ou encore ‘Heu, heu, quam plorandi sunt qui seipos non plorant, qui letales plagas suas non attendunt’ ; ou si on veut provoquer la douleur pour les péchés ou la joie de l’obéissance aux préceptes de Dieu : ‘O quantum gaudium, quanta letitia, quam plena felicitas est Deo servire, eum ex toto corde et proximum sicut seipsum diligere’ » (Pseudo-Guillaume d’Auvergne, Ars predicandi, p. 199203. Voir aussi S. Wenzel, Latin Sermon Collections from Later Medieval England, Cambridge 2005, p. 294-296, qui donne quelques exemples d’‘affective preaching’ en relation avec la prédication de la Passion du Christ.

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la vérité des propositions mais seulement de leur efficacité sur le plan de la persuasion25. Beaucoup d’enseignements regardent la forme matérielle du discours, sa matière sonore : Bacon, encore lui, arrive à suggérer la connaissance de la musique afin que le sermon, comme une composition musicale, possède un rythme puissant et en même temps doux pour ravir l’âme de l’auditoire26. D’autres insistent sur le ton de la voix : déjà Augustin conseillait le recours aux changements fréquents et brusques des tons de la voix, capables de manifester l’émotion de celui qui parle27. Thomas de Chobham écrit que le ton de la voix doit être conforme à l’émotion que l’on veut susciter dans l’auditoire : voix grave pour la haine des choses honteuses, plus ténue pour la miséricorde, tremblotante pour la peur, suivant le modèle d’une séquence très célèbre d’Horace selon laquelle il faut utiliser une voix triste pour les choses tristes, joyeuse pour parler des choses gaies, aiguë pour les choses rudes, soumise pour les choses humbles28. A cela s’ajoutent les gestes, les expressions du visage, les larmes, tous les signes extra-linguistiques qui manifestent les émotions, et que recommande par exemple le pseudoGuillaume et Bacon29. 25

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Rogerius Bacon, Moralis, p. 255-258 : « Tercium vero argumentum, quod flectit ad ea, que hec quinta parte considerat, rethoricum quidem est, sed vocatur proprio nomine ‘poeticum’ ab Aristotele et ceteris philosophis […]. Conponitur vero hoc argumentum similitudinibus sumptis ex rerum proprietatibus […]. Et secundum quod docet Avicenna in Logica sua, hoc argumentum non curat de veritate proposicionum nec de falsitate, quia non movet intellectum speculativum, set practicum. » Sur l’importance pour le prédicateur des enseignements de la musique voir Rogerius Bacon, Opus tertium, p. 306-309, en particulier p. 307 : « [sermones] debent ornari omni genere metri er rythmi, ut animus subito rapiatur in amorem boni et odium mali ; quatenus homo totus sine praevisione rapiatur et elevetur supra se, et non habeat mentem in sua potestate ». Augustinus, De doctrina christiana, IV, xviii, 36, p. 308-310 : « Quid est quod sic indignatur apostolus, sic corripit, sic exprobrat, sic increpat, sic minatur ? Quid est quod sui animi affectum tam crebra et aspera vocis mutatione testatur ? ». Thomas de Chobham, Summa de arte praedicandi, p. 302 : « Ut si utitur comminationibus Dei uel detestationem rerum turpium, debet habere uocem grauiorem. Si autem agit de misericordia uel de hiis que pertinent ad misericordiam, debet uocem suam aliquantulum attenuare. Si autem agit de rebus terribilibus debet habere uocem aliquantum tremulam et timenti similem ». Voir aussi Honorius Augustodunensis, Speculum Ecclesie, PL 172, col. 861862 : « ut rhetorica instruit, decenti gestu pronunciare, verba composite et humiliter formare, tristia tristi voce, laeta hylari, dura acri, humilia suppressa proferre » ; Alexandri Essebiensis, De artificioso modo praedicandi, p. 31-32 : « Nec solum oportet vocem, sed etiam et uultum materie conformari, ut leta uultu leto, et tristia tristi pronuntientur ». Cfr Horace, Ars poetica, 99-107. Pseudo Guillaume d’Auvergne, Ars predicandi, p. 201 : « Item gestus et verba quasi plangentis assumere debet peritus et providus predicator, quando loquitur de moltitudine delictorum et de vindicta Dei, et de poenis inferni. » Intéressant est ici l’usage de l’adverbe quasi qui rapproche la figure du prêcheur à celle de l’acteur, ibid., p. 202 : « Hunc autem predicandi modum, cum planctu scilicet et dolore de peccatis aliorum, docet nos ipse Dominus in Evangelio, cum videns civitatem Ierusalem flevit super illam […]. Item Apostolus docet

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Plusieurs de ces enseignements se fondent sur la conviction que, pour provoquer des passions, il faut en premier lieu les éprouver, ou du moins les manifester à la première personne. Pour le dire autrement, il faut que celui qui parle ressente ou fasse semblant de ressentir les passions qu’il veut transmettre à son auditoire. C’est une idée bien ancienne qui parcourt toute la rhétorique classique, là où l’orateur est associé soit à l’acteur soit au poète30 ; une idée que la prédication médiévale a acceptée pour l’essentiel en ouvrant la voie à des procédés de dramatisation et de théâtralisation du sermon, afin d’élever la puissance affective de la performance oratoire31 : une idée déjà présente chez Augustin quand il proposait l’image de Paul comme modèle de l’orateur chrétien, qui se donne en spectacle aux anges et aux hommes, en se montrant « heureux avec les heureux, pleurant avec les pleurants32 ». Enfin, il y a un autre instrument qui aide le prédicateur à enflammer l’affectivité de son auditoire : l’intervention directe de la part de Dieu sous forme d’une grâce spécifique, la gratia sermonis. Même si cette grâce, comme toute gratia gratis data, est indépendante des mérites de ceux qui la reçoivent,

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nos huiusmodi verba affectum dolentis exprimentia, ut excitemus et moveamus impios et peccantes dicens suis auditoribus : Non cessavi per triennium cum lacrimis monens unumquemque vestrum » ; Rogerius Bacon, Moralis, p. 258 : « Sed ad plenam persusionem poeticam non requiritur solum sermo efficax, aures permovens, nec sentencia magnifica, animum flectens, set animi motus et aptus corporis gestus, verbo sentencie conformis, ut magis animi motibus expressis corporaliter permoveat quam sentencia vel sermone. » Pour les gestes des prédicateurs, voir J.-C. Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, 1990, p. 278-284. Cfr S. Gastaldi, « Il teatro delle passioni. ‘Pathos’ nella retorica antica », Elenchos. Rivista di studi sul pensiero antico, 15 (1995), p. 59-82. C. Delcorno, « Professionisti della parola : predicatori, giullari, concionatori », dans Tra storia e simbolo. Studi dedicati a Ezio Raimondi dai direttori, redattori e dall’editore di ‘Lettere italiane’, Florence, 1994, p. 1-21, maintenant dans ‘Quasi quidam cantus’. Studi sulla predicazione medievale, éd. G. Baffetti, G. Forni, S. Serventi, O. Visani, Firenze, 2009, p. 3-21 ; sur la théâtralisation du sermon à la fin du Moyen Âge ; voir aussi Id., « Da Vicent Ferrer a Bernardino da Siena. Il rinnovamento della predicazione alla fine del Medioevo », dans ‘Mirificus praedicator’. À l’occasion du sixième anniversaire du passage de Saint Vicent Ferrer en pays romands, Roma, 2006, p. 7-38 (‘Quasi quidam cantus’, p. 291-289) e « Modelli retorici e narrativi da San Bernardino a San Giacomo della Marca », dans San Giacomo della Marca nell’Europa del ‘400, éd. S. Bracci, Padoue, 1997, p. 355-389 (‘Quasi quidam cantus’, p. 291-326). Autres exemples des prédicateurs qui utilisent gestes, images, objets pour provoquer les émotions, même violentes, de leurs auditoires dans M. G. Muzzarelli, Pescatori di uomini. Predicatori e piazze alla fine del Medioevo, Bologne, 2005, p. 71-83. Sur les rapports entre prédication et théâtre, cfr P. Ventrone, « La sacra rappresentazione fiorentina, ovvero la predicazione in forma di teatro », dans Letteratura in forma di sermone. I rapporti tra predicazione e letteratura nei secoli XIII-XVI, éd. G. Auzzas, G. Baffetti, C. Delcorno, Florence, 2003, p. 255-280. Augustinus, De civitate Dei, XIV, 9, 2, t. II, p. 427 : « Illum, inquam, uirum, athletam Christi, doctum ab illo, unctum de illo, crucifixum cum illo, gloriosum in illo, in theatro huius mundi, cui spectaculum factus est et angelis et hominibus, legitime magnum agonem certantem et palmam supernae uocationis in anteriora sectantem, oculis fidei libentissime spectant gaudere cum gaudentibus, flere cum flentibus, foris habentem pugnam, intus timores. »

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elle n’a jamais effacé la compétence rhétorique et doctrinale des prédicateurs. Au contraire elle a été toujours présentée dans les textes comme un signe, une confirmation et un accroissement de ces compétences33. Invoquée par les prédicateurs avant le sermon, considérée dans les artes praedicandi comme un don divin qui rend le sermon plus efficace, objet d’une réflexion théorique de la part des théologiens comme l’auteur de Summa halensis et Thomas d’Aquin, la gratia sermonis intervient à toutes les phases de la prédication et se répand sur toutes les personnes impliquées, le prédicateur et ses auditeurs, et agit pour la réalisation de tous les objectifs, à savoir le docere, le delectare, le flectere34. En particulier, pour ce qui regarde le flectere, l’intervention de la grâce mets l’accent sur la figure, jusqu’ici dans l’ombre, de l’auditeur. Le cœur des auditeurs devient en effet le lieu privilégié de l’action de la grâce, le lieu où, selon l’auteur de la Summa halensis, la grâce fait naître la componction, l’amour, la peur, l’espoir35, le lieu où, comme le dit Thomas, la Saint-Esprit conduit le sermon à sa propre perfection36. Les facteurs qui permettent aux paroles du prédicateur d’émouvoir sont donc plusieurs : avant tout, la force de la parole divine dont elles sont les intermédiaires, mais aussi les compétences psychologiques, scientifiques, musicales, rhétoriques, poétiques du prédicateur, l’intensité de ses émotions, sa capacité à moduler la voix et à utiliser les gestes, la disponibilité de l’auditoire, l’inspiration divine. On retrouve ici ce que les études sur la 33

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Cfr C. Casagrande, « Le calame du Saint-Esprit. Grâce et rhétorique dans la prédication au xiiie siècle », dans La parole du prédicateur, p. 235-254 ; F. Morenzoni, « Parole du prédicateur et inspiration divine d’après les ‘Artes predicandi’ », ibid., p. 271-290 ; plus en général, M. Rossi Monti, Il cielo in terra. La grazia fra teologia ed estetica, Turin, 2008, p. 79-88. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, II, IIae, q. 177 : « Et quia spiritus sanctus non deficit in aliquo quod pertineat ad Ecclesiae utilitatem, etiam providet membris Ecclesiae in locutione, non solum ut aliquis sic loquatur ut a diversis possit intelligi, quod pertinet ad donum linguarum ; sed etiam quod efficaciter loquatur, quod pertinet ad gratiam sermonis. Et hoc tripliciter. Primo quidem, ad instruendum intellectum, quod fit dum aliquis sic loquitur quod doceat. Secundo, ad movendum affectum, ut scilicet libenter audiat verbum Dei, quod fit dum aliquis sic loquitur quod auditores delectet. Quod non debet aliquis quaerere propter favorem suum, sed ut homines alliciantur ad audiendum verbum Dei. Tertio, ad hoc quod aliquis amet ea quae verbis significantur, et velit ea implere, quod fit dum aliquis sic loquitur quod auditorem flectat. Ad quod quidem efficiendum spiritus sanctus utitur lingua hominis quasi quodam instrumento, ipse autem est qui perficit operationem interius. Unde Gregorius dicit, in homilia Pentecostes, nisi corda auditorum spiritus sanctus repleat, ad aures corporis vox docentium incassum sonat. » Summa fratris Alexandri, pars III, inq. I, tr. II, q. II, tit. IV, De gratiis sermonis, Ed. Collegii S. Bonaventurae ad Claras Aquas, t. IV, Quaracchi, 1930, p. 1058-1060, en particulier, p. 1060 : « Ad aedificationem auditoris necessaria est duplex gratia : una in doctore sive praedicatore, qua sciat dicere convenienter ea quae sunt ad aedificationem ; alia vero necessaria est in auditore, qua moveatur ex sermone ad compunctionem vel ad amorem, timorem vel spem et huiusmodi, et hac ratione dicit Gregorius quod in vanum laborat lingua praedicatoris, nisi adsit gratia Salvatoris. » Cfr texte cité supra, n. 34.

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prédication de ces dernières années ont mis en lumière : le pouvoir de la prédication se fonde sur des éléments d’origine différente, à la fois divine et humaine, dont le poids et le rôle changent selon les contextes et selon les points de vue : parfois on insiste sur l’efficacité des paroles divines, parfois sur les compétences rhétoriques du prédicateur, parfois sur sa figure morale et institutionnelle, parfois sur l’inspiration divine. Cette multiplicité de facteurs d’efficacité rend la parole du prédicateur différente des toutes les autres. Pas toujours la plus puissante, mais certes une parole différente des autres. En effet, il suffît d’agir sur un seul des ces facteurs, qu’il soit d’origine divine ou humaine, pour distinguer à chaque fois la parole de la prédication des autres paroles efficaces : si les facteurs d’origine humaine (tout ce qui concerne la compétence doctrinale et rhétorique) distinguent les paroles des prédicateurs de celles des prophètes qui transmettent directement la parole de Dieu et de celles des prêtres qui prononcent les formules sacramentelles, les facteurs d’origine divine (la présence de mots de l’Écriture et l’action de la grâce) distinguent les paroles des prédicateurs de celles des gouvernants qui parlent au peuple, de celles des intellectuels qui enseignent dans les écoles, de celles, habituelles, de la communication quotidienne… Il y a toujours quelque chose qui distingue la parole du prédicateur de toutes les autres. Les prédicateurs du xiiie siècle ne réussirent pas toujours à prêcher d’une façon efficace. Mais dans une société où les professionnels de la parole (magistri et courtisans, juges et avocats, rhéteurs et jongleurs) se multipliaient, ils parvinrent à donner à leur propre parole une véritable identité.

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SIGNES, MOTS ET IMAGES DANS LA PRÉDICATION DE GUILLAUME D’AUVERGNE∗ Comme l’ont montré les travaux d’Irène Rosier-Catach, prolongés par ceux d’Alain Boureau et de Béatrice Delaurenti, la réflexion de Guillaume d’Auvergne au sujet des signes et de leur efficacité, en particulier des signes sacramentels, s’articule autour de l’idée de pacte et paraît avoir évolué et s’être précisée entre la rédaction du De sacramentis et celle du De legibus1. C’est probablement à la suite des analyses consacrées aux différentes manifestations de l’idolâtrie et de celles concernant la différence de statut entre les pratiques rituelles propres au judaïsme et celles propres au christianisme, que l’évêque de Paris a été amené à insister sur l’importance et le mode de fonctionnement du pacte chrétien instauré par Dieu. Dans ses traités, Guillaume d’Auvergne introduit assez souvent des remarques concernant les signes, par exemple pour souligner, dans une perspective augustinienne, le caractère conventionnel ou arbitraire des relations que les signes entretiennent avec leurs signifiés –  comme l’utilisation d’un simple point pour indiquer la position d’une planète aussi grande que Jupiter sur une sphère ou un astrolabe2 – ou bien *

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Les sermons de Guillaume d’Auvergne sont cités d’après le texte de l’édition que nous avons préparée pour la collection Corpus christianorum, continuatio mediaeualis. La numérotation des sermons en chiffres romains est celle de l’édition. Les sigles T, S et C qui précèdent le numéro du sermon désignent respectivement les sermons qui font partie de la série de tempore, de sanctis et de communi sanctorum et de occasionibus : Guillelmi Alverni, Opera homiletica I, Sermones de tempore I-CXXXV, Turnhout, 2010 (CCCM 230) ; Opera homiletica II, Sermones de tempore CXXXVI-CCCXXIV, Turnhout, Brepols, 2011 (CCCM 230A) ; Opera homiletica  III, Sermones de sanctis, Turnhout, Brepols, 2012 (CCCM 230B) ; Opera homiletica  IV, Sermones de communi sanctorum et de occasionibus, Turnhout, Brepols, 2013 (CCCM 230C). Les œuvres théologiques de l’évêque de Paris sont citées d’après l’édition de B.  Leferon, Guilielmi Alverni Opera omnia, Orléans – Paris, 1674 (réimpr. Francfort-sur-le-Main, 1963). I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, Seuil, 2004 ; A. Boureau, Satan hérétique. Histoire de la démonologie (1280-1330), Paris, 2004 ; B. Delaurenti, La puissance des mots. « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007. Voir aussi A. Boureau, I. Rosier-Catach. « Droit et théologie dans la pensée scolastique : le cas de l’obligation et du serment », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 509-528. « Non respondet igitur, vel parvitati, vel paucitati, vel unitati signorum, et designationum, paucitas, vel parvitas designatorum, neque parvitati, aut unitati istorum, unitas, vel parvitas illorum. Attende, quam modica est tabula astrolabii tui, quam modici in ea descripti circuli, quam modicae in ea designationes, gradus, et tamen circulos coelestes, orbesque difficile cogitabilium magnitudinum designant : sic et modici apices literarum, res magna

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 239-253 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101904

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souligner les analogies entre signe, image et similitude, en faisant référence par exemple aux mappae mundi qui sont à la fois des signes et des images3. Mon propos n’est cependant pas d’examiner l’ensemble de la réflexion concernant les signes développée dans les œuvres théologiques de Guillaume d’Auvergne mais, plus modestement, d’essayer d’observer comment l’évêque de Paris a essayé de présenter ses opinions au sujet des signes et de leur efficacité dans ceux qu’il qualifie lui-même de sermones declamatorii. L’idée que lors de la célébration d’un sacrement la totalité des gestes accomplis et des formules utilisées par le prêtre ne constituent qu’un ensemble de signes extérieurs qui se bornent à illustrer ce que Dieu accomplit spirituellement dans l’âme du fidèle, est développée principalement dans les sermons qui traitent du baptême. Guillaume l’Auvergne l’explique ouvertement à ses auditeurs : « ce qui est fait à l’extérieur pendant le baptême est un signe de ce que Dieu opère à l’intérieur4 » ou, comme il le dit ailleurs, « ce qui est accompli pendant le baptême rend visible la puissance du baptême5 ». Tout en multipliant les similitudes censées rendre davantage compréhensible la signification de ces signes, similitudes qui sous différentes formes véhiculent en gros l’idée que grâce au baptême Dieu chasse le diable de l’âme et prend possession de celle-ci en marquant le templum Dei cher à saint Paul avec les signes qui montrent que désormais celui-ci lui appartient, l’évêque de Paris insiste également sur l’idée que le baptême est le mariage de l’âme avec le Christ6 – il utilise même l’expression sponsalia baptismi, les épousailles du baptême7 – et que, de ce fait, il suppose un engagement que le baptisé exprime entre autres par sa volonté de renoncer à Satan. Le rôle de l’officiant n’est que très rarement mentionné, alors que le travail de décoration de l’âme effectué par Dieu, qui peint l’ensemble des vertus, est souvent décrit8. Les sermons donnés pour la Dédicace de l’église se placent dans une

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significant, et rebus minimis res quantumlibet magnae, designatur, et numerantur, et intelliguntur, sicut vides de stellis, et ipsis signis coelestibus, quae sunt corpora tantarum magnitudinum, deinde uno puncto designamus stellam Jovis in sphaera, vel astrolabio, cum ipsa sit nonagiesquinquies major tota terra, et ipsum Solem, qui longe eo major est » (De universo, II, lxviii, col. 919bA-B). « […] et videbis quam modico signo, quanta magnitudo, immo quantae tibi magnitudines designantur. Preterea. Quis nescit omne nomen finitum esse, et omne aliud instrumentum loquendi : reminisci etiam debes, quod in modico panno descripserunt antiqui omnia, quae in mundo isto inferiori continentur ; videlicet maria, et flumina, insulas, et regiones, civitates, et multa ex castellis, et vocatur instrumentum hujusmodi mappa mundi » (Ibid., col. 919bC). « Quod fit ad exterius in baptismo, signat id quod Deus ad interius operatur » (TLXV, p. 248). « Nota quod que fiunt in baptismo ostendunt uirtutem baptismi » (TCCXXV, p. 321). « Item baptismus est matrimonium et nupcie Dei et fidelis anime […] » (TLXIII, p. 238). « Item uocatur ad coronam, secundum illud : ueni sponsa Christi, etc. Et illud : ueni de Libano, etc. Sic uocaris si sponsalia baptismi fideliter seruasti » (TCCXCII, p. 581). « Item, sicut picture Apostolorum decorant templum, ita uirtutes animam in baptismo quas ibi pingit Deus. Pictura enim similitudo est alicuius rei » (CCVI, p. 372).

Signes, mots et images dans la prédication de Guillaume d’Auvergne

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perspective analogue, mais puisque j’en ai déjà traité ailleurs je les laisserai de côté9. Présente en filigrane dans les sermons consacrés au baptême, l’idée que le sacrement établit un pacte entre Dieu et celui qui le reçoit constitue en quelque sorte le leitmotiv des prêches que l’évêque de Paris a consacrés au mariage. Celui-ci implique en effet le consentement mutuel, la mise en commun de tous les biens, la fidélité, l’engagement à subvenir à l’entretien et à l’éducation des enfants, etc. De même, puisque chaque époux aura droit à l’héritage de l’autre, le foedus du mariage exige également que les dettes existant au moment où celui-ci a été accepté, soient assumées conjointement. Si la prédication sur le sacrement du mariage ne décrit jamais en détail les différentes phases de la cérémonie, elle insiste en revanche sur l’importance de l’échange du baiser10 et des anneaux, acte qui scelle l’engagement de l’un vis-à-vis de l’autre. Les « serments matrimoniaux » – l’expression est utilisée dans un sermon – sont d’ailleurs mis sur le même plan que les pactes et les promesses d’entrée en chrétienté ou ceux des ordres et des sacrements, qui tous indiquent la présence de l’Esprit Saint lorsqu’ils sont vrais11. Se marier signifie en effet entrer dans un ordre qui implique de supporter avec patience tous les défauts de l’autre et cela, peut-on lire dans un sermon, n’est rien d’autre que le paiement du marché et de la palmata – c’est-à-dire le signe de l’acceptation du prix fixé lors d’une transaction – qui a été donnée lors du mariage12. Mais ce sur quoi l’évêque de Paris insiste le plus est que le mariage « littéral » est également l’image ou la similitude du mariage spirituel entre le Christ et la nature humaine, l’âme ou l’Église. De nombreux passages expliquent que le Christ a accepté tout ce que son épouse possédait, c’est-àdire la faute et la peine, et qu’il a réglé les dettes de celle-ci tout en lui promettant de lui transmettre son héritage. Lorsque la femme n’a pas de dot et le mari ne peut pas constituer de douaire, ils se disent mutuellement : « je

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F. Morenzoni, « Les sermons pour la Dédicace de l’église de Guillaume d’Auvergne », in Autour de Guillaume d’Auvergne († 1249), éd. F. Morenzoni, J.-Y. Tilliette, Turnhout, 2005, p. 292-322. « Osculatus es eam ante altare promittens ei fidem et legalem societatem. Vide si est ista legalitas. Ipsa ieiunat et aquam frigidam bibit. Tu uero inebriaris de bonis communibus » (TLXXXII, p. 308). « Item facit ueraces in omni bono, scilicet in iuramentis matrimonialibus et pactis et promissis christianitatis, ordinum et sacramentorum et uotis ordinum et huiusmodi » (TCXCII, p. 226). « Cum hec sustines, cogita quod totum est de ordine tui, te subiecisti et professionem eius fecisti, et totum est pagamentum mercati et palmate quam fecisti in matrimonio » (TLXXI, 269). Même idée à propos di baptême : « Adeo enim pauperes quod nec filum illius pulcre uestis nec palmata hereditatis que eis in baptismate Deus dederat eis remansit. Totum enim biberunt in aliqua tabernarum dyaboli, quarum una est luxuria, alia auaricia, alia superbia, et ita de aliis […] » (TCCXLVIII, p. 415).

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te prends avec tout ce que tu as » ; c’est ce que le Christ a fait13. Le thème, décliné de plusieurs manières, est le plus souvent mis en relation avec l’Incarnation, la Passion ou le baptême proprement dit. On le trouve également dans le Cur Deus homo, où Guillaume d’Auvergne déclare qu’il est impossible de penser un foedus plus solide que le mariage et un moyen plus efficace pour rétablir la paix car, explique-t-il, de la même manière que lorsque les grands seigneurs établissent un foedus entre eux ils s’échangent les insignes de leurs armes et adoptent les mêmes formes et les mêmes couleurs pour leurs vêtements, le foedus établi par Dieu a exigé que celui-ci adopte le vêtement de notre état mortel, et nous son immortalité et sa gloire14. Si les sermons qui portent sur le baptême et le mariage visent à faire comprendre le fonctionnement des signes sacramentels et l’importance du pacte qui doit régir les relations entre Dieu et les hommes, ceux qui abordent le thème de l’Incarnation – dont plusieurs sont proposés au commencement de l’année liturgique – essayent d’expliquer de quelle manière le Christ a établi le pacte permettant à tous ceux qui le respecteront d’avoir la certitude d’obtenir le salut. Pour ce faire, Guillaume d’Auvergne compare le Christ à un aumônier venu sur terre pour distribuer ses méreaux. Le premier méreau a été le baptême, ensuite les vertus, les sacrements tels que celui de la pénitence et de l’ordre, etc. Ailleurs ce sont les dons du Saint Esprit ou la grâce qui ont été distribués sous la forme de méreaux15. Ce qui est davantage intéressant, c’est que l’évêque de Paris précise explicitement que ces méreaux sont des signes que chacun est censé conserver, car au moment du Jugement dernier seuls ceux qui pourront les présenter intacts seront sauvés. Le recours aux méreaux, utilisés par certains monastères pour distribuer les aumônes aux pauvres, permet ainsi à Guillaume d’Auvergne de présenter sous une forme simple l’idée que les sacrements « visibles » ne sont que des signes instaurés par le Christ. Tels les méreaux en bois ou en cuir, ils n’ont aucune valeur ou puissance intrinsèque et fonctionnent de la même manière qu’une monnaie fiduciaire. Leur valeur ou puissance vient du fait que celui qui les a distribués s’est engagé fermement à respecter 13

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« Quemadmodum autem ubi uxor dotem secum non affert nec a uiro assignatur ei dotalicium sed ipsi ita conueniunt : ‘accipio te’, dicit uterque, ‘cum eo quod habes’, sic et Christus Dominus naturam nostram cum eo quod habebat suscepit, cum culpa scilicet et pena. Nichil enim aliud habebat suum. Culpam igitur nostram sic suscepit ut et pro pena satisfaceret et penalitatem portaret. Nos autem ipsum accepimus in sponsum cum eo quod habebat, cum beatitudine scilicet et gloria » (TLXXIV, p. 282). « Amplius. Magnates, dum foedus ad invicem ineunt, consueverunt armorum suorum insignia communicare, et vestium formis, et coloribus se invicem conformare. Ipsum ergo foedus initum requirebatur, ut Deus et vestem sibi nostrae mortalitatis assumeret, et nos immortalitate sua, et gloria vestiremur » (Cur Deus homo, VII, col. 567bD-568aA). Sur ces aspects, voir F. Morenzoni, « Sacra et sacramenta dans la prédication de Guillaume d’Auvergne », dans La comunicazione del sacro (secoli IX-XVIII), éd. A.  Paravicini Bagliani, A. Rigon, Rome, 2008, p. 65-66.

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le pacte dont ils sont le signe, autrement dit à donner à tous ceux qui les ont acceptés et conservés ce qu’il leur a promis, le royaume céleste. Grâce à ce méreau, dit-il, « demande avec confiance le bénéfice de l’aumône du Seigneur », car il n’y aura aucun gage qui ne sera pas racheté. Sans jamais le faire de manière explicite, Guillaume d’Auvergne essaye ainsi de transmettre à ses auditeurs quelques éléments concernant sa réflexion au sujet des signes sacramentels et de ce qu’Irène Rosier a appelé la théorie de la causalité-pacte16. Les sermons qui comportent quelques observations au sujet des signes et de leur fonction sont en fait très nombreux. Parmi les signes qui servent à établir ou à rendre visible l’existence d’un pacte ou d’une convention, la palmata, l’anneau et le baiser sont sans doute les plus souvent mentionnés. La première est ainsi évoquée non seulement en relation avec le mariage, mais également à propos de la passion et de la crucifixion17, de l’entrée dans les ordres18 ou du vœu de pauvreté19. Sans surprise, l’anneau est mentionné en relation avec le mariage et présent surtout dans les sermons proposés à des moniales20. Quant au baiser, Guillaume d’Auvergne souligne qu’il est donné au moment de la desponsatio, de l’établissement d’un foedus, du rétablissement de la paix ou de l’entrée en vassalité21, et qu’il est « le signe de la paix et de l’amour22 ». C’est pour ces raisons, ajoute-t-il, que Dieu à choisi de donner son baiser au genre humain, le baiser du Verbe ayant été l’Incarnation23. Ailleurs, 16 17

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I. Rosier-Catach, La parole efficace, p. 103-124. « Ad quid descenderat ? Vt quitaret se de plegio, quia fideiusserat pro latrone. Item ut pagamentum faceret sicut mercator fidelis de palmata quam fecerat […] » (TXLVIII, p. 187) ; « Videant ipsi, et eis est dicendum, quod Dominus eos non emit ad credenciam, sed facto foro et palmata percussa in passione, in colaphis et palmarum confixione et huiusmodi, tandem precium in morte soluit […] » (TCXCI, p. 221). « Item tot operarios et mercatores auffert eis quot habet ecclesia, et narra de bonis palmatis et permutationibus et huiusmodi que in introitu religionis faciunt. Permutant enim pro terrenis celestia et pro perituris eterna et huiusmodi » (SXLIX, p. 196). « Narra de duabus mulieribus qui longe iuerunt querere paupertatem cum in terra sua non inuenirent, sicut nec Filius Dei in paradyso. Similiter ille habet qui eam uendit ut suam Deo, qui nullum furtum emeret. Tunc autem uendit quando palmatam facit cum Deo de habendo paradiso pro ea » (TCCCI, p. 612). « Erubesce habere adulterum qui nec habet aures nec oculos, o sancta monialis, scilicet libellos et anulos et uestes et huiusmodi. […] Hiis corrumpitur sanctimonia et fides casti thori, id est caste in Deum conscientie uiolantur, que anulo fidei subarrata es et hoc decantasti. Et illud similiter : posuisti signum in faciem meam ut nullum preter te amatorem admittam » (SXXIV, p. 112). « Agnosce igitur spirituale osculum nostre pacis in Christo Ihesu. Et datur osculum usitate in pacis reformatione, in federis initione, in desponsatione, in hominium siue homagium susceptione. Hec quatuor promissa erant generi humano per prophetas, et uelut in signum istorum petebat ecclesia ante omnia osculum, Cant. I : osculetur me, etc., quod michi debetur ex desponsatione. […] Similiter non est fedus sine osculo, ergo osculetur me. Item cum uelit homagium recipere […]. Item si uult pacem […]. Non promittat hec, nisi osculum porrigat » (TXLV, p. 178). « Osculum enim signum est pacis et dilectionis » (SLXXVI, p. 285). « Hiis de causis oportuit Deum Patrem osculari genus humanum, et osculatio uerbi incarnatio fuit. Pax igitur nostra tam iocundo osculo formanda fuit » (TXLV, p. 178).

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c’est le fait de boire avec le même récipient qui est mentionné comme signe qui garantit le retour à la paix24. Les signes permettent aussi de se reconnaître et sont censés rendre visibles l’appartenance à une famille, un groupe, une communauté, etc. L’entrée en chrétienté grâce à l’adoption des signes du baptême est ainsi comparée au passage de la rusticitas à la civilitas : celui qui accepte de devenir membre d’une ville accepte non seulement l’ensemble des droits dont les habitants de la ville bénéficient mais également l’ensemble des devoirs. Il est donc indispensable de montrer les signes qui indiquent que la ville appartient à Dieu car, dit-il, c’est par les signes, sous-entendu les bannières, qu’on sait qu’une ville a été conquise25. D’autres passages insistent sur le fait qu’à l’instar des Templiers et des Hospitaliers chaque ordre religieux met le « signe de sa religion » sur ses propres bâtiments26 et que tous ceux qui portent les signes des Hospitaliers sont soit capturés par ceux-ci comme faussaires, soit possédés comme frères (ut fratres possident27). C’est en effet grâce aux vêtements qu’il est possible de savoir à quelle religion quelqu’un appartient 28, d’où d’innombrables passages dans lesquels l’évêque de Paris insiste sur la nécessité, non seulement pour les clercs mais aussi pour les laïcs, de s’abstenir d’abîmer les habits qu’ils ont choisis d’endosser et de ne pas revêtir les vestimenta meretricalia29. Le port d’un certain type de vêtement est également le signe, l’expression visible de l’engagement de respecter les règles auxquelles sont soumis ceux qui l’ont choisi. C’est bien sûr le respect de ces engagements, et non le port de l’habit lui-même, qui est méritoire. Dans un sermon proposé à des clunisiens, Guillaume d’Auvergne leur rappelle que « s’ils observent à l’intérieur ce qu’ils montrent à l’extérieur grâce à leur vêtement, les moines noires recevront à juste titre la couronne30 ». De manière tout à fait analogue, il remarque à 24

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« Amplius : nonne pacem nobis cogitat cum ciphum quo ipse bibit, qui est paupertas, molestia et ignominia, nobis porrigit ? Bibendo cum uno cipho inter discordes solet pax confirmari » (TCCCXX, p. 673). « Item capta apparet ciuitas per signa. Et attende quot uexilla siue banerie diaboli deplicate sunt et quot hospicia capta et signa diaboli apponuntur. Tales pre multitudine sua faciunt diabolum audacem » (TCCLXXV, p. 517). « Similiter et Templum et Hospitale et quelibet religio in domibus suis signum sue religionis ponit, et tota christianitas una religio est » (TLXIV, p. 243). « Noli circumferre insignia dyabolica ne te dyabolus tanquam suum capiat, ut Hospitalarii omnes signa sue religionis deferentes aut tanquam falsarios capiunt aut ut fratres possident. Insignia Domini saluatoris tecum defer ne dyabolo per eius insignia recognoscas quod ius habeat in te » (TCCLXII, p. 459). « Item designat habitum professionis. In habitu enim cognoscitur cuius religionis sit » (TLXIII, p. 239). « Item attende qualiter multi etiam religiosi et bone matrone quandoque se conformant in habitu meretrici, cum habitum sibi congruentem semper habere deberent » (TLXVI, p. 254). « Merito coronabuntur monachi nigri si intus obseruant quod ostendunt in habitu » (SLXXII, p. 273).

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plusieurs endroits que les fils et la familia imitent leurs pères et leurs seigneurs en portant les mêmes armoiries31. Chacun est ainsi tenu de porter les intersigna qui correspondent à son ordre et à sa profession, autrement dit, comme il le précise dans un autre sermon, ses propres coquilles de pèlerinage : le moine, l’écolier, le clerc séculier, la noble matrone ou la pauvre muliercula doivent chacun se tenir différemment, afin que la diversité de leur pèlerinage apparaisse par les signes extérieurs32. L’idée que les signes permettent de reconnaître une appartenance est en fait présente sous des formes multiples pour encourager les auditeurs à adopter les signes de Dieu et à abandonner ceux du diable. Il est en effet dangereux, explique Guillaume d’Auvergne, de se présenter devant le juge avec les marques de l’infamie qu’on impose aux voleurs ou avec le nez, les oreilles, la langue, les pieds ou les mains mutilés33. Or tout péché mortel est un signe diabolique, et quel voleur, s’il en avait la possibilité, n’effacerait-il pas les marques d’infamie qu’il porte avant de passer devant le tribunal ?34 D’autres sermons tentent en revanche de faire comprendre que les signes sont aussi l’expression d’une puissance, d’une virtus. Signes de reconnaissance, les armoiries indiquent également la force de ceux qui les affichent. Ainsi, lorsqu’ils sont hébergés dans une maison, les grands seigneurs font accrocher à l’extérieur leurs arma – mot qu’il faut peut-être traduire ici par armoiries – afin de décourager quiconque d’entrer35. De même, lorsque les paysans passent devant un gibet, ils leur rendent grâce car ils savent que c’est grâce à lui qu’ils peuvent dormir avec la porte de leur maison ouverte. Ils lui disent d’ailleurs : « tu es celui qui nous protège, ainsi que nos troupeaux et nos animaux36 ». 31

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« Filii enim et familia solent patres et dominos imitari in armis, scilicet similia deferendo » (TLXIII, p. 239). « Intersigna, id est ‘les coquilles’, huiusmodi peregrinacionis sunt uniuscuiusque uestrum pro modo sue professionis aut ordinis et huiusmodi, debitus ornatus et incessus et gestus et huiusmodi. Aliter enim claustralis, aliter scolaris, aliter clericus secularis, aliter matrona nobilis, aliter muliercula uilis et huiusmodi se debet habere, ut exterioribus signis diuersitas appareat peregrinacionis » (TCLXXIV, p. 160). « Item attende quod non est paratus ad recipiendum iudicium nec secure uenit qui multipliciter cauteriatus est, immo mutilatus pro latrociniis, scilicet nasum, aures et linguam, pedes et manus et huiusmodi abscisas aut oculos erutos et huiusmodi, ne possit eis debita officia in bono exercere » (CLXXXVII, p. 304). « Item [abicienda sunt] sicut insignia diaboli et cauteria et signa latrociniorum et huiusmodi, quod libenter facerent si possent fures materiales » (TVI, p. 23) ; « Ve illi qui per annum uel amplius querendo peccatum aliquod mortale signum sibi imprimit ut ipsum cognoscat dyabolus. Iste sicut fur est qui cauteriat se ut dinoscatur a tortoribus » (TCCLXII, p. 458). « Similiter et magnates, cum hospitati sunt, ne alius temptet intrare, arma sua in hospiciis de foris pendere faciunt » (TLXIV, p. 243). « Sicut ergo rustici transeuntes iuxta patibulum, quod uulgo gibetum dicitur, gratias ei agunt ludendo et inuicem iocando pro eo quod aperto hostio dormiunt, pro eo quod integrum habent numerum suorum peccorum et armentorum, dicentes : ‘tu es qui custodis nos

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Mais le signe que Guillaume d’Auvergne paraît utiliser le plus est le sceau, d’une part, parce qu’il permet de mettre en évidence le fait que le sceau confirme juridiquement l’existence d’une convention ou d’une volonté et, de l’autre, parce que le sceau est une image fragile, qui peut disparaître ou s’altérer et qui demande donc une attention particulière de la part de ceux qui sont censés le conserver. Il remarque ainsi que dans un couvent l’abbé possède le sceau avec lequel chaque chose doit être scellée, c’est-à-dire sa propre volonté37. Dans un sermon donné pour les ordres, Guillaume explique le verbe consecrabis présent dans le verset thématique (Num. 8,  15) de la manière suivante : « consecrabis, c’est-à-dire tu les scelleras par le sceau de la sainteté avec le caractère sacré38 ». Le sceau n’est cependant qu’un simple signe, car tout de suite après il précise : « il est indécent de porter le sceau sacré sans porter les lettres sacrées. Qui veut avoir le signe du Temple ou de l’Hôpital et ne pas être un Templier sinon celui qui est un voleur et qui veut cacher son vol et sa fraude grâce à ce signe ?39 ». Or le sceau par excellence a été le Christ lui-même qui a voulu par sa crucifixion sceller l’Évangile, image qui est utilisée à plusieurs endroits, par exemple dans un sermon donné pour les Rameaux où l’évêque de Paris explique : « aujourd’hui [le Christ] a écrit pour nous, avec son sang, les lettres par lesquelles il nous promet la prébende céleste, et comme sceau il a lui-même été appendu aux lettres évangéliques40 ». Le caractère conventionnel du signe est mis en évidence une fois encore en faisant appel à des pratiques ou à des réalités bien connues des auditeurs. L’évêque de Paris souligne par exemple que les joueurs donnent beaucoup d’importance aux fèves et aux osselets avec lesquels ils jouent, même si ces objets ne sont d’aucune valeur. À tel point qu’ils finissent souvent par se battre à cause d’eux. Il en va de même des fèves qui sont utilisées pour effectuer les calculs, dont la valeur est déterminée par la case dans laquelle elles sont placées, si bien qu’il suffit d’une petite erreur pour perdre beaucoup d’argent. Dans un des sermons de la collection De sanctis, cette idée est exprimée très clairement : « Les invitacula ludorum, les jetons qu’on utilise pour jouer, comme les petits cailloux ou les morceaux de bois, n’ont pas de valeur ; cependant les joueurs les conservent avec beaucoup de soin, non pas pour eux-mêmes mais pour leurs signifiés (pro significatis eorum). De mêmes, les calculi computationum,

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et armenta nostra et peccora’, sic gratias posset Dominus agere patibulo infernali pro bonis que huiusmodi homines faciunt et malis que dimittunt » (TXX, p. 65). « Nota quod abbas in conuentu habet sigillum, id est uoluntatem suam, quo omnia in conuentu debent sigillari » (TCXXIX, p. 529). « Consecrabis, id est sigillis sanctitatis eos sigillabis, sacro scilicet caractere » (CCXII, p. 396). « Indecens est sacrum sigillum sine sacris litteris deferre. Quis uelit habere signum Templi uel Hospitalis et non esse Templarius nisi fur qui furtum et fraudulenciam suam huiusmodi signo uelit abscondere ? » (CCXII, p. 396). « Item hodie proprio sanguine scripsit nobis litteras de prebenda celesti habenda, et ipse pro sigillo appensus est litteris euuangelicis » (TCLXIV, p. 127).

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comme les fèves, les pois ou les petits cailloux, n’ont aucune valeur. Mais ceux qui tiennent les comptes les gardent avec soin ». Et après avoir rappelé que les tribulations et les tentations sont autant d’invitacula ludi, de jetons donnés aux chrétiens pour entrer dans le jeu et gagner, Guillaume conclut : « compte de la même manière que les joueurs et les comptables « visibles », en sachant que la soustraction d’une fève dans ce type de calcul peut parfois entraîner la perte de mille marcs pour celui qui compte41 ». Ailleurs, c’est la différence entre signe et vérité qui est rappelée aux auditeurs. Dans un sermon proposé vraisemblablement à des étudiants, l’évêque de Paris s’exclame : Qui ne voit pas combien diffèrent les signes de la vérité elle-même ? Et qui est dément au point de vouloir remplir sa cave avec les signes du vin plutôt que le vin lui-même ? Il est évident que les étudiants de nos jours souhaitent se remplir non pas de la vérité de la sagesse mais de ses signes, c’est-à-dire de mots. Il est impossible que les signes du vin rendent quelqu’un ivre ou les signes du pain rassasié ou les signes de l’or et de l’argent riche42.

Il arrive cependant que même les signes qui ne sont que de simples signes, autrement dit qui sont en quelque sorte dissociés de leurs signifiés, ou plutôt du signifié qui leur est habituellement associé, puissent jouer un rôle positif. Ainsi les religieux qui affichent à l’extérieur un comportement, des gestes et des habits tout à fait convenables alors même que dans leur for intérieur ils n’ont rien qui correspond à ces signes car leur intention est mauvaise, sont certes répréhensibles pour ce qui est de leur personne, mais en partie seulement, car leur aspect extérieur permet tout de même d’encourager ceux qui les voient à progresser sur le droit chemin. De même, les seigneurs hérétiques qui par opportunisme ont accepté de se croiser contre les Albigeois tout en restant fidèles à leurs opinions hétérodoxes, sont

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« Vilia siquidem sunt inuitacula ludorum, sicut lapilluli et fragmenta lignorum, sed tamen diligenter custodiunt ea ludentes, non pro se quidem, sed pro significatis eorum. Similiter uiles sunt calculi computationum, ut pote fabe aut pisa aut lapilluli. Conputatores tamen eos diligenter custodiunt. Sic et tu presentes presencium omnium tribulationum uel temptationum molestias, ut tam lucrosi ludi inuitacula, ut tam preciose computationes calculos testimoniales, diligenter serua. Et computa ad instar uisibilium lusorum et computatorum, sciens quia unius fabe subtractio in hiis computationibus esset mille marcarum interdum periculum computantis » (CXLI, p. 136). « Quis non uideat quantum inter signa ueritatis et ueritatem intersit ? Et quis ad eam deuenit umquam demenciam ut cellarium suum signis uini et non pocius uino replere studeat ? Manifestum est autem nostri temporis scolares non ipsa ueritate sapientie, sed signis eius, id est uerbis, uelle repleri. Impossibile est signis uini inebriari aliquem, et signo panis impossibile est aliquem saciari, et signis auri et argenti uel uerbis aliquem ditari. Qua peruersitate igitur et infamia laborent qui solis signis sapientie studiose insistunt, ueritate omnino neglecta, manifestum est » (SX, p. 40).

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certes condamnables, mais leur présence parmi les croisés est tout de même positive car ils contribuent à diffuser la crainte parmi les autres hérétiques43. L’évêque de Paris raconte également, dans trois sermons différents, l’exemplum d’un châtelain qui, assiégé dans son château, fit placer bien en vue des chevaliers morts avec leurs armes pour faire croire aux assiégeants que le château était bien défendu, ce qui découragea les ennemis, exemplum qui sert entre autres à exhorter tous les chrétiens à afficher « les signes du bien » afin de faire fuir le diable44. Les signes peuvent donc posséder une certaine efficacité même lorsque leurs signifiés ne sont que présumés par ceux qui les voient, ce qui pousse Guillaume d’Auvergne à expliquer à ses auditeurs que tout signe peut être trompeur ou être manipulé. À l’instar du voleur qui fit ferrer au contraire son cheval pour tromper ceux qui le poursuivaient, le diable, les hérétiques et tous les ennemis de la Chrétienté ne cessent en effet de détourner, altérer, effacer ou détruire les signes et les images des chrétiens. D’innombrables passages décrivent ainsi le diable et ses acolytes en train d’effacer ou de noircir les signes et les images chrétiennes, de substituer leurs propres images à celles du Christ sur les sceaux ou les monnaies, de repeindre les âmes humaines avec les images des vices et des péchés, etc. De même, ils rappellent aux auditeurs que les hérétiques ne cessent de déplacer les signes posés sur le chemin du salut pour indiquer la bonne voie aux pèlerins, tels que les tas de pierre, les croix ou les nœuds de genêts, pour les induire en erreur, ou bien affichent eux-mêmes les signes du vrai pèlerinage, par exemple une vie austère et pure, afin de s’associer aux vrais chrétiens et de les corrompre plus facilement avec les doctrines mortifères de leur secte. Enfin, l’évêque de Paris explique à plusieurs endroits comment tout chrétien soucieux de son salut devrait s’efforcer de conserver les signes qu’il a reçus intacts et bien visibles jusqu’à l’heure du trépas. Les sceaux en cire doivent en effet être intègres et la présence d’un seul morceau ne suffit pas pour valider l’acte45. C’est pour ce motif qu’ils sont conservés au frais et qu’on utilise de la glu ou d’autres substances pour qu’ils ne sèchent pas trop et durent plus longtemps 46. De la même manière, il est indispensable de préserver l’intégrité des « sceaux spirituels » grâce à la Pénitence et à la confession.

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Sur ces aspects, voir aussi F. Morenzoni, « Sacra et sacramenta », p. 67-68. « Item pone in ciuitate tua signa boni ut diabolus fugiat, exemplo illius qui mortuos armatos ligauit crenellis, ubi inimici obsidentes ciuitatem eius territi sunt, et narra totam narracionem » (TCCLXXV, p. 517) ; « Solum quasi fugit [diabolus] habitu honesto exteriori, licet intus homo sit mortuus » (TCXXV, p. 515-516). « Caue igitur a fractione uel fractura sigilli huiusmodi. Integritas requiritur in sigillo. Non igitur fractione uel portione sigilli debes esse contentus » (CLXXXV, p. 291). « Sigilla enim cerea non nisi frigido custodiuntur, glutino etiam et aliis liniri solent ut diucius seruentur » (TCXXXI, p. 536).

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Parmi tous les signes auxquels les sermons font allusion, celui qui occupe une place de choix est cependant la croix, souvent assimilée au crucifix. La croix est en effet le signe qui désigne tout ce qui a été sacré, qui permet à la fois de reconnaître et de rassembler les chrétiens. Elle est le vexillum par lequel le Seigneur marque tous ceux qui ont acceptés de lui appartenir et qui, grâce au baptême, sont crucesignati. La croix est également un livre dans lequel tous les fidèles doivent apprendre à lire, et c’est pour ce motif que la première chose qui est donnée à voir à tous ceux qui entrent dans une église est le crucifix47. La croix est aussi l’image de la vraie maison de Dieu, l’âme humaine. Si on la recouvre avec un voile le Jeudi Saint, c’est pour montrer que les péchés empêchent de voir le Christ crucifié48, constat qui permet d’illustrer comment les images diaboliques cachent ou effacent les images peintes lors du baptême. Deux sermons développent également l’image du moine crucifié49 et plusieurs autres détaillent les multiples vertus dont la croix est l’image. Comme on l’a vu, elle est le sceau qui garantit l’authenticité de ce que promettent les Évangiles et le signe du pacte établi par le Christ, car c’est grâce à la palmata crucis – dit-il – que les chrétiens, s’ils respectent leurs engagements, ont la certitude d’obtenir des profits très considérables50. Dans les sermons la croix fait l’objet de développements et de commentaires multiples qu’il serait assez fastidieux de résumer ici. Mais il est probable que si Guillaume d’Auvergne insiste autant sur l’importance de la croix, c’est également parce que celle-ci lui permet de montrer, de manière bien plus évidente que dans les autres cas, que ce signe a été choisi et instauré directement par le Seigneur : « nous apprenons grâce à sa Passion – dit-il par exemple dans un sermon donné le dimanche qui précède celui des Rameaux – que la croix est l’insigne du règne que le Seigneur, qui était capable de choisir avec justesse, a choisi pour lui51 ». La puissance, la virtus de la croix,

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Sur la prédication de Guillaume d’Auvergne au sujet de la croix, voir aussi F. Morenzoni, « Prêcher par images. Les ‘visages du monde’ dans la prédication de Guillaume d’Auvergne », dans Die Predigt im Mittelalter zwischen Mündlichkeit, Bildlichkeit und Schriftlichkeit. La prédication au Moyen Âge entre oralité, visualité et écriture, éd. R. Wetzel, F. Flückiger, Zürich, 2010, p. 236-237. « Et in hoc tempore uelatur, quod representat quia peccata nostra uelauerunt eum nobis » (TCLVIII, p. 103). Sur cette image, voir A. Seebohm, « The Crucified Monk », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 59 (1996), p. 61-102. « Item uide quod prudens negociator letius facit palmatam de centum marchis mercium in quibus multum lucrabitur quam paucorum, et ideo de palmata crucis maxime congratulandum est ubi maximum lucrum iacet » (SLXIV, p. 246-247). « Edocti enim sumus in eius passione quod crux est insigne regni quam sibi elegit Dominus qui recte eligere nouerat » (TCLXV, p. 130). La même idée est exprimée ailleurs : « Hoc etiam ostendit Dominus quando, contempto regno temporali, elegit crucem, quia crux sceptrum regni est et honor secularis illusio » (TCXCVIII, p. 242).

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le bâton grâce auquel le Christ à vaincu le diable52, est elle aussi suggérée à plusieurs reprises, entre autres en rappelant que même les enfants n’osent pas uriner là où il y a des croix peintes53. L’importance attribuée à la croix pousse l’évêque de Paris à laisser entendre, dans un sermon donné pour l’Exaltation de la Croix, que celle-ci est en quelque sorte pourvue d’une virtus intrinsèque. Il remarque en effet que « cette croix est vraiment un trésor et possède la puissance (virtutem) de la poudre des alchimistes qui transforme les métaux les plus vils en or et argent54 ». Au sujet de la puissance des mots, les sermons de Guillaume d’Auvergne restent somme toute plutôt discrets. On n’y trouve par exemple aucune réfutation des croyances relatives à l’efficacité des formules magiques et nulle part, contrairement à ce qu’il fait à propos du culte des images, l’évêque de Paris n’évoque ce genre de pratiques qualifiées habituellement de populaires. Même dans les prothèmes des sermons qui nous sont parvenus, les mentions relatives au verbum Dei et à ses effets sont plutôt rares. Certes, ici ou là, Guillaume rappelle que le verbum Dei fortifie contre les assauts de la tentation, broye et pile les péchés et rend les cœurs plus forts et capables de porter le poids des œuvres saintes55, mais il s’agit en quelque sorte de lieux communs qui ne suscitent aucune explication concernant la manière grâce à laquelle tout cela est réalisé56. Conformément à ce qu’il écrit dans le De universo, où il distingue les trois intentiones du mot verbum, les mots sont fondamentalement des signes, visibles ou non57. Il définit ainsi le verbum intellectuale comme l’image et la similitude de la chose pensée mais, comme il le précise ailleurs, 52

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« Celebrat ecclesia festum de inuentione sancte crucis sicut de inuentione baculi pugillatorii quo deuincitur diabolus » (SXCVI, p. 326). « Item time et exhorre aliquam immundiciam in te ipso facere propter cruces. Quod faciunt etiam pueri ad litteram parietibus cum sint ibi cruces depicte » (TLXIV, p. 244). « Hec crux est uere thesaurus, et uirtutem habet pulueris alquimie qui uilissima metalla uertit in aurum et argentum » (SXCVII, p. 328-329). « Si autem in fortaricia quam tenes a Domino multum impugnaris, antequam te et fortariciam reddas diabolo, mitte ad ipsum nuncium, id est orationem, ut succursum mittat et huiusmodi » (TXL, p. 156) ; « Nuncius iste oratio est, sicut legitur in Psalmo : intret in conspectu tuo oratio mea, ubi dicit auctoritas : mira uirtus orationis, que quasi persona quedam ad Deum intrat quo caro peruenire nequit. Istum nuncium statim destinare debemus ad Dominum, ut mittat succursum et ferat presidium, sicut ipsemet docet : in die tribulationis inuoca me et ego eruam te » (TXXX, p. 116). Ailleurs, les effets du verbum Dei sont comparés à ceux de l’absinthe : « Stude abortire, bibe absintium uerbi Dei quod omnes extinguit et in ipso uentre uoluntatis mortificat » (CXC, p. 318). « Inter multas uirtutes quas habet sanctissimum ac sacratissimum Dei uerbum, una est quod corda debilia et impulsu temptationum cadencia solidat et confirmat atque fortificat […]. Alia uero uirtus eius est qua peccata auditorum confringit et conterit. Et propter hoc uocatur hic baculus. Ad ista ergo duo potissimum efficax est Dei uerbum, quia corda robusta efficit ad portanda sanctorum laborum honera et ad spiritualium bellorum certamina, sicut legitur Prou. XXIIII : uir sapiens est fortis, et uir doctus robustus et ualidus. Deinde peccata conterit et confringit, sicut legitur Prou. X : stultus ceditur labiis » (CLIV, p. 185). De universo, I, xx, col. 613bB-D.

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il s’agit en fait du signe de ce qui a été pensé ou conçu, et non d’une vraie image ou similitude de celle-ci58. Dans un sermon donné à des moines bénédictins, Guillaume insiste d’ailleurs sur cette idée : Il y a une très grande différence si dans ta maison – c’est-à-dire ton âme – il y a le signe de la taverne ou si elle est une taverne. De la même manière si dans ton cœur il y a la loi ou les signes de la loi, c’est-à-dire les mots. On ne dit pas que la loi de saint Benoît, c’est-à-dire la règle, est vraiment présente là où elle n’est qu’un livre écrit, mais là où il y a la vérité de la règle59.

C’est surtout en relation avec la prière que le problème de l’efficacité de celle-ci est évoqué. Plusieurs des développements et des arguments proposés dans les sermons sont analogues à ceux qu’on trouve dans la Rhetorica divina qui est, comme on le sait, un traité sur l’art de prier. De très nombreux passages insistent sur les conditions qui permettent à l’orant de mieux faire parvenir sa prière à son destinataire : être sincère, impétrer avant tout pour les autres, faire preuve de dévotion et de compassion, etc. Dans trois sermons différents, Guillaume d’Auvergne explique également comment chacun peut apprendre à prier : Si nous voulons, nous pouvons apprendre la dévotion et l’art de prier grâce aux voleurs et aux truands. Lorsqu’ils voient le gibet prêt, les voleurs se jettent aux pieds des juges. Je demande : où vont-ils chercher une si grande quantité de larmes ? Où ont-ils appris un art rhétorique si persuasif pour supplier ? Toute l’abondance de leurs larmes ils la tirent du bois aride du gibet, et ce même gibet est le livre de leur art rhétorique ; d’une certaine manière ils tirent de lui la grâce de la dévotion. Et toi qui es à la recherche de la grâce de la dévotion pour tes prières, regarde le gibet infernal qui est dressé devant toi, prosterne-toi devant le juge des vivants et des morts, le Christ, et depuis ce même patibulum infernal tu puiseras dans la source, pour ne pas dire dans l’abondance, des larmes. Lis dans celui-ci ce qui peut être efficace pour émouvoir et adoucir le juge60.

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Sur ce problème voir C. Panaccio, « Des signes dans l’intellect », Cahiers d’épistémologie, 9603 (1996), p. 12-13. « Multum interest an in domo tua signum taberne sit, an taberna. Sic an in corde tuo sit lex aut legis signa, id est uerba et huiusmodi. Lex sancti Benedicti, id est regula, non dicitur uere ibi esse ubi non nisi liber scriptus est, sed ubi ipsa ueritas regule est » (CLXXV, p. 264265). « Deuotionem autem et artem orandi a latronibus et trutannis, si uolumus, addiscimus. Latrones uidentes sibi erectum patibulum ad pedes iudicum se prosternunt. Vnde, queso, tantam copiam lacrimarum hauriunt ? Vbi artem rethoricam ad supplicandum tam persuasibilem didicerunt ? De lignis aridis patibuli totam illam affluentiam hauriunt lacrimarum et ipsum patibulum liber est eis artis rethorice, de illo quodammodo gratiam deuotionis exhauriunt. Sic et tu qui gratiam deuotionis queris in precibus, aspice erectum tibi infernale patibulum, prosterne te coram iudice uiuorum ‹ et › mortuorum Christo Domino, et de ipso infernali patibulo hauries fontem, ne dicam copiam, lacrimarum. In illo leges quid ad mouendum iudicem et leniendum efficax esse potest » (TCCLXXIII, p. 508).

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Franco Morenzoni

L’oraison est également ce qui caractérise le langage des hommes et permet de le distinguer du langage des animaux61, mais aussi le messager qu’on envoie au Seigneur pour demander du secours ou la bonne odeur qu’on fait parvenir jusqu’aux narines de tous les membres de la cour céleste62. Guillaume d’Auvergne souligne à plusieurs endroits les effets de la prière, sa force, sa vis. L’oraison ramollit les péchés et permet de les expulser63, elle libère de la prison de ce monde et son efficacité est telle, dit-il, que parfois elle possède la même puissance que le baptême et peut donc sanctifier et remettre l’ensemble des péchés64. Plusieurs sermons rappellent que l’oraison est d’une telle puissance qu’elle peut faire plier la volonté divine65 et que, lorsqu’elle s’adresse correctement à Dieu, celui-ci ne peut pas ne pas intervenir ou exaucer les vœux de l’orant. Bref, la prière est capable non seulement de rétablir la paix entre l’homme et Dieu mais également d’emprisonner celui-ci grâce aux liens de l’amour. Elle obtient in fine nécessairement la victoire66. D’où vient donc cette puissance de l’oraison qui plie Dieu à sa volonté et l’oblige en quelque sorte à accorder ce qui est demandé ? S’agit-il d’une puissance intrinsèque aux mots mêmes qui sont utilisés ? Si une brève remarque du De tentationibus pourrait donner à penser que Guillaume d’Auvergne a admis ici ou là l’existence d’une virtus propre aux mots – il remarque en effet qu’il suffit d’une simple syllabe pour vaincre et faire fuir le diable, c’est-à-dire le mot « fy » prononcé avec toute l’indignation 61

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« Item mutus est qui non loquitur lingagium proprium sed magis lingagium brutorum. Lingagium nostrum est oratio, laus, accusatio propria, confessio, doctrina, consilium et huiusmodi. Alie enim uoces non sunt loquele. Detractorum uox sibilus est serpentinus, luxuriosorum rechanatus asininus, superborum rugitus leoninus, fraudulentorum uulpinus, auarorum crocitatio coruina, et ad hunc modum de aliis » (TCCLXXIX, p. 530). « Item [oratio] est exenium gratissimum omnibus qui sunt in paradyso, quod imbalsamat totum paradysum et ad quod Deus et omnes sancti tendunt nares » (CXXVII, p. 94). « Tercia datur a Deo medico ad digerendam materiam peccatorum, id est decoquendam et remolliendam ut gratie nitenti eam expellere obediat. Hec est gratia orationis. Crede michi, nulla peccata resistere possunt gratie orationis quantumlibet dura uel lapidea » (SXXVIII, p. 120). « Vel saltem non clamat propter hoc in oratione, que tante efficacie est quandoque ut uim baptismi etiam habeat sanctificandi et remittendi peccata ex toto » (CXXVII, p. 94). « Item, tante potestatis est oratio hiis de causis et huiusmodi ut Deum uertat ad uoluntatem suam » (CXXVII, p. 94). « Item alia armatura contra Dominum est oratio, que mire uirtutis est. Ista enim resistit igni diuino Aaron, Numerorum. Hec ligat eum forti uinculo, scilicet amore qui eum stipiti alligauit et cruci affixit » (CXLII, p. 146) ; « Et ad hoc per orationem inducitur maxime, que non solum uim habet pacificandi ad ipsum et ei resistendi et huiusmodi, sed et uincit ipsum » (CXXVII, p. 92-93) ; « Hoc debemus incessanter clamare et ipsum spiritum uocare in confessione, oratione et huiusmodi, et necessario sic uocatus ueniret » (TCCXV, p. 296) ; « Item oratione ualde bene luctatur cum Domino, et necessario remanet et uincitur » (TCLXXV, p. 164) ; « Item alio clamore, oratione scilicet et huiusmodi, ut libereris a carcere et mari mundi. Item clamore ut tibi succurratur, sicut sponsa a corruptore et filius submergendus ad matrem et huiusmodi. Et necesse habet Dominus exaudire, nisi econtrario fecerimus » (TCXXV, p. 516).

Signes, mots et images dans la prédication de Guillaume d’Auvergne

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nécessaire67 –, les sermons soulignent en revanche que l’efficacité de la prière vient du fait qu’elle a été instituée et voulue par Dieu lui-même. Dieu serait-il fidèle, demande-t-il dans un sermon, s’il n’acceptait pas la petitio qu’il veut et ordonne de faire, qu’il a écrite et écrit chaque jour avec son doigt, c’est-à-dire l’Esprit Saint68 ? C’est parce qu’il utilise de manière appropriée les mots-signes instaurés par Dieu que tout fidèle peut être certain d’obtenir ce qu’il demande, autrement dit être sûr que le Seigneur respectera le pacte69. C’est d’ailleurs en faisant référence aux mots mêmes du Christ (Luc. 6, 37), que cette « obligation » est rappelée dans un autre sermon : « tu dois donc remettre et il te sera remis ; de même, si après avoir réuni toutes les injures qui t’ont été faites tu diras : Dieu, pour l’amour que j’ai pour toi, je remets’, il [Dieu] doit nécessairement te remettre tout70 ». Pour l’évêque de Paris, la prière fonctionne ainsi de manière tout à fait analogue aux signes sacramentels, mais aussi aux signes diaboliques et aux formules magiques. Il est sans doute excessif de dire que par le biais de sa prédication Guillaume d’Auvergne a essayé de dispenser un cours élémentaire de sémiotique, mais il est certain que dans ses sermons il n’a eu de cesse de rappeler à ses auditeurs l’importance de connaître et de reconnaître les signes multiples qui les entourent afin de les encourager à porter et à se servir des « bons signes » et à renoncer à ceux, innombrables, institués par le diable.

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« […] sola enim unius sillabae pronunciatione ejus [diaboli] jacula confringuntur, et ipse prosternitur ; haec enim sillaba, et haec interjectio fy, quae est interjectio vulgaris gallicani, si debita indignatione pronunciata fuerit, diabolum dejicit, et diffugat […] » (De tentationibus et resistentiis, IV, col. 306b). Un passage présent dans un sermon pourrait également donner à penser que Guillaume attribue une virtus intrinsèque aux mots : « Nec debemus mirari si sanctum corpus Christi, quod est uas plenitudinis omnium gratiarum, habeat uirtutem uiuificandi spiritualiter et sanandi morbos et expellendi peccata ab eo a quo ut decet recipitur, ex quo Deus tantam uim contulerit herbis, uerbis et lapidibus et huiusmodi quod morbos sanant et languores et dolores mitigant et demones fugant, sicut aquates et huiusmodi » (TCLIX, p. 107). « Item ipsum uincit quia ipsa eius fidelitas iuuat ipsam. Et essetne fidelis si peticionem quam ipse sibi uult et precipit fieri […] et ipse scripsit et scribit cotidie digito suo, id est Spiritu Sancto, in cordibus nostris, […] non promoueret et reciperet ? » (CXXVII, p. 93). Nous rejoignons ici les observations formulée par Jean-Yves Tilliette à propos de la Rhetorica divina : « Non, la rhetorica divina, c’est bien la rhétorique de Dieu, le discours salvateur de Dieu. Et cette évidence se fait jour peu à peu dans le texte, à mesure que l’on voit se substituer aux mots de la prière humaine, les morceaux de bravoure dans le style du rhéteur Augustin qui scandent la première partie de l’œuvre, la parole divine elle-même, sous la forme de ces références bibliques dont la trame de plus en plus serrée finit par faire résonner la page de ses échos mystiques. C’est parce qu’elle vient de Dieu que la prière peut être victorieuse de Dieu » (« Oraison et art oratoire : les sources et le propos de la Rhetorica divina », dans Autour de Guillaume d’Auvergne, p. 215). « Ergo dimittere debes ut tibi dimittatur. Item, si congregatis omnibus iniuriis tibi illatis dicis : ‘Deus, pro amore tui dimitto’, necesse habet tibi omnia dimittere » (TCCCVI, p. 628).

Sylvain Piron

LA PAROLE PROPHÉTIQUE La simplicité de ce titre doit s’entendre comme une question, strictement corrélée à l’interrogation générale du présent volume. Il n’y aurait pas beaucoup de sens à prétendre réduire à une forme canonique la multiplicité des expressions prophétiques du Moyen Âge central et tardif, à partir de la renaissance du phénomène dans la seconde moitié du xiie siècle. En revanche, en se plaçant dans la perspective de la pragmatique linguistique, il devient pertinent de chercher à isoler un trait spécifique qui justifierait l’usage du singulier. Peut-on identifier une modalité d’énonciation efficace qui serait propre au discours prophétique médiéval ? L’intérêt de cette problématique n’est pas limité à des considérations linguistiques ; elle permet avant tout d’approfondir la compréhension historique des documents concernés. En conduisant à les aborder en tant que performances langagières, elle impose de faire apparaître la réalité sociale de phénomènes trop souvent analysés à partir de leur seul substrat textuel1. La profération d’un oracle est assurément un acte de langage qui sort de l’ordinaire. Il n’y a pourtant pas lieu d’y voir un énoncé performatif, au sens propre du terme. C’est d’une façon moins immédiate que la prophétie altère l’ordre du monde. Pour s’en tenir à l’élément le plus simple, elle crée une attente. Au sens strict, ce n’est pas la parole énoncée mais l’attente qu’elle provoque qui peut être qualifiée d’efficace. Qu’elle soit de l’ordre de l’espoir ou de la crainte, cette attente, c’est-à-dire la tension créée entre une situation présente et un état futur attendu, est susceptible de provoquer une modification, parfois radicale, des comportements. Les circonstances, les personnalités qui portent l’annonce ou les horizons impliqués dans le message peuvent tenir, selon les cas, des rôles plus ou moins déterminants dans cette effectuation. Pour sa part, la prophétie qui en est le support n’exerce qu’une causalité partielle, que l’on pourrait qualifier, en employant un vocabulaire d’époque, de « cause dispositive ». Son efficacité dépend de son degré de recevabilité, terme qui me semble en l’occurrence plus approprié que celui de crédibilité. La prophétie en tant 1

Ces réflexions ont été nourries par des échanges menés depuis 2008 dans le cadre d’un groupe de travail informel sur les prophéties médiévales animé par Robert E. Lerner et Gian Luca Potestà. Ce texte a été rédigé avant que je puisse lire la synthèse récente dirigée par A. Vauchez, Prophètes et prophétisme, Paris, 2012. Des remerciements particuliers sont dus à Éléonore Andrieu.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 255-286 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101905

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que telle n’est en effet que rarement un objet de croyance à proprement parler  – si ce n’est pour quelques groupes de convaincus, fréquemment prosélytes, habituellement minoritaires et souvent mis en difficulté pour ces raisons. En règle générale, elle est entendue et produit un effet dans la mesure où elle s’intègre à un univers de croyances déjà constitué, qu’elle modifie à la marge, en donnant forme à des perspectives possibles, en activant des potentialités latentes. En ce sens, l’attente qu’elle fait naître était, en quelque sorte, déjà virtuellement attendue. Comme plusieurs cas d’échecs, dont certains seront examinés plus loin, permettent de le montrer, la faillite d’une prophétie n’annule pas systématiquement les croyances qui la soutenaient, pas davantage qu’elle ne ruine la fortune ultérieure du document qui la transmet. Certaines prophéties démontrent la même capacité de résistance à l’échec que les théories économiques contemporaines, dont les prédictions sont régulièrement démenties par les faits. Elles relèvent d’une forme mineure de croyance, qui n’est pas faite d’adhésion, mais qu’il faudrait plutôt définir négativement, par l’impossibilité d’éliminer toute éventualité que la prophétie se révèle malgré tout, un jour, exacte, et qu’il faille dire, au plus-que-parfait, que les événements survenus avaient été annoncés. Pour reprendre un proverbe du bocage normand cité par Jeanne Favret-Saada à propos de la sorcellerie, la prophétie fait partie de ces choses auxquelles « on croit toujours plus qu’on ne le croit2 ». Le parallèle avec les doctrines économiques, dont les prétentions prédictives déficientes ne diminuent en rien la domination idéologique qu’elles exercent dans notre monde, permet également de pointer un autre aspect important. La prophétie médiévale n’a pas pour objet habituel de livrer des prédictions individuelles, mais au contraire de porter sur une communauté entière ou sur ses membres les plus éminents. En contribuant à façonner l’appréhension de l’avenir collectif, elle remplit donc une fonction qui est, à nos yeux de modernes, intrinsèquement politique. L’idée que les sociétés forgent elles-mêmes leur devenir par l’action collective et que la première tâche de la politique soit de formuler des projets de société désirables relève d’une forme récente d’historicité, orientée vers l’avenir, vieille de moins de trois siècles3 ; l’effacement (temporaire) de la capacité mobilisatrice des projets politiques dans le moment néo-libéral que nous traversons fait la fortune d’une idéologie économique qui prétend pouvoir figurer l’avenir sur la seule base d’une modélisation des interactions marchandes individuelles. De telles conceptions du devenir n’étaient évidemment pas concevables dans le cadre du christianisme médiéval ; d’autres dispositifs d’exploration de l’inconnu y remplissaient des fonctions comparables à nos idéologies modernes ; ils 2

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J. Favret-Saada, « On y croit toujours plus qu’on ne croit. Sur le manuel vaudou d’un président », L’Homme. Revue française d’anthropologie, 290 (2009), p. 7-26. M. Gauchet, L’avènement de la démocratie, I : La révolution moderne, Paris, 2007, p. 45-48.

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méritent d’être traités avec une égale dignité. Dieu connaissant de toute éternité les méandres de l’histoire humaine, une révélation issue de la prescience divine constituait la modalité la plus légitime pour annoncer des futurs désirés, ou plus souvent menacer de châtiments des sociétés chrétiennes corrompues. Un découpage des savoirs moins tributaire de nos propres habitudes de pensée devrait donc inscrire l’essentiel du discours prophétique médiéval au sein du registre politique, ou plutôt ecclésiologique, puisque les prophéties parlent avant tout de l’histoire et du futur de la chrétienté. Dans cette fonction, le prophétisme se trouve en concurrence avec les multiples techniques de divination en usage au Moyen Âge central. À partir du milieu du xive siècle, les croisements entre prophéties et astrologie se font plus fréquents4. Il faut pourtant bien distinguer les ressorts de ces deux démarches. Le prophétisme, qui ne porte que sur des événements contingents et non des régularités, ne peut avoir par définition aucune prétention scientifique. Son élément distinctif, comme l’avait bien relevé Max Weber, tient à la « vocation personnelle » du prophète, investi de la mission de proclamer une doctrine religieuse5. La suspicion dans laquelle sont parfois tenus les écrits prophétiques tient précisément au caractère individuel de l’inspiration divine dont ils se réclament, qui pose également la question de leur articulation au canon des écrits bibliques authentifiés par l’institution ecclésiale. Mais cette suspicion n’est souvent que l’envers d’une fascination pour des documents dont la véridicité ne pourra être éprouvée, par définition, que par le cours des événements à venir, et qui conservent entretemps une puissance de vérité inéliminable6. Une vue globale du phénomène impose de prendre en considération l’ensemble de ces paramètres. Il sera d’autant plus utile de consacrer une première section à baliser ce domaine qu’il est habituellement étudié sous des angles distincts par différentes spécialités : un courant, centré sur l’histoire intellectuelle de la tradition joachimite et du millénarisme médiéval, s’intéresse principalement au contenu doctrinal de textes savants et à leur

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J.-P. Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris, 2006, p. 316-325. Le De antichristo de Pierre de Limoges est un cas assez isolé au xiiie siècle, cfr N. Bériou, « Pierre de Limoges et la fin des temps », Mélanges de l’école française de Rome. Moyen Âge, 98, 1986, p. 65-107. Voir également Ch. Burnett, « Imperium, Ecclesia Romana and the Last Days in William Scot’s Astrological Prophecy of ca. 1266-73 », dans Forschungen zur Reichs-, Papst- und Landesgeschichte : Peter Herde zum 65. Geburtstag, éd. K. Borchardt et E. Bünz, Stuttgart, 1998, vol. I, p. 347-360. M. Weber, Sociologie de la religion, Paris, 2006, p. 152-157. Voir cette déclaration significative de Cola di Rienzo, en 1342, dans Briefwechsel des Cola di Rienzo, éd. K. Burdach, P. Piur, Berlin, 1912, p. 295 : « Si prophetie Merlini, Methodii, Policarpi, Ioachim et Cirilli aut ab immundo spirit aut fabule forte sunt, cur pastores Ecclesie et prelati in libris pulcherrimis argento munitis sic libenter inter libraria recipiunt armamento ? ».

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diffraction sociale7. D’autres approches, voisines mais relevant d’une sensibilité distincte, mettent davantage l’accent sur l’expérience visionnaire des prophètes8. Pour sa part, un massif d’écrits vernaculaires, autour des prophéties de Merlin, fait souvent l’objet d’une approche exclusivement littéraire9. De surcroît, ces différents types de recherches sont souvent menés à l’écart de travaux relevant de l’histoire des sciences ou de ses marges, alors même qu’il semble important de situer le prophétisme en regard de multiples formes de connaissance prédictive de l’avenir10. Cette mise en perspective ne débouchera pas sur une typologie fine ; elle permet seulement de dégager certaines zones de convergence, plus ou moins denses. En fin de compte, la polarité la plus éclairante me semble tenir à la situation corporelle des acteurs. On peut en effet, tendanciellement, distinguer un prophétisme sédentaire d’un prophétisme itinérant. Le premier implique une position assise de l’interprète, penché sur des textes obscurs, tandis que le second évoque le mouvement du prophète en marche, engagé dans l’accomplissement des événements qu’il annonce. Entre ces deux termes, la posture debout du prédicateur qui annonce et exhorte permet de rappeler que la dimension prophétique est toujours latente dans la prédication médiévale. On pourrait encore compléter le tableau en mentionnant pour mémoire la position allongée du visionnaire endormi. Du point de vue de la pragmatique du langage, c’est la posture de l’herméneute qui mérite surtout de retenir l’attention, en raison de la complexité du dispositif impliqué. Celui-ci, comme on le verra, en vient presque par nécessité à jouer de la dénégation, en fondant son autorité sur l’affirmation d’une absence d’inspiration immédiate. Ce constat sera invalidé par le contre-exemple de l’inspiration prophétique expressément revendiquée par Dante. De la même façon, on verra que l’un des cas les plus éclatants de prophétisme en mouvement, celui de Jeanne d’Arc, peut également se rattacher aux traditions du prophétisme textuel. Il ne s’agit donc bien, à travers cette exploration, que de faire apparaître plusieurs aspects d’un phénomène global. 7

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Voir les travaux classiques de Marjorie Reeves (surtout The Influence of Prophecy in the Later Middle Ages. A Study in Joachimism, Oxford, 1969) et de Robert E. Lerner (notamment The Powers of Prophecy. The Cedar of Lebanon vision from the Mongol onslaught to the dawn of Enlightenment, Berkeley, 1983 et de multiples articles qui n’ont été rassemblés qu’en traduction italienne, Refrigerio dei santi, Rome, 1995 et Scrutare il futuro : l’eredità di Gioacchino da Fiore alla fine del Medioevo, Rome, 2008). Voir A. Vauchez, Saints, prophètes et visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, 1999, ou les nombreux ouvrages de Bernard McGinn. Voir P. Zumthor, Merlin le prophète. Un thème de la littérature polémique, de l’historiographie et des romans, Lausanne, 1943 ; C. Daniel, Les prophéties de Merlin et la culture politique (XIIe-XVIe siècle), Turnhout, 2006. Le volume édité par R. Trachsler, Moult obscures paroles. Études sur la prophétie médiévale, Paris, 2007, juxtapose des travaux relevant de ces deux derniers genres, sans les faire dialoguer.

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Dans cette perspective, la référence aux situations corporelles a le grand avantage de rendre immédiatement perceptible le fait qu’un même acteur peut successivement adopter différentes positions, y compris au cours de la même journée. Galerie de postures prophétiques La première et principale raison d’employer le singulier tient à l’existence d’une notion latine, d’usage courant au Moyen Âge, qui correspond à peu de choses près à ce que nous continuons d’entendre sous le nom de prophétie. Au cours du xiiie siècle, particulièrement entre 1230 et 1270, la théologie scolastique en a fait un chapitre spécifique, dont la douzième question disputée De veritate de Thomas d’Aquin fournit l’élaboration la plus complète11. Cet intérêt particulier des premières générations de maîtres de la faculté parisienne doit se comprendre dans le contexte d’une dissociation entre l’exégèse biblique et la théologie, définie comme science, fondée sur le quadrillage des questionnements proposés par le Livre des Sentences de Pierre Lombard12. La question de la prophétie donnait l’occasion de rattacher l’interprétation des livres prophétiques de l’Écriture sainte à une doctrine de la connaissance surnaturelle et de la grâce. Bien que le thème y soit abordé de façon très générale, l’enjeu de ces discussions vise en premier lieu à exposer les types de connaissance dont avaient pu bénéficier les prophètes de l’Ancien Testament et la nature des dons ou charismes qu’ils avaient reçus. De façon significative, le dernier point abordé par Thomas d’Aquin dans ce cadre traite de la prééminence de Moïse sur les autres prophètes13. Le privilège d’une vision de Dieu en face à face lui confère une supériorité incontestable, puisque tous les autres prophètes n’ont bénéficié de visions que par l’intermédiaire d’un ange. Cependant, dans la typologie de Max Weber, Moïse est le type même du législateur qui s’oppose à celui du prophète14, et c’est à l’aide d’arguments convergents avec ceux du sociologue allemand que le maître dominicain le met également à part. Pour les théologiens médiévaux, le « prophète par excellence », celui que le substantif suffit à désigner par

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J.-P.  Torrell, Théorie de la prophétie et philosophie de la connaissance aux environs de 1230. La contribution d’Hugues de Saint-Cher (Ms. Douai 434, question 481), Louvain, 1977 et Id., Recherches sur la théorie de la prophétie au Moyen Âge, XIIe-XIVe siècles. Études et textes, Fribourg, 1992. G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, XIIe-XIVe siècle, Paris, 1999, p. 108109. Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, q. 12, art. 14 : « utrum Moyses fuerit excellentior aliis prophetis ». M. Weber, Sociologie de la religion, p. 157-161.

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antonomase, est David, le roi psalmiste15. Ce privilège tient surtout aux nombreux passages des Psaumes interprétés comme prophéties de l’avènement du Christ16. Hormis ces deux cas particuliers, le mot renvoie habituellement à un type bien défini, qui correspond exactement au modèle wébérien, celui du prophète scripturaire, illustré par une série de grands textes, d’Amos à Ézéchiel, produits aux viiie-vie siècles avant notre ère. Parlant au nom du Seigneur, à l’écart de la communauté, souvent en conflit avec les autorités religieuses instituées, sa mission est de rappeler le peuple élu à l’obéissance à la loi et au refus de l’idolâtrie, en le menaçant d’une colère divine destructrice et en annonçant les bienfaits à venir. C’est ce modèle, puissant et captivant, qu’évoque en premier lieu le nom de prophète pour les théologiens latins. Il présente toutefois la grande difficulté de ne pas être un modèle imitable. Dans un court et dense essai paru en 1925, Qu’est-ce que la théologie ?, le théologien allemand Erik Peterson soulève un point crucial : l’incarnation du logos modifie par principe les conditions du prophétisme en régime chrétien17. Une fois que Dieu fait homme a parlé, que la révélation est scellée, il n’y a plus d’espace disponible pour une parole prophétique qui aurait quelque chose à ajouter au sujet de Dieu. Erik Peterson s’exprimait ici, non pas en historien, mais en théologien ; l’importance de son propos mérite toutefois que l’on restitue schématiquement l’essentiel de son argumentation. Le prophétisme qui peut subsister dans le christianisme sera principalement tourné vers le passé ; sous la forme de l’exégèse, et d’une exégèse largement allégorique, sa tâche sera d’exposer l’Écriture, en montrant que les prophéties messianiques se sont accomplies dans le Christ. En revanche, après sa mort, sa résurrection et la fondation de l’Église (identifiée par Erik Peterson à la décision des douze Apôtres d’aller évangéliser les gentils), sa parole trouve un prolongement concret dans le dogme, sous la forme d’un droit dont la théologie aura pour tâche de fournir une connaissance conceptuelle. Ce schéma, destiné à justifier le « sérieux » de la théologie, formulé au cours d’un processus qui amènera Peterson à se convertir au catholicisme cinq ans plus tard, présente un intérêt évident pour les médiévistes, puisqu’il retrouve une répartition disciplinaire identique à celle que construit l’université médiévale.

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Petrus Lombardus, Commentarium in Psalmos praefatio, PL 191, col. 59 : « Prophetae per excellentiam cum dicitur Propheta sine adjectione proprii nominis intelligitur David, ut cum dicitur Apostolus intelligitur Paulus, et Urbs Roma ». Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, q. 12, art. 14 : « Ad secundum dicendum, quod David dicitur esse excellentissimus prophetarum, quia expressissime de Christo prophetavit et sine aliqua imaginaria visione ». E. Peterson, « Qu’est-ce que la théologie ? », dans Id., Le monothéisme : un problème politique, et autres traités, Paris, 2007, et les commentaires de B. Karsenti, « Autorité et théologie. Peterson et la définition chrétienne du dogme », Archives de philosophie, 74 (2011), p. 149-168.

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Comme Erik Peterson l’accorde volontiers, le prophétisme ne s’est pas immédiatement résorbé dans l’exégèse ou le prêche. Le christianisme primitif des temps post-apostoliques a connu une profusion d’hommes et femmes manifestant leur charisme prophétique. La consolidation institutionnelle et dogmatique de la nouvelle religion s’est accompagnée d’une extinction rapide des courants qui se réclamaient de l’envoi du Paraclet18. Une trace indélébile de ce moment pentecôtiste initial est pourtant demeurée inscrite dans le canon chrétien, avec le livre de l’Apocalypse, censé avoir été révélé à l’apôtre Jean à Patmos. Ce document étrange et fascinant offre l’exemple le plus frappant d’un prophétisme chrétien qui englobe l’histoire entière, y compris sa partie non encore advenue qui court jusqu’au jugement dernier ; il le fait de surcroît en se coulant dans l’élément mythologique des prophètes d’Israël, appelant à son tour à une compréhension allégorique. Dans la longue durée de l’histoire chrétienne, ce texte a suscité des réactions plus qu’ambivalentes, et c’est toujours lui qui a fourni l’appui privilégié de courants à forte teneur prophétique. Au iie siècle, le mouvement de la « nouvelle prophétie » de Montanus et ses acolytes prophétesses n’a pas pris naissance par hasard dans les villes d’Asie Mineure auxquelles l’auteur de l’Apocalypse adresse ses sept lettres ; leur appartenance aux mêmes courants est assez probable19. Or la répression du Montanisme a été le principal motif de l’effacement du prophétisme chrétien à l’âge patristique. Dans une perspective historique, et non théologique, il est impossible de s’en tenir à un schéma unitaire. En réalité, la question du prophétisme est le lieu d’une difficulté et d’une division interne entre théologiens qu’il n’est pas question de refermer dogmatiquement. Thomas d’Aquin exprimait une position très proche d’Erik Peterson en notant que, après que Jean-Baptiste a reconnu le Christ et l’a montré de son doigt (Jn 1, 29-34), aucun prophète n’a eu à annoncer le Messie. Si l’esprit de prophétie ne s’est totalement éteint à aucun moment de l’histoire, après les temps apostoliques, sa fonction ne peut plus être doctrinale, mais uniquement pastorale20. Cette réponse figure dans une question, absente du De veritate, insérée en conclusion des articles de la Somme de théologie consacrés à ce thème. On doit reconnaître à ce texte une portée polémique évidente. Contre une pente présente chez les franciscains contemporains, et particulièrement Bonaventure, le maître dominicain visait

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J. L. Ash Jr., « The Decline of Ecstatic Prophecy in the Early Church », Theological Studies, 37 (1976), p. 227-249. C. Trevett, Montanism : Gender, Authority and the New Prophecy, Cambridge, 1996. Les « anges » de chacune de ces villes représentent probablement les responsables des églises locales. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, IIa IIae, q. 174, art. 6, resp. et ad 3 : « Et singulis temporibus non defuerunt aliqui prophetiae spiritum habentes, non quidem ad novam doctrinam fidei depromendam, sed ad humanorum actuum directionem ».

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à contester l’idée d’un accroissement de la connaissance prophétique au fil du temps. C’est un élève de Bonaventure, Pierre de Jean Olivi, qui assume le plus ouvertement les conséquences d’une véritable théologie de l’histoire, forgée à partir d’une appropriation franciscaine de l’exégèse de Joachim de Fiore. L’histoire de l’Église y est comprise selon un modèle hiérarchique qui mène, d’étape en étape, jusqu’à la perfection d’un renouveau évangélique inauguré par saint François et destiné à s’épanouir dans l’âge de l’Esprit. Ce troisième âge, logé entre la chute de l’antéchrist et le jugement dernier, n’était pour Joachim qu’une nécessité structurale ; Olivi lui accorde au contraire une profondeur historique de plusieurs siècles21. À mesure que l’histoire ainsi comprise s’accomplit, son intelligibilité s’accroît également, chaque nouveau moment permettant de reconsidérer le sens de l’ensemble de la trajectoire22. Certes, le canon de l’Écriture sainte est définitivement clos, mais pour Olivi –  qui abandonne par ailleurs le projet d’une théologie comme science  – l’entreprise herméneutique de compréhension textuelle n’est pas arrivée à son terme. De surcroît, l’Esprit ne cesse pas d’apporter des révélations individuelles. Cantonné à un travail d’exégète, Olivi accepte de prendre en considération le contenu de telles visions, en éprouvant leur compatibilité avec l’Écriture23. Inévitablement, son travail d’exégète culmine dans un commentaire de l’Apocalypse, conçu comme une mise à jour de celui de Joachim. Contrairement à ce dernier, Olivi ne revendique aucune inspiration charismatique. Dans leurs différences, ces deux auteurs majeurs témoignent que le prophétisme exégétique chrétien peut également conserver une orientation vers l’avenir. Comme le note Erik Peterson, le prophétisme chrétien se prolonge également sous la forme du prêche, et c’est uniquement en ce sens que Thomas d’Aquin admet l’utilité pastorale de l’esprit de prophétie. Appelé à exhorter le peuple chrétien, le prédicateur est le mieux à même de reprendre le flambeau des prophètes d’Israël. La nuance, qui transforme totalement sa position, tient à ce qu’il est désormais inscrit au sein d’une hiérarchie ecclésiastique. Il intervient en tant que porteur du discours d’autorité de l’institution, et non pas au titre d’un charisme individuel. On peut néanmoins admettre que la coloration prophétique fait partie de la gamme des outils qu’il est conduit à employer, du seul fait de sa mission. C’est à lui qu’il revient d’annoncer au peuple chrétien les peines et les récompenses promises au 21

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R. E. Lerner, « Refreshment of the Saints : The Time After Antichrist as a Station for Earthly Progress in Medieval Thought », Traditio, 32 (1976), p. 97-144. D. Burr, Olivi’s Peaceable Kingdom. A Reading of the Apocalypse Commentary, Philadelphie, 1993 ; S. Piron, « Le métier de théologien selon Olivi. Philosophie, théologie, exégèse et pauvreté », dans Pierre de Jean Olivi. Philosophe et théologien, éd. C. König-Pralong, O. Ribordy, T. SuarezNani, Berlin, 2010, p. 17-85, voir p. 77-83. Petrus Ioannis Olivi, « Epistola ad fr. R. », éd. S. Piron, C. Kilmer, E. Marmursztejn, Archivum Franciscanum Historicum, 91 (1998), p. 33-64.

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jugement dernier, d’appeler à la réforme des mœurs, à la justice et la charité ; il peut ainsi assumer l’ensemble des attributs des anciens prophètes. En tant que gardien de l’institution, sa tâche est également de renouveler la mise en garde du Christ contre les faux prophètes (Mt 7, 15). On peut se contenter sur ce point d’un exemple pris dans un sermon de Pierre d’Ailly à la fin du xive siècle. Alors qu’il vise à dénoncer les prédictions d’Arnaud de Villeneuve sur la venue de l’antéchrist, en fustigeant une prétention téméraire à connaître le jour et l’heure, l’évêque de Cambrai joue pourtant de la corde d’une proximité de la fin des temps comme moyen efficace de conversion des pécheurs24. Le prédicateur est seul habilité, ex officio, à parler des temps futurs. Porté par sa propre ferveur réformatrice, il peut se laisser envahir par une inspiration prophétique personnelle. À cet égard, le cas de Savonarole, qui glisse progressivement de l’une à l’autre position, offre un cas exemplaire. Cette métamorphose n’est cependant pas l’effet d’une simple transformation individuelle ; elle tient avant tout aux circonstances d’une crise politique au sein de laquelle le frère prêcheur a su mobiliser conjointement les mythes de l’identité citadine florentine et de l’apocalyptique chrétienne. L’un de ses traits le plus originaux tient à la certitude de son propre charisme prophétique, encore revendiquée dans un traité rédigé en réponse à son excommunication par Alexandre VI, peu avant sa chute définitive25. Cette embardée prophétique d’un prédicateur permet de faire ressortir un autre point notable. Le nombre de personnalités auxquelles a été reconnu un véritable don de prophétie est extrêmement limité. Il vaut la peine de souligner que ce sont pour l’essentiel des femmes qui en ont bénéficié, telles qu’Hildegarde de Bingen, Catherine de Sienne ou Brigitte de Suède26. Cette reconnaissance ne leur a pas permis d’échapper aux polémiques, mais elle a du moins conféré, de leur vivant, un poids considérable à leur parole publique. Cette autorisation prophétique, accordée à faible dose, doit évidemment être mise en rapport avec leur exclusion des responsabilités ecclésiastiques, et notamment de la fonction de prédication. Par contraste, un autre profil qui se dégage est celui du prédicateur itinérant, étranger à l’institution. Un cas remarquable se propose en la personne de Benedetto del Corneto, initiateur de la « grande dévotion » de l’Alleluia de 1233. Salimbene de Adam, qui l’a vu dans sa jeunesse traverser la ville de Parme, le décrit comme « un autre Jean-Baptiste », portant une toque 24

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Pierre d’Ailly, Tractatus et sermones, Strasbourg, 1490, col. 8, cité par B. Guenée, Entre l’Église et l’État. Quatre vies de prélats français à la fin du Moyen Âge, Paris, 1987, p. 157-158. R. E. Lerner, The Powers of prophecy, p. 196, notait déjà l’intérêt que présentent ces sermons. D. Weinstein, Savonarole et Florence. Prophétie et patriotisme à la Renaissance, Paris, 1973 ; G. C. Garfagnini, « Savonarola e la profezia : tra mito e storia », Studi medievali, 24 (1988), p. 173-201. C. L. Sahlin, Birgitta of Sweden and the Voice of Prophecy, Woodbridge, 2001, qui contient des réflexions plus amples sur le prophétisme féminin.

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arménienne (ou d’hermine ?), une longue barbe noire, un habit en poil de chèvre recouvert d’une toge ornée de longues croix rouges et une ceinture de peau, jouant d’une trompette en bronze ou en laiton, suivi d’une foule d’enfants à qui il faisait chanter des cantiques en langue vernaculaire27. Sa démarche est assurément celle d’un prophète, bien que son message, tel que le présente Salimbene, se résume à chanter dans sa trompette les louanges des trois personnes de la Trinité et de la Vierge. Les processions dans lesquelles Benedetto entraîna les foules produisirent une étonnante saison de pacification sociale dans les villes de la plaine du Pô, à la faveur de laquelle les nouveaux Ordres Mendiants, dominicains et franciscains, trouvèrent l’occasion de prendre pied dans la gestion des affaires civiles et de consolider leur implantation récente. Après avoir suscité de multiples émules de la Lombardie au Veneto, il se dirigea vers le sud, où sa trace se perd dans les Pouilles, trois ans plus tard. Si Salimbene n’insiste pas davantage sur sa vocation prophétique, c’est qu’il présente Benedetto comme un précurseur, prophète en acte qui ouvre la voie aux nouveaux ordres. Il paraît cependant hors de doute qu’il ait été lui-même porteur d’un message de paix et de conversion, associé à certaines connotations eschatologiques. L’Alleluia est l’un de ces multiples mouvements d’enthousiasme religieux du xiiie  siècle auxquels Gary Dickson a consacré une série d’articles importants, proposant de minutieuses mises au point fondées sur une lecture à nouveaux frais des sources et des chroniques qui en témoignent28. Ces travaux lui ont permis de mener dans un second temps une approche comparée d’un phénomène qu’il qualifie de « Medieval revivalism 29 ». Le terme, ouvertement anachronique, est destiné à rendre sensible la proximité de ces mouvements avec des expériences modernes qui demeurent présentes dans la mémoire collective anglaise ou américaine. Plutôt que de risquer 27

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Salimbene de Adam, Cronica, éd. G. Scalia, Turnhout (CCCM 125), 1998, p. 102-104, trad. dans O. Guyotjeannin, Salimbene de Adam, un chroniqueur franciscain, Turnhout, 1995, p. 195-199, qui note que la capellam armenicam pourrait être, de façon moins exotique, une toque d’hermine. Voir aussi A. Thompson, Revival Preachers and politics in Thirteenth-Century Italy. The Great Devotion of 1233, Oxford, 1992, et A. Vauchez, « Une campagne de pacification en Lombardie autour de 1233. L’action politique des ordres mendiants d’après la réforme des statuts communaux et les accords de paix », Mélanges d’archéologie et d’histoire, 78 (1966), p. 503-549. G. Dickson, « The advent of the Pastores (1251) », Revue belge de philologie et d’histoire, 66 (1988), p. 249-267 ; Id., « The Flagellants of 1260 and the crusades », Journal of Medieval History, 15 (1989), p. 227-267 ; Id., « La genèse de la croisade des enfants (1212) », Bibliothèque de l’École des chartes, 153 (1995), p. 53-102, tous textes repris in Id., Religious enthusiasm in the medieval West : revivals, crusades, saints, Aldershot, 2000 ; Id., The Children’s Crusade. Medieval History, Modern Mythohistory, Basingstoke, 2008. Id., « Revivalism as a Medieval Religious Genre », The Journal of Ecclesiastical History, 51 (2000), p. 473-496 ; Id., « Encounters in Medieval Revivalism : Monks, Friars, and Popular Enthusiasts », Church History, 68 (1999), p. 265-293 ; Id., « Carisma e revivalismo nel xiii secolo », in Poteri carismatici e informali. Chiesa e società medioevali, éd. A. Paravicini Bagliani, A. Vauchez, Palerme, 1992, p. 96-113.

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d’introduire d’inutiles confusions, il me semble suffisant de parler de moments de « regains de ferveur collective » pour qualifier ce que le latin médiéval désignait du mot de devotio, l’essentiel étant de reconnaître qu’il s’agit là d’un type particulier d’événement religieux qui peut prendre sur certains aspects des visages très contrastés, allant de la pacifique croisade des enfants de 1212 aux violences des Pastoureaux de 1251. Le trait le plus frappant de ces épisodes est leur intensité et leur brièveté ; ils durent rarement plus de quelques semaines ; par contraste, les quatre années du gouvernement exercé par Savonarole constituent une durée considérable. Les distinctions institutionnelles et sociales s’y trouvent généralement transcendées, si bien qu’il serait hors de propos de tracer une démarcation entre des dimensions populaires et officielles. Ces regains trouvent leur origine dans des tensions qui peuvent également être d’ordre très divers et se cumuler entre elles. L’annonce d’un échec ou d’une impuissance militaire est un stimulant à la genèse d’une croisade spontanée ; mais des causalités sociales peuvent également être invoquées. Selon Pierre Toubert, certaines particularités de la croisade des enfants tiennent à une crise de surpopulation paysanne, qui a de fait donné lieu à l’une des plus importantes migrations collectives de main d’œuvre au Moyen Âge, du bassin parisien et de la vallée du Rhône vers les villes italiennes30. La rupture avec le quotidien par laquelle s’enclenche le regain est fréquemment suscitée par une prédication active, d’autant plus efficace qu’elle prend des tonalités prophétiques ; dans d’autres cas, sans adjonction d’une causalité externe, la mobilisation liturgique de Pâques ou d’autres processions peuvent suffire à mettre une foule en branle. Gary Dickson souligne l’importance des acclamations chantées lors de ces processions31 : en ce sens, c’est du mouvement de la foule que naît la parole efficace qui la maintient en action. La dimension prophétique de ces manifestations est indéniable, mais elles se tiennent davantage du côté de la réalisation que de l’annonce ; l’attente, crée par la prédication, est presque immédiatement comblée par l’activité collective. Salimbene ne trouve pas de meilleur moyen pour évoquer l’Alleluia que de le décrire comme un moment où des prophéties des Psaumes et d’Isaïe donnaient l’impression de s’être accomplies32. L’analyse doit être redoublée à un autre niveau pour rendre compte des mouvements inspirés par l’idée de croisade, qui constituent une très large partie de ces phénomènes. Les deux catégories se superposent sans se confondre ; certaines croisades n’ont pas pris naissance dans de telles conditions, et certains de ces mouvements ne 30

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P. Toubert, « La croisade des enfants de 1212 », in I Mercoledi delle Accademie Napoletane nell’Anno accademico 2002-2003, éd. A. Garzya, Naples, 2004, p. 78-102. G. Dickson, « La genèse de la croisade des enfants », p. 99. Salimbene, Cronica, p. 102-103 ; trad. O. Guyotjeannin, Salimbene, p. 196-197.

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sont pas apparemment pas orientés vers la croisade. Pour rendre compte du surgissement de ces manifestations collectives, il serait excessif de considérer la prédication de croisade comme le véritable moteur de l’action ; elle ne fait que réveiller une attente eschatologique structurellement inscrite dans le christianisme et rendue plus aiguë par certaines circonstances, politiques ou sociales33. Cette virtualité latente peut donc aussi bien être activée par la liturgie pascale, qui rend les fidèles contemporains de la Passion. Bien que ces mouvements soient souvent portés par une tension eschatologique, l’inspiration qui les meut s’exerce dans le présent. Au sein de ces enthousiasmes collectifs, un processus habituel conduit à l’émergence d’un meneur, dont l’autorité se fonde sur une compétence ou une justification prophétique particulière. C’est par exemple de la sorte que le berger Étienne de Cloyes prit la tête de l’épisode initial de la croisade des enfants dans la région chartraine, en faisant dévier de sa route ce qui n’était encore qu’un cycle de processions, afin d’aller porter au roi de France une révélation divine34. La valeur de cette légitimation surnaturelle ne tient pas tant au contenu du message reçu. Il est probable qu’Étienne avait entre les mains une version de la fameuse « lettre tombée du ciel » qui, depuis le viie siècle, a refait surface à de multiples reprises sous des formes et dans des langues variées, et dont la disposition principale était de réclamer l’observance du repos dominical35. Indépendamment du contenu, la réception tangible d’un signe envoyé par Dieu appuyait d’une reconnaissance indéniable l’élection d’un chef dont le charisme rejaillissait sur l’ensemble de la foule qu’il guidait. Plus d’un siècle auparavant, Pierre l’Ermite avait reçu une lettre semblable, au départ de la première croisade, tandis que le moine Raoul, dans les premiers temps de la deuxième croisade, jouait de ses aptitudes prophétiques pour entraîner les foules36. À défaut d’informations précises sur des épisodes qui ne sont généralement connus que de l’extérieur, par des récits de seconde main, on peut soupçonner que des révélations similaires sont au fondement de l’ascendant que prennent certaines personnalités sur des mouvements de ce type, telles que le mystérieux « Maître de Hongrie »,

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P. Alphandéry, A. Dupront, L’idée de croisade, Paris, 1954-1959 et A. Dupront, « Croisade et eschatologie » dans Id., Du sacré. Croisades et pélerinages. Images et langages, Paris, 1987, p. 288312. G. Dickson, « La genèse de la croisade des enfants », p. 82-85 ; Id., « Stephen of Cloyes, Philip Augustus, and the Children’s crusade of 1212 », in Journeys toward God : Pilgrimages and Crusade, éd. B. N. Sargent-Baur, Kalamazoo, 1992, p. 83-105. H. Delehaye, « Note sur la légende de la lettre du Christ tombée du Ciel », Bulletin de l’Académie Royale de Belgique, 2 (1899), p. 171-213, à compléter par de multiples éditions du même document dans toutes les langues vernaculaires européennes. G. Dickson, « Encounters in Medieval Revivalism », p. 285-287.

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guidant les Pastoureaux de 125137. Il est d’ailleurs notable que, si ces regains débutent fréquemment durant la saison pascale, la révélation prophétique intervient souvent aux alentours de la Pentecôte, comme pour sceller d’un don de l’Esprit une manifestation d’enthousiasme née de la participation aux souffrances du Sauveur. En contrepoint de ce prophétisme en mouvement, il faut enfin mentionner la figure du prophète assis – non pas l’exégète universitaire que l’on a croisé plus haut, mais le savant, généralement étranger à la faculté de théologie, qui interprète des écrits extérieurs au canon biblique. Quelques polygraphes bien connus ont laissé des témoignages abondants de leur pratique de ce genre de commentaire, tels qu’Arnaud de Villeneuve ou Jean de Roquetaillade38. On peut également identifier, à une échelle plus modeste, des praticiens d’une telle interprétation prophétique. La chronique de Salimbene en présente un bel exemple en la personne du savetier de Parme Benvenuto Asdente. Surnommé par antiphrase « l’édenté », cet artisan à la dentition proéminente avait acquis dans les années 1280 une réputation flatteuse, au point de se faire inviter à déjeuner par l’évêque local pour lui donner des consultations, fondées sur la lecture des prophéties les plus courantes, ou de recevoir la visite d’émissaires de cités voisines39. Sa renommée est telle que, dans le Convivio, Dante le prend en exemple d’une personnalité devenue célèbre sans être noble, avant de le ranger, en Inferno, XX, parmi les devins et magiciens, sans lui reconnaître la moindre inspiration prophétique authentique40. Il serait utile de procéder à un relevé de tous les experts qui relèvent, à des degrés divers, d’un profil de ce type. Dans la décennie précédente, dans la ville de Vienne en Dauphiné, un « prophète » avait délivré une consultation peu avant l’ouverture du second Concile de Lyon (1274), sur les principaux sujets qui devaient y être mis en discussion. Parfaitement obscure, l’identité de ce personnage se résume tout entière dans ce qualificatif et cette localisation, les quelques manuscrits qui conservent la trace de ses pronostics sont trop tardifs pour apporter la moindre lumière supplémentaire41.

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G. Dickson note que la principale caractéristique qui permet de situer ce maître est sa double maîtrise de langues allemande et française, signe de provenance d’une région voisine de la frontière linguistique. On peut donc supposer qu’il a moins de rapport avec la Hongrie qu’avec la cité de Tongres (Tongeren). Sur ces deux auteurs, voir en dernier lieu : G. L. Potestà, « L’anno dell’Anticristo : il calcolo di Arnaldo di Villanova nella letteratura teologica e profetica del xiv secolo », Rivista di storia del cristianesimo, 4 (2007), p. 431-464, et K. Mesler, « John of Rupescissa’s engagement with prophetic texts in the Sexdequiloquium », Oliviana, 3 (2009) [en ligne : http://oliviana. revues.org/index331.html]. Salimbene, Cronica, p. 776-776, 801, 803-804. Convivio, IV, xvi, vi ; Inferno, XX, 118-120. S. Piron, « Anciennes sibylles et nouveaux oracles. Remarques sur la diffusion des textes prophétiques en Occident, viie-xive siècles », dans Les collections textuelles de l’antiquité tardive

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L’herméneutique des écrits prophétiques non canoniques Cette forme de prophétisme est celle qui permet d’observer et d’analyser un acte de langage efficace dans des conditions privilégiées. Pour commencer par en faire apparaître un ressort fondamental, il faut à nouveau mettre à profit la chronique du franciscain Salimbene, sous un angle qui impose cette fois de tenir compte de l’auteur en personne. Rédigé dans les années 12831288, alors qu’il avait une soixantaine d’années, cet ouvrage réutilise des travaux historiques antérieurs produits au fil d’une longue carrière dans l’ordre franciscain, qui sont pour partie redevables à son intérêt pour le prophétisme42. Salimbene dit avoir écrit ses premiers travaux historiques lors d’un séjour à Ferrare, dans les années 1249-1257, au lendemain de son implication personnelle dans une convulsion prophétique particulièrement intense. En dépit de la date tardive de la chronique, on peut être assuré qu’elle recycle des matériaux initialement rédigés à une date proche des événements relatés. Au cours des années 1240, l’affrontement entre la papauté et l’empereur Frédéric II et les campagnes militaires menées par ce dernier en Italie avaient conduit Innocent IV et la cour pontificale à trouver refuge à Lyon, où le pape avait convoqué un concile afin de prononcer la déposition de l’empereur. À la faveur de ces combats, le recours aux prophéties est devenu une arme politique de premier plan dans chacun des deux camps, Frédéric II concentrant sur sa personne, de son vivant et plus encore après sa mort soudaine en 1250, un imaginaire ambivalent lié à son rôle d’empereur des derniers temps43. Les deux chancelleries rivales se sont alors appropriées, de façon plus ou moins intense, la substance du discours de Joachim de Fiore, au point de produire des écrits pseudépigraphes qui prennent souvent la forme de réponses fictives données par l’abbé à des questions que lui aurait posées l’empereur Henri VI, notamment sur sa postérité, datées de 1197, année de leur dernière rencontre, peu avant le décès de l’empereur à Messine44. L’affrontement avec Frédéric II constitue par exemple le contexte d’achèvement du commentaire sur Jérémie, dont certains éléments remontent peut-être à des noyaux authentiques produits, sinon par Joachim lui-même, du moins au monastère de Fiore par

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dans les collections médiévales. Textes et représentations, VIe-XIVe siècles, éd. S. Gioanni, B. Grévin, Rome, 2008, p. 261-301, voir p. 285-287. O. Guyotjeannin, Salimbene, p. 28-32. R. E. Lerner, « Frederick II, Alive, Aloft and Allayed in Franciscan-Joachite Eschatology », in The Use and Abuse of Eschatology in the Middle Ages, éd. W. Verbeke, D. Verhelst, A. Welkenhuysen, Leuven, 1988, p. 359-384. G. L. Potestà, Il tempo dell’Apocalisse. Vita di Gioacchino da Fiore, Bari, 2004, p. 327.

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des disciples directs, mais dont les dernières strates ont été probablement composées à la curie pontificale45. Salimbene s’est trouvé aux premières loges de ce conflit et de l’acculturation joachimite des élites franciscaines. Il y a d’abord été exposé au couvent de Pise, dans les années 1242-1246, lorsqu’un abbé de l’ordre de Fiore, sous la menace de Frédéric II, avait trouvé refuge chez les frères mineurs, emmenant avec lui l’ensemble des livres de Joachim46. Présent dans sa ville natale de Parme en 1247, alors assiégée par les armées impériales, il en était sorti clandestinement, porteur d’un message destiné à Innocent  IV qu’il délivra au pape à Lyon. Le motif officiel de son départ pour la France était un séjour d’études qu’il devait y accomplir ; son assignation au couvent d’Auxerre laisse penser qu’il devait y séjourner avant de pouvoir débuter ses études supérieures à Paris47. En route, il rencontra au couvent de Provins deux jeunes franciscains, placés dans la même situation d’attente que lui et partageant les mêmes lectures. L’un d’eux était Gérard de Borgo San Donino (Salimbene l’appelle Ghirardinus et il semble préférable de retenir ce diminutif), qui fit scandale à Paris en 1255, en proclamant que les trois grands livres de Joachim constituaient l’Évangile de l’âge de l’Esprit. Gherardino avait grandi en Sicile, c’est au titre de cette province qu’il avait été envoyé étudier, et cette origine pouvait justifier des sympathies pour Frédéric II. Salimbene présente son compagnon, Bartolomeo Guiscolo, originaire comme lui de Parme et tout aussi imbu de joachimisme, comme appartenant au « parti impérial », désignation qui pèse lourd en un moment d’affrontement militaire entre les deux camps. Sur la foi du Super Hieremiam, ils annonçaient que Louis IX serait fait prisonnier durant la croisade à laquelle il se préparait48. Passant de couvent en couvent sans se fixer, Salimbene s’est rapidement séparé de ces confrères qui partageaient la même excitation prophétique que lui, mais dont les options politiques étaient sans doute plus décidées que les siennes. Il choisit alors de se rendre en Provence, aux côtés d’Hugues de Digne, dont un sermon entendu quelques années plus tôt en Toscane l’avait fortement impressionné. Le joachimisme d’Hugues pose une difficulté bien connue : on n’en trouve aucune trace dans les œuvres conservées qui lui sont attribuées avec

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Ce texte difficile attend toujours son interprète. Voir pour l’instant S. E. Wessley, Joachim of Fiore and Monastic Reform, New York, 1990, p. 101-135, qui complète et corrige R. Moynihan, « The development of the ‘Pseudo-Joachim’ commentary Super Hieremiam : new manuscript evidence », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 98 (1986), p. 109-142. Salimbene, Cronica, p. 356 Salimbene ne passa qu’une semaine à Paris, où il n’était sans doute pas encore attendu ; il fut par la suite réprimandé par son ministre provincial pour n’avoir pas accompli son séjour d’études (Cronica, p. 320 et 468). Ibid., p. 356-357.

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certitude49. Cela étant, rien n’interdit de penser qu’elles soient toutes antérieures à une conversion survenue au cours des années 1240. Le témoignage de Salimbene est l’unique source dont nous disposions sur ce point. Il est si massif et si bien étayé qu’il paraît difficile de l’écarter, même en admettant une certaine dose d’élaboration a posteriori de la part du chroniqueur  – mais ces réécritures concernent sans doute davantage les ornements rhétoriques que la substance des faits ou des idées rapportées. De surcroît, comme le montre le récit, Hugues fut pour Salimbene un maître en joachimisme ; il semble difficile de penser que l’élève ait pu vouloir imputer à son maître des idées qu’il devait lui-même rejeter pour partie quelques années plus tard. Le seul argument sérieux tient à une remarque qu’Hugues aurait faite au jeune italien, en découvrant son intérêt pour Joachim « t’es-tu, toi aussi, entiché (infatuatus) de cette doctrine, comme les autres qui la suivent50 ? ». Dans la chronique, ce souvenir fait immédiatement suite au récit de la condamnation de Gherardino ; il n’y a aucune raison d’y voir une réprobation générale de la part de Hugues : par ces mots, ce dernier entendait seulement vérifier que Salimbene n’arrivait pas en partisan borné de l’interprétation que faisaient ces jeunes imprudents que lui-même avait dû croiser peu de temps auparavant lors de leur déplacement d’Italie vers Paris. Tout semble au contraire indiquer qu’il venait, en connaissance de cause, parfaire son apprentissage en joachimisme auprès du meilleur expert de ces textes que les franciscains s’étaient récemment approprié. Ces préliminaires autorisent donc à prendre à la lettre, ou presque, la plupart des scènes rapportées. Le portrait d’Hugues dans la Cronica est scindé en plusieurs moments qu’il faut lire en regard les uns des autres pour saisir sa posture prophétique. L’épisode le plus intéressant n’a pas été observé de visu ; Salimbene rapporte le récit que lui en a fait l’intéressé51. À Lyon, lors du Concile, les cardinaux avaient demandé à entendre les informations prophétiques (rumores) que l’on attribuait à Hugues. Le franciscain accepta la demande qui lui était faite par Innocent IV de s’exprimer devant le consistoire. Au pape qui l’interrogea ainsi « nous avons entendu dire que tu es un grand clerc, et un homme bon et spirituel. Mais nous avons aussi entendu que tu es le successeur de l’abbé 49

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G. L. Potestà, « Il Super Hieremiam e il gioachimismo della dirigenza minoritica della metà del Duecento », in Mediterraneo, Europa. Studi in onore di Cosimo Damiano Fonseca, 2, Bari, 2004, p. 879-894 ; D. Ruiz, « Hugues de Digne, provençal, franciscain et joachimite », in Il ricordo del futuro. Gioacchino da Fiore e il gioachimismo attraverso la storia, F. Troncarelli éd., Bari, 2006, p. 80-86. Salimbene, Cronica, p. 359. B. Grévin, Rhétorique du pouvoir. Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation du langage politique européen (XIIIe-XVe siècles), Rome, 2008, p. 453-455, relève certains parallèles avec les lettres antipapales de la chancellerie de Frédéric II, en parlant, abusivement à mon sens, d’un discours « inventé » par Salimbene, alors qu’il n’est que « reconstruit ».

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Joachim en matière de prophéties, et un grand joachimite. Nous sommes à présent tous réunis sous ton regard pour entendre toutes ces choses qui t’ont été prédites par le Seigneur. » Hugues répondit, en commençant par citer Amos « ‘je ne suis pas prophète, ni fils de prophète’, mais je crois aux prophètes52. » Cependant, au lieu d’annoncer les prédictions attendues, il prononça une critique virulente du népotisme et de la corruption des cardinaux, s’appuyant non seulement sur Amos et Isaïe, mais en faisant également usage de quelques passages de Joachim, notamment de son jeu de mot sur cardinales/carpinales (pillards). En réponse à une curiosité mal placée, l’intervention visait à montrer que la doctrine de l’abbé n’était pas un instrument de divination à la portée de tous, qui pouvait se monnayer en quelques prédictions ponctuelles ; elle devait surtout être mise au service d’un projet de réforme de l’Église et de promotion de la perfection évangélique dont les franciscains étaient porteurs. Le seul talent qu’Hugues cherche à démontrer en public est celui d’exégète et moraliste, assumant de la sorte le seul versant critique de la posture prophétique. La formule d’Amos 7, 14 pose une difficulté bien connue des biblistes, du fait que la phrase nominale en hébreu peut se comprendre indifféremment au présent ou au passé. Dans le premier cas, elle serait une façon de se différencier fortement du groupe institué des « nabi », organisés autour d’un maître, en soulignant une vocation personnelle ; au passé, elle impliquerait seulement qu’Amos, berger, n’avait pas été préparé à la mission prophétique qu’il a reçue53. Le sens de ce passage est cependant sans ambiguïté au Moyen Âge. La glose ordinaire de ce verset y voit le signe que la prophétie n’est pas un état habituel, encore moins une charge héréditaire, mais une inspiration momentanée54. En s’appuyant sur ce verset, Hugues refuse de revendiquer la moindre inspiration personnelle ; sa fonction se limite à « croire aux prophètes » et à tirer de textes déjà reçus un éclairage sur les événements à venir, à l’aide des instruments exégétiques fournis par Joachim de Fiore. C’est dans d’autres circonstances, bien moins publiques, que Salimbene le montre à l’œuvre, enseignant l’Écriture dans sa cellule à Hyères, entouré

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Salimbene, Cronica, p. 349 : « Nam summus pontifex misit pro me et congregatis cardinalibus in consistorio steti in medio eorum et dixit michi : ‘Audivimus de te quod magnus clericus sis et bonus homo et spiritualis. Sed et hoc audivimus, quia successor sis abbatis Ioachim in prophetiis et magnus Ioachita. Nunc ergo omnes nos in conspectu tuo assumus audire omnia quecumque tibi precepta sunt a Domino’ […]. Tunc respondi et dixi : ‘Non sum propheta nec filius prophete, sed credo prophetis […]’ ». R. Martin-Achard, Amos, l’homme, le message, l’influence, Genève, 1984, p. 224-230. La formule « fils de prophète » doit s’entendre au sens de « disciple ». Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, q. 12, art. 1, arg. 12 : « Super illud, non sum propheta, dicit Glossa : Spiritus non semper administrat prophetiam prophetis, sed ad tempus ; et tunc recte dicuntur prophetae cum illuminantur ».

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de notaires, juges, médecins et autres lettrés55. La grande scène qu’expose longuement la chronique est celle de la dispute organisée avec un dominicain de passage qui disait se soucier de Joachim « comme de la cinquième roue du carrosse ». Ce Pierre des Pouilles mettait Hugues au défi de démontrer, à l’aide d’Isaïe, que Frédéric II devait vivre 70 ans et mourir de mort naturelle56. Une fois un accord trouvé sur la croyance aux prophètes bibliques, la démonstration prend en réalité appui sur les textes peu canoniques de Merlin et des Sibylles, dont Hugues justifie l’usage en prenant l’exemple de Balaam, homme mauvais dont la parole était pourtant inspirée. Rien, dans le compte rendu du débat, ne montre que le dominicain ait été convaincu par la justification du pronostic ; seule la science biblique déployée par le frère mineur l’a incité à revenir, le lendemain, s’asseoir aux pieds de Hugues. Cette stratégie de la dénégation est un trait constant dans le courant joachimite. Joachim de Fiore avait lui-même fait à l’abbé cistercien Adam de Perseigne une réponse similaire, que rapporte la chronique de Raoul de Coggeshall : Dieu, disait-il pour s’expliquer, ne lui a accordé ni prophétie, ni révélation, mais une intelligence spirituelle qui lui permet de comprendre les prophètes57. La justification des compétences prophétiques fondées sur une technique exégétique n’a pas même besoin, pour Hugues de Digne ou Pierre de Jean Olivi, d’être appuyée par une expérience visionnaire58. Pour sa part, Jean de Roquetaillade la revendique, mais en la dissociant nettement de sa posture d’herméneute. Emprisonné à Avignon après avoir passé de longues années dans les cachots des couvents franciscains d’Auvergne et d’Aquitaine, disculpé d’une accusation d’hérésie, mais toujours considéré comme suspect, il disposait dans sa cellule de matériel pour écrire et recevait la visite de personnages importants de la curie. Son Liber ostensor, rédigé au cours de l’année 1356, présente l’interprétation de multiples prophéties, destinées à 55

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Salimbene, Cronica, p. 356 : « Et erant ibi multi notarii et iudices atque medici et alii litterati, qui diebus sollemnibus ad cameram fratris Hugonis conveniebant, ut de doctrina abbatis Ioachim audirent ipsum loquentem atque docentem et exponentem sacre Scripture misteria et predicentem futura. Erat enim magnus Ioachita et omnes libros abbatis Ioachim de grossa littera habebat. Et interfui etiam ego ipse isti doctrine, ut audirem fratrem Hugonem ». Même si chaque catégorie sociale n’était représentée que par un unique individu, ce serait déjà considérable. Ibid., p. 361-383. Radulphi de Coggeshall, Chronicon Anglicanum, ed. J. Stevenson, Londres, 1875, p. 68 : « Hic Romae interrogatus a viro venerabili et in Dei Verbo facundissimo et aeque religioso abbate Persennae, quonam ausu talia praediceret, an ex prophetia, an conjectura, seu revelatione ? Respondit se neque prophetiam, neque revelationem de his habere, ‘Sed Deus’, inquit, ‘qui olim dedit prophetis spiritum prophetiae, mihi dedit spiritum intelligentia, ut in Dei spiritu omnia mysteria sacra Scripturae clarissime intelligam, sicut sancti prophetae intellexerunt, qui eam olim in Dei spiritu ediderunt’ ». Sur ces différentes stratégies, voir R. E. Lerner, « Ecstatic dissent », Speculum, 67 (1992), p. 3357, et D. Burr, « Olivi on Prophecy », Cristianesimo nella Storia, 17 (1996), p. 369-391.

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illustrer et confirmer le scénario des proches événements à venir. Le quatrième traité de l’ouvrage prend appui sur un document inconnu par ailleurs, Cum necatur flos ursi. Avant de donner une exposition détaillée du sens de cette prophétie « notablement scellée », Roquetaillade rappelle d’abord une vision dont il a fait l’expérience quelques jours auparavant. La vierge Marie lui était apparue, assise devant les portes fermées du Temple de Salomon, tenant un livre à la main ; après l’avoir ouvert sur la page d’un dessin où douze cellules fermées figuraient les douze années de captivité qu’aurait à subir le prisonnier, elle ouvrit le même livre à une autre page, contenant une prophétie hermétique concernant les événements à venir59. Alors qu’il priait la Vierge de lui en dévoiler le sens, elle refusa de le faire, tout en lui promettant qu’il en recevrait le texte. L’effet de ses prières fut tel qu’une semaine plus tard, un ami lui fit parvenir la prophétie tant désirée, dans laquelle il découvrit sans peine l’annonce d’événements survenus depuis 1345, suivie de prédictions pour les années à venir qui concordaient avec les enseignements tirés d’autres prophéties. La dissociation entre le moment de la vision et celui de la compréhension est un thème important dans la stratégie de défense de Roquetaillade, qui n’avait pas toujours été aussi prudent dans l’énoncé de ses premières révélations. Pour Thomas d’Aquin, le visionnaire qui ne comprend pas le sens de ce qui lui est donné à voir ne peut être qualifié de prophète 60. Cette distinction est au contraire centrale dans la tradition prophétique franciscaine. Lors de son procès à Avignon, en 1349, le cardinal Guillaume Court avait requis Roquetaillade d’exposer les événements futurs dont il avait obtenu la prescience au cours de ses années d’emprisonnement ; les révélations (intellectus) exposées dans ce texte prennent pour la plupart, mais pas toujours, la forme d’une compréhension de la réalisation prochaine de prophéties bibliques. En dépit de l’immédiateté de ces annonces, qu’il expose selon un format imposé par son juge, le franciscain refuse de se présenter en prophète. Faisant lui aussi référence à Amos 7, 14, il décline le titre de prophète, pour ne revendiquer qu’un « esprit d’intelligence des prophètes concernant les événements futurs61 ». 59

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Jean de Roquetaillade, Liber ostensor quod adesse festinant tempora, éd. A. Vauchez, C. Thévenaz Modestin, C. Morerod-Fattebert, M.-H. Jullien de Pommerol, Rome, 2006, p. 141-143. Contrairement à ce que suggèrent les annotations, dans cette vision, la Vierge ne porte qu’un seul livre ; le libellum n’est pas un autre livret, mais un court texte copié dans ce livre ; s’il est clausum et sigillatum, c’est au sens figuré d’une obscurité de sa lettre. Quaestiones disputatae de veritate, q. 12, art. 10, ad 14 : « quantum ad hoc quod non intelligebat, propheta non fuit ». Le Liber secretorum eventuum de Jean de Roquetaillade, éd. C. Morerod-Fattebert, R. E. Lerner, Fribourg, 1994, p. 213-214 : « Non ergo dico me prophetam missum a Deo talem sicut fuit Ysaias et Ieremias – ita ut dixerit michi Deus ‘Dic hoc populo aut illud’ – sed solum dico quod Deus omnipotens aperuit michi intellectum […]. Melius enim vocari debet prescrip-

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Comme le montre la surabondante production littéraire de Roquetaillade, dont une infime partie est conservée, le commentaire de textes prophétiques, bibliques ou extra-canoniques était l’une de ses principales activités en prison62. Il suivait en cela le modèle d’Arnaud de Villeneuve. Or ce dernier est fortement soupçonné d’avoir rédigé lui-même certains oracles avant d’en produire des commentaires63. Il est difficile de ne pas envisager une situation semblable dans le cas de Cum necatur flos ursi, texte qui n’a pas connu d’autre diffusion. Sans mettre en doute la bonne foi du prisonnier, on pourrait à la rigueur concevoir qu’il ait écrit, sous inspiration, le texte que lui avait montré la Vierge dans sa vision, et qu’une semaine plus tard un visiteur ait retrouvé le document égaré dans sa cellule. Il est peut-être plus économique de penser que l’intervention de cet ami est un moyen littéraire destiné à exprimer, par un retour à la situation concrète de l’enfermement, une transition entre les deux moments de la vision et du commentaire. Quoi qu’il en soit, le point le plus saisissant de cet épisode tient au fait que le contenu de la vision était déjà médiatisé, sous une forme écrite ou peinte. En dehors de la révélation de sa libération prochaine (qui s’est malheureusement révélée fausse), la Vierge n’a pas fait autre chose que lui montrer un texte clos, afin de lui confirmer que sa mission prophétique devrait continuer à passer par des opérations herméneutiques. Une génération plus tard, le mystérieux Télesphore de Cosenza, compilateur d’une vaste anthologie prophétique dans les premières années du Grand Schisme, reproduit un schéma similaire. La révélation angélique dont il a bénéficié n’a fait que lui indiquer les références bibliographiques des textes qu’il aura à retrouver et interpréter, en lui suggérant d’aller les chercher en Calabre, dans un monastère où Joachim a vécu64. La clause par laquelle l’auteur soumet le fruit de son travail à la correction de l’Église s’appuie inévitablement sur la même citation d’Amos65. Mais, si l’on observe bien les termes par lesquels Salimbene présente l’activité d’Asdente, on remarquera qu’un même souci de se dégager de toute prétention à l’inspiration prophétique

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ta revelatio ‘communicatio intelligentie spiritus prophetarum in rebus eventuum futurorum’ quam ‘communicatio spiritus prophetie’ quia dato quod omnia prescripta ad litteram evenirent, nolo ut nomen prophete michi, qui ut dixi ‘propheta non sum’, ascribatur ». R. E. Lerner, « John the Astonishing », Oliviana, 3 (2009) [http://oliviana.revues.org/index335. html]. G. L. Potestà, « Dall’annuncio dell’Anticristo all’attesa del Pastore Angelico. Gli scritti di Arnaldo di Villanova nel codice dell’Archivio Generale dei Carmelitani », in Actes de la I Trobada Internacional d’estudis sobre Arnau de Vilanova, éd. J. Perarnau, Barcelone, 1995, p. 287344. Sur ce point, et l’éventualité, non nulle à mes yeux, que Télesphore ait été en Calabre, voir S. Piron, « Anciennes sibylles », p. 265-267. Telesforus de Cosenza, Libellum, Paris, BnF, lat. 3184, fol. 106v : « In omnibus tamen et per omnia me subicio correctioni sancte matris Ecclesie, protestatus quod ‘non sum propheta nec prophete filius’ ».

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est déjà présente « il n’est pas autrement prophète que parce qu’il a une intelligence illuminée pour comprendre les paroles de Merlin, de la Sibylle et de l’abbé Joachim et de tous ceux qui ont prédit quelque chose du futur. C’est un homme courtois, familier et simple, sans pompe ni vaine gloire, qui ne dit rien de façon affirmative, mais seulement : ‘cela me semble être ainsi, et je comprends ainsi tel écrit’66. » Plutôt que d’une parole prophétique, il faudrait donc davantage parler de performance interprétative, exercée sur des textes qui attendent que s’actualise le potentiel de présages qu’ils renferment. Puisque la posture du prophète classique est impossible à assumer dans le christianisme médiéval, la dissociation que l’on vient d’observer conduit à reporter sur des documents écrits une charge prophétique que l’interprète a seulement pour mission de déployer, en déterminant leurs points d’application future. Cette attitude est parfaitement légitime lorsqu’elle s’exerce sur des livres prophétiques bibliques ; elle devient un peu plus sensible quand elle s’attache à l’Apocalypse. C’est en ouvrant les vannes d’une lecture de l’ensemble de l’Écriture sainte orientée vers l’accomplissement des temps futurs que l’œuvre et la figure de Joachim de Fiore ont pris une telle importance. Bien au-delà des cercles restreints dans lesquels ont été étudiés ses écrits authentiques, son nom a servi de référence à des courants très variés, à qui l’abbé n’apportait parfois rien d’autre qu’une légitimation d’un prophétisme textuel non canonique, auquel il n’était d’ailleurs lui-même guère favorable67. De fait, c’est à partir du moment où son œuvre a été mise au service de causes politiques, dans les années 1240, que les écrits de ce type, produits anonymement, ont commencé à proliférer. Les anthologies dans lesquelles ils se rassemblent, de plus en plus fréquemment à partir de la fin du xiiie siècle, se sont habituellement formées autour d’un noyau initial d’œuvres de Joachim68. La gamme de textes concernés est d’une infinie variété quant à leur forme, leur objet, leur milieu de production, leurs intentions et leurs destins. Ils mériteraient cependant de recevoir une étude stylistique comparée qui viserait à mettre en évidence leurs caractéristiques les plus communes. La première condition requise est évidemment celle de l’obscurité, sans laquelle l’opération interprétative n’aurait pas de nécessité. Un texte issu d’une révélation divine ne peut s’exprimer dans la transparence du langage quotidien. Pour se présenter comme potentiellement annonciatrice 66

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Salimbene, Cronica, p. 803 : « Nec est aliter iste propheta nisi quia illuminatum intellectum habet ad intelligendum dicta Merlini et Sibille et abbatis Ioachym et omnium de qui de futuris aliquid predixerunt. Et est curialis homo et humilis et familiaris et sine pompa et vana gloria ; nec aliquid dicit affirmando, sed dicit ‘Ita videtur michi, et ita intelligo ego istam scripturam.’ » M. Kaup, De prophetia ignota. Eine frühe Schrift Joachims von Fiore, Hanovre, 1998. S. Piron, « Anciennes sibylles ».

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d’événements futurs, la prophétie doit posséder une réserve de sens caché. Cependant, un document totalement hermétique manquerait également sa destination. Le langage qu’il emploie doit résonner d’une façon relativement familière pour donner prise à l’interprétation. Ce sont encore une fois les grands prophètes bibliques, en premier lieu Isaïe et Ézéchiel, qui fournissent la matière première de multiples métaphores, fréquemment animales, végétales ou cosmiques, qui peuvent être recyclées à l’infini. Benoît Grévin parle d’un « moule isaïen de la prophétie politique », pour décrire la façon dont les malédictions jetées sur les anciens peuples du Proche-Orient sont reportés sur les régions ou villes occidentales contemporaines, mais la formule peut avoir une portée plus large69. Les images proposées sont fréquemment d’une grande ductilité, puisqu’elles peuvent être prises, selon les cas, en bonne ou mauvaise part70. Elles sont parfois plus ouvertement connotées. Le nœud de vipères d’Isaïe 59, 5 a ainsi donné naissance à une multitude de serpents vénéneux (vipère, aspic, couleuvre ou basilic) qui ont servi à identifier à tour de rôle la descendance impériale au xiiie siècle71. Cette obscurité familière est destinée à être percée, à la façon d’une énigme dont certains éléments se comprennent plus aisément que d’autres. Pour cela, la technique la plus éprouvée consiste à laisser en évidence certains indices faciles à identifier. Comme le Cum necatur flos ursi en donne un bon exemple, les prophéties sont presque systématiquement antidatées, afin d’annoncer au futur des événements qui viennent de se produire et que les lecteurs pourront reconnaître sans difficulté. La vérification d’une ou de plusieurs prédictions dans un passé proche renforce la vraisemblance des annonces suivantes. Sous cet angle, ces textes pourraient davantage être exploités qu’ils ne le sont comme formes de chronique de l’histoire politique récente. D’un point de vue stylistique, ces prophéties ex eventu remplissent également une fonction herméneutique, en dévoilant certaines clés de cryptage employées dans la suite du texte. Quand elles ne sont pas expressément modelées sur un scénario apocalyptique, ces parties véritablement prophétiques semblent parfois chercher surtout à exprimer une tonalité générale destinée à susciter une mobilisation en faveur de la cause 69

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B. Grévin, Rhétorique du pouvoir, p. 467-473. L’« index des thèmes, motifs et équivalences discursifs et rhétoriques » présenté p. 981-991 est l’outil qui s’approche le plus de ce que pourrait être un bestiaire prophétique médiéval. M. Bouilloux, Étude d’un commentaire prophétique du XIVe siècle : Jean de Roquetaillade et l’Oracle de Cyrille (v. 1345-1349), thèse de l’École nationale des chartes, 1993, p. 253 : « Leo in Sacra scriptura aliquando sumitur in bonum […] aliquando sumitur in malum […] Evidens enim est omni habenti oculos quod hora leonis sic sumitur in malis. » B. Grévin, Rhétorique du pouvoir, p. 499-504. Pour une variante, voir par exemple, Prophetia abbatis Joachim de tribus statibus sancte Ecclesie, Bourges, Bibliothèque municipale 267, fol. 21rb : « Tu es coluber in via, successor tuus cerastes in semita » (le céraste est un serpent à corne de la famille des vipères).

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qu’elles promeuvent (croisade, réforme religieuse ou parti d’un conflit politique). Parmi les qualités destinées à accréditer le sérieux d’une révélation prophétique, une origine lointaine est un atout certain. Le nom exotique de l’improbable monastère cistercien de Snusnyacum a pu jouer un rôle dans le succès initial de la prophétie du Cèdre du Liban ; mais lorsque le contexte de l’invasion mongole a été remplacé par celui de la chute du royaume latin d’Orient, le même texte a été reformulé comme vision désormais survenue à Tripoli, ville dont le nom évoquait la Terre Sainte récemment perdue72. Certaines des plus anciennes prophéties mises en circulation en Occident provenaient du monde byzantin ; le fait de se présenter comme traduction d’une langue orientale a pu être jugé comme une circonstance favorable. De même que la distance géographique, une grande antiquité est un gage important d’autorité. Cette qualité, difficile à obtenir par des moyens stylistiques, passait l’attribution des textes anonymes à quelques figures dotées d’une réputation indiscutable. La Sibylle, prophétesse païenne du christianisme, femme d’âge immémorial, s’est démultipliée au cours des siècles en de multiples variantes régionales73. Merlin, invention littéraire géniale de Geoffroy de Monmouth, a connu une carrière prophète fulgurante à l’écart des romans arthuriens. Son succès en tant que prophétie est particulièrement net en Italie, dans les régions du monde occidental les plus éloignées des îles britanniques. Outre ces deux noms légendaires, les deux grandes figures médiévales qui ont joui, à partir du xiiie siècle, d’un prestige inégalé, sont Hildegarde et Joachim. La première a rapidement bénéficié d’une « édition » de ces écrits à caractère prophétique réalisée par Gebeno d’Eberbach, dans un corpus qui ne s’est guère accru74. En revanche, le nom de Joachim a agi comme un aimant sur la profusion d’écrits prophétiques mis en circulation dans les siècles ultérieurs. Le dernier élément qui tient une part essentielle dans les stratégies de légitimation d’écrits prophétiques tient évidemment au contexte religieux de leur supposée révélation. La vision de Tripoli est censée avoir été écrite par une main céleste sur le corporal pendant qu’un moine cistercien célébrait la messe. Si la réputation d’ascétisme et de sainteté ne suffisait à légitimer un véritable charisme, ces qualités deviennent, après décès, des éléments indispensables d’une respectabilité prophétique. Dans la justification de

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R. E. Lerner, The Powers of prophecy. C. Jostmann, Sibilla Erithea Babilonica. Papstum und Prophetie im 13. Jahrhundert, Hanovre, 2006 ; A. Holdenried, The Sybil and Her Scribes : manuscripts and interpretation of the Latin Sybilla Tiburtina c. 1050-1500, Aldershot, 2006. J. C. Santos Paz, La obra de Gebenón de Eberbach, Tavarnuzze, 2004.

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Joachim qu’il met dans la bouche d’Hugues de Digne, Salimbene se sent tenu d’insérer un paragraphe sur la sainteté de l’abbé75. L’Oracle de Cyrille, mis en circulation vers 1300, est à tous égards un chef d’œuvre de cette littérature prophétique. Il cumule la plupart des traits que l’on vient de passer en revue. La révélation a été faite à un ermite du MontCarmel, pendant qu’il célébrait la messe. Apporté par un ange, sur des tablettes d’argent, le texte d’origine était en langue grecque. Cyrille adresse une traduction latine, farcie de faux hellénismes, à Joachim en personne, en sollicitant son interprétation par une lettre préliminaire. Tel qu’il est transmis, l’oracle est introduit par un prologue dans lequel un moine anglais dit avoir trouvé ce document dans un livret couvert de cuir noir écrit en vieille écriture bénéventine, découvert accidentellement dans la bibliothèque de l’abbaye de Cluny, alors qu’il cherchait un exemplaire de Grégoire, accompagné du bibliothécaire. La mise en scène multiplie les effets de réel, pour écarter tout soupçon de fabrication récente ; elle redouble également les marques d’autorité prophétique d’un vieil écrit de provenance orientale, rattaché au nom de Joachim. Quant au texte lui-même, plus des trois-quarts correspondent à une prophétie ex eventu, racontant en termes cryptés les conflits politiques du dernier tiers du xiiie siècle. Ce n’est pas sans raison que ce texte a excité l’intérêt des meilleurs herméneutes prophétiques. Après Arnaud de Villeneuve, qui s’est pris au jeu au point de rédiger lui-même les réponses attendues de la part de Joachim, Jean de Roquetaillade en a produit à son tour un volumineux commentaire76. Contre-épreuve : Échecs et désillusions Pour apprécier les conditions d’efficacité d’une prophétie, l’analyse des échecs et désillusions fournit également une voie utile. Sur ce terrain, Salimbene procure à nouveau une matière abondante. Comme on l’a vu, il faut être attentif aux nuances qu’il emploie pour qualifier les engagements joachimites selon les degrés d’adhésion à la certitude des prophéties. L’erreur de Gherardino tient à la véhémence (protervitas) de ses opinions qui a détruit toutes les autres qualités qu’il possédait77. Sa condamnation, et les vingt 75 76

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Salimbene, Cronica, p. 363-364. J’ai présenté une confrontation sommaire de ces deux interprétations dans « Allégories et dissidences médiévales », dans Allégories, symboles et dissidences, éd. A. Rolet, Rennes, 2012, p. 259-265. Salimbene, Cronica, p. 687-692 : « Et nota quod iste frater Ghirardinus, qui fecit hunc libellum de quo diximus, multa bona in se videbatur habere. Erat enim familiaris, curialis, liberalis, religiosus, honestus, modestus, morigeratus, temperatus in verbis, in cibo, in potu atque vestitu, obsequiosus ‘cum omni humilitate et mansuetudine. Vere vir amicabilis ad societatem, qui magis amicus erit quam frater’, sicut dicit Sapiens in Prover. XVIII. Sed protervitas sue opinionis omnia ista bona destruxit in eo. »

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années qu’il passa ensuite en prison, sont dues à l’obstination avec laquelle il s’est attaché, non pas aux écrits de Joachim, mais à sa propre opinion, sans parvenir à reconnaître humblement ses erreurs de jugement78. De la même façon, le ministre général Jean de Parme, en dépit de sa sainteté et de sa science, s’est perdu du fait d’une trop grande adhésion aux mêmes prédictions79. Salimbene était d’autant plus sensible à ce thème au moment de la rédaction de sa chronique qu’il avait lui-même vécu une rude désillusion, en apprenant la mort de Frédéric II. Disparu bien avant le terme annoncé de ses 70 ans, l’empereur était surtout mort avant d’avoir accompli toutes les atrocités attendues de la part d’un grand précurseur de l’antéchrist. Ce décès fortuit ruinait le scénario que la composition du Super Hieremiam avait permis d’échafauder. Salimbene reconnaît avoir alors eu du mal à admettre la nouvelle80. Rapportant une discussion plus tardive, il dit avoir tourné la page après ce décès et l’échéance de 1260 : « j’ai totalement abandonné cette doctrine et je suis maintenant résolu à ne croire que ce que je verrai81. » Pourtant, durant les années où il rédige sa chronique, on le voit toujours aussi attentif aux annonces prophétiques, comme le montre notamment son intérêt pour Asdente. En revanche, il ne témoigne que mépris à l’égard des villes qui privilégient d’autres moyens d’interroger l’avenir. Il se moque ainsi des citoyens de Modène qui avaient choisi de mener une campagne militaire en se fiant aux prédictions d’un astrologue borgne de Brescia, qui les laissa en plan en partant avec l’argent obtenu pour ses conseils avant la date fatidique82. De la même façon, les gibelins de Parme avaient été mal inspirés d’entrer à Colorno sous le signe du Scorpion, encouragés en ce sens par un astrologue, puisque les guelfes les en expulsèrent sans délai83. Entre ces deux épisodes, le chroniqueur insère des vers de Merlin, annonçant le destin des villes italiennes. Il rapporte également que durant l’interrègne qui a précédé 78

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Ibid., p. 357-358 : « fuit obstinatus in dictis Ioachym et similiter proprie opinioni inseparabiliter adhesit […] noluit rescipiscere et culpam suam humiliter recognoscere, sed perseveravit obstinatus procaciter in pertinacia et contumacia sua. » Ibid., p. 462 : « propter doctrinam abbatis Ioachim, quia nimis adhesit dictis suis. » Ibid., p. 264 : « Horrui cum audirem, et vix potui credere. Eram enim Iohachita et credebam et expectabam et sperabam quod adhuc Fridericus maiora mala facturus quam illa que fecerat, quamvis multa fecissent ». Voir aussi p. 675 : « Tunc tetigit me frater Geradinus de Parma, qui fuit magister fratris Bonagratie, et dixit michi : ‘Audi quod mortuus est imperator, qui usque modo fuisti incredulus. Dimitte ergo tuum Ioachym et stude sapientie, fili mi, et letifica cor meum, ut possis exprobranti respondere sermonem’. » Ibid., p. 463 : « Audiens hec omnia frater Bartholomeus dixit michi : ‘Et tu similiter Ioachita fuisti’. Cui dixi ‘Verum dicitis. Sed postquam mortuus est Fridericus, qui imperator iam fuit, et annus millesimus ducentesimus sexagesimus est elapsus, dimisi totaliter istam doctrinam et dispono non credere nisi que videro’. » Ibid., p. 812 : « Erat enim monoculus et truffator et maximus baratator, sicut postea demonstravit eventus. ergo ille ne mendax inveniretur, asportavit omnia que lucratus fuerat et, insalutatis hospitibus recedens ab eis, abiit viam suam. » Ibid., p. 823-824.

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l’élection pontificale de Grégoire X, en 1271, des vers prophétiques avaient été mis en circulation, envoyés aux cardinaux et à un chapitre provincial dominicain. Salimbene prend non seulement soin de reproduire ce poème, qu’un collègue dominicain lui a transmis ; il en donne également une longue interprétation qui fait explicitement usage de matériaux authentiques et pseudépigraphes de Joachim84. Il est donc resté, jusqu’à la fin, un grand Ioachita, mais dans un sens qui n’est plus celui de l’adhésion aveugle à une détermination particulière des textes. Pour bien le comprendre, il faut tenir compte d’une observation insérée dans les pages concernant Hugues de Digne. Joachim lui-même prenait garde à ne pas donner des datations univoques, mais proposait toujours plusieurs termes possibles, par respect pour la toute-puissance divine qui peut, jusqu’au dernier moment, choisir de se manifester comme elle l’entend85. Comme l’a montré David Burr, dans son commentaire de l’Apocalypse, Pierre de Jean Olivi est également soucieux de présenter des plages d’incertitude plutôt que des dates exactes86. C’est précisément sur ce point que ses disciples languedociens n’ont pas suivi sa leçon, en précisant les années des événements attendus, ce qui les a conduits à entrer dans une dissidence ouverte lorsque les échéances sont arrivées87. En revanche, Salimbene accepte désormais cette réserve, et c’est à ce titre qu’il peut dire « ne croire que ce qu’il verra » ; une telle prise de position ne l’empêche nullement de continuer de recourir à des schémas interprétatifs qui demeurent joachimites dans leur inspiration. Ce point me paraît crucial pour comprendre la place habituelle que tiennent les prophéties dans la culture médiévale. L’entêtement de Gherardino ou de Jean de Parme est une attitude exceptionnelle ; la croyance habituelle aux prophéties se limite plutôt à admettre une éventualité, plus ou moins forte, que les faits annoncés se produiront à la date indiquée, sachant que Dieu peut toujours changer d’avis entre temps, et que ses interprètes humains sont faillibles. L’obscurité des textes et la malléabilité des typologies qu’ils emploient les rendent susceptibles d’être compris en plusieurs sens, et d’être reformulés ou réécrits en fonction de nouvelles circonstances. En d’autres termes, pour compléter l’analyse précédente, si les prophéties doivent se présenter, par nécessité, sous une forme indécise, leur interprétation ellemême doit conserver un même degré d’indétermination. 84

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Ibid., p. 745-750, qui utilise l’authentique Tractatus super quatuor evangelia et le Super Hieremiam. Ibid., p. 360 : « Abbas Ioachim non limitavit omnino aliquem certum terminum, licet videatur quibusdam quod sic ; sed posuit plures terminos dicens : ‘Potens est Deus adhuc clariora demonstrare misteria sua, et illi videbunt, qui supererunt’. » D. Burr, Olivi’s Peaceable Kingdom ; voir aussi Petrus Ioannis Olivi, « Epistola ad fr. R. ». S. Piron, « La critique de l’Église chez les Spirituels languedociens », dans L’anticléricalisme en France méridionale, milieu XIIe - début XIVe siècle, Toulouse, 2003 (Cahiers de Fanjeaux 38), p. 77109.

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Dans un registre différent, il est utile d’examiner les limites de la croyance aux prophéties. Le cas suivant, particulièrement bien documenté et peu étudié, est pourtant remarquable puisqu’il met aux prises un roi de France, son principal conseiller, un légat papal et une mystique célèbre. Pierre de la Broce, chambellan de Louis IX depuis 1266, était parvenu à exercer une emprise très forte sur son héritier, dès avant la mort du roi, et plus encore après l’avènement de Philippe III, obtenant des donations considérables et exerçant un rôle majeur dans le gouvernement du royaume88. Le second mariage du roi avec Marie de Brabant, en 1274, pouvait mettre en péril cette position dominante ; Pierre de la Broce mit à profit le décès inopiné du fils aîné du roi, né de sa première épouse, Yolande d’Aragon, pour tenter de discréditer le camp brabançon en faisant courir, par un cousin de sa femme, Pierre de Benais, alors doyen de Bayeux, une rumeur d’empoisonnement dont la responsabilité était imputée à l’entourage de la reine Marie. Le nœud du stratagème consistait à faire annoncer par un chanoine de Laon une prophétie qui aurait été révélée à deux béguines de Brabant, annonçant que si le roi ne se repentait pas, dans les six mois, de son « péché contre nature », son fils en mourrait89. L’affaire est notamment connue par une déposition très détaillée de Simon de Brion, futur pape Martin IV, alors légat pontifical en France et proche du roi. Sans entrer dans le dédale des manœuvres déployées par Pierre de Benais, le premier point à retenir est la réaction de Philippe  III, lorsqu’il apprend que la mort de son fils s’est produite dans le délai annoncé par la prophétie : « et lors li Rois fu moult corrociez et moult a mesese, et se douta que l’en n’eust enpoisoné son fil, por faire croire la parole qui avoit esté dite de lui dou pechié desusdit90. » Sans hésitation, le roi identifie l’existence d’un complot, mais la causalité qu’il invoque est sensiblement différente de celle qui nous viendrait en premier lieu à l’esprit. Prestige de la prophétie, au lieu d’envisager que l’oracle ait été forgé après coup pour maquiller un crime en punition surnaturelle, c’est l’empoisonnement qui est censé avoir été commis afin que la prophétie se réalise. Il restait néanmoins à déterminer si la manipulation visait à discréditer l’entourage de la reine, ou si celui-ci en était 88 89

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Ch.-V. Langlois, Le règne de Philippe III le Hardi, Paris, 1887, p. 13-20. L’enquête, conservée dans le carton Archives Nationales, J 429, a été éditée par J. De Gaulle, « Documents historiques », Bulletin de la société de l’histoire de France, 1 (1844), p. 87-100 (que j’utilise) et L. Delisle, Cartulaire normand de Philippe-Auguste, Louis VIII, saint Louis et Philippe le Hardi, Caen, 1887, n. 927. Le récit de Langlois, Le règne, p. 22-30, doit être complété par R. Kay, « Martin IV and the fugitive bishop of Bayeux », Speculum, 40 (1965), p. 460-483, et J. Njus, « The Politics of Mysticism : Elisabeth of Spalbeek in Context », Church History, 77 (2008), p. 285-317. Voir aussi W. C. Jordan, « The Struggle for Influence at the Court of Philip III : Pierre de la Broce and the French Aristocracy », French Historical Studies, 24 (2001), p. 439-468. J. De Gaulle, « Documents », p. 89.

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au contraire responsable. Pour en avoir le cœur net, décision fut aussitôt prise de remonter à la source pour comprendre ce qu’avaient véritablement dit les béguines. Il n’a pas fallu moins de quatre ambassades pour parvenir à un résultat. Outre la barrière de la langue, qui requérait la présence d’un traducteur, Pierre de Benais était parvenu à se charger de la première entreprise, rajoutant de l’huile sur le feu en laissant entendre que les béguines étaient au courant de l’empoisonnement. Quand Élisabeth de Spaalbek comprit finalement, en janvier 1278, le sens des révélations qu’on lui imputait, elle partit d’un éclat de rire91. Six mois plus tard, sans que les raisons du jugement soient rendues publiques, le puissant Pierre de la Broce fut condamné et pendu. D’autres malversations et trahisons alourdissaient son cas, mais l’affaire de la fausse prophétie avait dû également peser dans la balance. De cet échec, on peut tirer plusieurs leçons. Le premier concerne le mauvais calibrage de la prophétie : trop récente, trop spécifique, accusant trop précisément le roi, elle était en outre issue d’une source trop proche. Élisabeth de Spaalbek, béguine stigmatisée, avait été prise comme cible en raison de sa réputation de sainteté et de ses liens avec la dynastie brabançonne. En dépit de la distance linguistique, il avait été possible de l’interroger. Qu’elle ait, ou non, dit quoi que ce soit à quiconque, à quelque moment de l’affaire, lorsqu’elle fut mise face à l’exigence d’une vérité judiciaire, la distance énigmatique indispensable au maintien d’une parole prophétique fut d’un coup anéantie. Un autre enseignement à retenir concerne la forme de transmission des oracles. Bien que l’affaire soit passionnante à examiner du point de vue des stratégies de communication et de manipulation des opinions, son fiasco démontre l’infériorité en ce domaine de l’oralité face à la culture écrite. Pour être efficace, la prophétie doit passer par un support écrit ; il vaut également mieux qu’elle soit anonyme, cryptée et reçue d’une source lointaine à laquelle il ne soit pas possible d’accéder, sous peine de s’exposer au rire de la sibylle. Contre-exemples : la revendication prophétique À peine cette conclusion énoncée, surgit immédiatement la question d’une parole prophétique revendiquée comme telle. Les noms qui viennent aussitôt à l’esprit ne sont pas les moindres. Un article entier serait nécessaire pour rendre compte, dans toute leur subtilité, des multiples interprétations qui ont été données du prophétisme de Dante, qui oscillent entre des polarités religieuses ou politiques92. Pour s’en tenir aux perspectives tracées dans le 91 92

Ibid., p. 97 : « Et Ysabiaus s’esmierveilla mout de ces paroles et commença a rire. » Pour ne donner que quelques titres : E. Buonaiuti, Dante come profeta, Modena, 1936 ; B. Nardi, « Dante profeta », in Id., Dante e la cultura medievale : nuovi saggi di filosofia dantesca, Bari,

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présent article, il suffit de rappeler quelques évidences. La Commedia, dont l’action se déroule durant la semaine pascale de 1300, mais qui a été rédigée avec un décalage de dix ans ou plus, donne lieu à de nombreuses prophéties ex eventu, les personnages rencontrés par Dante durant son pèlerinage dans l’au-delà annonçant des événements survenus entre temps. D’autres présages sont moins précisément déterminés, le cas le plus fameux étant celui du veltro, chien de chasse représentant un justicier à venir (Inferno I, 101-102). De façon plus générale, dans l’écriture même du poème qui recourt souvent à des énigmes et des désignations métaphoriques, on peut entendre l’écho de certains traits stylistiques des prophéties anonymes. Assurément, la littérature prophétique que l’on vient d’évoquer est une composante de l’univers culturel au sein duquel s’exprime le poète. Il me semble plus utile d’aborder la question dans une autre perspective, non pas à partir de l’écrivain mais de la personne publique. Car c’est bien en cette qualité que Dante a d’abord occupé une posture prophétique dans ses trois grandes épîtres politiques, largement diffusées au moment de la descente en Italie de l’empereur Henri VII. La première (Épitre IV), adressée à tous les titulaires des pouvoirs civils de la péninsule, vers octobre 1310, alors qu’Henri vient traverser les Alpes, appelle les Italiens à se porter à la rencontre de leur roi. La seconde (Épitre V), en mars 1311, menace de ruine et de désolation la ville rebelle de Florence. La troisième (Épitre VI) adresse le mois suivant des reproches à l’empereur qui s’attarde en Lombardie, au lieu de se mettre en marche contre les Florentins. Ces trois documents doivent être saisis dans leur unité pour comprendre en quel sens Dante s’est, à ce moment précis, considéré comme prophète93. Le style prophétique de ces déclarations publiques, nourries de réminiscences bibliques, classiques et patristiques, est indéniable94. Plus remarquable encore, Dante va jusqu’à se réclamer ouvertement d’un « esprit prophétique » (presaga mens mea95). Il ne se fonde pourtant sur aucune révélation, ni aucun don surnaturel. La clé plus évidente est donnée par

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1942, p. 258-334 ; N. Mineo, Profetismo e apocalittica in Dante : strutture e temi profetico-apocalittici in Dante, dalla Vita nuova alla Divina Commedia, Catania, 1968 ; R. Morghen, Dante profeta : tra la storia e l’eterno, Milan, 1983 ; M. Reeves, « Dante and the Prophetic View of History », in The World of Dante. Essays on Dante and his Times, éd. C. Grayson, Oxford, 1980, p. 44-60, repris dans Ead., The Prophetic Sense of History in Medieval and Renaissance Europe, Aldershot, 1999, VIII ; E. Pasquini, Dante e le figure del vero. La fabbrica della Commedia, p. 149178. E. Brilli, Firenze e il profeta. Dante fra teologia e politica, Rome, 2012. En dernier lieu, A. Montefusco, « Le Epistole di Dante : un approccio al corpus », Critica del testo, 14 (2011), p. 401-457. E. Brilli, « Reminiscenze scritturali (e non) nelle epistole politiche dantesche », La Cultura, 45 (2007), p. 439-455. Epistola V, 4 : « Et si presaga mens mea non fallitur, sic signis veridicis sicut inexpugnabilibus argumentis instructa prenuntians, urbem diutino merore confectam in manus alienorum tradi finaliter. »

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l’ouverture de l’Épitre IV qui annonce « un moment propice » (ecce nunc tempus acceptabile, II Cor. 6, 2) : l’arrivée de l’empereur élu à Milan et son couronnement comme roi d’Italie sont présentés comme un moment messianique qui ouvrira une pacification générale du royaume, uniquement comparable à la paix universelle qui coïncida avec l’incarnation du Seigneur. C’est la marche même des événements qui constitue le présage qu’interprète le poète. De fait, l’hiver 1310-1311 en Lombardie a constitué un rare moment d’enthousiasme politique. Dans ce prophétisme au présent, Dante ne fait pas autre chose qu’énoncer publiquement sa compréhension d’une situation historique exceptionnelle. Comme le montrent les argumentaires déployés dans ces écrits, cette compréhension se fonde sur une doctrine politique, déjà esquissée dans le quatrième livre du Convivio et pleinement développée par la suite dans la Monarchia. La paix, nécessaire à l’accomplissement du genre humain, requiert l’empire universel. Cette doctrine prend appui aussi bien sur des arguments théologiques que rationnels ou historiques : en elle convergent les deux plans, théologique et philosophique, épistémologiquement distincts, et pourtant mutuellement compatibles, sur lesquels Dante a bâti son équilibre intellectuel original. Leur conciliation dans ces déclarations politiques, à une date où la rédaction de la Commedia est déjà engagée, en est la meilleure preuve. Cette position de prophète du présent ne se résume pas à l’annonce d’un événement imminent ; elle fournit également l’assise des reproches adressés par la suite, une fois le moment d’enthousiasme retombé, aussi bien aux rebelles florentins qu’au souverain négligent, tardant à accomplir la mission qui lui incombe. Bien que la forme écrite soit d’une nature très différente, il faut reconnaître une posture semblable au fondement du « poème sacré ». C’est parce qu’il a compris le sens de l’histoire humaine que le poète est capable de s’en faire le juge universel. Autrement dit, pour prendre la mesure complète du prophétisme de Dante, il est nécessaire de saisir ce qui fait l’unité de son projet de poète et d’intellectuel engagé, sans en négliger aucun aspect. Si le moment politique était exceptionnel, l’œuvre qui en a résulté l’est tout autant, et l’entreprise n’a évidemment jamais été reproduite par la suite. Pour autant, il est impossible d’ignorer son effet sur la culture prophétique italienne. C’est en effet dans la stricte lignée de la Commedia que l’on voit apparaître, dans les milieux florentins de la seconde moitié du xive siècle, la rédaction de prophéties qui sont, pour la première fois, signées de leurs auteurs96.

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A. Montefusco, « Indagine su un fraticello al di sopra di ogni sospetto : il caso di Muzio da Perugia (con delle prime osservazioni su Tomasuccio, frate Stoppa e i fraticelli di Firenze) » à paraître dans Homenaje a Emma Scoles.

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Le cas de Jeanne d’Arc permet également de redistribuer toutes les catégories présentées jusqu’à présent97. Sa dimension prophétique ne se fonde pas dans son expérience visionnaire, qui n’en est pas une à proprement parler ; les « voix » des saintes et des anges qu’elle entend représentent davantage une sorte de dialogue ouvert au sein de sa conscience que des révélations surnaturelles. Le ressort de son action ne se comprend pas sans faire référence à différents échos de prophétisme textuel. C’est en tout cas de la sorte qu’elle a été reçue. L’un de ses examinateurs à Poitiers se souvenait des prophéties de Marie Robine d’Avignon qui s’était présentée à Charles VI, trente ans plus tôt, en précurseur d’une vierge qui viendrait sauver le royaume ; des conseillers du dauphin surent trouver chez Geoffroy de Monmouth un passage de Merlin adapté au cas de Jeanne (la fameuse prophétie du « bois chenu »). Mais elle-même semble déjà avoir été mise en mouvement par d’autres échos prophétiques. Durand Laxart se souvient ainsi l’avoir entendu dire « n’a-t-il pas été dit autrefois que la France désolée par une femme serait restaurée par une Pucelle ? ». Cette formule est la simple transposition d’un lieu commun théologique opposant Ève et Marie : l’humanité, perdue par le péché de la première femme, sera sauvée par la Vierge enfantant le Christ. L’adaptation à la situation française qu’a dû entendre Jeanne visait la reine Isabeau de Bavière qui, pour avoir signé le traité de Troyes (1420), était accusée d’avoir cédé le royaume aux Anglais et aux Bourguignons. En se proposant d’accomplir elle-même cette prophétie, Jeanne en comprend toutes les résonances. Dès qu’elle accepte ce que Dieu attend d’elle, elle fait vœu de chasteté. Le but de sa mission est purement politique, mais son accomplissement garde une forte coloration religieuse. La marche vers Reims est ainsi vécue comme une forme de croisade à l’intérieur du royaume, scandée par des cérémonies religieuses. Jeanne réclame, ou plutôt rêve d’une armée en état de grâce. La rencontre du prédicateur franciscain frère Richard ajoute une touche apocalyptique à son action, qui n’appartient pas au noyau initial de ses préoccupations98. Si l’on peut définir Dante comme un prophète du présent, Jeanne d’Arc se comprend comme prophétesse au présent, qui se donne elle-même la mission d’accomplir une attente que les prophéties ne faisaient qu’attiser. L’efficacité ici ne se tient ni dans le texte, ni dans la parole qui l’interprète, mais dans le passage à l’acte.

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C. Beaune, Jeanne d’Arc, Paris, 2004, p. 86-114 ; D. Fraioli, « The Literary Image of Joan of Arc : Prior Influences », Speculum, 56 (1981), p. 811-830 ; A. Vauchez, « Jeanne d’Arc et le prophétisme féminin des xive et xve siècle », dans Jeanne d’Arc. Une époque, un rayonnement, Paris, 1982, p. 159-168, repris in Id., Les laïcs au Moyen Âge : Pratiques et expériences religieuses, Paris, 1987, p. 277-286. É. Delaruelle, « L’Antéchrist chez S. Vincent Ferrier, S. Bernardin de Sienne et autour de Jeanne d’Arc », in L’attesa dell’età nuova nella spiritualità della fine del Medioevo, Todi, 1962, p. 3964, repris dans Id., La piété populaire au Moyen Âge, Turin, 1975, p. 329-354.

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Conclusion L’usage du singulier, retenu dans le titre de cet article, ne visait évidemment pas à identifier une quelconque unité de la prophétie médiévale ; il en a fait du moins ressortir la singularité majeure. Le prophétisme dans l’Occident chrétien est très exactement soumis à ce que Gregory Bateson définit comme une situation de « double bind » : des injonctions contradictoires le rendent à la fois nécessaire et impossible. Une fois achevé le cycle de l’Incarnation, et que l’Église a reçu sa mission pneumatique, il n’y a, en toute rigueur, plus aucun contenu nouveau à révéler, sinon à explorer inlassablement le sens de l’événement passé ; l’énergie prophétique doit logiquement basculer vers le passé et l’interprétation des Écritures. Pourtant, le christianisme demeure une religion de l’histoire, placée dans une attente eschatologique impossible à éliminer. De plus, si le modèle des prophètes d’Israël n’est plus imitable, leur discours, appris par cœur et répété à loisir, demeure une source d’inspiration constante, dans différents registres culturels et sociaux. Le modèle le plus caractéristique qui naît de cette tension est celui de la dissociation entre un texte inspiré, d’origine et de forme généralement exotiques et obscures, et une parole qui ne fait que l’interpréter, sans revendiquer pour elle-même d’autorité propre, et qui doit, comme on l’a vu, pratiquer la dénégation pour exprimer sa capacité prophétique. Une fois passées en revue les formes que prend ce prophétisme, la question peut être placée à un autre niveau. L’Église a capté à son profit la légitimation de l’Esprit, mais il lui est difficile d’en conserver le monopole, puisque le témoignage des apôtres eux-mêmes montre que l’esprit de prophétie n’attend que d’être réactivé. Le renouveau du prophétisme à partir du xiie siècle accompagne la croissance de la bureaucratie ecclésiale. Il y a là une dialectique qui mérite d’être approfondie. Elle demande à être analysée en tenant compte d’un autre aspect. Les exemples donnés n’ont pas été choisis totalement par hasard ; ils ont conduit à insister davantage sur les enjeux politiques qui mobilisent l’activité prophétique que sur les questions strictement religieuses. Ce choix visait à suggérer qu’il n’y a pas lieu d’opposer les deux types de préoccupations ; une compréhension achevée du prophétisme médiéval, qui se prolonge à l’époque moderne, demanderait de saisir au contraire l’unité en laquelle ces dimensions se nouent.

Alessandra Pozzo

UN LANGAGE INSPIRÉ « EFFICACE » LA XÉNOLALIE DANS LES RÉCITS HAGIOGRAPHIQUES DU MOYEN ÂGE Le mot xénolalie (synonyme de xénoglossie) relève de la composition de deux mots grecs : xenos, « étranger », et laleo, « parler confusément ». Il désigne la locution miraculeuse et inspirée de langues jamais apprises auparavant par le locuteur. La xénolalie fait partie d’un phénomène plus étendu : elle est traditionnellement enregistrée sous la rubrique des glossolalies religieuses, se caractérisant par le fait que le sujet parlant s’exprime sous l’inspiration d’une puissance divine. La glossolalie n’est pas une langue. Elle ne possède pas de lexique, ni de syntaxe. C’est une élocution confuse et inspirée, non articulée en mots, qui emprunte son système phonologique soit à la langue du parlant, soit aux langues de référence qu’il choisit. Pour comprendre ce qu’est une langue de référence, nous pouvons penser aux chants improvisés, actuellement en vogue dans les assemblées pentecôtistes ou du Renouveau charismatique, qui adoptent parfois des sonorités pseudo-judaïsantes, en l’honneur de l’araméen parlé autrefois par le Christ et ses Apôtres. Un procédé de sélection et de combinaison désordonnée de phonèmes d’une langue de référence, qui n’aboutit pas à la composition de mots, se produit lors de chaque élocution inspirée. La glossolalie peut toutefois présenter l’apparence sonore d’une langue, justement à cause de la combinaison arbitraire de ses phonèmes. Parfois, ceux-ci peuvent s’agencer pour former les mots d’une langue sans que le locuteur en ait l’intention. De ce fait, on y a parfois reconnu un discours en une langue étrangère jamais apprise par l’inspiré, donnant à des phénomènes, appelés dans ce cas xénoglossie ou xénolalie, une allure de miracle. De nos jours, cela se produit encore au cours d’assemblées de prière charismatiques ou pentecôtistes. Or, la xénolalie est un phénomène impossible à évaluer sur le champ et nécessitant des vérifications sur une longue durée pour être déclarée authentique. On connaît un travail de ce genre, accompli au début du xxe siècle à Genève sur les glossopoïèses d’une médium, qui avaient été considérées d’abord comme des xénolalies et qui ont été examinées et réfutées par Théodore Flournoy, Ferdinand de Saussure et Victor Henry1. 1

Cfr T. Flournoy, Des Indes à la planète Mars, Paris, 1899 (réédition Genève-Paris, 1983) ; V. Henry, Le langage martien, Paris, 1901 ; C. Puech, « Parler en langues, parler des langues », Langages,

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 287-301 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101906

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Un essai analogue de vérification de l’authenticité d’une xénolalie a été accompli, dans des conditions évidemment bien différentes, au xviie siècle, lors du phénomène des possessions démoniaques de Loudun2. D’après le matériel que nous analyserons, du point de vue linguistique il est impossible d’affirmer que des xénolalies se soient produites. De fait, les phénomènes décrits ne correspondent pas à ce que la définition de la xénolalie implique. Les élocutions identifiées comme xénolalies, en réalité, relèvent d’autres perspectives. Nous remarquons que, souvent, un phénomène d’ajustement, ou le recours à la pratique du multilinguisme, fournit une explication concrète aux phénomènes décrits qui sont dits miraculeux. Or, en dépit de la réserve qu’à nos yeux ces récits teintés de merveilleux suscitent, nous tenterons de les resituer dans leur statut de parlers inspirés, et nous suspendrons notre jugement face à des phénomènes non vérifiables, pour les considérer comme des expressions de la piété d’une époque et d’une culture. Une fois précisé le biais par lequel nous aborderons l’observation des xénolalies du Moyen Âge, nous pouvons affirmer que c’est bien dans le décalage entre les phénomènes qu’on range sous le registre de la xénolalie et ce qu’ils représentent dans l’imaginaire religieux du Moyen Âge que se situe leur efficacité en tant que langage inspiré. Dans des cadres bien précis, cette expression inspirée autorise les locuteurs à reformuler leur façon de communiquer pour l’ajuster miraculeusement à celle de leurs interlocuteurs. Cette opération est conçue comme un prodige, car elle permet promptement d’établir une communication entre personnes parlant des idiomes différents, en faisant l’économie de la période d’apprentissage linguistique. Critères d’analyse des xénolalies du Moyen Âge Nous avons dit que l’examen des textes que nous allons citer met en évidence des circonstances qui invalident les phénomènes de xénolalie. Nous allons les signaler tout d’abord, car elles relèvent du regard posé sur ce sujet de la part des sciences humaines. Pour les fidèles d’autrefois, ces critères ne sont pas pertinents, ne compte que la foi dans l’œuvre surnaturelle dont le saint est le dépositaire. De ce fait, nous allons signaler tout de suite après les facteurs qui, au contraire, valident au regard de la piété du Moyen Âge les phénomènes rangés sous le registre de la xénolalie dans les récits que nous allons étudier.

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91 (sept. 1988), p. 27-38 ; G. Lepschy, « Saussure e gli spiriti », in Sulla linguistica moderna, Bologna, 1989, p. 326-348, 1995 ; R. Pellerey, « La glossolalia, gli spiriti e le regole del linguaggio », Il mondo 3, anno II, n. 2-3 (agosto-dicembre 1995), p. 296-305. Voir M. de Certeau, La possession de Loudun, Paris, 1970.

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Parmi les facteurs qui invalident les xénolalies que nous allons traiter, on pourrait signaler tout d’abord le merveilleux hagiographique, genre littéraire qui amplifie les exploits d’un saint pour indiquer en lui l’action surnaturelle. Des textes comme les Actes des Apôtres, les Évangiles apocryphes et La légende dorée ont nourri pendant des siècles l’imaginaire religieux de l’Occident chrétien, en traçant la vie des saints à travers une formulation tissée d’événements extraordinaires, d’interventions angéliques et de gestes héroïques et invraisemblables. Ce type de rédaction souligne l’écart entre une vie banale et une vie traversée par le surnaturel, investissant les événements prodigieux relatés de l’évidence de la sainteté. L’hagiographie enthousiaste est un genre littéraire comportant ses propres règles de composition. Les événements dont elle s’occupe ne constituent pas une chronique des faits advenus. Dans ce contexte, la xénolalie se prête davantage à être reconnue comme une manifestation miraculeuse, puisqu’elle entraîne la pratique instantanée d’une langue auparavant inconnue, se passant de la période ordinaire d’apprentissage. Ceux qui se sont penchés sérieusement sur l’examen de ce phénomène ont été très prudents avant de l’avaliser. Je me réfère non pas aux promoteurs de causes de canonisation qui, à certaines époques, ont attribué le don de la xénolalie à des personnes qu’ils désiraient voir vénérées comme des saints, mais plutôt aux linguistes qui, plus récemment, ont étudié de près ces phénomènes. La xénolalie, comme phénomène inexplicable, se prête mieux que les autres phénomènes glossolaliques à différentes formes de falsification. Si nous nous inspirons des critères concernant les faux et les contrefaçons donnés par Umberto Eco dans Les limites de l’Interprétation3, nous remarquons que les récits des vies de saints sont atteints d’enthousiasme désordonné4. De fait, l’auteur d’un tel texte sait qu’au fond la langue parlée par l’inspiré n’est pas identique à une quelconque langue naturelle, mais il n’est pas sensible aux questions d’authenticité. Il pense que les deux expressions sont interchangeables en ce qui concerne leur usage. Il affirme que la compétence linguistique de l’inspiré correspond à la pratique d’une langue existante, compte tenu du fait que l’inspiré peut communiquer avec l’auditeur qui parle la langue en question. Un autre facteur qui peut invalider les xénolalies est représenté par la combinaison arbitraire de phonèmes au cours d’une élocution inspirée non articulée en mots. À cette occasion, il est possible de proférer tout type de son. Rien n’empêche que le locuteur, ayant combiné arbitrairement les phonèmes d’une vraie langue, arrive même à formuler involontairement quelques mots. Si ces mots appartiennent à une langue étrangère que quelqu’un identifie et que le locuteur affirme ne pas connaître, une élocution 3

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U. Eco, I limiti dell’interpretazione, Milan, 1990 (trad. française : Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992). Entusiasmo confusivo dans l’original italien.

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confuse peut d’emblée revêtir une allure miraculeuse. Du point de vue linguistique, l’auditeur opère une segmentation erronée du continuum vocal constitué par la prière inspirée, isolant ainsi des syntagmes là où le locuteur n’a produit qu’un continuum de sons. De nos jours, ce phénomène se produit dans les assemblées de prière charismatiques et pentecôtistes, quand des auditeurs reconnaissent des mots ou des phrases prononcées dans des langues jamais apprises par le locuteur. Ainsi, des mots étrangers à ceux de la langue maternelle du xénolale sont souvent reconnus comme mots d’une langue. On croit déceler une xénolalie dans un parler confus, alors qu’il s’agit d’un qui pro quo interprétatif. Les xénolalies attribuées à des missionnaires médiévaux ne parlant pas la même langue que leurs interlocuteurs, peuvent s’expliquer par la pratique du PXOWLOLQJXLVPHLeurs sermons étaient très vraisemblablement structurés selon les principes expressifs de la tradition orale, utilisés aussi par les jongleurs et les commerçants itinérants. Ils constituaient une sorte de sabir où une phrase était formulée avec quelques mots dans des divers idiomes pour qu’un auditeur, puisant dans le discours quelques termes de sa langue maternelle, puisse reconstruire mentalement, par analogie, le sens de la phrase entière5. Si la xénolalie est proférée dans un état altéré de conscience, il est possible qu’elle puise à des données linguistiques stockées dans sa mémoire latente et faisant partie de ses compétences linguistiques inusitées, sans qu’il en reste trace dans sa mémoire éveillée. Le célèbre cas du cycle indien d’Hélène Smith, étudié par Théodore Flournoy semble répondre à ces conditions6. Il faut d’ailleurs remarquer que parmi les signes pour déceler une possession démoniaque qui nécessite un exorcisme, l’Église compte, entre autres critères, le fait que le possédé parle une langue jamais apprise auparavant7. Ayant alerté le lecteur à propos des contextes qui entendent nous mettre en présence d’une xénolalie, qui risque toutefois de ne pas en être une si on la soumet à une analyse plus détaillée, nous allons maintenant signaler les critères qui valident la xénolalie en tant que parler inspiré dans le contexte de la piété du Moyen Âge. La littérature hagiographique, surtout à partir du Moyen Âge, présente des récits de xénolalie pour pointer l’extraordinaire de l’agir d’une personne en odeur de sainteté. Nous trouvons dans le livre d’André Vauchez sur la 5

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Cfr Cl. Brémond, J. Le Goff, J.-Cl. Schmitt, L’exemplum, Typologie des sources du Moyen Âge occidental, Bruxelles, 1982. Cfr note 1. Cfr Rituale romanum, éd. M. Chevalier, Lugduni, 1618. La formulation des signes de possession démoniaque (signa obsidentis demonio) est : « ignota lingua loqui pluribus verbis, vel loquentem intelligere ; distantia et occulta patefacere ; vires supra aetatis seu conditionis naturam ostendere ; et id genus alia, quae cum plurrima concurrunt, majora sunt indicia ».

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Sainteté en occident aux derniers siècles du Moyen Âge des éléments qui nous suggèrent de considérer la xénolalie dans le développement sur les critères relatifs à la « vertu des signes » à considérer comme témoignage de la sainteté d’une personne. C’est vers la fin du xiie siècle que le pape Innocent III se prononce sur le fait que « là où ont précédé des vrais mérites et où suivent d’éclatants miracles, ils constituent le témoignage certain de sainteté nous induisant à vénérer celui que Dieu désigne ainsi à notre vénération8 ». Ces décrets produisent de nouvelles dispositions touchant aux procès de canonisation, qui déplacent la dévotion des prodiges accomplis par ses reliques aux vertus du saint vivant. Les signes surnaturels servent à attester en ce monde l’élection divine du candidat à la sainteté, mais, entre le début du xiiie et la fin du xive siècle, c’est l’examen de ses vertus qui prend le dessus par rapport à d’autres attributs. Au xive siècle, l’examen des informations sur les visions, révélations et prophéties constitue un nouveau critère dû à l’essor de la sainteté mystique. Pour ce qui concerne plus strictement notre sujet, il faut remarquer qu’à partir du xiiie siècle apparaissent dans les Vies des saints des mentions des charismes reçus par les saints et attribués à l’intervention de l’Esprit Saint9. André Vauchez mentionne surtout le pouvoir de lire dans les cœurs et de prédire l’avenir : des signes qui représentent, à proprement parler, une participation à la manière d’agir de Dieu. Je propose que le don de parler des langues sans les avoir apprises puisse se joindre à cette catégorie de critères avec une petite nuance, à savoir qu’il concerne des saints qui ont joué un rôle soit de missionnaires, soit de prêcheurs dans des conditions très particulières. Prédicateurs, inspirés et missionnaires xénolales Les missionnaires auraient sans doute eu la tâche simplifiée si par une petite touche divine ils avaient pu apprendre instantanément les langues des peuples chez qui ils se rendaient pour les évangéliser. Si on fait confiance aux hagiographes, il s’agit d’un phénomène relativement répandu. Nous allons examiner un épisode de xénolalie tiré de la biographie de saint Antoine de Padoue, qui vit entre 1195 et 1231, naît à Lisbonne et entre dans l’ordre franciscain à l’âge de vingt-cinq ans. Cet épisode est particulièrement significatif, car il s’inspire du récit de Pentecôte tiré des Actes des Apôtres. Ce passage décrit la première prédication des Apôtres après la 8

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Cum secundum, 3 avril 1200, dans Bulle de canonisation de sainte Cunégonde, éd. J. Petersohn, « Die litterae Papst Innocenz III. zur Heiligsprechung des Kaiserin Kunigonde (1200) », Jahrbuch fur fränkische Landesforschung, 37 (1977), p. 21-25. A. Vauchez, La Sainteté en occident aux derniers siècles du Moyen Âge, d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1988, p. 583-622.

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mort de Jésus, l’enrobant de traits miraculeux et des figures traditionnelles des théophanies bibliques. La première prédication du message évangélique à des juifs de la diaspora réunis à Jérusalem après la Résurrection du Christ a été traditionnellement identifiée à un miracle de xénolalie. Les discours des Apôtres, des Galiléens ténus pour assez peu cultivés10, auraient été compris par tous les auditeurs, issus de plusieurs pays du bassin méditerranéen. La référence à ce passage dans la vie d’Antoine ne fait que rendre d’autant plus remarquable le miracle linguistique signifié par la xénolalie, car il reproduit celui-là même qui avait accompagné la première prédication des Apôtres. Quand elle affirme des phénomènes de xénolalie, l’hagiographie enthousiaste comporte souvent une référence au miracle de la Pentecôte, dans l’objectif d’attribuer à l’« aspirant saint » le même prodige que celui accompli par les Apôtres lors de leur première prédication. L’épisode de xénolalie tiré de la vie d’Antoine se présente donc ainsi : Le merveilleux vase de l’Esprit Saint, saint Antoine de Padoue, un des disciples élus et compagnon de saint François, prêchait un jour en consistoire devant le pape et les cardinaux et dans ce consistoire il y avait des hommes de diverses nations et de langues différentes. Enflammé par l’Esprit Saint, il exposa et développa la parole de Dieu si efficacement, si pieusement, si subtilement, si clairement et intelligiblement, que ‘tous ceux qui étaient en consistoire, bien qu’ils fussent de langages si divers, comprenaient toutes ses paroles aussi clairement et distinctement que s’il eut parlé dans la langue de chacun d’eux’ ; tous en demeuraient frappés de stupeur, et il leur semblait que s’était renouvelé cet ancien miracle des Apôtres, au temps de la Pentecôte, qui par la vertu de l’Esprit Saint parlaient en toutes langues. Et ils se disaient l’un l’autre avec admiration : N’est-il pas d’Espagne, celui-là qui prêche ? Et comment dans son parler entendons-nous tous notre langage, le langage de nos pays11 ?

Le passage est bâti sur de nombreuses citations du récit de Pentecôte, avec l’objectif évident de démontrer l’excellence de la prédication d’Antoine dans le rôle de nouvel Apôtre12. 10 11

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Actes 4, 13. Fioretti de Saint François, p. 101, traduit de l’italien par Alexandre Masseroni, Paris, 1994, p. 141. Cfr aussi le commentaire enthousiaste de J.-E. Darras, Histoire de l’Église, Paris, 1880, vol. 31, p. 594 : « Français, Italiens. Allemands, Belges, Anglais, Bretons l’entendaient dans leur propre langue. Leurs auteurs contemporains, les témoins de ce prodige ne sont pas moins formels là-dessus que les Actes des Apôtres ». Fonti Agiografiche Antoniane, Vita Prima o ‘Assidua’, éd. V. Gamboso, Padova, 1981, p. 320322. L’événement se produit en 1230. Antoine se trouve devant le Pape, probablement devant un concile ou un jubilé, ou un rassemblement de pèlerins : « Beati Antonii, Vita Prima seu legenda assidua (anonymo fratre o. Min auctore c. 1232). De fama eius et eficacia predicationis eius. Post hec qutem cum familiari causa minister ordini servum Dei, Antonium, ad curiam destinasset, tali eum favore apud venerabiles ecclesie principes donavit Altissimu, ut a summo pontefice et universa cardinalium moltitudine ardentissima devotione audiretur predicatio illius. Nempe enim talia et tam profunda de Scriptura facundo eructabat eloquio

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Parmi les cas de xénolalie teintée de merveilleux, un épisode se trouve déjà dans la vie de saint Pacôme qui vécut entre 292 et 346 et qui n’est pas étranger à des performances linguistiques étonnantes : Un religieux d’Italie étant allé le trouver pour lui découvrir l’état de sa conscience, le saint ne le pouvait entendre parce qu’il ne savait que sa langue maternelle qui était celle d’Égypte ; il eut recours à Dieu et lui fit cette prière : ‘Seigneur, si, faute de savoir les langues, je ne saurais aider les étrangers, pourquoi me les envoyez-vous ? Et s’il vous plaît que je les serve, donnez-moi ce qui m’est nécessaire pour exécuter votre volonté’. Il continua cette oraison l’espace de trois heures et, à la fin, il reçut du ciel une pleine intelligence et un parfait usage de la langue grecque et de la langue latine13.

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ut ab ipso domino papa, familiari quadam prerogativa Archa Testamenti vocaretur ». Voir aussi Fonti Agiografiche Antoniane, Vita del ‘Dialogus’ e ‘Benignitas’, ibid., ch. 17, p. 516-518 (rédigée en 1280 environ, par John Peckham) : « Ch. 17. Mirabilia. Qualiter sanctus Antonius predicans ab hominibus diversarum linguarum fuit clare intellectus. Dum vir Dei semel in Romana curia esset pro quibusdam ordinis constitutus, contigit innumerabilem populum diversa rum lingua rum, utriusque sexus, illuc confluxisse ad consequendum indulgencias circa Pascha. Cumque, de mandato summi pontificis, peregrinus huiusmodi solempniter predicasset, ecce gratia Spiritus Sancti, quemadmodum beatos Apostolos in dei Penthecostes sic mirificavit sic reprlvit sicque dotavit lignuam ipsius, quod unusquisque patenter audivit, clare intellexit linguam in qua natus fuerat et educatus. Sic multi eorum postmodum certitudinaliter asserebant ». Voir aussi Fonti Agiografiche Antoniane, Liber miraculorum e altri testi medievali, Padova, 1997, chap. 1, p. 155-157 (texte de 1367-1370 dont l’auteur est Arnaud de Sarrant, Arnaldum de Sarano de Toulouse) : « Incipit aliqua de vita et miracoli sancti antonii de padua, que in eius maiori legenda in toto vel in parte non ponuntur. Caput 1. Miraculis confusi et conversi haeretici Concio Beati Antonii poluis idiomatum diversorum. Gloriosissimus pater sanctus Antonius de Padua, unus de electis sociis et discipulis sancti Francisci, quem idem sanctus propter vitam et predicationis famam suum episcopum appellabat, cum Rome, in consilio de mandato summi Pontificis, peregrinis innumerabilibus, qui illuc propter indulgentias et consilium convenerant, predicaret (erant enim ibi Greci, latini, Francigene, Teutonici, Sclavi et Anglici ac alii lingua rum diversa rum). Sic Spiritus Sanctis lignuam suam ut condam sanctorum Apostolorum mirificavit, quod omnes qui audiebant, non sine omnium admiratione, ipsum clare intelligebant, et unusquisque audiebat linguam suam in qua naut erat. Et tunc tam ardua et melliflua eructavit, quod omnes redditi stupore et admiratione suspensos. Propter quod Papa ipsum Archam Testamenti vocavit ». Voir P. Aphandéry, « La glossolalie dans le prophétisme médiéval latin », Revue d’histoire des religions, 103 (1931), p. 433, qui cite le cas analogue de sainte Colette de Corbie comparée aux Apôtres dans les Acta Sanctorum : « Apostoli variis linguis loquebatur, et omnia idiomata percipiebant. Pariformiter ipsa cuncta percipiebat idiomata videlicet latinum et alamanicum et reliqua » (AASS., Mart., I, p. 576). Voir enfin E. Lombard, « Essai d’une classification des phénomènes de glossolalie », Archives de psychologie, 7 (1908), p. 41 qui cite en revanche un passage tiré de la Vie d’Apollonius de Tyane, livre I, chap. 19 : « Je sais toutes les langues des hommes sans en avoir appris aucune », aurait dit le sage à son compagnon Damis. Et comme celui-ci manifestait de l’étonnement, Apollonius ajouta : « Ne vous étonnez pas si je comprends toutes les langues des hommes ; je comprends même leur silence. » D’après la suite du récit, d’ailleurs, Apollonius se servit d’un interprète. P. Guérin, Les Petits Bollandistes, Paris, 1865, vol. 5, p. 282 (14 mai).

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Le document ne s’exprime pas sur la possibilité de parler les langues dont Pacôme a reçu la compréhension, mais la définition de la xénolalie y est présente : la faculté surnaturelle de connaître des langues jamais apprises auparavant. Une circonstance analogue se rencontre dans la vie de Bernardin de Sienne, soit Bernardino Albizeschi, un saint italien né en 1380 à Massa, près de Sienne, et mort en 1444. Entré dans l’ordre franciscain, il devient célèbre pour la qualité de sa prédication qui déplace les foules. Précisément à cause de ses nombreux voyages missionnaires, il est habitué à des auditoires très différents. Dans un passage de sa biographie, il témoigne d’une attention particulière à les rejoindre tous, tenant compte de leurs diversités linguistiques : Je t’assure que je ne dirais pas ces mots en Lombardie. Quand je vais prêcher de région en région et que j’arrive dans un pays, je m’ingénie à parler selon leur vocabulaire ; j’ai appris et je sais dire à leur façon de nombreuses choses14.

Cette conduite ne témoigne pas seulement de la sensibilité linguistique du saint, mais aussi d’une prédisposition pour ce qu’en termes techniques on appelle ajustement15. Il s’agit d’adapter ses propres facultés expressives à celles de l’auditoire dans une circonstance communicative difficile, comme celle précisément qu’on expérimente avec un étranger ou par exemple avec un enfant (dans ce cas il s’agit du baby talking), ou avec une personne affligée d’un handicap. Ainsi, quand Bernardin affirme savoir comment parler à des Lombards, il se sert de cet artifice s’il choisit les termes qui, s’écartant de son toscan maternel sans pourtant justifier une vraie traduction, sont plus accessibles aux gens de cette région. Il ne faut pas oublier que cette pratique n’est pas exceptionnelle pour un missionnaire de l’époque de Bernardin, mais qu’elle constitue le cœur du multilinguisme pratiqué par les itinérants de toutes sortes. De fait, il vit en un temps qui précède de quelques décennies le début de la diffusion massive de la culture écrite par le biais de l’imprimerie, et de l’extinction progressive

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L. Bianchi, Le prediche volgari di san Bernardino da Siena dette nella piazza del campo l’anno ora primamente edite, Siena, 1880, vol. 2, p. 229 : « Io ti prometto ch’io non direi in Lombardia queste parole per buona cosa. Quando io vo predicando di terra in terra, quand’io giongo in un paese, io m’ingegno di parlare sempre sicondo i vocaboli loro. Io avevo imparato e so parlare al loro modo molte cose ». Cfr N. Coupland, H. Giles, « Introduction : The communicative contexts of accommodation », Language and Communication, 8 (1988), p. 175-182 ; H. Giles, « Communication effectiveness as a function of accented speech », Communication Monographs, 40-4 (1973), p.  330-331 ; H. Giles, P. F. Powesland, Speech Style And Social Evaluation, London and New York, 1975 ; H. Giles, A. Mulac, J. J. Bradac, P. Johnson, « Speech Accommodation Theory : The First Decade and Beyond », Communication Yearbook, 10 (1987), p. 13-48. MCCCCXXII

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des moyens spécifiques à la culture orale16. Parmi les caractéristiques inhérentes à la transmission orale, il y a celle d’être diffusée grâce à des agents itinérants, que ceux-ci soient des jongleurs, des commerçants, ou bien des missionnaires dans le domaine de la culture religieuse. Les artifices utilisés par ces acteurs de l’oralité, traversant des régions où l’on parle des langues vulgaires plus ou moins semblables entre elles, sont connus. Cela peut consister aussi, au sein d’une représentation ou bien d’une prédication, en des répétitions du même terme ou de la même phrase en des langues vulgaires différentes pour atteindre la totalité d’un auditoire dont on ne connaît pas précisément la composition. Un autre stratagème est celui de formuler une sorte de sabir qui contient un mélange de termes plus ou moins reconnaissables. C’est le lot des commerçants et des marins qui côtoient des gens de cultures et langues tellement différentes et qui ont l’exigence de se faire comprendre par tous avec le moindre effort d’apprentissage linguistique. Cependant, un autre épisode bien plus éclatant est compté parmi les exploits de Bernardin. Les Petits Bollandistes le citent dans une forme très sobre : Une autre fois, prêchant devant des Grecs qui ne savaient pas l’italien, il se fit entendre par eux aussi parfaitement que s’il leur eût parlé en leur langue17.

Nous lisons un récit plus détaillé relatant cette même entreprise dans le texte de Berthaumier18. L’épisode se déroule à Florence en 1439 et on comprend mieux sa portée si on le situe au sein des divergences entre Latins et Grecs sur la procession du Saint Esprit dans la proclamation de la foi chrétienne. Ce sujet est tout particulièrement débattu dans un concile réuni par le pape Eugène IV à Ferrare en 1438. Suite à cet événement, des Grecs sont rassemblés à Florence et Bernardin avec d’autres prédicateurs italiens est invité à prêcher s’adressant tout particulièrement à eux. Voici le récit de l’événement : Il éprouva la plus vive douleur, au milieu des œuvres de son zèle, de ne pas pouvoir se faire entendre des Orientaux. Il enviait la science d’Albert de Sarziano à qui la langue grecque était familière comme la langue italienne. Une voix intime lui disait combien serait fructueuse sa parole en des circonstances si solennelles. Lui, l’apôtre de la paix chez des peuples aux haines invétérées, le conciliateur de différents si nombreux, sera-t-il condamné au silence dans l’assemblée des fils du Très-Haut ? Il s’adresse donc avec ferveur à Celui qui rend habile la langue des enfants, il le conjure de renouveler en faveur de son Église

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Cfr I. Paccagnella, Il fasto nelle lingue. Plurilinguismo letterario nel Cinquecento, Roma, 1984 ; G. Folena, Il linguaggio del caos, Studi sul plurilinguismo rinascimentale, Torino, 1991. P. Guérin, Les Petits Bollandistes, vol. 5, p. 400. Histoire de saint Bernardin de Sienne de l’Ordre des Frères Mineurs, Paris, 1862, p. 381-382 ; voir aussi M. Taillé, Le « parler-en-langue ». De la Pentecôte aux Charismatiques, Angers, 1991, p. 75.

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les merveilles des premiers jours, puis il s’avance plein de confiance vers la chaire sacrée. Les Orientaux se pressaient comme les Latins, attirés par la renommée du prédicateur. Ils ignoraient qu’il fût étranger à la connaissance du grec, et ils attendaient avec avidité ses enseignements. Leur attente ne fut pas trompée ; à peine a-t-il commencé que les paroles coulent de ses lèvres dans la langue de Basile et de Chrysostome ; nul d’entre les Hellènes n’a parlé avec plus de pureté, rien dans l’orateur ne trahit l’homme élevé au sein de l’Italie et uniquement versé dans les lettres latines. Il exposa la foi catholique d’une manière claire et irréfragable ; il parla des avantages de cette union des deux Églises dont le chef unique, Jésus Christ, ne saurait avoir un double représentant sur terre, être divisé au milieu des hommes. Les Grecs, en le voyant s’exprimer avec une science théologique aussi parfaite, une éloquence aussi persuasive, une onction aussi pénétrante, comprenaient l’enthousiasme des Latins pour l’orateur, ils s’expliquaient les succès prodigieux de ses discours dans les régions les plus agités de la Péninsule. Leur admiration s’accrut bien davantage et se changea en vénération profonde, quand ils surent que Bernardin n’avait aucune connaissance de la langue grecque, que cette facilité d’élocution, si remarquée des plus habiles d’entre eux, avait été un don passager du ciel, dont il n’était rien resté à l’orateur. Ils voulurent s’en assurer par eux-mêmes et bientôt ils purent se convaincre de la réalité du miracle accompli en faveur du retour de l’Église orientale à la foi de ses anciens pères. Le doigt de Dieu était donc dans cette assemblée de Florence.

L’interprétation de ce passage n’est pas facile. Il nous est laissé entendre que Bernardin parlait miraculeusement grec, mais comment les Latins pouvait comprendre alors ? Peut être a-t-il répété son sermon en latin ? Si une xénolalie s’est manifestée, est-elle passive, c’est à dire que Bernardin aurait parlé le toscan et les auditeurs auraient tous compris dans leur propre langue maternelle ? Il est vrai que si on interprète littéralement le passage des Actes auquel Bernardino se réfère pour formuler son désir de parler miraculeusement grec, c’est bien cela qu’on peut y lire. Indépendamment de l’articulation d’un prodige quelconque, dont la vérification n’est pas de notre ressort, nous pouvons suggérer comme explication plus prosaïque de l’événement, que le grec ait été mélangé au latin comme dans la pratique du multilinguisme. Peut être que Bernardin, tout en n’étant pas bilingue, connaissait suffisamment de mots fondamentaux du grec pour pouvoir exprimer son avis. La structure de son discours, tout en étant théologiquement complexe, aurait pu être assez simple pour être comprise en utilisant de temps en temps des mots-clefs, et d’autres artifices typiques de la culture orale. Rien n’empêche de déplacer le miracle et de considérer prodigieuse l’admiration des grecs pour l’éloquence et pour le contenu du discours de Bernardin, alors que la chronique historique nous transmet jusqu’à quel point ils étaient réfractaires au genre de propos soutenus par le saint.

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Une entreprise analogue est transmise au sujet de saint Dominique qui a vécu entre 1170 et 1221. Cet épisode a été relaté de façons tellement différentes qu’en les comparant nous pouvons pratiquement tirer des conséquences opposées : En se rendant de Toulouse à Paris, le Bienheureux Père vint à Rocamadour, et passa la nuit en prière dans l’église de la Bienheureuse Marie. Le lendemain, avec son compagnon, ils rejoignirent sur la route quelques pèlerins allemands, qui s’adjoignirent à eux par dévotion, lorsqu’ils entendirent réciter leurs psaumes et leurs litanies. Arrivés à l’étape, les Allemands les invitèrent et, selon leur coutume, partagèrent avec eux une chère abondante. Ainsi firent-ils durant quatre jours. Dominique un beau jour dit à son compagnon : ‘Frère Bertrand, vraiment j’ai mauvaise conscience, nous faisons moisson des biens de chair de ces pèlerins, sans semer en eux les biens de l’Esprit. Aussi, s’il te plait, prions à genoux le Seigneur qu’il nous donne à la fois de comprendre et de parler leur langue, pour que nous puissions leur annoncer le Seigneur Jésus’. Ce qu’ayant fait, ils parlèrent l’allemand d’une manière intelligible, à la stupéfaction de tous19.

La version de Marie-Humbert Vicaire20 est la suivante : Castillan, il rencontre certainement bien des difficultés à s’adapter aux dialectes variés de l’Italie du nord, toscan, lombard, émilien, et à se faire comprendre des simples gens du peuple. Nous pensons qu’il réussit néanmoins et qu’il prêche publiquement et fréquemment en Italie comme il l’a fait durant douze ans dans la France méridionale. À une époque où les idiomes romans n’ont pas encore développé et fixé de langues littéraires, on n’est guère difficile pour le langage d’un étranger qui prêche. D’autre part, Dominique, en se familiarisant avec l’occitan et le provençal, a fait naguère un pas notable vers les dialectes de l’Italie du Nord. Enfin, il est manifeste qu’il ne recule devant aucun effort pour apprendre la langue du peuple qu’il côtoie. Il est trop prédicateur pour supporter de vivre dans un pays sans entrer en contact avec les autochtones. Ses compagnons d’alors sont unanimes à souligner sa volonté tenace de lier conversation avec tous ceux qu’il rencontre en chemin, pour leur parler de Dieu, et le succès de ses efforts. N’a-t-il pas réussi sur la route d’Orléans, par la grâce de Dieu, à parler même l’allemand ?

Le récit de Marie-Humbert Vicaire estompe le prodige et donne une interprétation tellement raisonnable de l’inattendue élocution allemande de saint Dominique qu’on ne voit pratiquement pas de trace de xénolalie. Aucun de ces témoignages ne représente un cas de xénolalie, car les techniques de la transmission orale demeurent comme justification possible de tous ces épisodes pseudo-prodigieux et les transformeraient en un fait de prédication ordinaire au moyen du multilinguisme. 19

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Chronique de Géraud de Frachet, dans Vitae Fratrum ord. Praedicatorum necnon chronica rdinis ab anno 1203 usque 1254, éd. B. M. Reichert, Louvain, 1896, p. 74-75. M. H. Vicaire, Histoire de saint Dominique, Paris, 1982, p. 109.

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Saint Vincent Ferrier, qui naît à Valencia en 1350 et meurt à Vannes en 1417, en constitue un autre exemple, fameux et éclairant. Sa langue maternelle est le catalan, comme en témoignent les textes écrits de sa main qui nous sont parvenus. Il entre dans l’ordre dominicain et suit une formation à Barcelone. Il apprend ensuite des rudiments d’arabe et d’hébreu qui lui seront profitables pendant ses missions auprès des Juifs et Musulmans d’Espagne. Pendant ses études, il est envoyé aussi à Toulouse en 1377 où il a dû apprendre le dialecte gascon-languedocien du lieu. Il fut obligé de parler aussi castillan, étant aumônier de la reine Yolande, de 1391 en 1395. Puis, en 1395, il vit à Avignon où il apprend le provençal, assez proche du catalan et du languedocien. Lorsque, en 1399, il commence sa tournée d’une vingtaine d’années de prédication qui le mène en Savoie, Lombardie, Dauphiné, Roussillon, Lyonnais, Aragon, Castille, Murcie, Andalousie et Catalogne, naît autour de lui une renommée de prédicateur extraordinaire. Mais si l’on sonde un peu davantage les témoignages, on découvre que les affirmations de l’hagiographe sont assez brouillées. Michel  Taillé21 s’est employé à découvrir les contradictions contenues à ce sujet dans la biographie de ce missionnaire rédigée par Pierre-Henri Fages22. D’abord, il remarque que la concision dans l’affirmation « né en Aragon, il passe en Italie23 » fait l’économie de 51 ans de la vie de Vincent, pendant lesquels il apprend, entre autres, le latin, le grec, l’hébreu et l’arabe, langues qui ne sont pas liées directement à sa prédication en langue vulgaire, mais qui constituent une excellente propédeutique linguistique. Les habitants des régions diverses dans lesquelles il a vécu entre-temps parlent des dialectes proches l’un de l’autre et il a dû apprendre aussi le français d’oïl, parlé précisément par son ami Nicolas de Clamanges. De plus, en Avignon, il parle un hybride franco-provençal-catalan qui était utilisé par une partie de la cour pontificale. Taillé dresse une carte des déplacements de Vincent et il constate qu’il n’a jamais rencontré « aucune frontière linguistique (comme par exemple la frontière entre français et flamand) mais encore sans jamais se heurter à une solution de continuité dans la compréhension ». La lettre de Nicolas de Clamanges continue avec la chronique pleine d’admiration d’une prédication accomplie en Italie, où le phénomène suivant se produit : « Voici qui est le plus fort : il parle si bien italien qu’il n’y a pas que les Italiens qui le comprennent, mais des gens qui n’ont aucune teinture de cette langue. Un Allemand m’a affirmé qu’il a entendu toutes ses paroles, comme s’il eût parlé en allemand ». Le passage renferme des contradictions naïves et tout à fait éloquentes. De fait, si nous imaginons que l’italien de Vincent est un sabir composé de plusieurs langues ou dialectes de racine 21 22 23

M. Taillé, Le « parler-en-langue », p. 63-67. P.-H. Fages, Histoire de saint Vincent Ferrier, t. 1, Louvain, Uystpruyst-Paris, 1901. Cfr la lettre de Nicolas de Clamanges (1360-1437) à Réginald Fontanini, dans ibid., p. 163.

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latine ou anglo-saxonne, le mystère est expliqué. Même le latin écrit par le saint comporte certaines variantes personnelles qui le font glisser vers les assonances de la langue vulgaire. Fages les cite en vrac : habebat plus de decem annis quod (il y avait plus de dix ans que) ; facere aurem surdam (faire la sourde oreille) ; qui numquam facit rigolare se in hoc mundo (qui n’a jamais fait rien d’autre que rigoler en ce monde) ; de bon hora (de bonne heure), etc.24. Dernier mystère : la prédication en Bretagne, qu’il aurait accomplie dans sa propre langue alors que les Bretons l’auraient compris dans la leur, qui « est d’une obscurité impénétrable aux étrangers ». Taillé infirme cette donnée en remarquant que la région vannetaise, où Vincent Ferrier aurait prêché, était à l’époque en partie bretonnante mais vouée aussi au bilinguisme francobreton. Il semble plausible que Vincent Ferrier était versé dans l’ajustement. Il adaptait ses nombreuses compétences linguistiques à l’objectif d’atteindre son auditoire dans des conditions difficiles de communication, ce qui contribue sans doute à accroître la grande renommée de prédicateur qui lui est attribuée. L’hagiographe qui consigne ses exploits ne fait pas l’économie de contradictions et manque d’objectivité, pour faire transparaître à tout prix le miracle. Margery Kempe est une autre xénolale de la même époque. Elle naît dans le Norfolk en 1373 et meurt en 1440. Elle présente de signes d’instabilité mentale au moment de la naissance de son premier enfant, mais elle se déclare guérie lors d’une apparition du Christ, après quoi, elle se convertit à une vie très pieuse. Personne extrêmement extravagante, pendant ses inspirations elle manifeste en public, sans aucune discrétion, les diverses expériences mystiques qu’elle expérimente, ce qui fait douter de leur authenticité à son entourage25. Le récit de la vie de Margery Kempe est écrit sous sa dictée plusieurs années après son retour en Angleterre en 1415, puisqu’elle était analphabète. L’épisode de xénolalie qui la concerne apparaît au moment où, se trouvant à Rome en pèlerinage, elle décide de choisir comme confesseur un

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P.-H. Fages, Œuvres de saint Vincent Ferrier, Paris, 1909, p. 18. S. Brown Meech, The Book of Margery Kempe, Oxford, 1940, p. 103 (trad. française par D. Vidal, Margery Kempe. Le livre. Une mystique anglaise au temps de l’hérésie lollarde, Grenoble, 1987, p. 175) : « Béni soit Dieu qui faisait qu’un étranger la pouvait comprendre, quand les gens de son pays l’avaient abandonnée et ne voulaient l’entendre en confession que si elle cessait ses larmes et ses paroles de sainteté. Elle ne pouvait pleurer que si Dieu pourtant le lui accordait. Et il le lui accordait souvent en telle abondance qu’elle n’y pouvait résister. Plus s’y essayait-elle, ou de s’en détourner, plus puissamment son âme en était travaillée, envahie de pensées si saintes qu’elle ne pouvait l’empêcher. Elle sanglotait et criait avec une telle véhémence, entièrement contre son gré, que nombreux, hommes et femmes, en étaient stupéfaits. »

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prêtre flamand qui ne comprend pas un mot d’anglais, mais qui lui paraît un homme bon et dévot. Pour ce faire, elle convainc ce religieux : […] d’adresser ses prières à la Bienheureuse Trinité, à la sainte Vierge et à tous les saints du Ciel, et qu’il invite ceux qui aimaient Notre Seigneur à prier pour lui, afin qu’il obtienne la grâce d’entendre sa langue et le récit des choses mêmes qu’elle voulait, par la grâce de Dieu, lui dire et révéler. Le prêtre était un homme juste, flamand de naissance, clerc estimable et homme très instruit, aimé et entouré de beaucoup d’égards à Rome où il était de confiance – un des prêtres en ville occupant les plus hautes charges. Dans le désir d’être agréable à Dieu, il suivit le conseil de la créature, et fit chaque jour ses prières à Dieu avec la plus grande ferveur, pour recevoir la grâce de comprendre ce qu’elle voulait lui dire et obtint que prient pour lui ceux qui aiment le Seigneur. Ils furent treize jours en prière. À la fin du treizième jour, le prêtre revint vers elle pour voir si leurs prières avaient été reçues. Alors il put comprendre ce qu’elle lui dit en anglais et elle put comprendre ce qu’il lui disait. Il ne comprenait pourtant pas l’anglais que parlaient d’autres gens, bien que les mêmes mots fussent utilisés, et par elle et par eux. Ainsi confessa-t-elle à ce prêtre tous ses péchés […]26.

Des gens de l’entourage de Margery se mêlent de l’affaire et l’accusent de s’être confessée à un prêtre qui ne la comprenait pas. Elle organise donc une mise en scène pour démontrer qu’elle est surnaturellement comprise par son confesseur. Elle invite à un dîner les accusateurs (anglais) et le prêtre en question (flamand, qui dans la deuxième partie du récit est dit être allemand). Ils commencent par faire exprès de parler en anglais entre eux pour voir les réactions du Flamand/Allemand, qui, « garda toujours le silence, l’air maussade, ne comprenant mot à ce qu’ils disaient en anglais, mais seulement lorsqu’ils s’expriment en latin27 ». Quand les convives sont enfin convaincus que le prêtre flamand ne saisit pas un mot d’anglais (c’est-à-dire de l’anglais prononcé par eux), Margery raconte (en anglais) une histoire de l’Écriture Sainte qu’elle avait apprise d’un ecclésiastique. Ils demandent au Flamand/ Allemand s’il a compris, et il leur répète en latin la même histoire que Margery avait prononcée en anglais. Ce miracle de xénolalie consisterait donc dans le fait que l’ecclésiastique comprend seulement l’anglais parlé par l’inspirée. Ce serait donc une variante de xénolalie sélective ?

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S. Brown Meech, The Book of Margery Kempe, p. 82-83 (trad. fr. p. 154-155). Voir aussi Le Livre de Margery Kempe, une aventurière de la foi au Moyen Âge, Paris, 1989. Ibid.

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Conclusions Face aux témoignages de xénolalie que nous avons cité, nous sommes saisis par un imaginaire étonnant, qui façonne des scénarios où on attribue aux élocutions de certaines personnes, dans des contextes spécifiques, un pouvoir miraculeux. Au Moyen Âge, le parler inspiré des Apôtres tiré du récit de la Pentecôte est interprété en tant que parler des langues étrangères jamais apprises auparavant. Nous pouvons le remarquer si nous faisons appel aux textes des prédications de l’époque28. Cette exégèse fournit la matrice à tous les autres récits de xénolalie. L’allusion plus ou moins implicite au passage de la Pentecôte fonde et autorise le pouvoir donné à des personnes qui ont la responsabilité d’annoncer une Parole divine, de prononcer des mots et de formuler des propos en des langues qu’ils n’avaient jamais apprises auparavant. Ce parler inspiré consiste dans le déploiement d’un pouvoir de communication en des situations où le locuteur serait dans l’impossibilité objective de se faire comprendre par des étrangers. Les personnes investies de cette faculté ne la maîtrisent pas, mais elle leur est octroyé au moment crucial, quand cela leur est indispensable pour transmettre une parole prophétique, proférer un message divin, prêcher ou évangéliser. En dehors de ces moments décisifs, le locuteur ne dispose pas de cette faculté. De plus, comme déjà en Actes 2, les récits sont parfois ambigus : est-ce le locuteur qui parle la langue de l’auditoire, alors qu’il ne la connaissait pas, ou bien l’auditoire qui comprend la langue du locuteur, alors que, d’habitude, il ne la comprend pas ? Est-ce qu’une traduction simultanée se matérialise au cours de l’élocution de l’inspiré ou est-ce qu’elle se déploie « dans les oreilles » de l’auditoire ? L’ambivalence de ces deux perspectives au sein des récits de xénolalie est sans doute significative, car elle indique que l’émetteur et le destinataire de ce procédé singulier de communication sont, tous les deux, sous le coup de l’action divine. Autant le locuteur est investi du pouvoir de communiquer dans une langue qui n’est pas la sienne, autant l’auditoire est pourvu de l’aptitude à comprendre un idiome auparavant inconnu. L’efficacité inhérente à la xénolalie consiste en définitive à permettre la communication dans une situation où elle se révèlerait impossible par des moyens purement humains. Elle accorde donc aux deux partenaires d’un processus communicatif qui se déploie dans des conditions difficiles, les aptitudes linguistiques nécessaires à la bonne transmission d’un message.

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S. Vecchio, « Dispertitae linguae. Le récit de la Pentecôte entre exégèse et prédication », in Zwischen Babel und Pfingsten : Sprachdifferenzen und Gesprächsverständigung in der Vormoderne (8.-16. Jahrhundert), éd. P. von Moos, Zürich-Berlin, 2008, p. 237-252.

Discours bénéfiques, discours maléfiques

Florence Chave-Mahir

L’EXORCISME DES POSSÉDÉS, UNE PAROLE EFFICACE D’APRÈS QUELQUES ŒUVRES DOCTRINALES DES VIe-XIIIe SIÈCLES « Quod est hoc verbum quia in potestate et virtute imperat inmundis spiritibus et exeunt et divulgabatur fama de illo in omnem locum regionis » (Luc 4, 36)

C’est dans la mise en scène du pouvoir et de la vertu du Christ-Verbe que l’Évangile rend manifeste la déroute des esprits immondes. Durant toute sa vie et jusqu’à la Passion, Jésus chasse le diable. Quelle que soit la forme que celui-ci ait prise pour posséder des êtres humains, le démon est mis en fuite par sa parole – parole divine par excellence –, dont l’efficacité a même été un signe pour tous ceux qui voulaient voir en lui le Christ. Ce pouvoir des mots sur le démon a ensuite été au cœur du discours théologique et de la pratique de l’exorcisme médiéval. En effet, l’exorcisme des possédés peut être considéré comme l’un des rares moments de la vie religieuse où le pouvoir des mots est directement identifiable et vérifiable. Il se mesure à l’abandon par le diable du corps possédé, que l’exorciste obtient presque toujours. En cela, l’exorcisme serait le type même de parole performative dont on puisse immédiatement – ou assez rapidement – constater l’effet1. Les sources, cependant, ne mettent pas toutes en scène l’efficacité de la parole d’exorcisme de la même manière. Lorsqu’au xe siècle, les rédacteurs du pontifical romano-germanique décidèrent de rassembler dans un même chapitre traitant des possédés du démon les différents formulaires d’exorcisme auparavant disséminés dans les sacramentaires, ils offrirent des ordines rassemblant les paroles et les gestes nécessaires à une pratique pourtant mineure dans l’Église. Ces livres liturgiques ne donnent que des mots et les conditions de leur énonciation, sans que l’on puisse en déduire leur efficacité. De leur côté, les Vies des saints, à l’image de celle du Christ rapportée dans les Évangiles, multiplient des récits d’exorcisme, d’autant plus spectaculaires 1

Voir I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 305-325 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101907

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qu’ils s’achèvent presque toujours par une victoire sur le démon et une libération du possédé. Les exorcismes racontés dans l’hagiographie sont des mises en scènes qui, tout en s’inspirant directement de la liturgie, montrent presque toujours la victoire de la parole d’exorcisme. Les sources iconographiques enfin ne représentent que la victoire de l’Église en montrant le diable qui sort de la bouche du possédé. J’ai eu l’occasion d’explorer et de croiser le témoignage de ces différents documents afin de mettre au jour l’efficacité de la parole d’exorcisme2. Je me propose d’examiner ici les réflexions suscitées par cette pratique. Comme toute action liturgique, l’exorcisme a été encadré, en effet, par un discours doctrinal véhiculé à la fois par des prescriptions conciliaires, des définitions des Pères de l’Église ou des développements du droit canon, tous significatifs de la manière dont cet acte de parole était compris. À partir de la formulation trouvée par Isidore de Séville pour définir cette action liturgique, nous verrons à quelles explicitations elle a donné lieu dans d’autres ouvrages, en particulier au moment de la promotion du septénaire sacramentel au xiie siècle. Nous préciserons d’abord comment la parole d’exorcisme est nommée et définie et comment l’Église conçoit, dans ses dispositifs liturgiques et ses discours doctrinaux, l’héritage fondamental des exorcismes du Christ. Par ailleurs, quelle place les Pères de l’Église et les théologiens qui leur ont succédé accordent-ils à l’exorcisme dans l’analyse des sacrements, en particulier au xiie siècle ? Cette définition de l’exorcisme et l’affirmation de ce type de parole ont-elles été accompagnées d’une réflexion sur les limites de son efficacité ? Enfin, l’éventualité d’un détournement ou d’un autre emploi de cette parole puissante contre les démons est-elle envisagée ? La parole d’exorcisme : un sermon de gronderie Des Pères de l’Église aux théologiens du xiie siècle, les paroles qui mettent en fuite le démon ont toujours été désignées à l’aide d’un certain nombre de termes : adjuration, conjuration et même, ce qui est plus surprenant, sermon de gronderie. Pour saint Augustin (354-430), l’exorcisme est une adjuration par le divin3. Le verbe adjurare exprime le fait de jurer tout en invoquant le nom de 2

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F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (Xe-XIVe siècle), Turnhout, 2011 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge 10). La rédaction du livre sur l’exorcisme des possédés a été nourrie par les échanges qui ont eu lieu lors du colloque sur le pouvoir des mots en juin 2009. Ainsi, la problématique du colloque est au centre de ce livre que je complète ici en me fondant sur des textes qui n’avaient pas tous pris leur place dans son architecture. Les planches 9 à 12 du cahier couleur offrent quatre exemples de représentations de l’exorcisme et de la victoire contre le démon. « Exorcizare dicuntur, hoc est per divina eum adiurando expellere » (Augustin, De Beata Vita, éd. J. Doignon, Paris, 1986, p. 91).

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Dieu. Ce terme renvoie aux exorcismes antiques où le démon était sommé de se nommer et de se soumettre, ce qui pouvait parfois passer pour une prestation de serment. Ainsi, le mot exorcisme a pour racine le grec ορκοσ qui signifie ‘le serment’ et sur laquelle sont formés les deux verbes έξορκόω ou έξορκιζω qui veulent dire « obliger quelqu’un à accomplir une action en lui faisant prêter serment4 ». L’adjuration est aussi un appel à l’aide divine et elle implique d’avoir recours à des noms de Dieu efficaces comme ceux qu’emploie la liturgie, nous le verrons. Il s’agit-là de prescriptions tardives car le Christ lui-même n’a jamais employé d’adjuratio per divina5. Les Évangiles racontent au contraire que le Christ se contente d’exorciser par un ordre bref de partir souvent construit à partir du verbe exire6 . Le Christ « dit » au diable, il lui ordonne7 et il l’interpelle aussi fortement comme l’indique l’emploi du mot increpare8. Sa propre autorité est suffisante, il n’a besoin ni d’en appeler à Dieu ni d’invoquer son nom. Dans l’Évangile de Marc, c’est le possédé de Gérasa lui-même qui, par un renversement de position, adjure Jésus par Dieu de ne pas le torturer9. Ainsi, ce démon capable de toutes les provocations, mais aussi de reconnaître l’autorité divine du Christ, emploie-t-il pour la première fois une formule d’adjuration per divina qui fait défaut dans les récits de sa vie. Car chacun s’accorde à reconnaître sa virtus verborum contre les esprits immondes10. Cette puissance de la parole du Christ se déplace vers son nom à la suite de la Passion. Avec la mission des 72 apôtres, commence à être envisagée une adjuration au nom de Jésus11 et c’est Paul qui, le premier, exorcise en son nom12. L’emploi de l’onomastique divine dans les exorcismes 4

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Voir P. Brown, Le culte des saints, son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, 1984 et F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 14. Sur toute la tradition du Christ exorciste dans les Évangiles et dans les premiers siècles, la littérature abonde, voir : G. H. Twelftree, Jesus the exorcist, Tübingen, 1993 ; et Id., In the Name of Jesus, Exorcism Among Early Christians, Baker Akademic, 2007 ; E. Sorensen, Possession and Exorcism in the New Testament and Early Christianity, Tübingen, 2002. Au démoniaque de la synagogue de Capharnaeum est ainsi ordonné : « et comminatus est ei Iesus dicens obmutesce et exi de homine » (Marc 1, 25). Face à l’épileptique, Jésus a ces paroles : « ego tibi praecipio exi ab eo et amplius ne introeas in eum » (Mc 9, 24). « Praecipiebat enim spiritui inmundo ut exiret ab homine […]. Interrogavit autem illum Iesus dicens quod tibi nomen est at ille dixit Legio » (Luc 8, 30). « Et increpavit illi Iesus dicens obmutesce et exi ab illo » (Lc 4, 35) ; « et increpavit Iesus spiritus inmundum et sanavit puerum et reddidit illum patris eius » (Lc 9, 43) ; « et increpavit ei Iesus et exiit ab eo daemonium » (Matth 17, 17). « Adiuro te per Deum ne me torqueas » (Mc 5, 7). Luc 4, 36. L’efficacité du verbe est représentée dans les enluminures médiévales par le fait que le diable quitte le corps du possédé par sa bouche. Le démon peint dans la Bible historiale de Guiard des Moulins (xive siècle) se soumet à la bénédiction du Christ (planche 10). « Domine etiam daemonia subiciuntur nobis in nomine tuo » (Lc 10, 17 ; voir aussi Matth 7, 22 et Mc 9, 37). « Praecipio tibi in nomine Iesu Christi exire ab ea » (Act. 16, 18). Les exorcistes juifs le font aussi : « Temptaverunt autem quidam et de circumeuntibus iudaeis exorcistis invocare super eos qui habebant spiritus malos nomen Domini Iesu dicentes : ‘Adiuro vos per Iesum quem

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n’est pas une nouveauté : déjà, en son temps, un exorciste itinérant le fait, les apôtres s’en inquiètent mais le Christ leur demande de le laisser13 car il s’agit d’une manière de reconnaître son autorité divine. À la notion d’adjuration au nom du Christ ou de Dieu, Isidore de Séville (560-636) ajoute dans son livre sur les offices ecclésiastiques que l’exorcisme est une parole de gronderie dont la puissance fait fuir le diable14. Ce sermo increpationis, –  une expression inspirée du vocabulaire des Évangiles qui emploie le verbe increpare  – suggère que le démon doit être violemment apostrophé, directement mis en cause non seulement par des paroles mais aussi par un ton appropriés. Peu de temps après Isidore, Ildefonse de Tolède, archevêque de la ville entre 657 et 667, apporte, dans un livre sur le baptême, des précisions à propos des mots prononcés contre le démon dans les exorcismes. Selon lui, le sermon d’exorcisme ne doit pas reprendre les formules de la tragédie, ni être difficile à comprendre ni enfin être prononcé dans un contexte d’éloquence incongru. Au contraire, il doit être simple, composé dans un bon ordre, ardent, étincelant de la vertu de l’intention de celui qui le prononce15. Seule une parole précise et simple est efficace contre le démon, ce qui interdit toute invocation trop insistante des noms de Dieu mais aussi toute évocation du diable et des démons. Ainsi, le sermon d’exorcisme de la liturgie occidentale évite-t-il les longues adjurations qui prévalent un temps en Espagne dans le contexte mozarabe et particulièrement dans certains livres liturgiques, tel le Liber ordinum. Ce rituel des sacrements, des consécrations et des bénédictions aurait été utilisé en Espagne dès le ve siècle et jusqu’au ixe siècle pour la Catalogne  – il se maintient jusqu’au pontificat d’Alexandre II en Castille et le manuscrit de Silos aurait été achevé en 105216. Il donne des exemples d’adjurations du démon qui sont de longues

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Paulus praedicat’ » (Act. 19, 13). Saint Paul est aussi représenté comme un exorciste dans l’iconographie (voir en particulier l’initiale historiée de l’Épître à Thimotée dans la Bible du début du xiiie siècle, planche 9). Mc 9, 38-39. « Exorcismus autem sermo increpationis est contra inmundum spiritum inerguminis sive caticuminis factus, per quod ab illis diabuli nequissima virtus et inveterata malitia vel violenta incursio expulsa fugetur » (Isidore de Séville, De ecclesiasticis officiis, éd. M. Lawson, Turnhout, 1989 (CCSL 113), p. 96). « Erit exorcismi sermo non cothurno verborum, non difficultate intelligentiae, non inusitato contextus eloquio, sed simplex, compositus, ardens, ita virtutis intentione coruscans, ut vere principem mundi increpationis suae valore demonstret exepellere atque sic in spiritali certamine, quo contra aerias agitur potestates, fulgura terroris inmittere, ut ipsa expulsio invisibilis hostis quadam fieri expugnatione visibili contempletur, ita ut et catechuminus terreatur consideratione auditus et fidelis incitetur adgressione conflictus » (Ildefonse de Tolède, De cognitione baptismi. De itinere deserti, éd. V. Yarza Urquiola, Turnhout, 2007 (CCSL 114A), p. 366). Le Liber ordinum en usage dans l’église Wisigothique et Mozarabe d’Espagne du Ve au XIe siècle, éd. Dom Férotin, Paris, 1904. Sur ce livre, voir M. Gros, « Fiestas e liturgia en el Liber Ordinum hispanico », in Fiestas y liturgia, actas del colloquio celebrando en la Casa de Velázquez,

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altercations faisant la part belle à l’évocation diabolique17, elles offrent des développements qui s’opposent à la liturgie élaborée en milieu franc et plus tard en Rhénanie. C’est précisément dans l’ordo d’exorcisme de ce Liber ordinum que la parole d’exorcisme est dite « parole de feu » (igneis sermonibus) ce qui rappelle les mots employés par Isidore de Séville pour la qualifier18… Isidore aurait-il, par ses écrits, influencé les formules liturgiques, à moins que les liturgistes ne se soient inspirés de lui ? Ces mots ciselés, d’autres auteurs chrétiens ne cessent de les utiliser à leur tour. Ainsi, dans son De Universo, Raban Maur († 856) reprend les notions de gronderie (increpatio) et d’adjuration en y ajoutant le terme de conjuration19. Selon la méthode de la typologie biblique en citant le Livre de Zacharie, Raban fait de Josué, le grand prêtre, un préfigurateur des exorcistes qui adjurent Satan au nom de Yahvé. Ainsi, l’exorcisme est la réprimande et la conjuration du diable qui est le prince du péché. Littéralement « jurer ensemble », le mot conjuratio désigne une association scellée par serment. Conjugué à l’impératif, il exprime l’ordre fort donné au démon de partir. Les mots employés pour désigner la parole d’exorcisme ne suffisent pas pour en établir l’efficacité, même si toute la violence mobilisée est suggérée dans la formule d’Isidore de Séville. Une parole « seule » n’a d’efficacité que si elle est incluse dans un dispositif rituel que les théologiens s’appliquent parfois à évoquer. Le discours réflexif est précieux dans la mesure où il permet de voir comment les penseurs chrétiens qui se sont intéressés à la liturgie ont considéré l’exorcisme. Discours doctrinal et liturgie de l’exorcisme aux ixe-xe siècles L’essentiel des conditions d’efficacité de la parole d’exorcisme semble être établi dès le début du xe siècle dans une courte notice figurant dans un

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Madrid, 1988, p. 11-20 ; M. Zimmermann, Écrire et lire en Catalogne (IXe-XIIe siècle), t. 1, Madrid, 2003, p. 530-531. « Deprehense sunt insidie tue, maledicte damnabilis zabule, nec iam poteris ultra fallere, quos putabas te perpetua malorum tuorum infelicitate vicisse. Congredimur adversus tuam, diabole, perfurentem insaniam et adversus tuas, immunde spiritus, nequitias concertamur » (Le Liber ordinum, p. 73). « Agredimur adversus te, diabole, spiritalibus verbis et igneis sermonibus » (Ordo celebrandus super eum qui ab spiritu inmundo vexatur, Le Liber ordinum, p. 73). « ‘Exorcismus’ Graece, Latine conjuratio sive sermo increpationis est adversum diabolum ut discedat, sicut est illud in Zacharia : ‘Et ostendit mihi Jesum sacerdotem magnem stantem coram angelo Dei, et Satan stabat a dextris ejus, ut adversaretur ei’. Et dixit Dominus ad Satan : ‘Increpet Dominus in te, Satan et increpet Dominus in te, qui elegit Jerusalem (Zach, III)’. Hoc est exorcismo increpare et conjurare adversus Diabolum. Unde sciendum quod non creatura Dei in infantibus exorcizatur aut exsufflatur sed ille, sub quo sunt omnes, qui cum peccato nascuntur. Est enim princeps peccatorum » (Raban Maur, De Universo, V, 12, De exorcismo, PL 111, col. 136).

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livre consacré aux offices divins, le De divinis officiis du pseudo-Alcuin20. Il présente l’action que l’exorciste accomplit contre les démoniaques sans mentionner les catéchumènes, contrairement à la plupart des ouvrages de l’époque et des siècles suivants : ‘Exorcisme’ en grec se dit en latin ‘sermon d’adjuration et de gronderie’, ce qui signifie que l’exorciste est un adjurateur. Son office est de faire fuir les démons des démoniaques en leur imposant les mains et par l’invocation du nom de Dieu en disant : ‘Je t’adjure, esprit immonde, par Dieu le Père et le Fils et l’Esprit saint, de partir de ce serviteur de Dieu’. Ce ministère, comme le disent les canons, personne ne doit l’usurper si ce n’est ceux qui ont le même office, comme diacre, sous-diacre ou exorciste21.

Tout en reprenant les définitions antérieures, le pseudo-Alcuin décrit les fonctions de l’exorciste : la mise en fuite des démons est obtenue par l’imposition des mains sur la tête du démoniaque. Issu de la liturgie du baptême, ce geste a conservé un sens très fort dans la liturgie de l’exorcisme. Il signifie à la fois la bénédiction, la consécration, l’ordination et la transmission des pouvoirs du Saint-Esprit22. Essentiel dans la liturgie du baptême, il est assez peu évoqué dans les récits narratifs racontant les exorcismes –  en particulier hagiographiques – probablement en raison de la volonté de bien distinguer la liturgie de la possession de celle qui est accomplie sur les catéchumènes23. Certains récits hagiographiques antérieurs au texte du pseudo-Alcuin prouvent que la liturgie du baptême imprègne encore beaucoup l’exorcisme 20

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Sur le pseudo-Alcuin et son Liber de divinis officiis écrit avant 910, voir M. Andrieu, « L’ordo romanus antiquus et le Liber de divinis officiis du pseudo-Alcuin », Revue des sciences religieuses, 5 (1925), p. 642-650 ; J. Joseph Ryan, « pseudo-Alcuin’s Liber de divinis and the liber Dominus vobiscum of St Peter Damiani », Mediaeval Studies, 14 (1952), p. 159-163 ; R. Sharpe, A Handlist of the Latin Writers of Great Britain and Ireland before 1540, Turnhout, 1997, p. 45. « ‘Exorcismus’ Graece, Latine dicitur ‘sermo adjurationis sive increpationis’ : et inde exorcista adjurator. Illorum officium est, ut ponant manus super daemoniacos et per invocationem nominis Dei repellant demones ab eis, dicentes : ‘Adjuro te, immunde spiritus, per Deum Patrem, et Filium et Spiritum sanctum, ut recedas ab hoc famulo Dei.’ Istud ministerium, ut canones dicunt, nemo debet usurpare, nisi qui idem officium habent aut diaconus, aut subdiaconus, aut exorcista » (pseudo-Alcuin, Liber de divinis officiis, PL 101, col. 1234). G. Cavalli, L’imposizione delle mani nella tradizione della Chiesa latina. Un rito che qualifica il sacramento, Roma, 1999 (Studia Antoniana 38). L’imposition des mains dans les exorcismes est mentionnée par Ambroise de Milan, Traité sur l’Évangile de Luc II, éd. Dom G. Tissot, Paris, 1958 (Sources Chrétiennes 52), p. 18-19 ; canon 62 des Statuta ecclesiae antiqua, C. Munier, Les Statuta ecclesiae antiqua. Edition, études critiques, Paris, 1960, p. 90 ; dans la liturgie, l’une des prières du pontifical romano-germanique s’intitule Impositio manuum super energumenum catezizatum (dans Le pontifical romano-germanique du Xe siècle, II, éd. C. Vogel, R. Elze, Città del Vaticano, 1963, p. 193-205). En revanche, rares sont les récits hagiographiques qui mentionnent l’imposition des mains sur le démoniaque, il faut remonter aux récits de la Vie de saint Martin pour trouver une allusion à ce geste. Cela correspond à une époque ou exorcisme et exorcisme baptismal se confondent (voir Sulpice Sévère, Vita Martini, t. II, éd. J. Fontaine, Paris (SC 134), p. 289).

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des possédés et il peut sembler nécessaire de distinguer ces deux pratiques. Ainsi, dans un miracle de saint Ursmar de Lobbes (viiie siècle), l’auteur de la Vita indique que le saint lit sur la jeune possédée le livre des exorcismes ; elle est à la fois guérie par la parole de Dieu (verbum Dei) et par l’onction des yeux, des narines et de la bouche par l’huile sacrée, conformément à la liturgie baptismale24. Les gestes qui accompagnent la parole d’exorcisme conservent encore longtemps une forte imprégnation baptismale. Le texte du pseudo-Alcuin propose aussi les paroles qui doivent être prononcées puisqu’il est recommandé à l’exorciste de dire « Je t’adjure, esprit immonde, par Dieu le Père, le Fils et le Saint Esprit, de partir de ce serviteur de Dieu ». Ces mots sont conformes à ceux qui figurent parmi les livres liturgiques de l’époque25. Le adjuro te employé ici est attendu dans la mesure où il exprime l’interpellation efficace du démon, nous l’avons vu. Les mots employés dans la liturgie disent le consentement de la communauté ecclésiale et ils ont à la fois une vertu intrinsèque et une valeur performative reconnue par tous. La formule liturgique d’exorcisme repose sur un consensus collectif et sur le fait que celui qui la prononce est investi d’un véritable pouvoir, comme Irène Rosier-Catach l’a montré à propos des formules sacramentelles du baptême26. L’adjuration invoque les noms des trois personnes divines pour faire partir le diable et elle résume assez bien les caractéristiques de l’exorcisme occidental : une adjuration simple, par les noms de Dieu, qui ne s’attarde pas sur l’évocation du démon mais qui nomme le Père, le Fils et le Saint-Esprit comme le prévoient les formules sacramentelles du baptême. L’auteur ajoute que la fonction d’exorciste ne doit pas être usurpée. Selon le rituel d’ordination, l’exorciste est placé au troisième rang des ordres mineurs. La place de ces différents ordres a varié dans l’histoire, y compris au sein de l’œuvre du pseudo-Alcuin. Ainsi, les ordres dits mineurs, car n’accédant pas à l’eucharistie, peuvent faire des exorcismes, à condition que leur rang soit supérieur à celui de l’exorciste27. Par la suite, diverses prescriptions conciliaires, 24

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« Quae cum esset adducta coram eo at ille non de sua praesumens virtute sed de Dei omnipotentis confisus auxilio accepit librum et orsus est legere exorcismum super inerguminae capud ut per verbum Dei curaretur ac deinde benedicto oleo liniuit oculos nares que eius et os. Quo facto spiritus inmundus protinus fugit ab ea ita dumtaxat ut ultra contingere eam non auderet » (Anso de Lobbes, Vita prima Ursmari Lobiensis, MGH, SS Rer. Merov., VI, 1913, p. 458). Voir par exemple la formule « In nomine domini nostri Iesu Christi adiuro te, inimice, per Deum Patrem omnipotentem et Iesum Christum, filium eius, et spiritum sanctum… » dans le manuscrit 15 de la cathédrale de Cologne, ixe siècle, éd. A. Franz, Die Kirchlichen Benediktionen in Mittelalter, II, Paderborn, 1909, p. 591. I. Rosier-Catach, La parole efficace, p. 185 et suivantes. Le pseudo-Alcuin présente les grades ecclésiastiques dans l’ordre suivant : portier, lecteur, exorciste, acolyte, sous-diacre, diacre, prêtre et évêque (pseudo-Alcuin, Liber de divinis officiis, col. 1231). Sur la variation de la hiérarchie ecclésiastique au sein de cette œuvre, voir R. E. Reynolds, « Marginalia on a Tenth Century Text on the Ecclesiastical Officers », in Law,

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de plus en plus insistantes, puis le Décret de Gratien au xiie siècle, rappellent l’importance du respect de l’ordre des différents grades ecclésiastiques ainsi que le maintien dans chacun d’eux, pendant un certain temps, de ceux qui y sont promus, afin d’assurer leur apprentissage28. Ce dispositif liturgique composé de gestes et de paroles constitue, selon le pseudo-Alcuin, les conditions d’efficacité de la parole d’exorcisme. Il s’agit d’une définition a minima mais en même temps, il est possible d’y voir l’essentiel de ce qui est nécessaire pour que la parole soit efficace contre le démon. Dans ces quelques lignes, le pseudo-Alcuin semble être le premier à isoler l’exorcisme des possédés en n’évoquant pas directement le baptême. Il anticipe la nouveauté liturgique apparue dans le pontifical de Mayence, peu de temps après, qui réunit un certain nombre de formules exclusivement destinées aux exorcismes des démoniaques, mais qui, au viiie siècle, dans les sacramentaires carolingiens, étaient intégrées à la liturgie du baptême29. En tout, dix ordines du pontifical romano-germanique permettent de connaître les lieux, les paroles et les gestes efficaces pour guérir les démoniaques. Par exemple, dans l’ordo intitulé Ad succurrendum his qui a demonio vexantur, les auteurs décrivent précisément les gestes et donnent les mots qui doivent être dits sur le possédé : Tout d’abord, quand le malade qui est tourmenté par le démon vient au prêtre, que le prêtre le conduise à l’église devant l’autel et qu’il lui demande consciencieusement, qu’il soit homme ou femme, comment ou de quelle manière cette passion lui est venue. Et avant que le prêtre ne vienne à lui, qu’il se prosterne en croix, chantant les sept psaumes de la pénitence et ajoutant cette prière : ‘Seigneur Dieu tout puissant, sois favorable au pécheur que je suis (Luc 18, 13), toi qui veux que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité (Paul, Tm 2, 4). Reçois ma prière, que je présente à la vue de ta clémence pour ton serviteur qui, tourmenté du démon, invoque ta miséricorde. Par le seigneur’. Après s’être relevé, que le malade confesse tous ses péchés à Dieu et au prêtre et que le prêtre le réconcilie pleinement. Alors le prêtre chante la litanie, etc.30.

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Church and Society, Essays in Honor of Stephan Kuttner, éd. K. Pennington, R. Somerville, Philadelphia, 1977, p. 115-129. Gratien, Decretum, éd. Æ. Friedberg, Leipzig, 1879, p. 272. Les liens entre le livre du pseudo-Alcuin et le pontifical de l’abbaye Saint-Albans de Mayence ont été soulignés puisque l’ordo romanus (ordo L) qui ouvre le second tome de l’édition de Cyrille Vogel et Reinhard Elze est un amalgame de plusieurs textes dont le Liber de divinis officiis du pseudo-Alcuin (Le pontifical romano-germanique, II, p. 1). « In primis, quando infirmus qui a demonio vexatur venerit ad sacerdotem, ducat eum sacerdos in ecclesiam ante altare et diligenter inquirat ab eo, sive masculus sit sive femina, quomodo aut qualiter illi eadem passio evenerit. Et, antequam aggrediatur eum sacerdos, prosternat se in crucem, canendo septem psalmos penitentiae, adiciens istam orationem : ‘Domine Deus omnipotens, propitius esto michi peccatori, qui omnes homines vis salvos fieri et ad agnitionem veritatis venire. Suscipe orationem meam, quam fundo ante conspec-

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L’exorcisme a lieu à l’église, auprès du maître-autel, espace qui concentre toute la charge sacrée31. Là, le possédé doit commencer par se confesser. Le préalable à l’exorcisme dans ce cas est un aveu des péchés qui sont associés à la venue du démon. L’importante dimension pénitentielle de ce texte met au centre de l’exorcisme un autre type de parole qui est l’aveu. Il s’agit-là de mots qui libèrent comme est libératoire la confession pour l’ensemble des fidèles, particulièrement au xiiie siècle. Cette pénitence individuelle du possédé s’accompagne du chant des psaumes qui détiennent aussi une forte valeur thérapeutique. Les sept psaumes de la pénitence sont apparus avec Alcuin et sont intégrés à la liturgie pour accompagner les moments de pénitence et de réconciliation tels que celui-ci. Les psaumes constituent un chant libératoire pour le possédé et pour les clercs qui conduisent le rituel dans l’église. Il a aussi une valeur de protection contre le péché et contre le démon. La prière et la confession sont suivies de la réconciliation du pécheurpossédé32. Ces quelques lignes ne constituent qu’un extrait d’un ordo d’exorcisme beaucoup plus développé mais elles remettent au centre du processus de l’exorcisme la parole du possédé qui, par l’aveu et le chant de la psalmodie, se libère de ses démons. De manière générale, le diable est assez peu évoqué dans les exorcismes du pontifical romano-germanique. L’essentiel tient dans les prières adressées à Dieu sous forme d’adjurations, de récitations des psaumes ou des litanies. La prière d’exorcisme prend même parfois l’apparence d’un rappel du Credo qui réunit les différents articles de la foi33. Ces prières sont celles du prêtre et

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tum clementiae tuae pro famulo tuo, qui, a demonio vexatus, ad misericordiam tuam confugit. Per dominum’. Posquam de terra surrexit, confiteatur infirmus omnimodis Deo et sacerdoti omnia peccata sua et reconciliationem ab eo percipiat plenam. Deinde sacerdos faciat letaniam, etc. » (Le pontifical romano-germanique, II, p. 193 et suivantes). Pour le commentaire de cet exorcisme dans le pontifical romano-germanique, voir F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 110 et suivantes. Voir D. Iogna-Prat, La maison-Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris, 2006. Martin Morard évoque une psalmothérapie dans sa communication au colloque sur le pouvoir des mots, voir aussi Id., La harpe des clercs, Réceptions médiévales du Psautier entre pratiques populaires et commentaires scolaires, Thèse de doctorat dactylographiée, dir. J. Verger, Université Paris IV, 2008. « Coniuro vos, spiritus et angeli maligni, persecutores christianorum, per patrem et filium et spiritum sanctum et adventum domini nostri Iesu Christi, per annuntiationem Gabrihelis archangeli ad Mariam virginem, per nativitatem domini, per infantiam eius, per persecutionem eius ab Herode rege, per passionem eiusdem domini nostri Iesu Christi, per patibulum crucis eius, per sanguinem, per sepulchrum eius, per resurrectionem eius, per ascensionem eius in caelos, per adventum eius super apostolos, per regnum eius, per adventum eius ad diem iudicii et iustum iudicium iudicandum inter iustos et peccatores, per omnes etiam caelorum virtutes, per choros angelorum, archangelorum, prophetarum, apostolorum, martirum, confessorum, virginum atque omnium simul electorum Dei ; vos, demones, coniuro, ut non habeatis potestatem temptare vel fatigare hunc famulum Dei. Qui venturus est » (Le pontifical romano-germanique, II, p. 206).

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celles des fidèles qui, peut-être, assistent à l’exorcisme. Le sel et l’eau, matières essentielles de la liturgie, sont employés dans la plupart des bénédictions médiévales car ils ont un sens purificatoire et apotropaïque. Par les signes de croix, l’exorciste fait en sorte que ce corps violemment malmené par le démon soit réconcilié, réintégré dans toutes ses parties, dans le tout de la chrétienté. Ainsi, la liturgie précise-t-elle les conditions dans lesquelles les paroles doivent être prononcées et leur contenu, que le pseudo-Alcuin avait aussi, pour sa part, suggéré. Ces précisions indiquent les conditions de leur efficacité qui s’expriment particulièrement dans le pontifical romano-germanique au xe siècle. Comment les commentateurs de la liturgie abordent-ils la question au moment des développements de la théologie sacramentelle et comment décrivent-ils la fonction de l’exorciste ? Le pouvoir de l’exorciste vu par les théologiens À l’heure scolastique, c’est Pierre Lombard (1100-1160) qui fait la plus complète synthèse de ce qu’est la fonction d’exorciste. Comment évoque-t-il celui que le pontifical romano-germanique appelle spiritualis imperator34 ? Dans le Livre des Sentences, il replace les exorcistes dans une histoire, la tradition de gestes et de paroles d’ordination qui définissent leur pouvoir et leur efficacité contre les démons : Des exorcistes. Le troisième ordre est celui des exorcistes. Selon Isidore, on les appelle ‘exorcistes’ en grec tandis que le latin les appelle ‘adjurateurs’ ou ‘grondeurs’. Ils invoquent en effet sur les catéchumènes et sur ceux qui ont des esprits immondes le nom de Dieu. Ils les adjurent par lui pour qu’ils partent d’eux35.

Au xiie siècle, la place jusqu’alors fluctuante de l’exorciste dans la hiérarchie ecclésiastique est définitivement fixée au troisième rang des ordres mineurs36. Après avoir rappelé cette place, Pierre Lombard renvoie à la formule d’Isidore de Séville extraite des Étymologies qui énonce la notion d’increpatio et qui fait des exorcistes des adjurateurs au nom de Dieu37. Avec Isidore, Pierre Lombard envisage à la fois l’exorcisme baptismal –  des catéchumènes – et celui sur les possédés – ceux qui ont des esprits immondes. 34

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Le pontifical romano-germanique, I, p.  17. Hugues de Saint-Victor qualifie ce pouvoir de spirituale imperium (De sacramentis christianae fidei, PL 176, col. 424). « 1. De exorcistis. Tertius est ordo exorcistarum. – Isidorus : ‘Exorcistae’ autem ex graeco in latinum ‘adjurantes’, vel ‘increpantes’ vocantur. Invocant enim super catechumenos, et super eos qui habent spiritum immundum, nomen Domini, adiurantes per eum ut egrediatur ab eis’ » (Pierre Lombard, Sententiae in IV Libri Distinctae, IV, dist. XXIV, cap. VII (137), Ed. Collegii S. Bonaventurae ad Claras Aquas, Grottaferrata, 1981, t. 2, p. 398). Voir J. St. H. Gibaut, The Cursus Honorum. A Study of the Origins and Evolution of Sequential Ordination, New York, 2000 ; F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 64. Isidore de Séville, Etymologies, VII, 12, n. 31, PL 82, col. 293A-B.

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Dans la suite de son texte, il précise les actions qui doivent être menées par les exorcistes ainsi que l’état de pureté rituelle dans lequel ils doivent être pour pouvoir accomplir le rituel : Isidore : Il convient que les exorcistes retiennent les exorcismes par cœur, qu’ils imposent les mains sur les énergumènes et les catéchumènes pour les exorciser. Il doit par ailleurs avoir l’esprit pur celui qui donne des ordres aux esprits immondes et il doit faire sortir de son cœur le mal qu’il expulse des autres corps pour que la médecine qu’il applique aux autres, il se l’applique à lui aussi, comme il est dit : ‘Médecin, guéris-toi toi-même’. Eux, quand ils sont ordonnés, reçoivent de la main de l’évêque le livre des exorcismes et il leur dit : ‘Accepte et reçois le pouvoir d’imposer les mains aux énergumènes et aux catéchumènes’38.

Pierre Lombard cite le pseudo-Isidore de Séville dans ses Lettres à Leufred39. Dans ce texte, l’auteur a repris l’une des formules de l’ordination des exorcistes écrite dès le ve siècle dans les Statuta ecclesiae antiqua (vers 475). Le texte aurait été rédigé en Gaule par Gennade de Marseille à partir d’extraits du droit canon et de la liturgie et c’est là qu’est mentionnée l’ordination des exorcistes pour la première fois40. Il est à la fois consacré par la tradition car cité par la plupart des commentateurs de la liturgie mais aussi par la liturgie elle-même. Ces formules se trouvent en effet dans les rituels d’ordination des pontificaux, à commencer par celui de Mayence41. On trouve ainsi dans ce texte que l’exorciste, au moment de son ordination, reçoit de la main de l’évêque le petit livre sur lequel sont écrits les exorcismes et il lui dit « Reçois, apprends par cœur et aies le pouvoir d’imposer les mains aux énergumènes, ainsi qu’aux baptisés et aux catéchumènes42 ». C’est cette phrase qui signifie la délégation du pouvoir de l’Église à son représentant, comme le Christ avait délégué aux apôtres la capacité à exercer leur magistère sur le monde et à 38

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« 2. Isidorus : ‘Ad exorcistam pertinet exorcismos memoriter retinere, manusque super energumenos et catechumenos in exorcizando imponere’. – Debet autem spiritum mundum habere qui spiritibus imperat immundis, et malignum expellere de corde suo, quem expellit de corpore alieno, ne medicina quam alii facit sibi non prosit, et dicatur ei : Medice, cura te ipsum. – Hi cum ordinantur, accipiunt de manu episcopi librum exorcismorum, et dicitur eis : ‘Accipite, et habetote potestatem imponendi manus super energumenos vel catechumenos’ » (Pierre Lombard, Sententiae in IV Libri Distinctae, t. 2, p. 398). Pseudo-Isidore de Séville, Epistolae ad Leufredum, PL 83, col. 895A ; sur la transmission de ce texte, voir R. E. Reynolds, « The De officiis VII graduum : its origins and early medieval development », Mediaeval Studies, 34 (1972), p. 113-151. A. Faivre, Naissance d’une hiérarchie. Les premières étapes du cursus clérical, Paris, 1977 (Théologie historique 40). Pour les formules d’ordination des exorcistes, voir Le pontifical romano-germanique, I, p. 17 ; M. Andrieu, Le pontifical romain au Moyen Âge, I : Le pontifical romain au XIIe siècle, Città del Vaticano, 1938 (Studi e Testi 86), p. 126-127 ; Id., Le pontifical romain au Moyen Âge, II, Le pontifical de la curie romaine au XIIIe siècle, Città del Vaticano, 1940 (Studi e Testi 87), p. 331-333 ; Id., Le pontifical romain au Moyen Âge, III, Le pontifical de Guillaume Durand, Citta del Vaticano, 1940 (Studi e Testi 88), p. 343-344. C. Munier, Les Statuta ecclesiae antiqua. Édition, études critiques, Paris, 1960, p. 95.

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mettre en fuite les démons. Par la répétition de la formule, au début et à la fin de son texte, Pierre Lombard insiste sur la sacralité des mots prononcés à l’occasion de cette ordination. Ainsi, la parole de l’évêque transfère-t-elle le pouvoir et la grâce de mettre en fuite les démons tout en affirmant que les formules d’exorcisme elles-mêmes – qui sont réunies dans le livre – ont un pouvoir pour guérir les démoniaques. On assiste donc, à l’occasion de cette ordination, à un redoublement de la puissance de la parole dans le pouvoir qu’elle délègue et dans la qualité des mots qui seront ensuite prononcés par l’exorciste. Les paroles dites dans les exorcismes sont en quelque sorte symbolisées, au moment de l’ordination, par la remise du livre des exorcismes qui devient l’instrument représentatif de la charge de l’exorciste selon la traditio instrumentorum en cours dans les ordinations cléricales et dès le ve siècle pour les ordres mineurs43. S’il y a tout lieu de douter de l’apprentissage par cœur de formulaires qui pouvaient être très longs, il est certain que les formules étaient lues sur le possédé. Diverses sources narratives et liturgiques rappellent l’importance de la lecture du livre des exorcismes ou celle des Évangiles sur le possédé. Ainsi, la liturgie de l’exorcisme est une liturgie de la parole lue et c’est cette lecture qui en assure l’efficacité contre le démon car la formule d’ordination a souligné l’importance du livre, c’est-à-dire de libelli ou du livre des Évangiles44. Il faudra attendre le xve siècle pour qu’un véritable livre des exorcismes soit conçu dans un contexte où l’on se met à croire au regain des cas de possession. Ainsi, la conformité de la parole de l’exorciste au livre liturgique ou aux Évangiles est garante de la réussite du combat contre le diable. Le second thème évoqué par Pierre Lombard est celui de la pureté nécessaire de l’exorciste45. Le texte indique qu’il doit faire sortir le mal de lui, s’appliquer à lui-même la médecine qu’il applique aux autres, ce qui revient à évoquer la délicate épreuve qui attend celui qui s’affronte au démon. L’exorciste engage un combat et il ne doit pas négliger cet aspect de la lutte. Nombreux sont les saints ou saintes du Moyen Âge qui ont montré, à l’occasion d’un exorcisme, la difficulté du face à face. Hildegarde de Bingen témoigne dans sa correspondance de l’état du malaise dans lequel l’a plongée l’idée de combattre le démon, quelques temps avant de s’engager dans la lutte contre 43

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A. Lameri, La traditio instrumentorum e delle insegne nei riti di ordinazione. Studio storicoliturgico, Roma, 1998 (Bibliotheca Ephemerides Liturgicae 96). Dans son Mitrale, Sicard de Crémone († 1215) évoque au moment de cette ordination un codex exorcismorum. Voir Sicard de Crémone, Mitrale, éd. G. Sarbak, L. Weinrich, Turnhout, 2008 (CCCM 228), p. 79. Pierre Lombard n’est pas le premier à évoquer la pureté nécessaire de l’exorciste, Hugues de Saint-Vicor le dit aussi : « Debet autem habere spiritum mundum qui spiritibus immundis imperat, ut vita ab officio non discordet, et malignum quem per acceptum officium expellit de corpore alieno, per munditiam vitae expellat de corde suo » (Hugues de SaintVictor, De sacramentis christianae fidei, PL 176, col. 425).

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celui qui possède la jeune Sigewise46. Par ailleurs, l’exorciste est comparé à un médecin selon la formule de Luc « Médecin, guéris-toi toi-même47 ». Dans le rituel d’ordination des exorcistes qui se trouve dans le pontifical romanogermanique, celui-ci est qualifié de medicus Ecclesie48. Depuis les attaques subies par Antoine au désert, les saints ont révélé une expérience particulièrement pénible du démon qui est capable de menacer leur santé49. Il reste néanmoins que la lutte contre lui ne peut se faire que par des individus eux-mêmes purs de tout péché. Ces développements qui insistent sur la pureté rituelle du célébrant se retrouvent dans le pontifical de Guillaume Durand qui enregistre les renouvellements de la liturgie au xiiie siècle : Accepte en effet le pouvoir d’imposer les mains sur les énergumènes pour que, par l’imposition de ta main, la grâce de l’Esprit saint et les paroles d’exorcisme mettent en fuite l’esprit immonde des corps assaillis. Pense donc que, de même que tu expulses les démons des autres corps, de même, tu dois faire sortir de ton esprit et de ton corps tout l’immondice et le mal et tu ne dois pas succomber à ceux que, par ton ministère, tu mets en fuite. Apprends par ton office à ordonner aux vices, que rien dans tes mœurs ne fasse que l’ennemi ne puisse revendiquer sur toi quoi que ce soit. Que le Seigneur t’accorde d’agir de la sorte par son Esprit Saint50. 46

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« Inter cetera autem, virtutum insignia data est a Domino sancte virgini ab obsessis corporibus demones eiciendi gratia, sicut de quadam nobili et adhuc tenere etatis femina describit factum ipsa uenerabilis domina. Ait enim : ‘Posteaquam me visio docuit dictatum et verba evangelii Iohannis in lectum egritudinis decidi, de cuius pondere nullo modo me levare potui. Hec de flatu australis venti in me afflata est, unde corpus meum tantis doloribus conterebatur, quod anima vix sustinebat. Post dimidium annum idem flatus corpus meum ita perforavit, quod in tanto agone fui, quasi anima mea de hac vita transire deberet. Tunc alius ventosus flatus aquarum huic calori se admiscuit, unde caro mea aliqua parte refrigerabatur, ne ex toto combureretur. Sic per integrum annum afflicta sum, sed tamen in vera visione vidi, quod vita mea in temporali cursu necdum finiretur, sed adhuc aliquantum protraheretur » (Vita sanctae Hildegardis, éd. M. Klaes, Turnhout, 1993 (CCCM 126), p. 56). Luc 4, 23. Pontifical romano-germanique, I, p 17 et suivants, voir les pontificaux de la curie romaine cités plus haut mais le pontifical de Guillaume Durand omet la formule, voir ci-dessous. Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, éd. G. J. M. Bartelink, Paris, 1994 (SC 400). Voir l’ampleur prise par les tourments diaboliques et la « maladie mentale » qu’elle provoque chez certains frères dans les couvents au xiie siècle dans Pierre le Vénérable, De miraculis libri duo, éd. D.  Bouthillier, Turnhout, 1988 (CCCM 83) et Id., Le livre des merveilles de Dieu, trad. J.-P. Torrell, D. Bouthillier, Paris, 1992 ; J.-P. Torrell, D. Bouthillier, Pierre le Vénérable et sa vision du monde. Sa vie, son œuvre, l’homme et le démon, Louvain, 1986 (Spicilegium Lovaniense, Études et Documents 42). « Accipitis itaque potestatem imponendi manus super energuminos, ut, per impositionem vestre manus, gratia spiritus sancti et verbis exorcismi pellantur spiritus immundi a corporibus obsessis. Studete igitur ut, sicut a corporibus aliorum demones expellitis, ita a mentibus et corporibus vestris omnem immunditiam et nequitiam eicitatis, ne illis subcumbatis quos ab aliis vestro ministerio effugatis. Discite per officium vestrum vitiis imperare, ne in moribus vestriis aliquid sui iuris inimicus valeat vendicare. Tunc etenim recte in

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Ainsi, la pureté rituelle qui incombe à tout clerc est nécessaire à celui qui est exorciste car le combat qu’il a à mener contre le démon n’est possible que s’il est pur de toute atteinte diabolique comme de tout péché. Par son ordination, il a reçu le spiritualis imperium. Mais Pierre Lombard et les autres maîtres des écoles du xiie siècle, s’ils réservent une place importante à la réflexion sur le pouvoir de l’exorciste, consacrent-ils des développements similaires à la question de l’exorcisme des possédés ? Les mises au point de la théologie sacramentelle Au moment de la promotion d’une doctrine privilégiant le septénaire sacramentel, l’exorcisme n’est pris en compte que parce qu’il constitue une étape purificatoire dans le processus baptismal. Dans le De sacramentis christianae fidei, Hugues de Saint-Victor († 1141) affirme51 : On fait donc l’exorcisme à la suite de la catéchisation pour que, de celui qui vient d’être informé de la foi, soit rejetée la force adverse. Il y a en effet trois choses à faire jusqu’à ce que l’on soit renouvelé, et par elles, celui qui doit être baptisé est quasiment conçu et nourri et promu jusqu’à l’intégrité de la vie nouvelle. Ce sont le catéchisme, l’exorcisme et les prières. Tout d’abord, le futur baptisé est catéchisé pour qu’il vienne à la foi par le propre arbitre de sa volonté. Il est exorcisé pour que le pouvoir injuste du diable soit rejeté de lui. Par la prière enfin, qui fait venir avant et après la grâce, qui donne des forces au libre arbitre et qui repousse au loin l’universelle illusion du mauvais esprit. Ainsi se réalise l’exorcisme : celui qui va être baptisé est marqué du signe de la croix sur le front, sur la poitrine, les yeux, le nez, les oreilles, la bouche. Les sens de tout le corps sont ainsi munis du signe de la croix par la vertu duquel tous nos sacrements sont accomplis, on élimine ainsi toutes les formes du diable. Ensuite, on leur donne le sel béni dans la bouche, pour que ce qui est conduit par la sagesse soit dépourvu de la puanteur de l’iniquité, et ne soit plus envahi par la suite par la vermine putride des vices. Ensuite on souffle fort sur l’esprit malin pour expulser l’esprit par l’esprit. Enfin, on lui touche les oreilles et les narines avec de la salive, pour que par le toucher de la sagesse supérieure ses oreilles s’ouvrent à l’écoute de la parole de Dieu, et ses narines aussi pour être capables de discerner l’odeur de la vie de celle de la mort. Voici donc le sacrement de l’ouverture

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aliis demonibus imperabitis, cum prius in vobis eorum multimodam nequitiam superatis. Quod vobis dominus agere concedat per spiritum sanctum. Resp. Amen » (Pontifical de Guillaume Durand, p. 343-344). Sur Hugues de Saint-Victor, voir P. Sicard, Hugues de Saint-Victor et son école, Turnhout, 1991 ; C. de Miramon, « Hugues de Saint-Victor et les Spiritualia : autour de la division entre clercs et laïcs dans le De sacramentis », dans L’école de Saint-Victor de Paris. Influence et rayonnement du Moyen Âge à l’Époque moderne, éd. D. Poirel, Turnhout, 2010 (Bibliotheca Victorina 22), p. 299332.

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que le Seigneur a signifié dans les Evangiles quand il toucha les oreilles et la bouche du sourd muet en disant : ‘Ephpheta, ce qui signifie ouvre-toi’52.

Hugues de Saint-Victor insère sa définition de l’exorcisme au sein de la théologie du baptême qu’il achève par une explication de l’ephpheta des Évangiles. Trois éléments conjugués permettent la purification du catéchumène : le catéchisme, l’exorcisme et les prières. Mais plus que de purification, il est question de conscience et de libre arbitre car l’homme doit venir à la foi par le « propre arbitre de sa volonté ». Ainsi, le catéchisme instruit, l’exorcisme constitue une série de gestes liturgiques qui marquent la propriété divine de ce baptisé et les prières tournent la personne vers Dieu. Les signes de croix répétés sur le corps et le visage sont une appropriation divine de la personne. Il semble donc que l’exorcisme soit conservé, dans la théologie baptismale d’Hugues de Saint-Victor comme un geste liturgique qui n’est qu’une étape avant l’administration du sel, l’exsufflation, le toucher des oreilles et de la bouche. Prise de possession divine de celui qui est en train de devenir servus Dei, le baptême est une désignation de toutes les parties de son corps, comme le prévoit d’ailleurs de manière développée l’exorcisme des possédés. Pierre Lombard définit, dans son Livre des sentences, l’exorcisme comme un sacramental. Il est le premier à employer le terme de sacramentalia au sens de rites institués par l’Église qui sont des « parures liturgiques » complétant les sacrements institués par le Christ53. L’exorcisme se place donc au même rang que les bénédictions. Pierre Lombard précise le sens de cette action dans 52

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« Recte ergo post catechizationem exorcismus sequitur, ut ab eo qui jam fide instructus est, adversaria virtus pellatur. Tria quippe sunt usque ad susceptionem novitatis perficienda, quibus baptizandus quasi concipitur et nutritur, et usque ad integritatem novae vitae promovetur. Haec autem sunt catechismi, exorcismi, orationes. Primum itaque catechizatur baptizandus, ut ad fidem proprio moveatur voluntatis arbitrio. Deinde exorcizatur ut ab eo diaboli potestas iniqua pellatur. Additur etiam oratio ut gratia praeveniat et subsequatur, quae vires praebeat libero arbitrio, et qua procul fiat universa maligni spiritus illusio. Forma igitur exorcismi in hunc modum perficitur. Signatur primo baptizandus crucis signaculo in fronte, in pectore, in oculis, in naribus, in auribus, in ore, ut totius corporis sensus hoc signaculo muniantur, cujus virtute omnia nostra sacramenta complentur, et omnia diaboli figmenta frustrantur. Postea datur sal benedictum in os eius, ut sapientia conditus fetore careat iniquitatis, et ultra non putrescat a vermibus vitiorum. Deinde exsufflatur malignus fortis, ut spiritus spiritu pellatur. Postea tanguntur ei aures et nares saliva, ut tactu supernae sapientia, et aures ejus aperiantur ad audiendum verbum Dei, et nares similiter ad discernendum odorem vitae et mortis. Hoc est sacramentum apersionis quod Dominus in Evangelio significavit, quando aures et os tetigit surdi et muti, dicens : ‘Ephpheta, quod est adaperire’ (Mc. VII) » (Hugues de Saint-Victor, De sacramentis christanae fidei, Pars 6, c. 10 De exorcismo, PL 176, col. 456-457). « Catechismus et exorcismus neophytorum sunt, magisque sacramentalia quam sacramenta dici debent » (Pierre Lombard, Sententiae in IV Libri Distinctae, IV, dist. XXIV, cap. VII (137), Ed. Collegii S. Bonaventurae ad Claras Aquas, Grottaferrata, 1981, t. 2, p. 276). Voir A. Michel, « Sacramentaux », Dictionnaire de théologie catholique, 14 (1939), p. 466-482.

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la troisième partie du paragraphe qu’il consacre au pouvoir de l’exorciste. Elle est éclairante sur la réflexion menée alors sur le sujet : Cet office a été utilisé par le Seigneur lorsque, avec sa salive, il a touché les oreilles et la langue du sourd-muet en disant : ‘Ephpheta, c’est-à-dire ‘Ouvre-toi’. Par cela nous savons que nous devons spirituellement ouvrir les oreilles à l’intelligence et la bouche à la confession pour que, expulsant le diable, l’homme reçoive l’Esprit Saint en lui. Cet office a aussi été utilisé par le Christ lorsqu’il a guéri de nombreux démoniaques. Cet ordre est une invention du roi Salomon qui a conçu la manière de faire les exorcismes, de faire fuir les démons des corps possédés. Ceux qui sont voués à cet office sont appelés exorcistes. D’eux le Christ dit dans les Évangiles : ‘Si j’expulse les démons au nom de Beelzebub, vos fils, c’est-à-dire les exorcistes, au nom de qui le font-ils ?’54.

Pierre Lombard place les exorcistes sous la double figure tutélaire du Christ et du roi Salomon. Les miracles du Christ ont un sens dans la théologie du baptême et fondent aussi bien-sûr la pratique des exorcismes. Il indique précisément que la guérison du sourd-muet s’apparente à une ouverture des oreilles et de la bouche, c’est-à-dire une capacité à entendre et à proférer des paroles. La purgation du mal est ici associée à la confession des péchés. Pierre Lombard évoque la longue tradition qui a fait du roi Salomon de l’Ancien Testament l’inventeur des exorcismes, nous y reviendrons. Ainsi, les exorcismes de la liturgie baptismale ne sont-ils pas seulement un rituel, ils ont le sens d’une confession permettant de lutter contre le mal intérieur. Cette purgation est évidemment utile pour le clerc qui va dire les exorcismes et pour les fidèles menacés par le démon. C’est comme si, au moment de la promotion des sacrements, au xiie siècle, la confession venait prendre le relais d’une parole d’exorcisme plus tout à fait adaptée aux circonstances. Nombreux sont les auteurs qui évoquent les liens entre la purgation de l’exorcisme et celle prévue par la confession. Ainsi, certains d’entre eux utilisent-ils le vocabulaire du premier pour parler de celle-ci. Par exemple, Pierre le Chantre († 1197) dans son Verbum abbreviatum souligne que le confesseur « gronde » le fidèle pour obtenir une confession55. Au xiie siècle, on le voit, l’exorcisme semble s’effacer devant d’autres formes de paroles aussi efficaces contre un 54

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« 3. Hoc officio usus est Dominus, quando saliva sua tetigit aures et linguam surdi et muti dicens : ‘Ephpheta’, quod est adaperire, per hoc docens nos spiritualiter debere aperire aures praecordiorum hominum ad intelligendum et ora ad confidendum, ut pulso daemone, Spiritus Sanctus vas suum recipiat. Hoc etiam officio usus est Christus, cum daemoniacos multos sanavit. – Hic ordo a Salomone videtur descendisse, qui quendam modum exorcizandi invenit, quo daemones aiurati ex obsessis corporibus pellebantur. Huic officio mancipati exorcistae vocati sunt. De quibus Christus in Evangelio : Si ego in Beelzebub eicio daemonia, filii vestri, scilicet exorcistae, in quo eiciunt ? » (Pierre Lombard, Sententiae in IV Libri Distinctae, t. 2, p. 398). « Sit ergo confessor prudens et discretus, mitis, suavis, dulcis et benignus, misericors et affabilis. Quandoque etiam, ut pater, mordacem habeat increpationem, ut ille, qui nolenti

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démon multiforme qui, par le péché, menace finalement tous les fidèles. La promotion de l’aveu sacramentel qui s’apparente à une expulsion du diable accompagnée par le prêtre tend à rendre inutile le processus de l’exorcisme. Ce dernier a-t-il disparu de la pensée des théologiens qui commentent la liturgie au xiie siècle ? Il semble au contraire que leur réflexion sur la pratique de l’exorcisme baptismal et sur la notion de purgation du mal recentre en fait le débat sur l’aveu des péchés. Dans le cadre d’une pastorale de la responsabilité individuelle, chacun doit être en mesure de venir à bout de ses vices ou de ses propres péchés ce qui rejoint, dans les faits, les conseils donnés aux exorcistes. Par ailleurs, l’examen des sources liturgiques fait apparaître que ce xiie siècle n’est probablement pas celui d’une importante pratique des exorcismes en Occident en raison du faible nombre de témoins56. Ainsi, plus que d’une pratique liturgique fréquente, il semble que l’on puisse plutôt parler d’un glissement vers la confession, à cette époque. L’exorcisme, une puissance ambiguë de la parole ? Examiner les conditions rituelles d’efficacité de la parole d’exorcisme telle que les maîtres en théologie l’ont pensée implique aussi de voir s’ils n’en ont pas défini les limites. Bien sûr, toute impureté du célébrant induit un risque d’échec de l’affrontement avec le démon, mais il y a aussi l’inévitable ambiguïté de cette parole qui repousse les mauvais esprits mais qui peut, tout aussi bien, les attirer. Les maîtres, dans leurs œuvres doctrinales, ne sont pas dupes de la puissance de la parole d’exorcisme. Utilisée contre le diable dans le cadre rituel, elle peut aussi être détournée. Cette ambiguïté, Thomas de Chobham la souligne dans sa Summa confessorum (achevée vers 1216), qui, dans sa traque des péchés, s’intéresse singulièrement à la parole. Il indique à propos du pouvoir naturel des mots que seul Salomon avait cette ars verborum57. Thomas

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restituere ablata, quam ob rem nec ei satisfactionem injunxit » (Pierre le Chantre, Verbum abbreviatum, PL 205, col. 344 et F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 291-302). Ibid., p. 126 et suivantes. « Hanc artem verborum dicitur solus Salomon habuisse que nunc omnibus hominibus penitus et ignota […]. Per hanc autem artem invenit Salomon exorcismos quibus demones arctavit, et legitur eos in vasis vitreis inclusisse, et multa alia mirabilia fecit in rebus naturalibus per exorcismos. Per hanc etiam artem creduntur magi Pharaonis ex virgis dracones fecisse. Si quis autem scientiam huius artis haberet et ea uteretur secundum naturam, non admiscendo nomina demonum vel eorum auctoritatem, nec uteretur ad res illicitas vel ad turpitudines seculares, credimus quod non peccaret quamvis mirabilia per tamen artem operari videretur, sicut nec peccat medicus qui secundum artis sue subtilitatem predicit mortem futuram alicui longue antequam veniat, licet hoc miraculosum videatur ignorantibus » (Thomas de Chobham, Summa confessorum, éd. F. Broomfield, Louvain-Paris, 1968 (Analecta Medievalia Namurciensa 25), p. 479). Sur ce passage, voir J.-P. Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris,

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fait ainsi référence à la longue histoire qui attribue la paternité des exorcismes à ce roi de l’Ancien Testament58. La paternité des exorcismes qui revient à la fois à un roi sage et à un prince qui maîtrise les démons est pour beaucoup dans leur ambivalence. Thomas de Chobham ne renie pas ce pouvoir et sa capacité à lutter contre les démons mais il distingue l’« art des paroles » des prédictions naturelles et les incantations démoniaques. Cette ambiguïté initiale des exorcismes, saint Thomas d’Aquin l’évoque aussi dans la réponse qu’il donne à la question « Est-il permis d’adjurer les démons ? ». Il s’agit de la question 90 de la Secunda secunde de la Somme théologique (1266-1273). Il y examine l’emploi du nom de Dieu dans les adjurations en trois articles : le premier considère les adjurations sur les hommes, le second celles sur les démons et le troisième, celles sur les créatures privées de raison. Le débat à propos de l’adjuration sur un homme implique un rapport d’autorité acceptable lorsque l’on s’impose à soi-même de respecter une promesse ou un serment mais il implique un rapport d’autorité inacceptable lorsqu’il s’agit de contraindre un autre homme à obéir. Dans le cas des démons, leur adjuration est permise à condition qu’elle ne soit pas un ordre de soumission dans un but de domestication du diable : Nous avons distingué deux sortes d’adjuration. L’une procède par mode de prière ou d’incitation, par respect pour une réalité sacrée. L’autre procède par mode de contrainte. On ne peut admettre à l’égard des démons la première forme d’adjuration, parce qu’elle implique un recours à la bienveillance ou à l’amitié, ce qui n’est pas permis envers les démons. La seconde manière d’adjurer, qui procède par contrainte, peut être permise sur un point et non sur un autre. Car les démons sont dans le cours de cette vie nos adversaires par leur état, et leurs actes ne sont point soumis à nos ordres mais à ceux de Dieu et des saints anges ; car, dit saint Augustin, ‘L’esprit qui a déserté est régi par l’esprit demeuré fidèle’. Nous pouvons donc, par la vertu du nom divin, repousser les démons en les adjurant, et les traiter ainsi en ennemis pour les empêcher de nous nuire spirituellement et corporellement, selon le pouvoir divin donné par le Christ en Luc (10, 19) : ‘Voici que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions, et toute puissance ennemie, rien ne vous nuira’. Mais il n’est pas permis de les adjurer en vue d’apprendre ou d’obtenir quelque chose par leur entremise. Ce serait faire là alliance avec eux. Toutefois, il peut

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2006, p. 273 et B. Delaurenti, La puissance des mots, « virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007, p. 27-32. Elle est due en partie à Flavius Josèphe qui a raconté dans ses Antiquités judaïques (livre VIII, 45-49, éd. J. Weill, Paris, 1926, p. 168-169) la capacité du roi sage à faire des exorcismes. Sur le thème de Salomon à la fois inventeur des exorcismes et à l’origine d’une branche de la magie dite salomonienne, voir J.-P. Boudet, Entre science et nigromance, particulièrement p. 145-155 ; F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 73-79, et voir aussi l’édition d’un rituel d’exorcisme de la bibliothèque bavaroise de Munich, le Clm 10085, que je mène actuellement en collaboration avec Julien Véronèse et qui croise magie salomonienne et exorcisme.

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arriver que, par inspiration ou révélation divine, certains saints les fassent coopérer à tel ou tel effet59.

Le démon ne peut être adjuré que pour être expulsé, mais qu’est-ce qui différencie les deux types d’adjurations ? C’est bien l’intention du locuteur qui les distingue puisque les démons doivent être considérés comme des ennemis et non comme des alliés susceptibles de transmettre un savoir occulte60. La première adjuration refuse « la société des démons » alors que la seconde la sollicite. Bien sûr, saint Thomas évoque ainsi en transparence des pratiques magiques qu’il condamne un peu plus loin dans son livre. Il consacre, en effet, la question 95 à la condamnation de la magie où il affirme que c’est « conclure un pacte avec le démon que l’invoquer61 ». Or dans l’adjuration, il y a un risque de connivence entre l’adjurateur et le démon puisque les « nécromanciens invoquent souvent les démons au nom d’une réalité divine62 ». Ainsi les exorcismes de l’Église sont-ils à double face : dans la mesure où ils permettent un contact avec les démons, ils peuvent aussi se transformer assez facilement en invocation. Dans l’article 3 de la question 90, l’ambiguïté des exorcismes est soulignée. Ils s’adressent à des êtres privés de raison mais le risque d’un détournement de l’intention existe : Ou bien l’adjuration s’adresse à celui de qui cette créature tient son action et son mouvement. Nous la rencontrons alors sous deux formes. Sous forme de prière adressée à Dieu, c’est le cas des miracles accomplis au nom de Dieu ; ou bien sous forme de contrainte, s’exerçant sur le démon qui cherche à nous nuire par le moyen des créatures privées de raison. C’est ce dernier mode d’adjuration que l’Église emploie dans les exorcismes, pour enlever ces créatures au pouvoir

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« Secundo autem adiurationis modo, qui est per compulsionem, licet nobis ad aliquid uti, et ad aliquid non licet. Daemones enim in cursu huius vitae nobis adversarii constituuntur, non autem eorum actus nostrae dispositioni subduntur, sed dispositioni divinae et sanctorum Angelorum ; quia, ut Augustinus dicit, in III de Trin., ‘spiritus desertor regitur per spiritum iustum’. Possumus ergo daemones, adiurando, per virtutem divini nominis tanquam inimicos repellere, ne nobis noceant vel spiritualiter vel corporaliter, secundum potestatem datam a Christo, secundum illud Luc. X, ‘ecce, dedi vobis potestatem calcandi supra serpentes et scorpiones, et supra omnem virtutem inimici, et nihil vobis nocebit’. Non tamen licitum est eos adiurare ad aliquid ab eis addiscendum, vel etiam ad aliquid per eos obtinendum, quia hoc pertineret ad aliquam societatem cum ipsis habendam, nisi forte ex speciali instinctu vel revelatione divina, aliqui sancti ad aliquos effectus » (pour le latin, édition léonine Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae Pars, question 90, article 2, Rome, 1897, t. IX, p. 292 et, pour la traduction, saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Paris, 1985, t. III, p. 579). Sur la démonologie de Thomas d’Aquin, voir A. Boureau, Satan hérétique, Paris, 2004, p. 127129, et M. Ostorero, Le diable au sabbat. Littérature démonologique et sorcellerie (1440-1460), Firenze, 2011 (Micrologus’ Library 38), p. 223-235. Voir l’analyse de cette question 95 dans J.-P. Boudet, Entre science et nigromance, p. 230-232. Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae Pars, question 90, article 2, p. 585.

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du démon. Mais il n’est pas permis d’adjurer les démons en implorant leur aide63.

Le risque souligné par saint Thomas d’Aquin, toute la littérature narrative ainsi que les exempla le reprennent à leur compte. Ainsi, un miracle de saint Godehard, écrit probablement au xiie siècle, présente-t-il l’intime connivence qui s’est établie entre le démon et une enchanteresse. Interrogé par l’exorciste, il explique que le fait qu’elle l’invoque l’a faite basculer dans son monde et il défend, face au saint, sa propriété : Au temps où saint Godehard résidait dans la cité de Ratisbonne, sans doute pour une affaire de son monastère, là une femme assiégée par le diable fut conduite à lui pour être guérie. Voyant cela, l’homme de Dieu dit : ‘Répondsmoi, esprit immonde, aux questions que je te pose, que fais-tu ici dans une créature de Dieu ?’ À cela le démon répond : ‘Je possède son âme de plein droit, car elle est une enchanteresse (incantatrix), et par elle j’ai gagné de nombreuses âmes’. Et l’homme saint de répondre : ‘Pourquoi les enchantements font-ils qu’elle est tienne ?’. Le démon dit : ‘N’as-tu pas lu que le Seigneur a ordonné d’exterminer les pithons, les devins et les enchanteurs ? Que font de telles personnes si ce n’est qu’elles me servent, moi et mes princes ? En effet, ce sont des idolâtres, mais c’est à peine si nous pouvons en posséder certains à bon droit car ils sont pris dans le filet des vices. Ignores-tu que parmi mille enchanteresses ou devins c’est à peine si l’on en trouve un qui veuille bien avouer le vice ? En effet, nous leur clouons la bouche de sorte qu’ils ne veuillent en rien parler de telles choses64‘. 63

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« Sic ergo adiuratio qua quis utitur ad irrationalem creaturam, potest intellegi dupliciter. Uno modo, ut adiuratio referatur ad ipsam creaturam irrationalem secundum se. Et sic vanum esset irrationalem creaturam adiurare. Alio modo, ut referatur ad eum a quo irrationalis creatura agitur et movetur. Et sic dupliciter adiuratur irrationalis creatura. Uno quidem modo, per modum deprecationis ad Deum directae : quod pertinet ad eos qui divina invocatione miracula faciunt. Alio modo, per modum compulsionis, quae refertur ad diabolum, qui in nocumentum nostrum utitur irrationabilibus creaturis : et talis est modus adiurandi in Ecclesiae exorcismis, per quos daemonum potestas excluditur ab irrationalibus creaturis. Adiurare autem daemones ab eis auxilium implorando, non licet » (Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae Pars, question 90, article 3, p. 580 et pour la traduction, p. 293). « In civitate Ratisbona quodam tempore sanctus Godehardus morabatur pro negotio forsan sui monasterii : ubi quaedam obsessa a daemonio ad eum ducebatur, ut sanaretur ab eo. Quam vir Dei inspiciens ait : ‘Responde mihi, immunde spiritus, ad ea quae a te quaero ; quid hic agis in creatura Dei ?’ At demon ait : ‘Pleno iure est anima ipsius mea, quod incantatrix est, et per eam multas animas lucratus sum.’ Et ait vir sanctus : ‘Quare propter incantationem tua est ?’ Et daemon ait : ‘Nonne legisti, quia dominus pithones, divinos, et incantatores iussit exterminari ? quid enim tales faciunt, nisi quod mihi meisque principibus deserviunt ? Idololatrae enim sunt. Vix etiam aliquos tanto iure possidere possumus, quanto huiusmodi vitiis irretitos. Nunquid ignoras, quod inter mille incantatrices aut divinos vix una invenitur, quae vel qui velit hoc vitium confiteri ? Sic enim ora ipsorum claudimus, ut de talibus loqui nihil valeant quovis modo’ » (De miraculis a Godehardo in vita Patratis et in actibus prioribus non indicatis, MGH, SS, XI, p. 220).

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Ce récit est exemplaire des ambiguïtés de la parole d’exorcisme. Une femme possédée est amenée à saint Godehard lors de l’un de ses séjours loin de son monastère. La prise de parole du démon, suscitée par les questions du saint, permet de révéler quelles sont les causes de cette possession. Le démon la qualifie d’incantatrix (enchanteresse), et l’assimile aux devins (pithones et divinos). Cette invocatrice du démon explique sa situation de femme possédée mais la perversion de sa langue fait qu’elle reste prisonnière du démon car elle ne peut avouer son « vice ». Alors, à cause de l’invocation du démon, la parole de cette femme est comme prisonnière, aucun aveu n’est possible pour elle ni aucune confession ne peut la libérer. L’exorcisme, faute d’aveu, est impossible. La parole semble, dès lors, profondément ambiguë. Son efficacité peut être détournée pour attirer le démon et celui ou celle qui la prononce peut alors en devenir prisonnier. Ainsi, les conditions d’efficacité de la parole d’exorcisme sont-elles limitées à l’intention et à la personne qui les dit et elles doivent être maintenues dans le cadre rituel prévu par l’Église. La parole d’exorcisme, considérée de manière réflexive dans les œuvres doctrinales du Moyen Âge, ne se laisse pas enfermer dans la valeur signifiante de quelques mots : adjuration, conjuration, parole de gronderie. L’action de l’exorciste est toujours envisagée avec la volonté de lui donner du sens. La nécessaire pureté rituelle de l’exorciste, qui doit impérativement être ordonné pour exercer son office, exclut, dans les faits, la possibilité que cette action revienne à des non clercs. Les laïcs, qui ne sont pas investis du spiritualis imperium risquent bien de voir leurs invocations se retourner contre eux et les en faire prisonnier. Les gestes accomplis lors des exorcismes sont ceux que la tradition a consacrés au cours du baptême comme l’imposition des mains et surtout les signes de croix qui sont des éléments du cadre liturgique. Ce discours donne des précisions de vocabulaire, des gestes à accomplir sur le possédé et il impose les fondements de l’action liturgique sans qui la parole d’exorcisme ne pourrait être efficace. L’exorcisme est une parole écrite qui est lue et dite sur un possédé et c’est le livre dans lequel la parole est consignée qui symbolise ce pouvoir. Dans certaines circonstances, si la parole échappe à ce cadre et que l’intention est mauvaise, l’adjurateur peut se muer en invocateur du démon et faire désormais commerce avec lui. Ainsi, pour ceux qui commentent l’action de l’exorciste d’un point de vue doctrinal, la parole d’exorcisme n’est efficace que si elle se conforme à un modèle rituel préétabli. Si les gestes et les paroles qui doivent être accomplis sont essentiels, l’intention et les dispositions d’esprit de l’exorciste permettent d’éviter qu’il ne soit tenté par l’appel du démon.

Gábor Klaniczay

L’EFFICACITÉ DES MOTS DANS LES MIRACLES, LES VISIONS, LES INCANTATIONS ET LES MALÉFICES Dans le procès de canonisation de sainte Élisabeth de Hongrie, en 1234, une des servantes d’Élisabeth a donné la déposition suivante : Un jeune homme nommé Berthold, extrêmement raffiné dans sa tenue et ses manières. Elisabeth lui dit : « Tu te comportes bien légèrement, il me semble. Pourquoi ne sers-tu pas ton Créateur ? » Berthold répondit : « Madame, je vous en supplie, demandez-lui pour moi grâce de le servir. » – « Tu veux que je prie pour toi ? » – « Assurément. » […] Elle s’isola sur le champ dans un oratoire, se mit à genoux selon son habitude et commença à prier avec ardeur pour le jeune homme. Lui-même s’était éloigné pour se recueillir dans un autre lieu du monastère. Au bout d’un certain temps, le jeune homme se mit à pousser de grands cris : « Madame, Madame, cessez, je défaille. » En effet la sueur l’inondait ; la chaleur qui le brûlait était telle que sa peau fumait, il agitait les bras et se démenait comme un insensé. La servante Élisabeth accourut avec Ermengarde… Elles trouvèrent le jeune homme le corps brûlant, les vêtements trempés de sueur et criant sans arrêt : « Au nom de Dieu, cessez de prier car le feu me consume. » Elles le soutenaient avec peine parce que sa chaleur leur brûlait les mains. Dès qu’Élisabeth eût cessé de prier il se sentit mieux. Il entra chez les Frères mineurs aussitôt après la mort de la bienheureuse. L’aventure de ce jeune homme eut lieu un an avant la mort d’Élisabeth. Elle se reproduisit très souvent pour d’autres personnes pour lesquelles elle priait1.

Voici un miracle d’une des saintes majeures du xiiie siècle, où le pouvoir, l’efficacité des mots, cette fois celui de la prière de la sainte, s’exprime d’une manière spectaculaire et multiple. D’abord le jeune homme d’allure trop raffinée, mondaine, se trouve châtié dans son corps par le pouvoir de la prière de la sainte – on voit ici une pratique bien connue jusqu’au xxe siècle dans les sociétés paysannes en Europe centrale, prier ou jeûner « sur » quelqu’un pour obtenir un effet physique (bénéfique ou maléfique), ou bien le contraindre d’obéir2. La chaleur qui brûlait le jeune homme aux allures mondaines « telle 1

2

A.  Huyskens, Der sogenannte Libellus de dictis quatuor ancillarum s.  Elisabeth confectus, München, 1911, p. 53-55 ; texte français dans Sainte Élisabeth de Hongrie, documents et sources, trad. de J. Géal, Paris, 2007, p. 55-56. I. Hampp, Beschwörung, Segen, Gebet. Untersuchungen zur Zauberspruch aus dem Bereich der Volksheilkunde, Stuttgart, 1961 ; É. Pócs, « Egyházi benedikció – paraszti ráolvasás » (= Béné-

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 327-347 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101908

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que sa peau fumait » rappelle aussi le feu du Purgatoire (le jeune homme s’écrie : « cessez de prier, car le feu me consume ») – il existe d’autres récits de miracles où le coupable se trouve pratiquement grillé, carbonisé par l’action de redressement opérée par le saint3. Une deuxième conséquence de la prière miraculeuse d’Élisabeth est la réformation des mœurs, la conversion du jeune homme, et son entrée chez les Frères mineurs un an plus tard, que les témoins considèrent comme le résultat de l’intervention miraculeuse de la sainte. S’agit-il ici d’un miracle archaïque avec certaines réminiscences d’une incantation, ou d’une preuve de l’efficacité de la prière, ou encore du charisme ambivalent d’un nouveau type de saint, la sancta viva4 ? Il est certain, en tout cas, que dans ce genre de documentation fondée sur les protocoles des procès de canonisation, affleure un mélange de croyances, les unes véhiculées par des récits de miracles des pèlerins laïcs des villes et villages voisins, ou, dans le cas d’Élisabeth, du milieu courtois de la princesse et ses servantes, toutes sous l’influence des confesseurs mendiants, les autres partagées par des légats pontificaux, abbés, évêques, représentant d’autres couches de la société ecclésiastique, et enfin par la commission des cardinaux cherchant à imposer une nouvelle théologie de la sainteté5. En choisissant l’angle d’attaque de cet essai, mon intention, peut-être trop ambitieuse, est de proposer une vue d’ensemble de l’usage nonecclésiastique (laïc, « populaire ») des mots efficaces, prononcés en vue de provoquer un événement surnaturel. Je m’appuierai dans mon enquête sur deux ensembles de documents que j’ai étudiés de plus près : les recueils de miracles de deux procès de canonisation de l’Europe centrale (ceux de sainte Élisabeth et sainte Marguerite de Hongrie) et les actes des procès de sorcellerie en Transylvanie au xvie siècle. En troisième lieu, mes réflexions sur ce sujet prolongeront les interrogations d’un article paru dans les Annales en 2002, intitulé « Écritures saintes et pactes diaboliques6 », que j’ai rédigé avec une

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diction ecclésiastique  – incantation paysanne), dans Történeti antropológia, éd. T.  Hofer, Budapest, 1984, p. 109-137. On peut trouver un exemple remarquable dans la collection des miracles de saint Julien de Brioude, compilée par Grégoire de Tours, De passione et virtutibus sancti Juliani martyris, éd. B. Krusch et W. Arndt, Monumenta Germaniae Historica, Scriptores Rerum Merovingicarum, vol. 1, 2. Hannover, 1885, p. 121-122 (No. 17). Cfr R. Van Dam, Saints and Their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, 1993, p. 175-176 ; je me suis occupé du sujet des « miracles de vengeance » dans « Miracoli di punizione e malefizia », dans Miracoli. Dai segni alla storia, éd. S. Boesch Gajano et M. Modica, Roma, 1999, p. 109-137. G. Zarri, Le sante vive. Profezie di corte e devozione femminile tra ‘400 e ‘500, Torino, 1990. A. Vauchez, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1981 ; M. Goodich, Vita perfecta : the ideal of sainthood in the thirteenth century, Stuttgart, 1982. G. Klaniczay et I. Kristóf, « Écritures saintes et pactes diaboliques. Les usages religieux de l’écrit (Moyen Âge et temps Modernes) », Annales HSS, 56 (2002), p. 947-980.

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anthropologue hongroise, Ildikó Kristóf, pour un atelier organisé par Roger Chartier. Paroles efficaces dans les sacrements et les incantations Commencer par ce champ d’étude devrait me permettre de mieux délimiter ce que j’entends par l’usage non-ecclésiastique (laïc, « populaire ») des mots efficaces dans la direction du surnaturel. La juxtaposition et la considération conjointe des usages médiévaux des écritures saintes et magiques, divines et diaboliques m’ont paru fructueuses pour caractériser l’ambivalence du sacré dans ce champ et aussi la tension constitutive de ces deux pôles, causant un nombre d’analogies surprenantes. L’analyse de l’efficacité des mots dans les miracles et les maléfices prolonge cette interrogation. De plus, la question du pouvoir des mots se détache ici comme un territoire spécifique dans l’ensemble plus vaste des croyances liées à la sacralité des livres (du Livre), de l’écriture. Les livres religieux considérés comme des reliques, la Bible choisie comme garant des serments, les livres hérétiques brûlés dans l’ordalie du feu, les livres secrets, les livres de magie et nécromancie habités par les démons (discutés en détail dans l’essai écrit avec Ildikó Kristóf) sont hors de notre réflexion présente. Mais leur mention brève peut se justifier par le fait qu’ils témoignent de la démarcation fondamentale entre l’usage fonctionnel des écrits sacrés par l’élite lettrée d’une part, et d’autre part la perception extérieure, non-lettrée, non-ecclésiastique du livre et des formulae écrites, qui les investit d’un statut surnaturel précisément à cause de la distance culturelle et religieuse les séparant de ce public. En revanche, l’usage des livres sacrés dans un contexte oral, ou, pour reprendre les mots de William Graham7, « l’aspect oral de l’écrit » ou « l’écriture comme parole vive », est essentiel pour comprendre le pouvoir des mots. Les « actes de parole » dans la liturgie en constituent une réalisation privilégiée8. Il importe en effet de distinguer, ici aussi, une dimension théologique, ecclésiastique, lettrée, et une réception, une appropriation laïque, communautaire, « populaire ». À titre d’exemple, un usage bien connu des livres sacrés, aussi bien ecclésiastique que laïc, attribue un pouvoir spécifique aux mots qu’ils contiennent : la divination par les livres, la cérémonie des Sortes biblicae, Sortes 7

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W. A. Graham, Beyond the Written Word. Oral Aspects of Scripture in the History of Religion, Cambridge, 1987. A. G. Martimort, Les lectures liturgiques et leurs livres, Turnhout, 1992 ; S. J. Tambiah, « The Magical Power of Words », Man, n. s. 3 (1968), p. 175-208 ; J. Austin, How to Do Things with Words, Cambridge (Mass.), 1973 ; Id., « Performative Utterances », dans The Philosophy of Language, éd. A. P. Martinich, Oxford-New York, 1985, p. 105-114.

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apostolorum, Sortes sanctorum. Suivant le rite antique des Sortes Homericae ou Virgilianae, cette forme de divination nécessite d’ouvrir au hasard une page de l’Écriture et le mot ou le passage ainsi désigné fait figure de message divin indiquant la voie à emprunter. Ce rite est attesté par de nombreux exemples. Dans la Vie de saint Martin de Tours, au moment de son élection à l’épiscopat, les sortes se déclarèrent en faveur du saint contre ses rivaux9 ; Grégoire de Tours évoque à plusieurs reprises l’apertio librorum (parfois précédée de trois jours de prières et de jeûne) : « Les clercs ayant placé trois livres sur l’autel, à savoir ceux des Prophètes, de l’Apôtre, des Évangiles, ils prièrent le Seigneur de faire connaître ce qui allait arriver […]10. » Bien que les exemples du haut Moyen Âge appartiennent plutôt à un usage clérical de ce rite, le fameux geste de François d’Assise, décrit dans la Vita prima de Thomas de Celano et dans la Legenda major de Bonaventure témoigne, en revanche, de l’usage par des laïcs de cette sorte de divination. Le premier raconte que saint François, cherchant comment obéir à la volonté divine, posa l’Évangile sur l’autel et pria Dieu de lui faire part de son conseil à la première ouverture du livre11 ; à trois reprises, la Bible s’ouvrit sur la Passion du Christ (ce passage précède immédiatement le récit de la stigmatisation à La Verna). C’est encore cette méthode qui, d’après Bonaventure, conduisit François au texte de Matthieu 19, 21, sur la pauvreté apostolique, l’amenant à rejeter toutes les possessions terrestres et à faire de ce principe le fondement de sa Règle12. Le recours de François à cette procédure archaïque renvoie à sa méfiance globale envers les interprétations « livresques » du christianisme : plutôt que d’un instrument qu’on utiliserait et interpréterait de manière scolastique, l’Écriture était pour lui un moyen d’entrer en contact direct avec Dieu. Un deuxième domaine dans lequel peut être perçue la dissémination du pouvoir des mots contenus dans les livres saints permet de s’approcher davantage du sujet de mon essai : la liturgie. Ici aussi on observe la juxtaposition des normes ecclésiastiques et la perception des laïcs. D’une part une discussion théologique normalisatrice émerge sur les sacrements, d’autre part ce système côtoie et influence deux autres manières d’entrer en contact avec le surnaturel : 9

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Sulpicius Severus, Vita Martini, 9, 5-7, éd. et trad. J. Fontaine, SC 133, Paris, 1967, p. 272-273 ; cfr J.-C. Poulin, « Entre magie et religion. Recherches sur les utilisations marginales de l’écrit dans la culture populaire du haut Moyen Âge », dans La culture populaire au Moyen Âge. Études présentées au IVe Colloque de l’Institut d’études médiévales (1977), éd. P. Boglioni, Montréal, 1979, p. 130-131. Grégoire de Tours, Histoire des Francs, R. Latouche (trad.), Paris, 1963, p. 266-267, V, 14 (avec mention des trois jours de jeûne) ; Ibid., IV, 16, p. 199 (pour la citation) ; voir aussi p. 319, V, 49 ; pour d’autres exemples, voir P. Riché, « La magie à l’époque carolingienne », dans Id., Instruction et vie religieuse dans le haut Moyen Âge, London, 1981, p. 133. Thomas de Celano, Vita prima s. Francisci, dans Fontes Franciscani, éd. E. Menestò et S. Brufani, Santa Maria degli Angeli, 1995, p. 368. Bonaventura, Vita seu Legenda major, c. 3, 2, dans Fontes Franciscani, p. 890.

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la prière – l’approche individuelle de Dieu et ses saints – et le domaine moins contrôlé de la paraliturgie des bénédictions, malédictions, incantations et charmes. Le sacrement de l’eucharistie, comme l’a montré Irène Rosier-Catach dans ses analyses, a fait l’objet d’une réflexion approfondie chez les théologiens et des grammairiens au Moyen Âge13. Ils le décrivent comme « un signe efficace, c’est à dire qui effectue réellement ce qu’il signifie » (id efficit quod figurat), et expliquent cette dualité, avec Thomas d’Aquin, en reconnaissant une causalité physique logée dans la formule sacramentelle (hoc est corpus meum), tout en précisant que le sacrement ne cause pas à lui seul la grâce, mais en est un instrument par lequel Dieu en tant qu’agent agit sur l’homme. Piroska Nagy a tenté de confronter cette efficacité universellement reconnue avec celle de l’efficacité incertaine de la prière – faire la différence entre « parole qui accomplit ce qu’elle dit » et « parole qui appelle l’accomplissement de ce qu’elle dit14 ». Malgré toutes les tentatives pour renforcer la conviction que les prières sont certainement efficaces (comme par exemple le De virtute orandi de Hugues de Saint-Victor, ou les œuvres d’autres auteurs monastiques du xiie siècle15), il reste – et dans la comparaison avec le sacrement de l’eucharistie, cela devient encore plus évident –, qu’avec les mots de la prière on ne peut pas contraindre Dieu. Dans cette même étude, Piroska Nagy compare aussi ces deux types d’efficacité avec celle de l’incantation qui était pour les théologiens du xiiie siècle le double et l’opposé de l’efficacité sacramentelle. Ce sujet a été récemment étudié par Béatrice Delaurenti et aussi par Irène Rosier-Catach16. La formule orale, fixée dans ce cas comme le sont celles des sacrements, participe activement à l’efficacité des incantations  – ceux qui tentent de légitimer certaines incantations affirment que cette efficacité est naturelle ; ceux qui s’y opposent, comme Thomas d’Aquin, expliquent que ces formules n’ont aucun pouvoir intrinsèque, mais que leur efficacité provient uniquement du pacte conclu avec le démon17. L’examen historique et anthropologique des incantations (et des bénédictions, malédictions, charmes apotropaïques étudiées en détail depuis 13

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I. Rosier-Catach, La parole comme acte, Paris, 1994, p. 198-208 ; Ead., La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, p. 74-86. P. Nagy, « Au-delà du verbe. L’efficacité de la prière individuelle au Moyen Âge entre âme et corps », dans La prière en latin, de l’Antiquité au XVIe siècle. Formes, évolutions, significations, éd. J.-F. Cottier, Nice, 2007, p. 441-471, en particulier p. 466. Nagy, « Au-delà du verbe », p. 453-457. B. Delaurenti, La Puissance des mots « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007, et sa contribution dans ce volume ; I. Rosier-Catach, « Le pouvoir des mots. Remarques sur la notion de la causalité naturelle », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 611-616. Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, 2a 2ae, Q. 83.

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Jacob Grimm18 ou Adolph Franz19) pourrait offrir un vaste éventail des modalités selon lesquelles la parole pouvait être conçue comme efficace dans une grande variété de pratiques. Le recours à trois synthèses récentes me permettra d’indiquer l’intérêt de ce champ d’étude pour les recherches concernant le pouvoir des mots. La première est l’œuvre d’une folkloriste-anthropologue hongroise, Éva Pócs, qui situe la matière hongroise (aussi bien historique que folklorique) dans un contexte européen et mondial20. Tout d’abord, la dénomination hongroise des incantations mérite attention : en opposition à la majorité des noms européens tirant leur origine soit du mot chant (carmen – charme, cano – incantation) soit du verbe prononcer (segen), le terme hongrois ráolvasás veut dire lecture « sur » quelqu’un. Voici un usage qui s’harmonise avec la caractérisation, proposée plus haut, des fonctions magiques de l’écriture dans un milieu non lettré. Éva Pócs souligne à propos des incantations que le pouvoir des mots fait partie en ce cas d’un ensemble plus vaste, où interviennent des rituels, des procédures, des gestes et des objets. Néanmoins, les mots ont ici une fonction privilégiée : eux seuls sont capables de désigner l’objet de la demande, en le nommant et en intensifiant l’effet de l’incantation par la prière. La taxinomie construite par Éva Pócs distingue les outils syntactiques (constatation, souhait, affirmation, négation, menace, commande) et sémantiques (ressemblance, analogie, opposition, conditions, impossibilités, absurdités) ; elle décrit des procédures comme compter en ordre ascendant ou descendant et utiliser de telles séries pour obtenir, par la vertu d’une magie analogique, l’effet désiré. Elle accorde une attention particulière aux médiateurs possibles – forces de la nature, esprits, fées, devins, sorciers, saints21. Edina Bozóky, quant à elle, dans son livre sur les Charmes et prières apotropaïques 22, donne une classification des éléments constitutifs des incantations qui distingue : (1)  la nomination du mal  / ou de l’objet du charme ; (2) la conjuration (l’interdit, l’expulsion, la protection, l’assomption de l’identité, le commandement, la malédiction) ; (3)  la nomination des puissances adjuvantes (saints, spécialistes des procédures magiques) ; (4)  l’actualisation de l’objet par comparaison avec les précédents ; (5)  la dramatisation en termes d’histoires mythiques, bibliques, hagiographiques. 18 19 20

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J. Grimm, Deutsche Mythologie, Göttingen, 1835. A. Franz, Die kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, I-II. Freiburg in Breisgau, 1909. É. Pócs, « Egyházi benedikció – paraszti ráolvasás » (Bénédiction ecclésiastique – charme populaire), dans Történeti antropológia, éd. T. Hofer, Budapest, 1984, p. 109-137 ; Ead., Magyar ráolvasások (Incantations hongroises) I-II, Budapest, 1985-1986. É. Pócs, Between the Living and the Dead : A Perspective on Witches and Seers in the Early Modern Age, Budapest, 1999. Edina Bozóky, Charmes et prières apotropaïques, Louvain, 2003 ; cfr aussi son livre récent, Le Moyen Âge miraculeux : études sur les légendes et les croyances médiévales, Paris, 2010, p. 205-275.

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Elle considère en outre les effets sonores du discours (forme rythmique, rimée, allitération, répétition, anaphore), l’effet des « torrents de paroles », les formes inintelligibles (abraxas, abracadabra), et se réfère, elle aussi, à l’encadrement et à l’usage rituels, aux phylactères et ligatures. Les ouvrages d’Éva Pócs et Edina Bozóky mettent en lumière les mécanismes traditionnels qui investissent les mots des incantations d’un pouvoir spécifique dans un contexte laïc, non-ecclésiastique. Il nous faut cependant considérer que ces mêmes incantations étaient aussi en usage chez les clercs au Moyen Âge. Troisième étude importante dans ce domaine, le livre de Lester K. Little sur les malédictions bénédictines a montré que les monastères médiévaux abritaient un éventail de croyances et pratiques archaïques semblable à celui de leur environnement laïc23. De plus, les moines pouvaient puiser aussi dans les ressources de l’écrit : traditions antiques des formules des serments, avec de longues litanies de sanctions ; malédictions élaborées et détaillées ; excommunications ecclésiastiques ; bénédictions variées. Dans son étude de la cérémonie monastique de l’humiliation liturgique des reliques, Patrick Geary donne aussi une série d’indications sur les similitudes structurelles (sans négliger les différences, elles aussi perceptibles) entre les pratiques monastiques et laïques, mettant en œuvre le pouvoir des mots24. Vœux et paroles qui guérissent Après avoir considéré ces cadres généraux, deux domaines d’investigation méritent attention : les miracles et les maléfices. Au sujet des miracles, les deux formes de parole religieuse que je viens de considérer, la prière et l’incantation, peuvent servir de point de départ. Au centre de l’acte de parole qui met en marche « la dynamique miraculeuse25 », le vœu, une « promesse faite à Dieu » selon la définition de Thomas d’Aquin 26, est accompagné d’une forme de prière au saint et en même temps il contient souvent l’élément central des charmes qui vise à contraindre les forces surnaturelles d’accorder une aide à la solution du problème. Le moyen de la contrainte est précisément le vœu,

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L. K. Little, Benedictine maledictions. Liturgical Cursing in Romanesque France. Ithaca (NY)London, 1993. P. Geary, « L’humiliation des saints », Annales E.S.C., 34 (1979), p. 27-42 ; Id., La coercition des saints dans la pratique religieuse médiévale, dans La culture populaire au Moyen Âge. Études présentées au IVe Colloque de l’Institut d’études médiévales (1977), éd. P. Boglioni, Montréal, 1979, p. 146-161. P.-A. Sigal, L’Homme et le miracle dans la France médiévale (XIe-XIIe siècle), Paris, 1985, p. 165-221. A. Boureau, « Pour une histoire comparée du vœu. Introduction », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, 16 (1996), p. 7-10.

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la promesse de récompenser le saint par l’offre d’un cadeau, d’un service quelconque ou d’une sorte de sacrifice. Comme la prière, le vœu exprime une confiance dans le pouvoir des saints, qui sont suppliés parce qu’ils sont capables d’aider (d’obtenir la grâce de Dieu). Dans un vœu adressé à Marguerite de Hongrie en 1276, cette confiance est littéralement exprimée : Notre Dame Vierge Marguerite, nous te prions par tes mérites, ressuscite pour nous notre seul enfant, qui est la seule consolation de nos âmes et de nos corps ! Nous savons, nous savons que tu es capable par tes mérites de nous accorder cette miséricorde, alors que nos parents et voisins se joignent à nous dans cette supplication27.

Comme dans les charmes et incantations, il y a une méfiance aussi, puisque le contre-don proposé en échange de l’aide n’est que conditionnel, reporté après l’exaucement du vœu, en paiement pour le service rendu. Ce caractère conditionnel est, en effet, réciproque. Si le vœu n’est pas respecté, la maladie peut reprendre vigueur ou même s’aggraver, le miracle se transforme alors dans un miracle de châtiment28. À côté de la supplication et du vœu, l’autre versant de l’aspect verbal des miracles est d’ailleurs constitué par les formules de guérison prononcées par les saints, qui apportent le remède en demandant à Dieu son aide ou en priant pour l’accomplissement du miracle. Dans le vaste champ des récits de miracles, trois types de sources doivent être distingués : (1) les libelli miraculorum autonomes29, et les listes de miracles inclues dans les légendes des saints et dans d’autres écrits hagiographiques jusqu’en 120030, c’est-à-dire avant l’instauration des procès de canonisation ; (2) les récits de miracles rapportés par les témoins dans les procès de canonisation 31, fondés sur les expériences individuelles et documentés selon l’ordre imposé d’un formulaire notarial ; et (3) les récits 27

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« Domina nostra, Margareta virgo, rogamus tua merita, resuscita nobis filium nostrum unicum, animarum et corporum nostrorum solatium ! Scimus et scimus, quia per merita tua hanc misericordiam nobis potes patrare cognatis et vicinis hoc idem conclamantibus. » Vita beate Margarite de Ungaria Ordinis Predicatorum, éd. K. Bőle et K. Szovák, dans Scriptores Rerum Hungaricarum tempore ducum regumque stirpis Arpadianae gestarum, éd. E. Szentpétery [1938], 2e éd. augmentée, Budapest, 1999, p. 701-702. Cfr P.-A. Sigal, « Un aspect du culte des saints : le châtiment divin d’après la littérature hagiographique du Midi de la France », dans La Religion populaire en Languedoc du XIIe siècle à la moitié du XVe siècle (Cahiers de Fanjeaux, 11), Toulouse, 1975, p.  39-60 ; Klaniczay, « Miracoli di punizione e malefizia ». H. Delehaye, « Les recueils antiques de Miracles de saints », Analecta Bollandiana, 43 (1925), p. 1-85, 305-325. Cfr Sigal, L’Homme et le miracle, passim. Vauchez, La Sainteté en Occident, p. 519-558 ; M. Wittmer-Butsch et C. Rendtel, Miracula. Wunderheilungen im Mittelalter, Köln-Wien, 2003 ; M. Goodich, Miracles and Wonders. The Development of the Concept of Miracle, 1150-1350, Aldershot, 2007.

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hagiographiques du Moyen Âge tardif, élaborés à partir de cette documentation, et qui comportent souvent des inventions littéraires, créées à l’encontre de la monotonie juridique des témoignages de miracles dans les procès32. Par exemple, l’invention hagiographique du fameux « miracle des roses » de sainte Élisabeth de Hongrie ne figure pas dans les protocoles de son procès de canonisation, mais il apparaît dans ses légendes italiennes et allemandes dans le dernier tiers du xiiie siècle seulement33. Pierre-André Sigal, qui a analysé 2050 miracles de guérisons posthumes, collectés dans 76 vies des saints et 166 recueils de miracles jusqu’à la fin du xiie siècle, constate que dans cet ensemble, les vœux ne sont mentionnés que 256 fois34. Pour les deux collections les plus connues des xe et xie siècles, on ne trouve que 19 vœux sur une centaine de miracles de sainte Foi à Conques35 et 6 vœux seulement sur 140 miracles dans les Miracles de Saint Benoît36. Le silence de la documentation ne signifie naturellement pas que la supplication ou le vœu auraient été absents du déroulement de l’événement du miracle ; même en petit nombre, ils attestent en tout cas la vigueur d’une structure qui allait persister à l’époque suivante. La situation change considérablement avec l’avènement des procès de canonisation. Le pape Innocent III, préoccupé du discernement des vrais et des faux miracles, cherchait à écarter toute possibilité de magie37. Dans la même ligne, en 1232, le pape Grégoire IX a donné une instruction fameuse à Conrad de Marburg, confesseur de sainte Élisabeth de Hongrie (1207-1231), lui indiquant comment il devrait documenter ce que les testes legitimi raconteraient sur les miracles de la pieuse princesse. Dans cette instruction, devenue par la suite la règle canonique dans toutes les enquêtes médiévales sur la sainteté, une question spécifique devait faire dire qui était sollicité pour un secours surnaturel : ad cujus invocationem et quibus verbis interpositis38. Les 32

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M. Goullet et M. Heinzelmann, Miracles, vies et réécriture dans l’Occident médiéval. Sigmaringen, 2006. O. Gecser, « Santa Elisabetta d’Ungheria e il miracolo delle rose », dans Il culto e la storia di Santa Elisabetta d’Ungheria in Europa. 18-19 novembre 2002, Annuario 2002-2004. Conferenze e convegni. Accademia d’Ungheria in Roma. Roma, 2005, p. 240-247 ; Id., « Lives of St. Elizabeth : Their Rewritings and Diffusion in the Thirteenth Century », Analecta Bollandiana, 127 (2009), p. 49-107. Sigal, L’Homme et le miracle, p. 80-83. L. Robertini, Liber miraculorum sancte Fidis. Spoleto, 1994. E. de Certain, Miracula S. Benedicti, Paris, 1858. A. Vauchez, « Les origines et le développement du procès de canonisation (xiie-xiiie siècles) », dans Vita Religiosa im Mittelalter. Festschrift für Kaspar Elm zum 70. Geburtstag, éd. J. Felten et N. Jaspert, Berliner Historische Studien 31, Berlin, 1999, p. 845-856. Pour le texte, cfr Les Registres de Grégoire IX, éd. L. Auvray (Bibliothèque des Écoles française d’Athènes et de Rome, 2e série, 9), Paris, 1890-1955, col. 548 ; T. Wetzstein, « Virtus morum et virtus signorum ? Zur Bedeutung der Mirakel in den Kanonisationsprozessen des 15. Jahrhunderts », dans Mirakel im Mittelalter. Konzeptionen, Erscheinungsformen, Deutungen, éd. K. Herbers, M. Heinzelmann et D. R. Bauer, Stuttgart, 2002, p. 351-376 ; Id., Heilige vor Gericht.

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interrogateurs prenaient le soin dès ce moment de demander et de noter les termes exacts par lesquels les miraculés demandaient l’aide des saints. Le miracle pouvait être reconnu comme tel seulement si la requête était adressée directement au saint, faisant usage de formules appropriées, à condition qu’on ne puisse y détecter aucune trace de magie ou d’incantations. Des règles aux pratiques, pourtant, la distance est grande. Malgré cette instruction claire, les informations sur les vœux ont échappé aux scribes dans plus de la moitié des 129 miracles rapportés dans le procès de canonisation de sainte Élisabeth de Hongrie. De cette enquête qui s’est déroulée en deux phases entre 1232 et 123539, une moitié, mieux documentée, atteste une riche variété des vœux, dont les formules présentent une structure récurrente, qui peut servir de point de départ à une étude du pouvoir des mots dans ce contexte. Une telle étude mériterait, par la suite, d’être poursuivie en tenant compte à la fois de la riche documentation que constituent les quelque 71 procès de canonisation entre 1200 et 1420 assemblés par André Vauchez40, et des études de cas faites par Ronald Finucane41, Michael Goodich42, Christian Krötzl43, Didier Lett44 et d’autres encore. La séquence structurelle du vœu consiste généralement en deux parties : une invocation et une promesse. Dans l’invocation, le saint est désigné par son nom, et avec grand respect appelé saint ou bienheureux, seigneur ou dame, son nom est souvent répété comme on le trouve dans les incantations. Les mérites des saints sont aussi souvent évoqués, comme une raison légitime de pouvoir compter sur leur aide – sainteté oblige. « Carissima domina Elyzabet,

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Das Kanonisationsverfahren im europäischen Spätmittelalter, Köln-Weimar-Wien, 2004, p. 538539 ; G. Klaniczay, « Proving sanctity in the canonization processes. (Saint Elizabeth and Saint Margaret of Hungary) », dans Procès de canonisation au Moyen Âge. Aspects juridiques et religieux – Medieval Canonization Processes. Legal and Religious Aspects, éd. G. Klaniczay, Roma, 2004, p. 123-124. A. Huyskens, Quellenstudien zur Geschichte der hl. Elisabeth, Marburg, 1908 ; O. Krafft, « Kommunikation und Kanonisation : Die Heiligsprechung der Elisabeth von Thüringen 1235 und das Problem der Mehrfachausfertigung von päpstlichen Kanonisationsurkunden seit 1161 », Zeitschrift des Vereins für Thüringische Geschichte, 58 (2004), p. 27-82 ; G. Klaniczay, « Il processo di canonizzazione di Santa Elisabetta. Le prime testimonianze sulla vita e sui miracoli », dans Il culto e la storia di Santa Elisabetta d’Ungheria in Europa (cit. supra, n. 33), p. 220-232. Vauchez, La Sainteté en Occident, p. 519-544. R.  C. Finucane, Miracles and Pilgrims, Popular Beliefs in Medieval England, London, 1977 ; Id., Rescue of the Innocents. M. Goodich, Violence and Miracle in the Fourteenth Century. Private Grief and Public Salvation. Chicago, 1995 ; Id., Lives and Miracles of the Saints. Studies in Medieval Latin Hagiography, Aldershot, 2005. C. Krötzl, Pilger, Mirakel und Alltag. Formen des Verhaltens in skandinavischen Mittelalter (12.15. Jahrhundert), Helsinki, 1994. D. Lett, Un procès de canonisation au Moyen Âge. Essai d’histoire sociale. Paris, 2008.

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propter gratiam quam fecit tibi Dominus, et gloriam quam habes in celis, adjuva me » (I/38)45. Les promesses peuvent porter sur un ex voto sous la forme d’un don de cire, avec toutes sortes de correspondances « magiques » avec le corps des malades. À côté des représentations fréquentes des organes miraculeusement guéris (la tête, le pied, le sein, l’œil, l’oreille, la langue), la pratique de mesurer le corps du malade est attestée, en vue d’offrir au sanctuaire un ex voto de cire qui corresponde à ces mesures de longueur ou de poids. Il arrive aussi que les miraculés (ou certains membres de leurs familles en leur nom) deviennent des serviteurs du saint auprès du sanctuaire pour un certain temps, ou parfois même pour toute la vie. Avec l’essor de l’économie du marché à la fin du Moyen Âge, ces offrandes sont de plus en plus souvent faites en argent ou sous la forme de cadeaux en espèces46. « Sancta domina Elyzabet, impetra vitam puero huic, et nos ipsum cum oblationibus ad sepulchrum tuum deferemus et ad censum duorum denariorum singulis annis solvendum tuo hospitali obligamus…47 » Ces transactions, d’un mot, suivent le principe de do ut des. Si le vœu est fait loin des reliques du saint, il doit nécessairement comporter la promesse d’accomplir un pèlerinage au tombeau de celui-ci. « Si filiam meam, domina sancta, liberaveris, ego tuum tumulum visitabo » (I/11). Le marchandage ne s’arrête pas là. Un malade paralysé énonce cette prière : « Sainte Élisabeth, je ne peux venir à toi, si tu n’exerces pas ta miséricorde, mais j’irai bien si tu me rends capable de marcher…48 » Le chantage peut même aller plus loin. Dans les enquêtes sur la sainteté de Marguerite de Hongrie (1241-1270), la nièce de sainte Élisabeth, menées entre 1272 et 1276 à Buda49, une sœur dominicaine qui avait des doutes sur la sainteté de Marguerite, s’adressa à elle de la façon suivante : « Virgo Margaretha, si vis quod ego credam, quod tu sis sancta, ostende mihi aliquod miraculum50. » 45

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Le texte des miracles documentés lors des deux enquêtes du procès de canonisation d’Élisabeth est édité par Huyskens, Quellenstudien, p. 155-266. Les deux chiffres après les citations indiquent leur numérotation dans cette édition. Vauchez, La Sainteté en Occident, p. 530-540. Huyskens, Quellenstudien, I/2, p. 163. « Sancta Elyzabet, ad te de cetero non veniam, nisi de tua misericordia per me vadam ; et ibo, si mihi fuerit facultas », Huyskens, Quellenstudien, I/28. Le procès de canonisation de sainte Marguerite de Hongrie s’est déroulé en deux phases, entre 1272 et 1276, en documentant 92 miracles de la sainte, en majorité posthumes, mais on y trouve aussi la description de plusieurs miracles in vita. Cfr G. Klaniczay, Holy Rulers and Blessed Princesses. Dynastic Cults in Medieval Central Europe, Cambridge, 2002, p. 224-225, 423-428 ; V. H. Deák OP, Árpád-házi Szent Margit és a domonkos hagiográfia. Garinus legendája nyomában (Sainte Marguerite de Hongrie et l’hagiographie dominicaine. Sur les traces de la légende de Garin), Budapest, 2005 (une traduction française est sous presse auprès des Éditions du Cerf). V. Fraknói, Inquisitio super vita, conversatione et miraculis beatae Margarethae virginis, Belae IV. Hungarorum regis filiae, sanctimonialis monasterii virginis gloriosae de insula Danubii, Ordinis

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On peut même rencontrer des menaces. Tandis qu’une fillette de neuf ans, gibbosa et strumosa, était restée avec ses parents près de la tombe d’Élisabeth pendant dix jours sans obtenir la grâce de la guérison, la mère s’exclama : « Je vais prévenir tout le monde de ne pas visiter ta tombe, puisque tu ne m’as pas écoutée51 », et en effet, après cet avertissement le miracle ne se fit pas attendre ! Le vœu est accompagné bien souvent par des éléments rituels et des manifestations émotionnelles supplémentaires, dont la présence nous avertit que la confiance dans le pouvoir des mots en ce cas est limitée, et que tout est fait pour l’intensifier : « Cepit dominam Elyzabet valde suppliciter invocare » (I/44), « Carissima domina Elyzabet, propter gratiam quam fecit tibi Dominus, et gloriam quam habes in celis, adjuva me » (I/38/). La supplication peut être soutenue et répétée par un groupe entier de parents, tremblants, éplorés, prosternés (I/25), tournant autour du sarcophage, répétant des gestes ritualisés : « expandens se ad modum crucis votum fecit » (I/104). Les mots qui constituent le vœu peuvent être efficaces même s’ils ne sont pas prononcés. Quand une béguine témoigne de sa guérison après une prière auprès de la tombe de Sainte Marguerite et qu’elle s’entend reprocher que personne n’a entendu son vœu, elle répond : « Hoc ego dixi in corde meo52 . » Relations d’échange, dons et contre-dons, pèlerinages, marchandage, chantage, menaces, gestes ritualisés, un jeu du dit et du non-dit, le pouvoir des mots dans les vœux se montre complexe et incertain. Quel est maintenant, dans le sens inverse de la communication, le pouvoir des mots des saints ? Les récits de miracles rapportent souvent comment le suppliant, ayant perdu espoir de résoudre ses problèmes ou d’obtenir la guérison de sa maladie, entend le saint ou son intermédiaire lui annoncer la possibilité d’être secouru. Dans un des miracles de sainte Élisabeth, un homme pendu entend une voix divine : « Crois fermement et tu vas te débarrasser de cette corde à ton cou, pour te rendre à la tombe de la bienheureuse Élisabeth53. » Un moine cistercien épileptique voit trois fois une apparition nocturne d’une femme vêtue en blanc qui lui dit : « Si tu veux être guéri, fais un vœu à Dame sainte Élisabeth de Marbourg et tu seras guéri54. » La parole efficace au sens propre du terme, les mots guérisseurs quasi sacramentels qui mettent en marche les procédures de guérison figurent aussi dans les récits de miracles. Les saints apportent le remède en demandant à

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Praedicatorum, Vesprimis diocesis, Monumenta Romana episcopatus Vesprimiensis, Budapest, 1896, t. I, p. 187, témoin 6. « Omnes avertam homines a visitatione sepulchri tui, quia non exaudisti me », miracle I/3, Huyskens, Quellenstudien, p. 159-160 Témoin 97, Fraknói, Inquisitio, p. 362. « Crede firmiter et hunc funem numquam de collo tuo depones, quousque Marpurc ad tumbam beate Elyzabet accedes », miracle II/18, Huyskens, Quellenstudien, p. 255-256. Miracle II/1, Huyskens, Quellenstudien, p. 243-244.

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Dieu son aide ou en priant pour l’accomplissement du miracle. Ces phrases se modèlent souvent sur les propos du Christ guérisseur rapportés dans l’Écriture. Quand sainte Élisabeth apparaît dans une vision pour guérir une jeune fille paralysée, elle lui dit : « Surge et ambula » (cfr Mat. 9, 5), et ces paroles sont accompagnées par l’attouchement du dos malade de la fille55. À une autre malade elle offre une pomme, en lui disant : « Surge, comede » (I/105). Dans les miracles posthumes, cette communication thérapeutique avec les saints arrive dans les rêves. La guérison à la faveur des rêves a un long passé dans les miracles d’incubation, hérités du culte d’Esculape et d’autres cultes de l’antiquité (comme ceux d’Isis, Sérapis), bien attestés au Moyen Âge dans la tradition des Églises d’Orient (dans les cultes des saints Côme et Damien, Artemios, Jean et Cyr, Tecla, etc.56), et tout autant dans la chrétienté occidentale57. Dans leur forme classique, les apparitions nocturnes des saints se produisaient au profit de miraculés qui dormaient dans le narthex des églises, près des reliques. Elles démontraient que les saints étaient vraiment présents dans leurs sanctuaires, et pouvaient répondre personnellement à ceux qui venaient les implorer58. À travers les siècles, néanmoins, les visions sont aussi devenues des substituts de la visite des reliques  – les saints pouvaient apparaître et s’adresser aux miraculés là où ils le choisissaient. Souvent alors ils visitaient les malades chez eux, les consolaient, les touchaient aux endroits malades de leurs corps, leur disaient : « Au nom de Jésus-Christ et selon la foi que tu as choisie, reçois la santé59 », et les engageaient à venir jusqu’à leur sanctuaire pour y recevoir la guérison complète. Les paroles et les gestes qui accompagnent la guérison dans les visions des miraculés, rappellent, ici encore, les miracles de Jésus et ses apôtres, et aussi les paroles de grands thaumaturges comme Bernard de Clairvaux, dont les guérisons publiques et surtout les exorcismes spectaculaires fournissent une excellente démonstration du pouvoir des mots dans les miracles60. Le miracle de sainte Élisabeth résultant de sa prière contraignante en faveur du jeune Berthold, mentionné plus haut, appartient aussi à ces manifestations. Une autre illustration de ce type de miracle est donnée par 55 56

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Miracle I/3, Huyskens, Quellenstudien, p. 160. H. Delehaye, « Les recueils antiques de Miracles de saints », Analecta Bollandiana, 43 (1925), p. 1-85, 305-325 ; I. Csepregi, « The Miracles of St Cosmas and Damian. Characteristics of Dream Healing », Annual of Medieval Studies at CEU, 7 (2002), p. 89-122. G. Klaniczay, « Dream Healing and Visions in Medieval Latin Miracle Accounts », dans The ‘Vision Thing’. Studying Divine Intervention, éd. W. A. Christian Jr. et G. Klaniczay (Collegium Budapest Workshop Series 18), Budapest, 2009, p. 37-64. E. Bozóky, « Le miracle et la maison du saint », dans Ead., Le Moyen Âge miraculeux, p. 21-33. « In nomine domini nostri Iesu Christi secundum fidem tuam optatam recipias sanitatem », Vita beatae Margaritae, p. 704. Pour les guérisons publiques de saint Bernard à Cologne en 1146 voir Sigal, L’Homme et le miracle, p. xx ; pour ses exorcismes, F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’église d’Occident (Xe-XIVe siècle), Turnhout, 2011, p. 186-207.

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l’histoire du châtiment infligé par sainte Marguerite de Hongrie à une consœur dominicaine (une autre princesse, celle-là même qui avait émis des doutes sur la capacité de Marguerite à faire des miracles, jusqu’à la provoquer, comme nous l’avons vu) : Ce jour-là, tandis que la dite vierge Marguerite était si plongée dans la prière que l’os de son épaule se démit, lui causant de grandes douleurs, la prieure et les autres sœurs étaient très angoissées, et voulaient trouver un remède pour la guérir. Moi, en revanche, je me suis dit : « Pourquoi ce grand souci pour ces médecines pour cette sœur ? » En pensant cela je me suis moquée d’elle. Au même moment, j’ai senti une grande douleur dans mon épaule au même endroit qu’elle. Et alors j’ai décidé de lui révéler ma faute et demander son pardon et la dite vierge Marguerite déclara : « Que Dieu te pardonne », et aussitôt je fus libérée61.

Du point de vue du pouvoir des mots, deux éléments dans cette histoire sont remarquables. Bien que ces idées malicieuses n’étaient que pensées, et qu’elles n’aient pas été exprimées, la sainte pouvait les deviner – des mots non dits pouvaient tout de même entraîner la punition du coupable. L’autre aspect est la description caractéristique de la causalité des miracles : le pouvoir des mots de la sainte qui transmet la demande du coupable à Dieu pour obtenir la guérison, consiste dans la médiation et non dans l’effet immédiat. Il reste que les mots ou les invocations prononcés par la sainte exprimant ses propres désirs étaient aussitôt écoutés et exaucés selon les descriptions de ses miracles. De ce fait, on peut admettre qu’ils étaient aux yeux d’autrui investis d’un pouvoir spécifique. Cela se vérifie dans le miracle de châtiment que sainte Marguerite a opéré quand elle était encore enfant, et qu’elle voulait empêcher que les frères mendiants qu’elle aimait tant partent du couvent de Sainte Catherine de Veszprém où elle résidait comme oblate royale. La petite princesse avait alors prié pour qu’« une pluie immense » les retienne, et à une autre occasion « elle priait Dieu qu’il casse leur charrette pour qu’ils soient incapables de partir ». Quand ce désir fut exaucé, les nonnes étaient convaincues que « c’était fait par ses oraisons62 ». Un autre miracle similaire, 61

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« Quodam die, dum dicta virgo Margaretha stetisset in oratione attenta, os suum spalle sue exivit de loco, ita quod magnum dolorem habebat, et priorissa et alie sorores multum dolebant et querebant medicinas, quomodo possent eam sanare, et ego testis incepi dicere inter me quidem hoc, quod de religiosa ista habetur tanta cura pro istis medicinis, et quasi deridendo inter me hoc dicebam, et statim dolorem magnum incepi habere in spatula mea in eo loco, in quo habebat illa, et quod evenerat mihi, dicendo meam culpam, et quod parceret mihi, et statim dicta virgo Margaretha dixit : ‘Dominus parcat tibi’, et statim liberata fui. », Fraknói, Inquisitio, p. 182-183, témoin 4 ; la même histoire racontée par d’autres témoins : Ibid., p. 187, 192, 275. « (…) duo fratres predicatores venirent ad dictum monasterium, et vellent recedere, ista sancta Margaretha rogavit eos, ut non recederent, et ipsi stare noluerunt, sed inceperunt recedere ; et tunc ista sancta Margaretha rogavit Deum, quod frangeret currum eorum, ita

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montrant le pouvoir des mots de Marguerite sur les forces de la nature, était advenu dans l’autre couvent royal construit pour elle sur l’île du Danube qui depuis porte son nom. Elle a fait sortir le Danube de son lit pour prouver à son confesseur Marcellus, qu’elle n’avait pas exagéré ni menti en parlant d’une inondation précédente. L’événement est raconté par Marcellus lui-même : Je suis venu d’Esztergom au couvent, et la bienheureuse Marguerite m’a dit : « Nous étions dans le péril d’être submergés par l’inondation du Danube… l’eau arrivait jusqu’à cette hauteur », et elle montrait l’endroit. J’ai répondu : « Allons, allons, je ne le crois pas », et alors elle dit : « Seigneur Jésus Christ, montre la vérité de ce fait à ce prieur qui est ici, pour qu’il croie mes paroles. » Et aussitôt l’eau commença à retourner avec une telle rapidité, que j’ai dû grimper sur le mur…63

Ces miracles illustrent bien le pouvoir des mots de la sancta viva, selon l’image qu’ont donnée d’elle les témoins du procès de canonisation et les hagiographes. Confrontons maintenant ces manifestations avec l’usage et le pouvoir des mots dans les procès de sorcellerie. Incantations, malédictions et formules de protection, charmes apotropaïques Il est inhabituel sans doute d’entreprendre de comparer les procès de canonisation et les procès de sorcellerie, et, plus précisément, les récits de miracles et les descriptions de maléfices. Ayant discuté ailleurs la possibilité et l’intérêt d’une telle entreprise64, il me suffit de souligner seulement deux

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quod non possent recedere, et cum ipsi fratres essent in fine ville, currus eorum fractus fuit, et redierunt ad ipsum monasterium, et credidimus, quod per orationes suas hoc fuerat factum. » Fraknói, Inquisitio, p. 218. « Veneram de Strigonio ad istud monasterium, et ista beata Margaretha dixit mihi : ‘Nos fuimus in periculo submersionis propter inundationem Danubii, si pervenissemus, ubi pervenissemus ossa mea, (?) aqua usque huc venit mihi’ ; certum locum demonstrando, et ego respondi : ‘Vadas, vadas hoc ego non credo’ ; et tunc illa dixit : ‘Domine Jesu Christe, ostendas veritatem istius facti priori, qui hic est, ut ipse credat verbis meis’ ; et cum tanta velocitate statim aqua reversa fuit, quod oportuit me ascendere, fugiendo ante aquam, super assidem positum super murum, in quo sunt columne, que sustinent porticum ipsius claustri, et satis maior fuit aqua, quam prius fuerat, et usque ad matutinum aqua ita se retraxit, quod vix vestigia ipsius apparebant », Fraknói, Inquisitio, p. 280-281 ; la même histoire racontée par d’autres témoins : Ibid., p. 183, 186, 191-192, 223, 242-243. G. Klaniczay, The Uses of Supernatural Power. The Transformations of Popular Religion in Medieval and Early Modern Europe, Cambridge, 1990 ; Id., « Miraculum and Maleficium : Reflections Concerning Late Medieval Female Sainthood », dans Problems in the Historical Anthropology of Early Modern Europe, éd. R. Po-Chia Hsia et R. W. Scribner (Wolfenbütteler Forschungen 78), Wiesbaden, 1997, p. 49-74 ; Id., « The Process of Trance, Heavenly and Diabolic Apparitions in Johannes Nider’s Formicarius », dans Procession, Performance, Liturgy, and Ritual, éd. N. van Deusen, (Claremont Cultural Studies, Wissenschaftliche Abhandlungen 62/8), Ottawa, 2007,

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arguments ici : (1)  la similarité typologique, du fait que des capacités surnaturelles sont attribuées dans les deux cas à de vrais êtres humains ; (2) l’analogie entre les deux séries documentaires dans lesquelles la description factuelle, les preuves des actions miraculeuses ou magiques proviennent de dépositions des témoins dans les procès, une suite de récits enregistrés dans un contexte judiciaire65. Un fort décalage chronologique entre les deux séries engage cependant à ne mener la comparaison que sur un plan très général. En effet, si les deux procès de canonisation utilisés se sont déroulés au xiiie siècle, l’essor des procès de sorcellerie est plus tardif : attestés au début du xve siècle dans certaines régions de l’Occident, ces procès n’apparaissent pas avant la deuxième moitié du xvie siècle en Hongrie66. La première suite documentée, dans une ville – Kolozsvár (Cluj) – de Transylvanie, consiste dans un ensemble copieux de protocoles de procès menés entre 1565 et 1615 contre 27 sorcières, dont au moins 14 furent condamnées à être brûlées vives sur le bûcher67. Plus de 200 dépositions des accusateurs y sont enregistrées, donnant des descriptions colorées de l’événement de l’ensorcellement. Après l’édition faite par Andor Komáromy il y a un siècle68, une édition nouvelle et augmentée est en cours de préparation sous la direction d’András Kiss, qui a récemment découvert le plus ancien de ces procès69. La série des procès de sorcellerie en Kolozsvár commence par l’inculpation de quatre guérisseuses, dont trois exerçaient aussi la profession de sage-femme : Clara Botzi, Prisca Kőműves, Rusa et Gertrud. Elles s’accusaient mutuellement d’être responsables de maladies qu’elles avaient diagnostiquées comme des ensorcellements. Elles finirent devant les juges en 1565, et les quatre périrent à cause de leur rivalité professionnelle. Ce qui nous intéresse ici dans notre analyse du pouvoir des mots, ce sont les récits des ensorcellements donnés par les accusateurs et les autres témoins. On y trouve

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p. 203-258 ; Klaniczay et Kristóf, « Écritures saintes et pactes diaboliques » ; cfr aussi P. Dinzelbacher, Heilige oder Hexen ? Schicksale auffälliger Frauen in Mittelalter und Frühneuzeit, Zürich, 1995. Klaniczay, « Proving sanctity in the canonization processes ». G. Klaniczay, « Hungary : The Accusations and the Popular Universe of Magic », dans Early Modern European Witchcraft. Centres and Peripheries, éd. B.  Ankarloo et G.  Henningsen, Oxford, 1990, p. 219-255. G.  Klaniczay, « A boszorkányvád mozgatórugói. Gondolatok az első kolozsvári boszorkányperek kapcsán » (Les motivations des accusations de sorcellerie. Réflexions concernant les premières procès de sorcellerie de Kolozsvár), Korunk, 3e série, 16 (2005), n° 5, p. 27-38. Magyarországi boszorkányperek oklevéltára (Documents des procès de sorcellerie en Hongrie), éd. A. Komáromy, Budapest, 1910. A. Kiss, « Ante Claram Bóci. (Egy 1565-beli ismeretlen kolozsvári boszorkányper) » (Un procès de sorcellerie inconnu de Kolozsvár), dans Művelődési törekvések a korai újkorban. Tanulmányok Keserü Bálint tiszteletére, éd. M. Balázs, Z. Font, G. Keserű et P. Ötvös, Szeged, 1997, p. 281-298.

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des séquences stéréotypées du déroulement des maléfices dignes de Propp70, et au sein de la séquence structurelle, une unité morphologique dans laquelle on peut reconnaître un acte de parole puissante  – tout comme dans la supplication et le vœu dans les séquences narratives des miracles. Cet acte peut prendre la forme d’une menace, motivée par une rivalité professionnelle. Clara Botzi ne cessait d’avertir ses clients : « Si vous voulez que votre enfant reste en vie, vous devez avoir recours à mon assistance, autrement l’enfant ne vivra pas longtemps71. » Par vantardise, la sage-femme cherche à convaincre ses interlocuteurs de ses pouvoirs magiques : « J’ai le pouvoir aussi bien de guérir que de nuire. Les plantes me parlent et m’offrent leurs services. Elles disent : prends moi et je vais te dire dans quel but tu pourrais m’utiliser72. » Il arrive aussi qu’un paiement non effectué suscite une réclamation. Rusa déclare à un client qui cherchait à marchander le tarif demandé alors qu’elle se disait très pauvre : « Si tu ne me paies pas pour mon travail, ta main te fera souffrir comme avant73. » Les paroles fatales font souvent partie des menaces ou malédictions qui surgissent au cours d’un conflit entre la sorcière et sa victime. Kató Szabó, une sage-femme accusée de sorcellerie et condamnée au bûcher en 1584, affirme qu’elle a prononcé les paroles suivantes au cours d’une discussion au marché à propos d’un marchandage sur une certaine quantité de bois qui avait échoué : « Écoute, bonne femme, tu m’as refusé ce bois, mais tu vas le regretter, tu ne vas pas vivre plus de trois jours… », et cette femme mourut en effet trois jours plus tard, accusant Kató Szabó dans ses dernières paroles74. Les accusateurs disaient de cette même sage-femme, qu’elle répétait souvent : « Ceux qui m’appellent une sorcière ne devraient pas bénéficier de la rédemption de Dieu, qui devrait plutôt arracher leur langue de leur bouche75. » Une autre sorcière, brulée la même année, nommée « la mère de Dame Varga », s’était fâchée avec un voisin à cause d’une oie, et l’avait menacé par ces mots : « À cause de cette oie, je vais te faire une chose que tu vas regretter et tu vas pleurer en conséquence tout au long de ta vie ! », et la menace devint réalité trois jours plus tard quand la sorcière apparut à cet homme pendant la nuit, lui frappant l’œil si fortement qu’il en perdit la vue76.

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V. Propp, The Morphology of Folktale (1928), tr. L. Scott, Austin, 1968. Komáromy, Magyarországi boszorkányperek, p. 4, menaces similaires ibid., p. 37. « Scientiam habeo sanandi vel dilacerandi… », Komáromy, Magyarországi boszorkányperek, p. 2 « No tu ! si non vis mihi pro labore tot pendere, fiant manus tuae in priori calamitate. No tu ! si non vis mihi pro labore tot pendere, fiant manus tuae in priori calamitate », Komáromy, Magyarországi boszorkányperek, p. 10. Ibid., p. 34. Ibid., p. 31. Ibid., p. 53-54.

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Une raison particulière de prêter crédit à de telles menaces pouvait être que la sorcière avait été surprise à faire quelque chose dont on pouvait présumer que c’était de la magie. Dame Lakatos, une autre sorcière brûlée en 1584, avait été vue au jour de la Saint Georges en train de « recueillir de la rosée » dans le pâturage de son voisin. Quand on lui demanda ce qu’elle était en train de faire, elle répondit : « Femme maudite, tu vas te rappeler le moment où tu m’as posé cette question. » La maladie qui s’ensuivit apportait une preuve incontestable du pouvoir de ces mots. Ensuite quelqu’un la menaça en essayant lui jeter une pierre, mais elle l’avertit : « Si tu lances cette pierre, tu ne seras plus jamais capable, quand tu le voudras, de lancer quoi que ce soit avec cette main77. » Ce type de conflit verbal est fréquemment rapporté dans les dépositions qui portent sur les apparitions nocturnes des sorcières. Selon un procès tenu en 1612 à Kolozsvàr, des sorcières, disait-on, avaient traversé à sept la fenêtre de leur victime, et « elles l’ont admonestée, et l’ont menacée d’extraire les os de son côté la prochaine fois78 ». Parmi les paroles magiques attribuées aux sorcières dans les dépositions des accusateurs, certaines formules sont empruntées aux incantations et charmes apotropaïques de tradition ancienne. L’ample matière de plus de 2500 procès de sorcières en Hongrie dont la documentation a survécu79 pourrait être confrontée de ce point de vue avec la liste des « charmes et prières d’incantation » (bájoló imádságok) recueillis et préservés dans le traité écrit par Péter Bornemisza, pasteur protestant hongrois, sous le titre « Sur les tentations diaboliques ou l’aspect horriblement dégoûtant de ce monde contaminé » (Ördögi kisirtetekről avagy röttenetes utálatosságáról ez megfertéztetett világnak), publié en 1578, précisément au temps des procès de Kolozsvár80. Dans le procès de Clara Botzi, un des témoins raconte qu’il l’a rencontrée eu moment où il rentrait d’une journée de travail consacrée à semer du froment : Elle lui disait en soupirant ou même en gémissant : « Si tu m’avais dit que tu avais l’intention de semer, je t’aurais enseigné de telles paroles qui puissent assurer que rien d’autre ne pousse sur tes terres que du froment pur, et qu’il croisse sans faute. » Elle avait même énuméré ces paroles pour le témoin, mais il ne s’en souvient plus81.

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Ibid., p. 56-57. Ibid., p. 78-79. P. Tóth G., A magyarországi boszorkányság forrásainak katasztere (1408-1848) (Répertoire des sources des procès de sorcières en Hongrie), Budapest-Veszprém, 2000. P. Bornemisza, Ördögi kisértetek (Tentations diaboliques), éd. S. Eckhart, Budapest, 1955 ; S. Takács, « Szövegépítkezés a ráolvasó imádságokban » (Construction de texte dans les incantations), Magyar Nyelvőr, 127 (2003), p. 92-98. « (…) suspirasset seu ingemisset dicens : O – inquit – si mihi antehac significasses, quod seminare voluisti, ego te talia verba docuissem, quod in tuo tritico nihil crevisset praeter

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La guérisseuse soupçonnant probablement que de telles affirmations pourraient être dangereuses, soulignait souvent qu’elle guérissait « non par une force diabolique mais avec le verbe divin82 ». Une autre sorcière de Kolozsvár, « la mère de Dame Varga », brûlée en 1584, offrait à son client, elle aussi, de lui enseigner une incantation pour guérir un enfant malade : Tu dois t’installer tard dans la nuit sous un fruitier et répéter trois fois : « Écoutez messieurs et mesdames ! Vous devez accorder le sommeil à mon fils et lui rendre cette nuit calme, et je vais rendre votre nuit agitée. » Tu dois faire attention d’être à un endroit d’où tu peux vite te sauver après avoir fini de dire tout cela la troisième fois, et de te cacher sous un toit, autrement tu auras une grande calamité sur toi. Tu dois regarder alors dans les deux directions, et si tu vois deux flammes de cierges, tu dois dire : « Mon fils doit pleurer aussitôt qu’il saura où ces cierges étaient allumés », et ton fils sera guéri83.

Avec cette incantation, nous entrons dans l’autre domaine du pouvoir des mots dans les procès de la sorcellerie : les paroles prononcées par les guérisseurs et les victimes des maléfices comme protection contre le pouvoir des sorcières et comme un outil pour les contraindre à reculer. Une manière de le faire est de crier sur elles, de les appeler « sorcière », et aussi de les accabler d’un torrent d’insultes : « boszorkány, baszó, bestye híres kurva84 ». Cette confrontation verbale peut encore prendre la forme d’un ordre : « Sale pute de sorcière, tu as assez fait beugler et mugir mes vaches, laisse les maintenant retourner à la maison, sale pute de sorcière85 ! » Certains de ces duels verbaux sont aussi nourris par les formules traditionnelles qui proviennent des charmes et des incantations. Une procédure courante pour contraindre les sorcières est de leur offrir « sel et fer ». Dans une des dépositions lors du procès de Dame Tóth, une sorcière condamnée au bûcher en 1584, le témoin disait l’avoir conjurée d’apparaître à l’endroit des victimes en disant : « Viens, pute, je vais te donner sel et fer !86 » Une autre femme racontait dans ce même procès comment elle s’était défendue quand la sorcière était entrée dans sa maison pendant la nuit. D’abord elle lui dit qu’elle ne pouvait lui nuire car elle la connaissait – ce qui montre que reconnaître et nommer protège du risque des maléfices. Quand l’assaut de la

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85 86

purum triticum et purum crevisset. Et de verbis illis nonnulla coram teste enumerasset etiam, sed testi non succurrunt », Komáromy, Magyarországi boszorkányperek, p. 1. « non virtute demoniaca sed divino verbo », Komáromy 1910, p. 4. Ibid., p. 52-53. Ce qui se traduit comme « sorcière, baiseuse, brute, infameuse pute », ibid., p.  16-17 ; en général, cfr N. Gonthier, « Sanglant coupaul ! », « orde ribaude ! » Les injures au Moyen Âge, Rennes, 2007. Ibid., p. 62. Ibid., p. 43.

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Gábor Klaniczay

sorcière reprit, elle adressa une prière à Dieu « et la sorcière ne pouvait pas du tout lui faire de mal ». Au troisième assaut, finalement, « elle l’a grondée très sévèrement, et l’a appelée au sel87 ». N’est-ce pas alors pour empêcher leurs victimes de prononcer ces paroles protectrices que les sorcières les privent souvent de leur capacité de parler ? « Quand elle est apparue, je ne pouvais prononcer aucun mot88 », « ils ont pris mon bébé de quatre semaines et l’ont mis sur la table, et je voulais crier et me lever mais cela m’était impossible89 ». À ce point, avant de conclure, il est éclairant de citer, en revenant en arrière dans le temps, un des « classiques » de la démonologie médiévale, La Fourmilière (Formicarius) de Jean Nider, écrit autour de 143690. Comme la théologie des sacrements pour les miracles, la démonologie fournit un arrièreplan théorique aux conceptions de l’origine et de la nature du pouvoir bénéfique et maléfique des mots dans les conflits de sorcellerie. La « double causalité » des paroles des saints, seulement opérateurs des miracles en tant que médiateurs de la puissance divine, s’y retrouve. Les magiciens et les sorcières, déclare Jean Nider, « ne provoquent pas immédiatement par euxmêmes à agir ou subir, mais ils sont dits causer les dommages par des mots, des rites, des actes comme par un pacte fait avec les démons91 ». Le Dominicain oppose à cette efficacité douteuse la vraie efficacité des prières, considérées comme des remèdes : dans un de ses exempla, il raconte comment une vierge âgée, du nom de Sérieuse, dont la foi était exemplaire, a guéri un ami souffrant d’un maléfice « que nul art ne pouvait guérir » : La susdite vierge visita le malade, qui lui demanda d’appliquer à son pied une bénédiction ; elle accepta et en silence fit seulement application de l’oraison dominicale et du Symbole des Apôtres et traça deux fois le signe de la croix vivifiante. Alors le malade se sentant aussitôt guéri voulut savoir, pour user à l’avenir de ce remède, de quelle incantation la vierge avait fait application. Elle lui répondit : « Votre foi est mauvaise ou faible : vous n’adhérez pas aux divins exercices approuvés de l’Église et vous appliquez ordinairement à vos maux 87

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Ibid., p.  36. Pour l’usage du sel dans les rituels d’exorcisme, voir D.  Bárth, Benedikció és exorcizmus a kora újkori Magyarországon (Bénédiction et exorcisme dans la Hongrie des temps modernes), Budapest, 2010, p. 236-237. Komáromy, Magyarországi boszorkányperek, p. 42 Ibid., p. 64. J. Nider, Les Sorciers et leurs tromperies (La fourmilière, livre V), éd. et trad. J. Céard, Grenoble, 2005 ; cfr L’imaginaire du sabbat. Édition critique des textes les plus anciens (1430 c.-1440 c.), éd. M. Ostorero, A. Paravicini Bagliani, K. Utz Tremp, C. Chène, Lausanne, 1999, p. 99-265 ; W.  Tschacher, Der Formicarius des Johannes Nider von 1437 : Studien zu den Anfängen der europäischen Hexenverfolgungen im Spätmittelalter, Aachen, 2000 ; M. D. Bailey, Battling Demons : Witchcraft, Heresy, and Reform in the Late Middle Ages, University Park (Penn.), 2002 ; G. Klaniczay, « Entre visions angéliques et transes chamaniques : le sabbat des sorcières dans le Formicarius de Nider », Médiévales, 44 (printemps 2003), p. 47-72. Nider, Les Sorciers et leurs tromperies, p. 91.

Miracles, visions, incantations et maléfices

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des incantations et des remèdes interdits. Aussi vous blessent-ils, rarement dans le corps, mais toujours dans l’âme. Mais si vous espériez dans l’efficacité des prières et des signes licites, vous seriez facilement guéri. Je ne vous ai rien appliqué que l’oraison dominicale et le Symbole des Apôtres, et vous voilà guéri92. »

Cette confrontation des prières et bénédictions, comme paroles protectrices et guérisseuses qui s’opposaient aux paroles maléfiques des incantations et des charmes, se retrouve ensuite, comme nous l’avons vu, dans les dépositions des accusateurs dans les procès de sorcellerie. Réflexions conclusives Il est sans doute prématuré de tirer des conclusions définitives du bref examen de ces deux ensembles documentaires portant sur deux phénomènes différents mais reliés d’une manière typologique. L’intérêt d’une telle confrontation réside dans la découverte d’un contexte élargi du pouvoir des mots en relation avec des agents surnaturels. Aussi bien dans les récits de miracles des saints que dans les récits de maléfices des sorciers, beaucoup de formules originales, placées dans le contexte de leur usage, ont été préservées. En outre, l’usage ecclésiastique, théologique, d’une part, et l’usage laïc, « populaire », de l’autre, du pouvoir des mots dans les prières, vœux, bénédictions d’une part, les menaces, malédictions, charmes, incantations de l’autre, se mêlent dans un véritable métissage. Les protocoles des procès de canonisation et les actes des procès de sorcellerie sont modelés dans des cadres ecclésiastiques et judiciaires, et rédigés en référence à des conceptions élaborées de l’hagiographie et de la démonologie. L’historiographie récente l’a amplement, et à juste titre, fait observer. En revanche, la dimension rituelle, le contexte d’oralité de ces récits de miracles et de maléfices, nourris par les expériences individuelles des croyants, ou encore l’efficacité attribuée à l’usage « non ecclésiastique », laïc de certaines paroles ou formules, et finalement les systèmes de croyances qui peuvent constituer le soubassement de prises de parole donnant peut-être faussement l’impression de n’être qu’une improvisation instantanée… Tout cela demeure encore ouvert à un examen plus approfondi de l’immense documentation historique qui en préserve l’attestation. Mon objectif était de contribuer à l’initiation d’une telle enquête.

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Ibid., p. 107.

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LÉGITIMITE ET EFFICACITÉ DE LA MALÉDICTION DANS LA RÉFLEXION THÉOLOGIQUE MÉDIÉVALE Parler de la malédiction à l’intérieur de la culture médiévale implique évidemment de parler aussi de la bénédiction, mais le rapport spéculaire entre malédiction et bénédiction peut suggérer deux différentes pistes de recherches : d’un côté, la malédiction est une façon de parler mauvaise et coupable qui est le contraire de la bénédiction, de l’autre coté la malédiction peut être envisagée comme une pratique parallèle quoique différente de la bénédiction, les deux pratiques se développant dans les mêmes lieux, selon des formes très semblables, et souvent mises en place par les mêmes personnages1. Il suffit de penser à l’image de Saint François, parfois présentée par les sources dans l’acte de maudire et de bénir en même temps2. Qu’est-ce en effet que la malédiction ? Les diverses définitions que la culture médiévale a élaborées peuvent être réduites à la formule synthétique de mali imprecatio 3 : maudire signifie souhaiter le mal de quelqu’un. La

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A. Lefèvre, « Malédictions et bénédictions », dans Supplément au Dictionnaire de la Bible, 6, Paris, 1957, col.  746-751 ; L.  K. Little, « Cursing », in The Encyclopedia of Religion, t.  4, éd. M. Eliade, New York-London, 1987, p. 182 ; W. Speyer, « Fluch », in Reallexikon fur Antike und Christentum, t. 7, Stuttgart, 1979, col. 1160-1288. Bénédictions et malédictions sont mises côte à côte dans la Regula non Bullata, V, dans Fontes franciscani, éd. E. Menestò, S. Brufani, Assisi, 1995, p. 190 : « Et omnes fratres, quoties declinaverint a mandatis Domini et extra obedientiam evagaverint, sicut dicit propheta, sciant se esse maledictos extra obedientiam quousque steterint in tali peccato scienter. Et quando perseveraverint in mandata Domini, quae promiserunt per sanctum evangelium et vitam ipsorum, sciant se in vera obedientia stare, et benedicti sint a Domino » ; cfr aussi Epistola ad fideles, ibid., p. 75. François est décrit dans l’acte de bénir et de maudire en même temps par Bonaventure, Legenda Maior, VIII, 3, ibid., p. 844 : « Ex talium auditu exsultabat in spiritu, benedictionibus omni acceptione dignissimis fratres illos accumulans, qui verbo vel opera ad Christi amorem inducerent peccatores. Sic etiam qui religionem sacram iniquis violarent operibus, maledictionibus eius gravissimam incurrebant sententiam » ; par Thomas de Celano, Vita II, CXVI, ibid., p. 583, et dans le Speculum Perfectionis, 87, ibid., p. 1993-1994. Guillelmus Peraldus, Summa virtutum ac vitiorum, 2, Paris, 1668, p. 403 : « Maledictionem vero hic intelligo mali imprecationem » ; Vincentius Bellovacensis, Speculum doctrinale, IV, clxxiii, Douai, 1624, col. 339 : « Maledictio est mali alicuius in alterum odiosa imprecatio » ; Pseudo Bonaventura, Speculum conscientiae, dans S. Bonaventurae Opera Omnia, 8, Ad Claras Aquas, 1898, p. 630 : « Cum aliquis malum alii imprecatur optative ».

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 349-361 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101909

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malédiction requiert donc au moins deux protagonistes : un locuteur qui la profère et un destinataire, non nécessairement présent, qui en est frappé4. On trouve des références à la malédiction dans différentes typologies de textes médiévaux, de l’exégèse biblique aux textes narratifs, de la théologie morale au droit canonique ; mais l’analyse la plus détaillée est développée dans le contexte des péchés de parole. La définition de mali imprecatio signale que la malédiction est un acte linguistique mauvais, coupable ; c’est en effet un péché et un péché qui ne peut être commis que par la parole. C’est donc dans le domaine des péchés de la langue que le problème de la malédiction se situe presque naturellement5. Cependant on peut lire les textes sur la malédiction dans une optique un peu différente, qui vise à souligner non pas son aspect de péché, mais plutôt son efficacité et sa potestas nocendi. En effet, la parole de malédiction, une fois prononcée, semble produire toujours un résultat presque automatique. Lester Little, qui a étudié les malédictions monastiques, malédictions qui, entre ixe et xiie siècle, assument une forme codifiée et se situent à l’intérieur d’un rituel liturgique précis6, a souligné, se rapportant aux analyses de John Austin, le caractère éminemment performatif de la malédiction et s’est interrogé sur leur efficacité : qu’est-ce qui se passe – se demande-t-il – quand la malédiction est prononcée ? Sa réponse est que apparemment rien ne se passe, au sens où le destinataire de la malédiction ne change pas sa condition de vie et ne subit pas toute la série de malheurs qui lui sont souhaités ; il est quand même « maudit », à savoir « frappé » par la malédiction, ce qui en effet change sa vie et diminue ses perspectives de salut. Dans ce sens, la malédiction est une parole performative, qui fait –  au moins en partie  – ce qu’elle dit, à condition que toute une série de circonstances extérieures assurent ce que John Austin appelait les « conditions de félicité »

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Les formules d’auto-malédiction (« Que Dieu me damne si… », « Que je sois maudit si… ») qu’on trouve dans les textes épiques et romanesques n’indiquent pas des vraies et propres malédictions, mais confirment le refus d’accomplir une action exprimée dans la proposition subordonnée ; cfr Ch. Marchello-Nizia, « Formules d’automalédiction conditionnelle en France au Moyen Âge », Atalaya. Revue française d’études médiévales hispaniques, 5 (1994), p. 211219. Même le problème de la malédiction des objets et des créatures irrationnelles, qui est toujours abordé dans les textes médiévaux, est systématiquement résolu en niant qu’il s’agit d’une vraie malédiction ; cfr C. Casagrande, S. Vecchio, Les Péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Paris, 1991, p. 228-229. Dans ce contexte, j’ai abordé le problème de la malédiction il y a quelques années, dans le volume que Carla Casagrande et moi-même avons consacré aux péchés de la langue (Ibid., p. 223-229). L. K. Little, Benedictine Maledictions. Liturgical Cursing in Romanesque France, Ithaca-London, 1993. Cfr aussi L. K. Little, « Formules monastiques de malédiction aux ixe et xe siècle », Revue Mabillon, 58 (1975), p. 377-399 ; L. K. Little, « La morphologie des malédictions monastiques », Annales E.S.C., 34 (1979), p. 43-60.

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de l’acte linguistique7. L’analyse de Lester Little décrit le statut et les conséquences de la malédiction dans son aspect le plus codifié, souligne son parallélisme avec la bénédiction, permet de saisir l’affinité, mais aussi les différences, par rapport au discours sacramentel et suggère des analogies possibles avec les formules juridiques. Cependant, je crois qu’il faut élargir encore plus le discours sur la malédiction médiévale dans une perspective anthropologique et théologique qui permet de poser le problème de l’efficacité dans ses termes les plus généraux. La littérature pastorale et théologique nous présente une conception plus ample de la malédiction : expression presque emblématique de la potestas nocendi de la parole, elle réunit en soi la double direction (horizontale et verticale) qui caractérise les péchés de parole ; elle rompt les rapports sociaux comme plusieurs d’autres formes d’agressivité verbale (insulte, contumélie, rixe, médisance), mais implique aussi une dimension sacrée, qui la rattache à Dieu et la rapproche du blasphème ou du parjure, des actes linguistiques qui frappent directement la divinité. Dans ce contexte, l’efficacité de la malédiction se manifeste souvent en des formes éclatantes, comme le montrent surtout les sources de caractère narratif. Il suffit de parcourir l’Index de Frederic Tubach à l’entrée curse, ou d’interroger le Thesaurus exemplorum, pour vérifier que dans tous les exempla signalés la malédiction produit effectivement, et souvent tout de suite, les malheurs qu’elle souhaite : des fils maudits par leurs parents sont emportés par le diable8, des danseurs atteints par la malédiction sont obligés de danser sans interruption9, des moines maudits par un ermite sont frappé par la lèpre10, même un vol de mouches est détruit par la malédiction11. Dans cette typologie de textes, la malédiction apparaît donc comme le dépositaire d’un pouvoir intrinsèque à la parole même, un pouvoir presque magique en quelque sorte indépendant de son caractère plus ou moins légitime12. Même dans les textes normatifs, la potestas nocendi de la malédiction est considérée comme l’élément essentiel de l’analyse ; mais dans ce cas l’efficacité est étroitement liée à la légitimité de la malédiction, et renvoie au problème 7 8

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L. K. Little, Benedictine Malediction, p. 113-118. F. C. Tubach, Index exemplorum. A Handbook of Medieval Religious Tales, Helsinki, 1969, n° 1440, 1582, 2742, 3582, 4477. Ibid., n° 1419. Ibid., n° 519. Ibid., n° 2085. Sur l’aspect magique de la malédiction, cfr K. Thomas, Religion and the Decline of Magic. Studies in Popular Belief in Sixteenth and Seventeenth Century England, London, 1971, p. 502-512. Le statut performatif de la malédiction a été reconnu même dans le monde ancien, cfr M. Giordano, La parola efficace. Maledizioni, giuramenti e benedizioni nella Grecia arcaica, PisaRoma, 1999 ; C. A. Faraone, « Curses and Blessing in Ancient Greek Oaths », Journal of Ancient Near Eastern Religions, 5 (2006), p. 140-158.

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de la licéité même de maudire. C’est d’ici donc qu’il faut partir, en essayant de reconstituer les pistes de la réflexion que le christianisme a développée sur ce problème, à partir des nœuds et des contradictions qui émergent de la lecture du texte biblique : en effet, d’un côté, la Bible ne présente pas seulement plusieurs images de Dieu maudissant, à partir de l’expulsion d’Adam du jardin d’Eden, mais elle atteste aussi une pratique codifiée de la malédiction comme prérogative sacerdotale visant à garantir l’observance de la loi ; de l’autre côté au contraire, la bénédiction est maintes fois proposée, surtout par l’Évangile, comme la marque spécifique du chrétien, et opposée à la malédiction comme la seule réaction légitime et vraiment efficace13. Devant cette contradiction, l’exégèse patristique apparait partagée. Une position absolument rigoriste, soutenue surtout par Origène, exclut résolument la licéité de la malédiction : les exemples bibliques montrent en effet que Dieu seul a le pouvoir de maudire, parce que lui seul connaît intimement les mérites des hommes et peut rendre un jugement infaillible qui tient compte à la fois de la nature du péché et de la psychologie du pécheur ; l’homme au contraire, qui par nature n’a pas la possibilité de connaître les intentions d’autrui et qui est souvent aveuglé par ses passions, n’est jamais légitimé à maudire, pas même quand il est investi de la fonction de juge14. La malédiction n’est donc rien d’autre qu’une sentence de condamnation, que Dieu seul, unique juge juste, peut rendre. Sur ces bases, la position d’Origène peut être aussi nuancée, à condition d’en sauvegarder le principe fondamental, à savoir l’idée que la sentence est toujours déférée à Dieu ; dans cette perspective, qui est partagée par plusieurs des Pères, d’Augustin à Césaire d’Arles et à Isidore de Séville, la malédiction n’est qu’une prophétie, l’annonce d’une condamnation future que Dieu seul peut infliger et qui n’influe nullement sur la psychologie de celui qui la prononce15. L’imprécation est dans ce cas une formule rhétorique vide, parce qu’elle n’exprime pas un désir mais annonce un événement futur. À l’intérieur de cette conception, le problème de l’efficacité est dépourvu de sens, ou plutôt se voit déplacé à un autre niveau : ni souhait ni menace, la malédiction est la notification d’une sanction qui provient du seul juge autorisé à rendre le jugement, la sentence divine étant par définition efficace ; 13

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Cfr Novae Concordantiae Bibliorum Sacrorum iuxta vulgatam versionem critice editam, 3, éd. B. Fischer, Stuttgart, 1977, col. 2973-2976 ; H. Lesêtre, « Malédiction, Maudire », dans Dictionnaire de la Bible, 4, éd. F. Vigouroux, Paris, 1912, col. 617-619. Origenes, Homeliae super Numeros, XV, 3, éd. L. Doutreleau, Paris, 1999 (SC 442), p. 202-206. Augustinus, De sermone domini in monte, I, xxi, éd. A. Mutzenbecher, Turnhout, 1967 (CCSL 35), p. 80 : « Sed haec facile solvuntur, quia et propheta per imprecationem quid esset futurum cecinit, non optantis voto sed spiritu praevidentis, ita et dominus, ita et apostolus, quamquam in horum etiam verbis non hoc invenitur quod optaverint, sed quod praedixerint » ; Cesarius Arelatensis, Sermones ad populum, 48, 2, éd. M. J. Delage, Paris, 1978 (SC 243), p. 392 ; Isidorus Hispalensis, Mysticorum expositiones sacramentorum, PL 83, col. 419. Cfr L. K. Little, Benedictine Maledictions, p. 94-97.

Légitimite et efficacité de la malédiction

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quant à la parole humaine qui annonce cette sentence, à savoir la malédiction, on ne peut pas parler à son sujet d’efficacité, mais de vérité, parce que celui qui maudit, le prophète notamment, révèle un événement qui ne dépend nullement de sa volonté. L’idée que Dieu seul peut maudire renvoie donc à l’idée que sa parole seulement est effectivement efficace, et refoule les paroles humaines dans un univers d’inanité et de fausseté, en marquant ainsi les vraies bornes entre malédiction licite et illicite16. Grégoire le Grand lui-même aborde le thème de la malédiction après une exégèse attentive des différents passages de la Bible, mais il lit l’opposition entre les malédictions de l’Ancien Testament et l’interdiction évangélique de maudire à la lumière de la catégorie de justice. Les malédictions que la Bible semble approuver sont celles qui se fondent sur un juste jugement, tandis qu’elle condamne les imprécations qui se nourrissent de la rancœur de la vengeance : saint Pierre, Elie, Job souhaitent effectivement un mal, mais ils le font avec une âme ferme, et non une âme troublée par l’envie ou la colère, et prononcent une sentence qui, comme la sentence divine, exprime la rectitude du juge17. Le problème de la permission de maudire se déplace ainsi sur l’esprit de celui qui maudit et la référence au jugement de Dieu ne vise pas à délégitimer toute forme de malédiction humaine, mais devient au contraire le paradigme et le modèle de l’impassibilité du juge. Fille de la colère, la malédiction en partage en effet le statut ambivalent qui distingue le juste zèle du désir de vengeance, et, comme la colère, peut être à la fois péché ou acte de justice18. Ce n’est pas tout ; comme la malédiction de Dieu, la malédiction 16

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Augustinus, Enarrationes In Psalmos, 108, 28, éd. E. Dekkers, I. Fraipont, Turnhout, 1956 (CCSL 40), p. 1599-1600 : « Vana est ergo et falsa maledictio filiorum hominum, diligentium vanitatem et querentium mendacium. Deus autem cum benedicit facit quod dicit, ‘Qui insurgent in me confundantur’. » Gregorius Magnus, Moralia in Job, IV, 1, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1979 (CCCM 143), p. 164165 : « Sciendum uero est quod scriptura sacra duobus modis maledictum memorat : aliud uidelicet quod approbat, aliud quod damnat. Aliter enim maledictum profertur iudicio iustitiae, aliter liuore uindictae. Maledictum quippe iudicio iustitiae, ipso primo homine peccante prolatum est cum audiuit : maledicta terra in opere tuo. Maledictum iustitiae iudicio profertur cum ad Abraham dicitur : maledicam maledicentibus tibi. Rursum quia maledictum non iudicio iustitiae sed liuore uindictae promitur, uoce Pauli praedicantis admonemur qui ait : benedicite et nolite maledicere. Et rursum : neque maledici regnum dei possidebunt. Deus ergo maledicere dicitur et tamen maledicere homo prohibetur, quia quod homo agit malitia uindictae, deus non facit nisi examine et uirtute iustitiae. Cum uero sancti uiri maledictionis sententiam proferunt non ad hanc ex uoto ultionis, sed ex iustitiae examine erumpunt. Intus enim subtile dei iudicium aspiciunt et mala foras exsurgentia, quia maledicto debeant ferire, cognoscunt ; et eo in maledicto non peccant quo ab interno iudicio non discordant. Hinc est quod Petrus in offerentem sibi pecunias Simonem, sententiam maledictionis intorsit dicens : pecunia tua tecum sit in perditione. Qui enim non ait est sed sit, non indicatiuo, sed optatiuo modo se haec dixisse signauit. Hinc Elias duobus quinquagenariis ad se uenientibus dixit : si homo dei sum, descendat ignis de caelo et consumat uos. » À partir de Cassien et de Grégoire, la malédiction (clamor) est toujours présente dans le système des péchés capitaux parmi les filiations de la colère ; cfr Ioannes Cassianus, Insti-

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fondée sur un juste jugement est immédiatement efficace : la réalisation ponctuelle des malheurs souhaités par les sancti viri de la Bible confirme la rectitude de leur intention. L’efficacité de la malédiction fournit donc selon Grégoire la démonstration de sa propre licéité et le résultat auquel elle aboutit témoigne qu’elle a été prononcée sans aucun trouble d’esprit et en parfaite syntonie avec le jugement divin : le maudit « absorbe la malédiction jusqu’à la ruine complète », tandis que le maudissant se retrouve tout à fait innocenté19. En établissant une correspondance précise entre la tranquillité de l’esprit, le juste jugement, et la malédiction licite, Grégoire transmet à la culture médiévale un instrument fondamental pour établir des distinctions dans le domaine des malédictions, et pour en libérer une partie de l’hypothèque du péché. La jonction entre légitimité et efficacité de l’imprécation devient un important critère normatif qui va être repris au cours des siècles suivants. L’idée d’une malédiction inefficace, parce qu’injuste, qui était implicite dans le texte de Grégoire, se superpose à l’image biblique des Proverbes qui décrit la malédiction proférée sans raison comme un oiseau qui vole sans destination précise ou un moineau qui sautille dans toutes les directions et finit par retomber sur quelqu’un20. Revient à l’exégèse de Bède la tâche de compléter la pensée de Grégoire, en expliquant que le destinataire de la malédiction est, dans ce cas-là, le locuteur lui-même, victime du maledictum frustra prolatum : en effet une fois dites les paroles ne se dispersent ni ne s’évanouissent, mais reviennent sur celui qui les a prononcées, si elles

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tutiones coenobiticae, VIII, 15-20, éd. J.-C. Guy, Paris, 1965 (SC 109), p. 360-362 ; Gregorius Magnus, Moralia in Job, XXXI, xlv, 87, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1985 (CCCM 143B), p. 1610. Sur le statut ambivalent de la colère, cfr S. Vecchio, « Ira mala/ira bona. Storia di un vizio che qualche volta è una virtù », Doctor Seraphicus, 45 (1998), p. 41-62 ; C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris, 2003, p. 93-125. Cfr aussi L. K. Little, « Anger in monastic curses », in Anger’s past. The Social uses of an Emotion in the Middle Ages, éd. B. H. Rosenwein, Ithaca-London, 1998, p. 9-35. Gregorius Magnus, Moralia in Job, IV, 2, p. 165 : « Quorum utrorumque sententia quanta ueritatis ratione conualuit, terminus causae monstrauit. Nam et Simon aeterna perditione interiit et duos quinquagenarios desuper ueniens flamma consumpsit. Virtus ergo subsequens testificatur, qua mente maledictionis sententia promitur. Cum enim et maledicentis innocentia permanet et tamen eum qui maledicitur, usque ad interitum maledictio absorbet, ex utriusque partis fine colligitur, quia ab uno et intimo iudice in reum sententia sumpta iaculatur. » Au contraire, la survivance de celui qui a été maudit dénonce la faute de celui qui l’a maudit, en priant pour obtenir sa mort ; cfr Homiliae in Evangelia, II, 27, Turnhout, 1999 (CCSL 141), p. 235 : « Et vivit adhuc qui maledicitur, et tamen is qui maledicit iam de morte illius reus tenetur. Iubet autem deus ut diligatur inimicus, et tamen rogatur deus ut occidat inimicum. Quisquis itaque sic orat, in ipsis suis precibus contra conditorem pugnat. » Prov. 26, 3 : « Sicut auis ad alia transuolans et passer quolibet uadens sic maledictum frustra prolatum in quempiam superueniet. »

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sont bonnes, lui profitent, si sont mauvaises ou inutiles, le frappent et le tuent21. L’exégèse de Bède signale le caractère spécifiquement transitif de la malédiction, qui, comme toute parole agressive, implique toujours un destinataire de l’agression ; le cas du maledictum frustra prolatum, où le locuteur finit par s’identifier au destinataire et l’agresseur devient lui-même l’agressé, illustre parfaitement la double dimension de l’acte de parole et les effets que chaque parole produit à la fois sur celui qui en est le destinataire et sur celui qui parle. Mais au fond de l’exégèse de Bède il y a surtout l’idée, fondée sur l’Épître de Saint Jacques, de l’ambivalence structurelle de la langue, qui oscille perpétuellement entre la dimension sacrée de la bénédiction et la capacité de prononcer des blasphèmes, des paroles agressives ou mauvaises22. Grâce à son répertoire métaphorique, l’Épître de Saint Jacques a été l’auctoritas par excellence pour la réflexion médiévale sur les péchés de parole et le point de repère essentiel pour une conception du langage qui traverse toute la culture médiévale, au moins jusqu’au xiiie siècle, et qui peut être synthétisée dans l’idée que chaque parole, une fois prononcée, assume immédiatement une connotation morale. Dans un cadre culturel où il n’existe pas de parole « neutre » et où même le verbum vanum, la parole prononcée sans aucune raison spécifique, est une parole mauvaise23, toutes les paroles sont en effet des actions, en tant que telles capables de déterminer le statut moral du parlant. Dans ce sens, toutes les paroles sont de quelques façons performatives et l’effet boomerang que Bède attribue à la malédiction, semblable sous certains aspects aux conséquences du blasphème ou du parjure24, n’est que le cas le plus éclatant d’une conception du langage ou toutes les paroles sont

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Beda Venerabilis, In Proverbia Salomonis, 3, 26, éd. D. Hurst, Turnhout, 1983 (CCSL 119B), p. 131 : « ‘Non sicut auis ad alia transuolans et passer quolibet uadens sic maledictum frustra prolatum in quempiam superueniet’. Verba quidem recte auibus comparantur quod sonando per aera transuolant ab ore uidelicet loquentis ad aures usque audientis sed distant in eo quia potest fieri ut auis quolibet uolans eo loci resideat ubi nil ei certae necessitatis aut utilitatis suppetat, uerba autem quae loquimur non quolibet dispersa in uentum diffluunt atque euanescunt sed in auctorem suum cuncta reuertuntur et uel bene prolata iuuant loquentem uel male dicta grauant ita ut si pro omni etiam otioso uerbo rationem in die iudicii reddere cogamur quanto magis autem male dicta non solum ea quae malitiosa mente in insontem iaculantur uerum etiam illa quae stulta neglegentium consuetudine passim in quoslibet proferuntur non alium sed ipsum maledicum opprimunt. » Iac. 3, 8-10 : « Lingua autem nullus hominum domare potest, inquietum malum plena veneno mortifero ; in ipsa benedicimus Dominum et patrem et in ipsa maledicimus homines qui ad similitudinem Dei facti sunt ; ex ipso ore procedit benedictio et maledictio. » Cfr Beda Venerabilis, In epistolam Iacobi, éd. D. Hurst, Turnhout, 1983 (CCCL 121), p. 207. Cfr Matth. 12, 36 ; pour l’exégèse de ce passage et la réflexion sur le verbum vanum dans la littérature médiévale, cfr C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue, p. 303-312. Pour l’analogie entre malédiction et blasphème ou parjure, ibid., p. 180 et 211 ; G. Agamben, Il sacramento del linguaggio. Archeologia del giuramento, Bari, 2008, p. 40-51.

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effectivement efficaces et aucune d’entre elles n’est jamais insignifiante dans la perspective du salut du locuteur. En effet, cette idée d’une malédiction injuste qui revient sur le maudissant, élaborée par Bède, inaugure une tradition vouée à une grande fortune entre xiie et xiiie siècle, au moment précis du triomphe des péchés de la langue : dans le domaine de la pastorale, le prédicateur lyonnais Guillaume Peyraut propose à nouveau l’opposition entre malédiction juste et efficace et maledictum frustra prolatum, qui retombe sur la tête de celui qui l’a prononcée25 ; quelques décennies après, le prédicateur anglais Jean Bromyard reprend la même idée, en développant la similitude de l’oiseau et ajoutant un petit dossier d’exemples26. Mais surtout l’idée de la malédiction qui se retourne contre le maudissant trouve place dans la littérature juridique. Gratien insère dans le Decretum la référence au passage des Proverbes, mais en modifie le texte à la suite de l’exégèse de Bède « de même qu’un oiseau qui vole dans toutes les directions, ainsi la malédiction proférée sans raison se pose sur celui qui l’a prononcée27 ». Dans le Decretum, il s’agit évidemment de la malédiction entendue en son sens le plus technique comme synonyme d’excommunication ou d’anathème28 ; le discours de Gratien, confirmé par la liste traditionnelle des passages bibliques sur les malédictions des prophètes et sur l’interdiction évangélique de maudire, vise à montrer que même le pouvoir d’excommunier qui revient à l’Église n’échappe pas à l’alternative grégorienne : légitime seulement si elle est animée par le désir de justice, l’excommunication est au contraire illicite quand elle est nourrie par la rancœur de la vengeance et, dans ce cas-là, elle

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Guillelmus Peraldus, Summa, p. 404. Joannes Bromyard, Summa praedicantium, 2, Venezia, 1586, fol. 1v : « In secundo casu ad maledicentem redit. Et est in hoc casu, cum ille cui maledicitur, maledici non meruit, de maledictione, sicut de avi ponente se super arborem navis, quae ad magnam distantiam a terra distat, haec a marinariis, qui illam capere nituntur, de loco suo fugata, dum circumvolando non invenit ubi requiescat, pes eius propter aquas redit ad locum id est ad navem de qua exivit, quia locum dispositum pro sua receptione non invenit. Sic maledictio, ubi locum dispositum in illo contra quem mittitur non invenit, quia ipse maledici non meruit, sic nec locum pro eius susceptione disposuit, ad maledicentem redit. » Gratianus, Decretum, pars II, causa XI, q. III, c. LXXXVII, éd. Æ. Friedberg, Leipzig, 1922, col. 667 : « Illud plane non temere dixerim, quod si quisquam fuerit fidelium anathematizatus iniuste, ei potius oberit, qui facit, quam ei qui hanc patitur iniuriam. Spiritus enim sanctus habitans in sanctis, per quem quisque ligatur aut soluitur, inmeritam nulli ingerit penam. Per eum quippe diffunditur karitas in cordibus nostris, que non agit perperam. Pax ecclesiae dimittit peccata, et ab ecclesiae pace alienis tenet peccata non secundum arbitrium hominum, sed secundum arbitrium Dei. Petra tenet, petra dimittit ; columba tenet, columba dimittit. [Gratian.] Item Salomon : ‘Sicut avis in incertum volans, et passer quolibet vadens, sic maledictum frustra prolatum venit super eum, qui misit illum’. » Sur les rapports entre malédiction et excommunication, cfr E. Vodola, Excommunication in the Middle Ages, Berkeley-Los Angeles-London, 1986, p. 2-7.

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ne frappe pas les destinataires mais celui qui l’a prononcé29. Il n’y a pas de doute que l’excommunication est un instrument indispensable pour ceux qui sont responsables de la pastorale chrétienne, et le modèle évangélique qui oppose la bénédiction à la malédiction ne peut pas être suivi à la lettre dans un contexte ecclésial très varié où il se trouve des fidèles qui peuvent être amenés au salut seulement par la crainte de la peine. Ces gens-là, comme les Juifs sortis de l’Égypte par Moïse, doivent être obligés de respecter la loi sous la menace d’une malédiction qui frappe ceux qui la transgresseraient. Mais tout comme la malédiction, l’excommunication est une arme à double tranchant, qui se conduit comme une vraie et propre ordalie, se retournant contre celui qui la prononce sous l’impulsion non pas de la justice mais de ses propres passions. Dans le réseau de citations qui forment le texte du Décret, le problème éthique posé par Grégoire est déplacé dans une perspective juridique qui reconnait le fondement de la justice dans les lois et dans l’autorité légitime. La référence aux six tribus de Judas placés sur la montagne de la malédiction fonde le pouvoir d’excommunier dans le modèle de l’Ancien Testament30, et signale le lien entre malédiction et loi, évoquant l’idée d’un pacte avec Dieu qui est fixé dans les tables de la loi et qui confère à l’Église la potestas ligandi et solvendi. La malédiction est la conséquence de la rupture du pacte, une sanction douée de valeur juridique (excommunication, anathème), mais peut être aussi la menace préventive de cette même sanction qui va frapper les éventuels transgresseurs de la loi. Ce sont les deux aspects des malédictions qui vont être développés dans la pratique des malédictions monastiques, à la fois instruments d’exercice de la justice et de défense des droits des moines. Comme Lester Little l’a montré, ces malédictions se présentent comme de vraies cérémonies liturgiques qui impliquent toute la communauté monastique dans une forme de prière adressée à Dieu pour qu’Il punisse ceux

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Gratianus, Decretum, pars II, causa XXIV, q. III, c. IX, col. 993 : « [Gratian.] Illicita ergo excommunicatio, ut ex premissis apparet, non ledit eum, qui notatur, sed quo notatur, ac per hoc qui innocentes sunt ex alterius crimine condempnari non possunt, sicut ab inprudentibus familiae potentum pro peccatis dominorum consueuerunt notari. » Ibid., causa XXIV, q. III, c. XI, col. 993 : « Cum ergo in singulis quibusque fidelium sit talis propositi varietas, hoc mihi designari videtur in hoc loco, quod dimidii illi, qui iuxta montem Garizim incedunt (illum qui ad benedictionem electus est), istos figuraliter indicent, qui non metu penae, sed benedictionum et repromissionum desiderio veniunt ad salutem ; illi vero dimidii, qui iuxta montem Gebal incedunt, in quo maledictiones prolatae sunt, istos alios indicant, qui malorum metu et suppliciorum timore conplentes que in lege scripta sunt, perveniunt ad salutem. » La référence est aux chapitres 27 et 28 du Deutéronome, où Moïse partage les deux tribus d’Israël sur les deux montagnes de Garizim et Ebal et leur confie la tâche de prononcer respectivement une série de bénédictions et de malédictions. Pour un riche commentaire de ce passage, cfr Rabanus Maurus, Enarratio super Deuteronomium, III, 25, PL 108, col. 948-961.

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qui ont commis des fautes contre le monastère31 ; mais elles peuvent aussi assumer une forme écrite dans les documents officiels de donations ou dans les testaments, menaçant de sanctions pour qui se soustrairait éventuellement à l’engagement pris32 : dans les deux cas, les malédictions tirent leur force de la référence à une autorité qui en fonde la légitimité et frappent ceux qui enfreignent la loi en décrétant leur exclusion de la communauté des fidèles et donc la condamnation éternelle. Dans le texte du Decretum, Gratien insère aussi le passage grégorien qui fonde la licéité de la malédiction sur la condition psychologique de celui qui maudit ; cependant, déplaçant le problème sur le plan institutionnel et juridique, il relie étroitement la licéité à la justice, soulignant le rapport objectif et presque automatique entre malédictions et autorité de la loi. Dans le discours théologique, au contraire, le rapport malédiction – loi est beaucoup plus complexe et plus nuancé. Proposant le thème paulinien de la malédiction de la loi (Gal. 3,  10), les théologiens du xiie siècle reconnaissent dans les prescriptions légalistes une dimension que le christianisme a désormais dépassée. Abélard et Pierre Lombard dénoncent l’impossibilité structurelle d’échapper à la transgression et à la condamnation face à la quantité de préceptes qui caractérisaient la loi mosaïque, et opposent la justice et la bénédiction de la foi à la malédiction de la loi33. Le décalage entre la dimension objective de la loi et la dimension subjective de la conscience individuelle permet de ramener le discours de la malédiction dans le domaine de l’éthique34. Ce n’est pas un hasard si Abélard est le premier à souligner la distinction entre la dimension institutionnelle de la malédiction et l’élément volontaire qui coïncide avec l’intention de maudire : comme dans le cas de l’homicide tranché par la loi, infliger la punition de l’excommunication engage l’action, non pas la volonté de l’homme ; on peut donc excommunier sans enfreindre le précepte évangélique qui impose de ne pas maudire35. Rouvrant 31 32

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L. K. Little, Benedictine Malediction, p. 105-113. Cfr M. Zimmermann, « Le vocabulaire latin de la malédiction du ixe au xiie siècle. Construction d’un discours eschatologique », Atalaya. Revue française d’études médiévales hispaniques, 5 (1994), p. 37-56. Petrus Lombardus, Collectanea in Epistolas Divi Pauli, In Epistolam ad Galatas, PL 192, col. 120126 ; Petrus Abaelardus, Commentaria in Epistolas Pauli ad Romanos, éd. E. M. Buytaert, Turnhout, 1969 (CCCM 11), p. 145. Cfr G. Agamben, Il sacramento del linguaggio, p. 52-53. Le cas le plus éclatant de ce décalage est constitué par le paradoxe paulinien de la malédiction de la croix, qui devient le lieu pour aborder une distinction fondamentale entre malédiction de la faute et malédiction de la peine : à la première, malédiction active et par définition efficace, s’oppose la malédiction passive du Christ, qui subit une peine injuste mais volontairement acceptée. Cfr Petrus Lombardus, In Epistolam ad Galatas, PL 192, col. 123-124. Petrus Abaelardus, Commentaria in Epistolas Pauli ad Romanos, IV, 12, p. 279 : « ‘Benedicite et nolite maledicere’. Bis dicit benedicite, ut tam in ore quam in corde benedictionem habeamus. Non dixit ‘ne maledicatis’, sed nolite maledicere. Cum enim aliquem pro suae culpae obstinatione excommunicamus, profecto in eum maledictionis sententiam intorquemus.

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l’espace de la conscience individuelle, la réflexion d’Abélard jette les bases pour aborder le problème de la malédiction selon deux pistes nettement différenciées : d’un côté le discours juridique de la sanction décidée par un juge juste, de l’autre côté l’évaluation morale d’une attitude dont le statut dépend de la psychologie du sujet. Suivant cette deuxième piste, les théologiens développent au cours du xiiie siècle une analyse de la malédiction en tant que péché. Jean de La Rochelle, Alexandre de Halès, Albert le Grand abordent tous le problème du maledictum dans le contexte des péchés de la langue, et, à partir de la distinction grégorienne entre malédictions licites et illicites, arrivent a proposer une typologie des malédictions selon quatre différents niveaux d’implication de la volonté : la malédiction la plus grave est sans doute celle qui nait de la haine, et qui est toujours un péché mortel ; moins grave est la faute de celui qui est poussé par un mouvement presque instinctif d’impatience qui ne s’enracine pas dans une méchanceté effective (maledictum subreptionis), ou de celui qui, tenté par le plaisir associé à des paroles mauvaises, maudit par la bouche mais non par le cœur (maledictum lasciviae) ; finalement, il y a la malédiction dictée par la justice, qui émane d’un mouvement d’amour et vise à une action pédagogique : en souhaitant la peine éternelle, le maudissant veut au contraire que le maudit se corrige et fasse pénitence, échappant ainsi à cette peine qu’il lui souhaite36. Les quatre genres de malédictions rentrent tous dans une perspective proprement éthique, bien distinguée de la perspective juridique de l’excommunication, dans laquelle le jugement et la

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Ipse etiam Paulus in Actibus apostolorum ei maledixisse legitur cui ait : Destruat te Dominus, paries dealbate. Sed quia zelo iustitiae compulsi talia sancti faciunt, maledictionis actionem habent, non uoluntatem. Hoc uero loco non dicitur ut penitus non maledicant sed ut maledicere non uelint, ut uidelicet uoluntas maledictionis, non actio prohibeatur, sicut et Dominus dicit : Nolite iurare ; uoluntatem potius iurandi interdicit quam actionem. Hoc uero loco non dicitur ut penitus non maledicant sed ut maledicere non uelint, ut uidelicet uoluntas maledictionis, non actio prohibeatur, sicut et Dominus dicit : Nolite iurare ; uoluntatem potius iurandi interdicit quam actionem. Sic et iudex cum aliquem lege coactus occidit, non uoluntarie, ab homicidio excusatur. » Johannes de Rupella, Summa de vitiis, Paris, BnF, lat. 16417, fol. 111vb : « Quadruplex est maledictum : subreptionis cum scilicet alicui subito maledicimus […]. Est maledictum lascivie ut cum alicui non ex animo maledicimus […]. Hoc tamen et primum secundum quosdam in consuetudinem ductum est mortale. Est maledictum odii scilicet quod ex eo procedit et illud est mortale et est maledictum iusticie quod ex caritate procedit cum scilicet alicui amico nostro maledicimus ad eius correctionem et hoc ullum peccatum est » ; la distinction se trouve déjà dans la somme de Prévostin de Crémone (Summa teologica, Paris, BnF, lat. 15738, fol. 44rb) ; Alexander de Hales, Summa theologica, 3, Ad Claras Aquas, 1930, p. 458 ; Albertus Magnus, Summa theologiae, dans Alberti Magni Opera omnia, 33, éd. A. Borgnet, Paris, 1899, p. 424.

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condamnation, même prononcés par une bouche humaine, proviennent de Dieu lui-même37. Dans le système éthique de Thomas d’Aquin, il n’y a pas de place spécifique pour les péchés de parole ; s’il emploie la catégorie de peccata oris c’est seulement pour signaler un stade du péché intermédiaire entre la formulation toute intérieure du péché (peccatum cordis) et sa réalisation pleine dans l’acte38. Cependant, dans la classification de la Secunda secundae on rencontre plusieurs péchés de parole, distribués en relation aux diverses vertus auxquelles ils s’opposent ; il y a un petit groupe de péchés de parole que Thomas place dans le contexte de la justice commutative : le faux témoignage, l’injure, la médisance, la susurratio, la dérision et la malédiction. Comme tous les autres, la malédiction est donc un péché qui viole la justice, dans la mesure où elle cause un dommage au prochain. Mais sur la base de cette définition, on peut considérer malédiction au sens propre seulement celle qui provoque un mal qui est effectivement tel. C’est-à-dire que, tantôt dans sa forme impérative tantôt dans sa forme optative, la malédiction qui cause ou souhaite un mal afin de réaliser un bien n’est pas une vraie malédiction : c’est le cas de celui qui inflige ou menace d’une punition qui est en effet la réalisation de la justice divine, comme l’Église qui excommunie ou les prophètes qui maudissent les pécheurs ; mais peut être aussi le cas de celui qui souhaite une maladie ou d’autres dégâts à son prochain pour qu’il se repente39. Au contraire de celles-là, qui sont des malédictions seulement per accidens, la malédiction proprement dite veut effectivement le mal du prochain et est toujours coupable selon divers degrés, qui dépendent des différents niveaux de conscience du maudissant40. En délimitant considérablement l’espace de la malédiction, Thomas d’Aquin ressoude de manière définitive le problème exégétique et moral de la licéité de la malédiction. Cependant, en définissant la malédiction toujours et exclusivement comme un péché, il achève le procès amorcé par la réflexion théologique qui tend à mettre en second plan le thème de l’efficacité. Déplacé sur le terrain juridique, le problème de l’excommunication et de son efficacité41, 37

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Alexander de Hales, Summa theologica, p. 460 : « Et ita aliter et aliter a Deo et ab homine maledicitur ; illud tamen quod fit ab homine auctoritatem habente, clave non errante, fit a Deo ». Thomas de Aquino, Summa theologiae, I, II, q. 72, a. 7. Ibid., II, ii, q. 76, a. 1. Ibid., II, ii, q. 76, a. 3 : « Contingit tamen verbum maledictionis prolatum esse peccatum veniale, vel propter parvitatem mali quod quis alteri, maledicendo, imprecatur : vel etiam propter affectum eius qui profert maledictionis verba, dum ex levi motu, vel ex ludo, aut ex subreptione aliqua talia verba profert ; quia peccata verborum maxime ex affectu pensantur. » Selon Thomas, la sentence d’excommunication à toujours son effet, même si elle est proférée injustement : « Respondeo dicendum quod excommunicatio potest dici iniusta dupliciter. Uno modo ex parte excommunicantis : sicut cum ex odio vel ex ira aliquis excommunicat.

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la malédiction vraie et propre, est envisagée par le théologien seulement du point de vue moral, et est alors toujours considérée comme répréhensible, indépendamment des résultats qu’elle atteint. L’efficacité n’étant plus la démonstration de la licéité de la malédiction, cette dernière, pour Thomas, ne semble plus alors dépositaire d’une valeur performative particulière42, si ce n’est la capacité, commune à toutes les paroles mauvaises, de déterminer le destin final du parlant.

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Et tunc excommunicatio nihilominus habet effectum suum, quamvis ille qui excommunicat peccet : quia iste iuste patitur, quamvis ille iniuste faciat » (Summa theologiae, Suppl. q. 21, a. 4). Cette opinion de Thomas va de pair avec son attitude par rapport aux incantationes, qui exclut l’idée d’un pouvoir « naturel » des mots ; cfr B. Delaurenti, La puissance des mots.’Virtus verborum’. Debats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007, p. 232-242.

Giacomo Gambale

‘PAR LANGUE LES LIVRE A MARTIRE…’ LA POTESTAS NOCENDI DE LA PAROLE Dans Les péchés de la langue, Carla Casagrande et Silvana Vecchio ont focalisé leurs analyses sur ce qu’on peut définir comme étant le texte fondant le mythe chrétien du pouvoir de nuire de la parole, l’Épître de saint Jacques1, qui décrit la langue (la parole) comme un être dangereux : bien qu’elle soit un tout petit organe, elle peut se vanter de réaliser de grandes choses ; si l’homme dans sa vie a eu la capacité de dompter les animaux, il a échoué face à ce fléau qu’on ne peut arrêter ; la langue est un feu, un monde d’iniquité, capable d’infecter tout le corps ; elle enflamme le cours de notre vie, car elle appartient au monde de l’Enfer…2. L’Épître de saint Jacques est transmise au Moyen Âge par le commentaire de Bède le Vénérable, qui utilise un certain nombre d’éléments d’interprétation dont l’importance est fondamentale pour comprendre les métaphores bibliques décrivant le pouvoir de la langue. Il y a surtout un passage sur lequel le commentateur semble se concentrer : la langue est un gouvernail très petit qui conduit de grands vaisseaux, quoiqu’ils soient poussés par des vents impétueux. Bède explique le passage et nous restitue l’intelligence de l’image ainsi : les vaisseaux symbolisent les âmes égarées dans la mer de la vie ; les vents impétueux (« venti validi ») sont les appétits qui poussent vers le Bien ou vers le Mal ; le gouvernail, par lequel on dirige les hommes selon la volonté (« impetus ») du pilote, est lié à l’intention du cœur (« intentio cordis ») ; par conséquent les élus rejoindront le port de la patrie céleste, pendant que les méchants se noieront dans les flots de la vie comme Scylla 1

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Cfr C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue : discipline et éthique dans la culture médiévale, Paris 1991. Je tiens à remercier Irène Rosier-Catach qui a relu et corrigé mon article. Cfr Iac. 3, 1-8 : « Nolite plures magistri fieri, fratres mei, scientes quoniam maius iudicium accipiemus. In multis enim offendimus omnes. Si quis in verbo non offendit hic perfectus est vir potens etiam freno circumducere totum corpus. Si autem equorum frenos in ora mittimus ad consentiendum nobis et omne corpus illorum circumferimus. Ecce et naves cum magnae sint et a ventis validis minentur circumferuntur a modico gubernaculo ubi impetus dirigentis voluerit ; ita et lingua modicum quidem membrum est et magna exultat ecce quantus ignis quam magnam silvam incendit. Et lingua ignis est, universitas iniquitatis ; lingua constituitur in membris nostris, quae maculat totum corpus et inflammat rotam nativitatis et inflammatur a gehenna. Omnis enim natura et bestiarum et volucrum et serpentium et etiam cetorum domatur et domita est a natura humana ; linguam autem nullus hominum domare potest, inquietum malum, plena veneno mortifero. »

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 363-378 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101910

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et Charybde (« quasi Scylla vel Caribdi necati fluctuosis vitae »). Si elle est gouvernée par la vertu, la langue nous mène au bonheur ; dans le cas inverse, elle nous plonge dans un abîme de perdition (« magna perditionis exaltat3 »). La parole peut nous conduire au naufrage. Cet aspect est très important : au Moyen Âge, la navigation est l’un des lieux rhétoriques souvent utilisé dans les textes pour illustrer le rôle fondamental que le conseiller et son conseil (consiliarius et consilium) ont pour la survie physique et spirituelle de la communauté humaine. En d’autres termes, un mauvais conseil (pravum consilium) peut provoquer la mort d’une poignée de marins, ou peut même engendrer la désagrégation de la cité4. Bède montre le véritable caractère destructeur de la langue lorsqu’il insiste sur la dimension animale qui appartient à ce petit organe : si Pline a raconté l’anecdote des Égyptiens qui avaient dompté un serpent géant, il n’y a pas d’auteurs – nous semble suggérer l’exégète – qui ont parlé d’un véritable contrôle de la langue. De fait – écrit Bède – la langue des méchants est un moyen qui, à cause de sa férocité, sa rapidité et sa force (virulentia) l’emporte sur les bêtes, les oiseaux et les serpents : il existe des langues pointues comme les épées, volatiles en tant que vaines et serpentines en tant qu’envenimées5. Pour ces raisons – remarque Thomas de Chobham (1160-1236 ?) dans son commentaire à l’Épître – il est plus facile dompter une âme que la langue6. Dans cette présentation, je voudrais me concentrer sur des réflexions, pour ainsi dire « métalinguistiques », sur le pouvoir de nuire de la parole, et en particulier celles présentes dans certains ouvrages très proches de la Comédie de Dante. Les doctrines théologiques et philosophiques ne sont pas nécessairement, au Moyen Âge, véhiculées par le discours scientifique, scolastique, mais peuvent aussi être transmises par d’autres modes, comme la poésie. C’est le cas des visiones animarum, ce genre littéraire qui, en décrivant la vie de l’au-delà, élabore des véritables desseins politiques, propose des modèles de comportement, fustige les vices des hommes et des rois, et pousse ces derniers à acquérir une responsabilité majeure à l’égard des communautés qu’ils dirigent7. Les fictions de l’au-delà deviennent une lentille heuristique 3

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Beda Venerabilis, In epistolas septem catholicas, I, 3, 4, éd. D. Hurst, Turnhout, 1983 (CCSL 121), p. 204, 71-79. Cfr C.  Casagrande, « Virtù della prudenza e dono del consiglio », in Consilium. Teorie e pratiche del consigliare nella cultura medievale, éd. C. Casagrande, C. Crisciani, S. Vecchio, Firenze, 2004, p. 1-14. Beda Venerabilis, In epistolas, I, 3, 7-8, p. 206, 146-157. Thomas de Chobham, Summa de commendatione virtutum et extirpatione vitiorum, IV, éd. F. Morenzoni, Turnhout, 1997 (CCCM 82B), p. 186. Pour une vision d’ensemble sur les visiones cfr J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, 1981 et A. Graf, Miti, leggende e superstizioni del Medioevo, Milano, 1990. En ce qui concerne Dante, cfr A. D’Ancona, I precursori di Dante, Bologna, 1989 (18741) ; C. Segre, « L’Itinerarium Animae nel Duecento e Dante », Letture Classensi, 13 (1984), p. 9-32 ; T. Silverstein, « Dante e

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pour connaître en profondeur l’homme. La naïveté poétique de ces textes nous permet de saisir l’ébauche d’une première réflexion, élaborée sous le signe des images, sur les péchés de langue, et en même temps de comprendre les effets négatifs produits par l’usage désordonné de ce petit organe, dont la fonction originaire est de louer et de bénir Dieu. On verra que le genre littéraire des visions, en se concentrant sur des vices linguistiques à caractère social comme la detractio, montre à travers plusieurs images de punition que la langue est l’instrument privilégié par lequel l’homme peut tromper ses congénères. Par exemple, le détracteur devient la figure emblématique du pécheur et du criminel qui, en détruisant l’honneur de quelqu’un, va détruire l’ordre d’une communauté. Parmi les auteurs médiévaux qui développent cette poésie visionnaire, on ne trouve pas un goût pour l’horrible développé pour lui-même, ce qu’on pourrait déduire, de façon erronée, de tant de descriptions macabres des peines de l’enfer. L’horreur, selon la loi du contrapasso, est la condition dans laquelle tombe naturellement celui qui a utilisé de manière non droite les moyens que Dieu a mis à disposition8. En lisant ces textes, deux données sont à remarquer : en premier lieu, la punition du damné concerne la partie du corps par laquelle il a péché durant sa vie, une partie qui est le symbole d’une fusion sémantique entre l’organe en tant que tel et sa fonction ; en second lieu, si en général on peut constater l’absence d’une correspondance claire entre le châtiment et la faute, en ce qui concerne les péchés liés à la parole cette correspondance devient quasiment mathématique. C’est le cas de la Visio Pauli (vie siècle), où la loi du talion est appliquée de façon impeccable. Dans un lieu obscur –  est-il écrit  – une multitude d’âmes est submergée dans un fleuve de feu jusqu’aux lèvres : ce sont les détracteurs (« hi sunt detractores9 »). Comme on peut le déduire facilement, les lèvres (labia) sont l’instrument du péché, ici la detractio qui, nous le verrons, devient, avec d’autres péchés de langues semblables, l’objet suscitant le plus de fantaisie de la part des auteurs médiévaux10. La scission des lèvres et de la bouche représente sans doute la forme la plus claire de punition subie par les mauvais locuteurs. C’est ce qu’on peut constater en suivant les différentes étapes du voyage de Saint Paul : un ange, en descendant du ciel, fend par une épée de feu gigantesque la langue d’un condamné, dont

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9 10

la Leggenda del Mi’rāj : il problema dell’influsso islamico nella letteratura escatologica cristiana », Critica del Testo, 4/3 (2001), p. 579-636. Voir par exemple Thomas de Aquino, Summa Theologiae, IIa IIae, q. 61, art. 4, 1, éd. Leonina, p. 38. Apocalypse of Paul, éd. T. Silverstein, A. Hilhorst, Genève, 1997, p. 138. Dans le classement théologique proposé par Guillelmus Peraldus dans sa Somme sur les vices et les vertus, ces péchés, réalisés surtout contre l’homme, occupent la place centrale. Voir infra.

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la faute a été d’avoir en vie un comportement ne correspondant pas aux préceptes moraux lus et adressés au peuple11. On peut remarquer, en outre, que dans ces représentations la langue n’est pas seulement le véhicule de la locution. Très souvent le péché de parole se confond avec celui de gourmandise : le ‘parler’ partage avec le ‘manger’ la localisation et l’organe d’origine. Pour cette raison, il ne faut pas s’étonner si les damnés subissent une punition comme la suivante : dans un lieu étroit des hommes et des femmes mangent leurs propres langues, « viros ac mulieres manducantes linguas suas » (il est intéressant de noter que dans une autre version nous avons commanducantes à la place de manducantes). Encore une fois les protagonistes de ces drames sont les détracteurs, ceux qui « detractant in Ecclesia verbum Dei12 ». Le péché de la detractio consiste pour ainsi dire à voler, à enlever quelque chose qui appartient à la réputation de celui dont on parle. Pour certains auteurs, ce péché est un meurtre, et pour cette raison il est considéré, parmi tous les péchés, comme le plus détestable. Ceci explique en même temps l’usage des métaphores utilisées pour rendre le côté le plus obscur du pouvoir de nuire de ce vice. De fait le détracteur provoque des dommages à l’auditeur lui-même. À cause de cela, il est rapproché de celui qui ronge la chair de son propre congénère, en brisant ainsi le tabou biblique qui interdit de se nourrir du sang des autres. Le détracteur pendant sa vie se montre lâche, pervers, et comme les chiens il aboie sans cesse en propageant dans la communauté une parole méchante. Comme un chien d’abattoir, avec son museau sanglant, il mâche dans sa bouche le sang du péché qui a été commis par les hommes. Le détracteur est aussi un porc : comme celui-ci il plonge son groin dans la boue et utilise sa propre langue pour rassembler les vilenies commises par d’autres. Par conséquent, sa bouche est fétide et par celle-ci il pollue l’air comme une maladie13. En d’autres termes, le détracteur est l’animal – comme le dira Dante à propos de Gerione, symbole de la fraudolentia – « che tutto il modo appuzza14 ». Si on considère la dangerosité de la detractio comme un aspect typique de la vie des hommes, il n’est pas étonnant que le genre de la vision ait consacré la plus grande part de ses images à décrire avec finesse le châtiment 11 12 13

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Apocalypse of Paul, p. 142. Ibid., p. 144. Ces images appartiennent à la Somme de Peraldus, cfr Guillelmus Peraldus, Summae virtutum ac vitiorum, II, éd. Venetiis, 1571, p. 561-570. Cfr If. XXXIII 7-8 : « Ma se le mie parole esser dien seme/che frutti infamia al traditor ch’i’ rodo. » Pour les passages cités des œuvres de Dante, cfr La Commedia secondo l’antica vulgata, éd. G. Petrocchi, 4 vol., Firenze, 19942 (on renvoie aux différentes parties avec les abréviations If., Pg., Pd.) ; Convivio, éd. F. Brambilla Ageno, 2 vol., Firenze, 1995 ; Il Fiore e il Detto d’amore attribuibili a Dante Alighieri, éd. G. Contini, Milano, 1984. If. XVII 3.

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lié à ce péché mortel. La vision devient le moment authentique pour comprendre les différentes nuances appartenant au vice : elle fait jaillir tout d’un coup les dommages que le peccatum linguae provoque sur le locuteur ou l’auditeur, tous deux destinés à perdre leur essence, l’humanité. Ainsi le châtiment qui a été inventé dans la Visio Thurkilli (xiiie siècle) se révèle très éloquent. À partir de la souffrance du damné on peut remonter à l’action réalisée de son vivant par le pécheur : deux détracteurs sont conduits dans un endroit où il y a une multitude épouvantable d’âmes ; ils se regardent d’un œil torve ; tous deux ont dans la bouche un poteau incandescent (claire allusion à une parole enflammée) qu’ils dévorent jusqu’à se toucher et à se déchirer réciproquement les visages15. Le péché de langue sollicite d’une façon particulière la fantaisie des visiones animarum. Les fosses de l’enfer sont pleines de parjures, faux témoins, prestidigitateurs qui ont utilisé les paroles pour réaliser des maléfices, semeurs de discorde, flatteurs, etc. Et tous sont soumis à la peine correspondant au péché commis. Dans la Visio Tungdali (xiiie siècle), des évêques à la langue pointue sont d’abord dévorés par un monstre et ensuite emportés par celui-ci dans un lac gelé, où ils accouchent des serpents qui déchirent les âmes de ces damnés ; en même temps leurs palais sont dévorés par leurs propres langues16. Dans la Visio Alberici (xiie siècle), celui qui fait un faux témoignage, immergé dans un lac de soufre, est battu par plusieurs démons et frappé au visage et à la bouche au moyen de serpents et de scorpions (qui dans le texte biblique symbolisent souvent le pouvoir de la parole17). Dans l’Apocalypse de Pierre (iiie siècle), qui nous rappelle clairement le caractère politique appartenant au péché de langue, les serviteurs n’obéissant pas à leurs maîtres mordent leur propre langue et sont tourmentés par le feu. Parmi les punitions décrites par l’abbé Richard, dont plusieurs passages sont rapportés dans le Chronicon de Hugues de Flavigny (1065-1140), un mauvais prêcheur subi l’extraction de la langue au moyen des forceps enflammés (forcipibus igneis18). Si ces textes peuvent être considérés comme ‘essentiels’ à cause de la spontanéité et de la simplicité qui caractérisent leurs narrations sur le péché de langue, le Pèlerinage de l’Âme de Guillaume de Digulleville, œuvre qui a été conçue en milieu français au milieu du xive siècle, se distingue par une 15

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Visio Thurkilli, éd. P. G. Schmidt, Leipzig, 1978, p. 25 : « Inter alios duo de numero detractorum in medio adducti sunt ; quorum os usque ad auriculam distorquendo dehiscens versis adinvicem vultibus sese torvis prospiciebant oculis, apposita sunt duo capita cuiusdam hasta ardentis et flammantis in ore utriusque ; quam in ore distorto commasticantes et rodentes celeriter ad medietatem haste rodendo venerunt sibi approximantes, sicque sese mutuo dentibus laniantes, totum vultum suum masticando cruentabant. » La visione di Tungdal, éd. M. Lecco, Alessandria, 1998, p. 53. Visio Alberici, éd. P. G. Schmidt, Stuttgart, 1997, p. 180. Cfr A. Longoni, « Il contrappasso tra Occidente cristiano e mondo arabo », Strumenti Critici, 19 (2004) n. 2, p. 189-232.

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ossature philosophique bien structurée. Bien que le protagoniste de la vision assiste, pendant son pèlerinage en enfer, à de nombreux châtiments (« Aprés y maintes justices/ faites selon divers vices »), il est frappé surtout par la punition de certaines âmes suspendues par les yeux et par la langue à une poutre, et au-dessus du feu qui les brûle (Planche 13)19. Les yeux et la langue représentent les deux instruments à travers lesquels l’homme peut agir de manière directe sur ses proches, donc le moyen par lequel il peut pécher plus facilement. Selon un tόpos commun parmi les auteurs médiévaux, la bouche et les yeux sont les ouvertures (les balcons, écrit Dante dans son Banquet) par où se montre l’âme de chaque individu20.

Fig. 13. En Enfer, l’âme du pèlerin et le supplice des traîtres. Guillaume de Digulleville, Le Pelerinage de l’ame Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 1130, fol. 119v, xive s. (troisième tiers)

Dans la description des punitions inventées par Guillaume, le peccatum linguae a une position centrale, comme en témoigne l’impressionnante quantité de pendus par la langue qui constellent son enfer (Planche 14). C’est la qualité même de la peine qui pousse le pèlerin à s’arrêter plusieurs fois sur la condition des ‘damnés-locuteurs’. Dans un cas, le personnage est effrayé par l’image d’une âme à la bouche d’or entièrement scellée ; elle est accrochée à une perche par deux langues qui sortent de sa gorge, pendant que d’autres âmes sont accrochées, par la langue, à des perches d’argent. Il s’agit de détracteurs, voleurs (« robeeurs ») de réputation, dit le texte, qui, par des paroles empoisonnées (« par la langue enveninee »), ont diffamé durant leur vie l’honneur des autres (hommes) :

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Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage de l’âme, éd. F. Duval, Paris, 2006, p. 124-127. Cfr Convivio III viii 8-9 : « Occhi […] e dolce riso […] li quali due luoghi, per bella similitudine, si possono appellare balconi della donna che nel dificio del corpo abita, cioè l’anima. »

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Aussi entre vous, detrateurs,/ Qui avés esté robeeurs/ De bon nom et renommee/ Par la langue enveninee/ Par quoi à droit vous ai pendus,/ Souviengne vous que deceüs/ Vous a vostre mere Envie ! (traduction : Et vous aussi, détracteurs,/ qui avez été des voleurs/ de bonne réputation et de renommée/ par vos langues empoisonnées,/ auxquelles je vous ai justement pendus,/ rappelez-vous que vous avez été trompés/ par votre mère Envie !21)

Le dommage du vice retombe surtout sur l’agent linguistique. La peine est la preuve que l’usage désordonné d’un instrument peut se retourner contre celui qui n’a pris aucune précaution en le maniant ; elle montre comment la parole, la bouche du corps, est le reflet de la bouche du cœur – aurait dit Saint Augustin. Si le cœur est fait de la même substance que les ténèbres, le discours correspondant sera nuisible. Ainsi d’Envie, qui agit toujours par soustraction22, jaillit une parole qui vole les trésors appartenant à l’âme : Vostre plus grant estudie/ A esté de ceux diffamer […]/ Moult est tresmauvais instrument/ Langue qui scet repostement/ Bon nom embler à son voisin./ N’est mie si grant larrecin/ D’embler joyaus, or ou argent/ Ou deffondrer .i. tresor grant,/ Con c’est de fortraire bon nom/ Par langue de detraction. (traduction : Votre plus grand souci/ a été de diffamer […]/ La langue qui sait furtivement/ dérober la renommée de son voisin/ est très mauvais instrument./ Voler des joyaux, de l’or ou de l’argent,/ ou vider un grand trésor/ n’est pas un aussi grand brigandage/ que d’escamoter une renommée / par une langue diffamante23.)

Dans le système élaboré par Guillaume, la detractio est liée à la trahison, cette dernière s’étendant jusqu’à inclure l’hypocrisie et l’adulation. Traîtres, hypocrites et flatteurs (« trahiteurs, fausse gent et mauvais flateurs ») sont représentés comme des âmes bilingues, image monstrueuse qui trouve un précédent dans le récit biblique (Planche  15). En effet, dans la Bible, en particulier dans le Siracides (Ecclesiasticus) où le terme figure au moins trois fois, le bilingue est celui qui ourdit toujours des pièges contre ses congénères ; il est faux, calomniateur, voleur24. La langue exerce sa puissance de nuire surtout quand elle est poussée à l’action par la trahison. Le Pèlerinage nous rappelle que la langue est rapide, serpentine, qu’elle frappe durement lorsqu’elle agit silencieusement. Dans les vers de ce poème la trahison est peinte au moyen d’images très éloquentes ; sur la trace de la meilleure tradition des bestiaires elle est représentée comme 21 22 23 24

Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage, p. 128-129. Cfr M. Vincent-Cassy, « L’envie au Moyen Âge », Annales E.S.C., 35/2 (1980), p. 253-271. Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage, p. 128-129. Eccli. 5, 15-18.

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un animal : grâce à sa queue de scorpion (symbole qui renvoie clairement à la puissance de la parole), la trahison a détruit la ville de Troie ; de sa bouche sort un aiguillon infâme qui frappe de manière implacable (« Vous mal touche/ Ici tout fiert sans garison,/ Y ton est langue sursemee ») ; elle sourit de manière fausse et on la voit assise sur les bancs des églises, où sous des vêtements religieux, couverte par le manteau de l’hypocrisie (Dante aurait suggéré : les cappe d’oro des hypocrites), elle loue le Seigneur. Le passage suivant est un hymne à la trahison, une sorte de louange renversée qui déclare toute la puissance destructrice dont la parole peut être capable lorsque s’unit à ce vice mortel : Gens innocens allons tuer,/ Nos dars à leurs postis ruer !/ Rien n’y ait que ne brison/ Tout à une randonnee !/ […]/ Alons nos langues aguisier/ Pour percier ens cueur et gisier,/ Et dë eus tant mesdison/ Qu’il aient honte alevee !/ Ferons les fort de nos langues/ Et batons, de nos palangues ;/ Et leurs los si debrison/ Que n’aient teste levee ! (traduction : Allons tuer des gens innocents/ et jeter nos lances à leurs portes !/ N’épargnons rien, brisons tout/ en une seule fois !/ […]/ Allons aiguiser nos langues/ pour leur percer le cœur et le foie ;/ et médisons si bien d’eux/ qu’ils en soient tout honteux !/ Frappons-les fort de nos langues,/ battons-les de nos rondins/ et brisons leur réputation/ afin qu’ils ne puissent relever la tête !25)

De l’œuvre de Guillaume émerge une classification philosophico-morale qui s’appuie sur les piliers de la réflexion grégorienne sur le péché, dont l’attention est portée sur la filiation ‘envie-détraction’, mais aussi sur le rôle central joué par la ‘trahison-hypocrisie’. Pour Grégoire, la trahison entraîne la rupture de toute obéissance à l’égard de l’autorité, une transgression qui est conçue comme l’essence même du péché. L’insolence orgueilleuse et la rébellion contre la loi, qui jaillissent de ce vice, ne sont au fond que la substitution du pouvoir de celui qui trahit au pouvoir divin. La trahison consiste précisément à se déguiser en se substituant à Dieu, une opération d’émulation exemplifiée parfaitement par le ‘mythe’ de Lucifer, qui peut être défini comme un proto-hypocrite26. Dans le monde de Guillaume, l’hypocrisie a une valeur presque apocalyptique, un aspect qui est relevé avec une telle force imaginative que les sources de sa vision ne sont pas à rechercher dans la seule réflexion des théologiens sur les péchés. De fait, la véritable source du Pèlerinage est

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Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage, p. 132-135. Cfr C. Straw, « Gregory, Cassian, and Cardinal Vices », in In the Garden of Evil. The Vices and Culture in the Middle Ages, éd. R. Newhauser, Toronto, 2005, p. 35-58, en particulier p. 49-50. Dans ce contexte l’hypocrisie et la trahison sont presque deux synonymes et se renvoient l’un à l’autre.

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représentée par une œuvre littéraire qui au xive et au xve siècle attire l’attention de nombreux intellectuels : le Roman de la Rose27. Conçu à partir de la première moitié du xiiie siècle, et rédigé en deux moments différents par Guillaume de Lorris et Jean de Meun, le roman structure son récit sur le mécanisme de la ‘personnification’. La projection des états moraux de l’âme de chaque individu sur la scène, une projection qui se déroule d’une façon telle que les états de l’âme se réifient en devenant les personnages et les protagonistes réels du récit, correspond à un processus d’abstraction de type aristotélicien. À cause de cela, comme c’est le cas aussi pour les visiones animarum, pour des raisons différentes toutefois, le roman peut s’élever à la hauteur d’un véritable instrument de connaissance de l’existence humaine. Le Roman de la Rose est caractérisé par l’exaltation ironique qu’il fait des péchés de langue, et surtout de la trahison ou de l’hypocrisie. Ces péchés sont les protagonistes de cette œuvre, les symboles du pouvoir de nuire qui appartient à la parole et dont l’effet peut être la naissance d’un enfer sur terre. C’est à ce moment précis qu’on peut apprécier le rôle de la littérature pour comprendre certains phénomènes sociaux et linguistiques du Moyen Âge. Influencé par l’averroïsme, le Roman de la Rose révèle l’importance de la parole dans la société médiévale, et notamment au xiiie siècle. Il montre par le moyen de sa narration le passage du système féodal à un système pour ainsi dire urbain, un changement qui entraîne un bouleversement des valeurs : l’usage du langage devient de plus en plus fondamental dans la création des rapports humains et se substitue à l’usage de la force28. L’Aimée (la Rose) peut être conquise à partir d’une ruse de la parole, ce qui témoigne d’une transformation des codes culturels appartenant à la société aristocratique et courtoise où l’Amour est investi d’une forte idéalisation. Dans ce cadre, Raison, qu’il faut concevoir soit comme un instrument de prudence, soit comme un personnage agent du texte, est consciemment reléguée en marge du plan du récit, au sens

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En ce qui concerne l’édition du Roman de la Rose j’ai choisi celle de Lecoy : Guillaume de Lorris, Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, 3 vol., Paris, 1965-1970. Sur le Roman de la Rose : R. Emmerson, R.B. Herzman, « The Apocalyptic Age of Hypocrisy : Faus Semblant and Amant in the Roman de la Rose », Speculum, 62/3 (1987), p. 612-634 ; D. Poirion, « Les mots et les choses selon Jean de Meun », L’information littéraire, 26 (1974), p. 7-11 ; L. Vanossi, Dante e il Roman de la Rose. Saggio sul Fiore, Firenze, 1979 ; K. Brownlee, « The Problem of Faux Semblant : Language, History and Truth in the Roman de la Rose », in The New Medievalism, éd. K. Brownlee, M. Scordilis-Brownlee, Baltimore, 1991, p. 253-271 ; G. Contini, « Un nodo della cultura medievale : la serie Roman de la Rose-Fiore-Divina Commedia », dans Id., Un’idea di Dante, Torino, 2001, p. 245-283. Je signale enfin cette thèse de doctorat très intéressante : G. I. Baika, Lingua indisciplinata (‘The Unruly Tongue’). A Study of Transgressive Speech in The Romance of the Rose and Divine Comedy, University of Pittsburgh, 2007. Cfr J. Le Goff, J. C. Schmitt, « Au xiiie siècle, une parole nouvelle », dans Histoire vécue du peuple chrétien, éd. J. Delumeau, 2 vol., Toulouse, I, 1979, p. 257-279.

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où elle fait place à ceux qui se montrent les véritables protagonistes du drame : Faux-Semblant (l’hypocrisie) et Malebouche. Malebouche défend le château dans lequel la Rose est enfermée. Les connotations caractérisant ce personnage impliquent que l’Amant doit posséder un fort cynisme, dont Raison est incapable, s’il veut conquérir le château et libérer son Aimée. Malebouche est le symbole d’une cité qui s’est construite sur les piliers pervers de la parole indisciplinée. Il est décrit comme un être inquiet et inquiétant, qui par sa langue « deloyale et fausse29 », et surtout indomptable (« tant que il ne se pot tere30 »), plonge les individus dans un désespoir qui nous rappelle la condition de souffrance des damnés dans l’enfer : « plor et sopir […]/ friçons et plointes e complaintes31 ». À travers la figure de Malebouche le roman élabore, en utilisant des images et des métaphores très vives, sa doctrine sur le langage. Si dans le Pèlerinage le désordre linguistique est le simple effet de l’état moral du locuteur (l’envie), dans le Roman de la Rose la bouche (la langue, la parole) en tant que telle représente le facteur qui déclenche le vice. Par exemple, c’est à lui de susciter le mouvement désordonné de Jalousie, qui dans le récit joue le rôle d’un autre gardien du château. Malebouche, dont la « geule est mout punese/ et mout poignant et mout amere32 », d’une part, empoisonne (« envenime et […] antoiche ») ses proies en les assassinant par sa langue (« par langue les livre a martire »), et, de l’autre, à travers une manipulation du discours, répand sans retenue la diffamation en suscitant les inquiétudes de Jalousie33. Le texte montre la langue comme un sujet ayant sa propre vie, comme un être autonome et incontrôlable qui poursuit son mouvement sans s’arrêter ; quelque chose qu’on peut rapprocher du feu qui détruit, ou de l’animal dont la sauvagerie requiert une action de contrôle, de domination et de discipline de la part de l’homme, un frein ; une action, en somme, que Raison invite à poursuivre : en appuyant son discours sur les autorités de l’Almageste et de Caton, elle déclare solennellement que la langue doit être refreinée avant qu’elle puisse blesser les hommes : Dire le choses a tere/ c’est trop grant dyable a fere./ Langue doit estre refrenee,/ car nous lisons de Tholomee/ une parole mout honeste/ au commencier de l’Almageste,/ que sage est cil qui met peine/ a ce que sa langue refreine,/ fars sanz plus quant de Dieu parole/ […]/ Chaton meïsme s’acorde,/ s’il est qui son livre recorde./ La peiz en escrit trouver tu/ que la premereine vertu,/ c’est de metre a sa langue frain :/ donte donc la teue et refrain/ de folies dire et d’outrages […]. 29 30 31 32 33

Le Roman de la Rose, I, v. 3777, p. 116. Ibid., v. 3498, p. 107. Ibid., vv. 3771-3773, p. 116. Cfr If. III 22 : « Quivi sospiri, pianti e alti guai […] ». Ibid., vv. 3500-3501, p. 107-108. Ibid., II, vv. 12419-12428, p. 128.

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(traduction : Dire les choses que l’on doit taire/ est une faute bien digne du diable./ La langue doit être refrénée :/ nous lisons, en effet,/ un très bon mot de Ptolémée/ au début de l’Almageste/ il dit que sage est l’homme qui s’efforce/ de refréner sa langue/ sauf seulement pour parler de Dieu/ […]/ Caton luimême est de cet avis,/ si l’on se rappelle son livre/ tu peux y voir écrit/ que la souveraine vertu/ est de mettre un frein à sa langue ;/ dompte donc la tienne et abstiens-toi/ de dire des injures et de faire outrage34.)

Toutefois, la Raison est le personnage qui a été placé en marge du récit et que personne n’écoute. L’ennemi que l’Amant doit combattre est un ennemi non déclaré, anonyme et qui joue un sale jeu, il est traître et souvent se cache. Malebouche, dont les paroles, proférées par sa langue calomnieuse, produisent des dommages que personne ne peut plus éteindre (estaindre), peut être vaincu seulement si on utilise ses armes : l’hypocrisie. Pour cette raison, FauxSemblant (symbole de l’hypocrisie et du déguisement), selon un jeu ironique et paradoxal que le roman instaure en bouleversant les systèmes de valeurs les plus raisonnables, se substitue à la Raison en tant que ‘conseiller’ de l’Amant et invite ce dernier, en tant que nouveau conseiller, à mettre un frein à l’action de son ennemi : Il est bon de mettre un bâillon à Male bouche/ pour qu’il ne dise blâme ni reproche/ ce Male bouche et tous ses parents/ […]/ il faut par paroles les abuser,/ il faut les servir, flatter, caresser/ par ruse, par adulation,/ par hypocrite simulation,/ et devant eux il faut faire courbettes et salutations, car il est fort bon de caresser le chien/ jusqu’à ce que l’ont ait franchi le passage35.

L’hypocrisie, la trahison, le mauvais conseil sont élevés ironiquement à la hauteur de valeurs morales par le Fiore. Cette œuvre, traditionnellement attribuée à Dante, extrapole plusieurs épisodes du roman français, elle les traduit dans la langue vulgaire italienne et les encadre dans une séquence de sonnets en se concentrant sur les rôles de Malabocca et Falsembiante. L’hypocrisie, ‘ipocristo’, néologisme construit par l’auteur en faisant confluer dans un même terme le nom ‘Christ’ et le mot ‘hypocrite’, devient l’unique protagoniste de l’histoire de l’homme (Planche 16). L’enfer qui jaillit d’un

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Ibid., I, vv. 7005-7013, 7023-7029, p. 215-216. Cfr C. Burnett, « ‘Ptolemaeus in Almagesto dixit’ : The Transformation of Ptolemy’s Almagest in its Transmission via Arabic into Latin », dans Transformationen antiker Wissenschaften, éd. G. Toepfer, H. Böhme, Berlin-New York, 2010, p. 115-140 (p. 126 pour le dictum 2 du prologue de l’Almageste dans la traduction de Gérard de Crémone : « Intelligens est qui linguam suam semper refrenat nisi ad hoc ut de Deo loquatur. ») Cfr également les Disticha vel dicta Cathonis, I, 3, éd. E. Baehrens, Leipzig, 1881 (Poetae Latini minores 3), p. 217 : « Virtutem primam esse puto compescere linguam : proximus ille deo est, qui scit ratione tacere. » Ibid., vv. 7353-7363, p. 225-226. Et voir l’image de couverture de ce volume.

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usage maladroit des paroles devient une condition essentielle de la vie quotidienne, et pas seulement la dimension extraordinaire de l’au-delà36. Je me limite à signaler dans cette intervention certaines métaphores qui décrivent le personnage de Malabocca, véritable symbole du pouvoir de nuire de la parole et cause qui déchaîne le vice en provoquant le bouleversement de tous les codes moraux : « Malabocca […] est un traître […] le tromper n’est pas une faute » (« Malabocca […] è traditor : i ´l tradisce non erra37 »). Les métaphores qui qualifient le gardien du château appartiennent d’abord au domaine animal38. Malabocca pour sa sauvagerie et cruauté est rapproché, comme les détracteurs, du chien. Comme un chien, il aboie sans cesse : « se .ttu lo sfidi o batti, e’ griderà,/ chédegli è di natura di mastino :/ chi più ‘l minaccia, più gli abaierà ». En outre, pour noter la puissance physique de cette ‘langue méchante’, et surtout pour illustrer de façon adéquate le fait que la parole a la capacité de blesser rapidement, de loin ou de très près, le texte utilise la métaphore de l’arme, et plus précisément de la flèche jaillissant d’un arc : « egli è un mal tranello/ che giorno e notte grida e nogia e tenza/ […] incontanente scocca/ ciò ched e’ sa, ed in piazza ed a santo/ e contruova di sè e mette in cocca ». La dernière métaphore fait allusion au naufrage, dont l’importance a été déjà soulignée : Malabocca ayant une langue empoisonnée provoque les tourments de l’Amant en le plongeant, comme un marin, dans la tempête. L’usage des métaphores décrit la tentative de l’auteur de saisir un objet difficile à comprendre par les seuls moyens de la raison. En effet la langue est souvent représentée par les auteurs du Moyen Âge comme un animal indomptable, raison pour laquelle le Fiore n’hésite pas à déclarer – comme c’est le cas de Raison dans le Roman de la Rose – qu’il est indispensable à l’homme de ‘refreiner’ sa propre langue, dont la force est marquée par la référence même que le texte fait à l’image de la nature et de la graine : La vertude più sovrana/ che possa aver la criatura umana/ sì è della sua lingua rifrenare./ Sovr’ogn’altra persona a noi sì pare/ ch’esto peccato in voi fiorisce e grana ;/ se no’l lasciate, egli è cosa certana/ che nello ‘nferno vi conviene andare39.

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Le terme ‘ipocristo’ est inventé pour désigner essentiellement l’hypocrisie de l’Église qui trahit le Christ sous le masque de l’amour, du sacrifice ; en d’autres termes, sous le masque même du Christ (l’Agneau). Cfr Fiore CIV et CXXIII. Voir aussi supra n. 27. Fiore LXIX 5-8. Sur l’usage des métaphores décrivant le pouvoir de la langue chez les théologiens et les philosophes du Moyen Âge, cfr C. Casagrande, S. Vecchio, « Le metafore della lingua (secoli xii-xiii) », in Oralità. Cultura, letteratura, discorso. Atti del convegno internazionale (Urbino 21-25 luglio 1980), éd. B. Gentili, G. Paioni, Roma, 1985, p. 635-662. Fiore LXIX 9-11 ; LI 7-8 e 12-14 ; LVI 1-8 ; CXXXIII 2-8.

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L’animalité, le feu, le naufrage, le besoin de refreiner une parole indomptable, sont autant de motifs qui caractérisent le dessein de la Divine Comédie de Dante. C’est dans ce contexte qu’on peut apprécier, d’une part, l’usage dans le poème d’expressions comme lingua presta, sciolta, stucca, scissa, qui semblent se référer à un pouvoir que la langue peut déchainer, expressions par lesquelles Dante montre que la langue ne doit pas être utilisée sans discipline, dans la perspective d’une construction pacifique de la polis ; d’autre part, une figure comme celle d’Ulysse : la langue de feu qui l’enveloppe (claire allusion à l’Épître de saint Jacques) décrit l’origine infernale de la parole et le mauvais conseil (en latin, et selon l’expression que nous donne Peraldus dans sa Somme sur les vices et les vertus : un pravum consilium) qu’il a donné à ses compagnons en les invitant à dépasser la limite des colonnes d’Hercule40. Pour compléter le cadre général que je viens d’esquisser, je rappelle seulement que la Bible définit le mauvais conseiller (pravus consiliarius) comme un traître qui trompe les bienveillants, comme un criminel qui, en abusant ses propres congénères, lance des tisons enflammés et des flèches mortelles (évidemment, les paroles)41. Dans la classification des vingt-quatre péchés de langue, telle qu’elle a été élaborée par Guillelmus Peraldus, au pravum consilium (malo consiglio, selon la traduction en vulgaire du dominicain Domenico Cavalca) suit immédiatement le peccatum seminantium discordiae42. Ce péché est redoutable pour deux raisons : d’une part, il nuit à l’unité de la communauté ecclésiastique, de l’autre, à l’unité du corps humain qui se scinde en plusieurs parties lorsque l’apostat – comme l’expose une image splendide des Proverbes – l’homme méchant, suscite de tout temps des querelles par sa bouche perverse, « ore

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Pour tous ces aspects je renvoie à mon article : G. Gambale, « Dante, l’Epistula Iacobi e il De peccato linguae. Per una lettura filosofica di Inferno XXVI », Studi Danteschi, 74 (2009), p. 179198. Cfr aussi G. Gambale, « La figura di Ulisse nei commenti di Pietro Alighieri alla Divina Commedia », in L’antichità classica nel pensiero medievale. Atti del convegno della Società Italiana per lo Studio del Pensiero medievale, SISPM (Trento 27-29 settembre 2010), éd. A. Palazzo, Porto, 2011 (FIDEM 61), p. 307-322. Cfr Peraldus, Summae virtutum, p. 579 : « Pravus consiliarus proditor est. Decipit enim eum qui in eo confidit ; scilicet eum qui ab eo consilium petit ; quod non est parvum peccatum. Unde Prov. 26, sicut noxius est qui mittit lanceas et sagittas in mortem : ita vir qui fraudolenter nocet amico suo. » Cfr Domenico Cavalca, Pungilingua, éd. G. Bottari, Milano, 1837, p. 180 : « Ma vie più sommamente e più pericoloso e diabolico è il peccato di quelli, i quali saputamente ed a malizia danno mali consigli, ed a male inducono e confortano. E questo peccato è grave più e più, secondo la qualità della perversa intenzione di chi consiglia, o secondo il male che ne seguita, o può seguitare. » Cfr Peraldus, Summae virtutum, p. 537 : « Blasphemia, murmur, peccati defensio, periurium, mendacium, detractio, adulatio, maledictio, convitium, contentio, bonorum derisio, pravum consilium, peccatum seminantium discordiae, bilinguium, rumor, iactantia, secretorum revelatio, indiscreta comminatio, indiscreta promissio, verbum otiosum, multiloquium, turpiloquium, scurrilitas, indiscreta taciturnitas. »

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perverso […] in omni tempore iurgia seminat43 ». Or, dans le classement fraudolenti/ seminator di discordia proposé par la Comédie on voit la trace de ce classement des péchés de langue (pravum consilium/ peccatum seminantium discordiae) décrit dans la Somme44 : après la description des épisodes qui narrent les moments mémorables de la vie de deux fraudolenti, Ulysse et Guido de Montefeltro, Dante met en scène les semeurs de discorde, parmi lesquels se trouve la figure de l’apostat Mahomet, parfaitement peint comme un monstre scindé dans tout son corps, « crevé du col jusqu’au trou d’où l’on pète45 ». Encore une fois, à la lumière de la loi du talion, on remarque que le désordre et l’abaissement de l’homme à l’état animal et monstrueux sont la conséquence la plus naturelle d’un usage maladroit du langage. J’ai donné seulement quelques exemples pour montrer que, même chez Dante, et en particulier dans la Divine Comédie, qu’on peut définir, par rapport aux textes lus précédemment, comme une œuvre visionnaire par antonomase, il y a une attention manifeste aux péchés de langue et au pouvoir de nuire caché dans tout discours ou parole. À ce propos, le poète a été très clair dans son Banquet : « le parole, che sono quasi seme d’operazione, si deono molto discretamente sostenere », afin d’instaurer une communication vertueuse entre le locuteur et l’auditeur. La parole est une graine, et comme une graine elle a une force spermatique, capable de rendre grosse une âme. Pour cette raison l’homme doit être très attentif en la maniant. La référence que Dante fait à l’Épître de saint Jacques dans la suite du passage cité ci-dessus est emblématique. Si l’Épître nous explique les causes de la dangerosité présente en toute parole, comme nous l’avons vu au commencement de notre étude, en même temps, dans la lecture qu’en fait Dante, elle nous donne les remèdes pour faire face à son imprévisibilité. L’homme, s’il veut exercer sa domination sur la parole, qui est une véritable force de la nature, a à sa disposition un seul art, la patience des agriculteurs, tous capables de lire attentivement le cours naturel des choses afin de récolter les plus beaux fruits de la saison (afin que tout discours soit pour chaque homme qui le reçoit un fruit mûr). 43

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Prov. 6, 12-19 : « Homo apostata vir inutilis graditur ore perverso, annuit oculis terit pede digito loquitur, pravo corde machinatur malum et in omni tempore iurgia seminat, huic extemplo veniet perditio sua et subito conteretur nec habebit ultra medicinam, sex sunt quae odit, Dominus et septimum detestatur anima eius, oculos sublimes linguam mendacem manus effundentes innoxium sanguinem, cor machinans cogitationes pessimas pedes veloces ad currendum in malum, proferentem mendacia testem fallacem et eum qui seminat inter fratres discordias. » Cfr Peraldus, Summae virtutum, p. 581 : « Nihil magis nocivum est corpori humano, quam divisio continuitatis, nec magis nocivum est Ecclesiae Dei, quam divisio unitatis. Ex uno verbo quod dicit ille qui discordiam seminat, quandoque nascitur discordia tanta, ex qua destruitur patria una : unde magnae malitiae est seminare semen tale, cum ex uno gradu illius, talis messis surgat. » Le seul qui a vu cette correspondance a été B. Porcelli, « Peccatum linguae, modello mosaico, climax narrativo nel canto di Ulisse », Critica letteraria, 19/72 (1991), p. 423-443. If. XXVIII 24.

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Les paroles, qui sont comme la semence de l’action, doivent être exprimées et tues avec un grand discernement, aussi bien pour qu’elles soient bien reçues et doucement fructueuses, que pour qu’elles ne soient pas frappées de stérilité. On doit donc prendre garde au temps, en ce qui concerne celui qui parle comme celui qui doit entendre : car, si celui qui parle est mal disposé, ses paroles sont souvent dommageables ; et si celui qui entend est mal disposé, les paroles sont mal reçues […]. Pour cette raison Saint Jacques dit dans son Épître : ‘Voici, le laboureur attend le précieux fruit de la terre, prenant patience à son égard, jusqu’à ce qu’il ait reçu les pluies de la première et de l’arrière saison46‘.

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Convivio IV ii 8-10 : « Per che le parole, che sono quasi seme d’operazione, si deono molto discretamente sostenere e lasciare, [sì] perché bene siano ricevute e fruttifere vegnano, sì perché dalla loro parte non sia difetto di sterilitade. E però lo tempo è da provedere, sì per colui che parla come per colui che dee udire : ché se ‘l parladore è mal disposto, [le] più volte sono le sue parole dannose ; e se l’uditore è mal disposto, mal sono quelle ricevute che buone siano. E però Salomone dice nello Ecclesiaste : ‘Tempo è da parlare, e tempo è da tacere’. Il perché io sentendo [in] me turbata disposizione, per la cagione che detta è nel precedente capitolo, a parlare d’amore, parve a me che fosse d’aspettare tempo, lo quale seco porta lo fine d’ogni desiderio, e appresenta, quasi come donatore, a coloro a cui non incresce d’aspettare. Onde dice santo Iacopo apostolo nella sua Pistola : ‘Ecco lo agricola aspetta lo prezioso frutto della terra, pazientemente sostenendo infino che riceva lo temporaneo e lo serotino’. E tutte le nostre brighe, se bene venimo a cercare li loro principii, procedono quasi dal non conoscere l’uso del tempo. » Cfr Iac 5, 7.

Magie, médecine, théories et pratiques

Jean-Patrice Boudet et Jean-Pierre Descamps

POUVOIR DES MOTS ET BREVETS MAGIQUES Commençons par une remarque préliminaire. Dans une société comme celle du Moyen Âge occidental, dominée à la fois par la sacralisation de l’écrit et par l’oralité, aborder un sujet aussi important que celui de ses rapports à la magie par le biais d’une documentation presque exclusivement écrite est une nécessité mais aussi un paradoxe et un pis-aller1. Nous ne pouvons avoir qu’un point de vue indirect, partial et partiel sur la performance orale et l’aspect poétique et théâtral de la magie médiévale. Mais certains documents sont malgré tout assez significatifs de ce point de vue et l’on peut citer un exemple tiré de la très belle étude structurale d’Anne Berthoin-Mathieu, consacrée aux prescriptions magiques anglo-saxonnes2. Il s’agit de la conjuration d’un kyste, conservée dans un manuscrit en vieil anglais du milieu du xe siècle : Kyste, petit kyste, Ici tu ne bâtiras ni n’éliras domicile, mais tu t’en iras vers le Nord, vers la montagne prochaine, Là tu as, pauvret, un frère. Il te posera une feuille sur la tête. Sous la patte du loup, sous la plume de l’aigle, Sous la serre de l’aigle, que pour toujours tu te dessèches. Puisses-tu te consumer comme charbon dans l’âtre, Te racornir comme crotte sur un mur, Sécher comme l’eau dans un seau, Devenir aussi petit qu’une graine de lin, Et bien moins qu’une hanche de puce, Devenir si petit enfin que tu ne seras plus rien3.

« Kyste, petit kyste ». Par ces mots, le locuteur crée, d’ores et déjà, un être. Et, en quelque sorte, s’adresse à lui, comme tel. Dans la traduction proposée 1

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Les rapports entre oral et écrit sont évoqués pour un sujet proche de celui qui nous occupe dans le fasc. 86 de la Typologie des sources du Moyen Âge occidental par E. Bozóky, Charmes et prières apotropaïques, Turnhout, 2003, p. 67-69. A. Berthoin-Mathieu, Prescriptions magiques anglaises du Xe au XIIe siècle. Étude structurale, 2 vol., Paris, 1996. Ibid., I, p. 214-217, incipit : « Wenne, wenne, wenchichenne… ». On prendra cependant garde au fait que littéralement, l’expression wenchichenne, traduite ici par « petit kyste », signifie « petit poulet » !

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 381-408 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101911

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par A. Berthoin-Mathieu, le second terme, en redoublement, pourrait être de soulignement, augmentatif ou laudatif. Mais dans l’original en vieil anglais, c’est en fait wenne, « petit », qui est répété. Il ne s’agit pas, de prime abord, d’interpeller un ennemi mais une sorte d’enfant turbulent, un « pauvret » qui a commis une incongruité, plus ou moins qu’une faute : une bêtise. Finalement, et pour tout dire, un hôte encombrant, dont il faut se débarrasser. Mais très vite, le ton change. Posé le départ nécessaire, se déroule une procédure à venir dessinée comme un fatal destin dévolu au « petit kyste ». Et le mot « petit », à nouveau redoublé, est posé cette fois en accentuation d’un procès univoque d’éviction jusqu’à complète disparition. De la quasisympathie originellement exprimée jusqu’au couperet de la néantisation, c’est bien d’une « conjuration » dont il s’agit. « Kyste, petit kyste ». Le nommant, le locuteur créait, disions-nous, un être. De fait, cette conjuration, s’appliquant à un élément de casuistique pathologique, épouse un des modèles fondateurs de la théorie médicale, celui de la conception « ontologique du mal » dont parle Georges Canguilhem, par quoi « la maladie entre et sort de l’homme comme par la porte4 ». Belle simplicité qui, dans les conceptions médicales des sociétés traditionnelles comme dans la magie, rassure, car « ce qui est entré en [l’homme] peut en sortir ». On pense ici au duvet sanglant, craché après aspiration du « mal » par le chamane Kwakiutl et dont Qesalid, épouse, en quelque sorte, le modèle5. Il est bien sûr possible, voire plausible, que la prononciation des paroles de notre magicien anglais devait s’accompagner d’un rituel que le scribe du manuscrit ignorait ou qu’il n’a pas jugé opportun de mentionner. Peut-être supposait-il cela connu de ses destinataires potentiels. En tout cas, une telle conjuration fondée apparemment sur le seul pouvoir des mots est exceptionnelle lorsqu’elle n’intègre, comme ici, aucune référence religieuse explicite. La majeure partie de la documentation dont nous disposons sur les charmes et autres formules magiques du Moyen Âge central et a fortiori des xive et xve siècles, est, au contraire, profondément christianisée. L’usage de porter sur soi ou de faire porter à autrui – à un homme, une femme, un enfant ou un animal (un cheval, en particulier) – des phylactères de protection (latin phylacterium au singulier, phylacteria au pluriel), remonte à l’Antiquité et est dénoncé à de nombreuses reprises au haut Moyen Âge, le vocabulaire désignant ce que Don C. Skemer qualifie d’« amulettes textuelles6 » associant volontiers aux phylacteria les mots ligaturae ou ligamenta et le pouvoir

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G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, 1966, p. 11. Voir Fr. Boas, The Religion of the Kwakiutl Indians, New York, 1930, II, p. 1-41, et Cl. LéviStrauss, Anthropologie structurale (1re éd. 1958), Paris, 2003, p. 200-205. D. C. Skemer, Binding Words. Textual Amulets in the Middle Ages, University Park (Penns.), 2006.

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magique de lier et de délier qu’ils impliquent7. Une décrétale attribuée au pape Gélase Ier (492-496) condamne les « phylakteria non angelorum sed daemonum nominibus consecrata8 ». Césaire d’Arles, lors d’un concile provincial réuni en 506, stigmatise la fabrication, par des clercs, de phylactères qu’il considère comme démoniaques9. Dans certains pénitentiels, comme celui mis sous le nom de Théodore de Canterbury (ca. 690), il est dit qu’« il n’est pas permis aux clercs et aux laïcs d’approuver ceux qui sont des magiciens et des enchanteurs et de faire des phylactères qui enchaînent leur âme10 ». Et de telles condamnations se multiplient dans les décisions conciliaires de l’époque carolingienne11 : en 829, les évêques de Gaule réunis en synode autour de Louis le Pieux, dans un chapitre consacré à la magie, s’en prennent, entre autres, à « ces hommes ‹ qui › perturbent l’esprit [des fidèles] par les mirages et illusions du démon, par des breuvages aphrodisiaques, des aliments, des phylactères ». On retrouve à peu près la même chose dans les statuts synodaux de l’évêque de Besançon et dans ceux de l’évêque Gerbald de Liège, vers 850, qui souhaitent que l’on dénonce ceux qui observent les songes et ceux qui pendent à leur cou des phylactères sur lesquels sont écrits des mots sans signification. Dans les statuts conservés dans un manuscrit de Vesoul, l’évêque condamne les augures, les devins, et ceux qui portent des phylactères appelés scrupulas. À la même époque, un capitulaire de l’archevêque de Tours Hérard, daté de 858, s’en prend, entre autres choses, aux « brevets pour les refroidissements » (brevibus pro frigoribus), sans que l’on sache au juste ce qui est entendu par là12. Mais le terme de brevis, breve, « lettre », réapparaît ensuite, au tournant des xe et xie siècles, pour désigner soit une formule de protection inscrite sur du parchemin, soit le texte en question et son support. Et c’est avec ce second sens qu’on le rencontre dans le corpus des prescriptions magiques anglosaxonnes, notamment dans un manuscrit du début du xie siècle, le Barlow 35 de la Bodleian Library d’Oxford, pour désigner un parchemin comportant une incantation contre les hémorragies : 7

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Pour le vocabulaire latin et sa diffusion en la matière, voir notamment D. Harmening, Superstitio : Überlieferung- und theoriegeschichtliche Untersuchungen zur kirchlich-theologischen Aberglaubensliteratur des Mittelalters, Berlin, 1979, p. 242-247 ; E. Bozóky, Charmes et prières apotropaïques, p.  72-74 ; D.  C. Skemer, Binding Words, p.  6-19. Ligatura peut désigner une amulette (non textuelle ?) suspendue à une partie du corps mais avoir aussi un sens magique plus général. D. C. Skemer, Binding Words, p. 45. V. I. J. Flint, The Rise of Magic in Early Medieval Europe, Oxford, 1991, p. 245. B. Griffiths, Aspects of Anglo-Saxon Magic, Frithgarth, 1996, p. 111 : « Non licet clericos vel laicos, magos aut incantatores existere aut facere philacteria que animarum suarum vincula comprobentur. » P. Riché, « La magie à l’époque carolingienne », Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes rendus des séances, 1973, p. 127-138, réimpr. dans Id., Instruction et vie religieuse dans le haut Moyen Âge, Londres, 1981, texte n. XXII, p. 129-131. D. C. Skemer, Binding Words, p. 45.

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[En vieil anglais] Contre un épanchement de sang, écris ceci : [En latin] Au nom [du Père, du Fils et du Saint Esprit]. Brevet en signe du Seigneur [i.e. en signe de croix ?], [que tu garderas] aussi longtemps que l’écrit restera sec [ou sur la feuille] : obrido arigetus deprete [sic, pour deprece ?] obrigate. Que le Christ me vienne en aide, que le Seigneur dissolve [cette hémorragie]. Amen13.

Mais le plus souvent, on trouve dans les collections de charmes anglosaxons (plus de 300 datant du xe au xiie siècle sont conservés) et sans qu’un terme particulier soit employé pour les désigner, des brevets destinés en particulier à délivrer sans dommage les femmes enceintes. Ainsi, dans un manuscrit du xie siècle en latin et en vieil anglais : [En vieil anglais] Pour une femme enceinte. [En latin] La Vierge a enfanté le Christ, Élisabeth la stérile a enfanté Jean-Baptiste. Je t’adjure, enfant, que tu sois garçon ou fille, par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, de sortir et de te retirer, et aussi de ne lui faire aucun mal et de ne rien tenter contre elle qui soit déraisonnable. Amen. Voyant les sœurs de Lazare en larmes devant la tombe, le Seigneur pleura devant les Juifs et s’écria : « Lazare, viens ici ! ». Et il s’avança pieds et mains liés, lui qui était mort depuis quatre jours. [En vieil anglais] Écris cela sur de la cire qui n’a jamais servi, et attache-le sous son pied droit14.

Ce texte, inspiré par les Évangiles de Luc (1, 24-25 et 34-38) et de Jean (11, 1-44), préconise ainsi d’écrire sur de la cire vierge une adjuration adressée à l’enfant in utero afin qu’il épargne sa mère. Une telle injonction semble assez rare pour que l’on s’y arrête un instant. L’enfant, ici en effet, apparaît susceptible d’être sinon animé d’une volonté maligne contre sa génitrice, du moins d’être l’instrument de ses souffrances et, possiblement, de sa mort, l’omniprésence de ce péril au moment de l’accouchement étant clairement 13

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A. Berthoin-Mathieu, Prescriptions magiques anglaises, I, p. 156-157 ; E. Pettit, « Anglo-Saxon Charms in Oxford, Bodleian Library MS Barlow 35 », Nottingham Medieval Studies, 44 (1999), p. 33-46. Voici le texte original, d’après Pettit : ´Wið blodryne, writ ð : ‘In nomine [Patris, Filius et Spiritus Sancti]. Breve pro signo Domini, dum maritum cartum manet [sic, pour dum arita carta manet, ou dum scripta carta manet] : obrido arigetus deprete [sic, pour deprece ?] obrigate [cfr obrigo : irriguer]. Christus adjuvat, Dominus dissolvat, amen’. » Pettit émet l’hypothèse que Christus adjuvat et Dominus dissolvat devaient être écrits en forme de croix. A. Berthoin-Mathieu, Prescriptions magiques anglaises, I, p. 210-211, et II, p. 397 et suivantes. Voici le texte : « Wiđ wif bearn eacenu./ Maria Virgo peperit Christum, Elisabet sterelis peperit Johannem Baptistam./ Adjuro te, infans, si es masculus aut femina, per Patrem et Filium et Spiritum Sanctum, ut exeas et recedas et ultra ei non noceas neque insipientiam illi facias. Amen./ Videns Dominus flentes sorores Lazari ad monumentum, lacrimatus est coram Judeis et clamabat :’Lazare, veni foras.’ Et prodiit ligatus manibus et pedibus qui fuerat quadriuanus mortuus./ Writ đis on wexe đe næfre ne com to nanen wyrce and bind under hire swiđran fot. »

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signifié par la partie du texte relative à la résurrection de Lazare15. Nous verrons, plus avant, l’hypothèse qu’il est loisible de faire émerger sur cette considération ici relevée, qui fait du fœtus, l’enfant dans son devenir d’homme naissant, le vecteur du malheur de sa mère. Une autre particularité de ce charme est d’attacher l’inscription sous le pied droit de cette dernière et non pas à son col ou sur son ventre. D’une manière plus conforme au modèle le plus répandu dans les amulettes magiques médiévales, la prescription contre la diarrhée (en fait la dysenterie), conservée dans le recueil de magie médicale anglo-saxonne des environs de l’an mille appelé Lacnunga, doit être copiée sur un parchemin pendu autour du cou du patient : Contre la diarrhée. Cette lettre fut apportée par l’ange à Rome, comme ils étaient gravement affectés par la diarrhée. Écris ceci sur un parchemin assez long pour entourer la tête, pends-le au cou de l’homme qui en a besoin et il ira bientôt mieux : Ranmigan, Adonai, Eltheos, Mur, O inneffabile Omiginan, Midanmian, Misane, Dimas, Mode, Mida, Memagar, Em, Ortamin, Sigmone, Beronice, irritas venas quasi dulap fervor fruxantis sanguinis siccatur, fla fracta, frigula, Mirgui Etsihdon, segulta frautantur in armo, Midomnis, Abar vetho, sydone multo saccula, pp per per per per Sother, Sother, miserere mei Deus, Deus mini, Deus mi, AMEN, Alleluiah, Alleluiah16.

Le fait que cette lettre ait été apportée par un ange est assez original dans le contexte des brevets magiques occidentaux et fait penser au modèle fourni dans un manuel de magie angélique juive tardo-antique, le Sefer haRazim17, mais le lieu de la transmission miraculeuse, Rome, est bien celui de la capitale de la chrétienté latine, comme c’est le cas dans l’une des versions de la lettre légendaire du Christ au roi Abgar d’Édesse18. Quant au texte de l’invocation, il pose des problèmes linguistiques considérables. En dehors de quelques noms de Dieu bien connus, comme Adonaï et Sother, et du nom Eltheos, mixte clairement identifiable entre l’hébreu et le grec (El et Theos), les autres mots de la formule sont obscurs sans être forcément des nomina barbara. Ranmigan est, en effet, probablement, une déformation de l’hébreu rav magen, « puissant bouclier », et l’ensemble rav magen Adonai semble donc reprendre 15

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La résurrection de Lazare au quatrième jour est déjà invoquée dans le texte d’une amulette copte du ve ou du vie siècle destinée à protéger la santé d’une femme : Ancient Christian Magic. Coptic Texts of Ritual Power, M. W. Meyer et R. Smith éd., Princeton, 1999, p. 38. Londres, British Library, Harley 585, fol. 184-184v. Éd., trad. fr. et commentaire d’A. BerthoinMathieu, Prescriptions magiques anglaises, I, p. 146-147 ; II, p. 484-487 et pl. IX et X. La transcription proposée par Edward Pettit, Anglo-Saxon Remedies, Charms, and Payers from British Library MS Harley 585, The Lacnunga, Lampeter, 2001, I, p. 110, ne semble pas meilleure que celle de Berthoin-Mathieu. Sur ce texte assez largement diffusé au Moyen Âge, voir Sefer ha-Razim I und II. Das Buch der Geheimnisse, éd. B. Rebiger, P. Schäfer, 2 vol., Tübingen, 2009. D. C. Skemer, Binding Words, p. 96-105.

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l’image biblique assimilant Dieu à un bouclier protégeant l’homme en danger (Gen 15, 1 ; Deut. 33, 29 ; Ps. 3, 4 ; 18, 3-31, etc.). Le reste s’éclaire quelque peu si l’on remarque que plusieurs termes se rapportent au sang (venas, sanguinis, siccatur, la séquence fervor fruxantis sanguinis siccatur pouvant se traduire par « le bouillonnement du sang qui coule se tarit ») et si l’on admet éventuellement que Sigmone pourrait être une déformation de sanguine. La mention de Véronique, qui apparaît souvent dans les formules contre les hémorragies, semble en outre assez logique dans le contexte d’un brevet contre la dysenterie19. Mais la majeure partie du reste du texte témoigne d’une très large perte de sens que l’on ne retrouve pas forcément dans les brevets magiques médiévaux, même si un traité théorique comme le De physicis ligaturis de Qustā ibn Luqā (en latin Costa ben Luca), traduit à la fin du xie siècle en latin par Constantin l’Africain mais peu répandu avant le xiiie siècle, dit en substance que le contenu précis de l’incantation n’a que peu d’importance, dans la guérison du malade, par rapport à l’existence même de cette incantation, essentielle pour la confiance du patient, son éventuelle guérison relevant pour une part du pouvoir de l’imagination20. La théorie de la cure par les brevets semble donc rejoindre la pratique en faisant implicitement l’apologie des nomina barbara. Le mot brevis est traduit en langue vulgaire sous la forme brief (au xie siècle) puis brevet (au xiiie siècle) en français, et brieve (au xiiie siècle) en italien, à un moment où l’usage de ce genre d’objet est attesté dans la société aristocratique et dans la littérature courtoise et où, à partir du milieu du xiiie siècle, sont copiés les plus anciens brevets originaux sur de grandes feuilles de parchemin et actuellement conservés, comme celui, issu de la bibliothèque de la cathédrale de Canterbury, qui est publié par Don Skemer en appendice de son important livre, paru en 200621. Un tel usage est de nouveau condamné dans un formulaire d’inquisition des années 1260, composé dans l’entourage de l’évêque de Marseille Benoît d’Alignan, où l’un des articles évoque l’utilisation des Songes de Daniel, des sorts des apôtres et le fait de porter ou de poser « sur des hommes ou des animaux des amulettes écrites (pictaciola scripta) ou des brevets (brevia) pour les préserver des maladies ou pour une autre raison22 ». Roger Bacon, dans la troisième partie de son Opus majus, 19

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Rappelons que la légende de la Véronique, telle qu’elle s’est constituée au haut Moyen Âge, est fondée sur l’exploitation de l’épisode évangélique de la femme anonyme et hémorroïsse qui essuya le Christ avec un linge, lequel garda à jamais l’empreinte des traits divins, et qui fut par ce toucher guérie d’un mal qui durait depuis douze ans (Mt, 9, 20-22, Mc, 5, 25-29 et Lc, 8, 43-48). J.  Wilcox, J.  M. Riddle, « Qustā ibn Luqā’s Physical Ligatures and the recognition of the Placebo Effect, with an Edition and Translation », Medieval Encounters, I (1995), p. 1-50. D. C. Skemer, Binding Words, p. 285-301. Reproduction et commentaire p. 199-212. L’original latin de ce formulaire est édité par C. Douais, « Les hérétiques du Midi au treizième siècle. Cinq pièces inédites », Annales du Midi, 3 (1891), p. 377-379, et réédité par J.-P. Boudet,

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composé vers 1266-1267, admet au contraire l’usage d’une cedula ou scriptura comportant les noms des rois mages pour lutter contre le mal caduc (l’épilepsie), comme une expression possible de la grâce de Dieu23. Mais la norme semble fixée en la matière dans l’article 4 de la question 96 de la Secunda secundae de la Somme théologique, où Thomas d’Aquin accepte les pratiques fondées sur les prières canoniques mais exclut « toutes les incantations ou les écritures » suspendues au cou si elles comportent « l’inscription de caractères, en dehors de la croix du Christ24 ». Certains brevets se sont conformés à cette norme, sans que l’influence de Thomas ou d’un autre théologien de renom y soit sans doute pour quelque chose. Ainsi, dans un médicinaire liégeois des environs de 1300, où le locuteur déclare croire que la nativité miraculeuse du Christ permet d’espérer que le fidèle puisse échapper à la mort et à tout péril, et où il demande ensuite l’intercession de la Vierge et des saints en faveur de la famula Dei qu’est la parturiente, puis préconise la récitation du Pater Noster et du Credo25. D’autres surenchérissent en la matière et réclament qu’un clerc ou un prêtre prononce lui-même par trois fois une formule chrétienne puis le Pater Noster, afin que l’accouchement d’une femme soit sans douleur et sans péril. C’est le cas dans un recueil de prescriptions anglo-normandes du xive siècle, où le texte semble d’ailleurs plus complet et cohérent que le celui du brevet du xie siècle que nous avons cité plus haut : Si acune femme travaille de enfaunter, aucun prestre u acun clerc ki ordiné seyt lise treis feiz set breve sur sa teste et le mette en sun seyn, e desur son umbre la tenge encuntre sun ventre, tout enfauntera e sun enfaunt ne perira ne ele ne murra, amen : ‘In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, amen. Anna peperit Mariam, Elizabet Johannem Baptistam, sancta Maria Dominum Nostrum Jhesu Cristum sine corde et absque dolore. In nomine illius meritis et precibus sancte Marie virginis et sancti Johannis Baptiste, exy, infans, sive sis masculus sive

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Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris, 2006, p. 557-558 (ibid., p. 248-251, pour la trad. fr. et un bref commentaire de ce texte). The Opus Majus of Roger Bacon, éd. J. H. Bridges, Oxford, 1897-1900, III, 14, réimpr. Cambridge, 2010, II-2, p. 123-124. Voir l’analyse de D. C. Skemer, Binding Words, p. 61-63. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Secunda secundae, q. 96, art. 4, trad. fr., Paris, 1985, p. 609610. Thomas vise ici l’usage, dans les brevets, de characteres magiques. Sur ces derniers, voir B.  Grévin, J.  Véronèse, « Les caractères magiques au Moyen Âge central  (xiie xive siècle) », Bibliothèque de l’École des chartes, 162 (2004), p. 305-379. G. Xhayet, Médecine et arts divinatoires dans le monde bénédictin médiéval à travers les réceptaires de Saint-Jacques de Liège, Paris, 2010, p. 315-316 : « A la femme ki vait en painne cest brive : ‘Christus crucifixus, Christus qui de celo descendit et de sancta Maria exivit, ipse adjuvet feminam istam N. a partu.’ Et ancor est : ‘Beata Anna genuit Mariam, matrem Domini Nostri Jhesu Christi, et sancta Maria genuit Christum, filium Dei, annuntiante Gabriele archangelo ; per ipsam nativitatem credo quod omnis homo christianus a morte et ab omnia periculo debeat esse liberatus. Sancta Maria, Dei genitrix, et omnes apostoli, martyres, confessores, virgines, intercedite pro famula Dei N.’ Nomeil. Amen. Pater Noster. Credo in Deum. »

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femina, de utero matris tue absque dolore et absque morte tui et absque illius. Pater Noster.’ Et debes dicere has literas tribus vicibus super capud ejus26.

Au xve siècle, le recueil de croyances prétendument populaires des Evangiles des quenouilles ne fait aucune allusion à un rituel de ce genre et se contente d’indiquer qu’il faut que le malade porte à son cou « les hauts noms [de Dieu] inscrits dans un petit sachet de soie » s’il veut guérir de la fièvre tierce27. Et Guillaume de Villiers désobéit clairement au précepte de saint Thomas dans son traité d’hippiatrie, composé vers le milieu du xve siècle : « Quant un cheval ne veult estre paisible dedans l’estable, escrivés ces nons dedans une piece de parchemin vierge et le lyeez au col du cheval : Sator arepo tenet opera rotas28. » C’est le fameux carré magique textuel, diffusé sous cette forme depuis l’Antiquité, qui forme un palindrome (lisible aussi bien de droite à gauche que de gauche à droite) avec deux fois les lettres des mots Pater Noster, auxquels on a ajouté A et O, pour Alpha et Omega29. On le trouvait déjà dans certains textes médicaux antérieurs, destinés à assurer la sécurité des parturientes, par exemple dans l’une des versions de Trotula30 et dans un compendium en français copié vers 1340, récemment publié par Tony Hunt31, et on le retrouve sur une figure magique ayant la même fonction dans le spécimen français de brevet que nous allons étudier maintenant, un spécimen exemplaire qui ne se contente pas de ce genre d’objectif et se rapproche d’une police d’assurance multirisque.

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T. Hunt, Popular Medicine in Thirteenth-Century England. Introduction and Texts, Cambridge, 1990, p. 90. A. Paupert, Les fileuses et le clerc. Une étude des Evangiles des quenouilles, Paris, 1990, p. 297 : « Cellui qui aura les fievres tierces et il porte a son col en un petit de soie les haulz noms lyez, sans doubte il en garira » (version de Paris, BnF, fr. 2151). Y. Poulle-Drieux, « L’hippiatrie dans l’Occident latin du xiiie au xve siècle », dans Médecine humaine et vétérinaire à la fin du Moyen Âge, Paris-Genève, 1966, p.  123-148 (p.  148), et B. Ribémont, « Science et magie : la thérapie magique dans l’hippiatrie médiévale », dans Zauberer und Hexen in der Kultur des Mittelalters. Actes du colloque de Saint-Malo (juin 1992), Greifswald, 1994, p. 175-190 (p. 187). Ce « cherme du cheval qui ne veult estre paisible » fait partie des apports personnels de Guillaume de Villiers à sa source principale, le De medicina equorum de Giordano Ruffo, mais il n’est pas représentatif de l’hippiatrie médiévale, assez pauvre en invocations magiques. Voir cependant ibid., p. 181, la superbe conjuration du ver en moyen français, conservée dans un manuscrit de Londres. Voir notamment E. Darmstaedter, « Die Sator-Arepo Formel und ihre Erklärung », Isis, 18 (1932), p. 322-329 ; R. Kieckhefer, Magic in the Middle Ages, Cambridge, 1989, p. 77-78 ; D. C. Skemer, Binding Words, p. 116-117. Voir aussi R. Bader, « Sator Arepo : Magik in der Wolksmedizin », Medizinhistorisches Journal, 22 (1987), p. 115-134. The Trotula. An English Translation of the Medieval Compendium of Women’s Medicine, éd. et trad. M. H. Green, Philadelphie, 2002, p. 80. T. Hunt, Old French Medical Texts, Paris, 2011, p. 78 : « Aiez cest escrit sus le ventre a la femme quant elle travaille : Maria peperit Christum, Anna Mariam, Elisabeth Johannem Baptistam + sator + arepo + tenet + opera + rotas +. »

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Ce brevet, dont nous donnons une transcription en appendice, date, semble-t-il, des environs de 1300. Possédé par une famille d’Aurillac qui l’aurait gardé de génération en génération depuis des siècles et qui a voulu garder l’anonymat32, il appartenait à une certaine Hélène Rengade, née vers 1848, lorsqu’il a été publié en 1926 par Alphonse Aymar dans les Annales du Midi. Ce brevet faisait partie d’un sachet protecteur contre tout danger, dans lequel se trouvaient, entre autres objets, deux feuilles de vélin : la plus ancienne, de la fin du xiiie siècle, et la plus petite (27 × 23 cm, divisée en 30 médaillons), comportait une vie en provençal de sainte Marguerite, patronne des femmes en couches, ainsi que le prologue de l’Évangile de Jean et plusieurs formules contre le mal caduc, les dangers de l’accouchement, les fièvres, etc.33 ; l’autre feuille, couverte d’une écriture latine un peu plus tardive, était plus grande (47,5 × 44 cm) et divisée en 36 carrés recto-verso, sur lesquels on peut identifier une cinquantaine d’unités textuelles distinctes, copiées dans un latin très dégradé sur le plan de l’orthographe. Le recto de cette feuille, où les 36 carrés sont numérotés par un système de lettres combinées à des chiffres romains, est déjà fort instructif. Dans le carré AI, il est dit, comme dans d’autres parties du brevet, que quiconque le portera sur lui ne périra ni par le feu, ni par le glaive, ni par l’eau, ni par le poison, et que toute femme enceinte accouchera sans danger. Le texte se poursuit dans les carrés suivants, bII et cIII, par une formule contre l’empoisonnement démoniaque et une série d’autres maux où le sujet doit porter sur lui ou à défaut avoir en mémoire une lettre du Christ, secondé en l’occurrence par sept archanges, Michel, Gabriel, Raphaël, Uriel, Raguiel, Barachiel et Tobiel. Les carrés cIII à eV comprennent une énumération des soixante-douze noms de « la Trinité » qualifiés plus bas de « noms du Christ », dont on pourrait se demander s’il ne s’agit pas d’une version chrétienne des soixante-douze noms du Shem hamephorasch hébraïque34. Paul Meyer et René Nelli ont remarqué la présence d’une liste analogue dans Flamenca, roman 32

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Un anonymat levé récemment par Jean-Pierre Descamps qui travaille à une édition critique de ce brevet. Nous tenons à remercier Edouard Bouyé, Directeur des Archives Départementales du Cantal, pour son aide précieuse afin d’essayer de retrouver ce document et ses possesseurs dont on a malheureusement perdu la trace après la parution de l’article d’A. Aymar, « Contribution à l’étude du folklore de la Haute-Auvergne : le sachet accoucheur et ses mystères », Annales du Midi, 38 (1926), p. 273-347. Cette partie du sachet a été éditée par Cl. Brunel, « Une nouvelle vie de Sainte Marguerite en vers provençaux », Annales du Midi, 38 (1926), p. 385-401. Sur la vie légendaire de Marguerite, voir notamment Iacopo da Varazze, Legenda aurea, ch. 89, éd. G. P. Maggioni, Florence, 1998, t. I, p. 616-620. Sur les différentes versions des noms de Dieu, notamment les 72 noms, dans la mystique et la kabbale juives, voir M. Schwab, Vocabulaire de l’angélologie d’après les manuscrits hébreux de la Bibliothèque nationale, Paris, 1897, p. 32-34 ; J. Marquès-Rivière, Amulettes, talismans et pantacles dans traditions orientales et occidentales, Paris, 1938, p. 286-293 ; J. Trachtenberg, Jewish Magic and Superstition. A Study in Folk Religion, New York, 1939, réimpr. University Park, 2004, p. 90-97.

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occitan du xiiie siècle, et Nelli pensait que cette prière remontait à la fin du xiie ou au début du xiiie, à l’époque des débuts de la kabbale hébraïque en Languedoc35. Mais cinquante-huit des noms de Flamenca sont des mots latins qui n’ont rien à voir avec la kabbale36 – une cinquantaine d’entre eux sont énumérés dans les Etymologiae d’Isidore de Séville, VII, 1-437 – et on retrouve cinquante-quatre de ces mêmes noms dans la liste de cette partie du brevet. Une influence au moins indirecte de la culture juive est possible, ne serait-ce qu’à cause du chiffre soixante-douze, même si ce dernier est également survalorisé dans la culture chrétienne par le fait qu’il correspond au nombre des disciples du Christ mentionnés dans l’Évangile de Luc, 10, 1, mais les noms eux-mêmes ne dérivent pas de ceux du Schem hamephorasch. D’autres séries de nomina Dei prétendument en hébreu, mais en fait constitués surtout de mots latins, de quelques mots hébreux, grecs et arabes et de nomina barbara, se trouvent dans les carrés eV-fVI (une trentaine de noms), XI-XIII (plus de cent noms), XVIII, XX, XXIV-XXV (vingt-deux noms), XXVI (vingt-quatre plus seize noms) et XXVIII-XXXIII, le carré XXVII donnant ceux des vingt-quatre seniores mentionnés dans l’Apocalypse, 11, 16. Dans les carrés VII et XVII, des formules attribuées à saint Géraud et à saint Colomban servent à être préservé des périls de la mer et de la guerre. Dans les carrés VIII à XI, des characteres protègent contre les ennemis, maléfices, serpents, venins et épidémies. Le texte des carrés XVI et XXV-XXVI fait allusion à la fameuse lettre ou prière dite de Charlemagne, que le pape Léon III lui aurait confiée pour le préserver contre tout mal et que certains soldats portaient encore sur eux pendant la Première Guerre mondiale38. La 35

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P. Meyer, « Notice de quelques manuscrits de la collection Libri, à Florence », Romania, 19 (1885), p. 528 ; R. Nelli, « La prière aux soixante-douze noms de Dieu », Folklore, 8 (1950), p. 70-74. Sur les aspects magico-divinatoires de Flamenca, voir K. Bernard, « Les motifs de la ‘science’ divinatoire dans le déroulement narratif de Flamenca », dans La voix occitane. Actes du VIIIe Congrès de l’Association internationale d’études occitanes, Bordeaux, 12-17 octobre 2005, éd. G. Latry, Bordeaux, 2009, I, p. 457-490. Voici ces noms, qui sont en fait au nombre de 76 ou 77 au lieu de 72 (peu de ces listes, même lorsqu’elles se présentent explicitement comme telles, comprennent exactement 72 noms) : « Ely + Elei + Homo + Usyon + Salvator + Alfa et Omega + Primogenitus + Principium et Finis + Via + Veritas + Vita + Sapientia + Virtus + Paracletus + Mediator + Agnus + Ovis + Vitulus + Aries + Leo + Serpens + Vermis + Os + Verbum + Ymago + Agla + Sol + Lux + Splendor + Panis + Fons + Utis + Lapis + Petra Angelus [sic, pour Petra angularis] + Sponsus + Pastor + Profeta + Sacerdos + Immortalis + Christus + Jesus + Pater + Filius + Deus + Spiritus Sanctus + Omnipotens + Misericordie + Caritas + Eternus + Creator + Redemptor + Thetagramaton + Primus + Novissimus + Samaritanus + Iaef + Hic geren + Hic geronay + Gey + Iamo + Zachias + Cazarny + Adonay + Conditor + Esmutabilis + Fortis + Heleyson + Gloria + Osum + Summum Bonum + Sacyo + Sacraton + Sacratorium + May + Nay + Pax +. » San Isidoro de Sevilla, Etimologías, texte latin, trad. espagnole et notes par J. Oroz Reta, M.-A. Marcos Casquero, Madrid, 2009, p. 614-636. Voir L. Gougaud, « La prière dite de Charlemagne et les pièces apocryphes apparentées », Revue d’histoire ecclésiastique, 20 (1924), p. 211-238.

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formule du carré XVIII sert à se réconcilier avec son maître ; celles des carrés XIX et XX valent contre les dangers de mort pour les hommes dans la paix et dans la guerre, au tribunal et pour les femmes enceintes ; dans les carrés XX à XXII, se trouve un remède contre le saignement de nez ; dans les carrés XXIII à XXV, on trouve des formules pour se préserver des fièvres, du tonnerre, de la goutte, des serpents, des airs malins et des mauvais esprits, etc., la phrase clef se trouvant à la fin du carré XXIII : il s’agit d’utiliser les noms de Dieu pour être sûr d’éviter la mort subite et de ne pas mourir sans confession, ce qui interdit au chrétien d’avoir accès au paradis. Le verso de cette feuille, encadré par les symboles des quatre évangélistes et couvert d’une écriture latine entrecoupée de mots hébreux et grecs et de figures circulaires, est encore plus remarquable du point de vue des libertés qui sont prises par le copiste avec une norme qu’il ignorait peut-être. Les carrés sont cette fois désignés par des lettres. Dans le carré a, il est dit que « saint Léon fit [ce brevet] et le donna au roi Charlemagne, et que celui qui portera ces lettres sur lui n’aura à craindre ni ennemi, ni glaive, ni poison, ni jugement, ni maléfice, ni herbe, ni serpent, ni démon, ni fléau (pestem), ni aucun autre mal ». Dans le carré b, le scribe a prétendu énumérer une nouvelle fois les soixante-douze noms de « la Trinité » (i.e. de Dieu), mais il n’en a regroupé en fait qu’une cinquantaine, et la plupart des autres carrés comprennent des prières à Dieu et secondairement à la Vierge, aux apôtres et aux saints, aux anges, etc. L’inscription des noms sacrés est combinée d’une manière diverse avec l’inscription de caractères magiques et d’onomata barbara sur du parchemin vierge. Mais la principale originalité de cette feuille – même s’il existe un précédent avec le manuscrit de la bibliothèque de la cathédrale de Canterbury, édité en appendice du livre de Skemer39 – est de comprendre douze figures magiques contenant des characteres d’inspiration salomonienne40 : la première doit être portée contre les ennemis ; la seconde contre la goutte et le mal caduc ; la troisième promet que « quel que soit le jour où tu verras ce signe, tu ne seras pas égorgé » ; les figures suivantes valent contre les fièvres, les nuisances des démons, tous les périls et la foudre ; la huitième figure donnera à son porteur « une bonne éloquence » ; la suivante vaut contre « p. s. ac. B. t. N. m. r.41 » ; le carré magique de la dixième figure protège la parturiente ; la onzième figure doit être portée contre les maux oculaires et dans la dernière, le Christ (et non pas le Père) est prié de donner au possesseur du brevet son pain quotidien. 39 40

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Voir supra, note 21. Ce brevet du milieu du xiiie siècle comprend vingt figures magiques. Cette inspiration salomonienne n’est qu’implicite dans le brevet d’Aurillac, alors qu’elle est explicite dans celui de Canterbury. Voir D. C. Skemer, Binding Words, p. 203-204 et 302. Ce genre de suite de lettres à valeur potectrice est fréquent dans les recettes médicales et les brevets magiques. Voir E. Bozóky, Charmes et prières apotropaïques, p. 61 ; D. C. Skemer, Binding Words, p. 205 et 294-296.

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Fig. 14. Prières, formules et figures magiques, taureau ailé de saint Luc dans le brevet dit d’accouchement d’Aurillac (vers 1300) Ancienne collection particulière

Ce brevet est exemplaire par sa structure. Il l’est également par son caractère compilatoire et totalisant : comme dans celui de Canterbury, le scribe a recopié une série de textes se trouvant dans des manuscrits ou des brevets antérieurs, afin de couvrir la quasi-totalité de sa feuille de parchemin et de fournir à son possesseur une protection aussi complète que possible contre les principaux risques de l’existence. Leur caractère multifonctionnel a d’ailleurs permis à des documents de ce genre de franchir les siècles en fournissant une partie essentielle de leur matière à l’un des grimoires les plus célèbres de la période moderne, condamné en tant que tel par l’Inquisition, l’Enchiridion du pape Léon42. Ce qui semble donc un prototype mérite une étude 42

Ce grimoire a été publié à Lyon en 1601 et mis à l’Index par décret du Saint Office en 1688 : voir l’Indice de libros prohibidos mandado por Su Santitad el Papa Pio IX : edicion oficial española, éd. L. Carbonero y Sol, Madrid, 1999, p. 320. On trouve encore dans les librairies ésotéristes

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approfondie qui est en cours, une étude qui ne peut pas ne pas prendre en compte l’ensemble des mots du texte, que nous avons demandé à Stéphane Lamassé de saisir en vue d’une étude lexicographique avec le logiciel Lexico 3, conçu par des collègues du centre de lexicométrie de l’Université de Paris 3. Notre compétence réduite en la matière ne permet pour l’instant de tirer que quelques leçons provisoires de ce traitement. Tout d’abord, même si l’édition du texte de ce brevet pose de nombreux problèmes, quoique peut-être moins insolubles que celle des textes anglosaxons des siècles précédents, il ressort de cet examen que ce brevet, constitué de quelque 5000 mots et 2000 formes différentes, présente un très grand nombre d’hapax, 1455, soit près d’un mot sur trois, ce qui est évidemment à mettre en relation avec la créativité linguistique d’un document de ce genre où un grand nombre de noms de Dieu, d’entités personnelles et morales et d’ensembles de signes sont fabriqués à partir d’un noyau existant, voire inventés de toute pièce. Il est impossible ici d’aller davantage dans le détail mais, par comparaison, les procédés de fabrication des noms divins propres à la magie salomonienne sont désormais assez bien connus43. D’autre part, l’étude des fréquences des mots montre une série de choses intéressantes : (1) Avec 327 occurrences, la croix qui entrecoupe les noms divins et certains autres mots est de très loin le signe le plus important du texte. De ce point de vue, la norme thomasienne est, si l’on peut dire, relativement respectée. (2) La fréquence décroissante des noms de Dieu ne donne lieu à aucune surprise sur le plan de leur christianisation : Deus : 68 ; Dominus : 66 ; Christus : 56 ; Pater : 39 ; Jhesus : 37 ; Adonay : 19 ; Omnipotens : 16 ; Heloy : 14 ; On (considéré comme le premier nom de Dieu) : 13 ; Salvator : 12 ; Spiritus Sanctus : 11 ; Sabaoth : 11 ; Ioth : 8 ; Sother : 7 ; Tetragrammaton : 4 ; Ella : 4. Le mot d’origine hébraïque baracha apparaît cependant deux fois, autant que Trinitas, ce qui n’est pas inintéressant. (3) Les autres mots significatifs du texte confirment la suprématie des noms de Dieu sur ceux des autres personnages sacrés de l’Église, les saints (sanctus : 64 occurrences, surtout appliquées à Dieu), les anges (angelus : 14) et la Vierge (Maria : 11). (4) Ils permettent surtout de voir que le pouvoir des mots consiste ici essentiellement dans le pouvoir de nommer, à savoir dans la possibilité de

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la prétendue réimpression de l’édition de Rome, 1670, de l’Enchiridion du pape Léon, Paris, 2004 (p. 16-19 pour le texte de la lettre envoyée à Charlemagne). Voir notamment J. Véronèse, « God’s Names and their Uses in the Books of Magic attributed to King Solomon », Magic, Ritual and Witchcraft, 5-1 (2010), p. 30-50.

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donner une série de noms particuliers à Dieu : nomen apparaît 74 fois, dont 54 au singulier et 20 au pluriel. (5) La magie dont il s’agit est à la fois individuelle (ego apparaît 71 fois, dont 54 fois à l’accusatif meum ou à l’ablatif me, et 15 fois au datif mihi ; meus  apparaît 25 fois), protectrice, défensive et multifonctionnelle : en témoigne notamment l’omniprésence de nec : 59 occurrences, et de neque, 15 occurrences, non apparaissant à 34 reprises. (6) Enfin, il s’agit d’une magie principalement masculine, même si l’un de ses principaux buts avoués est de sauver les femmes en couches : 13 occurrences pour famulus, le serviteur de Dieu implorant son aide, contre deux occurrences seulement de famula. Ce phénomène, observable aussi dans le brevet de Canterbury44, se vérifie a contrario par le fait que la seule pièce clairement et exclusivement destinée à aider l’accouchement – nous pourrions dire « spontané » – est la dixième figure comportant le carré magique « SatorArepo » : ledit carré étant inscrit dans le cercle de cette sorte de « sceau-médaillon », le phylactère circulaire lui-même inscrit dans l’espace circulaire complémentaire porte la prescription hanc figuram mostra mulierem in partu et peperit. On notera ici que le et infère une quasi-simultanéité entre la vue de la figure et la parturition proprement dite. Mais sur quatorze séries d’actions bénéfiques identifiées sur l’ensemble du parchemin, trois seulement sont relatives à une aide apportée dans le processus de parturition et/ou de naissance. Et encore faut-il préciser que l’une d’entre elles est complétée par une attention à l’enfant lui-même, en tant que sujet/objet du processus. Voilà qui corrobore le caractère masculin de cette magie. On tentera, cependant, de ne pas en rester à ce seul constat. Se posent, en effet, le problème de la production et de la consommation de tels brevets, mais aussi celui de la circulation de leur contenu dans d’autres types de document. Lorsque ces brevets sont en latin, des clercs sont leurs concepteurs et leurs scribes les plus probables. Mais les brevets en langue vulgaire ou bilingues latin-vulgaire, déjà fréquents au Moyen Âge central, se sont multipliés aux xive et xve siècles, et leurs commanditaires et utilisateurs ont très bien pu être des laïcs de tout milieu social, ou presque45. Des témoignages multiples attestent de la diffusion de ce genre d’écrits portatifs à partir d’un noyau clérical et de leur utilisation par des bourgeois, des 44 45

D. C. Skemer, Binding Words, p. 206. Outre les exemples donnés plus haut, voir par exemple W. Sparrow-Simpson, « On a Magical Roll preserved in the British Museum », Journal of the British Archaeological Association, 48 (1892), p. 38-54 ; C. Brunel, « Recettes médicales du xiiie siècle en langue de Provence », Romania, 83 (1962), p. 145-182 (p. 153) ; L. Carolus-Barré, « Un nouveau parchemin amulette et la légende de sainte Marguerite, patronne des femmes en couches », Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes rendus des séances, 1979, p. 256-275 ; Il Thesaurus pauperum in volgare siciliano, éd. S. Rapisarda, Palerme, 2001, p. 113.

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artisans, des paysans, des gens de guerre, des femmes, etc.46, à la fin du Moyen Âge et au xvie siècle, et ce sont les Réformes religieuses et une censure plus étroite qui semblent avoir contribué à leur marginalisation à partir du xviie siècle. Il y a, en apparence, quelque incongruité à mettre pour finir en regard des documents composés d’une seule feuille de parchemin et d’aspect médiocre comme ces brevets et un codex aussi magnifiquement illustré et calligraphié que le Psautier d’Aberdeen (Aberdeen University Library 25), dit également Burnet Psalter47. Le Psautier d’Aberdeen, composé dans la première moitié du xve siècle, contient, sur ses 322 folios, à peu près tout ce que l’on peut trouver dans les psautiers de son temps : calendrier, prières et hymnes à usage personnel, psautier proprement dit (recueils des Psaumes), cantiques, litanies et autres élément liturgiques. Il s’agit, rappelons-le, d’un document qui, bien que relevant de la piété individuelle d’un membre de l’aristocratie, ne semble pouvoir relever qu’assez difficilement d’un quelconque exercice secret d’une foi en butte à une censure sociale trop forte. À l’examen, il semble bien cependant qu’apparaît une parenté certaine entre ce document et les brevets qui nous intéressent. On y relève en effet : – aux folios 43v et 44, une prière, Domine Jhesu Christi fili Dei vivi miserere, qui invoque en les énumérant 35 noms de Dieu48 ; – aux folios 66 et 66v, un titre rubriqué en français qui nous rappelle quelque chose : « Saint Leon, le pape de Rome, fist ceste lettre et dict qui le dira le jour, de male mort ne mourra, et si homme ou femme soit malade, pende ces lettres autour de leur col et il gariront. Et qui le porte suir lui le n’aura doute de mauvais esperit par jour ne par nuit ». Il est suivi d’une invocation comportant 30 noms de Dieu49, d’une autre rubrique intitulée « Ce sont les noms que Nostre Seigneur pour saver plaies et pour femmes qui 46

47 48

49

Voir C. Gauvard, « Paris, le Parlement et la sorcellerie au milieu du xve siècle », dans Finances, pouvoir et mémoire. Hommages à Jean Favier, Paris, 1999, p.  85-111, avec publication des plaidoiries aux p.  106-111 ; J.-P. Boudet, Entre science et nigromance, p.  426 et 428-430 ; Id., « Les brevets et manuscrits suspects d’un enlumineur poitevin, Jean Gillemer », dans Un Moyen Âge pour aujourd’hui. Mélanges offerts à Claude Gauvard, Paris, 2010, p. 72-79. http://www.abdn.ac.uk/diss/heritage/collects/bps/. « Domine Jhesu Christi fili Dei vivi miserere mei et defende me, famulum tuum N, hodie et cotidie, omni nocte et omni tempore ab omnibus adversitatibus et de omnibus inimicis meis et ab omnibus malis dampnis et prodicionibus, Messyas, Sother, Emanuel, Sabaoth, Adonay, Pantoncraton, Tetragramaton, Yskiros, Agyos, Ymas, Eleyson, Otheos, Athanatos, Alpha et Omega, Vermis, Vitulus, Leo, Ovis, Aries, Agnus, Homo, Usion, Serpens, Primus, Novissimus, Filius, Pater, Filius, Spiritus Sanctus, Trinus, Creator omnium rerum, Deus, Misericors, Eternus, Principium et Finis. Salva me et defende me ab omnibus malis adversitatibus, amen. » « Messyas + Sother + Emanuel + Sabaoth + Adonay, + Panton- + -craton + Ysus + Primogenitus + Mediator + Rex, + Alpha et Omega + Omousyon + Salvator + Vita + Via + Sapiencia

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travaillent d’enfant ou pour soit en peine ou de eawe ou de feu », et d’une autre liste de 22 noms de Dieu, suivie par celles des douze apôtres et des quatre évangélistes50. Les pages suivantes comprennent une version latine de plusieurs prières contre la mort subite, dont celle attribuée à saint Léon51. Comme il se doit, l’ensemble des « brevets » inclus dans le Psautier d’Aberdeen – le mot breve apparaît significativement à trois reprises pour désigner les sources de cette partie du manuscrit – est dépourvu de tout caractère, signe ou autre figure magique, de manière à ne pas laisser le diable s’en mêler, conformément à la doctrine thomiste du pacte implicite avec le démon. En outre, les pages comprenant des documents de cette espèce ne regroupent qu’une demi-douzaine de prières sur les 288 que ce psautier

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+ Virtus + Ego sum + qui sum + Agnus + Ovis + Vitulus + Aries + Serpens + Leo + Vermis + Rex + Christus + Pater + Filius, + et Spiritus Sanctus. Amen. » Ms. cité, fol. 66v-67 : « Adonay + Flos + Sabaoth + Omnipotens + Miserator + et Misericors + Trinus + Redemptor + Unus + Trinitas + Unitas + Eloy + Uach + Sabaoth + Adonay + Amator + Christus + Jhesus + Theon + Leon + Messyas + Tetragramaton, + assistant michi famulo tuo, N., hoc breve super se portanti duodecim apostoli Domini Nostri Jhesu Christi quorum nomina sunt hec : Petrus, Paulus, Andreas, Jacobus, Johannes, Thomas, Jacobus et Philippus, Bartholomeus, Matheus, Symon, Thadeus, Mathias, Barnabas. Et quatuor ewangeliste qorum nomina sunt hec : Marcus, Matheus, Lucas, Johannes hec me defendant ab omnibus insidiis diaboli maligni et malignorum spirituum, et a morbo febrium et ab omni specie earundem. Amen. Et dicantur V Pater noster et V Ave Marie. » Ibid., fol. 67-68 : « Sanctus Leo papa scripsit ista nomina que angelus Domini portavit et dixit quod si quis istud breve respexerit vel super se portaverit illo die non timebit inimicos nec subitaneam mortem neque ignem neque aquam timebit neque febres vel aliquid dampnum in corpore suo pacietur. Et si in aliqua infirmitate cecidit illo die sine confessione non morietur et hoc probatum est. Dominus + Deus + Unigenitus + Pater + Creator + Christus + Bonus + Satisfaciens + Letuel + Adonay + Eleyson + Ymas, + Emanuel, + Agyos + Yskiros + Otheos + Hely, + Hely, + Lamazabathani + Jhesus + Nazarenus + Rex Judeorum + Fili Dei miserere mei, + N., famuli tui, + Marcus + Matheus + Lucas + Johannes + Ego sum + Alpha et Omega + Primus et Novissimus + Finis qui fui ante principium mundi et ero in seculum seculi et non est qui de manu tua possit eruere + Jhesus autem transiens per medium illorum ibat + Christus vincit + Christus regnat + Christus imperat + Christus imperare dignetur me esse triumphatorem omnium adversariorum meorum. Fiant immobiles quasi lapis donec pertranseat populus tuus domine donec pertranseat populus tuus iste quem possedisti. Irruat super eos formido et pavor in magnitudine brachii tui + Hya + Fera + et sta + In gladio aut in quolibet genere ferri cum timore + et amore + in honore et virtute + Patris + et Filii, + et Spiritus Sancti + Amen./ In fronte signaverit in quocumque die hoc facit non peribit in aqua nec in igne nec gladio nec hasta nec in aliquo loco ubi secum habuerit. Et si mulier pregnans super se habuerit in partu mulieris infans a morte liberabitur. + Domine Deus sicut scis et sicut vis miserere mei, N., famulo tuo et cuicumque super se hoc breve portanti. Amen./ + Trinitas Sancta + Agyos + Otheos + Sother + Messyas + Sabaoth + Emanuel + Adonay + Athanathos + Panthon- + -craton + Ysus + Eloy + Kyron + Homo + Syon + Alpha et Omega + Primogenitus + Principium + Finis + Via + Veritas + Vita + Sapiencia + Virtus + Paraclitus + Agnus + Ovis + Vitulus + Aries + Leo + Serpens, + Vermis + Os + Splendor + Sol, + Gloria + Lux + et Ymago + Immortalis + Panis + Sponsus + Flos + Fons + Finis + Vitis + Janua + Petra + Panis + Omnipotens + Creator + Eternus + Primus + Novissimus, Summum bonum. Amen. »

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comprend au total. Mais il ne faut pas les séparer du reste et leurs finalités avouées, exclusivement bénéfiques, ainsi que les destinataires invoqués dans ces prières – Dieu, les saints, les anges, la Vierge, etc. – sont essentiellement les mêmes que dans les autres brevets, d’une part, et que dans les autres portions du codex, de l’autre. Le Psautier d’Aberdeen est-il un hapax ? L’enquête reste en partie à faire, mais cela semble improbable, ne serait-ce que pour des raisons fonctionnelles : nous renvoyons à la thèse de Martin Morard, qui analyse avec bonheur le travail social d’élaboration de ce qu’il appelle « le psautier enchanté » qui aboutit, parfois, à une utilisation « en magie procédurale », à des fins temporelles52. Toutes choses visant à des effets qui « normalement, du point de vue de l’orthodoxie ecclésiastique, [relèvent] de la seule initiative divine et non de l’automatisme d’une recette appliquée ». Le même auteur identifie d’ailleurs de véritables « menus » du bon usage des Psaumes53. En définitive, ces deux types de document que sont les brevets et un psautier qui s’en inspire comme celui d’Aberdeen – aussi différents soient-ils par ailleurs – n’en présentent pas moins un air de parenté. C’est qu’ils ont un point commun qui n’est pas mince : les hommes et femmes qui lisaient ou récitaient ces prières et hymnes se savaient faibles et vulnérables dans un monde hostile. Ils ne se défiaient guère des lumières lénifiantes de la foi chrétienne en la matière et souhaitaient échapper ou survivre aux dangers de la vie de tous les jours. Ils priaient pour la protection, l’aide ou la délivrance des temps de la maladie et du besoin, des dangers physiques, des insuccès et de la peur incessante. Ils étaient préoccupés par un ennemi omniprésent, visible mais aussi invisible ; ils priaient pour s’en protéger, s’en délivrer, voire même pour le vaincre. Au-delà, assurément, ils priaient pour leur salut, pour être guidés, pour tenir le cap d’une vie bonne, et ne pouvaient négliger ce qui semblait bon et pour leur corps et pour leur âme en évitant à tout prix la mort subite et sans confession. Quant au mode de composition de ces deux types de texte, leur parenté tient d’abord au matériau qu’ils utilisent, à savoir le fonds foisonnant de la littérature chrétienne depuis les origines, avec, bien sûr, un soulignement pour les textes évangéliques (souvent sous la forme d’une véritable marqueterie textuelle) et vétérotestamentaires. Ce, avec une prédilection pour le Psalmiste qui traduit souvent si bien la situation de l’homme en déshérence et déréliction. Au plan formel, on relève également un comportement scriptural dont il est juste de dire qu’il a une apparence « magique » : il s’agit de la tendance à une sorte d’empilement, fruit de quelque chose comme une boulimie, qui 52

53

M. Morard, La harpe des clercs, réception médiévales du Psautier latin, entre usages populaires et commentaires scolaires, thèse de doctorat sous la direction de Jacques Verger, Université de Paris IV-Sorbonne, 2008, I, p. 681 et suivantes. Ibid., p. 695.

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fait se juxtaposer prières et incantations au risque, défié, des redondances, voire des répétitions notoires. En écho des dangers du corps et de l’âme dans le monde, la réponse est le remplissage. Toute latitude est un vide d’où toujours peut surgir le danger ou l’angoisse. La magie a, à cette fin, « consubstantialisé », si l’on peut dire, ce comportement, et l’a ordonnancé sous la forme de rites. Le modèle de certains comportements dans la névrose obsessionnelle est, de ce point de vue, un assez bon analogon. Ce modèle est surligné pour le lecteur d’un document comme le brevet d’Aurillac. Cela peut s’expliquer par la forme ramassée du document qui pourrait être quelque chose comme le vade mecum d’un homme de pouvoir(s) – sans doute pas, en tout cas, un marginal. En l’occurrence, d’ailleurs, le sachet était encore, en 1926, comme en dépôt, dans une famille auvergnate plutôt aisée. Il subsiste bien des questions à résoudre concernant ce sachet et les différents brevets qui y étaient préservés : identifier leurs sources ; tenter, bien sûr, d’éliminer quelques-unes des énigmes scripturaires ; mais aussi approfondir la question du caractère « accoucheur » du document. Il faut, en effet, rappeler le caractère équivoque de la magie et de ses usages, le potentiel usage détourné, voire inversé, de certains rituels sur le plan de la gestuelle et/ou de l’énonciation54. Une utilisation contraire à celle d’une capacité d’aide à la parturition semble envisageable. La fonction d’un « sachet accoucheur » comme celui d’Aurillac prendrait ainsi et sous ce jour un autre aspect que le rôle à lui dévolu par son groupe social de référence, celui des clercs, et il mériterait dès lors le titre de « sachet protecteur », voire « délivreur ».

54

Même si le thème de l’inversion est un topos de l’accusation de sorcellerie, voir par exemple à ce sujet ce que dit l’avocat Simon lors du procès au Parlement de Philippe Calvet, en 1442 (C.  Gauvard, « Paris, le Parlement et la sorcellerie », p.  109) : « A ce que les brevez ne contiennent mal, etc., dit que ne scet que portent les parolles car y en aucunes qu’il fault lire a rebours, et quicquid sit, puisque pevent estre prinses et entendues en divers sens, n’est licite d’en user ne d’y adjouster foy, et faire le contraire est a punir, ne sa penitence ne l’excuse. »

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APPENDICE

Brevet principal du sachet dit d’accouchement d’Aurillac (ca. 1300) Éd. A. Aymar, « Contribution à l’étude du folklore de la Haute-Auvergne : le sachet accoucheur et ses mystères », Annales du Midi, 38 (1926), p. 273-347 (aux p. 325-347), corrigée après collation avec le fac-similé. [Recto de la feuille de parchemin] /AI/ ln principio ejus est divinitas Christi miste bonitatis quecumque hoc breve super se portaverint, nec de igne, nec de gladio, nec de aqua, nec de veneno, et si pregnans muliere super se portaveritz non morietur de partu, amen. [I]n nomine meo demonia eicient55 linguis loquentur novis serpentes tollent et si mortiferum quis biberitz non ei nosebitz ; super egros manus inpone et bene abebunt [Mc, 16, 17-18] + Credo in Deum Patrem omnipoten-/bII/-tem + in nomine Patris + et Filii + et Spiritus Sancti + Amen. [M]icaellem in mente habe com mane te levaveris et lectum diem abebis. [G]rabrielem com tronatz et non nosebitz tibi. [R] aphaellem cum panem et potum acceperitz omnia tibi abondabunt. [U]riellem contra adversarium tuum et cum vices eum. [R]aguellem cum in vias eritz et nichil timebitz. [B]arachiellem com in judicium veneritz vel in covinum et om nia contra te gaudebont. [T]ubiellem et Barachiellem com ad principem vel /cIII/ ad seniorem veneris et bene tibi eritz. [U]riellem et Tobiel lem com in nave intraveritz et sine periculo ibis. [S]i quis hanc epistolam salvatoris Domini nostri Jhesus Christi secum habuerit scripta aud in memoriam in sivitate, in villa, in silva cum via in maris, in aquis vel in omni loco quocumque loco fueritz a diabolo, ab omnibus inimicis, ab omni inimico hominem et fulgore et tempestate et tronitruo liberabitur et secu rus eritz Deus et confidens in eo. [I]ncipitz LXXII nomina trinitatis : Agyos, Sothes, Mosias, Sabaoth, Emanuel, Adonay, A-/dIIII/-tanatos, Theos, Pantagramaton, Yrus, Prion, Eley, Hon, Ysion, Salvator, Alpha et Omega, Primogenitus, Principium, Finis, Vita, Via, Veritas, Sapientia, Virtus, Paraclitus, Ego sum qui sum, qui est Mediator, Angnus, Ovis, Vitulus, Aries, Leo, Serpens, Vermis, Os, Verbum, Ymago, Gloria, Sol, Luxs, Splendor, Panis, Fons, Vitis, Floxs, Janua, Lapis, Petra angularis, Spiritus, Pastor, Sacerdos, Propheta, Sanctus, Immortalis, Rex, Christus, Jhesus, Pater, Filius Patris, Spiritus Sanctus, Omnipotens, Mi sericors, Caritas, Eternus, Creator, Redemtor, /eV/ Primus et Novisimus, Unitas, Sumum + Hec sunt LXXII nomina Christi qui + cum + que + su + per + se + por + ta + ve + rit + nulum habebit malum scripta secondom ejus bonum diem et horam. Incipiunt nomina Domini habraice scripta : [I]nicium, Ful, Deus, Abba, Pater, Fib, Filius, Then, Spiritus Sanctus, Rubb, Trinitas, Codus, Unitas, Theluch, Ton, Unus, Hyluch, Trinus, Verth, Dominus, Rachim, Milator, Onelech, Rex, Onohith, Contines, 55

citient ms.

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Codar, Potens, Haly, Conscius, Lyothe, hic timens dominum, /fVI/ per hoc nomen sanctum tuum, mirabile libera me digneris famulo tuo illo + ab omni malo, Domine Pater Jhesus Christe, per as cataractas : R, O, A, V, A, G, X, Q, Grammata, Thrachotin, S.  Palleo, Zobola, Sancta, Rex, On, Thiothr, Pater, Filius, Spiritus Sanctus, adjuva me, amen [caractère] N [même caractère]. Oratio : Dominus, omnipotens Deus, in nomine tuo Jothe, salvum me, fac famulum tuum illo hic eterno seculo et noxia cuncta remo[tio]ne a me et omnia pros pera mihi concede, per /gVII/ eundem nomen tuum Jothe, amen [même caractère]. Incipiunt versi sancti Geraldi in periculo maris. Quiconque hos versus cantaveritz non morietur in periculo maris, raptum valde unda maris qasati dimisum quod in profondom pelagi. Lhibera me, dincnare me, Domine Sabaoth, laqueus diaboli detentum super principe mondiali prostratum. Lhibera me, dicnare me, Domine, circondatum ingentibus tormentis comprehensus langoribus variis. Lhibera me, dicnare me, Domine, si -/VIII/-cutz Noe com filis credentibus arca duce lhiberasti precuntis. Lhibera me, dicnare me, Domine, sicut Moyzen com populo electo transeonte mare rubrum per siccum lhiberasti. Lhibera me, dicnare me, Domine, sicutz David liberasti in bello victo Golia sevo hac prostracto. Lhibera me, dicnare me, Domine, qui liberasti Daniellem deportatum leonibus in escam et sicutz illic liberasti de lacu per angelum transportatum Abba cuctis. Lhibera me, dicnare me, Domine, sicutz Jonam in fide deprecante magni seti liberasti de ventre. Lhibera me, dicnare me, Domine, sicutz sanctum56 Petrum, Paulum, Andream com /VIIII/ Michaellem, Gabriellem, Raphaellem et Dosmas, et sicutz omnes servos tuos et ancillas tuas liberasti ab omnibus malis, sic me liberare dicneris, Domine, famulo tuo illo, amen. E dic Pater Noster [q]ualicomque ch rist ianus has caractaras super se devote et fideliter ac mondisime portaverint non timebitz ini micum nec maleficium, nec serpentem, nec potionem mor tiferam, nec pestem, nec hostem, Deo amivente N. x. k. y. c. ս. e. B. I. T X. սm. N. Y. [caractère]. O. X Ū. [caractère]. Y. A. Y. V X. G. Y. N. N. ս. G. R. Q. . C. I. X. r. Q. d. ս. X. . ս., alias V,… Christe Jhesu, /X/ filii Gibini salvotorem mundi salvum me, fac famulum tuum N., amen. f. x. S. V. R. P. O. K. T. K. X. S. s. S. t. P. M. K. O K. O K. C. t. B. l. R. B. I. M. K. S. C. R R. H. K. Omega. P. V. ti. ‘I’l. e. n, e. k. O. Q. N. R. l. R, N. N N. N. D. Q. V. e. C. Y. N. P. M. Q. N. N. .Q. A… K. [caractère] A. E. e. P. O. N. O. N. t. A. N. V. M. A. E. B. a. a. o. a. v. T. XA. V. e. P. C. [caractère] O. Sed de potestate tenebrarum principis me liberare digneris et non permitas me contra se [caractère] V. C. e. P. /XI/ a. e. x. e. p. R. [caractère] p [caractère], qui vivis etz rengnas in secula se culorum, amen. In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, amen. Hic inci piunt si quibus natura habraice, grece et latine, primum nomen Domini bonum est istud : + On + Deus Alpha et omega + benedic me, Domine Deus meus + Tetagramaton + Hel + Hischiros + Hieritos + Jhesus Fortis + Heloe + Thos + Sabahot + Celyon + Sotir + Bi namon + Nesimen + Adonay + Hely + Hesererie + Sadar + Venas + Anet + Fenothon + Sabaoth + tibi comendo spiritum meum et animam /XII/ meam et corpus meum + Pantur + Aleth + Ia + Flos + Herenes + Alabesonem + Neilloc + Paco + Dalaphet + Iaia + Grath + Appo + Aele + Region + Abac + Abraca + 56

selum ms.

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Angnus + Vox + Vitulus + Ser pens + Aries + Leo + Vermius + Virtus + Salus + Pax + Lux + Lex + Rex + Fortitudo + Manus + Potentia + Sanctus Deus + Fortis + Immortalis + Herminarati + Boberi + Falax + Proanabonac + Geron + Tinesi + Fanti + Purgata + Doc + Aia + Glorie + Galioth + /XIII/ Thit + Meni + Batbar + Acay + Eluro + Belbeon + Adorna + Sege tre + Monthecor + Bacor + Barut + Cami + Cambusileto + Guido + Melismaron + Alquadar + Abra + Bis + Athamus + Transb. + Ma nuchata + David + David + Segoge + Mangla laus + factor benedicsionem tuam super me, famuIum tuum, illo largire + Domine Deus + Hemannel + Spiritus + Hon + Usion + Arathon + Heloy + Sudia + Custodictis + /XIIII/ Adjuva me, trinus omnipotens Deus, libera me ab omnibus cremationibus, Deus Hemanuel, tibi est nomen et omnipotens Pater propicius sis mihi pecator, amen. Etz agradietur Dominus Deus ne derelinquas me [Ps, 37, 22] digna cum Domino salvare Eloy, lamasabatani [Mt, 27, 46 ; Mc, 15, 34]. Hoc est Deus meus ne derelinquas me neque dimitas me in ullum pecatum neque cadere nec fasere ut te offendam, salva me, libera me de omnibus tribulasionibus meis [cfr Ps, 33, 5] + Adonay mangne mirabilis pius laudabilis et fortis et terribilis [cfr Ex, 15, 11] justus conclemens Jhesu filii David. Mizere /XV/ mei Jhesu Nazareus crusifixse propicius sis pecatori filii Do mine, miserere mei Deus omnium sanctorum, exaudi me amante implorare, exoro te rege me et rogo pro me Jhesus, angnus Dey, qui tollis pecata mundi, miserere mei. In te credo, Deum verum, permanes in secula seculorum, amen. [I]nploro te Deus, per Trinitas alma qui permanes in secula seculorum, amen. Miserere mei, ave rex noster filii Dei, redemtor mondi quem prophete predicaverunt salvator domini Israelis esse venturum te omni a[d] salutarem victimam Pater mixit in mundum, /XVI/ quem exportabant omnes sancti ab origine mondi et nunc os sanna filii David benedictus qui venit in nomine Domini ossanna in exselsis. Dominus Leo papa Romanorum scripsitz et hec donavitz Karolo regy magno qui istas literas super se abueritz et eas optime custodieritz : Non timebis inimicum nec gladium, nec ullam pociones, nec serpentem, nec pastionem ullam + H. Omega. D. A. Q. Q. S. P. P. S. S. 9. F. G. A. S. s. N. JP. H. t. X. [caractères] a. a. O. V. ad . P. per. pr. per + ut non timeas inimicum nec judices, nec maleficium, nec erbarum, nec possio nem ullam, nec sermones, nec demonem, nec pestem, /XVII/ [caractères] S. x [caractères] X. X. Christe. [caractères] o fundamentum. F. F. F. n. n. n. V. [caractères]. + Sanctus Colombanus homo caractares fecitz et deditz regi proparati ad bellum : Christus vinccit, Christus rengnat, Christus inperat, amen. Patre mihi adjutor sis mane cum surexsero die cum ambulavero et cum comedero et com dor m iero, Dom i ne Deus omnipotens per gratiam et mizericordiam tuam et per merita omnium sanctorum et in-/XVIII/-tersesionem eorum michi dimite pecata mea et tribue mihi ve ram agere penitensiam in hac vita. Et bene placens exibere servitium, amen. [S]i quis juste vel injuste gratia Domini sui perdideritz hos caractores in manu sua senistra secum portetz et reconsiliabitur ei : b. o. k. n. f. 9. R. S. P. b. [caractère] O. H. D. A. A. I. q. P. 9. G. G. 6 [caractères] H. D. S. ps. F. G. A. I. O. ω Gleon y y +. R. R. R. O. s Č. O. t o r R [caractères].

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Hec nomina Jhesu Christi apud Hebraes contra ignes ardentes. /XVIIII/ Quoque eas super se portaveritz nec igne, nec aqua, nec in via, nec in silve peribitz : + Hel + Heloi + Abel + Hely + Hec nomina Dei porta tecum ut non timeas inimicum, nec judisem, nec maleficium, nec serpentes, nec demones, nec pestes. Etz si prengnans mulier super se portaveritz non morientur in partu : + Heloi + Eio + Heie + Adonay + Sabaoth + Tetragramaton + Loypth +Heto + Hec sunt nomina Salvatoris que nemo nomi nare debet nisi prius duo numero se custodierit : + Proans vic moss ho anotem paramo. Qui hec nomina super se portave-/XX/-ritz, salvus eritz in judisio, in Deo, in bellis, in mari, in omnibus locis, per nomen vestram inefabile, nomen Domini jam non lex que rex Christo carex funde, in nomine Domini nostri Jhesu Christi, amen + [H]ec sunt nomina greca quod si omo portave ritz secum, sicut dicitz beatus Jeronimus, non peribitz per gladium, nec per ingnem, nec per aquam, nec per nulum periculum : + Hely + Heloy + Heloe + Ioth + Heloe + Adonay + Ya + Tetagra maton + Sasa Deus propicius esto mihi pecatori, in nomine Domini Jhesu Christi, amen. [I]n profondis clamavi ad te, Domine sancti Eleas, Eleas, in curu fereo sedebat per ambas nares sanguinem fundabat /XXI/ etz clamavitz et dixitz Domine Deus meus : sit michi in adjutorium sicutz retinitz aquam Jordanis quando Christus in eo babtizatus fuitz, sic restare facias venas que de sanguinem son plenas sicutz credimus verum esse quod sancta Maria verum infantem Christum sic serte retineat vena sanguinem sum, amen. + In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti Paracliti, amen. Per nomen, per nomen, per nomen latento sancta cruxis +, libera me famulum tuum vel famulas N., in nomine Domini nostri Jhesu Christi, amen + [caractère] ac X. p. p. a. a. x. a + a. x. a. x. a. h. d. Rescamien tuba, amen. Expertum est ad super flumen sanginis /XXII/ istos caractares scribe super pectus suum et estatim reffringitz : + Ficta + Contradicate + Pater, Filius, Spiritus Sanctus, Petrus et Paulus de Dominus dicxit : Tu es vas electionis mihi [cfr Act, 9, 15] probet te Deus Pater, Deus. Filius, Deus Spiritu Sancti, Christus victor, Christus rengnat, Christus qui resurexit, Christus qui passus est, Chris tus qui resurexit tersia die a mortuis, Christus liberet famulum vel famulam N. ab omnibus periculis seo doloribus anime et corporis, amen. On, Jhesu bone miserere famulo tuo, N. + Christus vincit, Christus rengnat, Christus imperat + Christus liberet famulum tuum N., amen. /XXIII/ Plenesmo, Abracala, , Abra + Abraca , , Abracalaps , Abralaps , Abracalas , , Abracalaps , Abrocalaps. Abraca [caractère] Abracala , Abra. F. G. [trois caractères]. Naqui nostro castatunta mihi Jhesus Christus br[ev]is quod dedit, br[ev]is quod tulitz, br[ev]is quod dedit U. U. Christus ursim in nomine Domini. Si quis tibi Dominus in Deum Patrem et Filium et Spiritum Sanctum. Et hoc breve super se portaverit febre non abebit et si abet cito dimitet utile / XXIIII/ erit sive pro fulgure sive pro gota calida sive pro serpentibus sive pro malinnis spiritibus nullo cotediana jambiduana T.  IIII. d.  VI. VII. VIII. VIIII diurnali naturali hemali stuali, sicut defecit fumus deficiant + 4 , Tetagramaton, Sisoi, Dominus de nos Eloy, Jhesus, salvum me fac, Sancta Trinitas et divinna unitas

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Patri, Christus Filius, Spiritus Sanctus, unus Deus omnipotens hoc nomen sanctum tuum : + Hebreel + Ischiros + Jhe sus + Sother + Alpha et Iomega + Heloy + Heot + Asta + lothey + Sabaoth + Domini + Moh + Ioth, A-/XXV/-donay, hoc nomen quiconque super se abuerit non morietur sine confesione, amen. [caractères] AMEN. Dominus Leo papa Roma transmisit Karolo Mancno, imperator Francorum, angelus Domini indicavit sancto Gregorio ommes Christiani portare debeat ut habent perseverensias in bonis operibus, ut salvi fiant, amen. [I]n nomine Patri et Filii et Spiritus Sancti, amen + Petrulol la Sabina, Sotha, Adonay, Tereta Ala, Dammanos, Prinseps, Emanuel, Ratam, Yden, Hoy, May, Hanay, Linay, Ary, Saday, Ased, /XXVI/ Anila, Sebeth, Denua. Quisquis has karacteras super se abebit in vitis permanet, angelus enim Domini actulit eas Karolo Mangno regi properanti ad bellum ut ergo non timeas inimicum aliquem nec maleficium, nec erbarum, posionem mortiferam, nec demonem, nec serpentem, nec pestes : Hoscaraa Rabri Milas filio, Anabonac, Baracha, Baracha, Abeban, Asar, Mesonor, Florem, Bethel, Behon, Sethen, Teon, Yham, Tehos + An, Deus om nipotens, salvum me fac servum tuum. Hec sunt /XXVII/ nomina XXIIII seniores qui ofide invocaverint et super se portaverint in omni loco senciet auxilius : + Yarebidera, Balea, Miariea, Chorel, Sereb, Hyba, Abya, Onthe, Bannev, Clinor, Jhesu, Seichemmy, Ececihiel, Samuhel, Afesorcherin, Chobia, Theos, Benjamin, Anacibi, Marin, sanctus Deus, sanctus fortis, sanctus et inmortalis, miserre mihi, famulo tuo, ut in omni loco tibi Domino Deo meo valeam deservire, amen. Petrus ella Sa-/XXVIII/-bina, Deus mangnus, mirabilis, fortis, spiritus, Tehos, finix, Bos, Cahios, Agatha senila lasasa, manbri multos filios Anabone, Berias, Eloy, Yanee de Catahel, Fanc, Faustim, Baraixat, Adonay, Celeon, Cleman, Hanitates dracee, Bethel, Behon, Yost, Yotphet, Yoseph, hec mihi sint in adjutorium, hec sunt que debes homo portare super se, in nomine Domini nostri Jhesu Christi. /XXIX/ + Ella, Sabana, Adonay, Arioca, Tota, Aca, clama nos, princeps Emanuel, Etan, Amenhay, Solanna, Sebus, Abericam, Primom nomen Domini On, Tetagramaton, Adonay, Vinea, Pastor, Radix, Vita, Oliva, Fons, Pax, Panis, Agnus, Vitulus, Leo, Jhesu verbo homo, Lapis, Domus, Messias, Christus, Sater, Salutaris, Salva lor, Hemanuel, Dominus, Deus, Adonay, Arabris, Genitum, Primogenitum, Sai-/XXX/-cion principum, Deus, Via, Veritas, Laia, Imago, Sapiensia, Splendor, Lux, Lumen, Sol, Oriens, Mediator, Spiritus Sanctus, Paraclitus, Intersesor, Angelus, Misus, Nuncius, Achila, Castor, Ofensor, Sprevilis, Genitus, Primus, Novisimus, Paxs, Rex regum, Ely, Elyam, Elion, Adonica, Sadaam, Sabahot, Omnipotens, Inmortalis, Eternus, Incoruptabilis, Panton, Graton, Incomm[u] tabilis, Inpasibilis, propicius esto mihi pecatori. Mizerere mei Deus Habraam, / XXXI/ Deus Ysaac, Deus Yacob, Deus Helye, Deus angelorum, has literas fert tecum : a. X. e. X. v. x. k. t. b. d [caractère] p. q. v. x. D R s t. C. L. [caractères] ta + Ione, Iotbel, hoc fac… sanguine in fronte donnare stillaverit et fer caractares tecum in lineo mondo [croix pommelée] he v. y. d p.  q. et [deux croix pommelées] Pax, Rex, Lux, Utoa Christi, Alpha, Omega, Agnos, Hiscirros, Agyos, Entheos, Atannhatos, Ioha, Sother, Ella, Be theon, Deus, Sabahot, Yscirros, Nan, Nomen Kirios, Dominus, Adonay, Sirethen, Inefabilis, /XXXII/ Mesias, Jhesus, Alabe, Soron, Poton, Craton, Elion et jacte panti Illeson, Ianeuma, Aregion, Apoate,

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Abac, Abia, Victa, Tetagramaton, Angnus, Ovis, Via, Vitulus, Serpens, Aries, Leo, Vermis, Vita, Laia, primom nomen Dey On super omne nomen. Ego pecator indignus te, Deus pater, invoco per unicum filium tuum dominum nostrum Jhesum Christum per quem facta sunt omnia. Adjuva me, libera me, defende me, conserva me in omni periculo, libera me de ve[ne]no mortifero et de omni impostura /XXXIII/ et de omnibus inimicis meis visibilis et invisibilis, libera me, famulum tuum, illo sanctus fortis sanctus inmortalis. On est primum nomen tuum. Libera me, famulum tuum, illo ab omni bus pecatis et ab omnibus insidiis innimicorum omnium die nocteque et ab omni periculo corporis et anime + Iothe per hoc nomen tuum quod est inephabile, libera me Jhesu Christe. i o e e et Sirae, Eoy et [caractère] quid istud nomen Dey Iothe super se portaverit in omni periculo con-/XXXIIII/-fidens in Deum salvus permanebit. He sunt litere nominis Dey qui est inephabile, quia nec fateri nec definiri potest : B. 1. O. On. H. V. A. U. helet. Hec autem intus : Precathon, Ioth, Principium, Hee, Justa, Vau, Vita, Neth, Passio, adjuva Christe et mizerere mei virtus et salus et benedicsio Domini sit mecum, amen. Alio modo et Ioth et Hee et Vau nomen Bet est ante interpretasio Ioth prinsipium he ista : Vau Vita, Heit Pasio, amen. [Verso de la feuille de parchemin] /a/ [D]ominus sanctus Leo hec fecit et dedit Karolo Magno regis, et qui istas litteras super se portaverit, nec inimicum, nec gladium, neque ponsionem ullam timere poteris, nec judi cem, nec maleficum, nec erbarum nec poncionem malam, nec serpentem, nec demonem, nec pestem, nec ullum malum timere poteritt : + a. c. d. a. s +. p. c. e. aa. N. S. e. b. a. n. m. a. e. n. n. p. ofc. n. p. el. x. p. h. Hos karacteres super se portaverit et cotidie eas viderit, nec morietur armis : + Jotha + Adonai + Christus + + Job + Ethaphon. t. x. o. a. n. e. p. per t. m. a. ee. x. Christus + vincit + Christus regnat + Christus imperat. + Ad jutor meus esto domine Deus + Funda-/b/-mentum + R. + R. X. Hec sunt nomina Trinitatis LXX duo : + Agios + Sother + Emanuel + Adonay + Athanatos + Otheos + Pantacraton + Ysus + Finis + Vita + Veritas, Sapiencia + Virtus Paraclitus + Mediator + Kyrrios + Elyon + On + Usyon + Salvator + atque + primo + sine termino Principium + Lux + Petra + Agnus + Sponsus + Ovis + Vitulus + Karitas + Redemptor + primus + et novissimus Pastor + Sacerdos + Aries + Leo + Serpens + Unus + in humano + Gloria + Sol, Spi ritus + Sanctus + opem. + Misericors, Propheta + Spiritus immortalis + Rex + Christe + Jhesus + Trenagramaton + Pater, Filius + Spiritus Sanctus. /c/ Qui super se portaverit, nullum malum habebit nec de aqua, nec de vento, nec de igne, nec ullo periculo timere poterit ; et si mulier pregnans super se portaverit, de partu non timebit, ut moriatur puer nec illa ; et si miles habuerit contra hostes et contra gladium non peribit. Quando audieris tronitruum tali modo debes precare : Dominus Jhesus Nazarenus, rex Judeorum. Ecce dominicum crucis vivi filius signum fugire partes adverse. Vincit leo de tribu Juda, radix Jesse, alleluia. Pater Noster, esto nobis Domine turris fortitudinis a facie inimici [Ps, 60, 4]. Domine, exaudi orationem meam et clamor meus ad te veniat. Oremus. Omnipotens sempiterne Deus, miserere supplicibus, parce metuentibus, /d/ ut post noctis

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tenebrarum et vim procellarum in via ejus jam laudis transeat communicatio potestatis per Dominum Nostrum. In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, amen. Hec sunt objectisses interpretatas beatissime Virginis Marie : Rebeca, Seffora, Susanna, Abigea, Esecrael, Salome. Vel si nescierint vocare iste iste obstetrici a parturientibus sunt vocande hec in cartula sunt scripta et parturientibus supponenda : + a, π. In principio erat verbum et verbum erat apud Deum. + Soter, etc. Deus erat verbum [Jn, 1, 1] + Salvator. Hoc erat in principio + Agios + apud Deum [Jn, 1, 2] + allocax. Omnia per /e/ ipsum facta sunt [Jn, 1, 3] : + Hiskirros + Jhesus et sine ipso factum est nichil + Christus, Hemanuel. In nomine Patri[s] et Filiis et Spiritus Sancti, amen. + Anna peperit Samuelem. Si id est laudans Dominum. Elizabeth genuit Johannem, precursorem Domini. Beata Virgo Maria enixa est Christum Dominum Salvatorem. Lazere, veni foras per nomen, per in nomine Patri[s] et Filiis et Spiritus Sancti, amen. Amen. + a + G + 1a + Agyos + Otheos + Yskyros + Emmanuel + omnipotens virtus in terra celum, omnipotens olimphi. Deus Pater, Deus Filius, Spiritus Sanctus. Dixit Jhesus Lazare : /f/ veni foras, dicit Dominos, sic erat hujus ancille scilicet Martra factum suum absque mortis perimit Lazarum voce Jhesus Christus suscitavit eum. In nomine Jhesus omne genu flectatur celestium, terrestrium et infernorum viriliter. Deus Pater, Deus Filius, Deus Spiritus Sanctus, inmensus Pater, inmensus Filius, inmensus Spiritus Sanctus, Pater omnipotens, Filius omnipotens, Spiritus Sanctus. Sanctus Negasius habuit maculam in occulo ; et deprecatus est Dominum Nostrum Jhesum Christum ut qui nomen suum super se portaverit, maculam in occulo non habebit. In nomine Patris et Filiis et Spiritus Sancti, amen. /g/ Domine Jhesu Christe super marmoream sedebat et vidit Petrum dolentem ; et dicit ei : dic michi, Petre, quare tristis es ? Domine, dentes mei dolent. Jhesus dixit : Adjuro te, gutta maligna, per Patrem et Filium et Spiritum Sanctum et per quatuor evangelistas, per Matheum, per Marcum, per Lucam, per Johannem, per duodecim apostolorum, et per viginti quatuor seniores qui sedentes in celum et psallentes in conspectu Dei sunt, et per sanctam Mariam, matrem Domini, ut possint dolore dentes hominum et mulierum neque in die, neque in nocte, neque in capite, neque in ossibus. Adjuro te, per eum qui totum mundum judicat, qui est honor, in secula seculorum, amen. Et inimicus tuus in campo vel in judicio sive in judicium sive in contentione te duxerit, /h/ tolle laminam plumbi et scribe in e litteras : F. C. + Ha beas sub pede tuo dextro : g. e e o. e. d p a S N i, p o c i p s q etc. c. o us ai m ri p r i. e. pro inimico o. o. o. Anna peperit Mariam, Maria peperit Salvatorem, Elisabeth Johannem precursorem Domini. In nomine Patri et Filiis et Spiritus Sancti, amen. Pater noster. Longinus miles lancea latus Domini per foravit et continuo exivit sanguis et aqua, sanguis redemptionis et aqua babtismatis. In nomine Patris secet sanguis. In nomine Filii restet sanguis. In nomine Christus ut non exeat amplius. Pater noster ter. Postea, scribe nomen ejus in fronte. [I]n nomine Patris + et Filii + et Spiritus Sancti, amen. + Incipit epistola Domini nostri + Jhesu Christi /j/ ad Abaguarum regem. Ipse dicens : natus est propria +. Manus scribere dicens : + Beatus es rex Abaguare qui me ne vidisti et

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in me credidisti ; set quod misisti ad me venirem ad te cito cum inpleverit. A principio recipies a Patre meo. Mittam tibi unum ex discipulis meis, Thadeum nomine qui omnem infr mitatem ad te auferat et ab omni vulno te proteguat + In terra, mittam tibi hanc epistolam, manu mea scriptam ; ubique perrexeris si tecum portaveris, salvus eris sive in civitate, sive in agro aut in prelio et in omni loco in quo perexeris salvus eris. + Amen, amen, dico vobis. Leo papa transmisit hanc epistolam Ludo-/k/-vico imperatori. Deus, propicius esto michi peccatori et custos diebus omnibus vite mee. Deus Abraam, Deus Ysaac, Deus Jacob, Deus Moyses, Deus Helie, Deus Enoch, Deus Aaron sit michi. Angelus Guabriel, angelus Raphael, angelus Raguel, angelus Cherubin, angelus Ceraphyn, omnes sancti angeli intercedite pro me apud Christum Dominum nostrum. O magna potestas filii Dei omnipotentis me custodire et conservare digneris intercedente Sancta Maria mater Domini, qui istos angelos nominaverit vel collauda -/l/-verit secure ambulavit ; precor vos, om nes sancti angeli, arcan geli, sanctosque et sanctas Dei, ut preces pro me peccatore apud Dominum Deum nostrum omnipotentis. In nomine meo demonia eicient linguis loquitur novis, serpentes tollent. Et si mortiferum qui biberint non eis nocebit super eum manus imponent, et bene habebunt [Mc, 16, 17-18]. Ista nomina sunt comedenda pro febribus si comederis sanas eris : Das, Bagus + Deglutin. Domine Jhesu Christe annua mentem sanctam spontaneam da honorem Deo et patrie liberationem ; hic brevis perficit quantum ad anime /m/ et quantum ad corporis tutelam. Incipiunt nomina supremi eterni Dei. Primum omnium nomen Domini ante omnia nomina : On, vero non potest esse Pater si non habet Filium nec Filius si non habeat Patrem hominum conditor illuminator quia ipse est lucerna que illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum. Omnium Salvator. Omnium redemptor. Om nium +++++ , + Deus. Omnium rex. Omnium lumen. Omnium karitas. Omnium splendor. Omnium mundus (?). Omnium salus. Omnium fortitudo. O potestas, O honor, O gloria, O nativitas, O pastor, O vita, O remissionem peccatorum, O per ipsam factam O scilicet Bonus est istud est nomen On. Quicumque scriptum habuit et eum super se portaverit /n/ et mane cum surrexerit humiliter deprecaverit firmiterque in eum crediderit salvus erit. E dyabolus ei etiam nocere non poterunt, neque nullus homo inimicus ejus, neque malignus spiritus, neque gladius non poterint eum occidere, neque vulne rare, neque in quacumque die qui videret promissum animam ejus recipere ignis non poterit eum comburere, aquam non poterit eum vel eam perire. Sagura diabolus non poterit eum intrare corporaliter nec criminaliter neque frigores febribus, neque calores neque in nullo modo ei nocere non poterit si firmiter et fideliter crediderit, salvus erit famulo Dei ; fiat, amen. Ante nomina sive invocationes nominum Dei sunt (?) in lingua greca vel in lingua /o/ latina : Otheos, Agios, Kyrios, Soter, Ezechiel, Frenecon, Grabaton, Necoth, Saltan, Fosse, Sancto, Loyec, Locra, Banaat, Ralbi mulus, Nabona, Eloym, Avenca, Adhel, Franc, Loth, Barocha, Uson, Labrachio, Adyrmus, Inpanfithem quamdiu, Maina Anilex, Belcom, Comtente quod te, Costitanum, Osannam, Eloym, Elyon, Salvator, Vineas, Deutis, Pastor, Prius, Radix, Aiminitis, Xia, Fons, Primogenitus, Ysryon, Hostium, Veritas, Una, Ymaguo, Figura, Retra, Dextra brachium, Splendor, Lux, Omni, Justus, Mediator in prose pararalia a solaris,

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Intercessor fundamentum, Asec cemasciens, Spes, Sator, Altor, Salvator, Sabaot, Adonay, /p/ omni inmortalis incorruptibilem, Apascibilis, Angelus, Profeta, Sacerdos, Athanatos, Kyrios, Oteon Panton mugnerat. Christum imperat ab omni malo auferandum et fugiendum a nobis. Amen. Ita fiat. Contra venenum et poncionem porta tecum : Ele, Erape, Hebe, Occentimos, Ioth, Hey, A, On, Hoccayethos, Ya, Sa lay, Amorona, Asar, Sycon, Goyces, Beley, Latem, Sanctus, Anon, Raba, Mefenecon, Oncantia, Tol, Fa, Tel, Ella, Sabira, Seda, Adonay, Aaa, Tamsi, Ayada, Maus princeps veni est, Emanuel, Adonay, Bethpha, Adonay, Quoniam (?). Hoy, Hoy, Aanai, Na nay, Sede Adonay, Assamilias, Ehur. [bout-de-ligne] /a/ Si vis ut diabolus non possit tibi nocere, fert tecum ista modo : In nomine Domini nostri Jhesu Christi, filii Dei vivi miserere nobis, amen. Domine Jhesu Christe qui de celo descendisti et Mariam Virginem obumbrasti et veram carnem assumpsisti et natus fuisti, et gladium in manibus et pedibus habuisti et coronam in capite portasti, corpus tuum fuit in sudario positum in sepulcro, spiritus tuus habiit in inferno et expoliavit eum, tercia die resurrexit, ad patrem tuum in celis et ascendit et omnia pro peccatoribus fecisti, per hec omnia sancta tua et per sanctam Mariam Virginem et per cherubin et ceraphin qui insessabili voce proclamant : sanctus, sanctus, sanctus Dominus Deus Sabaoth, pleni sunt celi et terra gloria tua ; osanna in excelsis. Benedictus /b/ Marie filius qui venit in nomine Domini ; osanna in excelsis. Hec sunt nobilissima nomina Christi et non debent legi ab aliquo nisi prius jejunaverit per tres dies : + + Abla + Abla + Abla + Jhesus, Oc, Ul, Pe, f. r. ps. jura noves + Ontes + Agra + Avalcentom + Ovid + Etoy + Niesrom + Ylie + Alla + a + v + Paule B + Reavif + Jova, Tretragramaton + Primus et novis simus + Inicium et finis [cfr Ap, 21, 6 et 22, 13], Jhesus + Vita, Aeo, Erueray, Urcaomi. Scribe in pargameno virginali istas karacteres contra morbum caducum et fert tecum cotidie : + v + e + b + d + z 9 S, goc + xg + eu + xc. Hec nomina Christi scribe in erba que vocatur veronica amara : Tinira, Tyri + Borcay + Sicalos + Sirosio + Salique + Linarbas + Homini fiviaro scribe hec in pane ordeaceo et da ei in cibum : /c/ VI9, Captos, Saduces. Homini vel mulieri timido liga hec in collo scriptum : Abre et Abremon et Abrende et consecramina. Si aliquis perdit sanguinem per narres, dic ista tria nomina per tres vices : max + nax + pax +. Scribe istas karacteres in parga meno virginali et liga in colla illius qui perdit sanguinem : S. q. c. p. r. tz. os. t. q. e. t. o. a. c. ge. e. h. x. Sancta, Serenisa. Scribe ista tria nomina et fert tecum et non timeas latrones nec fures quia post ea non poterunt nocere tibi : Sabor + S eles + S e las + Bo + Nomen verbum, TretragramatoN. Si vis esse dilectus ab aliquo homine vel ab aliqua femina, scribe in parguameno virginali istas karact[er]as cum nomine ipsius et fert tecum cotidie : [caractères] + et B. I. o. p. n. GG +. O [caractères] z. v. c, a. o. p. n. G. t. o. l. + Hic sunt similiter ad amorem. Si vis esse dilectus ab omnibus /d/ comuniter, scribe istas karact[er]as qui secuntur in parguameno virginali et fert tecum omnibus diebus et in omnis locis : z, b. a. t. i. d. n. + [caractère] + ro [bout-de-ligne].

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Si vis ut inimicus tuus te multum di liguat et te multum in gratia habeat, scribe istas karacteras cum nomine suo in parguameno verginali, et fer tecum in omnibus locis : yh. D. h9. d. N. z. i. U. ton. B. h. a. b. x. n. o + [bout-de-ligne]. Si vis ire contra inimicos, habeas in memoria : Beatum amicum Dei sanctum Urielem [bout-de-ligne]. Explicit. Sit nomen Domini benedic tum, amen, et beate Marie Virginis, amen [fleur de lys renversée]. [Légendes des 12 figures magiques] Hanc figuram porta tecum contra omnes inimicos tuos. Hanc figuram porta tecum contra guttam caducam quacum que sit. In quacumque die hoc signum videriis, non jugulaveris. Hanc figuram porta tecum contra febribus qualiscumque sint. [À l’intérieur du cercle, mots en carré] : AGLA. Hanc figuram porta tecum et demones non nocebunt tibi. Hanc figuram porta tecum contra omnibus periculis. Hanc figuram po[r]ta tecum contra fulgur corruscantem. Qui hanc figuram portaverit, habebebit bonam eloquentiam. Hanc figuram porta tecum contra p. s. a c. B. t. N. m. r. Hanc figuram monstra mulierem in partu et peperit. [À l’intérieur du cercle, mots en carré] : Sator, Arepo, Tenet, Opera, Rotas. Hanc figuram porta tecum contra malum occulorum, Domine Jhesu Christe qui es in celis et in terra panem nostrum da nobis. [À l’intérieur du cercle] : a. b. c. Ely + Ob + Eloy + Alfa et 57 Omega, ores, adjuva nos Deus. Amen. [Aux quatre angles, les symboles des quatre évangélistes avec phylactères] : S. Johan, S. Matio, S. Lhuc, S. Marc.

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ot ms.

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LA PAROLE EFFICACE DANS LA MAGIE RITUELLE MÉDIÉVALE (XIIe-XVe SIÈCLE) Objets d’étude relativement récents, les traditions textuelles de « magie rituelle1 » qui se diffusent dans le monde latin entre les xiie et xve siècles, et au-delà à l’époque moderne, offrent à l’historien un matériau abondant et original concernant ce qu’elles-mêmes, prises artificiellement comme un tout au vu de leurs origines et de leurs contenus variés2, appellent parfois la virtus verborum 3. Leur objet étant d’instaurer au bénéfice de l’homme une communication communément impossible ou dangereuse avec des entités ontologiquement supérieures (anges, esprits ou démons) et que ce dernier tire de cette relation exclusive et temporaire quelque bien matériel ou spirituel, il est d’emblée évident qu’elles ne sauraient proposer un langage conventionnel ou pour mieux dire commun. Elles transmettent au contraire à leur adepte – généralement un clerc – tout un matériel linguistique ou paralinguistique investi d’un très haut degré de sacralité à même d’autoriser une communication performative, composé de mots et de signes (signifiants ou non pour le locuteur latin) dont l’efficacité est reconnue par la tradition. C’est du reste un trait que n’ont pas manqué de relever et de rejeter, selon des modalités 1

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C. Fanger, « Medieval Ritual Magic : What it is and Why we need to know more about it », dans Eadem, Conjuring Spirits. Texts and Traditions of Medieval Ritual Magic, Stroud, 1998, p. vii-xviii. J.-P. Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris, 2006 ; J. Véronèse, « La transmission groupée des textes de magie ‘salomonienne’ de l’Antiquité au Moyen Âge. Bilan historiographique, inconnues et pistes de recherche », dans L’Antiquité tardive dans les collections médiévales : textes et représentations, VIe-XIVe siècle, éd. S. Gioanni, B. Grévin, Rome, 2008 (Collection de l’École Française de Rome 405), p. 193-223. Capitula super Razielem, Halle, Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36, fol. 135r-151r, notamment fol. 148r-v. Texte partiellement édité par S. Page, « Magic and the Pursuit of Wisdom : The ‘Familiar’ Spirit in the Liber Theysolius », La Coróníca, 36/1 (2007), p. 41-70, notamment p. 63 : « Secundus vigor videndi spiritus consistit in verbis sicut in orationibus et in conjuriis et in aliis sibi similibus et in nominibus Creatoris. Sed scias quod vigor et virtus verborum non debent comparari cum aliis […]. Sed propter ista bene scias quod omne os non habet virtutem in verbis suis, et in omni ore non est nec debet esse situata virtus verborum nec sensus virtutis, nec in omni ore debet poni virtus verborum nec intellectus, quia multi possent scire aliqua verba sanctissima sed deformarentur et immundarentur in eis propter quod virtus verborum destrueretur in ipsis. »

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 409-433 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101912

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diverses, un certain nombre de théologiens dès la première moitié du xiiie siècle : on peut citer le cas de l’évêque de Paris Guillaume d’Auvergne († 1249), qui fait de manière emblématique de la puissance que les magiciens attribuent aux mots et aux noms l’une des formes nouvelles de l’idolâtrie4. Orationes, adjurationes, conjurationes, exorcismi, nomina, verba et autres carmina objets d’une locution (proferatio, prolatio), mais aussi signes inscrits ou gravés de morphologies multiples appelés parfois « caractères5 » constituent ainsi toujours, d’un point de vue quantitatif, une grande proportion des œuvres du genre, fondamentalement orientées vers la pratique. Cependant, si peu théoriques soient-elles, ces sources interrogent également les fondements de la virtus ou de l’efficacia verborum et permettent de mesurer la variété des formes et des conditions d’utilisation des verba efficaces en contexte « magique ». Les unes et les autres varient-elles en fonction du destinataire ? « Vertu », « force », « puissance » induisent-elles dans tous les cas coercition ? Le locuteur joue-t-il un rôle, et si oui lequel, dans l’économie de cette efficacité annoncée ? Pour apporter quelques éléments de réponse, je recourrai à un corpus volontairement limité à une dizaine de textes proposant un éventail de pratiques contrasté. Certains, comme l’Ars notoria ou le Liber Almadel (accompagné de sa glose intitulée Glosa beati Jeronimi), relèvent de ce que l’on peut appeler la théurgie, dans la mesure où leur « destinativité » finale est exclusivement angélique et se veut en principe non contraignante pour l’intelligence sollicitée6 ; d’autres, comme la collection d’experimenta éditée par Richard Kieckhefer7, le De quattuor annulis8, la Clavicula Salomonis9, le Liber

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J.-P. Boudet, Entre science et nigromance, p. 214-220 ; T. B. de Mayo, The Demonology of William of Auvergne. By Fire and Sword, Lewiston-Queenston-Lampeter, 2007, p. 119-123. B. Grévin, J. Véronèse, « Les ‘caractères’ magiques au Moyen Âge central (xiie-xive siècle) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 162-2 (2004), p. 407-481. J. Véronèse, L’Ars notoria au Moyen Âge. Introduction et édition critique, Florence, 2007. Cette tradition est conservée dans quelque trente-six manuscrits médiévaux (xiiie-xve siécles). Une étude sur l’Almadel latin, lié à l’ars notoria et conservé dans quatre manuscrits du xve siècle (mss. Amsterdam, Bibliotheca Philosophica Hermetica, 114, désormais Bibliothèque privée Coxe 25, p. 205-218 ; Halle, Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36, fol. 239r-243r ; Vatican, Biblioteca Apostolica, lat. 3180, fol. 47v-51r ; Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3400, fol. 192r-194v), vient de paraître dans la série Salomon Latinus de la Micrologus’ Library sous le titre L’Almandal et l’Almadel latins au Moyen Âge. Introduction et éditions critiques. R. Kieckhefer, Forbidden Rites. A Necromancer’s Manual of the Fifteenth Century, Stroud, 1997. Il s’agit de Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 849 (xve siècle). Florence, Biblioteca Laurenziana, Plut. 89 sup. 38, fol. 211r-231v, et Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, II.iii.214, fol. 26v-29v. Il s’agit de deux versions différentes du xve siècle. Coxe 25, p. 74-137. Cfr S. Gentile, C. Gilly, Marsilio Ficino e il ritorno di Ermete Trismegisto : Marsilio Ficino and the Return of Hermes Trismegistus, Florence, 1999, p. 226-229 ; J.-P. Boudet, J. Véronèse, « Le secret dans la magie rituelle médiévale », Il Segreto, Micrologus : Natura, Scienze e Società Medievali, 14 (2006), p. 101-150, notamment p. 105-111.

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Bileth10 ou le Liber Almandal11 appartiennent à ce que l’on peut appeler, au sens strict, la « nigromancie » (du latin nigromancia), dans la mesure où les démons en sont la cible privilégiée ; d’autres enfin, fruits d’un travail de compilation et de réécriture, se situent à la croisée des genres, comme le Liber juratus sive sacratus (vers 1330) attribué à Honorius de Thèbes12, la Summa sacre magice (1346) du « maître » catalan Bérenger Ganell13, et, dans une moindre mesure, le Liber Razielis et ses annexes14, où les anges peuvent être l’objet de conjurations comminatoires et où, en outre, les démons ne sont pas en tout point absents15. Ces pseudépigraphes, dont certains furent condamnés à plusieurs reprises dès le xiiie siècle16, présentent en fonction de la catégorie à laquelle ils appartiennent une image différenciée de la virtus verborum, qui n’efface pas cependant un nombre important de points communs –  de traits structuraux pourrait-on dire – que je vais commencer par mettre en évidence, pour ce qui concerne d’une part les fondements de la virtus verborum, d’autre part la place octroyée au locuteur, en l’occurrence à celui que l’on appelle par défaut le « magicien », mais que les textes désignent le plus souvent par les

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Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, II.iii.214, fol. 78v-84r. Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, II.iii.214, fol. 74v-78v ; Florence, Biblioteca Laurenziana, Plut. 89 sup. 38, fol. 268r-278v. Il s’agit de deux versions différentes d’un texte d’origine arabe, notées respectivement version F et version F2 dans nos éditions : cfr L’Almandal et l’Almadel latins au Moyen Âge. Introduction et éditions critiques, Florence, 2012, p. 67-118. G. Hedegård, ‘Liber iuratus Honorii’ : A Critical Edition of the Latin Version of the Sworn Book of Honorius, Stockholm, 2002. Pour le contexte, cfr J.-P. Boudet, « Magie théurgique, angélologie et vision béatifique dans le Liber sacratus sive juratus attribué à Honorius de Thèbes », dans Les anges et la magie au Moyen Âge, éd. J.-P. Boudet, H. Bresc, B. Grévin, Mélanges de l’École Française de Rome. Moyen Âge, 114-2 (2002), p. 851-890. Kassel, Landesbibliothek und Murhardsche Bibliothek, 4° astron. 3 (xive siècle), fol. 1-350. Cfr C. Gilly, « Tra Paracelso, Pelagio e Ganello : l’ermetismo in John Dee », in Magia, alchimia, scienza dal’400 al ’700. L’influsso di Ermete Trismegisto, éd. C. Gilly, C. Van Heertum, VeniseAmsterdam, 2002, p. 275-285. Damaris Gehr prépare une édition de cette compilation en cinq livres. Vatican, Biblioteca Apostolica, Reg. lat. 1300 (xive siècle), fol. 1r-202v ; Halle, Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36 (xve siècle), fol. 1r-130v. Pour une édition du Liber Samayn, sixième livre du Liber Razielis, dont la matrice est le Sepher ha-Razim de la tradition juive, cfr B. Rebiger, P. Schäfer, Sefer ha-Razim I und II. Das Buch der Geheimnisse I und II, vol. 1, Tübingen, 2009, p. 28 et 31-52. Par exemple, dans le Liber ymaginum, septième et dernier livre du Raziel, il est possible, grâce à des ymagines, de lier les démons. Cfr Halle, Universitäts- und Landesbibliothek SachsenAnhalt, 14.B.36, fol. 96v : « […] et ymagines sunt diverse, quedam ab aliis sicut super diverse aves et diverse pisces et diverse bestie et diversa reptilia et diversi homines et diverse ville vel domus et etiam diversi spiritus et diversi demones et diversi venti et quelibet istarum rerum habet sua propria nomina, formas et figuras […]. » D’autres experimenta, qui impliquent des démons, se rapprochent de la nécromancie (au sens strict) : cfr Halle, Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36, fol. 126r. J.-P. Boudet, Entre science et nigromance, p. 214-239.

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termes magister, artifex et exorcizator, voire, mais c’est plus rare, nigromanticus, mathematicus17, ou encore artista18. Les fondements de la VIRTUS VERBORUM, entre sacralité et mystère Comme le proclame haut et fort Bérenger Ganellus dans le prologue de son imposante Summa sacre magice, la « science magique » est avant tout une « science des mots » fondée sur le pouvoir de nommer19. Mais sur quels principes repose son efficacité ?  Comme on a pu le montrer ailleurs dans le détail, les textes de magie rituelle prétendent tous, d’une manière ou d’une autre, parfois à l’occasion d’un prologue (notamment pour le Liber Razielis et la Clavicula Salomonis), parfois par le jeu de mentions éparses, être le fruit d’une révélation divine, médiatisée par un ange, à quelque personnage reconnu comme particulièrement digne de foi, mais qui a aussi besoin d’être restauré dans sa dignité première après un temps d’errements20. Les bénéficiaires de ces dons divins à visée rédemptrice sont ainsi le plus souvent des personnages ambivalents, tels Adam ou Salomon21, qui établissent par ce biais avec Dieu une sorte de nouveau contrat. Le postulat de la révélation, consubstantiel au genre, est bien évidemment essentiel pour la question qui nous préoccupe. Tout d’abord, l’institution divine fonde et assure l’efficacité des rites et des verba, une efficacité de facto investie de sacré, dont la manipulation exige pour le moins précaution et prudence. La parole révélée, notamment le matériel invocatoire ou conjuratoire qui en constitue l’essentiel, est de fait, à un niveau général, intrinsèquement investie d’une force – désignée selon les cas par les termes virtus, vis, efficacia, magnitudo, dignitas, potestas, potencia ou vigor – qui peut, selon l’usage que l’on en fait, être bénéfique ou destructrice et se trouve bien souvent associée à la puissance créatrice du langage divin : Dieu n’a-t-il pas créé le monde ex solo verbo comme le rappelle la glose de l’Ars

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Cfr en particulier la Clavicula Salomonis. C’est le cas dans le Liber Almadel. Kassel, Landesbibliothek und Murhardsche Bibliothek, 4° astron. 3, fol. 1 : « Magica est sciencia artandi spiritus malignos et benignos per nomen Dei et per nomina sua ac per nomina seculi rerum. Unde sequitur quod magica est sciencia verborum, quia omne nomen est verbum […]. » Cette « science » est classée aux côtés de la grammaire, de la logique et de la rhétorique. Le texte entier est édité supra, p. 17-19. J.-P. Boudet, J. Véronèse, « Le secret », p. 104-129. Voir dernièrement J.-P. Boudet, « La chronique attribuée à Jean Juvénal des Ursins, la folie de Charles VI et la légende noire du roi Salomon », dans Une histoire pour un royaume (XIIe-XVe siècle), éd. A.-H. Allirot, M. Gaude-Ferragu et al., Paris, 2010, p. 299-309, et Id., « Adam, premier savant, premier magicien », dans Adam, le premier homme, textes réunis par A. Paravicini Bagliani, Florence, 2012, p. 277-296.

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notoria22, le Liber Ale et le Liber temporum, respectivement second et quatrième livres du Liber Razielis (en évoquant plus particulièrement la puissance des vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu et du Tétragramme, l’une des formes du nom imprononçable de Dieu)23, ou encore les Capitula super Razielem, l’une des annexes du Liber Razielis attribuée au philosophe Theysolius24 ? L’idée que toute virtus provient par principe de Dieu et Lui est connaturelle est particulièrement bien rendue par la formule Unus est et solus Deus, sola fides, sola virtus/« Un seul et unique Dieu, une seule foi, une seule vertu » que l’on repère, de manière quasi programmatique, au début du livre I du Liber juratus sive sacratus, un texte pour partie fondé sur l’Ars notoria25. Mais on la retrouve aussi énoncée avec clarté dès les premières lignes de la Summa sacre magice26. 22

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J. Véronèse, L’Ars notoria, p. 144, glose du § 3 : « Nemireris ergo, etc. Hic removet dubietatem non credentium quod ista sancta verba tantam possint habere virtutem et efficaciam in proferendo ea, et dicit ideo ‘Ne mireris’, quia non est mirandum nec tu debes mirari istud donum sanctissimum quod concessum est ab altissimo Creatore in ista sancta arte, per quam voluit Salomon primo et post illum alios in se confidentes esse radiis totius philosophie illustratos, quia illud quod concessum est a Deo et datum ab omnibus est credendum et timendum et non dubitandum nec admirandum, quia ipse Altissimus ex nichilo omnia creavit ex solo verbo suo, et propter hoc dicit ibi : ‘Ne mireris’, sed pro miraculo reputa te posse habere tantam sapientiam in proferendo solummodo tam brevia verba et tam subtilia que in ista sancta arte describuntur. Et sic non minorem fidem habeas, sed majorem in proferendo nomina greca, caldea et hebrea quam in proferendo latinas orationes, quia illa nomina que secundum ordinem rectum proferuntur ad memoriam acquirandam eam prebent firmiter et ministrant, et sic in aliis scientiis eamdem gratiam operanti administrant. » Halle, Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36, Liber Ale, fol. 22v : « […] et scias quod iste sunt radix Semiphoras, quia cum ipsis Creator formatur et fit et absque ipsis non potest esse. » ; Liber temporum, fol. 29v-30r : « In nomine fortissimi, sancti, terribili, magni et alti Dei, qui dat scientiam timentibus se et custodit animas justorum et bonorum et dat potestatem hominibus et est pius et patiens cum multitudine miserationum suarum et pietatum et nomen ejus est in eo et ipse est in nomine suo et totus mundus est in eo et ipse est primus ante omnes sapientias et sapientes et sit benedictum, exaltatum et gloriosum nomen ejus, altum et sufficiens in omnibus, dignum, potens, terribile, venerandum, forte et sanctum, quod appellatur in latino Tetragramaton et in hebraico nomen .iiij. literarum, et in isto fuit totus mundus creatus et cum isto sustinentur quatuor partes mundi, ita bene inferius sicut superius, et istud est Hyoth, He, Vau, He […]. » Ibid., fol. 148r-v, éd. cit. S. Page, « Magic and the Pursuit of Wisdom », p. 63 : « Secundus vigor videndi spiritus consistit in verbis sicut in orationibus et in conjuriis et in aliis sibi similibus et in nominibus Creatoris. Sed scias quod vigor et virtus verborum non debent comparari cum aliis et hoc est probatio istius contra omnes gentes et omnes homines, et contra omnes nationes, quia omnia que sunt superius et inferius et in quocumque loco Creator cum solo verbo creavit. Unde dixit Creator : ‘Sit mundus et fuit, sit celum et fuit, sit Sol qui serviat de die et sit dominus diei et sic est serviant Luna et alie stelle de nocte, ut creature non habeant pav‹ or ›em de nocte et sic est’. » G. Hedegård, ‘Liber iuratus Honorii’, § III, 3, p. 65 : « Dixit Salomon : ‘Unus est et solus Deus, sola virtus, sola fides’, a quo unum opus, unum principium. » ; pour la mise en contexte, cfr J.-P. Boudet, « Magie théurgique, angélologie et vision béatifique ». Kassel, Landesbibliothek und Murhardsche Bibliothek, 4° astron. 3, fol. 1 : « Est enim in quibusdam verbis virtus mira concreata a creatore solo qui Deus est omnipotens et causa

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Toutefois, il est d’ores et déjà nécessaire de souligner que cette efficacité par essence du langage divin est, dans le monde des hommes, davantage en devenir, en puissance, qu’elle n’a de caractère automatique et mécanique. Ensuite, l’institution divine des verba et des signa, fruit de l’incommensurable miséricorde de Dieu, justifie la prétention de certaines de ces traditions textuelles, y compris de nigromancie, à se définir de manière générale comme « sacrement », ou à hisser leurs éléments les plus sacrés au rang de sacramenta 27. Cette assimilation est liée pour l’essentiel à un rapprochement, que l’on retrouve par exemple chez Isidore de Séville, entre la notion de sacramentum et celle de mystère ou de secret (sacrum secretum) –  une conception qui a l’avantage d’interdire toute véritable tentative d’explication de l’efficacité sacramentelle28  – et au fait que la restauration ontologique et le salut, au-delà des effets à court terme des invocations et des conjurations sur les intelligences, sont la conséquence suprême du bon usage de signes divinement institués. Cependant, la version A de l’Ars notoria, produite dans le monde universitaire occidental durant les dernières décennies du xiie siècle et qui connaît une diffusion notable au xiiie siècle, utilise, pour définir sa vraie nature, l’expression signum gratie Dei que l’on retrouve notamment dans la définition du sacramentum chez Pierre Lombard29. Les occurrences de sacramentum ou de ses dérivés, associées souvent au mysterium, sont du reste particulièrement nombreuses dans cette tradition de théurgie30, dont l’objectif est la maîtrise instantanée des savoirs universitaires, conçus certes eux-mêmes comme un bien, mais aussi, selon une conception d’inspiration néoplatonicienne particulièrement répandue au xiie siècle, comme un principe efficace de retour à soi et d’élévation spirituelle. Plus

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omnium causarum. […] Quia lex ait quod cum benedictus verbis transsubstanciatur panis in carnem Christi. Item dicit quod cum verbis creavit Deus celos et angelos. Item dicit quod cum verbis sanabat egros et suscitabat deffunctas et deffunctos. » Clavicula Salomonis, II, 19, Coxe 25, p. 135 : « Quando scribere debes karacteres in aliqua parte, scribas primo hoc sacramentum novum : in primo karacteres, in fine tamen hoc nomen, sit consecratum et scribatur hoc nomen ‘Areassetephe Vasbuisi’ in carta virginea consecratum cum penna et atramento consecrato. » ; Almandal, version F2, § 15, p. 106, Florence, Biblioteca Laurenziana, Plut. 89 sup. 38, fol. 270r-v : « Unicuique persone volenti facere opus istius sacramenti, necesse est primo ut sit mundus coram Deo, et a mala voluntate mentis et corporis, et debet se abstinere a cibo et a verbis otiosis, et debet esse moderatus […]. » Cfr Thomas d’Aquin, Somme théologique : Les sacrements, trad. M. Roguet, Paris, 1945, p. 257-260. J. Véronèse, L’Ars notoria, version A, § 39, p. 48 : « Iste enim sunt orationes in quibus magnam potest salus nostra habere efficaciam, quarum prima oratio specialis est de qua theologia specialiter cognoscitur, et ipsius perseveranter habetur memoria, et idcirco Salomon ipsam signum gratie Dei precepit appellari. » Pierre Lombard, Sentences (IV, i, 2-4) : « Sacramentum […] proprie dicitur quod ita signum est gratiæ Dei et invisibilis gratiæ forma, ut ipsius imaginem gerat et causat existat », citation extraite de P. D. Van den Eynde, « La définition des sacrements pendant la première période de la théologie scolastique (1050-1235) », Antonianum, 24 (1949), p. 183-228, notamment p. 223. Ibid., version A, § 17, 39, 49, 59, 63, 73b, 85, 103 et 114a.

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généralement, la fonction essentielle des textes de théurgie comme de nigromancie est de réactiver la présence divine dans la monde des hommes et, comme les sacrements de l’Église, dont ils se rapprochent du reste souvent dans la pratique, d’en dispenser la Grâce31. Enfin, l’origine divine du langage que l’on qualifie par défaut de « magique » a pour conséquence subsidiaire que le premier destinataire, quel que soit le type de texte auquel on a affaire, n’en est autre que Dieu Lui-même, Seul capable d’en comprendre toute la profondeur et de donner force, à la demande du dévot ou du magicien, aux signes permettant de solliciter les destinataires secondaires que sont les anges, les esprits ou les démons. Quand Dieu révèle, c’est aussi avant tout Lui qu’Il dévoile, notamment en livrant certains des nomina qui, selon la tradition juive partiellement transmise au monde chrétien, constituent son nom imprononçable et sont dotés d’une redoutable et terrifiante efficacité, liée une fois encore au processus de création32. C’est aussi par l’emploi de ces noms que le locuteur gagne plus efficacement la tutelle bienveillante du destinataire des invocations. Le magicien n’est d’un certain point de vue qu’un agent effacé de la virtus des paroles et des signes, qu’un intermédiaire opportuniste dans une chaîne causale qui le dépasse et qui ramène toujours, après en être partie, à la puissance infinie de Dieu. Un acteur certes mineur et secondaire sur le plan des principes, mais néanmoins essentiel dans la pratique. La révélation, fondatrice d’un pacte ou d’une alliance – d’une societas cum Creatore pour reprendre une expression des Capitula super Razielem33 –, en est en elle-même un signe. La locution est par ailleurs un acte en général conçu comme nécessaire pour que la parole devienne performative. Mais surtout, aussi investies de puissance soient-elles par essence, les paroles révélées, assimilées ponctuellement à des paroles sacramentelles, ne se voient pas en général reconnaître de véritable efficacité ex opere operato, sauf peut-être dans certains experimenta très courts, où l’efficacité de la parole prononcée ne semble soumise à aucun impératif et où sa causalité paraît purement instrumentale ; mais encore s’agit-il là sans doute 31 32

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Ibid., version B, glose du § 2, p. 143. Capitula super Razielem, Halle, Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36, fol. 136v : « Ista sunt nomina que habent potestatem super ventos et spiritus et demones ad faciendum eos venire ad te vel ad faciendum ipsos ambulare ad locum quem volueris : Bezyn, Amybrazy, […]. Et principio vobis per ista sancta nomina cum quibus Deus formavit secula, quorum litere sunt nomina angelorum que sunt ista : Anart, Featar, Genechach, Otagya, […]. » Plus généralement, sur les noms divins dans la magie rituelle, cfr J. Véronèse, « God’s Names and their Uses in the Books of Magic attributed to King Solomon », Magic, Ritual, and Witchcraft, 5/1 (2010), p. 30-50. Ibid., Halle, Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36, fol. 148r, éd. cit. S. Page, p. 63 : « Et amplius volo dicere tibi quod verbum habet magnum dominium et magnam virtutem et magnum honorem, quia solummodo propter verbum habemus noticiam et societatem cum Creatore. »

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d’un effet d’ellipse, lié à des phénomènes tardifs d’abréviation et de compilation des sources. En général, pour que la virtus devienne effective, il faut que l’adepte, selon des canons souvent extrêmement sévères, parfois inspirés de la vie monastique, fasse la démonstration de sa valeur spirituelle au regard de Dieu, premier destinataire des experimenta en tant que source fondamentale et permanente de puissance. Le recours à cette parole efficace, théoriquement possible pour l’ensemble de genre humain (comme doit l’être également en principe le recours aux sacrements fondamentaux), est ainsi en définitive restreint à une élite d’initiés et de purs, à une sorte de clergé informel (qui souvent appartient au clergé véritable), dans une tension constitutive permanente entre occultation/secret d’une part et révélation/dévoilement/ diffusion d’autre part. Ce hiatus entre puissance sacrée potentiellement dangereuse et fonction salvatrice et pénitentielle des verba trouve sa traduction dans l’histoire rêvée que se donnent la plupart de ces textes : passé le temps de la révélation, ceux-ci sont bien souvent l’objet d’une perte volontaire (une mise au tombeau par exemple), destinée à les protéger des insipientes, avant d’être redécouverts par un savant ou un philosophe émérite, seul capable d’en comprendre la portée, d’en interpréter le contenu, voire, en fonction de son origine, d’en traduire des parties. Le processus peut se répéter autant que nécessaire, jusqu’à l’arrivée de la tradition en terre latine34. Dans ces fictions fondatrices qui se réfèrent aux premiers temps de la création, l’origine même des verba pose toujours la question de leur transmission et plus particulièrement, sur le plan linguistique, de leur translatio. Cette dernière est-elle nécessaire ou ne serait-ce que possible ? Les textes, dont le substrat ancien véritable, lorsqu’il existe, a en général perdu toute morphologie reconnaissable ou tout sens explicite dans le monde latin, résolvent la plupart du temps ce problème de la manière suivante : seul un maître inspiré peut opérer la translatio  de l’hébreu/chaldéen au latin, en passant par l’arabe et/ou le grec ; se déploie ainsi tout un réseau d’autorités secondaires, qui ont pour nom Toz le Grec, Apollonius, voire, comme dans la glose à l’Almadel, saint Jérôme35 – un Jérôme qui, bien que maître d’œuvre de la Vulgate, se trouve dans un premier temps totalement pris au dépourvu et impuissant face au mystère insondable qu’incarne le texte révélé à Salomon36 ; toutefois, la translatio sans perte de virtus ne peut être que partielle, puisqu’une partie des verba originels résiste toujours à toute tentative de 34 35

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J.-P. Boudet, J. Véronèse, « Le secret ». Cette glose, conservée dans Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3400, fol. 194v-202v, a été très partiellement éditée par R. A. Pack, « ‘Almadel’ auctor pseudonymus : De firmitate sex scientiarum », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 42 (1975), p. 147-181. L’édition complète du texte se trouve désormais dans notre volume L’Almandal et l’Almadel latins au Moyen Âge, p. 171-211. J.-P. Boudet, J. Véronèse, « Le secret », p. 118.

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traduction ou de translittération, notamment ceux qui sont considérés comme le plus dotés d’efficacité, tels les noms divins (ou supposés tels) ou les verba mystica, équivalents des onomata barbara de la magie antique, qu’il est souvent difficile de distinguer des premiers. Les enseignements de l’Ars notoria sont particulièrement instructifs sur ce point (voir fig. 15, page suivante). Nombre de verba prétendument hébraïques, chaldéens ou grecs, constitutifs en son sein d’interminables listes de noms efficaces, sont considérés comme intraduisibles – ce qui explique que le qualificatif mistica les accompagne souvent – non pas parce qu’ils n’auraient pas ou plus de sens, mais au contraire en vertu de leur profunditas, de leur prolixitas ou encore de leur subtilitas37. La notion de prolixitas ou de difficultas orationum apparaît également dans la glose de l’Almadel, une tradition pour partie inspirée par l’Ars notoria38, quand la Clavicula Salomonis évoque elle dans son prologue l’obscuritas verborum pour expliquer la permanence de formes non latines39. L’idée dominante est que l’impénétrabilité du sens, ou son impossible appréhension, interdit le transfert linguistique. Par la notion de prolixitas, il faut plus particulièrement comprendre que la traduction est dans certains cas impossible dans la mesure où elle exige en latin une exposition trop longue et à coup sûr déficiente de la séquence originale. La vertu des mots anciens (et leur supériorité par rapport au latin) tient principalement au fait qu’en dépit de leur translittération (dont du reste, et pour cause, on ne dit rien), ils concentrent davantage de signification (celle-ci est donc reconnue comme existante et fondatrice de la 37

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J. Véronèse, L’Ars notoria, version A, § 8, p. 35-36 : « Quam Salomon primus ita compositam figuram voluit omni interprete carere, sciens tantam subtilitatem de caldei, hebrei, greci et arabici profunditate sermonis extractam, ut nullo possit plenarie scemate sermonis exponi. […] Sed et amicus et predecessor noster idem Appollonius cum paucis et reliquis quibus data fuit ea scientie manifestatio exposuere dicentes : ‘Hec magis profunda misteria quam verba non absque fidei magnitudine proferenda sint’. » ; § 12, p. 37 : « Nec tamen putes quod prefate orationis singula verba in latinum translata sint sermonem, cum aliquod ipsius orationis verbum plus in se sensus et mistice profunditatis contineat. Ex auctoritate etenim Salomonis ipsius scriptis referentibus agnovimus ipsam nullatenus orationem humane sensu conditionis exponi posse. » ; § 17, p. 39 : « Hec est oratio sancta sine totius peccati periculo de qua Salomon ait : ‘Humanis ipsam sensibus esse inexpressibilem’ et subjunxit : ‘Prolixior, inquid, expositio ejus est quam ab homine considerari possit […], cujus rei tamen specialis causa erat angeli ipsam deferentis irrecusabilis prohibitio qui ait : ‘Vide ne de hac re aliquid exponere vel transferre presumas, nec tu, nec alius post te. Sacramentale enim misterium est […]. » ; § 56, p. 52 : « Sciendum enim est quod tota oratio ista inexposita relicta est, propterea quia tante subtilitatis est ejus zeuma sermonis de lingua caldeorum et ebreorum tam subtili et admirabili difficultatis elimatione distortum, ut nullatenus in nostre possit libere transferri locutionis officium. » Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3400, fol. 194v, § 6 de notre édition, p. 174 : « Cogitans ergo cottidie quando et qualiter hoc onus aggrederer, timens prolixitatem difficultatemque orationum, submisi frequenter et longis temporibus quod prius incipere proponebam […]. » Amsterdam, Bibliotheca Philosophica Hermetica, 114, désormais Bibliothèque privée, Coxe 25, p. 75, édité dans J.-P. Boudet, J. Véronèse, « Le secret », p. 147.

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Fig. 15. Ars notoria, version A, 1re figure de la grammaire Torino, Biblioteca Nazionale, E.V.13, fol. 1r (xiiie siècle) Cette figure visant à l’acquisition de la grammaire est très parlante pour illustrer l’adage selon lequel toute puissance vient de Dieu. Les verba mystica sont inclus dans la rota placée sous le patronage du Christ et des apôtres. Pouvoir des mots et pouvoir de l’image (que le praticien doit inspecter dans le cadre du rituel) se rejoignent ici.

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virtus), même si cette signification est désormais inaccessible, supposée, et relève en dernier lieu de l’acte de foi40. Cette capacité de concentration sémantique est une conséquence directe de leur ancienneté et de la place qui leur est assignée dans la hiérarchie des langues : plus les mots appartiennent à une langue définie comme ancienne, plus ils se confondent avec le langage divin initial et s’élèvent en dignité. Autrement dit, une langue comme l’hébreu, conçue comme naturelle à Dieu, Lui permet d’exprimer davantage en même temps qu’elle est un mystère empreint de sacralité au non initié, autrement dit au clerc occidental lambda41. La translatio, outre le fait qu’elle entraîne une modification de la forme écrite et sonore du signifiant original, entraîne en définitive une telle dilution du sens qu’elle en devient quasi impossible et elle génère un tel affaiblissement collatéral de la virtus qu’elle en devient non souhaitable. Les glossateurs de l’Ars notoria, sans exclure tout-à-fait qu’une expositio minimale soit envisageable, illustrent cette justification commode à l’aide d’exemples tirés de la Vulgate, texte sacré s’il en est. Dans un cas, ils utilisent un passage du livre de Daniel (Dan. 5), bien connu des exégètes, où le roi Balthazar, après avoir utilisé pour boire du vin un vase provenant du temple de Jérusalem, se trouve en présence de trois mots inscrits par une main mystérieuse sur le mur du palais : Mane, Techel, Phares ; devant sa propre incapacité ainsi que celle de ses devins à interpréter ce jugement divin, le roi fait appel à Daniel qui expose sans difficulté le sens prophétique de ces mots42. C’est l’occasion pour les 40 41

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Sur la fides du locuteur, cfr infra. J. Véronèse, L’Ars notoria, version B, glose du § 16, p. 155 : « Sed hoc sciendum est, quamvis inexposita sit et ignota lingue latine, tamen tantam virtutem et tantam efficaciam administrat operario latino eam ignorantem, sicut greco, ebreo et caldeo, qui eam in suo ydyomate agnoscunt et hoc propter virtutem sanctorum nominum que apud omnes sunt ignota et inexposita, que in invocationem eorum et pronuntiationem eorum habent magnam virtutem et maximum sacramentum in se continent. »  Ibid., glose du § 12, p. 151-152 : « In isto capitulo dicit repetendo quod nomina greca que in ista arte diversimode describuntur non penitus possunt exponi per latinum. Ista de causa, quia quedam verba illorum grecorum sunt nomina sanctorum angelorum et illa minime possunt exponi, sed inter illa etiam nomina ponuntur quedam deprecationes apud angelos in hebreo, greco et caldeo, que deprecationes particulariter expossite fuerunt in latinum. Sed adhuc non expossuerunt eas penitus propter prolixitatem expossitionis, quia nimis essent prolixe si expossita fuissent quelibet verba de illis in latinum. Ita quod sensus humanus non posset capere illa, nec ducere ad effectum, nec in tam brevibus horis diei sicut preceptum est possent proferri, quia aliquando unum solum vocabulum hebreum sive grecum comprehendit in se exponendo in latinum quinque vel sex vocabula littere latine, ut habetur exemplum in pluribus locis. Et sicut legitur in Danielle de Baldasar rege Babilonie qui dum fecisset quoddam convivium et biberet cum cifis argenteis cum tota familia sua quos cifos apportaverat Nabuchodonosor de templo Jerusalem laudantes deos suos, et tunc dum ita faciebant apparuit quedam manus scribens in pariete omnibus astantibus videntibus cum rege similiter vidente hec verba : ‘Mane, Techel, Phares’, quod interpretatur in latino : ‘Numeravit Dominus regnum tuum, appensum est in statera et inventum est minus

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commentateurs de dresser un constat assez simple, pour eux significatif : trois mots hébreux – en fait araméens – suffisent lorsqu’il en faut vingt-trois en latin pour exprimer la même chose. On ne peut mieux faire pour démontrer la supériorité de l’hébreu. Dans un autre manuscrit, les glossateurs renvoient, pour aboutir à une conclusion identique, aux paroles que le Christ a prononcées lors de la Passion, tirées de l’Évangile de Marc (15, 34), Heloi Heloi lama sabacthani, « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?43 ». Dans un contexte où la hiérarchie des langues est, comme dans les conceptions savantes du temps, clairement établie, la rupture linguistique, le saut de langues, plus imaginaire ou inventé que réel – et qui ne relève pas en tant que tel de la glossolalie –, devient un trait récurrent et nécessaire dans l’économie de la proferatio ou de la prolatio efficace. L’Ars notoria multiplie par exemple l’usage de listes de verba, dont les orationes latines adressées à Dieu se veulent pour les glossateurs des « expositions » partielles44, et qui sont réemployées dans des textes plus tardifs comme le Liber juratus sive sacratus ou la glose à l’Almadel en étant, par exemple, non plus qualifiées d’hébraïques mais de grecques45. Si l’on y trouve des noms de Dieu ou des noms d’anges reconnus par la tradition judéo-chrétienne, voire des formules liturgiques juives ou grecques plus ou moins déformées, il s’agit en réalité dans bien des cas de mots inventés ou au mieux composés à l’aide de répertoires de noms bibliques tels que les Interpretationes de saint Jérôme, auxquels l’on a ajouté des suffixes donnant une tonalité hébraïque, grecque, voire araméenne46.

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habens, divissum est regnum tuum et datum est Medis et Persis.’ Unde cum ista tria vocabula, id est Mane, Techel, Phares, comprehendant in expossitione latina quasi viginti tria vocabula, nimia esset prolixitas in ista arte si quodlibet verbum grecum, hebreum et caldeum exponeretur in latinum. Et sic breviora et leniora Salomon et Apolonius expossuerunt, et alia verba sicut jacebant in libro dato ab angelo Salomon et Apolonius dimisserunt propter prolixitatem expossitionis et brevitatem temporis in quo debent legi ac pronuntiari […]. » Ibid., glose du § 12, p. 152 : « In isto capitulo dicit quod orationes grece, hebree et caldee que in ista sancta arte describuntur non penitus exposita sunt in latino de verbo ad verbum, quia una pars sive unum vocabulum solum grecum sive hebreum sive caldeum in se tantum portat de expositione latina, quia si quodlibet vocabulum in latino exponeretur tanta esset prolixitas in illis quod numquam intellectus humanus posset eas capere, nec in tam brevibus horis diei sicut statutum est eas proferre, quia unum verbum grecum vel hebreum et caldeum comprehendit aliquando in se bis .v. vel .vj. vocabula expositionis latine, ut exemplum habes in passione Domini nostri Jhesu Christi : cum dixit ‘Hely lamazatabani’, hoc est ‘Deus meus, quare me dereliquisti’. Ecce quod duo verba greca important expositionem latinam in .vj. vocabulis, et sic remanserunt pro majori parte orationes grece inexposite in latino […]. » J. Véronèse, L’Ars notoria, version B, glose du § 11, p. 151. Glosa beati Jeronimi, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3400, fol. 199v-200r, § 43 de notre édition, p. 199, qui reprend sur ce mode le § 16 de la version glosée de l’Ars notoria (cfr J. Véronèse, L’Ars notoria, p. 154-155). J. Véronèse, « Les anges dans l’ars notoria : révélation, processus visionnaire et angélologie », dans Les anges et la magie, p. 813-849 ; Id., « Sauts de langues et parole performative dans les textes de magie rituelle médiévale », dans Reflets de code-switching dans la documentation

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Le principe de la rupture linguistique, qui établit en acte l’irruption du langage divin dans le rituel, se retrouve encore dans des traditions comme la Clavicula Salomonis ou le De quattuor annulis47. Dans ce dernier cas, l’artifex recourt à une longue séquence « liturgique » visant à consacrer un anneau magique constituée d’orationes et de conjurationes latines, de psaumes, et de conjurationes ou orationes hebraicas, en réalité des suites conséquentes de mots mystérieux, dans lesquelles on repère bien quelques noms divins, mais qui n’ont d’hébraïques que le nom48. Les principes d’une « destinativité » fondamentalement divine, d’une humilité sincère du magicien face à un Dieu omnipotent et miséricordieux, et d’une indispensable multiplicité et complémentarité des formes linguistiques (latin/hébreu, prières canoniques adressées à Dieu, psaumes, conjurations proches des exorcismes canoniques,

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médiévale ?, Cahiers électroniques d’histoire textuelle du LAMOP, 2 (2009), p. 95-122 (première édition en ligne 2011, http://lamop.univ-paris1.fr/IMG/pdf/article_Julien_Veronese.pdf). J. Véronèse, « Sauts de langues ». Florence, Biblioteca Laurenziana, Plut. 89 sup. 38, fol. 214r-216r : « Incipit consecratio primi anuli quod Antytacui dicitur. Fiat igitur suffumigatio de thure albo et teneat eum in digito pollice in dextra manu et dicat orationem sequentem : ‘O admiranda divinitas, o ineffabilis deitas, o inseparabilis unitas, ego N. te invoco, adoro, deprecor quantenus consacret et sanctificetur et benedicetur presens anulus iste cum tuis nominibus sanctissimis insignitus, ut propriam quam sapientissimus Salomon constituit et instituit obtineat virtutem, scilicet in ydee vel euptontici operis ministrat virtutem, aereas sive infernales ad libitum restringat et potestates subiciat. Valeat etiam ante reges et presides, et benivolentiam inducat, prestante Domino Yhesu Christo qui vivit et regnat in secula seculorum, amen.’ Deinde removeas de police et pone in indice, dicendo sequentem conjurationem : ‘Conjuro te, metalli creatura, per creatorem omnium creaturarum, cui omnes merito obediunt creature, et per sanctissima nomina que in te sacrata sunt et designantur, et per signum salomonicum in te similiter precisum, et per novem candarias Salomonis, et per eorum significationes, et per virtutem ipsius creatoris, et per omnes celestes et angelicas virtutes, et per thronum Dei, et per sedem divine majestatis, et per archana celestia, ut vim et virtutem obtineas, quam sapientissimus constituit Salomon, ut constringas universaliter aereas et angelicas potestates deferenti obediant, majores et senati principes incuruentur ante te si invocati fuerint. Cedat etiam venenosum, mortiferum et ante judices et presides virtutem obtineas, artis quoque mathematicas operationem confirmes, prestante Domino nostro Yhesu Christo qui vivit et regnat, etc.’ Peracta conjuratione hac removeatur anulus ab indice et in medio ponatur et fiat suffumigatio, die Solis dicendo : ‘Domine, Dominus noster’ [Ps. 8], et ‘Celi enarrant’ [Ps. 18] ; ‘Deus, Deus meus’ [Ps. 21]. Die lune : ‘Dominus illuminatio’ [Ps. 26] ; die Veneris : ‘Quam amabilia sunt’ [Ps. 83], ‘Ecce quam bonum’ [Ps. 132], ‘Benedicite omnia opera’ [Dan. 3, 57]. Finitis psalmis removeatur anulus a mediatore et in penultimo removeatur, et fiat suffumigatio de thymiamate et dicat hanc conjurationem hebraycam : ‘Senarch, Scathalmy, Mysselo, Obtimo, Senarch, Scathalmy, Mysselo, Obtimo, Hanbaruch, Bunt, Ubbaruch, Samoel, Adon, Vocenflaoch, Geodoloch, Levades, Asser, Baar, Bezara, Abraha, Abdo, Richarlara, Ubdon, Lochilo, Grala, Michpano, Uloplo, Ublettelia, Vueunthoch, Cobletteta, Naym, Zemzem, Obladem, Betholiony, Yadae, Ellageyn, Baruthata, Adonay, Abone, Yerusalem, Nodhe, Lezar, Sochin, Zabulon, Huttamohu, Asser, Berol, Heho, Hocheani, Thelyel, Camon, Halmo, Buhcalo, Veherenda, Cena, Hurachnam, Nebulo, Vedach, Enda, Cena, Ytrabeta, Ledocha, Baruth, Acha, Adonay, Elochym, Melech, Leo, Lam, Asser, Nathan, Lamith, Horach, Hemeth.’ […]. »

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listes de nomina ou de verba étrangers) comme gage de virtus, qui trouve sa traduction dans un empilement quantitatif de signes efficaces, sont dans ce cas particulièrement manifestes ; mais on les retrouve à des degrés divers dans toutes les traditions de magie rituelle, et, pour ce qui concerne le dernier principe, bien souvent de manière de plus en plus évidente au fur et à mesure des copies et des réécritures. L’efficacité se fait en général au prix d’un cadre sémiotique saturé, même si des contre-exemples existent, comme par exemple la version abrégée de l’Ars notoria que l’on doit au xive siècle à un certain Thomas de Tolède, où seules deux prières suffisent pour produire l’effet attendu, à savoir l’illumination intellectuelle du locuteur49. Deux points, complémentaires des précédents, sont à souligner encore : d’une part, si les mécanismes de la virtus verborum sont l’objet d’un discours (aussi simple soit-il), l’efficacité de la parole, et en particulier la vertu des mots étrangers aux latinisants (conçue comme la plus forte) ou des noms considérés comme les plus sacrés (en particulier les noms de Dieu), n’en reste pas moins souvent renvoyée dans la catégorie de l’inexplicable ou de l’indicible (ineffabilis, incomprehensibilis, inexpressibilis)50, comme l’est d’ailleurs le mystère divin luimême dans le cadre de la théologie négative ; d’autre part, si la permanence forcée des mots « originels » est, conformément à une conception proche des théories d’Origène51, le garant de leur efficacité, pour autant, dans les faits, le jeu des copies entraîne systématiquement mutation et dégradation de ce matériau sacré mais incompréhensible, le plus souvent dans le sens d’une amplification pouvant avoir un caractère exponentiel (on retrouve l’idée de saturation évoquée plus haut), même si, comme le spécifie la version A de l’Ars notoria, soucieuse d’une certaine mesure en la matière, multitudo verborum ne vaut pas virtus misterii52. Le langage efficace et le magicien-locuteur La virtus verborum, en tant que mystère divin, existe en soi. Mais dans le monde imparfait des hommes, son efficience est, sans que cela soit tout-àfait contradictoire, conditionnée à la dignité de celui qui en use, et à la façon,

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Vatican, Biblioteca Apostolica, Pal. lat. 957 (fin xive siècle), fol. 92v-96v. Cfr à titre d’exemple J. Véronèse, L’Ars notoria, version A, § 17, p. 39 : « Hec est oratio sancta sine totius peccati periculo de qua Salomon ait : ‘Humanis ipsam sensibus esse inexpressibilem’ […]. » ; R. Kieckhefer, Forbidden Rites, n. 5, p. 208 : « Hoc enim experimentum occultandum est, quia ineffabilis in eo virtus existit. » Voir notamment G. Bardy, « Origène et la magie », Recherches de science religieuse, 18 (1928), p.  126-142 ; N.  Janowitz, « Theories of Divine Name in Origen and Pseudo-Dionysius », History of Religions, 31-4 (1991), p. 359-372. J. Véronèse, L’Ars notoria, version A, § 31, p. 44.

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le cas échéant, dont il en use53. Comme le disent les Capitula super Razielem de Theysolius,  omne os non habet virtutem, « toute bouche n’est pas dotée de vertu ». La bouche des femmes tout d’abord, systématiquement disqualifiées, à tel point que le magicien doit parfois jurer de ne pas transmettre le secret dont il jouit à l’une d’elles, comme par exemple dans le Liber juratus sive sacratus d’Honorius54 ; la Glose du pseudo-Jérôme à l’Almadel invoque quant à elle la présence de nomina sacratissima et preciosissima (des noms de Dieu à coup sûr) dans les orationes pour interdire toute proferatio féminine55. La bouche des hommes aussi lorsque, pour reprendre une expression de l’une des versions du De quattuor annulis, ils se complaisent dans les otiosa verba, les paroles inutiles56 : de fait, dans l’économie de rituels où prime une continuitas orationis très ordonnée57, tout mot prononcé compte, toute parole est signifiante (même lorsqu’elle ne l’est pas pour le locuteur), et le profane ne saurait contaminer et rompre la vertueuse chaîne du sacré. En contexte magique, il n’est pas de parole neutre.

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Capitula super Razielem, Halle, Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36, fol. 148r, éd. cit. S. Page, p. 63 : « Primus et major vigor qui est in videndo spiritus est ducere bonam vitam et honestam, et vivere honeste et munde et loqui bona verba et honesta. Et facere bonum et amovere se a peccatis et cupiditate, quia scias quod peccatum avaricie impedit et nimis oculos, ut non valeat videre spiritus nec possint cognoscere veritatem. Et scias quod quicumque posuerit totam suam animam et suam premeditationem in suo Creatore firmiter et sine dolo cum fiducia poterit videre spiritus et cognoscere res celestes et res infernales timebunt ipsum. Et res terrestres diligent eum. » On pourrait sans peine multiplier les exemples. G. Hedegård, ‘Liber iuratus Honorii’, p. 61, prologue : « Primo, quod nulli dabitur iste liber, donec magister fuerit in extremis, et quod nisi tribus tantum copietur ; et quod nulli dabitur mulieri nec homini nisi maturo actu tantum et probissimo ac fideli, et qui cognoverit per annum more et condiciones […]. » Glosa beati Jeronimi, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3400, fol. 197v, § 26 de notre édition, p. 189 : « Et ideo ista sanctissima nomina et preciosissima in orationibus prescriptis mulieribus pronuntiari non debent. » Florence, Biblioteca Laurenziana, Plut. 89 sup. 38, fol. 213r : « Artifex vero operis per tres dies antequam incipiat a Venere et ab omni pollutione se abstineat in cibis et potibus et verbis otiosis sit moderatus. » Dans le même ordre d’idée, cfr Liber temporum, quatrième livre du Liber Razielis, Vatican, Biblioteca Apostolica, Reg. lat. 1300, fol. 47v : « Et facias quod semper sis mundus et permaneas in oratione et custodias os tuum ne loquatur mala nec mendacia, et jejuna munde et custodias corpus tuum ab omnibus peccatis […]. » ; Clavicula Salomonis, II, 4, Coxe 25, p. 117 : « Nigromanticus quando voluerit aliquid operari faciat omnes preparationes arcium. A primo die incepcionis oportet custodia experiri, scilicet abstineat se ab omnibus illicitis et ab omni inquinamento corporis a commestionibus, a turpiloquio et turpiludo, a luxuria et afabulata‹ r ›iis verbis. » Glosa beati Jeronimi, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3400, fol. 195r, § 9 de notre édition, p. 176 : « Item requiritur orationis continuitas, juxta illud sine intermissione : ‘Orate ne fuga vestra fiat in hyeme [Matth. 24, 20]’. »

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L’usage d’un langage révélé nécessite en outre toujours foi, crainte, humilité et préparation adéquate de la part du locuteur58, qui, dans certains cas, doit impérativement être un prêtre59. Foi en Dieu et en son Fils bien sûr : c’est ainsi que le Liber juratus sive sacratus affirme que seuls les chrétiens voient leurs rituels d’invocation suivis d’effets, quand païens et juifs, par idolâtrie ou rejet du signe de la croix et donc du Christ, sont incapables de recevoir le concours indispensable de Dieu pour soumettre les esprits60. Fides et credulitas aussi en ces mots qui dépassent la raison humaine61, qu’il faut réciter sans erreur aucune ou sans interruption intempestive (sous peine, en général, de devoir recommencer l’opération en entier)62, parfois durant une période astrologiquement favorable, mais également, comme le rappelle par exemple le Liber Bileth ou la Clavicula Salomonis, d’une voix sûre, ferme et vive témoignant d’une confiance indéfectible en la Providence, et susceptible, dans ce contexte, de susciter la peur chez les démons et de rasséréner les éventuels

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Cfr par exemple Liber temporum, quatrième livre du Liber Razielis, Vatican, Biblioteca Apostolica, Reg. lat. 1300, fol. 55v-56r : « [D]ixit Raziel iste liber est preciosus et benedictus ab Creatore et scias quod erit felix ille qui eum munde custodiet et tenebit cum honore Creatoris et poteris obtinere omnia que juste petierit in isto mundo. Et nemo potest obtinere scientiam istius libri nisi fuerit mundus in corde et timens Creatorem, quia ipse est Dominus totius mundi et ex ore ejus exunt scientia et sapientia et omnis intellectus. Et omnis homo qui habuerit fiduciam in isto libro et duxerit se cum eo in mundicia et sanctitate sicut dictum est hereditabit vitam istius seculi et liberabit animam suam ab omni angustia et tribulatione et honorabitur ab omnni creatura, et quanto amplius processerit in mundicia tanto magis exaltabitur in honore, et ambulet semper cum humilitate et perficiet in omnibus factis suis […], et gratia et benedictio descendet ab altis super ipsum […], et manifestabuntur ei secreta et occulta et erit Creator in adjutorium ejus […]. » Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3400, fol. 197v, § 25 de notre édition, p. 189 : « Item scias quod nullus hoc opus assumere debet, nisi fuerit sacerdos. » G. Hedegård, ‘Liber iuratus Honorii’, lib. I, § III, p. 66 : « Set istud est principaliter notandum, quod operancium tres sunt modi, pagani, judei, christiani. Pagani sacrificant spiritibus aeris et terreis et eos non constringunt, set fingunt spiritus se constringi per verba legis eorum, ut ydolis fidem adhibeant et ad veram fidem nullatenus convertantur. Et quia fidem malam habent, opera eorum nulla. […] Judei in hac visione nullatenus operantur, quia per adventum Christi donum amiserunt, nec possunt in celis collocari testante Domino, qui dicit : ‘Qui baptizatus non fuerit condempnabitur’, et sic in omnibus angelis operantur imperfecte. Nec per invocaciones suas veniunt ad effectum, nisi Christo fidem adhibeant. […] Solus igitur christianus potest in hac visione et in omnibus aliis veraciter operari. » J. Véronèse, L’Ars notoria, version B, glose du § 3, p. 144 ; Liber ymaginum, septième livre du Liber Razielis, Halle, Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36, fol. 97r : « Quinta [virtus occulta] est constans et fidelis credulitas et magna fiducia cum petitione contemplantia et purum studium cum vero amore Creatoris et preces suorum angelorum et invocatio suorum nominum magnorum et preciosorum. » Ibid., Opus operum, § D(b), p. 103 : « Si autem operans ex temeritate vel timore aliquem admiserit, nisi per visionem ex processu revelatum fuerit, opus a principio iterandum est. Item presertim si operans in ipsius actione operis obdormierit sicut humane fragilitatis est, sicut per visionem ei revelatum fuerit secundum hoc faciat, sui autem opus a principio hujus diei iterandum est. »

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disciples du maître63. L’efficacité du langage en contexte « magique » est en effet très majoritairement liée à son énonciation viva voce, que la voix soit humble ou vindicative. Le motif d’une prière intérieure (oratio in spiritu) adressée à Dieu et conçue comme plus efficace que la prière à voix haute n’apparaît véritablement qu’à la fin du xve siècle dans un texte de théurgie attribué à l’ermite Pelagius de Majorque64. Toutefois, dans la Clavicula Salomonis, attestée en Occident pour la première fois en 1310, l’énonciation in corde ou in mente d’oraisons et de charmes est exigée de manière ponctuelle dans un certain nombre d’experimenta65. Crainte et humilité ensuite vis-à-vis d’un langage sacré, dont il ne fait pas bon remettre en cause l’origine ou souiller la majestueuse dignité par un comportement sacrilège. Honorius de Thèbes oppose ainsi dans son Livre juré les mages dévots – magus équivaut selon lui à philosophus ou homo sapiens66 –, conscients d’être les humbles gardiens d’un privilège divin transmis par l’ange Hocroel, aux prélats de l’Église, pape et cardinaux en tête, qui, dans leur présomption toute diabolique, les accusent à tort d’être de faux chrétiens et de « tenter » les noms de Dieu67. Remettre en cause la révélation et faire preuve de légèreté au moment de la locution sont des actes impies que Dieu punit de manière implacable ; le châtiment divin est ainsi l’une des preuves a contrario de la virtus verborum. La longue Glosa beati Jeronimi qui accompagne l’Almadel dans un manuscrit du xve siècle livre à ce sujet un magnifique exemplum, qui clôt une longue suite de listes de verba : un prêtre, s’interrogeant sur l’éventuelle origine diabolique de nomina dont il ne comprend pas le sens, est instantanément frappé de cécité – ce qui est la marque du péché et de la privation de Dieu68 – et reste dans cet état jusqu’à faire pénitence69. À mots 63

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Liber Bileth, Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, II.iii.214, fol. 79r : « Sed hoc bene et perfecte illi notum sit, ut nullatenus expavescat nec metuat, cum aliquid audierit vel viderit, sed viriliter sit et providus cum ad illud venerit, et exaltet vocem suam et firmiter stet et tunc si venerint tortuosi et deformes scias proculdubio illos velle se partem facere ; non tamen timeat, sed sit robustus et fortis, quasi dominus et potens, quia quacumque hora magister hujus operis hunc librum in manu sua tenuerit. » ; fol. 84r : « […] et modicum in circulo moretur, in quo verba sua malignis spiritibus confidenter ac rationabiliter loquatur et ex omnibus suis necessitatibus recordetur, neque in verbis suis sit facilis nec timidus. » Cfr encore Clavicula, I, 2, Coxe 25, p. 84 : « […] tunc exaltet vocem magister, socios confortet et postea dicat : ‘Hec sunt enim signa et nomina secreta secretorum […]’. » Perianacriseôn, Paris, BnF, lat. 7486A (fin xve siècle), fol. 29r-32r. Sur ce texte, cfr J. Véronèse, « La notion d’’auteur magicien’ à la fin du Moyen Âge : le cas de l’ermite Pelagius de Majorque († v. 1480) », Médiévales, 51 (2006), p. 119-138. Coxe 25, p. 101, 103, 105, 109, Clavicula, I, 4, 5, 6, 10. G. Hedegård, ‘Liber iuratus Honorii’, lib. I, § III, 26, p. 66. Ibid., prologue (§ I), p. 60. Sur ce motif, cfr F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (Xe-XIVe siècle), Turnhout, 2011, p. 245-247. Glosa beati Jeronimi, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3400, fol. 199v-200r, § 43-44 de notre édition, p. 199-200 : « Alia oratio greca : ‘Asaylemath, Asac, Gessemon, Thelamech,

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couverts, la leçon vaut évidemment pour tous les théologiens, prompts à rejeter comme démoniaques des signes écrits ou des mots à la signification cachée70. Un exemplum assez similaire, qui a d’ailleurs sans doute inspiré le précédent, se trouve encore dans la version glosée de l’Ars notoria : il met en scène un familier du roi Salomon, qui, un jour que son maître est absent, commence à réciter prières et invocations ; mais comme il est ivre et impur sur le plan sexuel, il perd instantanément, en guise de punition, l’usage de ses sens et se voit par la même interdire le chemin menant à la connaissance. Ce n’est qu’à l’article de la mort que le châtiment infligé par des anges vengeurs est levé, afin que le pécheur puisse être instruit de la « vertu et de la sainteté des saintes prières » auxquelles il a attenté71. Enfin, outre le respect d’impératifs temporels plus ou moins stricts et le choix d’un lieu adéquat, secret et consacré, le locuteur doit, d’une part, être dans de bonnes dispositions morales et sans contradiction entre ses intentions et ses actes – on peut renvoyer par exemple à un passage des Explanationes super Semiphoras de Sadoch le Juif, texte faisant office d’annexe au Liber Razielis72 –, d’autre part se préparer rigoureusement à la prolatio selon des

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[…] Usyon, Fozy, Gemeffiteon, amen.’ […] Et est notandum quod iste orationes grece pronuntiari et dici debent cum summo affectu et totius cordis desiderio, quia in eis continentur nomina altissimi Dei inenarrabilia et ineffabilia, que si quis dixerit sine firma fide et tota caritate adjiciet forte, ut est timendum, Dominus super eum plagam corporalis lesionis, que per nullum medicorum expertorum aufferri posset, nisi ex permissione divina et penitentia salutari sibi injuncta. Fuit meo tempore quidam presbyter qui cum hoc sanctum opus intepisset et dudum continuasset, tandem legens has orationes sine devotione et eas deridens et dicens : ‘Qualia sunt ista nomina quasi dyabolica ?’ Illo dicente talia, percussus est plaga incurabili, videlicet taciturnitate et cecitate. Ingemiscens vero cogitabat intra se dicens : ‘Heu ! Me miserum et indignum, cur violavi illa sanctissima nomina ? Agam ergo penitentiam omnibus diebus vite mee, ut si quando possem Dei adjutorium impetrare et ab his infirmitatibus sua divina clementia possem liberari.’ Illo penitentiam agente, misertus est Dominus ejus et restitutus est pristine sanitati, de quo gratias egit qui voluit et non vult mortem peccatoris in eternum et qui plus est solitus dare quamquod precatur vel petitur. » Par exemple, Joannis Saresberiensis Policraticus I-IV, éd. K. S. B. Keats-Rohan, Turnhout, 1993 (CCCM 118), II, 28, p. 167-168. J. Véronèse, L’Ars notoria, version A, § 57, p. 52, et version B, glose du § 54, p. 179. Halle Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36, fol. 249r : « [rubr.] De .7. rebus per quas complebitur veritas verbi et sua virtus. Dixit Sadoch Judeus : ‘Res per quas et cum quibus potest fieri verbum verum sunt iste : mundicia intus et extra, voluntas et fiducia, premeditatio et spes et credulitas firma et vera quam homo habeat in motu et in sono et in voce et in verbo Creatoris quod nominaverit, et ista est prima clavium quam dicemus. […] Tercia clavis est quod tua vita et tua anima et tuus spiritus concordent in simul integre in illis que pecieris. Quarta clavis est preces et conjuria angelorum et prophetarum sanctorum qui sunt potentes ad juvandum te in omni tua petitione. […] Sexta clavis est secundum quod dicunt homines mundi et boni quod homo sit humilis et fidelis, verus, misericors, pius, patiens et factor boni et mercedis, et tunc fiet solis illis quorum verba audiebantur in celis. […] Et istud est complementum .7. clavium cum quibus omne verbum apperitur et clauditur et completur sive in bonum sive in malum. »

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modalités comprenant toujours abstinence alimentaire et sexuelle, veillées de prières adressées à Dieu, et, dans certains cas seulement, bain rituel en guise de nouveau baptême, parodie de confession ou confession véritable à un prêtre, communion, ou, comme dans la Clavicula Salomonis (II, 3) ou dans nombre d’experimenta du manuscrit de Munich Clm 849, purification par une forme de consécration ou de bénédiction à la fonction apotropaïque et exorcistique73. Dans un texte de théurgie comme la version glosée de l’Ars notoria, la préparation spirituelle est même l’objet d’une mise à l’épreuve dont les anges sont les agents : un rituel d’une quinzaine de jours, reposant sur la récitation régulière de prières et de verba, doit permettre au dévot de savoir par le biais d’une vision s’il est digne ou non de poursuivre l’opération et s’il court un danger à utiliser plus avant les mots et les signes sacrés74 ; la croyance en une éventuelle efficacité ex opere operato du procédé se trouve ainsi tempérée par un biais supplémentaire. L’efficacité du langage dans les arts magiques dépend donc pour une bonne part de la valeur du bénéficiaire indirect de la révélation, autrement dit du locuteur. Dans certains cas, elle est soumise en outre à un procès de consécration du livre contenant les verba75, voire, mais beaucoup plus rarement, à une consécration des verba eux-mêmes, comme si ces derniers, en dépit de leur origine, n’avaient pas dans l’immédiat de valeur intrinsèque et qu’il était nécessaire de les charger d’un supplément de virtus, à la manière d’autres adjuvants du rituel, pour qu’ils puissent devenir des signes performatifs actifs. On trouve ce cas de figure notamment dans une version du De quattuor annulis de Salomon, où tous les signes destinés à être prononcés ou écrits (y compris les noms divins) servant à la consécration des anneaux destinés à contraindre les démons doivent eux-mêmes être consacrés ut virtutem habeant (pour reprendre la formule récurrente). Cette consécration s’opère par la récitation de prières spécifiques où abondent d’autres noms divins, pour lesquels, en toute logique, on pourrait s’attendre à voir prescrite une forme de consécration supplémentaire, et ainsi de suite, dans une ronde sans fin76. Ce cas extrême est la parfaite illustration de la course à la sacralité dont on a déjà noté d’autres manifestations, en même temps qu’il traduit la crainte d’une fuite potentielle de la virtus verborum, liée à la culture du secret 73

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De manière générale, la préparation rituelle du conjurateur de démons, sans en avoir toujours la forme, a du moins la même finalité que celle à laquelle doit s’astreindre l’exorciste canonique : l’usage efficace de la parole divine. Cfr F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 159 et 324. J. Véronèse, L’Ars notoria, version B, glose du § 126, p. 223-225. L’exemple-type est le Liber consecrationum édité par Kieckhefer, Forbidden Rites, p. 256-276, notamment p. 258-259, ou le Liber juratus sive sacratus du Peudo-Honorius, éd. G. Hedegård, lib. I, § IV, p. 69-71. Florence, Biblioteca Laurenziana, Plut. 89 sup. 38, fol. 221v-224v, texte en partie disponible dans J. Véronèse, « God’s Names », p. 43.

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et de l’occultation inhérente à ce type de textes et à la peur d’une perte brutale de la faveur divine. Peut-être faut-il y voir aussi une manière de réponse au paradigme du pacte démoniaque mis en avant par les théologiens de la période scolastique dans la lignée d’Augustin d’Hippone et d’Isidore de Séville77. Il faut noter enfin qu’en dépit de la merveilleuse puissance des mots utilisés dans les règles de l’art, le premier effet attendu – l’apparition d’une intelligence – peut être long à venir, anges comme démons auxquels s’adresse le locuteur pouvant se montrer temporairement rétifs, leur libre-arbitre étant ainsi préservé. Dans les cas de résistance manifeste, on constate toujours un recours ponctuel à l’écrit, comme si la permanence du support suppléait le caractère intermittent d’une locution dont la lourdeur des rituels montre qu’elle doit être réitérée sans cesse pour être efficace78. Des sceaux doivent ainsi être imprimés dans des cierges dans le cas de l’Almandal et de l’Almadel (dès que la flamme atteint l’empreinte, les esprits à coup sûr apparaissent)79, quand le maître de la Clavicula Salomonis est lui contraint de brandir pentacula et candarie – des signes géométriques inscrits sur parchemin, consacrés et considérés comme particulièrement craints par les esprits – pour mettre un terme au processus conjuratoire et obtenir la soumission définitive des démons80. La VIRTUS VERBORUM et les esprits : nigromancie versus théurgie ? Ces traits généraux formulés, je voudrais finir par une analyse plus détaillée des différentes manières de solliciter les esprits à l’aide de ce langage efficace et mettre en lumière de manière plus nette la partition entre textes théurgiques et textes nigromantiques. La « nigromancie », visant explicitement la contrainte d’esprits ou de démons qui ne sont pas forcément mauvais mais vis-à-vis desquels la plus grande méfiance est toujours de rigueur81, est le champ privilégié d’emploi des « conjurations » et des « exorcismes ». Précisons d’emblée – et ceci rejoint 77 78

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J.-P. Boudet, Entre science et nigromance, p. 214-239. Cfr la communication de Martin Morard sur la psalmodie dans le présent volume. Sur l’écrit dans les pratiques magiques, voir notamment D. C. Skemer, Binding Words. Textual Amulets in the Middle Ages, University Park, 2006. Almandal, version F, Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, II.iii.214, fol. 77v, § 21 de notre édition, p. 89 ; Almadel, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3400, fol. 192v, § 13 de notre édition, p. 140-141 : « Si autem consequenter dixeris et vocaveris et nuntius non apparet, tunc fiant tria vel quinque sigilla in aliquam candelam cum sigillo stante super sanctum almadel, tunc sine dubio antequam candela ad figuram sigilli veniat nuntius apparebit. » Coxe 25, p. 97, Clavicula, I, 3. J.-P. Boudet, « Les who’s who démonologiques de la Renaissance et leurs ancêtres médiévaux », Médiévales, 44 (2003), p. 117-139.

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les considérations générales exposées plus haut – que lorsque le nigromancien « conjure » (cum-jurare), il « jure avec » Dieu, et non avec les démons. Le processus est souvent le suivant : dans un premier temps, le maître sollicite en toute humilité l’aide de la divinité à grand renfort d’orationes, voire d’adjurationes ; puis, à l’aide de conjurationes et d’exorcismi, au sein desquels abondent les références à l’histoire sainte et les signes efficaces de reconnaissance comme les noms divins, il instaure un rapport de forces avec les esprits dont en dernier lieu il doit sortir vainqueur. Conjuratio et exorcismus sont des termes qui renvoient dans ce contexte à une même réalité, ce dont témoignent encore les innombrables incipits de conjuration du type Ego vos exorciso et conjuro, etc. Exception faite de la place fondamentale qu’y tiennent les noms secrets de Dieu, la conjuration « magique » est assez proche dans sa forme des formules d’exorcismes latins canoniques étudiées par Florence Chave-Mahir82. Dans certains cas, elle peut revêtir la forme d’une liste de nomina et de verba – comme dans l’Almandal83, le De quattuor annulis84 ou les deux versions du Miroir de Floron éditées par Kieckhefer85  – considérée ailleurs, par exemple dans la tradition de l’Ars notoria, comme une simple oratio, ou, cas exceptionnel, être récitée en langue vulgaire lorsque le latin est ignoré du locuteur, par exemple d’un enfant pré-pubère devant servir de médium en raison de sa virginité et de sa pureté86. Conjurations et exorcismes ont une double fonction. D’une part, ils servent, durant la phase préparatoire de l’experimentum, à consacrer un acteur 82

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Voir la communication de Florence Chave-Mahir dans ce volume et le livre tiré de sa thèse, L’exorcisme des possédés, p. 324-327. Nous comptons aborder prochainement de manière plus approfondie cet aspect dans une contribution commune consacrée au Rituel d’exorcisme conservé dans Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 10085 et dans lequel est intégrée, entre autres, la tradition magique du Vinculum Salomonis. Voir aussi notre compte rendu en ligne Florence Chave-Mahir, « L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (xe-xive siècle) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 2011, http://crm.revues.org//12394. Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, II.iii.214, fol. 78v, § 25 de notre édition (version F), p. 91 : « Secundus exorçismus : ‘Ethatin, Hahuhin, Matinatin, Feyhorumzin, Feyorisin, Keyssin, Leyssin, Brecaiosin, Barachin, Barachiin, Sephatin, Sephearin, Farahaiolin, Sethussatim, Sehinssatin, Sepheatim, Heissarin, Lephezain, Laphstin, Akias, Makihas, Lakas, Berennatin, Binediatin, Labitin, Kaphitin, Sepheatin, Kebkiatin, Lakhetetin, Athinatin, Adatin, Celiaim, Keyatotin, Sepheatin, Barthaiosin, Sepheatin, Sepheatin’. » Florence, Biblioteca Laurenziana, Plut. 89 sup. 38, fol. 219r-v : « Finita conjuratione pone anulum in medio digito et fac suffumigationem de thymiamate et tenens ipsum anulum in ipsa suffumigatione et dic hanc conjurationem hebraicam : ‘Berichu et Adonay, Harn, Mevorach, Assies, Asser, Lochalath, Bethem, Arz, Vuaoch, Aya, Laol, Bochechol, Bena, Sechol, Biraro, Sothen et Maona, Vasathem, Thyaora, Babymyana, Achasalym, Hiur, Bechio, Lecha, Ubichea, Saltim, Vetol, Asseclecha, Ubitea, Johel, Moache, Uzar, Leache, Yeza, Zar, Hethe, Ulham, Albdyt, Yhehe, Alam, Gedalam, Alyach, Alhedol, Alladom, Bableta, Nuaz, Parao, Vobony, Adonay, Ozcecha, Ozianna, Nubetz, Anadhim, Marflaoc, Aza, Hoziah, Leminon, Ullethlo, Aalfitheo […].’ »  R. Kieckhefer, Forbidden Rites, n. 18 et 19, p. 236-238. Ibid., n. 27C, p. 249.

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ou un élément nécessaire à la tenue du rituel, autrement dit à le purifier et à le garantir de la non-présence des démons87 et/ou à l’investir d’un supplément de virtus. Les exemples du premier type sont nombreux dans le manuel édité par Richard Kieckhefer ou dans la Clavicula Salomonis ; de cette dernière, par exemple, on peut extraire l’exorcisme de l’eau servant au bain et aux ablutions purificatrices de l’exorcisator88, dont le corps, bras perpendiculaires au buste, fait lui-même le signe de croix dans le but d’interdire toute intrusion démoniaque, alors même qu’il est en principe protégé par les cercles magiques bordés de noms divins. D’autre part, ils servent, au cours de l’experimentum, à contraindre (constringere, subjugare) les démons à apparaître – des démons matérialisés par leurs noms  – en les liant (ligare, voire sigillare) par la mobilisation des éléments sacrés qu’ils contiennent (des références à l’histoire biblique, à la vie du Christ, à la Vierge, etc.)89, notamment des noms divins révélés à différents moments de l’histoire biblique et conçus comme autant de vincula (i.e. de liens) surpuissants. Il ne s’agit donc plus ici d’expulser ou de faire fuir, comme dans le cadre de l’exorcisme classique ou de la conjuration de consécration, mais de faire apparaître par coercition, quitte à renverser l’image traditionnelle de la possession : dans la Clavicula Salomonis, ce n’est plus le possédé qui est enchaîné, mais leurs possesseurs habituels, les démons, liés par des mots prononcés agissant comme « des chaînes de fer ou de feu90 ». Dans ce contexte évidemment, le ton est en général impératif91 – même s’il 87

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Cette fonction se retrouve dans l’« exorcisme sur les choses », bien établi dans la liturgie, et qui correspond à une bénédiction des objets (eau, pain, huile, etc.) nécessaires au culte. Cfr F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 14, avec la bibliographie en note. Coxe 25, p. 120, Clavicula, II, 5 : « Exorciso te, creatura aque, per illum qui hoc lacum constituit, ut tu sine mora eicias omnem spiritum et fantasma ne michi nocere possit per Deum nostrum Jhesum Christum Filium tuum, in nomine Patris et Filii et Spiritu Sancti lava te totum, Marbalia, Musalia, Dalfalia, Anamalya, Ratharilia, Gedaliaria, Bachalaria, Gennaria, Geonfaria, Yesifaria, Getaht, Gedich, Johyl, Dayly, Musayly, Yoyl, Tranchil, Pusli, Godef, Agnef, Sabaoth, Adonay, Agla, On, El, Tetragramathon, Cedyon, Agnefeton, Stimulaton, Primenaton. » R. Kieckhefer, Forbidden Rites, p. 134-138. Coxe 25, p. 97, Clavicula, I, 2. Sur le motif de la chaîne ou du lien dans le champ de l’exorcisme, cfr F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 29-32, 144, 166, 182, 190 et 250. R. Kieckhefer, Forbidden Rites, n. 7, p. 212-213 : « [1) adresse] O Usyr, Salaul, Silitor, Demor, Zanno, Syrtroy, Risbel, Cutroy, Lytay, Onor, Moloy, Pumotor, Tami, Oor et Ym, spiritus armigeri, quibus proprium est arma deferre et ubicumque vultis sensus humanos decipere, [2a) déclaration] ego, talis, vos conjuro et exorcizo et invoco, [3a) invocation] per Patrem et Filium et Spiritum Sanctum, que sancta Trinitas nuncupatur, et per creatorem celi et terre et visibilium omnium et invisibilium, et per illum qui hominem de limo terre formavit, et per enunciacionem domini nostri Jhesu Christi, et per ejus nativitatem, et per ejus mortem et passionem, et per ejus resurrexionem, et per ejus ascensionem. [2b) déclaration] Item ego conjuro vos omnes prenominatos demones, [3b) invocation] per piam et misericordissimam et intemeratam ac incorruptam virginem Mariam, matrem domini nostri Jhesu Christi, qui pro miseris peccatoribus mortem sumens nos ad celestem patriam revocavit. [2c) déclaration] Item ego conjuro vos supradictos spiritus, [3c) invocation] per omnes sanctos et sanc-

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peut y avoir des nuances92 – et tout recours au signe de croix est proscrit. Le processus conjuratoire peut être bref, mais aussi l’objet d’une longue mise en scène durant laquelle croît l’intensité dramatique à mesure que persiste la résistance des intelligences93. Dans la Clavicula Salomonis  par exemple, le magicien ne mobilise massivement les noms de Dieu qu’au cœur du processus conjuratoire, avant finalement que les « pentacles » et autres « candaires » ne soient à leur tour utilisés pour emporter la décision94. Si les démons refusent d’apparaître, ils peuvent même être l’objet de malédictions les vouant à une damnation éternelle, comme si tel n’était pas déjà le cas95 ! À terme, ces esprits belliqueux, turbulents et facétieux apparaissent in forma benigna, in pulchra forma ou in forma hominis96 et s’ouvre un dialogue ritualisé, dirigé par le magicien97. La relation qui se noue est décrite en général en terme d’amitié, voire d’amour (dilectio 98), mais elle n’est pas pour autant équilibrée. La hiérarchie est claire : ce sont les esprits, sous le coup de la peur, qui offrent contraints et forcés leur amitié, au prix même parfois, dans un certain nombre d’experimenta du manuscrit de Munich Clm 849, d’un serment (juramentum) par lequel ils jurent explicitement obéissance au conjurateur99. Au lien sacré

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tas Dei, et per omnes apostolos, martires, confessores, virgines et viduas, et per hec preciosissima ac ineffabilia nomina omnium creatoris, quibus omnes ligamini et que terrent omnia celestia, terrestria et infernalia, scilicet Aa, Ely, Sothe, Adonay, Cel, Sabaoth, Messyas, Alazabra et Osian […], [4) instruction] quatenus vos, insolubiliter ad mei potenciam alligati, ad me sine prestolacione venire debeatis, in tali habitu ut me aliqualiter non terreatis, subjecti et parati facere ac demonstrare michi omnia que voluero, et hoc facere debeatis et velitis per omnia que in celo et in terra morantur. » Ibid., n. 14, p. 231. Sur l’exorcisme comme scène de théâtre ou comme spectacle, cfr F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 178-207. Coxe 25, p. 77-85, Clavicula, I, 2. Ibid., p. 97 : « Maledicti et blasphemati sitis perpetualiter, in pena eternali et nulla requies sit vobis hora aliqua die neque nocte si statim non eritis obedientes verbis que dicuntur in illo […]. » ; R. Kieckhefer, Forbidden Rites, n. 32, p. 283-284 ; ou encore Almandal, version F, Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, II.iii.214, fol. 77r, § 16 de notre édition, p. 84, dans le cadre d’un « exorcisme » (conjuration) des djinns, assimilés à des démons : « Venite, omnes algin et assaitin, et sint aures vestre preparate et aperte ad audiendam conjurationem Machehel, et estote parati et obedientes ei, et per hec nomina : ‘Lacsie, Heihecin, Lactin, […] Sailatagin’, et venite meo et eamus ad Mahecal, Cirbennançagatu, Limahelul, tange me sicut debetis ejus mandato et ejus obedientie. Si autem eritis rebelles ne nobis qui rebelles estis contra nomina Creatoris, estote in pena perpetua ! » La présence de malédictions dans la nigromancie chrétienne est peut-être liée à l’origine baptismale de l’exorcisme : cfr F. ChaveMahir, L’exorcisme des possédés, p. 99 et surtout 107. Liber Bileth, Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, II.iii.214, fol. 79v : « Nec tortuosi nec deformes ad nos veniatis, sed in forma hominis humiliter et affabiliter venite. » Dans un autre contexte, F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, p. 197-206, montre bien la place centrale que joue l’interrogatoire du démon dans le cadre de certains exorcismes rapportés par la tradition hagiographique. R. Kieckhefer, Forbidden Rites, n. 1, p. 194. Ibid., n. 6, p. 210-211, avec la formule du serment ; n. 7, p. 214 ; n. 8, p. 218 ; n. 9, p. 221, etc.

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de la virtus verborum s’ajoute donc dans ce cas, selon le processus d’amplification déjà mis en évidence, le lien non moins sacré de la parole donnée au regard de Dieu à celui que l’on reconnaît, de manière ponctuelle ici plus que permanente, comme son seigneur et maître. Au terme de l’entretien durant lequel est exposé aux esprits ce qu’ils vont devoir accomplir sans délai, intervient le rituel de la licentia spirituum : l’exorciste-conjurateur congédie les esprits par la formule pax sit inter vos et nos100, à laquelle s’ajoute parfois, de manière nettement moins amicale, un signe de croix. La relation homme/démons se fait donc, comme a pu le noter Albert le Grand en élaborant sa conception du pacte magico-démoniaque101, au bénéfice du conjurateur (lequel ne prête du reste jamais serment) et elle n’est toujours que très temporaire dans les textes cités. Mais contrairement cette fois à l’interprétation qu’en donne le doctor universalis, si pacte ou alliance il y a, ce n’est en définitive, comme on l’a déjà noté, qu’avec Dieu – Lequel l’a Lui-même institué  –, Auquel le conjurateur se soumet en fidèle avec une grande humilité et fait honneur par un comportement et une dévotion exemplaires. La magie angélique de son côté ne recourt la plupart du temps qu’à l’oratio, définie dans la Glose à l’Almadel comme la clavis ad aurem Dei, par laquelle le misérable pécheur fait preuve d’humilité, sollicite la miséricorde de Dieu et de ses messagers102. Si apparition angélique et dialogue interviennent au terme de l’opération, ils se conçoivent moins comme le résultat d’une contrainte – il n’est pas question de « lier » par les mots et les signes – que d’une relation de sympathie : les verba plaisent aux anges et ceux-ci, avec l’aval de Dieu, y répondent par amitié et avec joie, notamment lorsque par l’ascèse et la purification rituelle le locuteur est lui-même devenu angélique. Toutefois, dans certains cas, l’ambiguïté demeure, soit que les rites et les mots prononcés aient une efficacité conçue comme immédiate, ce qui laisse peu de place dans le discours à une volonté angélique nettement affirmée103, soit que le ton impératif avec lequel le locuteur s’adresse aux anges se rapproche, voire se confond avec celui de la conjuration : c’est ce que l’on constate en particulier dans le Liber Razielis, selon un principe que l’on

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Par exemple, dans le Liber Bileth, Florence cit., fol. 79v : « Unusquisque ad suum locum in pace revertatur, et pax vobis et nobis et pax inter nos et vos, in nomine Adonay, Eloe, Eloyn vel Elyon, Sabaoth, Saday vel a et ω, quod est Dominus Deus excelsus et omnipotens rex Israel […] » B. Delaurenti, La puissance des mots « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007, p. 230-232. Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3400, fol. 195v, § 10 de notre édition, p. 177 : « […] oratio est clavis ad aurem Dei, ut ergo nostra oratio ad Deum perveniat, requiritur ut sit efficax et salubris. » C’est le cas par exemple dans l’Almadel.

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retrouve plus généralement répandu dans la tradition juive104 ; des conjurationes sont adressées aux anges par un locuteur investi par délégation de la puissance de Dieu105, en vertu de sa connaissance des « saints », « glorieux » et « terribles » noms divins, face visible du Semiphoras [i.e. Schem ha-meforasch], le nom imprononçable de Dieu, défini dans le texte comme un véritable sacramentum106. Les frontières peuvent donc être ténues et poreuses entre théurgie et nigromancie, comme en témoigne encore une compilation hétéroclite comme le Liber juratus sive sacratus. L’adepte de la magie rituelle est ainsi celui qui a connaissance des mots et des noms que lui livre une tradition sacrée puisque révélée et qui est capable d’en cultiver l’efficacité en se plaçant en toute humilité sous le regard de Dieu. Les textes ont pour vocation de les lui transmettre et de lui en fournir le mode d’emploi, sans entrer la plupart du temps dans le détail de ce qui est de toute façon inexplicable. Face à cette prétention, on comprend mieux la réaction des théologiens, et notamment d’un connaisseur d’un certain nombre de ces textes comme Guillaume d’Auvergne. Toutefois, comme on pouvait s’en douter, l’argument du pacte démoniaque fondé sur une conception conventionnaliste du langage héritée de saint Augustin, auquel se plierait volontairement ou involontairement (s’il est abusé) le « nigromancien », ne relève pas, au vu des textes de magie, du fait positif ; il n’a d’autre office que de fonder le rejet doctrinal de traditions qui, en dépit de leur caractère parfois véritablement subversif (notamment au regard des rites de l’Église), entendent fondamentalement définir les modalités d’un pacte particulier (concurrent ?) avec Dieu, reposant sur des signes « sacramentels » sources d’une Grâce qui, d’une part, n’a aucune vocation à l’universalité et qui, d’autre part, n’exclut pas la production du mal.

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M. Idel, « Métatron à Paris », dans Les anges et la magie, p. 701-716, notamment p. 706 où est cité un texte de R. Samuel ha-Navi’ qui rapporte une séance d’invocation de l’ange Métatron qui aurait eu lieu à Paris ou à Rouen au début du xiiie siècle : « Le prophète invoqua immédiatement Métatron devant eux, et il dit comme suit : ‘Métatron, Métatron, descends ici devant nous !’ [L’ange refuse dans un premier temps.] Le prophète se mit en colère et lui dit encore une fois : ’Descends tout de suite et amène avec toi Rabbi Elie de Paris et notre maître Tam !’ » Cfr par exemple Liber temporum, quatrième livre du Liber Razielis, Halle, Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36, fol. 30r-v. Liber Razielis, prologue, Halle, Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt, 14.B.36, fol. 5v : « […] et fuit primus liber post Adam scriptus in caldeo et deinde translatus in hebraico, et sciat qui legerit ipsum quod est in eo totum Semiphoras, quod significat nomen magnum perfectum cum suis nominibus omnibus integris et rectis et cum suis virtutibus et sacramentis. »

Béatrice Delaurenti

LA NATURE À L’HORIZON VIRTUS VERBORUM, CAUSALITÉ ET NATURALISME∗ Où se loge le naturalisme scolastique ? La notion médiévale de virtus verborum est-elle un espace naturaliste ? La lecture que j’ai faite des écrits médiévaux sur le pouvoir des incantations allait dans ce sens1. Cet ouvrage paru en 2007 montre que les interprétations philosophiques et médicales du pouvoir des incantations ont situé en dehors de la sphère démoniaque un usage naturel et légitime des mots. L’époque médiévale aurait ainsi développé un naturalisme attaché aux mots et au pouvoir performatif de la parole. Les commentaires et les réactions qui ont suivi la parution de cet ouvrage ont enrichi la réflexion sur le naturalisme à l’époque médiévale et sur son horizon sémantique, la nature2. Ils me sont l’occasion de reprendre et prolonger le débat sur le pouvoir des mots à propos des écrits théologiques et scientifiques du xiiie et du xive siècle. En revenant sur ces textes, du moins sur certains d’entre eux, je voudrais examiner jusqu’à quel point et dans quelles conditions on peut affirmer que l’idée de nature est l’horizon de la virtus verborum médiévale. Mes considérations porteront d’abord sur le système de causalité qui est mis en œuvre par les auteurs qui étudient le pouvoir des mots ; je reviendrai plus particulièrement sur un texte, la differentia 156 rédigée au début du xive siècle par le médecin italien Pietro d’Abano. J’évoquerai ensuite l’orientation naturaliste de ces discussions.

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Je remercie Jean-Patrice Boudet, Alain Boureau et Jean-Marc Mandosio pour leur relecture et pour leurs suggestions. B. Delaurenti, La Puissance des mots : « virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007. Notamment les discussions qui ont accompagné la présentation de l’ouvrage au séminaire d’Irène Rosier-Catach à l’EPHE (18 décembre 2007), au séminaire commun du Groupe d’Anthropologie Scolastique à l’EHESS (12 mars 2008), au séminaire de Jacqueline Carroy à l’EHESS (6 mars 2009), et la séance sur « incantations et naturalisme » que j’ai animée avec Irène Rosier-Catach au séminaire d’Alain Boureau à l’EHESS (4 juin 2008). Voir aussi I. Rosier-Catach, « Le pouvoir des mots. Remarques sur la notion de causalité naturelle », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 611-616, et l’article d’Aurélien Robert, dans ce volume.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 435-457 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101913

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Béatrice Delaurenti

Différents niveaux de causalité La première observation qui vient à l’esprit, lorsque l’on considère d’un œil neuf le débat médiéval sur le pouvoir des mots, porte sur la déroutante multiplicité des explications proposées pour justifier l’efficacité des formules. La configuration des sons, la signification des mots, le milieu aérien intermédiaire, l’âme du locuteur et celle de l’auditeur, l’influence des astres, l’intervention démoniaque et la volonté première de Dieu offrent au savant toute une palette de causes possibles, qu’il choisit de repousser ou d’accepter en les associant à des degrés divers dans l’explication qu’il élabore. L’architecture étagée de l’argumentation rend la lecture de ces textes difficile. C’est en scrutant chaque discours au millimètre, en tenant compte de la moindre inflexion, que l’on parvient à évaluer l’orientation de tel ou tel échafaudage causal. Cette remarque initiale va dans le sens des recherches d’Irène RosierCatach sur la causalité des sacrements3 et des analyses que faisait Aurélien Robert sur la causalité dans les débats philosophiques scolastiques4. Dans ces travaux, l’idée d’un système causal à plusieurs niveaux est mise en avant : différents types de causes seraient articulées dans un même discours. Ce type d’interprétation correspond à la manière de procéder des auteurs médiévaux lorsqu’ils font référence au pouvoir des mots : plusieurs possibilités explicatives sont passées en revue, un feuilletage de causalités est mis en place, dans la limite de ce que le rédacteur est disposé, ou non, à accepter. La mise en relation de différents niveaux de causalité permet in fine de rendre compte rationnellement d’un phénomène, si étrange soit-il. Le franciscain Roger Bacon est emblématique de cette méthode d’analyse. Sa position est centrale dans le débat sur les incantations, car il s’oppose vigoureusement à la magie mais défend en même temps la notion de pouvoir naturel des mots. L’interprétation de la virtus verborum qu’il élabore dans les années 1266-1268 met l’accent sur le pouvoir de l’âme du locuteur et celle de l’auditeur, mais elle tient aussi compte de l’influence des astres et de la force spécifique des mots. Le statut de cause première est réservé à Dieu ; le pouvoir des démons n’est pas écarté, il vaut comme argument de dernier recours dans le cas où aucune autre explication ne serait satisfaisante5. La réflexion large 3 4

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I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004. Je fais allusion à la communication faite par Aurélien Robert en mai 2009 dans le cadre du séminaire commun de Nicole Bériou et Irène Rosier-Catach à l’EPHE sur le pouvoir des mots. Roger Bacon, Opus Maius III et IV, éd. Bridges, Oxford, 1897, vol. III, p. 123-125 et vol. I, p. 395399 ; Opus Tertium, 26, éd. J. S. Brewer, Londres, 1859, vol. I, p. 95-100. Les idées de Bacon sur la virtus verborum sont reprises dans une œuvre qui lui a été attribuée mais qui n’est pas authentique : Pseudo-Bacon, Epistola de secretis operibus et de nullitate magiae, dans Opera quaedam hactenus inedita, éd. J. S. Brewer, Londres, 1859, vol. I, Appendix. Voir I. Rosier-

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et englobante de Bacon saisit donc la virtus verborum comme un carrefour de causalités. Expliquer le pouvoir des mots est une opération intellectuelle qui déblaie les différentes voies, repère les causes possibles et indique les plus probables. L’interprétation n’indique aucune solution unique et univoque, elle ouvre un éventail d’énoncés dont la juxtaposition est significative. La question consacrée par Pietro d’Abano aux incantations thérapeutiques assume la même conception de la causalité. La differentia 156 fait partie de son encyclopédie médicale et philosophique, le Conciliator, rédigée entre 1303 et 1310. Elle est d’une ampleur remarquable et d’une difficulté redoutable : rédaction lacunaire, raisonnements elliptiques, logique tourmentée. J’ai mené ailleurs une analyse détaillée de ce texte et j’en ai réalisé une édition critique6. La parution récente d’un article de Vittoria Perrone Compagni qui propose une « relecture » de la differentia 156 justifie de revenir encore une fois sur ce texte7. L’auteur reprend un par un tous les arguments de Pietro d’Abano, elle donne une interprétation à nouveaux frais de cette question, ainsi qu’une traduction en italien. L’analyse est minutieuse, érudite. Certaines zones d’ombre qui gênaient la compréhension sont éclairées, la connaissance du texte progresse indiscutablement8. Toutefois, l’interprétation de Vittoria Perrone Compagni et la méthode d’analyse historique qu’elle met en œuvre posent plusieurs problèmes. Je voudrais revenir sur certains points de cet article qui concernent la conception de la causalité selon Pietro d’Abano, et d’abord sur la place qu’il réserve à la causalité démoniaque. Pietro d’Abano et les démons Pietro d’Abano se demande si et dans quelle mesure les incantations tirent leur efficacité du pouvoir des démons. La réponse qu’il apporte dans la solution de la differentia 156 consiste à ne pas écarter totalement la possibilité d’une intervention démoniaque, tout en la restreignant fortement. Il le fait en opposant deux sortes de locuteurs :

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Catach, La parole comme acte, Paris, 1994, chap. 6 et texte 9 ; B. Delaurenti, La Puissance des mots, IIe partie, chap. 4. B. Delaurenti, La Puissance des mots, IIIe partie, chap. 7, 8 et 9 ; Ead., « Pietro d’Abano et les incantations. Présentation, édition et traduction de la differentia 156 du Conciliator », dans Médecine, astrologie et magie entre Moyen Âge et Renaissance : autour de Pietro d’Abano, éd. J.-P. Boudet, Fr. Collard, N. Weill-Parot, Florence (Micrologus’ Library), 2012, p. 39-105. V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator : una rilettura », Annali del Dipartimento di Filosofia, n. s. 15 (2009), p. 65-107. Mon édition de la differentia 156 intègre certaines remarques de Vittoria Perrone Compagni concernant la traduction et l’identification des sources de Pietro d’Abano : cfr B. Delaurenti, « Pietro d’Abano et les incantations ».

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‹ Le démon › obéit beaucoup aux incantations et aux sacrifices, de telle sorte qu’il trompe fortement lorsqu’on le suscite ou qu’il apparaît en accomplissant de nombreuses choses, et principalement en obéissant aux faibles femmes les plus simples, parce qu’il parvient à les induire en erreur plus rapidement par son savoir. C’est pourquoi je vois que celles-ci obtiennent à chaque fois ce qu’elles souhaitent et l’effet ‹ recherché › à partir de leur incantation ou conjuration, ce qui n’arrive pas à un homme plus savant, quand bien même il opère plus parfaitement qu’elles. Car il est, comme je l’ai expérimenté, d’une plus grande force et familiarité dans les lieux où est célébré le culte divin9.

La première partie de ce paragraphe évoque « les faibles femmes les plus simples », qui s’adressent aux puissances démoniaques avec succès. Pietro d’Abano leur oppose l’attitude de « l’homme plus savant » qui n’obtient, lui, aucune réponse. Le démon fait semblant d’obéir aux plus simples pour les induire en erreur. Quand il s’agit du savant, en revanche, il ne s’y risque pas : il redoute la force d’âme de l’homme sage et son expérience des lieux de culte. La sphère d’influence démoniaque est donc cantonnée à certaines catégories d’utilisateurs, les plus simples, tandis que l’homme de science a le privilège d’accéder à d’autres formes d’efficacité. Le statut du locuteur détermine la cause de l’efficacité des mots. Vittoria Perrone Compagni conteste cette interprétation, elle refuse l’idée d’une intervention démoniaque calibrée en fonction des qualités morales et culturelles du locuteur. Elle propose un autre découpage et une autre traduction du paragraphe (l’écart par rapport à la traduction que je propose est indiqué en italiques) : Il dèmone si assoggetta sovente alle incantazioni e ai sacrifici per ingannare, quando è evocato con ardore, per dare l’impressione di compiere molti prodigi e soprattutto di obbedire alle donnette più ingenue : riesce infatti a trarle in errore con maggiore facilità del sapiente (per tale motivo osservo che con la loro incantazione o con il loro scongiuro queste donne ottengono spessissimo l’effetto che desiderano ; ciò non accade a una persona più sapiente, che pure opera in modo più perfetto). Il demone, come lo si è conosciuto per esperienza, possiede un vigore più perfetto e una maggiore familiarità nei luoghi ove il suo culto è osservato con maggiore magnificenza10. 9

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Pietro d’Abano, Conciliator, differentia 156, § 27, éd. B. Delaurenti, « Pietro d’Abano et les incantations », p. 84 : « Si vero depravata, ita demon vel spiritus, cuius efficacia permaxima cum ‘non sit in terra potestas que sibi valeat comparari’, hic quidem multum incantationibus et sacrificiis obedit ut decipiat concitatus vehementer, aut appareat multa perficiens, et precipue mulierculis obediens simplicioribus, ‹ quia › eas enim celerius sapiente fallere valet. Quare has video votum et effectum consequi ex earum incantatione seu coniuratione quamplurime, quod sapientiori non accidit quantumcunque illis operetur perfectius. Est etiam, ut expertus, vigoris amplioris et familiaritatis in locis in quibus cultus celebratur divinus ». Pietro d’Abano, Conciliator, differentia 156, cité et traduit par V. Perrone Compagni , « La differenza 156 del Conciliator », p. 104 et n. 92, à partir de l’édition de Venise, 1565, fol. 104-105 (l’écart par rapport au texte que je propose est indiqué en italiques) : « Si vero depravata, ita

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Vittoria Perrone Compagni intervient dans le texte latin pour mettre entre parenthèses la comparaison entre la vetula et le savant. Le passage est lu comme une incise de Pietro d’Abano qui interromprait la discussion démonologique pour évoquer son expérience personnelle concernant la vetula. Le stratagème de la mise entre parenthèse permet à Vittoria Perrone Compagni de rapporter la proposition finale au sujet qui précède la parenthèse, demon vel spiritus, et non au sujet qui précède immédiatement cette proposition, sapientior. En clair, ce n’est pas le savant qui est « d’une plus grande force et familiarité dans les lieux où est célébré le culte divin », mais le démon. La figure de l’homme de science expérimenté, capable de tenir le démon à distance, disparaît au profit d’une présentation appuyée des pouvoirs démoniaques. La manipulation textuelle rejette au second plan l’opposition entre le savant et la vetula, cette opposition explicite est reléguée au rang d’un commentaire personnel et marginal sans incidence sur l’argumentation. La lecture de ce passage par Vittoria Perrone Compagni pose un autre problème. En effet, la version de la differentia 156 qu’elle utilise est celle des éditions du Conciliator au xve siècle11, et cette version diffère sensiblement de celle que donnent les manuscrits médiévaux. Les éditions livrent un texte apuré, lissé, débarrassé des bizarreries de langue et de style qui grèvent le latin de Pietro d’Abano. Concernant la phrase finale du paragraphe qui nous occupe, les manuscrits comportent tous la leçon cultus divinus, que j’ai traduit par « culte divin ». Vittoria Perrone Compagni privilégie quant à elle la variante cultus divinius. Elle traduit par « culte observé avec une grande dévotion » et rapporte le culte en question aux démons. Le changement n’est pas anodin : l’allusion au divin disparaît au profit d’une évocation de la magnificence du culte démoniaque. L’écart entre les deux interprétations est important. Vittoria Perrone Compagni part d’un texte qui n’est pas exactement le texte d’origine, elle le transforme par quelques retouches pour obtenir in fine une démonstration centrée sur le pouvoir du démon dans les rituels magiques. Cette « relecture » pourrait faire de Pietro d’Abano un ardent défenseur de la puissance démoniaque, comme s’il la décrivait de manière appuyée. Pour Vittoria Perrone Compagni toutefois, la position du médecin doit être lue entre les lignes : la tâche médicale serait de repousser l’interprétation

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daemon vel spiritus, cuius efficacia permaxima, ‘cum non sit in terra potestas, quae sibi valeat comparari’. Hic quidem multum incantationibus et sacrificiis obedit, ut decipiat concitatus vehementer, ut appareat multa perficiens, et praecipue mulierculis obediens simplicioribus : eas enim celerius sapiente fallere valet. Quare has video votum et effectum consequi ex earum incantatione seu coniuratione quam plurime ; quod sapientiori non accidit, quantumcunque illis operetur perfectius. Est etiam, ut expertus, vigoris perfectioris et familiaritatis in locis, in quibus cultus celebratur divinius ». Pour une liste des éditions consultées, voir V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 68, n. 11.

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démoniaque, comme si Pietro d’Abano s’était fait l’avocat du diable. L’insistance sur les pouvoirs du démon illustrerait l’opposition de Pietro d’Abano à la démonologie chrétienne12. Vittoria Perrone Compagni esquisse une alternative radicale : soit Pietro d’Abano croit que l’incantation tire son efficacité d’une cause naturelle, soit il considère que celle-ci provient d’une cause surnaturelle13. Les deux énoncés seraient incompatibles, Pietro d’Abano aurait implicitement choisi son camp et ne défendrait en définitive qu’une seule explication à l’efficacité des formules : le pouvoir suggestif de l’âme du malade sur son propre corps. Cette manière de lire gomme la complexité du raisonnement de la differentia 156. Elle lui confère le caractère d’un système parfaitement articulé et cohérent. Le lecteur en retire l’impression de comprendre enfin l’intention de Pietro d’Abano. Mais cette impression est trompeuse. Elle prend appui sur des bases fausses et sur des présupposés méthodologiques douteux, qui conduisent à forcer la lecture du texte pour évacuer ce qui le rend complexe. La differentia 156 de Pietro d’Abano est un texte volontairement ambigu, fondé sur un nœud d’arguments soigneusement entremêlés et toujours allusifs ; le point de vue de l’auteur de ne se laisse pas facilement saisir. Le couple antinomique sapientior/simplicior occupe de facto une place centrale dans le paragraphe sur les démons. L’argumentation est structurée autour de l’opposition du savant et des simples gens. Les uns et les autres, dit-il, n’ont pas les mêmes armes à leur disposition. Le pouvoir des mots admet plusieurs explications, car un même effet peut avoir plusieurs causes. C’est ainsi que Pietro d’Abano inscrit la causalité démoniaque dans une construction intellectuelle conforme à une conception étagée du principe causal. Aujourd’hui comme à l’époque, la réflexion n’est pas close et c’est au lecteur qu’il appartient de conclure. Le statut des exemples dans la DIFFERENTIA 156 Le statut des exemples dans la differentia 156 fournit une autre illustration de cette conception feuilletée de la causalité. Pietro d’Abano réunit une série d’illustrations du pouvoir des mots dans une partie autonome de la solution de la differentia. Il s’agit de montrer par l’expérience (quod experientia potest monstrari) et ensuite de démontrer par la raison (quod ratione ‹ potest ›

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Ibid., p. 87 : « La considerazione delle cause particulariores permette a Pietro d’Abano di ribadire soprattutto la sua opposizione alla demonologia cristiana ». Ibid., p. 67 : « L’alternativa è però radicale : o Pietro d’Abano crede che le incantazioni traggano la loro efficacia soltanto da cause naturali (anche mediante l’arte, che impiega quelle cause) ; oppure crede che vi siano anche cause sovrannaturali ».

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persuaderi)14. L’auteur introduit dans l’architecture de l’ensemble un étage expérimental qui apporte une première forme de réponse à la question posée : les incantations soignent-elles ? Les exemples concrets de Pietro d’Abano sont variés : des formules thérapeutiques pour guérir une tumeur ou un mal de dents, des prières aux astres, certaines pratiques d’influence et de coercition, et même les mots consacrés de l’eucharistie, soit une sorte de catalogue de la pratique performative de la parole. La réflexion n’est pas cantonnée dans le domaine médical, elle s’engage sur un terrain beaucoup plus large, sans souci de dresser des barrières entre les pratiques qui relèveraient de la médecine, de l’astrologie, de la liturgie et de la magie. Cette ouverture paraît pour le moins déroutante : comment comprendre qu’un médecin mette sur le même plan les charmes thérapeutiques, les formules sacramentelles et les prières astro-magiques ? Vittoria Perrone Compagni suppose que cette liste hétéroclite correspond implicitement à une intention classificatrice à visée éliminatoire ; elle prête à Pietro d’Abano le projet de distinguer, parmi les pratiques énumérées dans la differentia 156, les formules naturelles d’une part, les formules magiques d’autre part : Lo scopo è quello di isolare i fenomeni interni alla rete di rapporti causali che legano gli enti naturali e di separarli dai fenomeni che presuppongono agenti di altro genere – di distinguere, insomma, la causalità naturale dalla causalità extra-naturale, che la ragione non sarebbe in grado di spiegare e che perciò tacitamente e indirettamente mette da parte15.

Ici encore, la lecture de Perrone Compagni ne correspond pas au texte de la differentia 156. En effet Pietro d’Abano présente les divers exemples sans le moindre commentaire. Il ne dit pas si les pratiques évoquées lui paraissent légitimes ou illégitimes, dangereuses ou inoffensives, autorisées ou interdites par l’Église. Si volonté de classement il y a, le lecteur n’en est prévenu d’aucune manière. Il perçoit en revanche une certaine méfiance à l’égard des classifications trop rigides, notamment en ce qui concerne la magie. Pietro d’Abano n’utilise jamais la dénomination ars magica, même lorsqu’il donne des exemples d’incantations visant à contraindre une personne ou à provoquer l’amour, même lorsqu’il mentionne des pratiques ouvertement destinatives comme l’ars notoria ou l’ars eutentica. Certes, l’adjectif magicus apparaît une 14

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Pietro d’Abano, differentia 156, § 20 : « Propter secundum huius sciendum quod experientia potest monstrari, et demum ratione persuaderi precantationem conferre ». V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 81 ; voir aussi p. 79 : « L’accostamento di pratiche sacramentali, esorcismi, rituali di magia destinativa, rimedi medici e veterinari non sembra ispirarsi a une banale intento di completezza, né nascondere une intenzione meramente irrisoria ; si radica invece nel progetto di allargare la discussione al problema generale della virtus verborum, per poi delimitare l’ambito certo, ‘naturale’, della praecantatio terapeutica, separandola da qualsiasi altro impiego magico del discorso ».

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fois, mais cette occurrence unique est douteuse et pourrait provenir d’une corruption de magis en magicis dans la tradition manuscrite16. Si les pratiques magiques sont sans conteste à l’arrière-plan de la discussion, la référence reste implicite, et cet implicite est significatif. Or les choix de traductions de Vittoria Perrone Compagni l’amènent à rendre explicite ce qui est implicite. Elle adopte sans restriction la forme magicis, qu’elle traduit par « parole magique17 » ; elle traduit en outre charactere par « caractère magique18 ». Ces options apportent un accent étranger au texte de Pietro d’Abano. Elles introduisent une catégorisation artificielle et excessive, alors que la magie désignée comme telle est absente de la differentia 156. Pietro d’Abano évite manifestement d’inscrire ses exemples sous un label condamnable ; il n’exprime aucune intention classificatrice, il semble plutôt s’en méfier. La virtus verborum de Pietro transcende les limites qui séparent le médical du liturgique, de l’astrologique ou de tout autre domaine dans lequel la performativité verbale peut s’épanouir. Pourquoi le Conciliateur adopte-t-il une focale aussi large ? Lui-même le dit lorsqu’il oppose ce qui est montré par les exemples à ce qui est démontré par la raison. La partie expérimentale n’est pas là pour rechercher des causes, mais pour témoigner, pour prouver que les incantations ont un effet. Les exemples ont la force de l’évidence, ils constituent, à ce titre, une étape préliminaire dans le raisonnement. Le casus ouvre la discussion sur la causalité. Il conduit à un raisonnement sur les causes, sans interférer sur celui-ci. Le statut des exemples est une pièce importante dans la logique de Pietro d’Abano. Il montre qu’une lecture trop rigide de la differentia 156 mène à une impasse. Pour restituer la pensée de Pietro dans sa complexité, il est nécessaire d’admettre que le médecin philosophe fait preuve de souplesse dans sa conception de la causalité. La differentia exige une lecture également souple : toute interprétation dogmatique et volontariste de la pensée de Pietro d’Abano conduirait à un contresens. 16

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Pietro d’Abano, differentia 156, § 20, p. 77-78 : « Magis etiam verbis prolatis in auriculam tauri, cum incantator prosternerit in mortem in presentia Silvestri, hunc et reviviscere denuo effecit ». La leçon magicis plutôt que magis est seulement attestée dans deux manuscrits sur onze (ms E, Cesena, Biblioteca Malatestiana, Plut. D XXV 7, et ms K, Wrocław, Biblioteka uniwersytecka, III F. 18), mais elle se trouve dans toutes les éditions. Pietro d’Abano, differentia 156, § 20, cité dans la note précédente. Trad. V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 101 : « Anche Silvestro fece rivivere un toro, che un incantatore aveva ucciso in sua presenza sussurandogli nell’orecchio parole magiche ». Pietro d’Abano, differentia 156, § 22, p. 81 : « Charactere similiter et carmine passio curatur renalis ». Trad. V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 102, « Il dolore di reni è curato da un carattere magico e da un carme ». Sur les caractères, voir B. Grévin, J. Véronèse, « Les ‘caractères’ magiques au Moyen Âge central (xiie-xive siècle) : entre pratiques magiques, emprunts linguistiques et réflexion sémiotique », Bibliothèque de l’École des chartes, 162/2 (2004), p. 305-379.

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La référence à Avicenne La relation de Pietro d’Abano à l’autorité d’Avicenne est empreinte de la même souplesse. Je voudrais montrer que la doctrine avicennienne du pouvoir de l’âme en dehors du corps est au cœur du raisonnement de Pietro d’Abano, même si celui-ci est loin d’afficher une adhésion totale au système philosophique d’Avicenne. Mon interprétation va à l’encontre de la lecture proposée par Vittoria Perrone Compagni ; pour notre collègue, l’opposition de Pietro d’Abano à Avicenne serait totale, sans réserve, sans interstices. Cette hostilité prendrait appui sur son refus du dator formarum, la doctrine d’Avicenne qui postule que les formes naturelles particulières se transmettent dans le monde terrestre par l’intermédiaire d’une Intelligence céleste séparée de la matière19. Pietro d’Abano conteste en effet cette thèse dans la differentia 101 du Conciliator ; il le fait de manière frontale à partir d’une citation d’Aristote20. L’hostilité de Pietro d’Abano au dator formarum doit-elle être étendue à l’ensemble de la philosophie d’Avicenne ? Un lien logique unit cette doctrine aux autres aspects de la philosophie d’Avicenne, et notamment sa théorie du pouvoir externe de l’âme, développée dans le De Anima, IV, 421. L’idée que l’âme humaine peut exercer une influence en dehors du corps propre s’appuie en effet sur l’idée que les substances purement intellectives peuvent exercer une action sur certains corps, ce qui se rapporte au concept de dator formarum. Les deux thèses étant conceptuellement liées, Vittoria Perrone Compagni en déduit que le rejet de l’une implique le rejet de l’autre : l’auteur du Conciliator n’aurait pas pu, dit-elle, prendre appui sur Avicenne et sa doctrine du pouvoir de l’âme en dehors du corps pour étayer sa réflexion sur les incantations, puisqu’il avait montré par ailleurs son hostilité à la thèse du dator formarum22. 19

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Avicenne, Liber de philosophia prima sive scientia divina (Metaphysica), IX, 3, éd. S. Van Riet, Paris, 1980 (Avicenna Latinus). Voir V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 90-91. Pietro d’Abano, Conciliator, differentia 101, Venise, 1565, fol. 150A-D. Voir V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 84, n. 43. Avicenne, De anima, IV, 4, éd. S. Van Riet, Louvain, 1972 (Avicenna Latinus), vol. II, p. 65-66 : « Multotiens autem anima operatur in corpore alieno sicut in proprio, quemadmodum est opus oculi fascinantis et aestimationis operantis ; immo cum anima fuerit constans, nobilis, similis principiis, oboediet ei materia quae est in mundo et patietur ex ea, […] ut sanet infirmos et debilitet pravos et contingat privari naturas et permutari sibi elementa, ita ut quod non est ignis fiat ei ignis, et quod non est terra fiat ei terra, et pro voluntate eius contingant pluviae et fertilitas sicut contingit absorbitio a terra et mortalitas ». V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 65 : « The refusal of Avicenna’s theory of dator formarum as external agent of the production of life implies rejecting the notion of transitive imagination in distans » ; p. 85 : « L’ostilità espressa dal Conciliator nei confronti della tesi generale di Avicenna non può che accompagnarsi a un rifiuto altrettanto deciso del suo corollario – secondo una linea di opposizione comune e duratura tra gli aristotelici ».

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Il est nécessaire, souligne-t-elle, de créditer Pietro d’Abano d’un minimum de cohérence théorique pour comprendre son point de vue23. La notion de cohérence théorique  est proposée par Vittoria Perrone Compagni et elle lui sert de levier. Selon elle, deux attitudes de Pietro d’Abano à l’égard d’Avicenne seraient cohérentes. Ou bien Pietro d’Abano adopterait le modèle aristotélicien de l’action par contact et rapporterait l’efficacité des incantations au pouvoir de l’imagination de l’auditeur sur son propre corps, indépendamment de toute forme d’action à distance ; ce serait un mode de suggestion. Ou bien il suivrait Avicenne et attribuerait l’efficacité des formules au pouvoir de l’imagination du locuteur, un pouvoir qui s’exercerait à distance sur un corps extérieur24. Les deux propositions sont dites philosophiquement incompatibles : l’alternative est donc radicale. L’argumentation de Vittoria Perrone Compagni adopte ainsi pour point de départ ce qui constitue son point d’arrivée. Elle part d’une idée précise de ce que serait, pour un penseur scolastique, un système de pensée cohérent : mêler Aristote et Avicenne relèverait d’une incohérence conceptuelle25. Toute lecture intermédiaire, qui ferait valoir les aménagements de Pietro d’Abano à l’égard de ses sources, est rejetée en vertu de ce postulat. La notion de cohérence théorique permet de disqualifier tout ce qui ne rentre pas dans le système philosophique présupposé. Ce type d’argumentation pose d’emblée le problème des liens des auteurs médiévaux avec leurs sources. Le problème est accru dans la mesure où la notion de cohérence théorique est toujours délicate à manier. La cohérence interne d’une pensée varie-t-elle en fonction du contexte intellectuel dans lequel elle a été élaborée ? Suppose-t-elle une construction systématique ? Implique-t-elle un usage monolithique des sources ? Les textes philosophiques de la période scolastique laissent souvent apparaître un maniement assez

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V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 69, n. 13 : « Bisognerà infatti presupporre in Pietro d’Abano un minimo di coerenza teorica se si vuole risolvere l’impasse interpretativo segnalato da Paschetto ». Ibid., p. 68-69 : « Bisognerà chiedersi se l’interpretazione proposta da Pietro d’Abano si collega alla nozione di immaginazione intransitiva comune nei testi di medicina (le rappresentazioni psichiche producono modificazioni somatiche soggettive) o se invece accoglie la nozione di immaginazione transitiva o magica (le rappresentazioni psichiche possono proiettarsi all’esterno e modificare la realtà circostante esercitando un’azione extrasoggettiva). […] La riposta di Pietro d’Abano rispetto al problema particolare dovrà essere ricollocata all’interno della sua visione generale della causalità, accertando se il Conciliator si allinei alla concezione avicenniana della actio in distans (con tutti i suoi presupposti fisici e metafisici) o se invece mantenga fermo il principio fondante della fisica aristotelica dell’actio per contactum ». Ibid., p. 83 : « Le due opzioni non sono concettualmente compatibili, perché si originano da due visioni opposte della causalità ».

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souple des auteurs faisant autorité26. Une citation peut être partielle, l’utilisation d’une doctrine ne met pas nécessairement en jeu toute l’étendue d’un système de pensée ; une même autorité peut être employée dans des argumentations contradictoires. Il n’est donc pas incohérent que Pietro d’Abano ait tenté d’aménager un espace commun à Avicenne et Aristote, même si ces deux systèmes de pensée apparaissaient alors comme philosophiquement contradictoires  – ou plutôt précisément parce qu’ils l’étaient. On pourrait donner l’exemple de la position de Nicole Oresme à l’égard d’Aristote et d’Avicenne. Dans le De configuratione qualitatum, publié en 1356, Oresme étudie les causes des phénomènes prodigieux et il les interprète en fonction d’une doctrine originale, la doctrine des configurations des qualités. Avicenne est convoqué à propos de la fascination : l’idée que la faculté imaginative de l’âme exercerait un pouvoir, par l’intermédiaire du regard, sur un corps étranger et distant, est rapportée au fameux passage du De Anima. Oresme propose ensuite sa propre interprétation de la fascination : elle consiste à réintégrer la thèse contestée d’Avicenne dans un cadre aristotélicien. Des étapes intermédiaires sont intercalées pour combler la distance entre l’âme et le corps extérieur, la doctrine avicennienne est accommodée à la lumière des conceptions d’Aristote. La fascination est ainsi ramenée à une action par contact. Les autorités d’Aristote et d’Avicenne, loin d’être considérées comme radicalement incompatibles, sont finement utilisées par l’auteur pour élaborer sa propre interprétation27. La manière de procéder d’Oresme est un échantillon de technique scolastique, elle s’autorise à utiliser des systèmes de pensée contradictoires pour les aménager dans une interprétation rénovée et dynamique. Pietro d’Abano ne s’interdit pas ce type d’aménagements. Quelle est sa position exacte à l’égard de la doctrine d’Avicenne sur le pouvoir de l’âme en dehors du corps ? Fait-il appel au De Anima pour expliquer l’efficacité thérapeutique 26

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À propos du rapport aux autorités dans les textes philosophiques des xiiie-xive siècles, Alain Boureau parle ainsi de « subversion de la tradition », une subversion qu’il situe « par rapport au canon de la tradition chrétienne, mais aussi par rapport à Aristote » et qui s’accomplirait « de façon cachée ou indirecte » : A. Boureau, « Peut-on parler d’auteurs scolastiques ? », dans Auctor et Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale. Actes du colloque de SaintQuentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), éd. M. Zimmermann, Paris, 2001, p. 266-279, not. p. 270. Dans le même volume, l’article de Gilbert Dahan propose des éléments de réflexion sur les limites de la notion d’auctoritas dans un autre corpus, celui de l’exégèse chrétienne de la Bible en Occident : G. Dahan, « Innovation et tradition dans l’exégèse chrétienne de la Bible en Occident (xiie-xive siècle) », p. 255-266. Sur la dialectique entre auctoritas, veritas et expositio dans les commentaires médicaux de la même période, voir C.  Crisciani, « History, Novelty and Progress in Scholastic Medicine », Osiris, 6 (1990), p. 118-139. Nicole Oresme, De configuratione qualitatum, II, 38, éd. M. Clagett, Madison, 1968, p. 384-386. Sur ce texte, voir B. Delaurenti, « La fascination et l’action à distance : questions médiévales (1230-1370) », Médiévales, 50, printemps 2006, p. 137-154, en part. p. 150-152.

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des incantations ? Pour répondre à ces interrogations, il faut revenir aux textes. Pietro d’Abano témoigne parfois d’une certaine défiance vis-à-vis de la doctrine avicennienne. Dans la differentia 135 du Conciliator, il accompagne la référence au De Anima de la remarque suivante : Ce qui a peut-être amené ‹ Avicenne › à parler de manière aussi superstitieuse en philosophie, ‹ discipline › qui assigne à toute chose sa propre cause, c’est qu’il a confiance dans les incantations et les fascinations, qui sont supposées provenir des pouvoirs de l’âme d’après ceux qui les défendent28.

Un commentaire aussi direct sur Avicenne est à la fois rare et précieux. Comment l’interpréter ? Vittoria Perrone Compagni qualifie le ton de Pietro d’Abano de « durissimo29 ». La tournure de la phrase est pourtant ambigüe et la gêne de l’auteur est manifeste. La désapprobation est sensible, mais l’expression laisse aussi penser qu’il s’agit pour le médecin de trouver à la doctrine avicennienne des circonstances atténuantes. Pietro d’Abano insiste sur le fait qu’Avicenne rapporte l’incantation et la fascination au pouvoir de l’âme. C’est apparemment ce point qui l’intéresse, au-delà des réserves exprimées. On ne rencontre pas toujours la même distance envers Avicenne dans le Conciliator. La doctrine du pouvoir de l’âme en dehors du corps n’est pas mentionnée explicitement dans la differentia 156, mais elle est présente en filigrane lorsque l’auteur rapporte l’efficacité des incantations au rôle de « celui qui prononce les incantations avec émotion, quand son âme aura été si élevée qu’elle pourra dominer la matière de ce monde et la transformer par la force de l’Intelligence soumise à sa volonté30 ». Pour décrire le rôle de l’âme du locuteur dans la réalisation de l’effet, Pietro d’Abano utilise des mots très proches de ceux d’Avicenne. On lit en effet dans le De Anima que « lorsque l’âme est droite et noble, semblable aux principes, la matière qui est dans le monde lui obéit et lui est assujetti31 ». Pietro d’Abano ne mentionne pas le nom d’Avicenne, mais il s’approprie cet élément central de sa doctrine psychologique.

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Pietro d’Abano, differentia 135, Venise, 1565, fol. 192aD-F : « Quod autem ipsum movit fortassis ita superstitiose in philosophia narrare, cuius est causam omnium propriam assignare, est quia acquievit incantationibus et fascinationibus, quae ponuntur ab earum defensoribus provenire ex virtutibus animae praetactae ». Cité par V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 84, n. 41. Ibid., p. 83-84. Pietro d’Abano, differentia 156, § 24, p. 82 : « […] ex parte incantantis affectuosi, cum eius fuerit anima in tantum elata ut materie possit huic dominari mundane, ipsamque vigore intelligentie suscepto ad nutum transmutare ». Avicenne, De anima, IV, 4, p. 65-66 : « Cum anima fuerit constans, nobilis, similis principiis, oboediet ei materia quae est in mundo et patietur ex ea ».

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En d’autres lieux, Pietro d’Abano n’hésite pas à nommer sa source. Dans son commentaire aux Problemata pseudo-aristotéliciens, il se réfère explicitement et sans la moindre réticence  au De Anima d’Avicenne32. La section VII des Problèmes porte sur la notion de compassion (compassio). Le terme compassio, traduit du grec sympatheia, désigne l’imitation involontaire du comportement d’autrui, comme par exemple dans le cas du bâillement. La notion ouvre un questionnement sur la possibilité pour un homme d’en influencer un autre, à distance et involontairement33. On retrouve la problématique qui était au cœur de la differentia 156, celle de l’action à distance et du pouvoir de l’imagination. C’est à ce propos que Pietro d’Abano mentionne la doctrine du pouvoir de l’âme en dehors du corps : Il faut noter qu’à propos de cette compassion et impression de l’imagination qui est causée par l’âme dans une autre personne, Avicenne dit de grandes choses dans sa philosophie et surtout dans la quatrième partie de la sixième partie du [traité] Des choses naturelles, et Algazel son collègue dans la sienne. Ces hommes disent en effet que ‘lorsque l’âme a été constante, noble, semblable aux principes, elle opère souvent dans un corps étranger comme dans le sien’, par le fait que la matière du monde lui obéit ‘à tel point qu’elle détruit l’esprit par la pensée et qu’elle tue un homme’, comme dans le cas de l’œil de celui qui fascine, et qu’elle produit une image mentale34.

Le ton de ce passage est très différent de la méfiance affichée dans la differentia 135. Avicenne est loué et manifestement approuvé. Pietro d’Abano prolonge même la citation avicennienne par une précision : l’âme agirait par l’émission d’une forme intellective propre. Le phénomène de fascination reposerait sur la transmission de cette image mentale (estimatio). La théorie

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Dans la VIIe section de l’Expositio problematum, Pietro d’Abano se réfère à quatre reprises, explicitement ou sans le nommer, au De Anima, IV, 4 d’Avicenne : en VII, 2, l. 80-84 ; VII, 5, l. 21-22 ; VII, 6, l. 94 ; VII, 8, l. 33. Les mentions des problèmes 2 et 5 concernent spécifiquement la doctrine du pouvoir de l’âme en dehors du corps. Cfr Pietro d’Abano, Expositio Problematum, VII, éd. B. Delaurenti, Leuven, à paraître. Voir B. Delaurenti, « La compassion selon Pietro d’Abano : passion sympathique et action à distance ». dans Philosophy between Text and Tradition. Petrus de Abano and the Reception of Aristotle’s Problemata in the Middle Ages, éd. P. De Leemans, M. Hoenen, Leuven, à paraître ; ainsi que Ead., « Jalons pour une histoire médiévale de la compassio. Controverses philosophiques et médicales sur la contagion dans les commentaires aux Problèmes d’Aristote au xive siècle », Recherches de théologie et philosophie médiévales, 79 (2012), p. 149-194. Pietro d’Abano, Expositio problematum, VII, 2, éd. B. Delaurenti, l. 79-86 : « Notandum quod de huiusmodi compassione et impressione in alterum ab anima causatiua ymaginationis, grandia loquitur Auicenna in sua philosophia et maxime in 4° sexti Naturalium et Algazel eius collega in sua. Dicunt enim hii uiri quod ‘quando anima fuerit constans, nobilis, similis principiis, multotiens operatur in corpore alieno sicut in proprio’, eo quod materia mundi sibi obediat ‘taliter ut destruat spiritum estimatione et hominem interficiat’, sicut est oculus fascinantis, et estimationem operatur ».

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cognitive d’Avicenne est ainsi reformulée par le commentateur, qui se l’approprie. Le même texte d’Avicenne est évoqué une seconde fois par Pietro d’Abano dans cette section de l’Expositio, à propos de la contagion du bâillement. Ce phénomène, analyse Pietro, s’explique « parce que les âmes ‹ des hommes sont fortes et qu’elles émettent des impressions non seulement dans leur propre corps, mais aussi dans ceux des autres, comme cela est dit dans le deuxième problème35 ». Le renvoi concerne le passage qui vient d’être cité ; l’allusion à la doctrine d’Avicenne est transparente. Pietro d’Abano mentionne donc la doctrine d’Avicenne sur le pouvoir de l’âme en dehors du corps à plusieurs reprises et sans réticences. Il n’hésite pas à la reprendre à son compte dans son argumentation. Sans doute affichet-il une certaine prudence vis-à-vis de cette autorité, une prudence que l’on ressent dans la tournure ambigüe et mesurée de certaines formulations. Mais les passages cités témoignent aussi d’une tentative d’opérer un syncrétisme aristotélico-avicennien, une option que Vittoria Perrone Compagni tient pour conceptuellement impossible. Pietro d’Abano utilise la philosophie avicennienne à sa manière, selon un mode d’emploi qui met en évidence la souplesse et l’ouverture de sa réflexion sur les incantations. Suggestion et action à distance La question posée par le rapport de Pietro d’Abano à Avicenne va audelà du problème des sources et de leur mode d’emploi, elle concerne la définition même de l’action à distance36. La pertinence de cette notion est mise en doute par Vittoria Perrone Compagni quand il s’agit de décrire l’efficacité des incantations thérapeutiques et leur fondement causal. Son interprétation suggère au contraire que la precantatio de Pietro d’Abano ne serait pas véritablement une action à distance. Le médecin Pietro d’Abano place la confiance, confidentia, au cœur de l’efficacité thérapeutique de l’incantation. Le terme désigne à la fois l’espoir 35

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Pietro d’Abano, Expositio problematum, VII, 5, l. 20-21 : « […] quia eorum anime sunt fortes, imprimentes non solum in sua corpora, sed in alia, sicut dictum est in 2° problemate ». Pour une mise en perspective de la question de l’action à distance depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne, voir B. P. Copenhaver, « A Tale of Two Fishes : Magical Objects in Natural History from Antiquity through the Scientific Revolution », Journal of the History of Ideas, 52 (1991), p. 373-398, ainsi que F. J. Kovach, « The Enduring Question of Action at Distance in saint Albert the Great », dans Albert the Great. Commemorative Essays, éd. F. J. Kovach, R. Shahan, Norman, 1980, p. 161-235, not. p. 161-171. Sur la problématique de l’action à distance dans les débats médiévaux, voir B. Delaurenti, « La fascination et l’action à distance » ; N. Weill-Parot, « Pouvoirs lointains de l’âme et des corps: éléments de réflexion sur l’action à distance entre philosophie et magie entre Moyen Âge et Renaissance », La Sguardo, rivista di filosofia, 10/III (2012), p. 85-98.

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du malade, espoir de guérir et confiance en l’avenir, et le sentiment d’abandon et d’admiration qu’il éprouve envers son médecin. L’incantation aurait pour objectif de faire naître et d’accompagner ces deux formes de confiance. Pietro d’Abano réserve un traitement particulier à cet argument dans la differentia 156. Il le développe une première fois en oppositum, il y revient à deux reprises dans le primum et une fois encore dans le tertium37. La differentia 135 du Conciliator porte en outre exclusivement sur cette question. La place privilégiée de la confidentia conduit Vittoria Perrone Compagni à considérer cet argument comme la véritable, l’unique solution de Pietro d’Abano38. Le pouvoir de l’âme sur le corps propre représente-t-il pour Pietro d’Abano la seule cause du pouvoir des incantations ? Cette proposition doit être maniée avec précaution. D’un point de vue général, Pietro d’Abano envisage d’autres causes au pouvoir incantatoire. Il oppose la cause interne, l’âme humaine, aux causes externes, à savoir Dieu, les anges, les démons et les astres. Chacune de ces causes fait l’objet d’une discussion complexe : on a vu à quel point la rhétorique de Pietro d’Abano exploite le doute et l’ambigüité. Que l’intervention des démons, ou celle des astres, soit totalement éliminée au cours de la discussion n’a rien d’évident. Mais Vittoria Perrone Compagni se fonde sur les non-dits de Pietro d’Abano pour conforter son interprétation, comme je l’ai montré à propos des démons. Sur le pouvoir de l’âme précisément, la position de Pietro d’Abano est plus élaborée que ce qu’en dit Vittoria Perrone Compagni. En effet, la confiance du malade n’est pas le seul argument en jeu pour illustrer le pouvoir de l’âme. Pietro d’Abano envisage aussi la force d’âme du locuteur : En ce qui concerne la première ‹ cause ›, cela peut arriver de deux façons. Soit grâce à celui qui prononce les incantations avec empathie, quand son âme aura été si élevée qu’elle pourra dominer la matière de ce monde et la transformer par la force de l’Intelligence soumise à sa volonté. Soit grâce à celui qui reçoit l’incantation, ‹ qui est › profondément confiant, comme lorsque quelqu’un se sent très soutenu par la force de la faculté estimative. Et c’est un mode que le Péripatéticien accorde, ‹ voir › la differentia 135 : l’une et l’autre de ces deux

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Pietro d’Abano, differentia 156, § 7, 9, 11 et 24. Voir V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 71-72, à propos de l’argument de la confiance du malade : « Pietro d’Abano sembra voler anticipare la soluzione della controversia sul tema della praecantatio : in via primaria la terapia incantatoria deve il suo successo alla capacità di alterazione soggettiva (intransitiva) delle immagini mentali dell’infermo ». Voir aussi p. 92, à propos de la réfutation finale des objections : « Il rifiuto di tutte le ipotesi che fanno ricorso a una causalità esterna ci riconduce dunque alla causalità interna e, più precisamente, alla soluzione ‘aristotelica’ prospettata nella differentia 135 – la potenza trasmutativa soggettiva delle passioni, che è in grado di indurre consistenti alterazioni psicosomatiche ».

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‹ possibilités › y sont suffisamment exposées, et la présente differentia repose principalement sur ce point39.

Commentant ce passage, Vittoria Perrone Compagni insiste sur l’importance de l’auditeur et minimise celle du locuteur, qu’elle qualifie de second rôle (comprimario). Le locuteur, dit-elle, n’est qu’un provocateur de passion. Le ressort de l’action est situé du côté de l’auditeur, le malade, qui est désigné comme le seul véritable protagoniste (protagonista assoluto) de l’action thérapeutique40. Pourtant, cette interprétation ne correspond pas aux écrits de Pietro d’Abano. Le texte qui vient d’être cité présente de manière symétrique les deux parties, celle qui énonce et celle qui écoute. Il n’en privilégie aucune, il n’en exclut aucune. Si pouvoir de l’âme il y a, ce pouvoir est double. Il implique une interaction entre un locuteur, qui énonce la formule avec conviction, et un auditeur, qui la reçoit avec confiance. Il est donc excessif et inexact de considérer l’argument de la confiance ressentie par le malade comme l’unique solution de Pietro d’Abano. L’idée d’un pouvoir de l’âme joue sur deux tableaux à la fois, le malade certes, mais aussi la force d’âme du médecin luimême. La lecture sélective que fait Vittoria Perrone Compagni en faveur du malade n’est pas anodine. Elle est guidée par la volonté de servir une thèse, celle de l’action par contact, et de défendre une cause, celle d’Aristote. Elle altère ainsi le statut de la parole performative mettant aux prises un locuteur et un auditeur, deux protagonistes qui concourent l’un et l’autre à la réalisation de l’effet, à distance et sans contact. Dans l’interprétation de Vittoria Perrone Compagni, cette interaction discursive est réduite à un phénomène d’autosuggestion dont le locuteur est presque totalement écarté41. Seul demeure le malade qui pratique l’automédication ; l’acte de parole est limité 39

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Pietro d’Abano, differentia 156, § 24, p. 82 : « Siquidem primum, id dupliciter contingit. Aut ex parte incantantis affectuosi, cum eius fuerit anima in tantum elata ut materie possit huic dominari mundane, ipsamque vigore intelligentie suscepto ad nutum transmutare. Vel ex parte incantati, quamplurimum confisi, ut ex vigore siquis iuvatur estimationis non parum. Et hunc quidem modum Peripateticus etiam concedit, differentia 135. Quorum utrumque sufficienter expositam, differentiaque huius hoc enim fulcitur maxime illa ». V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 73 : « Nel complesso rapporto tra terapeuta-incantatore bene persuasus e malato quamplurimum confisus il primo svolge il ruolo di un comprimario, piuttosto che quello di protagonista assoluto. Egli è un ‘suscitatore di passioni’ : la sua abilità retorica e la sua capacità di suggestione […] hanno il compito di risvegliare l’attività dell’immaginazione del paziente ». C’est également l’interprétation que propose Graziella Federici Vescovini, mais sans l’argumenter : G. Federici Vescovini, Le Moyen Âge magique. La magie entre religion et science aux XIIIe et XIVe siècles, Paris, 2011, p. 333 (trad. française de Medioevo magico, La magia tra religione e scienza nei secoli XIII-XIV, Turin, 2008) : « Selon Pietro d’Abano, l’efficacité des mots du médecin ne dépend pas de la capacité incantatoire de l’opérateur, mais seulement d’un élément psychologique et physique comme la confiance du malade (principe psychosomatique) ».

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aux effets qu’il induit dans le corps propre. Cette lecture suppose en outre que le malade soit toujours conscient : elle se heurte au cas-limite de l’incantation agissant sur un dormeur. Le malade endormi Le cas du malade endormi est évoqué dans la differentia 156 parmi les arguments favorables au pouvoir des incantations. Pietro d’Abano fait un portrait comparé du locuteur et de l’auditeur, de l’enchanteur et de l’enchanté. D’un côté, dit-il, « l’enchanteur doit être astucieux, plein de confiance et d’empathie, d’une âme courageuse et impressionnante ». De l’autre côté, « l’enchanté doit être plein de désir et d’espoir et disposé à tout, pour que l’action intervienne dans une matière préparée ». Vient alors une précision sur le rôle de la disposition du malade et sur les modes d’altération de son corps, à partir d’une citation d’Aristote. C’est là qu’apparaît la figure du malade endormi, récepteur passif de la formule efficace : L’incantation […] n’agit efficacement que lorsque ces conditions sont réunies, puisque « l’acte des agents se porte dans un être passif et susceptible d’être prédisposé »42. Et donc ‹ l’incantation › transmue et altère ce qui est le plus modifiable, comme la vertu animale, et surtout pendant le sommeil lorsque cessent les mouvements corporels résiduels ; cette ‹ incantation › s’applique principalement aux contraires. Ensuite, ‹ elle altère › la vertu vitale, et enfin la vertu naturelle en tant qu’elle est plus matérielle que les autres43.

La formulation de Pietro d’Abano comporte une certaine indétermination, puisque trois sujets successifs ne sont pas exprimés. Quelle puissance altère la vertu animale du dormeur ? Quelle puissance modifie ensuite la vertu vitale, puis la vertu naturelle ? Une solution se présente immédiatement : le sujet sous-entendu serait le même dans tous les cas, il s’agirait du sujet exprimé dans la phrase précédente, incantatio. Cette solution est la plus logique d’un point de vue grammatical. Elle correspond en outre à la lecture qui a été faite de ce passage par Pierre Franchon de Zélande en 1494, un siècle 42

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Aristote, De anima, II, 2, 414a11-2, dans Thomas d’Aquin, In Aristoteles librum de anima commentarium, III, 10, éd. F. Angeli, M. Pirotta, Turin, 1959, p. 69, l. 11-12 : « Videtur enim in patiente et disposito activorum inesse actio » ; Auctoritates Aristotelis, éd. J. Hamesse, LouvainParis, 1973, p. 179 n° 55 : « Actus activorum sunt in patiente praedisposito ». Pietro d’Abano, 156, § 11, p. 72 : « Amplius precantator debet esse astutus, credulus, affectuosus, anime fortis impressive ; incantandus vero avidus, sperans quam maxime ac dispositus omnimode, ut actio concidat in materiam preparatam, differentia 135a. Et merito quia, cum incantatio sit quid tamquam intentionale, non agit efficaciter nisi interveniant predicta, cum ‘actus agentium sit in passum et susceptivum predispositum’. Et ideo ‹ precantatio › pertransmutat et alterat quod est maxime permutabile ceu virtutem animalem, et maxime somniis cum motus reliqui tunc cessent corporei ; ea enim precipue in opposita valet. Deinde vitalem, ac demum naturalem tamquam materialiorem reliquis ».

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et demi après Pietro d’Abano : dans sa paraphrase de la differentia 156, celui-ci remplace les sujets sous-entendus par precantatio44. Ce choix de lecture retentit sur l’interprétation : faire de l’incantation le sujet de l’action décrite revient à établir une relation entre l’incantation et le dormeur. Le processus est le suivant : d’abord, la formule altère la vertu animale et, dans le cas du dormeur, elle le fait en agissant sur ce qui lui est opposé (in opposita valet), c’est-à-dire selon le principe aristotélicien de l’action des contraires45. Puis, dans un second temps, elle altère les vertus vitale et naturelle. L’incantation peut donc guérir le malade même pendant son sommeil. La figure du malade endormi constitue un cas limite pour le raisonnement. Vittoria Perrone Compagni propose une autre lecture du passage. Les sujets sous-entendus sont rendus de trois manières différentes, ce qui rend la compréhension linéaire du texte assez acrobatique : c’est l’action (actio) qui altère la vertu animale, mais c’est la vertu animale (virtus animalis) qui agit ensuite sur les contraires, et c’est l’action (actio) qui altère pour finir les vertus vitale et naturelle. La mention du malade endormi est placée entre parenthèses : elle est ainsi écartée du raisonnement dans lequel elle serait apparue comme un grain de sable dans le rouage46. Le texte remodelé proposerait une réflexion sur les modes d’action et d’altération des vertus animale, vitale et naturelle qui interviennent en l’homme, sans rapport direct avec la question du dormeur. 44

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Voir B. Delaurenti, « Variations sur le pouvoir des incantations. Le traité ‘Ex Conciliatore in medicinis dictus Petrus Albano’ de Pierre Franchon de Zélande », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 74 (2007), p. 224 : « Precantatio uero alterat et mutat quod est maxime permutabile ut spiritus cordis et virtutem animalem, virtutem etiam vitalem et ultimo virtutem naturalem tamquam ‹ materialiorem › (meliorem cod.) aliis virtutibus ». Le principe de contrariété, d’origine aristotélicienne, est régulièrement utilisé en théologie dans l’étude des passions de l’âme. Thomas d’Aquin, par exemple, y fait allusion sans renvoyer à un passage précis de l’œuvre d’Aristote : Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia IIae, q. 35, dans Opera omnia, t. 11 (je remercie Pauline Labey de m’avoir communiqué cette référence). Selon Vittoria Perrone Compagni (« La differenza 156 del Conciliator », p. 98, n. 82), l’expression de Pietro d’Abano, « in opposita valet », serait tirée du De interpretatione d’Aristote. Néanmoins, la référence demeure implicite et la citation, si c’en est une, n’est pas littérale : cfr Aristote, De interpretatione, II, 13, 23a4, éd. G. Verbeke, Paris, 1965 (Aristoteles Latinus), p. 58 : « Quedam tamen possunt et eorum que secundum irrationales potentias simul opposita suscipere ». V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 98 : « E a ragione, perché l’incantazione, che è une qualcosa di mentale, non agisce efficacemente se non sono presenti tutte queste condizioni, dal momento che ‘l’atto dei princìpi agenti si realizza in un soggetto passivo e ricettivo dell’azione, il quale sia a essa prediposto’ ; e così l’a z io n e modifica e altera un soggetto che è al massimo grado trasmutabile (e particolarmente a opera dei sogni, quando gli altri movimenti del corpo sono inattivi), vale a dire la virtù animale : infatti soprattutto l a v i r t ù a n i m a l e ‘ha la possibilità di venire determinata in modi contrapposti’. Successivamente l’a z io n e modifica la virtù vitale e infine quella naturale, in quanto maggiormente materiale rispetto alle altre ».

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L’interprétation de Vittoria Perrone Compagni conduit ainsi à évacuer le thème du malade endormi, qui est en désaccord avec le modèle standard du malade bien disposé, bien réceptif et travaillant activement à sa guérison. Elle inscrit le discours de Pietro d’Abano dans un schéma strictement aristotélicien : la guérison résulterait du mouvement interne de l’âme du malade sur son propre corps, le pouvoir de l’âme du locuteur sur un corps extérieur ne serait pas en cause. C’est une manière de ramener l’incantation au rang d’un prétexte et d’évacuer la problématique de l’action à distance47. Cette vision discutable de la differentia 156 n’est que le résultat d’un lissage des positions de Pietro d’Abano, d’un gommage des scories gênant la lecture, d’une mise entre parenthèses des aspérités du texte. Il me paraît indispensable, au contraire, de restituer à l’auteur de la differentia 156 sa part d’ombre et d’hésitation. Oui, la suggestion, la confiance du malade, le pouvoir qu’il exerce sur son propre corps par son imagination représentent pour Pietro d’Abano une part importante de l’efficacité des incantations. Mais sa conception de la virtus verborum ne se limite pas à cela. Le dormeur a sa place dans le raisonnement aux côtés de l’auditeur attentif ; il incarne un second mode de réception de l’incantation. Et sur l’autre versant de l’acte de parole, le locuteur aussi a un rôle à jouer. La formule d’incantation est pensée comme la mise en relation de deux êtres vivants, sur un mode actif ou passif, sans qu’il y ait contact entre les deux parties. L’autosuggestion n’est qu’un maillon de cette chaîne d’influence. C’est l’interaction de deux hommes, de deux âmes, qui intéresse le médecin. Il s’agit bien d’action à distance : c’est pour expliquer ce concept que Pietro d’Abano mêle les positions d’Aristote et celles d’Avicenne. Mise en système ou mise en doute La méthodologie de Vittoria Perrone Compagni s’est révélée à travers une suite de propositions élaborées sans égards pour le contexte intellectuel de la differentia 156, ni pour les manières de raisonner propres à Pietro d’Abano. Elle apporte un éclairage rétrospectif à la pensée de Pietro d’Abano sans la considérer en elle-même, en fonction de critères anachroniques : ainsi, quand elle se réfère au traité sur les incantations rédigé par Pietro Pomponazzi dans la deuxième décennie du xvie siècle. Le traité de Pietro Pomponazzi rapporte la puissance des incantations aux pouvoirs de l’âme et de l’imagination ; il a eu peu d’audience lors de sa 47

Ibid., p. 73 : « Il processo di guarigione non dipende dall’azione transitiva dell’immaginazione vigorosa del praecantator avicenniano, che imprimerebbe la forma della salute nel corpo del malato agendo in distans ; si realizza invece all’interno del paziente attraverso la complessa relazione che lega le facoltà dell’anima al corpo di cui è forma ».

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parution, mais il a connu un certain succès posthume. Or Vittoria Perrone Compagni utilise les idées de Pietro Pomponazzi comme étalon pour mesurer celles de Pietro d’Abano48. Ce n’est qu’un détail, mais il est significatif : il suppose un changement de point de vue réalisé sans précautions. Vittoria Perrone Compagni recherche dans la differentia 156 une autre logique que celle du texte lui-même, elle crédite Pietro d’Abano d’une cohérence qui ne vient pas de lui. Sa lecture est construite dans le but de soutenir une thèse : la differentia 156 serait l’œuvre d’un aristotélicien intransigeant, elle prônerait une conception des incantations réduite à une forme d’influence de l’âme sur le corps propre. Elle représenterait un système philosophiquement clos. La differentia 156 résiste à une telle analyse. La place faite au démon ou au dormeur, le statut des exemples, la relation à Avicenne révèlent une réflexion assez librement conduite, menée dans un but d’intégration et d’ouverture. Intégration, parce que la differentia 156 confronte au sein de la tradition scolastique les arguments les plus divers, en intégrant différents niveaux de causalité pour élaborer une solution. Ouverture, parce que la rhétorique rédactionnelle de l’auteur, son usage du paradoxe et de l’ellipse ne permettent pas de déterminer fermement ce qu’il pense. Pietro d’Abano écrit sans refermer les portes qu’il a ouvertes. Aucune cause n’est exclue de manière formelle ; tout est affaire de nuances. L’ambigüité et le doute sont au cœur de son mode d’écriture et de pensée. L’entreprise de Pietro d’Abano n’en demeure pas moins rationnelle et, d’une certaine manière, cohérente. Mais cette cohérence ne s’exprime pas à travers un système philosophiquement homogène. La differentia 156 accueille et intègre plusieurs niveaux d’explication d’un même phénomène. L’articulation de ces niveaux est peu explicite ; elle se caractérise a minima par une certaine souplesse. La même conception feuilletée de la causalité se trouve chez Roger Bacon, elle caractérise plus généralement les auteurs qui envisagent, au xiiie et au xive siècle, les causes du pouvoir des mots. Il ne faudrait pas pour autant qualifier Pietro d’Abano de relativiste. La recherche des causes n’est pas pour lui une opération vaine. L’intégration de différents niveaux de causes n’empêche pas que sa réflexion sur les mots soit orientée en fonction d’une préoccupation plus vaste, qui concerne la nature et les frontières du naturel. La polarisation naturaliste de la differentia 156 et plus généralement des écrits scolastiques qui concernent la virtus verborum permet de considérer ces controverses comme autre chose qu’une simple réflexion sur la causalité. La nature demeure toujours à l’horizon.

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Voir notamment ibid., p. 70, n. 17 et p. 77, n. 29.

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Garder le cap du naturel Il reste à déterminer ce que l’on entend par ‘naturalisme’ lorsque l’on parle du Moyen Âge. Dans cette optique, il faut commencer par marquer une distance avec l’usage moderne et actuel de la notion. Le naturalisme désigne aujourd’hui une conception scientifique, philosophique ou littéraire selon laquelle rien n’existe en dehors de la nature49. Comme l’indique Vittoria Perrone Compagni, cette conception exclut l’intervention ici-bas d’une entité supérieure dotée d’un intellect et d’une volonté propre. Professer une philosophie naturaliste à l’époque moderne reviendrait à nier l’action de Dieu, des anges et des démons sur le monde terrestre50. Le « spectre naturaliste » – pour reprendre les mots de Jacob Schmutz – « hante la tradition scolastique moderne, réduisant le concours de Dieu à une influence générale, simple bonté paternelle qui accompagne les agissements de la création51 ». On ne rencontre pas de positionnement comparable dans l’Occident médiéval. L’aristotélisme chrétien réserve à Dieu la possibilité d’intervenir à tout moment dans l’univers en tant que premier principe de l’action naturelle. Toutefois cette conception n’est pas en contradiction avec l’idée « d’une efficience propre et autonome » des causes secondes dans l’univers52. Cela apparaît de façon manifeste dans les débats contemporains sur la causalité des sacrements : les interrogations des théologiens concernent surtout les modalités de coopération entre cause première et causes secondes53. Les discussions philosophiques et médicales sur la virtus verborum s’inscrivent dans une même conception de la causalité, mais les problèmes sont posés d’une manière différente. Le rapport de l’homme à Dieu est central dans la théologie des sacrements ; il n’est pas questionné à propos des incantations car l’interrogation porte directement sur les causes secondes. Ce changement de focale place la natura, son étendue et ses limites au cœur de la problématique. Dans le monde latin, la rencontre du christianisme et de la philosophie aristotélicienne a créé les conditions d’une réflexion renouvelée sur le monde naturel. Le naturalisme chrétien s’épanouit sous une 49

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Cfr O. Boulnois, « Naturalisme », dans Dictionnaire Critique de Théologie, éd. J.-Y. Lacoste, rééd. P. Beauchamp, Paris, 2002, p. 786-787. V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 68 : « ‘Naturalizzare’ significa infatti concepire la catena causale come un complesso ordinato, regolato da leggi eterne e immutabili, dal quale è per definizione escluso l’intervento di enti superiori, dotati di intelletto e volontà personali e perciò capaci di agire particulariter. Significa, in altre parole, negare […] l’azione di Dio, di angeli e di dèmoni sui singolari così come la concepisce la dottrina cristiana ». J. Schmutz, « La doctrine médiévale des causes et la théologie de la nature pure (xiiie-xviie siècles) », Revue thomiste 101/1-2 (2001), p. 217-264, citation p. 263. Ibid., p. 222. Voir I. Rosier-Catach, La parole efficace.

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forme non exclusive, comme une tentative de saisir l’enchainement naturel des causes de la manière la plus rationnelle possible. Pietro d’Abano est représentatif de ce mode de raisonnement : sa démonstration fait une place aux causalités divine, angélique et démoniaque, tout en les plaçant délibérément à l’écart, à l’arrière-plan d’une réflexion philosophique polarisée sur les causes physiques, physiologiques et psychologiques d’un phénomène. Le naturalisme médiéval n’a donc pas le sens étroit que prend la notion à l’époque moderne. Évaluer l’un à partir de l’autre n’aurait pas d’intérêt, et les remarques citées plus haut de Vittoria Perrone Compagni sur le sens moderne de ‘naturalizzare’ ont peu de pertinence pour comprendre les conceptions médiévales54. On rencontre des formes comparables de naturalisme dans d’autres corpus contemporains. Christophe Grellard a montré que les conceptions médiévales du rêve se sont déployées à partir du xiiie siècle dans un cadre naturaliste, en se dépouillant des traditions biblique et patristique qui envisageaient le rêve comme une forme de divination. Cette « réduction naturaliste », dit-il, a permis l’élaboration d’une « approche psychophysiologique » du rêve55. La naturalisation du rêve décrite par Christophe Grellard va de pair avec une nouvelle vision du monde : Dieu n’en est pas exclu, mais l’univers se recentre sur une natura qui comprend les hommes et les astres. D’une manière comparable, les discussions médiévales sur la virtus verborum s’élaborent en creusant l’écart avec l’interprétation théologique dominante, celle du pacte avec les démons. Peut-on encore préciser le champ du naturalisme dans la pensée médiévale ? L’entreprise a ses limites : il est difficile d’évaluer jusqu’où va la nature pour les auteurs médiévaux, tant les positions exprimées sont hétérogènes. Les conceptions scolastiques de la natura sont équivoques et les débat naissent précisément par le jeu de ces ambivalences. J’ai montré en d’autres lieux que les auteurs qui discutaient des causes de la virtus verborum partageaient a minima une même méfiance à l’égard des démons56. Les fluctuations de sens autour de la natura se combinent ainsi avec une orientation commune. Les débats sur le pouvoir des incantations sont polarisés par la volonté de réduire l’intervention démoniaque et de parler indépendamment du rapport à Dieu et au diable. Le naturalisme qui s’exprime dans ces controverses a pour fonction, autant qu’il est possible, de tenir à distance le démon.

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V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator », p. 68, cité n. 46. C. Grellard « La réception médiévale du De somno et vigilia. Approche anthropologique et épistémologique du rêve, d’Albert le Grand à Jean Buridan », dans Les Parva Naturalia d’Aristote. Fortune antique et médiévale, éd. C. Grellard, P.-M. Morel, Paris, 2010, p. 221-237. B. Delaurenti, La Puissance des mots, en particulier p. 511-516.

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La notion de virtus verborum est indissociable de ce naturalisme tempéré. L’expression bénéficie dans les textes d’une sorte de neutralité. Elle est utilisée dans un sens extrêmement large, bornée seulement par l’absence d’intervention du démon. Elle fait en quelque sorte l’objet d’une définition négative : elle connote les formules qui agissent selon une efficacité qui n’est pas démoniaque. À aucun moment, la virtus verborum ne désigne un pouvoir d’ordre démoniaque : même les auteurs les plus réticents à l’idée d’un pouvoir naturel des mots ne l’emploient pas dans ce sens. Guillaume d’Auvergne, par exemple, considère que les verba prononcés par les magiciens n’ont aucune virtus, si ce n’est celle qui leur vient de leur vénération pour les démons. Pour l’évêque de Paris, le pouvoir des incantations est un pouvoir uniquement démoniaque qui n’a rien de commun avec une supposée virtus verborum57. Guillaume d’Auvergne conteste donc l’existence de la virtus verborum ; il réserve néanmoins l’expression à une efficience non-démoniaque. D’une manière comparable, Thomas d’Aquin condamne les incantationes et precantationes adressées aux démons, mais il n’utilise pas l’expression virtus verborum à leur propos58. Même chez ses détracteurs, la virtus verborum continue de désigner un pouvoir ‘naturel’, avec toute l’indétermination que véhicule cet adjectif. L’expression apparaît ainsi comme une notion abstraite, une création du débat doctrinal. Elle désigne, de la manière la plus large possible, toute forme de pouvoir qui est rattaché aux mots et qui est compris comme un pouvoir nondémoniaque. Je finis en ajoutant quelques mots sur la parenthèse naturaliste. J’ai appliqué aux débats médiévaux sur la virtus verborum cette formulation, « parenthèse », dans la mesure où ces débats se sont déployés dans un contexte de forte préoccupation démonologique. L’idée d’une parenthèse à la fois doctrinale et chronologique correspond précisément, à mon sens, à ces controverses qui se situent à la fois dans les marges des problématiques d’une société et au cœur de celles-ci. La métaphore ne doit pas pour autant être prise de façon raide et absolue. Le petit nombre d’auteurs, le peu de place que tient la question des incantations dans leur œuvre suppose une certaine discontinuité de la parenthèse naturaliste. Elle désigne un positionnement plus personnel que sociétal : la parenthèse s’ouvre, se referme et se déplace. Elle correspond, pour chacun des auteurs qui en sont les protagonistes, à un moment de neutralisation des tensions pendant lequel le raisonnement sur la nature est dégagé des pôles du surnaturel. La virtus verborum, née de cette tentation naturaliste, incarnerait le désir d’interpréter la puissance des mots comme une force naturelle dans un système de pensée qui ne s’y prête guère. 57

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Guillaume d’Auvergne, De legibus, chap. 27, dans Opera omnia, Orléans-Paris, 1674, vol. I, fol. 91aA et De universo, II, iii, 22, dans Opera omnia, éd. Orléans-Paris, 1674, vol. I, fol. 1059bd. Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, III, chap. 105, dans Opera omnia, Rome, 1926, t. 14, et Summa theologiae, IIaIIae, q. 96, art. 4, dans Opera omnia, t. 11.

Aurélien Robert

LE POUVOIR DES INCANTATIONS SELON LES MÉDECINS DU MOYEN ÂGE (XIIIe-XVe SIÈCLE) Dans un livre consacré aux débats sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Béatrice Delaurenti montre qu’entre 1266 et 1370, de l’Opus maius de Roger Bacon aux Quodlibeta de Nicole Oresme, certains philosophes et médecins expliquaient les effets apparemment magiques de la parole incantatoire par des causes purement naturelles et non démoniaques1. On assisterait donc à ce que l’auteur appelle « une parenthèse naturaliste », encadrée de part et d’autre par le discours de théologiens –  Guillaume d’Auvergne en amont, Jean Gerson en aval  – désireux de condamner ces pratiques en insistant sur leur inévitable commerce avec les démons2. Bien qu’un désenchantement de l’incantation paraisse relever de l’oxymore, l’idée a de quoi séduire l’historien qui espère voir une partie du Moyen Âge sortir du monde enchanté décrit par Max Weber. Il reste néanmoins à savoir ce que l’on désigne par le mot « naturalisme » appliqué à des textes médiévaux qui n’en connaissent pas le concept. Il faut aussi s’interroger sur l’extension de cette « parenthèse », ses limites chronologiques et son caractère englobant. C’est à ces deux questions que les pages qui suivent seront consacrées. Malgré son anachronisme, c’est semble-t-il à des fins pédagogiques que l’on parle de « naturalisme », afin que le lecteur contemporain puisse identifier dans les textes du passé une démarche philosophique familière. Pourtant, comme le rappelle à juste titre David Papineau, « le terme ‘naturalisme’ n’a pas de signification précise dans la philosophie contemporaine3 » et rares sont les philosophes qui ne s’en réclament pas aujourd’hui. Ce concept se décline en effet d’innombrables manières, selon que l’on qualifie une philosophie morale, une philosophie de l’esprit, une métaphysique ou tout autre aspect de la philosophie. Une telle plasticité invite donc à la précaution et, comme le suggère Irène Rosier-Catach, il convient de définir précisément cette

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B. Delaurenti, La puissance des mots. « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007. Ibid., p. 37 par exemple. D. Papineau, « Naturalism », dans Stanford Encyclopaedia of Philosophy, URL : http://plato. stanford.edu/entries/naturalism.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 459-489 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101914

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étiquette si l’on veut rendre compte de la richesse des débats de la période médiévale4. Si l’opposition entre nature et démons permet de différencier la perspective des théologiens, qui cherchent à dégager la frontière entre pratiques licites et illicites, de celle des philosophes et des médecins qui cherchent simplement à dégager les causes réelles d’un phénomène, le naturalisme médiéval n’évacue jamais les démons de l’ameublement du monde. Personne à l’époque n’en nie l’existence, pas plus que leur possible intervention dans le monde. Au contraire, le naturalisme contemporain rejette totalement le surnaturel et ne s’en réfère qu’à la science pour déterminer les causes véritables de tel ou tel phénomène. Même si l’on transposait le deuxième membre de cette définition contemporaine dans l’idiome des Seconds analytiques d’Aristote, faisant ainsi du naturalisme une recherche des causes naturelles par le moyen d’une démonstration, il resterait à introduire nombre de nuances qui fondent le discours scientifique au Moyen Âge : les quatre causes de la physique (matérielle, formelle, efficiente et finale), mais aussi la distinction entre cause première et causes secondes, causes immédiates ou instrumentales, pour ne mentionner qu’un court échantillon du panel théorique disponible en ce temps5. Quant à la naturalité des causes, elle dépendra du contexte, selon que l’on oppose la nature à l’art, au volontaire ou encore à ce qui est hors ou au-delà de la nature6. Aussi, quand bien même on exclurait les démons des causes possibles des effets de l’incantation, de nombreux candidats resteraient en lice, lesquels pourraient en outre concourir à différents niveaux dans la production des effets constatés. Pour le dire autrement, il existerait des naturalismes. Face à de telles difficultés, il nous a semblé opportun de nous concentrer sur le cas des médecins, auxquels Béatrice Delaurenti attribue à juste titre « une ambition naturaliste7 ». L’accent porté sur les processus physiologiques liés au corps, l’autocensure des médecins eu égard à ce qui n’est pas directement de leur ressort (notamment les questions théologiques) et la dépendance de la théorie médicale vis-à-vis de la philosophie naturelle, sont autant de traits qui donnent au discours médical une teinte singulièrement naturaliste. Plus que cela, l’on peut caractériser très précisément le point de vue des médecins médiévaux sur le pouvoir de la parole, car ils font montre d’une certaine unité doctrinale, orientée, malgré certaines nuances, par une 4

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I. Rosier-Catach, « Le pouvoir des mots. Remarques sur la notion de causalité naturelle », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 611-616. Cfr J. Schmutz, « La doctrine médiévale des causes et la théologie de la nature pure (xiiiexviie siècle) », Revue thomiste, 101 (2001), p. 217-264 ; I. Rosier-Catach, La parole efficace : signe, rituel, sacré, Paris, 2004. Sur ce point, voir les analyses de N. Weill-Parot, Les « images astrologiques » au Moyen Âge et à la Renaissance, Paris, 2002, p. 303 et suivantes. B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 269-398.

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même ligne directrice. Pourtant, au vu du récit proposé par Béatrice Delaurenti, la grandeur de l’ambition des médecins semble inversement proportionnelle au nombre de ceux qui l’ont véritablement poursuivie. En effet, hormis Pietro d’Abano, qui sert de fil conducteur à l’ensemble du livre, peu de théories médicales sont en fin de compte mentionnées pour étayer l’importance de la médecine dans cette parenthèse naturaliste8. Il s’agira donc pour nous de compléter ce tableau, à un niveau historique d’abord, en montrant que l’on trouve des théories naturalistes de l’incantation chez les médecins dès la fin du xiie siècle et bien après Pietro d’Abano ; à un niveau philosophique ensuite, en déterminant avec précision les principes théoriques de ce naturalisme médical. Sans déflorer la suite de la démonstration, nous pouvons d’ores et déjà annoncer les trois tendances doctrinales qui se détachent assez nettement sur la période qui s’étend de la fin du xiie au milieu du xve siècle : (1) la grande majorité des médecins explique in fine le pouvoir de guérison des incantations par des mécanismes psychophysiologiques chez le malade ; (2) aucun d’eux n’attribue les effets de l’incantation à un pouvoir naturel que les mots posséderaient par eux-mêmes, c’est-à-dire à une quelconque virtus verborum qui appartiendrait à leur nature (la virtus vient toujours d’ailleurs selon les médecins) ; (3) ils rejettent massivement la théorie avicennienne de l’action de l’imagination à distance sans intermédiaires9. Si notre lecture est juste, le point de vue des médecins offre donc une image des débats doctrinaux sur l’incantation sensiblement différente de celle proposée par Béatrice Delaurenti.

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Béatrice Delaurenti ne mentionne que Gentile da Foligno, lequel proposerait, dans ses Quaestiones extravagantes, une théorie naturaliste des incantations. Sur l’authenticité de ce texte, Cfr J. Chandelier, La réception du Canon d’Avicenne. Médecine arabe et milieu universitaire en Italie avant la peste noire, thèse de doctorat, École Pratique des Hautes Études, Paris, 2007, p. 188-190. Depuis la rédaction de cet article a paru l’étude de F. Salmon, « The Physician as Cure in Medieval Scholasticism », dans Ritual Healing. Magic, Ritual and Medical Therapy from Antiquity until the Early Modern Period, éd. I Csepregi et C. Burnett, Florence, 2012, p. 193-215, qui traite longuement du pouvoir des incantations dans la médecine médiévale. Nous n’avons pu en tenir compte ici, mais cette étude ne contredit en rien notre analyse, et montre elle aussi l’intérêt considérable porté par les médecins à cette question. Depuis les travaux de Paola Zambelli et de Tonino Griffero, il est aujourd’hui convenu de parler d’un « pouvoir transitif » de l’imagination, mais ce n’est guère satisfaisant si l’on retient la définition de la transitivité comme une propriété logique de la relation qui demande justement l’existence d’intermédiaires (soit les variables x, y et z et R une relation quelconque, R est transitive dans le cas où si xRy et yRz, alors xRz). Cfr P. Zambelli, « L’immaginazione e il suo potere. Desiderio e fantasia psico-somatica e transitiva », in Orientalische Kultur und europaïsches Mittelalter, éd. A. Zimmermann, Berlin-New York, 1985, p. 188-206 ; T. Griffero, Immagini attive. Breve storia dell’immaginazione transitiva, Firenze, 2003.

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Urso de Salerne et les premiers pas du naturalisme médical Il n’est pas de penseur plus naturaliste que le médecin Urso de Salerne (mort en 1225). Dans son De commixtionibus elementorum libellus10 et son De effectibus qualitatum11, il entend en effet réduire toute action naturelle au mélange des éléments et à l’action des qualités qui en résultent. Grâce à un système pondéré et à une combinatoire relativement simple, Urso de Salerne tente de faire correspondre à chaque phénomène naturel une combinaison d’éléments et de qualités. D’autres aspects doivent toutefois être pris en compte pour expliquer la causalité, comme le montrent les Glosulae qu’il a rédigées sur ses propres Aphorismes et qui livrent l’archétype du point de vue médical sur les incantations, point de vue que les générations ultérieures ne feront que préciser, critiquer et améliorer. L’aphorisme trente-neuf affirme que l’incantation agit grâce à la confiance du locuteur ou de l’auditeur, ou des deux à la fois12 et précise que c’est l’imagination qui joue le rôle d’intermédiaire entre l’âme et le corps, puisqu’elle peut entraîner un mouvement de spiritus13 – cette substance subtile qui lie l’âme aux fonctions corporelles dans la médecine galénique – dans le corps du malade, duquel suivra la guérison des membres qu’il atteindra14. Urso de Salerne donne le détail de ces mécanismes dans la glose, où il commence par soutenir une thèse forte, selon laquelle les mots n’ont pas de pouvoir en euxmêmes. Car, explique-t-il, il ne suffit pas de prononcer les bonnes paroles pour qu’elles soient efficaces, comme cela apparaît dans certaines malédictions ou bénédictions qui s’avèrent inefficaces dans certaines circonstances, alors même que les formules sont prononcées selon les règles de l’art. De même, rapporte Urso, certains médecins simulent parfois une incantation au moment 10 11

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Urso de Salerne, De commixtionibus elementorum libellus, éd. W. Stürner, Stuttgart, 1976. Cfr C. Matthaes, Der salernitaner Arzt Urso aus der 2. Hälfte des 12. Jahrunderts und seine beiden Schriften « De effectibus qualitatum » und « De effectibus medicinarum », Leipzig, 1918. Urso de Salerne, Aphorismi cum glosulis, Aphorismus 39, éd. R.  Creutz, dans Quellen und Studien zur Geschichte der Naturwissenschaften und der Medizin, 5, 1 (1936), [p. 10-18] p. 13-14 : « Incantatio ex omnimoda confidentia et merito incantantis vel eius in quo perficitur cooperante eo ad quem pertinent, incantatio ex se habet effectum ». Dans les pages qui suivent nous utiliserons à plusieurs reprises le couple locuteur-auditeur qui, malgré son anachronisme, permet de distinguer nettement celui qui prononce l’incantation et celui qui l’entend. Nous avons renoncé à traduire certains termes latins, notamment spiritus, qui traduit le grec pneuma. Le traduire par « esprit », comme c’est l’usage, risquerait d’introduire quelque ambiguïté lorsqu’il s’agit de préciser les rapports âme-corps d’un point de vue philosophique. Cfr M.-D. Chenu, « Spiritus, le vocabulaire de l’âme au xiie siècle », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 41 (1957), p. 209-232 ; J. J. Bono, « Medical spirits and the medieval language of life », Traditio, 40 (1984), p. 91-130. Urso de Salerne, Aphorismi cum glosulis, Aphorismus 39, p. 14 : « Profectam namque credens incantationem ipsius effectum ymaginans delectatur, sicque spiritus deputati per motum et ad incantanda iam deducti, effectum incantationis prosecuntur. Ex contrariis vero contrarium sequitur. »

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de donner un traitement au malade, non parce qu’ils croient en l’efficacité immédiate de leur parole, mais parce qu’ils savent que la croyance – pour ne pas dire la crédulité – du malade participera à sa guérison. Ce mécanisme, ajoute-t-il, vaut de la même manière pour les exorcismes, les malédictions, les bénédictions et toutes les formules de ce genre. Dans tous ces cas, l’efficacité de la formule vient d’un rapport étroit entre la fides du malade et son corps, une fides parfois engendrée par lui-même, parfois sous l’effet de la fides communicative du médecin15. Trois éléments peuvent expliquer l’efficacité des incantations : la nature de celui qui les prononce, la manière de les prononcer, la nature de celui à qui elles sont adressées. Dans le premier cas, la seule explication que l’on puisse donner selon Urso de Salerne est celle d’une contagion par l’air, bénéfique ou maléfique16. En effet, indépendamment du rôle de premier plan que jouent les affections de l’âme, la personne qui parle peut infecter l’air ambiant par son souffle et transmettre quelque chose de bon ou de mauvais selon l’état de sa complexion, de ses humeurs et de son spiritus. Sous cet angle, les mots n’ont aucun rôle causal, puisque la cause de la maladie ou de la santé se trouve uniquement dans la substance transmise par l’air. Quelqu’un pourrait contaminer une autre personne en lui disant simplement bonjour ou en respirant silencieusement. Les deux autres modalités sont plus directement liées à l’acte de parole : le médecin use de formules qui consolent le malade, en lui promettant la guérison par exemple ; si le malade y croit, ses pensées agiront sur son corps grâce au cœur qui permet au spiritus de se diffuser jusque dans les membres malades et d’éloigner la douleur17. S’il ne s’agit pas d’une contagion, il faut donc que les protagonistes soient dans des dispositions 15

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Urso de Salerne, Aphorismi cum glosulis, Glosula 39, p. 69-70 : « Cum lapides et terrae nascentia virtutes habeant varias credimus et verba attente prolata, quoniam saepe virtutes habere. Aliquando enim sicut nec maledicta obsunt perfectis, sic nec benedicta ipsis prosunt. Quidam tamen in medicinae exhibitione quandoque simulant incantationes, non quia simulata incantatio effectum habeat, sed tantum res exhibita competenter et aliquotiens unum alteri iunctum alterius auget effectum, cum verbum additum elemento faciat sacramentum. Orationes igitur et exorcismata, incantationes, maledictiones et benedictiones et caeterea quaelibet talia cooperante etiam virtutes illius ad quem principaliter praedictorum aliqua pertinent, effectus suos prosecuntur et dupliciter, vel merito vel fide proferentis ea, vel merito et fide illius, cui proferuntur, vel meritis utriusque. » Ibid., p. 71-72. Ibid., p. 72 : « Ex modo proferendi et attenta consideratione audientis, quia cum medicus suis dulcibus eloquiis et blandis promissionibus promittendo firmiter salutem aegrotantis animum demulcendo dilatat, aeger de sui iam confidens salute, praeter solitum hilarescit. Sicque cor doloris vehementia et mortis timore constrictus, spe salutis incipit dilatari et de dilatatione sui multum aerem et spiritum concipit, cuius diffusione per membra virtus regitiva confortata ad crisim perfectam faciendam potenter assurgit. Praeterea si quis dolorem patiatur in parte, verbis medici consolatoriis confortatus deinde de salute tota mentis attentione excogitat, spiritus a membro doloris ad instrumentum cogitationis, scilicet cerebrum, revocatur. »

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particulières pour que l’incantation fonctionne. Mais, une fois de plus, les mots ne sont là que pour provoquer la confiance chez le malade, en transmettant quelque chose des états de l’âme du locuteur grâce à un modus proferendi qui rend la parole efficace, c’est-à-dire apte à engendrer certaines émotions chez l’auditeur. La question du pouvoir de la croyance et de l’imagination est omniprésente dans les aphorismes d’Urso de Salerne. Dans la glose vingtquatre, par exemple, il explique que si l’on fait croire à quelqu’un que le mets qu’il déguste avec joie contient en fait des mouches et autres nourritures immondes, il vomira immédiatement son plat18. C’est la colère, excitée par l’imagination, qui conduira le spiritus droit à l’estomac, jusqu’à ce que ce dernier se contracte et provoque le vomissement. Dans ce même texte, Urso détaille les effets psychophysiologiques des diverses affections de l’âme à travers plusieurs cas d’école. Chaque fois le spiritus, les vapeurs et les humeurs sont responsables du lien causal qui s’instaure entre la pensée, les émotions et le corps, lien qui peut être activé par de nombreuses causes occasionnelles parmi lesquelles figure en bonne place la parole. Si les démons semblent n’avoir aucun rôle à jouer dans cette affaire, Urso de Salerne leur consacre pourtant près d’un tiers de sa glose à l’aphorisme 3919. Il montre, en effet, que lorsque des démons interviennent au cours d’une pratique incantatoire, ils n’obéissent pas à quelque parole humaine, mais profitent, selon les cas, de la crédulité de l’enchanteur ou de celle de l’enchanté, pour provoquer en eux hallucinations et autres formes d’illusion. Ils n’agissent donc pas à proprement parler sur le monde matériel, mais seulement en trompant l’imagination de l’homme crédule par l’intermédiaire d’illusions sensibles (prestigia). C’est donc toujours à la croyance et au pouvoir des images que sont reconduits in fine les effets physiologiques constatés dans les pratiques incantatoires, même lorsqu’un démon vient s’immiscer dans le processus causal. Ce témoignage est remarquable a plus d’un titre. Il montre notamment que le pouvoir de l’imagination sur le corps était théorisé bien avant que ne se généralise l’usage du Canon d’Avicenne en Occident dans les années 1230124020, grâce à un modèle continuiste de la causalité qui permet de rendre compte de la chaîne causale ininterrompue qui mène de l’âme au corps et même de l’âme d’un individu au corps d’autrui. Dans le cas de l’incantation, cette chaîne mène du médecin au patient sans postuler une action à distance sine medio comme le propose Avicenne. En cela, ces Glosulae constituent un modèle pour les générations ultérieures. Certes, l’explication contagionniste

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Ibid., Glosula 24, p. 49-55. Ibid., Glosula 39, p. 70-71. Cfr J. Chandelier, La réception du Canon d’Avicenne.

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ne sera guère retenue dans le cas des incantations21, à part dans les Quaestiones salernitanae, recueils anonymes de questions de philosophie naturelle et de médecine compilés autour de 1200, qui reprennent l’enseignement de certains maîtres salernitains dont celui d’Urso de Salerne22. En revanche, à partir du xiiie et jusqu’au xve siècle au moins, les médecins insisteront sur le rôle de la confiance, de la croyance, de l’imagination et des passions du malade pour rejeter massivement la théorie avicennienne du pouvoir de l’imagination à distance, lui préférant une explication marquée par le De physicis ligaturis de Qusέã ibn LŊqã (830-910). L’origine de l’argument de la confiance dans la médecine médiévale La discussion médicale sur le rôle de la confiance dans la guérison trouve son prétexte premier dans le commentaire de Galien aux Pronostics d’Hippocrate, où il est dit que la qualité du soin est proportionnelle à la confiance que les patients accordent au médecin 23. Avicenne reprendra ensuite la même idée dans son De anima24. Malgré l’évidence apparente de ce principe, reconnaître l’action de la confidentia – littéralement, le partage d’une certaine fiducia, mais aussi d’une fides, c’est-à-dire d’une attitude qui relève de l’âme rationnelle – pose un problème philosophique de taille, puisque cela demande que l’on explique ces liens très étroits qui unissent l’âme au corps. Comment un état mental, quel qu’il soit, peut-il agir sur le corps au point d’en changer la complexion, issue du mélange des éléments et de leurs qualités ? Ce sont les questions que pose le De physicis ligaturis ou De incantatione de Qusέã ibn LŊqã 25, texte vraisemblablement traduit en latin par Constantin 21

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Le modèle contagionniste est en revanche utilisé pour expliquer d’autres cas d’action à distance. Cfr A. Robert, « Contagion morale et transmission des maladies : histoire d’un chiasme (xiiie-xixe siècles) », Tracés, 21 (2011), p. 41-60. Sur l’histoire de ce texte, Cfr B. Lawn, The Salernitan Questions. An Introduction to the History of Medieval and Renaissance Problem Litterature, Oxford, 1963. Les textes sur le pouvoir des mots s’inscrivent dans une réflexion plus générale sur la fascinatio, les incantations étant ramenées à une fascination par la parole, qui serait elle-même le fruit d’une contagion de l’air ou simplement de l’action des passions de l’âme du malade sur son propre corps. Cfr B. Lawn, The prose Salernitan questions, Londres-Oxford, 1979, Quaestio B 179, p. 98 ; Quaestio Ba 50, p. 175 ; Quaestio C 14, p. 330-331. Galien, Commentum super libro pronosticorum, in Opera medica varia (Articella), Venise, 1483, fol. 47ra-rb. Dans les commentaires médiévaux, ce texte est fréquemment résumé ainsi : « medicus plus sanat, de quo plures confidunt » (voir les citations données plus loin). Avicenne, Liber de anima seu sextus de naturalibus, 4, 4, éd. S. Van Riet, Louvain, 1968, p. 64 : « Attende dispositionem infirmi cum credit se convalescere, aut sani cum credit se aegrotare : multotiens enim contingit ex hoc ut cum corroboratur forma in anima eius, patiatur ex ea ipsius materia et proveniat ex hoc sanitas aut infirmitas, et est haec actio efficacior quam id quod agit medicus instrumentis suis et mediis. » Pour le texte latin, cfr J. Wilcox, J. M. Riddle, « Qusέã ibn LŊqã’s Physical Ligatures and the Recognition of the Placebo Effect », Medieval Encounters, 1 (1995), p. 1-50 (p. 31-39 pour l’édi-

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l’Africain au xie siècle dans le sud de l’Italie. Urso de Salerne pouvait donc le connaître, bien qu’il ne le cite pas. Le De physicis ligaturis est une lettre dans laquelle Qusέã ibn LŊqã répond à la question de son fils : les Grecs pouvaient-ils accepter l’usage d’incantations comme cela se pratique en Inde26 ? La réponse du père va consister à montrer que la philosophie platonicienne, d’un côté, et la médecine galénique, de l’autre, permettent de penser le lien étroit qui unit désordre de l’âme et maladie du corps ou, au contraire, vertu et santé. Bien que ce traité ne fournisse pas de références précises aux textes de Platon, les éditeurs ont raison de supposer qu’il s’agit d’une allusion au Charmide (155 e et suivantes), dialogue dans lequel Socrate vante les mérites de la médecine holiste qu’il a apprise d’un disciple de Zalmoxis : Or, l’âme se soigne, disait-il, par des incantations, et ces incantations, cher ami, ce sont les beaux discours. Ces discours engendrent la sagesse dans les âmes, et une fois qu’elle est formée et présente, il est facile de procurer la santé à la tête et au reste du corps27.

L’enchantement doit donc agir sur l’âme seulement, ce n’est qu’en un second temps qu’il rend possible la santé du corps. Qusέã ibn LŊqã considère qu’il manque à Platon la médecine galénique pour établir un lien entre santé mentale et santé du corps. Car Galien aurait franchi le pas qui rendait jadis le dualisme incapable de rendre compte des pouvoirs de l’âme sur le corps en affirmant l’action réciproque de la complexion du corps et des puissances de l’âme : Tous les Anciens semblent s’accorder sur le fait que la complexion du corps suit la puissance de l’âme : si cette dernière est justement tempérée, l’action du corps sera également parfaite. En revanche, si la première est intempérée, la seconde sera imparfaite. […] D’où ‹ l’affirmation de › Platon : lorsque l’esprit humain s’assure qu’une chose lui est utile, alors, bien qu’elle ne l’aide en rien par nature, par la simple intention de l’âme elle l’aide. Par exemple, si quelqu’un a confiance en l’utilité d’une incantation pour lui, quelle qu’elle soit, elle l’aidera28.

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tion du texte). Sur Qusέã ibn LŊqã, cfr J. Wilcox, « Our Continuing Discovery of the Greek Science of the Arabs : The Example of Qusέã ibn LŊqã », Annals of Scholarship, 4, n. 3 (1987), p. 57-74. Qusέã ibn LŊqã, De Physicis ligaturis, p. 31 : « Quesitivi fili karissime de incantatione adiuratione colli suspensione si quid possint prodesse. Et si invenerim in libris grecorum hec qualiter indorum est libris invenire, cui questioni compendiose in hac epistola conor respondere. » Platon, Charmide, 156d-157a, éd. E. Chambry, Paris, 1967, p. 277. Qusέã ibn LŊqã, De physicis ligaturis, p. 31 : « Omnes inquam antiqui in hoc esse videntur concordati corporis complexionem anime sequi virtutem, que fit equaliter temperata actio quoque corporis equae erit perfecta ; si autem procedens fuerit intemperata et subsequens erit imperfecta […]. Inde Plato : Cum inquit mens humana rem aliquam licet naturaliter non

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Les mots de l’incantation ne sont d’aucune aide « par nature ». C’est l’âme du malade qui se persuade de son utilité et la rend ainsi efficace. Si l’esprit de la réponse paraît clair, le mécanisme qui gouverne le passage du mental au corporel reste assez mal défini. Les incantations et la confiance peuvent-elles se substituer au traitement habituel du médecin ? Si Qusέã ibn LŊqã admet clairement l’utilité des incantations et des amulettes, il ajoute que la santé suivra plus promptement leur utilisation si l’on adjoint aux mots un remède approprié, de sorte que le corps soit soigné par le médicament et l’âme par l’incantation29. De prime abord, on ne voit pas la différence avec le parallélisme âme/corps du Charmide, à moins de distinguer deux situations : l’une dans laquelle les pensées empêchent simplement le malade de prendre son traitement (une fois l’âme libérée, le patient acceptera de nouveau les soins) ; l’autre dans laquelle l’action sur les passions de l’âme se substitue au médicament. Qusέã ibn LŊqã illustre ce second cas par un exemple très précis : Je me souviens en effet d’un homme très noble de notre contrée qui se plaignait d’être l’objet d’une ligation l’empêchant d’avoir des relations sexuelles avec des femmes. Je l’ai aidé en lui montrant la fausseté de son idée – et cela, avec une grande habileté – mais je n’ai jamais pu l’en détourner, raison pour laquelle j’ai commencé par certifier et confirmer son idée première. En lui apportant le Livre de Cléopâtre, celui qu’elle a consacré à l’embellissement des femmes, et en lui lisant le passage où il est dit : ‘que celui qui est lié de la sorte prenne de la bile de corbeau mélangée à de l’huile de sésame et se l’applique en onguent sur tout le corps’, il eut confiance en ces mots du livre en les entendant, et le fit donc ; aussitôt parti, son désir sexuel augmenta30.

Tout laisse à penser que l’onguent n’est d’aucune aide et que la véritable cure relève ici d’une libération purement mentale. Dans ce cas, la parole n’est pas seulement là pour faire diversion ou pour faire accepter le traitement, elle le remplace grâce une sorte d’effet placebo. Le patient croit que le traitement est efficace et cette seule croyance le guérit.

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iuvantem sibi prodesse certificat ex sola mentis intentionem corpus res illa iuvat. Verbi gratia : Siquis incantationem sibi prodesse confidat qualiscumque sit eum tamen adiuvat. » Qusέã ibn LŊqã, De physicis ligaturis, p. 33 : « Constat ergo quia si medicus anime complexionem quoquomodo adiuverit incantatione adiuratione sive colli suspensione, corporis quoque complexionem adiutam esse. Si autem his conveniens adiungitur medicina, velocior consequitur sanitas, cum medicina corpus incantatione anima adiuvatur, quibus coniunctis necesse est sanitatem utriusque citius consequi. » Ibid., p. 34 : « Memini enim quemdam nostre terre nobilissimum se esse ligatum murmurasse ne cum mulieribus coiret. Quem adiuvi falsificando intentionem sui et hoc magnis ingeniis, sed nunquam tamen revocare potui propter quod certificare incepi et confirmare quod prius ipse intendit. Adducens sibi Librum Cleopatre, quem fecerat de feminarum informanda spe[c]iositate, legensque locum ubi dixit ligatus taliter fel corvinum accipiat mistum cum sisameleon quo ungens totum corpus adiuvatur, ipse autem audiens, confisus est libri verbis sicque fecit ; cito quoque cum evaserit, augmentata est concupiscentia coeundi. »

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Dans le monde latin, les lecteurs du De physicis ligaturis hésiteront précisément sur ce point : l’incantation est-elle une simple aide aux habituels médicaments ou un véritable déclencheur d’un processus psychophysique ? La persuasion médicale Le célèbre anatomiste Mondino de’ Luzzi (1270-1326)31 refuse tout rôle causal direct de la confiance sur la santé, puisque, explique-t-il, ni la confiance, ni les paroles du médecin ne peuvent altérer le corps32. Dans ces conditions, quel rôle ménager à la parole médicale ? Pour les uns, il s’agit d’une simple rhétorique médicale ; pour les autres, le discours ne doit pas nécessairement être compris par le malade pour être efficace, c’est même parfois son obscurité qui lui assure un certain crédit auprès des patients. Selon la première option, la rhétorique peut notamment assurer la fama du médecin, lequel peut ainsi continuer à opérer tranquillement grâce à la confiance qu’il a gagnée auprès de ses patients. Le chirurgien Henri de Mondeville (1260-1320) expliquera par exemple qu’il faut donner des potions aux malades que l’on opère même si elles ne servent à rien, car c’est ce qu’ils attendent d’un bon médecin, et le chirurgien peut ainsi opérer tranquillement33. Les discours du médecin, ses promesses, joueraient un rôle analogue aux potions. Selon Arnaud de Villeneuve (1240-1311), cette rhétorique ressortit même à l’éthique médicale, puisqu’elle est la marque de la vertu du médecin, c’est-à-dire de sa prudentia : Le médecin prudent dit toujours à son patient, ainsi qu’à d’autres, qu’il prescrit l’usage de tel ou tel antidote pour induire une certaine condition dans le malade, 31

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Sur Mondino, cfr N. Siraisi, Taddeo Alderotti and His Pupils, Princeton, 1981, p. 66-71 et surtout l’introduction de Piero P. Giorgi in Mondino de’ Luzzi, Anathomia, éd. P. P. Giorgi, C. F. Pasini, Bologna, 1992, p. 1-91. Mondino de’ Luzzi, Super libros Pronosticorum, Vatican, Biblioteca Apostolica, Vat. Lat. 4466, fol. 2r (cité par N. Siraisi, Taddeo Alderotti and his Pupils, p. 208) : « Utrum confidentia infirmi de medico sit causa sanitatis. Dico ad hoc quod confidentia infirmi de medico est causa sanitatis dupliciter ; potest intelligi uno modo principaliter et immediate, alio modo mediate et ex consequenti. Primo modo non est causa sanitatis, et causa huius est quod dicta est iam, quod non alterat corpus nec est contrarium egritudinis non est causa sanitatis […]. Si autem intelligatur 2° modo, dico quod confidentia est causa et huius ratio est duplex. Prima est scilicet id est quodam modo causa sanitatis quod facit ad hoc quod medicine exhibite infirmo et universaliter instrumenta medici melius regularentur a calore naturali et a natura, sed hoc facit confidentia […] Confidentia est causa quod infirmus se probat medico secundum quod oportet et ideo facit omnia quod dicit medicus, et accipit farmaciam cum delectudine magis. Medicine autem accepte cum delectudine magis, magis regulantur a natura et virtute sicut etiam cibi cum delectatione accepti melius operantur. » Henri de Mondeville, Chirurgia, II.1.1, éd. J. Pagel, Die Chirurgie des Heinrich von Mondeville, Berlin, 1892, p. 184 (cité par D. Jacquart, La médecine médiévale dans le cadre parisien, Paris, 1998, p. 441).

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de façon à maintenir le patient et les autres dans l’espoir d’une action ultérieure et nécessaire, pour qu’ils ne soient pas inquiétés ou dérangés par leur âme ; si pendant ce temps commence le rétablissement, on louera le médecin pour sa juste administration de cette préparation du corps et de son aide à la nature. Telle est en effet la précaution de l’artisan prudent, comme l’affirme Qusέã ibn LŊqã – sous l’autorité de Platon et de Galien – dans son traité De physicis ligaturis, à savoir la précaution de la vertu qui n’abandonne jamais la vérité et vise toujours un bien proche34.

Quelle que soit la nuance apportée, la confiance et l’espoir, liés à la réputation du médecin, ne guérissent aucunement le malade, elles permettent simplement d’assurer la continuité du traitement. Le pseudo-Roger Bacon, dans son Epistola de secretis operibus et de nullitate magiae, considère quant à lui que les incantations médicales sont efficaces sans qu’elles aient besoin de communiquer un quelconque message, explicatif ou consolant, puisque le charme utilisé peut agir même s’il est dénué de sens ou mensonger. Il faut cependant considérer (selon le médecin Constantin [Qusέã ibn LŊqã]) qu’un médecin expérimenté – et n’importe quelle autre personne qui doit mettre une âme en mouvement – peut user avec profit de charmes et de caractères, bien que ceux-ci soient mensongers ; non que ces charmes et caractères fassent euxmêmes quelque chose, mais ‹ grâce à eux › le traitement est accueilli avec plus de dévouement et avec un plus grand désir ; l’esprit du patient se met en mouvement, sa confiance s’accroît, il espère et se réjouit ; une âme ainsi mue peut rétablir bien des choses dans son propre corps, qui peut recouvrer la santé après la maladie grâce à la joie et à la confiance. Si donc le médecin fait quelque chose de la sorte pour amplifier son action, afin de faire naître chez le patient l’espoir et la confiance en la guérison, et non pour le duper ou pour se mettre en valeur, il ne faut pas s’en passer (si nous croyons le médecin Constantin [Qusέã ibn LŊqã])35. 34

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Arnaud de Villeneuve, Repetitio super vita brevis, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 14245, fol. 32r, cité par M. McVaugh, « Incantationes in Late Medieval Surgery », in Ratio et superstitio : Essays in honor of Graziella Federici Vescovini, éd. G. Marchetti, O. Rignani, V. Sorge, Louvain-la-Neuve, 2003, [p. 319-345], p. 344 : « Medicus prudens semper dicit infirmo et aliis quod ordinet usum talis aut talis antidoti ad talem praeparationem introducendam in egro, ad hoc ut ipsum egrum et alios retineat semper in spe ulterioris et necessarii operis, ut animo non fatigentur aut perturbentur ; et interim si apparuerit effectus sanationis, commendabitur medicus de recta administratione preparatoria corporis et adiutrice nature. Talis enim est cautela prudentis artificis, ut ait Costa ben Luce tractatu De phisicis ligaturis auctoritate Platoni et Galeni, scilicet cautela virtutis, que nunquam deserit veritatem et semper tendit ad commodum proximi. » [Pseudo-]Roger Bacon, Epistola de secretis operibus et de nullitate magiae, éd. J. S. Brewer, dans Roger Bacon, Opera quaedam hactenus inedita, Londres, 1859, vol. I, Appendice 1 [p. 523-551], p. 527-528 : « Considerandum est tamen, quod medicus peritus, et quicunque alius qui habet animam excitare, per carmina et characteres, licet fictos, utiliter (secundum Constantinus medicus) potest adhibere ; non quia ipsi characteres et carmina aliquid operentur, sed de-

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L’incantation serait donc un pur artifice dont le médecin peut user pourvu que ce ne soit pas à mauvais escient. Son action très indirecte sur la santé ne dépend en rien du pouvoir des mots, pourtant théorisé par Roger Bacon à la suite d’al-Kindč, principal inspirateur de l’Epistola36. Comme chez Urso de Salerne, les émotions et les passions de l’âme semblent toutefois avoir un effet sur la guérison, comme si, par-delà son aspect purement rhétorique, la parole médicale pouvait tout de même enclencher un mécanisme naturel dans le corps du malade. C’est la piste que suivront la plupart des médecins en lisant le De physicis ligaturis avec les lunettes d’Urso de Salerne. La causalité des accidents de l’âme Pour pallier l’ambiguïté entre l’aspect rhétorique et le rôle physique des incantations, le grand médecin bolonais Taddeo Alderotti (mort en 1295)37 propose d’attribuer ces deux rôles à la parole : Lorsque, indépendamment de ce que lui aura dit le malade, le médecin dit au malade quelque chose qu’il sait pertinemment avoir fait ou pris, le malade admire beaucoup sa prudence ; […] grâce à cette confiance, ce médecin soigne plus grâce à une double cause, dont l’une est que le malade obéit au médecin auquel il fait confiance, l’autre est que la confiance et l’espoir aident la nature dans ses opérations contre la maladie ; car de même que l’âme blessée et qui perd espoir engendre une plus grande maladie, comme le dit toute notre Ecriture, [la confiance] renforce l’œuvre de la nature38.

On retrouve l’idée selon laquelle la confiance « aide la nature », expression technique qui fait écho à la distinction médicale entre le naturel et le non naturel. En effet, la confiance appartient à ce que la médecine arabo-latine a coutume d’appeler « les choses non naturelles » (res non naturales), lesquelles

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votius et avidius medicina recipiatur, et animus patientis excitetur, et confidat uberius, et speret, et congaudeat ; quoniam anima excitata potest in corpore proprio multa renovare, ut de infirmitate ad sanitatem convalescat, ex gaudio et confidentia. Si igitur medicus ad magnificandum opus suum, ut patiens excitetur ad spem et confidentiam sanitatis, aliquid hujusmodi faciat, non propter fraudem, nec propter hoc quod se valeat (si credimus medico Constantino) non est abhorrendum. » Cfr I. Rosier-Catach, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris, 1994, p. 208-223 ; B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 157-200. Sur l’importance de ce médecin, cfr N. Siraisi, Taddeo Alderotti and his Pupils. Taddeo Alderotti, Super libros Pronosticorum, Venise, 1527, fol. 195vb : « Quando medicus dicit aliquid infirmo quod infirmus bene scit se fecisse vel habuisse, preter hoc quod infirmus dixerit ei, multum admiratur infirmus de prudentia eius ; […] et propter istam confidentiam talis medicus plures sanat propter duplicem causam : quarum una est quia infirmus magis obedit medico de quo confidit ; et alia est quia confidentia et spes adiuvant naturam in operationibus contra morbum ; quia sicut anima lesa et desperans facit morbum maiorem, sicut dicit tota nostra scriptura, opus nature fortificat. » Sur l’aspect moral, voir aussi fol. 195va.

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sont au nombre de six : l’air, la nourriture et la boisson, le sommeil et la veille, le mouvement et le repos, la rétention et la sécrétion, et enfin les passions de l’âme39. Pour parler des passions de l’âme et de la confiance, les médecins médiévaux préfèrent cependant utiliser l’expression « accidents de l’âme » que l’on trouve dans les traductions latines de l’Isagoge de Iohannitius et du Pantegni d’Haly Abbas et dont l’extension est plus large40. Le Colliget florum de Pierre de Saint-Flour divise par exemple les accidents de l’âme en deux catégories : ceux qui relèvent de l’appétit concupiscible (l’amour, le désir, la haine, le plaisir, la répulsion et la tristesse) et ceux qui relèvent de l’appétit irascible (l’espoir, le désespoir, la confiance, la colère, la douceur, la crainte41). D’autres, comme Gentile da Foligno, suggèrent de distinguer affection et accident de l’âme, la confiance se trouvant plutôt du côté de l’affection42. D’autres encore, comme Pietro Torrigiano, proposent de réduire tous les accidents de l’âme – y compris la confiance – à quatre émotions : la joie, la tristesse, la peur et la colère43. Quelle que soit la théorie choisie, l’action des émotions est expliquée par le mouvement de chaleur, centripète ou centrifuge, lent ou rapide, engendré par les mouvements du cœur. Dans ce cadre, la confiance est généralement rapprochée de la joie, qui se caractérise par un mouvement lent de la chaleur naturelle et du spiritus engendré par le cœur vers le reste du corps, mouvement qui apporte avec lui une certaine tempérance dans la complexion des membres. On retrouve donc à grands traits la théorie d’Urso de Salerne. Revenons à Taddeo Alderotti, qui consacre quelques pages à l’action des accidents de l’âme sur le corps dans son commentaire à l’Isagoge de Iohannitius. Selon lui, les accidents de l’âme se trouvent au carrefour d’une double causalité, l’une incorporelle, l’autre corporelle. La première correspond à l’appréhension d’objets par une faculté cognitive de l’âme (virtus apprehensiva), car il faut d’abord prendre connaissance d’un objet, qu’il soit effrayant ou digne d’amour, attirant ou repoussant, pour ressentir de la peur, de la colère ou encore de la joie44. La seconde se situe au niveau du corps : à chaque 39

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Cfr L. J. Rather, « The ‘Six Things Non-Naturals’ : A Note on the Origins and Fate of a Doctrine and a Phrase », Clio Medica, 3 (1968), p. 337-347 ; P. H. Niebyl, « The Non-Naturals », Bulletin of the History of Medicine, 45 (1971), p. 486-492 ; L. García-Ballester, « On the Origin of the ‘six non-natural things’ in Galen », dans Galen und das Hellenestische Erbe, éd. J. Kollesch, D. Nickel, Stuttgart, 1989, p. 105-115. Cfr P. Gil-Sotres, « Modelo téorico y observación clínica : las pasiones del alma en la psicología medica medieval », dans Comprendre et maîtriser la nature au Moyen Âge. Mélanges d’histoire des sciences offerts à Guy Beaujouan, Genève, 1994, p. 181-204. Cfr E. Pagel, Neue literarische Beiträge zur mittelalterlischen Medizin, Berlin, 1896, p. 8-9 et D. Jacquart, La médecine médiévale dans le cadre parisien, p. 439. Cfr Gentile da Foligno, Expositio super primum librum Canonis Avicennae, Fen 2, doc. 2, summa 1, c. 14, Venise, 1495, fol. MM1va-b. Cfr Pietro Torrigiano, Plusquam commentum in parvam Galeni artem, Venise, 1557, fol. 104r-v. Taddeo Alderotti, Isagoge, Venise, 1527, fol. 381va-vb.

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émotion correspond un mouvement de chaleur naturelle et de spiritus. Le principal problème consiste à rendre compte du lien entre ces deux niveaux de causalité. Le médecin bolonais pose la question dans l’un des dubia qui accompagnent son commentaire45. A ses adversaires qui arguent que l’incorporel ne peut agir sur le corporel, il rétorque que les accidents de l’âme n’altèrent pas le corps par eux-mêmes, mais seulement par accident (per accidens), c’est-à-dire par l’entremise des mouvements de chaleur et de spiritus. Dès que l’âme appréhende un objet sous l’angle de la tristesse par exemple, la chaleur se concentre vers le centre du corps, causant en lui un refroidissement général. La chaleur naturelle, explique-t-il, obéit simplement au commandement de l’âme (ad nutum animae)46. On lui oppose immédiatement qu’il ne répond pas à la question, puisqu’il reste à expliquer comment l’âme met en mouvement la chaleur et le spiritus. La réponse de Taddeo Alderotti vient clore le débat de manière abrupte : il faut distinguer le mouvement naturel du corps, qui est initié par le corps lui-même et fonctionne, comme tout mouvement physique, par une chaîne ininterrompue de contacts successifs, et le mouvement induit par l’âme, qui ne se produit pas par contact, puisque l’âme ne touche pas le corps, et ce mouvement n’est donc pas naturel47. Il y aurait donc quelque chose comme une causalité surnaturelle, non physique, de l’âme sur le corps. Les incantations pourraient engendrer des émotions dans l’âme de celui qui les entend, mais la chaîne causale est ensuite rompue, l’âme agissant tel un fantôme dans la machine, sans contact réel avec le corps. C’est pourquoi plusieurs auteurs du xive siècle – notamment Pietro d’Abano – ont eu l’idée de recourir au De motu animalium d’Aristote pour rétablir un lien causal naturel entre l’âme et le corps et ainsi expliquer l’action des incantations et de la confiance sur la guérison. Lectures médiévales du DE MOTU ANIMALIUM d’Aristote Le De motu animalium a un statut particulier dans l’œuvre d’Aristote, puisqu’il se penche sur le mouvement animal d’un point de vue physiologique et non seulement psychologique comme dans le De anima ou éthico-politique

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Ibid., fol. 381vb. Ibid., fol. 381vb. Ibid., fol. 381vb : « Ad quod dico quod anima movet corpus sed non est motus proprie naturalis, quia anima non tangit corpus et non est proprie motus naturalis nisi ubi est contactus ; sed ex parte corporis potest dici naturalis, sed non ex parte eius animae et per hoc patet solutio ad secundum, nam non est vera actio naturalis inter animam et corpus, neque inter accidentie animae. »

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comme dans l’Éthique à Nicomaque48. D’un côté, Aristote y compare le mouvement du corps humain à celui d’un automate ; de l’autre, il tente de déterminer, comme dans les Parva naturalia, quels sont les points communs au corps et à l’âme49. On le sait, pour le Stagirite c’est le cœur, principe de vie, de mouvement et de sensation, qui assure le rôle de médiateur dans la chaîne complexe qui mène d’un désir ou d’une représentation jusqu’à un mouvement du corps. Le cœur étant directement lié à la sensation et à l’imagination, les images causent à travers lui le mouvement du pneuma et de la chaleur, qui engendre à son tour des mouvements corporels. Ces principes aristotéliciens sont en partie compatibles avec la médecine hippocratique et galénique (à part le rôle du cerveau), mais ils ajoutent un lien causal direct entre représentation, émotion et mouvements corporels. Dans un passage énigmatique du De motu animalium, Aristote émet l’idée que les formes reçues dans l’âme gardent en elles quelque chose du processus physique dont elles sont issues. Plus précisément, les formes présentes dans les sens, l’imagination et la pensée conservent en partie le pouvoir des choses qu’elles représentent (habent rerum virtutem), elles peuvent à leur tour altérer le corps50. Mais Aristote ajoute un point important : la mémoire et l’espoir, c’est-à-dire des actes mentaux qui ne portent pas sur des objets présents, peuvent eux aussi engendrer de tels effets physiques51. L’image mentale peut donc se substituer à la chose d’un point de vue causal. Plusieurs commentateurs médiévaux du De motu animalium ont adopté ce principe, comme Pierre d’Auvergne au xiiie siècle, dont la Sententia super de motibus animalium fut l’une des plus lues au Moyen Âge. Il y explique brièvement que la species dans l’âme retient en puissance la nature de la chose qu’elle représente, de même que le sperme retient en puissance la nature humaine sans être pour autant un homme. En d’autres termes, la forme dans l’âme n’a pas besoin d’être elle-même chaude pour réchauffer le corps ; c’est 48

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Pour une excellente présentation des enjeux de ce traité, cfr P.-M. Morel, De la matière à l’action. Aristote et le problème du vivant, Paris, 2007 ; M. Nussbaum, Aristotle’s « De motu animalium ». Text with Translation, Commentary, and Interpretative Essays, Princeton, 1978. Aristote, De la sensation et des sensibles, 436a 6-11, éd. P.-M. Morel, Paris, 2000, p. 65. Aristote, De motu animalium, 7, 701b 16-23, éd. P. De Leemans, Aristoteles latinus, XVII 2.II-III, Turnhout, 2010 (consulté sur la base Brepolis) : « Alterant autem fantasie et sensus et meditationes. Sensus enim statim sunt alterationes quedam existentes, fantasia autem et intelligentia habent rerum virtutem. Aliquo enim modo species intellecta calidi aut frigidi aut delectabilis aut tristabilis talis existit qualis quidem et rerum unaqueque ; propter quod tremunt et timent intelligentes solum. Hec autem omnia passiones et alterationes sunt. […] Adhuc autem secundum caliditatem aut frigiditatem aut secundum aliam aliquam talem passionem cum fiat alteratio circa cor et in hoc secundum magnitudinem insensibili parte, multam facit corporis differentiam in ruboribus et palloribus et tremoribus et timoribus et horum contrariis. » Ibid. : « Memorie autem et spes, quasi ydolis utentes hiis, aliquando quidem minus, aliquando autem magis cause eorundem sunt. »

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pourquoi elle peut être à l’origine de mouvements corporels sans qu’on lui attribue toutes les propriétés d’une entité matérielle52. Comme l’a montré Pieter de Leemans53, il existe une tradition de commentaires per modum quaestionis qui reprend plus ou moins la même liste de quaestiones, dont deux sont consacrées au pouvoir de la species sur le corps : la species d’une chose sensible est-elle le principe d’une altération réelle ? la species d’une chose intelligible est-elle le principe d’une altération ?54 Le commentaire de Jean de Jandun est particulièrement intéressant, puisqu’il indique qu’il existe deux voies pour expliquer comment une représentation mentale agit sur le corps : soit c’est la species qui est elle-même la cause du réchauffement ou du refroidissement du corps, car elle contient en elle ce pouvoir qu’elle tire de sa cause d’origine ; soit – et c’est le fondement de la théorie médicale – une fois la forme appréhendée, celle-ci s’accompagne de tristesse ou de joie par exemple, qui entraînent immédiatement un mouvement de sang, de chaleur et de spiritus dans le corps55. La première adaptation de ce schéma aristotélicien au cas de la confiance accordée au médecin se trouve dans un texte de Gentile da Cingoli, dans lequel il tente d’expliquer plusieurs cas merveilleux, comme la fascinatio, le pouvoir qu’ont certains animaux de tuer à distance, celui qu’ont les femmes de tâcher les miroirs en période de menstruation, et pour finir, le rôle de la confiance dans la guérison.

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Pierre d’Auvergne, Sententia super de motibus animalium, Venise, 1507, fol. 39vb-40rb. P. de Leemans, « Medieval Latin Commentaries on Aristotle’s De motu animalium. A Contribution to the Corpus commentariorum medii aevi in Aristotelem latinorum », Recherches de théologie et de la philosophie médiévales, 67/2 (2000), p. 272-360. On la trouve chez Simon de Faversham, Jean de Jandun et plusieurs anonymes. Cfr P. de Leemans, « Medieval Latin Commentaries on Aristotle’s De motu animalium… », p. 280. Jean de Jandun, Quaestiones super de motibus animalium, in Quaestiones super parvis naturalibus, Venise, 1557, q. 17, fol. 129b : « Et de ista quaestio non est dubium, sed de modo difficultas est, scilicet quomodo species rei sensibilis sit principium alterationis. Et solent dari ad hoc duae viae, quia quidam dicunt quod virtus causae reservatur in effectu, et effectus quodam modo habet esse in sua causa, sed species rei sensibilis est effectus, et sensibile est causa, ideo virtus sensibilis reservatur in ipsa specie rei sensibilis, et sic potest alterare sicut et ipsum sensibile. Alii ponunt aliam viam, et dicunt quod quando concipitur aliquid per speciem sensibilem, tunc vel consequitur tristitia vel gaudium : si trisitita, etiam statim motus sanguinis, et concurrit statim ad interiora, et ad cor, et dimittit partes exteriores depauperatas calore et spiritu, et tunc fiunt membra frigida. Sed si ad conceptum per cognitionem rei sensibilis sequatur gaudium et laetitia, tunc fit motus sanguinis et spirituum ad membra exteriora, modo per talem motum sanguinis et spirituum ad membra exteriora caloris ad istam partem ad quam vadit sanguis et spiritus, et sic talis pars calefit, et isto modo species rei sensibilis est principium alterationis, et has duas vias tangit, ut videtur Philosophus in litera. »

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Gentile da Cingoli lecteur d’Aristote et de Galien Nous savons peu de choses sur la vie de Gentile da Cingoli si ce n’est qu’il a séjourné à Paris vers 1280, où il rédigea une recollectio du commentaire de Jean Vath au De generatione animalium d’Aristote56 et qu’il se trouvait à Bologne en 1295, où il enseigne encore en 130257. Ce qui le rend particulièrement intéressant pour nous, c’est son intérêt constant pour la médecine. En effet, bien que la plupart de ses œuvres concernent la grammaire et la logique, nous avons néanmoins conservé de lui un commentaire au De regimine acutorum de Galien58 ainsi qu’une quaestio médicale indépendante59. Par ailleurs, comme l’a bien montré Costantino Marmo, son intérêt pour les problèmes médicaux transparaît jusque dans ses œuvres logiques60. C’est dans une quaestio éditée par Martin Grabmann en 194161 que l’on trouve une longue explication du rôle de la confiance dans la guérison des malades. L’édition de Grabmann se fonde sur un seul manuscrit (Vatican, Biblioteca Apostolica, Vat. Lat. 772, fol.  180v-192v ; 107v-108r) qui contient principalement des textes de théologiens (parmi lesquels Thomas d’Aquin et Giles de Rome). Mais le même texte se trouve aussi dans deux manuscrits médicaux (Vatican, Biblioteca Apostolica, Pal. Lat. 1246, fol.  97v-112v62 et Nuremberg, Stadtbibliothek, Cent. VI,  2, fol.  20v-31r63) qui le présentent comme un commentaire aux Pronostics de Galien64. C’est pourquoi Nancy Siraisi considère qu’il s’agit d’un texte médical65, alors que Kurt Martin

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Cfr L. Cova, « Le questioni di Giovanni Vath sul De generatione animalium », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 59 (1992), p. 175-287. A. Tabarroni date cette recollectio d’après 1285, voir S. Gentili « Gentile da Cingoli », in Dizionario biografico degli italiani, vol. 53, Roma, 1999, p. 156. Pour un aperçu biographique, cfr C. Marmo, « Gentile da Cingoli e il suo ambiente tra filosofia e saperi medici », in Parva Naturalia. Saperi medievali, natura e vita, éd. C. Crisciani, R. Lambertini, R. Martorelli Vico, Macerata, 2004, p. 19-49. Paris, BnF, lat. 6872, fol. 118va-121rb (cité par J. Chandelier, La réception du Canon d’Avicenne, p. 104) Gentile da Cingoli, « De calore illo qui reperitur in iuvene et puero utrum sit equalis », Escorial, Real Biblioteca F. I. 4, fol. 44rb-44vb. C. Marmo, « Gentile da Cingoli e il suo ambiente tra filosofia e saperi medici ». Gentile da Cingoli, Quaestio, « Utrum species sensibilis vel intelligibilis habeat virtutem alterandi corpus ad caliditatem vel frigiditatem », éd. M. Grabmann, « Gentile da Cingoli, ein Italienische Aristoteliserklärer aus der Zeit Dantes », Sitzungsberichte der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, 9 (1941), p. 69-88. Nancy Siraisi a déjà attiré l’attention sur ce témoin. Cfr N. Siraisi, Taddeo Alderotti and his Pupils, p. 208-209. Ce témoin a été décrit par Joël Chandelier, La réception du Canon d’Avicenne, p. 607. Vatican, Biblioteca Apostolica, Pal. Lat. 1246, fol. 97v ; Nuremberg, Stadtbibliothek, Cent. VI, 2, fol. 20v : « Sequitur questio circa commentum Galieni primi Pronosticorum ubi dicit ‘ille medicus plures sanat de quo plures confidunt’ ». N. Siraisi, Taddeo Alderotti and his Pupils, p. 208-209.

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Boughan en fait un extrait de commentaire au De motu animalium d’Aristote66. Cette ambiguïté reflète bien l’intention de l’auteur, qui est d’accorder le point de vue d’Aristote avec celui de Galien afin de comprendre comment une représentation mentale peut agir sur un corps, le sien ou celui d’un autre. La partie dialectique de la quaestio souffre apparemment d’un important déséquilibre, puisque Gentile ne propose pas moins de quinze arguments pour démontrer que la species n’a pas le pouvoir d’altérer le corps, alors que la partie adverse, qu’il défendra lui-même par la suite, se résume à la seule autorité du De motu animalium d’Aristote67. Il serait fastidieux de reprendre un à un tous les arguments quod non, on se contentera donc d’en rappeler l’économie générale, qui tient en un seul et même principe, à savoir que la species dans l’âme est ontologiquement incommensurable avec le corps, raison pour laquelle on ne peut lui attribuer les propriétés physiques des choses matérielles. La species n’est ni chaude ni froide, elle ne peut donc ni réchauffer ni refroidir ; elle est plus noble que les qualités des objets matériels, elle n’a donc pas les mêmes pouvoirs causaux ; elle n’est pas pour autant contraire au corps et ne peut donc agir sur lui par une altération physique ; etc68. Avant de donner sa propre réponse, Gentile da Cingoli commence par rappeler l’évidence du phénomène qu’il entend décrire. D’abord par l’expérience (experientia), car chacun peut expérimenter que la simple appréhension d’une chose peut engendrer des réactions corporelles visibles (lorsqu’une personne rougit de honte par exemple). Ensuite par la raison (ratio), car médecins et philosophes savent bien que la colère n’est rien d’autre qu’un accès de sang dans le cœur, la joie une diffusion de chaleur dans tout le corps, et la peur un refroidissement des parties corporelles proches du cœur. Mais Gentile ajoute le rôle de la species à cette description physiologique des émotions pour rendre compte du fait que parfois la seule pensée d’un objet, que celui-ci soit ou non présent, provoque des effets corporels. C’est selon lui le seul moyen d’expliquer comment la mémoire, l’imagination et peut-être même une pensée purement intellectuelle peuvent engendrer certaines altérations corporelles. Comme Pierre d’Auvergne et Jean de Jandun, Gentile da Cingoli considère que la species conserve quelque chose du pouvoir de sa cause originelle. En cela, il reprend en partie les principes de la théorie de la

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K. M. Boughan, Beyond Diet, Drugs and Surgery : Italian Scholastic Theorists on the Animal Soul, 1270-1400, PhD thesis, University of Iowa, 2006, p. 24. Gentile da Cingoli, Quaestio, p. 70 : « In oppositum arguebatur unico medio. Vult Philosophus in libro De motibus animalium, quod fantasia et intelligentia habent virtutem rerum. Ex hoc arguitur : quod habet virtutem rerum, habet virtutem alterandi sicut et res. Sed species sensibilis et intelligibilis habent virtutem rerum. Ergo virtutem habent alterandi corpus nostrum. Hec fuerunt argumenta. » Ibid., p. 68-70.

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multiplication des species esquissée par Roger Bacon69. Dans de nombreux cas, la cause et l’effet (la species) partagent le nom et la définition, comme dans le cas de la multiplication univoque de la lumière. Mais Gentile da Cingoli élargit la portée de ce modèle aux cas de causalité équivoque. La lumière engendre aussi de la chaleur ; l’homme est engendré à partir du sperme qui n’est pas homme ; l’artisan engendre une œuvre qui n’est pas un artisan ; les astres ont une influence sur les naissances sans être de même nature que le principe de la génération. Dans tous ces cas, même si ce qui est causé n’a pas le même nom et la même définition que la cause, il retient quelque chose de la puissance de cette cause70. Autrement dit, même si la species n’est pas ellemême chaude ou froide, elle peut agir en vertu des qualités de la chose dont elle est issue par multiplication. Grâce à ce modèle de la causalité virtuelle (au sens d’une causalité « en vertu » d’autre chose71), il devient possible de maintenir à la fois une certaine différence ontologique entre la species et les choses matérielles tout en acceptant la possibilité d’une action de la species sur la matière. Le cas de l’espèce intelligible est plus complexe, puisque la pensée intellectuelle est plus éloignée encore de la matérialité des qualités sensibles que ne l’est l’image sensible. Il faut pourtant lui accorder un rôle pour expliquer comment l’espoir, la confiance, ainsi que les mots d’une incantation qui s’adressent à l’intellect, peuvent agir sur le corps. Gentile da Cingoli reconnaît que l’espèce intelligible n’agit pas directement sur le corps, puisque sa nature abstraite et universelle est trop éloignée de la chose matérielle et individuelle72. Toutefois, Gentile concède –  comme Jean de Jandun  – que l’espèce intelligible altère le corps par accident (per accidens), non par son pouvoir propre, mais par celui de l’espèce sensible ou du fantasme qui accompagne nécessairement toute pensée intellectuelle. Lorsque je pense à un être cher – même en son absence – cela provoque de la joie en moi, parce que j’active en même temps l’image sensible de cet être dans le fantasme de l’imagination, image qui conserve certaines propriétés de la chose. Le même phénomène pourrait se produire avec des objets plus abstraits. Le texte se termine par l’explication d’une série de phénomènes merveilleux ou magiques (appelés apparentiae), parmi lesquels Gentile da Cingoli range le rôle de la confidentia dans la guérison : 69

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Cfr Roger Bacon, De multiplicatione specierum, éd. D. C. Lindberg, in Roger Bacon’s Philosophy of Nature : A Critical edition, with English Translation, Introduction and Notes of « De multiplicatione specierum » and « De speculis conburentibus », Oxford, 1983. Gentile da Cingoli, Quaestio, p. 73. On trouvera une présentation des enjeux de ce débat sur la causalité dans J.-B. Brenet, « Le feu agit-il en tant que feu ? Causalité et synonymie dans les Quaestiones de sensu et sensato de Jean de Jandun », dans Les Parva naturalia d’Aristote. Fortune antique et médiévale, éd. Ch. Grellard, P.-M. Morel, Paris, 2010, p. 163-195. Gentile da Cingoli, Quaestio, p. 76-77.

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Apparaît donc en premier lieu la raison de l’autorité de Galien qui dit que ce médecin soigne plus, etc. Car à partir de la confiance que le malade accorde au médecin, l’espoir de la santé naît chez le malade, et en espérant il imagine la santé, de sorte qu’il peut la recouvrer grâce au médecin en qui il a confiance. Puisque les qualités premières parviennent à l’imagination, comme cela appert de ce qui précède, il est manifeste que le corps du malade, qui imagine la santé en raison de la confiance qu’il accorde au médecin, est altéré et disposé à la santé. Et cette altération ou disposition du corps à la santé est parfois si forte qu’à elle seule elle suffit à conduire à la santé ; de la sorte, la nature seule, avec l’aide produite par l’imagination, suffit à conduire à la santé. Parfois cependant la nature seule avec l’aide de l’imagination ne suffit pas à produire la santé, il faut donc le secours du médecin, car sans cette aide on ne produirait pas la santé. Ainsi apparaît la raison de l’autorité de Galien73.

Le but de Gentile da Cingoli est de montrer qu’il est possible d’expliquer l’action des émotions sur le corps sans postuler l’action occulte ou magique de l’âme sur le corps, qu’il s’agisse de son propre corps ou d’un corps distant. Gentile da Cingoli s’en prend donc aussi à la théorie avicennienne du pouvoir de l’imagination à distance sine medio en montrant qu’elle est incompatible avec l’analyse aristotélicienne de la causalité74. Soit il y a véritablement action à distance et il s’agit d’une infection de l’air, comme chez Urso de Salerne ; soit c’est simplement l’imagination du malade qui cause en lui certains maux, par la seule activation d’une species et des sentiments qui lui sont associés. Gentile da Cingoli ne mentionne pas le cas des incantations, mais Pietro d’Abano s’en chargera en reprenant le même dispositif théorique. Pietro d’Abano et les incantations La question des incantations chez Pietro d’Abano a déjà fait couler beaucoup d’encre et diverses interprétations ont été proposées de la differentia 156 du Conciliator qui lui est consacrée. Béatrice Delaurenti considère que Pietro d’Abano réduit le pouvoir des incantations à celui de l’imagination de 73

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Ibid., p. 79 : « Primo ergo apparet causa auctoritatis Galeni dicentis, quod ille medicus plus sanat, etc. Nam ex confidentia, quam habet infirmus de medico, generatur in infirmo spes sanitatis, et sanitatem ymaginatur sperando, ut illam per medicum, in quo confidit, habere possit. Cum igitur qualitates prime deserviant ymaginationi, ut ex precedentibus patet, manifestum est, quod corpus infirmi sanitatem ymaginantis propter confidentiam, quam habet in medico, alteratur et disponitur ad sanitatem. Et aliquando ista alteratio et dispositio corporis ad sanitatem ita fortis est, quod ex se sufficit ad sanitatem introducendam, ita quod sola natura cum isto adjutorio facto ab ymaginatione sufficit, ut sanitas introducatur. Aliquando autem natura cum ymaginatione ista non sufficit ad sanitatem faciendam, sed cum hiis exigitur medici adjutorium, ita quod si non esset adjutorium medici, non fieret sanitas. Sic ergo patet causa auctoritatis Galeni. » Ibid.

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l’enchanteur, qui agirait à distance sur le malade75. De son côté, Nancy Struever76 affirme que l’incantation agit simplement à la manière d’un discours rhétorique, tandis que Vittoria Perrone Compagni77 ajoute que c’est l’imagination du malade qui permet la guérison, le rôle du médecin se limitant à une forme de suggestion qui induit la confiance chez le malade. Comme il est apparu précédemment, ces points de vue ne sont pas nécessairement contradictoires. Nous souhaiterions cependant montrer que Pietro d’Abano s’inscrit bel et bien dans la lignée des médecins qui, d’Urso de Salerne à Gentile da Cingoli, tentent de réduire l’action de la parole à la causalité des accidents de l’âme – émotions et species – sur le corps. Celui qui prononce l’incantation et celui qui l’entend peuvent tous deux jouer un rôle dans ce modèle sans qu’il soit besoin de faire appel à la théorie avicennienne du pouvoir de l’imagination pour le montrer. Le Conciliator est un texte difficile, tant par sa langue amphigourique que par la structure apparemment sinueuse des 210 differentiae qui le composent. Heureusement, chaque differentia suit le même plan : un premier moment dialectique qui consiste en une série ramassée d’arguments pro et contra ; vient ensuite un premier éclaircissement (propter primum), qui définit les termes du problème et fournit des définitions confortant la thèse de Pietro d’Abano ; dans un second temps (propter secundum), l’auteur énumère quelques opinions célèbres qui défendent une thèse opposée à la sienne ou qui bloquent toute réponse à la question ; le troisième temps (propter tertium) donne la solution générale et approfondit la question au-delà de ses limites initiales ; enfin (propter quartum), l’auteur répond aux arguments de la partie adverse. La differentia 156 n’échappe pas à cette structure et ce n’est qu’en suivant chacune de ces étapes que l’on peut saisir l’économie générale de son argumentation. Pietro d’Abano se pose la question de savoir dans quelle mesure les incantations apportent quelque chose (conferant) à la guérison du malade et sa réponse est double : les paroles apportent quelque chose, mais les mots n’ont jamais en eux-mêmes le pouvoir causal de guérir. Ils apportent donc toujours quelque chose avec eux. Comme chez Gentile da Cingoli, dont probablement il s’inspire78, Pietro d’Abano veut établir la structure causale dans laquelle s’insère l’acte de parole que constitue l’incantation. Pour cela, il faut sortir du dilemme qui oppose le contenu intentionnel ou mental de la 75 76

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B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 129-136, 357, 362-363. N. Struever, « Petrarch’s Invective contra medicum : An Early Confrontation of Rhetoric and Medicine », Modern Languages notes, 108, 4 (1993), p. 659-679 (en particulier p. 667-670). V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator : une rilettura », Annali del Dipartimento di Filosofia, 15 (2009), p. 65-107. Dans le Conciliator, diff. 20, fol. 32ra-C-D de l’édition Venise, 1565 (réimpr. Padoue, 1985), Pietro d’Abano mentionne un Gentile qui ne peut être identifié à Gentile da Foligno pour des raisons chronologiques évidentes.

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parole et l’altération physique du corps. Bien que les mots n’altèrent pas par eux-mêmes le corps, ils le peuvent grâce à certaines techniques langagières, grâce aux émotions qu’ils charrient avec eux et, finalement, grâce à ce qu’ils provoquent dans l’âme de l’auditeur. Les arguments contre l’action de la parole sont proches de ceux déclinés par Gentile da Cingoli à propos de la species et reposent tous sur l’incommensurabilité ontologique entre le langage et le réel : affirmer ou nier quelque chose dans le langage n’est pas agir ; l’incantation, comme toute phrase, appartient à la catégorie de la quantité, alors que la santé se trouve dans la catégorie de la qualité, or selon l’adage aristotélicien, rien n’agit audelà de son espèce (nihil agit ultra suam speciem) ; une phrase a un mode d’être intentionnel lorsqu’elle est reçue par l’auditeur qui la pense, or la santé a un mode d’être réel, la phrase ne peut donc agir sur la réalité79. Comme chez Gentile da Cingoli, les arguments en sens contraire sont réduits à la portion congrue : hormis l’autorité d’Homère, on retrouve le De motu animalium d’Aristote à propos de l’action de la species sur le corps et le rôle de la confiance dans la guérison80. Pietro d’Abano précise immédiatement que c’est en ce sens que l’incantation contribue à la guérison, comme il dit l’avoir lui-même montré dans la differentia 135. Ce serait pourtant une erreur de croire que Pietro d’Abano va simplement trancher en faveur des autorités d’Aristote et de Galien. Car cela, comme il le rappelle lui-même, il l’a déjà fait dans la differentia 135, où les mêmes autorités étaient d’ailleurs convoquées. L’enjeu ici est d’abord de montrer que l’on peut s’accorder partiellement avec les arguments quod non en refusant un pouvoir causal aux mots en tant que tels, tout en acceptant qu’ils aident la guérison per accidens, c’est-à-dire grâce à la confiance et aux émotions qu’ils peuvent engendrer chez l’auditeur. Il s’agit avant tout de répondre à ceux qui entendraient réduire toute causalité à la seule causalité univoque et matérielle des éléments et des qualités premières. C’est le rôle du propter secundum, qui s’en prend à ces matérialistes. Il lui faut ensuite montrer, de manière générale, que les mots n’agissent pas sur le corps en tant que mots (in quantum ipsa), mais en vertu d’autres causes, ce qu’il fait dans le propter tertium où il montre que l’idée de « causalité virtuelle » qu’il a défendue dans la differentia 60 79 80

Pietro d’Abano, Conciliator, diff. 156, fol. 212va-F-H. Ibid., fol. 192va-H (corrigé par B. Delaurenti, « Pietro d’Abano et les incantations. Présentation, édition et traduction de la differentia 156 du Conciliator », dans Médecine, astrologie et magie entre Moyen Âge et Renaissance : autour de Pietro d’Abano, éd. J.-P. Boudet, Fr. Collard, N. Weill-Parot, Florence, 2013, p. 39-106) : « Adhuc De causa motus animalium : ‘quodammodo species intellecta calidi aut frigidi, delectabilis aut tristabilis talis existit qualis rerum unequeque, propter quod tremunt et timent intelligentes solum’, eis etiam non existentibus sed imaginatis tantum, differentia 135a. Huiusmodi vero, ut apparebit, est incantatio. Amplius, illud quod confidentiam salutis aggenerat in egroto iuvat in cura, differentia pretacta. Talis autem est, ut eius indicabit ratio, incantatio. Confert igitur in cura. »

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s’applique au cas des incantations : les mots n’ont pas en eux-mêmes les qualités permettant de transformer la complexion d’un corps, mais il peuvent véhiculer l’action de qualités venues d’ailleurs (la species) et/ou provoquer des émotions efficaces chez le patient. Reprenons chacune de ces étapes. Dans le propter primum, Pietro d’Abano commence par définir l’incantation médicale comme « une phrase (oratio) digne d’admiration, produite avec affection, pour venir en aide à l’enchanté, surtout s’il est confiant81 », puis il détaille chacun des éléments de cette définition. D’abord le genre : suivant la célèbre tripartition boécienne du langage, une oratio n’est pas simplement une suite matérielle de sons prononcés ou de lettres écrites, elle existe aussi dans l’âme. Une fois intériorisée, l’incantation peut donc agir sur l’âme de celui qui les a entendues, notamment grâce au contenu intentionnel qu’elle véhicule. A ce niveau, il ne s’agit plus d’une action matérielle. Ensuite les différences spécifiques : l’incantation est une phrase « admirable », non qu’elle soit nécessairement belle, mais on l’admire parce qu’elle paraît prodigieuse ou magique. Contrairement à Arnaud de Villeneuve et Mondino de’Luzzi, l’obscurité de la praecantatio permettrait d’emporter la confiance du malade selon Pietro d’Abano. Mais cela ne suffit pas à son efficacité, sinon n’importe qui pourrait soigner grâce à des phrases compliquées et à l’apparence magique. C’est pourquoi la définition contient aussi plusieurs conditions causales. Le médecin ne doit pas seulement être affectueux (affectuosus), comme l’indique le premier état de la définition, il doit aussi être astucieux (astutus), crédible (credulus) et posséder une âme capable de faire forte impression (anime fortis impressivae). Il faut donc qu’il possède certaines dispositions naturelles, mais aussi une bonne technique du langage. Le malade, lui, ne doit pas seulement être confiant, mais aussi demandeur (avidus) et plein d’espoir (sperans)82. Comme pour l’action matérielle, l’action intentionnelle de la parole requiert que l’agent et le patient soient bien disposés. Pour le détail, Pietro d’Abano renvoie une nouvelle fois le lecteur à la differentia 135 dans laquelle il a déjà déterminé le rôle causal des accidents de l’âme. Pietro d’Abano y défend à la fois le rôle de la species et celui du spiritus83. Comme Gentile da Cingoli, il affirme que la confiance est une affection de l’âme rationnelle et qu’à ce titre la species intelligibilis qui l’accompagne agit seulement per accidens sur le corps, grâce à la species sensibilis présente dans 81

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Pietro d’Abano, Conciliator, diff. 156, fol. 212vb-E : « […] praecantatio est oratio admiranda affectione in subsidium incantati praecipue confidentis explicata ». Ibid., 212vb-F : « Amplius : praecantator debet esse astutus, credulus, affectuosus, animae fortis impressivae ; incantandus vero avidus, sperans quam maxime ac dispositus omnimode, ut actio concidat in materiam praeparatam, differentia 135. Et merito, quia cum incantatio sit quid tanquam intentionale, non agit efficaciter, nisi interveniant praedicta, cum actus agentium sit in passum et susceptivum praedispositum. » Ibid., diff. 135, fol. 191vb-192vb.

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l’imagination, laquelle engendre, par de nombreux intermédiaires, un changement qualitatif dans le corps. Les affections de l’âme rationnelle peuvent être causées par la parole, mais il n’est point besoin pour cela d’accepter la thèse avicennienne de l’action à distance sans intermédiaires. Pietro d’Abano considère même que le philosophe persan a succombé à cette pensée superstitieuse (superstitiosa) par facilité, parce que tout le monde convenait à l’époque que les incantations étaient efficaces grâce aux pouvoirs de l’âme84. Mais, comme on l’a vu précédemment, on peut tout aussi bien expliquer le rapport causal entre le médecin et le malade par une chaîne causale ininterrompue entre les deux. Le principal obstacle à cela est l’univocité supposée de la causalité, laquelle s’exprime de manière forte dans les thèses matérialistes que Pietro d’Abano vise dans le propter secundum85. Ce qu’il leur reproche apparaît plus clairement dans le propter tertium : si les mots étaient matériellement responsables de la guérison, alors quiconque prononcerait ces mots obtiendrait les mêmes effets ; or ce n’est pas le cas. Par ailleurs, s’il s’agissait d’une contagion, les mots n’y seraient absolument pour rien. Pietro d’Abano veut quant à lui montrer qu’ils ont un rôle sans être la cause matérielle de l’état du malade. La solution qu’il défend, notamment dans les differentiae 60 et 135, consiste à accepter l’idée d’une causalité virtuelle, proche de celle défendue par Gentile da Cingoli et Jean de Jandun86. Lorsqu’il défend ce modèle dans le propter tertium de la differentia 156, Pietro d’Abano commence par affirmer que « l’incantation n’apporte rien [à la guérison] par elle-même, mais seulement en tant qu’elle reçoit une force de celui qui la prononce, de celui qui conjure, de celui qui l’institue ou qui en est la cause87 ». Car, explique-t-il, les sons n’altèrent pas le corps par eux-mêmes, c’est pourquoi il ne suffit pas de prononcer les mêmes mots que le médecin pour soigner. De même que c’est la foudre et non le bruit du tonnerre qui enflamme les arbres, de même ce ne sont pas les sons de l’incantation qui soignent le malade, mais ce qui accompagne ces sons. Pour montrer que cela vaut dans de nombreux cas, Pietro d’Abano met en parallèle l’incantation

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Ibid., diff. 135, fol. 192rb-D : « Quod autem ipsum movit fortassis ita superstitiose in philosophia narrare, cuius est causam omnium propriam assignare. Et quia acquievit incantationibus et fascinationibus, quae ponuntur ab earum defensoribus provenire ex virtutibus animae praetactae, quas suscipit a coelestibus. » Ibid., diff. 156, fol. 212vbG-H. Cfr J.-B. Brenet, « Le feu agit-il en tant que feu ? ». Pietro d’Abano, Conciliator, diff. 156, fol. 212ra-A : « Propter tertium quidem sciendum primitus quod non confert praecantatio in cura in quantum ipsa, sed demum in quantum talis, prout virtutem scilicet recipit a proferente vel coniurante, aut ab instituente seu causante. »

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médicale avec plusieurs cas similaires afin de montrer que pour chacun d’eux l’on peut trouver une cause extérieure aux mots eux-mêmes88. Le premier cas mentionné est celui de la formule eucharistique, dont personne à l’époque ne mettrait en doute l’efficacité et pour laquelle personne n’accepterait de dire que la formule hoc est corpus meum n’agit qu’en vertu d’une causalité des mots ou des sons, car dans ce cas n’importe qui pourrait célébrer la messe et consacrer l’hostie. Suivent ensuite une longue série d’exemples apparemment désordonnée, mais que l’on peut organiser : les arts notoires et « eutentiques » (i.e. l’ars notoria et l’art du De quattuor annulis, un traité de magie démoniaque pseudo-salomonien) ; les formules prononcées à l’oreille des taureaux pour les vivifier ou à celle des chevaux pour les calmer ; celles qui permettent à certaines personnes de marcher sur des charbons ardents ; celles qui guérissent (de l’épilepsie, d’une douleur de dent ou de rein) ou causent des désagréments comme les pollutions nocturnes ; les prières aux astres ; enfin, la géomancie et la prédiction du futur. Lorsqu’il passe à l’argumentation rationnelle, laquelle, dit-il, doit ramener ces phénomènes à leurs causes89, Pietro d’Abano fait correspondre à chaque cas une cause dans un schéma général de la causalité inspiré par le Liber de causis. Il distingue d’abord les causes internes et inférieures des causes externes et supérieures. L’efficacité des mots vient d’une cause interne lorsqu’ils agissent grâce au pouvoir de l’âme du locuteur ou de celle de l’auditeur. Dans le premier cas, il s’agirait d’un pouvoir transitif de l’âme, qui illustre sans doute le pouvoir des paroles prononcées à l’oreille des chevaux ou des taureaux, puisqu’aucune rhétorique ne saurait contraindre des animaux. Dans le second cas, il s’agit de la parole qui soigne, raison pour laquelle Pietro d’Abano renvoie à nouveau à la differentia 135. Si la cause est externe, elle est soit universelle (Dieu), comme c’est le cas pour le sacrement de l’Eucharistie, soit plus particulière et il peut s’agir des démons, comme dans l’ars notoria, des astres dans les prières qui leur sont adressées et parfois aussi des anges. Malgré un certain désordre, tous les cas mentionnés par Pietro d’Abano doivent pouvoir entrer dans ce schéma des causes. Il ne s’agit donc pas d’éliminer toutes les causes autres que l’âme du malade, comme le propose Vittoria Perrone Compagni, ni d’accepter partiellement toutes ces causes pour leurs effets thérapeutiques, comme le suggère Béatrice Delaurenti, mais de montrer qu’à chaque fois ce ne sont pas les mots qui agissent par leur pouvoir naturel. En ce qui concerne les incantations utilisées par le médecin, elles tirent leur efficacité d’une cause interne, l’âme du malade, puisque c’est en elle que réside le principe actif de la guérison, mais aussi de l’âme du médecin

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Ibid., diff. 156, fol. 213ra-AB. Ibid., diff. 156, fol. 213ra-D-rb-A : « Id autem utcumque ratione persuadetur et effectus in suas reducuntur percepti causas. »

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qui prononce la formule de manière à ce qu’elle soit la plus efficace possible en fonction des circonstances. Incantations et pouvoir de l’imagination (fin xive - début xve siècle) Béatrice Delaurenti suggère de clore « la parenthèse naturaliste » à l’époque des attaques de Jean Gerson adressées aux médecins (vers 1390-1402). Ce retour de l’argument théologique aurait entraîné une certaine réticence des médecins à traiter le problème théorique du pouvoir des incantations. Deux exemples de médecins du xve siècle sont avancés à l’appui de cette thèse, celui d’Antonio Guaineri et de Jacques Despars90. Or, au regard de ce qui vient d’être reconstruit, ces médecins soutiennent des positions non moins naturalistes que leurs prédécesseurs. Le premier ne fait que reprendre l’interprétation d’Arnaud de Villeneuve et de Mondino de’Luzzi, selon laquelle l’incantation sert d’abord à mettre en confiance le malade pour qu’il prenne plus avidement son traitement91. La position de Guaineri n’est donc pas « en retrait par rapport aux débats du siècle précédent92 ». Quant à Jacques Despars, il est vrai qu’il recommande de ne pas utiliser les incantations, mais cela ne l’empêche pas d’admettre leur efficacité indirecte. Selon lui, « les sortilèges et les incantations n’ont aucun effet naturellement et ne peuvent faire passer les hommes de la santé à la maladie ; ceux qui se croient envoûtés ou soumis à un sortilège s’envoûtent eux-mêmes ou s’ensorcellent par leur imagination corrompue93 ». Ailleurs, Jacques Despars précise les modalités d’action des incantations : Les charmes ne soignent pas par leur propre vertu, mais par l’espoir, la confiance et l’imagination de choses erronées […] La bonne imagination ne soigne pas autrement que par l’espoir, la confiance et la consolation qui en découlent94.

Il s’agirait certes d’une rupture si certains médecins avaient soutenu des théories autrement naturalistes, fondées sur une virtus verborum et non sur la confiance ou sur l’imagination, mais ce n’est vraisemblablement pas le cas. On peut d’ailleurs s’en convaincre en parcourant d’autres témoignages de cette période tardive. 90 91

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B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 499-505. Antonio Guaineri, De egritudines capitis, Lyon, 1525, VII, 4, fol. 54-55. Cfr D. Jacquart, « De la science à la magie : le cas d’Antonio Guaineri », Littératures, médecine et société, 9 (1998), p. 137156. B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 503. Jacques Despars, Expositio et quaestiones in Canonem Avicennae, I, fen 2, d. 1, c. 2, cité et traduit par D. Jacquart, « Le regard d’un médecin de son temps : Jacques Despars (1380 ?-1458) », Bibliothèque de l’École des chartes, 138 (1980), [p. 35-86] p. 84. Jacques Despars, Expositio et quaestiones in Canonem Avicennae, I, fen 4, 1, cité par D. Jacquart, « Everyday Practice, and Three Fifteenth-Century Physicians », Osiris, 2nd s., 6 (1990), [p. 140160], p. 152 : « Carmina non sanant sua virtute, sed spe, confidentia et imaginatione erroneis […] bona imaginatio non sanat nisi spe, confidentia et consolatione consequentibus. »

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Arrêtons-nous d’abord sur la Summa medicinalis de Tommaso del Garbo (1305-1370), un texte assez tardif (circa 1360-1370) dont un chapitre est consacré à la question suivante : est-ce que l’affection, l’imagination, la species, l’idole, le simulacre ou l’acte – quel que soit son nom – existant dans l’âme comme dans un sujet peut être la cause d’un changement réel et matériel en nous ? On y retrouve la plupart des arguments rencontrés jusqu’ici et le cas des incantations est mentionné aux côtés du rôle de la confiance95. La particularité de Tommaso del Garbo est son refus des species96, raison pour laquelle il donne une solution proche de celle de Taddeo Alderotti : ce sont les mouvements centripètes ou centrifuges du spiritus qui causent le réchauffement et le refroidissement du corps97. La thèse tirée du De motu animalium lui paraît peu probable, puisqu’il est possible de penser au froid sans se refroidir et qu’en outre le corps ne se transforme pas en pierre à chaque fois que l’âme pense à une pierre98. L’image mentale – dont la nature n’est pas précisée – engendre simplement un mouvement de spiritus et change la température du corps grâce aux passions, affections et émotions qui l’accompagnent, non en raison de la nature qualitative de l’image. Lorsqu’il répond à la question épineuse de savoir comment le spiritus est mû, Tommaso del Garbo donne plusieurs solutions possibles : soit il est mû par une qualité intrinsèque naturelle, comme l’air est mû naturellement ; soit par une qualité imprimée par une image mentale ; soit par une « qualité sans nom », c’est-à-dire une qualité occulte, à la manière de l’aimant qui meut le fer99. Le lien est difficile à décrire, mais il n’est pas surnaturel comme chez Taddeo Alderotti. Ce serait en effet ouvrir la porte à la théorie avicennienne sur le pouvoir transitif de l’imagination que d’accepter que l’âme agisse sur le corps sans contact et sans qualité intermédiaire. Le point de vue de Tommaso del Garbo sur le De anima d’Avicenne est sans appel : Cette opinion est communément réputée erronée et non vraie par les philosophes naturalistes qui suivent l’enseignement d’Aristote. Car l’âme d’un corps ne semble pas avoir de communication avec un corps étranger, alors que les agents et les patients doivent communiquer dans la matière100.

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Tommaso del Garbo, Summa medicinalis, II, tract. 4, éd. K. M. Boughan, Beyond Diet, Drugs and Surgery, p. 535 (légèrement modifiée) : « Amplius, incantationes et verba et multa signa cum verbis quibusdam videntur multum operari in quibusdam egritudinibus. Et talia procedunt ex actibus anime ; igitur, etc. » Cfr E. Griffin Smith, A Disagreement on the Need of a Sensible Species in the Writings of some Medical Doctors in the Late Middle Ages, PhD thesis, Saint Louis University, 1974. Tommaso del Garbo, Summa medicinalis, II, tract. 4, p. 540-548. Ibid., II, tract. 4, p. 550. Ibid., II, tract. 4, p. 555-556. Ibid., II, tract. 4, p. 561 : « Hec opinio communiter a philosophis naturalibus insequentibus doctrinam Aristotelis reputatur erronea et non vera. Quia non videtur habere communica-

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De même que les astres n’agissent ici-bas qu’à travers des mouvements corporels intermédiaires, de même l’âme agit sur un corps, le sien ou un corps extérieur, par l’intermédiaire de mouvements intermédiaires. Bien qu’il ne s’appesantisse pas sur le cas des incantations, son explication s’inscrit clairement dans la lignée de ses prédécesseurs. Le témoignage de Jacques de Forli (actif au début du xve siècle101) montre que la « parenthèse naturaliste » est loin de se fermer à l’époque de Jean Gerson. Comme le remarquait Giancarlo Zainer en 1976102, le médecin rend compte d’un certain nombre de prodiges de la nature dans une de ses Quaestiones super tres libros Tegni Galeni (vers 1407)103, dédiée au pouvoir des accidents de l’âme sur le corps. Dans ce texte, écrit-il, « on verra comment l’affection ou l’imagination peut réellement mettre en mouvement le corps de celui qui imagine ou celui d’un d’autre104 ». Quant au lien physique entre les images et le corps qui les reçoit et les forme en lui, c’est dans son commentaire au Canon d’Avicenne qu’il en détaille les principes105. À l’instar de Tommaso del Garbo, la cible principale est ici la thèse avicennienne du pouvoir de l’imagination à distance sine medio. Après avoir longuement détaillé les arguments d’Avicenne, Jacques de Forli écrit : Et grâce à cette position et à son fondement, de nombreux effets que l’on croit communément miraculeux et surnaturels, ou produits par des ruses démoniaques, seraient sauvés, par exemple […] que quelques maladies sont soignées par des incantations […]. On réduit tout cela à l’imagination forte ou à l’affection de l’âme de l’enchanteur, de l’enchanté ou des deux à la fois ; l’on peut aussi réduire à cela la cause de nombreux effets des magiciens que l’on appelle des maléfices106.

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tionem anima unius corporis cum corpore alieno, et tamen agentia et patientia debent in materia communicare. » Cfr J. Agrimi, C. Crisciani, Edocere medicos. Medicina scolastica nei secoli XIII e XIV, Naples, 1988, p. 238-253 et 263-273. G. Zainer, « Miracoli e magia in una ‘quaestio’ di Giacomo da Forli », Giornale critico della filosofia italiana, 55, IV/7 (1976), p. 132-142. Jacques de Forli, Quaestiones super Tegni Galeni, Venise, 1495, III, q. 11, fol.  O1va-O4va : « Utrum accidentia anime hic nominata humano corpori debite administrata sint sanitatis conservativa. » Collationné avec un manuscrit par K. M. Boughan, Beyond Diet, Drugs and Surgery, p. 596-656. Jacques de Forli, Quaestiones super Tegni Galeni, III, q. 11, p. 604. Jacques de Forli, Expositio super primo Canonis Avicennae cum quaestionibus eiusdem, Venise, 1495, q. 45, fol. 25va-26ra : « Utrum aestimatio vel species in anima possit esse causa motus humorum, aut quovis modo realis alterationis. » Collationné avec trois manuscrits par K. M. Boughan, Beyond Diet, Drugs and Surgery, p. 657-674. Jacques de Forli, Quaestiones super Tegni Galeni, III, q. 11, p. 615 : « Et penes positionem hanc et fundamentum eius salvarentur effectus plurimi quos communiter miraculosos et supernaturales credunt, aut demonum machinationibus fieri, puta […] quod per incantationes egritudines nonnulle curantur […]. Hec omnia ad fortem ymaginationem vel anime affec-

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Mais le médecin s’empresse d’ajouter que « cette position [d’Avicenne] est réputée vaine et est attaquée comme superstitieuse par tout le monde107 ». Pas moins de treize arguments sont énumérés pour détruire l’idée d’un pouvoir immédiat de l’imagination sur un corps étranger108. Outre les arguments physiques traditionnels, fondés sur la nécessité d’intermédiaires physiques dans l’action à distance, Jacques de Forli poursuit une réflexion originale sur les limites du miracle. Selon lui, si l’imagination d’un individu pouvait ainsi agir à distance sur le corps d’un autre individu, soit il n’y aurait plus de miracles, soit il faudrait considérablement augmenter le nombre des prodiges de la nature. Quelqu’un pourrait par exemple imaginer qu’un proche se nourrit et ce dernier pourrait ainsi vivre sans nourriture ; l’imagination pourrait ressusciter les morts ou maintenir « l’humide radical » des hommes jusqu’à les rendre immortels ; l’Immaculée Conception ne serait qu’un effet de l’imagination de Marie ; de même que le soin prodigué par le Christ aux aveugles. D’un point de vue philosophique, continue Jacques de Forli, la thèse avicennienne entraînerait la négation du libre arbitre et le scepticisme. En effet, il y aurait comme un combat constant entre les volontés de chacun, de sorte que lorsque la plus forte imagination l’emporte sur les autres, elle prendrait immédiatement le contrôle sur leurs actions. Du côté de la connaissance, quelqu’un pourrait créer dans l’esprit d’autrui des species de qualités sensibles qui n’ont pas de correspondants réels en dehors de l’âme ; on devrait donc douter de tous les objets de connaissance sensible, qui peuvent n’être que le fruit de l’imagination d’autrui. Qu’en est-il de l’action de l’imagination sur la santé ? Jacques de Forli imagine deux cas d’école pour montrer l’aberration de la thèse avicennienne. Supposons, dit-il, que deux âmes d’identique noblesse agissent en même temps sur un même corps distant, mais que l’une veuille introduire de la chaleur dans ce corps, l’autre du froid. Que devons-nous conclure sur l’état de ce corps ? Selon notre auteur, c’est impossible à penser et contradictoire logiquement et physiquement. Il imagine ensuite une situation analogue, dans laquelle un malade est atteint d’une maladie mortelle. Une imagination forte souhaite sa mort, l’autre sa survie. Va-t-il mourir ? On ne peut le dire ; car il est impossible d’être à la fois dans les deux états simultanément. Au terme de cette série d’arguments, Jacques de Forli conclut, comme ses prédécesseurs, que l’imagination ne peut agir sur un corps autre que celui dans lequel elle se trouve.

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tionem incantatis vel incantati, aut utriusque simul, reducuntur ; ad hanc etiam causam effectus magorum plurimi, qui maleficia appelantur, reduci possunt. » Ibid. : « Hec autem positio tanquam vana reputata et superstitiosa mordetur ab omnibus. » Ibid., III, q. 11, p. 616-621.

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Dans son commentaire au Canon, l’explication qu’il donne de cette action interne de l’âme sur le corps n’est guère originale, il s’agit du mouvement du spiritus et de chaleur naturelle engendré notamment par la confiance109. Là encore, l’hypothèse avicennienne d’une action à distance – et pour ainsi dire magique – de l’âme sur le corps est sévèrement critiquée. Comme chez Gentile da Cingoli et Pietro d’Abano, c’est la species dans l’âme qui engendre des changements de température, soit qu’elle s’accompagne d’une émotion particulière, qui entraîne des mouvements spécifiques de spiritus, soit qu’elle contienne virtualiter les propriétés des qualités premières et puisse ainsi chauffer ou refroidir directement le corps dans lequel elle se trouve. À l’argument classique de la nécessité d’un contact matériel entre agent et patient, Jacques de Forli se contente à nouveau de renvoyer à Pietro d’Abano, lequel a selon lui montré qu’il y a bien communication entre l’agent et le patient, grâce à un contact qu’il qualifie de « virtuel », dans le sens technique détaillé plus haut110. Quant aux incantations, dont il accepte l’efficacité thérapeutique111, Jacques de Forli se contente de renvoyer à Pietro d’Abano : Pour cette question, regarde le Conciliator, différences 156 et 135, et les nombreux autres docteurs padouans qui en ont parfaitement parlé112.

Quelques années plus tard, Ugo Benzi, un disciple de Jacques de Forli, résume sans véritablement trancher toutes les options possibles113. Il y a selon lui cinq manières d’expliquer l’action de l’âme sur le corps, notamment grâce à des incantations : 1) le rôle des émotions dans le mouvement de spiritus ; 2) celui des species ; 3) la simple imitatio, c’est-à-dire une compassion par laquelle on éprouve la même émotion qu’autrui ; 4) le pouvoir des astres, qui permettrait à certaines âmes d’agir à distance ; 5) le pouvoir de l’âme sur la matière sine alieno medio. Les deux premières, dit-il, sont admises par tout le monde. Quant aux autres, si le point de vue des astrologues a le mérite de ne pas nier les principes péripatéticiens selon Ugo Benzi, la position d’Avicenne est en revanche peu probable et, dit-il, il suffit de lire Jacques de Forli pour s’en convaincre.

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Jacques de Forli, Expositio super primo Canonis Avicennae, q. 45, p. 665-670. Ibid., q. 45, p. 670 : « Et primus modus quo hanc conlusionem salvare possumus est quia licet species caloris in anima existens non sit formaliter caliditas, est tamen caliditatis virtualiter productiva […] ». Ibid., q. 45, p. 674 : « Ad quartam, tria sunt instrumenta maxime communia libere a medico applicabilia ; alia tamen sunt multa, ut verba et praecantationes. » Ibid. : « Pros ista questione vide Conciliatorem differentia 156a et 135a et quamplures alios doctores paduanos qui optime dixerunt, etc. » Ugo Benzi, Expositio super libros Tegni, Venise, 1518, fol. 69vb-70va.

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Conclusion Au terme de ce parcours, il est tentant de renoncer à parler de « parenthèse naturaliste » pour qualifier la position des médecins dans les débats médiévaux sur le pouvoir des incantations. L’idée de parenthèse éclate, puisque l’on retrouve, peu ou prou, un même fil rouge chez les médecins du xiie au xve siècle, et nul ne doute qu’à partir du xvie siècle la médecine continue d’évoluer vers un naturalisme toujours plus fort. Cette unité doctrinale n’est pas le signe d’une attitude globale de désenchantement du monde, puisque même Urso de Salerne et Pietro d’Abano, généralement considérés comme les principaux chantres du naturalisme, ne refusent pas l’existence et l’intervention des démons. Qui plus est, même en laissant de côté les démons, l’incantation entre dans l’art médical au titre de technique qui « aide la nature », mais n’est pas elle-même naturelle, au sens de la définition consacrée par Aristote, selon laquelle est naturel ce qui a en lui le principe de son mouvement. L’incantation, elle, dépend d’une volonté humaine, elle repose sur l’usage de signes conventionnels et requiert un certain nombre de techniques oratoires. En somme, aucun médecin n’accepte l’idée défendue par al-Kindč et Roger Bacon d’une virtus verborum que les mots posséderaient en eux-mêmes par nature. Il faut donc, semble-t-il, donner raison à Richard Kieckhefer, qui écrit : Dans tous les cas, à l’intérieur de la culture médiévale, les mots ne sont pas considérés comme efficaces per se […]. Le langage magique n’est en aucun sens la cause de l’efficacité, mais plutôt son occasion114.

Pour les médecins, l’incantation est une cause occasionnelle de la santé parmi d’autres. Tout ce qui peut engendrer certaines émotions ou affections de l’âme utiles à la guérison pourra être employé par eux. Ces accidents de l’âme, on l’a vu, appartiennent aux « choses non naturelles » dans les divisions de la médecine théorique. Où se trouve donc le naturel dans la théorie médicale des incantations ? Hormis ceux qui refusent tout rôle thérapeutique aux incantations et ceux qui considèrent que l’âme agit de manière surnaturelle sur le corps, l’effort de la plupart des médecins depuis le xiie siècle a consisté à théoriser la naturalité de l’action des états de l’âme sur le corps. En dehors des médicaments et de la chirurgie, l’art médical permet d’orienter certains mouvements naturels en agissant sur les choses non naturelles dont font partie les passions de l’âme. Ce n’est qu’à ce titre que les incantations sont considérées comme efficaces par les médecins.

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R. Kieckhefer, Forbidden Rites. A Necromancer’s Manual of the Fifteenth Century, Stroud, 1997, p. 17 (notre traduction).

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LA DISPOSITION UN AUTRE POINT DE VUE SUR L’EFFICACITÉ DE LA PAROLE On connaît la critique portée par Pierre Bourdieu, autour des années 19801, sur ce que John Austin – et, à sa suite, tout un courant de la linguistique – analysait, sous le nom générique de « performativité », comme une propriété, reconnue au langage, de produire des effets réels. En faisant valoir le point de vue de la sociologie, Pierre Bourdieu a voulu mettre en évidence le fait que l’efficacité de la parole ne réside pas dans la parole elle-même, mais, plus largement, dans le contexte social qui conditionne son fonctionnement2. Pour lui, la vertu secrète du verbe est sans doute de faire croire que son pouvoir est intrinsèque, quand il n’est que la cristallisation dans l’échange linguistique de structures sociales et de rapports de force qui gouvernent les usages de la langue. Or, le conditionnement de la parole ne concerne pas uniquement la façon dont elle doit être produite – quand, où, comment, par qui elle doit être prononcée – mais aussi et surtout la possibilité qu’elle soit reçue. La condition la plus importante qu’un discours doit remplir pour être efficace concerne en effet la disposition de ceux à qui il s’adresse à l’accueillir et à en « valider » l’efficacité. Autrement dit, selon Bourdieu, la puissance d’agir du discours dépend principalement de la disposition à « être agi » du récepteur3. 1 2

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P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, l’économie des échanges linguistiques, Paris, 1982. Ibid., p. 111 :« La tentative d’Austin pour caractériser les énoncés performatifs doit ses limites, et aussi son intérêt, au fait qu’il ne fait pas exactement ce qu’il croit faire, ce qui l’empêche de le faire complètement : croyant contribuer à la philosophie du langage, il travaille à la théorie d’une classe particulière de manifestations symboliques dont le discours d’autorité n’est que la forme paradigmatique et qui doivent leur efficacité spécifique au fait qu’elles paraissent enfermer en elles-mêmes le principe d’un pouvoir résidant en réalité dans les conditions institutionnelles de leur production et de leur réception ». Ibid., p. 187 : « Les conditions qu’on peut appeler liturgiques, c’est-à-dire l’ensemble des prescriptions qui régissent la forme de la manifestation publique d’autorité, l’étiquette des cérémonies, le code des gestes et l’ordonnance officielle des rites ne sont, on le voit, qu’un élément, le plus visible, d’un système de conditions dont les plus importantes, les plus irremplaçables sont celles qui produisent la disposition à la reconnaissance comme méconnaissance et croyance, c’est-à-dire la délégation d’autorité qui confère son autorité au discours autorisé ». Dans l’ensemble des conditions qui garantissent la possibilité d’un acte de langage, c’est très clairement la disposition du récepteur à valider l’acte qui, pour Bourdieu, est la plus indispensable.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 491-507 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101915

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Hélène Bouchardeau

Si l’on suit son argument, il apparaît que la question de l’efficacité du langage ne saurait être posée correctement dans le champ de la linguistique, mais relève entièrement d’une analyse de type sociologique. Toutefois, s’il revient à Bourdieu d’avoir démythologisé la trouvaille d’Austin, ce qu’il oppose à l’idée d’une performativité du langage, à savoir, les dispositions – en tant qu’elles sont le point de jonction des conditions sociales objectives et des déterminations subjectives4 – comme conditions de l’efficacité de la parole, a été mis en évidence très tôt dans l’histoire de la pensée occidentale et à l’intérieur même de la réflexion sur le langage. On trouve en effet, au livre II de la Rhétorique d’Aristote, un véritable traité des passions, qui, comme l’a remarqué Martin Heidegger au paragraphe 29 de Être et Temps, n’apparaît pas dans le cadre d’une éthique ou d’une psychologie, mais bien dans celui d’une technique de la parole relative à son usage public. Si la rhétorique est bien un art de la persuasion, Aristote a montré que son ressort principal est d’agir sur les passions et les dispositions : il s’agit pour l’orateur à la fois d’adapter son discours aux dispositions des auditeurs et de les disposer pour agir sur eux par son discours. L’idée aristotélicienne de la rhétorique est que le discours doit produire comme dispositions les conditions de sa propre efficacité. Je voudrais montrer qu’Aristote a jeté les bases d’une théorie de la disposition, qui joint des considérations pratiques et techniques relatives à l’art de la persuasion à une conception métaphysique de la puissance et de l’acte, et qui trouve son achèvement à l’autre bout d’un « grand Moyen Âge » dans les textes de Giordano Bruno qui traitent de la magie. Le parcours de cette idée n’est pas aisé à établir, parce qu’elle n’a jamais réellement pénétré la tradition médiévale de la rhétorique, mais a diffusé dans des domaines et des corpus aussi différents que ceux de la magie, de la médecine, de l’astrologie, de la théologie, etc. J’ai donc choisi de présenter les deux bouts d’une « chaîne » dont les maillons demeurent encore incertains, et me 4

Sur ce point, on se reportera d’une façon générale à la théorie de l’habitus que Bourdieu réactualise dans la pensée sociologique. Cfr Id., Le sens pratique, Paris, 1980, p. 180 : « Échappant à l’alternative des forces inscrites dans l’état antérieur du système, à l’extérieur des corps, et des forces intérieures, motivations surgies, dans l’instant, de la décision libre, les dispositions intérieures, intériorisation de l’extériorité, permettent aux forces extérieures de s’exercer, mais selon la logique spécifique des organismes dans lesquels elles sont incorporées, c’està-dire de manière durable, systématique et non mécanique : système acquis de schèmes générateurs, l’habitus rend possible la production libre de toutes les pensées, toutes les perceptions et toutes les actions inscrites dans les limites inhérentes aux conditions particulières de sa production, et de celles-là seulement. À travers lui, la structure dont il est le produit gouverne la pratique, non selon les voies d’un déterminisme mécanique, mais au travers des contraintes et des limites originairement assignées à ses inventions ». Il est intéressant de noter que l’analyse des actes sociaux et en particulier langagiers requiert pour Bourdieu – c’était aussi le cas chez Durkheim et Mauss – un concept, celui d’habitus, qui n’est pas originairement sociologique, mais s’enracine dans la pensée scolastique et plus loin encore, dans la pensée aristotélicienne.

La disposition

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contenterai de quelques remarques portant sur le corpus médiéval à proprement parler. Aristote et Giordano Bruno Aristote Il est possible de reconstruire, à partir des indications données de manière éparse par Aristote, le sens du concept de disposition mis en œuvre dans la Rhétorique : il faut pour cela suivre un parcours particulier au sein de la pensée aristotélicienne, et la relire, en quelque sorte, à la lumière particulière du concept de disposition. Cette grille de lecture fait ressortir, dans l’œuvre du Stagirite, les analyses de la qualité au chapitre 8 des Catégories, qui nous apprennent que le concept de disposition subsume un mélange de complexion (sustasis), de capacités naturelles (dunameis), d’états corporels passagers ou invétérés, d’états de l’âme ou de l’esprit plus ou moins durables (diatheseis et hexeis), et de passions (pathè5). D’autres textes d’Aristote confirment ce dosage. L’Ethique à Nicomaque y ajoute les vertus et les vices, c’est-à-dire des façons d’éprouver des passions6. La disposition est pour Aristote l’état de puissance du corps à l’égard de l’âme, et de l’âme à l’égard de déterminations ultérieures – les passions, les vertus et les vices, les actions – qui toutes peuvent jouer elles-mêmes le rôle de dispositions les unes à l’égard des autres ; état de puissance qui n’est pas indéterminé, mais détermine au contraire les possibilités du corps et de l’âme. L’enjeu d’une telle analyse des strates de la disposition est la mise en lumière des conditions de la perception et du jugement. Pour Aristote, un corps mal disposé percevra les choses de manière non conforme à leur nature ; un homme vertueux (c’est-à-dire disposé comme il convient vis-à-vis des affections) jugera adéquatement de la nature des choses. Les dispositions éthiques (les vertus et les vices) et affectives (les passions) ont le même rôle que les dispositions corporelles : orienter la façon dont l’homme se comporte et en même temps réagit face à l’étant. Elles déterminent la façon dont les choses nous apparaissent, c’est pourquoi elles constituent un enjeu essentiel – et c’est pourquoi aussi Aristote peut aller jusqu’à considérer le rapport à la vérité comme une question de disposition7. 5 6

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Voir tout le chapitre 8 des Catégories. Éthique à Nicomaque, II, 4, 1106 a 4-6, trad. J. Tricot, Paris, 1997, p. 101-102 : « Ajoutons à cela que c’est en raison de nos affections (pathè) que nous sommes dits être mus, tandis qu’en raison de nos vertus et de nos vices nous sommes non pas mus, mais disposés (diakeîsthai) d’une certaine façon ». Éthique à Nicomaque, III, 6, 1113 a 26-29, p. 139 (trad. Tricot modifiée) : « Pour ceux qui sont bien disposés (eû diakeimenois), est sain ce qui est véritablement tel, alors que pour ceux qui sont maladifs, ce sera autre chose ; il en serait de même pour les choses amères, douces,

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Parallèlement, la lecture d’Aristote au prisme de la disposition fait apparaître des textes plus métaphysiques, dans lesquels la disposition est identifiée à la puissance, et permet donc d’expliquer le changement dans les choses : toute chose ne peut devenir que ce qu’elle est déjà en puissance, ne peut subir qu’un changement auquel elle est disposée. Mais l’analyse précise des occurrences du terme « disposition » (il s’agit du terme grec diathesis, et parfois hexis) montre qu’il intervient pour infléchir la puissance dans un sens actif : si une chose est disposée à en devenir une autre ou à subir telle ou telle action, c’est qu’elle n’est pas purement indéterminée et passive, mais que sa réceptivité au changement oriente qualitativement ce changement. La disposition est l’état positif de la matière, qui la conditionne à la réception d’une forme particulière et non de n’importe quelle forme. Quelque chose de la forme se trouve déjà dans la matière, quelque chose de l’acte se trouve déjà dans la puissance8. Aristote laisse en fin de compte planer une incertitude sur le statut de la matière, incertitude consubstantielle au concept de puissance et plus encore à celui de disposition9.

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chaudes, pesantes, et ainsi de suite dans chaque cas ». Ibid., X, 2, 1173 b 21-24, p. 487-488 (traduction modifiée) : « À ceux qui mettent en avant les plaisirs répréhensibles, on pourrait répliquer que ces plaisirs ne sont pas agréables en soi : car en supposant même qu’ils soient agréables aux gens de mauvaise disposition (toîs kakôs diakeimenois), il ne faut pas croire qu’ils soient agréables aussi à d’autres qu’à eux, pas plus qu’on ne doit penser que les choses qui sont salutaires, ou douces, ou amères aux malades soient réellement telles ». Parties des animaux, I 1, 640b 35-641 a 1 : « Il est impossible qu’existe une main disposée n’importe comment (hopôsoun diakeimenè), par exemple en airain ou en bois, sinon par une homonymie comparable à celle d’un médecin dessiné ». Physique, I, 5, 188 a 33-34, trad. A. Stevens, Paris, 1999, p. 81 : « Aucun des étants n’est disposé par nature à produire ou à subir n’importe quoi sous l’effet de n’importe quoi » (Pantôn tôn ontôn outhen oute poieîn pephuken oute paschein). Pephuka avec infinitif final-consécutif signifie en effet : « être disposé par nature à, être fait pour ». Ce terme apparaît comme l’équivalent de diakeîsthai un peu plus loin dans le texte. Physique, I, 9, 192 a 4-6, p. 94 : « Nous disons que matière et privation sont différentes ; ‹ en effet ›, la matière est non-étant par accident, tandis que la privation est non-étant par soi. […]. La matière est proche et d’une certaine manière est une étance, tandis que la privation pas du tout ». Pour Aristote, la matière comprend la privation (sterèsis), mais elle s’identifie premièrement à la puissance, et « au sens de la puissance, elle […] est nécessairement impérissable et sans génération » (Ibid., I, 9, 192 a 29, p. 95). Au sens de la puissance, donc, la matière est une étance. Dans la matière-dunamis, la diathesis l’emporte sur la sterèsis. Dans cette mesure, elle peut même être qualifiée de « cause conjointe à la forme » (hupomenousa sunaitia tê morphê) (Ibid., I, 9, 129 a 14, p. 94). La matière est non seulement un principe, mais une cause. Au sens de puissance et de disposition, elle est comme une femelle désirant son mâle : « puisqu’il y a quelque chose de divin, de bon et d’attirant, nous disons qu’il y a d’une part son contraire, d’autre part ce qui est ainsi disposé qu’il tend vers lui et le désire, selon sa propre nature (to de ho pephuken ephiesthai kai oregesthai autoû kata tèn heautoû phusin), tandis que pour eux [les platoniciens] il arrive que le contraire désire son propre périssement. Pourtant la spécificité ne peut tendre ni vers elle-même parce qu’elle n’est pas déficiente, ni vers son contraire, car les contraires sont destructeurs l’un pour l’autre, mais c’est la matière qui tend vers elle, comme la femelle vers le mâle et le laid vers le beau, quoiqu’elle

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La conception aristotélicienne de la disposition trouve son application dans la rhétorique. Celle-ci est en effet la théorie d’une parole qui a comme condition de son efficacité les dispositions des sujets et comme objectif la production de dispositions chez les sujets. L’orateur, pour agir sur son public par la parole (pour l’inciter à prendre telle ou telle décision, à agir de telle ou telle façon), doit connaître ses dispositions préalables, et son discours consistera à les modifier dans le sens qui lui conviendra, ou à produire celles qui lui seront favorables. L’efficacité rhétorique prend donc appui sur les sujets eux-mêmes, et plus précisément sur les possibilités qu’ils offrent en tant qu’ils sont disposés et « disposables ». Il y a trois moyens de persuasion techniques : l’êthos, le pathos et le logos. Les orateurs qui réussissent à persuader sont ceux qui combinent ces trois facteurs : ils apparaissent à leurs auditeurs comme ayant un certain caractère (êthos) ; ils parviennent à susciter dans leur audience des émotions appropriées (pathos) qui influencent son jugement ; et ils présentent à leur audience des arguments plausibles (logos) l’amenant à juger vraies les conclusions qu’ils mettent en avant. Le pathos consiste « dans le fait de disposer l’auditeur d’une certaine manière10 » (en tô ton akroatèn diatheînai pôs). On est donc face à un moyen de persuader qui est décrit comme une disposition, au sens opératif : c’est l’action de disposer. Ce n’est qu’un peu plus loin qu’Aristote précise ce qu’il faut disposer chez l’auditeur : « la persuasion est produite par la disposition des auditeurs, quand le discours les amène à éprouver une passion (pathos)11 ». Disposer les auditeurs, c’est leur faire éprouver une passion. L’enjeu est bien entendu de contrôler le jugement des auditeurs. Selon nos dispositions affectives, nous jugeons une même chose telle, et de telle importance, ou tout à fait autre. La maîtrise des dispositions de ses auditeurs est donc, pour l’orateur (en particulier dans un procès, où les auditeurs sont des juges), un enjeu capital. C’est pourquoi la rhétorique doit donner à l’orateur les moyens de les contrôler, de susciter dans chaque cas les dispositions appropriées. Elle le fait en présentant une analyse des dispositions sousjacentes à chaque passion : si l’on veut susciter la colère, il faudra s’efforcer de mettre l’auditeur dans telle disposition particulièrement favorable à la colère12.

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ne soit pas laide en soi, mais par accident, ni femelle en soi, mais par accident » (Ibid., I, 9, 192 a 17-25, p. 94-95). Rhétorique, I, 2, 1356 a 3, trad. M. Dufour, A. Wartelle, Paris, 1980-1991. Ibid., I, 2, 1356 a 14. Ibid., II, 1, 1377 b 22-28, p. 107-108 (trad. Dufour-Wartelle modifiée) : « Il est nécessaire […] de mettre le juge en certaine disposition (ton kritèn kataskeuazein) ; car il y a grand avantage pour la persuasion […] à ce que les auditeurs se trouvent en telle ou telle disposition (diakeimenoi pôs) envers l’orateur ». Ibid., II, 1, 1377 b 30-1378 a 3, p. 108 (trad. Dufour-Wartelle modifiée) : « La disposition (to diakeîsthai pôs) de l’auditeur importe davantage pour les procès ; car les choses ne paraissent (phainetai) pas les mêmes à qui aime ou qui hait, à qui

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Aristote ajoute que pour disposer ses auditeurs, l’orateur lui-même doit être, ou plutôt paraître, dans une disposition adéquate envers eux, susceptible d’entraîner la confiance. Cet aspect relève de l’êthos. L’idée que les dispositions du locuteur (réelles ou apparentes) jouent un rôle dans l’efficacité de la parole aura, comme je serai amenée à le montrer, une grande importance dans les théories médiévales du pouvoir des mots13. Pour faire montre d’un êthos susceptible d’entraîner l’adhésion, l’orateur doit connaître précisément les dispositions du public. Il doit pour cela étudier non seulement l’êthos général de son audience (qui relève principalement du régime politique, du type de société), mais aussi les dispositions particulières, momentanées, de son audience, et si possible, de chacun des auditeurs. S’adresser individuellement à chacun des auditeurs lui étant impossible, la rhétorique fournit à l’orateur une catégorisation des types d’auditeurs, selon l’âge, la fortune, etc. L’analyse de la Rhétorique d’Aristote présente la disposition sous un double aspect : comme prédisposition (l’êthos du public, ses dispositions actuelles) et comme disposition produite (le pathos) ; comme condition de l’efficacité du discours et comme effet. Elle confirme les aperçus des Catégories et des textes métaphysiques : la disposition a une structure circulaire. Une chose, une matière ou un sujet sont disposés à une modification (c’est la condition), modification qui consiste à les disposer d’une certaine manière (c’est l’effet ou la disposition produite). Elle confirme également l’idée selon laquelle la disposition est une relation entre les deux termes qu’elle met en présence : de même que quelque chose de la puissance se trouve dans l’acte et quelque chose de l’acte dans la puissance, il faut qu’une disposition commune se trouve dans l’orateur et dans son public pour assurer l’efficacité de la parole. C’est l’idée selon laquelle l’orateur lui-même doit être, ou paraître, disposé, pour parvenir à disposer ses auditeurs. La disposition n’est donc réductible ni au pôle du patient ni au pôle de l’agent : elle se trouve entre les deux, sous la forme d’une relation.

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éprouve de la colère ou est dans un état de calme (praôs echousin) ; ou bien elles paraissent tout à fait différentes, ou d’une importance différente ; celui qui aime trouve que celui qu’il doit juger n’est pas coupable ou l’est peu ; celui qui hait juge de façon opposée ». Ibid., II, 1, p. 109 (traduction modifiée) : « Les développements relatifs aux passions se doivent diviser en trois chefs : voici ce que je veux dire : pour la colère, par exemple, en quelle disposition (pôs diakeimenoi) y est-on porté ; contre quelles personnes se met-on habituellement en colère et à quels sujets ». Ibid., II, 2, 1380 a, p. 115 : « Nous avons traité à la fois des personnes contre lesquelles s’émeut la colère, des dispositions (hôs echontes) où on la ressent, des objets qui l’excitent. Il est évident que l’orateur doit, par le moyen du discours, mettre ses auditeurs dans la disposition favorable à la colère (kataskeuazein toioutous hoîoi ontes orgilôs echousin), représenter ses adversaires comme coupables de paroles ou d’actes propres à l’exciter, et comme ayant l’un des caractères qui peuvent l’émouvoir ». Ibid., II, 1, 1377 b 24-27, p. 107 (trad. Dufour-Wartelle modifiée) : « Il y a grand avantage pour la persuasion […] à se montrer soi-même tel ou tel (poion tina phainesthai) et à faire supposer aux auditeurs que l’on est à leur endroit en une certaine disposition (pôs diakeîsthai) ».

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Aristote parvient ainsi à penser, de manière très approfondie à mon sens, le discours comme une situation d’énonciation, et l’efficacité comme tributaire d’un contexte sur lequel elle influe à son tour. Il m’a semblé que l’on retrouve certains de ces aspects dans les théories médiévales de l’efficacité du langage. J’ai donc essayé de lire un certain nombre de textes médiévaux sur l’efficacité des mots à la lumière des structures du concept de disposition dégagées chez Aristote. Giordano Bruno À l’autre extrémité de ce que l’on pourrait appeler le « grand Moyen Âge », Giordano Bruno développe dans ses traités sur la magie, le De magia et le De vinculis in genere, une conception générale de l’univers qui donne une grande importance tout à la fois à la matière, qui se voit conférer le statut de cause et de principe, et à l’action humaine, magique mais pas uniquement, au sein d’une nature vue comme puissance vivante. La parole est d’ailleurs considérée comme l’un des vecteurs principaux de cette action. Bruno développe une conception matérialiste de la nature, et se situe du côté d’une théorie de l’inchoation des formes dans la matière. La matière est la matrice des formes, elle en accouche, et doit donc être définie comme une puissance active, voire un acte. L’inchoation des formes doit être comprise en termes de dispositions : ce sont les dispositions de la matière, ses reliefs, ses « contractions », qui sont au principe de l’individuation14. C’est sur le même modèle, celui de l’inchoation et de la disposition, que Bruno pense l’âme humaine et la possibilité de l’action. Agir sur quelqu’un nécessite de tirer parti de ses dispositions15. 14

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De la cause, du principe et de l’un, dans Œuvres complètes, éd. G. Aquilecchia, trad. L. Hersant, introd. M. Ciliberto, Paris, 1996, III, Épître liminaire, Argument du quatrième dialogue, p. 22-23 : « ‹ On montre › qu’aucun sage n’a dit que les formes fussent reçues par la matière comme du dehors, mais que c’est la matière qui, les expulsant pour ainsi dire de son sein, les produit de l’intérieur. Elle n’est donc pas un prope nihil, un presque rien, une puissance pure et nue, puisque toutes les formes sont comme contenues en elle et par elle-même produites et enfantées grâce à la vertu de l’efficient (lequel, du point de vue de l’être, peut même ne pas être distinct de la matière) ». Ibid., III, p. 190-191 : « Aussi la matière, qui demeure toujours identique et féconde, doit-elle avoir le privilège principiel d’être reconnue comme le seul principe substantiel, et comme ce qui est et demeure toujours ; et toutes les formes dans leur ensemble ne doivent être comprises que comme les diverses dispositions de la matière (disposizioni varie della materia), qui s’en vont et s’en viennent, ou qui se retirent et se renouvellent, si bien qu’aucune n’a valeur de principe ». De vinculis, dans De magia, De vinculis in genere, éd. A. Biondi, Pordenone, 1991 (Il Soggetto & la Scienza 1), p. 109-211, à la p. 196 ; Des liens, trad. fr. D. Sonnier et B. Donné, Paris, 2001, à la p. 75 : « Car hors le giron de la matière n’existe nulle forme : elles demeurent toutes latentes en elle, et en émanent toutes. Dès lors, pour qui considère les liens dans la vie civile, et selon toutes raisons, ceci doit être évident : si, dans toute matière ou toute partie de matière, en tout individu ou tout être particulier, tous les germes demeurent latents et sont contenus dans les profondeurs, il s’ensuit alors que les applications de tous les liens peuvent être

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Dans le De Magia, Giordano Bruno donne le sens « philosophique » du terme « mage » : « un homme alliant le savoir au pouvoir d’agir16 ». Le pouvoir d’agir sur les personnes et les choses a pour condition la connaissance de l’enchaînement global des causes et des effets dans la nature. C’est notamment à partir de la connaissance de la structure « disposée » de la matière et des choses secondes que l’action humaine (celle du mage, c’est-à-dire, pour Bruno, de toute personne qui agit sur quelqu’un ou quelque chose en connaissance de cause : le médecin, l’orateur, le séducteur…) est possible17. Bruno utilise le terme aujourd’hui incongru de « lien » : il s’agit simplement de l’emprise d’une chose sur une autre, d’un homme sur un autre, d’un orateur ou d’un homme politique sur une foule, d’un amant sur sa maîtresse. En parlant de lien, Bruno met en évidence qu’une telle emprise est toujours une relation, qui met en présence deux individus (l’agent et le patient). La situation d’emprise, l’action inter-humaine, tout comme la situation d’énonciation, comptent donc toujours trois termes : l’agent, le patient et le lien lui-même. La ratio vinculis réside en partie dans le patient, puisqu’un même objet et un même lieur suscitent un lien différent quand le patient change. Cette raison du lien dans le lié prend la forme d’une prédisposition au lien : « En toutes actions, en effet, il est besoin d’un germe18 ». Ce germe, c’est la disposition, ou plutôt l’ensemble des conditions corporelles, affectives, éthiques, qui disposent un individu à être affecté ou lié par tel lien et tel lieur. L’attention portée aux dispositions doit être d’autant plus poussée et est d’autant plus difficile qu’elles changent selon les individus, selon les époques, les moments, les lieux19. La possibilité d’agir sur quelqu’un suppose donc une « prudence », au sens aristotélicien, extrêmement aiguisée.

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accomplies par quelque artifice habile. » (Extra quippe materiae gremium nulla forma est, sed in eo tum omnes latent, et ex eo tum omnes educuntur. Civiliter ergo et secundum omnes rationes de vinculo consideranti perspicuum esse debet, ut in omni materia seu materiae parte, in omni individuo seu particulari, tum omnia sublateant et subcontineantur semina, tum consequenter omnium vinculorum applicationes solerti quodam artificio compleri posse). De magia, dans De magia, De vinculis, p. 3-107 : « Tunc magus significat hominem sapientem cum virtute agendi » ; De la magie, trad. fr. D. Sonnier et B. Donné, Paris, 2000, à la p. 12. De vinculis, p. 122 ; trad. fr., p. 16 : « Ainsi donc, sait lier celui qui détient la raison de l’univers – ou du moins la nature de la chose particulière qu’il doit lier, sa disposition, son inclination, sa manière, son usage, sa fin. » (Vincire ergo novit, qui universi rationem habet vel saltem rei particularis vinciendae naturam, dispositionem, inclinationem, habitum, usum, finem). De vinculis, p. 190 ; trad. fr., p. 70. De magia, p. 74 ; trad. fr., p. 67 : « Trois facteurs sont requis pour que les actions sur les choses soient menées à leur terme : la puissance active dans l’agent, la puissance passive dans le sujet ou le patient (c’est-à-dire la disposition définie comme l’aptitude, ou l’absence de répugnance, ou encore comme l’impuissance à résister : trois termes qui se réduisent à un seul, les potentialités de la matière) et l’application appropriée aux circonstances temporelles et locales, et autres données concomitantes. Pour résumer tous ces facteurs d’un mot, je parlerai de l’agent, de la matière et de l’application : que ces trois facteurs fassent défaut, et toute action est continûment empêchée. » (Ad hoc, ut actiones in rebus perficiantur, tria requiruntur :

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Le mage et le médecin pratiquent tous deux un art dont une grande partie de l’efficacité repose sur le patient lui-même, et sur ses dispositions habituelles ou physiques. Ils doivent à la fois avoir une bonne connaissance des dispositions et agir en conséquence, c’est-à-dire s’y adapter, mais aussi savoir les provoquer ou les maintenir par les moyens qui sont les leurs. En effet, pour Bruno, les dispositions ne sont pas seulement données, et ne doivent pas seulement être les conditions auxquelles toute action doit s’adapter ; il est également possible de les modifier, et l’action peut se donner les conditions de son efficacité en disposant favorablement le sujet, en l’« apprêtant » : « Rien n’est lié s’il n’est apprêté de façon très appropriée20 ». Bruno énonce quelques principes de la « mise en disposition ». Là encore, il se montre très proche d’Aristote et de principes rhétoriques. En effet, l’un des éléments essentiels dans l’action de disposer, qui revient à plusieurs reprises dans les traités magiques, est la ressemblance qui doit exister entre le lieur et le lié. De même que l’orateur doit paraître semblable à ses auditeurs pour les disposer favorablement, de même le lieur (le mage, le médecin, l’amoureux qui veut être aimé en retour…) doit avoir (ou paraître avoir) en lui quelque chose du lien qu’il désire nouer. Disposer un sujet, l’apprêter à un

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potentia activa in agente, potentia passiva in subiecto seu patiente seu dispositio, quae est aptitudo quaedam vel non repugnantia seu impotentia resistendi (quae omnia ad unum terminum reducuntur, nempe potentiam materiae), et debita applicatio, quae est per circumstantias temporis, loci et reliquorum concurrentium ; omnia ut uno verbo dicam, ad agentem, materiam et applicationem). De vinculis, p. 152 ; trad. fr., p. 39 : « Selon les divers âges, les diverses époques, une seule et même chose est diversement liable ; des choses diverses ne sont pas disposées envers un seul et même lien d’une seule façon ; les composés ne se retrouvent pas même à l’identique. » (Pro aetatis atque temporis varietate varie unum idemque fit vincibile, et varia sunt ad unum idemque vinculum non uno modo disposita, neque ex eodem pariter composita redduntur). Ibid., p. 202 ; trad. fr., p. 80 : « Pour excellents que soient les germes que l’on sème, la propagation de choses nouvelles ne s’ensuit pas partout ni toujours : de même, les liens ne sont pas perpétuellement ni partout en état de prendre à leurs rets, ils ne reçoivent de vertu efficace qu’au moment approprié et par une disposition convenable des sujets. » (Sicut non ubique neque semper, quamvis optima iaciantur semina, rerum propagatio consequitur, ita neque irretientia vincula perpetuo et ubique, sed apto tempore et subiectorum congrua dispositione virtutem concipiunt effectus). Ibid., p. 152 ; trad. fr., p. 39 : « Selon les divers âges, les diverses époques, une seule et même chose est diversement liable […] Observe donc ceci : celui qui, jeune homme, s’est montré accommodant, homme mûr, il devient plus ferme et plus avisé, vieux plus soupçonneux et plus chagrin ; décrépit, il tombe dans le dédain et le dégoût. » (Pro aetatis atque temporis varietate varie unum idemque fit vincibile […] Hinc adverte ut qui iunior extiterit et facilis, vir est constantior et prudentior, senex suspiciosior magis et morosus, decrepitus contemnit et fastidit). Et enfin De magia, p. 80-82 ; trad. fr., p. 73 : « Ce n’est par conséquent pas un des moindres principes utiles à la magie et à la médecine que de distinguer les différences des complexions, les raisons des maladies et de la bonne santé, les principes de changement des habitudes ou des dispositions, ou ceux de leur maintien par l’application d’agents extrinsèques. » (Unde non modicum principium est magiae et medicinae ad distinguendum de differentiis complexionum et rationibus morborum et sanitatis et principiis mutandorum habituum seu dispositionum, vel eorundem servandorum, per applicationem extrinsecorum). De vinculis, p. 148 ; trad. fr., p. 36 : « Nihil vincitur nisi aptissime praeparatum ».

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lien, consiste en une disposition réciproque du lieur et du lié – Bruno parle de « condisposition » : l’opérant doit être disposé, lui aussi, afin de parvenir à mettre le lié dans la bonne disposition21. Enfin, Bruno émet l’idée d’une logique des affects, sur le modèle de celle développée par Aristote au livre II de la Rhétorique : certains affects préparent à d’autres affects, certains états favorisent l’apparition d’un autre état22. Pour Bruno, l’une des dispositions principales est la foi, l’état de croyance ou de crédulité du récepteur ; l’agent doit donc viser l’imagination du patient, siège de la foi et de l’opinion. Comme Aristote, Bruno affirme que ce qui affecte n’est pas tant l’être des choses que l’opinion qu’on en a ; la force de l’imagination lui permet de se passer de fondement réel. Ce qui importe pour le sujet, c’est ce qui lui paraît vrai, et cela dépend de l’imagination. On se souvient que pour Aristote, l’orateur doit paraître tel ou tel pour inspirer la confiance à ses auditeurs. La foi, qui suppose des dispositions préalables, est donc la disposition essentielle, celle qui assure une parfaite disponibilité du jugement aux influences de l’agent, qu’il soit mage, médecin ou prophète23. 21

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Ibid., p. 150 ; trad. fr., p. 38 : « Une chose est d’autant mieux liée qu’il se trouve quelque chose d’elle-même en celui qui lie. » (Vincitur maxime aliquid, quando aliquid sui est in vinciente). Ibid., p. 180 ; trad. fr., p. 61 : « Par conséquent, c’est surtout en une disposition réciproque du ravisseur et du ravi que consiste la raison du lien. » (Quocirca praesertim in quadam rapientis et rapti condispositione vinculi ratio consistit). Ibid., p. 140 ; trad. fr., p. 30 : « Car bien que la matière soit indéterminée et puisse prendre d’innombrables formes, à partir de sa présente forme elle n’est pas éloignée également de toutes formes ; entre toutes, une seule est éminemment propre à succéder à cette forme présente, et telle autre en est éloignée de plusieurs intermédiaires […] de même les liens de la colère succèdent au lien de l’indignation ; et les liens de la tristesse surgissent après les liens de la colère. » (Quamvis enim materia ad innumerabiles indefinita sit formas, a praesenti tamen forma non aequaliter distat ad omnibus, sed ex his una tantummodo est potissime succedens, alia vero plurimum mediorum interiectione […] ita indignationis vinculo succedunt irae, irae vero vinculis succurrunt vincula tristitiae). Ibid., p. 174 ; trad. fr., p. 56-57 : « Le liable, pour être lié, ne requiert pas tant des liens véritables – autrement dit, fondés en vérité – que des liens apparents – autrement dit, qui procèdent de l’opinion. En effet, l’imagination sans la vérité peut lier véritablement, et véritablement attacher le liable par imagination. Ainsi, même si l’Enfer n’existe pas, l’opinion et l’imagination de l’Enfer, sans aucun fondement de vérité, créent véritablement un véritable enfer. Pour le liable, la vision fantastique a en effet sa vérité, d’où vient qu’elle agit véritablement, et qu’elle l’enchaîne de façon véritable et fort puissante. » (Vincibile, ut vere vinciatur, non tantum vera requirit vincula, nempe quae ex fundamento huiusmodi sunt, quantum apparentia, id est quae ex opinione ; potest enim imaginatio sine veritate vere vincire, et per imaginationem vincibile vere obligare. Etsi enim nullus sit infernus, opinio et imaginatio inferni sine veritatis fundamento vere et verum facit infernum ; habet enim sua species phantastica veritatem, unde sequitur quod et vere agat, et vere atque potentissime per eam vincibile obstringatur). De magia, p. 100 ; trad. fr., p. 89 : « Aussi tous les opérateurs, mages, médecins ou prophètes, n’aboutissent à rien si certaine foi préalable fait défaut : c’est en effet selon les nombres de cette foi qu’ils opèrent. (Ici, nous entendons ‘foi’ en un sens plus large que celui qui est adopté par d’autres, individuellement ou collectivement.) Cette foi est obtenue par l’effet de dispositions préalables. » (Unde omnes operatores sive magi sive medici sive prophetae sine fide praevia nihil efficiunt, et iuxta fidei praeviae numeros operantur. – Hic nos accipimus fidem iuxta magis universalem rationem,

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Bruno applique explicitement sa théorie des liens et des dispositions affectives au cas de l’orateur cherchant à persuader ; il met cet exemple sur le même plan que celui du mage-incantateur, mais aussi du prophète et du médecin24. Giordano Bruno fait donc se recouper des éléments rhétoriques, issus d’Aristote mais probablement aussi de la rhétorique religieuse et des artes dictaminis du Moyen Âge (l’importance donnée aux affects, l’idée d’une ressemblance entre l’orateur et les auditeurs, le primat de l’apparaître sur la vérité, les considérations sociologiques et politiques), avec des aspects déterminants des théories magiques et de certaines théories médicales, notamment le rôle de l’imagination. L’ensemble est en outre fortement ancré dans une conception « matérialiste » et inchoative de la matière et de la forme : à chaque étape importante de sa doctrine « magique », Bruno rappelle le principe de la latence des formes dans la matière ; ce dernier est transposé au

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quam a singulis istorum capiatur et ab omnibus. – Haec in quibusdam commovetur tanquam praeviis potentiis bene dispositis). De magia, p. 88 ; trad. fr., p. 79 : « Relève donc de l’art incantatoire, et de cette sorte de lien de l’esprit qui se fait par les chants et les formules magiques, tout ce dont traitent les orateurs aux fins de persuader, de dissuader ou bien de suggérer des émotions : mais ils ont négligé toute une autre partie de cet art et l’ont remise aux soins des mages, des philosophes ou de politiques retors. Aristote l’a pourtant embrassée pour une grande part dans la Rhétorique à Alexandre, qui se résume en deux points essentiels à considérer : que l’enchanteur s’attache premièrement à ce qui lui convient et agrée, secondement à ce qui plaît et sourit à la victime de l’incantation et du lien, au regard de ses mœurs, de son état, de sa complexion, de ses usages. » (Ad incantationis ergo artem spectat et eam vinculi spiritus speciem, quae est per cantus seu carmina, quicquid tractant oratores faciens ad persuadendum et dissuadendum seu ad movendos affectus ; cuius quidem artis alteram partem praetermiserunt et in sinu magorum seu philosophorum seu versutiorum politicorum latentem esse sinunt, quam tamen Aristoteles in Rhetorica ad Alexandrum magna ex parte complexus est, quaeque ad duo capita considerationis reducitur, alterum quod consideret incantator quid deceat se et quid sibi conveniat, alterum quid incantando seu vinciendo placeat, arrideat, eius scilicet moribus consideratis, statu, complexione, usu). De vinculis, p. 152 ; trad. fr., p. 39 : « L’orateur capte la bienveillance par son art en faisant aussi que ses auditeurs et le juge trouvent en lui quelque chose d’eux-mêmes. » (Rhetores arte benevolentiam captant, ideo ut aliquid sui auditores et index habeat in ipso). Ibid., p. 154 ; trad. fr., p. 40 : « Ainsi l’orateur, par le rire, par l’envie, et les autres affections, délie de l’amour et impose les liens de la haine, du mépris ou de l’indignation. » (Hinc rhetor per risum, per invidiam et alios affectus solvit ab amore, vincit odio vel contemptui vel indignationi). De magia, p. 100-102 ; trad. fr., p. 89 : « Aussi tous les opérateurs, mages, médecins ou prophètes, n’aboutissent à rien si certaine foi préalable fait défaut […] Les ligatures sont puissantes, qui émanent des paroles d’hommes éloquents – de cette espèce qui fait naître et favorise certaine disposition dans l’imagination, unique porte de tous les affects internes et, de fait, lien des liens. […] Et cela ne vaut pas seulement pour le médecin, mais aussi pour quiconque pratique tout autre genre de magie, ou détient tout titre de puissance. » (Unde omnes operatores sive magi sive medici sive prophetae sine fide praevia nihil efficiunt […] multum vero faciunt ligamenta quae sunt ex ore diserti, ex specie unde certa dispositio oriatur et foveatur in imaginatione, quae est sola porta omnium affectuum internorum et est vinculum vinculorum. […] et non solum de medico, sed quocunque magiae genere vel alius sub alio titulo potestatis).

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plan humain du rapport entre le corps et l’âme et fonde pour Bruno la possibilité des liens entre les individus. Les dispositions dans les théories médiévales des incantations Je voudrais maintenant donner un aperçu de la question de la disposition dans un corpus plus connu puisqu’il a déjà été étudié, notamment par Nicolas Weill-Parot à l’occasion de son étude sur les images astrologiques25, et par Béatrice Delaurenti dans son travail sur les incantations26. Je voudrais simplement mettre l’accent sur l’argument des dispositions lorsqu’il apparaît dans les textes, puisqu’il a généralement été laissé de côté, au profit des débats sur les oppositions entre art et nature (Nicolas Weill-Parot) ou entre nature et « surnature » (Beatrice Delaurenti). L’imagination et la confiance chez Pietro d’Abano Le médecin et philosophe Pietro d’Abano insiste beaucoup sur la nécessité pour le malade de croire à la guérison et d’avoir confiance dans le médecin ; ce dernier doit savoir susciter cette confiance. Pietro d’Abano s’inscrit ainsi dans la tradition avicennienne (qui remonte en fait, avant Avicenne, au moins à Qusέã ibn LŊqã du pouvoir de l’imagination, capable d’inscrire des effets dans le réel, dans le corps propre comme sur les corps extérieurs. La croyance dans la guérison doit donc se trouver du côté du médecin comme du côté du malade. Pietro d’Abano est amené à théoriser le caractère et les dispositions qui doivent être présents des deux côtés, chez le médecin et chez le patient. Le patient est en effet considéré comme une « matière », qui doit être « préparée » ou « disposée » à l’action du médecin, sans quoi l’effet sera nul. L’auditeur doit être « dispositus omnimode », disposé à tout, il doit s’assimiler à une matière disponible à l’action de la parole : « ut actio concidat in materiam praeparatam ». La notion de disposition va de pair avec celle de « préparation ». Comme nous l’avons déjà mentionné, il importe que le médecin-incantateur, non seulement dirige son action (sa parole) sur un récepteur disposé, mais, préalablement, génère cette disposition. Sa parole est donc à double détente : d’une part elle prépare, de l’autre elle agit27. 25

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N.  Weill-Parot, Les « images astrologiques » au Moyen Âge et à la Renaissance. Spéculations intellectuelles et pratiques magiques, XII e -XV e siècle, Paris, 2002 (Sciences, techniques et civilisations du Moyen âge à l’aube des Lumières 6). B. Delaurenti, La puissance des mots. « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007. Pietro d’Abano, Conciliator differentiarum philosophorum et medicorum, Venise, 1565, differentia 135, d’après la traduction de B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 355 : « De plus ‘d’une certaine manière, l’espèce intelligée (species intellecta) du chaud ou du froid, de l’attristant ou du plaisant est d’une certaine façon analogue à chacune de ces choses’ (De causa motu

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Nicole Oresme et les incantations Le cas de Nicole Oresme est d’un grand intérêt dans la perspective qui est la mienne. Celui-ci s’oppose en effet à l’idée que les incantations, en nigromancie et en magie, auraient une quelconque efficacité : les incantations de la nigromancie invoquent les démons et ce sont eux qui agissent, non les formules elles-mêmes ; les incantations magiques, elles aussi, s’adressent aux démons, mais de manière purement formelle, pour se jouer du public – le démon n’étant pas véritablement présent. Les incantations en magie relèvent donc de l’imposture et ne produisent aucune efficacité, pas même démoniaque. Pour Oresme, dès lors, la racine de la magie est la fausse persuasion. Mais Oresme, en cherchant à enlever tout pouvoir intrinsèque aux formules, ramène l’efficacité aux auditeurs. Il doit donc se pencher sur leurs dispositions (notamment la crédulité28) pour rendre compte de la production de la persuasion. Oresme, en déplaçant l’accent de la sincérité de l’entreprise incantatoire sur la tromperie, se place sur le terrain d’une « technique » de la parole, consciente de l’importance des dispositions du public et des circonstances de l’énonciation. Oresme remarque notamment que les incantations diffèrent d’un contexte historique à l’autre : pour convaincre son public, il faut savoir quels

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animalium). Mais il existe une certaine espèce de confiance (confidentia quaedam species) qui est propre à l’être animé et ‹ qui possède › une puissance maximale : c’est pourquoi la confiance dans la santé agit de même et apporte la guérison lorsqu’elle est rendue équivalente (assimilata) de ‹ la santé › ». Voir aussi Differentia 156, § 11, ibid., p. 360 : « L’enchanteur doit être astucieux, plein de confiance et d’empathie, une âme courageuse, susceptible d’être impressionnée ; mais l’enchanté doit être plein de désir et d’espoir et disposé (dispositus) à tout, pour que l’action tombe dans une matière préparée. » (Praecantator debet esse astutus, credulus, affectuosus, anime fortis impressivae ; incantandus vero avidus, sperans quam maxime, ac dispositus omnimode ut actio concidat in materiam praeparatam). Le terme dispositio apparaît ailleurs chez Pietro d’Abano : « La disposition (dispositio) du malade est retournée (redditur) lorsqu’il croit qu’il va aller mieux, ou quand un homme en bonne santé croit qu’il va tomber malade. » (Differentia 135, ibid., p. 360.) On trouve également praedispositio (differentia 156, § 11, ibid., p. 362) : « Puisque l’acte des agents se porte dans un être prédisposé, qui subit et qui est susceptible d’accueillir ‹ une incantation › […] » (Cum actus agentium sit in passum et susceptivum praedispositum […]). Au moment de la rédaction de cet article, nous n’avions pas eu accès à la nouvelle traduction par B. Delaurenti de la differentia 156 : « Pietro d’Abano et les incantations. Présentation, édition et traduction de la differentia 156 du Conciliator », dans Médecine, astrologie et magie entre Moyen Âge et Renaissance : autour de Pietro d’Abano, éd. J.-P. Boudet, Fr. Collard, N. Weill-Parot, Florence, 2013, p. 39-106. Pour une discussion à la fois plus développée et plus générale du thème de la virtus verborum chez Pietro d’Abano, voir la contribution de B. Delaurenti dans ce même volume, où elle expose et confronte la lecture de V. Perrone Compagni, « La differenza 156 del Conciliator : une rilettura », Annali del Dipartimento di Filosofia, n. s. 15 (2009), p. 65-107. Bien que le terme de crédulité soit teinté de mépris chez Oresme, dans la perspective qui est la nôtre, on peut y voir un sens non péjoratif qui en fait un synonyme de « réceptivité ». La crédulité des auditeurs ou des victimes de la magie ne signifie rien d’autre que la réception optimale des formules.

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démons et quels dieux il vénère, et s’adapter à ses croyances. Oresme signale aussi comme pertinente la différence des lois, des époques et des régions : tout magicien, tel un orateur, doit connaître le fonctionnement politicojuridique de son auditoire et s’y adapter, et doit avoir une certaine maîtrise du temps et des déterminations géographiques pour parler à propos. Oresme décrit en fait un ensemble de conditions de la persuasion, qui vont de la complexion corporelle à l’ethos, de la disposition de l’âme aux mœurs et coutumes d’une communauté, de l’âge aux vertus intellectuelles et éthiques29. L’idée de disposition pourrait être observée dans d’autres domaines et d’autres corpus au Moyen Âge ; elle est en effet à l’œuvre dans les discussions astrologiques ou encore en physique (dans le cadre du débat sur l’inchoation des formes) ; il me semble que, comme l’a dans une certaine mesure montré Nicolas Weill-Parot, elle fonctionne comme une notion structurante de la pensée médiévale30. Dans les théories de l’efficacité des incantations, en magie et en médecine, les dispositions sont bien sûr la complexion, mais aussi et surtout la croyance, 29

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Nicole Oresme, De configurationibus qualitatum et motuum, éd. et trad. angl. M. Clagett, Nicolas Oresme and the Medieval Geometry of Qualities and Motions. A Treatise on the Uniformity and Difformity of Intensities Known as Tractatus de configurationibus qualitatum et motuum, Madison, 1968, II, 27, p. 340 : « Les magiciens de diverses sectes et sous différentes lois, à différentes époques et dans différentes régions, usent de différentes incantations. Car ils fabriquent leurs incantations et leurs sacrifices en fonction des opinions et de la crédulité des humains qu’ils veulent tromper, et ils interpellent les démons de différentes façons. Si quelqu’un considère les incantations des peuples anciens […], il verra en effet qu’elles diffèrent totalement des modernes. C’est pourquoi, dans certains nouveaux livres d’art notoire, qui est une forme de magie, les saints et les anges que vénèrent les chrétiens sont invoqués, alors que les Anciens invoquent Pluton, Hécate et divers dieux, et d’autres aujourd’hui invoquent les démons sous divers noms. C’est bien le signe que ces choses ne font pas appel au pouvoir de la signification des mots, sauf s’il s’agit d’une âme crédule facilement altérée par ces procédés ». Ibid. : « Un autre argument vient de la complexion (ex complexione), car il existe des hommes dotés d’une certaine complexion auxquels aucun démon ni quoi que ce soit n’est jamais apparu ni n’apparaîtra jamais, même s’ils ont essayé de toute leur force de faire une expérience par cet art, même s’ils n’ont rien oublié dans les procédés que prescrit le livre des arts magiques. Mais d’autres personnes ont pu obtenir facilement un résultat par ces ‹ mêmes › procédés. Si ces procédés agissaient par le pouvoir de telle conjuration ou de telle autre, le démon ferait alors vraiment son apparition et se donnerait une forme extérieure. Dans ce cas, ‹ toute › personne devrait être capable d’opérer par le pouvoir de la conjuration, à condition de ne rien oublier. Et comme ce n’est pas le cas, il s’ensuit que ces choses ne se déroulent pas dans l’espace extérieur mais plutôt dans l’esprit de celui qui est trompé ». Ibid., p. 340-342 : « Il est pareillement évident que ceux qui ne parviennent pas à voir ces ‹ prodiges › sont dans une meilleure disposition et complexion (sunt melioris dispositionis et complexionis), ils ont un esprit plus fort et plus sain, tandis que les autres, qui peuvent les voir, ont une complexion mélancolique ou un esprit faible et malade. Ils sont aussi pour la plupart misérables, imprudents, ou manquent de discernement ». C’est la conclusion de N. Weill-Parot, Les « images astrologiques », p. 377 ; il prend toutefois beaucoup de précautions pour éviter qu’une telle conclusion ne soit confondue avec l’idée d’une stricte détermination de la pensée universitaire de l’époque par ses cadres de réflexion.

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le désir et l’espoir qui accompagnent la profération d’une parole, et ce chez al-Kindč31 comme chez Roger Bacon32, Nicole Oresme33 ou encore chez Pietro d’Abano, comme nous l’avons vu plus haut. Ces différentes dispositions, corporelles et psychiques, sont médiatisées par une disposition paradigmatique, hypostasiée : l’imagination, qui vient infléchir la conception aristotélicienne du lien « apparent » entre l’orateur et les auditeurs dans le sens d’un lien « imaginatif » mais réel. Il faudrait s’arrêter longuement sur cette disposition particulière, si importante au Moyen Âge depuis Avicenne, 31

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Al-Kindč, De radiis, éd. M.-Th. D’Alverny, F. Hudry, « Al-Kindi, De radiis », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 41 (1974), p. 139-260, c. 5, p. 233, ; trad. fr. D. Ottaviani, Paris, 2003, à la p. 40 (traduction modifiée) : « Il y a en effet certains discours prononcés par la bouche de l’homme qui, lorsqu’ils expriment l’imagination, la confiance et le désir, produisent en acte le mouvement des choses individuelles dans le monde. » (Aliquis enim sermo est qui ab ore hominis prolatus cum ymaginatione et fide et desiderio proferentis interdum facit motus individuorum actuales in mundo). De radiis, c. 5, p. 231-232 ; trad. fr., p. 37-38 : « Le premier et le principal accident nécessaire à la génération d’une chose grâce au modèle de l’image mentale est le désir de l’homme qui imagine que la chose existe. » (Primum quidem et principale accidens ad rei generationem per exemplum ymaginis mentalis necessarium est desiderium eiusdem hominis qui ymaginatur ut res fiat). Ibid., c. 5, p. 232 ; trad. fr., p. 38 : « La confiance dans l’effet futur est un accident qui, avec les autres accidents que nous avons précédemment posés, est également nécessaire. En effet, celui qui désespère de l’effet futur verra son souhait déçu, même s’il a savamment exécuté le reste. Car la confiance ou l’espoir fermement établi dans l’événement désiré constitue la force et le soutien du désir, aidant le désir luimême à produire l’effet. » (Fides quoque de effectu futuro est accidens quod cum premissis est necessarium. Qui enim de effectu desperat voto frustratur, licet et alia fuerit sapienter executus. Est enim fides sive spes firma super eventu desiderato robur et fulcimen desiderii, iuvans ipsum desiderium ad effectum). Ibid., c. 6, p. 243 ; trad. fr., p. 58 : « Et il faut savoir que le désir d’un homme est naturellement plus apte à produire des mouvements extérieurs que celui d’un autre, parce que la complexion de chacun limite la quantité et la qualité de sa puissance. » (Et sciendum quod unius hominis desiderium est naturaliter potentius in motibus faciendis extra quam alterius, complexione uniuscuiusque limitante quantitatem et qualitatem potestatis). Roger Bacon, Opus tertium, dans Fr. Rogeri Bacon, Opera quaedam hactenus inedita, éd. J. S. Brewer, Londres, 1859, I, p. 3-310, à la p. 96 ; trad. fr. du chapitre 26 dans I. Rosier-Catach, La Parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris, 1994, p. 337-342, à la p. 338 : « Lorsque les paroles sont proférées à partir d’une pensée profonde, d’un grand désir, d’une intention droite et d’une ferme conviction, elles ont une grande force. » (Et ideo cum verba proferuntur profunda cogitatione et magno desiderio, et recta intentione, et cum forti confidentia, habent magnam virtutem). Irène Rosier a mis en évidence l’influence des théories d’al-Kindč sur Roger Bacon dans La Parole comme acte, p. 207-231, surtout p. 219-221. L. Thorndike, A History of Magic and Experimental Science. The first Thirteen Centuries of Our Era, NewYork, 1923, I, p. 646, admet également cette influence. Nous ne sommes pas tout à fait d’accord avec la remarque d’Irène Rosier, La Parole comme acte, p.  220, n.  53, selon laquelle « la théorie de la virtus verborum qu’élaborera Oresme n’(accorde) aucune importance […] à la disposition du locuteur ». Certes, Oresme met l’accent sur la crédulité et la prédisposition des auditeurs, mais il reconnaît un certain pouvoir à l’imagination du magicien. Voir également E. Paschetto, « Linguaggio e magia nel ‘De configurationibus’ di N. Oresme », Miscellanea Mediaevalia, New-York, Berlin, 1981, p. 648-656, qui remarque qu’Oresme reconnaît le rôle de la disposition du côté de l’auditeur comme du côté du locuteur.

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voire, avant lui, depuis Qusέã ibn LŊqã 34. Avicenne en faisait, dans ses traités médicaux et dans son commentaire du De anima d’Aristote, une faculté capable d’agir, au-delà même du corps propre, sur les êtres et les corps extérieurs35. Dans les débats médiévaux latins, en médecine et en magie, l’imagination a le statut d’une disposition commune au locuteur et au patient : 34

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Qusέã ibn LŊqã, De physicis ligaturis (de incantatione), éd. et trad. angl. J. Wilcox, J.-M. Riddle, « Qusέã ibn LŊqã’s Physical Ligatures and the recognition of the placebo effect. With an edition and a translation », dans Medieval Encounters, Leiden, 1995, I, p. 1-50, notamment p. 31-32 : « Si quelqu’un croit qu’une incantation est utile pour lui, quelle qu’elle soit, cela l’aidera de toute façon. Si vraiment, comme nous l’avons dit, la complexion du corps suit le pouvoir de l’âme, une telle chose arrivera nécessairement ». Pour Avicenne, les rapports entre les différentes facultés de l’âme, ainsi que la condition corporelle de l’imagination expliquent la possibilité pour l’imagination d’agir sur le corps propre. Liber de anima sive sextus de naturalibus, éd. S. Van Riet, Avicenna Latinus, Louvain, 1972, II, iv, 4, p. 62, 97-2 : « Lorsque l’âme imagine avec force un phantasme, le corps reçoit une forme en rapport avec celui-ci. » (Cum enim imaginat anima aliquam imaginationem et corroboratur in ea, statim materia corporalis recipit formam habentem comparationem ad illam aut qualitatem). Ibid., IV, 4, p. 64 : « Réfléchis à la disposition de l’homme malade qui s’imagine déjà être guéri, et de l’homme sain qui s’imagine être malade. Car il s’ensuit souvent que, lorsque la forme s’est affermie en son âme, la matière pâtit par cette forme même et il s’ensuit la santé ou la maladie. Et cela est plus efficace que ce que fait le médecin par ses instruments et [d’autres] moyens. » (Attende dispositionem infirmi cum credit se convalescere, aut sani cum credit se aegrotare : multotiens enim contingit ex hoc ut cum corroboratur in anima eius, patiatur ex ea ipsius materia et proveniat ex hoc sanitas aut infirmitas, et est haec actio efficacior quam id quod agit medicus instrumentis suis et mediis). Avicenne va plus loin et affirme le pouvoir de l’imagination d’agir sur les choses extérieures. En effet, elle peut mouvoir la puissance appétitive ; secondée par la volonté, elle agit sur les corps de l’univers : c’est ce que font les prophètes, mais aussi les magiciens et les médecins. Ibid., IV, 4, p. 64, p. 65-66, 43-51 : « L’influence de l’âme noble et très forte » peut dépasser « le corps qui lui est propre », et « guérir les malades, rendre malades les méchants, détruire certaines natures et en édifier d’autres, transmuer les éléments de telle sorte que ce qui n’est pas feu devienne feu, et ce qui n’est pas terre devienne terre. » (Et quandoquidem propter hunc modum colligationis potest ipsa permutare materiam corporalem ab eo quod expetebat natura eius, tunc non est mirum si anima nobilis et fortissima transcendat operationem suam in corpore proprio ut, cum non fuerit demersa in affectum illius corporis vehementer et praeter hoc fuerit naturae praevalentis constantis in habitu suo, sanet infirmos et debilitet pravos et contingat privari naturas et permutari sibi elementa, ita ut quod non est ignis fiat ei ignis, et quod non est terra fiat ei terra […]). L’imagination, quand elle est secondée par les facultés perceptives, se met en relation avec le monde supra-sensible, et quand elle est secondée par les facultés motrices, agit sur les corps sensibles, le sien ou les corps extérieurs. Elle est requise dans l’âme de celui qui veut agir efficacement sur le corps d’autrui (le médecin), aussi bien que dans l’âme de celui qui veut provoquer un effet sur lui-même (le patient). C’est une disposition commune à l’agent et au patient. Cette théorie du pouvoir de l’imagination, déjà en germe chez Kindč – pour qui la prise d’effet de l’imagination nécessitait toutefois une action qui l’extériorise – a connu de nombreux développements dans la pensée latine, comme en témoignent les passages cités plus haut de Roger Bacon ou des médecins de l’école de Padoue. Oresme aussi développe une théorie physiologique des pouvoirs extraordinaires de l’âme, inspirée de théories médicales et notamment de celle d’Avicenne, qu’il mobilise dans le cadre de son explication de l’efficacité des formules incantatoires ; voir notamment Nicole Oresme, De configurationibus, II, 2829, et l’interprétation de ces passages par B. Delaurenti, La puissance des mots, p. 418-420.

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imaginer fortement l’effet désiré quand on prononce une parole et quand on reçoit une parole fait exister cet effet. Du côté du locuteur, parce que l’imagination projette ses images sur les choses extérieures et inscrit ainsi des effets dans la réalité ; du côté du patient ou de l’auditeur, parce que l’imagination dispose l’âme et le corps à recevoir ces effets. Conclusion Si l’on suit cette tradition, dont le fil demeure discontinu et les voies inexplorées, et dont Pierre Bourdieu apparaît rétrospectivement comme un héritier inconscient, c’est à une théorie de la disposition qu’il faut demander le secret de l’efficacité de la parole. Dans sa formulation la plus extrême, elle suggère que, de même que la forme est déjà tout entière dans la matière, et l’acte dans la puissance, la force d’un discours se trouve intégralement dans celui qui est disposé à l’entendre. En tout cas, c’est toujours en tenant compte des dispositions de ceux à qui elle s’adresse, en jouant sur elles, voire en les produisant, qu’une parole efficace se donne la possibilité de son efficacité. Il resterait, à titre de perspective de recherche, à reconstituer d’une part, sur le plan historique, la ou les traditions qui ont mis au cœur de leur compréhension du langage la notion de disposition, et d’autre part à articuler précisément, sur le plan théorique, les données relatives aux pratiques et aux techniques de la parole avec les conceptions métaphysiques qu’elles appellent ou qu’elles impliquent. Je terminerai en disant que si la raison de l’efficacité des mots, ce secret autour duquel tournent aussi bien les théories que les pratiques, ne doit pas être cherchée dans les mots eux-mêmes, si donc la linguistique doit être débordée sur ce point, ce n’est pas seulement dans une sociologie ou une anthropologie qu’il faut la chercher, mais aussi dans une ontologie. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’intuition géniale qu’Aristote formulait dans le cadre d’une rhétorique trouve son plein développement chez Giordano Bruno dans la sphère de la magie, au point où coïncident praxis et métaphysique.

Conclusions

Irène Rosier-Catach

REGARDS CROISÉS SUR LE POUVOIR DES MOTS AU MOYEN ÂGE La profusion d’études de cas offertes dans ce volume invite à proposer, en guise de conclusion, quelques perspectives plus transversales, afin de discerner les croisements, convergences ou recouvrements qui émergent de cet ensemble de contributions variées et prodigieusement riches. On tentera d’abord une mise en ordre du vocabulaire, avant d’esquisser la typologie des actes de parole, à partir de différents critères, et d’analyser leurs effets. On abordera ensuite la question cruciale, elle aussi transversale, des causes de ces effets : elle se pose de manière très particulière pour la période médiévale dans le monde occidental, où la croyance en l’efficience de puissances surnaturelles, Dieu, les anges et les démons, n’est jamais remise en cause, et où il s’agit alors de déterminer le rôle causal des acteurs comme celui des instruments de l’action. On s’intéressera enfin à ce qu’Austin a appelé « conditions de félicité », en envisageant différents éléments dont l’articulation conditionne l’efficacité reconnue à certains actes de parole : la parole ellemême, la situation d’énonciation, les acteurs (locuteur et récepteur), l’institution, etc. Je tenterai donc, dans cette synthèse, de tirer le meilleur profit des cas si différents de parole efficace qui ont été étudiés dans notre volume. J’ai intégré à cette réflexion le cas des formules sacramentelles, que j’ai moi-même étudié1. Il est particulier en ce qu’il donne lieu, dans les commentaires sur les Sentences ou les sommes théologiques, à des analyses théoriques, souvent divergentes, d’une grande sophistication. Ces textes nous offrent de la sorte une grille de questions qui étudient la formule, les acteurs, les conditions de validité, l’efficacité, etc. Cette grille – du moins c’est l’hypothèse ici proposée – m’a semblé adéquate pour interroger également les autres pratiques, et

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I.  Rosier-Catach, La parole efficace, Signe, rituel, sacré, Paris, 2004 (maintenant RosierCatach**) ; pour une présentation synthétique, cfr Ead., « Les sacrements comme signes qui font ce qu’ils signifient : signe efficace vs. efficacité symbolique », Versus, 102 (2006), p. 163184. Les renvois aux articles du volume sont faits en donnant le nom de l’auteur suivi d’une astérisque (ex. Gambale*). Les ouvrages fréquemment cités le seront à l’aide d’une double astérisque (ex. Chave-Mahir**), la référence étant donnée à la première mention.

Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. par Nicole BÉRIOU, Jean-Patrice BOUDET et Irène ROSIER-CATACH, Turnhout, 2014 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), p. 511-585 © BREPOLS H PUBLISHERS

DOI 10.1484/M.BHCMA_EB.1.101916

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peut-être permettre, au-delà du Moyen Âge, une confrontation avec d’autres pratiques ou d’autres modèles théoriques2. 1. Terminologie Plusieurs termes expriment la propriété des paroles d’être dotées d’efficacité, d’avoir un pouvoir, une force : virtus, potestas, potentia, magnitudo, vigor, energeia, ou une efficacité : efficacia, gratia. L’usage du mot vis met parfois l’accent sur la capacité de produire un effet, tandis que virtus signifie plutôt l’ensemble des qualités permettant de le produire, mais les deux termes apparaissent souvent interchangeables. Pour ce qui est de vis, on se rappellera la distinction, dans le De dialectica d’Augustin, entre la significatio d’un signe et sa vis, rapportée à sa capacité de mouvoir l’auditeur3. 2

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En anthropologie, les travaux touchant à la performativité du langage ont surtout porté sur la magie et les incantations ; cfr notamment B. Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, 1922 (c. 18 : Le pouvoir des mots en magie) ; Id., Coral Gardens and their Magic, vol. II : The Language of Magic and Gardening, London, 1935 ; M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, 1950, p. 47 sq. ; S. J. Tambiah, « The Magical Power of Words », Man, 3/2 (1968), p. 175-208 ; C. Todorov, « Le discours de la magie », L’homme, 13/4 (1973), p. 38-65 ; C. Severi, « La parole prêtée », dans Paroles en actes – Anthropologie et Pragmatique, Cahiers d’anthropologie sociale, 5 (2010), p. 11-41 ; P. Sanchez, La rationalité des croyances magiques, Gèneve-Paris, 2007, c. 11. De nombreuses discussions ont eu lieu pour penser la performativité des rituels, en la confrontant avec celle du langage à partir des analyses d’Austin, cfr notamment J. Robbins, « Ritual Communication and Linguistic Ideology. A reading and Partial Reformulation of Rappaport’s Theory of Ritual », Current Anthropology, 42 (2011), p. 591-612, qui contient une ample bibliographie sur le sujet et la discussion de l’essai important de A. Rappaport, « On the Obvious Aspects of Ritual », in Id., Ecology, Meaning and Religion, Richmond, 1979, p. 173221 ; d’autres études seront citées plus loin, n. 40. Du côté de l’anthropologie religieuse, voir notamment J. Ladrière, « La performativité du langage liturgique », Concilium, 82 (1973), p. 83-64 ; F. Isambert, Rite et efficacité symbolique. Essai d’anthropologie sociologique, Paris, 1979 ; L.-M Chauvet, Symbole et sacrement : une relecture sacramentelle de l’existence chrétienne, Paris, 1987 ; cfr également les travaux de P. Bourdieu cités n. 112. De dialectica VII, éd. B. Darell Jackson, Jan Pinborg, Dordrecht, 1975 : « Nunc vim verborum, quantum res patet, breviter consideremus. Vis verbi est, qua cognoscitur quantum valeat. Valet autem tantum quantum movere audientem potest. Porro movet audientem aut secundum se aut secundum id quod significat aut ex utroque communiter. Sed cum secundum se movet, aut ad solum sensum pertinet aut ad artem aut ad utrumque. Sensus aut natura movetur aut consuetudine… » Précisons que pour Augustin, natura renvoie à l’effet produit par les propriétés phonétiques du mot. Sur la reprise du Dialectica et de la tripartition, significatio, origo, vis à l’époque médiévale, voir I. Rosier, « Henri de Gand, le De Dialectica d’Augustin, et l’imposition des noms divins », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 6 (1995), p. 145-253. Sur l’usage des termes vis et virtus dans les arts du langage, voir Marmo*, Cesalli* et la bibliographie citée ; F. Goubier, N. Pouscoulous, « Virtus sermonis and the semantics-pragmatics distinction », Vivarium, 49 (2011), p. 214-239 ; A. Brungs, F. Goubier, « On biblical logicism. Wylcif, virtus sermonis and equivocation », Recherches de théologie et philosophie médiévales, 76 (2009), p. 199-244 ; Id., « Les propriétés du discours sont-elles réductibles à celles des mots ? Sémantique de l’impropre chez John Wyclif et John Kenningham », Beiträge zur Geschichte der Sprachwissenschaft, 23 (2013), à paraître.

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La force illocutoire4 est indiquée par un gérondif, en des formules qui sont reprises comme des syntagmes figés  (par exemple, potentia nocendi, Gambale*, virtus sanctificandi, vis significandi etc.). Le support de la force est indiqué par un génitif (vis ou virtus verbi, vis ou virtus significationis)5. De façon générale, virtus, comme parfois vis, mettent l’accent sur le pouvoir que possèdent les mots, quelles que soient l’origine ou les causes de ce pouvoir, quelle que soit la place accordée aux mots dans l’ensemble du processus causal expliquant leur efficacité. On le voit bien dans les discussions sur l’origine d’un tel pouvoir des mots, indifféremment désigné comme virtus ou vis, pour déterminer s’il provient de la signification des mots, de leur institution divine, d’une qualité « surajoutée », ou encore d’un pacte d’assistance6. Pour le corpus des incantations, B. Delaurenti considère que l’expression virtus verborum est utilisée de façon privilégiée pour les cas où aucune intervention démoniaque n’est admise, et lorsque cette virtus prodigieuse est expliquée par des causes naturelles (Delaurenti*7). Dans d’autres domaines, une telle spécialisation n’est certainement pas à l’œuvre. Pour ce qui est du pouvoir des formules sacramentelles, Bonaventure dit explicitement que l’on peut parler de virtus pour les paroles même si on ne leur reconnaît pas de qualité propre expliquant leur efficacité, et si l’on comprend cette dernière comme dérivant d’un pacte d’assistance entre le Christ et l’homme8. Parfois pourtant, les théologiens hésitent à parler de virtus lorsque l’efficacité est expliquée par le pacte, réservant l’usage du mot aux cas où une certaine qualité intrinsèque efficiente est reconnue aux paroles proférées9. La virtus indique alors de façon très générale le pouvoir des paroles, ce qui fait qu’elles sont l’instrument de la sanctification, quelle que soit la manière dont est pensée l’origine ou la nature de ce pouvoir. Dans le domaine de la magie cérémonielle, cette expression de virtus verborum et d’autres désignations apparentées sont de fait également utilisées pour indiquer un pouvoir des formules qui à la fois leur est propre, se manifeste dans la profération, et dont l’effet résulte de l’intervention d’une puissance surnaturelle : on parle ainsi de vigor et virtus verborum pour les paroles de 4

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La force illocutoire (ou illocutionnaire) pourrait se définir comme ce qui, dans une séquence linguistique, détermine la nature de l’acte qui sera réalisé par le locuteur en énonçant cette séquence. Cfr l’index du présent volume. Le texte le plus clair en ce sens correspond aux célèbres doutes de Bonaventure concernant la virtus des paroles sacramentelles, In III Sent. d. 40, dub. 3 (Commentarii in quatuor libros Sententiarum Petri Lombardi, Opera omnia, t. I, Quaracchi, 1887) ; cfr Rosier-Catach**, p. 125 sq., et plus généralement tout le c. 2. B. Delaurenti, La puissance des mots, « virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007 (maintenant Delaurenti**), p. 100-102. Rosier-Catach**, p. 590-591, n. 102. Ibid. p. 558, n. 181.

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conjuration adressées aux démons, d’une magna virtus qui se révèle dans la prononciation, ou encore d’une virtus orationis in proferendo eam qui confère au discours son efficacia (Véronèse*10). Dans l’Ars notoria, le fait que le pouvoir vienne de Dieu est un argument fort pour en justifier l’existence, puisque précisément la parole créatrice par excellence est celle de Dieu (Véronèse*, n. 3, n. 22, n. 24, n. 26 : « Est enim in quibusdam verbis virtus mira concreata a creatore solo qui Deus est omnipotens et causa omnium causarum »). L’adjectif efficax indique l’efficacité des signes, non seulement par rapport à un effet possible et attendu, mais surtout par rapport à un effet certain ou avéré, l’expression paradigmatique étant la définition du sacrement comme « signe efficace, c’est-à-dire qui produit ce qu’il signifie » (signum efficax, id est effectivum sui significati11). Ceci vaut pour des énonciations diverses, les prières, les psaumes, le verbe divin lui-même (Morenzoni*, n. 5612). On parle également d’énoncés « opératifs » ou « factifs » par opposition aux énoncés « cognitifs », notamment à propos de la formule de la consécration eucharistique13 ou encore, en grammaire et en logique, d’énoncés qui « exercent un acte », par opposition à ceux qui le « signifient »14. Par ailleurs, les différents discours efficaces sont nommés comme tels : on parle de sermo increpationis pour la « parole de gronderie » adressée au diable afin de le faire fuir. On rencontre de nombreux noms d’action, souvent en -tio (incantatio, praecantatio, deprecatio, adjuratio, conjuratio, invocatio, oratio, obsecratio, increpatio, detractio, contentio etc.), mais pas seulement (votum, juramentum), ces noms signifiant à la fois l’acte réalisé par les paroles et l’expression permettant de l’effectuer. De façon caractéristique, la définition de l’acte comporte non seulement l’effet attendu, mais également la mention du type de discours qu’il implique (par exemple dans la définition de l’exorcisme par Isidore, Chave-Mahir*, n. 14). Dans la plupart de ces cas, existe un verbe performatif correspondant au substantif, la nature de l’acte réalisé étant inscrite dans la sémantique du verbe (celui qui dit adiuro adjure, celui qui dit benedico bénit, etc.).

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J. Véronèse, L’Ars notoria au Moyen Âge, Florence, 2007, par exemple p. 35, 147, etc. Le terme efficacia est à la fois un substantif abstrait synonyme de virtus (… tantam virtutem et tantam efficaciam administrat… et un substantif concret qui désigne un effet (ex. de precedenti oratione… que unam excellentissimam efficaciam habet specialiter, videlicet…, Ars notoria, glose, p. 155 et 163). Cfr Id. « Paroles et signes efficaces dans le Picatrix latin », dans Autour du Picatrix. Image et magie, éd. J.-P. Boudet, A. Caiozzo et N. Weill-Parot, Paris, 2011, p. 163-186 (p. 168). Guillaume de Méliton, ou Duns Scot, cfr Rosier-Catach**, p. 79, 178, 564. Cfr Hebr. 4, 12 : « Vivus est enim sermo Dei, et efficax et penetrabilior omni gladio ancipiti » ; pour les prières, cfr Thomas d’Aquin, Summa theologiae (Ottawa, 1941 ; maintenant abrégé e II-II, q. 83, art. 15, P. Henriet, La parole et la prière au Moyen Âge, Bruxelles, 2000, p. 105. Cfr infra 4.7. Cfr I. Rosier, La parole comme acte, Paris 1994, c. 1 et infra 2.1 et 4.3.

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2. Essai de typologie L’essai de typologie proposé n’a pour autre but que de regrouper, à grands traits, les actes de parole examinés dans les contributions du volume en les associant aux expressions linguistiques qui permettent de les effectuer, à partir des définitions qui en sont données. Nous partirons des actes de parole, en indiquant les types d’énoncés ou énonciations qui servent à les réaliser, un même acte de parole pouvant être réalisé au moyen d’énonciations diverses. Nous nous intéresserons ensuite aux effets. On verra alors progressivement apparaître les difficultés inhérentes à une telle typologie, notamment en raison du hiatus existant entre ce que l’énonciation est censée produire et la multiplicité des effets, codifiés ou non, qu’elle produit effectivement. 2.1. Les actes (1) Avec le premier type, le locuteur réalise un acte de parole qui a pour effet de modifier l’allocutaire, à qui il s’adresse. Il correspond typiquement aux formules performatives telles celle du baptême : le locuteur, le prêtre qui dit je te baptise, opère le baptême15. Nous verrons plus tard à quel titre le locuteur peut être considéré comme l’agent du baptême (cause seconde, instrumentale, etc.), mais il en est toujours considéré comme cause, au moins partiellement. On peut classer dans cette catégorie les formules sacramentelles (baptême, ordination, etc.), les formules de bénédiction et de malédiction. Ces actes de paroles requièrent des conditions de félicité particulières, notamment que le locuteur soit habilité à réaliser de tels actes. Par ceux-ci, l’allocutaire se trouve baptisé, ordonné, béni, maudit, etc. Dans les descriptions médiévales, le rôle de l’allocutaire est dans tous ces cas minimisé, il n’a pas nécessairement à acquiescer pour que se produise la modification que la parole lui fait subir, ce qui est clair pour les bénédictions ou malédictions. Dans certains actes normatifs comme le baptême, l’acquiescement du récepteur (baptisant ou parrain si c’est un enfant) est en principe requis, mais le cas des baptêmes forcés montre les limites de cette exigence. 15

Une analyse linguistique rigoureuse imposerait l’analyse de chaque formule, et exigerait l’emploi de distinctions plus précises, ce que l’absence de consensus terminologique chez les linguistes rend de toutes façons difficile. Il importe en particulier de distinguer le locuteur, celui qui est responsable de l’énonciation, et qui dans l’énoncé, dit je (face à l’allocutaire ou interlocuteur, le tu de l’énoncé, celui à qui s’adresse l’énonciation), de l’énonciateur, la personne qui est responsable de l’acte illocutoire (et le destinataire à qui s’adresse l’acte l’illocutoire). Le prêtre qui dit Je te baptise est le locuteur, mais pas l’énonciateur, puisque c’est le Christ, au nom duquel il parle, qui est responsable du baptême. O.  Ducrot parle de polyphonie lorsque les deux fonctions ne sont pas confondues. Cfr F. Recanati, Les énoncés performatifs, Paris, 1979, p. 218-222 ; J. Moeschler, A. Reboul, Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, 1994, c. 12.

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Ces actes peuvent s’effectuer au moyen de performatifs explicites16, avec un je, un tu (ou vous) et un verbe à l’indicatif. Le verbe dénomme l’acte que le locuteur réalise, acte de nature institutionnelle ou sociale (baptême, bénédiction). Mais il existe de nombreuses autres expressions permettant d’effectuer de tels actes. À côté de la formule standard (Ego te baptizo in nomine Patris, Filii et Spiritus sancti), les théologiens discutent par exemple la formule « grecque » du baptême (baptizetur servus Christi). Ici l’agent n’est pas exprimé, le verbe est un impersonnel, et le récipiendaire est à la troisième personne, ce qui conduit Albert le Grand à déclarer pour cette raison cette formule invalide. Certaines incantations distinguent la cause seconde (le médecin, locuteur) et la cause première (Dieu) (ex. Je te ceins, Dieu te guérit) : le je ne dit pas la guérison que la formule est censée opérer, il dit l’acte qui en constitue la condition préalable. Dans certaines formules de malédiction, le verbe, qui exprime l’acte, est à la première personne et à l’indicatif. Alternativement, d’autres formules comportent un verbe passif au subjonctif dont le sujet renvoie au condamné, le verbe exprimant soit la malédiction elle-même, soit l’effet de la malédiction (ex. Qu’ils soient torturés… qu’ils soient opprimés par la violence etc.). L’agent, distinct du locuteur (le prêtre) peut être exprimé ou non (ex. Que se déverse sur eux la malédiction de tous les saints de Dieu. Qu’ils soient maudits par les anges, les archanges, les patriarches, les apôtres, les martyres, les confesseurs, les vierges…)17. On rencontre par ailleurs des formules génériques au futur ou comportant une clause conditionnelle au subjonctif, sur le modèle de celles du Deutéronome18, qui deviennent performatives lorsqu’elles sont appliquées à une personne présente, singulière, une fois que la condition exprimée par l’antécédent se réalise (ex. Que soient maudits ceux qui…, Maudit tu seras si…). Les sentences sont souvent énoncées sous de telles formes génériques, c’est le cas des anathèmes, excommunications, bannissements.

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Un performatif est une séquence linguistique telle que, par son énonciation, le locuteur accomplit un acte ; selon Austin, il est explicite lorsque l’acte accompli (ex. la promesse) est indiqué par un verbe performatif à la première personne (« je te promets que je viendrai demain), et implicite (ou primaire) lorsque ce n’est pas le cas (« je viendrai demain ») : l’interprétation comme performative de la séquence est due alors à la présence d’autres éléments, linguistiques (mode par exemple), ou paralinguistiques (intonation, gestes, circonstances de l’énonciation). Austin note à la fin de la 10e conférence que la présence d’un performatif explicite signale qu’on a un acte illocutoire (voir plus bas n. 40). L. K. Little, « La morphologie des malédictions monastiques », Annales E.S.C., 34 (1979), p. 4360 (p. 44) ; cfr Id., Benedictine Maledictions. Liturgical Cursing in Romanesque France, IthacaLondon, 1993 ; Id. « Formules monastiques de malédiction aux ixe et xe siècle », Revue Mabillon, 58 (1975), p. 377-399 ; M. Messager, « Malédictions chrétiennes », dans Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures, éd. M. Cartry, L.-L. Durand et R. Koch Piettre, Turnhout, 2010, p. 293-305. Cfr les formules de Deut. 27 ou 28 : Maudit soit qui méprise son père ou sa mère… Maudit soit celui qui égare un aveugle sur sa route.

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Quant aux automalédictions, elles appellent sur le locuteur lui-même même l’acte de Dieu (ex. Que Dieu me damne si… ; Vecchio*, n. 4). (2) Relèvent d’un second type les formules d’engagement, comme la promesse, le serment, l’expression du consensus matrimonial, le vœu, la confession, etc. La parole a pour effet de créer un lien nouveau entre les deux allocutaires, qui obligera le locuteur à certains actes (celui qui promet s’engage à faire ce qu’il dit, par exemple). Dans ce cas aussi, l’obligation est du côté du locuteur, que l’on considère ou non comme déterminant le fait qu’il ait l’intention de s’engager, et l’allocutaire ne se voit pas attribuer un rôle actif. Ces énonciations comportent des performatifs explicites, qui dénomment l’acte de parole que le locuteur réalise : celui qui dit je promets promet, celui qui dit j’avoue avoue. Elles sont différentes de celles du type (1), par ce lien social qu’elles établissent entre les protagonistes. Il en découle une différence dans les conditions de félicité, et notamment dans le traitement réservé à l’intention de l’énonciateur. De tels actes n’exigent pas des locuteurs qu’ils soient habilités ou autorisés (chacun peut promettre, prêter serment, avouer). L’énonciation valide en principe par elle-même l’acte de parole qu’elle nomme  – nous verrons cependant comment sont traités les serments équivoques ou insincères, ou les aveux obtenus sous la contrainte. L’engagement peut être également effectué par des énonciations au futur indiquant l’acte à accomplir, que le locuteur accompagne, notamment dans les serments laïcs, d’une clause explicitant ce qui pourrait se passer s’il ne tenait pas son engagement (Je ne mangerai plus de pain fait de farine, avant d’avoir vu comment Orange est située ; Andrieu*, n. 75). Le locuteur s’engage, s’oblige par la parole, à l’égard d’un allocutaire, explicitement ou implicitement désigné, qui en est le bénéficiaire ou le récipiendaire. Le locuteur se voit ainsi transformé par le lien d’obligation qui s’attache à la parole prononcée. L’aveu et la confession entrent dans cette catégorie, puisqu’ils lient également celui qui avoue à la personne qui à la fois exige, reçoit, et sanctionne son aveu. Les conditions et modes de réalisation de l’obligation font l’objet d’analyses minutieuses. L’engagement peut s’effectuer par rapport à une autre personne, soi-même, ou un être surnaturel – Dieu ou des sujets qui relèvent de Dieu, dans le cas du vœu par exemple (Boureau*)19. Le vœu est particulier en ce qu’il peut être « commun » (énoncé par une assemblée), ou « propre », tout comme le serment qui peut être individuel ou collectif. La parole établit un lien nouveau, qui est envisagé non seulement entre la personne qui parle et 19

« Votum est testificatio quaedam promissionis spontaneae, quae ad solum Deum et ad ea quae Dei sunt magis propriae refertur (…) Vovere siquidem est testificatione promissionis spontaneae Deo se obligare ac debitorem statuere », Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, PL 176, col. 521 (repris dans Pierre Lombard, Sententiae in IV libris distinctae, éd. I. Brady, Grottaferrata, t. II, 1981, dist. 38, p. 478).

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celle à laquelle il s’adresse, mais aussi par rapport à un tiers, Dieu, les témoins, les représentants de l’institution, etc20. Ces notions d’obligation et de lien (vinculum), qui ont leur source dans le droit romain, interviennent dans les discussions sur ce type d’actes. Giordano Bruno utilise la notion de vinculum comme troisième terme dans la relation qui lie l’agent (mage ou médecin) et le patient, dans la magie (Bouchardeau*). (3) On peut classer dans un troisième type les énoncés au moyen desquels le locuteur s’adresse à un allocutaire pour l’inciter à agir21. L’acte sera réussi si l’énonciation est entendue, et heureux s’il est suivi de l’action escomptée. Le discours, même contraignant dans sa forme, trouve toujours en face de lui un allocutaire qui peut acquiescer ou non à la demande formulée. On rencontre dans les contributions du présent volume un grand nombre d’actes linguistiques de ce type : ainsi, les invocations, exhortations, prières, sont des demandes adressées à un être pour qu’il agisse, soit en faisant quelque chose en sa faveur, soit en écartant un danger (deprecatio). Les conjurations, adjurations, exorcismes, sont des sommations adressées aux démons pour qu’ils partent, quittent le corps d’un possédé, réalisent un bienfait ou un méfait, etc. (Véronèse*, n. 48, 88, 91 ; Chave-Mahir*, n. 19, n. 21 ; Boudet et Descamps*22). Il faudrait s’étendre davantage sur chacun de ces actes, ses désignations, ses extensions, ses spécialisations par rapport à un type d’allocutaire. Thomas d’Aquin, par exemple, traite de l’adjuration en liaison avec le serment, puisqu’il peut y avoir dans les deux cas invocation du nom de Dieu. Mais tout en reconnaissant leur proximité, puisqu’il s’agit de parler pour obtenir quelque chose de l’allocutaire, il établit une distinction selon l’identité de l’allocutaire, en distinguant les adjurations faites aux hommes de celles faites aux démons23. 20

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Cfr E. Benvéniste, « L’expression du serment dans la Grèce ancienne », Revue de l’histoire des religions, 134 (1947), p. 81-94, p. 82 : « [Le serment] est un rite oral, souvent complété par un rite manuel de forme d’ailleurs variable. Sa fonction consiste non dans l’affirmation qu’il produit, mais dans la relation qu’il institue entre la parole prononcée et la puissance invoquée, entre la personne du jurant et le domaine du sacré. » La bibliographie sur le serment est abondante, cfr P. Prodi, Il sacramento del potere, Bologna, 1992 ; G. Agamben, Le sacrement du langage. Archéologie du serment, Paris, 2009 (trad. de Il sacramento del linguaggio. Archeologia del giuramento, Bari-Roma, 2008). On notera particulièrement, pour l’Antiquité, l’association entre le lien qu’établit le serment et la malédiction qui frappe celui qui le défait (et donc le parjure). Il existe plusieurs classifications des actes illocutoires. Notre type (2) correspondrait chez Searle aux « directifs » et le type (3) aux « promissifs » ; cfr J. R. Searle, « A Taxonomy of Illocutionary Acts », dans Language, Mind and Knowledge, éd. K. Gunderson, Minneapolis, 1975, p. 344-369 ; Id., Speech acts : An essay in the philosophy of language, Cambridge, 1969.  J.-P. Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (xiie-xve siècle), Paris, 2006 (maintenant Boudet**), p. 120 sq. ST II-II, q. 90.

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L’acte peut être indiqué par un performatif explicite, qui spécifie le type d’adresse à l’allocutaire, lequel peut être une personne, un être surnaturel (Je t’adjure, esprit immonde, que tu…, Chave-Mahir*, n. 21), ou un objet personnifié (Je te conjure, créature de métal…, Véronèse*, n. 48). Ce dernier cas se rencontre particulièrement dans les charmes (Vers… je vous ordonne… je vous conjure de mourir et de ne jamais revenir24). La demande ou l’ordre s’expriment souvent au moyen d’impératifs adressés au démon (Pars, diable, de la tête…), à Dieu (Donne, Seigneur, ton pouvoir terrifiant contre la bête…25), au mal qu’on veut chasser (Kyste, petit kyste, Ici tu ne bâtiras ni n’éliras domicile ; Boudet et Descamps*, n. 3). Il en va de même pour les prières à Dieu ou aux saints, avec le verbe à l’impératif et les puissances invoquées au vocatif (Chère Sainte Elisabeth… aide-moi ; Klaniczay*, n. 45 ; Délivre-moi de mes ennemis, mon Dieu, psaume 68)26. On peut mentionner également les exhortations (Allons tuer des gens innocents […]/ Allons aiguiser nos langues/ pour leur percer le cœur et le foie ; Gambale*, n. 25). La gamme des énonciations pour de tels actes est ample et variée. On peut mentionner la récitation de versets (par exemple Deut. 32, 18 et 32, 19, respectivement dans l’oreille droite et gauche du possédé), de prières, de dialogues ou d’histoires dramatisées (par ex. le charme des « Trois bons frères », Bozóky**, p. 41, 47-48, Skemmer**, p. 105-107), de formules composées de mots étrangers ou incompréhensibles, etc. (Bozóky**, p. 4127, etc.). C’est alors une mention ou une indication liminaire qui en indique la force illocutoire particulière. Plus largement encore, on peut ranger dans cette catégorie tout ce qui relève du flectere dans la tradition rhétorique, et donc toutes les énonciations faites pour inciter un auditeur à agir. Elles peuvent consister en de longs discours, tels les discours politiques ou les sermons. Les grammairiens du xiiie siècle, comme Robert Kilwardby et Roger Bacon, innovent en considérant une catégorie d’énoncés qui ont pour fonction d’ « exercer des actes », et non de les signifier. Ils en décrivent les formes linguistiques, en incluant non seulement les impératifs, dont c’est la fonction conventionnelle, mais en signalant également des expressions qui ne prennent cette valeur performative que dans un contexte donné : ainsi Bene ! dit à 24

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E. Bozóky, Charmes et prières apotropaïques, Louvain, 2003 (maintenant Bozóky**), p. 37 ; cfr aussi son livre récent, Le Moyen Âge miraculeux : études sur les légendes et les croyances médiévales, Paris, 2010, p. 205-275. F. Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (Xe-XIVe siècle), Turnhout, 2011 (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge 10), p. 79-81 (maintenant Chave-Mahir**), p. 366, 368. Cfr N. Bériou, J. Berlioz, J. Longère, Prier au Moyen Âge. Pratiques et Expériences (ve-xve siècles), c. 7. Cfr aussi C. Lecouteux, Charmes, conjurations et bénédictions. Lexique et formules, Paris, 1996, p. 58.

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quelqu’un pour l’inciter à poursuivre son action ; ou Aqua ! qui, dans une situation particulière, lorsqu’un feu se déclare, est prononcé pour engager les interlocuteurs à aller chercher de l’eau pour l’éteindre28. (4) Les discours peuvent encore avoir comme visée la transformation de l’état mental de l’auditeur, de ses opinions ou de ses croyances, de ses sentiments ou de ses affects29. L’acte sera réussi si le discours engendre bien ces sentiments. Mais, dans ce cas – on en donnera des exemples plus loin –, l’allocutaire se voit attribuer un rôle actif. Quelle que soit la force persuasive d’un discours, son effet n’est jamais garanti, car il met en jeu, plus crucialement que dans les cas précédents, la réception (cfr infra 5.4). On trouve dans cette catégorie tous les discours dont l’objectif est de susciter la croyance, la foi, la confiance, et plus largement des passions, comme la joie ou la tristesse, l’amour ou la haine – au moyen de procédés bien décrits dans la tradition rhétorique. De même, selon certaines analyses, une incantation peut viser à susciter la confiance du malade. La médisance, comme la diffamation, est un discours au moyen duquel le locuteur parle d’une personne absente à interlocuteur, pour éveiller en ce dernier des sentiments négatifs à son égard, sentiments qui sont bien répertoriés dans la littérature sur les « péchés de langue »30. L’action sur le pathos de l’allocutaire est le plus souvent réalisée pour l’inciter à agir, à penser ou à se comporter autrement, c’est le cas typique du discours de l’avocat, par exemple, mais aussi de celui du prédicateur : le prêche réussi, dit Roger Bacon, est celui qui transforme « l’affect en action » (Casagrande*) – nous sommes alors renvoyés au type (3). De même la prophétie vise à provoquer chez les auditeurs une attente, un sentiment d’espoir ou de crainte, qui peuvent susciter des comportements ou engendrer des actions (Piron*). (5) On peut mettre à part les discours visant à blesser, à nuire, les injures, insultes (Klaniczay*31), la médisance, la diffamation, la dérision (Casagrande & Vecchio**, c. vii et x), que l’on rencontre dans notre corpus davantage que les discours de louange qui leur font pendant, et qui sont traditionnellement 28 29

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I. Rosier, La parole comme acte, c. 1. Cfr Gorgias, dans l’Éloge d’Hélène : « Le discours est un grand souverain qui avec le plus petit et le plus inapparent des corps performe les actes les plus divins. De fait, il [le discours] a le pouvoir de mettre fin à la peur, d’écarter la peine, de produire la joie, d’accroître la pitié », cité par B. Cassin, « La performance avant le performatif, ou, la troisième dimension du langage », dans Genèse de l’acte de parole, dans le monde grec, romain et médiéval, cit., p. 113-147. C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue : discipline et éthique dans la culture médiévale, Paris 1991 (maintenant Casagrande et Vecchio**), p. 239-240 ; sur la présence de ces péchés de langue dans les sermons, voir N. Bériou, L’avènement des maîtres de la Parole, La prédication à Paris au XIIIe siècle, Paris, 1998 (maintenant Bériou**), p. 428-435. Ces deux cas avaient été traités, sur le plan juridique, durant notre colloque, par J.-M. Mandosio. Cfr N. Gonthier, « Sanglant coupaul ! », « Orde ribaude ! » Les injures au Moyen Âge, Rennes, 2007.

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décrits dans la rhétorique classique. Les discours de médisance ou de diffamation relèvent du type (4) en tant qu’ils cherchent à éveiller certains sentiments chez l’interlocuteur, mais en outre du type (5) en tant qu’ils visent à nuire à la personne absente dont il est dit du mal. Cette dernière a donc un rôle passif. Ces discours sont considérés comme péché mortel, comme de véritables meurtres, faisant l’objet de descriptions cruelles et imagées (Gambale*). (6) On doit enfin prévoir le cas très particulier d’un discours qui est entendu sans être adressé, et qui a pour objectif d’agir sur des choses, pour les transformer. Le cas de la conversion eucharistique fait l’objet d’amples discussions, notamment parce qu’elle manifeste, dans la formule elle-même, sa singularité, à savoir celle d’être la seule du septénaire sacramentel à être de forme assertive, sans mention explicite d’un je et d’un tu. Si les formules magiques peuvent être du type (3), avec des invocations et des demandes explicitement formulées, elles sont souvent simplement des énonciations censées conférer un pouvoir particulier à des éléments : ainsi, dire certains mots à des fèves placées dans les orifices du crâne d’une femme morte, donnerait aux fèves ingérées, après qu’elles ont été lavées à l’eau bénite et sont arrivées à maturité, le pouvoir de rendre invisible (Boudet**, p. 566-567). De même, on trouve dans les récits de miracles des exemples de transformation, par la parole, de réalités naturelles, comme Marguerite faisant sortir le Danube de son lit (Klacnizay*). Comme le montrent les exemples cités, les indicateurs illocutoires, manifestant la nature de l’acte exercé, peuvent être présents ou non dans les énonciations considérées. Certaines, les expressions d’énoncés performatifs explicites, comportent, comme c’est le cas pour les types (1), (2) et (3), des marques conventionnelles, notamment des verbes qui nomment l’acte qu’ils permettent de réaliser, en indiquant son contenu, avec la mention expresse des deux protagonistes. D’autres marques conventionnelles comme les modes de l’impératif ou de l’optatif peuvent indiquer une famille d’actes d’un certain type (toutes les sortes de demandes ou de requêtes notamment). On peut considérer comme indicateurs illocutoires les indications thérapeutiques figurant en tête d’un brevet, d’un charme, d’une prière, qui associent un effet attendu à une séquence linguistique donnée. Tous ces indicateurs constituent des signaux pour l’allocutaire, aussi bien que pour la communauté qui est témoin de l’acte. À l’autre bout de la chaîne se trouvent ce qu’on a appelé les performatifs « primaires » : des expressions que seul le contexte permet de comprendre comme performatives ; nous avons rencontré l’exemple de Aqua ! donné par les grammairiens. Ces derniers distinguent d’ailleurs bien entre les « actes exercés » qui le sont en vertu de propriétés du discours (de virtute sermonis), et ceux qui le sont parce que l’auditeur les reconnaît comme tels (ex

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discretione auditoris). De fait, la conventionalité d’un acte de parole ne se limite pas à la présence d’un performatif explicite. Il est intéressant de noter que les grammairiens ne mentionnent jamais, dans leurs analyses des « actes exercés », des exemples comportant des performatifs explicites. Quant aux théologiens, qui repèrent bien le rôle crucial joué par ces performatifs explicites dans six des sept formules sacramentelles, ils s’interrogent de ce fait sur la raison de leur absence dans la formule de la consécration eucharistique, Hoc est corpus meum, et cherchent à comprendre comment et pourquoi un énoncé de forme assertive est ainsi « opératif ». Les énonciations prennent des formes variées mais en partie codifiées, ainsi, dans certaines formules magiques ou certaines prières32, celle de longues listes de noms de saints, ou même de mots incompréhensibles. Les sources peuvent alors associer à ces séquences des indications sur la manière dont elles doivent être dites, sur les circonstances de leur énonciation, mais aussi en expliciter les effets attendus (ex. « avoir le pouvoir de faire venir à soi, ou dans un lieu donné, les vents, les esprits, les démons », Capitula super Razielem, Véronèse*, n. 32 ; cfr Boudet et Descamps*, appendice). Les incantations et les charmes, qui ont été bien étudiés, sont particulièrement variables dans leurs formes, sans performatif explicite, allant de formules simples, à des historiettes, des listes de noms etc., et se présentent accompagnés de l’effet attendu (obtenir la guérison d’un mal, prévenir les morsures de serpent, etc. ; Bozóky**). Les classer dans une catégorie ou une autre pose des problèmes de méthode, et dépend en fait du point de vue adopté (celui du théologien, du médecin, du magicien, de la sorcière ; celui de l’historien ou du théoricien moderne). Par exemple, si l’on considère que l’incantation, par son énonciation, suscite la confiance du malade, elle relèvera du type (4) ; si l’on juge qu’elle est efficace par un appel, tacite, aux démons, elle relèvera alors du type (3), on y reviendra. 2.2. Le tiers Un trait distinctif du corpus ici étudié consiste en cela que, même dans le cas où le locuteur s’adresse directement à un allocutaire, pour le transformer, l’atteindre, l’inciter à agir, l’influencer ou le convaincre, etc., il y a en outre un tiers dont la présence correspond pratiquement toujours à une marque explicite dans l’énoncé. Dans les formules sacramentelles, les conjurations etc., le locuteur, qui parle comme locuteur autorisé, mentionne l’instance dont il tient son pouvoir : il parle au nom de (Ego te baptizo in nomine Patris, Filii et Spiritus Sancti ; Adiuro te per Deum, In nomine domini nostri Iesu Christi adiuro te, inimice, per Deum 32

P. Henriet, « Invocatio sanctificatorum nominum. Efficacité de la prière et société chrétienne (ixe-xiie siècle), dans La prière en latin, de l’Antiquité au XVIe siècle, éd. J.-F. Cottier, Turnhout, 2006, p. 229-244. 

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Patrem omnipotentem et Iesum Christum, filium eius, et Spiritum Sanctum). Dans les formules d’exorcisme, de malédiction, de magie, le tiers qui légitime la parole prononcée est plus souvent indiqué par un per (per Deum Patrem, et Filium et Spiritum Sanctum, Chave-Mahir*, n. 33 ; cfr Chave-Mahir**, p. 367 sq.). Typiquement, la conjuration associe la demande directe à l’allocutaire (le démon), comportant un performatif explicite, à l’autorité qui garantit cette injonction (Conjuro te, metalli creatura, per creatorem omnium creaturarum…). Il s’agit plus fréquemment d’autorités multiples, qui se succèdent en de longues listes, et sur lesquelles s’appuie la demande faite par le locuteur (par le créateur, par les noms les plus saints, par les pouvoirs célestes et angéliques, par les arcanes célestes, etc. ; cfr Véronèse*, n. 4833). Dans le serment, le tiers est la caution ou le garant invoqué pour attester la vérité des paroles prononcées, ce qui suscite d’intéressantes discussions, en raison de l’interdit portant sur l’invocation du nom de Dieu (Leveleux*). C’est ce qui le distingue de la simple promesse, et qui fait que la rupture du serment est à la fois une faute contre l’homme qui reçoit le serment, et contre Dieu qui avait été invoqué, ce qui constitue un parjure. Le tiers, dit Pierre Legendre à propos de l’aveu, est l’ « instance absolue de la vérité » (« l’aveu n’est pas dans une situation duelle, car dans l’aveu il faut être trois »34). Le tiers est également le témoin, l’« attestation » étant précisément une « convocation de témoins pour l’assertion d’une vérité », d’où la question classique pour déterminer si tout vœu est une attestation (Boureau*). Le casus, discuté tant par les théologiens que par les juristes, pour déterminer s’il est mieux de jurer le faux sur de vrais dieux, ou le vrai sur de faux dieux, donne une préférence au second terme de l’alternative : en le faisant, on manifeste publiquement la volonté d’appuyer sur un garant la véracité de ses dires, et donc une intention de s’engager, ce qui est le but premier du serment (Leveleux*35). L’énonciateur peut également garantir les paroles qu’il énonce en les renforçant par une clause conditionnelle, c’est l’exemple paradigmatique du vœu de Jephté (Juges 11, 30-31), où Jephté fit vœu d’offrir en holocauste, en échange d’une demande exaucée, la première personne qui sortirait, laquelle se trouvera être sa fille (Boureau*). La promesse ou l’adjuration peuvent être ainsi garanties ou appuyées, positivement, par l’énoncé d’une action que l’on s’engage à faire (Si tu libères ma fille, sainte Dame, je visiterai ton temple ; Klaniczay*, n. 48), ou, négativement, par l’énoncé d’un châtiment auquel on 33

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Cfr R. Kieckhefer, Forbidden Rites. A Necromancer’s Manual of the Fifteenth Century, Stroud, Goucestershire, 1997, c. 6. P. Legendre, « Remarques sur le statut de la parole dans la première scolastique », dans L’aveu. Histoire, sociologie, philosophie, éd. R. Dulong, Paris, 2001, p. 401-408 (p. 403). Pour l’analyse de ce casus par Pierre de Jean de Jean Olieu, voir A. Boureau, I. Rosier-Catach, « Droit et théologie dans la pensée scolastique : le cas de l’obligation et du serment », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 1-11.

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se acceptera de se soumettre en cas d’infraction. On trouve également cette forme conditionnelle comme menace à l’égard de celui qui n’acquiescerait pas à une injonction ou une demande, par exemple celles d’une sorcière à l’égard de ses clients (Si tu ne me paies pas pour mon travail, ta main te fera souffrir comme avant ; Klaniczay*, n. 7336). Ces cas se rencontrent également dans la sphère laïque, par exemple avec les serments de chevalerie. La puissance surnaturelle n’est plus nécessairement invoquée explicitement comme garant, même si elle peut l’être de façon tacite, lorsque le locuteur se déclare prêt à encourir un châtiment, par exemple en prêtant serment sur son propre corps. Parfois le locuteur énonce simplement, publiquement, les conséquences d’un éventuel manquement à ses engagements. C’est ce que l’on rencontre dans le gab. Ainsi, Charlemagne fait vœu, pour lui-même ou pour ses proches, de réaliser toute une gamme d’actions (pourtant impossibles), jurant que s’il ne les accomplit pas, il se laissera couper la tête (Andrieu*37). De la même façon, les compagnons du Graal font serment d’entreprendre la quête, et promettent de ne pas se présenter à la cour tant qu’ils n’auront pas trouvé le Graal38. La communauté, ou les auditeurs, sont ainsi témoins d’un double engagement, le second renforçant le premier. L’important, comme dans le casus des faux dieux, est de manifester par sa parole son intention d’engagement devant témoins. De façon différente, le tiers est la communauté, quelle qu’elle soit, qui est témoin de la réalisation de l’acte, et qui peut éventuellement intervenir. Ainsi, dans une cérémonie baptismale, ce sont les assistentes, ou, comme on le lit souvent, les boni viri, qui doivent déterminer le sens de la formule, notamment dans le cas où elle est équivoque. On attend parfois de ces témoins une confirmation pour valider l’acte. Dans le cas de l’excommunication, la formule : « Nous excluons, nous excommunions, et nous déclarons frappé d’anathème… » (ou une formule au passif du type « Qu’ils soient damnés, excommuniés et anathématisés ») doit être suivie d’une réponse de l’assemblée qui en valide l’effet : « Fiat, fiat, amen » ou « Anathema sit »39. 2.3. Types d’effets En affirmant que toutes les pratiques linguistiques décrites précédemment ont en commun de « faire quelque chose », de produire un effet, on se heurte à nouveau à des problèmes de méthode. Comment traiter, analyser, classer ces effets ? Pour certains, ils sont inscrits dans le verbe 36

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Cfr P.-A. Sigal, L’homme et le miracle dans la France médiévale, Paris, 1985, p. 80 sq., et les références données plus loin. Cfr C. Marchello-Nizia, Dire le vrai : l’adverbe « si » en français médiéval. Essai de linguistique historique, Genève, 1985. J. D. Rodriguez Velasco, « Le sens du vœu dans les ordres chevaleresques européens du moyen âge », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, 16 (1996) [en ligne]. Little, « La morphologie des malédictions… », p. 49.

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énoncé, qui les signifie, nous en avons parlé, pour d’autres ils sont distincts de ce qui est dit (ainsi la formule eucharistique fait autre chose que ce qu’elle dit), pour d’autres encore ils sont explicités dans les définitions, les prescriptions, les indications adventices. Par ailleurs même lorsque les effets attendus sont mentionnés dans les définitions des actes de paroles, tels qu’on les trouve décrits ou analysés dans les sources, ils ne s’y réduisent pas. D’une part, les effets obtenus ne sont pas toujours conformes aux effets attendus. Et, surtout, leur appréciation dépend beaucoup de l’interprétation ou de la description qui en est donnée, de la croyance dont la pratique fait l’objet, ou du jugement autoritatif qui le condamne ou le valide. Il serait souvent difficile, devant la variété des cas considérés, d’utiliser la distinction austinienne entre acte « illocutoire » (effectué en disant quelque chose), et acte « perlocutoire » (effectué par le fait de dire quelque chose), en distinguant l’effet de la parole elle-même des conséquences qu’elle peut entrainer, en mettant tout ce qui relève de la convention du côté de l’illocutoire et en réservant le nonconventionnel au perlocutoire40. On se contentera ici de quelques distinctions sommaires entre les types d’effets. Les définitions des actes de parole qui relèvent d’un rituel, d’une norme, d’une convention, comportent toujours la mention de l’effet attendu, effet qui dans la plupart des cas est indiqué par le sens du verbe. C’est le cas des actes normatifs comme l’administration des sacrements, les formules juridiques d’engagement, etc., mais aussi des paroles de nuisance, malédictions, anathèmes, etc. Les sources détaillent en quoi consistent ces effets attendus (éloignement du démon pour l’exorcisme, par exemple), qui sont parfois visibles de tous. C’est le cas lorsque le possédé se calme, après une cérémonie d’exorcisme, ce qui est univoquement interprété comme signe du départ du démon – l’iconographie le représente avec la sortie d’un petit diable par la bouche (Chave-Mahir* et planche 10), ou quand à l’inverse une personne maudite témoigne par un comportement devenu agité, une maladie soudaine, 40

J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, trad. fr., Paris, 1970 (How to do Things with Words, Oxford, 1962), 8e, 9e et 10e conférences. Les travaux des anthropologues attestent, par leurs interprétations différentes de la distinction entre illocutoire et perlocutoire, de la difficulté de celleci. Les divergences quant à la nature performative ou non des rituels reposent en partie sur la manière d’apprécier cette distinction ; pour certains auteurs, la relation de cause à effet ne serait pertinente, pour l’acte de langage ou le rituel, que pour l’acte perlocutoire, puisqu’il correspond aux conséquences de celui-ci, alors que l’acte illocutoire serait indépendant de la production d’un effet – mais il semble y avoir un usage équivoque du terme « effet » (on peut parler d’effet, pour la prière par exemple, soit pour ce que réalise effectivement le locuteur par son énonciation, à savoir l’adresse à Dieu pour une requête, soit pour ce qui est attendu de cet acte, et qui peut se produire ou non) ; pour une discussion, cfr par exemple E. M. Ahern, « The problem of Efficacy : Strong and Weak Illocutionary Acts », Man, 14/1 (1979), p. 1-17, D. S. Gardner, « Performativity in ritual : the Mianmin Case », Man, 18/2 (1983), p. 346-360.

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ou même par son décès ultérieur, de l’efficacité nocive des paroles (Klaniczay*41). Au-delà de ces effets premiers, codifiés, on trouve décrits des effets secondaires, qui sont liés de manière régulière aux effets premiers, de façon également codifiée et prévisible, et associés à eux dans les définitions42. Prenons le cas du baptême. La prononciation de la formule a pour effet de baptiser le fidèle, de faire ce qu’elle dit faire. Mais la plupart des textes mentionnent d’autres effets : Guillaume d’Auvergne dit ainsi que le baptême réalise le mariage de l’âme avec le Christ, constitue un pacte entre Dieu et celui qui le reçoit, fait que Dieu chasse le diable de l’âme du fidèle, etc. De même, le sacrement du mariage a de nombreux autres effets que l’union matrimoniale, en termes de dettes ou de devoirs, notamment. Et les obligations résultant de l’acte sont liées autant à l’effet premier qu’aux effets seconds (Morenzoni*). Ces « effets », quelle qu’en soit la nature, sont directement produits, comme la grâce baptismale, par la prononciation de la formule, si le sacrement est valide. À la différence de l’effet premier inscrit dans la définition et (souvent) dans la formule, ils font l’objet d’explicitations variables, mais ils sont prévisibles et généraux et ne dépendent pas des circonstances particulières ou de la disposition du récipiendaire. La relation entre l’effet premier et les effets associés se voit parfois analysée et décrite, par exemple, en termes d’analogie, d’image, ou d’implication, comme lorsque Guillaume d’Auvergne dit que le mariage « littéral » est l’image du mariage « spirituel ». Il sont bien tous produits en bloc par le sacrement (Morenzoni*). Pour un nombre assez important d’actes de parole, si l’acte vise, selon la lettre de sa définition, un effet sur autrui, l’effet produit atteint en réalité le locuteur lui-même (effet « boomerang », ou « arroseur arrosé »). Ainsi, dans la définition qui en est donnée, la prière est une adresse à Dieu, et l’acte de prier peut être réalisé au moyen d’un performatif explicite. Néanmoins plusieurs raisons sont avancées pour établir le caractère problématique d’une telle définition : on invoque notamment le fait que la prière peut sembler soit vaine puisque Dieu n’a pas besoin qu’on s’adresse à lui car il lit dans les cœurs, soit inutile parce que Dieu est libre et ne peut être contraint en aucune manière. De ce fait, la prière se voit présentée autrement : elle permet au sujet de se transformer lui-même, pour se réconforter, se renforcer, manifester ses sentiments de vénération, de pitié, d’amour, etc.43. Pour ce qui est de la parole 41 42

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A. Boureau, Histoire de la démonologie (1280-1330), Paris, 2004, p. 160-162. Austin placerait ces effets conventionnels dans l’illocutoire, cfr Quand dire c’est faire, 8e conférence. Cfr Henriet, La parole et la prière…, p. 45, N. Bériou, « Conclusions », dans La prière en latin de l’Antiquité à la Renaissance, éd. J.-F. Cottier, Nice, 2006, p. 487-500. Voir Morenzoni*, pour le réel pouvoir de contrainte sur Dieu attribué à la prière, qu’on explique par le fait que luimême l’a instauré comme tel.

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de l’exorciste, on la définit comme adresse explicite au démon, mais on lui assigne comme effet secondaire, et indispensable à son efficacité, de guérir l’exorciste lui-même (Chave-Mahir*, n. 38). De même, un vœu peut se retourner contre le locuteur, du fait de la puissance du destinataire (Boureau*), comme l’incantation peut piéger l’ignorant, qui se fait prendre par le démon qu’il invoque. De façon différente encore, les paroles mauvaises (blasphème, diffamation, médisance), qui visent à nuire à une tierce personne, sont décrites comme se retournant contre ceux qui les profèrent, et comme blessant également l’interlocuteur qui accepte de les entendre. La littérature des péchés de langue se plait à décrire la manière dont les punitions se trouvent en rapport étroit avec le mal qui a été fait, selon la loi du contrapasso, les détracteurs étant ainsi pendus par la langue (Gambale*, Vecchio*). Des énonciations qui sont « faites pour » produire un certain effet, se retrouvent, selon certaines interprétations, à produire des effets différents. Ainsi les incantations, destinées à guérir, se voient de fait attribuer d’autres effets que la guérison, variables selon l’analyse qui en est donnée. Pour certains elles provoqueront la confiance, effet bénéfique puisqu’il peut contribuer à la guérison, pour d’autres elles seront utilisées pour tromper ou abuser le patient, effet maléfique. De quel point de vue peut-on alors décréter qu’elles sont efficaces ou non, et comment associer une pratique à un effet, puisque celui-ci varie selon ses descripteurs ? Le médecin préoccupé de défendre son art, le magicien ou la vetula jugés mauvais ou trompeurs, le théologien soucieux de décréter leur caractère illicite, et l’analyste d’aujourd’hui soupçonneux envers les superstitions n’auront pas la même analyse. Une explication s’opposera à une autre, mais à chaque fois il sera bien question d’efficacité : lorsqu’un théologien démontre que l’incantation sert à invoquer les démons, lorsque le vrai médecin considère que l’incantation produit la guérison uniquement en suscitant la confiance, les deux admettent bien une forme d’efficacité de la parole incantatoire. Les effets, décrits comme associés à l’acte, peuvent être distincts des conséquences de cet acte. On glisse ici vers le « perlocutoire », même si les conséquences en question sont parfois prévisibles et non pas purement occasionnelles ou fortuites, et peuvent d’ailleurs figurer dans les descriptions ou définitions des actes. On mentionnera le cas des malédictions ou anathèmes : si le but premier est, par exemple, de stigmatiser et punir un voleur, et que l’effet premier, illocutoire, est donc que le destinataire soit maudit, l’effet secondaire, qui s’en suit régulièrement, est que la communauté, ou ses proches s’écartent de lui44. Ces conséquences sont pourtant parfois à ce point prévisibles que ce sont elles qui sont invoquées pour juger un acte répréhensible, ou même en prévoir les sanctions : Bromyard par exemple 44

Little, Benedictine Maledictions…, p. 115.

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stigmatise le parjure et le faux serment en raison de leurs conséquences néfastes sur les relations humaines en général, et envisage les punitions encourues ; il fait de même pour la diffamation, qui nuit à l’ordre social (Klaniczay*). De même, Albertano de Brescia réprouve l’injure en raison des réactions violentes qu’elles peuvent susciter en retour (Casagrande et Vecchio**, p. 211, 235). Les effets de l’acte de parole se voient dans certains cas être présentés comme imprévisibles et imprévus, contingents, involontaires, non répétables, même s’il faut certaines conditions pour qu’ils soient reconnus comme tels : c’est le cas, typiquement, des miracles, rapportés dans les récits hagiographiques, les procès de canonisation. Leurs effets, constatés a posteriori, sont singuliers, fortuits. Dans de tels cas, aucun des éléments qui concourent à la production de l’effet n’est tributaire d’une prévision ou prescription antérieure, que l’on considère la parole, le producteur, l’intention, l’acte, l’effet lui-même (cfr les prières d’Élisabeth de Hongrie provoquant des brûlures sur le corps d’un jeune homme, Klaniczay*)45. On doit également mentionner la vaste catégorie de ce qui est parfois qualifié de « détournement ». Elle regroupe des pratiques dans lesquelles des paroles ou écrits, qui ont une destination première, se voient utilisées à d’autres fins. De nombreux exemples de telles pratiques ont été décrits, par exemple l’usage thérapeutique des psaumes (M.  Morard parle de « psalmothérapie »), la récitation de certains passages bibliques ou de certaines prières, comme le Credo, à des fins différentes de celle de leur destination première (Boudet et Descamps*46). Comme le note Gábor Klacnizay, ces détournements marquent bien la distance entre l’usage fonctionnel et normé des conventions et les pratiques « paraliturgiques » en cours dans la société (Klacnizay*47). M. Morard conteste à raison l’usage du terme « détournement », et parle plutôt d’une « polyvalence » des pratiques ordinaires, « dont la portée religieuse n’est pas exclusive d’autres effets » (Morard**, p. 782). De tels usages ont des fins jugées répréhensibles, comme l’utilisation d’adjurations pour implorer les démons au lieu de les chasser (Chave-Mahir*), ou les cérémonies de rebaptisation faites à des fins thérapeutiques48. On glisse vers les cas d’abus, d’utilisation indue, illégitime, ceux où il y a simulation, tromperie. On 45

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Cfr A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1981. Cfr J. Cl. Schmitt, « Du bon usage du Credo », dans Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XIIIe siècle, Rome, 1981, p. 337-361 ; Id. « Les superstitions », Histoire de la France religieuse. Des dieux de la Gaule à la Papauté d’Avignon (des origines au XIVe siècle), éd. J. Le Goff, Paris, 1988, p. 417-551. Cfr G. Klaniczay, I. Kristóf, « Écritures saintes et pactes diaboliques. Les usages religieux de l’écrit (Moyen Âge et temps Modernes) », Annales HSS, 56 (2002), p. 947-980 (p. 950). A. Boureau, Le pape et les sorciers. Une consultation de Jean XXII sur la magie en 1320 (manuscrit B.A.V. Borghese 348), Rome, 2004, p. x sq. ; Id., Satan hérétique…

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en rencontre de nombreux exemples, tels les serments, formules sacramentelles, etc. qui sont utilisés avec une intention contraire ou différente de leur finalité prévue et codifiée, toutes ces pratiques faisant l’objet d’amples discussions quant à leur validité : la validité doit-elle être évaluée en fonction de l’acte réalisé ou de la fin visée ? Un cas un peu différent est celui des usages parodiques, comme les serments prêtés ou les baptêmes conférés « par jeu » (Pierre Lombard, Sent. IV, 6, 5.1). Si certains les déclarent inefficaces, parce que l’intention n’est pas conforme à la destination de l’acte49, d’autres hésitent, notamment par rapport à l’obligation qu’ils entraînent (cfr infra). 3. Les causes du pouvoir des mots Si les actes de parole précédemment décrits ont en commun de produire des effets, à quel titre peut-on dire qu’ils sont « causes » de ces effets ? S’ils sont causes, de quel type de cause s’agit-il ? Quels sont les éléments ou paramètres des actes de parole qui interviennent pour leur conférer ce statut de cause ? Les explications de l’efficacité du langage rencontrent le problème plus général de toute théorie de la causalité, de déterminer, lorsque plusieurs causes contribuent à produire un effet, quelle est la fonction de chacune d’elles. Si l’on admet une cause première, quel est le rôle des causes secondes ? 3.1. Cause première et cause seconde Cette question de la causalité a fait l’objet de débats denses et vifs chez les théologiens à propos de l’efficacité des paroles et des signes sacramentels. La question Quid ponat ius de Pierre de Jean Olieu, qui aborde en même temps le problème du signe, de la monnaie, du pouvoir, de la propriété, etc.50 montre toute l’ampleur de cette question, qui ne se limite pas aux sacrements. Il n’est pas nécessaire de reprendre ici en détail les différents modèles proposés51. Mais nous voudrions souligner trois points. En premier lieu, la différence entre ces modèles réside dans l’articulation proposée entre cause première et cause(s) seconde(s). Pour ce qui est de l’ « effet ultime » des sacrements, l’efficience tient à la seule cause première. Dieu aurait pu décider de le conférer sans se servir de médiations, puisque, selon l’adage, « Dieu n’a pas lié son pouvoir aux sacrements » (Deus non alligavit potentiam suam sacramentis). Ceci vaut selon sa puissance absolue. Selon sa puissance ordonnée, cependant, Dieu a voulu des médiations, et, en les 49 50

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ST III, q. 64, a. 9. F. M. Delorme, « Question de P. J. Olivi ‘Quid ponat ius vel dominium’ ou encore ‘De signis voluntariis’ », Antonianum, 20 (1945), p. 309-330 ; cfr Rosier-Catach**, p. 160-166. Voir J. Schmutz, « La doctrine médiévale des causes et la théologie de la nature pure (xiiiexviie siècles) », Revue thomiste, 101 (2001), p. 217-264 ; Rosier-Catach**, chap. 2.

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« ordonnant » comme telles, il leur a assigné un rôle précis. Toute la question est précisément de déterminer lequel, et par rapport à quel effet. Il faut donc établir, en termes techniques, si la médiation est cause matérielle, formelle, efficiente ou finale, et si la cause seconde, par rapport à la première, joue le rôle d’une cause dispositive, occasionnelle, concourante, sine qua non, etc. Les théologiens intègrent le système aristotélicien des causes, dès le début du xiiie siècle. En deuxième lieu, les théologiens établissent une distinction claire entre l’effet ultime (la grâce dans le cas des sacrements) qui revient à la cause première, et l’effet qui résulte de l’acte de la cause seconde en tant que telle. Là encore, la question est d’établir la nature du rapport entre l’effet ultime (la grâce dans le cas du baptême) et les effets de l’action de la cause seconde (la prononciation de la formule, l’immersion dans l’eau). De l’analyse de ce rapport dépend la fonction attribuée aux paroles dans le rituel, tout autant que celle attribuée au ministre. On retrouvera ce point en traitant de l’intention, qui peut porter soit, comme le dit Duns Scot, « sur l’acte qu’il exerce », soit « sur la fin à laquelle est ordonné cet acte » (cfr infra 5.3). En troisième lieu, les modèles de causalité rencontrés (causalité physique, causalité-pacte, causalité instrumentale en particulier52) valent de manière semblable pour expliquer le rôle de l’acteur et celui de l’instrument. Ainsi Thomas d’Aquin considère-t-il le prêtre et le sacrement comme « causes instrumentales », même s’il leur attribue certaines différences, tenant à leur qualité d’instrument animé ou inanimé53. L’on voit immédiatement l’importance de cette question par rapport à la théorie des actes de parole, les théologiens cherchant à établir quelles sont les relations entre ces deux causes secondes que sont l’officiant (ou le locuteur) et les paroles, comme le fait par exemple Guillaume de Meliton lorsqu’il s’interroge sur la primauté relative, pour l’opérativité du sacrement, de la vis ministri par rapport à la vis verbi. L’interrogation sur les propriétés des mots qui leur confèrent une force ou un pouvoir sont un cas particulier de celles portant sur la nature de la virtus qui permet à un instrument d’agir, ou sur la forme de l’instrument en tant que forme active. La virtus peut-être conçue comme une qualité absolue 52

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Rappelons les caractéristiques de ces trois modèles : selon la théorie de la causalité physique, dont il existe plusieurs variantes, le sacrement agit par une propriété (jugée naturelle ou surnaturelle), qui est de l’ordre de la substance, un quid, qui lui est attribué par institution (Guillaume de Méliton, et les Dominicains de la première école) ; selon la théorie de la causalité-pacte, la force opératoire n’est pas de l’ordre du quid, mais de la relation ou ad aliquid : le sacrement est lié à son effet par un pacte d’assistance avec le Christ qui l’a instauré, de sorte qu’à chaque utilisation le Christ confèrera l’effet (Richard Fishacre, Guillaume d’Auvergne, puis les Franciscains) ; selon Thomas d’Aquin, qui défend la causalité instrumentale, la virtus du sacrement n’est ni un quid ni un ad aliquid, mais un être intentionnel et « diminué », qui transite de l’agent dans le patient sans résider dans l’instrument. ST III, q. 64, art. 10.

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(naturelle ou surnaturelle) dans le modèle de la causalité physique (Guillaume de Méliton), comme relevant de la catégorie de la relation dans celui de la causalité-pacte (Guillaume d’Auvergne, Richard Fishacre, Bonaventure), ou encore comme un ens diminutum, extra-catégoriel, une qualité « transitoire » qui n’existe que le temps de la mise en œuvre de l’instrument, dans celui de la causalité instrumentale (Thomas d’Aquin). Dans les chapitres sur la causalité sacramentelle, plusieurs parallèles sont établis en vue préciser le mode de fonctionnement de l’instrument, notamment celui des lettres de prébende, des signes monétaires ou des méreaux. Les méreaux, ces jetons qui permettaient à leur détenteur d’obtenir en échange un repas, avaient-il une valeur purement conventionnelle, et donc transitoire, ou celle-ci dépendaitelle au moins partiellement d’une qualité physique de ces signes54 ? L’un des arguments opposés par les tenants d’une causalité physique (où une qualité, naturelle ou surnaturelle, de l’instrument est reconnue comme opératoire) à leurs adversaires, est que, sans supposer une qualité surajoutée présente dans le jeton et résultant du geste volontaire qui l’a institué, on ne peut précisément pas expliquer pourquoi le jeton est cause, mais seulement qu’il est signe. L’exemple du baiser de paix est également intéressant : le baiser échangé est-il la cause ou le signe de la paix en train de se faire, est-ce qu’il la fait ou est-ce qu’il la scelle55 ? Signe ou cause ? Signe parce que cause, ou cause en tant que signe ? Guillaume d’Auvergne, en plusieurs passages, s’intéresse particulièrement à cette dimension performative d’un vaste ensemble de signes, les signes magiques, sacramentels, les incantations, et d’autres signes civils ou religieux, l’exemple du sceau étant à cet égard tout à fait remarquable (Morenzoni*). Pierre de Jean Olieu appliquera également le modèle de la causalité-pacte à une multitude de signes ou pratiques efficaces, les vœux, les relations de propriété, les sceaux ou les signes monétaires, s’opposant avec virulence, après d’autres, à l’idée que les mots agissent par une qualité propre comme la signification56. La complexité tient donc, dans les diverses déclinaisons du modèle instrumental, à la double distinction des causes et des effets (causalité et effectivité de la cause première et des causes secondes). L’exemple de la scie, qui opposera Duns Scot à Thomas d’Aquin en est une bonne illustration. Il s’agit de déterminer si la forme propre de la scie (son tranchant et sa matière) joue un rôle par rapport à l’effet produit (l’incision faite dans le bois), sachant que la scie est réceptrice du mouvement impulsé par l’artisan. Dans le modèle thomiste de la causalité instrumentale, la cause première agit par sa forme 54

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W. Courtenay, « The king and the leaden coin : the economic background of ‘sine qua non’ causality », Traditio, 28 (1972), p. 185-209, repris dans Id., Covenant and Causality in Medieval Thought, Londres, 1984. J.-Cl. Schmitt, La raison des gestes…, c. ix. Cfr Quid ponat ius, § 4, texte traduit dans Rosier-Catach**, p. 164-165.

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propre (ce qui explique la ressemblance existant entre celle-ci et l’effet produit) ; la cause seconde, en tant qu’instrument, agit par sa forme propre seulement par rapport à son acte propre, mais non pas par rapport à l’effet ultime57. Duns Scot reproche à Thomas une double erreur dans sa conception de l’instrument. D’une part, si l’instrument a une forme propre, celle-ci n’est pas une forme active propre ni un principe d’action (à la différence de la véritable cause seconde qui, comme le père dans la génération, possède une forme active propre à l’état latent). La dureté de la scie, dit en effet Scot, n’est en rien forme active, puisque Dieu aurait pu tout aussi bien décider que les incisions dans le bois se réalisent à l’aide de scies molles. Il n’y a pas pour lui une cause dispositive et une cause efficiente, mais deux causes (dont l’une est l’instrument, l’autre la cause principale) ordonnées au même effet. Ockham défendra également l’idée de deux causes co-agissantes, opérant chacune dans son ordre propre, et donc indépendantes. Dieu reste la cause principale, il peut décider d’agir à l’occasion de l’action des causes secondes, mais aussi sans les causes secondes. Ces dernières ne sont pas pour autant superflues, puisque Dieu n’agit pas en toute action selon toute sa puissance58. Si la question de la causalité est explicitement et crucialement liée à celle de la virtus verborum dans les traités sur les sacrements, elle est absolument essentielle pour de nombreuses autres questions. De ce fait, elle se voit traitée par les théologiens et philosophes en des lieux textuels différents. Si elle ne se présente pas de façon aussi manifeste dans les autres corpus où intervient la virtus verborum que pour le cas des sacrements, il nous semble pourtant qu’on peut tenter de les interroger à ce sujet et en ces termes, à partir des indications disponibles, pour comprendre si les paroles ont un rôle causal par eux-mêmes (per se) – et alors en vertu de quelle(s) propriété(s) –, ou si elles sont un vecteur purement inerte d’un pouvoir dépendant entièrement de paramètres extrinsèques, tenant au locuteur, à l’intervention d’une puissance surnaturelle, ou autre. Par ailleurs, même si l’existence de causes surnaturelles est admise de façon générale, elle semble délibérément mise à l’écart de certaines discussions, ce qui laisse place à l’expression d’explications rationnelles à partir des outils théoriques fournis par diverses disciplines, la physique, la physiologie, la psychologie, la sémantique, etc. 3.2. Causalité « naturelle » La croyance partagée, au Moyen Âge, en l’existence de causes surnaturelles implique-t-elle qu’elles interviennent nécessairement, d’une 57 58

ST II-II, q. 64, art. 8, sol. Reportatio II (éd. R. Wood, Opera theologica 5, éd. G. Gal, St Bonaventure, New York, 1981), q. 3-4. Cette position est souvent qualifiée d’ « occasionnalisme » ; cfr Schmutz, « La doctrine médiévale… », p. 245-246.

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façon ou d’une autre, dès lors qu’il est question d’efficience ? Comment l’absence de mention d’une intervention surnaturelle doit-elle être interprétée ? Peut-on imaginer une causalité purement « naturelle » ? Ce problème a surgi à propos des incantations et des pratiques magiques, chez différents auteurs, et pour différentes raisons. Pour l’aborder, trois préalables sont nécessaires. Tout d’abord, il s’agit de préciser ce que l’on entend par « causalité naturelle » ou par « naturalisme », ce qui conduira à subdiviser la question. Ensuite, il faut mesurer précisément la nature de la réponse attendue. Enfin, on observera que la question ne se pose que pour un sous-ensemble particulier des cas de paroles efficaces étudiés59. Parler de « cause naturelle » peut se faire en des sens différents – une telle appellation pouvant être le fait des auteurs médiévaux eux-mêmes ou des commentateurs d’aujourd’hui. On peut au moins distinguer quatre acceptions, pour le sujet qui nous occupe ici – notre division visant surtout à clarifier la différence entre des acceptions qui sont parfois confondues dans les analyses de cas concrets60. (a) La « causalité naturelle » comme action par contact61. En un premier sens, on peut parler de causalité naturelle pour tout ce qui est soumis aux principes du mouvement naturel énoncés par Aristote en Physique  III, complété par le De motu animalium VIII, ce qui implique un contact (immédiat ou médiat) entre le moteur et le mobile. Cette première acception intervient dans les discussions sur le pouvoir des mots, pour expliquer le rôle des conditions psychologiques, et plus particulièrement de l’imagination. La nécessité d’un contact fait difficulté sur deux plans qui peuvent être dissociés, 59

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L’hypothèse d’une « parenthèse naturaliste » à propos des incantations, soutenue par Delaurenti**, a donné matière à plusieurs discussions en séminaires, avec des éclaircissements et précisions ultérieures de l’auteur, cfr ici-même Delaurenti* (conclusion) où « naturel » équivaut à « non-démoniaque » et Robert* ; cfr I. Rosier-Catach, « Le pouvoir des mots. Remarques sur la notion de causalité naturelle », Revue de synthèse, 129 (2008), p. 611-616. Sur les différents niveaux de rationalité, pour ce qui est de la magie, voir Weill-Parot, « Science et magie ». Cette section doit beaucoup aux discussions, parfois contradictoires, que nous avons eues à plusieurs reprises avec Béatrice Delaurenti, Aurélien Robert et Nicolas Weill-Parot, ainsi naturellement qu’à leurs travaux respectifs. Cfr N. Weill-Parot, « Pouvoirs lointains de l’âme et des corps : éléments de réflexion sur l’action à distance entre philosophie et magie, entre Moyen Âge et Renaissance », Lo Sguardo – rivista di filosofia, 10 (2012), http://www.losguardo.net/public/archivio/num10/articoli/2012_10_Nicolas_Weill_Parrot_Pouvoirs_lointains_de_ame_et_des_corps.pdf. La question du contact ou de la contiguïté entre la cause et l’effet est essentielle, dans différentes pratiques. Ainsi par exemple les miracles qui sont fait par contact avec l’eau bénite, par l’imposition des mains, par le toucher des reliques, sont distingués de ceux réalisés par une bénédiction ; de même on explique virtus thaumaturgique du saint ou de l’officiant par un contact initial avec un objet censé avoir été possédé par le Christ, ou Saint Paul, etc. ; cfr P.-A. Sigal, L’homme et le miracle…, p. 29, 36-38, 45-60. Le roi thaumaturge tire ainsi son pouvoir de l’huile sainte, d’origine surnaturelle, utilisée dans l’onction réalisée durant le sacre ; cfr M. Bloch, Les rois thaumaturges, Paris, 1983 (19241).

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le premier est celui de l’imagination « intransitive », l’action de l’imagination sur son propre corps (qu’il s’agisse d’expliquer l’action des dispositions mentales du locuteur sur la parole qu’il forme et prononce, ou l’action de la parole reçue sur le corps ou l’esprit du récepteur), le second celui de l’imagination « transitive », qui met en jeu la manière dont une parole est transmise d’un récepteur à un auditeur et dont elle agit sur ce dernier. Thomas d’Aquin, par exemple, accepte le pouvoir de l’imagination sur le corps, mais refuse l’action à distance de l’imagination d’un individu sur un autre, car il refuse plus généralement l’action des substances spirituelles sur les corps62. À partir de différentes sources médicales et philosophiques, on s’interroge pour déterminer si une faculté de l’âme comme l’imagination peut agir sur son propre corps et sur le corps d’autrui, et si cette action suppose un contact entre âme et corps ou non. Ce type d’interrogation intervient non seulement à propos du pouvoir des mots, mais aussi à propos de plusieurs phénomènes comme la contagion, ou encore la fascinatio (envoûtement), avec le cas classique de la femme à pupille double, tuant de son regard l’homme qu’elle fixe, que Bacon dit avoir constaté lui-même63. Avicenne, nous le verrons, soutient que l’imagination peut agir sur le corps sine medio, tandis que d’autres auteurs cherchent à rendre compte de l’action de l’imagination par une forme de contact, pour la ramener au sein des processus naturels (cfr infra 5.2). (b) Naturel vs. Surnaturel. En une seconde acception, l’usage du qualificatif « naturel » est marqué par son opposition à « surnaturel » (comprenant l’intervention de Dieu, des anges, des démons). Sont alors regroupées comme relevant d’une cause naturelle toutes les actions qui ne font pas intervenir des puissances surnaturelles, ce qui inclut un ensemble plus vaste que celui couvert par la première acception, à savoir l’action d’un corps sur un autre, d’une âme sur un corps ou une autre âme (avec à nouveau le problème posé par l’imagination), ou encore l’action des corps célestes. Les pratiques relevant de ce type de cause sont réputées naturelles, et ne constituent donc pas, selon Guillaume d’Auvergne par exemple, des offenses envers Dieu, étant pourtant jugées répréhensibles si elles sont utilisées à mauvais escient64. Elles peuvent par ailleurs être condamnées, du fait notamment qu’on leur attribue le pouvoir de contraindre la volonté, ou de 62

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L’enjeu philosophique est la critique du modèle avicennien de l’ « induction des formes », jugé contradictoire avec le modèle aristotélicien (cfr Metaph. vii) de l’ « éduction des formes » ; cfr A. de Libera, Albert le Grand. Métaphysique et noétique, Paris, 2005, c. V ; pour le lien entre cette question et celle du pouvoir de l’imagination, V. Perrone Compagni, « Artificiose operari. L’immaginazione di Avicenna nel dibattito medievale sulla magia », dans Immaginario e immaginazione nel Medioevo, éd. M. Bettetini et F. Paparella, R. Furlan collab., Louvain-laNeuve, 2009, p. 271-296. Secretum Secretorum cum glossis et notulis, éd. R. Steele (Opera hactenus inedita, fasc. XV, Oxford, 1940), p. 166. Guillaume d’Auvergne, De universo, in Opera, t. 1, Paris, 1674, p. 663.

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remettre en cause la providence65. Le fait de séparer ainsi, selon cette acception (b), toutes les interventions surnaturelles, se retrouve dans plusieurs des modèles proposés. Ainsi Guillaume d’Auvergne, refusant que les paroles soient efficaces en raison de leurs propriétés intrinsèques, ce qui selon lui mènerait à l’idolâtrie et à la négation du beneplacitum divin, soutient qu’elles le sont en vertu d’un « pacte », en mettant en parallèle le pacte avec Dieu et le pacte avec le démon : le mode d’intervention et l’efficacité sont identiques, le caractère licite ou illicite dépendant du protagoniste du pacte66. N. Weill-Parot a forgé le terme fort utile de « destinatif », pour qualifier tout signe ou parole adressé à une puissance surnaturelle, quelle que soit la nature de la relation établie (commandement, supplication)67. (c) Naturel vs. Démoniaque. On distingue, très fréquemment, le « naturel » du « démoniaque », en rangeant cette fois-ci sous « naturel » également ce qui est divin, cette opposition étant, dans le domaine de la magie, au fondement de la distinction entre magie naturelle et magie démoniaque, que sous-tend l’opposition entre licite et illicite68. Cette acception joue un rôle majeur, en raison de la condamnation chrétienne du « culte des démons », entrainant le rejet de toute pratique où le destinataire est une puissance démoniaque69. (d) Naturel vs. Artificiel. Selon une autre acception, « naturel » s’oppose à « artificiel ». Cette opposition, qui repose sur la distinction entre les formes substantielles propres à tous les individus d’une espèce, et les formes accidentelles qui peuvent advenir à une chose du fait d’une action humaine, 65

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Cfr les condamnations de 1270, 1277 et 1290 ; voir Weill-Parot**, p. 171 sq., Boudet**, p. 253 sq., L. Bianchi, Il vescovo e i filosofi : la condanna parigina del 1277 e l’evoluzione dell’Aristotelismo scolastico, Bergamo 1990 ; Id., Censure et liberté intellectuelle à l’Université de Paris (XIIIe-XIVe siècles), Paris, 1999. Guillaume d’Auvergne, De legibus, Opera omnia, t. 1, Paris, 1674, c. 27 ; cfr Weill-Parot**, p. 175213, Rosier-Catach**, p. 115-124, 181-183 ; Ead. « Signes sacramentels et signes magiques : Guillaume d’Auvergne et la théorie du pacte », dans Autour de Guillaume d’Auvergne, éd. F. Morenzoni et J.-Y. Tilliette, Turnhout, 2005, p. 93-116 ; Delaurenti**, p. 108-111. Cfr Weill-Parot**, p. 36-37 et p. 905 : « Nous disons que la magie est destinative quand elle fait appel à un destinataire, à une intelligence extérieure (et supérieure) : ses procédés et ses rituels s’adressent, sont destinés à cette entité. Dans le cadre chrétien est celle qui a lieu dans le cadre (strictement défini) de l’Église et qui est tournée vers Dieu et ses intercesseurs. » ; cfr Id. « Science et magie au Moyen Âge », Bilan et perspectives des études médiévales 1993-1998, éd. J. Hamesse, Turnhout, 2004, p. 527-559 (p. 537-540). Cfr Boudet **, et en particulier c. III (cfr p. 128, 214 sq), Federici Vescovini**, c. II et IX. Voir aussi N. Weill-Parot, « Encadrement ou dévoilement : L’occulte et le secret dans la nature chez Albert le Grand et Roger Bacon », Micrologus, 14 (2006), p. 151-170. Boudet**, c. V ; sur la condamnation des pactes avec les démons, A. Boureau, Satan hérétique… et Id., Le pape et les sorciers… Le prologue de la condamnation d’Étienne Tempier, en 1277, vise les livres qui traitent de nécromantie, des sortilèges et des invocations des démons ; cfr D. Piché, La condamnation parisienne de 1277, Paris, 1999, p. 76-77.

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joue un rôle important dans le domaine des images astrologiques. Le point controversé est de déterminer si une action humaine peut conférer à un objet particulier (une image par exemple) une nouvelle forme substantielle, ou une nouvelle forme active qui lui donnerait des pouvoirs particuliers, ce que dénie vigoureusement Thomas d’Aquin70. Un autre point a trait à l’action des corps célestes : s’ils produisent les formes substantielles des choses naturelles lors de la génération, on ne leur attribue aucun effet sur la production des formes accidentelles dans la création artisanale. La distinction permet de faire le partage entre l’usage de réalités naturelles dotées de propriétés merveilleuses mais inexplicables selon les lois de la physique (pierres, aimants, etc.), et celui d’objets créés artificiellement, comme les talismans, censés tenir leur pouvoir de l’artisan qui les fabriqués, du rituel accompagnant cette fabrication, etc.71. Pour ce qui est des mots, elle sert à opposer des propriétés purement physiques de l’expression, comme sa sonorité, aux propriétés dépendant d’une intervention humaine comme la signification conventionnelle, deux genres de propriétés qui se conjoignent de façon caractéristique également dans le chant. Même si, dans différents contextes où l’on réfléchit sur la force opératoire (magie, médecine, théologie sacramentelle), on met en parallèle les trois éléments de la triade « mots, pierres, herbes », la distinction (d) permet d’établir une césure en son sein72. La difficulté pour les mots, on le verra, vient de ce qu’ils sont en partie des entités naturelles (par leur matérialité), en partie des artefacts (fabriqués par l’homme ad placitum). Les acceptions (c) et (d) se voient de ce fait liées : si l’on considère que la signification, en s’adjoignant au son vocal, ne lui confère aucune forme ou capacité nouvelle, et que l’on reconnaît par ailleurs un pouvoir aux sons 70 71

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ST II-II, q. 96, a. 2. Cfr N. Weill-Parot, « L’irréductible ‘destinativité’ des images : les voies de l’explication naturaliste des talismans dans la seconde moitié du xve siècle », dans L’Art de la Renaissance entre science et magie, éd. Ph. Morel, Rome-Paris, 2006, p. 469-481 ; Weill-Parot**, 2e partie, c. 4 et 5 ; cfr les discussions sur la « forme spécifique », d’origine avicennienne, et son rôle dans la définition de l’ « occulte », ibid., p. 41-61, Id. « Science et magie », p. 543 sq. C’est la forme d’une espèce qui ne se réduit ni aux qualités premières, ni à la complexion, mais à une perfection acquise à partir de la complexion. Cfr Augustin, De Civitate Dei X, c. 11. Le renvoi à la triade est fréquent à partir de la fin du xiie siècle, et se fait dans des contextes différents. Il comporte des variations significatives sur la dissociation des trois éléments qui la composent, par exemple, « In petris, herbis, vis et, sed maxima in verbis » ou encore « Magna vis lapidis, maior herbis, maxima verbis ». Cfr Boudet**, p. 135, Delaurenti**, p. 24, 29, Weill-Parot**, p. 534, Rosier-Catach**, p. 100, 531-532, 541 ; et Bériou**, p. 301, n. 36, qui cite un sermon de Jacques de Provins, critiquant le pouvoir des mots revendiqué par une sorcière : ‘Dominus dedit vim et virtutem verbis, herbis et lapidibus preciosis », et renvoie à l’intéressante déclaration de Thomas de Chobham, dans sa Summa confessorum (éd. F. Broomfield, Paris, 1968, p. 478) : « Constat tamen quod verba sacra in rebus naturalibus multam habent efficaciam. In tribus enim dicunt physici precipuam vim nature esse constitutam : in verbis et herbis et in lapidibus. De virtute enim herbarum et lapidum aliquid scimus, de virtute verborum parum vel nichil novimus ».

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vocaux signifiants, l’explication peut être que ce pouvoir leur arrive de l’extérieur à partir d’un « intellect », ce qui est répréhensible s’il s’agit d’une intelligence démoniaque. De même, si l’on utilise un objet naturel en le transformant par un artifice en signe, en l’accompagnant d’une incantation, en y gravant des lettres ou figures, cela révèle que cette signification surajoutée s’adresse à une intelligence, ce qui invalide cette pratique au regard d’une quelconque causalité naturelle, et la rend d’emblée répréhensible. On retrouvera, appliquée aux séquences linguistiques comme les formules magiques, cette condamnation de la « sémiologie démoniaque »73, chez Guillaume d’Auvergne ou Thomas d’Aquin notamment74. Remarquons que cette distinction art/nature n’est pas opérative dans le De radiis attribué peut-être à tort à al-Kindč75 : il énumère avec grand soin toutes les propriétés des sons vocaux (voces), de divers ordres, relevant de leur sonorité, de leur signification (signification naturelle, signification volontaire, et absence de signification), de leurs propriétés grammaticales (présence ou absence d’une syntaxe correcte, présence des modes, etc.), de leur véridicité etc., en distinguant selon l’origine de ces propriétés (naturelle, humaine, céleste). Il montre comment ces propriétés sont combinées au moment de la profération pour émettre des « rayons », ce qui explique leur effet sur l’auditeur. Le De radiis ne fait ainsi pas de césure entre deux groupes de propriétés, puisque toutes agissent de manière conjointe, aussi bien dans un discours « normal » que dans une formule « magique » (lui-même n’utilisant pas ce mot). Il propose ainsi un système d’explication dynamique et cohérent, excluant toute « perspective destinative », qui repose sur sa conception de l’harmonie céleste universelle76. Ces diverses acceptions peuvent se combiner avec d’autres distinctions, par exemple celle entre virtus intrinseca et virtus extrinseca : la virtus intrinseca correspondrait à des propriétés propres de l’objet, propriétés « naturelles » dans les différents sens du terme selon les cas, tandis que la virtus extrinseca correspondrait aux facteurs extrinsèques comme l’institution, dans le cas des sacrements, ou le rituel, dans le cas des pierres, qui rendent possible 73 74

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Weill-Parot**, p. 204-206. Guillaume d’Auvergne, De legibus, c. 27, in Opera, t. 1, Paris, 1674, p. 89a-b. Thomas d’Aquin est particulièrement clair sur ce point, dans la Summa contra Gentiles, III, 105. J.-P. Boudet me signale que la recherche récente tend à remettre en cause l’attribution à alKindč du De radiis, sans que cette question soit définitivement tranchée. Suivant ici l’usage encore en vigueur, j’utiliserai néanmoins ce nom par la suite. Al-Kindč, De radiis, éd. M.-Th. d’Alverny, F. Hudry, Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 41 (1974), p. 139-260 ; P. Travaglia, Magic, Causality and Intentionality. The Doctrine of Rays in al-Kindi, Florence, 1999. Cfr I. Rosier, La parole comme acte…, p. 215 sq., Delaurenti**, p. 146 sq., Weill-Parot**, p. 155 sq. (et p. 167-171 sur la question de la « destinativité » des prières avec la distinction entre l’illusion du simple croyant, et l’explication rationnelle produite), et ici-même Bouchardeau*.

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« l’activation » des propriétés naturelles intrinsèques77. Dans le cas des images astrologiques, la virtus extrinseca peut correspondre au pouvoir d’agir qui advient à l’objet à partir d’un agent supérieur, sans même que lui soient conférées une forme ou propriété additionnelle78. Cette terminologie se retrouve dans l’analyse des sacrements, avec mention de la la triade déjà citée, Étienne Langton et Hugues de Saint-Cher opposant la vis naturalis creata qui est dans « les herbes, les pierres, les mots », et la causa extrinsecus operans qui est Dieu79. Quoi qu’il en soit, on retombe toujours sur la question de l’origine des propriétés. Elle conditionne celle de la licéité des pratiques, mais aussi la manière dont on envisage la relation entre cause et effet. Pour Thomas d’Aquin, refuser à l’Ars notoria ou aux incantations une virtus naturelle revient à dire qu’elles sont non pas causes, mais simples signes. Et puisque tout signe s’adresse à une intelligence, de telles pratiques indiquent l’existence d’un pacte avec les démons, ce qui les rend par là-même illicites80. On voit bien à quel point ces différentes acceptions du qualificatif « naturel » ne se recouvrent pas. Les penseurs chrétiens qui ont le plus écrit sur ces questions, Guillaume d’Auvergne, Roger Bacon, Thomas d’Aquin, acceptent tous le rejet du « démoniaque », ce qui n’empêche pas que l’appellation de « naturel » ne soit pas imprécise ou équivoque. Ainsi, d’un premier point de vue, Guillaume d’Auvergne oppose le naturel au surnaturel (divin ou démoniaque) selon (b), et d’un autre point de vue, il oppose le naturel-divin au démoniaque selon (c). Oresme distingue d’un côté le naturel (incluant ce qui est d’origine physique ou humaine) et le surnaturel (Dieu et démons), au sens (b), mais, s’intéressant plus particulièrement aux propriétés des sons, oppose également, au sens (d) ce qui relève des qualités des sons et ce qui relève de la signification81. Roger Bacon, quant à lui, met ensemble nature et art – l’art pouvant selon lui surpasser la nature, selon (c) : il parle ainsi des « opérations qui se font selon des raisons naturelles », qu’il juge licites parce qu’elles s’expliquent par des raisons qui sont « philosophiques » et non pas « magiques », comme le croit à tort le commun des mortels. « Haec omnia naturalia sunt » dit-il à propos des pratiques permettant de soigner les corps, faire fuir les bêtes sauvages, sortir les serpents des cavernes ou les poissons des eaux profondes82. Il énumère parmi les raisons philosophiques qui expliquent l’efficacité des mots des propriétés de natures diverses, naturelles et artificielles, pour les mots eux-mêmes, psychologiques, pour 77 78 79 80 81 82

Boudet**, p. 135. Weill-Parot**, p. 235-237. Rosier-Catach**, p. 100 et 531-532. ST II-II, q. 96, art. 1 et 2 ; Summa contra gentiles III, c. 105-106. Delaurenti**, p. 114-121 ; Id., « Oresme, Lucain… », sorcières, et la bibliographie citée n. 20. Opus Majus IV, Astrologia (éd. J. H. Bridges, London, 1900), vol. I, p. 395, passage qui semble inspiré par le De radiis, p. 241.

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l’énonciateur (« la voix configurant l’air, l’âme rationnelle bonne ou mauvaise, le corps, la constellation céleste » ; « pensée forte, désir véhément, intention déterminée, ferme espoir, bonté de l’âme ou sa malice »). Ailleurs encore, il parle de pouvoir naturel pour des pratiques qui ont une finalité positive et sont réalisées par un « sage », en les opposant à celles qui ont une finalité négative et sont le fait du magicien ou de la vetula83. Il nous semble également important de mesurer la nature de la réponse attendue en la rapportant au genre de la source, à sa nature, sa fonction, son objectif. Si l’on retient l’opposition naturel/surnaturel (au sens (b) ou au sens (c)), il apparaît bien que certaines sources ne font pas mention de causes surnaturelles. C’est le cas de certains traités médicaux à visée essentiellement pratique. Mais c’est le cas aussi dans des domaines « mondains », comme celui de la sphère politique, où les prescriptions sur l’efficacité du langage se ramènent à l’utilisation bien pensée de la rhétorique cicéronienne, alors qu’à l’inverse ces mêmes règles, dans le domaine de la prédication, sont conçues comme conférant au discours un pouvoir à la seule condition que le prédicateur soit inspiré par le Saint-Esprit. C’est encore le cas dans le domaine juridico-moral, où nous n’avons jamais trouvé de telles interrogations à propos de la nature de l’obligation liée au serment. L’absence de mention des causes surnaturelles n’implique pas nécessairement que leur rôle soit nié ou rejeté, mais peut-être plus simplement qu’elles n’ont pas leur place dans certains des domaines considérés. Par ailleurs, même lorsque des causes surnaturelles sont invoquées, elles sont articulées à des causes « naturelles », de nature physique, physiologique, psychologique, astrologique, qui n’agissent comme causes que dans des conditions précises, portant sur l’acteur, le lieu et le temps. 4. Les supports La plupart des cas traités dans les contributions du présent volume énoncent les conditions de l’acte de parole. Certaines conditions portent sur la dimension que l’on pourrait appeler avec Austin « locutoire », mais en élargissant sensiblement ce qu’il entend par là, pour y inclure, non pas seulement « la production d’une phrase dotée d’un sens et d’une référence », mais la production (prononciation ou ostension) de tout support (support  linguistique, écrit ou oral, signifiant ou non, support iconique) permettant d’effectuer, en l’utilisant, un acte illocutoire ou, par le fait de 83

Cfr Bacon Opus tertium (éd. J. S. Brewer, Opera quaedam hactenus inedita, London, 1859, vol. I), c. XXVI (traduit dans Rosier, La parole comme acte, texte 9, cfr c. 6) ; Opus majus IV, vol. I, 398399 et 402-403, cfr Rosier, La parole comme acte, p. 225-227 ; Weill-Parot**, p. 316-338 ; Delaurenti**, p. 111-113, 157-166.

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l’utiliser, un acte perlocutoire84. Un second type de condition a trait aux acteurs, le locuteur et le récepteur. Un troisième type aux conditions d’énonciation, bien décrites pour les pratiques normées ou ritualisées. Nous nous contenterons ici de quelques indications, qui pourraient être complétées pour rendre compte plus systématiquement de chacun des actes de parole considérés. 4.1. Les supports écrits et iconiques L’efficacité reconnue aux pratiques linguistiques faisant intervenir un support écrit a des traits particuliers. La nature matérielle du support permet d’établir un lien physique entre ce support et la personne censée bénéficier, de façon positive ou négative, de l’effet des mots, ce qui permet de contourner la question cruciale de l’action à distance85. De l’injonction d’ingestion du Livre, faite au prophète Ézechiel86 aux amulettes portées à même la peau, les mots se trouvent ainsi dans une relation de contiguïté avec le corps. En outre, le support écrit n’a pas une existence éphémère comme la parole orale, ce qui contribue à l’idée d’un pouvoir intrinsèque des mots, qu’ils possèderaient de manière stable et durable. On sait que la question de savoir comment une virtus miraculeuse attribuée par le Christ à certaines paroles sacramentelles, qui pouvait à la fois disparaître à la fin d’une profération et se retrouver identique lors d’une profération concomittante ou ultérieure, avait embarrassé certains théologiens comme Bonaventure. Même lorsque, dans ces pratiques liées à l’écrit, on considère que c’est une puissance surnaturelle qui agit, elle le fait par l’intermédiaire de supports linguistiques, de mots durablement écrits, ce qui est censé garantir l’identité de l’effet produit. Dans les recueils les rassemblant, les charmes, inscriptions ou prières inscrites sur les amulettes, les brevets, etc. sont accompagnés d’indications explicitant cet effet attendu. Les livres saints eux-mêmes sont censés, comme les reliques87, opérer des miracles : on connaît les pratiques, anciennes mais toujours suivies au Moyen Âge, de la divination à partir des livres ou du Psautier (Morard**, p. 718-740). La « sacralité négative » des livres hérétiques ou magiques est abolie par leur destruction ou leur crémation. La Bible sur laquelle s’effectue le serment est un garant stable (Klaniczay*88). C’est au livre en tant qu’objet durable, à la 84

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Cfr Austin, Quand dire c’est faire, 9e conférence – la distinction entre les trois types d’actes est loin d’être univoque. Skemmer, Binding words…, p. 133 sq. Ézéchiel II, 8-9 ; Ibid., III, 1-3 : « Il me dit ‘Fils d’homme, mange ce que tu trouves : mange ce rouleau, puis va, parle à la maison d’Israël’. J’ouvris alors ma bouche et il me fit manger ce rouleau. Puis il me dit : ‘Fils d’homme, nourris ton ventre et remplis tes entrailles avec ce rouleau que moi je te donne !’. Je le mangeai donc et il fut dans ma bouche comme du miel pour la douceur. » Sigal, L’homme et le miracle…, p. 35 sq. Cfr G. Klaniczay, I. Kristóf, « Écritures saintes et pactes diaboliques… ».

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valeur reconnue et pérenne, qu’est assigné un pouvoir, et, par répercussion, à ses différentes composantes et à leur agencement. De ce fait, la mise en page des divers éléments graphiques est essentielle dans les brevets : les mots sont juxtaposés à des figures, des signes, ou écrits sous formes de carrés. Ils s’accompagnent de prescriptions sur des modes de lecture de ces textes ou de ces listes (Boudet et Descamps*, cfr n. 28 ; Bozóky**, p. 68 sq.). On verra plus bas d’autres particularités des supports écrits, notamment par rapport au critère de la signification. Les travaux sur le pouvoir des images font apparaître des similitudes, mais surtout les différences avec celui des mots, qui varient selon le type d’image étudiée89. L’image est souvent considérée comme « distante, durable, inerte, muette », se donnant comme un objet en lui-même, cristallisation sensible d’un acte antérieur, voire token répétable renvoyant à un prototype, se différenciant, tout comme l’écrit, de la parole vivante. On sait que la lutte contre l’idolâtrie s’est toujours prévalue, depuis Basile de Césarée, de l’idée que c’est précisément le prototype qui doit être vénéré à travers l’image, et non celle-ci en elle-même, ou comme le dira Thomas d’Aquin, ce qui est représenté par l’image en tant que signe, et non l’image comme chose dans sa matérialité90. Cette conception n’est pas sans rappeler l’idée que certaines paroles (hoc est corpus meum notamment) possèdent une force opératoire non pas en elles-mêmes, mais par leur relation à une première énonciation divine. Les images, dit Bonaventure, sont préférables aux paroles ou aux écrits, pour trois raisons, d’abord parce que tous peuvent en bénéficier, ensuite parce que leur effet sur les affects est plus immédiat et rapide que celui des paroles, ensuite parce qu’il est plus durable, en raison de la faiblesse de la mémoire, puisque « le verbe qui entre par une oreille peut sortir par l’autre91 ». En amont, du côté de la production, les questions concernant les images et les paroles sont différentes : le rôle de l’institution, de l’intention ou de l’autorité de celui qui commandite ou donne à voir l’image, par exemple, semblent jouer un rôle bien moindre, ou en tous cas moins explicitement 89

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J. Baschet, L’iconographie médiévale, Paris, 2008, p. 44-64 sur les registres et les modalités des images ; J.-Cl. Schmitt, J. Baschet (éds), L’image. Fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval, Paris, 1996 ; D. Arasse, « Entre dévotion et culture : fonctions de l’image religieuse au xve siècle », dans Faire croire…, Rome, 1981, p.  131-146 ; A.  Dierkens, G.  Bartholeyns, T. Golsenne (éds), La performance des images, Bruxelles, 2010 ; plusieurs articles abordent la question en référence à la théorie des actes de langage, notamment J. Baschet, « Images en acte et agir social », ibid., p. 9-14 ; G. Bartholeyns et T. Golsenne, « Une théorie des actes d’image », ibid., p. 15-25 ; P.-O Dittmar, « Performances symboliques et non symboliques des images animales », ibid., p. 59-70 ; J. Wirth, « Performativité de l’image ? », ibid., p. 125-135 ; I. Rosier-Catach, « Les mots et les images », ibid., p. 243-255. Cfr O. Boulnois, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge (Ve-XVIe siècles), Paris, 2008, c. 5. Bonaventure, In III Sententiarum, d. ix, art. I, q. 2 (Opera omnia III, Quarachi, 1887, p. 203) (passage signalé par N. Bériou).

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énoncé, que celui que nous rencontrons à propos des paroles. En aval, du côté de la réception, le rôle du spectateur ou de l’interprète semble à l’inverse crucial. L’acte d’image, quant à lui, a bien quelque chose à voir avec l’acte de parole, du moins si l’on s’intéresse au rapport entre le support et l’effet qu’il produit, en tant que l’acte est toujours situé hic et nunc, et que l’effet suppose des dispositions particulières du récepteur. On peut dans les deux cas envisager les « conditions de félicité » nécessaires à la réalisation d’un l’effet (lieu, rituel, temps). J. Baschet a parlé d’ « image-objet-en acte », pour rendre compte à la fois de la matérialité et de la « choséité » de l’objet, et de son insertion dans des situations concrètes, engageant des relations et des croyances sociales92. La contribution de F.  Bœspflug s’attache à un cas particulièrement intéressant, celui des images de la Trinité. Il montre les rapports problématiques et complexes existant entre la doctrine, exprimée par des textes, et les images, qui lui sont associées93. Ainsi par exemple, si les « trifaces » figurent la triplicité des personnes, elles « échouent » à dire leur distinction. Les interprétations qu’elles suscitent peuvent d’ailleurs être condamnées comme monstrueuses ou hérétiques. La performativité des images ne peut en aucun cas se réduire à l’expression du dogme, ou plus généralement, à leur capacité significative ou représentative, ne serait-ce que du fait de l’incomplétude ou de l’imprécision du sémantisme des images. On peut alors s’interroger sur les relations existant entre ce que les images représentent et ce qu’elles font (une image du Christ en train de bénir n’effectue pas la bénédiction), et, à partir de là, sur la nature, illocutoire ou perlocutoire, des effets que les images produisent ou sont supposées produire, étant donné les fonctions multiples qu’elles assument, ou plutôt les usages et pratiques variées dont elles font l’objet. Comme nous le verrons plus bas, des paroles peuvent agir sur le locuteur en s’adressant à plusieurs de ses facultés, la faculté sensitive avec les sens externes et les sens internes (dont relèvent les affects), et la faculté rationnelle. Pour les images, le rôle de la faculté imaginative s’avère essentiel, les images étant censées s’adresser, via les impressions sensibles, à l’imagination, pour éventuellement ensuite mener à l’intellection. Cette fonction médiatrice de l’imagination a été exploitée dans un genre littéraire très répandu à la fin du Moyen Âge, les « arts de mémoire » (Kiss et Doležalová*94). L’orateur crée ou reproduit, dans son imagination, des « lieux », réels ou inventés, où il dépose 92

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J. Baschet, « Images en acte et agir social », dans La performance des images, cit., p. 9-14. Sur l’efficacité des images astrologiques, voir Weill-Parot**, Boureau, Le pape et les sorciers et notamment la position d’Enrico del Carrretto, p. xxviii sq. F. Bœspflug, Dieu et ses images. Une histoire de l’Éternel dans l’art, Paris, 2008. Cfr l’ouvrage classique de M. Carruthers, Le livre de la Mémoire. La mémoire dans la culture médiévale, Liège 2002 et Ead. Machina memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, Paris 2002 ; P. Zumthor, éd., Jeux de mémoire : aspects de la mnémotechnique médiévale, Montréal-Paris, 1985 ; Grévin, Le parchemin des cieux, p. 244-256.

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des images qu’il peut faire ressurgir en revisitant ces lieux. Ces images sont agissantes (imagines agentes) puisqu’elles permettent de ramener à la mémoire des notions ou thèmes auxquelles elles avaient été associées. Le pouvoir mnémonique de ces procédures est revendiqué : selon l’un des cas étudiés, elles permettraient de se rappeler l’ensemble de la théologie, et servir ainsi notamment pour la prédication. À chaque fois, les lieux se présentent selon une « logique structurante » particulière, qui leur permet d’être associés entre eux, mais aussi avec les choses qu’ils doivent indiquer, selon un mécanisme qui s’apparente à une « imposition » linguistique : l’assignation d’un signifié à un signifiant (mot, objet) est ici motivée (et non arbitraire), à partir d’associations diverses, codifiées et connues (ex. un tonneau de vinaigre pour signifier un Juif, à partir d’un passage des Évangiles, etc.), ou plus particulières. Les « lieux » peuvent être également de nature verbale, à partir de mots-clefs par exemple. Les associations de nature verbale jouent sur les propriétés phonologiques, morphologiques ou sémantiques des mots, à partir de manipulations diverses, aboutissant à des sortes d’énigmes ou de rébus. Là encore, la frontière entre les qualifications, licite ou illicite, des pratiques est instable. Ces mêmes procédés mnémoniques se trouvent repris pour conjurer le mauvais sort dans les charmes apotropaïques, ou utilisés, par exemple via la répétition de prières, pour renforcer le pouvoir des talismans (Skemer**, p. 149-151). De même, diverses figures mnémoniques sont intégrées à l’Ars notoria pour aider le praticien à développer sa mémoire, à retenir le savoir qu’il obtient par la vision angélique95. 4.2. La dimension physique du discours Les discussions sur l’efficacité des mots font intervenir, pour certains des domaines étudiés, des considérations sur la nature physique du son et de la voix, et sur le mode physico-physiologique de leur transmission et de leur action. Il s’agit alors d’expliquer comment une parole prononcée par un locuteur peut avoir un effet sur son auditeur, comment le son ou la voix peuvent transmettre des qualités (affects, émotions, désirs) provenant de l’âme du locuteur vers l’auditeur, de sorte qu’elles agissent sur ce dernier. Une des questions les plus discutées, essentiellement dans le domaine médical, est celle de la transmission entre émetteur et récepteur, entre moteur et mu, diversement envisagée : la transmission suppose-t-elle un contact entre les deux, un milieu intermédiaire, peut-elle s’en dispenser ? Selon l’opinion d’Avicenne, souvent discutée, la vox n’a pas besoin de medium, de milieu intermédiaire pour être transmise96. Différemment, l’action des paroles peut 95 96

Véronèse, « Magic, theurgy… », p. 63-64. Avicenne, Liber de anima (Liber de Anima sive Sextus de Naturalibus, éd. S. Van Riet, Louvain, 1972), II, p. 173 : « Vox autem sibi sufficit (…) etiam non eget medio ad hoc ut apprehendatur. »

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se voir décrite comme une forme de « contagion » ou d’infection de l’air, qui vient affecter physiquement l’auditeur au moment de la réception (Robert*). Parfois encore, on admet que certaines actions « admirables » se font bien à distance, donc sans contact corporel. Certains auteurs essayent au contraire de trouver une explication physique pour justifier une forme de contact, la transmission par les rayons du De radiis ou par les species pour Roger Bacon97. L’idée que la vox puisse jouer le rôle d’un medium entre l’âme et le corps est amplement présente non seulement chez les médecins, comme Pierre d’Espagne, mais également chez Albert le Grand, ou encore dans les traités de grammaire spéculative, lorsqu’ils discutent la manière dont la voix peut s’unir à une signification, devenir significative, et engendrer une intellection chez l’auditeur98. La triple nature, noétique, sémiologique et médicale, du problème, est notamment manifeste dans les questions de Pierre d’Espagne sur le De animalibus, lorsqu’il discute les cinq modes qui seraient disponibles pour expliquer l’union de la vox à la significatio. Parmi eux se trouve précisément l’union « par contact » dont nous venons de parler, et que rejette explicitement Albert le Grand. Selon Pierre d’Espagne, la vox est une « impression de l’air » qui transporte les affections, lesquelles sont reçues par l’oreille, porte de l’esprit et du savoir (« porta mentis et discipline »), et produisent chez le récepteur une affection proportionnelle99. La vox est ainsi le medium entre l’âme et le corps, grâce à sa double nature, spirituelle et corporelle100. Quelles que soient les explications, qui reposent sur l’idée d’une transmission des species dans l’air, on considère souvent que son résultat est la production, chez l’auditeur, d’une species ou image semblable à celle qui était présente dans l’intellect du locuteur. Pour ce qui est du pouvoir de la vox lié à ses propriétés physiques, on doit mentionner les discussions sur les pouvoirs de la musique, que développent au xiiie siècle deux auteurs qui s’intéressent particulièrement à 97 98

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Cfr bibliographie citée supra, n. 61-62. C. Marmo, Semiotica e linguaggio nella Scolastica : Parigi, Bologna, Erfurt, 1270-1330. La semiotica dei Modisti, Roma, 1994, p. 131-136 ; Id. « Corpo e anima del linguaggio nel xiii secolo », dans Anima e corpo nella cultura medievale, éd. C. Casagrande et S. Vecchio, Florence, 1999, p. 305-316. S. Nagel, « La vox come medium fra anima e corpo. Annotazioni in margine ai commenti al De animalibus attribuiti a Pietro Ispano », ibid., p. 191-205. Pour Albert le Grand, cfr aussi I. Rosier, La parole comme acte, Paris 1994, cap. 4 et texte 5. Albert admet d’abord une explication physiologique (par l’intermédiaire d’un nerf moteur) puis la refuse dans des textes postérieurs, cfr C. Marmo, « Corpo e anima », cit. p. 308-309. Cette discussion se développe à partir de plusieurs sources, Boèce, Avicenne, Damascène, le De animalibus, le De anima. S. Nagel, « La vox come medium », texte cité n. 25, p. 198. Les textes de Pierre d’Espagne analysés sont ses Questions sur le De animalibus, la Scientia libri de anima (éd. M. A. Alonso, Obras Filosóficas I, Barcelone, 1961), et le Commentaire sur le De anima (éd. M. A. Alonso, Obras Filosóficas II, Madrid, 1944). Cfr ibid., textes cité n. 29, p. 200, n. 34, p. 202.

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l’efficacité de la parole, Guillaume d’Auvergne et Roger Bacon101. Par ses harmonies, rapportent-ils, la musique a le pouvoir d’agir sur les esprits, jusqu’à provoquer le ravissement de l’âme de l’auditeur (raptus animae), d’où la question de la limite de la contrainte exercée sur l’auditeur et du degré de liberté qui lui est alors laissé102. La musique se voit ainsi attribuer des vertus maléfiques ou bénéfiques, notamment des vertus curatives pour les maladies du corps ou de l’âme, telles la fureur ou la mélancolie, que Guillaume explique en termes psycho-physiologiques. Comme il le fait à propos des paroles, Guillaume s’interroge sur la source de cette efficacité pour déterminer si elle tient à des qualités intrinsèques ou aux dispositions psychologiques des auditeurs103. Bacon développe quant à lui une théorie de la persuasio qui s’achève dans ce raptus, notion qu’il construit à partir de sources multiples jugées concordantes : en premier lieu Augustin, classiquement104, puis d’autres ouvrages plus récemment disponibles, notamment le De scientiis d’AlFarabi ou le commentaire sur la Poétique d’Averroès. La fonction des dimensions mélodique et rythmique du discours fait par ailleurs l’objet de prescriptions particulières, notamment, pour la composition écrite, avec le cursus, dans les artes dictaminis105. La lecture du livre VIII, 5 de la Politique d’Aristote fournit une source nouvelle à cette interrogation sur le pouvoir que peut exercer la musique sur l’âme. Selon Aristote en effet, la musique influence « les sentiments moraux par son action ». Il prend comme exemple les mélodies d’Olympos qui « rendent les âmes enthousiastes », l’enthousiasme (grec enthousiasmos, rendu par le latin raptus) étant « une affection de la partie morale de l’âme » (1340a5-15). Le commentaire de Pierre d’Auvergne, qui complète celui de Thomas d’Aquin, s’attache alors longuement à décrire le raptus, opération de la partie appétitive de l’âme, sensible ou intellectuelle, qui fait intervenir des parties de l’âme particulières. Pierre indique notamment que si les auditeurs peuvent être affectés par des paroles joyeuses ou tristes, ils le peuvent encore davantage si leur est adjointe une mélodie « qui a une force plus grande à mouvoir », et ce d’autant plus que leur spiritus est plus réceptif106. Il surenchérit sur la 101 102

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Cfr aussi Morard**, à propos de la psalmodie chantée, p. 700 sq. Voir B. Faes de Mottoni, « Guglielmo d’Alvernia e l’anima rapita », dans Autour de Guillaume d’Auvergne († 1249), éd. F. Morenzoni, J.-Y. Tilliette, Turnhout, 2005, p. 55-74 ; Delaurenti**, p. 203, 217-230. B. Boccadoro, « La musique, les passions, l’âme et le corps », ibid., p. 75-92. Cfr De genesi ad litteram, c. XXVI (éd. J. Zycha, Vienne, 1894, CSEL 28/1). B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, Rome, 2008, p. 160-180. Petrus de Alvernia, Scriptum super III-VIII libros Politicorum (éd. R. Spiazzi, Torino-Roma, 1966 ; une édition est sous presse, par L. Lanza, Tübingen), lib. 8 l. 2 n. 18 : « Deinde cum dicit adhuc autem confirmat id quod dixit, sumpto loco ab eo quod minus videtur. Dicit enim quod etiam audientes aliqua verba quae repraesentent aliquid aut triste aut iucundum afficiuntur etiam si cum nulla melodia aut versu exprimantur, quod tamen minus videbatur : ergo cum verbis adiungitur melodia, quae habet maiorem vim ad movendum propter

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manière dont « les mélodies transportent l’âme hors d’elle-même », pour expliquer que, en raison de la similitude entre les passions et les rythmes et mélodies musicales, les auditeurs « sont modifiés selon l’âme », ressentant de la colère, de la crainte, etc.107 Cette explication de l’efficacité de la musique se retrouvera dans les prologues des traités musicaux du xive siècle, comme par exemple dans la Musica speculativa de Jean de Murs108. De même au xive siècle, les auteurs qui se sont intéressés au pouvoir des mots vont aussi laisser des écrits importants sur la musique et ses vertus, à savoir Pietro d’Abano109 et Nicole Oresme110. Pour ce dernier, le pouvoir des mots se ramène tout entier au pouvoir des sons et de la voix. La confusion entre le terme õthos (qualité morale), et ethos (habitude), dans la traduction des Problemata faite par Bartolomée de Messine, a des effets inattendus, permettant d’associer la capacité des sons à produire un õthos chez l’auditeur et le rôle de l’écoute répétée dans la production du plaisir par la musique111. Toute cette dimension musicale de l’efficacité mériterait un traitement à part. Elle témoigne à nouveau des interférences multiples et variées entre les disciplines diverses (physiologie, psychologie, médecine, rhétorique, etc.), comme le montre bien aussi la construction, à partir de plusieurs sources, de la figure d’Orphée, qui devient, avec sa lyre, un emblème de l’éloquence civile112. 4.3. La dimension sémantique du discours Quelles que soient les explications physiques du pouvoir des mots, le fait qu’il s’agisse de mots, d’entités capables de signifier, joue un rôle dans la plupart de nos discussions. On reconnaît aux mots le pouvoir de réaliser certains actes ; les façons ordinaires de parler comme les discours théoriques

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conformitatem ad animam et potentiam auditus, multo magis per musicam afficietur animus audientis ad diversas animi passiones. » Cfr F. A. Gallo, « Anima e corpo nell’ascolto della musica : il raptus secondo Pietro d’Alvernia », dans Anima e corpo nella cultura medievale, éd. C. Casagrande et S. Vecchio, Venezia, 1999, p. 231-233. Ibid., lib. 8, l. 2, n. 20 et n. 22 ; l. 3, n. 6. D. Restani, « Musica per educare : modelli e recezioni moderne », dans L’Uomo (In)formato. Percorsi nella paideia ieri e oggi, éd. A. Campodonico, L. Mauro, Milano, 2011, p. 43-58. Ch. Burnett, « Hearing and Music in Book XI of Pietro d’Abano’s Expositio Problematum Aristotelis » dans Tradition and Ecstasy : The Agony of the Fourteenth Century, éd. N. van Deusen, Ottawa, 1997, p. 153-190 ; L. Mauro, « La musica nei commenti ai Problemi : Pietro d’Abano e Évrart de Conty », dans La musica nel pensiero medievale, éd. L. Mauro, Ravena, 2001, p. 32-80. Cfr aussi G. Vecchi, « Medicina e musica, voci e strumenti nel Conciliator (1303) di Pietro da Abano », Quadrivium, 8 (1967), p. 5-22. Voir l’analyse détaillée des différents textes d’Oresme par B. Delaurenti**, p. 406-408 et 451478. Ibid., p. 41, à propos de l’Expositio de Pietro d’Abano aux Problemata d’Aristote, XIX, probl. 27 et 29. E. Artifoni, « Orfeo concionatore. Un passo di Tommaso d’Aquino e l’eloquenza politica nelle città italiane nel secolo xiii », dans La musica nel pensiero medievale, cit., p. 137-149.

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en témoignent, en disant qu’ils « signifient », « supposent pour », « dénotent », « connotent », « blessent » etc. (Cesalli*). Pierre Bourdieu admet la capacité locutoire du langage, mais refuse qu’elle lui confère une capacité illocutoire. La vertu des mots réside précisément dans cette aptitude à faire croire qu’ils sont dotés d’un pouvoir intrinsèque qui leur permettrait d’agir, alors que ce pouvoir ne leur vient en réalité, selon lui, que de l’extérieur, des structures sociales et des rapports de force (Bouchardeau*). L’erreur d’Austin tiendrait précisément en la croyance que le principe de l’efficacité de la parole réside dans le discours même, c’est-à-dire « dans la substance proprement linguistique », alors que « l’autorité advient au langage du dehors »113. Pourtant, les mots, en tant que signes, sont bien davantage que des objets pour la perception. Augustin, dans sa célèbre définition, précise ce qui distingue la chose du signe : « le signe est ce qui, au-delà de l’impression qu’il produit sur les sens, fait venir de soi autre chose à la connaissance »114. En définissant ce que veut dire « signifier », Augustin décrit une propriété qui revient aux signes en tant que tels, et les distingue de simples choses. La portée de cette définition, qui s’applique tant à la signification conventionnelle qu’à la signification naturelle, sera bien vue par les théologiens médiévaux, qui dégageront la nature sensible du signifiant et intelligible du signifié, l’interaction entre production et réception, la double relation au signifié et à l’interprète. Ils enrichiront l’analyse en l’étendant de la fonction cognitive du signe à sa fonction opérative115. De leur côté, les théoriciens du langage s’interrogent également sur cette double capacité du son vocal à signifier et agir, sur son origine, sur sa nature même (substance ou relation), sur son fonctionnement, avec notamment des réflexions nombreuses et diverses sur les rapports entre la signification d’un mot, généralement envisagée comme dépendante d’une « imposition » première et sa fonction ou force (officium, vis), ou encore entre le contenu d’une proposition et sa force (vis). Les réponses proposées ont des conséquences multiples, comme le montre l’analyse des syncatégorèmes (la négation non par exemple), pour déterminer si c’est le terme (qui en toute rigueur n’est pas signifiant, mais signifiant en tant qu’adjoint à un terme signifiant ou consignifiant) qui opère la négation, ou si c’est plutôt le locuteur qui s’en sert comme d’un « instrument » pour réaliser cet acte. De façon cohérente avec ses positions en d’autres domaines, cette seconde solution sera adoptée par Roger Bacon. Il contribuera également à développer en grammaire, avec son collègue Robert Kilwardby, la théorie des « actes 113

114 115

P. Bourdieu, « La nouvelle liturgie ou les infortunes de la vertu performative », dans Ce que parler veut dire, Paris, 1982, p. 105, repris dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, 2001. De doctrina christiana, I, i, 2, éd. J. Martin, Turnhout, 1962 (CCSL 32), p. 7. I. Rosier-Catach, « Signification et efficacité : Augustin et la théologie médiévale des sacrements », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 91/1 (janv.-mars 2007), p. 51-74 [Repris dans Lire les Pères aujourd’hui, Paris, Vrin, 2007]

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exercés », pour des énoncés ou des expressions qui « exercent un acte », et ne le signifient pas, par exemple ecce qui opère la deixis (demonstratio), ou en distinguant la manifestation de l’affect par l’interjection heu ! de sa signification au moyen du verbe je pleure (Cesalli*, Marmo*116). Là aussi les domaines ne sont pas étanches, comme le montrent les parallèles, dans les traités sur les sacrements, établis par les théologiens entre la vis sanctificandi du sacrement et la vis signicandi du mot. Que la signification soit ou non un principe d’action, et quel que soit le rôle causal attribué à la signification, le fait que les actes linguistiques soient effectués au moyen d’entités signifiantes n’est pas indifférent. De fait, les formules ou séquences mentionnées dans notre essai de typologie étaient pour la plupart dotées de signification. La question du rôle de la signification, et plus généralement de la forme linguistique des mots, phrases et discours, prend des tours variés, selon les corpus considérés. On doit pourtant d’abord relever les usages de paroles réputées efficaces, sans que la signification ne joue un rôle. On rencontre en effet, essentiellement dans le domaine de la magie, des séquences, orales ou écrites, dont la structure n’a pas la signification comme principe d’organisation117. Elles peuvent consister en des suites de signes (géométriques, pseudo-idéogrammatiques, numériques, etc.), de lettres, de noms (des noms propres : noms de Dieu, des anges, des saints, mais aussi des noms communs)118. Noms et phrases peuvent être signifiants ou dénués de signification, avec possibilité de mélange de langues diverses, de langues anciennes notamment (Boudet et Descamps*119). Notons par exemple la présence du mot maranatha dans les formules d’anathème, ou encore de mots comme abracadabra ou hocus-pocus dominocus, expressions dont l’origine et le sens s’étaient perdus, et qui n’avaient pas été traduites. La forme pouvait jouer sur la sonorité du mot, dont la force se voyait renforcée par l’allitération, comme dans la juxtaposition anathema maranatha (I Cor. 16, 22)120. On aboutissait ainsi à des manipulations de tous ordres réalisées sur des paroles signifiantes, permutation de syllabes, inversion de mots : en témoigne une invocation du diable réalisée au moyen d’un Pater 116 117

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Rosier, La parole comme acte…, c. 1 et 5. Cfr J. Tambiah, « The Magical Power of Words », Man, n. s. 3 (1968), p. 175-208, repr. dans J. Tambiah, Thought and Social Action, Cambridge Mass., 1985, p. 17-59 ; M. Détienne et al., La déesse parole : quatre figures de la langue des dieux, Paris, 1995. L’on touche ici au vaste problème de l’utilisation, dans les rituels, de mots non signifiants, inconnus (onomata barbara), ou de langues différentes (ce que J.-N. Robert dénomme « hiéroglossie », dans La hiéroglossie japonaise, Paris, 1972). Cfr, pour le Moyen Âge, J. Véronèse, « Sauts de langues et parole performative dans les textes de magie rituelle médiévale xiie-xve siècles », Reflets de codeswitching dans la documentation médiévale ?, Cahiers électroniques d’histoire textuelle du LAMOP, 2 (2009), et la bibliographie citée. Cfr Skemer**, p. 107 sq. Cfr également les amulettes éditées par Skemer, Binding words, annexe. Little, « La morphologie des malédictions… », p. 51 ; Id., Benedictine Maledictions…, p. 33-34.

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noster lu à l’envers (Boudet et Descamps*121). Parfois les séquences étaient décrétées absolument imprononçables, et dotées seulement d’une forme écrite (characteres)122. Le caractère occulte de la signification ou l’incompréhensibilité de certaines formules recevait diverses explications. On disait par exemple qu’elles relevaient d’une langue divine ou qu’elles n’étaient intelligibles que pour l’initié, mais demeuraient à dessein opaques pour le locuteur ordinaire ou l’ignorant (Véronèse*123). L’incompréhensibilité des formules était alléguée par les théologiens à leur encontre, indice pour déclarer qu’elles visaient un interlocuteur démoniaque, signant l’existence d’un pacte avec lui, alors qu’à l’inverse l’usage de mots compréhensibles, comme le nom des planètes, devait permettre de qualifier la magie de « naturelle »124. L’usage des amulettes pouvait être toléré à la seule condition d’éviter les mots et symboles étranges, tout autant que les noms des démons (Skemer**, p. 63). La pratique de l’étymologie autorise des manipulations phonétiques ou morphologiques qui peuvent être utilisées à dessein pour produire certains effets. Le Moyen Âge développe divers types d’analyses des mots. Ces analyses peuvent être envisagées sur un plan synchronique, et porter sur leur structure morphologique, en considérant les processus de composition et de dérivation (cfr notamment les Derivationes d’Huguccio de Pise), ou sur un plan diachronique, et porter sur l’étymologie par exemple du latin à partir du grec, comme le propose Roger Bacon125. Mais la pratique la plus répandue, bien au-delà des lexiques ou des grammaires, est celle des étymologies « ontologiques », selon l’appellation de C. Buridant126. Elles sont réalisées, en suivant Isidore de Séville, par décomposition des mots en lettres ou en syllabes. Cette pratique, qui s’autorise de libres manipulations sur la forme 121 122

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Cfr G. Klaniczay, I. Kristóf, « Écritures saintes… », p. 951-952, Bozóky**, p. 59 sq. Pour un panorama historique sur les characteres et figurationes, qui montre notamment qu’il peut s’agir de séquences signifiantes ou non signifiantes, voir B. Grévin, J. Véronèse, « Les ‘caractères’ magiques au Moyen Âge (xiie-xive siècle) », Bibliothèque de l’École des chartes, 162 (2004), p. 305-379, et en particulier la typologie de ces différents signes, p. 339-342, 377. Cfr aussi B. Grévin, « Systèmes d’écriture, sémiotique et langage chez Roger Bacon », Histoire, épistémologie, langage, 24 (2002), p. 75-111 et Id., « Entre magie et sémiotique, Roger Bacon et les caractères chinois », Revue de théologie et philosophie médiévales, 70 (2003), p. 118-138. Cfr B.  Grévin, J.  Véronèse, « Les ‘caractères’… », p.  347 ; ainsi que Véronèse, « Paroles et signes… » et surtout « Sauts de langues et parole performative… ». Cfr ST II-II, q. 95, a. 4. Cfr Perrone Compagni, « Abracadabra : le parole della magia (Ficino, Pico, Agrippa) », Rivista di estetica, 42/19 (2002), p. 105-130 (p. 107) : on voit à quel point diffèrent les conceptions des auteurs plus tardifs étudiés ici, sur ce rôle de la signification par rapport à l’efficacité. I. Rosier-Catach, « Roger Bacon : Grammar », dans Roger Bacon and the Sciences : Commemorative Essays 1996, éd. J. Hackett, Leiden, 1997, p. 67-102 ; Ead., « La grammatica practica du ms. British Museum V A IV. Roger Bacon, les lexicographes et l’étymologie », Lexique, 14 (1998), p. 97-125. C. Buridant, « Les paramètres de l’étymologie médiévale », Lexique, 14 (1998), L’étymologie de l’Antiquité à la Renaissance, p. 11-56.

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des mots, vise à retrouver, par similitude, la « propriété de la chose », comme l’explique par exemple le grammairien Pierre Hélie (ex. ‘fenestra’ quasi ‘ferens nos extra’)127. L’on pouvait ainsi retrouver dans un même mot, par des appariements multiples, des valeurs elles-aussi multiples, déployant toute sa richesse sémantique. La pratique des annominationes, comme le montre B. Grévin*128, a constitué un procédé, consciemment utilisé dans la littérature épistolaire, pour susciter des associations de sens, dans le but de produire des effets (accusation, dérision, malédiction…). On forgeait ainsi plusieurs variantes d’un même nom propre (ex. Manfredus, Menfredus, Minfredus etc.), dont chacune était décomposée pour faire apparaître une valeur sémantique particulière (manus Frederici, mens Frederici, minor Frederico, etc., cfr ibid., n. 28). Les exemples réunis témoignent de la diversité des procédés linguistiques utilisés, des domaines variés de leurs applications (noms propres, toponymes, etc.), mettant à jour les enjeux politiques de ces jeux sur les mots utilisés comme armes dans de véritables « combats linguistiques ». Comme le dit Albert le Grand : « Les sacrements de la loi nouvelle effectuent par leur forme ce qu’ils figurent : il doit par conséquent se trouver dans la forme des mots quelque chose dénotant cette efficacité129. » De fait, chez les théologiens, dans les traités sur les sacrements, la formule (forma) est scrutée avec une grande minutie, pour chacun de ses constituants. Non seulement ils justifient chacun des éléments des formules (notamment les formules performatives, en relevant qu’il y a une première personne, la mention de l’adressataire, un verbe à l’indicatif), mais critiquent aussi des formules qui auraient pu en constituer des alternatives (notamment pour la formule eucharistique). Nous ne reprenons pas ici ce dossier, que nous avons déjà exploré ailleurs (Rosier-Catach**, c. 3 et 5). Il est symptomatique que de telles analyses ne se trouvent que dans ces traités, fortement normatifs. Il importe alors de décrire et de justifier la norme, sous tous ses aspects, pour décréter à quelles conditions l’acte sera valide. On retrouve dans l’analyse des formules les trois parties déjà présentes dans les traités grammaticaux romains, les parties préceptive (l’énoncé des règles de formation des formules), prohibitive (les interdictions, portant par exemple sur l’utilisation de synonymes, sur des fautes de prononciation ou de syntaxe, et leurs effets), la partie permissive (les tolérances accordées à certaines erreurs, sous différentes conditions). On doit souligner qu’au sein de ces discussions sophistiquées, les désaccords sont nombreux, même s’il est difficile de dire s’ils ont une incidence concrète sur la pratique liturgique. Nous n’avons pas trouvé de 127

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Cfr notamment R. Klinck, Die Lateinische Etymologie des Mittelalters, München, 1970 ; et la définition de Pierre Hélie, Summa super Priscianum, éd. L. Reilly, Toronto, 1993, p. 79 et 86-90.  Cfr B. Grévin, Le parchemin des cieux, Paris 2012, p. 156-164. In IV Sent., dist. 8, C, art. 6 (éd. E. Borgnet, Paris, 1893-1894), p. 186 ; cfr ST III, q. 84, a. 3, resp.

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telles analyses linguistiques et sémantiques, faisant appel à la grammaire et à la logique, pour d’autres formules, même en contexte juridique, où les prescriptions sont différentes, de nature pragmatique plus que linguistique (cfr infra 5.3). Les réflexions sur le temps du verbe constituent néanmoins une exception importante. Elles se mènent en parallèle pour plusieurs actes de parole, les serments, les formules de mariage, les vœux, qui ont en commun d’engager le locuteur (cfr 2.1, type 2). On réfléchit de manière intéressante aux différences dans l’obligation produite par des verba de presenti et des verba de futuro. Le iuramentum assertorium au présent, disent par exemple Alexandre de Halès ou Duns Scot, oblige à dire le vrai, tandis que le iuramentum promissorium au futur oblige à faire que le vrai soit. On distingue bien, dans les paroles au futur, entre le présent de la promesse et de l’intention de s’engager (qui vient de l’énonciation au présent), et le futur de l’engagement contracté (qui provient du temps futur de l’énoncé). On assiste à de vifs débats sur ce point dès le début du xiie siècle. Pierre Lombard explique par exemple que seul un consentement à prendre quelqu’un pour époux exprimé avec un verbe au présent constitue un « consentement efficace au mariage », tandis qu’exprimé avec un verbe au futur, il correspond à un acte et un engagement différent, celui des fiançailles (sponsalia). Les canonistes et les théologiens s’opposent sur ce qu’on appelait matrimonium praesumptum : les premiers seuls admettent qu’une promesse au futur accompagnée de l’acte sexuel vaut comme mariage, parce que la consommation fait « présumer » d’un consentement effectif au mariage130. Une autre question se pose à propos de la signification : est-il nécessaire que le locuteur comprenne le sens de ses paroles pour qu’elles soient efficaces ? La réponse varie selon les cas. Dans le cas de la prière, par exemple, certains considèrent qu’il suffit qu’elle soit prononcée comme elle doit l’être. De même, un adversaire de la causalité physique comme Duns Scot pense que la formule sacramentelle doit simplement être dite correctement, insistant ainsi sur le respect exact du rituel requis. Il faudrait s’étendre sur la portée théorique de ces conceptions, dépendantes naturellement du fait que toutes ces cérémonies étaient dites en latin, langue seconde131. On ne pouvait pas requérir des fidèles qui récitent les prières, des récipiendaires des sacrements, des serments ou des cérémonies d’exorcisme, des officiants même qu’ils maitrisent parfaitement le latin  – les discussions récurrentes sur les conséquences des fautes de 130

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Pour le serment et le mariage, cfr les textes cités dans Rosier**, chap. 4, cfr aussi A. Boureau, « Hugues de Saint-Cher commentateur des Sentences. Le cas du sacrement du mariage », dans Hugues de Saint-Cher, Turnhout, éd. L. J. Bataillon, G. Dahan et P. M. Gy, p. 427-464. Pour le serment, voir Leveleux* ; pour le vœu Boureau*. N. Bériou, « Conclusions », dans La prière en latin de l’Antiquité à la Renaissance, J.-F. Cottier, Nice, 2006, p. 487-500 (p. 488).

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prononciation en témoignent. Ces diverses positions peuvent soit accréditer l’idée d’un pouvoir intrinsèque de la parole prise dans son existence matérielle, soit à l’inverse celle d’un pouvoir totalement extrinsèque, l’efficacité étant assignée à la cause première. 4.4. Littéralité, variations, fautes Les réflexions sur les liens entre efficacité et littéralité montrent les mêmes hésitations. À propos des formules sacramentelles, les théologiens discutent abondamment de l’effet des variations de forme sur l’acte, qu’elles soient réalisées volontairement ou involontairement. Ils considèrent par exemple le cas des fautes (souvent rapportées comme des usages déviants dus à une mauvaise connaissance du latin, ex. in nomine patrias pour in nomine patris), ou celui des variantes synonymiques (in nomine genitoris pour in nomine patris). On s’interroge sur l’éventuelle intention mauvaise derrière ces erreurs, qui conditionne le jugement porté sur elles. Parfois l’on dit qu’une faute risquerait d’empêcher l’action de la virtus, parfois au contraire que la virtus est si miraculeuse qu’une variation minime dans la forme ne pourrait avoir aucune portée. Parfois encore on trouve une solution médiane, en considérant que, dans le cas d’erreurs involontaires, l’Église supplée la formule correcte ou originale, tacitement, le sacrement gardant ainsi sa validité. Le respect de la littéralité s’impose davantage lorsque les formules sont dénuées de signification, comme dans le domaine magique : l’efficacité est alors liée au respect fidèle de la lettre de l’usage institué, toute erreur pouvant entraver ou abolir le pouvoir opératoire des formules, empêcher ou même inverser l’effet prévu132 . Ces discussions posent à chaque fois la question de la contribution de la forme linguistique du discours à son efficacité, de l’unicité de l’acte réalisé au-delà des énonciations diverses qui servent à le réaliser. Une question apparentée est celle du changement des usages, au cours du temps, pour déterminer si l’acte demeure identique. Elle se pose par exemple à propos du serment, lorsqu’on remarque, comme le fait Rufin, que les formules sont différentes dans l’Ancien Testament (Vive le Seigneur, que le Seigneur fasse cela pour moi), dans l’Église primitive (Le Seigneur m’en est témoin), la période contemporaine (Je jure par Dieu, Que Dieu m’aide). L’efficacité est alors décrétée liée à l’« usage d’aujourd’hui » du serment, car tout autre usage en modifierait ou en invaliderait la portée133, ce que les théologiens disent également à propos des formules sacramentelles, en discutant celles, 132 133

Véronèse, « Paroles et signes… », p. 171-173. C. Leveleux, « La construction canonique du serment aux xiie-xiiie siècles. De l’interdit à la norme », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 151/2 (2007), p. 821-844 (p. 829).

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différentes, qui avaient cours du temps de l’« Église primitive ». Là encore, toute conception associant l’efficacité à une virtus intrinsèque, une qualité attachée aux paroles, attribuée au moment de l’institution – quelle que soit la manière dont celle-ci est pensée, est mise en difficulté. Un problème particulièrement intéressant est celui de la différence des langues. Lorsqu’on rapporte l’institution d’une formule à un passage des Écritures sacrées, on se pose la question de la langue, d’autant plus, pour la liturgie occidentale médiévale, qu’elle ne se fait pas dans la langue des Écritures mais en latin : les paroles gardent-elles leur virtus, et la même virtus exactement, lorsqu’elles sont traduites dans d’autres langues ? La prononciation de formules baptismales en diverses langues permet-elle de garantir l’unicité revendiquée pour le sacrement (« une foi, un baptême ») ? Les opinions varient sur ce point, et diffèrent pour la formule du baptême et pour celle de la consécration. Certains auteurs, comme Étienne Langton, pensent que seule la formule de la consécration ne peut pas être traduite, parce qu’elle tient son pouvoir de sa prononciation initiale par le Christ – oubliant qu’elle ne fut pas en latin ! Des problèmes exactement semblables sont posés à propos de la traduction des ouvrages de magie rituelle salomoniens : comment l’efficacité qui réside dans des mots ou signes divinement institués en une langue pourrait-elle être sauvegardée lorsqu’ils sont transposés dans une autre langue ? Cette transposition est jugée, par certains traducteurs, d’une difficulté si grande qu’ils doivent implorer l’aide de Dieu. Dans l’Ars notoria, certains noms sont par essence déclarés intraduisibles et considérés de ce fait comme plus puissants pour cela (noms divins, verba mistica), la possibilité d’une traduction n’étant envisagée qu’à condition d’être réalisée par un traducteur lui aussi inspiré (Véronèse*134). 4.5. La dimension rhétorique du discours La dimension performative du langage, dans l’Antiquité, est prise en charge, statutairement pourrait-on dire, par la rhétorique. Pourtant, au Moyen Âge, elle n’est pas tant présente dans les commentaires sur les traités antiques disponibles, en premier lieu le De inventione et l’Ad Herenium135, que dans les différentes artes à finalités particulières qui se fondent sur l’héritage cicéronien

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J.-P. Boudet, J. Véronèse, « Le secret dans la magie rituelle médiévale », Micrologus, 14 (2006), p. 101-150 ; J. Véronèse, « Magic, Theurgy, and Spirituality in the Medieval Ritual of the Ars Notoria », dans Invoking Angels. Theurgic Ideas and Practices, Thirteenth to Sixteenth Centuries, éd. C. Fanger, Pennsylvania State University Press, 2012, p. 37-78. Cfr C. Lévy, « Acte de parole et ontologie du discours chez Cicéron », dans Genèse de l’acte de parole, dans le monde grec, romain et médiéval, éd. B. Cassin et C. Lévy, Turnhout, 2011, p. 249268.

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(arts de prêcher, de prier, art épistolaire)136. L’art épistolaire, dictamen, a fait l’objet d’un regain d’attention de la part des historiens, interrogeant les liens entre les prescriptions données dans les manuels et la pratique effective137. Pour ce qui est de la Rhétorique d’Aristote, introduite tardivement (traductions d’extraits à partir du grec en 1256, puis de la totalité du texte en 1269) on notera surtout l’intérêt des commentateurs pour les passions, étudiées précédemment par les théologiens, et, notamment chez Jean de Jandun, pour les passions engendrées par le discours138. La fortune de la rhétorique cicéronienne est immense, dans le domaine religieux comme dans le domaine social et politique. Pourtant, l’usage de la rhétorique à des fins religieuses ne va pas de soi. Pour la prière, l’utilisation des règles de composition du discours peut même sembler contraire à la spontanéité qui doit la caractériser. Semblablement on se méfie, dans la prédication au xiiie siècle, d’un usage inconsidéré et ostensif de la rhétorique, de ses figures et ornements139. Dans sa Rhetorica divina, Guillaume d’Auvergne, qui envisage la prière comme demande adressée à Dieu en vue d’obtenir son indulgence, la construit comme un plaidoyer, avec le remplacement remarquable de la partitio cicéronienne (annonce du plan) en petitio, marquant sa fonction de requête140. 136

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Pour un panorama d’ensemble récent, on se reportera au volume The Rhetoric of Cicero in its Medieval and Early Renaissance Commentary Tradition, éd. V. Cox et J. O. Ward, Leiden/ Boston, 2011, ainsi qu’aux fascicules 58 à 61 de la Typologie des sources du moyen âge occidental, Turnhout, 1991-1995, pour les différents genres, en plus des commentaires (The Arts of poetry and prose ; Ars dictaminis, ars dictandi ; Artes praedicandi, artes orandi) ; voir l’originale mise en perspective de P. von Moos, « La retorica medievale come teoria dell’argomentazione ed estetica letteraria », dans Id., Entre histoire et littérature. Communication et culture au Moyen Âge, Firenze, 2005, p. 293-326. Cfr C. Marmo, I. Rosier-Catach, « Introduction », Vivarium 49, 1-3 (2011), p. 1-8, numéro consacré à la théorie des actes de langage au Moyen Âge. Voir B. Grévin, Rhétorique… (on y relèvera en particulier les pages sur les duels épistolaires, en liaison avec le duellum judiciaire, p. 350 sq.) ; voir dans Grévin* les références données n. 6-9. Cfr La rhétorique d’Aristote, traditions et commentaires, de l’Antiquité au XVIIe siècle, éd. I. RosierCatach et G. Dahan, Paris, 1998. Voir C. Marmo, « Carattere dell’oratore e recitazione nel commento di Giovanni di Jandun al terzo libro della Retorica », dans Filosofia e teologia nel Trecento. Studi in ricordo di Eugenio Randi, Louvain-La-Neuve, 1974, p. 17-31 ; Id., « Suspicio : A key word to the significance of Aristotle’s Rhetoric in Thirteenth-Century scholasticism », Cahiers de l’Institut du Moyen-Âge grec et latin, 60 (1990), p. 145-198 ; Id., « Hoc autem et si potest tollerari. Egidio Romano sulle passioni dell’anima », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 2 (1991), p. 281-315 ; Id., « Les actes de langage entre logique, rhétorique et théologie au Moyen Âge, dans Genèse de l’acte de parole, dans le monde grec, romain et médiéval, éd. B. Cassin et C. Lévy, Turnhout 2011, p. 269-291. Bériou**, p. 270-271. Voir les analyses divergentes de J.-L. Solère, « De l’orateur à l’orant. La ‘rhétorique divine’ dans la culture chrétienne occidentale », Revue de l’histoire des religions, 211/2 (1994), p. 187224, et J.-Y. Tilliette, « Oraison et art oratoire : les sources et le propos de la Rhetorica divina », dans Autour de Guillaume d’Auvergne (+1249), Turnhout, 2005, p. 203-216, sur le poids du modèle cicéronien.

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Des trois fonctions essentielles attribuées à la parole, docere, delectare et flectere, Augustin, et la prédication médiévale après lui, en privilégient deux : docere et flectere. Le docere s’adresse à l’intellect, le prédicateur ayant à charge de dispenser la parole divine contenue dans les Saintes Écritures. Le flectere (ou movere) a trait à la production d’affects : fléchir l’âme de l’auditeur, c’est susciter des émotions, des passions, qui le mènent à l’action en le dissuadant ou le persuadant, le conduisant à détester le mal et les péchés, à rechercher le bien et l’amour de Dieu, à espérer le salut et craindre le jugement divin. Mais l’injonction est ambivalente : il faut à la fois provoquer des émotions et éviter de susciter celles qui seraient mauvaises. Certains auteurs, comme Guillaume d’Auvergne, mettent l’accent, dans la persuasion, sur la dimension affective, alors que d’autres auteurs insistent sur la dimension rationnelle et l’argumentation (Casagrande*141). La persuasio à laquelle Roger Bacon consacre sa Moralis philosophia s’appuie sur un ensemble de procédés articulés entre eux, la grammaire, la logique, la rhétorique, puis la poétique et enfin, au plus haut, la musique, qui permet aux arguments « de ravir l’âme de l’auditeur sans qu’il s’en aperçoive ». La persuasio a un triple objectif, explique Bacon en suivant al-Farabi : permettre à l’auditeur de recevoir les « vérités des sectes », c’est-à-dire à la fois « persuader » les fidèles de sa religion et démontrer aux infidèles leurs erreurs pour les faire adhérer à une loi nouvelle ; inciter l’auditeur à la recherche du bien ; permettre au juge ou à la partie adverse de trancher. Le langage a ce pouvoir d’« incliner l’âme » (sermo potens ad inclinandum mentem). Pour qu’il puisse s’exercer, le locuteur doit se servir non pas des arguments dialectiques et démonstratifs, qui visent à faire connaître la vérité, mais de l’argument rhétorique, qui s’adresse non à l’intellect spéculatif, mais à l’intellect pratique, qui est supérieur. Et pour cela Cicéron ne suffit pas, il est besoin de la « doctrine complète d’Aristote et de ses commentateurs »142. Les manuels comportent des prescriptions détaillées permettant au prédicateur de composer des sermons, en tenant compte en particulier des caractéristiques sociologiques de son auditoire (sexe, âge, profession, statut de clerc ou de laïc, etc). Celles-ci apparaissent de fait assez peu suivies, estime N. Bériou, en raison de l’attention privilégiée portée à la dimension théologique et spirituelle143. Les techniques sont décrites dans les manuels à l’usage des prédicateurs, utilisation d’images, de versets bibliques, d’exempla. Les 141

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C. Casagrande, « Sermo affectuosus, Passions et éloquence chrétienne », dans Zwischen Babel und Pfingsten (Entre Babel et Pentecôte), éd. Peter von Moos, Zürich, 2008, p. 519-532. Opus Majus IV, p. 100-101, VI, p. 267 ; et Moralis Philosophia V (éd. par E. Massa, Turici, 1953), p. 251 ; cfr I. Rosier, « Roger Bacon, Al-Farabi, et Augustin. Rhétorique, logique et philosophie morale », dans La rhétorique d’Aristote…, Paris, 1998, p. 87-110. Cfr Bériou**, vol. I, c. V (et p. 341, 382) ; Ead., « L’art de convaincre dans la prédication de Ranulphe d’Homblières », dans Faire croire…, Rome, 1981, p. 39-65.

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prescriptions décrivent les parties du sermon, son vocabulaire, sa syntaxe, sa composition, etc. Elles portent également sur les vêtements, l’attitude, les gestes, le ton de la voix, le statut et les qualités morales du prédicateur144. Des procédés de dramatisation visent tout particulièrement la production d’émotions chez l’auditeur. Pourtant cette compétence rhétorique, qui fait l’objet d’un apprentissage, ne devient efficace que si le prédicateur bénéficie d’une grâce particulière, la gratia sermonis, qui se déverse sur son discours et sur ses auditeurs145 (cfr infra 5.1). Le second grand domaine d’application de la rhétorique cicéronienne est celui de l’éloquence politique. Le lien entre l’art de gouverner et l’éloquence politique a été particulièrement bien étudié pour le duecento italien, inscrit dans le rapprochement fait par Brunetto Latini, sur la base d’une étymologie erronée, entre retor et rector (Artifoni*146). La concio ou concionatio, discours de harangue effectué devant une assemblée, dans un lieu public, une place ou un champ de bataille, est liée au système communal italien des podestats, avec les notaires et magistrats en charge de l’administration et de la justice (fin xiie-fin xiiie siècle). S’il est décrit, de l’extérieur, comme un discours visant à persuader, exhorter, dissuader, il n’existe pourtant pas au départ des artes concionandi (ou arengandi) comme il existe des artes praedicandi. Sa pratique est attestée par des recueils de modèles de discours, à la différence de l’art épistolaire, lequel comporte à la fois des artes dictaminis et des recueils de modèles de lettres, ou des arts de prêcher constitués d’artes praedicandi et de recueils de sermons. Pierre de la Vigne dit bien que les règles du dictamen

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Cfr également J.-Cl. Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médieval, Paris, 2000, p. 278 sq. ; F. Morenzoni, Des écoles aux paroisses. Thomas de Chobbam et la promotion de la prédication au début du XIIIe siècle, Paris, 1995 ; M. Jennings, « Medieval thematic preaching : a Ciceronian second coming », dans The Rhetoric of Cicero in its Medieval and Early Renaissance Commentary Tradition, éd. V. Cox, et J. O. Ward, Leiden, 2011, p. 313-334 ; Casagrande, « Sermo affectuosus », p. 527-528. Cfr le serment de Federico Visconti, n° 41, édité sous la direction de N. Bériou, Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti, archevêque de Pise (1253-1277), Rome, 2001, qui part de deux versets : Dabo vobis os et sapientiam (Lc. xxxi c, 21, 15) et Beati sunt qui audiunt verbum Dei et custodiunt illud (Lc. xi d, 11, 28) : « Verumtamen debetis scire, karissime sorores, quod nec nos utiliter predicare possumus, nec vos salubriter audire possetis sine gratia Iesu Christi, unde ipse dixit : Sine me, idest gratia mea, nihil potestis facere, Ioh. xv (15, 5), et ideo oportet nos et vos recurrere pro hac gratia. »  Voir la note bibliographique dans l’article lui-même. Cfr P. von Moos, « L’ars arengandi italienne du xiiie siècle. Une école de la communication », dans Id., Entre histoire et littérature…, Firenze, 2005, p. 389-415, S. J. Milner, « Communication, consensus and conflit. Rhetorical precepts, the ars concionandi, and social ordering in late medieval Italy », dans The Rhetoric of Cicero…, Leiden, 2006, p. 364-408. Pour l’histoire de la harangue, ses sources antiques, et son développement dans l’Espagne médiévale, voir M. Leroux Gravatt, The arenga in the Literature of Medieval Spain, Chapel Hill, 2007 (unp. dissertation, https://cdr.lib.unc.edu/in dexablecontent?id=uuid:3f6eb580-aa58-4b3a-8f72-b1a3e74724ba&ds=DATA_FILE).

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permettent également de former des harangues147. Il faudra de fait adapter les règles du discours écrit à l’oral (notamment en supprimant la salutatio), en repartant de Cicéron, pour donner à la concinatio une base théorique plus solide, ce que feront à partir des années 1260 Brunetto Latini, Bono Giamboni ou Jacques de Dinant. Cette parole politique des laïcs remettait en cause les prérogatives des « experts traditionnels de la communication publique, les maîtres de rhétorique », comme en témoigne la Rhetorica novissima de Boncompagno de Signa, conçue pour l’éloquence savante, judiciaire. Il prend la défense des spécialistes éduqués, litterati, contre les harangueurs, laici, qu’il raille méchamment, pour leur utilisation indue des règles de la rhétorique, leurs gesticulations outrées, « leurs mensonges bien masqués et leurs persuasions trompeuses »148. Si l’efficacité de la parole politique ne se revendique pas, comme le fait le sermon, comme une parole inspirée, certaines métaphores utilisées dans les prologues des artes dictandi, à des fins d’autoexaltation, tendent à « diviniser » les mérites de la rhétorique et de ses techniques, pour leur conférer un surcroit d’autorité. L’anecdote rapportée à propos d’un discours prononcé par François d’Assise, en 1220, à Bologne, montre bien ces liens entre le sermon et l’arenga laïque. Le chroniqueur explique la force des paroles de François, en disant qu’il s’exprimait, non comme un prédicateur, mais comme un harangueur, ramenant ainsi la concorde et la paix dans la commune149. Lorsqu’il s’efforce de distinguer la prédication de la harangue, Robert de Basevorn, au début du xive siècle, le fait à la fois par la forme, par le public, et par la visée150. 4.6. ‘In ore’ ou ‘in corde’ Si la majorité des actes de parole requiert des paroles qu’elles soient prononcées oralement, le problème se pose pourtant de la possibilité d’une énonciation silencieuse, in corde plutôt que in ore. Cette condition d’oralité est exigée pour toute formule contractuelle adressée à un interlocuteur humain, puisqu’elle doit être reconnue comme telle par l’auditeur, et accessoirement par la communauté. Elle se voit discutée à propos du serment, des sacrements ou du mariage. Elle est abordée différemment dans le cas de paroles adressées 147

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Cfr B. Grévin, Rhétorique du pouvoir médiéval, p. 123 sq. sur les relations entre théorie et pratique. Rhetorica novissima, éd. A. Gaudenzi, Scripta anecdota antiquissimorum glossatorum, Bologne, 1892, p. 297a, cfr E. Artifoni, « Boncompagno da Signa, i maestri di retorica e le città comunali nella prima metà del Duecento », dans Il pensiero e l’opera di Boncompagno da Signa, éd. M. Baldini, Signa, 2002, p. 23-36. « Nec tamen ipse modum predicantis tenuit, sed quasi concionantis », cfr P. von Moos, L’ars arengandi, p. 393, sur l’évolution des liens entre arengae et sermons. E. Artifoni, « Una forma declamatoria di eloquenza politica nelle città comunali (sec. xiii) : la concione », dans Papers on Rhetoric VIII. Declamation, éd. L. Calboli Montefusco, Roma, 2007, p. 1-28 (p. 7-8).

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à Dieu, telles le vœu ou la prière (Boureau*, Klaniczay*). Pour la prière, le silence est même recommandé (cfr Mt 6, 6-8), pour éviter toutes les dérives et défauts de la parole, et permettre une relation personnelle, intime et intérieure de l’homme avec Dieu. Quand la prière se fera oralement, et collectivement, les conditions portant sur la sincérité intérieure, mais aussi sur les gestes et les postures, resteront essentielles afin que soient engagés tant l’âme que le corps du croyant151. La possibilité de faire des incantations mentalement et non oralement est mentionnée par Pietro d’Abano comme solution à la difficulté que résume l’adage « rien n’agit au-delà de sa propre espèce ». On peine en effet à expliquer l’action d’un élément de nature corporelle, les paroles, sur l’âme, de nature spirituelle, ou encore à rendre compte de l’action d’un élément relevant d’une catégorie donnée, la quantité (selon le c. 5 des Catégories d’Aristote), sur l’âme qui appartient à la catégorie de la qualité. Partant de la tripartition de l’oratio donnée par Boèce, Pietro explique que ces difficultés s’évanouissent dès lors que l’on considère seulement l’oratio mentalis (Differentia 156, § 10152). Le cas de la confession est particulièrement intéressant. L’instauration, au IVe concile de Latran en 1215, de la confession auriculaire obligatoire, en même temps que l’interdiction des ordalies, marque un tournant, souvent souligné, dans l’histoire du christianisme. On passe d’un acte intérieur de repentir et de contrition, dont seul Dieu est témoin, assorti d’une pénitence conçue comme peine imposée et tarifée par l’Église, à un aveu fait au prêtre, devenu la condition de l’absolution sacramentelle. Ainsi, comme l’explique bien Peter von Moos, la confession auriculaire abolissait les occulta cordis, et, en exigeant qu’ils deviennent visibles pour le ministre, accroissait le pouvoir de l’Église. Dans le même temps l’aveu se montrait pleinement comme une « parole partagée » : il n’était pas l’œuvre seule du pénitent, puisque le confesseur, « médiateur habilité par le Père à recevoir l’aveu », y tenait un rôle actif, pouvant susciter par ses questions des aveux jugés trop timides, et les sanctionnant par un pardon ou une « satisfaction » (jeune, obole, prière, etc.). En énonçant la Loi, le ministre permettait ainsi au pénitent de s’y assujettir153. 151

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J.-L. Solère, « De l’orateur à l’orant… » ; P. Nagy, « Au-delà du verbe. L’efficacité de la prière individuelle au Moyen Âge entre âme et corps », dans La prière en latin, de l’Antiquité au XVIe siècle. Formes, évolutions, significations, éd. J.-F. Cottier, Nice, 2007, p. 441-471 (p. 447-449). B. Delaurenti, « Pietro d’Abano et les incantations. Présentation, édition et traduction de la differentia 156 du Conciliator », dans Médecine, astrologie et magie entre Moyen Âge et Renaissance : autour de Pietro d’Abano, éd. J.-P. Boudet, Fr. Collard, N. Weill-Parot, Florence, 2013, p. 39-106. Cfr les fortes pages à ce sujet de P. Legendre, L’amour du censeur Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, 1978, p. 143-164. Les trois moments de la pénitence sont la contritio in corde (pénitence du cœur), contritio in ore (confession exprimant la soumission au jugement du prêtre tenant lieu de Dieu), satisfactio in opere (récompense accordée par le ministre au nom de Dieu), cfr ST III, q. 90, a. 2.

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Le chemin menant à l’inquisition se voyait ainsi tracé, manifestant à la fois la force d’un discours interrogatoire, codifié, soutenu par l’institution, et la fonction de « propagande » que la pratique incluait, dans un espace ritualisé où la parole jouait un rôle fondamental154. Ce riche dossier de l’aveu serait à explorer bien davantage, dans la perspective présente155. 4.7. Vérité et efficacité Si la correction ou la littéralité des formules est mentionnée, trouve-t-on également des réflexions sur leur véridicité comme condition d’efficacité ? Aristote, dans le Peri Hermeneias, distingue, selon le critère de vérité, entre les phrases assertives (enuntiativa), seules considérées dans ce traité, et les autres (deprecativa, imperativa, interrogativa, vocativa), que l’auteur renvoie à d’autres disciplines, à savoir la rhétorique et la poétique (De interpretatione 4, 17a1-8). Cette distinction, commentée par Boèce, est bien connue au Moyen Âge. Quelques exemples en montreront la fortune en dehors du domaine de la logique. À la fin du xiie siècle Raoul Ardent, dans les chapitres consacrés aux « mœurs de la langue » de son Speculum doctrinale, allonge la liste pour distinguer neuf types de phrases (enunciativa, interrogativa, prohibitiva, imperativa, permissiva, consultiva, deprecativa, imprecativa, optativa). Il les croise avec ses cinq critères moraux (vérité, utilité, honnêteté, discernement, direction), ce qui lui fournit une grille d’évaluation pour les différents types de parole, 154

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F. Giovanni Merlo, « Coercition et orthodoxie : modalités de communication et d’imposition d’un message religieux hégémonique », dans Faire croire…, Rome, 1981, p. 101-118. P. von Moos, « Occulta cordis. Contrôle de soi et confession au Moyen Âge », dans Id., Entre histoire et littérature… », Florence, 2005, p. 579-610 (p. 599). Voir les articles du volume L’aveu. Antiquité et Moyen Âge, Mélanges de l’École Française de Rome, 38, Rome, 1986, et surtout N. Bériou, « La confession dans les écrits théologiques et pastoraux du xiiie siècle : médication de l’âme ou démarche judiciaire ? », ibid., p. 261-282 (cfr aussi Ead., « Autour de Latran IV (1215) : la naissance de la confession moderne et sa diffusion », dans Pratiques de la confession. Des pères du désert à Vatican II. Quinze études d’histoire, Groupe de la Bussière, Paris, 1983, p. 7392) ; J. Chiffoleau, « Sur la pratique et la conjoncture de l’aveu judiciaire en France du xiiie siècle au xve siècle », ibid., p. 341-380 (cfr aussi Id. « Dire l’indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du xiie siècle », dans Annales ESC 45/2 (1990), p. 289-324, où il est question des aveux d’actes réputés indicibles ; travail repris et développé dans Id. « L’aveu et la procédure inquisitoire à la fin du Moyen Âge », dans L’aveu. Histoire, sociologie, philosophie, éd. R. Dulong, Paris, 2001, p. 57-97) ; P.-M. Gy, « Les définitions de la confession après le quatrième concile de Latran », ibid., p. 283-296 ; P. Legendre, « Remarques sur le statut de la parole dans la première scolastique », ibid., p. 401-408 ; A. Vauchez, « L’aveu entre le langage et l’histoire : tentative de bilan », ibid., p. 409-417. Pour une analyse linguistique de l’aveu, comme réponse à une accusation, voir R. Dulong et J.-M. Marandin, « Analyse des dimensions constitutives de l’aveu en réponse à une accusation », dans L’aveu. Histoire, sociologie, philosophie, cit., p. 135-179. Sur la distinction entre crime et péché, entre peine judiciaire et pénitence sacramentelle, juge et confesseur, voir R. Eckert, « Peine judiciaire, pénitence et salut entre droit canonique et théologie (xiie s. – début du xiiie s.), Revue de l’histoire des religions, 228/4 (2011), p. 483-508.

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dans une perspective morale, pour séparer paroles vertueuses et vicieuses. Il est particulièrement intéressant de constater que les jugements sont soumis à des critères différents selon les types d’énoncés. Le critère de vérité joue seulement pour les énoncés assertifs, mais, cela est à noter, Raoul y classe le vœu, la promesse, le pacte, la menace. De ce fait, il est conduit à analyser, de façon originale, la vérité de ces phrases comme étant leur effet, en introduisant une distinction selon les causes de l’effet, puisqu’il peut dépendre soit du locuteur soit d’une intervention divine156. Il y aura des discussions techniques du même genre chez les théologiens à propos de la promesse et du serment, lorsqu’ils en donneront les conditions de félicité et d’obligation, avec des distinctions supplémentaires selon qu’elles portent sur un événement présent ou futur, comme nous l’avons déjà vu (supra 4.3). C’est également une perception de la différence, en termes de véridicité, entre énoncés constatifs et performatifs, que l’on trouve dans l’analyse de la formule de la consécration par Thomas d’Aquin. À partir de l’adage du Peri Hermeneias, selon lequel les mots sont signes des intellections (voces sunt signa intellectuum), il introduit un parallèle entre intellections et énoncés. Certaines intellections sont « représentatives » des choses et relèvent de l’intellect spéculatif, alors que d’autres sont « productrices » des choses (factiva rei) et relèvent de l’intellect pratique, à la manière dont l’idée de la chose dans l’esprit de l’artisan précède sa fabrication. De la même façon, certains énoncés ont seulement une « force significative » (vis significativa) ou cognitive, et d’autres une « force opérative » (vis operativa), comme le verbum Dei ou la formule de la consécration157. Thomas explique ainsi qu’un énoncé de forme assertive, dont le verbe est un simple indicatif (à la différence du Fiat lux), puisse avoir une force opérative, exprimée « sur un mode sacramentel, par la force de la signification » (sacramentaliter, idest secundum vim significationis) dans la consécration : l’énoncé assertif « signifie le dernier effet de la consécration au moyen du verbe substantif au mode indicatif et au temps présent », il signifie l’effet visé non pas en train de s’accomplir, mais en tant qu’accompli (non… ut in fieri, sed ut in facto esse). Thomas montre bien que les deux types d’énoncés, cognitif et opératif, ne sont pas déclarés vrais dans le même sens : la vérité du premier s’obtient en le comparant à un état de choses qui lui préexiste, alors que celle du second s’obtient en le comparant à un état de choses qui est postérieur à son énonciation et dépend d’elle. S’appuyant sur les critiques et analyses de Richard de Mediavilla, Duns Scot va finalement rompre de façon radicale avec toutes les analyses développées au xiiie siècle, qui visaient à établir les conditions de vérité de la formule. Il affirmera que la proposition n’a pas à être vraie pour être opérative, mais que c’est l’inverse qui est le cas : 156 157

C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue…, p. 45 sq. In IV Sent. (éd. M. F. Moos, Paris, 1947), d. 8, q. 2, art. 1, qa 4, sol. ; ST III, q. 78, a. 5, resp.

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la proposition est d’abord prononcée, produit son effet en vertu du pacte d’assistance, et ensuite devient vraie. Cela revient à reconnaître, pour le formuler en termes contemporains, que les énoncés performatifs n’ont pas de valeur de vérité. Remettons pourtant ces analyses à leur juste place : les théologiens, malgré les comparaisons parfois effectuées avec des exemples profanes, ou l’utilisation des règles de la logique terministe158, ne cherchent jamais à généraliser les conceptions qu’ils développent à propos de la formule eucharistique pour les étendre au langage ordinaire. Ils peuvent même les contredire en d’autres contextes. Ainsi, en dépit des développements sur la formule de la consécration comme énoncé « opératif » ou « factif » que l’on trouve dans le commentaire des Sentences puis la Summa theologiae, Thomas refuse toute possibilité d’être efficace à un discours humain, dans la Summa contra Gentiles. Réduisant ici l’intellect de l’homme au seul intellect spéculatif, il concluait que « s’il y a des hommes qui peuvent par leur propre pouvoir transformer des choses au moyen de mots exprimant ce qu’ils conçoivent en leur intellect, ils appartiendront à une autre espèce et ne seront appelés hommes que par équivocité » (Contra Gentiles  III, c.  105, arg.  2). Avec ce raisonnement, il entendait démontrer que les voces significativae utilisées par les magiciens ne tiraient pas leur pouvoir de l’intellect de celui qui les profère, mais de l’intellect démoniaque à qui elles sont adressées, ce qui justifiait leur condamnation. De manière intéressante, Pietro d’Abano mentionne la classification boécienne des types d’énoncés dans la Differentia 156, §  2. Il reprend la distinction thomiste entre énoncés assertifs (ou cognitifs) et opératifs, en en donnant la source, à savoir Métaphysique (II, 993b20-22) : « la fin de la spéculation est la vérité, et celle de la pratique, l’œuvre ». Cette autorité semble pour lui invalider la possibilité que les incantations, qui sont des énoncés assertifs, puissent être opératifs159. Ces quelques exemples montrent bien la circulation des arguments entre disciplines diverses, et, au-delà, l’identification d’un type de vérité propre aux

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La logique « terministe » médiévale étudie les « propriétés des termes », termes catégorématiques (sujet et prédicat) et termes syncatégorématiques (opérateurs, quantificateurs, etc.), les manuels classiques, au xiiie sont ceux de Jean le Page, Pierre d’Espagne, Lambert de Lagny, Guillaume de Sherwood ou Roger Bacon.  « Amplius Perihermenias I° : propter affirmare vel negare, non erit oratio vera vel falsa. Incantatio vero est oratio quedam affirmativa vel negativa. Sicut enim res se habet ad verum et falsum, sic ad operari, Metaphisica II°. Propter ergo affirmationem vel negationem nihil agit in naturam. » Je ne suis pas du tout ici l’analyse de l’argument que fait B. Delaurenti ; il ne me semble pas exact de dire que Thomas réfute, dans ce passage, le pouvoir de la signification, ni que Pietro d’Abano le suit en cela (Delaurenti**, p. 346).

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énoncés performatifs, distincte de celle dont les énoncés constatifs sont les porteurs exclusifs160. 5. Les acteurs « Non enim sacramentum perficitur per iustitiam hominis dantis vel suscipientis baptismum, sed per virtutem Dei » dit Thomas d’Aquin161. Quelle est la part, dans l’efficacité des actes de parole, du locuteur qui les réalise, de l’auditeur qui les reçoit ? L’efficacité dépend-elle du discours (énoncé, parole etc.) lui-même, de l’identité ou l’autorité de celui qui le prononce, de l’acquiescement ou de la bonne réception du côté du destinataire ? Est-ce que des paroles identiques prononcées par une personne non autorisée auraient le même effet ? Si la plupart des pratiques décrites mentionnent certaines conditions ou dispositions pour les acteurs, il est plus rare qu’il soit précisé s’il s’agit de conditions nécessaires à la validité et à l’efficacité de ces actes, en d’autres termes si elles relèvent de leur esse ou de leur bene esse. Lorsque l’on envisage les dispositions psychologiques des acteurs, les positions varient, du fait notamment qu’elles ne sont pas directement vérifiables. 5.1. L’identité et les qualités du locuteur Dans les actes normés ou ritualisées, le locuteur, celui qui prononce la formule ou le discours, doit avoir l’autorité pour le faire, ce qui est garant des effets produits. C’est le cas pour le prêtre, l’exorciste, le prédicateur, l’orateur, etc. De ce fait, certains actes se voient interdits à certaines catégories de locuteurs. Ainsi, les laïcs ne peuvent-ils pas réaliser les pratiques d’exorcisme (Chave-Mahir*), ni les femmes utiliser l’Ars notoria (Véronèse*), ni encore les enfants faire vœu de religion avant l’âge de sept ans, âge de raison162. Dans le schéma des circonstances de la parole, ce type de condition se retrouve traité sous la rubrique du qui : celui qui parle doit posséder l’officium loquendi, l’investiture hiérarchique et la compétence professionnelle (Casagrande et Vecchio**, p. 48). Pourtant, notons-le, selon Raoul Ardent par exemple, cette condition d’ordre moral est exigée essentiellement pour que le discours soit adéquat ou approprié, discretus, faute de quoi il sera déclaré vicieux et répréhensible.

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Cfr, pour les discussions sur les propositions dans le cadre de la logique et la sémantique, le volume : Medieval theories on assertive and non-assertive language, éd. A. Maierù, L. Valente, Florence, 2004. ST III, q. 68, a. 8. A. Boureau, « Le vœu monastique et l’émergence de la notion de puissance absolue du pape (vers 1270) », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, 21 (1998) [En ligne].

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Ailleurs pourtant, les qualités propres du locuteur constituent bien ellesmêmes une condition de l’efficacité. L’attribution d’une fonction religieuse donne à l’officiant des prérogatives particulières – qui sont marquées dans les formules, nous l’avons vu, quand par exemple il dit agir « au nom du Christ » (supra 2.2). Cette attribution lui confère des pouvoirs exceptionnels, qui le distinguent des autres locuteurs. Thomas de Chobham le dit clairement pour la guérison : « Dans la médecine naturelle, quiconque détient la science de soigner peut le faire, c’est-à-dire s’il connaît l’art de la médecine. Mais dans la médecine théologique, personne ne peut guérir les âmes s’il n’a le pouvoir de lier et de délier163 ». Le prédicateur se présente comme énonciateur d’une parole inspirée, comme « bouche de Dieu », « calame du Saint-Esprit ». Il est investi de la gratia sermonis, don qui dit à la fois la qualité de l’agent et celle des paroles qu’il prononce. L’efficacité est ainsi revendiquée en amont (Casagrande*164). De même, l’existence d’une révélation divine, médiatisée par des anges, à des êtres d’exceptions comme Salomon, est racontée dans les mythes d’origine qui constituent les prologues de plusieurs ouvrages (Clavicula Salomonis, Liber Razielis, Ars notoria, Liber Almandal). Elle légitime le savoir contenu dans les textes tout en expliquant son inaccessibilité, et les hommes qui, par élection, en deviennent dépositaires, bénéficient ainsi du savoir et du pouvoir qui y sont associés165. Dans d’autres cas, les qualités exceptionnelles du locuteur se voient à l’inverse déduites a posteriori à partir de l’efficacité constatée des paroles prononcées. En remontant de l’effet à la cause, on peut reconnaître sa singularité et en attribuer le mérite à son énonciateur. Pour cette raison, les instructions des procès de canonisation ou de sorcellerie exigent que soient rapportés les mots qui ont été prononcés (Klaniczay*). De même, l’efficacité du discours du prédicateur itinérant, comme dans le cas de la parole miraculeuse, se mesure aux réactions qu’il suscite. Le cas de la prophétie, étudié par S. Piron*, est intéressant, puisque, si certains prophètes revendiquent une inspiration charismatique, d’autres à l’inverse, comme Olivi, la dénient complètement. La compétence se ramène à celle de l’interprétation de textes des prophètes inspirés, mais elle s’autorise néanmoins d’une révélation qui confère une capacité exégétique exceptionnelle, la gratia interpretandi, id est exponendi verba divina, selon la formule d’Abélard (Piron*166).

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Référence à Mt 8, 18 ; N. Bériou, « La confession… », p. 273. C. Casagrande, « Le calame du Saint-Esprit. Grâce et rhétorique dans la prédication au xiiie siècle », dans La parole du prédicateur, Nice, 1997, p. 235-254 ; F. Morenzoni, « Parole du prédicateur et inspiration divine d’après les ‘Artes predicandi’ », ibid., p. 271-290. J.-P. Boudet, J. Véronèse, « Le secret… ». P. Alphandéry, « La glossolalie dans le prophétisme médiéval latin », Revue de l’histoire des religions, 104 (1931), p. 417-436 (p. 419).

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Dans le miracle de la Pentecôte (Actes 2, 1-13), l’intervention de l’Esprit saint explique la capacité extraordinaire donnée aux Apôtres de parler en toutes les langues, et ainsi de faire passer le message à des hommes de nations et langues différentes. Le don des langues (donum linguarum) s’explique toujours par une intervention divine qui confère une force particulière à la parole de l’apôtre, du prédicateur, du prophète. Il se décline de façon variée, soit comme capacité du locuteur à parler des langues différentes, soit comme capacité de l’auditeur à comprendre une langue inconnue, soit encore comme capacité du langage prononcé lui-même à signifier. Ce récit de la Pentecôte sous-tend non seulement les nombreuses mentions de parole miraculeuse, mais aussi, régulièrement, l’efficacité du discours du prédicateur. Le don est parfois tel que la parole du saint est réputée se faire entendre même si on lui a coupé la langue, l’esprit parlant par sa bouche sans même qu’il y ait besoin d’un organe physique167. Les pouvoirs liés à ce don sont envisagés de diverses façons, mais convergent toujours vers l’idée d’efficacité. Abélard par exemple parle du pouvoir de la voix (virtus vocis) à transmettre un message révélé, ou du pouvoir du locuteur à avoir une science parfaite, la maîtrise des procédés rhétoriques, ou la capacité d’adapter son discours aux auditeurs. Comme le montre S. Vecchio, le thème originel du passage des Actes, qui avait trait aux langues diverses, finit par être quasiment oublié, le récit servant à justifier l’efficacité du discours du prédicateur, à partir des propriétés particulières conférées par l’Esprit saint au locuteur, au discours lui-même, mais aussi à l’auditeur. Il faudrait s’arrêter davantage sur les propriétés résultant des différents dons ou grâces, gratia linguarum, gratia sermonis, gratia prophetiae chez les théologiens, pour mieux comprendre les ressorts de l’efficacité du discours168. Thomas d’Aquin par exemple confronte le don des langues au don de prophétie, en concluant sur la primauté du dernier, en raison de la révélation préalable que le discours prophétique suppose et de son plus grand pouvoir de conviction169. La glossolalie (le fait de parler diverses langues), comme la xénolalie (le fait de parler des langues étrangères jamais entendues) sont également considérées comme des signes manifestes de la présence du Saint-Esprit. Un tel discours proféré par le prédicateur, le missionnaire, l’orateur, ou le saint, peut déployer, une fois l’obstacle de l’incompréhension levé, toute sa force persuasive : tout comme son contenu, sa forme même est facteur d’efficacité. Il est intéressant que ce pouvoir soit parfois décrit comme donné à certaines personnes, mais seulement dans certaines situations particulières, au moment où il leur revient d’effectuer un acte de parole 167

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Cfr M. Goullet, « Hagiographie et questions linguistiques », dans Entre Babel et Pentecôte, Zürich, 2008, p. 161-180 ; S. Vecchio, « Dispertitae linguae : le récit de la Pentecôte entre exégèse et prédication », ibid., p. 238-251. Cfr ST II, q. 176, a. 3 et 4. ST II-II, q. 176, a. 2.

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exceptionnel, de délivrer un message divin ou prophétique (Pozzo*170). Dans tous ces cas, il s’agit de justifier que le pouvoir et l’efficacité du discours ne relèvent pas de l’acte de l’officiant (ex opere operantis), mais de l’accomplissement de l’acte, entendu comme acte de Dieu (ex opere operato, quod est opus Dei, dit Thomas d’Aquin à propos du baptême171). Poser la question du rôle du locuteur, ou de l’officiant, nous ramène une fois de plus à celle de la causalité (cfr supra 3). Car, pour reprendre le vocabulaire médiéval des causes, l’officiant n’est jamais seulement « moteur en tant que mu » par la cause première172. Même si les modèles de causalité sont pensés en parallèle pour les paroles et pour le ministre, par exemple chez Thomas d’Aquin avec le modèle de la causalité instrumentale, on reconnaît toujours à l’instrument « humain » des caractéristiques particulières qui le distinguent de l’instrument inanimé, notamment parce que l’instrument humain a une intention à l’égard de l’effet173. Si l’officiant était une matière inerte, son identité, son autorité, ses qualités seraient indifférentes, ce qui n’est pas le cas. La discussion classique, à cet égard, porte sur les sacrements réalisés par les prêtres « hérétiques » ou « schismatiques ». Le fait qu’ils ont reçu, de par leur ordination originelle, un pouvoir indissoluble, a pour conséquence qu’ils gardent ce pouvoir de conférer les sacrements, même si leur est alors refusée la permission d’en user174. Sur la validité d’un tel sacrement, la nécessité d’une cérémonie supplémentaire, ou le jugement d’invalidité nécessitant la réitération du sacrement, les positions des théologiens ne sont pas unanimes. Il est clair que la revendication de légitimité est en elle-même conflictuelle : ceux qui sont « hérétiques » pour l’Église revendiquent de faire des miracles là où l’Église les accuse de magie – et le

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Cfr A. Pozzo, La glossolalie en Occident, Paris, 2013 ; Alphandéry, « La glossolalie dans le prophétisme ». Si l’expression ex opere operato a été introduite pour s’opposer à toute idée d’une efficacité ex opere operantis accordant un rôle à l’officiant, notons qu’elle peut être interprétée dans deux sens différents : soit strictement, comme renvoyant à une efficacité due totalement à l’œuvre en elle-même (en particulier aux paroles), intrinsèquement, soit de façon différente, comme renvoyant à une efficacité liée à l’œuvre en tant qu’effectuée, et ainsi à la cause première, Dieu, qui serait seul operans. Comme le note J. Véronèse*, dans la magie, les éléments de préparation de l’officiant, le rituel, etc. sont précisément faits pour éviter de penser l’efficacité comme étant ex opere operato, ce qui la ferait dépendre uniquement des paroles en ellesmêmes. Voir les remarques de R. Kieckhefer, Forbidden Rites…, p. 15-16. Nous sommes en désaccord sur ce point avec l’exposé fait par G.  Agamben, Opus Dei, Archéologie de l’Office, Paris, 2012. ST III, q. 64, a. 3. ST III, q. 64, art. 9, 3. Dans la question sur le possible baptême réalisé par le diable, la réponse négative est justifiée non seulement du fait qu’il n’a pas le ministère requis, mais aussi du fait qu’il a nécessairement une intention perverse ; cfr la discussion d’Enrico del Carretto, dans Boureau, Le pape et les sorciers, p. xxxix.

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cas inverse se présente quand par exemple les Lollards, partisans de Wycliff, accusent les Catholiques de pratiques magiques…175. Liée à la question de l’identité de l’énonciateur se pose celle de ses qualités. C’est le cas notamment lorsqu’on envisage les degrés de responsabilité, qui dépendent de qualités, permanentes ou transitoires, de l’agent. L’enfant, le somnambule, l’homme en état d’ébriété (ebrius, distingué de l’alcoolique, ebriosus), celui qui est pris d’une crise de démence ou a perdu la raison (furiosus, amens) ne sont pas responsables au même titre, et donc acteurs au même titre176. Les qualités sont également en jeu lorsque sont indiquées les conditions, physiques et morales, de l’officiant : l’exorciste doit être pur (Chave-Mahir*), le magicien avoir une croyance ferme et juste en la Providence, s’être préparé par le jeune, l’abstinence, la prière (Véronèse*), le médecin posséder un savoir-faire, être intelligent et compétent, cordial (Pietro d’Abano, Differentia 156, §  11). Les qualités de la vetula, qui interviendraient pour expliquer ses pouvoirs, se voient diversement déclinées. Pour certains, comme l’auteur du De radiis ou Bacon, la vetula croirait en la nature prodigieuse de ses pouvoirs, comme l’ignorant, mais à la différence du vrai sage ne saurait en fournir explication rationnelle – l’identité du locuteur ne jouerait ici que sur l’explication alléguée des effets produits par ses paroles. La vetula serait alors disqualifiée soit par sa crédulité, soit par sa fourberie, si l’on juge qu’elle prétend posséder de tels pouvoirs pour tromper. Pour d’autres, et c’est une conception plus déroutante, la vetula aurait bien des pouvoirs occultes et agirait par l’entremise des démons, tandis que le sage, véritable expert, le ferait par des moyens et techniques légitimes, répétables. Cette explication reviendrait ici à reconnaître que cette vetula soit effectivement dotée de savoirs et de pouvoirs occultes, tout en les décrétant illégitimes, afin de les disqualifier et légitimer par contraste ceux du médecin autorisé. L’ignorance et la faiblesse d’esprit de la vetula entraîneraient, dans le premier cas de figure, qu’elle se laisse emporter par son imagination et ses fausses croyances, mais, dans le second cas, que, en s’adressant aux démons elle se fasse piéger par eux alors qu’un esprit fort y résisterait, mais, aussi, qu’elle réussisse à s’en faire obéir177. 175

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R. Kieckhefer, « The Specific Rationality of Medieval Magic », The American Historical Review, 99/3 (1994), p. 813-836 (p. 815-816). A. Boureau, « Naaman, son mal et son secret. Un patient biblique examiné par l’Église (xiiexiiie siècles), L’évolution psychiatrique, 58/3 (1993), p. 23-34 ; Id., Satan hérétique, c. 6. Pour un vaste panorama voir J. Agrimi et C. Crisciani, « Savoir médical et anthropologie religieuse. Les représentations et les fonctions de la vetula (xiiie-xve siècles) », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 48/5 (1993), p. 1281-1308 ; C. Grellard, « How is it possible to believe falsely ? John Buridan, the vetula and the psychology of error », dans Uncertainty in the Middle Ages, éd. K. Gosh et al., Turnhout (à paraître) ; Id., « La théorie de la croyance de Nicole Oresme » (à paraître). Cfr pour Pietro d’Abano, Delaurenti**, p. 319-320, 387-414, pour Oresme, p. 428-430. Cfr aussi l’exemplum cité par Chave-Mahir*, n. 64.

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5.2. Les dispositions mentales L’idée que les dispositions mentales du locuteur ont un effet sur la parole qu’il prononce et sur sa portée peut sembler banale. On sait qu’elle est mentionnée dans la tradition rhétorique, avec la catégorie de l’ethos. Elle suscite au Moyen Âge deux types de discussions différents : en premier lieu d’ordre physico-physiologique et noétique, lorsqu’il s’agit d’expliquer comment des dispositions mentales peuvent avoir un effet sur la parole et sur le corps ; en second lieu d’ordre éthique, lorsqu’il faut déterminer, notamment par rapport à la responsabilité, le poids relatif de l’intention et de l’acte. Les premières découlent de l’interrogation générale sur le pouvoir que l’imagination peut avoir sur le corps, question fait difficulté en raison de la nécessité du contact entre moteur et mu, admis pour tout mouvement naturel (Bouchardeau*, Delaurenti*, Robert*178). Si selon Aristote, l’imagination, puissance sensitive, a un pouvoir d’altération des corps parallèle à celui de la sensation, selon Avicenne en revanche, l’imagination d’une chose peut agir sine medio. Quand l’âme forge une image, l’imagination produit une forme comparable dans la matière corporelle, la modification se réalisant alors en elle « sans action ou passion corporelle ». Et cette action peut se produire aussi bien « sur son propre corps que sur un corps étranger » (in corpore alieno sicut in proprio), d’où cette idée, qui circule sous forme d’adage, que « la matière corporelle obéit immédiatement à l’âme179 ». Cette position est reprise par Roger Bacon, avec l’anecdote, empruntée au chapitre VIII du De animalibus d’Avicenne, de la poule, qui ayant vaincu un coq, se trouve dans un tel état qu’ « elle se dresse comme si elle était un coq, relève sa queue, et parfois il lui pousse un ergot à la patte »180. Les solutions proposées par les médecins sont variables. Certains, comme Taddeo Alderotti, reconnaissent ce pouvoir de l’imagination, tout en admettant qu’il n’est pas naturel, puisqu’il ne se fait pas par contact. D’autres, comme Gentile da Cingoli, tentent, à partir de 178

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Cfr I. Rosier, La parole comme acte, c. 6, mais aussi c. 2 et 4 pour le rôle que joue, à partir d’Avicenne et d’autres sources, l’imagination dans la signification en général ; B. Delaurenti, « La fascination et l’action à distance : questions médiévales (1230-1370) », Médiévales, 50 (2006), p. 137-154 ; V. Perrone Compagni, « Artificiose operari… » ; A. Robert, « Fascinatio », dans Mots médiévaux offerts à Ruedi Imbach, éd. I. Atucha et al., Porto, 2011, p. 279-290 ; WeillParot, Points aveugles de la nature…, 1e partie, c. 1 et passim. Avicenne, Liber de anima IV, 4, p. 62-63 et p. 65-66 ; l’idée d’une obéissance de la matière à l’âme est dans ce passage réservée à « l’âme noble » (anima nobilis), celle du prophète. D’autres textes d’Aristote interviennent dans les tentatives des auteurs du xiiie siècle pour adapter le modèle avicennien, notamment le De motu animalium 7-8, 701b6-702a7 ; cfr Perrone Compagni, « Artificiose operari… », p. 278 sq.  Voir aussi le De mirabilibus mundi, traduit dans Boudet**, p. 411, cfr p. 417-419 ; Delaurenti**, p.  166-172 ; A.  Sannino, Il De mirabilibus mundi tra tradizione magica e filosofia naturale, Firenze, 2011.

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l’harmonisation de diverses sources, d’établir une chaîne causale entre âme et corps, en proposant l’idée que les formes des choses qui arrivent par les sens et sont reçues dans l’âme sous forme d’images retiennent, une fois dans l’âme, les pouvoirs des choses sensibles dont elles proviennent181. Diverses explications justifient le rôle des dispositions mentales du locuteur. Pour Al-Kindč, l’homme doit d’abord imaginer la chose, et l’image émet ensuite les mêmes rayons que ceux qu’émettrait la chose. Il doit ensuite avoir le désir de l’effet qu’il veut produire, qui rend cette image efficace, puis avoir confiance en la bonne réalisation de cet effet. Ces images doivent ensuite emprunter une voie corporelle, pour pouvoir « se transformer en acte » : « pour obtenir l’effet, est toujours exigée l’intention du locuteur, avec l’image de la forme qu’il désire faire venir en acte dans la matière, par la prononciation vocale » (De radiis, p. 235). Comme le désir, l’espérance ou la crainte, la volonté « dans les œuvres humaines, ajoute quelque chose à l’effet » (adicit aliquid ad effectum) (Ibid., p. 228). Roger Bacon insiste dans le même sens sur l’importance de l’intention, de la croyance, du désir, comme conditions d’efficacité. Les mots sont en effet formés « à l’intérieur », puis propulsés à l’extérieur dans le milieu aérien. Ce sont les altérations de l’air qui expliquent l’action de la parole, et ces altérations sont conditionnées par les dispositions mentales du locuteur, mais également par ses dispositions corporelles, et par l’influence des astres. La propagation du son se fait dans ce milieu intermédiaire que constitue l’air, selon un processus continu de multiplicatio specierum analogue à celui qui se produit pour la vision, ce qui assure le contact entre le locuteur et le récepteur (Bouchardeau* et n. 191-193)182. On notera que ces conditions mentales ne sont pas énoncées en termes de présence ou absence, mais selon un modèle de gradation, comme conditionnant, en fonction du degré de leur présence, des effets plus ou moins importants. 5.3. L’intention du locuteur Comme pour d’autres qualités des acteurs, le rôle de l’intention est souvent mentionné, mais il varie selon les actes de parole considérés et donne matière à diverses questions. Dans les chapitres sur l’efficacité sacramentelle, celles-ci sont en liaison étroite avec la distinction des deux causalités, première et seconde (supra 3.1). On distingue l’acte de la cause première et l’acte de la cause seconde, le 181

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Voir ici Delaurenti* (et Delaurenti**, p. 128-140), Robert* et la bibliographie citée. Robert (à paraître) montre bien les interactions entre philosophes et médecins, sur cette double question de l’action de l’âme sur son corps propre et sur le corps d’autrui ; Weill-Parot**, p. 228 sq. Cfr Opus tertium 26, trad. par Rosier, La parole, p. 338, Epistola de secretis operibus artis et naturae (éd. J. S. Brewer, London, 1859, Opera quaedam hactenus inedita, vol. I), p. 528 et ibid., p. 215-221 ; Perrone Compagni, « Abracadabra… », p. 108-110 ; Weill-Parot**, p. 157-174 ; Delaurenti**, p. 185-196.

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ministre. Comment peut-on évaluer l’effet de l’intention sur l’efficacité des paroles ? Si l’on considère l’acte de la cause seconde, ou du ministre, on peut distinguer entre (1) l’intention de l’acte (intentio actus) qui lui revient en propre (celui de réaliser correctement le rituel, et donc, sur le plan linguistique, de prononcer les paroles avec une intention correspondant aux paroles prononcées, d’utiliser les paroles dans leur sens ordinaire, pour permettre à l’auditeur de reconstruire l’intention à partir des paroles), (2) l’intention de la fin (intentio finis), qui se subdivise en (2a) intention de la fin de son acte propre (prononcer par exemple la formule baptismale pour réaliser correctement le rite, et non pas pour jouer ou pour tromper, par exemple), et (2b) intention de l’effet ultime (viser par la prononciation l’effet dont la cause ultime est Dieu, l’agent principal). À nouveau, les problèmes les plus difficiles tiennent à l’articulation des causes. Est-ce l’acte propre de l’officiant, marqué par son intention, qui sera invalidé par une intention contraire ? Comment en effet l’intention mauvaise de l’officiant (cause seconde), quant à l’effet du baptême par exemple, pourrait-elle empêcher l’action du Christ (cause première), puisque l’être dont on considère l’intention n’est pas cause efficiente de l’effet ? Comme le rappelle en effet Guillaume de Méliton, « l’intention n’ordonne que l’œuvre de celui dont elle est l’intention, et non l’acte d’un autre » (intentio non ordinat nisi operationem intendentis, non ordinat actum alterius). Les théologiens sont loin d’être d’accord sur le rôle, positif ou négatif, de l’intention, et développent toute une casuistique visant, d’un côté, à affirmer le caractère nécessairement intentionnel et volontaire des actes sacramentels, de l’autre, à limiter la responsabilité des prêtres pour la placer sous celle de l’Église, afin de garantir la bonne marche des cérémonies et de l’institution, enfin, à préserver l’efficience divine. Une autre difficulté tient à la méconnaissance de l’intention du locuteur par l’auditeur. Des discussions sur ce point se retrouvent de façon parallèle à propos des sacrements, des serments, des promesses et des vœux. Elles mènent souvent à distinguer entre une intention mentale ou intérieure, que seul Dieu peut connaître, et une intention qu’on appellera « extérieure », accessible à l’interlocuteur : l’intention extérieure est celle qui est associée de façon conventionnelle aux mots prononcés, celle que l’interlocuteur peut « présumer » associée aux paroles qu’il entend et qui lui sont adressées. Les théologiens du xiiie siècle sont en désaccord sur la nature de l’intention requise, mentale pour certains, extérieure pour d’autres. Ce désaccord peut s’atténuer par l’introduction de différentes distinctions. Thomas d’Aquin distingue ainsi l’intention actuelle (celle que l’officiant possède au moment de l’acte) et l’intention virtuelle (celle que l’officiant garde virtuellement du fait d’une intention première, même s’il ne l’a pas dans l’acte même). Thomas minimise ainsi le réquisit de l’intention, chez le ministre, en disant qu’il lui suffit d’avoir « l’intention de ce que fait l’Église », autrement dit de suivre le

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rite et d’assurer sa fonction, même si dans l’acte, il pense à autre chose. Duns Scot proposera un système à trois termes. L’intention actuelle est celle qui correspond à l’acte, l’intention habituelle est la disposition intentionnelle à l’acte (qui subsiste par exemple chez le dormeur, mais n’est pas active), et s’y ajoute une intention intermédiaire, virtuelle, pour expliquer notamment la distraction au moment d’une cérémonie. L’acte procède alors de fait de l’intention initiale : puisque celle-ci n’a pas été reniée, c’est « en vertu » d’elle que l’acte est fait, même si l’intention actuelle fait défaut momentanément. Pour un serment, un vœu ou une promesse de mariage, on considère généralement que ces actes de parole entraînent pour le locuteur une obligation, qu’il ait ou non l’intention de s’engager, ce qui vaut pour le « tribunal judiciaire ». Selon le « tribunal pénitentiel » et selon la conscience, en revanche, l’obligation reste associée à l’intention, ce qui mène à déclarer trompeur ou pêcheur celui qui parle sans avoir l’intention correspondante (Boureau*, Leveleux*183). Comme les critiques de l’intention mentale le font valoir, aucun contrat ne pourrait être signé dans la société si cette seule intention mentale était requise, d’où l’accent mis sur les paroles, prises selon leur sens ordinaire. Les exemples de gab confirment cette orientation : même si ce sont des défis extravagants, des serments impossibles à tenir, et qu’ils ont été prononcés en secret, si quelqu’un les entend, les prend au sérieux et les dévoile au grand jour, il pourra les tenir pour valides et en exiger l’exécution (Andrieu*). Juristes et théologiens ont parfois été en désaccord sur le poids à accorder respectivement à l’acte et à l’intention, ce désaccord se répercutant notamment sur la question de la levée de l’obligation, et, pour le vœu, de la dispense ou de la commutation184. Si, comme Olivi, on mettait l’accent sur l’engagement individuel, l’acte libre et volontaire, on admettait la commutation du vœu. Si, au contraire, on insistait sur la dimension institutionnelle du pacte consenti, attesté par la communauté, on posait alors que seule une instance supérieure, le pape, pouvait accorder la dispense (Boureau*185). Plutôt partisan de la première option, Dante concluait, dans le Paradis V, à la critique des dispenses facilement accordées, remettant même en cause le privilège du pape à cet égard. Par ailleurs, le recours à l’intention est ce qui permet de départager deux actes identiques pour juger de leur validité et de leur licéité, par exemple entre 183 184

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Cfr Eckert, « Peine judiciaire… ». M. Guareschi, « Le vœu de Hugues de Saint-Victor à Pierre Lombard », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, 21 (1998) [En ligne] ; Ch. de Miramon, « Les théories du vœu dans le droit canon et la première scolastique », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, 16, 1996 [En ligne]. Boureau, « Le vœu monastique… » ; E. Marmursztejn, « Penser la dispense : éclairages théologiques sur le pouvoir pontifical (xiiie-xive siècles) », Revue d’histoire du droit, 78 (2010), p. 6388.

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la diffamation ou la médisance, faites avec une intention malveillante, et la dénonciation, faite avec une intention vertueuse (Casagrande et Vecchio**, p. 243). Semblablement, selon Thomas d’Aquin, une adjuration aux démons est déclarée acceptable ou non, selon qu’elle vise à écarter les démons, ou au contraire à en invoquer l’aide (Chave-Mahir*), de même que le port d’une amulette est tolérable s’il se fait en signe de sincère dévotion (Skemer**, p. 63). Ainsi encore, une faute dans la prononciation d’une formule devra être appréciée en considérant si elle est faite sans intention mauvaise, n’ayant alors aucun effet quant à la validité du sacrement, ou avec l’intention de modifier le rite admis, dans un but schismatique, ce qui invalidera le sacrement. Déterminer le but du détournement d’une cérémonie sacramentelle s’avère essentiel pour établir si l’officiant mérite l’accusation d’hérésie ou celle d’usage de sortilège186. L’intention et la volonté jouent également un rôle déterminant dans les actes à portée négative comme l’injure ou la malédiction, au point qu’elles sont partie intégrante de leur définition et servent de critère pour établir des typologies et fonder des jugements quant à leur gravité (Casagrande*, Vecchio*, Casagrande et Vecchio*, c. V). Si l’accusation cherche d’abord à établir que les mots prononcés sont véritablement injurieux en euxmêmes (verba iniuriosa), aux effets aussi violents que des coups physiques, les cas de doute existent, qui impliquent de recourir à une enquête, d’examiner le contexte, pour déterminer s’il y avait ou non intention de nuire187. Cette détermination de la portée et de la valeur de l’acte de parole par l’intention est fondamentalement liée à l’idée d’une dimension morale de la parole, exprimée dans l’Épître de Saint Jacques. L’Épître prend une place centrale au xiiie siècle dans la littérature des péchés de langue, avec le passage du « péché de bouche » (peccatum oris) au « péché de langue » (peccatum locutionis) (Gambale*, Casagrande et Vecchio**). C’est finalement la dimension morale qui conditionne l’efficacité de la parole, plus précisément le type et la nature de l’effet produit, et non la parole dans sa matérialité. Abélard interprétait déjà l’interdiction de la malédiction ou du mensonge comme portant sur la « volonté » de maudire ou de jurer, plus que sur l’action correspondante (Vecchio*). Le rôle de l’intention est symptomatique d’une tension : la reconnaissance de la dimension normative des actes de parole tend à mettre l’accent sur la parole et l’acte eux-mêmes, et leur efficience ex opere operato, alors que la reconnaissance de cette dimension morale tend à l’inverse à mettre l’accent sur l’operans. La question de la croyance n’est pas confondue avec celle de l’intention. La croyance en l’efficacité est-elle un facteur déterminant ? Pour Augustin, la réponse était claire : les paroles sacramentelles valent « non parce qu’elles sont 186 187

Boureau, Le pape et les sorciers…, introduction. Communication orale de J.-M. Mandosio.

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dites, mais parce qu’on y croit »188. Nouvelle tension : en privilégiant le creditur, on insiste sur la nécessité de l’engagement de l’acteur, en revanche en privilégiant le dicitur, on met en avant le respect du rite comme acte public. Pour ce qui est des pratiques magiques, et d’autant plus lorsqu’il s’agit de mots dépourvus de signification, la foi et la croyance en l’efficacité, dont témoigne une récitation parfaite, sont des conditions exigées du locuteur (Véronèse*). 5.4. L’intention et la croyance de l’allocutaire  Dans l’acte de parole, le locuteur s’adresse à un allocutaire, mais celui-ci peut assumer des rôles très différents, comme nous l’avons vu (cfr supra 2.1). Il peut être celui que le locuteur vise à transformer dans son état ou son statut par sa parole  (1), ou être bénéficiaire en tant que récipiendaire d’une obligation (2) ; il peut aussi être un destinataire dont il est attendu un acte particulier  (3) ou espéré une modification quant à ses croyances et ses affects (4) ; il peut enfin être objet d’une action néfaste ou bénéfique (5). L’acte peut également s’adresser non à un individu mais à un groupe (prédication, prophétie, discours politique), ou inversement ne pas s’adresser à une personne particulière, tout en visant à atteindre quelqu’un en particulier, c’est le cas du blasphème, qui, à la différence de l’insulte, n’a pas nécessairement un auditeur189. Quel est donc le rôle de l’allocutaire ? Est-il un simple destinataire passif de la parole ou est-il acteur au sens plein ? Son rôle dépend-il d’une disposition que crée en lui l’acte de parole, tient-il à une collaboration active, libre et volontaire, à l’effet de celui-ci, ou bien doit-on penser l’efficacité dans les termes d’une « disposition commune » aux deux protagonistes ? (Bouchardeau*). La question de l’intention du récepteur est amplement traitée dans les actes normatifs, qui visent à modifier l’état ou le statut du récepteur (1). Le baptême requiert en principe l’acquiescement du baptisé ou du parrain (Nemo ex aqua et Spiritu renascitur nisi volens, Jn 9, 21). On trouve pourtant toute une typologie des intentions, pour le récipiendaire du baptême, qui va de l’acquiescement au refus, en passant par le non-consentement tacite ou exprimé, avec un grand nombre de cas limites, tels les baptêmes réalisés sur des personnes qui ne peuvent consentir, des mourants ou des fous, ou ceux

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Augustin, In Iohannis evangelium, LVXXX, 3, éd. R. Willems, Turnhout, 1954 (CCSL 36), p. 529 : « Verbo baptisma consecratur. Detrahe verbum, et quid est aqua nisi aqua ? Accedit verbum ad elementum et fit sacramentum. Unde ista tanta virtus aquae ut corpus tangat et cor abluat, nisi faciente verbo ? Non quia dicitur, sed qui creditur. Nam et in ipso verbo aliud est sonus transiens, aliud est virtus manens ». C. Leveleux, « Entre droit et religion : le blasphème, du péché de la langue au crime sans victime », Revue de l’histoire des religions, 4 (2011), p. 587-602 ; Ead. La parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale (XIIIe-XIVe siècles) : du péché au crime, Paris, 2002.

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qui sont reçus sous la contrainte190. L’appréciation tient une fois de plus à un rapport de forces, puisque, comme on le voit avec ce dernier exemple, décider de la validité de l’acte, en cas de refus ou de contrainte, peut faire l’objet de jugements différents, selon qu’ils sont émis par l’autorité, par un agent particulier, par ceux qui contestent l’autorité, ou par le récepteur lui-même. Il en est de même pour l’appréciation de l’efficacité de pratiques incantatoires. Oresme dit par exemple que les ignorants peuvent croire les incantations efficaces, tandis que les savants savent que ce n’est pas le cas. Gerson les récuse comme étant des illusions, des superstitions, des « fausses croyances », puisqu’elles sont pour lui croyance en quelque chose de faux, même si naturellement la fausse croyance, pour celui qui y croit, est une croyance véritable, tout comme la « fausse persuasion » est une persuasion véritable. C’est l’autorité du discours qui l’énonce qui fera qu’une même pratique sera déclarée inefficace, par le théologien, ou reçue comme potentiellement efficace, par l’ « ignorant », ce dernier croyant que l’incantation fera ce qu’elle prétend faire191. Les actes linguistiques du type (2) établissent un lien entre deux protagonistes. Le locuteur, en s’engageant, contracte une dette à l’égard de celui auprès de qui il le fait, laquelle lui impose des obligations. L’autre qu’est l’interlocuteur a des degrés de présence divers selon les actes, vœu, promesse, serment, aveu ou confession. Nous avons déjà parlé de ce dernier cas, et du rôle du confesseur, à la fois celui qui exige, et selon les termes de Pierre Legendre, « celui qui sait et qui pardonne ». Le cas extrême des aveux sous la torture montre la contrainte qui peut être exercée sur la parole du locuteur, même si elle se présente (ou si on la présente) pourtant comme librement énoncée. Les degrés d’obligation sont dépendants de l’identité de l’interlocuteur. Ainsi, selon Thomas d’Aquin, par rapport à Dieu, l’obligation est plus forte dans le cas du vœu que dans celui du serment : le premier est une promesse faite à Dieu, le second une promesse faite à autrui au nom de Dieu192. Lorsque, avec notre type (3), la parole s’adresse à une puissance surnaturelle (Dieu, ange, démon) afin de l’inciter à agir, le cas est encore différent. Cela concerne un ensemble important de pratiques : les prières, les invocations et supplications, etc. La réalisation de l’effet attendu dépend de la volonté de la puissance en question, que la parole a précisément pour visée 190

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Cfr Boureau et Rosier-Catach, « Droit et théologie… » ; S. Piron, E. Marmursztejn, « Duns Scot et la politique. Pouvoir du prince et conversion des juifs », dans Duns Scot à Paris, 13022002, éd. O. Boulnois, E. Karger, J.-L. Solère, G. Sondag, Turnhout, 2004, p. 21-62. Par exemple chez Oresme ou chez Gerson, voir Delaurenti**, p. 406 et 482 ; C. Grellard, « Fides sive credulitas. Le problème de l’assentiment chez Pierre Abélard, entre logique et psychologie », Archives d’histoire littéraire et doctrinale du Moyen Âge, 70 (2003), p. 7-25. ST II-II, q. 89, a. 8.

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d’infléchir. Cet effet peut être présenté comme résultant d’un « pacte » conclu entre le locuteur et cette puissance, pacte qui a pu se nouer en un moment originel pour se répéter à chaque profération, ou peut s’établir de manière ponctuelle dans un acte singulier. La rupture du pacte peut avoir pour conséquence des effets inverses de ceux espérés, néfastes par exemple dans le cas du vœu. L’identité de la puissance invoquée est essentielle, dans les procès de canonisation, pour déterminer si l’effet miraculeux est bien un miracle, ou relève de la magie (Klaniczay*). De façon différente, avec les injures et les insultes, ou dans les actes visant à nuire, le récepteur est présenté comme passif, victime, la potentia nocendi se tenant alors entièrement du côté du locuteur (Gambale*, Vecchio*). Plus le discours est investi d’un pouvoir venant d’ailleurs, et particulièrement de Dieu, plus on doit reconduire les cas où il ne fonctionne pas à des « empêchements » (impedimenta) du côté de la réception. Le rôle du récepteur peut-être celui d’une entrave, susceptible de bloquer partiellement ou totalement l’effet du pouvoir des mots. Le pouvoir lié à l’acte est par luimême (ex opere operato) toujours donné comme valide et efficace, mais il est décrété l’être de fait seulement « dans la plupart des cas » (ut in pluribus), à cause du récepteur. Duns Scot définit le signum efficax comme signe « certain » par rapport à l’effet qu’il signifie, mais en ajoutant précisément la clause ut in pluribus, pour tenir compte des conditions particulières de sa réception, de la qualité des récepteurs : Dieu, dit-il, s’est engagé à coopérer au signe qu’il a institué pour créer l’effet, sauf si une mauvaise disposition du récepteur l’empêche193. De même, selon Thomas d’Aquin, la gratia sermonis peut perdre son opérativité en raison de la culpa auditoris, mais aussi d’ailleurs de la culpa loquentis194. La puissance du discours en elle-même n’est pas remise en cause, mais son opérativité n’est jamais pour autant garantie comme automatique. Il s’avère en effet important, au plan doctrinal, de prévoir les cas d’infélicité, sans que le signe lui-même, institué comme signe efficace, investi de ce fait d’un pouvoir, n’en soit tenu responsable. Dans le corpus magique, la mention des dispositions du récepteur est également essentielle (Bouchardeau*). Il y a pourtant une différence majeure entre les deux ensembles de pratiques : pour les sacrements, on est dans le domaine du tout ou rien, par définition, surtout pour le baptême qui ne peut être réitéré, et exige donc d’être jugé soit valide, soit invalide ; pour les pratiques magiques, charmes, etc., il y la possibilité de penser une gradation : le charme sera d’autant plus efficace que telle ou telle condition est remplie, du côté du récepteur comme du côté du locuteur.

193 194

Rosier-Catach**, p. 145-156. ST II-II, q. 177, a. 1.

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La capacité de blocage possible de l’effet par le récepteur est indiquée, dans les pratiques relevant de la magie, pour une autre raison, à savoir dans le but de répondre à l’accusation de déterminisme, toujours menaçante. Roger Bacon tient ainsi à indiquer que la virtus verborum, comme la vertu des étoiles et les constellations, « inclinent » la volonté à agir, mais le font sans contraindre le libre arbitre (sine coactione liberi arbitrii, salva arbitrii libertate), ce qui garantit toujours la possibilité d’acquiescer ou de refuser195. Dans ces actes rituels et codifiés, on rencontre de nombreuses indications sur la « préparation » que doit subir le récipiendaire. Il ne s’agit pas ici, dans le sens de Pierre Bourdieu, d’une validation a posteriori de l’acte par le récepteur qui en conditionnerait l’effectivité, mais plutôt d’un ensemble de pratiques qui transforment une personne donnée en sujet apte à recevoir la parole et à lui permettre d’être efficace. Cet ensemble de pratiques fait partie intégrante du rituel dont la prononciation des paroles n’est qu’un élément. Dans les rituels d’exorcisme, ces pratiques sont particulièrement détaillées : le possédé est questionné, il confesse ses péchés, il avoue sa possession par le démon et exprime son intention de s’en libérer, il chante certains psaumes et certaines prières, contribuant ainsi de façon active, tant par des actes que par des paroles, à la réussite de la cérémonie. Aux paroles de l’exorciste, qui sont des injonctions, font pendant les propres paroles du possédé, qui ont également le caractère performatif de prières, implorations ou supplications (« Seigneur Dieu tout puissant, sois favorable au pécheur que je suis (cfr Luc 18, 13), toi qui veux que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité (cfr I Tim 2, 4), reçois ma prière, que je présente à la vue de ta clémence, pour ton serviteur qui, tourmenté du démon, invoque ta miséricorde »). La rhétorique fonctionne sur un double registre. Comme le dit bien Hélène Bouchardeau*, elle est « la théorie d’une parole qui a comme condition de son efficacité les dispositions des sujets et comme objectif la production de dispositions chez les sujets ». D’un côté donc, le locuteur doit tenir compte de dispositions du récepteur qui préexistent à son discours et ne dépendent pas de lui (ethos), de l’autre son discours doit permettre de disposer le récepteur, l’amenant à éprouver une passion (pathos) et à modifier son jugement ou ses sentiments. Ces dispositions sont des qualités, corporelles et mentales 195

Cfr Opus majus IV, p. 393 : « Ostendo enim in tractatu quem mitto, quod induci potest aliquis ad bonum et malum, tam publicum quam privatum, per virtutes coelorum sine coactione, sicut exemplariter videmus quod homines mutant suas voluntates per dominos, amicos, et socios, et rerum praesentiam novarum, et infinitis modis sine coactione » ; cfr p. 395 ; Fragment de l’Opus tertium, p. 52 : « … sicut cibus, et potus, et medicine alterant homines in complexione, et in sanitate et infirmitate, et in tantum complexionem alterant quod animus sequitur corporis inclinationem, licet non cogatur, sed quod gratis velit ad quod complexio alterata inclinat ».

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(passions, affects), attachées au sujet de façon permanente ou transitoire, qui le déterminent comme « puissance ». Pour Oresme, la pratique incantatoire intègre une véritable rhétorique de la persuasion, qui, pour engendrer la crédulité chez le patient, doit tenir compte de ce qu’il est, mais aussi de tout un ensemble de paramètres historiques, géographiques, culturels, etc. Pour Giordano Bruno, encore plus explicitement, la qualité de l’orateur est la même que celle de l’incantateur ou du prophète : leur art consiste précisément à savoir mettre le récepteur dans les dispositions requises (Bouchardeau*). Dans tout discours persuasif, politique, juridique, joue ainsi l’association des deux protagonistes, le locuteur choisissant ses paroles en fonction de la qualité de l’interlocuteur, ce qui est généralement traité sous la rubrique du cui (à qui), dans le système des « circonstances » (cfr infra). Cela concerne aussi bien la forme du discours que le choix du thème ou du sujet abordé. Les prescriptions visant à adapter le sermon au « statut » de l’auditeur (sermones ad status) indiquent bien comment les mots employés doivent être choisis en fonction de l’effet pragmatique visé. Il en va de même avec les formules de salutatio, dans une lettre, qui doivent être adaptées à l’identité du récepteur. Guido Faba par exemple, dans la Gemma purpurea, donne des préceptes détaillés pour certains actes de parole, la demande, l’ordre, la supplique, qui peuvent être exprimés dans des formes diverses, et doivent l’être de façon adéquate196. La dépendance de l’efficacité envers des conditions qui tiennent à la réception est manifeste également dans le cas où la parole s’adresse à un groupe, comme dans la prophétie. Elle ne peut générer des sentiments (par exemple la crainte, par rapport à l’Apocalypse), que parce que, dans la forme où elle a été énoncée, et au moment où elle l’a été, elle est recevable par la communauté, sans quoi la prophétie demeurerait sans aucun effet (Piron*). D’une façon différente de celle des actes normatifs, et plus semblable à la persuasion rhétorique, dans le cas des incantations, l’effet premier de la parole prononcée est d’induire chez l’auditeur une disposition qui sera un facteur déterminant de l’effet attendu de la parole, à savoir la guérison. On touche là à la question, déjà évoquée, de la « confiance » du malade, mentionnée régulièrement tant dans les textes médicaux (fides, credulitas) que dans les textes magiques197. Celle-ci renvoie une fois de plus à la discussion, déjà évoquée (supra 5.2) sur le pouvoir que l’imagination peut avoir sur le corps de celui qui imagine, ou sur celui d’autrui. Le mode selon lequel des paroles peuvent induire la confiance chez le malade pose toujours la double question de savoir comment un état mental peut être causé par un élément matériel 196 197

Cfr Artifoni, « Retorica e organizzazione », p. 172-173. Cfr Bouchardeau*, Robert* ; Delaurenti**, p. 172 sq., Véronèse, « Paroles et signes… », p. 170, Federici Vescovini**, p. 331-339 ; cfr également F. Salmón, « The Physician as Cure in Medieval Scholasticism », dans Ritual Healing. Magic, Ritual and Medical Therapy from Antiquity until the Early Modern Period », éd. par I. Csepregi et Ch. Burnett, Florence, 2012, p. 193-213.

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extérieur, mais aussi de la manière dont cet état mental peut modifier le corps du patient et sa complexion. Plusieurs sources interviennent dans le débat, notamment le De physicis ligaturis de Costa ben Luca, traduit de l’arabe en latin par Constantin l’Africain, qui commence à être utilisé au début du xiie siècle dans l’école de Salerne. Avicenne, dans l’influent chapitre de son De anima (IV, 4) consacré à l’action de l’imagination, juge la confiance ressentie par le malade plus efficace que tous les autres moyens utilisés par le médecin. Le De radiis insiste également sur la confiance et l’espoir, qui, chez le récepteur, suscitent le désir, ce désir engendrant lui-même l’effet (De radiis, c. 5, p. 232). De façon intéressante, Urso de Salerne mentionne dans le même temps les exorcismes, malédictions, bénédictions et incantations, ces dernières pouvant être aussi bien « simulées », car celui qui les prononce sait qu’elles pourront avoir une influence sur la guérison du malade. Ainsi la parole, dit-il, agit de fait mieux la potion, les deux opérant de façon conjointe, tout comme, dans le sacrement, « le verbe adjoint à l’élément produit le sacrement »  – il est remarquable qu’il reprenne ici la maxime augustinienne classique en théologie sacramentelle pour indiquer le rôle particulier des paroles dans le rituel198. Urso parle d’ailleurs ici également de « coopération » (Robert*, n. 15). Le thème de la simulation va se retrouver chez Roger Bacon, quand il note que la confiance nécessaire peut être obtenue même avec des paroles trompeuses ou mensongères, qui sont admises à condition d’être utilisées à bon escient199. Les médecins donnent parfois une explication psychophysiologique pour rendre compte du rôle de la confiance : lorsqu’elle est ressentie par le malade, il se produit des processus physiques via le mouvement du cœur, à savoir des mouvements de chaleur, qui agissent ensuite sur le corps. L’auditeur semble passif en tant qu’agi par la parole, mais cette parole est telle qu’elle le rend actif, puisque c’est lui qui, au final, agit pour sa guérison, de façon volontaire ou involontaire. Il devient confiant en son médecin, prend ou reprend espoir en sa guérison, accepte le traitement200. Les paroles, et le médecin qui les prononce, ont ainsi un effet direct sur la confiance, et indirect sur la guérison. Pietro d’Abano mentionne le cas de patients réticents, préconisant alors que l’incantation soit prononcée pendant son sommeil, la réception et l’intention de réception ne jouant plus alors de rôle (Pietro d’Abano, Conciliator, diff. 156, § 11 ; Delaurenti*, Bouchardeau*). Selon Nicole Oresme, les paroles n’ont pas d’autre rôle que celui d’induire une telle confiance, leur dimension active se réduit à cet effet, la guérison étant la 198

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In Iohannis evangelium, lxxx, 3, texte cité supra n.  188. M. van der Lugt, « The Learned Physician as a Charismatic Healer : Urso of Salerno (flourished end of twelfth century) on Incantations in Medecine, Magic and Religion », Bulletin of the History of Medecine, 87 (2013), p. 307-346. Epistola de secretis operibus artis et naturae, p. 527-528. Robert*, Boudet*, Boudet**, p. 124-125, Delaurenti**, p. 177-185, 354-359.

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conséquence de la confiance. Ces discussions présentent ainsi toute une gamme d’opinions différentes sur la fonction des paroles et le rôle du récepteur201. 5.6. Institution, convention, usage Les conditions données pour la réalisation des actes de paroles peuvent être source de conflits ou d’appréciations divergentes, de la part des protagonistes concernés ou des autorités censées les valider. Ainsi par exemple, si le locuteur et le récepteur sont en désaccord sur l’interprétation d’une formule ou d’un serment, quel est le sens qui fait autorité ? Quel est l’effet de ces dissensions sur la reconnaissance ou non de l’efficacité ? Il y a une claire conscience, dans de nombreuses discussions, des discordances possibles entre le sens conventionnel des paroles, fixé par l’usage, le sens intentionnel que donne à ses paroles un locuteur dans une situation donnée, et le sens correspondant à la réception par le locuteur. La distinction entre le « sens conventionnel » (que l’on qualifie d’« intention extérieure »), et « sens intentionnel » (ou « intention mentale »), est amplement traitée, au Moyen Âge, par les théologiens, les juristes, les grammairiens ou les logiciens. Elle se voit diversement formulée (cfr par exemple la distinction entre le sensus quem faciunt verba et le sensus quo fiunt verba, ou entre l’intentio sermonis et l’intentio proferentis chez Roger Bacon, entre l’intentio verbi et l’intentio ministri chez Guillaume de Méliton). Si elle est essentiellement utilisée pour rendre compte de la signification et de la vérité des paroles, elle joue également un rôle, bien que moins thématisé, pour ce qui est de leur opérativité (Marmo*). Guillaume de Méliton, traitant de la formule du baptême, énonce une sorte de « maxime de sincérité » : le locuteur est tenu de s’en tenir au sens des mots tel qu’il sait qu’il sera reçu, à l’écoute de ces mots, par l’auditeur. Cette fonction déterminante de l’usage se retrouve fréquemment exprimée avec une locution tirée des Réfutations Sophistiques (166a17) : « secundum quod soliti sumus dicere ». On la retrouve par exemple dans la règle donnée par Simon de Tournai à propos de l’interrogation, lorsqu’il dit que la réponse doit se faire en la comprenant selon son sens habituel, et non selon un sens inusité (Marmo*). On retrouve de telles distinctions dans la question classique des serments équivoques. Les théologiens préconisent diverses solutions, nous l’avons vu. Ils recommandent notamment, pour trancher entre les différents sens possibles, de recourir à un arbitrage extérieur, celui des boni viri (Rosier201

C. Severi a critiqué l’article célèbre de C. Levi-Strauss, « L’efficacité symbolique » (publié d’abord dans la Revue de l’histoire des religions, 135/1 (1949), p. 5-27 et repris ensuite dans Anthropologie structurale, Paris, 1958), en pensant l’efficacité du côté du récepteur, comme acte de projection ; C. Severi, « Proiezione e credenza : nuove riflessioni sull’efficacia simbolica », dans Anthropologie et Psychologie : Représentations mentales et interactions complexes, n° spécial de la revue Etnosistemi, 7 (2000), p. 75-85.

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Catach**, p. 318-319). Le cas des injures est également révélateur. Ainsi, dit Bartole, « Si quelqu’un prononce un énoncé incomplet (oratio imperfecta), par exemple en disant à quelqu’un « putain ! », c’est l’usage qui prime : même si l’adjectif n’est pas attribué nommément à une personne, tout le monde comprend ici : « tu es une putain ! »202. On retrouve d’ailleurs dans les textes juridiques des notions que les grammairiens utilisent pour théoriser le sousentendu ou l’implicite. L’usage ordinaire du langage ne se réduit pas à ce qui est dit ; il inclut ce qui n’est pas dit, mais qui est pourtant reconnu tacitement comme effectivement présent dans l’énoncé. Olivi distingue bien, dans le serment, entre ce qui est « explicite » et ce qui est « implicite ». Ainsi, si quelqu’un s’est engagé à prendre une femme pour épouse, et qu’on lui présente une lépreuse, il n’a pas à tenir sa promesse, car il était tacitement admis que le serment valait pour une femme sans défauts. De même, si l’on interroge un confesseur sur un crime dont il a eu connaissance par la confession, et qu’il répond au tribunal qu’il ne sait rien, il n’est pas réputé menteur pour autant, car le juge doit savoir qu’un confesseur n’a rien le droit de dire qu’il ait appris en confession203. Au-delà des règles prescriptives, par exemple sur la nécessité d’une prononciation orale de la formule, ce sont tous les cas limites ou conflictuels de ce genre qui sont intéressants. Ils constituent des casus que les différents auteurs se donnent pour tâche de résoudre, nous offrant ainsi toute la gamme des solutions possibles. 6. Les conditions et circonstances de l’énonciation Sur le plan de l’analyse théorique du langage, on pourrait dire que, au Moyen Âge, la grande question, tant pour les dialecticiens que pour les grammairiens, est précisément celle de l’articulation entre les propriétés intrinsèques des mots et le contexte, linguistique et extralinguistique. Cette question se retrouve également en théologie, pour penser les modalités spécifiques du langage humain appliqué à Dieu, la relation entre les différents niveaux de sens dans l’exégèse, les écarts entre autorités en apparence contradictoires, etc204. Si l’on reconnaît unanimement aux mots des propriétés intrinsèques originelles, qui leur confèrent une aptitude à signifier et à être construits, on admet également, d’un côté, que le contexte peut induire des variations générant tous les usages « translatés » ou « figurés », et de l’autre, avec plus de difficultés, que le contexte, la situation, l’usage peuvent créer des 202

203 204

Bartolo da Sassoferrato, Consilia, Venise, 1575 ; ces textes ont été présentés au colloque par J.-M. Mandosio. Cfr Rosier et Boureau, « Droit et théologie… », p. 15-16. Cfr en particulier L. Valente, Logique et théologie. Les écoles parisiennes entre 1150 et 1220, Paris, 2008.

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acceptions et des tournures nouvelles. Des modèles différents sont proposés pour penser cette articulation entre puissance et acte, entre signification originelle et signification actuelle, qui font intervenir notamment l’intention du locuteur, le discernement de l’auditeur, le contexte linguistique, la situation extralinguistique. Comme pour les autres domaines considérés, ces différents modèles (terministe, intentionnaliste, modiste notamment) oscillent entre plusieurs alternatives, selon l’accent mis sur les propriétés intrinsèques des termes ou sur les actes et intentions des locuteurs, sur la convention originelle ou sur le consensus construit tacitement lors de chaque acte singulier d’énonciation (Marmo*). Pour ce qui est des actes de parole précédemment étudiés, en plus des conditions, déjà mentionnées, sur l’identité des acteurs, sur leurs qualités et leurs dispositions, sur l’énonciation elle-même, avec des indications de nature linguistique, phonétique et prosodique, extralinguistiques (gestes, expressions du visage, larmes205), les conditions portant sur les circonstances d’énonciation sont fréquemment énumérées. Ces conditions incluent notamment la préparation adéquate des acteurs, associant souvent des actions à effectuer et des paroles à prononcer. Ainsi, la cérémonie d’exorcisme impose de commencer par un interrogatoire, suivi par un certain nombre d’actions (prosternation sur la croix, chant des psaumes, bénédiction, prières, imposition des mains, etc.) avant que la prière d’exorcisme ne soit dite (Chave-Mahir**). L’importance des gestes et des postures accompagnant l’énonciation est amplement attestée par l’iconographie. Les prescriptions peuvent être positives, mais aussi négatives (éviter de faire telle ou telle chose). Les conditions de temps et de lieu sont données, autant pour les actes rituels (descriptions de la messe, des cérémonies), que pour les actes qui font recours aux configurations astrales. On spécifie, pour les vœux par exemple, si la prononciation doit être publique, devant témoins, ou privée (Boureau*206). La pertinence et l’adéquation de l’acte de parole, par rapport au contexte, sont également mentionnées. On citera par exemple les trois « compagnons » (comites) qui doivent accompagner le serment, introduits par Jérôme : le serment doit être dans le domaine du possible pour ce qui est de sa réalisation par le jureur ; il ne doit être utilisé que quand il est nécessaire ; l’on ne doit jurer que pour attester de quelque chose de vrai ou licite (RosierCatach**, p. 307-308). De même il ne doit pas être fait de vœux stupides, ou sinon ils ne créent pas d’obligation et doivent être rompus (Boureau*). 205

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Les techniques prosodiques sont particulièrement détaillées dans l’Ars arengandi de Jacques de Dinant, Cfr Casagrande*, Ead., « Sermo affectuosus », p. 528, Artifoni, « Boncompagno da signa », p. 29-31, P. von Moos, « L’ars arengendi… », p. 409-410 etc. ; pour le rôle des gestes par rapport aux autres constituants de l’acte, et sur les relations entre geste et parole, voir J.-Cl. Schmitt, La raison des gestes…, passim et surtout c. ix. Miramon, « Les théories du vœu ».

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Raoul Ardent énonce avec grande minutie les conditions que doit remplir la parole. Toutefois, et même s’il traite bien d’actes de parole, comportant des énoncés optatifs, vocatifs, impératifs, déprécatifs, ces conditions sont données uniquement pour permettre de délimiter entre la parole vertueuse et la parole vicieuse, et non pas comme requisit déterminant leur efficacité. De ce fait les conditions sont présentées par couples comportant le positif et le négatif, selon trois grandes rubriques, à savoir  l’honestas (convenance, correction, dignité), la discretio (discernement), la directio (la finalité et l’intention). La discretio se décline selon plusieurs modes, qui reprennent les circonstances, telles qu’énumérées dans la rhétorique : qui (qui), quoi (quid), à qui (cui), où (ubi), quand (quando), comment (quomodo) (Casagrande et Vecchio**, p. 46-50). Ce schéma sert de cadre pour l’énoncé des règles de fonctionnement de toute parole (la disciplina locutionis) sur le double plan éthique et technique, et à partir de là des jugements qui peuvent être portés sur elles. On le retrouve dans le De arte loquendi et tacendi du juge Albertano da Brescia, repris dans le second livre du Tresor de Brunetto Latini (Ibid., p. 70 sq., 91 sq.). Ce schéma sert aussi bien à exposer les conditions de l’efficacité d’un sermon ou d’un discours politique, que d’un aveu ou d’une confession, ou encore d’une formule d’engagement comme un serment (Artifoni*, Leveleux*). Face à ces conditions d’énonciation multiples, et souvent énumérées sans hiérarchisation, il n’est pas toujours dit en quoi elles sont déterminantes par rapport à l’efficacité attendue, et si elles le sont en termes de tout ou rien, ou de façon graduée. Un constat analogue peut être fait à propos des conditions portant sur les acteurs. La dimension morale de l’énoncé des conditions renforce l’idée que les effets ne se produisent que si les paroles obéissent aux règles qui en ont défini, par avance, l’efficacité, même s’il s’agit à chaque fois d’un acte de parole singulier situé dans un temps et un espace bien précis. La validation Pour certains actes normatifs, religieux notamment, l’énumération des prescriptions va de pair avec des analyses des conséquences que peuvent avoir, sur l’effet attendu, l’infraction à ces prescriptions, ou à une partie d’entre elles. Ceci fait l’objet, dans certains corpus, d’une codification complexe, qui peut également être illustrée ou discutée à l’aide de casus. Les théologiens mentionnent par exemple le cas du baptême de frères siamois pour déterminer si, dans un tel cas, on doit dire ego te baptizo ou ego vos baptizo (énonciation d’une formule différente), mais aussi celui où un prêtre muet réaliserait l’immersion en même temps qu’un prêtre manchot prononcerait la formule (infraction à la nécessité de l’association chez un même agent de

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la prononciation et de l’acte). On rencontre encore celui d’un officiant qui tomberait mort au milieu de la prononciation d’une formule, et de la possibilité qu’un autre la reprenne pour en achever la prononciation (infraction à la condition de la prolatio continua). Mais si les prescriptions se retrouvent dans de nombreux autres cas, par exemple pour les pratiques magiques, ou pour l’exorcisme, le détail de l’invalidation liée aux manquements à ces prescriptions n’est souvent pas donné. L’évaluation des conséquences peut être, selon les cas, de nature binaire (l’acte est valide ou ne l’est pas, c’est le cas pour le sacrement ou le serment), mais, dans d’autres cas, de nature graduée (l’acte est plus ou moins réussi, c’est le cas pour le discours persuasif par exemple). L’énoncé des conditions et des procédures est une chose, l’appréciation de l’effectivité et du succès de l’acte en est une autre. Cette dissociation méthodologiquement nécessaire est d’autant plus apparente que les actes sont moins réglés par la convention. On observe en fait un continuum, allant de la nature prévisible de l’effet produit, qui rend l’acte possiblement répétable à l’identique, jusque, tout au bout de la chaîne, au caractère alléatoire, établi a posteriori, d’un effet constaté pour un acte singulier, à partir duquel on remonte à sa cause. L’efficacité des actes peut être appréciée de diverses manières. Parfois la décision quant à la validité relève d’une déclaration de l’autorité (religieuse, juridique) confirmé par une croyance partagée. Parfois elle fait l’objet d’appréciations contradictoires, le cas des incantations étant particulièrement intéressant à cet égard, puisque la sorcière, le médecin, le magicien, le théologien, n’auront pas le même jugement. La guérison, le fait miraculeux, le désenvoûtement, peuvent être attestés par des témoignages, mais c’est alors l’interprétation qui décidera de la relation causale qui permet de remonter de l’effet et sa cause, et de l’imputer éventuellement à un acte de parole. Les mouvements d’enthousiasme ou d’adhésion rapportés à la suite des discours d’un prédicateur, d’un prophète, ou d’un harangueur sont avérés, mais là aussi les explications données, par les acteurs, ou par les historiens, peuvent différer. Le « succès » d’un acte ne peut être confondu avec sa « validation », normative ou sociale. Conclusion Le thème du pouvoir des mots, de l’efficacité du langage, traverse bien, au Moyen Âge, un nombre de pratiques et d’écrits fort varié. La manière dont se croisent les analyses et les descriptions est frappante. Nous en avons rencontré des cas remarquables. Guillaume d’Auvergne subordonne à l’action du Verbe divin l’efficacité d’une gamme de discours différents, la prédication, le baptême, l’exorcisme, la transubstantiation. Roger Bacon développe ses

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conceptions sur la persuasio en faisant appel tant aux arts du langage et à la musique qu’à la magie. Pietro d’Abano énumère dans la Differentia 156 des exemples de pratiques linguistiques efficaces, en citant pêle-mêle la formule eucharistique, les incantations, les formules vétérinaires, astrologiques, divinatoires. Les discussions sur la causalité, si vives au sein de la théologie sacramentelle, se retrouvent dans d’autres domaines. Franco Morenzoni signale, pour la prédication, le cas de Jacques de Fusignano, qui distingue les causes efficiente (Dieu), instrumentale (prédicateur), formelle (outils rhétoriques, exemples, raisonnements), matérielle (Bible), finale (pratique des vertus)207. Le développement de la théorie de la causalité contractuelle s’élabore simultanément à propos des signes monétaires, des signes magiques et des signes sacramentels, et se retrouve aussi bien pour penser les relations de propriété que, comme le montre Alain Boureau chez Enrico del Carretto, pour penser l’efficacité des images démoniaques. Le modèle de la guérison médicale, qui associe différentes causes, des paroles, des gestes, des agents naturels et éventuellement surnaturels, irradie différentes pratiques, comme la confession ou la prédication. De façon significative, le parallèle entre « les pierres, les herbes, les mots » se retrouve dans des contextes variés, avec une efficacité relative diversement attribuée à ses trois constituants. Les frontières entre les actes de parole sont parfois imprécises, et les pratiques ont un statut oscillant, en fonction notamment de leur acceptation comme licite ou illicite. Une certaine conception des formules sacramentelles les rendrait analogues à des formules magiques selon Guillaume d’Auvergne, un vœu illicite l’assimilerait à un sortilège selon Albert le Grand. Si les paramètres intervenant dans un acte de parole, explicitement énumérés et discutés dans les traités sur les sacrements, ne le sont pas à ce point dans d’autres corpus, et s’il n’est pas aisé d’en rendre compte ex silentio, on les retrouve pourtant de fait dans les différents domaines, pour certains plus encore que pour d’autres. Il en est ainsi pour la question de l’identité ou des qualités des acteurs, de l’intention et de la croyance, des circonstances de l’acte, et naturellement de la parole elle-même, en tant qu’énoncé et en tant qu’acte d’énonciation. Si, en amont, on a bien, pour toutes les pratiques, la prononciation de paroles associées à des effets, avec l’indication des procédures et des conditions d’énonciation nécessaires, il est difficile pourtant d’arriver à des conclusions univoques sur l’effectivité des actes de parole. Mis à part le cas de la théologie sacramentelle et du droit, donc de discours éminemment normatifs, l’appréciation de l’efficacité est fluctuante et parfois conflictuelle, nous l’avons vu à propos des incantations, des discours de persuasion, des énoncés miraculeux. D’une certaine façon, ce sont ces discours normatifs qui 207

F. Morenzoni, « Parole du prédicateur et inspiration divine… », p. 284-287.

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Irène Rosier-Catach

sont eux-mêmes performatifs, lorsqu’ils déclarent que telle formule, prononcée dans de telles conditions, est suivie de tel effet, ou à l’inverse qu’elle ne l’est pas. En dépit des dissensions, que l’on constate dans les textes théoriques, les discours normatifs revendiquent pourtant leur propre légitimité à les déclarer tels. Le croisement des domaines a fait en effet fait ressortir à quel point l’efficacité d’un acte de parole ne pouvait être compris sans que soit précisé de qui provenait la déclaration. Augustin critiquait déjà, dans son De doctrina christiana, l’attribution de l’efficacité à certains signes (amulettes, augures, incantations) : les signes n’ont comme valeur que celle que les hommes décident de leur donner, mais n’en ont aucun en eux-mêmes. La décision de qualifier un effet de miraculeux ou de démoniaque, surnaturel ou naturel, comme la nature des conditions ou preuves devant confirmer ce jugement, dépendait bien d’une revendication d’autorité208. Nous avons rencontré plusieurs cas où les déclarations pouvaient être contradictoires, comme celles de la vetula, du médecin, du théologien pour les incantations, de l’Église officielle ou de ses dissidents pour le baptême. Cette question est abordée de façon théorique par certains auteurs, notamment à propos des actes normatifs. Duns Scot explique que le sacrement en tant que « signe efficace » doit être à la fois institué et « promulgué », et que la certitude quant à l’efficacité ne peut être déclarée que par celui qui est garant de son efficacité. La validité du serment dépend de conditions formelles, mais, en cas de doute, c’est toujours l’autorité ou l’usage qui tranche. Si le vœu est déclaré acte volontaire et libre, l’obligation qui s’en suit, pour certains du moins, ne l’est pas, et la commutation ou la dispense du vœu est soumise à la puissance du dispensator. Il faut insister sur le manque d’unanimité dont témoignent les textes, malgré la densité théorique dont ils font parfois preuve, et ce à propos de nombreuses pratiques, à la fois sur l’énoncé des procédures et conditions, et sur les jugements de validité. L’univers de croyance particulier qui est celui du Moyen Âge rend la confrontation avec les théorisations contemporaines intéressante bien que difficile. Cette distance suscite des interrogations qui sont certainement traductibles en termes plus généraux, et qui peuvent mener à un dialogue avec certaines analyses contemporaines. La distinction entre ‘illocutoire’ et ‘perlocutoire’ s’est avérée d’une application difficile. De la convention au consensus et à la croyance partagée, c’est plutôt un continuum que nous avons repéré. Le critère de l’uptake, de la contribution du récepteur, a pris des formes diverses selon les actes, avec le cas très particulier – mais théoriquement pertinent – des actes adressés à des puissances surnaturelles (prières, vœux, 208

A. Boureau, « Miracle, volonté et imagination : la mutation scolastique (1270-1320) », Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge. Actes des congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public, 25e congrès, Orléans, 1994, Paris, 1995, p. 159-172.

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exorcismes, etc.). Ce critère s’est révélé d’une pertinence variée, certains actes impliquant une forme de coopération de la part des récepteurs des actes de parole, comme dans l’exemple du baptême ou de la promesse, d’autres pouvant être effectifs sans cette coopération du récepteur, ou même à son insu, comme dans celui des anathèmes, malédictions ou encore de la diffamation. On a vu également que le rôle de l’intention, qui divise les théoriciens d’aujourd’hui, faisait également l’objet d’appréciations divergentes, pour un même acte, et selon les actes considérés. Les hésitations tiennent, d’un côté, à la nécessité contradictoire d’envisager les actes comme effectués par des acteurs doués d’intention, d’un autre côté, de garantir socialement l’efficacité pérenne des performances au-delà des erreurs ou imperfections toujours possibles, et, enfin, de circonscrire la fonction de ces performances humaines par rapport à leurs effets dans un système de causes qui maintient la fonction fondamentale de la cause première. Par ailleurs, la différence spécifique, qui caractérise l’univers de croyance chrétien, est la croyance en un Dieu capable de sonder les cœurs. Elle explique que l’intention du locuteur soit envisagée, pour certains actes du moins, comme le serment, de façon dissociée, avec une obligation contractée à l’égard de Dieu, et une obligation contractée à l’égard de l’interlocuteur, qui n’a accès qu’à l’intention « extérieure », celle que l’interlocuteur juge conventionnellement associée aux paroles prononcées. Là aussi, naturellement, la première obligation n’existe que parce qu’elle est énoncée par un discours qui se proclame autorisé et légitime, et validée par une croyance partagée. La tension entre le plan éthique et le plan institutionnel est sans cesse présente. Dans cet univers de croyance, l’effectuation d’un acte de discours rituel ou normatif (religieux ou juridique particulièrement), indique et implique l’acceptation, explicite ou tacite, des règles qui le régissent et des conséquences qu’il impose. La réalisation d’un acte illocutoire a ainsi l’effet perlocutoire de confirmer et réaffirmer la convention, auprès des protagonistes et de la communauté, et d’assurer la cohésion de celle-ci, raison pour laquelle toute infraction peut apparaître comme une menace à l’ordre social209.

209

La présentation de cette synthèse devant des anthropologues a donné lieu à une confrontation passionnante, qui mériterait d’être poursuivie (colloque The Genesis of value. Comparison in Anthropological Studies of Religion, Paris 14-16 May 2013, organisé par A. Eriksen et A. Iteanu). Cfr les intéressants problèmes soulevés dans la discussion des conceptions de A. Rappaport dans J. Robbins, « Ritual communication… ». 

Index Index nominum Index des manuscrits Index rerum et vocabulorum

Index nominum*1

Abbas Panormitanus, 178 Abbon de Fleury, 146 Abélard, voir Pierre Abélard Abgar d’Édesse, 385, 405 Abraham, 353 Adam, 143, 352, 412, 433 Adam de Perseigne, 272 Al-Farabi, 229, 555 Al-Kindi, 470, 489, 505-506, 537-538, 544, 566, 568, 577 Alain de Lille, 51, 210, 228 Alberic de Rosate, 175 Albert Behaim, 112, 118 Albert de Sarziano, 295 Albert le Grand, 91, 190-191, 194-195, 198, 201202, 359, 432, 448, 456, 516, 534-535, 544, 550, 583 Albertano da Brescia, 209-210, 213, 216, 220, 528, 581 Alcuin, 49, 310-314 Alexandre d’Ashby, 226, 230, 232, 234 Alexandre de Halès, 359-360, 551 Algazel, 447 Ambroise de Milan, 5, 50, 147, 184, 310 Amos, 260, 271, 273 André le Chapelain, 220 Anonyme de Prague, 32, 63 Anonymus ad Cuimnanum, 49 Anselme de Canterury, 12 Anso de Lobbes, 311 Antoine de Padoue, 291-292 Antoni de Radomsko, 133 Antonio Guaineri, 484 Antonin de Florence, 160 Apollonius, 293, 416, 420 Aristote, 36, 44, 52, 212, 222, 229, 444-445, 447, 450-453, 456, 460, 472-477, 480, 485, 489, 492-497, 499-501, 506-507, 533, 545-546, 554-555, 558-559, 567 Arnaud de Sarrant, 293 Arnaud de Villeneuve, 263, 267, 274, 278, 468469, 481, 484 Asdente, voir Benvenuto Asdente *

Astronome, 100 Athanase, 157, 317 Augustin, 25, 28-29, 32, 38, 49-51, 68, 101, 129, 141, 152, 157-158, 186-187, 196, 227-230, 232, 234-235, 253, 306, 322-323, 352-353, 369, 428, 433, 512, 536, 545, 547, 555, 571572, 584 Aurifaber, voir Johannes Aurifaber Avicenne, 148, 443-448, 453-454, 461, 464-465, 475, 485-488, 502, 505-506, 534, 543-544, 567, 577 Baldo de Ubaldi, 181 Barthélemy de Messine, 546 Barthélemy Guiscolo, 269 Bartolo da Sassoferrato, 579 Basile, 296, 541 Bède le Vénérable, 50, 54, 152, 354-356, 363-364 Bene de Florence, 109, 215-216, 219 Benedetto del Corneto, 263 Benoît d’Alignan, 386 Benvenuto Asdente, 267, 274, 279 Béranger de Tours, 50 Bérenger Ganell, 15, 17-18, 411-412, 597 Bernard d’Angers, 90, 105 Bernard de Clairvaux, 339 Bernardin de Sienne, 133, 141, 285, 294-296 Berthold de Ratisbonne, 225 Boèce, 36, 43-44, 60, 62, 232, 544, 558-559 Boèce de Dacie, 60, 62 Bonaventure, 13, 26, 44, 46-47, 64-65, 194, 198204, 261-262, 330, 349, 513, 531-532, 540-541 Boncompagno da Signa, 109, 214-215, 219, 223, 557, 580 Boniface VIII, 116, 120 Bono Giamboni, 220-222, 557 Bouddha, 167 Brigitte de Suède, 263 Bromyard, voir Jean Bromyard Brunetto Latini, 210, 220-222, 556-557, 581 Bruno (Giordano), 5, 492-493, 497-502, 507, 518, 576 Buridan, voir Jean Buridan

Cet index se veut exhaustif pour les noms des auteurs anciens, mais il ne l’est pas pour les personnages historiques, bibliques ou fictifs.

590 Catherine de Sienne, 263 Caton, 220, 372-373 Césaire d’Arles, 352, 383 Charlemagne, 71, 79-86, 88, 89, 91-102, 390391, 393, 401, 403, 404, 524, 597 Charles VI, 175, 285, 412 Charles Ier d’Anjou, 116 Charmide, 466-467 Chrétien de Troyes, 92 Christian Umhauser, 149 Christophe, 155 Chrysostome (Jean), 296 Cicéron, 54, 132, 219-222, 224, 232, 553-557 Clément VI, 116 Cola di Rienzo, 257 Colomban, 390 Conrad IV, 108, 109, 110, 114, 116, 117 Conrad de Marburg, 335 Conrad Celtis, 132, 136, 150-151 Constantin l’Africain, 386, 465-466, 469, 577 Costa ben Luca, 465-467, 469, 502, 506, 577 Cratyle, 25-26 Damascène, 544 Daniel, 386, 400, 419 Dante Alighieri, 14, 31, 38, 258, 267, 282-285, 364, 366, 368, 370-371, 373, 375-376, 570 David, 13, 260, 400-401 Dee (John), 15, 411 Domenico Cavalca, 375 Dominique, 73, 105, 297 Donat, 49, 223 Duns Scot, voir Jean Duns Scot Durand Laxart, 285 Egidio Romano, voir Gilles de Rome Elias, 353 Élisabeth de Hongrie, 327-328, 335-339 Élisabeth de Spaalbek, 281-282 Enguerrand Quarton, 596, planche 7 Enrico del Carretto, 565, 583 Étienne de Cloyes, 266 Étienne Langton, 538, 553 Évrart de Conty, 546 Ezéchiel, 260, 276, 406, 540 Federico Visconti, 556 Filippo Ceffi, 221 Flavius Josèphe, 322 François d’Assise, 155-156, 158, 160, 162, 164, 166, 168, 193, 197, 204, 262, 292, 330, 349, 557, 597 Frédéric II, 108-125, 268-270, 272, 279, 550

Index nominum Galien, 465-466, 469, 471, 475-476, 478, 480, 486 Ganello, voir Bérenger Ganell Gauthier Burley, 33-34, 43-45 Gebeno d’Eberbach, 277 Gélase Ier, 383 Gennade de Marseille, 315 Gentile da Cingoli, 60, 474-482, 488, 567 Gentile da Foligno, 461, 471, 479 Geoffroy de Monmouth, 277, 285 Geoffroy du Chalard, 74 Gérard de Borgo San Donino, 269 Géraud, 390, 400 Géraud de Frachet, 297 Gerbald de Liège, 383 Gerson, voir Jean Gerson Gibert de Nogent, 226 Gilbert de Hollande, 50-54, 152, 445 Gilbert de Poitiers, 51, 53 Gilles de Rome, 554 Giordano Ruffo, 388 Giovanni Balbi, voir Jean de Gênes Giovanni Michele Alberto Carrara, 148 Giovanni Vath, 475 Gombaud de Besora, 71 Gratien, 173-175, 179-180, 184, 192, 312, 356, 358 Grégoire de Rimini, 64 Grégoire de Tours, 96, 105, 328, 330 Grégoire le Grand, 50, 72, 198, 226, 231-232, 353-354 Guiard des Moulins, 596, planche 10 Guido Faba, 109, 215-216, 218-219, 576 Guillaume Court, 273 Guillaume d’Auvergne, 12, 15, 27-28, 228-229, 231, 233-234, 239-253, 410, 433, 457, 459, 526, 530-531, 534-535, 537-538, 545, 554555, 582-583, 598 Guillaume d’Auxerre, 194 Guillaume d’Ockham, 26, 30, 44, 46-47, 50, 6469, 129, 532 Guillaume de Digulleville, 367-370, 595-596, planches 13-15 Guillaume de Lorris, 371, 595 Guillaume de Méliton, 60, 514, 530-531, 569, 578 Guillaume de Sherwood, 35, 39-40, 561 Guillaume de Villiers, 388 Guillaume Durand, 178, 315, 317-318 Guillaume Peyraut, 349, 356, 365-366, 375-376 Haly Abbas, 471 Henri VI, 268

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Index nominum Henri VII, 283 Henri d’Avranches, 111 Henri d’Isernia, 109 Henri de Mondeville, 468 Henri de Ravenne, 74 Hérard, 383 Hermès Trismégiste, 16, 410-411 Hermogène, 25 Hildegarde de Bingen, 263, 277, 316 Hocroel, 425 Homère, 480 Honorius Augustodunensis, 234, 411, 425, 427 Honorius de Thèbes, 411, 423, 425 Horace, 165, 234 Hostiensis, 174-175, 181 Hugon, 81, 82-90, 95, 96, 100 Hugues de Digne, 197, 202, 269-270, 272, 278, 280 Hugues de Flavigny, 367 Hugues de Fleury, 98 Hugues de Pise, voir Uguccione da Pisa Hugues de Saint-Victor, 131, 192, 195, 314, 316, 318-319, 331, 517, 570 Hugues de Saint-Cher, 194-195, 259, 538, 551 Humbert de Romans, 226-228 Ildefonse de Tolède, 308 Innocent III, 115, 120, 291, 335 Innocent IV, 112, 120, 268-270 Iohannitius, 471 Isabeau de Bavière, 285 Isaïe, 265, 271, 272, 276 Isarn, 71-72, 75, 79 Isidore de Séville, 179-180, 306, 308-309, 314315, 352, 390, 414, 428, 549 Jacobus Publicius, 132, 135, 595 Jacopo delle Marche, 133 Jacques, 355, 363, 375-377, 571 Jacques de Dinant, 557, 580 Jacques de Forli, 486-488 Jacques de Fusignano, 583 Jacques III de Majorque, 15 Jacques de Provins, 536 Jacques Despars, 484-485 Jan Szklarek, 133 Jean, 12, 13, 50, 136, 161, 213, 261, 339, 384, 389, 396, 405, 408 Jean XXII, 67, 528 Jean-Baptiste, 261, 263, 384, 387, 388, 405 Jean Bromyard, 356, 527 Jean Buridan, 64, 66, 456, 566 Jean Capistran, 133 Jean Cassien, 353

Jean Damascène, 544 Jean de Gênes, 210 Jean de Jandun, 212, 474, 476-477, 482, 554 Jean de la Rochelle, 359 Jean de Meun, 371, 595 Jean de Montecorvino, 167 Jean de Murs, 546 Jean de Parme, 279-280 Jean de Roquetaillade, 272-273, 276, 278 Jean de Salisbury, 426 Jean de Verdi, 227 Jean de Viterbe, 219-220 Jean Duns Scot, 13, 30, 33, 44, 46, 50, 64, 121, 124-125, 160, 257, 514, 530-532, 551, 560, 570, 573-574, 584 Jean Gerson, 175, 459, 484, 486, 573 Jean le Page, 561 Jean Nider, 346 Jean Scot Erigène, 50, 160 Jean Vath, 475 Jean de Vignay, 596, planches 11 et 12 Jean Wyclif, 33, 44, 65 Jeanne d’Arc, 258, 285 Jérôme, 410, 420, 423, 425 Jésus-Christ, 13, 14, 17, 18, 26, 83, 85, 100, 102, 119, 133, 134, 136, 150, 157, 161-162, 167168, 173, 186, 197, 230, 233, 235, 240-243, 246, 248-251, 253, 260, 261, 263, 266, 285, 287, 292, 296, 299, 305-308, 311, 313, 315, 319-320, 322, 323, 330, 339, 341, 349, 358, 373, 374, 384-391, 393, 395-396, 399-408, 414, 418, 420-421, 424, 430, 487, 513, 515, 516, 522-523, 526, 530, 533, 540, 542, 553, 556, 563, 569, 596, planche 10 Joachim de Fiore, 262, 268-272, 274-280 Johannes Aurifaber, 32, 38 Johannes Balbi, voir Jean de Gênes Johannes Walensis, 227 John Kenningham, 26, 512 John Peckham, 293 John Wyclif, 26, 512 Justinien, 127-128 al-KindƯ, voir Al-Kindi Lambert de Lagny, 39-40, 561 Léon III, 99, 390, 391-393, 395-396, 401, 403, 404, 406 Leonardo Giustiniani, 127 Lodovico da Pirano, 128 Louis Ier, 79, 80, 99, 383, 406 Louis VI, 75 Louis VII, 98

592 Louis IX, 269, 281 Louis de Bavière, 66 Loysel (Antoine), 171 Luc, 14, 136, 253, 305, 307, 310, 312, 317, 322, 323, 384, 390, 392, 396, 405, 575, 595 Luca di Tommè, 596, planche 8 Luther (Martin), 205 Mahomet, 167, 376 Manfred, 108-116, 550 Marc, 136, 307, 396, 405, 408, 420 Marcellus, 341 Margery Kempe, 299-300 Marguerite de Hongrie, 337, 340-341 Marie, 114, 117, 162, 163, 167, 264, 273, 274, 285, 297, 300, 313, 384, 387, 388, 391, 393, 396, 397, 402, 405, 406, 407, 408, 430, 487, 596, planche 7 Marie de Brabant, 281 Marie Robine, 285 Marsile Ficin, 410, 549 Martin de Braga, 220 Martin de Dacie, 60 Martin de Tours, 330 Matfre Ermengaud, 165 Matteo dei Libri, 221 Matthieu, 136, 142, 157, 233, 307, 330, 355, 396, 405, 423 Matthieu Beran, 137-138, 146, 595 Matthieu de Vérone, 138, 147 Matthieu Paris, 112 Merlin, 258, 275, 277, 279 Michel de Césène, 67 Michel de Marbais, 60 Michel Scot, 124-125 Michele del Giogante, 150, 152-153 Moïse, 143, 167, 183, 259, 357, 400, 406 Mondino de’ Luzzi, 468, 481, 484 Montanus, 261 Muhammad, voir Mahomet Nicolas d’Autrecourt, 64 Nicolas de Clamanges, 298 Nicolas de Paris, 34 Nicole Oresme, 15, 28, 445, 459, 503-506, 538, 546, 566, 573, 576-577 Olivi, voir Pierre de Jean Olivi Olivier, 82-86, 96 Opicino de Canistris, 213 Origène, 147, 352, 422 Orose, 101 Ovide, 58

Index nominum Papias, 210 Paracelse, 15, 411 Pascase Radbert, 50 Paul de Tarse, 15, 50, 230-231, 235, 240, 260, 307-308, 312, 353, 358-359, 365-366, 396, 400, 402, 533, 596, planche 9 Paul Diacre, 91 Paulinus de Sklabmierz, 133, 596, planche 2 Pélage, 15, 411 Pelagius de Majorque, 425 Perrault (Charles), 191 Philippe, 162 Philippe Ier, 98 Philippe III, 281 Philippe Calvet, 398 Pic de la Mirandole, 549 Pierre, 75-76, 120, 218, 353, 367, 396, 400, 402, 405 Pierre Abélard, 40-43, 45-46, 230, 358-359, 563564, 571, 573 Pierre Bornemisza, 344 Pierre d’Abano, voir Pietro d’Abano Pierre d’Ailly, 263 Pierre d’Auvergne, 473, 545 Pierre d’Espagne, 34-35, 39-40, 64, 544, 561 Pierre de Benais, 281-282 Pierre de Jean Olivi, 30, 194, 197, 204-205, 262, 272, 280, 529, 531, 563, 570, 579 Pierre de la Broce, 281-282 Pierre de la Vigne, 107, 109-110, 115-116, 121, 123-124, 221, 224, 270, 556 Pierre de Limoges, 257 Pierre de Ravenne, 149 Pierre de Saint-Flour, 471 Pierre des Pouilles, 272 Pierre Franchon de Zélande, 451-452 Pierre Hélie, 550 Pierre l’Ermite, 266 Pierre le Chantre, 320-321 Pierre le Vénérable, 317 Pierre Lombard, 52, 132, 192-196, 199-203, 260, 293, 297, 314-316, 318-320, 358, 414, 517, 529, 551, 570 Pietro d’Abano, 28, 435, 437-456, 461, 472, 478483, 488-489, 502-503, 505, 546, 558, 561, 566, 577, 583 Pietro Torrigiano, 471 Platon, 25-26, 47, 128-129, 466, 469 Pline l’Ancien, 364 Pomponazzi (Pietro), 453-454 Prévostin de Crémone, 359 Pseudo-Alcuin, 310-312, 314 Pseudo-Denys, 422 Pseudo-Guillaume d’Auvergne, 226, 231, 233-234

593

Index nominum Pseudo-Iamsilla, 112-113 Pseudo-Isidore de Séville, 315 Ptolémée (Claude), 372-373 Qus৬Ɨ ibn LnjqƗ, voir Costa ben Luca. Raban Maur, 309, 357 Raymond Béranger, 71 Rainier de Viterbe, 115, 119 Ranulph Higden, 211 Ranulphe d’Homblières, 555 Raoul Ardent, 53, 559, 562, 581 Raoul de Coggeshall, 272 Raoul le Breton, 64 Ratramne de Corbie, 50 Réginald Fontanini, 298 Richard (frère), 285 Richard Brinkley, 33-34, 44-45 Richard de Mediavilla, 194, 197, 205, 560 Richard Fishacre, 530-531 Robert de Basevorn, 211, 557 Robert de Deutz, 50 Robert de Melun, 52 Robert Kilwardby, 56-58, 519, 547 Roberto Caracciolo da Lecce, 133 Roger Bacon, 15, 28, 30-32, 34, 36, 38-39, 48, 51, 56-59, 68-69, 228-230, 233-235, 386-387, 436-437, 454, 459, 469-470, 477, 489, 505506, 519-520, 534-535, 538-539, 545, 547, 549, 555, 561, 567-568, 575, 577-578, 582 Roland, 79, 82, 83, 84, 86-87, 92, 93, 102 Rufin d’Aquilée, 50, 552 Rufin de Bologne, 184-187 Rupert de Deutz, 157 Saba Malaspina, 114 Sadoch le Juif, 426 Salimbene de Adam, voir Salimbene de Parma Salimbene de Parma, 111, 114-117, 213, 225, 263-264 Salomon, 142, 273, 320-322, 356, 410, 412-414, 417, 420-422, 426-427, 563 Samuel, 405 Samuel ha-Navi, 433 Savonarole, Jérôme, 263, 265 Sedulius Scotus, 50 Shakespeare (William), 78 Sibylle, 275, 277, 282 Sicard de Crémone, 316 Siddharta, 167

Simon, 353-354 Simon de Brion, 281 Simon de Faversham, 62, 474 Simon de Tournai, 51, 53-55, 578 Simonide, 130 Socrate, 25, 41-43, 59, 466 Stanislaw Korzybski, 133 Suger, 75 Sulpice Sévère, 310 Tacite, 91, 522, 524, 572, 585 Taddeo Alderotti, 468, 470-472, 475, 485, 567 Télesphore de Cosenza, 274 Tertullien, 157 Théodore de Canterbury, 383 Théophile d’Antioche, 157 Theysolius, 409, 413, 423 Thomas d’Aquin, 12, 15, 23, 30, 45, 58, 64, 76, 131-132, 142, 147-149, 152, 175, 178, 190191, 193-195, 197, 200-203, 211, 226-228, 232-234, 236, 259-262, 271, 273, 321-324, 330-331, 333, 349, 351, 360-361, 364-365, 387-388, 396, 414, 422, 451-452, 457, 475, 514, 518, 530-532, 534, 536-538, 541, 545, 556, 560-565, 569, 571, 573-574 Thomas de Celano, 330, 349 Thomas de Chobham, 23, 226, 228, 232-234, 321-322, 364, 536, 556, 563 Thomas de Tolède, 422 Thomas de Wik, 64 Thomas Murner, 132, 142 Tommaso del Garbo, 485 Toz le Grec, 416 Turpin, 82, 84, 90, 99 Ugo Benzi, 488 Uguccione da Pisa, 118, 121, 123, 549 Ulricus Crux de Telcz, 140, 596, planches 3 et 4 Urso de Salerne, 462-466, 470-471, 478-479, 489, 577 Valentinus de Monteviridi, 136, 150-153, 595596, planche 1 Vincent de Beauvais, 349, 596, planches 11 et 12 Vincent Ferrier, 285, 298-299 Virgilius Maro Grammaticus, 145-146 Yolande d’Aragon, 281

Index des manuscrits

Aberdeen, University Library 25 : 395-397 Aurillac, appartenant anciennement à Hélène Rengade : 389-394, 399-408 Avranches, Bibliothèque municipale 3 : pl. 9

Olomouc, VƟdecká knihovna M I 156 : 141 Oxford, Bodleian Library Ashmole 757 : 227 — — Barlow 35 : 384 — Merton College Library 292 : 62

Berlin, Staatsbibliothek Germ. Fol. 903 : 15 Bourges, Bibliothèque municipale 267 : 276 Brugge, Stadsbibliotheek 97 : 226

Paris, Archives nationales J 429 : 281 — Bibliothèque de l’Arsenal 5080 : planches 11 et 12 — Bibliothèque Mazarine 870 : planche 16 — Bibliothèque nationale de France fr. 1152 : pl. 10 — — fr. 2151 : 388 — — lat. 7486A : 425 — — lat. 8567 : 109 — — lat. 11867 : 120 — — lat. 15738 : 359 — — lat. 16417 : 359 — — Bibliothèque Sainte-Geneviève 1130 : 368, pl. 13-15

Cambrai, Bibliothèque municipale 234 : 164 Cesena, Biblioteca comunale Malatestiana Plut. D XXV 7 : 442 Châlons-en-Champagne, Bibliothèque municipale 270 : couverture Collection privée, Coxe 25, anciennement Amsterdam, Bibliotheca Philosophica Hermetica 114 : 410, 414, 423, 428, 430, 431 Douai, Bibliothèque municipale 434 : 259 Escorial, Biblioteca del real monasterio de San Lorenzo F.I.4 : 475 Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana Plut. 89 sup. 38 : 410, 411, 414, 421, 423, 427 — Biblioteca nazionale centrale II.iii.214 : 410, 411, 425, 428, 429, 431, 432 Halle, Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen- Anhalt 14.B.36 : 409, 410, 411, 413, 415, 423, 424, 426, 433 Kassel, Universitätsbibliothek 4° astron.  3 : 15, 17-19, 411, 412, 413 Kórnik, Biblioteka Polskie Akademii Nauk 1122 : pl. 2 London, British Library Harley 585 : 385 München, Bayerische Staatsbibliothek Clm 849 : 410, 427, 431 — — Clm 4417 : 149 — — Clm 10085 : 322, 429 — — Clm 14245 : 469 Nürnberg, Stadtbibliothek Cent. VI,2 : 475

Praha, Národní knihovna ýeské republika I. F. 35 : 138, 146 — — I. G. 11a : 137, 139, 147, pl. 3 et 4 — — VIII. E. 3 : 140 — Stární knihovna ýeské republika III. A. 11 : 45 Torino, Biblioteca nazionale universitaria E.V.13 : 418 Vaticano, Biblioteca apostolica Vaticana Pal. lat. 957 : 422 — — Pal. lat. 1246 : 475 — — Reg. lat. 1300 : 411, 423, 424 — — Vat. lat. 772 : 475 — — Vat. lat. 1098 : 195 — — Vat. lat. 3180 : 410 — — Vat. lat. 4466 : 468 Wien, Österreichische Nationalbibliothek 3400 : 410, 416, 417, 420, 423, 424, 425, 428, 432 — — 4444 : 144 Wrocław, Biblioteka uniwersytecka III F. 18 : 442 — Ossolineum 734/1 : 150, 151, pl. 1

Index rerum et vocabulorum

actes de langage, 27, 87, 193, 541, 554 actes de parole, 9, 11-14, 26, 155, 329, 511, 515, 525-526, 529-530, 540, 551, 557, 562, 568, 570-571, 576, 580-581, 583, 585 action à distance, 10, 444-445, 447-448, 453, 464-465, 478, 482, 487-488, 533-534, 567 adjuration, 175, 306-311, 313, 322-325, 384, 410, 429, 466-467, 514, 518, 523, 528, 571 adjurer, 306-307, 310-311, 314, 323-324, 384, 405, 514, 519, 522 affirmation, 24, 34, 40, 42, 44-45, 52-53, 90, 181, 332, 480, 561, allocutaire, 68, 88, 90, 515, 517-523, 572 amulette, 13, 382-383, 385-386, 389, 394, 467, 540, 548-549, 571, 584 anathème, 75-76, 357, 516, 524-525, 527, 548, 585 ange, 17-18, 27, 85, 88, 105, 162, 235, 259, 261, 278, 285, 309, 313, 322-323, 330, 365, 383, 385, 390-391, 393, 396-397, 403, 406-407, 409, 411-412, 414-415, 417, 419-421, 424428, 432-433, 449, 451, 455, 483, 504, 511, 516, 534, 548, 563, 573, 596 anthropologie, 5, 11, 129, 189, 222, 256, 331, 351, 382, 435, 456, 507, 512, 566, 578 apotropaïque, 314, 427 aristotélicien, 36, 131, 371, 444-445, 452-455, 474, 478, 480, 492-493, 495, 498, 505, 530, 534 ars dictaminis, 108-110, 121, 132, 150, 215-216, 221, 224, 501, 554, 556 ars notoria, 14, 410, 413-414, 417-420, 422, 424, 426-427, 429, 441, 483, 514, 538, 543, 553, 562-563, 595 ars praedicandi, voir art de prêcher art de prêcher, 12, 15, 113, 133, 149, 211, 226, 229-231, 233-234, 236, 554, 556 art de prier, 251 art épistolaire, voir ars dictaminis, dictamen astre, 436, 441, 449, 456, 477, 483, 486, 488, 568 astrologie, 23, 114, 136, 257, 321, 387, 409, 437, 441-442, 480, 492, 503, 518, 539, 558 astrologue, 119, 121, 279, 488 attestation, 172, 181, 195-196, 201-202, 347, 523 auditeur, 5, 31, 38, 40, 48, 53, 56-57, 60, 63, 66, 68, 90, 133, 225, 227-228, 236, 240, 243, 245-

248, 253, 289-290, 292, 296, 366-367, 376, 436, 444, 450-451, 453, 462, 464, 480, 483, 492, 495-496, 499-503, 505, 507, 519-521, 524, 534, 537, 543-546, 555-557, 562, 564, 569, 576-578, 580 automalédiction, 350, 517 aveu, 15, 313, 321, 325, 517, 523, 558-559, 573, 581 avouer, 324-325, 517, 575 baiser, 163, 243, 531 baptême, 31, 60, 187, 196, 199, 202, 240-242, 244, 249, 252, 308, 310-312, 319-320, 325, 427, 515-516, 526, 529-530, 553, 565, 569, 572, 574, 578, 581-582, 584-585 baptiser, 12, 186, 319, 424, 515-516, 522, 581 bénédiction, 13, 307, 310, 314, 319, 331-333, 346-347, 349, 351-352, 355, 357-358, 427, 430, 462-463, 515-516, 519, 533, 542, 577, 580 bénir, 299, 318, 349, 365, 515, 521, 533, 542 blasphème, 188, 351, 355, 527, 572 brevet, 381, 383-399, 401, 403, 405, 407, 521, 540-541, 595, 598 causalité, 10, 23, 27, 30, 74, 90, 92-93, 95-96, 104, 197, 205, 243, 255, 265, 281, 331, 340, 346, 415, 435-437, 439-443, 445, 447, 449, 451, 453-455, 457, 460, 462, 464, 470-472, 477, 479-480, 482-483, 529-533, 537, 551, 565, 583, 598 — naturelle, 27, 74, 331, 435, 460, 533, 537 cause — première, 436, 455, 460, 516, 529-531, 552, 565, 568-569, 585 — naturelle, 440, 460, 513, 533-534 — seconde, 13, 455, 460, 515-516, 529-532, 568569 character, 387, 390-391, 404, 407, 414, 442, 469, 549 charme, 13, 331-334, 341, 344-345, 347, 381385, 391, 425, 441, 469, 484, 519, 521-522, 540, 543, 574 compassion, 227, 251, 447, 488 componction, 227, 236 concio, concinatio, voir harangue

596 conditions de félicité, 350, 511, 515, 517, 542, 560 confesser, 228, 300, 312-313, 575 confesseur, 299-300, 320, 328, 335, 341, 387, 431, 516, 558-559, 573, 579 confession, 10, 15, 131, 166, 209, 248, 252, 299, 313, 320-321, 325, 391, 396-397, 427, 517, 558-559, 563, 573, 579, 581, 583 confiance, 10, 161, 186, 188, 209, 218, 228, 243, 291, 296, 300, 334, 338, 386, 424, 446, 448451, 453, 462, 464-472, 474-475, 477-481, 484, 496, 500, 502-503, 505, 520, 522, 527, 568, 576-578 conjurateur, 427, 432 conjuration, 175, 177, 306, 309, 325, 332, 381382, 388, 421, 429-432, 438-439, 504, 514, 523 conjurer, 295, 313, 421, 429-430, 482, 519, 523 consécration, 60, 73, 191, 199, 310, 427, 430, 514, 522, 553, 560-561 — eucharistique, 73, 522 consensus, 73, 224, 311, 515, 517, 556, 580, 584 — matrimonial, 517 consentement, 5, 199, 241, 311, 551, 572 contagion, 447-448, 463, 465, 482, 534, 544 contrainte, 37, 68, 186, 199, 322-323, 333, 428, 432, 517, 526, 545, 573 credulitas, 187, 424, 426, 573, 576 crédulité, 18, 187, 424, 426, 463-464, 500, 503505, 566, 573, 576 croyance, 5, 17, 89, 108, 171, 177, 180, 182, 184, 186-187, 256, 272, 280-281, 427, 463-465, 467, 491, 500, 502, 504, 511, 520, 525, 532, 547, 566, 571-573, 582-585 damné, 365-368, 372, 524, 596 de virtute sermonis, 49, 51, 53, 55, 57, 59, 61, 63, 65-67, 69, 521, 597 démon, 12, 14, 27, 185, 253, 290, 305-314, 316318, 320-325, 329, 367, 383, 391, 396, 402, 408-409, 411, 415, 424, 427-432, 436-440, 669, 454-457, 560, 464, 503-504, 511, 514, 518-519, 522-523, 525, 527-528, 534-535, 538, 549, 566, 571, 573, 575, 596 démoniaque, 27, 290, 307, 310, 389, 428, 430, 433, 435-440, 456-457, 483, 503, 513, 533, 535, 537-538, 549, 561, 584, 596 déprécation, 72, 117, 324, 405-406, 419, 421, 514, 518 destinatif, 535 déterminisme, 10, 492, 575 détournement, 11, 306, 323, 528, 571 detractio, 365-366, 369, 375, 514

Index rerum et vocabulorum diable, 9, 119, 136, 240, 244-245, 248, 250, 252253, 305-309, 311, 313, 316, 318-324, 373, 396, 406-407, 440, 456, 514, 519, 525-526, 548, 565, 596 dictamen, 108-109, 119-125, 215, 219, 221, 554, 556 diffamation, 98, 368, 372, 520-521, 527-528, 571, 585 divination, 23, 190, 257, 271, 321, 329-330, 387, 409, 456, 518, 540 divinatoire, 390 djinn, 431 dormeur, 451-454, 570 droit, 5, 9, 12, 110, 132, 149, 169, 171-173, 175179, 181-182, 184-186, 188, 192, 196, 198, 204-205, 239, 260, 306, 315, 350, 518, 523, 559, 570, 572-573, 579, 583, 597 efficace, 13, 23, 26-27, 30, 58, 60, 71, 73, 75-81, 83, 85-87, 89-91, 93-95, 97, 99, 101-105, 107, 128, 174, 182, 185, 193, 228, 230, 235-237, 239, 242-243, 250-251, 255, 263, 265, 268, 282, 287, 305, 308, 311-312, 325, 331-332, 338, 351-354, 356, 358, 409, 414, 416, 420, 422, 425, 427-428, 432, 436, 451, 455, 460, 464, 467-468, 484, 491, 499, 506-507, 511, 514, 522, 551, 556, 561, 568, 573-575, 577, 584, 597-598 efficacité, 5, 9-13, 15-16, 23, 26-27, 30, 50, 55, 73, 77-78, 82, 95, 104-105, 120, 145, 171173, 178-180, 185, 189-191, 193, 195-197, 199, 201, 203-205, 209, 219, 222, 228, 234, 237, 239-240, 248, 250-253, 255, 278, 285, 288, 301, 305-307, 309, 312, 314, 316, 321, 325, 327-329, 331, 346-347, 349-355, 357, 359-361, 409-410, 412-415, 417, 419, 422, 425, 427, 432-433, 436-440, 444-446, 448, 450, 453, 457, 463, 481, 483-484, 488-489, 491-492, 495-497, 499, 503-504, 506-507, 511-514, 522, 525-527, 529, 535-536, 538540, 542-543, 545-547, 549, 552-553, 557559, 562-565, 568-569, 571-573, 575-576, 578, 581-585, 597-598 — symbolique, 73, 185, 511-512, 578 émotion, 9-10, 166, 225, 231, 234-236, 446, 464, 470-473, 476, 478-481, 485, 488-489, 495, 501, 543, 555-556 enchanteur, 451, 464, 479, 486, 501, 503 energeia, 512 engagement, 5, 171-182, 184, 186, 190, 192, 198, 200, 205, 220, 240-241, 244, 267, 358, 517, 524-525, 551, 570, 572, 581 envoûtement, 534

Index rerum et vocabulorum étymologie, 48, 54, 107-109, 111, 113, 115, 117126, 171, 221, 314, 549, 556, 597 eucharistie, 50, 73, 311, 331, 441, 483 eucharistique, 13, 73, 483, 521-522, 525, 550, 561, 583 ex opere operantis, 565 ex opere operato, 415, 427, 565, 571, 574 excommunication, 263, 356-360, 524 exhortation, 15, 75 exhorter, 123, 210-212, 215, 248, 258, 262, 556 exorciser, 306-307, 309, 315, 319-320, 429-430 exorcisme, 13-15, 290, 305-323, 325, 339, 346, 410, 421, 425, 427-431, 463, 514, 518-519, 523, 525, 551, 562, 575, 577, 580, 582, 585, 596, 598 exorciste, 9, 14, 305, 307-311, 314-318, 320-321, 324-325, 412, 427, 432, 527, 562, 566, 575 fascination, 111, 257, 445-448, 465, 474, 482, 534, 567 fides, 184, 186-188, 243, 413, 419, 424, 463, 465, 505, 573, 576 fiducia, 423-424, 426, 465 formule, 9-10, 12-13, 15, 23, 27-28, 30, 53, 5960, 75, 92-95, 98, 114, 147, 187, 192, 202, 237, 240, 250, 253, 271, 276, 285, 307-309, 311-312, 314-317, 331, 333-334, 336, 341, 344-345, 347, 349-352, 382-383, 385-387, 389-392, 413, 420, 427, 429, 431-432, 436, 440-441, 444, 450-453, 457, 462-463, 483484, 501, 503, 506, 511, 513-517, 519, 521526, 529-530, 537, 548-553, 557, 559-563, 569, 571, 576, 578-579, 581-584, 595 gab, 71, 73, 75, 77, 79-81, 83, 85-97, 99, 101-103, 105, 524, 570, 597 géomancie, 483 geste, 11, 24, 75, 78-81, 90-91, 94-95, 98, 101104, 189, 194, 234-236, 240, 247, 289, 305, 310-312, 314, 319, 325, 330, 332, 338-339, 491, 516, 531, 556, 558, 580, 583 glossolalie, 287-288, 293, 420, 563-565 grâce, 15, 59, 149, 235-236, 252, 293, 317, 319, 401, 408, 424, 467, 512, 556, 563-564, 574 grammaire, 9, 17, 23, 27, 56-58, 87, 128, 214, 412, 418, 470, 475, 505, 514, 544, 547, 551, 555, 595 gratia sermonis, 15, 235-236, 556, 563-564, 574 guérison, 10, 13, 83, 320, 334, 338-340, 386, 453, 461-463, 465, 469-470, 472, 474-475, 477, 479-480, 482-483, 489, 502-503, 516, 522, 527, 563, 576-577, 582-583, 596 guérisseur, 339, 342, 345, 347

597 harangue, 210-212, 215-217, 221, 223, 235, 293, 556 illicéité, 177-178, 184 illicite, 177-179, 184, 356, 527, 535, 543, 583 illocutionary acts, 518, 525 illocutoire, 11, 88-90, 513, 515-516, 519, 525527, 539, 542, 547, 584-585 image, 5, 11-12, 14, 19, 21, 36, 48, 53, 65, 82, 127, 129-137, 139, 141-145, 147-150, 152, 155-163, 165-168, 190-191, 215, 230, 235, 239-241, 243, 245-251, 253, 266, 276, 285, 305, 341, 349, 352, 354, 363, 365-366, 368369, 372-375, 386, 411, 418, 430, 447, 460461, 464, 473, 477, 485-486, 502, 504-505, 507, 514, 526, 536, 538, 541-544, 555, 567568, 583, 596-598 imagination, 107, 129-130, 134, 443-444, 447, 453, 461-462, 464-465, 473, 476-479, 482, 484-487, 500-502, 505-507, 533-534, 542, 566-567, 576-577, 584 imprécation, 349-350 incantation, 10, 27-28, 328, 331-333, 344-346, 383, 386, 438-440, 446, 448-449, 450-453, 459-462, 464, 466-468, 470, 477, 479-482, 484, 489, 501, 503, 506, 520, 522, 527, 537, 573, 577 incantatoire, 27, 449-450, 459, 464, 501, 503, 527, 576 increpatio, 308-310, 314, 320, 514 injure, 98, 101, 360, 528, 571 institution, 14, 27, 51, 55, 68, 73-74, 128, 179, 184-185, 191-192, 203, 257, 262-263, 412, 414, 511, 513, 518, 530, 537, 541, 553, 559, 569, 578 insulte, 89-90, 345, 351, 520, 572, 574 intellect, 30, 32, 44-46, 251, 455, 477, 537, 544, 555, 560-561 intention, 5, 10, 26, 30, 38, 42, 51, 56-60, 66-69, 74, 88, 98, 177, 179-181, 196, 198-201, 203, 217, 247, 287, 308, 323, 325, 328, 344, 354, 358, 363, 440-442, 466, 476, 505, 517, 523524, 528-530, 539, 541, 551-552, 565, 567572, 575, 577-578, 580-581, 583, 585 — locuteur, 26, 42, 56-57, 60, 67-68, 88, 196, 323, 568-569, 580, 585 invocation, 166, 175, 186-187, 201, 308, 310, 323-325, 335-336, 385, 395, 412, 419, 424, 430, 433, 514, 518, 522-523, 548 invoquer, 175, 179, 182, 186, 306-307, 311-312, 314, 323, 338, 395, 403-404, 421, 430, 503504, 527, 571, 575

598 juridique, 67, 73, 77, 110, 119, 122, 171-172, 175, 177, 181, 190, 195-201, 206, 335, 356-360, 520, 551, 576, 582, 585 juriste, 172 karacter, voir character licite, 10, 173, 177, 179, 353-354, 398, 535, 543, 580, 583 liturgie, 9, 11-12, 58, 157, 266, 306-317, 320-321, 329-330, 341, 430, 441, 547, 553 liturgique, 196, 242, 265, 306, 311-312, 316, 319, 321, 325, 333, 350, 421, 442, 512, 550 locuteur, 5, 10, 26, 28, 31-32, 35-38, 40, 42, 4748, 55-60, 67-69, 87-90, 93-94, 96, 190, 196, 287-290, 301, 323, 350, 354-356, 365, 367368, 372, 376, 381-382, 387, 409-411, 415, 419, 422-423, 426-429, 432-433, 436-438, 444, 446, 449-451, 453, 462, 464, 483, 496, 505-507, 511, 513, 515-518, 520, 522-527, 530, 532, 534, 540, 542-544, 547, 549, 551, 555, 560, 562-570, 572-576, 578, 580, 585 locutoire, 539, 547 logique, 9, 17, 24, 33, 36-37, 39-40, 44, 46, 49, 51-53, 55, 62, 66, 68, 109, 115, 117, 122, 143, 184, 202, 217, 221, 229, 386, 412, 427, 437, 442-443, 451, 454, 461, 475, 492, 500, 514, 543, 551, 554-555, 559, 561-562, 573, 579 magicien, 9-10, 16, 267, 346, 382-383, 410-412, 415, 421-423, 425, 431, 457, 486, 504-506, 522, 527, 539, 561, 566, 582 magie, 5, 9-10, 14-15, 17, 19, 23, 26, 28, 108, 190-191, 257, 321-323, 329-330, 332, 336, 344, 379, 381-383, 385, 387-388, 393-394, 397-398, 409-413, 415, 417, 419-423, 425, 427, 429, 431-433, 436-437, 441-442, 448, 450, 480, 483-484, 486, 492, 497-501, 503507, 512-514, 518, 523, 528, 533-536, 548549, 553, 558, 565, 574-575, 583, 597-598 magique, 13, 15, 17, 23, 27, 107, 117, 126, 157, 176-177, 190, 250, 253, 323, 329, 332, 337, 342-343, 351, 381-389, 391-397, 399, 401, 403, 405, 407-408, 410, 412, 415, 421, 423, 425, 427-430, 439, 441-442, 448, 450, 459, 477-478, 481, 488-489, 497, 499, 501-504, 512, 521-522, 531, 533, 535, 537-538, 540, 548-549, 552, 566, 572, 574, 582-583, 595 maléfice, 13, 123, 276, 327, 329, 331-333, 335, 337, 339, 341, 343, 345-347, 349-361, 367, 390-391, 400-403, 431, 462-463, 487, 515516, 518, 523-525, 527, 548, 550, 571, 577, 585, 598

Index rerum et vocabulorum mariage, 193-194, 199-200, 240-243, 281, 526, 551, 557, 570 maudire, 121, 349, 352-354, 356, 358-359, 571 maudit, 183, 344, 350-351, 353-354, 358-359, 515-516, 525, 527 médecin, 232, 272, 315, 317, 321, 435, 439, 441442, 446, 448-450, 453, 462-465, 467-470, 472, 474-475, 478-479, 481-484, 486-487, 489, 494, 498-502, 506, 516, 518, 522, 527, 566, 577, 582, 584 médecine, 5, 9-10, 12, 28, 315-316, 379, 387-388, 437, 441, 444, 461-462, 465-468, 470-471, 473, 475, 480, 484, 486, 489, 492, 499, 503504, 506, 536, 546, 558, 563, 598 médical, 77, 134, 388, 441-442, 445, 460-462, 475, 489, 506, 539, 543, 566, 576 médisance, 351, 360, 520-521, 527, 571 mémoire, 127-141, 143-153, 164, 176, 258, 264, 290, 389, 395, 473, 476, 541-543, 595, 597 menace, 89-90, 215, 227, 231, 332, 338, 343-344, 347, 352, 357, 360, 524, 560 mensonge, 98, 101, 185, 571 méreaux, 242, 531 miracle, 13-14, 74, 83, 90, 96-97, 103, 105, 287288, 291-292, 296, 299-300, 311, 320, 323324, 327-329, 331, 333-341, 343, 345-347, 487, 521, 524, 528, 533, 540, 564-565, 574, 584, 598 miraculeux, 288, 292, 301, 332, 339, 486, 519, 574, 582-584 mnémonique, 128, 138, 143, 149-150, 543, 595 musique, 11, 15, 27, 83, 147, 151, 223, 234, 544546, 555, 583 naturalisme, 27-28, 435, 437, 439, 441, 443, 445, 447, 449, 451, 453, 455-457, 459-462, 489, 533, 598 naturaliste, 25, 27, 134, 435, 454-457, 459-462, 484, 486, 489, 533, 536 nigromancie, 23, 257, 321-323, 387, 395, 409412, 414-415, 423, 428, 431, 433, 503, 518, 535 obligare, 195, 198-199, 203, 500, 517 obligation, 156, 174, 177, 179, 182, 185, 194, 197, 199-200, 202-204, 239, 253, 517-518, 523, 529, 539, 551, 560, 570, 572-573, 580, 584-585 obsecratio, 514 occulte, 182, 478, 485, 535-536, 549 opératif, 27, 78, 495, 522, 537, 560-561 orateur, 130, 211, 215, 217, 221, 225, 227, 235, 296, 492, 495-496, 498-501, 504-505, 542,

Index rerum et vocabulorum 554, 558, 562, 564, 576 ordination, 39, 143, 192-193, 198-200, 310-311, 314-318, 515, 565 ordonner, 39-40, 73, 76, 85, 92, 103, 191, 253, 317, 519, 569 ordre, 72, 86, 91-92, 176, 217, 307, 309, 315, 320, 322, 345 osculum, voir baiser pacte, 27, 175, 187, 197, 205, 239, 249, 323, 328, 331, 342, 346, 357, 396, 415, 428, 432-433, 456, 513, 526, 528, 530-531, 535, 538, 540, 549, 560-561, 570, 574 parjure, 14, 173-175, 177, 179-180, 188, 351, 355, 375, 518, 523, 528 péché de langue, 13, 173, 365, 367, 371, 375376, 520, 527, 571 performatif, 12-14, 28, 87, 90, 116, 121-122, 174, 255, 305, 311, 329, 350-351, 361, 409, 415, 420, 427, 435, 441, 450, 491, 514-517, 519523, 525-526, 531, 547-549, 553, 560-562, 575, 584 performativité, 9, 11, 88, 107, 110-111, 166, 189, 192, 442, 491-492, 512, 541-542 perlocutoire, 11, 91-92, 525, 527, 542, 584-585 persuasion, 10, 71, 75, 122, 165, 211, 228, 468, 492, 495-496, 503-504, 545, 555, 573, 576, 583 philosophie, 5, 9, 12, 23, 26, 28-30, 33, 36, 39, 41, 44, 46, 64-65, 67, 87, 129, 210, 215-216, 226, 229, 232, 259-260, 262, 413, 443, 446448, 455, 459-460, 465-466, 474, 491, 512, 523, 533, 549, 555, 559 politique, 9, 11, 77, 107-108, 110-111, 113, 121, 125-126, 156, 188, 209-217, 219-224, 256258, 260, 263-264, 268, 270, 276-277, 283285, 367, 472, 496, 498, 539, 545-546, 554, 556-557, 572-573, 576, 581, 597 potentia, 31, 76, 79, 142-143, 218, 401, 499, 512513, 574 potestas, 49, 74, 76, 213, 313, 315, 317, 319, 323324, 350-351, 357, 363, 365, 367, 369, 371, 373, 375, 377, 406, 412-413, 415, 438-439, 512, 598 pouvoir des mots, 1, 3, 9, 11, 13, 15, 17, 23-29, 31, 33, 35, 37, 39-41, 43, 45, 47, 49, 71, 7475, 78, 86, 107, 127, 129, 131, 133-135, 137, 139, 141, 143, 145, 147, 149, 151, 153, 155, 158, 171, 182, 189, 209, 222, 225, 230, 239, 255, 287, 305-306, 313, 327, 329-332, 336, 338-342, 345, 347, 349, 363, 381-383, 385, 387, 389, 391, 393, 395, 397, 399, 401, 403, 405, 407, 409, 418, 435-437, 440, 454, 459-

599 460, 465, 470, 491, 511-513, 529, 533-534, 536, 546, 582, 597-598 praecantatio, 441, 448-449, 451-452, 481-482, 514 praecantator, 451, 453, 481, 503 prêche, 136, 241, 261-262, 292, 297, 520 prêcher, 12, 15, 113, 133, 140-142, 149, 155, 211, 224-227, 229-234, 236-237, 249, 292, 294295, 299, 301, 554, 556, 563 prédicateur, 10, 15, 77, 100, 133, 136, 209, 211212, 223, 225-237, 258, 262-264, 285, 291, 295-299, 356, 539, 555-557, 562-564, 582583 prédication, 5, 15, 23, 26, 28, 40-43, 45, 52-53, 75, 78, 80, 133, 142, 152, 155, 163, 166-167, 207, 210-211, 213, 225-233, 235-237, 239, 241-243, 245, 247, 249, 251, 253, 258, 263, 265-266, 291-292, 294-295, 297-299, 301, 520, 539, 543, 554-557, 563-564, 572, 582583, 597-598 prédiction, 88-89, 256, 263, 271, 273, 276, 279, 322, 483 prêter serment, 171, 173, 175, 177-179, 181, 183, 185, 187, 517, 597 prier, 71, 85, 175, 251, 300, 327-328, 331, 519, 526, 554 prière, 10, 23, 28, 72, 76, 85, 102, 105, 133, 157, 251-253, 273, 287, 290, 293, 297, 300, 310, 312-313, 318-319, 322-323, 327-328, 330334, 337-340, 344, 346-347, 357, 381, 383, 387, 390-392, 395-398, 421-422, 425-427, 441, 483, 514, 518-519, 521-522, 525-526, 528, 537, 540, 543, 551, 554, 558, 566, 573, 575, 580, 584, 595 promesse, 10, 15, 72, 83-84, 87-90, 92, 94, 96, 175, 181, 184, 193, 195, 197-203, 226, 241, 322, 333-334, 336-337, 375, 463, 468, 516517, 523, 551, 560, 569-570, 573, 579, 585 promettre, 71, 80, 87, 182, 197, 199, 202-203, 227, 241, 243, 246, 249, 273, 294, 391, 463, 516-517, 524 prophète, 9, 13, 167, 257-261, 264, 267, 271-275, 277, 284-285, 313, 349, 352-353, 399, 404, 426, 433, 500-501, 540, 564, 567, 576, 582 prophétie, 5, 124-125, 207, 210, 255-256, 258259, 261-263, 271-273, 276-278, 281-282, 285-286, 352, 520, 563-564, 572, 576, 597 prophétique, 95, 121, 125, 255, 257-271, 273279, 281-286, 301, 419, 564-565, 598 prophétisme, 255, 257-258, 260-263, 267-268, 275, 282, 284-286, 293, 563, 565 psaume, 10-11, 13, 112, 260, 265, 297, 312-313, 395, 421, 514, 519, 528, 575, 580

600 psychosomatique, 450 raptus, 545-546 ravir, 228, 234, 555 ravissement, 545 récepteur, 28, 30, 204, 451, 491, 500, 502, 511, 515, 534, 540, 542-544, 568, 572-578, 584585 relique, 81-83, 85, 90, 93, 95, 98-100, 104-105, 166, 291, 329, 333, 337, 339, 533 rhéteur, 110, 124, 129, 237, 253 rhétorique, 9-10, 15, 17, 24, 75, 107-110, 112114, 120-125, 129-132, 135, 150, 171, 209, 211-212, 214-216, 219-227, 229, 231, 233, 235-237, 251, 253, 270, 276, 352, 412, 449, 454, 468, 470, 479, 483, 492-493, 495-496, 500-501, 507, 519-521, 539, 542, 545-546, 553-557, 559, 563, 567, 575-576, 581, 597598 rituel, 5, 9, 11, 13, 23, 60, 73, 78, 80, 86, 107, 128, 167, 181, 185, 239, 305, 308-309, 311, 313, 315, 317, 320-322, 325, 332-333, 338, 346, 350, 382, 388, 418, 421, 423-424, 427-430, 432, 436, 439, 460, 511-512, 525, 530, 535537, 542, 548, 551, 565, 569, 575, 580, 585 sacramentaux, 319 sacramentel, 27, 73, 193, 199, 314, 318, 321, 331, 351, 512, 521, 531, 536, 551, 558-560, 568, 571, 577, 583 sacrements, 10, 12-14, 23, 26-28, 58, 73-74, 9697, 100, 175, 178, 185, 187, 192-197, 199200, 202, 205, 239-242, 248, 306, 308, 310, 314, 316, 318-320, 329-331, 346, 352, 355, 358, 414-416, 419, 433, 455, 463, 483, 511512, 514, 517-518, 525-526, 529-530, 532, 537-538, 547-548, 550-553, 557, 562, 565, 569, 571-572, 574, 577, 582-584 sceau, 114, 246, 248-249, 394, 428, 531 serment, 10, 13-15, 23, 80, 89-93, 96-98, 101102, 105, 171-188, 193, 198, 204, 239, 241, 307, 309, 322, 329, 333, 351, 431-432, 514, 517-518, 523-524, 528-529, 539-540, 551552, 556-557, 560, 569-570, 573, 578-582, 584-585, 597 sermon, 10, 14, 50, 124, 133, 173, 204, 219, 225229, 233-236, 239-253, 263, 269, 290, 296, 306, 308, 310, 519-520, 536, 555-557, 576, 581, 596 signification, 12, 23, 25, 28, 31-33, 35-37, 39, 41-44, 47, 53-54, 61-62, 64, 124, 126, 142, 144-145, 148-150, 152-153, 240, 383, 417, 419, 426, 436, 459, 504, 513, 536-537, 541,

Index rerum et vocabulorum 544, 547-549, 551-552, 560-561, 567, 572, 578, 580 silence, 293, 295, 300, 335, 346, 558 simulation, 373, 528, 577 sincérité, 186, 503, 558, 57 souhait, 86, 190-191, 332, 349, 352, 360, 50 sorcier, 15, 332, 342-347, 522, 524, 528, 535-536, 538, 542, 565, 571, 582 sort, 94, 196, 255, 306, 370, 382, 543, 596 sortilège, 484, 535, 583 species, 113, 122, 174-176, 181, 473-481, 485-488, 500, 502-503, 544 spiritus, 18-19, 157, 236, 271, 274, 293, 307, 309311, 313, 317, 319-320, 323-324, 356, 384, 387, 390, 393, 395-396, 399-407, 409, 411413, 415, 423-424, 426, 430, 438-439, 452, 462-464, 471-472, 474, 485, 488, 501, 516, 522, 545 stipulatio, 171 superstitieux, 446, 482, 487 superstition, 151, 389, 527-528, 573 supplication, 71, 189, 217, 334-335, 338, 343, 535 surnaturel, 5, 9, 27, 103-104, 189, 191, 258-259, 266, 281, 283, 288-289, 294, 328-330, 335, 457, 460, 472, 485, 489, 513, 517, 519, 524, 530-535, 538-540, 573, 584 testificatio, 195, 201-202, 517 transsubstantiation, 26 tromperie, 10, 179-180, 199, 503, 528 trompeur, 248, 570 vetula, 439, 527, 566, 584 vigor, 409, 412-413, 423, 512-513 virtus, 11, 18, 23, 26, 49-51, 55, 57-58, 60-68, 107-108, 113, 115, 126, 171-174, 176, 178179, 181-182, 186, 188, 239, 245, 249-250, 252-253, 307-308, 319, 322-323, 331, 335, 354, 361, 373, 390, 396, 399, 401, 404-405, 409-413, 415-416, 419, 421-428, 430, 432, 435-437, 439, 441-443, 445, 447, 449, 451457, 459, 461, 463, 466, 469, 471, 473-476, 482, 484, 489, 499, 502-503, 505, 512-514, 530, 532-533, 536-538, 540, 552-553, 562, 564, 572, 575, 597-598 — sermonis, 23, 26, 49-51, 55, 57-58, 60-66, 68, 512 — verborum, 11, 23, 26, 51, 67-68, 107-108, 115, 126, 171-174, 176, 179, 181-182, 186, 188, 239, 307, 322, 331, 361, 409, 411-413, 422, 425, 427, 432, 435-437, 439, 441-443, 445, 447, 449, 451, 453-457, 459, 461, 484, 489,

601

Index rerum et vocabulorum 502-503, 505, 513, 532, 575, 597-598 vis, 25-26, 34, 41-44, 49-51, 68, 241, 252, 312, 337, 343, 396, 407-408, 412, 425, 428, 446, 448, 460, 493, 512-513, 530, 536, 538, 547548, 560 — verborum, 25, 49

vœu, 72, 75, 91, 94, 105, 119, 189-205, 243, 285, 333-338, 343, 438-439, 514, 517, 523-524, 527, 551, 558, 560, 562, 570, 573-574, 580, 583-584, 597 xénolalie, 15, 287-297, 299-301, 564, 598

TABLE DES FIGURES ET DES ILLUSTRATIONS Couverture Faux Semblant et Abstinence coupant la langue de Malebouche. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Roman de la Rose, Châlons-en-Champagne, Bibliothèque municipale 270, fol. 89v (vers 1340-1350). Dans le texte art. Dolezalova/Kiss Fig. 1. Jacobus Publicius, Oratoriae artis epitoma… insuper et perquam facilis memoriae artis modus. Fig. 2. Gregor Reisch, Margarita philosophica, Strasbourg, Grüninger, 1508. Fig. 3. Début de la liste de lieux mnémoniques dans l’art de la mémoire écrit en 1431 à Erfurt par Mattheus Beran. Fig. 4. Innovation apportée par Mattheus Beran à la liste mnémonique de 100 places. Fig. 5. Liste de lieux mnémoniques organisée visuellement en groupes de cinq. Fig. 6. Liste de lieux mnémoniques utilisée par un Hussite. Fig. 7. Dessin pour la méditation dans l’art de la mémoire Memoria fecunda. Fig. 8. Valentinus de Monteviridi, Notes mnémoniques. art. Boepsflug Fig. 9. 6FXWXP¿GHL (triangle des relations trinitaires) et figure de Dieu triface, gravure sur bois. Fig. 10. Dieu tricéphale, gravure sur bois (1491). Fig. 11. Pantocrator christique triface, icône ; Athènes, musée byzantin. Fig. 12. Trône de grâce, Missel de Cambrai (Cambrai, Bibliothèque municipale 234, fol. 2r, vers 1120). art. Gambale Fig. 13. En Enfer, l’âme du pèlerin et le supplice des traîtres. Guillaume de Digulleville, Le Pelerinage de l’ame. art. Boudet/Descamps Fig. 14. Prières, formules et figures magiques, taureau ailé de saint Luc dans le brevet dit d’accouchement d’Aurillac (vers 1300). art. Véronèse Fig. 15. Ars notoria, version A, 1re figure de la grammaire. Hors texte

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TABLE DES FIGURES ET DES ILLUSTRATIONS

Planche 1. Valentinus de Monteviridi, Notes mnémoniques. Planche 2. Paulinus de Scalbimiria, Figure pour mémoriser un sermon. Planches 3 et 4. Figure pour la méditation du traité 1RWDKDQF¿JXUDP3URDOLTXDOL intelligentia, dessinée par Ulricus Crux de Telcz (Oldĸich Kĸíž z Telïe). Planche 5. Trinité triandrique créatrice, Hortus deliciarum. Planche 6. Paternité, icône, Novgorod (vers 1420). Planche 7. Couronnement de la Vierge (détail), panneau peint par Enguerrand Quarton (1454). Planche 8. Trinité rédemptrice, panneau peint [panneau central de triptyque], par Luca di Tommè (vers 1360). Planche 9. Saint Paul exorcise une femme à Philippes. Elle est allongée, un démon anthropomorphe noir sortant de sa bouche en signe de guérison. Initiale historiée P dans une Bible. Planche 10. Guérison du démoniaque de Capharnaüm (Marc). Le diable, ailé, poilu, cornu, qui sort de la bouche du possédé, tourne le dos au Christ. Guiard des Moulins, Bible historiale. Planche 11. La fille de Dioclétien est guérie du diable par saint Cyriaque. Le démon qui sort de la bouche est le personnage central de l’image. Vincent de Beauvais, Miroir historial, traduction de Jean de Vignay. Planche 12. Exorcisme d’une jeune fille par saint Mathurin. Le démon, sourire à la bouche, semble provoquer le saint qui le domine cependant dans l’image. Vincent de Beauvais, Miroir historial, traduction de Jean de Vignay. Planche 13. En Enfer, l’âme du pèlerin devant le supplice des envieux. D’après le texte, les damnés sont pendus par les yeux, la langue (voire la double langue), les oreilles et les mains. Guillaume de Digulleville, Le Pelerinage de l’ame. Planche 14. En Enfer, l’âme du pèlerin et son ange gardien devant le supplice des gloutons. Ceux qui péchèrent par gourmandise sont étendus sur une table (lieu de leurs abus) ; selon le texte, des diables leur fendent la gorge, en extraient la langue et y jettent du charbon ardent. Guillaume de Digulleville, Le Pelerinage de l’ame. Planche 15. Le Pèlerin rencontrant Envie, Trahison et Détraction. Envie est chevauchée par Trahison, avec un faux visage et tenant un poignard et un pot à onguent, et Détraction brandissant une lance où sont enfilées des oreilles d’homme. Guillaume de Digulleville, Le Pelerinage de l’ame. Planche 16. Pécheur/Hypocrite. La Somme le Roi.

TABLE DES MATIÈRES 5

Irène Rosier-Catach, Avant-propos Introduction

9 17

Irène Rosier-Catach, Le pouvoir des mots au Moyen Âge : diversité des pratiques et des analyses Jean-Patrice Boudet, Julien Véronèse, La Somme de la magie sacrée du maître Bérenger Ganell Arts du langage, littérature et images

23

Laurent Cesalli, Faut-il prendre les mots au mot ? Quelques réflexions logico-sémantiques sur le pouvoir des mots 49 Costantino Marmo, De virtute sermonis/verborum. L’autonomie du texte dans le traitement des expressions figurées ou multiples 71 Éléonore Andrieu, Quand les rhinocéros prennent la parole : le gab et la question de la parole efficace dans Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople 107 Benoit Grévin, L’étymologie en action ? Questions sur la pratique des annominationes de noms propres dans la rhétorique politique du xiiie siècle 127 Lucie Doležalová et Gábor Kiss Farkas, Le pouvoir des mots dans l’art de la mémoire à la fin du Moyen Âge 155 François Bœspflug, Illustrer, faire aimer, faire rêver. Pouvoirs des mots et pouvoirs des images à la lumière des représentations de Dieu-Trinité dans l’art Deux discours normatifs : droit et théologie morale 171 Corinne Leveleux-Teixeira, Prêter serment au Moyen Âge. La virtus verborum au risque du droit 189 Alain Boureau, Le vœu, une parole à l’efficacité disputée Discours public, prédication et prophétie 209 Enrico Artifoni, La politique est « in fatti » et « in detti ». L’éloquence politique et les intellectuels dans les cités communales au xiiie siècle

606

TABLE DES MATIÈRES

225 Carla Casagrande, Sermo potens. Rhétorique, grâce et passions dans la prédication médiévale 239 Franco Morenzoni, Signes, mots et images dans la prédication de Guillaume d’Auvergne 255 Sylvain Piron, La parole prophétique 287 Alessandra Pozzo, Un langage inspiré « efficace ». La xénolalie dans les récits hagiographiques du Moyen Âge Discours bénéfiques, discours maléfiques 305 Florence Chave-Mahir, L’exorcisme des possédés, une parole efficace d’après quelques œuvres doctrinales des vie-xiiie siècles 327 Gábor Klaniczay, L’efficacité des mots dans les miracles, les visions, les incantations et les maléfices 349 Silvana Vecchio, Légitimité et efficacité de la malédiction dans la réflexion théologique médiévale 363 Giacomo Gambale, ‘Par langue les livre a martire…’. La potestas nocendi de la parole Magie, médecine, théories et pratiques 381 Jean-Patrice Boudet, Jean-Pierre Descamps, Pouvoir des mots et brevets magiques 409 Julien Véronèse, La parole efficace dans la magie rituelle médiévale (xiie-xve siècle) 435 Béatrice Delaurenti, La nature à l’horizon. Virtus verborum, causalité et naturalisme 459 Aurélien Robert, Le pouvoir des incantations selon les médecins du Moyen Âge (xiiie-xve siècle) 491 Hélène Bouchardeau, La disposition : un autre point de vue sur l’efficacité de la parole Conclusions 511 Irène Rosier-Catach, Regards croisés sur le pouvoir des mots au Moyen Âge Index 589 Index nominum 594 Index des manuscrits 595 Index rerum et uocabulorum

Planches

Wrocław, Ossolineum, 734/I, fol. 206v-207r (1504).

Planche 1. Valentinus de Monteviridi, Notes mnémoniques

Planche 2. Paulinus de Scalbimiria, Figure pour mémoriser un sermon Kórnik, Bibliothèque de l’Académie, 1122, fol. 24v (avant 1498)

Planche 3. Figure pour la méditation du traité Nota hanc figuram / Pro aliquali intelligentia, dessinée par Ulricus Crux de Telcz (Oldĸich Kĸíž z Telïe) Prague, Bibliothèque Nationale, I. G. 11a, fol. 17v-18r (1491)

Planche 4. Figure pour la méditation du traité Nota hanc figuram / Pro aliquali intelligentia, dessinée par Ulricus Crux de Telcz (Oldĸich Kĸíž z Telïe) Prague, Bibliothèque Nationale, I. G. 11a, fol. 17v-18r (1491)

Planche 5. Trinité triandrique créatrice, Hortus deliciarum, vers 1180 (manuscrit détruit)

Planche 6. Paternité, icône, Novgorod (vers 1420)

Planche 7. Couronnement de la Vierge (détail), panneau peint par Enguerrand Quarton (1454) Villeneuve-lès-Avignon, musée Pierre-de-Luxembourg

Planche 8. Trinité rédemptrice, panneau peint [panneau central de triptyque], par Luca di Tommè (vers 1360) San Diego (Californie), Timken Art Gallery

Planche 9. Saint Paul exorcise une femme à Philippes. Elle est allongée, un démon anthropomorphe noir sortant de sa bouche en signe de guérison. Initiale historiée P dans une Bible Avranches, Bibliothèque municipale 3, fol. 294r (vers 1200-1210)

Planche 10. Guérison du démoniaque de Capharnaüm (Marc). Le diable, ailé, poilu, cornu, qui sort de la bouche du possédé, tourne le dos au Christ. Guiard des Moulins, Bible historiale Paris, BnF, fr. 152, fol. 392v (xive s.)

Planche 11. La fille de Dioclétien est guérie du diable par saint Cyriaque. Le démon qui sort de la bouche est le personnage central de l’image. Vincent de Beauvais, Miroir historial, traduction de Jean de Vignay Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5080, fol. 252r (vers 1335)

Planche 12. Exorcisme d’une jeune fille par saint Mathurin. Le démon, sourire à la bouche, semble provoquer le saint qui le domine cependant dans l’image. Vincent de Beauvais, Miroir historial, traduction de Jean de Vignay Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5080, fol. 277v (vers 1335)

Planche 13. En Enfer, l’âme du pèlerin devant le supplice des envieux. D’après le texte, les damnés sont pendus par les yeux, la langue (voire la double langue), les oreilles et les mains. Guillaume de Digulleville, Le Pelerinage de l’ame Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 1130, fol. 119v, xive s. (troisième tiers)

Planche 14. En Enfer, l’âme du pèlerin et son ange gardien devant le supplice des gloutons. Ceux qui péchèrent par gourmandise sont étendus sur une table (lieu de leurs abus) ; selon le texte, des diables leur fendent la gorge, en extraient la langue et y jettent du charbon ardent. Guillaume de Digulleville, Le Pelerinage de l’ame Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 1130, fol. 124v, xive s. (troisième tiers)

Planche 15. Le Pèlerin rencontrant Envie, Trahison et Détraction. Envie est chevauchée par Trahison, avec un faux visage et tenant un poignard et un pot à onguent, et Détraction brandissant une lance où sont enfilées des oreilles d’homme. Guillaume de Digulleville, Le Pelerinage de l’ame Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 1130, fol. 55r, xive s. (troisième tiers)

Planche 16. Pécheur/Hypocrite. La Somme le Roi Paris, Bibliothèque Mazarine, 870 fol. 89v (1295)