Le nucléaire : un choix raisonnable ?
 9782759809165

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Le nucléaire : un choix raisonnable ? Hervé Nifenecker Président d’honneur de « Sauvons le Climat »

Imprimé en France ISBN : 978-2-7598-0574-7 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences 2011

Préface

Parmi les grands défis auxquels notre société sera confrontée au cours des prochaines décennies, les questions énergétiques donnent lieu à de multiples discussions. En effet, non seulement le mode de vie mais aussi et surtout des problèmes vitaux comme l’alimentation ou la santé en dépendent. La limitation des ressources d’énergie, les aspects économiques et sociaux, les nuisances, les interventions gouvernementales alimentent ainsi quotidiennement les journaux imprimés ou télévisés et suscitent la publication de nombreux ouvrages plus ou moins spécialisés. Cette profusion ne répond pourtant pas pleinement aux interrogations des citoyens, qui souhaitent disposer d’une information à la fois abordable et objective. En particulier, l’énergie nucléaire, qui occupe une place centrale dans les préoccupations de tous ceux qui s’intéressent aux questions énergétiques, donne lieu à des controverses, des non-dits ou des affirmations tranchées, laissant souvent perplexe l’auditeur ou le lecteur. C’est cette constatation qui a incité Hervé Nifenecker à rédiger le présent ouvrage. Celui-ci présente l’originalité d’être organisé en une succession d’une vingtaine de courts chapitres, dont chacun apporte une réponse argumentée à une interrogation sur laquelle circulent trop souvent des idées simplistes ou infondées. Cette structure devrait en faciliter la lecture, puisque la plupart des chapitres sont indépendants.

iii

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

L’auteur, physicien nucléaire, a été amené depuis longtemps à s’intéresser aux problèmes de l’énergie, notamment nucléaire ; il révèle dans l’introduction son parcours personnel dans ce domaine. J’ajoute qu’il a fondé il y a quelques années l’association Sauvons le Climat, qui collecte et diffuse des informations scientifiquement validées sur l’influence possible de l’homme sur le climat. La même approche scientifique prévaut dans le présent texte, de même que dans les remarquables rapports de l’Académie des sciences ou de l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques, méconnus du grand public et trop souvent négligés par l’exécutif. Hervé Nifenecker réussit ici à concilier une telle rigueur avec un agrément de lecture. En tant que chercheur, il sait analyser les facettes diverses et complexes de chacune des questions qu’il aborde, à en mettre en évidence les tenants et aboutissants, à discuter les conséquences possibles, directes ou indirectes, des actions envisagées (ainsi que de l’inaction). Il met clairement en évidence les contraintes imposées par les lois de la nature, souvent ignorées des polémistes ou des adeptes du « il n’y a qu’à ». De plus, l’auteur s’interdit d’asséner des certitudes ; il accompagne ses assertions de leur degré de confiance, comme il sied à toute vérité scientifique. Enfin, son expérience de physicien l’amène tout naturellement à se baser sur des estimations chiffrées, visualisées par des graphiques ; des comparaisons quantitatives, même approchées, sont en effet indispensables pour peser les pour et les contre. Il faut souhaiter que cet ouvrage permette de dissiper des préjugés courants et qu’il aide à l’élaboration de politiques rationnelles. Roger Balian, membre de l’Académie des sciences

iv

Tables des matières

Préface

iii

Partie 1 – La position de la France dans le nucléaire mondial

1

1 • La France est-elle le pays le plus avancé dans le nucléaire ?

5

La France contrôle l’ensemble du cycle nucléaire Alors, la France est-elle le pays le plus avancé dans le nucléaire ? Le nucléaire est-il un gage d'indépendance énergétique pour la France ? Le combat pour le nucléaire n’est-il pas perdu d'avance devant l'hostilité des populations ?

5 23 23

2 • Le nucléaire manque-t-il de transparence ?

27

Une tradition de secret aux origines Débattre sur les choix fondamentaux Organiser la transparence sur les risques

27 29 30

Partie 2 – Les risques civils du nucléaire

37

3 • Toute dose de radiation serait-elle dangereuse ?

39

Un juge de paix, la CIPR

39

25

v

Questions sur...le nucléaire

vi

Les unités de mesure de l'effet des rayonnements sur la santé La relation entre les doses reçues et les effets sanitaires La controverse sur les faibles doses Les arguments s'opposant à l'extrapolation de la RLSS aux faibles doses Les curiosités de la loi linéaire sans seuil L'interprétation des recommandations de la CIPR

40 41 42 43 47 49

4 • Combien Tchernobyl a-t-il fait de victimes ?

53

Les victimes parmi les travailleurs Les cancers de la thyroïde chez les enfants Les leucémies et les autres cancers Autres effets Prévisions Une mauvaise gestion post-catastrophe Quelques remarques de bon sens

54 54 55 56 56 57 58

5 • L’augmentation observée du nombre de cancers de la thyroïde en France est-il dû à Tchernobyl ?

59

L’évolution du nombre de cancers de la thyroïde en France depuis 1975 Un problème juridique

59 61

6 • Un attentat terroriste sur une centrale nucléaire serait-il pire que le 11 septembre ?

63

Une centrale n’est pas une cible si facile Les gestes à connaître en cas de relâchement de radioactivité Les conséquences à court terme et à long terme

64 65 65

7 • Doit-on craindre une catastrophe nucléaire en France ?

67

Les caractéristiques des réacteurs RBMK L'accident Un Fukushima français est-il possible ? Ce que pourrait être un accident nucléaire grave en France Finalement, après 40 ans de production d'électricité nucléaire sans accident, peut-on dire que le nucléaire civil est sûr ?

68 68 70 76

Partie 3 – L’économie du nucléaire

81

8 • Le nucléaire peut-il résoudre les problèmes de l’énergie ?

83

Les besoins actuels en uranium Les réserves « classiques » d'uranium L'uranium des phosphates

83 84 86

77

Table des matières

L'uranium des océans Une question de prix... Vers une pénurie d'uranium ? Une meilleure utilisation du combustible nucléaire Quels surgénérateurs ? La voie du thorium

86 88 88 88 91 93

9 • Le nucléaire n'a-t-il pas bénéficié de la recherche publique beaucoup plus que les énergies renouvelables ?

97

Les budgets français pour le nucléaire Les budgets français pour les énergies renouvelables Entre CEA et EDF La recherche dans les autres pays Des soutiens pervers

97 98 98 100 100

10 • Dans quelle mesure tient-on compte du démantèlement des centrales dans le calcul des coûts ?

103

Comment estimer les coûts de démantèlement Comment gérer les provisions pour le démantèlement

103 104

11 • En tenant compte des coûts externes le nucléaire ne devient-il pas beaucoup plus cher ?

107

Le coût environnemental du charbon Les bénéfices externes Le coût total des différentes formes d’énergie

107 110 111

12 • L’EPR et les autres réacteurs ne coûtent-t-ils pas beaucoup trop cher ?

113

Dérapages regrettables sur l'EPR d'Olkiluoto Cela va un peu mieux à Flamanville Des doutes sur la sûreté du système contrôle-commande ? Investir dans un EPR reste rentable Mais la mise initiale reste dissuasive Amorti, le nucléaire est imbattable par les centrales fossiles La dérégulation et la mise en concurrence ont-elles été bénéfiques ? La privatisation en cours du secteur électrique est-elle compatible avec le maintien d'un haut niveau de sûreté des réacteurs ?

113 113 114 115 115 116 117 118

Partie 4 – Le développement du nucléaire

121

13 • Les réacteurs nucléaires ne manquent-ils pas de souplesse ?

123

Les modes de réglage par tranche nucléaire

123

vii

Questions sur...le nucléaire

viii

Le mode de fonctionnement de base Le mode de fonctionnement dit de suivi réseau Réglage manuel de la puissance Le programme de chaque tranche dans le parc nucléaire 100 % nucléaire, est-ce possible ? A-t-on besoin de centrales fossiles ?

124 124 124 125 126 126

14 • La multiplication des réacteurs ne conduit-elle pas à une prolifération accrue des armes nucléaires ?

131

Retour sur l'Histoire Les sources des explosifs nucléaires Le plutonium extrait des réacteurs REP peut-il servir à fabriquer une bombe ? Et le danger terroriste ?

131 133 135 136

15 • Le traité de non-prolifération (TNP) sert-il encore à quelque chose ?

137

Et d'abord qu'est-ce que le TNP ? Est-il possible de sortir du traité ? Les acquis du traité Un traité inégalitaire est-il durable ? Les zones problématiques Proposition pour un nouveau traité basé sur la transparence et le contrôle

137 139 139 139 140 140

16 • L’énergie nucléaire ne représentant que 2 % de la consommation énergétique son développement vaut-il la peine ?

143

Le rôle crucial de l'électricité Comment produire l'électricité sans émission de CO2 ?

144 147

17 • Ne devrait-on pas construire tout de suite des réacteurs de génération IV plutôt que des EPR ?

151

Les réacteurs à gaz à haute température (RGHT) Les réacteurs surgénérateurs

151 152

Partie 5 – Les déchets nucléaires

155

18 • Le vrai problème n'est-il pas qu’on ne sait pas gérer ces déchets nucléaires dangereux pendant des millions d’années ?

157

La production de déchets Le stockage en site géologique profond

158 160

Table des matières

La séparation-transmutation La question du financement de la gestion des déchets

162 162

19 • Et quid du coût de gestion des déchets ?

165

20 • Le nucléaire n'est-il pas aussi responsable d'émissions de CO2 ?

169

Conclusion

173

Annexes

179

1 • Les unités

181

Unités d’énergie Unité de longueur Unité de surface Unités mesurant l'activité des sources radioactives Unités d'exposition aux radiations INES : Échelle de gravité des événements nucléaires

181 182 182 182 182 183

2 • Les réactions nucléaires

185

Le noyau Le processus de fission Autres interactions entre les neutrons et les noyaux Les sections efficaces typiques

185 188 190 191

3 • Le fonctionnement d’un réacteur

193

La réaction en chaîne Le contrôle de la réactivité

193 195

4 • Les différents types de réacteurs

199

Les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium (RNR) Les réacteurs à eau pressurisée (REP) ou bouillante (REB) Les réacteurs à eau lourde (Candu) Les RBMK de type Tchernobyl

199 200 200 201

Glossaire

203

Remerciements

213

ix

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La position de la France dans le nucléaire mondial

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

La production d’électricité d’origine nucléaire est un des sujets de polémique les plus marqués dans la société française et, plus généralement, européenne. Le dialogue est-il encore possible entre pro- et antinucléaires ? Relève-t-il d’un affrontement quasi religieux ou laisse-t-il encore la place à une argumentation rationnelle ? Essayer de faire un inventaire, même partiel, des questions posées sur et par le nucléaire et tenter d’y répondre est un pas dans la direction d’une recherche de la rationalité que j’estime indispensable pour éclairer les choix collectifs difficiles que commandent à la fois l’épuisement programmé des ressources fossiles et l’application nécessaire d’un véritable principe de précaution au problème climatique. Une des caractéristiques du dialogue de sourds entre pro- et antinucléaires est que ces derniers accusent les premiers d’être des représentants du « lobby nucléaire ». Et, par ailleurs, il est vrai que de nombreux « pronucléaires » ont, de près ou de loin, touché au nucléaire pendant leur carrière professionnelle. C’est l’existence de ces procès d’intention qui m’amène à parler ici, et pour la première fois en public, de ma propre évolution professionnelle et scientifique. De 1958 à 1986 j’ai poursuivi une carrière de physicien des noyaux et des particules au CEA, d’abord à Saclay, puis à partir de 1977 à Grenoble. De 1986 à 2008, j’ai travaillé au Laboratoire de Physique Subatomique et de Cosmologie (LPSC), dépendant de l’Institut de physique nucléaire et des particules (IN2P3) au CNRS. Jusqu’en 1992 je me suis concentré sur des études fondamentales portant sur une grande variété de réactions entre noyaux et je regardais de loin les travaux de mes collègues qui travaillaient sur l’électronucléaire1. À Saclay, mon activité syndicale m’avait mis en contact avec des physiciens et des chimistes qui, tout en étant passionnés par leur travail, et peut-être même pour cela, étaient d’actifs militants syndicalistes au sein de la CFTC devenue CFDT. Deux très proches amis ont été successivement secrétaires généraux du syndicat CFDT de l’énergie atomique. L’un a fait ultérieurement une brillante carrière, interrompue malheureusement trop tôt, au sein de Framatome, l’autre après quelques années comme permanent syndical à l’échelon national de la CDFT, a été un des fondateurs de l’AFME (précurseur de l’Ademe). Il est devenu un des scientifiques référents de la mouvance antinucléaire. Tout cela pour dire que l’appartenance passée au CEA ne signifie pas automatiquement qu’on est pronucléaire. En 1973, alors que j’étais aux États-Unis, mes amis de la CFDT publièrent le premier livre indépendant et (mais) documenté sur l’industrie nucléaire en France intitulé L'électronucléaire en France. Avant mon départ aux États-Unis j’avais participé au travail qui devait donner naissance à ce livre. Notre action fortement contestatrice au CEA pendant et après Mai 68 ne nous mirent sûrement pas en odeur de sainteté au sein de l’organisme. Je dois toutefois préciser que, en tant que chercheur fondamental, j’ai trouvé au CEA des conditions extrêmement favorables à la poursuite de mon activité, dans une atmosphère de liberté intellectuelle remarquable. Pendant les années qui suivirent Mai 1968 et le départ du Général De Gaulle en 1969 le CEA connut des années très difficiles puisque l’abandon de la filière 1. Tout en ayant une position hostile au nucléaire militaire.

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La position de la France dans le nucléaire mondial

française (UNCG) et le choix de la filière REP (Westinghouse) avait posé la question de l’existence même de l’organisme de recherche. L’intensité de la lutte syndicale relayée par celle de la très grande majorité des agents a sans doute joué un rôle décisif dans son maintien et dans sa reconversion pour « franciser » la filière américaine. Est-il vraisemblable que les animateurs de ces mouvements sociaux très durs soient devenus des agents du « lobby nucléaire » ? La même remarque s’applique à de nombreux syndicalistes d’EDF. Alors, la question ne mérite-t-elle pas d’être posée : comment se fait-il que la vaste majorité des anciens du nucléaire, désormais retraités et donc complètement indépendants, connaissant parfaitement ses dangers potentiels puisque les ayant côtoyés tous les jours ou presque, soient d’ardents défenseurs de cette forme d’énergie ? N’auraient-ils pas droit à participer au débat public sans être accusés de malhonnêteté ? Leur apport « informé » ne doit-il pas être pris en considération ? En 1992, la collaboration avec Carlo Rubbia sur les réacteurs hybrides (ou encore amplificateurs d’énergie ou encore le Rubbiatron) attira mon attention, à la fois sur la question des déchets nucléaires, sur celle des ressources fissiles et sur celle du réchauffement climatique. Il m’apparut rapidement que ces trois questions étaient intimement liées : on ne pouvait trouver une solution satisfaisante à la question des déchets nucléaires sans répondre à celle de l’avenir du nucléaire : si le nucléaire n’avait pas d’avenir à long terme au niveau mondial, la seule chose à faire raisonnablement avec les déchets était de les enterrer et les recherches sur leur transmutation n’avaient pas de sens. Pour répondre à la question de la gestion des déchets, telle que la Société française de physique se l’était posée1, il fallait donc examiner le rôle possible du nucléaire dans la production d’électricité. C’est pour répondre à cette question que nous avons créé le groupe de réflexion sur l’énergie (devenu la Commission Énergie) au sein de la SFP et que nous nous mîmes en devoir de consulter de nombreux experts sur ces questions. Le livre « L’énergie dans le monde : bilan et perspectives »2 fut le fruit de ces consultations. Il nous apparut que les questions de l’épuisement des réserves fossiles et de la réduction des émissions de CO2 ne pourraient pas trouver de solution satisfaisante sans l’apport du nucléaire. À moyen terme, les réacteurs surgénérateurs nous apparurent incontournables. J’espère que cette introduction personnelle permettra au lecteur de comprendre mes motivations et d’admettre que c’est un raisonnement honnête et sincère qui m’a conduit à faire un choix pour trouver un bon compromis entre les contraintes que sont la perspective d’un changement climatique dommageable, celle de l’épuisement des réserves fossiles, la pénurie énergétique dont souffriront surtout les moins favorisés et les risques du nucléaire. Je n’ai certes pas l’ambition de convaincre tous les lecteurs que ma conclusion est la seule valable, mais j’espère que l’examen de ces « questions sur le nucléaire » lui permettra d’enrichir sa propre démarche et de lui faire peser le pour et le contre du recours à l’énergie nucléaire civile en connaissance de cause. 1. Voir Les déchets Nucléaires, dirigé par René Turlay, chez EDP Sciences. 2. L'énergie dans le monde : bilan et perspectives, J. L. Bobin, H. Nifenecker, C. Stéphan, chez EDP Sciences.

3

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La France est-elle le pays le plus avancé dans le nucléaire ? (Il ne faut pas prendre ses poux pour des gazelles – proverbe arabe)

La France tire près de 80 % de son électricité de réacteurs*1 nucléaires. C’est un record mondial. Ses 59 réacteurs en fonctionnement mettent la France au deuxième rang, derrière les États-Unis (103) et devant le Japon (55) et la Russie (31). En 2006, au plan mondial, la production d’électricité par les centrales nucléaires atteignait 2 800 TWh et 420 pour la France. Est-ce que cela signifie que la France est le pays le plus avancé dans le domaine du nucléaire ? Pour répondre à cette question il faut examiner tous les aspects de cette industrie2.

La France contrôle l’ensemble du cycle nucléaire L’extraction et le traitement du minerai d’uranium La production mondiale d’uranium dépasse 40 000 tonnes par an. Areva* en extrait 6 000, soit 15 %. Les entreprises qui dépassent la production d’Areva sont des entreprises minières et ne contrôlent que la partie minière du cycle de l’uranium. 1. Les termes en italiques et marqués d’un astérisque sont définis dans le glossaire. 2. Les données de ce chapitre peuvent être trouvées sur le site de la World Nuclear Association : http://www.world-nuclear.org.

5

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Après concassage et broyage du minerai, l’uranium en est extrait par réactions chimiques (acide ou basique) dans une solution aqueuse. La solution uranifère, avec un taux de récupération d’uranium supérieur à 90 %, est ensuite traitée par précipitation ou extraction sur des résines échangeuses d’ions afin de purifier et de concentrer l’uranium. Ce concentré est alors précipité sous forme d’uranate qui constitue finalement le « yellow-cake » titrant entre 65 et 70 % en masse d’uranium métal. Cet aggloméré de poudre, chimiquement très stable, est finalement mis en conteneurs aisément transportables. Le tableau 1.1 permet de situer la place d’Areva parmi les principaux acteurs de l’extraction de minerai d’uranium. TABLEAU 1.1

Principales sociétés intervenant sur le marché de l’uranium.

Compagnie

Caractéristique

Pays

Uranium extrait (tonnes en 2007)

Part (%)

Cameco

minière

Canada

7 770

19

Rio Tinto

minière

UK-Australie

7 172

17

Areva

intégrée

France

6 046

15

KazAtomProm

minière

Kazakhstan

4 795

12

ARMZ

intégrée (Rosatom)

Russie

3 413

8

BHP Billiton

minière

UK-Australie

3 388

8

Navoi

minière

Ouzbékistan

2 320

6

Autres

6 376

16

Total

41 279

Areva exploite des mines, soit seule, soit en coopération principalement au Canada (44 %), au Niger (35 %), au Kazakhstan (21 %). Elle a des projets dans de nombreux pays, particulièrement en Australie, en Mongolie, en Namibie et en Russie.

L’enrichissement en uranium 235 Les « yellow-cake » produits sur les cinq continents sont dirigés vers les quelques usines de raffinage et de conversion existantes dans le monde : États-Unis, GrandeBretagne, Russie ainsi qu’en France dans les usines Comurhex de Malvési et de Pierrelatte. Ces usines fournissent un composé, l’UF6 qui a le mérite de se présenter sous forme solide à température et pression ambiantes et de se gazéifier à température modérée. Cette forme gazeuse des trois isotopes* 234UF6, 235UF6 et 238UF6 est particulièrement bien adaptée aux opérations de séparation pour obtenir l’enrichissement en isotope 235 de l’uranium. La composition de l’uranium naturel est de 99,28 % d’uranium 238, 0,71 % d’uranium 235 et 0,0054 % d’uranium 234. L’uranium 235 est le seul isotope dit fissile (pour des neutrons* lents) et le combustible des réacteurs refroidis à l’eau légère (celle qui nous est fournie par nos robinets) nécessite un enrichissement en uranium 235 variable entre 3 et 5 % environ. Indépendamment de la technique utilisée, la consommation d’énergie dépend du

6

La France est-elle le pays le plus avancé dans le nucléaire ?

degré d’enrichissement en uranium 235 et du degré d’appauvrissement de l’uranium résiduel. Cette dépendance s’exprime en unité de travail de séparation (UTS). Par exemple, pour séparer 1 kg d’uranium naturel en uranium enrichi en 235 à 3,5 % et pour un uranium appauvri à 0,2 % il faut environ 3 UTS, et on obtient 155 g d’uranium enrichi. Notons que la quantité d’uranium 235 présente dans l’uranium naturel est de 7,1 g, celle présente dans l’uranium enrichi de 5,5 g et celle encore présente dans l’uranium appauvri de 1,6 g. Un réacteur produisant une puissance électrique de 1 gigawatt (1 GWe) consomme environ 30 tonnes par an de combustible enrichi à 3,5 %, issu du traitement de 200 tonnes d’uranium naturel. Les besoins annuels en enrichissement pour un tel réacteur sont donc d’environ 90 000 UTS. Les 436 réacteurs en fonctionnement dans le monde ont une puissance de 372 GWe et requièrent donc environ 35 millions d’UTS. Il existe deux techniques industrielles d’enrichissement de l’uranium : la diffusion gazeuse et la centrifugation gazeuse. L’opération d’enrichissement exige de l’énergie dont la quantité est proportionnelle au nombre d’UTS, mais dépend aussi de la technique utilisée, la centrifugation en consommant environ 50 fois moins que la diffusion gazeuse. Le principe de la diffusion gazeuse s’appuie sur le fait que la diffusion des molécules de gaz à travers une paroi poreuse est d’autant plus rapide que la masse de ces molécules est faible. Cette technique a été mise au point aux États-Unis dans le cadre du projet Manhattan. Elle a ensuite été utilisée en Grande-Bretagne, en France et en Chine. On fait passer l’UF6 qui est un gaz à 56 °C à travers une multitude de parois poreuses (dont les porosités sont inférieures à 0,2 μm) à la sortie desquelles l’UF6 s’enrichit petit à petit en 235U (qui est moins lourd que 238U)1. Pour obtenir la teneur en 235U souhaitée, il faut renouveler cette opération en utilisant des milliers de parois poreuses successives qu’on appelle étages. Le principe de la centrifugation gazeuse consiste à injecter de l’UF6 dans une centrifugeuse tournant à très grande vitesse. Dans cette configuration, les isotopes les plus lourds diffusent vers l’extérieur de la centrifugeuse tandis que l’uranium 235 se concentre plutôt en son centre. La première utilisation industrielle de la centrifugation a été faite en URSS2. Elle a, ensuite, donné lieu à une collaboration entre l’Allemagne, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, débouchant sur la construction de l’usine Urenco. 1. Pour une température donnée, la vitesse d’agitation des molécules est d’autant plus grande que leur masse est faible. C’est cette faible différence de vitesse entre les molécules de 235UF6 et de 235UF6 qui est mise à profit dans les usines de séparation isotopique à diffusion gazeuse. 2. C'est le chercheur autrichien, Gernot Zippe qui, avant la Seconde Guerre mondiale, avait inventé une centrifugeuse associant une séparation par centrifugation dans un plan horizontal à un mouvement vertical de convection thermique. Fait prisonnier par les Russes à la fin de la guerre, il leur permit de réaliser les premières « centrifugeuses Zippe » qui fournirent l'uranium très enrichi utilisé dans les bombes nucléaires russes. Il eut l'autorisation de rentrer à Vienne en 1956. Les États-Unis lui proposèrent de travailler dans un centre nucléaire secret, mais il refusa. Finalement, il fournit la technique utilisée par Urenco.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Le grand avantage de la centrifugation est sa faible consommation d’énergie. Son désavantage, nous y reviendrons, est que c’est une technique « proliférante ». TABLEAU 1.2

Capacités d’enrichissement dans le monde (en milliers d’UTS). 2006

2015

10 800*

7 500

Allemagne-Pays-Bas-UK – Urenco

9 000

15 000

Japon – JNFL

1 050

1 500

États-Unis – USEC

8 000*

3 500+

États-Unis – Urenco

0

3 000

France – Areva

0

1 000

Russie – Tenex

États-Unis – Areva

25 000

33 000+

Chine – CNNC

1 000

2 000

Autres

300

300

Total

54 150

66 800+

Besoins

48 428

57 000 - 63 000

* Usines de diffusion. Source : World Nuclear Association (WNA).

Le tableau 1.2 montre les capacités d’enrichissement dans le monde. D’ici 2015, pratiquement toutes les usines de diffusion disparaîtront. En particulier, Areva doit arrêter son usine de diffusion Georges-Besse I et la remplacer par une usine à centrifugeuse Georges-Besse II. On observe une décroissance de la capacité d’enrichissement d’Areva qui ne pourra fournir qu’environ 95 GWe. Areva est et sera distanciée à la fois par Urenco et, surtout par les usines russes.

La fabrication des combustibles L’UF6 sortant de l’usine d’enrichissement doit être transformé en poudre d’UO2. Par frittage, on fabrique ensuite des pastilles qui sont elles-mêmes empilées dans des aiguilles de combustible réunies pour former les éléments combustibles. Areva fournit environ 40 % des éléments combustibles brûlés dans les réacteurs REP* et REB* du monde entier, grâce à ses usines en France, Belgique, Allemagne et États-Unis. Elle fournit des combustibles à environ 120 réacteurs sur 436 dans le monde.

La maintenance des réacteurs En général, les constructeurs de réacteurs continuent d’en assurer la maintenance, ce qui leur assure un chiffre d’affaires de base. Il faut d’abord remarquer qu’Areva a des contrats d’entretien sur une centaine de réacteurs dans le monde (les 59 réacteurs français, mais aussi les réacteurs allemands,

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La France est-elle le pays le plus avancé dans le nucléaire ?

belges, suisses). Au plan mondial, la compétition sera vive entre ToshibaWestinghouse qui a construit 101 réacteurs, Areva NP (qui a récupéré les réacteurs construits par Siemens) qui en a construit 86 (104 avec son allié Mitsubishi), General Electric qui en a construit 52 (62 avec son allié Hitachi) et le Russe Rosatom qui en a construit 56 et bénéficie désormais de la collaboration de Siemens. Il faudra aussi compter avec des constructeurs « nationaux » comme l’AECL du Canada (14 réacteurs du type Candu* à eau lourde), le constructeur indien (NPCIL, 13 réacteurs) et l’helvéto-suédois Asea Brown Bowery (ABB, 10 réacteurs) et, à terme, les constructeurs coréens ou chinois.

La construction de nouveaux réacteurs On parle de renaissance du nucléaire1 depuis l’envolée des cours du pétrole et une prise en compte croissante de la nécessité de devoir réduire les émissions de CO2. En réalité cette renaissance n’est pas encore écrite dans le nombre de réacteurs en construction ou faisant l’objet d’un passage de commande ferme. Ainsi, Areva est engagée dans la construction de 4 EPR*, un en Finlande, un en France (Flamanville), et 2 en Chine. Westinghouse-Toshiba dans celle de 4 AP1000 en Chine. En Corée du Sud, 6 réacteurs de type REP sont en construction dont 4 OPR10002 de 1 000 MW et 2 APR1400 de 1 350 MW. 6 autres réacteurs de type APR14003 sont commandés. La récente commande de 4 APR1400 par Abu Dhabi amène donc à 16 le nombre de réacteurs en construction ou commandés à la compagnie coréenne Kepco et à ses associés. La situation de Rosatom, l’opérateur constructeur russe, semble beaucoup mieux assurée que celle de ses concurrents occidentaux. En effet, 7 réacteurs sont en phase de construction en Russie, dont 4 réacteurs à eau pressurisée (entre 1 000 et 1 200 MWe), un réacteur rapide, un RBMK*. Et 11 réacteurs à eau pressurisée VVER* 1200 sont planifiés pour un démarrage d’ici 2016. Par ailleurs, Rosatom construit ou doit construire des réacteurs en dehors de la Russie : 2 en Slovaquie, 2 en Bulgarie, 1 en Iran, 2 en Inde, 1 au Kazakhstan. Ajoutons que les Russes sont devenus des leaders pour les réacteurs surgénérateurs refroidis au sodium avec le lancement de la construction de leur nouveau RNR* (BN800), et, aux dernières nouvelles, une commande de 2 BN800 par les Chinois. Ceux-ci, qui « nationalisent » les réacteurs étrangers, particulièrement les français dans des collaborations qu’ils dirigent, terminent la construction de 6 réacteurs ; 11 autres sont planifiés, en addition aux 6 réacteurs de génération III4 en cours de construction par Westinghouse (4) et Areva (2). 1. Le désastre industriel de la centrale de Fukushima peut d’ailleurs mettre en cause cette renaissance. 2. Optimized Pressurized Reactor. 3. Advanced Pressurized Reactor. 4. On distingue actuellement quatre générations de réacteurs. La première est constitué par ceux construits essentiellement pour fabriquer le plutonium nécessaire à la fabrication des armes nucléaires. Il s'agit, par exemple des réacteurs graphite-gaz français et anglais, producteurs d'électricité mais fonctionnant avec de l'uranium naturel et inspirés directement par les réacteurs dits plutonigènes (les réacteurs G1, G2, et G3 de Marcoule, par exemple).

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Dans le secteur de la construction de réacteurs, on voit donc que les Russes tiennent la corde, suivis par les Coréens du Sud. On peut d’ailleurs se demander si le choix de l’EPR par la France a été le meilleur pour l’exportation, sa puissance rendant son insertion dans des réseaux peu développés difficile et l’investissement unitaire risquant de faire reculer les investisseurs modestes. Il faut remarquer que les Russes n’hésitent pas à commercialiser des réacteurs de moins de 500 MWe, et même de petits réacteurs de quelques dizaines de MWe installés sur des bateaux ou encore pour produire de la chaleur. Areva a d’ailleurs senti la nécessité de diversifier son offre puisque, avec Mitsubishi, elle propose un réacteur de 1 000 MWe à mettre en service dans une dizaine d’années. Pour progresser à l’exportation la question délicate se pose de savoir si Areva doit rester attachée aux normes de sûreté particulièrement sévères de l’UE ou accepter de s’adapter à celles des pays clients1. Des perspectives intéressantes de construction de réacteurs se présentent dans de nombreux pays. – En Chine la construction de près de 90 réacteurs est programmée. Ce sera essentiellement les entreprises chinoises qui les construiront avec les collaborations de constructeurs étrangers comme Areva, Rosatom et Westinghouse. Le nombre d’EPR projeté est faible, le plus grand nombre étant du type CPR1000, des versions sinisées des REP 900. – Aux États-Unis, la première étape pour envisager la construction de nouveaux réacteurs est d’obtenir la certification du type de réacteur concerné. Début 2009 4 types de réacteurs ont obtenu ce certificat : l’ASBWR, un réacteur à eau bouillante(REB) conçu par General Electric(GE)-Hitachi d’une puissance d’environ 1 400 MWe, le système 80+ de Westinghouse d’une puissance pouvant atteindre également 1 400 MWe, l’AP600 (600 MWe) de Westinghouse et l’AP1000 (1 000 MWe) toujours de Westinghouse. Sont en cours de certification, entre autres, l’ESBR, un REB proposé par GE-Hitachi et l’EPR d’Areva-EDF. Les demandes de construction de réacteurs doivent être individuellement acceptées. 33 demandes sont en attente dont 8 EPR, 8 REB (GE), 16 REP Westinghouse et une demande non La deuxième génération est constituée par des réacteurs construits spécifiquement pour la production d'électricité et ayant atteint une exploitation industrielle : les réacteurs REP (réacteurs à eau pressurisée), REB (réacteurs à eau bouillante) ou Candu (réacteurs à eau lourde mis au point par les Canadiens). La troisième génération est constituée par des réacteurs de deuxième génération améliorés sur le plan de la sûreté et sur celui du combustible. Par exemple, l'EPR d'Areva ou l'AP1000 de Westinghouse. En fait, dans la dénomination de « troisième génération » il y a surtout une stratégie de communication. La quatrième génération est constituée de réacteurs faisant appel à des technologies vraiment nouvelles par rapport à celles utilisées dans les réacteurs fonctionnant actuellement. Un cas particulier est celui des réacteurs rapides refroidis au sodium dont quelques exemplaires ont fonctionné et produit de l'électricité depuis longtemps, mais qui n'ont pas atteint le stade de la rentabilité. Il s'agit, par exemple, de Phénix, Superphénix ou du réacteur russe BN600. En réalité, ces réacteurs doivent être considérés comme appartenant à la génération IV. 1 Le désastre de Fukushima semble toutefois justifier, a posteriori, les choix faits par AREVA en termes de sûreté, particulièrement pour la prise en compte du risque de fusion de cœur.

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spécifiée. Areva est ici devant une rude concurrence de General Electric et de Westinghouse et de leurs alliés japonais. En 2010 l’avenir du nucléaire aux États-Unis s’est clarifié avec la décision de l’administration Obama de cautionner des emprunts nécessaires à la construction de réacteurs à hauteur de 8,3 milliards de dollars. – Le Japon prévoit de construire 9 réacteurs d’ici 2019. Ils seront construits par Hitachi (REB avec GE) ou Mitsubishi (REP avec Westinghouse). – La Corée du Sud, en addition des 12 réacteurs en construction ou commandés a planifié la construction de 2 APR supplémentaires qui devraient être opérationnels d’ici 2020 et 2021. – En addition des réacteurs en construction et planifiés, 25 réacteurs sont proposés en Russie. Ils seront construits par Rosatom. – Au Royaume-Uni il est prévu de construire 8 à 9 EPR. Le marché britannique est actuellement le plus prometteur pour Areva. – L’Inde prévoit de construire 30 réacteurs en addition de ceux déjà planifiés. Ces réacteurs seront construits sous la responsabilité de la compagnie indienne NPCIL, en collaboration avec des compagnies étrangères, dont Areva pour 3 ou 4 EPR, Rosatom pour 2 à 3 VVER (REP russe), 6 réacteurs à eau lourde de type Candu (Canada) et 8 réacteurs de type REP – probablement en collaboration avec Westhinghouse-Toshiba. En résumé, on voit qu’Areva et la France, s’ils restent et resteront d’importants constructeurs des réacteurs de la génération III, sont loin d’être les seuls acteurs. Ce sont probablement les Russes et les Chinois qui construiront le plus grand nombre de réacteurs dans les décennies qui viennent. Et les Coréens, General Electric et Westinghouse avec leurs alliés japonais ne se feront pas oublier1.

La préparation du futur Les pistes à suivre pour les réacteurs nucléaires du futur ont été définies dans le cadre d’une collaboration dénommée « Forum International Génération IV (GIF) », réunissant, dans un premier temps, les pays suivants : États-Unis, Argentine, Brésil, Canada, France, Japon, Corée du Sud, Afrique du Sud, Suisse, Grande-Bretagne. L’Union européenne est également membre du forum qui a été rejoint en 2006 par la Russie et la Chine. Le GIF a défini six types de réacteurs du futur caractérisés par une sûreté à toute épreuve, une amélioration de l’utilisation du combustible 1. À l'heure où j'écris (mars 2010), je suis atterré par les luttes fratricides auxquelles se livrent les responsables de l'industrie nucléaire française, tout particulièrement Mme Anne Lauvergeon et M. Henri Proglio, M. Gérard Mestralet comptant les coups. EDF envisage de s'approvisionner en éléments combustibles auprès des Russes, Areva riposte en menaçant de ne plus reprendre les combustibles usés. H. Proglio considère qu'Areva ne devrait qu'être un sous-traitant d'EDF ; Areva recherche une alliance avec GDF Suez, et EDF riposte en se rapprochant de Rosatom. La France a tous les atouts pour regrouper au sein d'une structure toutes les compétences nécessaires à la construction de réacteurs à condition que les responsables en soit des hommes de terrain.

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nucléaire et une minimisation des risques de prolifération. Parmi eux, on compte trois réacteurs rapides surgénérateurs, refroidis soit au sodium liquide, soit au plomb liquide, soit à l’hélium. De plus, il y a un réacteur à eau supercritique, susceptible éventuellement de fonctionner en réacteur à neutrons rapides, un réacteur à gaz à haute température non surgénérateur et un réacteur à sel fondu pouvant « surgénérer » de l’uranium 233 à partir du thorium. La France (le CEA jouant le rôle de chef de file avec la participation du CNRS, d’EDF et d’Areva) est engagée, en principe, dans les études sur les six types de réacteurs. Le CEA a d’abord porté son attention sur les réacteurs rapides à gaz. Il semble qu’il préfère désormais porter l’effort sur les réacteurs rapides refroidis au sodium (RNR). Dans ce domaine, avec Rapsodie, puis Phénix (un réacteur surgénérateur de 250 MWe arrêté en mai 2009) et, enfin, Superphénix, le CEA et la France avaient acquis un leadership incontesté au niveau mondial. L’arrêt du Superphénix a mis fin à cette suprématie et la perspective de la construction d’un surgénérateur pour 2020 ne permettra pas de la retrouver. En effet, les Russes disposent d’un réacteur rapide de 600 MWe (BN600) qui devrait être remplacé par un nouveau réacteur de 800 MWe (BN800). Ils sont donc en passe d’être les leaders incontestés dans le domaine des réacteurs surgénérateurs refroidis par métal liquide, d’autant plus qu’ils ont une expérience unique avec les réacteurs refroidis au plomb fondu utilisés depuis longtemps par leurs sous-marins nucléaires ; cette maîtrise technique les conduit au projet de réacteur BREST refroidi au plomb d’une puissance supérieure à 300 MWe. Les Japonais remettent en marche leur réacteur Monju (250 MWe, qui a connu de nombreux incidents de fonctionnement). Les Indiens ont achevé la construiction d’un réacteur de 500 MWe rapide refroidi au sodium à Kalpakam. Les Chinois ont, récemment, demandé aux Russes de leur construire deux BN800. Ainsi, la décision d’arrêter Superphénix pour des raisons de politique politicienne at-elle réduit à presque rien un programme de plus de 40 ans sur les réacteurs rapides. En ce qui concerne les études sur les réacteurs du futur, la France est rentrée dans le rang.

Le traitement du combustible1 Lorsque l’isotope le plus abondant de l’uranium, l’uranium 238, est irradié par des neutrons, il y a production de plutonium 239, un noyau fissile au même titre que l’uranium 235. Le plutonium 239 permet de fabriquer une bombe atomique. C’est pour cela que les Américains décidèrent d’en produire dans le cadre du projet Manhattan. Le réacteur construit à Chicago par Enrico Fermi en fournit des quantités pondérales qui furent séparées grâce aux techniques mises au point par Glen Seaborg et ses collaborateurs. Ce fut l’occasion du premier « retraitement* » d’un combustible nucléaire. Le plutonium ainsi séparé permit de réaliser deux bombes nucléaires, dont la première fut testée à Alamogordo et la deuxième fut 1. Souvent appelé de façon abrégée « retraitement », terme retenu dans cet ouvrage.

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lâchée sur Nagasaki. Par la suite, la technique de séparation du plutonium et de l’uranium fut industrialisée grâce à une technique utilisant le tributyl phospate (TBP). Le TBP forme des complexes avec le plutonium et avec l’uranium, complexes solubles dans des hydrocarbures liquides, mais pas dans l’eau. Il est ainsi possible d’extraire sélectivement le plutonium et l’uranium. Dans les usines récentes, les taux de récupération sont excellents, pouvant atteindre 99,9 %. Le retraitement est une technologie duale, pouvant être utilisée aussi bien pour fabriquer des combustibles de réacteurs que pour fabriquer des armements nucléaires. Pour comprendre pourquoi la France est le pays le plus avancé dans cette technologie, il est utile de faire un peu d’histoire. Si l’extraction du plutonium aux États-Unis, en Angleterre et en URSS, a commencé dans une optique militaire, il n’en fut pas de même, officiellement, en France où Frédéric Joliot-Curie et ses collaborateurs se consacraient à la réalisation de réacteurs nucléaires. En novembre 1949, ils séparèrent le plutonium produit dans le réacteur ZOE dans la perspective d’un usage du plutonium dans un réacteur. En effet, dès 1946, les États-Unis avaient mis en fonctionnement le petit réacteur à neutrons rapides de 25 kW refroidis par du mercure, Clementine. Il est quand même permis de se demander s’il n’y avait pas une arrière-pensée « militaire » dans la recherche sur le plutonium, d’autant plus que l’URSS avait procédé à sa première explosion nucléaire en août 1949. D’ailleurs, il est difficile de comprendre l’offensive violente qui allait se déchaîner contre Frédéric Joliot dès décembre 1949 si les gouvernants de l’époque n’avaient pas des arrière-pensées d’application militaire. Ces arrière-pensées devinrent publiques lors des débats qui accompagnèrent le vote du premier plan quinquennal nucléaire. Ce plan qui comportait la construction de deux réacteurs plutonigènes et d’une usine de séparation du plutonium fut présenté par Félix Gaillard1. Le plutonium devait, certes, servir à alimenter des réacteurs de deuxième génération (qu’on appelait réacteurs secondaires, mais qui étaient déjà des réacteurs surgénérateurs), mais aussi à constituer un stock stratégique qui pourrait, en cas de nécessité, permettre la réalisation d’armes. C’est Pierre Mendès France qui, avant d’être renversé par l’Assemblée nationale le 20 janvier 1955, demanda au CEA d’aller jusqu’à la première explosion atomique2. Tout était donc prêt pour que le général de Gaulle puisse prendre, en juillet 1958, la décision de faire procéder à un première explosion nucléaire au début de 1960. Les premiers réacteurs industriels du CEA, les réacteurs « graphite-gaz » G1 (qui « divergeait » fin 1955) et G2 construits à Marcoule avaient fourni le plutonium nécessaire à la réalisation des engins. Le combustible de ces réacteurs était du combustible à uranium métallique qui fut retraité par pyrométallurgie à Fontenay-auxRoses dans un premier temps, puis dans l’usine de Marcoule (UP1), et, enfin dans 1. Alain Leridon, L’atome hexagonal, ed. ALEAS, mars 2009. 2. Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie, ed. Odile Jacob, avril 2000. Il s’agit ici du témoignage de Francis Perrin. Pierre Mendès France souligne toutefois que, même s’il jugeait utile que la France se donnât les moyens d’arriver au seuil de la réalisation d’une arme nucléaire, il restait hostile au franchissement de cette dernière étape.

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la première usine (UP2) de La Hague (1965). La priorité donnée à la production militaire était telle que le plutonium (environ 100 kg) nécessaire au démarrage du prototype de réacteur surgénérateur refroidi au sodium Rapsodie en janvier 1967 dut être acheté aux Anglais. Ce n’est qu’avec le surgénérateur producteur d’électricité Phénix (1973) que le plutonium sera fourni par l’usine de La Hague. Entre 1969 et 1974, un grand virage fut pris par la France consistant à abandonner la filière « graphite-gaz » (UNGG) pour la filière à eau sous pression (REP). Dans le premier cas, le combustible était de l’uranium sous forme métallique, le ralentisseur de neutrons le graphite et l’extraction de chaleur était réalisée grâce à un flux de gaz carbonique. Dans le second cas, le combustible est de l’oxyde d’uranium enrichi à au moins 3 % tandis que le ralentissement des neutrons et l’extraction de chaleur se fait par de l’eau sous pression. Il a donc fallu modifier la technique pour retraiter les combustibles de la filière REP. Un atelier de traitement des combustibles oxydes, le HAO (Haute Activité Oxyde) effectua le cisaillage et la dissolution des éléments combustibles. Une caractéristique importante des combustibles est leur taux d’irradiation. On le mesure en terme d’énergie produite par tonne, exprimée généralement en mégawatts-jour par tonne (MWj/t). Les combustibles des réacteurs graphite-gaz avaient des taux d’irradiation de l’ordre de 5 000 MWj/t (soit 0,12 TWh/t) et ceux des premiers REP, de l’ordre de 35 000 MWj/t. Un réacteur de 1 gigawatt électrique (GWe) produit une énergie thermique d’environ 24 TWh/an ; il faut donc traiter annuellement 200 tonnes de combustible « graphite-gaz » pour seulement 30 tonnes de combustible REP. Les besoins de retraitement sont donc beaucoup plus faibles pour les réacteurs REP. On doit remarquer que les réacteurs anglais « graphite-gaz » de deuxième génération (AGR), utilisant de l’uranium enrichi, permettent d’atteindre des taux d’irradiation de 18 000 MWj/t, soit seulement deux fois plus faibles que ceux des REP. Le tableau 1.3 montre les capacités de retraitement des principales usines dans le monde. L’usine de Sellafield traitant des combustibles AGR, une capacité de retraitement de 900 tonnes correspond à une capacité de retraitement deux fois plus faible (450 tonnes) pour des combustibles de REP fournissant la même quantité d’énergie. Ce tableau montre que la France est, de loin, la mieux équipée en ce qui concerne le retraitement puisqu’elle contrôle, à elle seule, près de la moitié des capacités mondiales. Il faut toutefois remarquer que, en l’absence de programme surgénérateur significatif, l’intérêt du retraitement ne va pas de soi, et de nombreux pays s’en passent, dont les États-Unis et la Suède.

La fabrication et l’utilisation des combustibles MOx Le retraitement a donc servi essentiellement, dans un premier temps, à fournir le plutonium nécessaire aux armes nucléaires. C’est ensuite le programme de surgénération qui prit le relais. L’usine de La Hague fut réalisée dans ce but et fournit le

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TABLEAU 1.3 Capacité des usines de retraitement dans le monde en 2007. La 4 e colonne indique le

nombre de réacteurs de 1 GWe dont les combustibles pourraient être retraités. Pays

Usine

Combustible retraité (en t/an)

Capacité (en GWe)

Combustible REP France

La Hague

1 700

60

Royaume-Uni

Sellafield

900

18

Japon

Rokkasho

800

28

Russie

Ozersk

400

14

Total

REP

3 800

120

Combustibles Unat Grande-Bretagne

Sellafield

Inde

Kalpakkam

1 500 275

combustible pour les réacteurs Phénix et Superphénix. Déjà pour ce programme, les combustibles étaient des mélanges d’oxydes de plutonium et d’uranium, la proportion d’oxyde de plutonium étant d’environ 20 %1. La construction de l’usine de La Hague (1965) et son programme de surgénération* fit de la France un acteur majeur sur la scène de la fabrication des combustibles MOx. L’abandon du programme américain décidé par Jimmy Carter renforça encore la prééminence française. L’usine UP2 de La Hague était construite pour traiter 850 tonnes de combustibles irradiés issus des réacteurs graphite-gaz. Ces réacteurs consommaient 200 tonnes d’uranium naturel par an et par GWe. L’usine de La Hague était donc dimensionnée pour un parc de réacteurs de 4 GWe. Les réacteurs graphite-gaz produisent environ 375 kg de plutonium par et par GWe. L’usine de La Hague permettait donc de produire environ 1 500 kg de plutonium par an. Le cœur d’un réacteur de type Superphénix contient environ 6 tonnes de plutonium correspondant à la production de 4 ans de l’usine de La Hague. On comprend donc la cohérence du programme qu’avait mis au point le CEA. L’abandon de la filière graphite-gaz et le choix de la filière REP a mis à mal cette belle ordonnance. En effet, les taux d’irradiation des combustibles REP étaient environ 7 fois plus grands que ceux des combustibles graphite-gaz. À raison d’une production de plutonium de 240 kg/GWe/an la production de plutonium atteignait donc près de 7 tonnes par an. Cela excédait largement les besoins du programme de surgénération. Dès lors, se posait la question de savoir quoi faire de tout ce plutonium. L’idée vint donc naturellement d’utiliser le plutonium produit mélangé à de l’uranium 238 en lieu et place de l’uranium 235 comme combustible pour les réacteurs REP. C’est le combustible MOx. Pratiquement, il s’agissait de mélanger l’oxyde de plutonium à de l’oxyde d’uranium appauvri provenant de l’usine de séparation isotopique. Cette 1. http://www-frdb.iaea.org/auxiliary/foreword.html.

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opération est actuellement effectuée dans l’usine Melox de Marcoule, démarrée en 1995 et remplaçant l’usine de Cadarache construite pour subvenir aux besoins des réacteurs surgénérateurs. L’usine Melox peut produire 195 tonnes de combustible MOx par an. L’usine de Belgo Nucléaire, qui pouvait produire 40t/an, a été arrêtée en 2006. En Grande-Bretagne, une usine de fabrication de MOx est encore fonctionnelle avec une capacité de production de 40 t/an. Le Japon devrait démarrer, avec l’aide d’Areva, son usine de capacité 130 t/an à Rokkasho en 2015. En même temps, la construction d’une usine sur le site de Savannah River Site aux États-Unis est en cours, avec l’objectif de brûler du plutonium militaire dans des réacteurs REP ou REB. Cette dernière usine est construite par Areva. On voit que, dans ce domaine également, Areva jouit d’une large prépondérance, si ce n’est d’un monopole. Comme indiqué ci-dessus, les 850 tonnes de combustible usé traitées annuellement par l’usine U2 permettent d’extraire environ 7 tonnes de plutonium. Dans les conditions habituelles il faut une concentration d’environ 7 % de plutonium dans le MOx. On peut alors fabriquer environ 100 tonnes de combustible MOx. correspondant à la consommation d’environ 5 réacteurs de 1 GWe. En réalité les réacteurs actuels ne sont « Moxés » qu’au tiers. Il s’ensuit que pour 850 tonnes retraitées une quinzaine de réacteurs sont partiellement rechargés en MOx. La production de combustibles usée par le parc français est d’environ 1 300 tonnes par an. L’usine UP3 de La Hague, d’une capacité de 850 tonnes par an, avait été construite dans la perspective de retraiter les combustibles des réacteurs allemands, suisses, belges, hollandais et japonais. Les Japonais vont prochainement retraiter et fabriquer leur combustible MOx. Les Allemands et les Belges ne renouvelleront pas leurs contrats. La disponibilité de UP3 a donc conduit EDF à envisager de retraiter la totalité des combustibles irradiés produits par ses réacteurs. Le nombre de réacteurs partiellement MOxés serait alors d’environ 23. Les combustibles MOx permettent de réduire les besoins d’enrichissement de plus de 10 %. En même temps, l’uranium de retraitement contient encore de l’uranium enrichi à près de 1 %. Il est économique de fabriquer le MOx avec de l’uranium appauvri provenant des usines d’enrichissement et de recycler l’uranium de retraitement dans les usines d’enrichissement. Cette dernière technique a déjà été validée industriellement par EDF. Actuellement, seule la Russie, dont toutes les usines d’enrichissement utilisent la technique d’ultracentrifugation, est capable de réenrichir l’uranium de retraitement. Areva fait retraiter une partie de son uranium de retraitement dans l’usine d’enrichissement de Seversk. Selon la règle généralement appliquée, Areva récupère l’uranium enrichi et laisse l’uranium appauvri à la disposition de l’ « enrichisseur » ; cet uranium appauvri peut être, en principe, utilisé comme combustible pour des réacteurs rapides. C’est cette pratique qui a conduit aux accusations portées par des organisations antinucléaires contre Areva et EDF au motif qu’ils abandonneraient leurs déchets en Russie. L’uranium appauvri doit-il être considéré comme un déchet ? Les gouvernements français et russes ne le pensent pas.

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Pour être complet, il faut ajouter que l’uranium appauvri provenant de l’usine d’enrichissement d’Areva est aussi, en partie, réenrichi en Russie. Lorsque l’usine Georges-Besse II utilisant la technique d’ultracentrifugation sera en fonction, Areva n’aura plus besoin de sous-traiter ses besoins de réenrichissement en Russie. Le retraitement diminue de façon considérable le volume des déchets (près d’un facteur 50). Il permet l’utilisation de combustibles MOx. Mais, actuellement, les combustibles MOx ne sont pas eux-mêmes retraités (si l’on excepte quelques expérimentations récentes) et sont stockés dans l’espoir qu’ils pourront être utilisés dans des réacteurs à neutrons rapides. La France est sans doute le pays le plus avancé dans le domaine du retraitement ainsi que dans le conditionnement et l’usage des combustibles MOx. Son concurrent dans ce domaine est encore la Russie.

La gestion des déchets Nous reviendrons en détail sur les aspects techniques de la gestion de ce qu’il est convenu d’appeler « les déchets nucléaires ». Nous nous contenterons ici de comparer les options prises par différents pays dans ce domaine. Les déchets nucléaires sont caractérisés par deux paramètres principaux : leur activité volumique, ou encore le nombre de désintégrations se produisant par seconde dans l’unité de volume (1 Bq = 1 becquerel = 1 désintégration/ seconde) ; > la décroissance plus ou moins lente de cette radioactivité. >

Traditionnellement, au plan international, on distingue trois types de déchets : les déchets A de faible et moyenne activité contenant très peu d’éléments à vie longue (FMA-VC) ; > les déchets B de moyenne activité contenant des éléments à vie longue (MA-VL) ; > les déchets C de haute activité à vie longue (HA-VL). >

À ces trois catégories, la France en a ajouté deux autres : les déchets de très faible activité (TFA) et les déchets de faible activité à vie longue (FA-VL). Rappelons d’abord quelques activités trouvées dans la « nature » : dans l’eau de pluie, entre 0,3 et 13 Bq/l ; dans le corps humain : 100 Bq/kg ; > dans le granite : plus de 1 000 Bq/l ; > l’activité des cendres de charbon peut atteindre 10 000 Bq/kg ; > l’activité des engrais phosphatés peut atteindre 10 000 Bq/kg. Les déchets TFA (de très faible activité) ont des activités bêta comprises entre 10 000 et 100 000 Bq/kg. Comme on ne saurait appliquer cette norme à la « radioactivité naturelle » des cendres de charbon ou des engrais phosphatés on se contente de l’appliquer aux matériaux provenant des centrales et centres de recherche nucléaires. La France est ici en tête dans l’application du principe de > >

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précaution avec le centre de stockage de Morvilliers. Le centre de stockage occupe une surface de 45 ha et aura une capacité de stockage de 650 000 m3 dans les 30 prochaines années. Les déchets TFA proviennent, pour l’essentiel, du démantèlement des réacteurs et autres installations nucléaires. Dans d’autres pays la réutilisation de ces déchets dans le bâtiment ou les travaux publics est acceptée. Les déchets FMA-VC (de faible et moyenne activité à vie courte – inférieure à 40 ans) sont stockés sur le site de La Manche, près de La Hague (site n’acceptant plus de nouveaux colis) et sur le centre de stockage de l’Aube. Ces déchets proviennent essentiellement des centres nucléaires (instruments et vêtements contaminés) aussi bien que de l’industrie et du secteur hospitalier. Ils ont une radioactivité inférieure à 1 milliard de becquerels par kilogramme dont moins de 10 millions dus à des radioéléments de longue durée de vie. En France, on en produit 15 000 m3 par an. Le centre, qui couvre une surface de 100 ha, devrait suffire pour entreposer les déchets produits pendant 60 ans. La radioactivité de ces déchets doit rejoindre le niveau de la radioactivité naturelle dans 300 ans. Les déchets FA-VL (de faible activité à vie longue) résultent essentiellement du démantèlement des anciens réacteurs graphite-gaz et de l’extraction minière des terres rares qui s’accompagne de la mise au jour de noyaux radifères1. En particulier, à la suite de son irradiation, le graphite contient les isotopes radioactifs 14C (période radioactive de 5 730 ans) et 36Cl (période de 310 000 ans). On prévoit de devoir stocker 150 000 m3 de ces déchets en 2030. L’Andra* recherche actuellement un site de stockage à faible profondeur mais se heurte à l’hostilité des populations. Les principaux pays qui devront gérer ces déchets spéciaux sont le Royaume-Uni (réacteurs AGR) et les pays de l’ex-URSS (réacteurs RBMK, du type Tchernobyl). Les déchets MA-VL (de moyenne activité à vie longue) proviennent, pour l’essentiel des opérations de retraitement, en particulier du cisaillage de combustibles irradiés, de déchets « technologiques » provenant du fonctionnement des installations nucléaires, des centres de recherche et de boues de traitement d’effluents. On en produit environ 500 m3 chaque année en France. Les déchets HA-VL (de haute activité à vie longue) sont issus des réacteurs nucléaires, et essentiellement des combustibles usés et de leur retraitement. Selon les politiques adoptées (retraitement ou non) il s’agit, en premier lieu, soit des éléments combustibles usés placés dans une enveloppe de protection, soit des verres de retraitement. Ces déchets contiennent 95 % de la radioactivité générée par les réacteurs nucléaires. Un an après l’extraction du réacteur, l’activité des combustibles usés est dominée par celle de deux produits de fission, le 137Cs et le 90Sr, dont les périodes radioactives sont toutes deux aux environs de 30 ans2. La radioactivité de ces combustibles est 1. Des noyaux dont la désintégration conduit au radium. 2. En toute rigueur, le 137Cs et le 90Sr sont des noyaux de durée de vie moyenne, mais dans la technique actuelle ils restent intimement mélangés avec les noyaux à durée de vie longue des combustibles irradiés. Il faut remarquer que ces noyaux, du fait de leur très grande activité spécifique, représentent le plus grand risque sanitaire des combustibles irradiés et des verres de retraitement pendant les 300 premières années.

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La France est-elle le pays le plus avancé dans le nucléaire ?

alors encore extrêmement élevée et atteint environ 100 TBq/kg1. En attendant l’effet de la décroissance radioactive, les éléments combustibles usés sont stockés dans des piscines près du réacteur. En France et dans les pays ayant choisi le retraitement, au bout d’un à deux ans, ils sont transférés par le rail et la route vers l’usine de retraitement où ils sont à nouveau entreposés en piscine pendant quelques années, avant d’être retraités. Le retraitement commence par le cisaillage des éléments combustibles de manière à séparer l’enveloppe (la coque et les embouts) du combustible proprement dit. La radioactivité des « coques et embouts » représente environ 1 % du total de la radioactivité. Le combustible est ensuite dissous, l’uranium et le plutonium sont extraits de la solution et les produits de fission ainsi que les actinides mineurs* sont vitrifiés. Au moment de la vitrification, la radioactivité est ramenée à environ 25 Tbq par kg de combustible initial. Les verres sont conditionnés dans un container et l’ensemble est stocké dans des piscines. Ces stockages en piscine sont évidemment temporaires, même si on envisage des durées de stockage d’un siècle. Dans le cas de la France, la figure 1.1 résume le traitement des différents types de déchets.

CLASSIFICATION FRANÇAISE DES DÉCHETS RADIOACTIFS ET FILIÈRES DE GESTION

Période Activité

Vie très courte < 100 jours

Vie courte (VC) < 30 ans

TFA

Très faible activité (TFA)

Faible activité (FA)

Stockage dédié en surface ou filières de recyclage

FMA-VC Gestion par décroissance radioactive

Stockage de surface (centre de stockage de l’Aube) sauf certains déchets

Moyenne activité (MA)

Haute activité (HA)

tritiés et certaines sources scellées

HA

Vie longue (VL) > 30 ans

FA-VL Stockage dédié de faible profondeur à l’étude

MA-VL Filières à l’étude dans le cadre de l’article 3 de la loi du 28 juin 2006

Filières à l’étude dans le cadre de l’article 3 de la loi du 28 juin 2006

Figure 1.1 Classification et mode de gestion des déchets nucléaires en France (ANDRA).

1. 1 TBq= 1 térabecquerel = 1012 becquerels.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Les options de stockage Dans les pays ne pratiquant pas le retraitement, le stockage des combustibles usés a souvent lieu sur le site des réacteurs (par exemple les États-Unis). Dans le cas d’un réacteur de 1 GWe1, le volume de la centaine d’éléments combustibles extraits chaque année est de l’ordre de 50 m3. La surface de piscine nécessaire pour les stocker est de l’ordre de 25 m2. Au bout de 40 ans de fonctionnement, on voit qu’il faut la surface d’une piscine olympique pour entreposer l’ensemble des combustibles irradiés d’un seul réacteur. On comprend que les réacteurs américains commencent à avoir des problèmes de stockage. Pour surmonter ces problèmes, les États-Unis ont développé des méthodes de stockage à sec. La Suède, qui ne pratique pas non plus le retraitement, a décidé de centraliser le stockage de ses combustibles usés à Oskarshamn. Dans le cas de la France, le retraitement conduit à diviser par un facteur d’environ 20 le volume des déchets de haute activité à stocker. Il est vrai que la radioactivité initiale volumique des verres est près de 20 fois plus grande que celle des combustibles irradiés. À condition de prévoir un refroidissement plus énergique, une piscine olympique serait suffisante pour stocker les verres issus du fonctionnement de 20 réacteurs pendant 40 ans. Les activités volumiques des verres étant notablement plus élevées que celles des combustibles usés, le stockage à sec est plus difficile et n’a fait encore que l’objet d’études en France sans que le passage à l’exploitation industrielle ait été réalisé. Comme nous l’avons dit plus haut, les entreposages actuels des HA-VL ne sont pas durables. Nous traiterons ultérieurement des possibilités offertes par la séparation des actinides suivie de leur fission. Dans l’état actuel, la seule solution pérenne envisagée consiste à stocker les déchets HA-VL et MA-VL dans des sites géologiques. Dans ces sites, les éléments radioactifs doivent être isolés de la biosphère aussi longtemps que possible (plusieurs centaines de milliers d’années). L’eau étant le vecteur des éléments radioactifs, elle doit circuler le moins possible dans le milieu où est réalisé le site de stockage. Quatre types d’environnement géologiques ont été pris en considération. Le tuf. Il s’agit d’une roche formée de cendres volcaniques compactées par l’action de la pression et de l’eau. Le site américain de Yucca Mountain est de ce type. Il souffre de défauts assez graves pour que l’administration Obama ait décidé d’y renoncer comme site de stockage définitif : tout d’abord le tuf est parcouru de fissures qui permettent la propagation de l’eau ; > le site de stockage est situé à flanc de montagne (ce qui permet un accès facile aux transports de déchets) mais il se trouve au-dessus de la nappe phréatique ; > des infiltrations d’eau venant du dessus du site ont été observées. >

Les avantages du site sont sa facilité d’accès, sa situation dans une région désertique et sèche. Mais le sera-t-elle toujours dans quelques milliers d’années ? 1. Un réacteur de 1 GWe fournit une puissance électrique maximum de 1 000 MW. La puissance thermique fournie par la fission est alors d'environ 3 000 mégawatts notés 3 GWth.

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Le sel ou plus exactement, les dômes de sel. Des déchets MA-VL ont été stockés en Allemagne sur le site de Morsleben, désormais fermé. Des déchets de faible à moyenne activité ont été stockés dans la mine de sel d’Asse qui présente des infiltrations, probablement dues aux travaux de construction et d’exploitation de la mine ; le site sera sans doute abandonné. Pour les HA-VL, Gorleben est en expérimentation et devrait devenir opérationnel en 2025. Aux États-Unis, les déchets militaires sont désormais stockés à 50 m sous terre près de Carslbad, au Nouveau Mexique : c’est le WIPP (Waste Isolation Pilot Plant). Cette installation aurait sans doute la capacité de stocker les combustibles usés (qui appartiennent à la catégorie des HA-VL). Les dômes de sel ont de nombreux avantages : l’eau n’y est pas présente, sinon ils ne seraient pas là ; le sel est une matière plastique qui se refermera progressivement sur les colis ; il a une bonne conductibilité thermique qui devrait donc permettre d’accommoder une densité élevée de noyaux radioactifs (producteur de chaleur). Ces formations ont aussi quelques inconvénients : le sel étant une ressource, on ne peut exclure que ces dômes soient exploités dans le futur, en particulier par injection d’eau. Et l’eau salée est très corrosive... Le granite. L’analogue suédois de l’Andra, la compagnie SKB, a décidé de demander en 2010 un permis de construire un site de stockage géologique des HA-VL près d’Oskarshamn. Le stockage dans ce site devrait démarrer en 2023. La formation géologique est du granite très homogène et peu faillé. On peut donc considérer que la Suède sera le premier pays à avoir réglé le problème des déchets HA-VL. La Finlande a une politique assez semblable à celle de sa voisine. Le granite n’a qu’un seul défaut, c’est la présence de failles susceptibles de transporter l’eau. Il faut donc trouver des configurations de granite particulièrement homogènes. Ce semble être le cas pour le « bouclier » scandinave. L’argile. Le quatrième milieu qui semble favorable au stockage géologique des déchets nucléaires est l’argile. Contrairement aux cas précédents, dans celui de l’argile, l’eau est omniprésente puisque les argiles sont saturées d’eau. Mais cette eau est très peu mobile et empêche très efficacement l’établissement de courants de convection et même de diffusion. Du fait des mouvements d’opposants, très actifs dans le domaine du stockage géologique, et malgré les objectifs initiaux de la loi de 1991 (loi Bataille), un seul site de recherche et de caractérisation a été installé sur le site de Bures, en Lorraine. Au fur et à mesure des études de l’Andra, il est apparu que le choix de l’argile présentait de nombreux avantages. L’argile étant un milieu basique, de très nombreux éléments, et en particulier les actinides ne sont que très peu solubles dans l’eau intersticielle. Comme pour les formations salines, la plasticité de l’argile l’amènera à se refermer naturellement sur les colis. Contrairement au sel, l’argile situé à grande profondeur n’est pas une ressource que nos descendants pourraient être amenés à rechercher. L’eau diffusant très lentement dans l’argile, les futurs habitants de la région n’auraient aucun intérêt à y creuser un puits artésien. Par contre, la charge thermique acceptable dans un site argileux ne doit pas entraîner l’ébullition de l’eau car cela entraînerait un changement de nature du milieu qui

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

pourrait perdre sa consistance. À charge thermique totale égale, la surface du site de stockage sera probablement plus importante que celle d’un site équivalent dans un environnement granitique, par exemple. La Belgique semble s’orienter elle aussi vers un stockage en site argileux. Un autre choix important pour la politique de stockage est celui du retraitement ou de son absence. La Suède a fait le choix de ne pas retraiter et, donc, de stocker directement les combustibles usés. On estime que l’enveloppe en zirconium des combustibles usés serait corrodée en quelques milliers d’années, après quoi les radioéléments passeraient progressivement, en une dizaine de milliers d’années environ, en solution dans l’eau présente dans le site. Pour ralentir le processus, les Suédois ont choisi de mettre les combustibles usés dans une enveloppe épaisse de cuivre rouge qui devrait résister 500 000 ans à la corrosion, selon des simulations et des expériences portant sur la dissolution du cuivre dans l’eau,. Le choix suédois était justifié par celui de sortir du nucléaire. Ce dernier est remis en question et il n’est pas évident que celui du non-retraitement ne sera pas, lui aussi, remis en cause. De leur côté, les Américains avaient aussi fait le choix de ne pas retraiter mais en se limitant à un container d’inox dont la résistance à la corrosion ne dépasserait pas une vingtaine de milliers d’années. Ils sont actuellement dans un processus de révision de leur choix du non-retraitement. Le retraitement conduit à la vitrification des déchets, produits de fission et, dans la technique actuelle, actinides mineurs. Les lingots de verre sont inclus dans des containers en inox. Les verres sont extrêmement stables et la durée de leur dissolution dans l’eau dépasserait un million d’années. La figure 1.2 montre qu’au bout d’un million d’années l’activité des verres est devenue au plus 10 fois plus faible que celle de l’uranium naturel nécessaire à la fabrication du combustible initial. Radioactivité (GBq) 107 total produits de fission actinides

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105

104

Activité de l’uranium naturel initial 103

102

10

102

103

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106 107 Année après séparation

Figure 1.2 Évolution temporelle de l'activité des verres de retraitement.

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La France est-elle le pays le plus avancé dans le nucléaire ?

À la suite du débat public sur la gestion des déchets radioactifs, par la loi du 28 juin 2006, le Parlement a fixé un calendrier pour la mise en service d’un site de stockage géologique des déchets HA-VL et MA-VL : instruction de la demande d’autorisation de mise en œuvre d’un site de stockage réversible en 2015 et, en cas de réponse positive, début du stockage en 2025.

Alors, la France est-elle le pays le plus avancé dans le nucléaire ? Nous venons de voir que, avec Areva et EDF, la France est, avec la Russie, le seul pays à contrôler l’ensemble du cycle nucléaire, depuis la mine jusqu’au stockage. Mais, dans la majorité des secteurs, elle a de très sérieux concurrents. Si elle est, sans conteste, la plus avancée dans les domaines du retraitement et de l’usage des combustibles MOx, il apparaît que sa prééminence est loin d’être assurée dans le domaine de la construction de réacteurs. Le réacteur EPR d’Olkiluoto est le premier réacteur mis en construction par Areva depuis 1991. Les anciennes équipes sont parties en retraite, et il faut donc rebâtir le stock de connaissances de terrain. À l’exception des constructeurs japonais, chinois, coréens et indiens, la même situation de perte de connaissances se retrouve ailleurs. Areva va se trouver face à une vive concurrence de la part des groupes américano-japonais (ToshibaWestinghouse, General Electric-Hitachi) et surtout de Rosatom. Les Chinois, de leur côté, ne cachent pas leur ambition d’avoir la maîtrise complète de la construction de leurs réacteurs et disposeront d’un énorme marché sur place. Il est très probable que les réacteurs chinois seront extrêmement concurrentiels d’ici une dizaine d’années. À plus long terme, cela pourrait être aussi le cas des réacteurs indiens. En ce qui concerne les réacteurs du futur, on doit bien reconnaître que l’arrêt regrettable de Superphénix a été un coup très dur pour les équipes françaises. Le CEA et Areva seront-ils capables de relever le défi et de ramener l’industrie française au premier rang des constructeurs de réacteurs surgénérateurs ? Il est permis d’en douter quand on voit l’approche volontariste de pays comme la Russie, l’Inde, la Chine et, à un moindre degré, du Japon. De leur côté les États-Unis, par la voix du secrétaire à l’énergie Stephen Chu, ont marqué leur volonté de revenir au tout premier rang pour la construction des réacteurs du futur. Si donc la France garde de très bons atouts à la veille de la renaissance annoncée du nucléaire, encore faut-il qu’elle décide de les jouer sans hésitation.

Le nucléaire est-il un gage d'indépendance énergétique pour la France ? Pour répondre à cette question il faut éviter la caricature. Le choc pétrolier de 1973 conduisit presque tous les pays (sauf l’Italie) à renoncer aux centrales au fioul.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

En gros, le choix fut entre le nucléaire et le charbon. Les centrales à cycle combiné à gaz ne firent une véritable percée que dans les années 1990. Pour estimer l’avantage du nucléaire sur le plan de l’indépendance énergétique, ce n’est donc pas par comparaison avec le pétrole qu’il faut raisonner, mais par rapport au charbon, au gaz et à la production d’électricité renouvelable. Nous importons la presque totalité de notre consommation de gaz et de charbon. Imaginons un instant que nos réacteurs nucléaires soient remplacés par des centrales à gaz. Nous importons actuellement environ 41 Mtep de gaz1 (soit, en énergie, presque deux fois moins que nos importations de pétrole). Remplacer les réacteurs par les centrales à gaz les plus modernes, ayant un rendement de 55 %, conduirait à une importation supplémentaire de plus de 71 Mtep, portant notre dépendance au gaz totale à 112 Mtep, nettement plus que nos importations de pétrole (89 Mtep). Le prix du gaz suit celui du pétrole2. Un récent passé a montré que le gaz pouvait être un moyen de pression politique, de même que les gazoducs peuvent être une cible d’actions terroristes. Le prix du gaz est proche de 40 €/MWh, soit 470 €/tep. L’importation supplémentaire de 71 Mtep de gaz amènerait à une dépense d’importation de l’ordre 35 milliards d’euros, ce qui représente environ la moitié du déficit commercial de la France. Si on utilisait plutôt le charbon, il en faudrait environ 120 millions de tonnes, soit, à environ 100 $ par tonne, une facture de 12 milliards d’euros. En face de ces chiffres il faut mettre celui correspondant à l’importation de l’uranium naturel nécessaire au fonctionnement d’un parc de réacteur d’environ 60 GWe, consommant (hors MOx) environ 12 000 tonnes d’uranium naturel à 100 $ le kg, soit un total d’environ 1 milliard d’euros. Ajoutons que le coût de l’uranium naturel ne compte que pour 6 % dans le coût de production de l’électricité. Un doublement du prix de l’uranium ne conduirait donc qu’à 6 % d’augmentation du coût de l’électricité produite. Pour l’avenir, on peut envisager que les politiques d’économie d’énergie, l’utilisation croissante des énergies renouvelables et du nucléaire permettent de réduire notre facture gazière et charbonnière de près de 15 milliards d’euros. Au-delà, la généralisation des voitures électriques devrait se traduire par une diminution de nos importations de pétrole. Si le nucléaire nous permet de moins dépendre des importations de gaz et de charbon, il en est évidemment de même des énergies renouvelables produites dans notre pays (il n’en n’est pas de même de l’éthanol brésilien). À plus long terme, l’utilisation de réacteurs surgénérateurs permettra de se passer de l’importation d’uranium. En effet les tonnages d’uranium appauvri présents sur le sol français permettraient d’alimenter une centaine de surgénérateurs pendant 3 000 ans. 1. Données accessibles sur le site de l’AIE : http://www.iea.org/Textbase/stats/index.asp. 2. Le développement récent de l’exploitation du gaz de schistes aux États-Unis a amené une baisse de prix du gaz dans ce pays, la restauration de son indépendance gazière, une chute des besoins en gaz naturel liquéfié et un décrochage du prix du gaz et de celui du pétrole.

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Le combat pour le nucléaire n’est-il pas perdu d'avance devant l'hostilité des populations ? Il est vrai que le nucléaire est fortement contesté en France, particulièrement sur le côté gauche de l’arène politique. Parmi les grandes formations politiques, seule l’UMP s’est clairement prononcée en faveur du nucléaire. À ses côtés, le « Nouveau Centre » semble partager le même point de vue. Quelques petites formations comme le MRC ou LO y sont également favorables. Dans un passé encore récent, le parti communiste le soutenait fermement. Cette orientation semble remise en question, ou, à tout le moins, ne fait plus l’unanimité au sein du parti. Le camp des antinucléaires les plus déterminés compte le NPA, largement inspiré par Sortir du Nucléaire. Jean-Luc Mélanchon, au nom du Parti de Gauche, propose de remplacer le nucléaire par la géothermie pour produire de l’électricité, sans préciser que, pour fournir la même quantité d’électricité que les réacteurs nucléaires français, il faudrait équiper au moins 10 millions de km2 en géothermie ! Cet exemple montre bien que la question nucléaire n’est plus posée en termes techniques mais en termes symboliques. Les partis qui envisagent de parvenir au pouvoir sont plus nuancés. Bien sûr, Europe Écologie et les Verts affirment toujours la nécessité de « sortir du nucléaire », mais de plus en plus nombreux en leur sein sont ceux qui pensent que ceci ne pourra se faire que progressivement. On attend de voir si le MODEM adoptera une position claire après le départ de Corinne Lepage, principale artisane de l’arrêt de Superphénix et chantre des idées antinucléaires. Diverses opinions sont exprimées au sein du PS. Ségolène Royal est clairement antinucléaire alors que son ex-mari François Hollande est plutôt pour. Certaines régions socialistes se sont prononcées contre l’implantation éventuelle de l’EPR, d’autres, au contraire, la réclament. Si l’alternance à gauche se produit en 2012, on peut penser qu’on se dirigera vers un allongement de la durée de vie des réacteurs, mais, aussi, vers un refus de toute nouvelle réalisation, y compris celle du réacteur surgénérateur Astrid. D’ailleurs le CEA, prudent, attend 2012 pour lancer ce projet. La France rejoindrait alors la politique qui se dessine en Allemagne. Est-ce à dire que ce sera la fin du nucléaire ? Ce serait être outrecuidant que de penser que la France est maîtresse du jeu. L’avenir du nucléaire est ailleurs : en Chine, en Russie, en Inde, au Japon, aux États-Unis. Pour des raisons d'augmentation du prix du gaz et dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, le redémarrage mondial du nucléaire semblait incontournable jusqu’à la catastrophe de Fukushima. Celle-ci a provoqué une vague de peur hystérique, essentiellement dans les pays occidentaux et relancé un débat qui semblait aller vers davantage de sérénité. Mais les faits sont têtus et on voit de mieux en mieux que les énergies renouvelables intermittentes et l’efficacité énergétique ne permettront pas de se passer d’une fourniture électrique de base qui ne peut être apportée que par du charbon, du gaz ou du nucléaire. Dans ces conditions, abandonner le nucléaire c’est accepter un

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

réchauffement climatique accru. Fukushima retardera sans doute, en particulier dans les pays occidentaux, mais n’évitera pas la prise de conscience de la nécessité du choix entre électricité nucléaire et électricité d’origine fossile. Le retard au développement du nucléaire se traduira automatiquement par une augmentation de la concentration du gaz carbonique dans l’atmosphère. Pour la France et l’Europe, la question qui se pose est de savoir quel rôle elles joueront dans ce développement. Si la France se retire du jeu, il est probable que, dans 20 ans, lorsqu’il faudra renouveler nos réacteurs, nous devrons nous adresser à des constructeurs russes, chinois, indiens ou japonais. Ce sera une étape de plus dans la désindustrialisation de la France et de l’Europe.

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Le nucléaire manque-t-il de transparence ?

Une tradition de secret aux origines Alors que l’on pouvait penser, lors de sa création, que le CEA se consacrerait aux applications pacifiques du nucléaire, l’éviction de Frédéric Joliot montra que le gouvernement de l’époque se souciait, en priorité, de doter la France des moyens d’entrer dans le club fermé des puissances nucléaires militaires. Ainsi, dans notre pays comme dans d’autres (États-Unis, URSS, Royaume-Uni, Chine, Israël, Pakistan, Inde), le nucléaire civil est né du nucléaire militaire. De ce fait, il a retenu, tout au moins dans ses premières années, une tradition de secret. Le départ de Frédéric Joliot eut aussi la conséquence de diviser profondément la communauté scientifique française : les uns, généralement de formation universitaire, se replièrent sur la recherche fondamentale à Orsay et Saclay ; les autres, issus des grandes écoles, et, particulièrement de Polytechnique, formèrent l’ossature du programme militaire et, dans un deuxième temps, du programme énergétique. Cette césure dans la communauté scientifique allait jouer un rôle important dans la naissance du mouvement de contestation de la politique nucléaire. Même s’ils furent présentés au parlement, les choix nucléaires étaient faits par un cercle restreint de hauts fonctionnaires et grands commis de l’État réunis dans la commission PEON (Commission consultative sur la production d’électricité

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

d’origine nucléaire). Dans le climat post-68, cette manière de faire fut contestée par une partie de l’opinion, et surtout par des scientifiques qui s’élevèrent contre les « nucléocrates ». En réalité, l’approche « technocratique » n’était pas une spécificité du nucléaire. Elle était la conséquence de la structure élitiste de la société française où les hauts fonctionnaires et les hauts commis de l’état, « noblesse républicaine » se sentaient investis de la tâche de défendre les intérêts de l’état et de la nation. Cette prétention était d’ailleurs justifiée par le rôle éminent joué par cette méritocratie dans la reconstruction du pays après 1945, dans un contexte d’instabilité politique. La question se pose de savoir ce qui a fait que seule la « technocratie nucléaire » fut rapidement mise en cause. En 1959, la rupture du barrage de Malpasset causa 400 morts et disparus. Malgré ce drame, le programme de barrages hydroélectriques français se poursuivit sans rencontrer d’autres oppositions que locales. En 1966, l’incendie de la raffinerie de Feyzin marqua les esprits mais ne conduisit pas à la création d’un mouvement « antipétrole », et les oppositions aux sites « Seveso », lorsqu’elles existèrent, gardèrent un caractère local. Le caractère spécifique de l’énergie nucléaire est que sa critique émane de milieux scientifiques qui pouvaient revendiquer une compétence égale à celle de ses promoteurs. Aux États-Unis, dès 1945, de nombreux scientifiques sont fascinés par le défi scientifique posé par l’exploration des secrets les plus intimes de la matière. De nombreux physiciens nucléaires et des particules se confrontaient à ce défi, mais refusaient les applications effrayantes qui avaient conduit à Hiroshima et Nagasaki. Ils créèrent le Bulletin of Atomic Scientists et l’Union for Concerned Scientists. Ces scientifiques obtinrent l’arrêt des expérimentations atmosphériques en diffusant la crainte des retombées de plutonium et de césium. Mais leur contestation de l’armement nucléaire trouva des limites du fait de la guerre froide et de la chasse aux sorcières menée par le sénateur Mac Carthy. En même temps, l’expertise du système académique américain fut amplement sollicitée. Citons, par exemple, le célèbre rapport Rasmussen sur la sûreté des réacteurs nucléaires publié en 1975, et commandé par l’analogue américain (Atomic Energy Commission) du CEA à une équipe d’universitaires américains. Le rapport lui-même fut soumis à critique de la Société Américaine de Physique et suivi d’un rapport critique par une équipe pilotée par le Pr. Lewis. En France, la communauté académique n’a jamais joué un tel rôle d’expertise et de discussion. Une partie des physiciens fut donc cantonnée dans une attitude de pure contestation. Les ingénieurs du Corps des Mines ou de celui des Ponts considéraient avec hauteur, sinon avec arrogance, les critiques des universitaires ou des syndicalistes. Ils avaient pour principe de refuser le débat, sûrs qu’ils étaient de savoir ce qui était bon pour le pays (sur de nombreux points ils n’avaient pas tort). Une autre différence notable entre les situations française et américaine est liée au rôle important des scientifiques proches du parti communistes en France. Hostiles au programme militaire, ceux-ci étaient favorables au programme de construction de réacteurs dans le cadre du secteur public. À son début, le vivier du mouvement antinucléaire en France fut donc la gauche anticommuniste et le mouvement écologiste naissant (les Amis de la Terre, par exemple).

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Le nucléaire manque-t-il de transparence ?

Les premières mises en cause du programme nucléaire français virent le jour, à Orsay d’une part, et au sein du syndicat CFDT du CEA, traumatisé par l’abandon brutal et sans consultation de la filière « française » graphite-gaz. En 1969, un accident sérieux de fusion de deux éléments combustibles, eut lieu dans un des réacteurs graphite-gaz de Saint-Laurent-des-Eaux. Cet accident fut instrumentalisé par les partisans de la filière américaine de réacteurs à eau sous pression (REP), et, en même temps, ébranla la confiance des scientifiques vis-à-vis d’EDF et du CEA, et ce, d’autant plus qu’il apparut que la communication sur cet accident fut uniquement le fait d’EDF. L’accident de 1969 conduisit, en 1973, à la création du Service central de la sûreté des installations nucléaires, dépendant directement du ministère et ancêtre lointain de l’ASN*. Le SCSIN assurait une fonction de contrôle indépendante des opérateurs nucléaires, CEA et EDF en tête. Par contre l’information restait sous contrôle, comme, d’ailleurs, dans de nombreux domaines : c’était l’époque de l’ORTF... En 1975 paraissait le livre L'électronucléaire en France, publiée par le syndicat CFDT du CEA. En 1976, des physiciens chercheurs en physique nucléaire et en physique des particules au laboratoire d’Orsay (CNRS) créèrent le Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN). Dès sa création, le GSIEN allié aux « Amis de la Terre » prit positions contre la construction de Superphénix commencée également en 1976. En même temps, la rapidité de développement du programme nucléaire français était mise en cause. Le débat entre défenseurs et adversaires se révéla rapidement impossible : les « nucléocrates », sûrs de la justesse de leurs choix ne voyaient pas l’intérêt de les mettre en cause, les antinucléaires considéraient que le seul débat acceptable devait conduire au triomphe de leur point de vue. Le dialogue de sourds s’installait pour longtemps. Il allait déboucher sur de violentes manifestations autour du site de Creys-Malville dont celle du 31 juillet 1977 où un jeune manifestant, Vital Michalon trouva la mort. L’action antinucléaire prit un caractère terroriste avec, le 18 janvier 1982, une attaque au lanceroquettes. Les auteurs de l’attentat ne furent pas identifiés, mais, en 2003, Chaïm Nissim, ancien député écologiste de Genève, affirma en être l’auteur et s’être procuré l’arme auprès du groupe du terroriste Carlos. Les antinucléaires n’eurent pas gain de cause puisque Superphenix fut effectivement construit. Ils eurent, par contre, leur revanche lorsque Dominique Voynet imposa son arrêt définitif.

Débattre sur les choix fondamentaux Paradoxalement, la première tentative d’ouvrir les choix nucléaires au débat ne concerna pas les réacteurs nucléaires mais la gestion des déchets radioactifs. Ce fut la « loi Bataille » du 30 décembre 1991. Cette loi organise, pour la première fois, une expertise indépendante avec le Commission nationale d’évaluation (CNE) dont 6 membres sont nommés par le Parlement, sur proposition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (OPECST), 6 membres sont nommés par le Gouvernement, dont 4 sur proposition de l’Académie des sciences et 2 sur proposition du Conseil supérieur de la sûreté et de l’information nucléaire

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(CSSIN, actuellement remplacé par l’ASN)). La CNE doit rendre compte de ses travaux au Parlement. La loi organise également la concertation préalable au choix des sites sur lesquels des travaux préliminaires à la réalisation d’un laboratoire souterrain pourraient être menés. La consultation restait, toutefois, locale. Ce n’est que par le décret du 22 octobre 2002 que fut organisé le débat public sur de nombreux sujets dont la création d’INB. Dans le cadre de ce décret deux débats concernant le nucléaire se tinrent en 2005-2006 : un débat sur l’EPR et un débat sur la gestion des déchets radioactifs dont l’objet était la préparation de la deuxième loi Bataille du 28 juin 2006. Il est possible de tirer quelques conclusions de ces deux débats : Grâce aux débats organisés en province, plusieurs milliers de personnes ont eu l’occasion d’écouter divers intervenants, poser des questions et intervenir. > Les documents présentés par les maîtres d’ouvrage, l’administration, les industriels et les ONG sont publics et accessibles sur les sites des débats1. >

Ces documents permettent à tous ceux qui le désirent, y compris les journalistes, de se faire une opinion informée sur ces questions. On peut toutefois se demander si de nombreux journalistes ont fait l’effort de les lire. Les débats sur le nucléaire ont posé les problèmes d’ensemble et n’ont pas été limités aux impacts régionaux. Le nucléaire est donc le seul domaine où les questions de politique générale ont été posées. A contrario, de nombreux débats sur de nouvelles autoroutes, les terminaux pétroliers, les lignes électriques se contentent généralement de débattre de questions d’intérêt local, les arguments généraux, lorsqu’ils sont présents, n’étant guère que des faire valoir. On peut donc considérer que, de ce point de vue, les débats sur le nucléaire ont été des précurseurs du Grenelle de l’environnement, même si le nucléaire en tant que tel était exclu du Grenelle. Malgré ces progrès, on est bien forcé de constater que les débats sont restés des affrontements stériles entre les ONG antinucléaires et les institutions ou entreprises porteuses des projets. À aucun moment, on a eu l’impression que le débat permettait de progresser et d’améliorer les projets. On peut également douter que le niveau des connaissances de l’ensemble des citoyens sur les enjeux du nucléaire se soit significativement amélioré. Les médias n’ont guère utilisé ces occasions pour effectuer un travail d’information en profondeur.

Organiser la transparence sur les risques Dans un premier temps, la contestation des modalités de choix de la politique nucléaire ne s’est pas étendue aux informations sur les incidents nucléaires. La création du SCSIN semblait donner satisfaction. L’accident de Three Mile Island 1. Pour le débat sur l'EPR : http://www.debatpublic.fr/print.html ?id=38&type=debats_mo_ ouverts. Pour le débat sur la gestion des déchets radioactifs : http://www.debatpublic.fr/print. html ?id=50&type=debats_mo_ouverts.

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Le nucléaire manque-t-il de transparence ?

(TMI) du 28 mars 1979 allait mettre en cause ce consensus. Sans rentrer dans les détails, il suffit de rappeler que, à la suite de manœuvres erronées des opérateurs, consécutives à une mauvaise information sur l’état du réacteur, le refroidissement du réacteur ne fut pas maintenu, ce qui amena à la fusion du cœur et à une contamination considérable de l’enceinte de confinement. Les experts américains mirent plusieurs jours avant de comprendre ce qui s’était passé et d’avoir une idée claire de l’état du réacteur. De plus ils ne semblaient pas d’accord entre eux, en particulier en ce qui concernait la possibilité et la violence éventuelle d’une explosion hydrogène. Une quinzaine de jours avant l’accident, un film « Le syndrome chinois » avait précisément envisagé la fusion d’un cœur de réacteur, entraînant le perçage de la cuve, puis du plancher de l’enceinte de confinement. Le cœur en fusion aurait pu alors s’enfoncer, provoquant des explosions vapeur et une grave contamination des environs. Dans le film la catastrophe ne se produisait pas ; par contre les compétences des responsables étaient mises en cause, de même que leur refus de dire la vérité. Les hésitations et les contradictions des responsables aussi bien que les accusations du film semèrent l’inquiétude dans le public, mais aussi dans le monde entier où on suivait l’évolution de la situation avec crainte. Une panique se développa autour de la centrale, conduisant à l’évacuation volontaire désordonnée de plus de cent mille personnes. Aux États-Unis, la crédibilité des experts ne devait pas s’en remettre et TMI marqua la fin de la mise en chantier de nouveaux réacteurs.

Un « nuage passe » En France on ressentit aussi l’incertitude des experts qui en savaient, bien entendu, encore moins que leurs collègues américains. Pour rassurer leurs concitoyens, des experts français certifièrent que l’accident de TMI ne pourrait avoir lieu en France car le réacteur concerné avait été construit par Babcock et Wilcock, alors que les réacteurs français étaient du type développé par Westinghouse. Malheureux propos... En réalité de nombreux enseignements furent tirés de l’accident de TMI pour améliorer la sûreté des REP français. C’est à partir de TMI qu’il fut question de séparer l’IPSN du CEA. Ce n’est pourtant qu’en 2001 que ce fut chose faite, l’IPSN devenant l’IRSN en fusionnant avec l’OPRI ; la catastrophe de Tchernobyl (1986) étant passée par là. Nous discuterons plus loin de la catastrophe elle-même, de ses conséquences au niveau mondial et sur ses éventuelles conséquences sanitaires en France. Nous analysons ici ses conséquences sur l’organisation de la sûreté dans notre pays. Les Français se « souviennent » qu’on leur avait dit que « le nuage s'était arrêté aux frontières » et qu’il s’agissait, à l’évidence, d’un « mensonge nucléaire ». Il s’agit là d’un mythe qui a été soigneusement démonté dans les références suivantes : >

Pierre Schmitt : « Le nuage de Tchernobyl se serait arrêté aux frontières » http:// sauvonsleclimat.org/new/spip/IMG/pdf/Schmitt-le_nuage_de_Tchernobyl.pdf ;

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

>

Bernard Lerouge, Yvon Grall, Pierre Schmitt, Tchernobyl, un « nuage » passe... publié chez L’Harmatan en 2009.

Sans vouloir entrer dans les détails de ces deux références, retenons les éléments du psychodrame. Tout d’abord dans Libération du 2 mai la citation : « Pierre Pellerin le Directeur du SCPRI a annoncé hier [donc le 01/05, jour férié où les journaux ne paraissent pas] que l’augmentation de la radioactivité était enregistrée sur l’ensemble du territoire sans aucun danger pour la santé. » montre bien que jamais l’autorité de surveillance de la radioactivité* en France n’aurait pu dire que le nuage se serait arrêté aux frontières. Mais le 12 mai en contradiction avec l’article du 2 mai Libération titre : « Le mensonge nucléaire » avec le sous-titre : « Les pouvoirs publics en France ont menti, le nuage de Tchernobyl a bien survolé une partie de la France, le Pr Pellerin en a fait l’aveu deux semaines après l’accident nucléaire. » Que s’était-il passé ? Du côté du gouvernement des déclarations simplistes assimilant faiblesse du risque et absence de radioactivité. Il s’agissait surtout de protéger l’agriculture. Par exemple ce communiqué de presse contradictoire du ministère de l’Agriculture, en date du 6 mai : « Le territoire français, en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives à l’accident de la centrale de Tchernobyl. À aucun moment les hausses observées de radioactivité n’ont posé le moindre problème d’hygiène publique. » La politique de communication du Professeur Pellerin, soucieux de ne fournir que des informations bien vérifiées, se révéla catastrophique, donnant l’impression aux médias qu’on leur cachait quelque chose. De plus il était interdit aux centrales EDF et aux centres du CEA de communiquer directement les résultats de leurs mesures qui devaient être centralisés au SCPRI. Mais la vraie raison de la mise au pilori du SCPRI et de son chef était que les mouvements antinucléaires avaient pris conscience du fait que la catastrophe de Tchernobyl leur fournissait un argument inespéré dans leur combat contre le nucléaire. Il fallait donc absolument que la crainte des retombées se diffuse le plus possible. Or, le Professeur Pellerin affirmait haut et fort que les conséquences de la catastrophe sur la santé des Français seraient pratiquement inexistantes. Discours évidemment insupportable pour le mouvement antinucléaire qui concentra ses attaques contre le Professeur, d’autant plus que celui-ci était une personnalité scientifique universellement respectée. Il est tout à fait symptomatique que les attaques contre les ministres Carignon et Guillaume qui avaient laissé entendre que le nuage avait à peine frôlé la frontière aient été très rares et mesurées. À la fin du mois de mai 1986, Michèle Rivasi créait la Commission de recherche et d’information indépendante sur les radiations (CRIIRAD). L’indépendance autoproclamée n’interdisant ni la partialité ni le militantisme antinucléaire, la CRIIRAD

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Le nucléaire manque-t-il de transparence ?

était une machine de guerre destinée à décrédibiliser le SCPRI et l’IPSN, réunis en un seul organisme, l’IRSN, en 1990. Bien que rendu indépendant du CEA et rattaché directement aux ministères de l’Environnement et de l’Industrie, l’IRSN demeura la cible de la CRIIRAD. Forte de sa qualification d’indépendance la CRIIRAD a obtenu de nombreux contrats d’études et de mesures par les collectivités locales et les CLI (commissions locales d’information). Elle a su acquérir la confiance d’un grand nombre de nos concitoyens. Je pense que, fondamentalement, ceux-ci supportaient mal le paternalisme des responsables du programme nucléaire français, qui, sûrs de leurs analyses, ne jugeaient utile ni de l’expliquer ni de le soumettre à discussion. Emblématique de l’action de la CRIIRAD a été la distribution d’appareils de mesure de la radioactivité à tous ceux qui voulaient bien les acheter. Les divergences de la CRIIRAD avec l’IRSN et les opérateurs portent rarement sur les mesures proprement dites, mais, plutôt, sur leur interprétation, la CRIIRAD tenant que toute irradiation artificielle est dangereuse mais gardant un silence prudent en ce qui concerne la radioactivité naturelle. Une des raisons de la difficulté du dialogue entre les responsables de l’industrie nucléaire et les associations tient à une spécificité du système français : le rôle faible, sinon inexistant, d’expertise par le système académique. Quoiqu’il en soit, la réorganisation de la sûreté nucléaire, par la loi TSN (Transparence sur le nucléaire), a largement été imposée par les mouvements antinucléaires qui ne s’estiment, d’ailleurs, toujours pas satisfaits.

Un emballement d’incident La déclaration des incidents de niveau 1, assez fréquents (une quarantaine par an), mais sans gravité, conduit parfois à un emballement médiatique allant jusqu’à l’hystérie. Un exemple en a été récemment fourni sur le site de Tricastin avec l’incident de la Socatri1. Dans la nuit du 7 au 8 juillet 2008, vers 23 h, environ 18 m3 d’une solution contenant de l’uranium a été accidentellement rejetée dans le réseau d’évacuation d’eau pluviale de la Socatri. Entre autres activités, cette société retraite les effluents de l’usine de séparation isotopique du Tricastin. L’uranium est un élément naturel dont la toxicité est plus chimique que radioactive. La quantité d’uranium rejetée était de l’ordre de 70 kg. Selon les mesures de l’IRSN, pour atteindre la dose annuelle, un individu aurait dû boire une dizaine de litres de cette eau. Et il aurait eu peu de temps pour ce faire puisque, selon l’ASN, la concentration est revenue à la normale en quelques jours. Par ailleurs, l’uranium naturel est omniprésent dans notre environnement. Ainsi, par exemple, sur une profondeur de 1 m, un jardin de 1 000 m2 contient environ 10 kg d’uranium en moyenne. Dans l’eau douce, la 1. Voir le communiqué de presse du Haut Conseil pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) du 16 juillet 2008, l'avis du HCTISN du 23 septembre 2008, le rapport de l'IRSN http://www.irsn.fr/FR/base_de_connaissances/Environnement/surveillance-environnement/incident-socatri_2008/Pages/sommaire.aspx et le communiqué du 22/7/2008 de « Sauvons le Climat »).

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

concentration est généralement de l’ordre du microgramme par litre, mais elle peut atteindre dans des cas exceptionnels la dizaine de milligrammes par litre. Un km3 d’eau de mer contient donc 3,3 tonnes d’uranium. Le Rhône en rejette 300 tonnes par an à la mer. L’incident a été signalé aux autorités (l’ASN) dans la matinée du 8. En pleine nuit, les opérateurs ne se sont pas aperçu immédiatement de l’incident, et ont mis un certain temps avant de comprendre ce qui se passait. Un retard de quelques heures sur la déclaration d’un incident mineur fut monté en épingle par la CRIIRAD et « Sortir du Nucléaire », comme la preuve d’une volonté de dissimulation. Les médias reprirent largement cette accusation. Une fois prévenue, sans doute au nom du principe de précaution, l’ASN proposa aux préfets de la Drôme et du Vaucluse de prendre des arrêtés interdisant la pêche et l’utilisation de l’eau du canal dans lequel le rejet avait eu lieu. Bien entendu, la CRIIRAD et « Sortir du nucléaire » bondirent sur l’occasion pour affoler la population, d’autant plus facilement que les médias raffolent de leurs communiqués. Les vignerons du Tricastin eurent de grosses difficultés pour retrouver un niveau correct de vente, les communes avoisinantes se plaignirent « qu’on ne leur disait rien, qu’on leur cachait tout », etc. Finalement, l’incident fut classé au niveau 1 par l’ASN. Dans son avis du 23 septembre 2008, le HCTISN* notait, entre autres considérations, « que les prélèvements complémentaires réalisés à ce jour n’ont pas montré de marquage significatif de l’environnement lié à cet événement » et recommandait « qu’une réflexion soit engagée par les autorités pour permettre une information équilibrée et mesurée en cas d’événements qui imposent la mise en œuvre de mesures de protection des populations alors même que l’incident n’exige pas le déclenchement du plan d’urgence par les autorités préfectorales. » Le HCTISN regrettait, par ailleurs, que la CRIIRAD et « Sortir du nucléaire » aient décliné son invitation à être auditionnés. Reprocher au nucléaire son manque de transparence n’est, désormais, plus du tout justifié. Tout incident est déclaré, dans les heures qui le suivent, par l’opérateur à l’ASN qui rend systématiquement publics tous ceux d’un niveau supérieur ou égal à un. Aucun autre secteur de l’industrie n’est soumis à une loi de transparence aussi rigoureuse. Nous avons maintenant un recul suffisant pour évaluer les avantages, mais aussi les inconvénients de cette politique de transparence tous azimuts : Un avantage de cette politique de transparence est de permettre à tout citoyen de pouvoir se faire sa propre opinion en consultant les sites de l’ASN et de l’IRSN. Un autre avantage est que le contrôle public exercé par l’ASN sur les opérateurs du nucléaire est, sans aucun doute, une puissante incitation à assurer la sûreté des réacteurs et autres installations. > En négatif, on voit que la transparence n’a pas vraiment amélioré la connaissance que le public et les médias pouvaient avoir du nucléaire. Les psychodrames qui sont souvent joués après déclaration d’un incident ne sont guère que l’occasion pour les associations antinucléaires de ressasser leurs arguments, sans que ces >

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Le nucléaire manque-t-il de transparence ?

dialogues de sourds débouchent sur des améliorations de la sûreté des installations. À force d’inquiéter le public par des messages apocalyptiques, on risque de se trouver dans une situation où les vraies alertes ne seront plus prises au sérieux. Comment améliorer les choses ? Il reste souhaitable que les informations sur les incidents soient accessibles sur les sites internet de l’opérateur, de l’ASN et de l’IRSN. Par contre la publication urbi et orbi du moindre incident est contre-productive. Il serait sage que l’ASN ne publie de communiqué que pour les événements de niveau 2 et au-delà. Il est aussi capital qu’une expertise par l’institution académique (CNRS et Universités) soit mise sur pied de manière à ce que les citoyens et les collectivités puissent s’adresser à des évaluateurs vraiment indépendants ; en effet les organismes comme la CRIIRAD sont plus militants qu’indépendants. La Commission nationale d’évaluation est un modèle dont il faudrait s’inspirer à la fois pour la détermination des politiques énergétiques et pour l’évaluation des incidents et accidents nucléaires.

Le cas de Fukushima : comment lutter contre la paranoïa ? Nous reviendrons plus loin sur la catastrophe de Fukushima et les enseignements qu’on peut en tirer en ce qui concerne la sûreté des réacteurs nucléaires et l’ampleur des dangers encourus. Rappelons, tout d’abord, que les opérateurs japonais de la centrale avaient autre chose à faire que d’informer les médias du monde entier. Ils devaient gérer la situation dans des circonstances extrêmement difficiles, sans électricité, donc dans l’obscurité la moitié du temps, privés de presque tous leurs moyens de surveillance, et ce dans une ambiance radioactive. Constatons que, en ce qui concerne les autorités françaises, la transparence a été totale : elles ont diffusé toute l’information à leur disposition. Les jours durant, les médias nous expliquaient qu’un jour une fumée noire, un autre jour une fumée blanche, était apparue au-dessus d’un réacteur, que l’eau de Tokyo était radioactive, que les épinards provenant de la préfecture de Fukushima étaient contaminés etc. À quoi a servi cette abondance d’informations, cette mise en scène dramatique d’une catastrophe qu’on annonçait devant encore s’aggraver (l’espéraiton ?) si ce n’est à entretenir une angoisse généralisée au point que l’annonce du survol de la France par le nuage radioactif (si faible que pratiquement incommensurable) a amené certains à vouloir ingérer des pastilles d’iode ! Il est certain que la dramaturgie particulière d’un accident ou d’une catastrophe nucléaire, avec sa longue durée, ses incertitudes et ses mystères est une friandise pour de nombreux médias : un tremblement de terre et un tsunami ne peuvent donner longtemps de la copie, mais une catastrophe nucléaire promet des années de débat avec des polémiques sur le nombre de victimes. La panique, en se répandant, a même poussé la CRIIRAD à tenter de rassurer le public, reprenant ironiquement à son compte les propos du Pr. Pellerin lors du passage du nuage de Tchernobyl : « un nuage radioactif passera sur l’ensemble du territoire sans aucun danger pour la santé. »

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Je n’ai entendu aucun journaliste expliquer clairement dans quelle mesure une augmentation temporaire de la radioactivité ambiante pouvait être dangereuse. La radioactivité devient ainsi une espèce d’être malfaisant, mystérieux et maléfique. Il est rare qu’on rappelle que nous la côtoyons tous les jours. La tendance est à croire les prophètes de malheur plutôt que les discours modérés. La transparence sans formations et sans explications devient une machine à créer de l’angoisse et du stress. Il serait intéressant d’étudier les effets sanitaires de telles vagues d’angoisse. Là aussi, le principe de précaution ne devrait-il pas être appliqué ?

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Les risques civils du nucléaire

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Toute dose de radiation serait-elle dangereuse ? (La dose fait le poison)

Un juge de paix, la CIPR C’est en 1928 que des radiologues fondèrent la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) afin de définir les bonnes pratiques qui permettraient de diminuer le nombre et la gravité des maladies professionnelles qui atteignaient les radiologues. La CIPR est devenue la référence en ce qui concerne les normes de protection du public et des travailleurs contre les effets des radiations. Elle est composée d’une commission centrale et de cinq comités : sur les effets des radiations, les doses reçues par irradiation, la protection en médecine, l’application des recommandations de la CIPR, et la protection de l’environnement. La commission centrale comporte 12 membres et un président, cooptés avec un renouvellement obligatoire de 3 à 5 membres tous les 4 ans. Les comités comprennent de 15 à 20 membres. Les biologistes et les médecins sont en majorité, avec une bonne représentation de physiciens. Par son indépendance, la CIPR a acquis une autorité internationale. Sur le plan scientifique, elle s’appuie sur ses propres expertises et sur les travaux du comité américain BEIR (Committee on the Biological Effects of Ionizing Radiation), de

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

l’UNSCEAR (United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation) et d’autres comités nationaux. Elle édite des recommandations reprises par de nombreuses institutions internationales et de nombreux États. Par exemple, les recommandations de la CIPR sont à la base d’une directive de la Commission européenne qui doit impérativement être reprise dans la législation des États membres. La dernière recommandation de la CIPR est la recommandation 103 parue en 20071.

Les unités de mesure de l'effet des rayonnements sur la santé Un rayonnement pénétrant dans une cellule peut avoir trois types d’effets : ou bien rien ne se passe, ou bien la cellule meurt à plus ou moins court terme, > ou bien des mutations sont induites dans l’ADN. > >

Si, du fait d’une irradiation intense, de nombreuses cellules meurent, des troubles graves peuvent se déclencher dans les tissus et organes de l’individu irradié, allant jusqu’à la mort dans les quelques mois suivant l’irradiation. C’est ce qu’on appelle les effets déterministes des radiations. Pour des irradiations plus faibles, les mutations induites dans l’ADN induisent ou non des cancers. C’est le domaine des effets dits probabilistes. C’est de ce dernier domaine qu’il s’agit quand on parle de faibles doses, et c’est à lui que nous allons nous intéresser car c’est le seul qui importe lorsqu’il s’agit des effets sanitaires de l’industrie nucléaire pour le grand public. En premier lieu, les effets sanitaires des rayonnements sont fonction de la quantité d’énergie reçue. On la mesure en joule par kilogramme (J/kg) de matière vivante, c’est le gray (Gy). Le gray correspond à une forte irradiation. Les débits de doses que nous recevons de la radioactivité* naturelle sont plutôt de l’ordre du milligray par an. Les effets sanitaires dépendent aussi de la nature des rayonnements : par exemple, les rayons alpha* sont 20 fois plus efficaces que les rayons gamma* ou bêta* pour l’induction d’effets probabilistes à faibles doses. Ils dépendent aussi de la nature des organes irradiés. La « dose équivalente » est supposée mesurer les effets sanitaires des radiations et est évaluée en sievert (Sv). La façon la plus simple de comprendre ce que signifie le sievert est de se rapporter à des situations habituelles comme celles indiquées sur le tableau 3.1. Le débit de dose moyen auquel les Français sont soumis est de 3 mSv/an et celui qu’ils reçoivent des radioéléments comme le potassium 40 et le carbone 14 présents naturellement dans leurs tissus est de 0,25 mSv/an2.

1. http://net-science.irsn.org/net-science/liblocal/docs/docs_DIR/CIPR_103.pdf. 2. G. Charpak et R. Garwin ont proposé l'unité dari pour mesurer les doses d'irradiation égales précisément à 0,25 mSv.

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Toute dose de radiation serait-elle dangereuse ?

La radioactivité moyenne varie fortement d’un endroit à un autre. Ainsi est-elle deux fois plus intense dans le Massif central et en Corse que dans la région parisienne. Dans certaines régions du monde comme l’État du Kerala en Inde et dans certains quartiers de la ville de Ramsar en Iran, elle atteint des valeurs plusieurs dizaines de fois plus importantes qu’en France. TABLEAU 3.1

Exemples de doses reçues dans différentes situations voir : http://www.sauvonsleclimat.org/new/spip/spip.php?article58. Dose (mSv/an)

Irradiation naturelle hors radon en France

1,6-10

Irradiation due au radon en France

1-50

Total irradiation naturelle moyenne France

2,4

Total irradiation naturelle moyenne Ramsar (Iran)

132 (max : 250)

Total irradiation naturelle moyenne Kerala (Inde)

15-75

Doses autogénérées (DARI)

0,25

Radon

2

Rayons cosmiques

0,3

Rayons X médicaux

0,4

Séjour d’un an à 2 000 m

0,8

Irradiation du public due aux centrales nucléaires Irradiation moyenne en France due à Tchernobyl dans la première année suivant l’accident

0,0005 0,05

Limite de dose public CIPR

1

Limite de dose travailleurs

20

La relation entre les doses reçues et les effets sanitaires L’essentiel de nos connaissances concernant la relation dose-effet de l’irradiation provient du suivi médical des survivants de Hiroshima et Nagasaki (HN). Parmi les 86 572 survivants de Hiroshima et Nagasaki, 7 827 sont morts de cancer entre 1950 et 1990, alors qu’en l’absence de l’irradiation due aux explosions le nombre de cancers attendu était d’environ 7 406. Le surcroît de cancers a donc été de l’ordre de 4211, soit un surcroît de cancers mortels de 5,6 %. La dose moyenne reçue par ces survivants a été estimée à environ 0,1 Sv. En faisant l’hypothèse d’une relation linéaire entre la dose et le nombre de cancers mortels, la CIPR arrive à la relation dite « linéaire sans seuil (RLSS) », où le surcroît de probabilité de développer un 1. Pierce et al., Rad. Res. 146, 1996.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

cancer mortel du fait de l’irradiation est égal à 0,05 fois la dose en sievert : P = 0,057 D (Sv)1. Les données justifiant cette relation sont données sur la figure 3.12.

Risque = cancers personnes exposées / cancers personnes non exposées

En réalité, la validité de la RLSS pour de faibles irradiations, inférieures à 100 mSv, est loin d’être prouvée. Il existe une controverse scientifique sur ce sujet que nous examinons avant de discuter de la signification des recommandations de la CIPR.

2,3

1,8

Faibles doses

1,3

Données Hiroshima

0,8 0,0

0,5

1,0

1,5

2,0

2,5

3,0

3,5

Doses en sieverts

Figure 3.1 Évolution du risque relatif de cancer solide mortel en fonction de la dose de rayonnement

reçu pour les irradiés de Hiroshima et Nagasaki. Le risque relatif est le rapport du nombre de cancer qui se déclarent chez des personnes exposées à celui qui se déclarent chez des personnes non exposées. La ligne droite correspond au calcul de la RLSS (Pierce et al., Rad. Res. 146, 1996), soit un surcroît de cancers mortels de 5,6 %.

La controverse sur les faibles doses Le domaine qui est à l’origine de la relation RLSS de la CIPR correspond à des doses supérieures à 100 mSv pour les adultes et 50 mSv pour les enfants. Pour des doses plus faibles, la CIPR retient le principe d’une extrapolation linéaire. Le domaine de l’irradiation naturelle est situé entre 1 et 10 mSv soit, en appliquant la RLSS, des probabilités additionnelles de développer un cancer mortel comprises entre 0,000 5 et 0,000 05. Comparées à la probabilité moyenne d’environ 0,3 de mourir d’un 1. Valeur fixée dans le rapport CIPR 103. Il faut remarquer que la CIPR a diminué le coefficient de risque qui avait été fixé à 0,073 dans la CIPR 60. Cette diminution est la conséquence de la baisse observée du risque héréditaire qui s'annule au bout de deux générations. 2. http://www.laradioactivite.com/fr/site/pages/larelationlineairesansseuil.htm.

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Toute dose de radiation serait-elle dangereuse ?

cancer, ces chiffres paraissent négligeables1,2. Alors pourquoi cette controverse ? pour trois raisons : Parce que les recommandations de la CIPR peuvent se traduire par des dépenses lourdes pour diminuer les doses reçues par les travailleurs ou par le public et qu’il n’est pas toujours évident que ces dépenses ne seraient pas plus utiles dans un autre domaine de la santé publique. Dans les attendus de son rapport 103, la CIPR se montre d’ailleurs parfaitement au courant de cette problématique économique. > Parce que la loi RLSS a été et est encore utilisée pour calculer une nombre de victimes des faibles irradiations. Or une probabilité, aussi faible soit-elle, multipliée par un très grand nombre, donne un très grand nombre. Prenons l’exemple de la radioactivité naturelle moyenne de 3 mSv/an. Pour 60 millions d’habitants, on arriverait à 9 000 décès annuels ; et pour 6 milliards, à 900 000. Si on étend le calcul sur une période de 100 ans, on arrive à 900 000 décès pour la France et à 90 millions pour le monde. De tels chiffres cités sans précaution paraissent énormes et justifieraient des mesures énergiques, comme de déménager les habitants des zones les plus irradiés (Bretagne, Corse, Massif central, régions de montagne) vers celles qui le sont moins. Ainsi pourrait-on éviter le tiers des décès « théoriques » soit, pour 100 ans pour le monde, environ 30 millions de décès (autant qu’une guerre mondiale !). Mais à quel prix social et économique ? D’un autre côté en 100 ans, pour le monde entier, le nombre de décès atteindrait environ 12 milliards ! La possibilité d’éviter éventuellement (nous allons voir que ce n’est même pas sûr) 2 à 3 décès prématurés pour mille justifierait-elle un bouleversement aussi important que l’évacuation de la moitié de la planète ? > Parce que l’étude des effets des faibles doses est un défi scientifique considérable qui mobilise les derniers progrès faits dans la compréhension de la cellule et des relations entre cellules. >

Les arguments s'opposant à l'extrapolation de la RLSS aux faibles doses Voici quelques arguments avancés pour mettre en doute la validité de la RLSS. Les données sur les leucémies des victimes de HN ne sont clairement pas en accord avec la RLSS, comme on peut le voir sur la figure 3.2. Cette figure représente le 1. Un excellent exposé des éléments de cette controverse peut être trouvé sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Faibles_doses_d %27irradiation. Les objections à la loi linéaire sans seuil sont exposées dans le rapport joint des Académies de Médecine et des Sciences : http://www.academie-sciences.fr/publications/rapports/pdf/dose_effet_ 07_04_05.pdf. 2. Voir aussi : « La controverse sur les effets des faibles doses de rayonnements ionisants et la relation linéaire sans seuil », M. Tubiana, R. Masse, F. de Vathaire, D. Averbeck, A. Aurengo, Radioprotection 2007, 42 (2), p. 133.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

risque relatif1 de leucémies pour les irradiés de HN. La ligne en gras correspond à la RLSS. L’étude de populations soumises à de fortes doses naturelles ne confirme pas la validité de la RLSS. Le tableau 3.2 obtenu grâce à une étude épidémiologique menée pendant 10 ans sur une population de plus de 170 000 habitants du Kerala, ne montre pas d’évolution de la mortalité par cancer en fonction de la dose annuelle reçue. Or l’application de la RLSS montre une différence de plus de 10 décès par cancer pour 100 000 habitants par an entre les catégories les plus et les moins irradiées, différence qui devrait clairement apparaître. TABLEAU 3.2

Mortalité annuelle par cancers ramenée à 100 000 habitants en fonction de la dose annuelle reçue. Mortalité par cancer pour 100 000 habitants/an

Niveau de radiations (mSv/an)

Prévisions RLSS cancers pour 100 000 habitants/an

3,2-5,3

35,66 ± 3

16-26

1,9-3

37,42 ± 3

9,5-15

0,85-1,5

37,86 ± 3

4,25-7,5

Les valeurs observées sont comparées aux prévisions de la RLSS (Nair, Raghu Ram K. et al., « Background Radiation and Cancer Incidence in Kerala, India-Karanagappally Cohort Study », Health Physics, January 2009, 96, (1), 55-66).

Risque relatif

3

Mortalité Incidence

2

1

Risque relatif = 1

0 0

0,1

0,2

0,3

0,4

Dose à la mœlle (Sv) Figure 3.2 Variation du risque relatif de leucémies (mortalité et incidence) des irradiés de HN en fonction

de la dose reçus. La droite en gras correspond à la relation linéaire sans seuil. Voir http://www.ecole.ensicaen.fr/~olory/sfencaen2008/Conferences/metivier_ CAEN%20140308.pdf.

1. Le risque relatif est le rapport du nombre de leucémies dans le groupe irradié au nombre de leucémies dans un groupe de même taille non irradié.

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Toute dose de radiation serait-elle dangereuse ?

Une autre étude sur des populations importantes a été faite en Chine dans la région de Yangjiang1 et ne trouve pas non plus d’augmentation de la mortalité par cancers dans les zones à forte radioactivité naturelle (environ 6,4 mSv/an). Des conclusions similaires ont été obtenues dans l’étude menée sur la population de Ramsar (ibidem), en Iran, où les doses auxquelles est exposée la population atteignent 250 mSv/an. Une des études les plus complètes de la corrélation entre taux de radon2 et cancers du poumon a été menée par B. Cohen3 sur 270 000 maisons américaines et leurs habitants. C’est la plus grande étude épidémiologique sur l’effet de l’irradiation par le radon qui ait été faite à ce jour. Un exemple de résultat est présenté sur la figure 3.3. Il est en contradiction évidente avec la loi RLSS. 1,40 Théorie

Taux de mortalité

1,20

1,00

0,80

0,00 1

2

3

4

5

6

7

Taux moyen de radon (pCi/l)

Figure 3.3 Taux de mortalité par cancer du poumon, en fonction du taux moyen de radon domestique

mesurée par B. Cohen. Comparaison entre l'hypothèse linéaire sans seuil (droite pointillée) et les données expérimentales. La contradiction entre les données expérimentales et la RLSS est flagrante.

1. Voir http://www.ecole.ensicaen.fr/~olory/sfencaen2008/Conferences/metivier_CAEN%2014 0308.pdf. 2. Le radon est un gaz rare émis lors de la désintégration radioactive de l'uranium et du thorium. En tant que gaz rare, il ne séjourne pas dans les poumons mais est un émetteur alpha puissant. Si une désintégration se produit au passage dans les poumons les produits de désintégration et leurs descendants sont piégés et de nouvelles irradiations alpha et bêta s'ensuivent. 3. Cohen BL. « Test of the linear no-threshold theory of radiation carcinogenesis in the low dose, low dose rate region », Health Phys. 68, 1995, 157-174.

45

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

L’étude de B. Cohen a été fortement critiquée par d’autres épidémiologistes, qui mettent en cause une prise en compte insuffisante de l’influence du tabac. Des études cas-témoin montrent des corrélations parfois positives, parfois nulles entre les taux de radon et le nombre de cancers du poumon1. Les études cas-témoin2 sont aussi sujettes à critique sur la méthode, surtout lorsqu’elles font intervenir les souvenirs des cas et des témoins. Dans le cas présent, certaines études, toutefois, ont été faites de manière non déclarative (sans faire appel aux souvenirs des sujets) et trouvent une corrélation positive entre teneur en radon et cancers du poumon mais chez les fumeurs uniquement. Un récent ouvrage très documenté de Charles R. Sanders montre comment les résultats de pus en plus nombreux confortant le phénomène d’hormesis sont trop souvent ignorés par des chercheurs qui ont fait de la RLSS un dogme3. Les études des processus de réparation et de mort cellulaire qui, menées ces dernières années4, montrent que, contrairement à l’hypothèse qui validait la RLSS, leur efficacité dépend de la dose de radiations reçue et de son débit de dose. En effet, l’hypothèse qui a justifié la RLSS était que toute atteinte à l’ADN d’une cellule pouvait, avec une probabilité constante, provoquer un cancer. La probabilité qu’une cellule spécifique soit atteinte étant faible, les probabilités devraient s’ajouter et la loi linéaire sans seuil être valable. Si, comme observé, les processus de réparation et de mort cellulaire qui modulent la probabilité qu’une cellule dont l’ADN a été détérioré soit à l’origine d’un cancer, ont des efficacités dépendant de la dose reçue, la RLSS n’a plus de raison d’être valable. Ceci est d’autant plus vrai qu’on a observé que l’environnement cellulaire joue aussi un rôle dans le contrôle du développement des tumeurs (c’est l’effet « bystander »). Par ailleurs, le développement des performances des diagnostics de cancer et les politiques de prévention ont montré que de très nombreux cancers de petite taille ne se développent pas. Des biopsies effectuées sur des victimes d’accident montrent que 30 % des hommes âgés de 30 ans présentent un petit cancer de la prostate qui ne se développera sans doute pas5 ; des petits cancers de la thyroïde sont observé dans près 1. Par exemple : Le radon : un agent carcinogène pulmonaire professionnel et domestique B. Melloni, F. Bonnaud http://www.em-consulte.com/article/157136. 2. Dans l'espèce, l'étude cas-témoin consiste à suivre un certain nombre de victimes du cancer (les cas) et à remonter leur histoire sur une trentaine d'années et de faire la même chose avec un nombre équivalent de sujets non atteints (les témoins) ayant des caractéristiques aussi proches que possible que celles des cas. Une des difficultés de cette méthode est que les « cas » sont beaucoup plus sensibilisés à tout ce qui, dans leur histoire, pourrait avoir eu un rôle dans le développement de leur maladie. 3. Charles L. Sanders, Radiation Hormesis and the Linear-No-Threshold Assumption, Springer, 2010. 4. Voir par exemple R. Masse, « Les effets sanitaires des radiations », in L'énergie de demain, EDP Sciences, 2005, p. 465. 5. Le taux de cancer de la prostate pour l'ensemble de la population masculine était d'environ 0,07 % en 2000 selon le rapport « Les causes du cancer en France des Académies de Médecine, des Sciences et d'autres institutions internationales.

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Toute dose de radiation serait-elle dangereuse ?

de 70 % des cas qui, eux non plus, ne se développeront que très rarement (taux de cancers de la thyroïde détectés de l’ordre de 3 pour 100 000). La genèse des cancers est donc beaucoup plus complexe que ne le supposait l’hypothèse justificatrice de la RLSS.

Les curiosités de la loi linéaire sans seuil Au cours de la catastrophe de Fukushima, les médias n’ont guère brillé par la qualité de leurs explications concernant les risques des irradiations. Ici nous resterons dans le cadre de la Relation Linéaire Sans Seuil (RLSS), sauf explicitement mentionné. L’application de cette relation a plusieurs conséquences surprenantes : 1. L’irradiation d’un seul individu par une dose D est équivalente à celle de 1 000 individus par une dose D/1 000. En toute rigueur ceci conduirait à la conclusion qu’il est inutile de multiplier les intervenants pour diminuer la dose pour chacun d’entre eux. Autant tirer au sort celui qui recevra la totalité de la dose ! Bien entendu, ce raisonnement ne tient pas pour les phénomènes déterministes apparaissant pour des irradiations individuelles supérieures à 1 Sv environ. Dans la pratique, aucun responsable ne tient un tel raisonnement de peur de réactions de ses subordonnés. Ceci montre que les travailleurs du nucléaire sentent bien que la RLSS n’est pas valable et qu’il vaut mieux que plusieurs travailleurs se partagent la même dose de rayonnement. 2. L’irradiation d’un individu par une dose D pendant un temps T est équivalente à celle d’une irradiation par une dose de 100 T pendant un temps T/100. La dose d’irradiation due à la radioactivité naturelle en France est d’environ 2,4 mSv/an. Pendant toute sa vie (disons 70 ans pour tenir compte du fait que les irradiations tardives n’ont pas d’effets en pratique), un Français reçoit donc 170 mSv. La norme retenue par la CIPR pour le surcroît d’irradiations dû aux activités humaines est de 1 mSv/an ( 0,08 mSv/mois), soit environ 70 mSv sur une vie humaine. En fonctionnement normal, l’industrie nucléaire n’est responsable que de 0,0005 mSv/an, valeur qu’on peut donc négliger. On voit alors qu’un incident nucléaire conduisant, pendant un mois, à une irradiation supplémentaire moyenne de 70 mSv, soit plus de 800 fois la norme mensuelle, serait acceptable selon la norme calculée pour la vie entière, à condition que d’autres évènements du même genre ne se reproduisent pas. Et si un nuage passait pendant une journée, une dose de 70 mSv, soit 25 000 fois la norme journalière, serait également acceptable. On donne généralement les irradiations en micro Sievert/heure (μSv/h). On voit que la norme CIPR calculée sur la vie entière, comme il vient d’être dit, est de l’ordre de 0,11 μSv/h, celle pour un travailleur, 20 fois plus grande soit 2,2 μSv/h. Selon la RLSS elle-même, si l’irradiation dure une journée, on pourrait admettre un débit de dose de 2 750 μSv/h pour le public et de 27 500 μSv/h pour le travailleur (dans ce dernier cas, nous avons considéré une vie active de 35 ans). Dans le cas de Fukushima, la radioactivité aux limites de l’enceinte était de l’ordre de 250 μSv/h, celle des environs proches

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

(moins de 30 km) atteignait des valeurs comprises entre 10 μSv/h et 100 μSv/h. De telles valeurs permettent de séjourner plusieurs jours sans danger, bien qu’elles soient entre 100 et 1 000 fois supérieures à la norme. La figure 3.4 cidessous montre la relation entre débit de dose et durée d’exposition autorisée pour le public d’une part, pour les professionnels d’autre part, dans le cadre de la RLSS. 1000000

100000

10000

Durée d'exposition jours

1000

100

10

1 0,1

1

10

100

1000

10000

100000

1000000

0,1

0,01

0,001 Débit de dose microSv/h Public

Professionnels

Figure 3.4 Relations entre durées d’exposition et débit de dose correspondant aux normes pour le

public (70 mSv pour la vie entière) et pour les professionnels (35 mSv pour la durée de la vie professionnelle). Calculs dans le cadre de la RLSS.

3. Dans le cas d’un accident nucléaire, la notion de norme ne peut donc s’appliquer qu’à la dose totale reçue et, en aucun cas, au débit de dose. Mais alors la communication devient très difficile et obscure. Selon la RLSS, une dose reçue de 70 mSv (autorisée par le CIPR) conduit à une probabilité de développer un cancer mortel de 0,3 %. La radioactivité naturelle conduit à une probabilité 2,4 fois plus grande. Les variations de l’irradiation naturelle atteignent facilement un facteur 2. Or il n’est jamais envisagé sérieusement de prendre des mesures pour déplacer les plus irradiés vers des secteurs où ils le seraient moins. Dans la pratique, on voit donc qu’on applique un seuil en dessous duquel on considère que le danger des irradiations naturelles est négligeable. On a d’ailleurs vu plus haut que l’épidémiologie est incapable de mettre en évidence des variations d’espérance de vie entre des populations soumises à des irradiations naturelles différentes. 4. Il est, toutefois, nécessaire de fournir à chacun un indicateur lui permettant d’estimer le danger que lui fait courir une irradiation supplémentaire. Je propose d’utiliser de façon systématique la notion de perte d’espérance de vie. Étant

48

Toute dose de radiation serait-elle dangereuse ?

donné un individu d’âge x, il a selon son état de santé, son sexe, etc. une espérance de vie E(x) et une espérance de vie en bonne santé de E’(x). Supposons que cet individu, par exemple, du fait d’une irradiation, développe un cancer qui ne sera révélé qu’au bout d’un temps de latence TL. Ce cancer conduirait au décès au bout d’un temps TM. On voit que l’espérance de vie E(x) est alors remplacée par TC = TL + TM. La perte d’espérance de vie est donc E(x)- TC. Dans le cas où cette quantité est négative, il n’y a pas de perte d’espérance de vie. Cette perte d’espérance de vie doit être pondérée par la probabilité que le cancer se développe, soit P(D). La perte d’espérance de vie est donc égal à P(D)(E(x) - TC). Pour la RLSS, on a P(D) = 0,04 D. On peut introduire un seuil qui pourrait être de l’ordre de l’irradiation naturelle. Le tableau 3.3 donne un exemple calculé dans un cas simple où l’espérance de vie en absence d’irradiation est de 80 ans, indépendante de l’âge. On fait le calcul pour une irradiation intervenant à la naissance, ce qui maximise la perte d’espérance de vie. Le calcul est fait pour : > la RLSS ; > en tenant compte d’un seuil égal à l’irradiation naturelle conduisant à P(D) = 0,04 (D-Dnat). En l’occurrence j’ai pris Dna t = 0,1 ; > en choisissant une dépendance quadratique en dessous d’un seuil (0,2 Sv) au-delà duquel elle se raccorde à la relation linéaire. TABLEAU 3.3

Exemple de calculs pour une personne irradiée à la naissance avec une espérance de vie de 80 ans.

Dose totale Sv

Probabilité de cancer %

Jours de vie RLSS

Jours de vie Jours de vie perdus perdus perdus RL relation linéaire avec Seuil (0,1 Sv) quadratique

0,001

0,004

1,02

0,005

0,02

5,11

0,00

0,13

0,01

0,04

10,22

0,00

0,51

0,05

0,2

51,10

0,00

12,78

0,00

0,01

0,1

0,4

102,20

0,00

51,10

0,15

0,6

153,30

0,00

114,98

0,2

0,8

204,40

51,10

204,40

0,3

1,2

306,60

204,40

306,60

0,5

2

511,00

408,80

511,00

1

4

1022,00

919,80

1022,00

L'interprétation des recommandations de la CIPR La CIPR a pour priorité de proposer aux autorités politiques un guide pour édicter des règles concernant les limites de dose acceptables pour le public et pour les travailleurs. Même si la validité de la RLSS est mise en doute pour les faibles doses, il

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

n’existe actuellement pas d’alternative claire. La CIPR ne pouvait guère que confirmer la validité normative de la RLSS. C’est ce qu’elle dit clairement page 38 de son rapport 103 : « À des doses de rayonnement inférieures à environ 100 mSv par an, l’augmentation de l’incidence des effets stochastiques (probabilistes n.d.e.) est censée se produire, selon la Commission, avec une faible probabilité et proportionnellement à l’augmentation des doses de rayonnement au-dessus de la dose due au fond naturel. L’utilisation de ce modèle, ainsi nommé linéaire sans seuil (RLSS), est considérée par la Commission comme étant la meilleure approche pratique pour gérer le risque dû à l’exposition aux rayonnements et en accord avec le « principe de précaution » (UNESCO, 2005). La Commission considère que le modèle RLSS reste une base prudente pour la protection radiologique aux faibles doses et aux faibles débits de dose. (CIPR, 2005d) ». Remarquons que la CIPR met la radioactivité naturelle entre parenthèses lorsqu’elle considère qu’elle est incontrôlable, ce qui montre bien que son objectif est d’ordre réglementaire. De même, la notion de dose collective garde son utilité dans le même contexte, comme on le trouve page 78 du rapport : « La dose efficace collective S repose sur l’hypothèse d’une relation dose-effet linéaire sans seuil (modèle RLSS) pour les effets stochastiques. Sur cette base, il est possible de considérer les doses efficaces comme étant additives. » Par contre, la CIPR est bien consciente des limites de la RLSS et considère que cette loi n’est pas valable lorsqu’il s’agit de calculer le nombre de décès dus à l’exposition à des doses faibles de radiations. Ceci est clairement exposé page 48 : « Cependant, bien que le modèle RLSS reste un élément scientifiquement plausible pour son système pratique de protection radiologique, la Commission souligne le fait que des informations biologiques/épidémiologiques qui permettraient de vérifier sans ambiguïté les hypothèses sous-jacentes au modèle RLSS font défaut (voir UNSCEAR, 2000 ; NCRP, 2001). En raison de cette incertitude quant aux effets sur la santé des faibles doses, la Commission estime qu’il est inapproprié, pour les besoins de la santé publique, de calculer le nombre hypothétique de cas de cancers ou de maladies héréditaires qui pourraient être associés à de très faibles doses de rayonnement reçues par un grand nombre de personnes sur de très longues périodes. » Pour les mêmes raisons, la CIPR considère que la notion de dose collective ne peut être utilisée dans le contexte des études épidémiologistes : « La dose efficace collective est un instrument d’optimisation permettant de comparer des technologies radiologiques et des procédures de protection. La dose efficace collective n’est pas destinée à être un outil pour les études épidémiologiques, et il ne convient pas de l’utiliser dans les projections de risque. Cela provient du fait que les hypothèses implicites dans le calcul de la dose efficace collective (par exemple, lors de l’application du modèle RLSS) impliquent de grandes incertitudes d’ordres biologique et statistique. En particulier, le calcul des cancers mortels reposant sur les doses efficaces collectives résultant d’expositions insignifiantes reçues par des individus en grand nombre n’est pas raisonnable et doit être

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Toute dose de radiation serait-elle dangereuse ?

évité. De tels calculs reposant sur la dose efficace collective n’avaient jamais été envisagés par la Commission, sont très incertains aux plans biologique et statistique, présupposent un certain nombre d’avertissements qui ont tendance à ne pas être rappelés lorsque les estimations sont citées hors de leur contexte, et ne constituent pas une utilisation correcte de cette grandeur de protection. » Par cette prise de position la CIPR condamne clairement les pratiques consistant à utiliser la RLSS pour « calculer » le nombre de décès, pour des populations importantes, faiblement irradiées, comme, par exemple dans le cas de la catastrophe de Tchernobyl, intégrer les très faibles doses reçues par l’ensemble des Européens pendant plusieurs dizaines d’années du fait des retombées de césium 137. La CIPR est clairement assise entre deux chaises dans son souci de proposer des normes et de tenir compte des récents résultats scientifiques. Pour sortir de cette contradiction, il serait intéressant de se baser sur la valeur de la radioactivité naturelle. On pourrait considérer qu’une irradiation supplémentaire représentant une fraction de la dose moyenne due à la radioactivité naturelle n’aurait pas de conséquence sanitaire. Dans la pratique la dose efficace limite de 1 mSv/an recommandée par la CIPR pour le public1 serait justifiée comme étant le tiers de la dose due à la radioactivité naturelle. Les études épidémiologiques comme celles que nous avons citées plus haut semblent conduire à l’idée simple que pour des irradiations supplémentaires inférieures à 3 mSv/an, il n’y aurait pas de conséquences sanitaires.

1. Pour les professionnels, la limite de dose est de 20 mSv/an moyennée sur des périodes définies de 5 ans (100 mSv en 5 ans).

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7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN

Combien Tchernobyl a-t-il fait de victimes ?

(Point trop n'en faut)

Les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl ont donné lieu à de nombreuses polémiques. C’est pourquoi le Secrétaire général de l’ONU a demandé à 8 institutions de cet organisme, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA*), l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) de l’ONU, le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) et la Banque mondiale, de faire un bilan sanitaire, social et économique de la catastrophe. Les gouvernements de la Biélorussie, de la Russie et de l’Ukraine se sont joints à ce forum, dit « Forum Tchernobyl ». En août 2005, le Forum Tchernobyl a publié un rapport : Chernobyl’s Legacy : Health, Environmental and Socio-economic Impacts and Recommendations to the Governments of Belarus, the Russian Federation and Ukraine1 (en français : L’héritage de Tchernobyl : Impacts sanitaires, environnementaux, et socioéconomiques et Recommandations aux Gouvernements du Bélarus, de la Fédération de Russie et d’Ukraine).

1. http://www.iaea.org/Publications/Booklets/Chernobyl/chernobyl.pdf.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

C’est sur ce rapport que nous nous appuyons pour décrire les conséquences essentielles de la catastrophe1. Il a réuni un large consensus basé sur les travaux de plusieurs centaines de scientifiques. Très récemment, l’UNSCEAR (United Nation Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation a publié une évaluation2 des effets des radiations après Tchernobyl qui confirme les résultats ci-dessous.

Les victimes parmi les travailleurs Sur 237 intervenants directs durant les premières heures (pompiers et personnels de sécurité), 28 sont morts dans les deux mois qui ont suivi, à la suite d’un syndrome aigu d’irradiation souvent associé à des brûlures cutanées étendues. 19 autres sont décédés entre 1987 et 2004. Sur 600 « sauveteurs » qui ont reçu des doses élevées à fort débit, 134 ont été hospitalisés pour des syndromes d’irradiation. Les « liquidateurs » constituent ensuite le groupe le plus fortement irradié après les premiers intervenants. Ce terme regroupe plus de 200 000 travailleurs qui, par roulement, dans les deux ans suivant l’accident, ont procédé au nettoyage et à la sécurisation (dans toute la mesure du possible) du site. La durée de séjour dans les emplacements fortement radioactifs était aussi limitée que possible et la dose moyenne reçue par les intervenants a été estimée à environ 100 mSv par personne. Le suivi de ces liquidateurs n’a pas pu être assuré de façon optimale, notamment en raison de leur retour dans leurs régions d’origine après intervention, d’où un éparpillement géographique préjudiciable à un contrôle précis de l’évolution de leur état de santé. Sur les 200 000 personnes concernées, on estime que 40 000 sont déjà mortes ou mourront d’un cancer « spontané » et 800 d’une leucémie. Dans ce même groupe, l’excès de décès anticipés entraîné par l’exposition a été évalué à environ 2 200 individus (y compris les décès potentiels encore à venir). Si on prend le groupe des 61 000 « liquidateurs » russes (dose moyenne : 100 mSv), l’OMS estime à environ 230 le nombre de décès attribuables in fine à l’accident (toutes origines confondues : cancers solides, leucémies et affections cardiovasculaires). Dans le groupe de liquidateurs russes exposés à plus de 150 mSv, des travaux récents évoquent une augmentation de l’incidence des leucémies (près du double pour certaines études, hors leucémie lymphoïde chronique). D’autres évaluations sont en cours pour relier la dose individuelle quand on peut l’estimer avec suffisamment de précision, à un accroissement du risque de leucémie.

Les cancers de la thyroïde chez les enfants Chez l’enfant, le cancer « spontané » de la thyroïde est une affection rare (un à deux cas par million d’habitants et par an). C’est pourquoi l’accroissement considérable 1. Nous nous inspirons du compte rendu du rapport fait par le GR21 de la SFEN (Société française de l'énergie nucléaire). Le lecteur pourra se reporter avec fruit au compte rendu fait par « Greenfacts » : http://www.greenfacts.org/fr/tchernobyl. 2. http://www.unscear.org/unscear/en/chernobyl.html

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Combien Tchernobyl a-t-il fait de victimes ?

du nombre de ces cas dans la population proche de la centrale a été particulièrement suivi. C’est à partir de 1990 que le nombre de cancers de la thyroïde chez les jeunes de moins de 18 ans a commencé à croître spectaculairement au sud de la Biélorussie et dans le nord de l’Ukraine, plus tardivement en Russie (région de Briansk). Étant donné que ces cancers du jeune enfant, très rares jusque-là, apparaissaient précocement (4 à 5 ans) après la contamination et présentaient des caractéristiques communes (majorité de forme papillaire agressive avec métastases précoces), on a pu assez facilement, dans une population étendue, les identifier et relier leur apparition à l’irradiation par l’iode radioactif. On sait aussi que si les premiers cancers ont été détectés quelques années après l’accident, la latence d’apparition de ce type de cancers peut être beaucoup plus importante et 20 ans après l’accident, on était à peu près « au sommet de la vague ». En 2005, 4 000 cancers de la thyroïde du jeune (3 000 pour les sujets ayant moins de 14 ans en 1986) avaient été diagnostiqués. En 1996, lors de la conférence internationale de l’AIEA, une estimation prévisionnelle envisageait un nombre total de cancers de la thyroïde (y compris donc ceux à venir) situé entre 4 000 et 8 000 pour l’Ukraine, la Russie et la Biélorussie, estimation compatible avec les constatations faites en 2005. Il faut noter que ces cancers sont sensibles aux thérapeutiques modernes et que le pronostic est excellent si le diagnostic est effectué suffisamment tôt. Par exemple, sur 1 152 enfants de Biélorussie atteints d’un cancer de la thyroïde et bien suivis, on déplore 14 décès, dont 6 attribués à des causes différentes de l’irradiation (accidents, autres maladies, etc.). Le taux de survie atteint donc plus de 98 % pour des patients correctement pris en charge.

Les leucémies et les autres cancers L’estimation de ces cas est particulièrement difficile : il faudrait en effet connaître l’évolution générale avant l’accident et, de plus, tenir le plus grand compte des « biais » possibles (certains évidents, comme l’association alcool-tabac, mais d’autres moins aisés à apprécier, comme l’évaluation du degré de stress et son impact, cette constatation étant évidemment valable également pour les maladies autres que cancers et leucémies). On est donc obligé de faire un certain nombre d’hypothèses et, de plus, de considérer séparément différents groupes comparés à des groupes identiques du point de vue âge, sexe, type de cancer (mais non irradiés). Pour obtenir ces groupes suffisamment homogènes, on est amené à réduire le nombre de participants de chacune des cohortes et par là même à diminuer la puissance statistique de l’étude. L’effet calculé de l’excès de cancers par rapport à la situation « normale » sera donc souvent très ténu, voire inclus dans les limites des variations statistiques standard. C’est ce qui s’est passé pour les populations des zones contaminées où il n’est pas apparu d’augmentation significative de l’incidence de la leucémie. Une faible augmentation de la proportion des cancers solides doit encore être évaluée en fonction de possibles facteurs additionnels perturbants, comme décrit plus haut. Pour les

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

« liquidateurs », il y a en revanche eu un accroissement significatif des cas de leucémies, comme nous l’avons vu précédemment.

Autres effets Toujours selon le rapport du Forum Tchernobyl, aucun effet significatif n’a été relevé sur la fertilité et le nombre de malformations congénitales. Une petite augmentation des maladies cardiovasculaires a été relevée, mais demande aussi des compléments d’enquête épidémiologique (le Professeur Bandazhevsky a montré que, dans certaines conditions, il semblait y avoir une relation entre l’état cardiaque d’enfants et leur contamination par le 137Cs). Mais, il a été montré que cette corrélation signait probablement une toute autre corrélation, celle entre l’état de santé des enfants, y compris cardio-vasculaire et leur statut social1. Par contre, l’impact du stress lié à l’événement lui-même, puis aux mesures d’évacuation et de relogement (parfois sans grand ménagement) de près de 350 000 personnes a été considérable et très mal ressenti. Les personnes concernées ont « une perception négative de leur état de santé, manquent d’initiative, sont dépendantes de l’assistance de l’État » (page 36 du rapport du Forum). Elles font preuve d’un « fatalisme paralysant ». Concernant l’environnement, les rapports actuels des spécialistes sont plutôt rassurants2. À part dans la zone des 30 km autour de la centrale, toujours interdite d’accès, les niveaux d’irradiation sont repassés dans les limites acceptables et la vie sauvage (animaux et végétaux) a repris son cours. Dans la zone d’exclusion, on a pu constater une excellente santé de la faune : cervidés, sangliers abondent et le loup est revenu. Cette constatation va tellement à l’encontre de ce qu’attendaient (et espéraient) les antinucléaires que certains ont proposé que la sélection naturelle avait favorisé les animaux « résistant aux radiations ». Mais il faut à la sélection naturelle beaucoup plus de 20 ans pour agir. En réalité, la présence humaine est beaucoup plus nuisible à la faune que la radioactivité. Ce phénomène a également été observé sur l’atoll de Bikini (pas de Godzilla...).

Prévisions Le rapport du Forum Tchernobyl, par la voix d’E. Cardis, a fourni un pronostic global qu’on peut considérer comme plutôt pessimiste puisqu’il est basé sur une relation dose-effet linéaire sans seuil et qu’il prend comme modèle les populations 1. Voir « Éléments de réflexion sur les pathologies éventuellement induites par le césium 137 », par H. Nifenecker, sur le site de « Sauvons le Climat » http://www.sauvonsleclimat.org/new/spip/ IMG/pdf/Pathologies-Cesium_137.pdf. 2. Voir par exemple dans le National Geographic Magazine : http://news.nationalgeographic.com/ news/2006/04/0426_060426_chernobyl.html ; sur le site de Greenfacts : http://www.greenfacts.org/fr/tchernobyl/l-3/3-chernobyl-environment.htm#5p0 et sur Wikipedia : http://en.wikipedia.org/wiki/Zone_of_alienation.

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Combien Tchernobyl a-t-il fait de victimes ?

d’Hiroshima et Nagasaki alors que les conditions sanitaires dans les pays de l’Est touchés sont nettement moins favorables que celles des populations japonaises, ce qui augmente plutôt les causes de décès « naturels » et relativement précoces, autres que le cancer. De plus les calculs ont supposé une espérance de vie de 95 ans alors que l’espérance de vie en Ukraine, Biélorussie et Russie est plutôt proche de 65 ans. Ce pronostic établit un total (donc encore une fois incluant les décès potentiels à venir liés à l’accident, sur une soixantaine d’années) probable d’environ 4 000 morts (2 200 chez les liquidateurs, 1 500 chez les habitants des zones les plus contaminées, 150 chez les 135 000 personnes évacuées de la zone des 30 km et quelques cas mortels de cancers de la thyroïde). N’entrent pas dans ce décompte les éventuels décès entraînés par la catastrophe dans les zones environnantes, où l’irradiation n’a pratiquement pas dépassé la dose naturelle. Pour montrer la difficulté qu’il y aura à établir la réalité de ces prévisions, donnons une estimation du nombre de cancers « naturels » mortels pour ces différentes catégories : 120 000 cancers mortels pour les 600 000 « liquidateurs », environ 1,2 millions parmi les 6 millions d’habitants des zones les plus contaminées, et 27 000 chez les personnes évacuées. On peut comparer les estimations du Forum Tchernobyl à celles faites peu de temps après l’accident et dont certaines allaient jusqu’à prédire 500 000 cancers mortels… Et rappeler également l’estimation plus récente de Greenpeace de 90 000 décès obtenus par l’application (non légitime) de la RLSS à la population mondiale et sur 60 ans, période pendant laquelle le nombre de décès par cancer devrait atteindre 1 à 2 milliards.

Une mauvaise gestion post-catastrophe La gestion des conséquences de la catastrophe, en déplaçant des centaines de milliers de personnes, en interdisant l’exploitation de milliers de kilomètres carrés dans une société encore largement agricole, en réduisant au chômage et à la dépendance économique des centaines de milliers de travailleurs, en accréditant la thèse selon laquelle tout irradié était un malade en puissance accéléra et amplifia l’évolution socioéconomique désastreuse qui fut celle de toute l’ex-URSS après l’effondrement du communisme : augmentation de l’alcoolisme et de l’utilisation de drogues, effondrement du système de soins et de santé, paupérisation, et, finalement réduction de l’espérance de vie de près de 10 ans. Un rapport commun de l’OCHA, l’OMS, l’UNICEF et le PNUD datant de février 2002 a décrit, pour la première fois officiellement, cette évolution. Il n’est malheureusement pas disponible en français et nous ne pouvons que renvoyer à sa version anglaise1. Curieusement il eut un écho très limité dans les médias. Il devrait pourtant mettre un point final aux polémiques en montrant que les conséquences d’une catastrophe nucléaire ou autre ne se résument pas aux effets directs des radiations, des toxiques chimiques ni des effets 1. http://www.who.int/ionizing_radiation/chernobyl/UN %20Report %20Strategy %20for %20 Recoveryn %20Jan %202002.pdf. On retrouvera un résumé du colloque au cours duquel les principales conclusions du rapport ont été présentées dans Revue de radioprotection, 40 (4), 2005.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

mécaniques, mais que les facteurs psychosociologiques et socioéconomiques ont des effets majeurs qui dépendent au plus haut point de la gestion post-catastrophe. En particulier les politiques d’évacuation des populations devraient être soigneusement évaluées par une approche coût-bénéfice.

Quelques remarques de bon sens Si la population a été évacuée de la zone interdite autour de la centrale de Tchernobyl, les trois autres réacteurs de la centrale ont continué à fonctionner après la catastrophe. Au moment de la catastrophe, 1 000 personnes étaient sur le site. Les trois quarts sont restés à leur poste auprès des trois réacteurs qui fonctionnaient encore. Il n’y a pas eu de victimes parmi elles dans les quelques mois ayant suivi la catastrophe. Par la suite, les pays les plus touchés par la catastrophe se sont montrés parmi les plus favorables à l’énergie nucléaire : L’Ukraine, qui produit la moitié de son électricité avec 15 réacteurs, envisage de construire 18 réacteurs d’ici 2036 dont 7 d’ici 2020. Entre la dépendance au gaz russe et le nucléaire local, il semble que les Ukrainiens font un choix clair. > La Russie, qui possède 31 réacteurs en fonctionnement, envisage d’en mettre en service 29 d’ici 2020. > La Biélorussie qui n’a pas de réacteur en fonctionnement envisage d’en construire un. > Les trois États baltes et la Pologne sont en discussion pour construire 2 gros réacteurs. > La Finlande poursuit son équipement. >

Il semble que les pays vraiment touchés par les retombées de la catastrophe en ont acquis une appréciation réaliste et non fantasmatique, à la différence de pays plus éloignés.

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L’augmentation observée du nombre de cancers de la thyroïde en France est-il dû à Tchernobyl ? (Le virtuel n'est pas le réel – proverbe chinois)

L’évolution du nombre de cancers de la thyroïde en France depuis 1975 Il est parfaitement vrai que le nombre de cancers de la thyroïde détectés en France est en rapide croissance, comme on peut le voir sur la figure 5.1. Comme le principal signal sanitaire et non controversé de la catastrophe s’est traduit, en Ukraine et Biélorussie particulièrement, par une forte augmentation des cancers de la thyroïde, il est bien naturel que cette « épidémie » de cancers de la thyroïde en France ait été attribuée par beaucoup à la catastrophe1. En réalité, l’examen attentif de cette figure ne montre pas « d’effet Tchernobyl » qui aurait dû apparaître dès 1991-1992. La croissance est observée dès 1975. L’augmentation continue entre 1995 et 2000. L’augmentation de l’incidence des cancers de la thyroïde est plus importante à l’ouest qu’à l’est de la France. Ainsi le facteur d’augmentation de l’incidence des cancers de la thyroïde atteint 4,28 dans le Calvados, mais seulement 1,98 dans le Bas-Rhin, alors 1. Un exposé très complet sur les conséquences de l'accident de Tchernobyl en France est donné dans le livre : Tchernobyl, un « nuage » passe, par B. Lerouge, Y. Gall et P. Schmitt, L'Harmattan 2009.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Taux pour 100 000 habitants

6

1986

5 es

m

m Fe

4

3 es

m

m Ho

2

1

F H

79 19 81 19 83 19 85 19 87 19 89 19 91 19 93 19 95

19

77

19

19

75

0

Figure 5.1 Évolution du nombre de cancers de la thyroïde en France de 1975 à 1995 ainsi que du

nombre de décès consécutifs à ces cancers. Pour les hommes, le nombre de cancers a été multiplié par 4, pour les femmes par 3. Au contraire la mortalité a diminué dans les deux cas. (D'après l'IRSN et l'Institut Gustave Roussy.)

que dans la semaine du 1er au 5 mai 1986 les activités dues à l’iode 131 mesurées dans le lait variaient entre 160 et 410 Bq/l en Alsace mais seulement entre 18 et 33 Bq/l en Normandie. On sait que l’augmentation des cancers de la thyroïde en Ukraine et en Biélorussie a été essentiellement observée chez les enfants de moins de 15 ans au moment de la catastrophe. Le tableau 5.1 compare les nombres de cancers de la thyroïde détectés annuellement entre 1986 et 1998 pour des enfants ayant eu moins de 15 ans au moment de la catastrophe et habitant la Biélorussie, l’Ukraine et la Champagne-Ardennes. On ne voit pas d’effet Tchernobyl sur la série correspondant à la région française, alors que cet effet est extrêmement visible pour la Biélorussie et l’Ukraine, avec une croissance brutale dès 1990. Si on compare différents pays, l’augmentation de l’incidence des cancers de la thyroïde est observée à peu près partout, mais avec une importance variable. Ainsi augmente-t-elle de plus d’un facteur 2 entre 1975 et 1995 au Canada, pays qui n’a pas

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L'augmentation observée du nombre de cancers de la thyroïde en France...

TABLEAU 5.1

Nombre de cancers thyroïdiens diagnostiqués annuellement en Biélorussie, Ukraine et Champagne-Ardennes chez des enfants de moins de 15 ans lors de la catastrophe. 86

87

88

89

90

91

92

93

94

95

96

97

98

Biélorussie

3

4

6

5

31

62

62

87

77

82

67

73

48

Ukraine

8

7

8

11

26

22

49

44

44

47

56

36

44

Champagne

1

1

0

0

0

1

1

0

0

1

0

0

0

été touché par le « nuage ». Mais il est vrai que la croissance de cette incidence est particulièrement rapide en France. Une partie de cette augmentation est due au vieillissement de la population, une autre à l’amélioration des méthodes de diagnostic. Mais il ne semble pas que ces facteurs puissent expliquer à eux seuls la croissance observée en France.

Un problème juridique Toutes les études épidémiologiques menées jusqu’à présent concluent à l’absence d’effet « Tchernobyl » dans l’évolution du nombre de cancers de la thyroïde en France. Toutefois, ces études ont un caractère statistique et ne peuvent donc pas exclure que tel ou tel cas soit dû, effectivement, à la désintégration d’un seul atome d’iode provenant du nuage qui a, effectivement, survolé la France. Que pourra alors décider un juge placé devant la revendication d’un malade qui a souffert dans sa chair pendant de nombreuses années et qui demande réparation ? Dans l’état actuel du droit, il ne peut que donner raison au plaignant ou lui donner tort. Lui donner raison, c’est lui accorder une indemnisation et, aussi, condamner l’État pour faute. Lui donner tort, c’est le priver de cette indemnisation alors qu’aucun expert ne pourra assurer avec certitude que la prise d’une pilule d’iode au bon moment n’aurait pas évité le cancer. Un juge « humain et bienveillant » sera tenté d’accorder le bénéfice du doute au malade plutôt qu’à l’État. En même temps, pratiquement tous les scientifiques seront persuadés que le cancer en question n’est « presque sûrement pas » lié à la catastrophe (le diable est, précisément dans le « presque »). Ainsi le droit et la science se trouveront-ils en conflit. Est-il possible de résoudre ce type de conflit qui risque d’ailleurs de se généraliser à de nombreux autres cas ? Je pense que oui si le droit prend en compte la probabilité maximale pour qu’un cancer de la thyroïde déclaré à telle ou telle date puisse être dû à Tchernobyl. Les experts devraient pouvoir se mettre d’accord sur la valeur d’une telle probabilité à partir des études épidémiologiques. Alors, le jugement consisterait à multiplier la valeur de l’indemnité qui serait due, dans le cas de la certitude, par la valeur de la probabilité susdite. Inversement les frais de la procédure seraient à la charge du plaignant dans une proportion fixée par le juge. Pour fixer les idées, considérons deux cas extrêmes, un cancer de la thyroïde attribué par le plaignant au passage du nuage de Tchernobyl, et un cancer du poumon attribué par le plaignant à un travail intensif et sans précaution particulière sur de l’amiante.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Dans le premier cas, supposons que la probabilité maximale que le cancer de la thyroïde ait pu être évité en prenant des pilules d’iode au moment du passage du nuage soit de 1 pour mille. Supposons aussi que l’indemnité accordée dans le cas « déterministe » soit de 0,5 million d’euros ; alors l’indemnité effectivement accordée serait de 500 000 × 0,001 = 500 euros. Supposons que les frais de justice se montent à 5 000 euros, donnant lieu à un remboursement de 5 000 × 0,001 = 5 euros et une dépense de 4 995 euros. Dans ces conditions, il est peu probable qu’un avocat honnête encouragerait son client à entamer une procédure. Dans le cas de l’amiante on peut supposer, compte tenu de la spécificité des cancers concernés, que, dans le cas d’un non fumeur, la probabilité maximum pour que le cancer soit dû à l’exposition professionnelle pourrait excéder 95 %. Le cancer du poumon ayant un pronostic notablement plus mauvais que celui de la thyroïde, l’indemnité « déterministe » pourrait atteindre 2 millions d’euros. L’indemnité accordée atteindrait alors 1,9 millions d’euros, pour des frais restant à la charge du plaignant de 250 euros. Parmi les sinistres qui pourraient relever d’une telle approche, citons les cancers du poumon qu’on pourrait attribuer au tabagisme passif, les cancers ou autres troubles provoqués par les dioxines, les troubles dus à la pollution atmosphérique (particules, ozone), certaines maladies qui pourraient être consécutives à une hospitalisation ou à une vaccination, éventuellement les effets du réchauffement climatique quoiqu’on ne voie pas très bien encore quelle instance pourrait faire l’objet d’une plainte dans ce cas. Nous entendons constamment parler de risques divers. Or la notion de risque est probabiliste. Les hommes politiques, les médecins, les ingénieurs doivent peser les risques, accepter d’en prendre s’ils veulent agir (le risque zéro n’existe pas...). Notre droit ne s’est pas adapté à cette situation. Il lui faut s’adapter d’urgence, sinon le principe de précaution inscrit dans la Constitution deviendra un principe d’inaction.

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Un attentat terroriste sur une centrale nucléaire serait-il pire que le 11 septembre ? (Comparaison n'est pas raison)

Le 11 septembre 2001 nous a rappelé que notre société était bien fragile face à de petits groupes de terroristes prêts à mourir pour leur cause. Les réactions des premiers visés, les Américains, à défaut d’être efficaces contre ces groupes, ont été vives et violentes, aussi bien en Afghanistan qu’en Irak. Les mesures de prévention dans le domaine de la restriction des libertés individuelles aussi bien que du renforcement des services secrets se sont multipliées dans le monde entier. En revanche, nous n’avons guère entendu parler de mesures concernant les objectifs possibles des actions terroristes : personne n’a mentionné la possibilité d’interdire la construction de tours, ou de vider les barrages, ni de suspendre l’activité des usines chimiques dangereuses, ni d’interdire les grandes réunions populaires comme les événements sportifs etc. La seule mesure de ce type envisagée par certains groupes, certains partis politiques et largement répercutée dans les médias fut l’arrêt des réacteurs nucléaires. Ainsi, la crainte du terrorisme devint-elle une nouvelle arme de choix dans l’arsenal idéologique des mouvements antinucléaires. Est-il possible d’examiner ce que pourraient être objectivement les résultats d’un attentat dirigé contre une centrale nucléaire sans être immédiatement accusé de commettre un sacrilège ou d’être un nucléocrate au cœur de pierre ? Nous allons tenter de le faire ici en restreignant

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

notre propos au cas des centrales nucléaires, à l’exclusion d’une discussion des attentats faisant usage de « bombes sales » ou même de bombes nucléaires véritables1.

Une centrale n’est pas une cible si facile La première menace terroriste à laquelle on pense après le 11 septembre est celle d’un avion précipité sur une centrale2. Pour plusieurs raisons, un attentat de ce genre aurait très peu de chance de conduire à un relâchement massif de radioactivité dans l’atmosphère : Un réacteur nucléaire est une cible beaucoup plus difficile à atteindre que les tours du World Trade Center : il ne suffit pas d’atteindre l’enceinte de confinement, beaucoup moins haute, mais bien de chercher à ce qu’une partie de l’avion, ou un débris massif de l’enceinte, puisse heurter la cuve du réacteur, cible minuscule comparée à la taille d’un gros porteur. La tâche serait d’autant plus difficile que de nombreux réacteurs sont entourés de tours de refroidissement beaucoup plus élevées qu’eux et pour lesquelles un impact n’aurait aucune conséquence radiologique. > Même au cas où un gros porteur viendrait à s’écraser sur l’enceinte de confinement, il se heurterait à un obstacle en béton beaucoup plus dur que les structures de l’avion, à l’exception, peut-être, des moteurs. En ce qui concerne ces derniers, il faudrait encore, pour que leur impact soit efficace, qu’il soit perpendiculaire à la surface cylindrique qu’est l’enceinte de confinement. > Une expérience américaine dans laquelle un avion militaire percuta un mur de béton à près de 800 km/h a permis de modéliser le schéma de ruine de l’avion, élément clé dans la modélisation du comportement d’une enceinte heurtée de plein fouet (accessoirement, le mur n’a été entamé que de quelques centimètres, montrant ainsi le bon comportement du béton heurté par un objet beaucoup moins dur que lui). > L’incendie et l’explosion déclenchés par l’impact de l’avion resteraient très probablement circonscrits à l’extérieur du bâtiment réacteur. > Remarquons que, à la demande des autorités finlandaises, le risque d’un impact d’un avion gros porteur a été explicitement pris en compte pour l’EPR. >

Finalement, s’il est vrai que l’impact d’un avion gros porteur sur un réacteur nucléaire pourrait conduire à des destructions importantes et à des victimes parmi les membres du personnel, il est très peu probable qu’il conduise à un relâchement important de radioactivité. Par contre, l’impact psychologique et médiatique d’un tel attentat serait, à coup sûr, considérable, et donnerait éventuellement lieu à des comportements de panique dont les conséquences pourraient être graves. C’est bien cet impact que rechercheraient les terroristes. Il importe donc, dès maintenant, de 1. Sur ce sujet, nous renvoyons ici le lecteur au livre de R. Masse, Que doit-on craindre d’un accident nucléaire ? », Le Pommier, 2004. 2. Revue Générale Nucléaire, 1, 2001.

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Un attentat terroriste sur une centrale nucléaire serait-il pire que le 11 septembre ?

donner aux populations proches des centrales des informations sérieuses sur les risques encourus éventuellement, sans les minorer, mais sans les exagérer. La manière la plus efficace de répondre à la menace terroriste n’est-elle pas d’y faire face avec sang-froid ?

Les gestes à connaître en cas de relâchement de radioactivité On ne peut toutefois pas exclure qu’une opération terroriste, une véritable opération de guerre dans ce cas, puisse aboutir à un relâchement important de radioactivité dans l’atmosphère et l’environnement. Par exemple, un groupe de quelques dizaines de kamikazes décidés à mourir pourrait s’emparer d’une centrale, en dynamiter l’enceinte pour y créer une brèche et créer une fuite massive d’eau conduisant à une perte totale de réfrigérant et, donc, à la fusion du cœur du réacteur. Les produits volatils comme l’iode et le césium seraient alors relâchés à l’air libre dans des conditions suffisamment proches de celles de Tchernobyl pour que l’on puisse profiter des enseignements tirés de cette catastrophe : En ce qui concerne l’iode, le geste important est l’ingestion de pastilles d’iode qui a pour effet d’empêcher celle d’iode radioactif et, donc, de supprimer pratiquement l’irradiation de la thyroïde. En effet l’iode inhalée ou ingérée, lorsqu’elle le peut, se fixe très rapidement sur la glande thyroïde. Dans le cas où la thyroïde est déjà saturée en iode, celle-ci n’a pas d’autre possibilité que d’être expulsée rapidement par les voies naturelles. L’ingestion d’iode non radioactive ferme donc la porte à l’iode radioactive. > En ce qui concerne le césium, en dehors du passage du « nuage radioactif » susceptible de produire une irradiation externe dont on se protège le mieux en restant confiné chez soi ou sur son lieu de travail, les effets les plus notables sont à long terme et proviennent de la contamination des sols et des cultures. Les pouvoirs publics disposeraient alors de temps pour définir et prendre des contre-mesures efficaces, comme de décider d’une évacuation ordonnée, sans doute provisoire, de nettoyer les sols ou d’interdire la commercialisation des produits locaux. >

En définitive, à court terme, les gestes qui sauvent sont simples : l’absorption d’iode stable et le confinement dans un endroit clos (domicile, école, bureau) seraient les dispositions immédiates à conseiller à la population dès qu’une menace terroriste crédible sur un réacteur nucléaire se révélerait. Il faut éviter toute mesure précipitée d’évacuation qui ne pourrait qu’exposer inutilement la population et créer un climat de panique.

Les conséquences à court terme et à long terme Après quelques jours, la connaissance des retombées radioactives serait suffisante pour qu’une gestion de la catastrophe sur le long terme commence à être mise en place. Nous savons que la gestion post-crise de Tchernobyl a été calamiteuse (voir le

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

rapport 2002 des Nations unies). Des centaines de milliers de personnes ont été évacuées alors que les doses supplémentaires auxquelles elles risquaient d’être soumises étaient de l’ordre de l’irradiation naturelle. Il est clair que les traumatismes dus à l’évacuation furent bien supérieurs à ceux qui auraient résulté d’un maintien sur place. Il faudrait donc peser le pour et le contre de mesures d’évacuation au regard des conséquences socioéconomiques qu’elles entraîneraient, quitte à adapter la réglementation en vigueur. Ne pourrait-on pas, au moins pour des doses modérées, inférieures, par exemple, à dix fois la valeur moyenne de l’irradiation naturelle, donner le choix aux habitants des zones contaminées entre une évacuation et le maintien sur place, après leur avoir bien expliqué la nature et l’ampleur du risque encouru ? Ces explications devraient être faites par des individualités en qui les gens ont confiance, médecins et pompiers, par exemple. Dans la plupart des cas, les activités industrielles et de services devraient pouvoir continuer sur place après décontamination des locaux si nécessaire. Rappelons que les trois autres réacteurs de Tchernobyl ont continué à fonctionner sans que les opérateurs soient exposés à des doses inacceptables. Le problème le plus délicat serait celui de l’agriculture. En effet, les normes autorisées pour l’activité radioactive des aliments sont extrêmement basses : elles résultent de l’application d’un principe de précaution exigeant que la consommation quotidienne d’aliments légèrement contaminés ne puisse pas conduire à une dose d’irradiation supérieure au tiers de l’irradiation naturelle. Une telle application du principe de précaution ne devrait-elle pas être revisitée en cas de catastrophe nucléaire pour tenir compte, par exemple, de la décroissance de l’activité avec le temps et, comme signalé ci-dessus, des coûts socioéconomiques d’une observation trop stricte de la réglementation (en fait, celle-ci devrait sans doute être modifiée dans le cas de catastrophes). En dernière analyse, les conséquences à long terme de la catastrophe seraient une augmentation faible ou modérée (quelques pour cent au maximum) de l’incidence de certains types de cancers dans la population. Pour les commanditaires des terroristes, il faudrait attendre plusieurs années, si ce n’est des dizaines d’années, pour juger de l’efficacité de leur action, tout au moins si l’on exclut les effets de panique. Les mesures à prendre devraient résulter d’une juste appréciation des effets des faibles doses de radiation, dont la presque totalité des experts considèrent qu’ils sont indécelables en dessous de 10 à 100 fois le niveau de l’irradiation naturelle moyenne en France. La principale arme des terroristes est la panique qu’ils pourraient provoquer. La meilleure parade contre des actions terroristes sur des installations nucléaires est donc de faire comprendre à la population que les risques associés à ces faibles doses sont vraiment minimes. Un effort considérable d’information et d’éducation est nécessaire et implique qu’on ose parler ouvertement et clairement de ces questions.

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Doit-on craindre une catastrophe nucléaire en France ? Un Tchernobyl français est-il possible ? (La peur est mauvaise conseillère)

Dire qu’il y aura bientôt un Tchernobyl1 en France, c’est évidemment de la propagande pure et simple. Par contre, poser la question de savoir si une catastrophe de l’ampleur de Tchernobyl serait possible en France est parfaitement légitime. La catastrophe de Tchernobyl a été la conséquence d’erreurs humaines et de la conception défectueuse du réacteur RBMK*. La limitation de la gravité et du nombre des erreurs humaines dépend de ce qu’on appelle la « culture de sûreté » qui, il faut bien le reconnaître, n’était guère développée au sein de l’URSS, la réalisation des objectifs du plan primant sur toute autre préoccupation. On peut d’ailleurs se demander si la privatisation du secteur électrique en France et l’importance donnée de ce fait à la maximisation du profit ne risque pas de se faire au détriment de cette culture de la sécurité. Cette dernière doit viser à limiter le plus possible la création de situations dangereuses pour le réacteur. Mais elle ne saurait, à elle seule, empêcher définitivement l’accident. La conception elle-même du réacteur doit être telle que, même en cas d’erreurs humaines graves, les conséquences d’un accident soient aussi limitées que possible pour les employés de la centrale et pour le public.

1. Voir le site de l'IRSN : http://www.irsn.org/index.php ?position=tchernobyl_le_scenario et de l'AEN : http://www.nea.fr/html/rp/chernobyl/fr/c01.html.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

La catastrophe de Tchernobyl n’aurait pu avoir lieu en l’absence d’un certain nombre de déficiences dans la conception du réacteur RBMK ; nous allons maintenant les décrire, en montrant comment elles sont intervenues dans le cours de la catastrophe.

Les caractéristiques des réacteurs RBMK Les réacteurs du type RBMK* ont été développés pour permettre une production simultanée d’électricité et de plutonium de qualité militaire. Certaines caractéristiques techniques en découlent, notamment l’existence de tubes de force permettant le déchargement du combustible, réacteur en marche, ce qui permet d’ajuster le taux d’irradiation de ce dernier à la valeur désirée. Le réacteur n° 4 de la centrale de Tchernobyl, mis en service en 1979, d’une puissance nominale de 3 200 MWth était formé d’un empilement de graphite (modérateur) de 12 m de diamètre et 8 m de hauteur, traversé par 1 660 tubes de force verticaux de 7 m de hauteur contenant le combustible (en tout 190 tonnes d’uranium enrichi à 2 % sous forme d’oxyde) et par 211 canaux pour les barres de contrôle. Le combustible était refroidi par une circulation d’eau sous pression. La séparation des fonctions de ralentissement des neutrons par le graphite et d’extraction de la chaleur par l’eau a une conséquence fâcheuse : si la proportion de vapeur s’accroît pour une raison ou une autre (crise d’ébullition locale ou globale par baisse de pression, cavitation des pompes, augmentation de température), la réactivité du cœur augmente ; en effet l’absorption des neutrons par l’hydrogène de l’eau diminue alors que les caractéristiques du spectre de neutrons restent pratiquement inchangées. Le coefficient de vide est donc positif. À forte puissance, ce phénomène est plus que compensé par le coefficient de température négatif du combustible, mais à basse puissance, le réacteur souffre d’une réactivité instable.

L'accident Avant d’arrêter le réacteur pour une période normale de maintenance, l’exploitant avait prévu d’effectuer un essai ayant pour but de vérifier que, en cas de perte du réseau électrique extérieur, les systèmes de sauvegarde (pompes de circulation, barres de contrôle, alimentation des sectionnements, contrôle commande) pouvaient être alimentés par le turbo-alternateur en attendant la reprise en secours par les diesels. Ce type d’essai avait été préconisé par l’AIEA, à la suite de sabotages perpétrés sur des lignes de haute tension alimentant des réacteurs allemands. À la suite d’ordres contradictoires, la baisse programmée de la puissance, interrompue à mi-puissance dans un premier temps, s’effondra, à la suite d’une fausse manœuvre, à une valeur pratiquement nulle, conduisant ainsi à un empoisonnement xénon. En principe, il n’aurait pas fallu redémarrer le réacteur car, dans ce cas, la réactivité peut augmenter fortement par suite de la disparition du xénon par capture neutronique. Les opérateurs décidèrent (sans avis d’un spécialiste de la sûreté et malgré les

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Doit-on craindre une catastrophe nucléaire en France ?

consignes) de procéder à une remontée en puissance. Pour ce faire, à cause de l’empoisonnement xénon, ils durent mettre presque toutes les barres de sécurité en position haute (là encore en contradiction avec les consignes). À partir de ce moment, toute utilisation de l’arrêt d’urgence conduisait inéluctablement à l’endommagement du combustible, du fait d’une erreur de conception des barres de contrôle et de sécurité : en effet, celles-ci lorsqu’elles étaient insérées dans le cœur du réacteur augmentaient la réactivité dans un premier temps avant de la réduire. Le début du véritable essai commença par la fermeture de la vanne d’admission de la vapeur à la turbine, ce qui, accroissant le taux de vide (augmentation de la température de l’eau) accrut aussi la réactivité (coefficient de vide positif). Devant cette situation, l’opérateur crut bien faire en déclenchant l’arrêt d’urgence par l’insertion des barres, dont la lente (20 secondes !) chute a entraîné une augmentation de la réactivité locale en partie basse du réacteur. L’énergie déposée dans une partie des combustibles a conduit à leur rupture brutale et à celle de quelques canaux. L’ébullition en masse de l’eau a ensuite engendré le passage du réacteur en situation de criticité prompte (coefficient de vide positif) et la puissance a pu atteindre, en quelques secondes, cent fois la valeur nominale, soit 300 000 MWth, soit encore (en admettant que l’explosion ait duré une dizaine de millisecondes) l’équivalent de l’explosion d’une tonne de TNT (20 000 fois moins que Hiroshima). Cette soudaine augmentation de la production de chaleur a entraîné la rupture d’une partie du combustible. De petites particules de combustible à température élevée, entrant en réaction avec l’eau, ont provoqué une explosion de vapeur qui a détruit le cœur du réacteur. Une seconde explosion a parachevé la destruction deux ou trois secondes plus tard. Bien que l’on ne sache pas de façon certaine ce qui a causé ces explosions, il est présumé que la première a été une explosion vapeur/ combustible chaud et que l’hydrogène a sans doute joué un rôle dans la seconde. Ces explosions (sans doute la dernière) ont soulevé de 14 m la dalle de 2 000 tonnes de béton qui faisait office de toit du réacteur (pas d'enceinte monobloc) ; celle-ci s’est brisée en retombant. De plus, l’air pouvant arriver sur le graphite très chaud (présence d'une grande quantité de graphite inflammable) déclencha un gigantesque incendie qui dura une dizaine de jours et fut responsable de la dispersion d’une partie importante de la radioactivité. En conclusion de cet examen des circonstances de la catastrophe de Tchernobyl, nous voyons que plusieurs défauts de conception du réacteur ont joué un rôle important dans le déroulement des événements : L’existence d’un coefficient de vide positif. Sans ce défaut, la séquence accidentelle n’aurait pas débuté. Tous les réacteurs thermiques occidentaux ont un coefficient de vide négatif. > La lenteur du mécanisme et surtout l’augmentation de réactivité au début de l’insertion des barres de contrôle (accélérée par le coefficient de vide positif) ont véritablement enclenché le processus irréversible de la destruction du cœur du réacteur. Les barres de contrôle des réacteurs occidentaux sont beaucoup plus réactives et sont immédiatement efficaces. >

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

L’absence d’une enceinte de confinement monobloc s’est traduite par la perte du confinement et la mise à l’air libre du cœur détruit du réacteur, d’où la dispersion de la radioactivité. Les réacteurs occidentaux sont munis d’enceintes de confinement monobloc. Lors de l’accident de Three Mile Island* (TMI) en 1979, le cœur subit une fusion partielle à environ 50 %, produisant de l’hydrogène. Une déflagration mettant en œuvre environ 350 kg d’hydrogène1 n’endommagea cependant pas l’enceinte de confinement. > L’incendie de graphite amplifia grandement la dispersion des radioéléments. À l’exception des réacteurs graphite-gaz britanniques, il n’y a pas de graphite, ni plus généralement de masse importante de matière combustible dans les réacteurs occidentaux. >

En conclusion, une catastrophe de style Tchernobyl ne peut pas arriver en France ni du reste dans les pays mettant en œuvre des REP et des REB. Citons un des experts russes, le Pr. Volkov de l’Institut Kurtchatov2 : « Pendant longtemps le ministère de l'Énergie de l'URSS a exploité les RBMK avec des instabilités neutroniques sans prêter attention aux signaux inhabituels et répétés des systèmes de sûreté liés au niveau de puissance… et n'a pas exigé d'enquêtes approfondies sur les situations d'urgence. Nous sommes forcés de conclure qu'un accident du genre de celui de Tchernobyl était inévitable. » Valery Legassov, un des responsables du programme nucléaire soviétique, avant de se suicider, avait, dans un testament reconnu les mêmes travers.

Un Fukushima français est-il possible ? Si on ne voit pas comment un Tchernobyl pourrait arriver en France, la possibilité d’une catastrophe comme celle qu’a connue le Japon à Fukushima mérite qu’on l’examine sérieusement. À l’heure où j’écris, la situation n’est pas stabilisée. Les réacteurs sont refroidis par des moyens de fortune, les niveaux de radioactivité sont élevés. Bien que l’alimentation électrique ait été rétablie, les systèmes normaux de refroidissement ne sont pas encore opérationnels. Le point que je vais tenter de faire ici ne peut, évidemment, être considéré comme officiel ni définitif. Les réacteurs de Fukushima étaient tous à eau bouillante, et, de ce fait, assez différents des REP auxquels nous sommes habitués. Pour comprendre ce qui s’est passé, il est donc utile de se reporter à un schéma de ce type de réacteur comme présenté sur la figure 7.1. Rappelons la séquence des évènements : 1. Le 11 mars 2011 se produisit un séisme de magnitude 9 sur l’échelle de Richter. Les plus grands séismes observés en France ont été de magnitude inférieure à 7 (6,2 pour le tremblement de terre de Lambesc), soit avec une énergie 1 000 fois plus faible que celui du Japon. Les réacteurs de Fukushima avaient été conçus 1. Soit une déflagration produisant une énergie équivalente à 10 tonnes de TNT. 2. Voir http://www.sfen.org/fr/societe/accidents/tchernobyl/1.htm.

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Doit-on craindre une catastrophe nucléaire en France ?

Aire de service (Construction en acier) Bâtiment réacteur en béton (Confinement secondaire)

Sortie de vapeur Entrée d’eau froide

Coeur du réacteur (RPV) Cuve du réacteur Confinement (Puits sec) Confinement (Puits Humide) (Chambre de condensation)

Figure 7.1 Représentation schématique d'un réacteur REB. On voit que l'enceinte de confinement

est de petite dimension. Elle est constituée d'une enveloppe en acier de 3 cm d'épaisseur renforcée par une coque en béton. Lorsqu'elle est pleine d'eau, la chambre de condensation maintient la température et la pression dans l'enceinte de confinement. On remarque que la chambre de condensation n'est pas protégée par du béton.

pour un séisme de magnitude 8 au maximum (7 pour le séisme maximum observé plus une unité par précaution). Les réacteurs ont résisté à ce tremblement de terre en s’arrêtant automatiquement. Les systèmes de refroidissement du réacteur à l’arrêt se sont mis en marche sans problème. Le réseau électrique a été perturbé par le tremblement de terre et il n’y avait plus d’alimentation de la centrale par le réseau. Les groupes diesels de secours ont donc été mis en marche. 2. Environ 15 minutes après le tremblement de terre est arrivée la vague du tsunami. Cette vague mesurait 15 mètres de haut et arrivait à une vitesse de plusieurs dizaines de km/h. La digue de protection de la centrale n’avait que 5 mètres de haut. Elle fut donc submergée. Les bâtiments des réacteurs (au premier plan les bureaux, ateliers, au deuxième plan les réacteurs eux-mêmes) ont résisté mais les systèmes électriques ont été noyés, de même que les groupes électrogènes de secours. Il n’a pas été possible de les redémarrer, à l’exception de deux groupes pour les réacteurs 5 et 6. Les réacteurs se sont donc retrouvés dans le noir, sans électricité et sans refroidissement. De plus, les systèmes de communication devaient être largement dégradés. Les accès routiers à la centrale étaient impossibles. Dans ces conditions, les opérateurs des réacteurs ont paré au plus pressé, le refroidissement des réacteurs 1, 2 et 3, les réacteurs 4, 5 et 6 étant en maintenance et sans combustible. On ne peut qu’admirer ces hommes qui ont réussi à maintenir tant bien que mal le refroidissement des réacteurs avec des moyens de fortune. En même temps, on doit souligner que la sous-évaluation de

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la puissance du tsunami est difficile à comprendre, d’autant plus qu’un tsunami accompagné de vagues de 38 mètres de haut aurait eu lieu en 18961. S’il est pratiquement impossible qu’un tsunami semblable à celui du 11 mars 2011 au Japon se produise en France, on ne peut exclure l’arrivée d’une vague scélérate sur la rive abritant une centrale. Certaines de ces vagues ont atteint des hauteurs de 30 mètres. 3. Les cœurs des réacteurs n’étant plus refroidis, leur température a commencé à augmenter, et, par conséquent, la pression interne. L’augmentation de la température amena à une oxydation du zirconium des gaines de combustible par la vapeur d’eau. Dans cette réaction, de l’hydrogène est produit. Comme il n’y a d’oxygène libre ni dans la cuve ni dans l’enceinte de confinement (celle-ci est mise sous atmosphère d’azote), l’hydrogène ne conduit pas à combustion ou déflagration. Il fallait empêcher la pression de dépasser un seuil dangereux. L’ouverture de vannes mettant en communication la cuve du réacteur avec l’enceinte de confinement rendit possible cette diminution de la pression. À son tour, la pression dans l’enceinte de confinement augmenta, d’autant plus vite que le volume de l’enceinte de confinement est faible (beaucoup plus petit que dans le cas d’un REP). Cette pression augmentait d’autant plus vite que l’enceinte de confinement ne pouvait être refroidie par aspersion externe, les pompes ne marchant plus. Il fallut alors mettre en communication l’enceinte de confinement avec le monde extérieur, en l’occurrence le hall du bâtiment réacteur. L’hydrogène fut alors libéré et, se concentrant dans la partie haute du bâtiment (une structure légère conçue pour ne pas résister à une explosion hydrogène) conduisit à une explosion hydrogène dans deux réacteurs sur les trois qui étaient en fonctionnement. Ces opérations de ventilation eurent lieu dès le 12 mars et ainsi que les explosions pour le réacteur 1 et le 14 mars pour le réacteur 3. Il faut remarquer que, depuis TMI, tous les REP français sont équipés de recombineurs d’hydrogène (éponge de platine), ce qui aurait sans doute empêché les explosions hydrogène. Il semble donc qu’il s’agisse là d’une deuxième insuffisance de conception des réacteurs de Fukushima. 4. Après avoir limité la montée en pression des cuves et enceintes de confinement, les opérateurs cherchèrent à refroidir les cœurs. En l’absence de réserves d’eau douce, ils recoururent à l’eau de mer pompée grâce aux systèmes d’extinction d’incendie. Le réacteur 1 fut ainsi refroidi dans la journée du 12, le réacteur 2 dans la soirée du 14 et le réacteur 3 dans la matinée du 13. Le refroidissement s’effectuait grâce aux tuyauteries utilisées pour alimenter la turbine, recevoir l’eau d’alimentation ou celles servant au refroidissement à l’arrêt comme on peut le voir sur la figure 7.2. Les réseaux d’eau ayant été détériorés par le séisme et le Tsunami, de l’eau de mer fut utilisée, dans un premier temps, pour refroidir les cœurs. À partir du 25 mars, il devint possible d’utiliser de l’eau douce. Au même moment, l’éclairage redevint disponible dans les salles de contrôle. 1. Il semble toutefois que les tsunamis puissent surmonter des obstacles bien plus hauts que la vague initiale elle-même. Il n’est donc pas évident qu’une digue plus haute aurait empêchée l’inondation de la centrale.

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Doit-on craindre une catastrophe nucléaire en France ?

Figure 7.2 Représentation schématique d'un réacteur à eau bouillante. On distingue la cuve du

réacteur, l'enceinte de confinement (rectangle noir). À l'intérieur de l'enceinte de confinement, on note les circuits de re-circulation de l'eau à haute température à l'intérieur du cœur. Dans le bas de l'enceinte de confinement se trouve un grand volume d'eau liquide qui permet de contrôler la température et la pression de l'enceinte de confinement et de l'eau/vapeur dans la cuve. Les canalisations d'amenée de la vapeur vers la turbine principale, d'alimentation en eau froide, d'amenée de la vapeur vers la turbine de secours RCIC, et de sortie de la turbine de secours sont en tout ou partie situées hors de l'enceinte de confinement.

5. Certains paramètres des réacteurs restèrent accessibles tout au long de la crise. C’est le cas de la pression dans les cuves. La pression dans la cuve du réacteur 1 est restée aux environs de 3 atmosphères, avec une croissance vers le 24 mars, cette augmentation ayant été contrôlée par la diminution du flux d’eau de refroidissement. Par contre, la pression dans la cuve du réacteur 2 est restée basse, aux environs de 1 atmosphère. Ce comportement est significatif de l’existence d’une fuite sur l’enceinte primaire, probablement sur une canalisation. Pour le réacteur 3, la pression semble également tendre vers une atmosphère. La température au point bas des cuves a également été mesurée sur les trois réacteurs. Elle n’a jamais dépassé 150 °C, ce qui montre que, malgré les discours alarmistes, si ce n’est catastrophistes, des médias français, à aucun moment les cuves des réacteurs n’ont été menacées d’une fonte.

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6. Dans la pratique, le refroidissement ne se faisant pas encore en circuit fermé, de grands volumes d’eau devenue radioactive après passage sur le cœur doivent être stockés dans différentes réserves. Il est probable, par ailleurs, que des fuites se sont produites sur les circuits primaires de refroidissement des réacteurs 2 et 3. Une partie de l’eau injectée pour le refroidissement se retrouve donc sur le sol des salles de turbines et dans les sous-sols. Cette eau stagnante contaminée conduit à des débits de dose empêchant l’intervention des techniciens chargés de remettre en état les circuits électriques et les pompes. Il faut donc transférer cette eau radioactive, soit dans de grands réservoirs en attendant un traitement, soit vers l’océan. Il faut remarquer à cet égard que l’océan est un milieu naturellement radioactif puisque les 36 tonnes de potassium 40 contenues dans un km3 d’eau de mer ont une radioactivité de 1013 Bq (10 Tbq). Il faut aussi remarquer que l’océan étant un milieu à trois dimensions, il est bien préférable de diluer la radioactivité en son sein que de la laisser à la surface des sols ou dans l’air. 7. De façon bien compréhensible, compte tenu des conditions de travail, les opérateurs s’étaient concentrés sur le contrôle du refroidissement des réacteurs. Ce n’est que vers le 20 mars qu’ils prirent conscience que le refroidissement des piscines de stockage des combustibles irradiés ne se faisait pas correctement. Ces piscines, situées dans les bâtiments réacteurs, contenaient deux cœurs en refroidissement. Pour les réacteurs 4, 5 et 6, à l’arrêt au moment du séisme, les piscines contenaient un cœur récent, et, donc dégageant une forte chaleur. Le niveau d’eau des piscines avaient diminué au point que des éléments combustibles étaient partiellement hors d’eau. Ces éléments ont été dégradés (rupture de gaines) et ont été à l’origine d’émissions de gaz rares, d’iode et probablement, de césium. À partir du 22 mars, une ré-alimentation en eau des piscines a été mise en place. La difficulté de cette opération était due au fait que les piscines étaient recouvertes de plaques de béton (protection contre une chute possible d’avion, par exemple). En attendant que les systèmes de refroidissement normaux redeviennent opérationnels, les piscines furent alimentées et refroidies par arrosage ou en utilisant les pompes à béton. 8. La radioactivité ambiante aux environs de la centrale est aux environs de 10 μSv/h, soit 30 fois plus que la radioactivité naturelle. La plus grande partie de cette radioactivité est due à l’iode 131 et disparaîtra d’ici 2 mois (la période de l’iode 131 est de 8 jours). Au-delà de la zone des 30 km, les débits de dose sont rarement supérieurs à 1 μSv/h. Toutefois, en certains endroits, les débits de dose peuvent atteindre des valeurs élevées, dépassant 10 μSv/h. Sur le site de la centrale elle-même, les débits de dose sont variables, mais élevés, dépassant les 250 μSv/h et atteignant même plusieurs centaines de millisieverts. À partir de ces niveaux de radioactivité, il est possible d’estimer la quantité de césium qui a été relâchée après la catastrophe. Elle représenterait au maximum quelques pour cent des rejets correspondants de Tchernobyl. En conclusion, les enseignements que l’on peut tirer de la catastrophe de Fukushima peuvent se résumer comme suit : > Les réacteurs ont remarquablement résisté à un séisme hors norme. > Le risque d’inondation a été sous-estimé.

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Doit-on craindre une catastrophe nucléaire en France ?

Les systèmes normaux de secours n’ont pas résisté à l’inondation. Si le refroidissement des réacteurs n’avait pas été rétabli grâce au courage et à l’esprit d’initiative des opérateurs, la fusion du cœur aurait été possible, suivie d’une fusion du fond de cuve et de l’écoulement du corium sur le radier de l’enceinte de confinement. Dans un tel cas, les rejets auraient sans doute été beaucoup plus importants. On aurait alors regretté le fait que la fusion du corium n’ait pas été explicitement pris en compte. > La nécessité de décompresser les enceintes a conduit à des explosions hydrogène. > La configuration des REB qui voit des canalisations primaires sortir de l’enceinte de confinement a, très probablement, conduit à d’importantes fuites radioactives dans la salle des turbines et dans le bâtiment réacteur. > La situation des piscines de refroidissement des combustibles irradiés dans le bâtiment réacteur et en hauteur s’est avérée regrettable. > Les mesures d’évacuation et de prévention (iode) ont été prises à juste titre et réalisées de manière remarquablement efficace. > Il semble probable que la zone interdite à la réinstallation sera de faible surface, si elle est nécessaire. Le nombre de victimes du public, s’il y en a, sera très faible. > Les retombées à plus de 100 à 200 kilomètres de la centrale seront très faibles. Quelles sont les principales différences entre les REP et les REB sur le plan de la sûreté ? > >

1. absence d’échangeur de chaleur séparant le cœur du réacteur des générateurs de vapeur. De ce fait, les fuites radioactives seraient restées localisées dans l’enceinte de confinement. 2. présence de recombineurs d’hydrogène qui auraient rendu très peu probable une explosion hydrogène. De plus, les caractéristiques de l’enceinte de confinement qui, dans le cas des REP, se confond avec le bâtiment réacteur sont telles qu’il peut résister à une explosion hydrogène (cela a été le cas à TMI). 3. Les piscines sont dans un bâtiment extérieur au bâtiment réacteur. S’il est probable que la situation aurait pris un caractère moins dramatique dans le cas d’un REP, il y a des enseignements à tirer à plusieurs niveaux : 1. Sécuriser les systèmes de secours vis-à-vis des risques d’inondation, par exemple en installant les groupes électrogènes dans une enceinte étanche. Éventuellement remplacer ou doubler les groupes par des piles à combustibles. 2. Renforcer la sûreté des piscines de refroidissement. 3. Assurer la possibilité d’amener rapidement sur site des équipements de dépannage, même au cas où les voies d’accès terrestres seraient ruinées, par exemple par voie aérienne. Il faut remarquer que l’EPR remplit les deux premières conditions, et, que, surtout, il gère explicitement le risque de fusion de cœur grâce au récupérateur de corium.

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Ce que pourrait être un accident nucléaire grave en France Après Tchernobyl et bien avant Fukushima, divers scenarios d’accidents graves avec fusion du cœur ont été étudiés, en particulier par l’IRSN1. Tous ces scénarios d’accident grave ont une origine commune : pour diverses causes (rupture d’une canalisation principale, mise hors service des générateurs de vapeur, emballement de la réactivité due, par exemple, à une injection d’eau pure au lieu d’eau borée2...), il y a échauffement du cœur conduisant à la vaporisation partielle ou totale de l’eau de refroidissement. De ce fait, et à cause du coefficient de vide fortement négatif, la réaction en chaîne s’arrête automatiquement. Par contre, les systèmes de secours s’avèrent incapables d’extraire la chaleur résiduelle produite par la radioactivité des produits de fission et des actinides. La situation évolue vers une fusion du cœur, et c’est donc celle-ci qu’il faut gérer. Il faut souligner que la probabilité d’une fusion de cœur est très faible, estimée à une par million d’années de fonctionnement de réacteur pour l’EPR, 10 fois plus pour les réacteurs plus anciens. Dans le cas de la France, et pour 60 réacteurs, ceci signifie qu’une fusion de cœur pourrait arriver une fois tous les 1 700 ans. Nous reprenons ici, à titre d’exemple, un des scénarios3 de l’IRSN. On suppose d’abord la perte d’alimentation en eau des générateurs de vapeur (rappelons que pour l’EPR, il existe 4 circuits indépendants de générateurs de vapeur). On suppose la défaillance de tous les circuits de secours sauf celui du système d’aspersion d’eau de l’enceinte de confinement et des soupapes de sécurité du circuit primaire. Faute de refroidissement adéquat, la température et la pression montent dans le circuit primaire, jusqu’à atteindre 170 bar, valeur amenant l’ouverture des soupapes de sécurité. La pression diminue alors dans la cuve mais augmente dans l’enceinte de confinement. La mise en œuvre du système d’aspersion permet de limiter cette montée de la pression dans l’enceinte de confinement aux environs de 2,7 bar (l’enceinte de confinement de l’EPR est supposée résister à une pression de 5,5 bar). Du fait de la montée en température des éléments du combustible, des réactions entre la vapeur d’eau et le zirconium des gaines de combustible se produisent, qui dégagent de l’hydrogène. Près de 400 kg d’hydrogène sont ainsi produits mais des recombineurs en limitent la quantité sous forme gazeuse dans l’enceinte à environ 200 kg, avant de la faire décroître. Par ailleurs, la mise à nu du combustible conduit à l’émission d’une dizaine de kg d’iode dont 5 % d’iode 131 (l’iode responsable des cancers de la thyroïde observés sur les enfants de Tchernobyl). Au bout de 4 heures, le cœur entre en fusion et perce le fond de cuve. Environ 40 tonnes de « corium » à plus de 2 200 °C se répandent 1. Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. 2. L'eau borée conteint du bore. Cet élément absorbe fortement les neutrons. 3. http://www.irsn.org/document/site_1/fckfiles/File/dossiers/tchernobyl/astec.swf.

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Doit-on craindre une catastrophe nucléaire en France ?

alors sur le radier, une épaisse dalle de béton. La réaction entre le corium et le béton produit différents gaz dont du gaz carbonique qui fait monter à nouveau la pression dans la cuve sans que l’aspersion puisse la faire descendre. À une pression de 5 bar des soupapes mettant l’enceinte de confinement en relation avec l’extérieur à travers des filtres sont ouvertes de façon passive. La simulation situe cette ouverture environ 5 jours après le début de l’accident. La pression dans l’enceinte de confinement diminue alors progressivement jusqu’à une pression normale atteinte au bout d’une dizaine de jours. L’essentiel de la radioactivité est déposée sur les surfaces à l’intérieur de l’enceinte et le corium en voie de solidification est pratiquement immobilisé. Environ 30 g d’iode sont réémis par les surfaces et restent en suspension dans l’atmosphère de l’enceinte de confinement. Dans un tel scénario, les fuites de radiaoctivité seraient maintenues à un niveau suffisamment faible pour ne pas nécessiter d’évacuation de la population avoisinante. Par précaution toutefois des pastilles d’iode sont distribuées à celle-ci (l’ingestion d’iode 131 est, en effet, le risque principal, cet iode se fixant préférentiellement sur la thyroïde ; afin d’éviter cette fixation on sature la thyroïde par de l’iode stable fournie par l’ingestion des pastilles). Au cas où la situation pourrait faire craindre des rejets plus importants que prévu, le préfet pourrait recommander l’ingestion des pastilles d’iode et le maintien d’un confinement. C’est depuis Tchernobyl que de tels scénarios « du pire » sont étudiés et analysés par des instituts comme l’IRSN. C’est à partir de ce type de travail que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN*) évalue les projets de réacteurs et délivre éventuellement ses autorisations. Cette description d’un scénario de l’IRSN a été faite avant la catastrophe de Fukushima. Elle montre l’importance de la puissante et volumineuse enceinte de confinement des REP. Si les réacteurs de Fukushima avaient eu une telle enceinte, la crainte d’une évolution vers une situation vraiment catastrophique aurait été beaucoup plus faible puisque le risque de fusion du cœur était clairement pris en compte.

Finalement, après 40 ans de production d'électricité nucléaire sans accident, peut-on dire que le nucléaire civil est sûr ? C’est une question bien souvent entendue. Elle est pourtant mal posée. Car il faudrait définir ce qu’on appelle sûr. De même qu’il n’y a pas de risque 0, il n’y a pas de sûreté dans l’absolu. On peut estimer la probabilité d’un accident significatif, par exemple, dans le cas des REP, un accident de niveau 5 équivalent à celui de TMI (fusion du cœur d’un REP, sans rejets significatifs de radioactivité). Avant TMI, le rapport Rasmussen avait estimé que la probabilité de fusion de cœur était de l’ordre de 10–4 par an et par réacteur. L’accident se produisit en 1979 alors que le durée moyenne de fonctionnement des 100 réacteurs américains avait été de l’ordre de 10 ans. C’est ainsi qu’on obtenait une probabilité de 10 % d’observer une fusion de

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

cœur pour le parc américain au moment où elle s’est produite. On peut donc dire que cette première approche probabiliste semblait acceptable. À la suite de TMI, de nombreuses améliorations ont été apportées à la sûreté des réacteurs, conduisant à une amélioration de la sûreté d’un facteur 10 environ. Depuis TMI, les réacteurs de type REP ont totalisé environ 8000 années de fonctionnement sans fusion de cœur, et, même, sans qu’on dépasse le niveau 4 de gravité d’accident. Si on admet qu’un incident de niveau 4 est 10 fois plus probable qu’un accident de niveau 5, on obtient aussi une probabilité de fusion de cœur de l’ordre de 10–5 par an et par réacteur. La probabilité de fusion de cœur de l’EPR est estimée à 4.10–7 par an et par réacteur. Pour le parc actuel retenons la probabilité de 10–5 par an et par réacteur. En supposant une durée de vie de 40 ans, on obtient une probabilité de 2 % pour qu’une fusion de cœur puisse arriver pendant la durée de vie du parc. À Fukushima, les réacteurs étaient de type REB. Je ne sais pas dans quelle mesure des progrès importants auraient été faits depuis TMI, un réacteur REB ayant des propriétés de sûreté notablement différentes de celles des REP. De plus, il faut bien reconnaître que le rapport Rasmussen ne prenait pas en compte une catastrophe naturelle d’ampleur semblable à celle qu’a connue le Japon le 11 mars 2011. Avec des réacteurs aussi sûrs que l’EPR, la probabilité d’une fusion de cœur pendant la durée de vie d’un parc de même puissance que le parc français tombe à 1 pour mille. La probabilité d’un rejet de radioactivité à l’extérieur du site, pouvant conduire à des mesures d’évacuation temporaire des habitants proches du réacteur, est d’un ordre de grandeur inférieur. Il ne suffit évidemment pas de prendre en considération ces chiffres en eux-mêmes. Il faut les comparer à des chiffres analogues correspondant aux autres techniques de production d’électricité. L’étude ExternE de la Commission européenne a évalué le nombre d’années de vie perdues par unité d’énergie électrique produite1. Elle est résumée sur la figure 7.3. On constate que le nucléaire est une des formes de production d’électricité (avec l’éolien et le photovoltaïque) ayant les plus faibles conséquences sanitaires. Les chiffres donnés incluent les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl. Bien entendu, ils n’incluent pas celles de la catastrophe de Fukushima ; toutefois, le nombre de victimes de celle-ci devrait être très limité, à la fois parce que des mesures d’évacuation et de distribution de pilules d’iode ont été prises immédiatement par les autorités japonaises et parce que les quantités d’iode et de césium rejetées lors de la catastrophe ne dépassent pas quelques pour cent de celles rejetées lors de la catastrophe de Tchernobyl. On peut évaluer le nombre d’années de vie perdues à la suite de cette catastrophe en retenant un nombre de victimes de cancer compris entre 4 000 et 20 000. En supposant que ces cancers mortels raccourcissent la vie des victimes de 20 ans on voit que le nombre d’années de vie perdues serait compris entre 80 000 et 400 000. La quantité d’énergie électrique produite dans le monde depuis le début de la production nucléaire est de l’ordre de 80 000 TWh. Le nombre 1. A. Rabl et V.M. Spadaro, « Les coûts externes de l'électricité », Revue de l’Énergie, 525, mars-avril 2001, p.151-163.

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Doit-on craindre une catastrophe nucléaire en France ?

d’années de vie perdues par TWh produit consécutif à la catastrophe de Tchernobyl serait donc compris entre 1 et 5, une valeur compatible avec la valeur de 9 années perdues trouvée par le programme ExternE. Une partie de ces années perdues est attribuée à l’excédent de cancers chez les mineurs d’uranium et à la très faible quantité de 14C rejeté dans l’atmosphère pendant le cycle du combustible nucléaire. années de vie perdues/TWh 0

200

400

600

800

1000

1200

972

Charbon, 1995 122

Charbon, >2000 Fioul, 1995

1184 150

Fioul, >2000 Gaz cc, >2000

32 9

Nucléaire, 1990

77

Biomasse Éolien PV

6 12

Figure 7.3 Comparaison des risques de santé publique en termes d’années de vie perdues par TWh,

en raison des PS10 , du SO2 , des NOx et des radionucléides.

En conclusion on peut dire que le risque présenté par les réacteurs nucléaires est très faible, et que les conséquences sanitaires encourus sont parmi les plus faibles de toutes les autres méthodes de production d’électricité.

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L'économie du nucléaire

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Le nucléaire peut-il résoudre les problèmes de l’énergie ? (l'espoir fait vivre)

Précisons tout d’abord que l’énergie nucléaire permet de produire de l’électricité mais qu’elle ne saurait, en dehors d’un conflit nucléaire et des applications des radioéléments, servir à autre chose. Par contre, l’électricité peut servir à produire de la chaleur, et aux transports. Au moment où l’on parle d’une renaissance du nucléaire, la question se pose de savoir s’il ne s’agit pas d’un feu de paille. Il faut donc estimer les réserves d’uranium à l’aune de la consommation présente et future des réacteurs nucléaires.

Les besoins actuels en uranium Il y a lieu, tout d’abord, de rappeler les besoins en uranium. Un réacteur REP utilisant de l’uranium enrichi à 3,5 % consomme environ 30 tonnes de combustible par an. Dans l’uranium naturel, l’uranium 235 est présent à la concentration de 0,7 %, soit 5 fois moins que dans l’uranium enrichi. Il s’ensuit que la consommation annuelle d’uranium naturel minimale (sans perte) serait de 150 tonnes par an pour un réacteur de 1 GWe produisant environ 7 TWh/an, pour un taux de disponibilité de 80 %. La production mondiale totale des réacteurs nucléaires est de 2 608 TWh pour une puissance installée de 372 GWe (taux de disponibilité moyen de 80 %

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

également) qui correspondrait à une consommation de 56 000 tonnes d’uranium. En réalité, la consommation est plus proche de 65 000 tonnes du fait de pertes au cours de la fabrication du combustible, et, tout particulièrement au cours de l’enrichissement : en effet, au cours de cette opération, la production d’uranium enrichi à 3,5 % est accompagnée de celle d’uranium appauvri à 0,2 % d’uranium enrichi. Inversement, un certain nombre de réacteurs sont, au moins en partie, chargés avec des combustibles MOx, qui permettent d’améliorer l’utilisation de l’uranium. Il s’ensuit que la quantité d’uranium naturel consommé annuellement est de l’ordre de 175 tonnes par GWe et par an, soit 65 000 tonnes annuelles pour l’ensemble mondial de réacteurs. La quantité d’uranium extraite des mines est notablement inférieure à cette consommation. En effet, un certain nombre de « sources secondaires » ont été disponibles au cours des récentes années. En 2005, ces « sources secondaires » représentaient près de 40 % de l’offre. Elles sont constituées de l’uranium militaire enrichi à 90 %, dont la disponibilité résulte des accords de désarmement entre ÉtatsUnis et Russie, d’uranium appauvri provenant des usines d’enrichissement et d’uranium provenant des usines de retraitement ; dans les deux derniers cas, il y a réenrichissement de l’uranium secondaire, alors que, dans le premier cas, c’est de dilution qu’il s’agit. En 1987, un accord entre les États-Unis et l’URSS engageait les deux parties à diminuer de 80 % leur arsenal nucléaire. Le tonnage d’uranium enrichi immobilisé dans les arsenaux américains et russes atteint 2 000 tonnes équivalentes à la quantité d’uranium 235 présente dans 285000 tonnes d’uranium naturel1. La dilution de l’uranium militaire très enrichi se fait actuellement à un rythme annuel correspondant à 9 000 tonnes d’uranium naturel, soit environ 14 % de la demande. Environ 90 000 tonnes de combustible usé sur un total de 280 000 ont été retraitées. En principe, l’uranium de retraitement correspondant pourrait être réenrichi. Dans la pratique, seules 25 000 tonnes l’ont été, dont 16 000 au Royaume-Uni et 8 000 en France. Ces dernières permettent d’alimenter quelques réacteurs REP. L’uranium appauvri provenant des usines d’enrichissement contient encore environ 0,2 % d’uranium 235. On peut le ramener à environ 0,1 % par un enrichissement supplémentaire. Finalement une production supérieure à la demande ayant eu lieu avant 1990, des stocks ont été constitués dont le déstockage a contribué à l’approvisionnement des dernières années.

Les réserves « classiques » d'uranium Étant donné un rendement de conversion de la chaleur en électricité de 33 %, un réacteur nucléaire produisant 7 TWhe par an consomme 21 TWh de chaleur qui 1. http://www.world-nuclear.org/info/default.aspx ?id=444&terms=military.

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Le nucléaire peut-il résoudre les problèmes de l’énergie ?

pourraient être également produits par la combustion de 1,8 millions de tonnes équivalent pétrole (Mtep). Cette équivalence permet de calculer le prix de l’énergie contenue dans l’uranium naturel. Le prix actuel de l’uranium naturel est aux environs de 50 $/l d’oxyde d’uranium U3O8, soit environ 94 $/kg d’uranium ou 70 €/kg d’uranium. Le contenu énergétique du kg d’uranium vaut 1 800 000/175 000 = 10,3 tep. En retenant un prix du pétrole de 50 $/bl soit 233 €/tonne, on voit que le contenu énergétique du kg d’uranium, s’il était payé au prix de celui du pétrole, vaudrait 2 400 € au lieu de 70. Ce petit calcul montre à quel point l’énergie contenue dans l’uranium est bon marché. Une autre façon de montrer que le prix de l’uranium a peu d’influence sur les prix du kWh nucléaire est de calculer directement sa part dans ce dernier. Les 175 tonnes d’uranium consommées annuellement pour produire 7 TWe coûtent 12,25 M€. En admettant un prix du kWh de 3 centimes d’euro, le prix de vente de la production annuelle du réacteur est d’environ 210 M€. Le coût du combustible ne représente donc que 6 % du prix de vente. Un doublement du prix de l’uranium ne ferait donc qu’augmenter de 6 % le prix de l’électricité nucléaire en sortie de centrale. Il y a donc un certain arbitraire dans l’évaluation des réserves d’uranium à un prix donné, généralement 130 $/kgU. À ce prix, le détail régional des réserves prouvées est donné dans le tableau 8.1 pour un total mondial de 4,7 millions de tonnes. TABLEAU 8.1

Ressources prouvées ou très probables d'uranium au prix de 130 $/kg. Uranium (tonne)

Pourcentage mondial

1 143 000

24

816 000

17

Canada

444 000

9

États-Unis

342 000

7

Afrique du Sud

341 000

7

Namibie

282 000

6

Australie Kazakhstan

Brésil

279 000

6

Niger

225 000

5

Russie

172 000

4

Ouzbékistan

116 000

2

Ukraine

90 000

2

Jordanie

79 000

2

Inde

67 000

1

Chine

60 000

1

287 000

6

Autre Monde total

4 743 000

85

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Au rythme actuel de la consommation, on voit que les réserves s’épuiseraient en 72 ans. Ceci est manifestement trop court, d’autant qu’on envisage un développement important du nucléaire. En réalité, la NEA (Nuclear Energy Agency ou Agence de l’énergie nucléaire) estime que les ressources ultimes « classiques » pourraient atteindre 16 millions de tonnes, soit 250 ans de consommation au taux actuel. Les ressources supplémentaires non conventionnelles sont constituées, entre autres, par l’uranium des phosphates et par l’uranium dissous dans les océans.

L'uranium des phosphates L’Agence de l’énergie nucléaire estime que 22 millions de tonnes d’uranium pourraient être récupérés dans les phosphates. Ce chiffre mérite discussion. Actuellement, environ 150 millions de tonnes de phosphates sont extraits dans le monde, essentiellement pour fabriquer des engrais. La concentration en uranium dans ces phosphates est, en moyenne, de 0,01 %. En principe, il serait donc possible de produire 15 000 tonnes d’uranium comme sous-produit de l’industrie des phosphates. Areva négocie un accord avec le Maroc dans ce sens. En réalité, il est probable que la quantité d’uranium récupérable comme sous-produit serait 3 à 4 fois moins importante, toutes les formes de phosphates ne se prêtant pas à un traitement simple. Serait-il envisageable de traiter les phosphates à seule fin d’en extraire l’uranium ? Le prix de la tonne de phosphates a beaucoup évolué au cours de la dernière période, passant de 60 $/tonne en 2006 à 400 $/tonne en 2008 pour redescendre aux environs de 100 $/tonne en 2009. On peut sans doute considérer que les 100 $/tonne est un chiffre proche du coût de revient. Dans ces conditions, on voit que le kg d’uranium atteindrait au moins 1 000 $ (puisqu’il faut 10 tonnes de phosphates pour obtenir 1 kg d’uranium) si l’on devait extraire les phosphates spécifiquement pour en tirer l’uranium. Les réserves mondiales de phosphates sont estimées à 20 milliards de tonnes. Avec la concentration moyenne de 0,01 %, on ne devrait guère compter, dans le meilleur des cas que sur 2 millions de tonnes d’uranium. Le chiffre de 20 millions de tonnes cité par l’AIEA est donc surprenant. Quoiqu’il en soit, on voit que le critère des réserves n’est pas le seul à prendre en compte. Tout aussi important est celui de la capacité productive annuelle. Par exemple, pouvoir produire annuellement 12 000 tonnes d’uranium pendant 400 ans (réserves de 4,8 Mt) n’est pas équivalent à la possibilité de produire 120 000 tonnes pendant 40 ans (4,8 Mt). Dans ce dernier cas, on pourra faire face aux besoins d’un parc de réacteurs trois fois plus important que le parc actuel pendant 40 ans, le temps nécessaire pour passer à la surgénération. Dans le premier cas, l’apport supplémentaire aux 65 000 tonnes d’uranium extraits annuellement resterait modeste.

L'uranium des océans Il existe des quantités considérables d’uranium dissous dans l’océan. Alors que la concentration moyenne de l’uranium dans la croûte terrestre est de 3 g/tonne, elle n’est

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Le nucléaire peut-il résoudre les problèmes de l’énergie ?

que de 3 mg/tonne d’eau de mer, mais, compte tenu de l’énorme volume de l’océan (1,5 ⋅ 1018 m3) la quantité d’uranium qui s’y trouve est de 4,5 milliards de tonnes. En admettant qu’on puisse collecter l’uranium d’un courant marin avec une efficacité de 100 %, on voit que pour collecter suffisamment d’uranium pour faire fonctionner une réacteur REP de 1 GWe pendant 1 an, il faudrait traiter environ 51 milliards de tonnes d’eau de mer, soit environ 1 600 m3/s. Dans un courant de 1 m/s, il s’agit donc d’intercepter une surface de 100 m de large et de 16 m de profondeur. Le premier concept d’une usine de séparation de l’uranium de l’eau de mer est dû à un travail pionnier des Anglais qui proposaient d’utiliser la marée. L’usine aurait utilisé une digue de 20 km de long laissant passer l’eau de mer qui devait traverser une batterie de 48 filtres d’hydroxyde de titane fixant l’uranium avec beaucoup d’efficacité. Chaque filtre était parcouru par un flux moyen de 466 000 m3/h. Le flux total était donc de 6 200 m3/s. La production prévue de l’usine était de 666 tonnes d’uranium par an, en supposant une efficacité de 100 %.Ces chiffres sont en accord qualitatif avec notre estimation ci-dessus. Une efficacité de 50 % serait sans doute plus réaliste. Pour produire 100 000 tonnes d’uranium par an, on voit donc qu’il faudrait environ deux à trois centaines de telles usines. Pour chaque usine, on peut calculer que la surface du bassin serait de l’ordre de 60 km2. Chaque usine permet de fournir environ 3 réacteurs de 1 GWe. Pour produire une telle énergie avec des cellules solaires, il faudrait environ 100 km2, et trois fois plus avec des éoliennes. Ces chiffres ne sont pas exorbitants : l’usine de la Rance, pour une digue de 700 m, stocke à chaque marée 360 millions de m3, soit un débit moyen de 36 millions de m3/h. On voit que les débits considérés pour l’usine sont de deux ordres de grandeur plus petits malgré une digue de 20 km. Le coût de l’extraction de l’uranium par cette technique a été estimé à environ 1000$/kg en 19811. Une autre technique a été récemment proposée par des chercheurs japonais2. Il s’agit de capturer l’uranium avec des tissus organiques tressés. Une expérience pilote a permis l’évaluation du procédé : une membrane capable d’absorber 4 g d’uranium par kg était immergée pendant 60 jours et la procédure itérée 18 fois. Dans ces conditions, le coût d’extraction est estimé à 175 €/kg d’uranium. Cette performance serait obtenue pour la collecte de 1 200 tU/an, soit de quoi alimenter 6 réacteurs. L’investissement initial serait de 750 millions d’euros. Le « Kouroshio », un puissant courant longeant les côtes du Japon, charrie 5,2 millions de tonnes d’uranium chaque année, dissoutes dans 1,6 ⋅ 1015 tonnes d’eau. Il suffirait d’adsorber 0,2 % de cet uranium pour alimenter les réacteurs japonais. La vitesse du courant est de l’ordre de 1,7 m/s. 1. M. Benedict, T.H. Pigford, H. Wolfgang Levi, « Nuclear Chemical Engineering » Mac Graw Hill Series in Nuclear Engineering 1981, p. 263. 2. http://jolisfukyu.tokai-sc.jaea.go.jp/fukyu/mirai-en/2006/4_5.html. Tamada M. et al., « Cost Estimation of uranium Recovery from Seawater with System of Braid type Adsorbent », Nippon Genshiryoku Gakkai Wabun Ronbunshi, 5 (4), 2006, p. 358-363 (en japonais).

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

En France, on pourrait envisager d’installer des membranes sur le site du Raz Blanchard, caractérisé par des vitesses de courant de l’ordre de 5 m/s. Pour alimenter un réacteur, il faudrait (en supposant 100 % d’efficacité de capture de l’uranium) une surface de 20 × 16 m2. Il est amusant de comparer l’énergie mécanique présente dans le courant (projets d’hydroliennes d’EDF) avec celle qui pourrait être extraite de l’uranium dissous, en utilisant la technique actuelle des réacteurs à eau. La puissance portée par le courant est de 20 kW, alors que la puissance électrique du réacteur alimenté par l’uranium capturé serait de 1 million de kW. Cet exemple illustre la différence de densité de puissance entre l’énergie nucléaire et les énergies renouvelables.

Une question de prix... Le prix de l’uranium a fortement varié au cours des années récentes, comme on peut le voir sur la figure 8.1. Si une tendance à la hausse sur le long terme est sans doute présente, il est probable que le pic observé en 2007 a des causes spéculatives. Il faut noter que la hausse des prix a entraîné un fort développement dans les activités d’exploration ainsi que dans la mise en exploitation de nouvelles mines.

Vers une pénurie d'uranium ? Il apparaît qu’une pénurie d’uranium ne menace pas si on admet un maintien de la production d’électricité nucléaire peu ou prou au niveau actuel. Mais là est précisément la question. Rappelons que la production d’électricité nucléaire mondiale atteint environ 2 600 TWh par an, soit environ 15 % de la production totale de 19 000 TWh (en 2006). Il est généralement admis que la production d’électricité mondiale devrait plus que doubler d’ici 2050. Par ailleurs si l’électricité nucléaire doit être une arme efficace contre le réchauffement climatique, il faudrait que sa part dans la production d’électricité atteigne au moins 30 %. Ce qui correspond à une multiplication par 4 ou 5 au moins de la production nucléaire. Avec la technologie actuelle des réacteurs, la consommation annuelle atteindrait 300 000 tonnes d’uranium. Même en retenant une valeur des réserves de 16 millions de tonnes, la durée de fonctionnement du parc ne serait pas assurée au-delà de 50 ans. L’utilisation de l’uranium des phosphates ne modifierait pas significativement cette perspective. La possibilité d’extraire l’uranium de l’eau de mer, si les résultats annoncés par les chercheurs japonais sont confirmés, l’améliorerait considérablement, à condition qu’un nombre suffisant de sites soit disponible.

Une meilleure utilisation du combustible nucléaire Rappelons que l’uranium 235 n’est présent qu’à 0,7 % dans l’uranium et que c’est le seul noyau fissile qu’on puisse trouver dans la nature. Cette dernière nous fournit également deux noyaux fertiles qui sont l’uranium 238 et le thorium 232. Par

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Le nucléaire peut-il résoudre les problèmes de l’énergie ?

Figure 8.1 Évolution du prix de l’uranium de 2003 à 2009.

capture neutronique l’uranium 238 donne du plutonium 239 et le thorium 232 d’uranium 233 qui sont tous deux fissiles. L’amélioration de l’utilisation du combustible consiste à produire puis fissionner ces deux noyaux. La régénération ou surgénération s’effectue dans des réacteurs où les couples fissilefertile sont soit le couple plutonium 239-uranium 238, soit uranium 233thorium 232. On dit qu’il y a régénération lorsque chaque noyau fissile qui disparaît est remplacé par un autre et par la disparition concomitante d’un noyau fertile. Dans le cas de la surgénération*, chaque noyau fissile qui disparaît est remplacé par plus d’un noyau fissile. Nous avons vu qu’un parc de 1 500 GWe de réacteurs de type REP* (ou REB*) conduirait à une consommation de 300 000 tonnes d’uranium et, éventuellement, à l’épuisement des réserves au bout de 50 ans. La question est donc de savoir si le parc de 1 500 GWe de réacteurs « classiques » peut être remplacé par un parc équivalent de RNR* en temps utile. Chaque année, un REP produit environ 250 kg de plutonium. Au bout de 50 ans, il aura donc produit 12,5 tonnes de plutonium. Le cœur d’un RNR de 1GWe contient entre 5 et 7 tonnes de plutonium, selon que celui-ci provient du retraitement de combustibles UOx ou MOx. Avec les techniques de retraitement actuelles, on considère qu’il doit y avoir autant de plutonium dans le cycle de retraitement que dans le cœur du réacteur. Dans ces conditions, on voit qu’il faut, en réalité entre 10 et 14 tonnes de plutonium pour chaque RNR. Le remplacement de 1 500 REP par 1 500 RNR devrait donc être possible mais difficile dans l’état présent des techniques. Des progrès sur le retraitement des combustibles usés permettraient de réduire significativement le temps séparant l’extraction du combustible et la réutilisation du plutonium et, donc, d’accélérer le déploiement des RNR. Par exemple, un retraitement au bout d’une année, probablement possible en remplaçant le procédé

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

de dissolution dans un liquide organique (TBP) par un procédé pyrochimique, permettrait de limiter la quantité de plutonium nécessaire au démarrage d’un RNR à 7 tonnes. Les 1 500 REP qui auraient produit près de 19 000 tonnes de plutonium permettraient la mise en œuvre de 2 600 RNR. Les développements qui précèdent sont ultra schématiques dans la mesure où ils supposent que les RNR remplacent les REP après que ceux-ci soient venus en fin de vie, au bout de 50 ans. En réalité, il y aura coexistence des deux parcs, ce qui permettra de profiter de la production de plutonium par les RNR, en même temps que de celle des REP. Un exemple de calcul de la transition REP-RNR1 est montré sur la figure 8.2. Dans ce cas, on avait choisi un inventaire de 5 tonnes de plutonium pour un RNR de 1 GWe (temps de refroidissement très optimiste de 1 an). Le démarrage du parc RNR se situait en 2030. La durée de vie des REP était supposée égale à 40 ans. La consommation d’uranium naturel atteignait 16 millions de tonnes après fermeture de tous les REP. On peut donc considérer le calcul de la figure comme une limite optimiste de déploiement d’un parc RNR. Tout retard dans sa mise en œuvre, toute augmentation du temps de refroidissement des combustibles usés, serait pénalisant. Nombre de Gwe (REP et RNRU-Pu) en fonction du temps Nombre total de Gwe Nombre de Gwe REP Nombre de Gwe RNR U-Pu

20000 18000

Nombre de Gwe

16000 14000 12000 10000 8000 6000 4000 2000

2000

2010

2010

2030

2040

2050

2060

2070

2080

2090

2100

Années

Figure 8.2 Nombre de GWe produits par le cycle Uranium (U)-Plutonium (P) en fonction du temps.

L’utilisation des RNR change complètement la donne en ce qui concerne les réserves d’uranium. Au lieu des 175 à 200 tonnes d’uranium par an nécessaires pour faire fonctionner un réacteur de 1 GWe, il suffit de 1 tonne. Ainsi, l’extraction de l’uranium marin d’un débit de 500 m3/s (débit obtenu au travers d’une surface de 100 m2 dans le cas du Raz Blanchard) permettrait de faire fonctionner tout le parc de réacteurs français pendant un an. 1. H. Nifenecker et al., L’énergie nucléaire peut-elle stabiliser la concentration des gaz a effet de serre ? Revue de l’Énergie, 531, 2001, p. 575.

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Le nucléaire peut-il résoudre les problèmes de l’énergie ?

Les fleuves amènent chaque année environ 20 000 tonnes d’uranium à la mer. Il s’ensuit que, aussi longtemps que la puissance d’un parc de RNR ne dépasserait pas 20 000 GWe et que l’uranium nécessaire serait extrait des océans, l’énergie de fission pourrait être considérée comme authentiquement renouvelable puisqu’elle pourrait durer aussi longtemps que les fleuves couleraient. Par ailleurs, les stocks d’uranium appauvri ou d’uranium de retraitement trouveraient une application immédiate. Chaque année, 50 000 tonnes d’uranium appauvri rejoignent le quelque million de tonnes déjà stocké. Ce million de tonnes d’uranium appauvri serait suffisant pour assurer le fonctionnement de 10 000 RNR pendant 100 ans. L’extraction des 16 millions de tonnes de réserve assurerait le fonctionnement de ce parc pendant 1 600 ans ! On peut donc dire que la mise en œuvre de la surgénération réglerait, en principe et pour longtemps, la question énergétique mondiale.

Quels surgénérateurs ? Il existe plusieurs possibilités de réalisation d’un réacteur surgénérateur passées en revue dans le forum Génération IV : les réacteurs rapides refroidis au sodium liquide, les réacteurs rapides refroidis par gaz, les réacteurs rapides refroidis au plomb liquide, des réacteurs dont le combustible est sous forme de sels fondus et, éventuellement, des réacteurs refroidis avec de l’eau supercritique. Nous allons décrire rapidement les avantages et inconvénients de ces différents types.

Les réacteurs refroidis au sodium liquide Ces réacteurs sont les mieux connus. Après l’arrêt de Phénix et Superphénix, la France ne dispose plus directement de moyens d’études de cette filière. Les Russes disposent d’un RNR refroidi au sodium liquide de 600 MWe (BN600) et en construisent un de 880 MWe (BN800). Les Japonais devraient redémarrer prochainement leur Monju (280 MWe). L’Inde construit un RNR de 500 MWe avec le conseil de Georges Vendryes, le père du programme français de réacteurs à neutrons rapides, peut-être le français le plus populaire dans le sous-continent. Le sodium a de nombreux avantages : Il ne corrode pas les canalisations contrairement à l’eau utilisée dans les réacteurs traditionnels dits « lents ». > Sa température de fusion est de 97 °C, une température assez basse pour maintenir à l’état liquide ce métal sans dépenser beaucoup d’énergie en cas d’arrêt du réacteur. > La température d’ébullition du sodium est de 900 °C ce qui, compte tenu du fait que la température du réacteur à pleine puissance est de 560 °C, confère à ce caloporteur une grande inertie thermique, ce qui est un facteur de sécurité. > La pression de travail du réacteur est faible. >

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

L’inertie thermique de la piscine de sodium (5 000 tonnes pour Superphénix) est considérable. > En fonctionnement normal, les RNR sodium sont particulièrement stables et souples. Leur coefficient de température est négatif. >

Mais le sodium a aussi de sérieux désavantages : Il brûle spontanément au contact de l’air. Il réagit avec l’eau en produisant de la soude et de l’hydrogène qui peut exploser violemment au contact de l’oxygène. > L’inspection du réacteur en marche est difficile malgré les progrès faits grâce aux techniques ultrasoniques. > En cas de vaporisation du sodium, les neutrons sont moins ralentis et sont plus efficaces pour produire des fissions, ce qui signifie que le coefficient de vide est généralement positif. > >

Ces défauts des réacteurs refroidis au sodium ont incité à rechercher d’autres solutions.

Des réacteurs refroidis au plomb Une des solutions explorées est de remplacer le sodium fondu par du plomb fondu. Les Russes ont construit 7 sous-marins équipés de réacteurs de 150 MWth1 refroidis au plomb-bismuth (en fait par un mélange plomb-bismuth à 55,7 % de plomb) et envisagent la construction d’un réacteur de ce type (réacteur Brest) d’une puissance de 300 MWe. Les réacteurs refroidis au plomb ont un coefficient de vide négatif. Les Japonais s’intéressent eux aussi aux réacteurs refroidis au plomb-bismuth. Si le plomb fondu ou le mélange plomb-bismuth ne réagissent pas violemment avec l’oxygène ni avec l’eau, ils corrodent fortement les métaux. Le plomb a un point de fusion élevé de 327 °C et l’eutectique (un mélange homogène des deux métaux liquides qui minimise la température de fusion) plomb-bismuth de seulement 123,5 °C. D’une façon générale l’eutectique plomb-bismuth est préféré ; mais le bismuth est beaucoup plus rare et cher que le plomb et un développement important dans cette direction risque de se heurter à un problème de ressources. Par ailleurs, par capture neutronique, le bismuth produit du polonium 210, un radioélément volatil extrêmement radiotoxique.

Des réacteurs refroidis au gaz Une autre voie consiste à refroidir le réacteur avec un gaz sous pression, généralement de l’hélium. Ce concept est étudié par le CEA. Le problème majeur est, ici, de mettre au point des combustibles céramiques à très haute température de fusion et qui ne ralentissent pas les neutrons. Il faut, en effet, que la perte de refroidissement 1. MWth : mégawatt thermique. MWe : mégawatt électrique.

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ne se traduise pas par la fusion du combustible et que les pertes par radiation soient suffisantes pour évacuer la chaleur résiduelle du réacteur.

La voie du thorium Pratiquement absent des océans, le thorium est environ 4 fois plus abondant dans la croûte terrestre que l’uranium. Certains pays, comme l’Inde, ont de grandes réserves de thorium à forte concentration. Au-delà de quelques siècles, la radiotoxicité des déchets nucléaires est dominée par celle des noyaux lourds radioactifs alpha produits par des captures successives de neutrons par les noyaux lourds du combustible nucléaire. Dans le cas des surgénérateurs utilisant le cycle uranium-plutonium, ces deux derniers éléments sont complètement utilisés et ne concourent que très peu (pertes de retraitement) à la radiotoxicité des déchets qui est, de ce fait, deux ordres de grandeur plus faible que dans le cas des réacteurs REP classiques. En d’autres termes, à production d’énergie égale, les besoins de stockage géologique seront près de 100 fois plus faibles pour un ensemble de surgénérateurs uraniumplutonium que dans la pratique actuelle. L’utilisation du cycle thorium-uranium est encore plus favorable de ce point de vue, car le thorium 232 ayant un nombre de masse de six unités inférieur à celui de l’uranium 238, la production des actinides mineurs (neptunium, américium, curium), à l’origine de l’essentiel de la radiotoxicité des déchets du cycle uranium-plutonium, est fortement réduite. La figure 8.3 montre que la radiotoxicité des déchets du cycle thorium-uranium est beaucoup plus faible que celle du cycle uranium-plutonium pendant les premiers 10 000 ans. En particulier, la faiblesse de la radioactivité de ce cycle au début du stockage permettrait de grandes économies sur la dimension et donc le coût de celui-ci. Dans le cycle thorium-uranium, la surgénération peut être obtenue aussi bien avec des neutrons rapides qu’avec des neutrons lents. Avec les neutrons rapides, elle est plus difficile que pour le cycle uranium-plutonium. Elle exige des inventaires initiaux élevés. Il s’ensuit que les temps de doublement (le temps au bout duquel le réacteur a produit deux fois plus de noyaux fissiles que n’en contenait son chargement initial) deviennent très grands. En pratique, les réacteurs thorium-uranium à neutrons rapides seront des réacteurs simplement régénérateurs. Ils pourraient être du même type que les réacteurs rapides utilisant le cycle uranium-plutonium. Les réacteurs surgénérateurs thorium-uranium à neutrons lents ne nécessitent qu’un faible inventaire d’uranium 233, de l’ordre d’une tonne. Les temps de doublement théoriques sont équivalents à ceux des surgénérateurs uranium-plutonium à neutrons rapides. Toutefois les produits de fission et des noyaux comme le Proto-actinium 233 empoisonnent de façon beaucoup plus efficace les réacteurs à neutrons lents que les réacteurs à neutrons rapides. Pour conserver un temps de doublement intéressant, il est donc nécessaire de minimiser les captures dans les produits de fissions en les extrayant le plus souvent possible. Une solution théoriquement très élégante à ce problème a été proposée dans les années 1960 sous la forme de réacteurs à sels fondus dans lesquels le combustible est un sel fondu. Il était proposé de

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109

REP 108

Sv/GWth.an

107

U/Pu

106 105 104

PF

103

Th/U (thermique)

102 101 101

102

103

104

105

106

107

108

années Figure 8.3 Évolution temporelle de la radiotoxicité des déchets de haute activité (actinides) pour

différents cycles. REP : cas des combustibles REP sans retraitement. U/Pu : cas de la surgénération par le cycle uranium 238-plutonium 231. Th-U : cas de la surgénération par le cycle thorium 232-uranium 233. PF : Radiotoxicité des produits de fission. Voir : http://www.debatpublic-dechets-radioactifs.org/docs/pdf/cahiers-d-acteurs/sfpdefweb.pdf

recycler le sel en ligne, au prix d’une grande complexité du réacteur qui devient une usine chimique. L’abandon de l’objectif d’un faible temps de doublement permet d’envisager des réacteurs à sel fondu où le retraitement en ligne est très simplifié. D’autres types de réacteurs à déchargement continu comme les réacteurs à eau lourde (Candu*) ou les réacteurs à boulets refroidis au gaz sont également prometteurs. Un schéma particulièrement intéressant consisterait à compléter un parc de régénérateurs thorium-uranium par des réacteurs rapides utilisant un cœur régénérateur uranium-plutonium entouré d’une couverture en thorium qui fournirait l’excédent d’uranium 233 nécessaire à la croissance du parc. Un tel schéma est envisagé par les Indiens qui ont l’expérience des réacteurs à eau lourde de type Candu et construisent un RNR sodium. Des études théoriques sur les réacteurs à sels fondus sont effectuées en France, particulièrement au CNRS. Ces réacteurs ont des propriétés très intéressantes aussi bien en ce qui concerne la sûreté que la non-prolifération. Le combustible s’y présente sous forme d’un mélange de fluorures de thorium, d’uranium, de béryllium et de lithium. Le combustible liquide passe par des échangeurs de chaleur. L’équipe du

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Le nucléaire peut-il résoudre les problèmes de l’énergie ?

CNRS1 a démontré qu’il était possible de concevoir des réacteurs rapides à sels fondus dont les coefficients de température et de vide seraient fortement négatifs. Par ailleurs, il est envisageable, en cas d’élévation inacceptable de la température du combustible, de vider tout ou partie du combustible dans un réservoir tel que le système devienne automatiquement sous-critique, et donc, que la réaction en chaîne s’arrête d’elle-même. Des réacteurs à sels fondus à sûreté passive, se mettant en condition sûre sans intervention humaine, seraient donc parfaitement réalisables. Il serait regrettable que des orientations trop hâtivement décidées, et en l’absence de véritable débat scientifique et technique concernant les réacteurs et cycles du futur, soient prises sous prétexte que certaines orientations seraient trop éloignées des pratiques actuelles. La période se prête à une réflexion approfondie et ouverte. Les études « papier » ne suffisent pas et il est nécessaire que des maquettes de petite dimension de réacteurs prometteurs soient réalisées dans le cadre de collaborations internationales. C’est ainsi qu’il serait très intéressant de reprendre le programme sur les réacteurs à sels fondus initié dans les années 1960 par le laboratoire d’Oak Ridge en réalisant une maquette de quelques dizaines de MW. Le stock d’uranium 233 nécessaire pourrait être facilement constitué en remplaçant quelques combustibles MOx classiques, par des combustibles MOx thoriés. Enfin la France pourrait proposer une collaboration au Canada et à l’Inde pour évaluer les potentialités des réacteurs Candu et à sels fondus vis-à-vis du cycle thorium-uranium 233. Les réserves et ressources d’uranium reconnues comme assurées et possibles permettent d’assurer l’approvisionnement des réacteurs actuels pendant environ deux siècles, si la consommation reste stable. Par contre si, comme il est probable et souhaitable, elle croît de manière importante dans le monde, les réserves seront épuisées en quelques dizaines d’années dans le contexte technologique actuel. Heureusement nous disposons de plusieurs solutions pour surmonter ce problème : l’extraction de l’uranium de l’océan et la mise en œuvre de surgénérateurs. Dans ce second cas, plusieurs surgénérateurs ont déjà fonctionné en France, en Russie et au Japon. La généralisation de cette technique peut, effectivement, donner une solution réaliste et crédible à la question énergétique.

1. Voir http://lpsc.in2p3.fr/gpr/gpr/french/rsf.htm.

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Le nucléaire n'a-t-il pas bénéficié de la recherche publique beaucoup plus que les énergies renouvelables ? (Que ces choses sont difficiles)

L’argument selon lequel les dépenses de recherche ont été beaucoup plus importantes sur le nucléaire que sur les renouvelables est couramment utilisé sans être justifié. Il est sous-entendu que si l’on avait dépensé autant sur les énergies renouvelables (ENR) que sur le nucléaire tous les problèmes les concernant auraient été réglés depuis longtemps. Les choses sont loin d’être aussi simples.

Les budgets français pour le nucléaire Commençons par examiner le budget du CEA qui est, pratiquement, le seul organisme financé en partie sur fonds publics où s’effectuent la recherche et le développement sur le nucléaire, particulièrement sur le nucléaire du futur. Il est malheureusement difficile de se faire une idée sur le sujet en examinant le rapport financier annuel du CEA. Là, il est vrai, on ne peut pas dire que la transparence soit satisfaisante. Par divers recoupements, j’ai, malgré tout, pu obtenir quelques chiffres pour 2003, et quelques compléments concernant l’année 2008.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Prévisions 2004 (en 2003) pour la recherche sur l’énergie nucléaire au CEA : sur la gestion des déchets nucléaires : 100 M€ ; > sur les réacteurs actuels (REP*) : 200 M€ ; > sur les réacteurs du futur : 40 M€. >

En 2008, les recherches sur les réacteurs du futur mobilisaient 64 M€. Les recherches sur les REP et la gestion des déchets sont largement financées par des participations d’EDF et Areva, dont la contribution tirée du rapport financier 2007 atteignait 225 M€. De plus, les dividendes versés par Areva atteignaient 133 M€. En gros, on peut donc dire que ce qui relève clairement du financement public de la recherche nucléaire ne correspond qu’à la recherche sur les réacteurs du futur, soit 40 M€ en 2004, portés à 64 M€ en 2008. On peut rapprocher les 225 M€ versés par EDF et Areva de la production des 60 réacteurs qui rapporte environ 15 G€ par an à EDF et du chiffre d’affaires de 12 G€ pour Areva. Un financement de la recherche de moins de 1 % du chiffre d’affaires ne paraît pas exagéré…

Les budgets français pour les énergies renouvelables Toujours en 2003, j’avais obtenu les chiffres suivants portant sur l’effort réalisé en 2002. Efforts publics de recherche sur les énergies renouvelables en 2002 : budget Ademe : 340 M€ dont 48 pour la R&D ; budget CNRS : 17 M€ ; > budget CEA : 36 M€ ; > total public R&D pour les ENR : 100 M€. > >

Cet effort sur les ENR a dû croître significativement depuis 2002 puisque, pour le CEA seul, il aurait atteint 64 M€ en 2008 (même valeur que pour le nucléaire du futur, ce qui concrétise le souhait du Président de la République de voir les mêmes sommes affectées à la recherche nucléaire et à la recherche sur les énergies renouvelables). Ce qu’on peut dire, c’est que les financements publics de la recherche sur le nucléaire et sur les ENR sont du même ordre de grandeur depuis plusieurs années. Il est vrai qu’à son début, le nucléaire a bénéficié de la manne publique. Mais moins qu’on ne le suppose généralement. Il vaut peut être la peine de faire un peu d’histoire afin d’éviter de dire n’importe quoi sur ce sujet.

Entre CEA et EDF Le nucléaire civil est une retombée du nucléaire militaire (pas le contraire, notonsle). De ce fait, il a bénéficié de l’énorme effort de guerre américain. Comment chiffrer

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Le nucléaire n'a-t-il pas bénéficié de la recherche publique...

la part revenue au civil ? Je ne sais pas. On peut dire de même que le photovoltaïque est une retombée de l’aventure spatiale, les turbines des centrales à gaz des réacteurs d’avions militaires, le GSM des besoins de cartographie militaire, etc. En réalité les grandes percées technologiques proviennent souvent de domaines où l’argent ne compte pas pour développer de nouveaux instruments (militaire, mais aussi recherche fondamentale, comme l’accélérateur LHC du CERN, le satellite d’observation astronomique Hubble, etc.). Le pool de connaissances nucléaires en France a été construit par le CEA avec, comme objectif principal, la disposition des éléments nécessaires à l’armement nucléaire (fabrication de plutonium dans les réacteurs de Marcoule, usine de séparation de Pierrelatte). Puis, à partir de 1957, on a construit les premiers réacteurs graphite-gaz d’EDF, qui étaient proches de la compétitivité avec les centrales au fioul de l’époque. EDF s’était déjà endettée à l’époque pour construire ces réacteurs (y compris le réacteur eau lourde-gaz de Brennilis) et a dû rembourser ses dettes grâce à la vente de son courant. La technologie des REP* découle de celle des réacteurs des sous-marins nucléaires. La France s’est contentée de racheter une licence à la compagnie américaine Westinghouse, sur une base commerciale. Le CEA avait développé la filière graphitegaz à partir de ses réacteurs de Marcoule (G1, G2, G3) dont la production de plutonium intéressait évidemment l’armée. Il a ensuite fait pression sur EDF pour qu’elle réalise des réacteurs de production d’électricité (Saint-Laurent d’abord). EDF n’était pas enthousiaste et des discussions animées sur le prix du kWh mettaient aux prises experts CEA et EDF. Finalement EDF, avec le soutien de Pompidou, a imposé le recours à la filière américaine, en proposant de se faire la main sur un ou deux réacteurs. À l’époque, EDF était surtout intéressée par les centrales au fioul ; l’envol de la filière nucléaire se ferait après 1973, à cause de la crise pétrolière. EDF a eu sans doute raison quand on voit les difficultés rencontrées par les Anglais avec leur propre filière graphite-gaz, y compris celles liées au démantèlement de leurs réacteurs du fait du grand volume de graphite irradié. Dans toutes ces discussions entre CEA et EDF, les aspects financiers étaient des points d’affrontement assez sévères. Finalement, l’abandon de la filière « française » posait la question de savoir ce que deviendraient les équipes de neutroniciens du CEA et les équipes industrielles qui avaient construit les réacteurs graphite-gaz. Certains continueraient à travailler sur les réacteurs rapides. Avec les autres, il fut décidé de « franciser » la filière américaine, les PWR (Pressurized Water Reactors) devenant REP, des ingénieurs CEA allant irriguer l’EDF et les industries qui allaient devenir Framatome, puis Areva. Les études de francisation étaient largement financées par EDF qui abondait le budget CEA dans ce but. J’ai cité la filière de réacteurs à neutrons rapides. Le réacteur de recherche Rapsodie avait été entièrement payé sur fonds publics par le CEA. Le réacteur prototype Phénix a été payé à 80 % par le CEA et 20 % par EDF ; EDF s’engageant par contre à racheter le courant produit. Le réacteur Superphénix a été entièrement financé par EDF et ses partenaires européens. Les dépassements de prix et le démantèlement aussi. Tout cela se retrouve dans nos factures d’électricité.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Finalement, à partir du moment où EDF s’est engagée dans la construction de réacteurs, en 1957, les investissements ont été financés normalement par la facturation de l’électricité. Depuis 1973, l’essentiel du financement public a porté sur la filière à neutrons rapides, ce qui rend d’autant plus regrettable l’arrêt de Superphénix.

La recherche dans les autres pays Je me suis focalisé sur la question du financement public de la recherche sur les énergies en France, mais c’est bien évidemment au plan mondial qu’il faut raisonner car c’est à cette échelle que se font les progrès de la science et de la technologie. Mes renseignements ne sont que partiels et, souvent, difficiles à interpréter car les normes comptables des différents pays sont habituellement très différentes (inclusion ou non des frais de main d’œuvre, par exemple). En général aussi, on compare des recherches sur les énergies renouvelables financées sur fonds publics à des recherches sur le nucléaire financées essentiellement par le secteur industriel. En 2003 (données AIE), on obtient le tableau 9.1. TABLEAU 9.1

Financement public de la recherche sur les énergies (en millions de dollars en 2003). Allemagne

Italie

États-Unis

Pays-Bas

Suède

Suisse

Énergies renouvelables

73

61

242

51 (2002)

29

32

Fission nucléaire

27

51

130

14

4

18

Pour la France, la même source donne 315 M€ en 2002 pour le nucléaire et 27 M€ pour les ENR. Le chiffre de 315 M€ est proche de celui qu’on obtient en additionnant les recherches payées par EDF et Areva (300 M€) à celles payés par le CEA (40 M€) sur ses fonds propres pour 2004. Par contre, si on en croit notre analyse, elles sont nettement sous-estimées pour les ENR. Ce qu’on peut retenir, c’est que si on ne retient que les recherches sur fonds publics, les recherches sur les ENR sont mieux loties sur le plan mondial que les recherches sur le nucléaire du futur.

Des soutiens pervers S’agissant des ENR (photovoltaïque et éolien), il faut ajouter que le système d’obligation d’achat, de crédits d’impôt et de subventions crée des effets d’aubaine considérables dont une partie au moins aurait pu être réservée à la recherche et développement. Par exemple, un récent travail1 montre que le seul soutien au photovoltaïque en 2010, pour installer seulement 570 MWe de puissance, coûtera 7 G€ sur 20 ans. Les engagements de 2009 risquent de multiplier ce chiffre par au moins 10. Pour les 5 GW prévus par le Grenelle de l’environnement, on arriverait à une somme faramineuse de 80 G€ sur 20 ans, soit 4 G€ par an. Et cette gabegie 1. http://sauvonsleclimat.org/new/spip/IMG/pdf/Jourde_Bulle_PV.pdf.

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Le nucléaire n'a-t-il pas bénéficié de la recherche publique...

ne permet même pas de faire progresser la recherche ni de créer une véritable industrie photovoltaïque en France. La recherche dans le secteur n’atteint que 29 M€ en 2009. Le seul crédit d’impôt a coûté 175 millions pour l’année 2008. Or il ne sert qu’à augmenter les prix des installations comme on peut le voir en comparant les prix français et les prix allemands. Alors que l’Allemagne n’accorde pas de crédit d’impôt pour les installations photovoltaïques, les coûts d’installation allemands sont deux fois moins chers qu’en France. Il serait beaucoup plus raisonnable et efficace d’utiliser les 175 M€ du budget consacrés aux crédits d’impôts à un financement enfin sérieux de la recherche sur les nouvelles cellules, le stockage, l’utilisation du courant continu, l’association du solaire à la traction électrique, etc. À un moindre degré, les mêmes dérives sont observées pour l’éolien. Plutôt que de financer la recherche, la France a décidé d’aider les affairistes. Ceux qui ont inventé un système aussi délirant de soutien aux énergies renouvelables intermittentes auraient mauvaise grâce à se plaindre d’un déséquilibre entre les crédits de recherche consacrés aux ENR et ceux consacrés au nucléaire. L’essentiel de la recherche sur les réacteurs nucléaires est financé depuis longtemps par les industriels, alors que, non seulement les industries photovoltaïques et éoliennes ne financent pas la recherche, mais elles obtiennent des soutiens considérables de la puissance publique et imposent de lourdes contributions au consommateur d’électricité.

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Dans quelle mesure tient-on compte du démantèlement des centrales dans le calcul des coûts ? (L'homme sage ne laisse pas de trace : proverbe navajo)

Le coût du démantèlement des centrales nucléaires est pris en compte dans le prix du kWh. Le seul débat porte sur le montant et les modalités de cette prise en compte. Avant d’aborder cette question, il est instructif de fixer simplement les ordres de grandeur.

Comment estimer les coûts de démantèlement Un réacteur de 1 GWe produit chaque année environ 7 TWh, vendus environ 3,5 c€/kWh soit un chiffre d’affaires de 0,25 G€/an. En admettant une durée de vie de 40 ans, comme cela semble probable, ce réacteur aura généré 10 G€ pendant toute sa durée de vie. EDF prévoit que le démantèlement devrait coûter 15 % de l’investissement initial. Pour le parc actuel, l’investissement initial est de l’ordre de 2 G€ par GWe, soit une provision pour démantèlement qui devrait s’élever à 0,3 G€. Rapportée à la totalité du chiffre d’affaires d’EDF, on voit que le surcoût est de l’ordre de 3 %. En réalité, l’obligation de provisionner le coût du démantèlement devrait conduire EDF à placer un capital qui, au bout de 40 ans (peut-être plus si on tient compte d’un temps de refroidissement avant de procéder à l’opération de démantèlement)

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

devrait atteindre les 0,3 G€ par réacteur. EDF retient un taux d’intérêt de 3 % hors inflation. Dans ces conditions il suffirait de placer environ 0,1 G€ en début de construction du réacteur, soit 5 % de l’investissement initial. La somme à placer dépend, certes, de l’estimation du coût du démantèlement en rapport avec l’investissement initial, mais aussi de la durée avant démantèlement et du taux d’intérêt. Par exemple, supposons que le coût du démantèlement soit double de celui que nous venons de considérer. La provision en fin de vie doit être alors de 0,6 G€. En gardant les mêmes valeurs du taux d’intérêt (3 %) et de l’horizon temporel du démantèlement (40 ans), l’augmentation du prix du kWh serait de 3 % (6 % au total) et celui de l’investissement initial de 5 % (10 % au total). Mais supposons que l’on attende 60 ans avant de démanteler, en laissant la réactivité décroître dans la centrale arrêtée. La provision initiale n’est plus alors que de 0,1 G€, comme dans le premier cas. Il suffit donc de prendre, en temps utile, la décision d’allonger la période de placement pour corriger une dérive importante du coût de démantèlement. En sens inverse si le taux d’intérêt s’avère tomber à 2 %, le placement initial de 0,1 G€ devrait monter à 0,135 G€. Voyons maintenant ce que seraient ces chiffres pour l’ensemble du parc nucléaire français qui, pour 60 GWe installés, produit 420 TWh. L’investissement initial est donc de 120 G€ et la provision pour démantèlement de 18 G€. Les sommes placées devraient être aux environs de 6 G€. Parce que le démantèlement aura lieu dans longtemps, plusieurs paramètres (durée de production du réacteur, durée de la période de « refroidissement », taux d’intérêt, possibilité de réutilisation du site) peuvent intervenir pour définir sa répercussion sur le prix du kWh. En tout état de cause, elle sera faible. Si on l’estime par rapport au prix payé par l’usager elle sera encore plus faible. En effet, en 2008 le chiffre d’affaires d’EDF en France était de 34,3 G€, alors que la vente du courant « nucléaire » rapportait environ 15 G€, ce qui signifie qu’une augmentation de 3 % du prix du courant en sortie de réacteur ne se traduit que par une augmentation de moins de 1,5 % du prix de vente au consommateur.

Comment gérer les provisions pour le démantèlement La question difficile est de savoir comment ces provisions doivent être gérées. L’opérateur doit-il être à la fois le responsable et le gérant des fonds ? Dans le cadre de la privatisation du secteur énergétique, comment assurer qu’au moment où il faudra démanteler, les fonds ne se soient pas évaporés ? D’un autre côté, si le démantèlement doit être assuré par un fonds public ou para-public comment empêcher des conduites irresponsables des opérateurs ? Ces questions devraient d’ailleurs se poser pour toutes les activités susceptibles de laisser des lieux à décontaminer (industries chimiques, friches industrielles, stations services, etc.) D’une certaine manière, les opérateurs du nucléaire font figure d’avant garde dans le traitement des conséquences futures de leurs activités.

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Dans quelle mesure tient-on compte du démantèlement des centrales dans le calcul...

Il n’empêche que la situation actuelle manque de transparence et de clarté, particulièrement en ce qui concerne EDF. En janvier 2005 la Cour des comptes1 avait fait le point de la situation en ce qui concerne à la fois le démantèlement et la gestion des déchets. Ce rapport souligne tout d’abord le fait qu’il ne faut pas tirer de conséquences hâtives des problèmes rencontrés dans le démantèlement des réacteurs graphite-gaz et eau lourde en ce qui concerne les REP*. En effet, les réacteurs graphite-gaz ont produit des tonnages considérables de graphite irradié faiblement actif mais dans lequel quelques isotopes ont des périodes longues (carbone 14 de période 5 730 ans, chlore 36 de période 300 000 ans). C’est essentiellement ce graphite qualifié de déchet « faible activité à vie longue » que le gouvernement espérait stocker à Auxon et Pars-lès-Chavanges. En ce qui concerne les réacteurs à eau lourde se pose le problème spécifique de la production de tritium. Par ailleurs, si la Cour des comptes estime que les provisions sont suffisantes, elle émet des réserves sur la manière qu’a EDF de les gérer. En effet, si Areva* et le CEA ont créé des comptes spécifiques pour déposer et rémunérer les fonds réservés au démantèlement et à la gestion des déchets, EDF ne semble pas l’avoir fait. Selon le rapport de la Cour des comptes, les provisions brutes pour le démantèlement et la gestion des déchets étaient celles données sur le tableau 10.1. TABLEAU 10.1 Organisme

Provisions pour assurer le démantèlement des installations et la gestion des déchets nucléaires. Valeur brute (en M€)

Areva

12 316

CEA

11 107

EDF

48 006

Total

71 429

Pour ce qui concerne le démantèlement seul, en 2008, EDF a provisionné 14 142 M€. Les charges futures liées au traitement de combustible usé et au stockage des derniers cœurs de réacteurs sont provisionnées à hauteur de 15 538 M€. Notons que les provisions prévues par EDF en 2008 sont significativement inférieures à celles retenues par la Cour des comptes en 2003. Contrairement à ce qui est si souvent colporté, le coût du démantèlement des centrales nucléaires est bien pris en compte. Du fait qu’il prendra place longtemps après la mise en service du réacteur, la charge qu’il représente sur la prix du kWh est faible, de l’ordre de quelques pour cent. Par contre, il reste à trouver la meilleure façon de gérer les réserves qui permettront de le réaliser.

1. http://www.ccomptes.fr/fr/CC/documents/Syntheses/SyntheseNucleaire.pdf.

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En tenant compte des coûts externes le nucléaire ne devient-il pas beaucoup plus cher ? (les bons comptes font les bons amis)

Le recours à certaines formes d’énergie peut entraîner des conséquences négatives sur l’environnement et(ou) sur la santé humaine. Comment quantifier ces conséquences ? La tâche est, évidemment, difficile car elle demande de chiffrer des effets mal connus et selon une grille qui ne peut qu’être largement arbitraire. Malgré ces difficultés et devant la nécessité de fournir aux décideurs politiques des éléments de choix entre différentes formes d’énergie en 1994-1995, des programmes ont été initiés aux États-Unis et en Europe dans le but de calculer les coûts externes des diverses sources d’énergie. La problématique qui sous-tend ces recherches va être présentée sur un exemple : l’évaluation du prix des conséquences négatives de l’utilisation du charbon pour la production d’électricité.

Le coût environnemental du charbon Une part essentielle du prix de cette électricité correspond à la consommation de charbon. À son tour le prix du charbon inclut, dans tous les cas, les coûts d’extraction et de transport : salaires, consommations diverses, en particulier énergétique, investissements. À ce niveau déjà se pose la question de la prise en compte des accidents et maladies professionnelles. Se fait-elle par l’intermédiaire de primes

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

d’assurance, par exemple, et donc par un supplément sur le poste salarial, ou est-elle mise, en tout ou partie, à la charge de la collectivité nationale ? Dans le premier cas on dira que les coûts sont internalisés ; dans le second cas qu’ils sont externalisés. Dans les deux cas, l’estimation des coûts est susceptible d’un calcul actuariel faisant intervenir le coût d’une vie humaine ou celui d’une perte de jouissance. Beaucoup plus difficile est la tâche d’évaluer le coût environnemental d’utilisation du charbon.

La destruction des sites On peut alors estimer le coût de la remise en état de ceux-ci après usage (réappropriation collective des terrils de mines, comblement ou réaménagement des fosses de mines à ciel ouvert, destruction ou réutilisation des friches industrielles…). Là encore, l’internalisation des coûts semble assez facile.

Les risques d’effondrement On voit déjà poindre une difficulté : ces risques n’étant pas déterministes, on ne peut prévoir quand un effondrement se produira, s’il se produit. Doit-on alors donner le même poids aux dégâts se produisant 10 ans après l’arrêt d’exploitation et à ceux qui se produiraient 100 ou 1 000 ans après ? La problématique est, ici, très semblable à celle des déchets (nucléaires ou chimiques) de longue durée de vie. Si l’on considère que les dégâts potentiels à long terme doivent être pris en compte, il est clair que l’internalisation des coûts devient impossible, car les périodes de temps considérées excèdent la durée de vie des compagnies exploitantes. On peut alors tenter d’estimer le coût externe correspondant au risque d’effondrement : quelle en est la probabilité en fonction du temps, quelle pourrait être la taille de la population touchée, combien de décès ou cas d’invalidité éventuels ? Un tel travail permet de faire des comparaisons entre sites d’extraction d’une part, et entre différents modes de production d’autre part. Mais une telle comparaison resterait académique si elle ne se traduisait pas par des mesures encourageant les méthodes les moins « dangereuses » pour les générations futures. La mise en œuvre de telles mesures, fiscales ou parafiscales, par exemple, demande que les conséquences d’un effondrement soient chiffrées monétairement. Il faut alors estimer le coût d’une vie humaine, aussi choquant que cela puisse paraître à certains, ou, peut-être d’une façon plus facilement acceptable, le montant que l’on consent à payer pour la réduction du risque d’une mort prématurée. On pourra prendre également en compte les dommages aux biens. Quel prix accorder à une vie humaine ? Dépend-elle de la zone géographique considérée ? Et si oui comment ? Dépend-elle de l’époque ? Une réponse affirmative se traduit par l’utilisation d’un taux d’actualisation dans les calculs. L’utilisation d’un tel taux non nul, même faible, conduit pratiquement à ne pas prendre en compte les événements très distants dans le temps (ceci est particulièrement important dans le cas des déchets nucléaires de longue durée de vie enfouis en site profond). On voit sur cet exemple simple que, si les conséquences

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En tenant compte des coûts externes le nucléaire ne devient-il pas beaucoup plus cher ?

d’un effondrement en termes de vies humaines ne semblent devoir faire appel qu’à des données objectives, même si elles s’expriment de façon probabiliste, leur évaluation monétaire inclut des jugements de valeur à caractère éminemment politique et éthique.

Les rejets nocifs La combustion de charbon est accompagnée de l’émission de gaz polluants, tels les oxydes de soufre et d’azote, et de particules. Pour estimer la nocivité de ces rejets, des modèles de dispersion atmosphérique ont été mis au point. Il est ensuite nécessaire d’établir une relation entre les doses absorbées et la probabilité pour les sujets exposés de développer une affection. En général, la relation dose-effet est supposée linéaire. Se pose toutefois la question d’un seuil éventuel. Il semble, en effet, que certaines affections n’apparaissent pas en deçà d’un minimum d’exposition. Cette observation peut s’expliquer par les difficultés statistiques de mesurer les effets des faibles doses, mais aussi, être compatible avec l’existence d’un seuil. Si les calculs sont faits pour un site unique donné, il est possible que ce seuil ne soit pas atteint, et donc que le coût externe correspondant soit nul. Cette façon de procéder tend toutefois à minorer les risques lorsque de nombreuses installations sont mises en œuvre. Une autre difficulté liée aux polluants gazeux (par exemple l’ozone produit par l’action de photons UV sur les oxydes d’azote provenant de la circulation automobile) est que, bien souvent, ils accélèrent l’évolution de maladies chroniques déjà déclarées (asthme par exemple). Il n’est donc pas exact de les considérer comme la source unique d’un décès éventuel, mais plutôt comme des facteurs conduisant à un décès plus précoce. Une fois établi le nombre de décès et de maladies occasionnés éventuellement par les polluants, on devra à nouveau estimer le coût d’une vie humaine, celui correspondant à un raccourcissement de l’espérance de vie, celui des immobilisations, des hospitalisations et des pertes de jouissance.

Les rejets de gaz à effet de serre La combustion de tous les combustibles solides est accompagnée d’un rejet, plus ou moins important, de gaz carbonique. Il est très probable que l’accumulation de ce gaz à effet de serre dans l’atmosphère se traduit, dès à présent, et se traduira encore davantage dans le futur, par une augmentation de la température du Globe. Il est donc légitime d’essayer de quantifier l’effet de cette augmentation. Pour cela, on doit d’abord avoir recours aux modèles établis par les climatologues, afin d’obtenir la relation entre concentration en CO2 dans l’atmosphère et la température. Il faut, ensuite, établir le type de conséquences que pourrait avoir l’augmentation de la température, en incluant, dans toute la mesure du possible, l’influence de la rapidité avec laquelle cette augmentation se produit. Le nombre et la violence accrus des phénomènes météorologiques ainsi prévus doivent être traduits monétairement, et un taux d’actualisation appliqué. Chacune de ces évaluations comporte une très large marge d’erreur, et le cumul de toutes ces erreurs ne peut que rendre l’estimation du coût externe des rejets de gaz à effet de serre très incertaine.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Les facteurs non pris en compte L’estimation actuelle des coûts externes apparaît comme très anthropocentrique puisque seules les atteintes aux vies, propriétés ou droits de jouissance des êtres humains sont pris en compte. La mise en danger d’espèces animales ou végétales, par exemple, ne l’est pas en tant que telle. Il faut toutefois remarquer que, à l’exception des barrages hydroélectriques, des marées noires et des conséquences possibles de l’effet de serre, la production d’électricité n’a que peu de conséquences directes sur les espèces non humaines, en tous cas beaucoup moins que la production agricole.

Les bénéfices externes Sur un autre registre, on peut se demander si l’analyse ne devrait pas inclure celles des bénéfices externes. Nous entendons par là que l’énergie contribue également à sauver des vies humaines ou à allonger la durée de vie. La théorie économique classique affirme que la valeur d’usage de l’énergie est égale à sa valeur marchande. Mais, si on applique la problématique du calcul des coûts externes à la valeur d’usage de l’énergie, celle-ci n’aura plus grand chose à voir avec la valeur marchande. La valeur du kWh sera, évidemment, très différente dans un pays faiblement développé et dans un pays très développé. Dans le premier, la disponibilité d’énergie supplémentaire contribuera au fonctionnement des hôpitaux, aussi bien qu’à la production d’aliments de subsistance. Dans le second, il servira, par exemple, à laisser la télé et l’ordinateur domestique en mode de veille. Une analyse des bénéfices externes ne devrait pas modifier les coûts relatifs des différentes formes d’énergie. Par contre, elle paraît nécessaire si l’on veut comparer le prix du mégawatt et celui du « négawatt », par exemple. Les économies d’énergie n’ont évidemment pas le même sens là où les gaspillages sont nombreux et là où l’énergie est un besoin vital ! TABLEAU 11.1

Coûts externes en mEuro/kWh pour les principaux cycles de production.

Charbon (technologie moderne)

40-150

Fioul (technologie moderne)

30-110

Gaz (technologie moderne)

10-40

Nucléaire

3-7

Biomasse

2-30

Hydroélectricité

1-10

Éolien

0,5-2,5

Photovoltaïque

6

Calculs faits dans le cadre du programme ExternE de l’Union européenne (le programme ExternE est présenté sur le site http://www.externe.info/). Les incertitudes sont importantes, tout particulièrement en ce qui concerne l’effet de serre.

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En tenant compte des coûts externes le nucléaire ne devient-il pas beaucoup plus cher ?

Le coût total des différentes formes d’énergie1 Le tableau 11.2 résume les résultats obtenus pour les coûts internes, externes et totaux. On y constate à quel point la prise en compte des coûts externes serait susceptible de changer la hiérarchie des techniques de production. En particulier, on observe que le gaz pourrait être deux fois plus cher que le nucléaire. Il faut remarquer que les coûts de l’éolien et de la biomasse sont extrêmement dépendants des sites et des conditions d’exploitation, si bien que ces énergies peuvent être compétitives dans certains cas. D’une façon générale les coûts externes des énergies renouvelables et nucléaires sont faibles, celles des combustibles fossiles, au contraire, sont élevées. Dans le cas du nucléaire, la plupart des coûts sont internalisés (démantèlement, gestion des déchets). L’essentiel des coûts externes provient des émissions de carbone 14 et des risques de catastrophe. La prise en compte des coûts externes favoriserait de façon importante les énergies renouvelables et nucléaires. TABLEAU 11.2

Coûts en mEuro/kWh pour les principaux cycles de production.

Technique

Coûts internes

Coûts externes

Coûts totaux

Charbon (technologie moderne)

34,2

40-150

74-184

Gaz (technologie moderne)

29

10-40

39-69

Nucléaire

33

3-7

36-40

Biomasse

100

2-30

102-130

Hydroélectricité

25

1-10

26-35

Éolien

60

0,5-2,5

60,5-62,5

1. Voir par exemple A. Rabl et V.M. Spadaro, « Les coûts externes de l'électricité », Revue de l’Énergie, 525, mars-avril 2001, p. 151-163.

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L’EPR et les autres réacteurs ne coûtent-t-ils pas beaucoup trop cher ? (Il n'y a que les premiers pas qui coûtent)

Dérapages regrettables sur l'EPR d'Olkiluoto Le premier EPR, en phase de construction en Finlande à Olkiluoto, est construit par Areva pour le compte de l’entreprise finlandaise TVO. L’investissement initial était estimé aux environs de 3 G€. En principe, la construction devait se dérouler sur 4 ans. Des malfaçons importantes ont été constatées sur le béton. De plus, la coordination entre Areva, TVO et l’autorité de sûreté nucléaire finlandaise a été défectueuse. Il semblerait qu’un surcoût de 100 % (soit 3 G€) soit probable, ainsi qu’un retard de 3 ans. S’agit-il d’un manque d’expérience d’Areva dans le métier d’architecte industriel, d’une stratégie commerciale aventureuse qui aurait sous estimé prix et délais, d’une incompétence du donneur d’ordre TVO ? Sans doute un peu de tout cela.

Cela va un peu mieux à Flamanville Il est heureux que le second chantier, celui de l’EPR de Flamanville, semble se passer de meilleure manière, malgré des problèmes de béton, qui ont été réglés. Il est possible que le démarrage, initialement prévu en 2012 ait lieu en 2013 ou 2014. Le coût initial annoncé au moment du débat public sur l’EPR était de 3,3 G€. Actuellement il est

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

estimé à 4 G€. L’augmentation du prix des matières premières a peut-être joué un rôle dans cette augmentation de 20 %. La construction des deux EPR chinois semble devoir respecter les délais et devis initiaux. Alors que le dernier chantier ouvert en Europe remonte à 1992, les Chinois ont continué régulièrement à en ouvrir. Est-il possible qu’ils aient ainsi maintenu une compétence dans la gestion et la réalisation des grands chantiers nucléaires que les Européens doivent reconstituer dans la douleur ? EDF estime que le prix du MWh fourni par l’EPR sera de l’ordre de 55 €/MWh alors qu’il était prévu à 45 €/MWh en 2006. Toujours selon EDF, le prix du MWh des centrales à cycle combiné à gaz est d’environ 68 €/MWh et de 70 €/MWh pour les centrales à charbon, hors taxation carbone.

Des doutes sur la sûreté du système contrôle-commande ? Récemment, une déclaration commune des autorités de sûreté britannique, finlandaise et française a énoncé des interrogations concernant le système de contrôlecommande de l’EPR. Une caractéristique de ce système est qu’il est entièrement numérisé. (citation : Radiation and Nuclear Safety authority, or STUK, issued a joint statement about the issue November 2. They said they are concerned that the design of digital I&C proposed by Areva for construction in the three countries does not ensure sufficient independence between safety I&C systems and control systems, due to what they called "a very high degree of complex interconnectivity" between them. The authorities said that licensees and Areva had "agreed to make architectural changes to the initial EPR design which will be reviewed by the regulators.") Les autorités de sûreté demandent donc à Areva* et aux opérateurs (EDF et TVO) de démontrer que ce système innovant est aussi fiable que les anciens. La mise en cause éventuelle du système de contrôle-commande n’est absolument pas une mise en cause de la sûreté globale du réacteur. Au pire il faudrait revenir à un système moins évolué, au prix, bien sûr d’une perte de temps et d’argent. On peut toutefois se poser des questions sur l’attitude de l’ASN* française. En effet, celle-ci a été associée à tous les détails de la conception de l’EPR. Et c’est à la suite de questions posées par l’autorité anglaise que l’ASN semble avoir pris le mors aux dents (citation de la lettre de l’ASN à EDF : « L'analyse de ces éléments par l'ASN et son appui technique constitue un préalable à l'examen de la recevabilité de votre future demande de mise en service du réacteur EPR de Flamanville 3. Cette analyse se fondera essentiellement sur le respect des principes de sûreté rappelés en annexe 3, et qui vous avaient été communiqués par lettre citée en référence [13]. Elle prendra en considération les positions exprimées par les Autorités de sûreté d'autres pays, avec lesquelles l'ASN est en contact étroit. ») Paradoxalement, c’est l’ASN* qui a alerté les médias alors que la dernière déclaration de l’autorité anglaise est beaucoup plus calme que celle de l’ASN. Citons la conclusion du rapport de l’Autorité de sûreté anglaise. (Citation : « In summary, we have not found any safety or security shortfalls that are so serious as to rule out at this stage eventual

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L’EPR et les autres réacteurs ne coûtent-t-ils pas beaucoup trop cher ?

construction of the UK EPR on licensed sites in the UK. As a result of our assessment, we see no reason why the UK EPR should not progress to GDA Step 3. » Public Report on the Generic Design Assessment of New Nuclear Reactor Designs.) L’ASN voudrait-elle marquer son territoire et assurer son leadership européen ?

Investir dans un EPR reste rentable La Direction générale Climat Énergie (DGEC) qui a remplacé la DGEMP (Direction générale de l’Énergie et des Matières premières) a publié une étude des coûts de référence de la production électrique1. Pour des raisons de confidentialité commerciale, cette étude ne donne plus que les valeurs relatives des coûts du MWh pour les différentes techniques de production par centrales thermiques (nucléaires et fossiles). En 2008, et en l’absence de taxation carbone, la DGCE donne pour une production en base, 100 pour l’EPR, 112 pour une centrale à charbon et 125 pour une centrale à gaz. Ces valeurs sont en accord qualitatif avec les chiffres d’EDF. Les chiffres pour l’éolien sont de 155 et ceux pour le photovoltaïque de 555. On peut compléter ces données par la valeur du prix du marché qui était (toujours en relatif avec une base 100 pour l’EPR) de l’ordre de 135 €/MWh en 2008 mais est tombée aux environs de 70 en 2009, cette chute étant largement l’effet de la crise.

Mais la mise initiale reste dissuasive Même si les calculs de coût du kWh donnent l’avantage au nucléaire par rapport aux centrales thermiques à flamme (charbon, gaz et fioul), la lourdeur de l’investissement initial, celle des procédures administratives et les risques sociopolitiques font que les investisseurs restent assez timides pour décider de construire un réacteur nucléaire. Typiquement, l’investissement pour une centrale de 1 GWe atteint entre 2 et 3 G€ pour le nucléaire, entre 1,2 et 1,5 G€ pour une centrale à charbon moderne et 0,6 G€ pour une centrale à gaz. Pour l’éolien un parc à terre coûte environ 1 G€/GW, mais pour une production annuelle environ 4 fois plus faible que pour un réacteur. À puissance moyenne égale l’éolien coûte donc environ 4 G€ par GWe moyen. Pour l’éolien en mer, ces chiffres sont d’environ 1,5 G€/GW crête et de 4,5 G€ par GWe moyen. Pour le solaire, on doit compter 5 G€ par GW crête et de 35 G€ par GWe moyen. De plus, la durée de construction d’une centrale nucléaire est de l’ordre de 5 ans, mais seulement 1,5 ans pour une centrale à gaz CCG, 2 à 3 ans pour une centrale à charbon et de 1 an pour un champ d’éoliennes. On conçoit qu’un investisseur soucieux de rentrer rapidement dans sa mise hésite à investir dans le nucléaire. La situation changerait du tout au tout si obligation était faite aux centrales thermiques à flamme de séparer et stocker le CO2. Le surcoût atteindrait 80 % pour les 1. Voir http://www.developpement-durable.gouv.fr/energie/electric/cout-ref-synthese2008.pdf.

115

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

centrales à gaz et 50 % pour les centrales à charbon. Mais on peut sans doute attendre encore longtemps pour qu’une telle mesure de salut public soit prise !

Amorti, le nucléaire est imbattable par les centrales fossiles Lorsque le parc de réacteurs est, en partie au moins, amorti (un réacteur est amorti au bout de 15 à 20 ans de production selon la cadence de remboursement de l’emprunt initial), l’électricité nucléaire devient clairement la plus économique, avec celle produite par les grands barrages hydroélectriques. Ainsi le courant produit par les centrales EDF est vendu environ 35 €/MWh, deux fois moins cher que celui provenant des centrales thermiques à flamme. C’est une des raisons qui expliquent que le courant vendu par EDF aux clients industriels est un des meilleurs marchés d’Europe. L’AIE donne ainsi les prix de l’électricité payée par les industriels. Les prix observés (Key World Energy Statistics from the IEA) pour un choix de pays sont montrés sur le tableau 12.1 pour les années 2008, 2006 et 2002. Nous avons donné les chiffres pour ces trois années car les statistiques de la Belgique et de la Suède ne sont disponibles que pour 2002. TABLEAU 12.1

Prix de l'électricité vendue aux industries de 9 pays de l'UE. Les valeurs marquées R sont les rapports des prix pratiqués dans un pays donné à celui pratiqué en France la même année.

Autriche Belgique Danemark France Allemagne Italie Espagne Suède

RoyaumeUni

2008

0,140

0,061

0,255

0,089

0,134

2008 R

2,3

1

4,2

1,5

2,2

2006

0,105

0,076

0,048

0,0769

0,168

0,083

0,103

2006 R

2,2

1,6

1

1,6

3,5

1,7

2,1

2002

0,092

0,0477

0,0597

0,0358

0,079

0,093

0,056

0,034

0,049

2002 R

2,6

1,3

1,7

1

2,2

2,6

1,6

0,95

1,4

Nous avons complété les données de l’AIE par des valeurs relatives par rapport aux prix français. On constate que les sur-prix par rapport à la France varient entre 60 % et 400 %, à l’exception de la Belgique en 2002 dont le prix n’était que de 30 % supérieur à ceux de la France, et, surtout, de la Suède qui fait pratiquement jeu égal avec la France. Or l’électricité suédoise est fournie à moitié par l’hydraulique, et à moitié par le nucléaire. L’épisode du Tartam (Tarif réglementé transitoire d’ajustement du marché) démontre de façon magistrale la rentabilité de l’électricité nucléaire. Il s’agit d’un dispositif conçu pour aider les entrepreneurs, qui avaient cru que les nouveaux

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L’EPR et les autres réacteurs ne coûtent-t-ils pas beaucoup trop cher ?

fournisseurs d’électricité issus de la dérégulation (par exemple Poweo, Direct Energie ou GDF Suez) feraient s’effondrer les prix de l’électricité en France. Échaudés par des augmentations de prix qui ont pu dépasser 70 %, ils ont obtenu de l’État la possibilité de bénéficier à nouveau du parapluie des tarifs réglementés. Sans changer de fournisseur, ces « éligibles repentis » ont, depuis plus de 2 ans, la possibilité de revenir au tarif régulé (celui pratiqué par EDF) seulement majoré de 10 à 23 % (ce qui est tout de même mieux que les augmentations subies). Les repentis restent clients de l’opérateur « alternatif ». En même temps, la différence entre le prix du marché et ce prix « régulé pénalisé » est versée à l’opérateur alternatif. Par exemple, alors que le tarif régulé est de 35 €/MWh, le prix dérégulé atteignant 70 €/MWh, le tarif de retour 45 €/MWh, la compensation versée à l’opérateur alternatif est de 25 €/MWh. Ce cadeau est financé par une « contribution unitaire hydraulique et nucléaire », la CUHN, prélevée sur l’électricité nucléaire et hydraulique. En 2009, cette contribution atteint 1,214 milliards d’euros. La situation est si scandaleuse que le gouvernement a chargé une commission présidée par Paul Champsaur de faire des propositions pour rendre compatibles l’existence d’un tarif régulé, d’un marché concurrentiel de l’électricité selon les désirs de la Commission européenne et de l’avantage concurrentiel du nucléaire. Cette commission a recommandé, en particulier, de donner aux opérateurs alternatifs des droits de tirage sur l’électricité nucléaire qui leur permettent d’acheter à EDF, au prix coûtant, un certain nombre de TWh proportionnel à leur part de marché. Cette recommandation a été mise en application dans la loi NOME (Nouvelle organisation du marché de l’électricité).

La dérégulation et la mise en concurrence ont-elles été bénéfiques ? Les acrobaties comme le Tartam ou celles contenues dans la loi NOME amènent à se poser quelques questions de bon sens. En quoi, dans le secteur particulier de l’électricité où le stockage n’existe pratiquement pas, la dérégulation et la mise en concurrence ont-elles été profitables au consommateur ? Pour imposer la concurrence à EDF en France, on introduit arbitrairement des concurrents qui apparaissent rapidement comme incapables de voler de leurs propres ailes : leurs centrales thermiques à flamme ne sont pas compétitives (et ne peuvent pas l’être) avec le nucléaire. Et ils n’ont pas les reins assez solides (sauf Suez) pour se lancer dans le nucléaire. Il a été dit que la dérégulation était nécessaire pour permettre à EDF de s’implanter sur des marchés étrangers. Mais en quoi le public français profitera-t-il de cette expansion ? EDF, société nationale, ne pouvait-elle passer des accords de coopération avec d’autres entreprises étrangères ? Est-il possible de construire une politique électrique européenne alors que certains pays refusent le nucléaire et d’autres non, alors que le nucléaire est imbattable pour le fonctionnement en base (plus de 7 000 heures par an) ? N’est-il pas temps de faire un vrai bilan des politiques de dérégulation et de concurrence de l’Union européene ? Et de sortir de l’idéologie pour revenir à l’expérience pratique ?

117

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

La privatisation en cours du secteur électrique est-elle compatible avec le maintien d'un haut niveau de sûreté des réacteurs ? Une réponse sérieuse à cette question ne peut qu’être nuancée. On peut tout d’abord faire des comparaisons internationales. Le pays qui possède le plus grand nombre de réacteurs, et aussi, les plus anciens, est les États-Unis. Les États-Unis ont connu un accident majeur, celui de Three Mile Island, qui a vu la ruine du réacteur sans conséquences sanitaires, ni sur le public, ni pour les opérateurs, seulement deux d’entre eux ayant été faiblement irradiés. Cet accident a été très utile pour améliorer l’interface homme-machine pour les réacteurs à eau, REP ou REB. Au Japon, les réacteurs ont résisté à plusieurs tremblements de terre. À titre d’exemple, le dernier événement sérieux a eu lieu le 17 juillet 2007, un tremblement de terre d’une magnitude proche de 7 ayant touché la plus grosse centrale nucléaire du pays, celle de Kashiwazaki, alors que 4 réacteurs sur 7 étaient en fonctionnement. À l’extérieur du réacteur, le tremblement de terre entraîna l’effondrement de nombreux bâtiments dans la préfecture de Niigata causant 11 morts et plus de 1 000 blessés. 13 000 personnes abandonnèrent leur logement. À la centrale, quelques fûts contenant des liquides radioactifs furent renversés et donnèrent lieu à une fuite de liquide faiblement radioactif de 1 200 litres. Un transformateur, extérieur au réacteur, prit également feu, mais l’incendie fut rapidement maîtrisé. Il valait sans doute beaucoup mieux être sur le site de la centrale nucléaire que dans la ville. Malgré cela, on parla beaucoup plus des fûts renversés dans la centrale que des morts ou des blessés. Au nom du principe de précaution, le gouvernement et les autorités de sûreté japonaises décidèrent de suspendre le redémarrage aussi longtemps qu’un diagnostic approfondi des dégâts éventuels d’une part, des travaux améliorant la résistance aux séismes d’autre part soient réalisés : la valeur de référence du séisme maximal avait été fixée à 0,45 g, alors qu’au moment du séisme une valeur maximale de 0,87 g a été observée (sans conséquence sérieuse). La norme a été relevée à une accélération de 2,33 g. Ces exigences ont conduit à un arrêt de la centrale de plus de 2 ans. Le coût estimé pour cet arrêt dépasserait 6 milliards de dollars. La compagnie possédant ces réacteurs est TEPCO, une compagnie privée. On voit ainsi que la sûreté des réacteurs peut être de bonne qualité même dans un système de propriété privée, à condition que les autorités de sûreté aient suffisamment de pouvoir pour imposer les mesures qu’elles estiment nécessaires. La récente catastrophe de Fukushima ne semble pas permettre de tirer davantage de conclusions concernant l’influence du régime de propriété des centrales sur leur sûreté. En effet, les failles dans la sûreté des réacteurs REB qu’a révélé la catastrophe sont des défauts de conception. Elles mettent plus en cause l’organisme de contrôle que l’opérateur, et il n’est pas du tout évident que, dans des circonstances similaires, un opérateur public aurait fait mieux que l’opérateur privé. En ce qui concerne la transparence, nous l’avons déjà souligné, l’opérateur TEPCO a fourni des états de

118

L’EPR et les autres réacteurs ne coûtent-t-ils pas beaucoup trop cher ?

la situation plusieurs fois par jour ; ces états étaient diffusés par l’organisme de sûreté japonais, le NISA, et par l’AIEA. Un point évidemment important est la motivation du personnel qui s’est avérée remarquable. Aurait-elle été meilleure dans le cadre d’une entreprise nationalisée ? Rien ne permet de le dire. On peut également rappeler que la centrale de Tchernobyl relevait … d’une entreprise publique. La vérité oblige à dire que son organisation ne réunissait pas les conditions optimales, cumulant les défauts d’une irresponsabilité générale. Ceci étant, des évolutions récentes à EDF sont assez inquiétantes. On note une augmentation du nombre d’incidents de faible gravité, une détérioration des facteurs de disponibilité Kd1. Comment expliquer cette évolution, qui certes et heureusement, ne met pas vraiment en cause la sûreté des réacteurs, toujours soumis à la vigilance de l’ASN, mais détériorent l’image d’EDF et pèsent sur ses résultats financiers ? Il y a, sans aucun doute, la pression exercée du haut en bas de la pyramide par la recherche toujours plus névrotique du profit. Il est clair que, là comme dans d’autres secteurs, il s’agit d’augmenter les revenus des actionnaires au détriment de ceux des salariés. C’est, évidemment, assez paradoxal d’observer cette tendance dans une société encore largement possédée par l’état et, qui plus est, est financièrement prospère grâce à la « rente » hydraulique et nucléaire. Cette pression se traduit par un recours croissant et déresponsabilisant (pour les agents EDF les encadrant) à des entreprises sous-traitantes. Dans ce cas, la compétence et l’expérience des exécutants est difficile à contrôler. Par ailleurs, la recherche du profit a naturellement donné le pas aux financiers sur les techniciens. Ce faisant, les financiers se trouvant surtout auprès ou dans la Direction générale, et les techniciens dans les centres de production et dans les structures de recherche, on a assisté à une centralisation accrue et une perte d’autonomie des directeurs de centrales. Contrôles accrus et autonomie limitée entraînent évidemment une démotivation des agents, alors que le facteur humain est capital dans le maintien d’un haut niveau de disponibilité des installations. Au niveau le plus haut, on observe une dérive dans les critères de choix des dirigeants. Si on demande à des agents d’EDF (actifs ou à la retraite) quel a été le meilleur de leur dirigeant, ils répondent presque tous que ce fut Marcel Boiteux. Pour comparaison avec ses successeurs, il est instructif de rappeler son parcours : normalien, agrégé de mathématiques et diplômé de l’Institut d’études politiques, il a rejoint EDF en 1949 en tant qu’ingénieur au service commercial. En 1956, il entre au service des études économiques générales dont il devient le directeur en 1958. En 1967, il est nommé directeur général adjoint pendant quelques mois, puis directeur général d’EDF, avant d’accéder à la présidence du conseil d’administration de 1978 à 1987. Ainsi, Marcel Boiteux avait passé près de 20 dans l’entreprise avant d’en prendre la 1. Le Kd est le rapport de l'énergie disponible, durant un intervalle de temps déterminé, au produit de la puissance nominale en régime continu, par cet intervalle de temps. Il illustre l'aptitude d'un réacteur à fournir de l'énergie. Cette énergie n'est pas forcément appelée par le réseau électrique. Les périodes d'indisponibilité comprennent les arrêts programmés (pour entretien et/ou renouvellement de combustibles), ainsi que les arrêts non programmés (incidents).

119

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

tête. La présence d’un président connaissant très bien l’entreprise, lui consacrant toute sa vitalité et toute son intelligence, ayant une vision à long terme de son avenir a certainement joué dans le succès du programme nucléaire. Il est remarquable que ce Président ait traversé plusieurs transitions politiques. On reprochait d’ailleurs à EDF d’être un État dans l’État, et à Marcel Boiteux d’être l’archétype du nucléocrate, au point qu’il fut visé, en 1988, par un attentat antinucléaire qui détruisit la cage d’escalier de l’immeuble où il habitait. Il est probable que le pouvoir supportait mal cette autonomie électrique. Si le successeur de Marcel Boiteux, Pierre Delaporte, s’inspira de l’exemple de celui-ci, la nomination de Gilles Ménage, en 1992, marqua le remplacement, à la tête d’EDF, des hommes de l’art par des politiques. François Roussely et Pierre Gadonneix eurent surtout pour rôle de préparer EDF à la dérégulation plutôt que de maintenir et développer son excellence technique. Il est temps que l’entreprise retrouve le sens de l’aventure industrielle, un sentiment d’aventure partagée qui rendrait leur fierté aux agents de l’entreprise. Il semble que le nouveau PDG Henri Proglio désire aller dans ce sens.

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Le développement du nucléaire

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Les réacteurs nucléaires ne manquent-ils pas de souplesse ? (La force n'exclut pas la souplesse : proverbe africain)

Les centrales nucléaires ont-elles la capacité de répondre aux variations et fluctuations des besoins du réseau électrique ou faut-il prévoir impérativement d’autres sources de production ? Le nucléaire n’est-il réservé qu’à la fourniture dite de base, c’est-à-dire à environ plus de 7 000 heures de fonctionnement par an ? Pour répondre à ces questions, il y a lieu d’examiner les possibilités de réglage de ces centrales1.

Les modes de réglage par tranche nucléaire Il existe deux modes de fonctionnement des centrales nucléaires, permettant de faire varier, plus ou moins rapidement, la puissance fournie selon les besoins du réseau.

1. Ce chapitre s'inspire largement de l'étude de Claude Acket présentée sur le site de « Sauvons le Climat » : http://sauvonsleclimat.org/new/spip/IMG/pdf/Acket-Nucleaire_et_suivi_reseau.pdf.

123

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Le premier mode était le seul utilisé au début du nucléaire, lorsque celui-ci n’assurait qu’une faible part de la fourniture électrique, le second mode a été introduit au fur et à mesure que cette part dépassait 50 %, au début des années 1980.

Le mode de fonctionnement de base Au voisinage de la puissance de consigne, prédéterminée par le gestionnaire de réseau (en général la puissance nominale), la possibilité de flexibilité de la puissance est de ± 3 %. Ceci correspond au réglage dit « primaire de fréquence ». Pour le réseau, l’action est pratiquement instantanée. Il faut noter le caractère favorable du comportement naturel du réacteur lié aux effets de contre-réactions. Par exemple, tout accroissement de la puissance extraite par le débit de vapeur, se traduit par un refroidissement, qui progressivement s’étend au circuit primaire, puis au cœur, ce qui conduit à un accroissement de la puissance nucléaire du fait du coefficient de température négatif. Cet accroissement, indépendant de tout mouvement des barres de commande, compense, en partie, l’appel de puissance initial.

Le mode de fonctionnement dit de suivi réseau Pour limiter les perturbations de flux neutronique et la fatigue des crayons combustibles (les minces tubes dans lesquels se trouvent les pastilles de combustible), ce mode de fonctionnement, qui vient s’ajouter au précédent, est basé sur l’utilisation de deux types de barres de contrôle, avec à côté des barres de référence, désignées « noires », des barres « grises » moins absorbantes, perturbant moins la distribution du flux neutronique et donc limitant les surcharges locales sur les crayons combustibles. Aux valeurs ci-dessus de base, s’ajoutent ± 5 % de télé-réglage soit au total ± 8 %. La correction de la puissance thermique du réacteur, consécutive à la sollicitation des réglages primaire et télé-réglage de la turbine, s’opère entièrement automatiquement, sans intervention, de l’équipe de conduite.

Réglage manuel de la puissance Les variations de charges programmées par le gestionnaire du réseau, peuvent dépasser 25 % à 30 % en quelques heures. Ces variations importantes sont commandées par l’équipe de conduite de la tranche concernée. Après que l’opérateur ait affiché au pupitre une augmentation de la puissance, par exemple de 70 à 95 %, une action combinée des barres de contrôle et de la modification de la teneur en bore du circuit primaire se met alors en œuvre. Finalement, c’est la variation de la teneur en bore qui aura pris en charge la totalité des 25 % de cette augmentation de puissance.

124

Les réacteurs nucléaires ne manquent-ils pas de souplesse ?

Les automatismes procèdent à une dilution du bore du circuit primaire, assistée par les barres de contrôle pour des raisons de sûreté. Ceci permet de répondre par exemple à un diagramme théorique, dit journalier, de référence du type : départ 30 % à 7 heures du matin ; > montée de 30 à 100 % en une heure ; > à midi, passage de 100 à 60 % en une demi-heure ; > retour à 100 % en une demi-heure à partir de 14 heures ; > à 23 heures, retour de 100 % à 30 % en une heure. >

Une variation de 5 % par minute est donc réalisable dans toute la gamme 30 à 100 %, mais ne sera jamais utilisée, les variations de besoins réseau n’étant jamais aussi importantes. Les cycles de suivi de charge sont prévus à la conception (sollicitation mécanique des « zones singulières » qui subissent des dommages de fatigue, ces zones faisant en outre l’objet d’inspections périodiques).

Le programme de chaque tranche dans le parc nucléaire Pour répondre aux besoins du réseau, compte tenu des prévisions, chaque tranche nucléaire reçoit un programme journalier de fonctionnement prévisionnel, en principe la veille au soir. Ceci permet la gestion optimale de l’ensemble du parc avec la programmation des arrêts (annuels et pluriannuels) et l’usure optimale de chaque charge de combustible... Pendant certaines périodes (par exemple pendant les heures creuses de la nuit), des tranches sont ainsi volontairement mises à puissance réduite pour bénéficier ultérieurement de leur puissance maximale en période de pointe. Ce programme définit : > >

le mode de fonctionnement et un niveau de puissance de référence ; la demande de participation au téléréglage en temps réel.

En temps réel le gestionnaire du réseau peut, par le téléréglage, modifier le programme de telle ou telle tranche pour faciliter l’ajustement général. Une condition toutefois s’impose : que ces centrales soient à peu près réparties partout sur le territoire, pour limiter les transits lors d’incidents importants de distribution ou de production. Ce suivi de charge est largement facilité en France, par la présence d’une part importante d’hydraulique ajustable et donc il est encore moins nécessaire de ce point de vue de faire appel à des centrales fossiles complémentaires.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

100 % nucléaire, est-ce possible ? Rien n’empêcherait un parc composé exclusivement de centrales nucléaires d’assurer les variations quotidiennes et infra-horaires de charge, à condition, toutefois, que la puissance totale de ce parc soit, à tout moment, supérieure à la puissance demandée. Si l’on tient compte des arrêts de maintenance et d’indisponibilité (pannes éventuelles, problèmes de refroidissement en période de froid ou de chaud extrêmes), il faudrait donc que la puissance nominale totale du parc excède significativement la demande de pointe. Dans la réalité, la disponibilité d’installations hydrauliques complémentaires au parc nucléaire s’est avérée extrêmement précieuse, comme le montrent les exemples de la France, de la Suisse ou de la Suède. La figure 13.1 est une preuve de cette affirmation, puisque, la demande totale étant particulièrement faible un 15 août, le nucléaire seul a fait face à la demande et à ses fluctuations. M\N

44128

42783

41438

40093

38748

37402 0:00

4:00

Caractéristiques Date des données : 14/05/2008 Valeur minimum : 38076 M\N Valeur maximum : 44801 M\N

8:00

12:00

16:00

20:00

Valeurs instantanées (Moyenne horaire) Nucléaire Heure : 23:00 , 24:00 Valeur : 42686 M\N

Figure 13.1 Variation de la puissance fournie par les centrales nucléaires le 15 août 2008

(http://sauvonsleclimat.org/new/spip/IMG/pdf/Acket-Nucleaire_et_suivi_reseau.pdf).

A-t-on besoin de centrales fossiles ? Actuellement, en France, la puissance nucléaire et hydraulique n’est pas suffisante pour faire face à la demande de pointe. Il est nécessaire de faire appel à des centrales brûlant des combustibles fossiles en complément. En 2008, 418 TWh ont été fournis par le nucléaire, 69 TWh par l’hydraulique, 53 TWh par les centrales « fossiles »

126

Les réacteurs nucléaires ne manquent-ils pas de souplesse ?

et 9,6 TWh par les autres sources renouvelables (incinération de déchets, éolien). La puissance appelée pour les centrales fossiles a varié entre 0 et 9 000 MW. La nécessité de faire appel aux centrales fossiles est liée en grande partie à un sousinvestissement relatif en nucléaire. Aucune centrale n’a été lancée entre 1992 (Civaux, mise en service en 1998) et 2007 (EPR Flamanville). Pendant ce temps, la demande a crû, bon an, mal an, au rythme de 2 % par an. Le taux d’utilisation des centrales nucléaires s’est amélioré, mais pas suffisamment pour empêcher un recours croissant aux centrales fossiles. Le programme initial de construction de réacteurs N4 (les derniers réacteurs construits d’une puissance de 1 450 MWe) prévoyait 2 tranches supplémentaires, soit 2 900 MWe de plus. Ce supplément d’équipement aurait permis de produire 20 TWh en plus et de réduire d’autant la part des fossiles, sans qu’il n’y ait le moindre problème de suivi de réseau. Si la présence de centrales fossiles à côté de centrales nucléaires, contrairement aux idées reçues, n’est pas techniquement nécessaire pour assurer l’alimentation continue du réseau électrique, sur quel critère peut-on fixer la limite d’un parc nucléaire ?

L'approche économique Une approche économique conduit à considérer le facteur de charge moyen, qui dépendra de la variation des besoins dans l’année et des moyens sélectionnés pour y répondre. En partant d’un fonctionnement à puissance maximale en continu, tout suivi de réseau demandé au nucléaire conduit à une baisse de charge moyenne, comme l’explicite les exemples suivants : En plus du réglage primaire de puissance (3 %) participer au télé-réglage et pouvoir de façon quasi instantanée fournir + 8 % de puissance suppose au départ une charge de – 8 %. > Participer au cycle quotidien peut conduire à amener en milieu de nuit la puissance à 70 % de sa valeur maximale. > Répondre aux besoins énergétiques en été, 30 % plus faibles que ceux maximaux d’hiver, amène à une baisse de charge moyenne équivalente. Il faut toutefois indiquer que les choix faits de favoriser les périodes d’arrêts (obligatoires pour rechargements, inspections et travaux) en « été » minimisent les conséquences de cette baisse de besoin d’été. Toutefois la crainte de la survenue d’une canicule (qui, d’une part, se traduit par une augmentation de la demande à cause des besoins de climatisation, d’autre part limite la puissance acceptable de certains réacteurs refroidis par un cours d’eau) a conduit EDF à répartir les arrêts de tranche d’une manière plus homogène sur l’année (de mars à novembre). >

Cette baisse de charge moyenne, pour la même énergie fournie, conduit à augmenter la puissance installée et à un accroissement du coût du kWh, sauf à exporter encore plus de courant, ce qui ne devrait pas poser de problèmes majeurs, dans la limite de capacité des lignes de transfert vers l’étranger.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Le taux de charge moyen est à ce jour d’environ 80 % soit 7 100 heures de fonctionnement. Si on diminue encore ce taux pour le nucléaire en réduisant la part de fossiles, la compétitivité du nucléaire se détériorera-t-elle par rapport aux centrales fossiles ? Dans les périodes de forte demande, serait-il économiquement préférable de produire les kWh avec des moyens de production peu coûteux en investissement (cas du gaz et, à un moindre degré, du charbon) mais très coûteux en combustibles fossiles ? La recherche d’un optimum économique fait l’objet d’études économiques assez complexes dont nous ne pouvons donner ici que les grandes lignes. La rentabilité d’un moyen de production dépend du nombre d’heures annuelles de fonctionnement. D’une façon générale, les moyens nécessitant des investissements lourds sont plus intéressants pour un fonctionnement en « base », c’est-à-dire pour un grand nombre d’heures de fonctionnement annuel. Au contraire, les moyens peu intensifs en investissement mais très consommateurs de combustibles sont favorisés pour un fonctionnement en « pointe ». La figure 13.2 inspirée de l’étude de la DGEC sur les coûts de référence pour 2008, montre que pour des durées d’appel supérieures à 5 500 heures (ce qui est actuellement le cas), le nucléaire est le plus compétitif. Toutefois, on peut envisager que l’usage des centrales fossiles soient cantonnées pendant la période hivernale. Dans ce cas, un investisseur peut décider de choisir une centrale à charbon ou gaz s’il est assuré que le prix qu’il pourra obtenir pendant les heures d’hiver serait supérieur au coût.

Figure 13.2 Évolution des coûts relatifs de production d'électricité en fonction de la durée d'appel. On a inclus le cas où la tonne de CO2 serait comptée à 50 €/t.

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Les réacteurs nucléaires ne manquent-ils pas de souplesse ?

On voit aussi, sur cette figure que, si on intégrait le prix du CO2 rejeté (comme cela sera le cas en 2012), le nucléaire pourrait rester compétitif jusqu’aux environs de 3 500 heures de fonctionnement. Contrairement à la pensée unique qui affirme le manque de souplesse des réacteurs nucléaires, nous voyons que ceux qui ont été construits depuis 1985 peuvent parfaitement s’adapter aux variations de la demande. Toutefois il est vrai que la rentabilité des réacteurs est meilleure si on les fait fonctionner aussi longtemps que possible à pleine puissance. Les difficultés que la France connaît actuellement pour faire face à la demande de pointe est la conséquence d’un sous-investissement nucléaire puisque le dernier réacteur a été mis en service en 1998 alors que le prochain ne démarrera pas avant 2013.

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La multiplication des réacteurs ne conduit-elle pas à une prolifération accrue des armes nucléaires ? (Il y a loin de la coupe aux lèvres)

Dieu merci, il est difficile de construire une bombe atomique. Il faut d’abord se procurer ou fabriquer le matériau : uranium très enrichi ou plutonium de bonne qualité. Il faut mettre l’explosif nucléaire sous forme métallique, le préparer sans provoquer d’accident de criticité, configurer les explosifs classiques, les mettre en place. Il faut aussi pouvoir procéder à des essais, ou, à défaut, disposer de programmes de simulations très évolués mobilisant des capacités de calcul considérables. Il faut donc des neutroniciens, des métallurgistes, des artificiers, des chimistes, des informaticiens et des spécialistes des mesures nucléaires. Ceci est, bien sûr, valable pour les États qui désirent acquérir des armes nucléaires. Ce ne l’est pas pour les organisations terroristes qui pourraient voler des armes, nous y reviendrons. Dans un premier temps, discutons de la prolifération étatique.

Retour sur l'Histoire Historiquement, les États qui ont acquis un arsenal nucléaire ont commencé par le militaire avant de développer la production d’électricité nucléaire, qui fut donc une retombée des activités militaires, et non l’inverse. Ceci est évidemment vrai des

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

États-Unis avec le programme Manhattan de mise au point des bombes A lancées sur Hiroshima et Nagasaki. Dans le cadre de ce programme, Enrico Fermi et ses collaborateurs réalisèrent le premier réacteur nucléaire à Chicago dans la perspective de produire du plutonium qui sera utilisé dans la première explosion expérimentale d’Alamogordo, puis pour la bombe de Nagasaki. De même, la première usine d’enrichissement isotopique de l’uranium fut réalisée pour fournir l’uranium 235 de la bombe de Hiroshima. Les premiers réacteurs refroidis par l’eau légère furent ceux des sous-marins nucléaires américains et l’expérience acquise donna naissance aux réacteurs civils REP et REB. Le même type de chronologie a été observé en Grande Bretagne, en Russie, en Chine et en France. En France, malgré la volonté pacifiste de Frédéric Joliot, il apparut très vite que le programme nucléaire français avait pour ambition de donner à la France les moyens de se doter de l’arme nucléaire1. C’est ainsi que le rôle essentiel des trois réacteurs de Marcoule fut de fournir le plutonium de ce qui serait la force de frappe. De même, l’usine de séparation isotopique de Pierrelatte a été construite pour fournir l’uranium très enrichi des armes et celui nécessaire aux réacteurs des sous-marins. Si le premier réacteur plutonigène2 de Marcoule, G1 démarra dès 1956, le premier réacteur EDF, Chinon A1, ne fut opérationnel qu’en 1963. Les cas de l’Inde et du Pakistan sont intéressants puisqu’ils obtinrent du Canada la construction de réacteurs Candu*, particulièrement bien adaptés pour la production de plutonium militaire en 1951, 1959 et 1967 pour l’Inde, en 1956 pour le Pakistan. L’Inde devait procéder à sa première explosion nucléaire en 1974. Le traité de non-prolifération n’intervint qu’en 1968, de sorte que l’aide du Canada à ces deux pays n’était pas illégale. La suite montra clairement que l’Inde et le Pakistan avaient bien en tête la réalisation d’une arme nucléaire. Plus récemment, l’Irak s’était lancé dans un programme d’armement atomique sans disposer de réacteur, visant l’obtention d’uranium 235 enrichi. Il en est de même de l’Iran. La Corée du Nord a obtenu des centrifugeuses du Pakistanais Qader Khan. Israël a sans doute réalisé ses charges nucléaires grâce à la production de plutonium de son petit réacteur de recherche à Dimona (construit par la France). Personne ne doute que ce pays dispose d’une force nucléaire conséquente. Il est probable qu’Israël a eu accès aux résultats de certains tests nucléaires français et qu’il a réalisé un test dans l’océan indien en collaboration avec l’Afrique du Sud3. En conclusion, on peut constater qu’aucun pays actuellement détenteur d’un arsenal nucléaire n’a utilisé des réacteurs à vocation électrogène pour fabriquer le plutonium dont il avait besoin. L’ambition militaire est, jusqu’à présent, première par rapport aux applications énergétiques de l’atome. 1. Voir par exemple Les moyens de la puissance : les activités militaires du CEA, Jean-Damien Pô, Ellipses 2001. 2. Qui produisait aussi de l'électricité ; mais l'objectif prioritaire était bien la production de plutonium, de même que celui des réacteurs G2 et G3. 3. Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Centrale_nucl %C3 %A9aire_de_Dimona.

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La multiplication des réacteurs ne conduit-elle pas à une prolifération accrue des armes...

Les sources des explosifs nucléaires Les matières premières pour la fabrication d’une arme nucléaire sont l’uranium 235 enrichi à au moins 90 % et le plutonium 239, aussi pur que possible. La bombe de Hiroshima faisait appel à l’uranium 235. Cette bombe était du type « canon » dans lequel la réunion d’un « obus » et d’une cavité en uranium 235 suffit pour provoquer une explosion nucléaire. La masse d’uranium 235 dans ce type d’engin était de l’ordre de 60 kg. Il est impossible d’utiliser la technique du canon pour le plutonium 239 car celui-ci est toujours accompagné de plutonium 240, qui est un fort émetteur de neutrons du fait d’une probabilité élevée de fission spontanée. Pour le plutonium « militaire », le nombre de neutrons émis par seconde et par gramme est de 63, alors que pour l’uranium 235, il est de 0,000 3. TABLEAU 14.1 Composition isotopique du plutonium optimisé pour les armes et extrait des réacteurs

de type REP. Le nombre de neutrons émis spontanément par gramme et par seconde est également indiqué. 238Pu

239Pu

240Pu

241Pu

242Pu

(%)

(%)

(%)

(%)

(%)

93

7

2

53

24

15

6

2 600

0,02

900

0,05

1 700

Pu Arme Pu Réacteur Génération de neutrons (neutrons/g/s)

Émission spontanée (neutrons/g/s) 63 370

La réalisation d’un engin utilisant du plutonium exige d’utiliser un système d’implosion, beaucoup plus difficile à mettre au point que le système « canon ».

La séparation de l'uranium 235 La première séparation de l’uranium 235 a été faite aux États-Unis, dans le cadre du projet Manhattan grâce à une batterie de séparateurs isotopiques, les calutrons (une sorte de cyclotron, construit par E.O. Lawrence). La consommation électrique de ces équipements était considérable et la technique fut abandonnée au bénéfice de la diffusion gazeuse. Seul l’Irak de Saddam Hussein lança un programme de séparation basé sur 90 calutrons consommant 140 MW1. La suite du programme américain fut réalisée grâce aux usines de diffusion gazeuse d’Oak Ridge. Il faut remarquer que les calutrons de Saddam n’avaient pas été détectés par les experts de l’AIEA* avant la fin de la première guerre d’Irak. La technique des calutrons ne présente pas de difficultés majeures. 1. http://en.wikipedia.org/wiki/Calutron.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Les usines de séparation par diffusion gazeuse ne sont pas aussi discrètes et se prêtent mieux à une détection par la mesure de l’activité alpha due à des émissions d’uranium (fuite de gaz UF6). De plus, la taille des usines de diffusion gazeuse se prête à une détection aérienne. Par contre, la technique de centrifugation qui est désormais le standard pour la séparation isotopique rend très difficile la détection d’installations clandestines.

La production de plutonium Le plutonium peut être produit dans des réacteurs de recherche ou dans des réacteurs de production. Il est pratiquement impossible de dissimuler un réacteur, sauf s’il est enterré. Pour les inspecteurs de l’AIEA, il est important de savoir quand les combustibles sont déchargés d’un réacteur. Un programme clandestin de production de plutonium peut utiliser des réacteurs de recherche pour irradier des cibles d’uranium naturel. Ces cibles sont extraites réacteur en marche, et donc sans attirer l’attention des inspecteurs. Il en est de même pour les réacteurs pourvus d’une machine de déchargement en marche comme les réacteurs Candu, graphite-gaz ou graphite-eau (RBMK*). De plus, l’extraction de l’uranium irradié peut se faire de telle manière que le plutonium produit ait la qualité militaire. Au contraire, les réacteurs de puissance de type REP* ou REB* ne peuvent être déchargés qu’à l’arrêt. Une surveillance par satellite permet de détecter l’état de marche ou d’arrêt de ces réacteurs grâce à leur plus ou moins grande émission infrarouge. Une fois extrait le combustible irradié, il est nécessaire de le retraiter pour obtenir le plutonium. La première opération consiste à cisailler l’élément combustible. De ce fait, le krypton 85, de période égale à 10,7 ans, et produit dans la fission est relâché et sa détection est assez facile. Sa production est d’autant plus importante que le combustible a été plus irradié et, bien sûr, que la quantité de combustible retraité est plus importante. En conclusion, la détection d’une production clandestine de plutonium est beaucoup plus facile que celle d’un enrichissement clandestin en uranium 235.

Pourquoi le plutonium est-il difficile à utiliser ? Nous avons vu que l’utilisation du plutonium rendait nécessaire le recours à la technique de l’implosion. Il faut tout d’abord noter que la production du noyau fissile plutonium 239 s’accompagne obligatoirement de celle de plutonium 240, qui n’est pas fissile. Ce dernier noyau est un poison neutronique. En même temps sa désintégration radioactive se fait partiellement par fission spontanée avec émission de neutrons.

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La multiplication des réacteurs ne conduit-elle pas à une prolifération accrue des armes...

Le principe de l’explosion nucléaire est de créer une configuration la plus supercritique possible et d’y déclencher une réaction en chaîne. Une réaction en chaîne ne peut être initiée que par la présence de neutrons. Pratiquement, on essaye de réaliser la configuration super-critique et, dès qu’elle est atteinte, d’injecter une impulsion de neutrons. Pour atteindre un bon rendement de l’engin, il faut que le développement de la réaction en chaîne se fasse aussi vite que possible. Pour cela il est important que la réaction en chaîne ne démarre pas prématurément, sinon l’énergie dégagée sera faible, comme dans le cas d’un explosif classique qui fait « long feu ». C’est la présence du plutonium 240 qui rend difficile la réalisation d’un explosif nucléaire avec du plutonium. En effet, les neutrons consécutifs à la fission spontanée du plutonium 240 peuvent déclencher, de façon incontrôlée, la réaction en chaîne à tout moment. Le plutonium dit militaire contient aussi peu que possible de plutonium 240.

Le plutonium extrait des réacteurs REP peut-il servir à fabriquer une bombe ? Le tableau 14.1 montre que le plutonium extrait des REP contient beaucoup plus de plutonium 240 que le plutonium dit de qualité militaire. Il s’ensuit que l’utilisation du plutonium REP conduirait à une diminution du facteur de multiplication neutronique d’environ 10 % et à une augmentation de l’émission spontanée de neutrons. La diminution du facteur de multiplication n’est sans doute pas rédhibitoire. Par contre la multiplication par 6 du nombre de neutrons spontanés multiplie par près de 6 la probabilité d’un tir faisant long feu, qui atteint alors 50 %. Par ailleurs la présence de plutonium 238 (de période égale à 86 ans) dans le plutonium extrait des réacteurs REP causerait un échauffement 4 à 5 fois plus élevé que dans le cas du plutonium militaire, ce qui poserait des problèmes de stabilité des explosifs. Enfin, le plutonium 241 se transforme en américium 241 avec une période de 14,4 années. L’américium 241 est un poison neutronique réduisant encore de 10 % le coefficient de multiplication neutronique. En résumé, il semble possible mais compliqué d’utiliser du plutonium extrait de réacteurs pour fabriquer un engin explosif. Mais la vraie question est de savoir pourquoi les États désirant acquérir l’arme nucléaire devraient faire compliqué alors qu’il peuvent faire simple en enrichissant l’uranium avec des centrifugeuses, ou en produisant du plutonium avec de petits réacteurs de recherche. Il faut souligner qu’avec la facilité d’enrichir l’uranium que donnent les centrifugeuses, la voie du plutonium, même de qualité militaire, apparaît bien compliquée. C’est ce que semblent avoir compris les Iraniens qui construisent des usines de séparation à centrifugeuses pour obtenir un uranium enrichi de bonne qualité.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Et le danger terroriste ? Il est très peu probable que des groupes terroristes puissent acquérir la technologie des bombes à plutonium. Ce ne serait pas impossible pour les bombes à uranium, mais cela demande de grosses quantités d’uranium 235. Au moment de la désintégration de l’URSS, on a craint qu’un trafic de matière fissile hautement enrichie puisse permettre la réalisation d’une ou plusieurs bombes expérimentales. Il semble que les Russes aient gardé un bon système de protection de leurs stocks stratégiques et que les quantités de matière fissile de qualité militaire volées aient été trop faibles pour représenter un vrai danger. En réalité, le danger qui paraît le plus sérieux est que des groupes terroristes se procurent une bombe opérationnelle grâce à des complicités dans les structures militaires de certains États comme le Pakistan. Je ne vois malheureusement pas comment conjurer ce danger, si ce n’est grâce à des services secrets efficaces. Ajoutons qu’il existe des techniques qui permettent de détecter des engins explosifs. On peut, par exemple, coupler détection de rayons cosmiques et détection de neutrons pour révéler la présence de corps fissiles dans un camion, un container et, plus difficilement dans un bateau. Encore faudrait-il qu’il y ait suffisamment des systèmes de détection installés, et encore faudrait-il savoir où les installer. Il est également possible qu’un groupe terroriste décide de réaliser et utiliser une bombe dite sale. Il s’agit essentiellement d’un explosif classique mélangé à un corps radioactif. Une analyse de cette possibilité a été faite par plusieurs auteurs dont R. Masse1 et H. Métivier2. La conclusion de ces auteurs est que la bombe sale n’est pas un instrument efficace pour provoquer un grand nombre de victimes à courte échéance. Les décès éventuels seraient essentiellement causés par l’explosif classique et non par les radioéléments. Un attentat faisant appel à un toxique chimique (comme le gaz sarin) serait beaucoup plus meurtrier. En ce qui concerne les décès à long terme causés, par exemple, par des cancers radio-induits, un traitement préventif de la contamination peut en diminuer considérablement le risque et il faudrait attendre plusieurs années avant de les constater. Par contre, il est clair que la psychose liée à la crainte du nucléaire pourrait conduire à des effets de panique catastrophiques et meurtriers. À la limite, il ne serait même pas nécessaire de disperser des radioéléments, il suffirait de l’annoncer. Il serait donc nécessaire de former la population à une telle éventualité. En conclusion, on voit que le développement de la production d’électricité nucléaire à l’aide de réacteurs de type REP ou REB n’augmente pas le danger d’une prolifération nucléaire. En ce qui concerne les États, une fois la décision de se doter d’un armement nucléaire prise, la voie la plus facile est de se procurer des ultra-centrifugeuses et de procéder à l’enrichissement de l’uranium naturel à un degré suffisant pour réaliser une arme. Une autre voie est de construire un petit réacteur dit de « recherche » qui donne la possibilité de fabriquer du plutonium de qualité militaire. 1. Roland Masse, Que doit-on craindre d'un accident nucléaire ?, Le Pommier, Les petites pommes du savoir, 2004. 2. Henri Métivier, Plutonium, mythes et réalités, EDP Sciences, 2010.

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Le traité de non-prolifération (TNP) sert-il encore à quelque chose ? (On ne saurait faire boire un âne qui n’a pas soif)

En 1998, l’Inde fait exploser une bombe H et, en 1999, le Pakistan une bombe A. Une contrebande de centrifugeuses et de fusées est révélée en 2003, mettant en cause le Pakistan (Qader Khan), la Corée du Nord et la Libye. Depuis 2006, la politique nucléaire de l’Iran fait la une, de même que les essais nord-coréens. Ajoutons que la communauté internationale a été surprise par l’ampleur du programme irakien révélé en 1990. Faut-il conclure que le TNP ne sert plus à rien ?

Et d'abord qu'est-ce que le TNP ? À l’initiative des États-Unis et de l’URSS, ce traité a été signé le 1er juillet 1968. Il est entré en vigueur le 5 mars 1970 après signature par 40 États1. D’une validité de 25 ans à l’origine, il a été reconduit pour une durée illimitée en 1995. Un protocole additionnel (93+2) a été signé en 1997.

1. Voir http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/non-proliferation-nucleaire-desarmement/traite-non-proliferation.shtml.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

La France et la Chine n’ont adhéré qu’en 1992. Actuellement, 187 États ont signé le TNP. Seuls Cuba, Israël, l’Inde et le Pakistan n’ont pas signé. La Corée du Nord s’en est retirée en 2003. Le traité distingue deux types d’États, ceux qui ont la technologie des armes nucléaires et les autres. En voici les éléments principaux

Les États nucléaires Il s’agit actuellement des États-Unis, de la Russie, de la Chine, de la France et du Royaume-Uni, tous membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Ils se sont engagés à : 1. ne transférer ni sous forme de matériel ni sous forme de connaissances des éléments susceptibles d’aider un autre État à acquérir une technologie nucléaire militaire. 2. aider les États non nucléaires à acquérir une technologie nucléaire civile s’ils le désirent. Les États nucléaires doivent prévoir des restrictions et des contrôles tels que le point 1 soit assuré. 3. en 1995, à engager un véritable programme de désarmement nucléaire général et complet afin d’obtenir la prolongation illimitée du traité. 4. à conclure rapidement un Traité d’interdiction totale des essais nucléaires, à ouvrir immédiatement des négociations sur une convention interdisant la production de matières fissiles destinées à la fabrication d’armes nucléaires (négociations dites Cut-Off ) et à « aller systématiquement et progressivement de l’avant afin de réduire les armes nucléaires dans leur ensemble, puis de les éliminer ». 5. à accorder ou renouveler des « garanties de sécurité » aux autres pays signataires (résolution 984 du Conseil de sécurité du 11 avril 1995). Il s’agit des garanties positives qui assurent que les pays nucléaires se porteront au secours des pays non nucléaires qui seraient menacés ou attaqués par des armes atomiques. Quant aux garanties négatives, sorte de Traité de non-agression, elles marquent l’engagement des pays nucléaires de ne pas attaquer ou menacer d’attaquer des pays non nucléaires, signataires du TNP, avec leurs armes atomiques. 6. à mettre leurs installations nucléaires civiles sous le contrôle de l’AIEA*.

Les États non nucléaires 1. s’engagent à ne pas chercher à construire ni acquérir d’armes nucléaires. 2. acceptent les contrôles et garanties pratiqués par l’AIEA. L'AIEA est chargée de contrôler l'usage pacifique des matières nucléaires dans les pays parties au traité qui ne sont pas dotés d'armes nucléaires.

Concrètement, ce contrôle s’exerce dans le cadre d’accords de garanties que l’AIEA passe avec les différents pays concernés.

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Le traité de non-prolifération (TNP) sert-il encore à quelque chose ?

Est-il possible de sortir du traité ? Chaque partie, dans l’exercice de sa souveraineté nationale, aura le droit de se retirer du traité si elle décide que des événements extraordinaires, en rapport avec l’objet du présent Traité, ont compromis les intérêts suprêmes de son pays. Elle devra notifier ce retrait à toutes les autres parties au traité ainsi qu’au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies avec un préavis de trois mois. Ladite notification devra contenir un exposé des événements extraordinaires que l’État en question considère comme ayant compromis ses intérêts suprêmes. Un État sortant du TNP se verra, bien entendu, dénier la possibilité de toute aide des États signataires dans les domaines nucléaires. De plus, il perd la garantie de protection en cas d’attaque nucléaire d’un autre pays. Ainsi, aussi longtemps qu’il reste dans le traité, l’Iran est protégé, en principe, contre toute attaque nucléaire d’Israël. Est-ce pour cela qu’il s’entête à rester dans le traité ?

Les acquis du traité Même si le respect du traité connaît actuellement des difficultés avec la Corée du Nord, et, surtout, avec l’Iran, depuis 1990, le nombre de pays qui auraient pu développer un armement nucléaire a diminué : l’Afrique du Sud a démantelé son programme nucléaire militaire et rejoint le TNP ainsi que l’Argentine et le Brésil. Au moment de la fin de l’URSS, seule la Russie a hérité du statut de puissance nucléaire. Enfin les cinq puissances nucléaires ont procédé à un important désarmement quantitatif sinon qualitatif. Sans le TNP et l’AIEA, la situation aurait été bien pire, sans aucun doute.

Un traité inégalitaire est-il durable ? Comment justifier, à long terme que, parmi les signataires du traité, seuls les 5 « Grands » continuent à avoir le monopole légal de l’armement atomique ? En fait, des non-signataires, Inde, Pakistan, Israël ont réussi à développer, non seulement leur armement atomique, mais, aussi leur nucléaire civil, démontrant ainsi les limites du caractère dissuasif du traité. En dehors d’un embargo bien peu dissuasif sur les matériels et les technologies nucléaires, quels sont les moyens dont dispose la communauté internationale pour empêcher les États signataires de développer un programme militaire plus ou moins secret ? Les États-Unis sont-ils seuls qualifiés pour juger et punir ? En signant le TNP, les grandes puissances s’étaient engagées à désarmer. Même si elles ont accepté de réduire quantitativement leur (sur)armement, aucune n’a pris d’engagement qualitatif, aucune n’a décidé de renoncer à tout armement, même à terme. Chacune pense que c’est prendre un trop grand risque que de désarmer unilatéralement. Malheureusement, on peut rester sceptique sur l’efficacité des déclarations en faveur de ce désarmement par l’ancien secrétaire d’État Schultz et d’autres éminentes personnalités américaines.

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Le Traité sur l’interdiction complète des essais nucléaires (TICE, 1996) a été signé par 155 États, ratifié par 55 mais pas par les États-Unis, la Chine et la Russie. Pour prendre force, il doit être ratifié par 44 États spécifiquement désignés ; seuls 35 de ces 44 ont signé, parmi lesquels la France et la Grande-Bretagne. La plupart (sinon tous) des États intéressés par un armement nucléaire recherchent uniquement un effet de dissuasion. Nombreux sont ceux qui ont estimé que, si Saddam Hussein avait possédé l’arme atomique, il n’aurait pas été attaqué. Il est tentant pour certains de tirer les conséquences d’une telle analyse.

Les zones problématiques Certaines zones de tension présente et potentielle pourraient amener certains États à désirer s’affranchir des contraintes du TNP. Les zones les plus évidentes sont le Moyen-Orient et l’Extrême-Orient. Au Moyen-Orient, on voit bien que l’Iran, pris entre un Pakistan sunnite et Israël, envisage de s’armer, même si on ne comprend pas bien pourquoi il ne se retire pas du traité. Si l’Iran finit par devenir puissance nucléaire, il est bien probable que l’Arabie saoudite et même l’Égypte souhaiteront en faire autant. En Extrême-Orient, face à une Chine de plus en plus dominatrice, le Japon doit faire confiance au parapluie américain. Il en est de même, au moins implicitement, de Taiwan. Un jour ou l’autre, ouvertement ou secrètement, ces deux pays ne seront-ils pas tentés de s’équiper ? Dans les deux cas, la phase préliminaire risque d’être extrêmement tendue.

Proposition pour un nouveau traité basé sur la transparence et le contrôle Il est peut être temps de redéfinir la philosophie même du TNP. Les principes de transparence et de contrôle qui ont présidé à l’élaboration du plan Baruch sous l’influence des scientifiques réunis dans le Bulletin of Atomic Scientists, peuvent servir de référence, tout en prenant acte de la multiplication des États disposant de la technologie nucléaire militaire. C’est ainsi qu’un nouveau traité pourrait : accepter le droit pour tout État signataire de développer un armement nucléaire « dissuasif » ; > interdire les armes « prêtes à l’emploi » : sous-marins lanceurs d’engins, avions en vol et satellites armés de bombes nucléaires, missiles équipés d’une tête nucléaire ; > prévoir le stockage des têtes nucléaires en des lieux spécifiques sous contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ; >

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Le traité de non-prolifération (TNP) sert-il encore à quelque chose ?

imposer l’inspection de tous les sites nucléaires militaires par les inspecteurs de l’AIEA ; > mettre fin au secret nucléaire militaire ; > interdire les armes de première frappe permettant, par leur précision et leur puissance de pénétration, de cibler particulièrement les armements nucléaires d’un éventuel adversaire ; > donner la possibilité à un État s’estimant menacé de recourir à l’état de sauvegarde lui permettant, après un délai à fixer et pendant une période délimitée, de mettre ses forces nucléaires en état d’alerte. >

De la sorte, chaque État qui se sentirait éventuellement menacé aurait le droit de recourir à la dissuasion atomique en cas de menace vitale, avec un préavis suffisant pour laisser la diplomatie agir. Les 5 « Grands » accepteraient, peut-être, une limitation de l’usage de leur arsenal atomique en échange d’une limitation importante des risques de la prolifération. La surveillance exercée par les inspecteurs de l’AIEA serait aussi très dissuasive vis-à-vis des détournements par des organisations terroristes. La relative pacification des relations entre les Grands aussi bien qu’entre des États comme le Pakistan et l’Inde, de même que l’inquiétude soulevée par la perspective d’une prolifération incontrôlée, offre une occasion unique de remettre à plat le traité de non-prolifération.

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L’énergie nucléaire ne représentant que 2 % de la consommation énergétique son développement vaut-il la peine ? (Les petits ruisseaux font les grandes rivières)

Comment arrive-t-on à ce chiffre de 2 % ? Tout d’abord en confondant énergies primaire et finale. Un exemple frappant de ce type de confusion peut être trouvé dans le Rapport du Groupe de travail « Division par quatre des émissions de gaz à effet de serre de la France à l’horizon 2050 » sous la présidence de Christian de Boissieu qui affirme que1 : « l’énergie nucléaire en Europe représente 6 % de l’énergie finale, 2 % dans le monde, 17 % de l’énergie finale en France. Au vu des ces pourcentages, il n’apparaît pas justifié, pour bâtir une stratégie climat, de centrer le débat sur l’énergie nucléaire. » Or, l’énergie finale n’est pas un bon paramètre pour estimer les émissions de CO2. Rappelons, tout d’abord, que l’énergie finale* est celle que paye le consommateur final2. Il est clair que ni le nucléaire ni le vent ne sont des énergies finales. Ce simple fait montre que cette phrase, pourtant énoncée par une docte assemblée, est un contre-sens. Elle a d’ailleurs fait florès puisqu’elle a été l’occasion d’une passe d’armes célèbre entre Madame Royal et Monsieur Sarkozy au cours de leur débat télévisé, dans le cadre de la campagne présidentielle en 2007. Elle a aussi été largement reprise 1. http://www.ecologie.gouv.fr/IMG/pdf/rapport-final-logos-2.pdf. 2. Remarquons que, du fait de l'efficacité, souvent faible, de nos appareils et moyens de transport, l'énergie finale est largement inférieure à l'énergie utile.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

par les organisations antinucléaires qui ne semblaient d’ailleurs pas sensibles à la contradiction de dire, d’une part, que le nucléaire ne servait à rien à cause de sa faible part de l’électricité finale et d’exiger, d’autre part, un fort soutien aux productions d’électricité éolienne et photovoltaïque dont la part dans la consommation finale est plusieurs dizaines de fois plus faible que celle du nucléaire. La consommation finale ne prend pas en compte la consommation d’énergie du secteur énergétique (production d’électricité, raffinage du pétrole, transport de l’énergie jusqu’au destinataire final). Or le secteur de l’énergie est, de loin, le plus gros consommateur d’énergie, en particulier pour la production d’électricité. Ainsi, pour la France, la consommation d'énergie du secteur de production d'électricité atteint près de 85 millions de tep, à comparer à 52 millions de tep pour le poste transport, le deuxième dans l’ordre d’importance. À l’échelon mondial, les deux tiers de l’électricité sont produits par des centrales thermiques à flamme, au premier rang desquelles les centrales à charbon pour 40 %. Or, le charbon est responsable de 42 % des émissions de CO2 du secteur énergétique (plus que les 38 % du pétrole).

Le rôle crucial de l'électricité Les émissions mondiales de CO2 sont dues à 33 % par la production d’électricité, 25 % par l’industrie et 24 % par les transports, 5 % par le raffinage du pétrole et 13 % pour le reste, dont le confort des logements et du tertiaire. Or nous savons produire l’électricité sans émission de CO2, que ce soit grâce aux énergies renouvelables (en 2006, 16 % de l’électricité était produite par l’hydraulique, 2,5 % par l’éolien et les autres sources renouvelables) et à l’énergie nucléaire (15 % de l’électricité). Les énergies fossiles sont à l’origine de 66,5 % de l’électricité mondiale. Multiplier par trois les productions renouvelables et nucléaires aurait donc permis de réduire les émissions mondiales de CO2 d’un tiers, soit de plus de 9 milliards de tonnes. Selon les climatologues, pour que la concentration du CO2 soit stabilisée, il suffirait de diviser par deux les rejets actuels de 28 milliards de tonnes. Une réduction de 5 milliards de tonnes s’ajoutant aux 9 milliards cités ci-dessus ferait donc l’affaire. Cette réduction supplémentaire pourrait provenir d’un recours plus important à l’électricité pour la production de chaleur dans l’industrie (métallurgie, chimie) et pour le chauffage (en particulier avec les pompes à chaleur). Bien sûr, un développement décidé de la chaleur renouvelable (solaire, géothermique) serait aussi très efficace. En ce qui concerne les transports, là encore, le recours à l’électricité dans les transports collectifs mais aussi pour les voitures individuelles serait très efficace pour réduire les émissions de CO2 à condition que cette électricité soit produite sans émission de CO2.

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L’énergie nucléaire ne représentant que 2 % de la consommation énergétique...

Les comparaisons entre des pays proches par leur style de vie sont éclairantes sur l’importance des techniques utilisées pour la production d’électricité. La Suède et le Danemark sont proches géographiquement et économiquement. Mais les structures énergétiques des deux pays sont bien différentes. On le voit sur le tableau 16.1. TABLEAU 16.1

Production d’électricité dans quatre pays européens comparables. PIB/tête (k$/tête)

Énergie primaire/tête (tep/tête)

Électricité/tête* (kWh/tête)

CO2/tête (t/tête)

CO2/tep (t/tep)

Danemark

32,6

3,85

6 864 (1,5 tep)

10,15

2,63

Suède

31,9

5,65

15 240 (2,5 tep)

5,32

0,94

France

23,2

4,31

7 585 (1,7 tep)

5,97

1,38

Allemagne

24,4

4,23

7 175 (1,6 tep)

10,00

2,36

Entre parenthèses les valeurs correspondantes en énergie primaire.

Les Suédois consomment 47 % d’énergie primaire de plus que les Danois. Ils consomment 2,2 fois plus d’électricité que leurs voisins. Aux yeux des gourous des économies d’énergie, il est évident que la Suède est un très mauvais élève. Quelle surprise alors de voir que les Suédois émettent 1,8 fois moins de CO2 par tête que les Danois ! Serait-il possible que l’orgie électrique des Suédois soit la cause de leur bonne performance environnementale ? Aussi étonnant que cela paraisse, la réponse est oui parce que les techniques utilisées pour produire leur électricité par la Suède et le Danemark sont radicalement différentes : alors que la Suède ne consomme pratiquement pas de combustibles fossiles pour produire la sienne, 80 % de l’électricité danoise est produite grâce à des centrales à charbon ou à gaz. De plus, la forte consommation électrique de la Suède renforce le poids de l’électricité, à la fois dans la consommation énergétique finale et dans la consommation primaire. TABLEAU 16.2 Structures de la consommation énergétique finale dans le secteur résidentiel de quatre

pays comparables. Pétrole (tep/tête)

Énergies Gaz Électricité renouvelables (tep/tête) (tep/tête) (tep/tête)

Chaleur (tep/tête)

Total (tep/tête)

Danemark

0,117

0,13

0,12

0,17

0,28

0,82

Suède

0,047

0

0,1

0,4

0,3

0,8

France

0,16

0,2

0,1

0,2

0

0,7

Allemagne

0,20

0,35

0,06

0,15

0

0,77

Le tableau 16.2 correspond aux consommations énergétiques finales dans le secteur résidentiel. On remarque que les consommations finales totales des Suédois et des Danois sont pratiquement égales. Mais les Danois utilisent près de 0,25 tep de

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

combustibles fossiles par tête, essentiellement pour se chauffer. Les deux pays utilisent des quantités similaires d’énergie renouvelable (surtout du bois) et recourent également aux réseaux de chaleur (réseaux dans lesquels la chaleur produite par une chaufferie centrale est distribuée dans les logements individuels). Les Danois utilisent très peu de chauffage électrique (l’électricité coûte presque deux fois plus cher au Danemark qu’en Suède !). La comparaison des chiffres de consommation d’électricité montre que les Suédois utilisent environ 0,23 tep/tête d’électricité pour se chauffer. Notons en passant que l’énergie dépensée pour le chauffage par les Suédois n’est pas plus élevée que celle utilisée par les Danois alors que leur climat est notablement plus rude. L’efficacité énergétique finale des Suédois semble donc très bonne. On remarque que l’électricité représente 50 % de la consommation finale résidentielle des Suédois, mais seulement 20 % de celle des Danois, 28 % de celle des Français et 19 % de celle de Allemands. D’une façon globale, la part de l’électricité dans la consommation finale d’énergie totale est de 32 % pour la Suède, 18 % pour le Danemark, 17 % pour l’Allemagne et 20 % pour la France. Pour diminuer les émissions de CO2, l’expérience suédoise amène à deux conclusions : décarboner la production d’électricité ; > augmenter l’usage de l’électricité pour la production de chaleur. >

Les tableaux 16.1 et 16.2 permettent aussi de comparer les performances de la France et de l’Allemagne. La seule différence marquée dans les données pour ces deux pays est la production de CO2 par tête. Elle est 70 % plus élevée pour les Allemands que pour les Français. Les Allemands produisent 60 % de leur électricité avec des centrales à charbon (et à lignite) et à gaz, les Français seulement 9 %. Le résultat est là. Remarquons que le Danemark et l’Allemagne sont aussi les pays ayant le plus développé l’électricité éolienne. Il est intéressant de voir ce qui serait arrivé si tous les pays de l’OCDE, qui en ont tous la capacité technologique, avaient choisi le même mix énergétique que la France. Le résultat de cet exercice est donné sur le tableau 16.3. TABLEAU 16.3

Que se serait-il passé si tous les pays de l'OCDE avaient eu la même politique que la France ? Charbon (%) Fioul (%) Gaz (%) Nucléaire+ENR (%) CO2 (Mt CO2)

France

5,5

1,1

3,5

89,9

10

OCDE

43

6

21

30

5133

OCDE corrigé

5,5

1,1

3,5

89,9

726

La méthode utilisée pour obtenir ces résultats est décrite dans les proceedings : Materials Issues for Generation IV Systems Status, Open Questions and Challenges ; The Energy Issue and the Possible Contribution of the Various Nuclear Energy Production Scenarios. Les données sur le mix électrique peuvent être trouvées sur le site de l'AIE (IEA) http://www.iea.org/stats/electricitydata.asp ?COUNTRY_CODE=28 On a supposé des émissions de 1, 0,73 et 0,6 kg de CO2 par kWh pour les centrales à charbon, à fioul et à gaz respectivement.

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L’énergie nucléaire ne représentant que 2 % de la consommation énergétique...

On voit que les émissions de CO2 auraient été plus faibles de près de 5 milliards de tonnes de CO2, soit le tiers du chemin qu’il aurait fallu parcourir pour diviser par deux les émissions mondiales.

Comment produire l'électricité sans émission de CO2 ? L'hydroélectricité La principale source d’électricité renouvelable est l’hydroélectricité, qui fournit 16 % des besoins mondiaux. L’équipement des pays industrialisés est pratiquement complet et on ne peut guère espérer d’augmentation de la production dans ces pays. Des ressources considérables sont encore envisageables en Afrique, en Russie, en Amérique latine et en Asie. Un exemple célèbre est celui du barrage des Trois Gorges, qui devrait produire l’équivalent de 18 centrales nucléaires de 1 GWe. Mais cette perspective impressionnante est à rapprocher de la croissance de la production électrique chinoise qui atteint 90 GWe par an... La lourdeur des investissements, la distance entre centres de production et centres d’utilisation, l’impact environnemental local souvent très élevé et la nécessité de déplacements massifs de population conduisent à penser que, compte tenu de l’augmentation de la demande en électricité accompagnant le développement de pays comme la Chine et l’Inde, la production hydroélectrique ne devrait pas dépasser 20 % de la production totale.

L'éolien L’éolien est, actuellement, la source d’électricité renouvelable qui, proche de la compétitivité, se développe le plus vite. Le problème majeur de l’éolien est son intermittence. La figure 16.1 est représentative de l’intermittence de la production éolienne. Le rapport entre la puissance moyenne délivrée par une éolienne et sa puissance nominale (maximale) est inférieur à 20 % en Allemagne, 25 % au Danemark. On espère atteindre 30 % pour les installations off shore (en mer). Il est, d’autre part, difficile de prévoir avec suffisamment de précision les sautes de vent. Comme il faut, à tout moment, maintenir la production d’électricité égale à la consommation, il faut disposer de réserves de puissance très rapidement mobilisables. Dans ces conditions, il semble difficile d’accepter une puissance nominale d’un parc éolien supérieure au tiers de la puissance totale disponible. On voit donc que la contribution maximale de l’éolien sur un réseau ne devrait pas dépasser 10 % de l’énergie électrique produite (0,3 × 0,33). Ces limites pourraient être franchies si l’on était capable de stocker l’électricité éolienne pendant plusieurs jours et à faible prix. Tout ou presque reste à faire dans ce domaine.

147

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

17 000 16 000 15 000 14 000 13 000 12 000

[MN]

11 000 10 000 9 000 8 000 7 000 6 000 5 000 4 000 3 000 2 000 1 000 0 Jan

Fev

Mars

Avr

Mai

Juin

Juill

Aout

Sep

Oct

Nov

Dec

Jan

Date

Figure 16.1 Production éolienne obtenue par la compagnie EON en Allemagne.

Le solaire L’électricité solaire peut être produite soit par des modules photovoltaïques, soit en utilisant le rayonnement solaire pour chauffer un fluide, puis en utilisant la chaleur stockée pour faire fonctionner une génératrice de courant. Dans le premier cas se pose la question du stockage de l’électricité pour que sa production (maximale vers midi en été, nulle la nuit et faible en hiver) coïncide avec la demande. Dans le deuxième cas, appelé habituellement solaire thermodynamique, la chaleur produite peut être stockée pendant quelques dizaines d’heures, ce qui résout le problème jour-nuit. Le solaire thermodynamique semble être plus compétitif que le solaire photovoltaïque, mais reste encore très cher (de l’ordre de 200 €/MWh, à comparer aux 60 €/MWh de l’éolien, aux 500 €/MWh pour le photovoltaïque et aux 30 €/MWh du nucléaire). Un très ambitieux projet, Desertec1, envisage de construire plusieurs centaines de centrales thermodynamiques (plusieurs centaines de GWe) en Afrique du Nord et de transporter le courant produit par l’intermédiaire de lignes à très haute tension (800 kV) et courant continu vers l’Europe du Nord. Malgré cela, la production hivernale sera au moins deux fois plus faible que la production estivale. Il reste à prouver la faisabilité de ce projet gigantesque, ses conditions de maintenance (nettoyage des miroirs, vents de sable) et à en évaluer les caractéristiques géopolitiques. En France, le Grenelle de l’environnement a conduit à un programme de 5 GWe d’installations photovoltaïques, donnant une puissance moyenne de 0,7 GWe au 1. Voir http://www.desertec.org.

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L’énergie nucléaire ne représentant que 2 % de la consommation énergétique...

mieux. Le coût d’investissement de ce programme devrait être de l’ordre de 25 G€, soit 20 fois plus cher que ce que coûterait un réacteur nucléaire produisant la même quantité d’énergie. Ajoutons que, bien sûr, le courant fourni par ce parc photovoltaïque sera le plus important au moment où, en France, la demande est la plus faible : à midi en été. Compte tenu de toutes ces difficultés, il serait très étonnant que l’électricité solaire représentât plus de 5 à 10 % du total, d’ici quelques dizaines d’années. Finalement, les énergies renouvelables pourraient fournir, au maximum, de 35 à 40 % de la consommation électrique1. Comment produire sans rejets de CO2 les 60-65 % restant ? Il ne reste guère que deux techniques : l’électricité produite avec des combustibles fossiles dans des centrales équipées d’un système de captage-stockage du CO2 et l’électricité nucléaire.

La capture et le stockage du CO2 La technique a été expérimentée à l’échelle du stockage d’un million de tonnes de CO2 par an2. Une centrale de 1 GWe devrait séparer, capturer et stocker environ 15 millions de tonnes de CO2 par an. Le processus de captage-stockage utilise environ 15 % de l’énergie produite et le surcoût de l’investissement est de l’ordre de 50 %. Les centrales à charbon resteront probablement la principale source d’électricité par centrales à flamme. Elles consomment actuellement 4 milliards de tonnes de charbon par an et émettent près de 12 milliards de tonnes de CO2. Au rythme de croissance actuel, ces rejets devraient au moins doubler d’ici 2050. Il serait inespéré que la moitié des centrales soient équipées de systèmes de captage-stockage. Il faudrait stocker 12 milliards de tonnes de CO2 chaque année. Énorme défi. Le reste des besoins devra être fourni par le nucléaire.

Le nucléaire On peut donc envisager qu’à l’horizon de 50 ans, le nucléaire pourrait fournir au moins le tiers de l’électricité mondiale en évitant l’émission de 12 milliards de tonnes de CO2 par an. La production nucléaire pourrait être multipliée par un facteur compris entre 4 et 5 par rapport au présent pour atteindre environ 1 500 GWe installés. La consommation d’uranium naturel atteindrait environ 300 000 tonnes par an, alors qu’une estimation optimiste considère que les réserves (hors océan) atteindraient 35 millions de tonnes, soit 100 ans de consommation. 1. Remarquons qu’il s’agit bien ici d’un pourcentage. Les éventuelles économies d’énergie n’y changeraient rien. Même si elles permettraient de diminuer, en valeur absolue, le nombre de centrales fossiles ou nucléaires, elles ne changeraient pas leur proportion dans le mix énergétique. 2. Voir les réalisations de Sleipner, en mer du Nord et de Weiburn au Montana : http://www.sauvonsleclimat.org/documents-pdf/Huffer-captage-stockage.pdf.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Ce chiffre relativement faible montre qu’il sera nécessaire de recourir à des réacteurs surgénérateurs. Cette technique est bien connue puisque le réacteur Phénix, qui a démarré en 1973, vient d’être arrêté définitivement après 35 ans de bons et loyaux services. Superphénix aurait dû prendre le relais mais une décision politique et malheureuse en a décidé autrement. L’effort se poursuit ailleurs, en Russie avec le prochain démarrage de BN800, successeur de BN600, en Inde avec la construction en cours d’un réacteur surgénérateur de 500 MWe, au Japon avec le réacteur de Monju, en Chine. La conséquence de l’arrêt de Superphénix n’a pas été de stopper le développement des surgénérateurs mais d’avoir supprimé l’avantage que la France avait en cette matière qui sera cruciale dans l’avenir. En conclusion, considérant que la production d’électricité est la plus importante origine mondiale d’émission de CO2 du fait de son recours massif au charbon et au gaz par les centrales, on voit qu’il est crucial de renoncer à l’usage de ces combustibles fossiles au profit de sources non carbonées d’électricité. Dans l’état actuel et prévisible à moyen terme des technologies, il est peu probable que l’électricité d’origine renouvelable excède 40 % du total. Pour aller plus loin de façon réaliste et réalisable il faudrait une puissance nucléaire installée d’environ 1 500 GWe, produisant 30 % de la consommation électrique. À ce niveau, la transition vers la surgénération sera nécessaire. Les autres 30 % de la consommation pourraient être fournis par des centrales à charbon ou à gaz, à condition qu’elles soient équipées de systèmes de capture-stockage de CO2.

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Ne devrait-on pas construire tout de suite des réacteurs de génération IV plutôt que des EPR ? (Chi va piano va sano e chi va sano va lontano)

Au moment du débat sur l’EPR*1 de Flamanville, certains protagonistes, sans doute soucieux d’un développement rapide de la filière nucléaire, avaient suggéré de passer immédiatement à la construction d’un réacteur de génération IV2 plutôt que de perdre son temps avec un réacteur déjà dépassé3. Cette question mérite sans doute d’être examinée soigneusement. Les réacteurs de génération IV peuvent être regroupés en deux catégories.

Les réacteurs à gaz à haute température (RGHT) Ils permettraient une augmentation du rendement et l’utilisation industrielle de la chaleur, par exemple pour produire de l’hydrogène. Ces réacteurs, encore à développer, n’ont d’intérêt que pour des puissances électriques nominales assez faibles, au plus du tiers de celle de l’EPR. Ils seraient donc plutôt complémentaires de ce 1. http://sauvonsleclimat.org/new/spip/IMG/pdf/DPP-EPR.pdf. 2. Les réacteurs devant prendre la suite des réacteurs de type EPR dits de génération III. 3. Benjamin Dessus, « Faut-il lancer un EPR aujourd’hui ? », 28 octobre 2006, http://stopgolfech.over-blog.org/article-4823934.html.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

dernier et ne sauraient prétendre au remplacement de tous les REP* actuels. Une centrale de démonstration de faible puissance pourrait être construite dans une dizaine d’années, à condition que la décision en soit prise dans l’année qui vient. Il faudra ensuite passer à un prototype industriel soit encore au moins dix ans avant d’envisager l’industrialisation de cette filière On pourrait alors envisager qu’une partie, probablement assez faible, des réacteurs REP actuels soit remplacée par des réacteurs RGHT. Le développement éventuel des RGHT ne semble donc pas interférer avec la nécessité de construire des EPR dès aujourd’hui.

Les réacteurs surgénérateurs Le réacteur Superphénix* était le premier prototype industriel de ce genre. Ceux qui proposent de construire rapidement un réacteur de génération IV envisagent-ils de substituer à l’EPR un réacteur de type Superphénix1 ? En réalité, plus aucun producteur d’électricité opérant sur un marché libre ne prendra le risque de construire un surgénérateur tant que les perspectives d’évolution du prix de l’uranium ne le justifieront pas, autrement dit tant qu’une reprise dynamique de la construction de réacteurs nucléaires ne sera pas assurée. Par ailleurs, le déploiement d’un parc surgénérateur exige la disponibilité d’un stock important de matière fissile (plutonium 239 ou uranium 233) qui ne peut être créé que par le fonctionnement d’un grand nombre de réacteurs thermiques de type REP, REB ou Candu*. Le cœur de Superphénix contenait 5 tonnes de plutonium et en produisait chaque année 160 kg. Par ailleurs, il était prévu de retraiter un cœur en 5 ans, ce qui implique que, pour chaque réacteur de type Superphénix, il faut disposer de 10 tonnes de plutonium. En d’autres termes il faut plus de 60 ans de fonctionnement d’un réacteur de type Superphénix pour fournir le plutonium nécessaire à un deuxième réacteur. Les réacteurs REP produisent eux aussi du plutonium, à raison de 200 kg pour une production d’électricité de 8 TWh (un an de fonctionnement d’un réacteur de 1 GWe). Supposons qu’on veuille remplacer un parc de 60 GWe de réacteurs REP (ou EPR) par un parc équivalent de RNR* de type Superphénix. On aura donc besoin de 600 tonnes de plutonium. Chaque année, le parc de REP en produit 12 tonnes. Il faudra donc que le parc de REP fonctionne pendant 50 ans pour produire le plutonium nécessaire à son remplacement par des RNR. D’autres types de réacteurs produisent plus de plutonium que les REP, par exemple les réacteurs à eau lourde Candu (près de 350 kg/GWe/an). Remarquons ici que l’utilisation de combustibles MOx consomme du plutonium à raison de 420 kg/an pour une production de 8 TWh. Dans le cas où tous les combustibles à base d’oxyde d’uranium enrichi (UOx) sont retraités et le plutonium extrait recyclé une seule fois sous forme d’oxyde mixte de plutonium et d’uranium (MOx), la quantité de plutonium nette produite est pratiquement divisée par deux. On peut se demander s’il est bien judicieux de consommer un combustible qui 1. Benjamin Dessus, en particulier était un adversaire décidé de Superphénix.

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Ne devrait-on pas construire tout de suite des réacteurs de génération IV...

deviendra très précieux si les RNR sont développés rapidement. Il a été suggéré de fabriquer des combustibles thorium-plutonium de manière à produire de l’uranium 233 qui pourrait être utilisé dans un cycle surgénérateur thoriumuranium1. En conclusion, il est prématuré de remplacer dès maintenant des réacteurs à eau pressurisé de type EPR par des surgénérateurs de type Superphénix car nous aurons besoin du plutonium produit par l’EPR pour alimenter les surgénérateurs du futur. Par contre la pratique du recyclage du plutonium dans des combustibles MOx devrait être réexaminée dans cette optique.

1. S. David, E. Huffer, H. Nifenecker, « Revisiting the thorium-uranium nuclear fuel cycle », Europhysics News, 38, 10.1051/EPN:2007.

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Les déchets nucléaires

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Le vrai problème n'est-il pas qu’on ne sait pas gérer ces déchets nucléaires dangereux pendant des millions d’années1 ? (Le temps s'en va, le temps s'en va, Madame, las, le temps non, mais nous nous en allons et tôt serons étendus sous la dalle – Pierre de Ronsard)

Contrairement aux déchets chimiques industriels renfermant des éléments toxiques comme l’arsenic, le plomb, le cadmium, dont la durée de vie est infinie, les déchets nucléaires renferment des radionucléides qui disparaissent avec le temps, même si, pour certains d’entre eux, il faut très longtemps. Par ailleurs, plus les radionucléides vivent longtemps et moins ils sont dangereux ! En effet, qui dit grande durée de vie dit faible taux de désintégration. Par exemple, l’iode 129 qui a une période de 15 millions d’années, est 700 millions de fois moins radioactif que l’iode 131 dont la période n’est que de 8 jours et qui a été responsable des cancers de la thyroïde de Tchernobyl. Or le public imagine souvent que les deux iodes sont les mêmes et ont les mêmes conséquences radiologiques ! 1. Références de ce chapitre : Dossier Argile 2005 de l'Andra : http://www.andra.fr/download/site-principal/document/dossier2005/D05A_266.pdf Les rapports de la Commission nationale d'évaluation : http://www.developpement-durable.gouv.fr/energie/nucleair/debat-2006/pdf/cne.pdf Les rapports de l'Office parlementaire des choix scientifiques et techniques : http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-off/i3793.asp H. Nifenecker et G. Ouzounian, « Le stockage des déchets nucléaires en site profond » http://sauvonsleclimat.org/new/spip/IMG/pdf/dechets.pdf Les déchets nucléaires, ed. R.Turlay, EDP Sciences 1997.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Les déchets actuels1, composés de produits de fission et d’actinides mineurs enrobés dans du verre, doivent être refroidis pendant quelques dizaines à une centaine d’années. Après un séjour en piscine ils devraient être entreposés en surface ou en sub-surface. Dans les conditions de stockage actuelles aucune conséquence sur la santé publique n’a jamais pu être observée (à noter que les rejets éventuels de ces sites sont constamment surveillés et que des études épidémiologiques ont été menées assez fréquemment autour de certains sites, de stockage ou autres, pour lesquels des doutes avaient été émis). La pratique actuelle d’entreposage en surface est globalement satisfaisante, même si elle peut être encore améliorée, et ce, aussi longtemps que la production d’électricité nucléaire continuera. Dès que la puissance dégagée devient suffisamment faible pour ne plus nécessiter de refroidissement, il devient possible de stocker les déchets à quelques centaines de mètres de profondeur, à l’abri d’éventuelles agressions criminelles et des conséquences possibles de changements climatiques à long terme. Le bon sens dit qu’un stockage à quelques centaines de mètres de profondeur serait encore plus sûr qu’un stockage en surface ou sub-surface. Or tout se passe comme si l’on craignait davantage un stockage en profondeur qu'un stockage en surface !

La production de déchets Ordres de grandeur Un réacteur d’une puissance de 1 000 MWe2 produit environ 30 tonnes de combustibles usés par an (environ 3 m3). La principale partie de ces combustibles est composée d’uranium (28,7 tonnes). Ils contiennent aussi, typiquement, 1 tonne de produits de fission dont 45 kg de produits de fission de durée de vie moyenne (césium 137 et strontium 90) et 65 kg de produits de fission à vie longue. Enfin ils contiennent 220 kg de plutonium et 18 kg d’actinides mineurs (américium, curium et neptunium)3. La quantité de déchets finaux à stocker dépend de la conception que l’on a de l’avenir de la filière nucléaire. Un scénario de sortie du nucléaire conduit à envisager que la totalité des combustibles usés doit être considérée comme devant être stockée en couche géologique profonde. La pratique du retraitement et du MOx4 ne change pas grand chose à la validité de cette affirmation, car, au bout du compte, il faudra stocker l’uranium de retraitement, les combustibles MOx usés et les déchets du retraitement. Finalement, environ 30 tonnes de déchets de haute activité et à vie longue (HA-VL) destinés à un stockage géologique seront produits chaque année par réacteur de 1 000 MWe. 1. Dans ce qui suit nous traiterons essentiellement du cas français. 2. Les réacteurs à eau pressurisée (REP) français ont des puissances de 900, 1 300 et 1 450 Mwe. 3. Pour un taux d'irradiation de 33 GWj/t. 4. Combustible constitué d’un mélange d’oxyde d’uranium et d’oxyde de plutonium.

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Le vrai problème n'est-il pas qu’on ne sait pas gérer ces déchets nucléaires dangereux...

Dans le cas contraire, celui d’un nucléaire durable reposant sur l’utilisation future de réacteurs surgénérateurs, aussi bien l’uranium de retraitement que le plutonium doivent être considérés comme des ressources et la quantité de déchets HA-VL destinée au stockage géologique est réduite à environ 1 tonne par an. Il faut y ajouter la production d’une vingtaine de tonnes de déchets de moyenne activité et longue durée de vie (MA-VL) dont la radioactivité totale ne représente que quelques pour cent de celle des déchets HA-VL, et qui, ne dégageant pratiquement pas de chaleur, sont beaucoup plus faciles à gérer. On voit qu’un scénario de sortie du nucléaire conduit à devoir gérer une quantité de déchets HA-VL près de 30 fois plus importante qu’un scénario de nucléaire durable. Un tel scénario exigerait aussi de prendre rapidement la décision du stockage géologique puisqu’il qu’il supposerait la disparition assez rapide des compétences nucléaires qui assurent, actuellement, la sûreté des entreposages. Une telle disparition est déjà observable dans un pays comme l’Italie. Contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne et en Belgique, une décision de sortie du nucléaire ne saurait donc être prise avant que le stockage géologique ne soit assuré. Réclamer la sortie du nucléaire et s’opposer à la réalisation d’un site de stockage géologique est incohérent, irresponsable et démagogique.

Comparaisons Au niveau mondial, l’électricité est produite à plus de 50 % par des centrales au charbon. Une centrale produisant 1 000 MWe consomme environ 4 millions de tonnes de charbon par an. Elle produit près de 300 000 tonnes de cendres renfermant 400 tonnes de métaux lourds toxiques dont 5 tonnes d’uranium et 13 tonnes de thorium. Notons que ces radioéléments ne sont pas gérés, contrairement, bien sûr, à ceux produits dans le cycle nucléaire. De plus, la centrale à charbon rejette chaque année 10 millions de tonnes de gaz carbonique dans l’atmosphère. Il est intéressant de comparer le volume des déchets nucléaires à celui des autres déchets industriels toxiques. En 1998, dans l’Union européenne, le volume de déchets nucléaires de haute activité (HA-VL) était de 150 m3 (un cube de 5,5 m de côté), le volume total des déchets nucléaires, y compris ceux de faible activité était de 80 000 m3 (un cube de moins de 45 m de côté), celui des déchets industriels toxiques de 10 millions de m3 (un cube de 215 m de côté) et celui de tous les déchets industriels de 1 milliard de m3 (un cube de 1 km de côté). Les gestions des déchets industriels toxiques et des déchets nucléaires à court ou long terme sont difficilement comparables mais on peut noter des cas d’intoxication graves au plomb ou au mercure, même dans les pays développés, alors que dans ces mêmes pays, on n’a jamais rapporté de cas d’exposition aux rayonnements ayant entraîné des conséquences significatives pour le public du fait de la gestion des combustibles usés ou des déchets de retraitement.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Le stockage en site géologique profond Aussi longtemps qu’ils restent confinés sous terre, dans le site de stockage géologique, les déchets nucléaires ne présentent aucun danger pour le public. C’est la contamination des eaux superficielles par des radionucléides à vie longue qui peut constituer un risque pour le futur. Pour qu’une telle contamination se produise, il faut : d’abord que les conteneurs des déchets soient endommagés par une corrosion aqueuse, un processus qui devrait durer au moins 10 000 ans ; > que les éléments radioactifs soient progressivement dissous dans l’eau. Pour ceux contenus dans les verres, ce processus durerait plusieurs centaines de milliers d’années. Certains éléments comme le plutonium et l’américium sont d’ailleurs très peu solubles dans l’eau, ce qui étale dans le temps le processus de dissolution ; > que les éléments radioactifs soient transportés par l’eau hors de la couche géologique de stockage. Dans l’argile, cela a lieu par un processus de diffusion qui est très lent. Typiquement, pour un site comme celui de Bures, ce processus durerait entre quelques centaines de milliers d’années pour les éléments les plus mobiles (iode 129, technétium 99, niobium 94, chlore 36) et beaucoup plus pour les moins mobiles (plutonium, uranium) ; > que les éléments radioactifs passent dans la nappe phréatique de surface, ce qui est assez rapide en comparaison avec les processus précédents. À ce stade, les radionucléides les plus radioactifs, césium 137, strontium 90 et les principaux actinides (plutonium, américium et curium) auront disparu depuis longtemps ! Le neptunium lui-même, très faiblement radioactif, est très peu soluble dans les eaux souterraines et peu mobile. Une faible couche d’argile de quelques mètres d’épaisseur suffirait à ce qu’il ne puisse jamais revenir en surface. Or la couche d’argile du site de l’est de la France a 150 m d’épaisseur ! Pratiquement, seuls l’iode 129, et le chlore 36, très peu radiotoxiques, devraient se retrouver dans les nappes phréatiques en liaison avec le site de stockage après quelques centaines de milliers d’années. >

Les risques pour la population La règle fondamentale de sûreté imposée par les autorités de sûreté pour un stockage géologique recommande que l’augmentation de l’exposition des populations les plus exposées à tout moment du futur, n’excède pas le dixième de la radioactivité naturelle. Pour un stockage bien conçu1, toutes les simulations de retour des radionucléides à la biosphère effectuées montrent que cette limite ne devrait jamais être atteinte sauf, éventuellement, en cas d’intrusion volontaire dans le site de stockage, et ce pour les intervenants eux-mêmes2. 1. C’est-à-dire refermé avec soin et respectant les limites de charge thermique nécessaires pour assurer le maintien des qualités de la couche géologique. 2. Voir par exemple H. Nifenecker et G. Ouzounian, in : L’énergie de demain, EDP Sciences, 2005 p. 429 et seq.

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Le vrai problème n'est-il pas qu’on ne sait pas gérer ces déchets nucléaires dangereux...

Dans le dossier Argile 2005 de l’Andra, on trouve une estimation des doses maximales qui seraient reçues par les populations les plus à risque pour différents types de déchets stockés. TABLEAU 18.1

Estimation par l'Andra des doses maximales pouvant être reçues par les populations les plus exposées. Dose maximale reçue (mSv/an)

Date du maximum (années)

Tous déchets B

0,00047

370 000

Tous déchets C

0,0008

550 000

Combustibles CU1+CU2

0,022

410 000

0,000073

400 000

Combustibles CU3

Déchets B : Déchets MA-VL (moyenne activité à vie longue). Déchets C : Verres HA-V (haute activité à vie longue). Combustibles CU1+CU2 : Combustibles EDF usés dans le cas de l'arrêt du retraitement. CU1 : combustibles UOx, CU2 : combustibles Mox. Combustibles CU3 : Combustibles usés non retraités des sous-marins nucléaires.

La règle fondamentale de sûreté (RFS) limite la dose acceptable à 0,25 mSv/an. On voit que, dans le pire des cas, la dose prévue n’excéderait pas le dixième de la RFS. Rappelons qu’aucun effet d’une irradiation naturelle inférieure à 50 mSv n’a jamais été observé. Les riverains actuels des sites de stockage géologique et leur lointaine descendance ne risquent rien, à l’exception d’accidents liés aux transports divers relatifs à l’exploitation du stockage. Il reste à comprendre pourquoi cette innocuité du stockage géologique est aussi largement mise en doute dans les médias et le public. Sans doute les organisations institutionnelles n’ont-elles pas suffisamment informé le public, sous prétexte qu’elles ne possédaient pas les évaluations définitives de risque.

Les risques pour l’environnement Alors qu’il ne fait plus de doute que les activités humaines sont responsables de la disparition de nombreuses espèces animales, il est impossible de trouver un cas de disparition d’espèce imputable à l’exploitation de l’énergie nucléaire. Bien plus, même dans les cas extrêmes de contamination radioactive comme lors des essais atmosphériques d’armes où la catastrophe de Tchernobyl, les biotopes ont assez rapidement retrouvé leur état initial, alors même que la radioactivité résiduelle restait notable1. D’une façon générale, une quelconque influence sur la biosphère de la production d’électricité nucléaire ne pourrait être envisagée que si l’augmentation de la 1. Voir pour l'atoll de Bikini : http://www.physorg.com/news127473368.html et, pour Tchernobyl : http://www.greenfacts.org/fr/tchernobyl/l-3/3-chernobyl-environment.htm#5p0.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

radioactivité moyenne qu’elle pourrait entraîner dépassait la valeur de la radioactivité naturelle. En France, l’augmentation moyenne de la radioactivité ambiante due à la production d’électricité nucléaire est 5 000 fois plus faible que la radioactivité naturelle. Par ailleurs, l’activité de la totalité des déchets produits pendant 50 ans de fonctionnement du parc de réacteurs français en absence de retraitement ne représenterait, au bout de 1 000 ans que le millième de l’activité de la croûte terrestre française (on suppose que les déchets sont enfouis à 500 m de profondeur et on calcule l’activité du premier kilomètre de croûte terrestre). Cela signifie que, même dans le cas extrêmement improbable où toute l’activité du dépôt serait relâchée dans l’environnement, l’augmentation de la radioactivité moyenne resterait très faible1.

La séparation-transmutation Les dimensions du stockage géologique sont essentiellement déterminées par le dégagement de chaleur des colis de déchets de haute activité. La réduction des dimensions du stockage pour en diminuer le coût est une motivation pour adopter une stratégie de séparation transmutation. La seule extraction du plutonium permet de diviser par deux la charge thermique. Pour diminuer la charge thermique pendant le premier siècle de stockage, il pourrait être économiquement intéressant de séparer le césium et le strontium et de les entreposer sur une longue durée pour décroissance. L’entreposage reste sous surveillance pendant au maximum 300 ans. Le stockage en site géologique a vocation à pouvoir être « oublié » en toute sécurité. La séparation et la transmutation de l’américium dans des réacteurs spécialisés ou dans les réacteurs surgénérateurs permettraient de gagner deux ordres de grandeur sur la charge thermique de déchets, et donc, une réduction comparable de la surface du site de stockage. Séparation et transmutation ne sont pas des préalables à la mise au point d’une gestion satisfaisante des déchets nucléaires mais pourraient en réduire notablement le coût. Par contre l’extraction du plutonium (nous ne considérons ici que la filière de surgénération à partir de l’uranium ; une autre filière, à partir du thorium, pourrait présenter de l’intérêt, mais tout y est à faire) est une nécessité pour le développement d’un nucléaire durable basé sur des réacteurs surgénérateurs.

La question du financement de la gestion des déchets En l’état actuel, le budget de l’Andra, qui est chargée du stockage définitif des déchets nucléaires, est abondé par les producteurs, essentiellement par EDF et Areva. On peut se poser la question, comme l’a d’ailleurs fait l’OPECST, de savoir si cette solution reste fiable et valable dans le contexte de libéralisation du marché de l’électricité. Il est aussi légitime de s’interroger sur le financement des recherches sur la séparationtransmutation. 1. Voir http://sauvonsleclimat.org/new/spip/IMG/pdf/dechets.pdf.

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Le vrai problème n'est-il pas qu’on ne sait pas gérer ces déchets nucléaires dangereux...

En conclusion, rien ne justifie l’affirmation, pourtant bien populaire, selon laquelle on ne saurait pas gérer les déchets nucléaires. Le véritable problème qu’ils posent est sociopolitique ; c’est celui de l’acceptabilité par les populations. Sera-t-il possible qu’un jour ce problème soit abordé rationnellement et en toute bonne foi ?

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Et quid du coût de gestion des déchets ?

(Il faut boire le calice jusqu'à la lie)

Les déchets de très faible activité (TFA) et de faible activité à vie courte (FA-VC) sont pris en charge par l’Andra* (Agence nationale de gestion des déchets radioactifs) dans des centres de stockage de surface. Les coûts de construction, d’exploitation et de fermeture de ces centres sont évalués par l’Andra, puis rapportés à la quantité de déchets stockés. Ces coûts sont réévalués périodiquement. Le financement de la gestion de ces déchets est réalisé par un paiement du producteur de déchets à l’Andra au moment de la livraison du colis. Cependant, en vertu du respect du principe pollueur-payeur, l’Andra ne devient pas propriétaire du déchet. Au terme du contrat pluri-annuel, la réévaluation du coût du stockage conduit à une révision du coût au colis et si nécessaire à des paiements complémentaires pour les colis déjà transférés1. Pour les déchets de très faible activité (TFA) stockés dans le centre de stockage de Morvilliers, le coût s’élève à 270 €/tonne. En 2004, il y avait environ 768 000 m3 de déchets TFA. Le coût total pour leur stockage serait donc de 207 M€. Les déchets de faible et moyenne activité à vie courte ont été pris en charge dans les centres de la Manche jusqu’en 1994 et de l’Aube depuis. Les coûts de stockage sont 1. Voir http://www.techno-science.net/ ?onglet=glossaire&definition=3371 et http://www.developpement-durable.gouv.fr/energie/nucleair/pdf/rapport-gt-cout-stockage.pdf.

165

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

en 2002 de 2 529 € par m3. Le volume des déchets MA-VC atteignait 140 000 m3 soit un coût total pour leur stockage de 354 M€. Pour l’ensemble TFA et MA-VC, on avait donc un coût total d’environ 560 M€. Ce chiffre est à rapprocher du revenu tiré par EDF de la vente des kWh nucléaires, soit 4 635 TWh pour un revenu calculé au prix de 2008 de 162 G€. On voit que le stockage des déchets TFA et MA-VC représente une part extrêmement faible (environ 3 pour mille) du coût du kWh. En ce qui concerne le stockage des déchets de haute activité (HA, 2 000 m3) et de moyenne activité à vie longue (MA-VL, 44 000 m3), il ne peut y avoir que des estimations puisque le site de stockage ne sera opérationnel qu’en 2025. L’Andra avait fait une première estimation en 1996, qu’elle avait revue en 2003 pour plusieurs scénarios de production et de retraitement. Les producteurs de déchets avaient critiqué cette nouvelle estimation. Un groupe de travail regroupant l’Andra et les producteurs a été créé en 2005, qui a remis son rapport sur le « Coût d’un stockage souterrain de déchets radioactifs de haute activité et à vie longue » en juillet 2005. Dans ce rapport, deux scénarios principaux sont envisagés. Le scénario S1a de l'Andra supposait le retraitement de tous les combustibles usés, et admettait une augmentation de la charge thermique des verres (la charge thermique du verre est proportionnelle au nombre de désintégrations radioactives des noyaux qu’il contient) en supposant un flux de plutonium résiduel, en partie conditionné dans des colis de verre. Un scénario « industriel » (SI) établi par l’Andra et les producteurs de déchets (Areva, CEA, EDF), se basait sur des considérations comparables au scénario S1a quant aux hypothèses de constitution et d’exploitation du parc électronucléaire (58 tranches REP fonctionnant sur 40 ans, 20 tranches fonctionnant avec du MOx, 2 tranches avec de l’uranium de retraitement enrichi, l’ensemble du parc produisant en moyenne 400 TWhe par an et traitement de l’ensemble des combustibles déchargés). Dans ce scénario, le MOx est traité à partir de 2025 et les produits de fission sont incorporés en dilution dans les déchets de type C3 (colis intégrant les déchets issus du traitement d’UOX et de MOx). Dans l’optique d’un démarrage de réacteurs de génération IV fonctionnant selon un cycle U/Pu à l’horizon 2040, les déchets C3 du scénario industriel n’intègrent pas de plutonium. Il a été décidé de tenir compte d’aléas possibles sur les coûts estimés. Le tableau 19.1 donne les résultats de ces différentes analyses et montre que les estimations varient relativement peu pour autant que les hypothèses sur le retraitement et l’intervention de la génération IV sont comparables. En prenant la valeur maximum de 15,6 G€ et en la comparant au revenu de la vente du courant d’un parc produisant 400 TWh/an pendant 40 ans, soit au total 16 000 TWh valorisés à 560 G€ (pour un coût de 3,5 c€/kWh), on voit que le coût du stockage ne serait que d’environ 3 % du coût du kWh. On peut noter que la provision de 15 538 M€ provisionnée par EDF en 2008 est proche de la valeur la plus élevée donnée dans le tableau. La totalité des provisions faites par EDF, y compris le démantèlement, était de 29,7 G€, assez nettement inférieure aux valeurs données par la Cour des comptes (48 G€). Nous n’avons pas d’explications pour cette différence. La totalité des provisions brutes d’EDF se monte ainsi à 6 % du montant du revenu de la vente des kWh nucléaires.

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Et quid du coût de gestion des déchets ?

TABLEAU 19.1

Estimation du coût du stockage géologique dans deux scénarios de production et retraitement et deux calculs, l'un par l'Andra, l'autre par les producteurs de déchets (en milliards d’euros).

Scénario

Aléas 5 % (G€)

Aléas 20 % (G€)

S1a (Andra)

15

15,6

S1a (Producteurs)

13

13,6

SI (Andra)

13,4

13,8

SI (Producteurs)

11,7

12,1

Là encore, contrairement à des allégations trop courantes, on voit que le coût de la gestion des déchets nucléaires est bien intégré dans celui de l’électricité nucléaire. Les mêmes causes donnant les mêmes effets, la longueur de la période de fonctionnement des réacteurs fait que l’influence de cette prise en compte ne joue qu’un faible rôle, de l’ordre de quelques pour cent, du prix payé par le consommateur.

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Le nucléaire n'est-il pas aussi responsable d'émissions de CO2 ? (Il n'y a pas de quoi fouetter un chat !)

On entend souvent dire qu’après tout, l’électricité nucléaire est aussi responsable d’émissions de CO2, et, plus généralement, de gaz à effet de serre, que ce soit au moment de l’extraction des minerais, de la construction du réacteur, de l’enrichissement de l’uranium. Et cela est vrai, mais toute la question est de savoir quelle est la quantité de CO2 produite par kWh, et comment elle se compare à celle provenant d’autres modes de production. En elle-même, la réaction de fission ne produit pas de CO2. Mais, dans un calcul des émissions sur le cycle de vie, il faut aussi inclure les émissions de CO2 au cours des opérations minières, d’enrichissement, de construction, de retraitement des combustibles usés et de stockage. On peut tout d’abord faire une estimation approximative de ces contributions. Considérons un réacteur produisant 7 TWh/an. Une centrale à charbon de même puissance émet environ 15 millions de tonnes de CO2. La quantité de charbon brûlée est de l’ordre de 4 millions de tonnes. L’énergie nécessaire pour extraire ce charbon est de l’ordre de 10 % de celle contenue dans le charbon (selon Hirschberg et al., elle varie entre 30 % et 3 %), conduisant à l’émission d’environ 0,7 millions de tonnes de CO2. La quantité d’uranium naturel nécessaire pour produire 7 TWh est d’environ 200 tonnes. En prenant une concentration d’uranium de 0,2 %, on

169

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

voit qu’il faut extraire 100 000 tonnes de minerai. En appliquant la même règle que pour le charbon, on obtient donc une émission de CO2 d’environ 25 000 tonnes soit environ 3,5 g/CO2/kWh. Bien entendu, cette valeur est sensible à la richesse des gisements. Une contribution qui peut également être importante est celle de l’enrichissement. Dans le cas de l’enrichissement par diffusion gazeuse, l’usine Eurodif consomme l’électricité produite par deux centrales nucléaires, soit 3,5 % de celle produite par le parc français. Si cette électricité est produite par des centrales à charbon, on peut atteindre une contribution de 30 g CO2/kWh. Si l’électricité est fournie par une centrale nucléaire, les émissions correspondantes sont négligeables. Ceci est encore plus vrai si la technique d’enrichissement est la centrifugation gazeuse, la formule d’avenir. Un autre poste important correspond à la construction du réacteur. On peut estimer à environ 500 000 m3 le volume de béton des protections de l’EPR. Il faut 300 kg de ciment pour 1 m3 de béton. La production du ciment conduit à l’émission de 200 kg de CO21 par tonne de ciment. Finalement la production de CO2 par m3 de béton est de l’ordre de 60kg/m3. Par ailleurs, le volume d’acier nécessaire peut être évalué au dixième de celui du béton, soit 50 000 m3, environ 330 000 tonnes. La fabrication de l’acier conduit à l’émission d’environ 1,5 tonnes de CO2 par tonne d’acier2. On voit donc que la construction de l’EPR devrait amener la production d’environ 850000 tonnes de CO2. L’EPR doit produire annuellement 12 milliards de kWh pendant 60 ans. On obtient alors une émission de 1,1 g de CO2 par kWh. On voit donc que, dans les conditions françaises, les émissions de CO2 sur le cycle de vie devraient être de l’ordre de quelques grammes par kWh. Une étude beaucoup plus sérieuse du contenu en CO2 de l’électricité a été faite par le Paul Scherrer Institute de Zurich3 (PSI). Dans les conditions suisses et françaises où l’électricité est produite avec une faible composante de centrales fossiles, les chiffres de l’équipe suisse sont donnés sur la figure 20.1. Le total des émissions, dont le détail est donné sur cette figure est égal à 6 g de CO2 équivalent par kWh. Il est évidemment intéressant et important de comparer cette valeur d’émission à celles des autres techniques de production d’électricité. Le groupe du PSI l’a fait et le tableau 20.1 résume leurs résultats. Notons que la quantité de béton nécessaire par kWh est 8 fois plus importante pour l’éolien que pour le nucléaire et la quantité d’acier 12 fois plus importante4. Ceci explique que les émissions de CO2 soient plus importantes pour l’éolien que pour le nucléaire.

1. D'après Ciment 2003, document du Syndicat national de l'industrie cimentière. 2. Ademe, projet Odyssée. 3. Voir http://sauvonsleclimat.org/new/spip/IMG/pdf/Hirschberg.pdf et http://gabe.web.psi.ch/ research/lca/lca_res.html#lcia. 4. B. Barré et P.R. Bauquis, L'énergie nucléaire, ed. Hirle, 2007.

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Le nucléaire n'est-il pas aussi responsable d'émissions de CO2 ?

1,8 1,6

gCO2 eq/kWh

1,4 1,2 1 0,8 0,6 0,4 0,2

e St o

re p En t

ck ag

os ag

en em nn tio di

C on

n Fa

br

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C on

di

tio

nn

em

Ex tra ct io

n

0

Figure 20.1 Décomposition par poste du cycle du contenu en CO2 de l’électricité nucléaire produite

dans les conditions françaises ou suisses.

TABLEAU 20.1

Émissions de CO2 calculées sur le cycle de vie pour les différentes techniques de production.

HydroPhotoGaz Nucléaire Éolien Biomasse Géothermie Charbon électricité voltaïque CCG GCO2 eq./kWh

4

6

10-16

49-60

75

45

423

903

Plusieurs autres études concluent à des valeurs du même ordre, les différences observées pouvant en général s’expliquer par le contenu en CO2 de l’électricité utilisée pour l’opération d’enrichissement et par les hypothèses sur la richesse des gisements d’uranium.

171

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Conclusion

Le nucléaire ne doit être ni divinisé ni diabolisé. Du côté positif, on voit bien qu’il est susceptible de jouer un rôle essentiel pour faire face aux besoins d’électricité dans les pays développés et dans les pays dits émergents. C’est une technologie mature, compétitive, non productrice de gaz à effet de serre et permettant de négocier la transition entre une société basée sur l’usage des combustibles fossiles et une société utilisant des sources d’énergie durables. Le nucléaire lui-même sous sa forme de surgénération pourra trouver sa place parmi ces dernières. Du côté négatif, le nucléaire comporte un certain nombre de dangers qui se déclinent en risques qu’il est important de contrôler : celui d’un grave accident comparable à Tchernobyl, celui d’une dissémination sournoise de la radioactivité du fait d’une gestion défectueuse des déchets nucléaires, celui de la facilitation de la prolifération des armes nucléaires. Nous avons discuté des nombreuses idées reçues qui ont trait à ces deux aspects. En résumé, on peut dire que les avantages accordés au nucléaire sont généralement fondés. Les points d’interrogation principaux résident dans la disponibilité des compétences en quantité suffisante pour lui permettre de jouer un rôle important pour la réalisation d’une société « post-fossile » et, surtout, dans l’acceptabilité sociale de cette forme d’énergie.

173

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Les dangers associés au nucléaire sont réels. La question est de savoir si ces dangers peuvent être gérés de manière à ce que les risques correspondants soient faibles devant ceux admis pour d’autres activités industrielles et acceptés du fait de la nature. On peut faire une comparaison avec une molécule chimique très répandue. Les dangers associés à cette molécule ont été listés par un étudiant de l’université de Chicago : risque de brûlures graves, risques d’intoxications alimentaires et de contaminations bactériennes et virales, risques d’étouffement et d’asphyxie. Elle est aussi responsable de nombreuses catastrophes. Une pétition courut pour obtenir l’interdiction de cette molécule, l’oxydihydride. Mais quand on apprend que le nom usuel de cette molécule est l’eau, certes responsable de noyades, de brûlures, de catastrophes comme les raz de marée, les cyclones, les glissements de terrain, on se rappelle aussi de ses bienfaits, on se rappelle que sans eau il n’y a pas de vie ! Comme le disait Ésope au sujet de la langue, chaque chose peut être la pire ou la meilleure. Ceci s’applique au nucléaire. Le pire aspect de celui-ci est le risque de guerre nucléaire. Son meilleur aspect est de pouvoir fournir massivement de l’électricité sans conséquences environnementales sérieuses (quelles sont les espèces menacées par le nucléaire ?). Et ceci sera encore plus vrai si la surgénération se développe. Or, l’expérience montre que, pratiquement dans tous les cas (États-Unis, URSS, Chine, France, Royaume-Uni, Inde, Pakistan, Corée du Nord, Irak, Iran, Afrique du Sud, Israël), l’objectif de développer un armement nucléaire a précédé celui de produire de l’électricité nucléaire. Ceux qui, de bonne foi parfois, pensent que « sortir du nucléaire » civil c’est lutter contre la prolifération des armements se trompent lourdement. Il reste à comprendre pourquoi le nucléaire civil déchaîne tant de passions (plus, notez-le, que le nucléaire militaire). Je n’aurai pas l’outrecuidance de donner une réponse à cette question, mais je peux donner quelques pistes de réflexion qui s’appuient sur quelques souvenirs personnels. On pourrait penser que la crainte du nucléaire vient de sa première manifestation, l’explosion de Hiroshima. En réalité la bombe fut plutôt bien accueillie dans une Europe qui sortait tout juste des souffrances de la guerre. La capitulation du Japon mettait un point final à la boucherie mondiale et c’est cela que les Français retinrent en priorité. Ils découvraient aussi avec stupeur la puissance cachée dans le noyau, un million de fois plus que dans la matière normale. En octobre 1945, le général De Gaulle créa le CEA dont il confia la direction au plus illustre savant français, Frédéric Joliot-Curie. La maîtrise de la nouvelle énergie laissait entrevoir la perspective d’une source d’énergie inépuisable. Ce n’est qu’en 1946 que l’on commença à découvrir (pour ma part, alors âgé de 12 ans, ce fut la lecture des Cloches de Nagasaki qui m’ouvrit les yeux) le terrible massacre d’Hiroshima et le « mal des rayons ». C’est sans doute alors que s’insinua dans les esprits une crainte sacrée des « rayons ». Elle ne suffit pas, toutefois, à détourner les Français de l’énergie nucléaire civile. Au contraire, les meilleurs ingénieurs et scientifiques se pressaient aux portes du CEA. Aux États-Unis, jusqu’en 1968 c’était l’euphorie avec le lancement de la construction de 34 réacteurs en 2 ans. Dans ce pays, 1968 vit aussi la naissance du mouvement

174

Conclusion

Hippy et de la mise en cause de la société de consommation1. En même temps, était mise en cause la foi dans le progrès technique dont le nucléaire était le symbole. Avec le rapport « Halte à la croissance » du Club de Rome de 1972 le mouvement écologique trouva sa justification théorique. Très vite il se mobilisa contre le nucléaire qui risquait de faire mentir le rapport « Halte à la croissance » en promettant une source d’énergie pratiquement inépuisable grâce à la surgénération2. La mobilisation contre le nucléaire se concrétisa très rapidement puisque le nombre de réacteurs mis en construction passa de 18 en 1968 (14 en 1967) à seulement 7 en 1969. La stratégie des organisations antinucléaires fut largement juridique, en multipliant les recours contre les permis de construire. Ainsi la durée moyenne séparant le début de la construction des réacteurs à leur mise en service commercial passa de moins de 6,5 années pour les réacteurs lancés avant 1968 à plus de 10 ans pour ceux lancés après 1968 (et plus de 11,5 années après 1972). Cette augmentation des délais de mise en œuvre fut un frein très efficace pour les donneurs d’ordre qui se replièrent vers l’usage du charbon et du fioul pour construire leurs centrales électriques. Le choc pétrolier causa un sursaut dans la mise en construction de réacteurs qui atteignit 11 mises en chantier en 1974. Il ne s’agissait que d’un feu de paille puisque le nombre de mises en chantier diminua rapidement pour s’annuler en 1978. En mars 1979 la catastrophe de Three Mile Island mit une fin définitive à la construction de réacteurs aux États-Unis, au moins jusqu’à aujourd’hui. Les intérêts des charbonniers étaient sauvés... avec l’aide des organisations écologiques. Avant le premier choc pétrolier de 1973, l’Europe ne s’était guère engagée dans le nucléaire. Et 1968 fut bien davantage une protestation sociale et culturelle qu’écologique. Toutefois, la contestation atteignit le secteur nucléaire avec une exigence de démocratie et la mise en cause de l’autoritarisme de l’administration du CEA. Des groupes de scientifiques, de syndicalistes et de citoyens commencèrent à s’intéresser sérieusement au nucléaire. C’est ainsi que parut en 1975 L'électronucléaire en France, ouvrage critique et bien documenté rédigé par le syndicat CFDT du Nucléaire. En 1976, c’était la naissance du GSIEN. Une base scientifique serait disponible à l’avenir pour les antinucléaires. De façon plus ou moins régulière, l’Allemagne mit en chantier ses réacteurs entre 1970 et 1982. Tout au plus peut on penser que la catastrophe de Three Mile Island se traduisit par l’absence de mise en chantier en 1980 et 1981. Par contre il est clair que la catastrophe de Tchernobyl mit fin à la construction de centrales en Allemagne, et, d’une façon générale en Europe de l’Ouest à l’exception de la France (et encore, la France n’a lancé que deux chantiers après 1986). Au contraire, les pays asiatiques ont continué à construire des réacteurs comme si de rien n’était. D’une certaine manière, en 2005, les antinucléaires pouvaient considérer qu’ils avaient gagné aux États-Unis et en Europe. Les évolutions récentes, liées à 1. Par exemple, les « Amis de la Terre » naquirent en 1969 à la suite d'une scission avec le « Sierra Club » qui n'était pas franchement antinucléaire. 2. C'est pour cette raison que les surgénérateurs devinrent la bête noire des antinucléaires et Madame la ministre Voynet fit arrêter Superphénix.

175

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

l’augmentation des prix des combustibles fossiles et à la question climatique, semblent remettre en cause cette victoire, d’où le durcissement des contestations. La catastrophe de Fukushima a permis de faire des constations très intéressantes sur les épidémies d’hystérie collective que provoquent les accidents nucléaires. Ce fut particulièrement vrai en France et en Allemagne. Pour les médias, il apparaît que tout accident nucléaire ne peut qu’être grave ou très grave. Les catastrophes nucléaires ne peuvent qu’être les plus graves de toutes. Toute augmentation de radioactivité se traduit automatiquement comme un danger mortel. Tout discours relativisant les risques ou les conséquences d’un accident est perçu comme mensonger. Certains hommes et femmes politiques d’importance ont affirmé qu’il valait mieux renoncer au nucléaire, au prétexte que, si les catastrophes étaient rares, leur gravité pouvait dépasser toute mesure. Ce discours était justifié, selon eux, par la catastrophe de Fukushima, alors que celle-ci n’a fait aucune victime dans le public, et n’en fera probablement pas, au moment où les victimes du tsunami se comptaient en dizaines de milliers. Une rupture de barrage causerait sans aucun doute beaucoup plus de morts qu’une catastrophe nucléaire. Mais dire cela est pratiquement sacrilège et blasphématoire. Selon les médias, les institutions gouvernementales et les opérateurs de centrales ne peuvent que cacher la réalité. En France, cette mentalité assez générale est le résultat de la propagande systématique et persévérante d’organisations comme Greenpeace et la CRIIRAD relayée par « Sortir du Nucléaire », et, plus généralement, par la galaxie des organisations antinucléaires. Plus un discours est catastrophiste plus il est cru et plus il est ressenti comme preuve d’indépendance. L’idée qu’il puisse correspondre à une manipulation visant à profiter politiquement ou simplement financièrement, de la peur, n’effleure que rarement les journalistes. Bien sûr, certains journalistes sont idéologiquement antinucléaires et ont vu dans la catastrophe de Fukushima une occasion en or pour faire avancer leurs idées. Plus la catastrophe était grave, et plus cela leur permettaient avec leurs amis de renforcer leurs positions. Il leur importait donc de dramatiser la situation. De nombreux journalistes avaient simplement peur, comme la plupart de leurs compatriotes. Cette peur s’explique par une méconnaissance complète des effets de la radioactivité, en particulier de la radioactivité naturelle : savent-ils que nous sommes tous radioactifs, qu’au long de notre vie, nous subissons une irradiation de plus de 200 mSv, que la radioactivité des 36 tonnes de potassium 40 dissous dans un 1 km3 d’eau de mer atteint 10 TBq (10 milliards de milliards de Becquerels) ; savent-ils ce que signifient les normes de radioactivité ? Mais ont-ils la volonté de le savoir ? Un enseignement qu’on peut tirer du tsunami médiatique déclenché par Fukushima concerne les effets pervers de la « transparence » si encensée. L’entreprise TEPCO a décrit, chaque jour, le déroulement des évènements dans ses centrales nucléaires, en particulier pour celle de Fukushima. Combien de journalistes ont pris la peine de se rendre sur le site de TEPCO, sur celui de l’autorité de sûreté nucléaire japonaise, sur celui de l’AIEA ? Ils préféraient chercher leurs informations auprès des « grands scientifiques » de la CRIIRAD et de Greenpeace. La transparence devrait se mériter par un vrai travail de compréhension et d’approfondissement. À cet égard, les médias français (et allemands) se sont montrés particulièrement médiocres, cherchant plus

176

Conclusion

à influencer leurs compatriotes qu’à les informer. Pour avoir des informations dignes de foi, il valait mieux aller les chercher dans les médias anglo-saxons. Les journalistes français, qui se sont rendus au Japon (à Tokyo en général), s’indignaient souvent en constatant que les japonais semblaient faire confiance à leurs institutions et ne se montraient pas terrorisés par le danger nucléaire mais se concentraient sur la reconstruction ; autrement dit, on donne des leçons à ces naïfs japonais qui gardent le sens collectif et pensent que faire confiance est plus efficace que de se méfier de tout et de tous. Paradoxalement, on observe que les comportements de peur ont été d’autant plus intenses que le danger objectif était faible. Un phénomène identique s’était passé au moment de Tchernobyl. Les Allemands étaient particulièrement terrorisés et ont renoncé à toute construction de nouveau réacteur avant de décider de la sortie du nucléaire. Les Ukrainiens, au contraire, envisagent de construire 8 nouveaux réacteurs, faisant clairement le choix du nucléaire plutôt que celui du gaz russe. Un aspect intéressant des comportements liés à la peur est qu’il est extrêmement difficile de reconnaître qu’on a eu peur sans raison ; on cherchera donc, par tous moyens, de démontrer que la peur était justifiée. Les estimations fantaisistes du nombre de victimes de Tchernobyl (une récente évaluation porte le nombre de morts de cette catastrophe à plus de 800 000, et les gens ont plus tendance à croire cette évaluation que les estimations de l’ONU) trouvent là leur succès ; il est vraisemblable que le même phénomène se produira à propos de Fukushima. Les tsunamis médiatiques peuvent avoir une influence perverse sur les esprits naturellement anxieux. C’est ainsi qu’au cours du développement de l’accident de Fukushima, j’ai eu la surprise, à 4 heures du matin, de recevoir un coup de téléphone d’une amie allemande : elle était affolée, parlant d’une catastrophe beaucoup plus importante que Tchernobyl, de la nécessité d’accueillir toute la population du Japon qui ne pourrait survivre à la catastrophe. Elle-même était entourée de ses enfants terrorisés. Des Français apprenant le passage du nuage venant de Fukushima n’osaient plus sortir de chez eux, bien que l’IRSN (et même la CRIIRAD) ait bien souligné le caractère bénin de ce survol. Peut-être, un jour, les semeurs de peur devront-ils rendre des comptes pour les troubles psychiques dont ils sont responsables : en France, ceuxci ont été, en effet, autant pour Tchernobyl que pour Fukushima bien plus redoutables que le risque radioactif. Dans une société où les enjeux scientifiques et technologiques sont de plus en plus importants, il faut reconnaître que les citoyens ont du mal à se faire une opinion informée puisque, bien souvent, ils se trouvent face à des discours scientifiques ou pseudoscientifiques contradictoires (mais comment feraient-ils la distinction ?). Ce type de situation n’est pas propre au nucléaire, on le retrouve pour les biotechnologies (OGM), les nanotechnologies, les ondes électromagnétiques, l’évolution du climat (climato-scepticisme). C’est un défi grave pour notre société de retrouver des instances crédibles de médiation des controverses scientifiques. Il est important de comprendre que la question nucléaire recouvre, en fait, un débat idéologique qui met aux prises, d’un côté, ceux qui pensent que la seule solution aux problèmes de ressources et d’environnement est de revenir en arrière, de diviser par

177

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

quatre notre consommation d’ici 2050, de l’autre côté ceux qui pensent que la science et la technique pourront changer la donne et permettre une augmentation de la consommation des pays émergents et en développement. Dans un débat idéologique, la recherche de la vérité et de la mesure ne sont pas prioritaires, au contraire. La tentation d’utiliser les craintes, « la peur sacrée » suscitées par le nucléaire est toujours présente et rares sont les antinucléaires qui y résistent. Nos concitoyens se trouvent donc confrontés à des arguments de toutes sortes, parfois justes, parfois de pure mauvaise foi, et, dans la presque totalité des cas, simplistes. De plus, le débat se concentre sur les risques du nucléaire sans les mettre en regard de ses avantages, et, encore moins, sans les comparer à ceux des autres technologies ou à ceux d’origine naturelle. J’ose espérer que ce livre aidera nos compatriotes à se forger leur propre opinion sur un sujet qui conditionnera dans une mesure importante l’avenir de notre société.

178

Annexes

7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN

Les unités

Rappelons les unités les plus couramment utilisées en physique nucléaire.

Unités d’énergie L’unité d’énergie couramment utilisée dans les processus atomiques et nucléaires est l’électron-volt, noté eV, et ses multiples tels que le keV (103 eV), le MeV (106 eV) et le GeV (109 eV). L’électron-volt est l’énergie acquise par un électron ou un proton soumis à une différence de potentiel de 1 volt. La charge élémentaire d’un électron ou d’un proton vaut : e = 1,6 ⋅ 10−19 coulomb (C), on a donc : 1 eV = 1,6 × 10−19 J Inversement, 1 J = 6,25 × 1012 MeV et 1 kWh = 2,25 × 1019 MeV. La fission d’un noyau dégage environ 200 MeV, soit 3,2 × 10−11 J. Pour produire une énergie de 1 GWh, il doit se produire 1,18 × 1023 fissions, soit la fission de 47 g d’uranium (0,2 mole d’uranium). La consommation d’une centrale de 3 GW thermiques (1 GW électrique), fonctionnant 100 % du temps à plein régime, est de 1,2 t/an d’uranium.

181

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

L’énergie moyenne des atomes d’un gaz ayant une température de 300 degrés kelvin (K) est de 0,025 eV. Inversement, une énergie thermique de 1 eV correspond à une température de 12 000 K. L’énergie dégagée par un explosif nucléaire est habituellement exprimée en kilotonne de TNT (kt TNT) qui vaut environ 4,2 térajoules (1 TJ = 1012 J), soit encore 2,6 × 1025 MeV.

Unité de longueur Le noyau étant très petit, on utilise habituellement une unité de longueur commensurable à son rayon, le femtomètre : 1 Fm = 10−15 m Le femtomètre a remplacé l’ancienne unité, le fermi qui a la même valeur. Typiquement, les noyaux ont des rayons de l’ordre de 10 Fm.

Unité de surface L’unité de surface couramment utilisée n’est pas le Fm2 mais, pour des raisons de commodités, le barn qui vaut 100 Fm2. On a donc : 1 barn = 10−24 cm2 La probabilité d’interaction d’un neutron avec un noyau est appelée section efficace, notée σ et s’exprime en barns.

Unités mesurant l'activité des sources radioactives L’activité d’une source radioactive est mesurée en becquerels (Bq). Un becquerel correspond à une désintégration par seconde. On utilisait auparavant le curie, égal à 3 × 1010 becquerels. L’activité du corps humain est d’environ 100 Bq/kg.

Unités d'exposition aux radiations La dose d’énergie radiative reçus est mesurée en grays (Gy). Un gray correspond à un dépôt d’énergie par les radiations de 1 J/kg. Les effets sanitaires dépendent aussi de la nature des rayonnements : par exemple, les rayons alpha sont 20 fois plus efficaces que les rayons gamma ou bêta pour l’induction d’effets probabilistes à faibles doses. Ils dépendent aussi de la nature des organes irradiés. La « dose équivalente » supposée mesurer les effets sanitaires des radiations est évaluée en sieverts (Sv) ; elle est égale à la dose en gray multipliée par un facteur dépendant de la nature du rayonnement et de la nature de l’organe touché. La dose

182

Les unités

à laquelle est soumis le corps humain en raison de sa propre activité (isotopes radioactifs du potassium (os) et du carbone (isotope 14 en particulier), uranium, thorium) atteint 0,25 mSv/an, soit le dixième de l’irradiation naturelle moyenne. Le dari, unité proposée par G. Charpak correspond à cette valeur.

INES : Échelle de gravité des événements nucléaires À la suite de la catastrophe de Tchernobyl, il a été décidé de définir et d’utiliser une échelle internationale des événements nucléaires, l’INES (International Nuclear Events Scale). Cette échelle comporte 8 niveaux, de 0 à 7. Les niveaux de 0 à 3 sont considérés comme des incidents dans la mesure où ils n’ont pas de conséquences en dehors de l’installation. La catastrophe de Tchernobyl a été classée au niveau 7. Le plus grave accident en France, classé rétrospectivement au niveau 4 a été la fusion de deux éléments combustibles du réacteur graphite-gaz de Saint-Laurent-des-Eaux. Les incidents de niveau 0 ne sont pas systématiquement rendus publics par l’ASN. Les incidents de niveau 1 et au-dessus font systématiquement l’objet d’une information publiée sur le site Internet de l’ASN. Les incidents de niveau 2 et au-dessus sont, de plus, signalés à l’attention des journalistes par envoi de communiqués de presse et contacts téléphoniques. Selon l’ASN (Wikipedia), en France, entre 1986 et 2006, 1 615 incidents ont été classés au niveau 1, 59 au niveau 2, 3 au niveau 3. Entre 2006 et 2008 on comptait 205 événements de niveau 1 et aucun d’un niveau supérieur. Échelle INES des incidents et accidents nucléaire (Wikipedia).

TABLEAU A1.1

Incidence hors site

Incidence sur site

Dégradation de la défense en profondeur

Type

INES

Exemple

Accident majeur

7

Rejet majeur : effet Mort de plusieurs étendu sur la santé personnes sur le et l'environnement. site et destruction de l'installation.

2011, Fusion partielle des cœurs de 3 réacteurs à Fukushima des suites d’un tsunami. 1986, Explosion du réacteur 4 de la centrale de Tchernobyl en URSS.

Accident grave

6

Rejet important susceptible d'exiger l'application intégrale des contremesures prévues.

1957, Explosion à l’usine de retraitement de Kyshtym en URSS.

183

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Suite.

TABLEAU A1.1

184

Dégradation de la défense en profondeur

Incidence hors site

Incidence sur site

Accident 5 (entraînant un risque hors du site)

Rejet limité susceptible d'exiger l'application partielle des contremesures prévues.

Endommagement grave du réacteur ou des barrières biologiques.

Accident 4 (n'entraînant pas de risque important à l'extérieur du site)

Rejet mineur : exposition du public de l'ordre des limites prescrites.

EndommagePerte des défenses ment important et contamination. du réacteur ou des barrières biologiques, ou exposition létale d'un travailleur.

Incident grave

3

Très faible rejet : exposition du public représentant une fraction des limites prescrites.

Contamination Accident évité de grave ou effets peu. Perte des aigus sur la santé lignes de défense. d'un travailleur.

Incident

2

(pas de conséquence)

Anomalie

1

Contamination importante ou surexposition d'un travailleur. (pas de conséquence)

Écart

0

Type

INES

Incident assorti de défaillance importante des disposition de sûreté. Anomalie sortant du régime de fonctionnement autorisé. Anomalie sans importance du point de vue de la sûreté.

Exemple 1979, Fusion partielle du cœur du réacteur 2 à Three Mile Island aux États-Unis. 1957, Incendie de Sellafield. 1999, Accident de criticité de Tokaimura au Japon. 1973, Rejet à Windscale. 1980, Endommagement d'un cœur de la Centrale nucléaire de Saint-Laurent en France. 1969, Fusion du cœur à la centrale nucléaire de Lucens. 2011, L'autorité de sûreté japonaise classe les accidents des réacteurs 4, 5 et 6 de Fukushima Diichi au niveau 3. 2005, Fuite nucléaire à Sellafield. 4 événements ont été classés au niveau 3 en France (1981 à La Hague, 1989 à Gravelines, 2002 à Roissy, 2008 à l'ONERA à Toulouse). (Quelques cas par an en France)

(Une centaine de cas par an en France)

(De l'ordre d'un millier de cas par an en France)

Les réactions nucléaires

Le noyau Le noyau est constitué de nucléons : les neutrons et les protons. L’interaction forte qui s’exerce entre les nucléons est à courte portée. Elle est attractive pour des distances de l’ordre de 2 Fm (femtomètres) et répulsive pour des distances inférieures à 0,5 Fm. Les nucléons du noyau interagissent de la même façon que les molécules d’un liquide. Cette analogie permet de comprendre pourquoi les noyaux se comportent à de nombreux égards comme des gouttelettes liquides. L’énergie de la goutte comporte un terme attractif de volume et un terme répulsif de surface dû à la non-saturation des liaisons des nucléons de surface. La présence des protons dans le noyau entraîne l’existence d’un terme de Coulomb répulsif dans l’expression de l’énergie du noyau, appelée aussi formule de masse. Les nucléons étant des fermions, le principe de Pauli leur est applicable : chaque état quantique ne peut être occupé que par un nucléon de type donné à la fois. Protons et neutrons peuvent occuper les mêmes états. Il s’ensuit que les noyaux « préfèrent » avoir un nombre égal de neutrons et de protons. Cette tendance est concrétisée par l’existence d’un terme de symétrie dans l’expression de l’énergie.

185

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Approx. 1 MeV  0.001 uma/division

A pair A = 102

Z impair, N impair Masse atomique M

Z pair, N pair

β



β β



β β

+



+

Nb

Mo

Tc

Ru

Rh

Pd

Ag

Cd

41

42

43

44

45

46

47

48

Z

Z0 = 44,7

Figure A2.1 Exemple de la variation, en fonction de la charge, des énergies de masse d'isobares de

nombre de masse impair.

On constate également que les nucléons d’un même type préfèrent aller par paires et que, comme dans les atomes, il existe des effets de couche qui favorisent certaines configurations des protons et des neutrons. Le bilan des interactions qui s’exercent dans le noyau s’exprime par la formule de masse : M(A,Z) c2 = −Volume + Surface + Isospin + Coulomb − Pair + Couche + mnc2 + mpc2 où M(A,Z) c2 est l’énergie de masse du noyau, mn et mp sont les masses des neutrons et des protons respectivement. On utilise plus couramment l’énergie de liaison du noyau : EL(A, Z) = M(A, Z) c2 – mnc2 – mpc2 et l’énergie de liaison par nucléon :

EL ( Z, A ) B (A, Z ) = ---------------------A

186

Les réactions nucléaires

9

8

B/A en MeV/nucleon

7

6

5

4

3

2

0 4 8 12 16 20 24 30

60

90

120

150

180

210

240

Nombre de masse A

Figure A2.2 Variation de l'énergie de liaison moyenne par nucléon pour les noyaux stables,

en fonction du nombre de masse A.

Le terme de couche est minimal pour les nombres magiques correspondant à des noyaux sphériques (2, 8, 20, 28, 40, 50, 82, 126, 184). La formule de masse implique que l’énergie de masse des noyaux ayant le même nombre de nucléons passe par un minimum en fonction de Z. Le lieu de ces minima est appelé la vallée de stabilité. Les noyaux ayant un plus grand nombre de neutrons que ceux situés dans la vallée de stabilité sont dits riches en neutrons. Les neutrons y sont moins liés que les protons. L’inverse de ce qui vient d’être dit est évidemment vrai pour les noyaux riches en protons, situés de l’autre côté de la vallée de stabilité. D’autre part, la compétition entre l’attraction nucléaire et la répulsion coulombienne fait que l’énergie de liaison par nucléon commence par croître puis décroît. Sur la figure précédente, on remarque, en dehors de la tendance générale décrite ci-dessus, des pics dans les énergies de liaison par nucléon. Ces pics correspondent aux noyaux magiques. On voit aussi que l’énergie de liaison par nucléon est maximale dans la région du fer et décroît pour les noyaux lourds. Ainsi les noyaux proches du nombre de masse 240 ont une énergie de liaison par nucléon proche de 7,5 MeV/A. Celle des noyaux proches du nombre de masse 120 est proche de 8,5 MeV. Si on divisait un noyau de masse 240 en deux noyaux de masse 120 l’énergie dégagée atteindrait donc environ 240 MeV. La fission réalise approximativement une telle division.

187

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Toutefois, les effets de couche font que les deux fragments de fission ont des nombres de masses différents compris entre 130 et 150 pour les fragments dits lourds et 90 et 110 pour les fragments dits légers. De plus les fragments de fission sont plus riches en neutrons que les noyaux stables de même nombre de masse, ce qui diminue l’énergie dégagée par la fission aux environs de 205 MeV pour l’uranium 235.

Le processus de fission Les noyaux lourds étant moins liés que des noyaux proches du fer, on peut se demander pourquoi la fission n’a pas toujours lieu. La raison est similaire à celle qu’on trouve dans le cas d’un lac de montagne qui reste plein bien que, énergétiquement, la configuration optimale serait que l’eau du lac soit transférée dans l’océan. L’énergie de surface des noyaux est minimale pour la configuration sphérique, configuration qui minimise la surface. Au contraire, l’énergie coulombienne entre protons est maximale pour la configuration sphérique qui présente la compacité maximale. On conçoit donc que, pour des charges suffisamment élevées, les noyaux deviennent instables. Cette instabilité doit se développer quand le rapport de l’énergie coulombienne à l’énergie de surface excède une valeur critique.

La barrière de fission Pour décrire plus en détail comment cette instabilité peut se développer, on étudie la variation de l’énergie du noyau pour diverses déformations autour de la sphère. On trouve alors que, pour des charges de noyau inférieures à environ 130, la forme sphérique est localement stable, mais qu’il existe une déformation critique au-delà de laquelle le noyau évolue vers la fission. Cette déformation critique est dénommée point selle par similitude à ce qui se passe lors du passage d’une vallée à une autre grâce à un col (ou à une « selle »). La figure A2.3 représente la forme de la barrière de fission. On y définit la barrière de fission BF égale à la différence entre l’énergie potentielle du point selle et celle du niveau fondamental du noyau. Lorsque l’énergie d’excitation du noyau composé excède la barrière de fission, la fission devient une voie possible de désexcitation. La barrière de fission est analogue à l’énergie d’activation des réactions chimiques. Pour les noyaux d’uranium et de plutonium, les valeurs des barrières varient peu et valent environ 6 MeV.

La fission spontanée Même lorsque l’énergie d’excitation est inférieure à la barrière de fission, la fission est possible par effet tunnel sous la barrière. C’est la fission spontanée. La probabilité de ce phénomène est toutefois très faible. Par exemple, dans le cas de l’uranium 235,

188

Les réactions nucléaires

Figure A2.3 Représentation schématique d’une barrière de fission.

on compte 0,3 neutron de fission spontanée par kilogramme et par seconde, 20 par kg pour le plutonium 239, mais 900 000 par kg pour le plutonium 240. D’une façon générale les noyaux de charge et nombre de masse pairs ont des taux de fission spontanée beaucoup plus élevés que leurs voisins. Ce phénomène de fission spontanée a de l’importance pour la conception des armes nucléaires.

Noyaux fissiles et fertiles Lorsqu’un neutron lent est capturé par un noyau d’uranium 235, par exemple, le noyau devient de l’uranium 236 porté dans un état d’excitation égal à l’énergie de liaison du neutron dans celui-ci. Celle-ci est proche de 7 MeV, ce qui est supérieur à la barrière de fission et explique que l’uranium 235 soit fissile aux neutrons lents. Si la capture neutronique est le fait de l’uranium 238, l’énergie de liaison du neutron dans l’uranium 239 n’est que de 5 MeV environ, insuffisante pour permettre la fission. D’une façon générale les noyaux ayant un nombre impair de neutrons sont fissiles (aux neutrons lents). Les noyaux ayant un nombre pair de neutrons sont dits fertiles. En effet, par capture neutronique, ils se transforment en noyaux fissiles. De ce fait, les noyaux 229Th, 233U, 235U, 238Np, 238, 241Pu, 242Am sont fissiles tandis que les noyaux 232Th, 236, 238U, 237Np, 240, 242Pu, 241Am sont fertiles.

Les propriétés des fragments de fission La répulsion coulombienne entre les deux fragments de fission conduit à une accélération de ces derniers. Leur énergie cinétique totale atteint 185 MeV, soit environ 0,8 MeV par nucléon. En admettant qu’un ensemble massif de noyaux d’uranium

189

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

235 pourraient tous subir une fission, l’énergie produite permettrait d’atteindre un température de 2,5 milliards de degrés1 ! Dans les engins explosifs nucléaires modernes le rendement atteint 40 %, ce qui signifie que la température atteinte au moment de l’explosion est de l’ordre de un milliard de degrés (environ 2 à 3 fois moins dans le cas de la bombe de Nagasaki). Non seulement les fragments de fission sont fortement accélérés, mais ils sont aussi excités (environ 20 MeV d’énergie d’excitation totale), ce qui conduit à l’émission de neutrons (entre 2 et 3 par fission) et de photons gamma. Traditionnellement le nombre de ces neutrons est signalé par la lettre grecque ν (nu). Ces neutrons permettent la réalisation de la réaction en chaîne qui permet aux réacteurs (et aux armes nucléaires) de fonctionner. L’énergie cinétique des neutrons est, en moyenne, de 2,4 MeV. Les fragments de fission ont des neutrons en excès par rapport aux noyaux stables de même masse. Il leur faut donc, pour devenir stables, transformer des neutrons en protons. Cette opération est possible grâce à la radioactivité bêta, plus spécifiquement et en général, grâce à une chaîne de plusieurs désintégrations bêta successives. Au début de cette chaîne, les désintégrations sont très énergétiques au point que des neutrons peuvent être émis à l’occasion de certaines d’entre elles. Ces neutrons sont dits neutrons retardés. Ils jouent un rôle important dans le pilotage et la sûreté des réacteurs.

Autres interactions entre les neutrons et les noyaux On a vu que, dans certains cas, un neutron entrant en collision avec un noyau pouvait être absorbé et provoquer une fission. Il est aussi possible que l’absorption soit suivie : d’une émission électromagnétique (un rayonnement gamma), c’est alors la réaction dite de capture radiative ; cette capture radiative peut avoir lieu aussi dans le cas d’un noyau fissile. De ce fait chaque neutron absorbé par un noyau fissiles ne produit pas obligatoirement une fission, et, donc, ne conduira pas à la production de ν neutrons mais d’un nombre inférieur désigné habituellement par la lettre grecque êta η ; > de la réémission d’un neutron de moindre énergie accompagnée également d’une émission gamma et c’est la diffusion inélastique qui est le mécanisme dominant de ralentissement des neutrons de haute énergie ; > d’une simple collision élastique. Toutefois, si cette collision est bien élastique dans le centre de masse du système noyau-neutron, elle se traduit par une perte d’énergie du neutron dans le référentiel du laboratoire. Cette perte est d’autant plus grande en moyenne que le noyau diffuseur est plus léger. Par exemple, pour ralentir un neutron d’une énergie initiale de 2 MeV à une énergie finale de 1 eV >

1. Pour obtenir ce résultat il faut tenir compte de l'excitation des noyaux. La température nucléaire est donnée approximativement par la formule T2 = E/12A = 0,06.

190

Les réactions nucléaires

il faut 14 collisions avec une cible d’hydrogène, 91 avec une cible de carbone 12, 418 avec une cible de fer 57, 1 514 avec une cible de plomb 208 et 1 730 avec une cible d’uranium 238. On comprend pourquoi les réacteurs dits à neutrons lents (ou thermiques) font appel à des noyaux légers comme l’hydrogène (dans l’eau légère), le deutérium (dans l’eau lourde) et le carbone afin de ralentir les neutrons de fission de la manière la plus efficace possible.

Les sections efficaces typiques Afin de favoriser le plus possible l’économie des noyaux fissiles, il y a intérêt à minimiser les captures parasites dans les éléments de même nature chimique que le noyau fissile ; par exemple il est intéressant de limiter autant que faire se peut l’enrichissement de l’uranium en uranium 235. Il est instructif de comparer les sections efficaces de capture et de fission pour quelques corps fissiles et fertiles données dans le tableau A2.1. Considérons, par exemple le couple 235U et 238U ; ils sont pratiquement toujours présents ensemble dans les combustibles nucléaires. Nous comparons les rapports des sections efficaces de fission de l’uranium 235 à celles de capture de l’uranium 238 pour un spectre de neutrons lents (spectre thermique, celui des REP) et pour un spectre de neutrons rapides, celui de Superphénix. Nous reportons également ces rapports pour le couple 239Pu -238U, caractéristique de la réaction de surgénération, et celle de l’uranium 235 et du plutonium 239. TABLEAU A2.1

Rapport des sections efficaces du noyau fissile (235U ou 239Pu) au noyau fertile 238U pour un spectre « thermique » et un spectre rapide. REP

SPX

Fission 235U/Capture 238U

39,43

6,92

Fission 239Pu /Capture 238U

98,08

6,31

Fission 235U /Capture 235U

3,56

3,58

Fission 239Pu /Capture 239Pu

2,4

3,67

Ce tableau montre que les sections efficaces de fission sont beaucoup plus importantes en valeurs relatives pour les spectres thermiques que pour les spectres rapides. C’est cette considération beaucoup plus que les valeurs absolues des sections efficaces qui ont amené à privilégier les spectres thermiques plutôt que rapides dans les réacteurs industriels. Par ailleurs, dans le cas de l’uranium 235, un neutron absorbé ne conduit à la fission que dans environ 78 % des cas. Ainsi un neutron absorbé ne produit en moyenne que : η = ν × 0,78 = 2,5 × 0,78 = 1,95 neutrons. C’est la valeur de η qui détermine les caractéristiques de la réaction en chaîne.

191

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Le fonctionnement d’un réacteur

La réaction en chaîne En général la fission nucléaire, provoquée par l’absorption d’un neutron, est accompagnée de l’émission de plus d’un neutron. Les neutrons ainsi émis peuvent, à leur tour, conduire à une fission et, donc à l’émission d’une nouvelle « génération » de neutrons. La situation est comparable à celle des évolutions démographiques. Dans quelles conditions le nombre de neutrons d’une génération est-il supérieur ou inférieur ou égal à celui de la génération précédente ? On sait que, sauf pour le dernier cas qui correspond à une situation d’équilibre, les populations croissent ou décroissent exponentiellement. La figure A3.1 schématise une réaction en chaîne avec l’hypothèse simplificatrice que chaque neutron absorbé provoque une fission et que chaque fission donne naissance à deux neutrons. Il est aussi supposé que le temps qui s’écoule entre chaque génération est de 0,1 μs. On voit la vitesse extraordinaire de développement de la cascade, puisqu’au bout de 10 μs et de 100 générations le neutron initial a donné naissance à 1030 descendants ! Les hypothèses faites pour cette figure correspondent davantage aux conditions d’une explosion nucléaire qu’à celle du fonctionnement d’un réacteur. La première remarque est que tous les neutrons ne conduisent pas à une fission. Nous avons vu

193

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

dans l’annexe 2 que chaque neutron absorbé conduisait à l’émission de η neutrons, un nombre inférieur au nombre de neutrons de fission ν. Dans la pratique, tous les neutrons absorbés ne le sont pas par un noyau fissile, certains le sont par des noyaux de structures, d’autres par des noyaux « fertiles ». Dans ces conditions, le facteur de multiplication entre générations dépend de la composition du milieu multiplicateur. Nous le désignerons par la lettre k, coefficient de multiplication. Jusqu’à présent nous n’avons pas pris en compte le fait que des neutrons pouvaient s’échapper du milieu multiplicateur. Lorsque l’on tient compte de ces fuites le coefficient de multiplication effectif désigné habituellement par le sigle keff diminue bien évidemment et est toujours inférieur au multiplicateur en milieu infini k. La réactivité ρ du milieu multiplicateur est approchée par la relation1 : ρ = keff – 1. k eff – 1 ρ = ----------------k eff 1 neutron

0

1re génération

2 neutrons

10

2e génération

4 neutrons

2.10-4

100e génération

10

30

neutrons

-4

0.01

Temps (seconde)

Figure A3.1 Schéma d'une réaction en chaîne.

Réaction en chaîne.

1. La définition exacte de la réactivité est ρ = (keff – 1) / keff .

194

Le fonctionnement d’un réacteur

Le contrôle de la réactivité Le but d’un réacteur nucléaire n’est évidemment pas d’exploser, mais plutôt de fonctionner à un régime stable. Un tel régime est obtenu pour keff = 1, ou encore ρ = 0. Ce régime stable doit correspondre à une puissance prédéterminée du réacteur. Il est donc nécessaire d’atteindre progressivement cette puissance à partir d’une puissance nulle ou très faible, celle du réacteur au repos. Cela se fait grâce au maintien d’une condition de « surcriticité » ρ > 0 pendant un certain temps. Comment modifier la valeur de la réactivité ? Il ne serait pas pratique (quoique cela ait été essayé par les Américains) de changer la géométrie du réacteur pour augmenter ou diminuer les fuites. C’est donc le milieu multiplicateur dont on modifie les propriétés.

Les barres de contrôle Le principal moyen pour modifier la valeur de la réactivité est l’utilisation de barres de contrôle. Celles-ci sont constituées de noyaux fortement absorbant des neutrons (par exemple, dans le cas des REP du cadmium ou du gadolinium, dans le cas des RNR, de l’acier). En début de cycle du réacteur on met les barres en position haute1 pour maximiser la réactivité. Dans ces conditions la réactivité est positive et le réacteur « diverge » de façon contrôlée. Sa puissance augmente progressivement et, à mesure qu’elle s’approche de la valeur de consigne, on enfonce les barres, jusqu’au moment où la réactivité s’annule.

Les poisons consommables Au fur et à mesure que l’irradiation du combustible se poursuit, la quantité de noyaux fissiles diminue2 et la quantité de produits de fission, dont certains sont des poisons neutroniques puissants, augmente. Il est donc nécessaire de corriger une évolution négative de la réactivité. Ceci se fait en introduisant des poisons neutroniques consommables qui, en disparaissant progressivement, tendent à augmenter la réactivité de manière à compenser sa décroissance « naturelle ». Le principal poison consommable est le bore dont l’isotope 10B est fortement absorbeur de neutrons. Dans les REP, ce bore est injecté en solution dans l’eau sous forme d’acide borique. Il faut remarquer que, dans le cas des réacteurs rapides surgénérateurs, la présence de poisons consommables n’est pas nécessaire car la perte de réactivité due à l’accumulation des produits de fission est largement compensée par la croissance de la quantité de matière fissile. 1. En effet, les barres sont agencées de telles manières que, en cas de panne de courant, l'effet de la gravité les amènerait en position basse maximisant l'absorption des neutrons. 2. Ceci est vrai pour les REP, mais pas pour les réacteurs surgénérateurs de type RNR.

195

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Les évolutions de réactivité dues aux poisons consommables sont lentes, et celles dues aux barres de contrôle ont des constantes de temps imposées par les lois de la mécanique (chute des barres sous l’effet de la gravité, en cas de nécessité). Il n’est pas évident a priori que ces dernières soient suffisamment rapides pour répondre de manière efficace à des variations intempestives de la réactivité.

Les constantes de temps d'évolution de la population neutronique La vitesse d’évolution de la population neutronique dans le cas d’une réactivité non nulle dépend du temps séparant deux générations successives de neutrons. Celui-ci peut s’estimer à partir de la distance LF parcourue par le neutron entre sa création et son absorption par un noyau fissile d’une part, de sa vitesse d’autre part. Là aussi il faut distinguer les réacteurs à neutrons lents et les réacteurs à neutrons rapides. Le tableau A3.1 montre que l’évolution de la population des neutrons est 15 fois plus rapide pour les réacteurs RNR que pour les réacteurs REP. Il montre aussi que l’évolution de la puissance des réacteurs RNR est pratiquement incompatible avec la vitesse mécanique des barres de contrôles1. Il est bien évident que l’augmentation de puissance indiquée dans le tableau n’a pas de sens, la ruine du réacteur intervenant bien avant. Le contrôle des REP, même s’il semble possible serait très difficile et risqué. TABLEAU A3.1

Calcul des temps entre deux générations successives de neutrons pour un réacteur de type REP et un réacteur de type RNR. Spectre REP

Spectre RNR

LF (cm)

41

128

(km/s)

2,7

14 000

τ (μs)

150

0,1

2

5 × 10434

Augmentation de puissance en 0,1 s pour une réactivité de 0,001

Des considérations qui précèdent, il semblerait impossible de concevoir un réacteur ayant des marges de sécurité acceptables2. Deux phénomènes ont rendu possible la production d’électricité nucléaire : l’existence de neutrons retardés et la variation de la réactivité avec la température.

1. En 1 s, les barres de contrôle chutent d'environ 5 m. 2. Il aurait toutefois été possible de développer la production d'électricité nucléaire grâce à des systèmes hybrides couplant des sources de neutrons, par exemple un accélérateur, et un système multiplicateur de neutrons sous-critique.

196

Le fonctionnement d’un réacteur

Les neutrons retardés Les fragments de fission sont susceptibles de se désexciter en émettant des neutrons dits retardés. Une telle émission arrive avec une probabilité de 0,64 % dans le cas de la fission de l’uranium 235, de 1,4 % dans le cas de la fission (induite par neutrons rapides) de l’uranium 238, de 0,2 % dans la fission du plutonium 239 et de 0,5 % dans celle du plutonium 241. Ces neutrons sont émis avec une constante de temps θ de 9 s pour l’uranium 235 de 5 s pour l’uranium 238, 8 s pour le plutonium 239 et 10 s pour le plutonium 241. La proportion de neutrons retardés est désignée habituellement par la lettre grecque β. Dans le cas d’une réactivité nulle, le facteur de multiplication effectif keff égal à l’unité se décompose en une composante de neutrons prompts d’intensité (1-β) et en une composante de neutrons retardés d’intensité β. Si τ est le temps moyen séparant deux fissions et θ la constante de temps d’émission des neutrons retardés, le temps effectif séparant deux générations de neutrons devient T = (1-β) τ + β θ. Pour les réacteurs REP et l’uranium 235, ce temps devient égal à 58 000 μs au lieu de 15 μs ! Pour le cas des RNR, la situation est un peu plus compliquée car il faut tenir compte des fissions rapides de l’uranium 238 (9 % des cas), de celles du plutonium 241 (33 %) et du plutonium 239 (57 %). Le tableau A3.2 se transforme alors de la manière suivante. TABLEAU A3.2

Calcul des temps entre deux générations successives de neutrons pour un réacteur de type REP et un réacteur de type RNR en tenant compte des neutrons retardés et pour une configuration proche de la criticité. Spectre REP

Spectre RNR

T (μs)

58 000

33 810

Augmentation de puissance en 1 s pour une réactivité de 0,001

1,0017

1,0030

On voit que la présence de neutrons retardés permet le pilotage des réacteurs RNR et REP. Il faut noter que ceci n’est possible que lorsque la réactivité reste inférieure à la proportion de neutrons retardés, c’est-à-dire à 0,0065 pour les REP et 0,003 pour les RNR. Le maintien de cette condition n’est pas garanti, particulièrement pour les réacteurs REP : l’injection accidentelle d’eau pure au lieu de l’eau borée pourrait accroître la réactivité de plus de 1 % et la faire sortir du domaine où les neutrons retardés sont efficaces.

L'effet xénon Un autre effet pouvant conduire à des situations dangereuses est l’effet xénon. Le xénon 135 est un produit de fission caractérisé par une énorme section efficace de 2,7 millions de barns (rappelons que les sections efficaces de fission moyennes sont de l’ordre de quelques dizaines de barns). Lorsque le réacteur est en marche, la quantité de xénon présent est très faible car il disparaît rapidement après sa création par capture neutronique. Par contre, lorsque le réacteur est arrêté, le xénon, produit

197

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

par désintégration radioactive de l’iode 135 en quantité importante, empoisonne le réacteur pendant quelques dizaines d’heures. Le niveau de cet empoisonnement dépend du flux neutronique et peut entraîner une chute de réactivité de 0,05 à 0,25. Si, comme cela s’est passé à Tchernobyl, les opérateurs décident (malgré les consignes) d’augmenter fortement la réactivité par un retrait total des barres de contrôle, le xénon disparaît très vite pouvant alors conduire à un saut de réactivité bien plus important que la limite correspondant aux neutrons retardés. Le salut, ou, à tout le moins une limitation des conséquences, peut venir de la variation de la réactivité en fonction de la température du réacteur.

Les coefficients de température D’une manière générale il faut absolument éviter qu’une augmentation de la température du réacteur causée par une croissance de sa puissance se traduise par une augmentation de sa réactivité. Dans ce cas, on se trouverait dans un cercle vicieux dont l’issue risque fort d’être grave pour le réacteur. Il faut noter ici aussi que le réacteur de Tchernobyl s’est précisément trouvé dans une telle configuration.

L'effet Doppler Les atomes et molécules ont des lignes d’absorption discrètes du rayonnement électromagnétique. Comme le rayonnement électromagnétique, du fait de la mécanique quantique, les neutrons se comportent également comme des ondes vis-à-vis des noyaux et ceux-ci présentent des lignes d’absorption des neutrons qu’on appelle « résonances ». Le nombre de neutrons absorbés croît avec la largeur de la résonance. Les noyaux sont agités d’un mouvement thermique d’autant plus marqué que la température du milieu est élevée. De ce fait, pour les neutrons, la largeur de la résonance semble augmenter en fonction de la température. Il s’ensuit que l’absorption des neutrons par certains noyaux (ceux dont les résonances sont suffisamment espacées) croît avec le température. Ceci est vrai, en particulier pour l’uranium 238. La zone des résonances de celui-ci correspond à une énergie supérieure à celle où se situe l’absorption des neutrons lents par les noyaux fissiles. Le résultat est que cet effet Doppler se traduit généralement par une diminution de la réactivité du réacteur, une très bonne nouvelle. D’autres effets peuvent jouer dans le même sens, ou, au contraire, en sens inverse. Il s’agit des effets de spectre ; de dilatation et de vide.

198

Les différents types de réacteurs

Tous les réacteurs nucléaires comportent des noyaux fissiles, des noyaux fertiles absorbeurs de neutrons, un fluide caloporteur pour extraire l’énergie produite par les fissions et des éléments de contrôle. Les réacteurs à neutrons lents comportent de plus des noyaux ralentisseurs de neutrons. Passons en revue les principaux types de réacteurs actuellement en service.

Les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium (RNR) Ces réacteurs sont structurellement les plus simples. Ils comportent : des éléments combustibles composés d’un mélange d’oxydes de plutonium et d’uranium ; > des gaines en inox (par exemple) renfermant le combustible ; > du sodium liquide (certains réacteurs russes utilisent aussi du plomb fondu) pour extraire les calories produites par la fission. >

Le sodium fondu a aussi comme effet de dégrader partiellement l’énergie des neutrons de fission et d’absorber légèrement les neutrons. L’augmentation de la température

199

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

se traduit par une dilatation du sodium et donc d’une diminution du nombre de noyaux de sodium irradiés par les neutrons. De ce fait, le spectre de neutrons est moins dégradé ce qui augmente la probabilité de fission de l’238U, mais diminue celle du 239Pu. Il y a aussi une augmentation des fuites de neutrons. Enfin l’absorption des neutrons par le sodium diminue. Dans l’ensemble l’effet de dilatation est faible et ne contrebalance pas l’effet Doppler. Typiquement, le coefficient de température d’un réacteur comme Superphénix était de l’ordre de 10–5/K. Une augmentation acceptable de la température de 100 K amènerait donc une diminution de la réactivité de 0,001. Un des problèmes rencontrés par les RNR refroidis au sodium est que, au cas où une bulle de sodium gazeux se produirait, une augmentation de la réactivité se produirait. Cet effet de vide est un inconvénient auquel on n’a pas vraiment trouvé de parade. Les réacteurs refroidis au plomb n’en souffrent pas.

Les réacteurs à eau pressurisée (REP) ou bouillante (REB) Ces réacteurs comportent : des éléments combustibles composés d’oxyde d’uranium enrichi à 3-5 % d’235U ; > des gaines en Zircaloy renfermant le combustible ; > de l’eau sous pression pour ralentir les neutrons et extraire les calories produites par la fission. >

L’eau absorbe également les neutrons. L’augmentation de la température se traduit par une dilatation de l’eau et donc une diminution du nombre de molécules d’eau irradiées par les neutrons. De ce fait le spectre de neutrons est moins ralenti, ce qui diminue la probabilité de fission de l’235U. L’absorption des neutrons par l’hydrogène de l’eau diminue. Dans l’ensemble l’effet de dilatation tend à diminuer la réactivité et s’ajoute à l’effet Doppler. Typiquement, le coefficient de température d’un REP est compris entre 5 ⋅ 10–5 et 10–4/K. Une augmentation de la température de 100 K amènerait donc une diminution de la réactivité comprise entre 0,005 et 0,01. Les REP paraissent donc particulièrement stables vis-à-vis d’une augmentation de température. Dans le cas de la formation d’une bulle de vapeur, le durcissement du spectre l’emporterai largement sur la diminution de l’absorption par les noyaux d’hydrogène pour diminuer la réactivité. Le réacteur s’arrêterait naturellement dans le cas d’une vaporisation totale de l’eau de refroidissement. Bien entendu il resterait à évacuer les calories de la radioactivité résiduelle des éléments combustibles.

Les réacteurs à eau lourde (Candu) Ces réacteurs comportent : > >

200

des éléments combustibles composés d’oxyde d’uranium naturel ; des gaines en Zircaloy renfermant le combustible ;

Les différents types de réacteurs

de l’eau lourde dans des tubes de pression pour extraire les calories produites par la fission ; > une calandre remplie d’eau lourde ayant pour rôle de ralentir les neutrons. >

L’eau lourde absorbe peu les neutrons. L’augmentation de la température se traduit par une dilatation de l’eau, et, donc, d’une diminution du nombre de molécules d’eau irradiées par les neutrons. De ce fait le spectre de neutrons est moins ralenti, ce qui diminue la probabilité de fission de l’uranium 235, mais augmente celle du plutonium 239. Dans l’ensemble l’effet de dilatation tend à diminuer la réactivité et s’ajoute à l’effet Doppler. Typiquement, le coefficient de température d’un Candu est compris entre 4 × 10–5 et 1,3 × 10–4/K. Une augmentation de la température de 100 K amènerait donc une diminution de la réactivité comprise entre 0,004 et 0,013.

Les RBMK de type Tchernobyl Ces réacteurs comportent : des éléments combustibles composés d’oxyde d’uranium enrichi à 2-2,5 % d’uranium 235 ; > un grand bloc de graphite assurant le ralentissement des neutrons ; > des tubes de force contenant le combustible et de l’eau sous pression pour extraire les calories produites par la fission. >

L’hydrogène de l’eau absorbe les neutrons, sans les ralentir significativement. L’augmentation de la température se traduit par une dilatation ou une vaporisation de l’eau, et, donc, d’une diminution du nombre de noyaux d’hydrogène et des captures de neutrons par ce noyau. Par contre, le spectre de neutrons est pratiquement inchangé, puisque le ralentissement est assuré par le graphite. La montée en température se traduit donc par une augmentation de la réactivité pour peu qu’elle soit suffisamment rapide pour conduire à une ébullition de l’eau. Les RBMK sont donc une exception dans l’ensemble des réacteurs de puissance.

201

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Glossaire

Actinides : tous les noyaux de charge comprise entre 89 (actinium) et 103, dont le thorium, l’uranium, le plutonium et les actinides mineurs. Les actinides mineurs sont les actinides autres que le thorium, l’uranium et le plutonium, c’est-à-dire essentiellement le neptunium, l’américium et le curium. Les transuraniens sont les actinides ayant une charge supérieure à celle de l’uranium (92). AIEA : Agence internationale de l’énergie atomique. Alpha (rayonnement) : les rayons alpha sont des noyaux d’hélium ionisés émis lors de la « radioactivité alpha » par laquelle un noyau (A, Z) se transforme en noyau (A – 4, Z – 2). Andra : Agence nationale de gestion des déchets radioactifs. Cette agence, financée par ses clients, est chargée de recenser et de gérer sur le long terme les déchets radioactifs qui ne peuvent avoir, en l’état actuel des techniques, d’autre destination qu’un entreposage ou un stockage. Ses principaux clients sont EDF, Areva, les hôpitaux et les laboratoires de recherche. Areva : la société Areva a été créée en 2001 par la réunion de Framatome et de Cogema. C’est une société publique dont les actions sont essentiellement (à près de 80 %) détenues par le CEA.

203

Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Ses activité recouvrent l’ensemble du cycle du nucléaire : exploitation des mines, extraction et conditionnement de l’oxyde d’uranium, enrichissement de l’uranium, fabrication du combustible pour le pôle dit « amont », construction et maintenance de la partie nucléaire du réacteur, pour le pôle dit « Réacteurs et Service », gestion du combustible usé, y compris le retraitement, la fabrication des combustibles MOx et la gestion des déchets jusqu’à leur transfert à l’Andra pour le pôle « aval ». Enfin Areva avait un pôle « Transmission et Distribution » ancienne filiale de Alstom qu’elle a revendu pour 4 G€ à un consortium Alstom-Schneider. Le chiffre d’affaires d’Areva était d’environ 13 milliards d’euros en 2008. Areva employait environ 75 000 personnes dont la moitié en France. En 2008, elle a embauché environ 10 000 personnes. Le pôle T&D représentait environ 50 % des effectifs et du CA. ASN : autorité de sûreté nucléaire. L’ASN est une autorité administrative qui a remplacé la Direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioactivité (DGSNR), elle-même ayant remplacé en 2002, la Direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) qui avait pris la succession du Service central de sûreté des installations nucléaires (SCSIN) en 1991, ce dernier remontant à 1973. L’Autorité de sûreté nucléaire est composée d’un président nommé par le Président de la République et de 4 commissaires, 2 nommés par le Président de la République, un par le Président du Sénat et un par le Président de l’Assemblée nationale. Les membres sont nommés pour 6 ans non renouvelables et ne peuvent être révoqués. Le budget propre de l’ASN est de 58 M€ (2008). L’ASN dispose d’un peu moins de 450 agents. Elle bénéficie du soutien technique de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) qui compte lui-même 1 600 agents. Le budget de l’IRSN atteint environ 300 M€ dont 78 (en 2008) fournis par l’ASN. L’ASN : participe à l’élaboration des réglementations en conseillant le Gouvernement ; vérifie le respect des réglementations auxquelles sont soumises les installations ou activités qu’elle contrôle. Les opérateurs restent responsables pour les installations ou activités qu’ils gèrent ; > l’ASN participe à l’information du public, en particulier en situation d’urgence. Dans ce cas elle informe le public sur l’état de la sûreté de l’installation concernée et sur les éventuels rejets dans l’environnement et leurs risques pour la santé des personnes et pour l’environnement. Elle conseille également l’autorité publique sur les mesures à prendre ; > elle accorde des autorisations individuelles, sauf celles relatives à la création et au démantèlement des installations nucléaires de base (INB) ; > elle prend, si nécessaire, les mesures de coercition (mise en demeure, consignation, exécution d’office de travaux, suspension de fonctionnement...) et les sanctions nécessaires et prend toute mesure d’urgence, avec ou sans homologation gouvernementale. > >

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Glossaire

L’ASN est donc un vrai gendarme du nucléaire et dispose des prérogatives les plus étendues sauf en ce qui concerne la création et le démantèlement des INB. Elle n’est compétente que pour le nucléaire civil, et non pour le nucléaire militaire. Barn : unité de surface : 1 barn = 100 Fm2 = 10−24 cm2. Voir aussi Annexe 1. Becquerel : unité de mesure de l’activité d’une source radioactive (Bq). Un becquerel correspond à une désintégration par seconde. Voir aussi Annexe 1. Bêta (rayonnement) : pour se rapprocher de la valeur optimale de la charge, les noyaux riches en protons transforment leurs protons en neutrons dans un processus appelé radioactivité bêta plus dans laquelle un électron positif (ou positron) est émis. Dans certains cas la transformation d’un proton en neutron peut se faire par capture d’un électron négatif du cortège électronique de l’atome. Les noyaux riches en neutrons transforment leurs neutrons en protons dans un processus appelé radioactivité bêta moins dans laquelle un électron négatif (qu’on appelle simplement électron) est émis. Candu : CANada Deuterium Uranium. Ces réacteurs à eau lourde ont été développés par les Canadiens. Voir annexe 4. CLI : Commissions locales d'information. Une CLI doit être installée auprès de toute INB. Cette CLI est installée par le président du conseil général de qui relève l’INB. Les membres sont nommés par le président du conseil général. La CLI est présidée par le président du conseil général ou par un élu désigné par celui-ci. Les CLI peuvent faire procéder à des expertises, y compris épidémiologiques. Dans la pratique les CLI sont les principaux clients d’associations comme la CRIIRAD (Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité) ou l’ACRO (association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest), associations critiques vis-à-vis du nucléaire. Elles font souvent appel à l’expertise du GSIEN (Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire). Combustible : le combustible nucléaire contient la totalité des noyaux fissiles dont la fission produit l’énergie nécessaire au fonctionnement du réacteur. Combustible irradié (ou usé) : combustible nucléaire qui a été soumis à un flux de neutrons au cours d’un séjour dans le réacteur. La composition du combustible irradié est différente de celle du combustible initial. En général, au moment de leur extraction du réacteur, les combustibles irradiés sont très radioactifs. En particulier ils contiennent des produits de fission et des transuraniens. Énergie finale : énergie payée par les consommateurs finaux, que ce soit sous forme d’électricité, de carburant, de fioul ou de gaz pour le chauffage. Les consommateurs finaux sont soit des particuliers, soit des industries à l’exception des industries du secteur énergétique. Énergie primaire : c’est la somme de l’énergie finale et de l’énergie consommée par le secteur énergétique. En d’autres termes l’énergie finale est l’énergie totale consommée pour faire face à la totalité de nos besoins. Elle inclut les pertes thermiques des centrales thermiques, les pertes de transport etc.

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Le nucléaire : un choix raisonnable ?

Le passage de l’énergie finale à l’énergie primaire se fait grâce à des coefficients définis par l’AIE (et d’autres organismes comme le Conseil mondial de l’énergie) : l’électricité produite par une centrale nucléaire (exprimée en MWh) est comptabilisée par le coefficient 1 MWh = 0,2606 tep ; > l’électricité produite par une centrale géothermique (exprimée en MWh) est comptabilisée par le coefficient 1 MWh = 0,86 tep/MWh ; > toutes les autres formes d’électricité (production par une centrale thermique classique, hydraulique, éolienne, marémotrice, photovoltaïque, etc., échanges avec l’étranger, consommation finale) sont comptabilisées selon la méthode du contenu énergétique, avec le coefficient 0,086 tep/MWh. Toutefois on comptabilise en plus la chaleur produite (utilisée ou non) par les centrales thermiques. Par exemple, pour une centrale au charbon ayant un rendement de 0,33, on retiendra, pour chaque MWh produit, une production de chaleur de 2 MWh, soit 0,172 tep. EPR : réacteur de type REP dit de génération III, d’une puissance de 1 650 GWe. Il est amélioré de plusieurs points de vue par rapport aux réacteurs REP dits de génération II : il prend en compte la possibilité d’une fusion du cœur (récupérateur du corium résultant de la fusion du cœur), la chute d’un avion gros porteur et améliore significativement l’utilisation du combustible. >

Femtomètre : unité de longueur pour la mesure des noyaux atomiques : 1 Fm = 10−15 m. Gamma (rayonnement) : rayonnement électromagnétique de haute énergie analogue aux rayons X émis lors de la désexcitation d’un noyau excité. Gray : unité de dose. Un gray (Gy) correspond à un dépôt d’énergie par les radiations de 1 J/kg. Voir aussi Annexe 1. HCTISN : Haut Conseil pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire. Le HCTISN a vocation à remplacer le Conseil supérieur de la sûreté nucléaire et de l’information nucléaire. C’est une instance d’information, de consultation et de débats. Il est actuellement présidé par le sénateur honoraire Henri Revol. Il comporte 2 députés et 2 sénateurs, 6 représentants des CLI, 7 représentants d’associations (ACRO, Robin des Bois, MANES, FNE, UNAF, LCC), 7 représentants des acteurs publics du nucléaire (HC du CEA, DG de l’EDF, Andra, Areva...), 7 représentants d’organisations syndicales, 7 personnalités (parmi lesquelles le président actuel), 7 représentants des autorités et services administratifs chargés de la sécurité et de la sûreté nucléaires (ASN, IRSN, DSND, représentants des ministères). Le HCTISN peut être saisi par les ministres concernés, les présidents des commissions compétentes du Parlement, le président de l’OPECST, les présidents des CLI et les directeurs d’INB. Les organismes, institutions et autorités responsables des activités nucléaires doivent communiquer tous documents estimés nécessaires.

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Glossaire

Interactions élémentaires : il y a trois interactions fondamentales à l’œuvre dans les noyaux : L’interaction nucléaire ou forte qui s’exerce entre deux nucléons voisins. Elle donne leur cohésion aux noyaux. > L’interaction électromagnétique qui se manifeste essentiellement par la répulsion colombienne entre les protons chargés positivement (deux charges de même signe se repoussent). Cette propriété de répulsion explique que les noyaux lourds ont des énergies de liaison par nucléon décroissantes. > L’interaction faible qui permet à des protons de devenir des neutrons et réciproquement. Elle est à l’origine de la radioactivité bêta. INB : Installations Nucléaires de Base. Les installations nucléaires importantes, comme les centrales nucléaires, les usines de retraitement de combustibles, les accélérateurs de particules sont des INB. Elles ne peuvent être créées que par décret pris après avis de l’ASN et enquête publique. >

L’exploitant de l’INB est responsable de la sûreté de l’exploitation. Il est aussi soumis à l’obligation d’informer le public sur les risques présentés par son installation. Toute personne doit recevoir de l’exploitant toute information qu’il demande concernant les risques de l’INB. Isotopes et Isobares : un noyau est généralement caractérisé par sa charge Z égale au nombre de protons qu’il contient, et par son nombre de masse A égal à la somme du nombre de protons Z et du nombre de neutrons N qu’il contient. Les éléments chimiques sont caractérisés par la charge Z du noyau. Les noyaux ayant la même charge Z mais des valeurs différentes de A sont les isotopes de l’élément Z. Par exemple tous les noyaux d’uranium ont une charge Z = 92. L’uranium 235, l’uranium 234 et l’uranium 238 sont les isotopes de l’uranium qu’on peut trouver dans la nature. Les noyaux ayant le même nombre de masse A mais différant par leur charge (et, par conséquent, par leur nombre de protons et de neutrons) sont dits isobares (ce qui signifie de même masse en grec). Liaison (énergie de) : énergie qu’il faut dépenser pour décomposer un noyau en ses composants, neutrons et protons. Inversement, c’est l’énergie qui est dégagée lorsque ses composants se réunissent. Généralement, on ramène cette énergie de liaison au nombre de nucléons. L’énergie de liaison par nucléon est remarquablement constante puisqu’elle varie entre 5 et 8,5 MeV pour tous les noyaux qu’on trouve dans la nature. Elle passe par un maximum aux environs du fer et décroît de part et d’autre. OPECST : Office parlementaire des choix scientifiques et techniques. Office parlementaire dont les travaux sont particulièrement sérieux et approfondis. Voir http:// www.senat.fr/opecst/rapports.html Plutonium : le plutonium1 est un élément de charge 94. Les isotopes les plus importants sont le plutonium 239, le plutonium 240, et le plutonium 241. Seuls les 1. Voir Henri Métivier, Plutonium, mythes et réalités, EDP Sciences, 2010.

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plutonium 239 et plutonium 241 sont fissiles par neutrons lents. Le plutonium 239, de période 24 100 ans, est consécutif à la capture d’un neutron par l’uranium 238 ; par là il est le noyau principal intervenant dans les surgénérateurs. Le plutonium 240, de période 6 560 ans, se comporte comme un poison neutronique pour les réacteurs à neutrons lents. Le plutonium 241 est fissile ; il a une période 14,4 ans et se désintègre par émission bêta en amonium 241 ; sa disparition progressive est responsable de la détérioration des propriétés neutroniques du plutonium produit dans les réacteurs. Radioactivité : rayonnements ou particules émis par la désintégration de certains noyaux. Voir Alpha, Bêta et Gamma (rayonnement). RBMK : Reaktor Bolshoy Moshchnosti Kanalniy (de type Tchernobyl). Réacteur de grande puissance à tube de force. Voir Annexe 4. Réactivité : Lors d’une réaction en chaîne, le nombre de neutrons d’une génération est égal à celui de la génération précédente multipliée par un « coefficient multiplicateur ». La réactivité est égale à la différence entre ce coefficient et l’unité. De façon plus précise, si k est le coefficient multiplicateur, la réactivité est : ρ = k /(1 – k). REB : réacteurs à eau bouillante. Ces réacteurs à eau pressurisée sont des réacteurs à neutrons lents. Voir Annexe 4. REP : réacteurs à eau pressurisée. Ce sont des réacteurs à neutrons lents. Voir Annexe 4. Répulsion coulombienne : voir Interactions élémentaires. Retraitement du combustible nucléaire : le retraitement du combustible nucléaire a essentiellement pour objectif d’en extraire le plutonium, afin d’utiliser celui-ci comme combustible, soit pour la fabrication d’armes atomiques, soit pour remplacer l’uranium 235, et, donc faire des économies sur l’enrichissement. En plus du plutonium, le retraitement permet d’extraire de l’uranium dit de retraitement qui contient encore environ 1 % d’uranium 235, mais 99 % d’uranium 238. À terme, l’ambition est d’utiliser celui-ci dans des réacteurs rapides surgénérateurs. Les produits de fission et les actinides mineurs sont conditionnés ensemble dans les verres de retraitement. RNR : ces réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium sont structurellement les plus simples. Voir Annexe 4. Section efficace : si on imagine une balle tirée au hasard sur une cible, on voit bien que la probabilité que la balle heurte la cible est proportionnelle à la surface de cette dernière. Dans le cas d’un neutron (ou de toute autre particule) incident sur un matériau homogène, la section efficace d’interaction est la probabilité d’interaction par noyau. Elle s’exprime comme une surface. L’unité de surface choisie est le barn (grange en anglais) qui vaut 10–24 cm2. Sievert : unité de dose équivalente (Sv) : dose en gray multipliée par un facteur dépendant de la nature du rayonnement et de la nature de l’organe touché. Voir aussi Annexe 1.

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Superphénix : Superphénix1 était un réacteur surgénérateur à neutrons rapides refroidi au sodium. Il se situait dans la continuité du programme français marqué par la réalisation du petit réacteur prototype Rapsodie (début de construction à Cadarache en 1959, fin en 1967), du réacteur de démonstration Phénix, construit par le CEA, d’une puissance électrique de 250 MWe ; le courant produit par Phénix (début de construction en 1968, divergence en 1973) a été vendu à EDF jusqu’à son arrêt en 2009. Devant le succès de Phénix et dans le contexte du choc pétrolier de 1973), un consortium de compagnies d’électricité (EDF, l’Italien ENEL et l’Allemand RWE) créa la société NERSA pour construire un réacteur préindustriel d’une puissance de 1 200 MWe, Superphénix. Les antinucléaires virent avec raison qu’un tel réacteur allait permettre le développement d’un nucléaire durable. Superphénix devint ainsi leur cible favorite. De violentes manifestations se déroulèrent sur le site de Creys Malville dès le début de sa construction (1976) ; un manifestant trouva la mort dans une de ces manifestations en juillet 1977. En 1982 cinq roquettes furent tirées sur le chantier. 22 ans après l’attentat, bénéficiant désormais de la prescription, l’ancien député vert du canton de Genève Chaim Nissim reconnaissait (L’amour et le monstre, roquettes contre Creys Malville) être l’auteur de l’attentat (qui ne fit par miracle pas de victime) perpétré grâce à des missiles fournis par le terroriste Carlos. Malgré tout, le réacteur divergea en 1985 et fut couplé au réseau EDF en janvier 1986. En mars 1987 une fuite dans le barillet de stockage des éléments combustibles fut détectée. Cette fuite était due à un acier défectueux ne résistant pas à la corrosion par le sodium. Le barillet sera remplacé par un dispositif simplifié mis en place en 1991. Entre-temps, le réacteur fonctionna épisodiquement du fait des travaux nécessités par ces modifications. Mais cet incident fut l’élément initiateur d’un imbroglio technico-admnistrativo-judiciaire qui alterna des périodes d’arrêt pour raisons techniques (25 mois) ou des raisons administratives (66 mois). Le réacteur fonctionna normalement pendant 53 mois, la plupart du temps à faible puissance du fait des conditions imposées par l’autorité de sûreté. Ce n’est qu’en 1996 que Superphénix fonctionna normalement... pour être arrêté par suite de l’annulation par le Conseil d’État du décret de redémarrage de juillet 1994 ; la demande d’annulation avait été déposée par l’avocate Corinne Lepage. La ministre de l’Environnement Corinne Lepage ne fit évidemment rien pour surmonter la décision du Conseil d’État. En 1998, il suffit donc à Madame Dominique Voynet de ne pas donner l’autorisation de redémarrage de Superphénix pour clouer définitivement le cercueil de ce dernier, laissant la voie libre aux Russes et Japonais, et, plus récemment, aux Indiens et aux Chinois. Surgénération : processus par lequel il est produit plus de noyaux fissiles par capture sur des noyaux fertiles qu’il n’en disparaît par fission. Pour atteindre la surgénération, il est nécessaire que le nombre moyen neutrons de fission créés par absorption par un noyau fissile soit supérieur à 2 (un pour entretenir la réaction en chaîne et un pour surgénérer). Dans la pratique, cette condition n’est atteinte que pour des 1. La saga de « Superphénix » est fidèlement racontée par G. Vendryes : Superphénix pourquoi ? ed. Nucléon, 1997. Voir aussi http://sfp.in2p3.fr/Debat/debat_energie/Nucleaire/Reacteurs/superphenix.html

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neutrons rapides pour le système uranium 238 – plutonium 239. C’est pourquoi les surgénérateurs sont des réacteurs à neutrons rapides. Il est aussi possible, en principe, d’atteindre la surgénération pour le système. Température (effet de) : d’une manière générale il faut absolument éviter qu’une augmentation de la température du réacteur causée par une croissance de sa puissance se traduise par une augmentation de sa réactivité. Dans ce cas, on se trouverait dans un cercle vicieux dont l’issue risque fort d’être grave pour le réacteur. À cause d’un effet physique dénommé « effet Doppler » (voir Annexe 3), la proportion de neutrons absorbés dans les noyaux « fertiles » croît avec la température. Ceci se traduit par une diminution de la réactivité du réacteur, lors d’une augmentation de température. D’autres effets peuvent jouer dans le même sens, ou, au contraire, en sens inverse comme, par exemple, l’effet de vide. Three Mile Island (TMI) : île sur la rivière Susquehanna en Pennsylvanie, aux ÉtatsUnis. Une centrale nucléaire comprenant deux réacteurs y a été construite. À la suite de fausses manœuvres des opérateurs et d’une mauvaise conception de la relation homme-machine, une fusion du cœur du réacteur n° 2 se produisit le 28 mars 1979. Aucune fuite significative de radioactivité hors de l’enceinte du réacteur ne se produisit. Mais l’opinion américaine fut fortement impressionnée. Aucun réacteur ne fut mis en construction aux États-Unis après cette date. D’autres pays comme le Danemark renoncèrent au nucléaire. À la suite de l’accident, de nombreuses et importantes modifications furent apportées aux réacteurs à eau pressurisée. Transuraniens : voir Actinides. TSN (Loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire) : votée le 16 juin 2006, elle a fixé le nouveau cadre de l’organisation des activités et installations nucléaires. La caractéristique essentielle de la loi TSN est d’avoir remplacé des autorités dépendant directement d’un ou de plusieurs ministères par des autorités administratives indépendantes. Vide (effet de) : Dans la plupart des réacteurs (REP, RNR, Candu, RMMK), le refroidissement de la chaudière nucléaire est assuré par un liquide caloporteur (eau légère, eau lourde ou sodium fondu). Indépendamment de sa fonction de refroidissement, la présence de ce fluide a des conséquences sur les propriétés neutroniques du réacteur. La disparition totale ou partielle du fluide de refroidissement (par exemple, par formation d’une bulle de vapeur ou à la suite d’une perte de liquide) peut donc affecter la réactivité. Un accroissement de celle-ci conduirait à une augmentation involontaire de la puissance du réacteur qui pourrait éventuellement conduire à un accident. Les autorités de sûreté exigent donc généralement que cet « effet de vide » conduise à une diminution de la réactivité. L’évolution de la réactivité consécutive à « l’effet de vide » résulte de deux effets opposés : >

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Les fluides ralentissent les neutrons plus ou moins fortement. La section efficace de fission des neutrons décroît généralement lorsque leur énergie croît. L’« effet de spectre » tend à « durcir » le spectre de neutrons et, donc, à diminuer la réactivité.

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En sens inverse le fluide de refroidissement capture des neutrons, ce qui diminue le nombre de neutrons pouvant provoquer une fission. « L’effet de vide » augmente donc le nombre de neutrons disponibles pour la fission, et, donc, la réactivité. Pour les réacteurs REP et Candu, c’est l’effet de spectre qui est dominant dans tous les cas, et, donc l’effet de vide conduit à une diminution de la réactivité. >

Pour les RNR au sodium, l’effet de vide dépend de la taille des réacteurs. Il est positif pour les gros réacteurs comme Superphénix. Cet effet de vide est un inconvénient auquel on n’a pas vraiment trouvé de parade. Les réacteurs refroidis au plomb n’en souffrent pas. Dans le cas des RBMK, l’eau absorbe les neutrons, sans les ralentir significativement (le ralentissement est essentiellement produit par le graphite). La diminution de la quantité d’eau produite, par exemple, par dilatation ou vaporisation, amène à une diminution du nombre de captures de neutrons. Par contre, le spectre de neutrons est pratiquement inchangé, puisque le ralentissement est assuré par le graphite. L’effet de vide est fortement positif. Les RBMK sont une exception dans l’ensemble des réacteurs de puissance. VVER : réacteur à eau pressurisé (REP) fabriqué par les Russes. Xénon (effet) : produit de fission qui empoisonne le réacteur pendant quelques dizaines d’heures après son arrêt. Le niveau de cet empoisonnement dépend du flux neutronique et peut entraîner une chute de réactivité de 0,05 à 0,25. Voir aussi Annexe 3.

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Remerciements

Il ne m’aurait pas été possible de mener la rédaction de ce livre à son terme sans le soutien indéfectible et patient de mon épouse, Marguerite Nifenecker. Après plus de 45 ans de vie professionnelle, ma motivation pour poursuivre un travail sur les questions énergétiques et nucléaires concrétisées par la création de « Sauvons le Climat » et par le présent ouvrage n’a pas faibli. Cela a été possible grâce à un groupe de précieux amis, parmi lesquels Peter Armbruster, Mohammed Asghar, Pierre Bacher, Roger Balian, Monique Bernas, Sven Bjornholm, Michel Chevalier, Richard Geller, Jacques Masurel, Jean Poitou, Michael Schneeberger et Raymond Warlop. Il faut aussi que je cite ceux qui ont été à l’origine de la commission Énergie de la Société de Physique, Jean-Louis Bobin, Elisabeth Huffer et Claude Stéphan. Je n’aurais jamais pu acquérir quelques connaissances sur les réacteurs nucléaires sans mes collègues avec lesquels nous avons créé le groupe d’études des réacteurs du Laboratoire de Physique Corpusculaire et de Cosmologie de Grenoble, particulièrement Jean-Marie Loiseaux, Roger Brissot, Annick Billebaud, Sylvain David, Daniel Heuer, Christian Le Brun, Olivier Méplan et Alexis Nuttin. Je n’oublie pas, non plus, l’importance décisive de Carlo Rubbia dans la création de ce groupe et pour nous avoir montré que des physiciens des particules pouvaient aussi maîtriser la physique des réacteurs nucléaires.

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Ce livre n’aurait pu être rédigé sans les discussions enrichissantes partagées avec Claude Acket, Bertrand Barré, Robert Dautray, Robert Guillaumont, Roland Masse, Henri Métivier, Gérard Ouzounian, Pierre Schmitt, Bernard Tamain et Georges Vendryes. Enfin comment ne pas penser à René Joly, lui qui m’a accueilli chaleureusement et soutenu, contre vents et marées, comme jeune chercheur au Service de Métrologie Neutronique Fondamentale à Saclay. René nous a quittés cette année nous laissant en quelque sorte comme orphelins.

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