Le nouvel ordre local : gouverner la violence
 9782738478382, 2738478387

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LE

NOUVEL GOUVERNER

ORDRE LA

LOCAL

VIOLENCE

Jean-Pierre GARNIER

Éditions L'Harmattan 5 - 7 , rue de l'École-Polyteclinique

L ' H a r m a t t a n Inc. 55, rue Saint-Jacques

7 5 0 0 5 Paris France

Montréal, Québec, H 2 Y 1K9 Canada

Du même auteur Une Ville, une révolution : La Havane, Paris, A n l h r o p o s , 1973 La Comédie urbaine, (en collaboration avec Denis G o l d s c h m i d l ) , Paris, Maspero, 1977 Le socialisme à visage urbain, (en collaboration avec Denis G o l d s c h m i d l ) , Paris, Maspero, 1978 Le Marxisme lénifiant, Paris, Le Sycomore, 1979 La Deuxième droite, (en collaboration avec Louis Janover), Paris, Robert Laffont, 1986 Le Capitalisme high tech, Paris, Spartacus, 1989 La pensée aveugle, (en collaboration avec Louis Janover), Paris, S p c n g l c r , 1 9 9 3 Des Barbares dans la Cité, Paris, Flammarion, 1996 La Bourse ou la ville, Paris, Éditions Paris-Méditerranée, 1997

© Couverture: «Conversation Bleue» (1949), Arpàd Szenes (Fondaçào Arpàd Szenes - Vieira da Silva, Lisbonne)

© L'Harmattan,

1999

Paris, France. Tous droits réservés pour tous pays. Toute reproduction, même partielle, par quelque procédé que ce soit, est interdite. Dépôt légal Mai 1999 I S B N : 2-7384-7838-7 I S S N :

1158-410X

Sommaire

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Avant-propos 1. La grand'peur de l'an 2000 U n e ville policée Du local au g l o b a l C o u l é e s d e l a v e sur le c e n t r e Classes oisives, classes dangereuses

Capitalisme sauvage el « sauvageons » L'école de la violence Une inconscience de classe La Cité interdite

3. Le « social » nouveau est arrivé Restructuration économique et déstructuration sociale Un traitement sans guérison Dans les mailles du filet La misère autogérée

4. Chiens savants et chiens de garde Une discipline pleine d ' a v e n i r : la flicologie Missionnaires du non-savoir Zélateurs ou délateurs Haute intelligentsia et basse police

Le

local-socialisme

Vers

un totalitarisme

41 47 53 60

65 68 74 79 86

93 95 102 110 H7

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Les chœurs de l'armée rose À droite, toute ! Ces salauds de pauvres ! Une République sécuritaire

6.

12 jg 26 33

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2. La lutte des déclassés

5.

11

124 129 1 35 145

«citoyen»?

L'Etat, c'est vous ! Contrôlez-vous les uns les autres Surveiller et unir Le système glocalitaire

153 154 161 159 175

À Georges

Lcibica,

pour ses e n c o u r a g e m e n t s à tenir le cap contre vents ( d ' O u e s t ) et marées (roses)

Il est probable que tous les gouvernements du monde seront plus ou moins totalitaires [...J. Il n V a, bien entendu, aucune raison pour que les totalitarismes nouveaux ressemblent aux anciens. Aldous Huxley Le meilleur des mondes

Une globalisation est un totalitarisme. La vérité est que, de mon point de vue du moins, nous sommes en train de vivre quelque chose que nous pourrions nommer un capitalisme autoritaire. Le monde vit une illusion démocratique qui possède bien moins de contenu que ce qu'il prétend avoir. José Saramago Prix Nobel de littérature, 1998

AVANT-PROPOS

Qu'il n'y ait pas de malentendu. Ce dont nous parlerons et ce contre quoi, surtout, nous parlerons dans cet ouvrage n'est pas d'une « p e n s é e unique », mais plutôt d'une pensée unanime. La « pensée u n i q u e », dans le champ économique, a cessé de l'être à partir du moment où, précisément, elle était dénoncée comme telle, c'est-à-dire combattue puis débattue pour devenir l'enjeu visible et public d'une lutte que l'on aurait qualifié autrefois d ' « idéologique ». Une lutte de plus en plus confuse il est vrai, puisque cette « pensée unique » compte maintenant — menace de krach financier international aidant —, des adversaires parmi ceux-là mêmes qui passaient, il y a peu, pour ses représentants. Cette confusion apparaît logique dès lors qu'on la relie à la pensée c o n f u s e — au sens de conviction sourde plus ou moins consciente — qui inspire tous ces débats, pensée unanime rarement explicitée comme telle, tant ce qu'elle postule implicitement semble aller de soi : le capitalisme comme « horizon indépassable de notre temps », pour ne rien dire de ceux à venir. En d'autres termes, si « pensée unique » il

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devait y avoir, elle existerait plutôt sous la forme de cet impensé devenu lui-même impensable : celui d'un au-delà du capitalisme. C'est sur ce fond commun, informulé et à plus forte raison indiscuté, à bien des pensées que tout oppose par ailleurs, que se greffèrent, d ' u n e manière qui n'est paradoxale qu'en apparence, les attaques de plus en plus nombreuses contre l'une d'entre d'elles, l'« idéologie néolibérale », qualifiée selon les humeurs d'« utopie » ou de « d o x a », et à qui fut réservée l'appellation stigmatisante de « pensée u n i q u e ». Appellation quelque peu paradoxale si l'on songe au nombre croissant et à la diversité de ses détracteurs, de Philippe Seguin à Alain Krivine, en passant par Pierre Bourdieu et Jean-François Kahn, sans compter Charles Pasqua et Philippe de Villiers. À croire q u ' u n e définition correcte de la « pensée unique » se serait imposée à l'exclusion de toute autre, une pensée unique de la « pensée unique », en quelque sorte ! Pourtant, la « vision néo-libérale »... du capitalisme ne constitue somme toute qu'une variante extrême — certains, pour la désigner, ne parlent-ils pas d'« ultra-libéralisme » ? — de ce dernier. La preuve en est d'ailleurs fournie par les contempteurs de la « pensée unique » euxmêmes, qui se livrent à des débats sans fin sur les façons d'« encadrer », de « contrôler » voire de « domestiquer » le m a r c h e , débats qui font bon marché, si l'on peut dire, de la nature capitaliste de la société, contribuant par là-même à sa préservation. C'est pourquoi les « alternatives » proposées par les tenants d'une « pensée critique » pour « sortir de la pensée unique » ne parviennent jamais à s'extraire de la pensée unanime c'est-à-dire de la vision d'un capitalisme pose comme pérenne. Mais cette pensée du capitalisme comme nouvelle figure de l'éternité exerce ses effets dans d'autres champs que l'économique, n o t a m m e n t dans celui des formes plus directement politiques de la domination. Ainsi retrouve-t-on le même principe mystificateur de la pensée unanime — un « pluralisme » synonyme de diversité dans la conformité — comme toile de fond invisible dans la façon de débattre du p s e u d o problème des soi-disant « violences urbaines ». Dans ce dernier cas, ce qui s'inscrit sur cette toile de fond porte un nom : l ' i d é o l o g i e sécuritaire. Déniée comme telle par tous ceux qui, à un titre ou à un autre, et, pour une raison ou une autre, ont tout intérêt ti ce qu'elle se r é p a n d e , cette idéologie imprègne l'ambiance d'une époque. Elle s ' e x p r i m e d'abord dans les multiples discours que l'on entend, depuis maintenant un bon quart de siècle, aux comptoirs de bistros ou dans les cafés du commerce, comme on disait jadis. Cependant, à la différence des propos tenus sur d'autres sujets en ces endroits réputés vulgaires, ceux relatifs à « l'insécurité » n'ont pas seulement été relayés par une droite «centriste» rivalisant avec une droite extrémiste sur le terrain de la démagogie répressive. La logorrhée sécuritaire trouve maintenant un

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écho favorable parmi la « gauche républicaine et démocratique », que ce soit dans les palais gouvernementaux, les cénacles intellectuels ou les enceintes universitaires. Et, pour parachever le tout, elle ne rencontre pour ainsi dire plus personne pour la contrer. Ceux-là mêmes qui, dans le petit royaume des clercs, menaient des guerres picrocholines contre les adeptes de la « pensée unique » en économie se retrouvent bras-dessus bras-dessous avec ces derniers pour entrer en « résistance » contre « l'insécurité ». Par-delà les querelles et polémiques sur d'autres thèmes qui servent aux uns et aux autres à entretenir leurs images de marque respectives et à préserver leurs parts de marché idéologique, « un même sentiment d'urgence et une même aspiration » les auraient conduits à faire front commun face à ce qu'ils présentent comme l'un des « problèmes immédiats qu'affrontent dans leur vie quotidienne l'immense majorité des gens de ce pays' » . Inutile, dès lors, de s'interroger plus longtemps sur la validité du « c o n c e p t » d'insécurité, comme persistent à le faire quelques belles âmes tentées par un angélisme irresponsable ou une minorité de réfractaires imprégnés de nostalgies libertaires. L'insécurité n'est-elle pas, en effet, l'expression d'un « sentiment justifié » fondé lui-même sur une « réalité indiscutable 1 » ? Si débat il doit y avoir, désormais, ils ne portera donc que sur la manière de venir à bout de la « violence urbaine » et non sur ses causes structurelles. Hors de portée politique, dorénavant, pour que l'on puisse agir sur elles, mieux vaut les mettre hors d'atteinte intellectuelle ! Émoustillés par la « formidable mutation » où la globalisation capitaliste nous aurait « engagés » — et en faveur de laquelle, surtout, ils se sont eux-mêmes résolument engagés —, certains de ses coryphées poussent encore plus loin le bouchon de la soumission. « U n renversement significatif, s'extasie l'un d'eux, voit passer la pensée critique d ' u n e contestation de l'État, de son ordre et du contrôle social qu'il exercerait [...] à une demande d'ordre et de sécurité.' » Renversement des plus significatifs, en effet, où la « pensée critique », dépouillée en un tour de main de la visée émancipatrice à laquelle elle était associée depuis les Lumières, se transmue en apologie de la servitude. C o m m e dans ces « pays du mensonge déconcertant » où s'était naguère instauré un « socialisme » abusivement qualifié de « r é e l », seul un mouvement de dissidence pourrait peut-être briser ce consensus qui, aujourd'hui en France, unit dans un même aveuglement, concerté ou non, la vraie droite et une gauche dont l'authenticité appartient de toute évidence au passé. Aux yeux de l'intelligentsia, en particulier, qui se faisait fort naguère de le critiquer, de le contester voire de le 1 Régis D c b r a y , M a x Gallo, J a c q u e s Julliard, Blandine Kriegcl, Olivier Mongin, M o n a O z o u f , Paul T h i b a u d , « R é p u b l i c a i n s , r e f u s o n s la nation à deux étages ! », Le Monde, 20 octobre 1998. 2 Alain B a u e r et Xavier R a u f e r , Violences ei insécurité urbaine, PUF, Q u e sais-je ? , 1998. 3 M i c h e l W i e v i o r k a , Violence en France. Seuil, 1999.

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J. !'. Gantier

combattre, le capitalisme réel — rebaptisé « économie de marché » — apparaît, à l'instar de la « démocratie imparfaite » qui se serait greffée sur lui, comme le moins mauvais des régimes à défaut d'être le meilleur. Sans voir qu'ainsi privé d'alternative, celui-ci — et non « la ville » — porte en lui cette nouvelle forme de guerre sociale qu'est la « violence urbaine » comme la nuée porte l'orage, aurait pu dire Jaurès. A une autre époque que la nôtre, il est vrai, où un mensonge passe facilement pour une vérité dès lors qu'il fait l'unanimité.

CHAPITRE

1

LA GRAND'PEUR DE L'AN 2000

— L'année dernière, mes copains se sont fait racketter par une bande de racaille, à la porte du lycée. Ils en voulaient à leur blouson et leur Walkman. Les plus costauds ont gagné. Ils avaient des couteaux. — C'est pourquoi, il y aune force publique pour ne pas abandonner le chemin aux bandits et la rue aux caïds. Régis Debray La République expliquée à ma fille

Il est souvent question du nouvel ordre mondial instauré depuis la chute du mur de Berlin par la « communauté internationale », c'est-àdire par le directoire des gouvernants qui se portent garants, par-delà les étiquetages politiciens, des intérêts conjugués du capital désormais mondialisé. On parle beaucoup moins, en revanche, du nouvel ordre local qui se met insidieusement en place pour enrayer « sur le terrain » les désordres suscités par le règne instable mais néanmoins durable de cet ordre lointain. Pourtant, au fur et à mesure que la précarisation et la misère qu'il génère se répandent dans les quartiers populaires, que s'accumulent les échecs des mesures destinées à empêcher la situation de se détériorer davantage, que s'éloigne un peu plus la perspective d ' u n changement social réel susceptible d'inverser la tendance, que s'accentuent les frustrations et les rancœurs d'une jeunesse paupérisée acculée à la désespérance, que se multiplient et s'aggravent, par voie de conséquence, les incidents classés sous la rubrique fourre-tout « violence urbaine », la « politique de la ville » — pour se limiter à l'exemple français, mais l'évolution est la même ailleurs — révèle peu à peu sa raison d'être ultime : la police de la ville'.

1 P o u r ne pas avoir à revenir sur la « politique de la ville », avec ses réussites partielles eu égard aux o b j e c t i f s o f f i c i e l s , et son é c h e c complet au regard de sa finalité réelle, nous renvoyons à nos deux o u v r a g e s p r é c é d e n t s : Des barbares dans la Cité (Flammarion, 1996) et lui Bourse ou la ville (ParisM é d i t e r r a n é e , 1997).

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Ganiicr

« D'ici l'an 2000, la moitié de la population mondiale sera u r b a n i s é e , au sein de mégavilles [...] qui apparaîtront de plus en plus c o m m e les centres nerveux hiérarchisés d ' u n e économie-monde dominée par les pouvoirs transnationaux économiques, culturels et militaires, limitant les Etats ("démocratiques" ou non) au rôle d'agents exécuteurs d e s basses œuvres (le contrôle et la répression du prolétariat et d e s populations marginalisées) 2 . » Prophétisme catastrophiste ? M a i s le troisième millénaire est déjà là, et traiter de visionnaire l'auteur de ces lignes reviendrait à s'aveugler soi-même. Il suffit de regarder a u t o u r de soi. Profitant de l'occasion fournie par des manifestations l y c é e n n e s , en octobre 1998, plusieurs centaines de jeunes « casseurs » a c c o u r u s d e la périphérie parisienne s'étaient mis en tête de « n i q u e r » la capitale. «Un jour toutes les cités vont s'unir et tout Paris va sauter, et ça va venir bientôt. Ceci n'est qu'un échantillon», fanfaronnait l ' u n d e s émeutiers qui avaient mis à sac quelques commerces, Place d e la Nation. « Le processus est enclenché, mais on n'est qu'au début. Pour eux, pour l'Assemblée nationale, c'est déjà la merde. Alors il vaut mieux qu'ils s'inquiètent, parce que ça va péter », prévenait, q u e l q u e s mois auparavant, un jeune d ' u n e cité H L M d'Ozoir-la-Ferrière, s o n d é dans le cadre d'une énième enquête journalistique sur la m i s è r e d e s « quartiers difficiles ». Qu'il se rassure, si l'on peut d i r e : n o n seulement « i l s » s'inquiètent, même s'ils ne prennent p a s ces bravades au pied de la lettre, mais « ils » font aussi en sorte q u e toutes les dispositions soient prises et les « dispositifs » mis en place p o u r etoutter dans l'œuf tout embryon d'insurrection des n o u v e l l e s «classes dangereuses» contre l'intolérable de leur condition « urbaine ».

Une ville

policée

de Pour coller à la « nouvelle carte de la d é l i n q u a n c e e t ^ l'insécurité », l'Ordre doit r e d é p l o y e r ses forces. L e r e d é c o u p a g e ^ cours des zones de compétence r e s p e c t i v e s d e la police e t d e , £ S gendarmerie, en particulier, doit assurer une meilleure c o u v e r t u r e \ « zones urbaines sensibles ». Ce redéploiement va de pair avec c des Renseignements généraux. U n n o u v e a u fichier a été c o n s t i t u cette fin par la section V i l l e s et b a n l i e u e s — dont l a création, e n i y ' est significative par elle-même — des R G : le G E V I ( G e s t i o n ^ violences). Si l'on en croit la C o m m i s s i o n nationale i n f o r m a t i q u e libertés qui a donné son aval à ce f i c h a g e , « toutes les violenc urbaines » seront concernées « et pas seulement le t e r r o r i s m e » • Censée protéger le citoyen contre la curiosité excessive d e l ' E t a t , 2 Jacques Luzi, « Dialectique de la dépendance », Agone,

n° 16. 1996.

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a même autorisé les RG à faire figurer parmi les indices répertoriés la couleur de la peau — en plus des opinions philosophiques, religieuses ou politiques ! — des individus pouvant être «impliqués dans des actions violentes de nature à porter atteinte à l'ordre public et au fonctionnement des institutions». A part cela, on peut bien conclure qu'il a été « mis fin aux activités politiques des RG », comme le supputait Le Monde, commentant la disparition officielle de l'Office central de sondages et de statistiques, en novembre 1997, sur décision du ministre de l'Intérieur. Un an plus tard, la C N I L donnait son feu vert au Système de traitement des infractions constatées ( S T I C ) , et non plus seulement criminelles. Ce qui autorise à verser dans ce méga-fichier informatique non seulement les crimes ou délits avec leurs auteurs, mais aussi les suspects, les présumés suspects, les témoins et même les victimes. Signe des temps, on y intègre aussi « l'intrusion dans les établissements scolaires », « la destruction et dégradation volontaire d ' u n bien d'autrui » et jusqu'à ces actes répréhensibles mais non passibles de sanctions pénales — encore aujourd'hui, du moins — que sont les « incivilités » urbaines. Dans cette catégorie à l'acception très extensive, entreraient, par exemple, si l'on suit le préfet de police de Paris, « le vandalisme, les insultes, l'occupation abusive des espaces publics et autres nuisances en tous genres »'. Parmi ces dernières, figurent les attitudes menaçantes, les gestes obscènes, les paroles injurieuses, les comportements bruyants ou les positions irrespectueuses. Érigée au rang de « concept », l'« incivilité » compte parmi ces notions pseudo-scientifiques forgées par des chercheurs assermentés pour justifier une répression accrue des comportements déviants. Certes, ceux-ci ne constituent pas à proprement parler des délits. Mais, nous assure-t-on, continuer de fermer les yeux sur eux sous couvert de tolérance reviendrait à ouvrir un boulevard à la délinquance. A en croire un politologue épris d'ordre, les incivilités doivent être d'autant plus sanctionnées qu'elles contreviendraient aux règles de vie collective qui attestent de « l'existence d'un "monde commun" » fondé sur « l'échange, la communication, le respect mutuel' ». C'est là, à vrai dire, marier un peu vite la science et la fiction. Un tel monde, en effet, relève de la pure fantasmagorie alors que les inégalités ne cessent de s'accroître et les injustices de se multiplier, sans parler de la gestion de plus en plus individualisée de la main-d'œuvre imposée au nom de l'impératif de « flexibilité », qui achève de pulvériser les collectifs de travail déjà affaiblis par la précarisation. Et comment, à plus forte raison, demander à des groupes d'individus supposés être des citoyens à part entière de prendre au sérieux cette CNIL

3 Philippe Massoni, entretien. Le Monde, 11 avril 1998. 4 Sebastien Roché, entretien, Sciences humaines, n° 89, décembre 1998.

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fable d'un « monde commun », quand la place que leur assigne le nouvel ordre local en fait les victimes désignées d'une suspicion permanente, de discriminations, de vexations et d'humiliations « e n tous genres », comme dirait le préfet de police de Paris, au point de leur donner l'impression, comme ils en plaisantent eux-mêmes, d'être des « citoyens entièrement à part ». S'il en fallait une preuve supplémentaire, on la trouverait dans la pérennisation du plan Vigipirate. Nul n'ignore que la lutte antiterroriste et le contrôle de l'immigration illégale servent de paravent à l'institutionnalisation d'un contrôle militaro-policier permanent des jeunes « suspects » dans les lieux publics. Si diserts sur les atteintes aux libertés lorsqu'elles se produisent sous d'autres cieux, les thuriféraires de la démocratie et de l'État de droit n'ont pas l'air d'être le moins du monde gênés par la vue de ces patrouilles arpentant en treillis ou en tenue camouflée, armes à la main, les couloirs de métro ou les halls de gares à la recherche de leurs proies. Sur leur lieu de résidence, celles-ci auront droit en outre à tout ce que ledit État de droit peut offrir pour renforcer sa visibilité dans les « zones de n o n - d r o i t » : « barrages filtrants » de CRS à l'entrée des cités, avec contrôle au faciès à la clef, agrémenté parfois d'une prise en photo « p r é v e n t i v e » [.sic], comme dans certaines cités de Strabourg investies par les forces policières lors de la Saint-Sylvestre de 1998, le tout bien entendu accompagné des habituels propos racistes; courses-poursuites à pied ou en voiture avec les brigades anti-criminalité voire avec des « voltigeurs » en moto — une unité de police soi-disant dissoute — , avec bavures mortelles en prime, comme à Dammarie-les-Lys en novembre 1997, à Tourcoing un an plus tard ou à Toulouse quelques jours après; descentes musclées dans les immeubles de membres iencagoulés du G I P N ou du R A I D dans le cadre d'opérations « c o u p de -filet » menées contre les « bandes mafieuses »... Dans les espaces urbains jugés « vulnérables », les délinquants en puissance devront savoir, comme le reste des citadins qui s ' e n accommodent d'ailleurs fort bien, qu'ils évoluent sous le regard omniprésent de caméras de vidéosurveillance (150 000 déjà installées dans les lieux publics en 1 9 9 6 ) . Mais le mieux est encore de remodeler physiquement ces espaces afin de les rendre dissuasifs pour les activités délictueuses. « Prévenir le crime en aménageant le milieu», tel est, en effet, l'adage de la « prévention situationnelle » en matière d'architecture et d'urbanisme. Qu'il s'agisse de réhabiliter les cités ou de construire de nouveaux quartiers, les maîtres d'oeuvres s ' e f f o r c e r o n t donc, en étroite concertation avec les autorités policières, d ' « intégrer la dimension sécuritaire » dans leurs projets. Et cela, selon deux lignes directrices complémentaires : faciliter le contrôle du terrain par les i forces de l'ordre tout en empêchant les « voyous » de s'approprier un / territoire. Les réseaux de voirie, par exemple, seront redessinés de manière à faciliter les rondes de police jusqu'au pied des bâtiments de/

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logements et, en cas de grabuge, à permettre un déploiement rapide des brigades ou des escadrons d'intervention au cœur même des « quartiers difficiles ». Pour améliorer la surveillance des abords, les loges des gardiens d'immeubles seront également « repositionnées » de telle sorte que ceux-ci puissent jouer le rôle de « vigies ». Parallèlement, les hommes de l'art seront priés d'éliminer de leurs plans les culs-de-sac ou les recoins. Les premiers sont, comme chacun sait, propices aux embuscades contre les facteurs ou les policiers. Quant aux seconds, nul n'ignore qu'ils sont toujours susceptibles d'être mis à profit par les dealers ou les receleurs pour dissimuler leurs coupables trafics. Pour aider à la_pacification des espaces et des esprits, riftn_He. tel qhp d'cmBaucherTIes"suppléiifs parmi les fomenteurs de troubles potentiels. D a n s le cadre des «nouveaux métiers» offerts aux jeunes sans, emploi, on procède ainsi au recrutement massif .d'-«~adjointsde sécurité» pour épauler la police — près de 6 500 pour la seule année" 1998, 20 000 d'ici la fin 1999 —, et, plus nombreux encore, d.'« agents. locaLUL.de_ médiation ». Aux tâches relevant explicitement de la « sécurisation des espaces publics », s'ajoutent, en effet, celles liées à la « médiation urbaine ». Mais sous ce néologisme euphémisant, se dissimule un ensemble de missions dont la visée normalisatrice ne fait aucun doute puisque toutes tendent à « faire respecter les règles de civilité et de bonne conduite ». L'intitulé des fonctions remplies par les" nouveaux supplétifs du contrôle social se passe d'ailleurs de c o m m e n t a i r e s : « agents de sécurité des établissements scolaires », « agents de sécurisation des déplacements publics », « agents de s u r v e i l l a n c e des espaces ouverts au public », « correspondants de s é c u r i t é » , « correspondants de nuit »... D'autres « agencements à vocation disciplinaire », comme aurait dit le philosophe Michel Foucault, s'inscrivent également dans cette entreprise de pacification du champ urbain : institutionnalisation des polices municipales; généralisation de l'îlotage; multiplication des antennes de police dans les « sites sensibles »; implantation de « maisons de justice et du droit » et accélération des procédures de comparution pour traiter les délinquants « en temps réel »; alourdissement systématique des sanctions, notamment contre les mineurs qui verront leurs peines aggravées afin de « lutter contre leur sentiment d'impunité »; création accélérée de postes d'éducateurs dans le secteur de la « protection judiciaire de la jeunesse » — doublement entre 1997 et 1998 —-, qui sert de moins en moins, d'ailleurs, à protéger les « jeunes en danger » et de plus en plus à « protéger la société contre les jeunes », comme le faisait remarquer un éducateur du foyer d'Aubervilliers pour mineurs*délinquants. On peut aussi ajouter à la liste les mesures de rétorsion contre les parents « démissionnaires » : mise sous tutelle des prestations familiales, amendes et même peines de prison pour les membres de la famille « complices » des jeunes multirécidivistes; retour de

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l'enfermement des mineurs dans des maisons de correction new look, les « dispositifs éducatifs renforcés », auxquels s'ajouteront les « centres de placement immédiat et strictement contrôlés » pour les mineurs en attente de jugement, afin d'éloigner les voyous les plus endurcis du milieu qu'ils « contaminent »; adoption par le parlement du « bracelet électronique » pour « diminuer la surpopulation des prisons et éviter l'incarcération» dans la perspective d ' u n e envolée des condamnations à la détention au cours des années à venir; signature à la chaîne de « contrats locaux de sécurité » par les municipalités et les préfets... Cependant, renforcer l'arsenal des mesures judiciaires et policières ne suffit plus. Pas plus que le perfectionnement de la panoplie des technologies de surveillance des « populations à risques ». Après un quart de siècle d'efforts réitérés pour l'établir et le consolider, le nouvel ordre local peine toujours à endiguer la montée des « v i o l e n c e s urbaines ». « On ne va pas parler uniquement de répression, mais quand on a tout essayé et que cela flambe quand même, il faut trouver autre chose », s'exclamait le maire UDF de Rosny-sous-Bois, invité avec quelques autres à une « table ronde » organisée par Jacques Chirac, en janvier 1998'. Autre chose, mais quoi au j u s t e ? Faute de réponse immédiate, on s'emploiera à « reformuler la question de la sécurité intérieure » à grand renfort de colloques et de séminaires, de « groupes de réflexion », officiels ou officieux, de « m i s s i o n s », de « contrats de recherche ». Fruit de ces cogitations expertes, une « prise de c o n s c i e n c e » commencerait à se faire jour parmi les responsables du maintien de l'ordre urbain et les spécialistes dont ils s'entourent. « S a n s le concours de toute la société, la police ne peut que rester i m p u i s s a n t e », clame le patron de la police parisienne". « La lutte contre la v i o l e n c e reste vouée à l'échec si elle ne reste que le fait de p r o f e s s i o n n e l s », fait écho une politologue bien en cour dans les hautes sphères de l'appareil répressif d'État 7 . Dès lors, la conclusion va de soi : si juges et policiers ne peuvent tout faire en matière d'insécurité, il s'ensuit que le c o m b a t engagé contre elle doit devenir « l'affaire de tous ». Il faut une « réponse globale » qui « implique que chaque membre du c o r p s social assume sa part de responsabilités, [...] la mobilisation de tous est nécessaire », réitérera Jacques Chirac au début de l'an 1999, lors de la cérémonie traditionnelle de présentation des vœux du gouvernement à l'Élysée ?" Autrement dit, une seule solution : la participation ! Ici et là, des élus locaux font déjà assaut d'imagination pour lancer des « initiatives citoyennes » destinées à convaincre les résidents des « quartiers sensibles » de devenir des « coproducteurs de s é c u r i t é ». .*> Libération, 8 janvier 1998. 6 Philippe Massoni, entrelien, Le Momie, I I avril 1998. 7 Sophie Body-Gendrot, Les villes face à l'insécurité urbaine, 8 Le Monde, 6 janvier 1999.

Bayard Éditions

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Exemple de cette « implication de la société civile pour aider les institutions à faire leur travail" » : la mise sur pied de « groupements locaux de traitement de la délinquance ». Expérimentées en SeineSainl-Denis, ces « structures partenariales » permettent aux « acteurs sociaux » (élus locaux, éducateurs, animateurs, enseignants, parents d'élèves, militants associatifs, comités de quartier...) de « c o o p é r e r » avec les forces de l'ordre (justice, police, gendarmerie) à la « restauration de la paix civile ». Cette campagne en faveur d'une « démocratisation » du contrôle social menée sous la bannière de « la sécurité pour tous et par tous » n'en est qu'à ses débuts chez nous. En Grande-Bretagne, une dizaine de millions de gracieux sujets de Sa Majesté s'affairent depuis plusieurs années à « identifier les facteurs qui nuisent à la qualité de la vie » pour le compte de la police. Regroupés au sein de comités de quartiers affiliés au Neighbourhood Watch — surveillance du voisinage —, ils exercent leur vigilance avec zèle à rencontre de tout ce ou plutôt tous ceux qui sont susceptibles de perturber la tranquillité de l'espace urbain environnant. Un zèle qui, on s'en doute, peut parfois outrepasser les limites du mouchardage bien intentionné. En France, le principe d'une collaboration permanente de la population avec les forces répressives rencontrerait encore quelque résistance — si l'on ose dire —, en raison, précisément, des mauvais souvenirs laissés par « l'occupation d'une année étrangère »"'. Une interprétation qui passe significativement sous silence la méfiance séculaire et la tradition frondeuse des Français à l'égard des autorités, toujours suspectées, non sans raisons, d'arbitraire. L'existence d'un nouvel ennemi, intérieur celui-là, suffira-t-elle à lever ces réticences d'un autre âge ? Néanmoins, à supposer que cette composante de l'« exception française » vienne, après tant d'autres, à s'effacer, on doute quand même en haut lieu qu'une politique d'encouragement à la protectiondélation collective donne tous les résultats escomptés. Beaucoup d'habitants des zones de relégation, notamment parmi les familles les plus « défavorisées », rechigneront toujours à jouer les auxiliaires bénévoles du nouvel ordre local. C'est pourquoi, parallèlement à cette mobilisation civique visant à « populariser » le contrôle des «populations à risques » — certains chercheurs parlent même sans rire de « résistance démocratique à la déliaison sociale » —, les autorités s'emploient à peaufiner un modèle beaucoup moins soft de « régulation des tensions urbaines » : entraînement d'unités anti-émeutes aux combats de rue, expérimentation de matériel sophistiqué de « neutralisation » de l'adversaire, simulation de « situations

9 Sophie Body-Gcndrot, op. cil. 10 Ibid.

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insurrectionnelles » dans le cadre de la préparation aux « conflits de quatrième génération » envisagés par l'OTAN... Pourtant, à en croire le ministre de la Ville, Claude Bartolone, la politique de la ville n'aurait pour objectif que de « permettre à chacun de vivre une vie normale" ». Au vu de ce qui précède, le but recherché semble plutôt la normalisation de tous ceux qui enfreignent les n o r m e s d'un système social qui, précisément, les empêche de mener u n e « v i e normale ». Sauf à considérer comme telle la survie minable q u e le régime capitaliste promet à la plupart d'entre eux ! Aussi, sous couvert d'assurer la sécurité « au plus près du citoyen », un quadrillage de plus en plus serré de l'espace urbain se met progressivement en place pour faire face à la menace que ferait peser sur « l ' o r d r e républicain et démocratique » le nouvel ennemi intérieur : les « d a m n é s de la ville ».

Du local au

global

Rançon inévitable d'une violence sociale inhérente à un m o d è l e de société considéré comme indépassable, la « violence u r b a i n e » fait partie de ces faux problèmes que les pouvoirs publics s ' é v e r t u e n t en vain à résoudre. Ce serait néanmoins se méprendre que d ' i m p u t e r l'entêtement des « décideurs » et des chercheurs qui les conseillent à on ne sait quel aveuglement. Car cela reviendrait à les taxer d ' i g n o r a n c e là où il faudrait — on le montrera — parler de connivence p o u r ne pas dire de complicité. « Le piétinement de la pensée sur la cité est au fondement de la crise urbaine », décrète Sophie Body-Gendrot, spécialiste des violences urbaines déjà citée12. Une appréciation péremptoire qui, outre s o n idéalisme foncier — mais ceci va avec cela — , témoigne d ' u n d o u b l e entêtement : à parler de « crise urbaine », d ' u n e part, là où il conviendrait de parler de crise sociale, et à vouloir, d ' a u t r e p a r t , réfléchir sur la Cité sans avoir à interroger la société. Ce qui, il est vrai, serait trop demander à des experts qui, à l'instar de leurs commanditaires, ont tout intérêt à voir celle-ci perdurer. « D a n s la vulgate de nos gouvernants, la cause est déjà e n t e n d u e : la violence est un problème qui est posé à la société, interdite et médusée devant le retour en force de "classes dangereuses". En aucun cas, ou si p e u , elle n'est engendrée par la société qui aurait alors à faire d ' a b o r d retour s u r elle-même11. » Autant dire que s'il y a bien « piétinement de la p e n s é e », ce n ' e s t pas celui que l'on prétend. Pour mettre fin à ce surplace, il faudrait consentir à ce que la réflexion soit enfin extraite de > et « l e s gens» - qui ont eux-mêmes remplaceîles confronter autres « prolétaires » — pourront tout a loisir s exprime! c y> leurs points de vue sous le signe du pluralisme — « lle sera oblige ! Bref, la révolution reste encore à l'ordre du joui, uw dorénavant « citoyenne et solidaire ». __ oasnée par La Ligue communiste révolutionaire serait-elle a son tour y * f le virus ? En riposte à la fête « Bleu-blanc-rouge », f ^ ^ P ^ , Front national les 27 et 28 septembre 1997, la LCR appe ait ses m i l i t a ^ et sympathisants à un « week-end citoyen ». On a v a u u J ions Alain Krivine qualifier de «journalisme citoyen L - , m > e c e dernier médiatico-démagogiques de son cousin Michel Field, loisq" sur avait été débauché de Canal Plus pour être e m b a u c h e par Jou j TF1. Les plaidoyers des leaders de la LCR en faveur d une démocratique, citoyenne et sociale» confirment oc itte l'urgence d'un changement d'appellation pour organisant^.H^ à conserver les mêmes initiales : Ligue — ou Liste, he de électoraliste fébrile qui saisit maintenant les militants a ff chaque consultation — Citoyenne Radicale ! exige un En attendant, c'est le statu quo qui, pour etre ma j e ^ | recours accru à l'« esprit citoyen». Pour le revivitiei, ta g ^ gouvernante ne ménage pas ses efforts. Au cours a e i c ' ion circulaire ministérielle réaffirmait le caractère o b l i g a t o i r e ue ^ civique dans l'enseignement primaire et le premier cyc . r fort » de cette éducation : les « Initiatives m o y e n n e s ». Lance durant l'année scolaire précédente, elles visaient a mettre en pratique valeurs civiques prises dans leur acception la P ^ ' ^ ^ c o r p s « vivre ensemble dans une société démocratique ». f oui u r à ce double postulat - la convivialité possible au * J ï ^ structurée par la domination de classe, et la nature démocratique société —, carte blanche est donnée aux enseignants. onérat;ons » À eux de concocter les « animations » ou les < té • la c censées permettre à leurs élèves de toucher du doigt ^ ^ a t S i visites en groupes de l'Assemblée nationale ou d ^ f ^ ^ u r simulations de comparution devant un tribunal avec J f x f L ° l e s P i t ; inculquer aux collégiens ou aux lycéens le respect de l a ^ o i assistance à une séance publique du conseil municipal ou invitau c e t t e

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d ' é l u s locaux dans les classes, réalisation de vidéos ou de cédéroms sur u n e figure emblématique de l'esprit civique, etc. Dans le cadre de « l ' é d u c a t i o n à la citoyenneté » des nouvelles générations, les enseignants d'histoire et de géographie ou de français des lycées seront également astreints à répandre dans les lycées et les collèges la bonne parole citoyenne, c'est-à-dire le contenu des « documents p é d a g o g i q u e s » émanant des ministères de la Défense et de l ' É d u c a t i o n , relatifs aux « p r i n c i p e s » et à l'« organisation de la d é f e n s e nationale et européenne ». Mais l'embrigadement citoyen ne s ' a r r ê t e pas là.

Contrôlez-vous

les

uns

les

autres

Projet mort-né concocté sous le gouvernement d'Alain Juppé pour remplacer le service militaire obligatoire, le « rendez-vous citoyen » a fait place, c o m m e chacun sait, à l'« appel de préparation à la d é f e n s e », étape parmi d'autres du « parcours de citoyenneté » voulu p a r le Premier ministre Lionel Jospin et les siens. Or, sans que l'on p u i s s e à ce propos parler d ' u n parcours du combattant, ce rituel initiatique s ' a n n o n c e quelque peu contraignant. « T r o p de jeunes Français oublient de devenir citoyens », titrait Le Monde en février 1998, pour fustiger une négligence qui risquait de c o m p r o m e t t r e l'application de la nouvelle loi sur le service national. A u s s i , s o u s peine d'être privés du certificat leur ouvrant accès aux e x a m e n s et concours ou aux épreuves du permis de conduire, les jeunes d e s d e u x sexes sont-ils désormais priés de se faire recenser dès l'âge de seize ans ans à la mairie de leur domicile. Cette formalité leur permettra e n m ê m e t e m p s de devenir des citoyens à part entière, c'est-à-dire des é l e c t e u r s , p u i s q u e , à partir de l'âge de dix-huit ans, ils seront a u t o m a t i q u e m e n t inscrits sur les listes électorales. Citoyens d'office d o n c , e n c o r e q u e rien ne garantisse qu'ils soient pour autant de bons c i t o y e n s , c'est-à-dire des votants. Pour parer aux défections, il ne restera p l u s à un gouvernement futur q u ' à rendre le vote obligatoire, c o m m e cela se pratique déjà dans quelques démocraties ou prétendues telles ( B e l g i q u e , Argentine, Brésil...) où l'abstention est passible d ' a m e n d e s ou de peines d'emprisonnement. Cette arrivée massive de nouveaux électeurs potentiels ne réjouit c e p e n d a n t p a s tout le m o n d e . En mars 1998, par exemple, le Centre d ' i n f o r m a t i o n civique, dont la mission est pourtant de sensibiliser « l ' o p i n i o n » p o u r faire baisser le taux d'abstention, agitait la « m e n a c e i n t é r i e u r e » que constituait l'Islam et l'immigration. « L e s é m e u t e s a n a r c h i q u e s et les quartiers vivant sous une loi mafieuse sont si v o y a n t s q u e les m é d i a s n ' o s e n t plus trop les cacher », pouvait-on lire, d a n s le Bulletin d'information du CIC, sous la plume d ' u n général en retraite, m e m b r e d ' u n lobby militariste présidé par l'amiral Pierre

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Lacoste 8 . Et d'évoquer l'éventualité d'une « situation insurrectionnelle où, les actions classiques de l'Etat en matière de maintien de l'ordre » se révélant inopérantes, « l'intervention de l'armée serait nécessaire ». Sans partager ces craintes, la commission armée-jeunesse chargée de mettre sur les rails l'« appel de préparation à la défense » n'en jugeait pas moins trop courts, à la même époque, les temps d'entretien individuel prévus à cette occasion pour les « jeunes en difficulté », temps supposés permettre l'évaluation du degré de citoyenneté des jeunes Français 9 . Heureusement, une fois ce cheminement initiatique effectué, les Français n'en seront pas quittes pour autant avec la « citoyenneté ». Celle-ci, on l'a vu, ne les lâchera plus. Pour peu que leurs actes, leurs activités voire leurs pensées s'inscrivent dans une visée collective jugée politiquement correcte, c'est-à-dire en phase avec les thèmes rassembleurs et mobilisateurs qui servent à vertébrer le consensus mou où la France végète depuis les années 1980 (droits de l'homme, humanitaire, devoir d'ingérence, antiracisme, défense de l'environnement, protection du patrimoine, etc.), ils seront ipso facto décrétés « citoyens ». Il va dès lors de soi que les nombreuses associations qui travaillent dans les « quartiers difficiles » concourent, de ce fait, à la « formation des citoyens », comme le rappelait Marie-George Buffet, ministre « communiste » de la Jeunesse et des sports, elle-même ancienne militante associative en banlieue, lors d'un colloque sur l'avenir des mouvements d'éducation populaire 1 ". A Noisy-le-Sec, en Seine-SaintDenis, un club de foot-ball de combine les performances d'une équipe de haut niveau à une importante action de prévention et de formation au cœur des quartiers sensibles de la commue. Il n'en faut pas plus pour que ses animateurs soient qualifiés de « footballeurs-citoyens 11 » . Pour lutter contre les discriminations dont les jeunes issus de l'immigration sont l'objet en matière d'embauche, de logement ou de loisirs, le ministre de l'Intérieur a demandé, en janvier 1999, à chaque préfet de mettre en place une « commission départementale d'accession à la citoyenneté ». Pour suivre l'application de cette directive, JeanPierre Chevènement a fait entrer dans son cabinet un militant du MDC au titre de chargé des questions d'intégration. Un choix hautement symbolique. Ancien footballeur né dans une famille algérienne, le nouveau conseiller, Karim Zeribi, n'avait-il pas fondé dans le Vaucluse une association d'aide aux « projets citoyens » pour les jeunes des cités ? Dans les quartiers-nord de Marseille, ce sont des responsables de la politique de la ville qui chapeautent la constitution d ' « universités du jeune citoyen » [sic] pour inciter les nouvelles générations à dialoguer au lieu de tagguer, chaparder ou castagner. 8 9 10 II

Libération, Le Monde, Le Monde, Le Monde,

25 mars 1998. 21 mars 1998. 8-9 n o v e m b r e 1998. 1 1 février 1999.

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Telle q u ' o n l'invoque à tout bout de champ, la « citoyenneté » a tout l'air, au bout du compte, non pas d ' u n « c o n c e p t » mais d ' u n e catégorie à tout faire. A faire silence, en dernier ressort, sur ce qui demeure un obstacle infranchissable à la possibilité même de faire de tous les membres d'une « collectivité nationale » des citoyens à part entière, c'est-à-dire libres et égaux autrement q u ' « e n d r o i t » . « Ils demandent de l'égalité ? Donnez-leur de la citoyenneté ! », telle semble être la réponse implicite de la gauche gouvernante aux aspirations populaires qu'elle a renoncé depuis belle lurette à satisfaire sans se rendre compte, apparemment, que la citoyenneté a peu de chance de devenir réalité tant que l'égalité restera une fiction. La démission, pour ne pas dire la complicité, des pouvoirs publics face aux diktats de l'ordre globalitaire, ne revient-elle pas, en effet, à refuser d ' a s s u r e r à l'ensemble des habitants d'un territoire quel qu'il soit les conditions pratiques qui permettraient à chacun d'agir effectivement en citoyen ? Autant dire que la prétendue universalité des règles civiques relève de l'escroquerie inlcllccluelle pour une part croissante de la population. Le c i v i s m e tant célébré de nos jours en Fiance est une notion vidée de toute signification concrète aux yeux des individus quand ils sont livrés sans d é f e n s e aux « l o i s d ' a i r a i n » du marché. «Comment parier de citoyenneté, d'obligation civique, de reconnaissance des valeurs fondatrices du lien social à un individu dépouillé de ce qui pourrait l'instituer socialement ?'2 » C e qui vaut à l'échelle du territoire national s'applique évidemment aussi au niveau local. À en croire les sociologues, les politologues ou les anthropologues chargés de fournir un substrat scientifique au discours des politiques sur la revalorisation de la démocratie par le « l o c a l », le seul fait d'habiter le même lieu suffirait à « faire lien » entre les individus qui, dès lors, pourraient « penser et agir ensemble » p o u r la réalisation de fins qui les dépassent en vue du « bien c o m m u n ». C ' e s t là néanmoins faire abstraction des conditions d ' e x i s t e n c e qui empêchent la citoyenneté d'être, pour la plupart des citadins et plus particulièrement ceux qui habitent dans les zones de relégation, autre chose q u ' u n e . . . abstraction. Par-delà sa visée éminemment diversionniste, l'invocation « c i t o y e n n e » s'inscrit dans le processus politique déjà évoqué de modification des modalités de la domination. On a rappelé que, loin de se d é g a g e r du social, l'État l'investissait de façon à la fois plus systématique et plus subtile en encourageant « les gens » à « prendre leurs affaires — c'est-à-dire les affaires de l'État — en mains ». C'est à cette fin q u ' a été mis sur orbite, en particulier, le concept d'« implication citoyenne » — les politiciens et les idéologues du PCF préférant le terme d ' « intervention », tout en gardant le qualificatif. 12 J a c q u e s C o m a i l l e , Les nouveaux

enjeux de la question

sociale, Hachette. 1997.

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Cette « démocratie participative » permet de soulager non seulement, comme on l'a déjà souligné, le centre étatique, mais également les instances municipales d'un ensemble de pressions, de charges et de devoirs liés à leur engagement dans une politique de welfare qui tend à s'essouffler. Rien de tel, pour rependre haleine, que de s'en remettre aux échelons subalternes. Cette « prise en mains par les habitants des affaires qui les concernent » n'a évidemment pas pour effet de revitaliser la démocratie, comme on se plaît à le répéter en haut lieu. Tributaires de disponibilités et de possibilités données dans un cadre institutionnel donné, les « initiatives », « expériences » et autres « innovations » dont on se plaît ci et là à célébrer la floraison, ne sont pas l'œuvre de sujets libres et autonomes. L'espace tant social que physique où ces citoyens modèles se meuvent est totalement balisé pour ne pas dire quadrillé. Mais là réside précisément le subterfuge idéologique de la « démocratie du quotidien » : faire croire à ces nouveaux venus sur la scène locale qu'ils peuvent devenir des « acteurs à part entière », pour les convertir à leur insu en agents zélés des finalités de l'Etat. Il y a donc plus que de la démagogie dans cette invite répétée faite à tous, y compris aux plus démunis, à se comporter en « organisateurs », en « entrepreneurs », en « porteurs de p r o j e t s ». Sous couvert de les convier à se transformer en « citoyens responsables du bien commun », on cherche en réalité à injecter dans leur esprit des « préoccupations d'intérêt général » qui ne sont autres que celles émanant des différents échelons de l'appareil d'État. Bref, il s'agit moins de « réactiver la société civile » que d'œuvrer à l'avènement d'une société civique où le pouvoir exécutif, relayé par les élus locaux s'appuyant eux-mêmes sur une myriade de « militants de terrain », associatifs ou non, aurait réussi en quelque sorte à faire le plein de ses exécutants. Compte tenu de ce contexte, il eût été paradoxal que l'instauration du nouvel ordre local ne se soit pas effectuée, elle aussi, sous la bannière de la citoyenneté. De fait, il n'est pas jusqu'au domaine régalien par excellence de la « sécurité intérieure » qui ne devienne lui-même à son tour un champ d'investissement privilégié pour les férus de citoyenneté. Et, là encore, c'est dans le champ urbain que celle-ci est appelée à se déployer puisqu'il ne s'agit ni plus ni moins que d'inciter les citadins à se convertir en auxiliaires dévoués de la police pour contrer la montée de l'insécurité dans les villes. Obligé de monter au créneau en octobre 1998, à la suite de la grève de protestation des chauffeurs de bus de banlieue contre les agressions répétées dont ils étaient victimes, puis de l'irruption fracassante des « sauvageons » débarqués de la périphérie pour bousculer la force tranquille lycéenne, le ministre délégué à la Ville avait pourtant paru se démarquer de ses collègues du gouvernement. Ces derniers étaient alors en proie à d'irrésistibles pulsions répressives, riposte mimétique à ces

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« b o u f f é e s de rage » venues sans préavis perturber une rentrée d ' a u t o m n e qui s'annonçait plutôt paisible. « Nous savons depuis longtemps, rappelait Claude Bartolone, que la fuite en avant dans le toujours plus sécuritaire est impuissante à les juguler. 13 » Un rappel de pure forme, toutefois. Parents, enseignants, voisins, commerçants, bailleurs de HLM, policiers, travailleurs sociaux, élus locaux devaient se mobiliser, selon le ministre, pour « organiser une veille citoyenne en direction des j e u n e s », c'est-à-dire « créer des temps et des lieux de d i a l o g u e », façon de leur montrer q u ' « ils tiennent à eux » et « veulent leur offrir le meilleur ». Point n'était besoin, cependant, de lire entre les lignes ministérielles pour découvrir le fin mot de ce surcroît de sollicitude demandé aux adultes des cités. Sous couvert de « veille citoyenne », ils étaient très prosaïquement conviés à faire preuve d'une vigilance accrue à l'égard des actes et des comportements des jeunes, « seule manière pour qu'ils admettent des règles de vie commune et acceptent le rappel à la loi 14 » . Lors de la présentation à la presse du plan d'action visant à « r a p p r o c h e r du terrain » les missions d'investigation et d'intervention de la section « Villes et Banlieues », le directeur central des Renseigements généraux tenait à dégager le sens profond de l'opération : procéder à la « reconquête citoyenne des quartiers1-'' » . Une formulation qui fait florès parmi les innombrables intervenants de la politique dite de la ville, qu'ils soient élus locaux, techniciens du « d é v e l o p p e m e n t social urbain », architectes-urbanistes, « militants associatifs » ou flicologues. En région parisienne, par exemple, l'Association de prévention pour une meilleure citoyenneté des jeunes ( A P M C ) se donne pour objectif de mettre à la disposition de la R A T P et des bailleurs de logements sociaux des « agents locaux de médiation sociale ». Recrutés au titre des emplois-jeunes, ces derniers ont pour fonction d'apaiser les tensions et d'éviter les frictions sur les lignes du bus ou aux abords des HLM. « Ils ne sont ni contrôleurs ni policiers, croyait bon de préciser le président de l ' A P M C . Leur rôle consiste à rappeler les règles de la vie sociale, sans jamais user de la force.16 » À R e n n e s , c'est la volonté de susciter « une rencontre plus directe entre les acteurs publics et les habitants citoyens usagers », qui a conduit la municipalité à dominante PS à mettre en place un réseau de « c o r r e s p o n d a n t s de nuit » 17 . Puisés eux aussi dans le vivier des emplois-jeunes, ils ont pour mission de patrouiller dans les rues, sur les places, dans les allées, les escaliers, les coursives ou sur les paliers, prêts à signaler à la police, avec laquelle ils restent en contact permanent

13 C l a u d e B a r t o l o n e , « C a s s e r le mur de l'intolérance ». Libération. 27 octobre 1998. 14 Ibid. 15 Le Monde. 19-30 avril 1998. 16 Le Monde, 18 n o v e m b r e 1998. 17 J e a n - Y v e s G u é r a r d , « R e n o u v e l e r l'action publique grâce aux "correspondants de n u i t " » , Le Monde, 2 3 s e p t e m b r e 1998.

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au cours de leurs balades nocturnes, tout ce qui pourrait laisser penser qu'un acte délinquant serait sur le point ou en train d'être commis. A raison d'une modeste contribution de 10 francs par mois et par appartement, les résidents peuvent donc dormir tranquilles puisque ces anges gardiens d'un nouveau type veilleront sur leur sommeil. Confrontées à la guerre sociale rampante engendrée par l'état de « guerre économique » permanent où le capitalisme globalisé a plongé le monde, les autorités se doivent ainsi d'associer la population au maintien ou au rétablissement de l'ordre dans la Cité. A ce titre, le « développement de la citoyenneté » constitue le volet obligé de maints contrats locaux de sécurité. En plaçant la croisade sécuritaire sous le signe de la « mobilisation citoyenne », les municipalités de gauche jouent à cet égard un rôle véritablement pionnier dans la lutte de classe menée contre les dominés. D'où les multiples discours d'acccompagnement, vulgaires ou savants, visant à présenter comme une « avancée démocratique » la participation directe des habitants à l'instauration progressive du nouvel ordre local. À Stains, par exemple, les habitants de la cité du Clos Saint Lazare avaient vu durant plusieurs semaines leurs boîtes aux lettres envahies par la prose de la muncipalité PC appelant à « relayer l'action de la police par une action de citoyenneté 1 » ». Comment ? En prenant part à la mise sur orbite de ces soviets de facture inédite qu'étaient les groupements locaux de traitement de la déliquance. Les citadins concernés, cependant, ne se montrent pas toujours réceptifs à ces appel réitérés à la collaboration. Face au regain d'agressions et de déprédations dans les transports en commun, la R A T P avait lancé au printemps 1998 une campagne placée sous le signe du « respect ». « La Régie adopte un message "citoyen" », soustitrait Le Monde à propos de cette opération de communication. Pour inciter les jeunes à « arrêter leur film », c'est-à-dire à ne pas prendre d'assaut les bus ou les wagons du métro, elle empruntait à l'imagerie et l'imaginaire cinématographique. Or, le moins que l'on puisse en dire est que ce message « citoyen » ne fut pas reçu cinq sur cinq. L'initiative de la R A T P se solda, en effet, par un lamentable fiasco comme en témoigneront les grèves à répétition des machinistes contre l'insécurité dans les transports en commun au cours des mois suivants. « Le discours sur la citoyenneté que je tiens depuis très longtemps est finalement un discours assez intellectuel, qui n'est pas compris par les populations », se plaignait Paul Loridan, maire (MDC) des Ulis, découragé par la recrudescence des actes de violence urbaine dans certaines zones de la commune dont il avait la charge 1 ?. Cette désignation des habitants des quartiers populaires en termes de « populations » est en elle-même révélatrice. On est loin du « peuple 18 Le Monde, 19 Le Monde,

6 mars 1998. 12 d é c e m b r e 1997

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de gauche » dont aimaient à se réclamer les caciques du PS pour aider François Mitterrand à conquérir l'Élysée. Dans ses Myîhologies, l'écrivain Roland Barthes avait déjà fait ressortir la connotation dépréciative du pluriel générique de « populations », fort en vogue parmi les administrateurs coloniaux pour désigner les « autochtones », quand ce n'était pas les « indigènes », placés sous leur tutelle. Un parallèle que confirmait à sa manière, quelque peu désabusée, un commandant de CRS interviewé dans un rapport déjà cité sur les « violences urbaines ». Loin de se gargariser, comme on se plaît à le faire place Beauvau, d'envolées républicaines sur la nécessité de « réaffirmer la présence de l'État de droit » dans les « zones urbaines sensibles », ce policier dissipait toute illusion sur la façon dont les argousins chargés d'incarner ladite présence sur le terrain était perçue : « u n e troupe d'occupation en territoire colonial ». En revanche, on imagine mal le maire d'un arrondissement « chic » de la capitale ou d ' u n e commune « résidentielle » de la périphérie rabaisser leurs administrés au rang de vulgaires « populations » ! Il est vrai qu'avec le fort pourcentage d'habitants passés par les universités ou les grandes écoles, dans les beaux quartiers, le « discours sur la citoyenneté » a toutes les chances d'y être pris au sérieux au lieu d'être reçu pour ce qu'il est : un prêche insipide qui tourne à la longue au bourrage de crâne. Sans doute existe-t-il une conception bien différente de la citoyenneté. Non consensuelle et progressiste, elle pourrait être mise en pratique dans le champ urbain comme dans bien d'autres sphères de la vie sociale pour revêtir un caractère véritablement révolutionnaire. Ce qui ne saurait surprendre puisqu'elle découle de la Déclaration des droits de l ' H o m m e et du Citoyen de 1789. Alors que les gouvernants socialistes jugent bon d'exhumer de cette Déclaration le « droit à la sûreté » pour cautionner le tour de plus en plus répressif donné à ce qu'ils n'osent même plus nommer la « politique de la ville », il est un autre droit, dont l'énoncé suit d'ailleurs le précédent, qu'ils se gardent bien d ' é v o q u e r : « la résistance à l'oppression ». Il est vrai que, dans le contexte actuel, il entrerait en totale contradiction avec le premier. Pourtant, seule sa réactualisation permettrait à l'appel à l'« engagement citoyen » d'être autre chose qu'une incitation à la servitude volontaire. Sans aller jusqu'à déceler dans ce droit une proposition insurrectionnelle, comme y conviait explicitement la Constitution de 1793 — jamais entrée en vigueur, et ce n'est pas un hasard —, en proclamant le « droit à l'insurrection », force est d'admettre que, pour peu qu'il ne reste pas lettre morte comme bien d'autres, ce droit de résistance à l'oppression pourrait conférer une connotation radicale voire subversive à la notion de citoyenneté. C ' e s t q u ' à force de voir la citoyenneté mise à toutes les sauces de l'unanimisme, on a fini par oublier que cette notion s'est imposée dans une conjoncture politique des plus tourmentées. Un oubli dont il serait

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./. P. Garnier

aisé de démontrer, si la place ne manquait ici, qu'il n'est pas fortuit. Les « armes » que l'on demandait aux « citoyens » d'empoigner, dans un hymne qui risque de ne plus avoir grand sens demain, étaient dirigées contre les « ennemis du peuple », extérieurs et intérieurs. Qu'il s'agisse de « défendre » des droits ou d'en « conquérir » de nouveaux, l'affirmation citoyenne, à la différence de l'engagement civique auquel on s'évertue aujourd'hui à la réduire, est indissociable du conflit et du combat. Cela vaut pour tous les domaines et les niveaux où l'activité politique est susceptible de se déployer, à commencer par ceux que l'on s'emploie avec constance, de nos jours, à « dépolitiser » au nom d'une redéfinition consensuelle et anesthésiante de la citoyenneté. Refuser de circonscrire la revendication des droits à aucun domaine préétabli, comme le préconisent certains bons esprits, impliquerait donc en premier lieu que l'exercice de la citoyenneté ne reste pas prisonnier des rets institutionnels où les autorités aimeraient définitivement l'enserrer. De la mise en place du nouvel ordre local à l'instauration d'un véritable ordre nouveau, le pas est vite franchi. Et il le sera d'autant plus que cette transmutation s'effectuera de manière subreptice, avec, en outre, l'assentiment voire le concours de bon nombre de ceux qui, par ailleurs, font profession d'antifascisme. Les mêmes qui ne manquent jamais de foncer lorsqu'on agite devant leurs yeux le chiffon rouge — ou plutôt brun en la circonstance — du péril représenté par le Front national pour la « démocratie », demeurent en revanche pour la plupart étrangement inertes quand celle-ci met en œuvre, dans les quartiers dits sensibles notamment, une politique que celui-là n'aurait pas reniée. À Strasbourg, par exemple, pourtant érigée pendant quelques jours du printemps 1997, comme nous l'avons rappelé plus haut, en « capitale antifasciste » lorsque le F.N. avait eu la fâcheuse idée d'y tenir ses assises. Bien en peine de pouvoir aligner les 80 francs exigés pour participer à la soirée dansante organisée en périphérie, à la Saint-Sylvestre de l'an 1997, par les services municipaux à l'intention des jeunes générations promises à la sous-prolétarisation, des dizaines d'adolescents et de mineurs sans-le-sous des cités de Hautepierre, de Lingesheim et du Neuhof avaient, en guise de cotillons, failli gâcher le réveillon des citoyens cossus de la bonne ville de Strasbourg. Tandis que les tramways et les bus convoyaient les fêtards argentés vers le centre sous forte protection policière, les futurs sous-prolétaires fêtaient l'an neuf à leur manière : près de 80 voitures brûlées, une trentaine d'abribus et une vingtaine de cabines téléphoniques mis en pièces, une école maternelle et un gymase endommagés... « Ce qui est étonnant, commentait naïvement un socio-flic chargé de donner le point de vue de l'expert sur l'événement, c'est que le maillage

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local

associatif et le dialogue existent à Strasbourg : cela ne fait pas descendre la violence pour autant20 » Aussi les discours lénifiants sur l'insertion et l'intégration de la «jeunesse en difficulté », dont la bienpensante municipalité alsacienne abreuve d'ordinaire ses administrés, n'étaient-ils plus de mise. Pris d'hystérie, Roland Ries, maire suppléant installé par Catherine Trautman pour tenir la place de la ministre au chaud à l'hôtel-de-ville, joua résolument les supplétifs des forces de l'ordre en réclamant à cor et à cri des « sanctions exemplaires ». Il les obtint. Dix-huit mois d'emprisonnement dont huit fermes, par exemple, pour une vendeuse de gâteaux de dix-huit ans sans antécédents judiciaires, surprise par la police à briser la vitre d'une voiture garée. Ces punitions furent d'autant plus « exemplaires » que l'avocat commis d'office à la hâte pour défendre les inculpés avait été judicieusement choisi : ses sympathies pour le Front National étaient notoires !

Surveiller

et

unir

L ' « État social total » en gestation ne saurait toutefois être assimilé à l'État « totalitaire » de type orwellien 21 . La toile d'araignée qui tend à faire de des nouvelles « classes dangereuses » une population suspecte sinon captive n'est pas tissée sur le mode de l'imposition directe de normes de conduites au travers d'un appareil coercitif centralisé, même si celui-ci, sans cesse développé et modernisé, est parallèlement mis de plus en plus à contribution. Le pouvoir totalitaire qui se met en place de nos jours doit être entre mesure de surveiller et punir avec non seulement l'adhésion, mais aussi le concours empressé du « citoyen ». Un citoyen pétri de bonne conscience « démocratique » qui croira œuvrer au rétablissement de la loi dans des « zones de non-droit », alors qu'il ne fera que participer à la mise au pas des sans-droits. Depuis des années, nos compatriotes ne cessent, sous n'importe quel prétexte — campagne électorale, fait divers particulièrement choquant, enquêtes sur les « préoccupations », « demandes » et autres « attentes » des Français concernant l'avenir, etc. —, d'être interrogés sur leurs souhaits en matière de « sécurité ». La police elle-même s'y est mise. Dans le cadre de la future réforme de la préfecture de police de Paris, prévue pour le début de 1999, son patron, l'inamovible Philippe Massoni avait fait effectuer, en janvier 1998, un sondage auprès de quelques centaines d'habitants de la capitale. Comme il fallait s'y attendre, une « majorité de Parisiens » — parmi les 1004 personnes interrogées ! — réclamaient en priorité « une plus grande présence des

2 0 Farliad K h o s r o k h a v a r , entretien, Libération, 12 janvier 1998. 21 J e a n - L o u i s R o c c a , « S u r la critique de la mondialisation et ses lieux c o m m u n s » , Temps n° 10, p r i n t e m p s 1998.

critiques,

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J. P. Camicr

policiers sur la voie publique », ainsi que « des relations plus étroites et plus confiantes entre la police et la la population ». Pour ne pas être en reste, le Syndicat général de la police distribuera au cours de la même année un questionnaire aux habitants de l'ensemble des arrondissements parisiens pour « mesurer [sic] leur sentiment d'insécurité », recueillir leur opinion sur l'action de la police et connaître leurs vœux concernant son amélioration possible. La justification de cette initiative, elle aussi inscrite dans la perspective de la réforme projetée, mérite d'être citée tant elle reflète bien l'esprit d'une époque. « L'administration, précisait le secrétaire général adjoint du SGP, n'avait pas songé à prendre l'avis des citoyens. Nous avons donc décidé de le faire à sa place.22 » La police œuvrant au recyclage démocratique de l'État : on aura vraiment tout vu ! Nul ne devrait avoir été surpris, dans ces conditions, de la grande première que constitua, le 14 juillet de cette année décidément faste, la parade policière organisée dans le cadre du traditionnel défilé de la Fête nationale sur les Champs-Élysées. Aux contingents frais émoulus des écoles de police, dont les effectifs avaient été sérieusement renforcés pour l'occasion, s'ajoutaient quelques brochettes d'adjoints de sécurité. Il eût été effectivement dommage que ces bénéficiaires des emploisjeunes recrutés dans le cadre des contrats locaux de sécurité soient exclus de la fête. Ne « se vouent » - i 1 s pas, comme l'écrivait, enthousiaste, le spécialiste de la chose militaro-policière au Monde , « à l'îlotage, à l'accueil du public, à la prévention et à la tranquillité générale de la population 23 » ? Point n'est donc besoin, de nos jours, pour faire régner l'ordre, de convaincre les habitants d'adopter des postures belliqueuses, de les organiser en milices, de les faire défiler avec ceinturons et baudriers, chants martiaux et flambeaux. Si mobilisation des citadins il y a, dans « nos démocraties », elle se fera aux noms d'idéaux dépourvus de toute connotation agressive, tel le maintien de la paix civile, qui a remplacé celui de la paix sociale parmi les obsessions gouvernementales. Il y aurait d'ailleurs, à propos du retour en vogue de cette litote un peu vieillote, un parallèle à dresser avec le vocabulaire juridicohumanitaire qui est de mise depuis la fin de la guerre froide pour justifier les interventions militaires de l'Occident. Ainsi parle-t-on de « forces de maintien de la paix » peur désigner les corps expéditionnaires chargés de combattre l'ennemi public international du moment. De même, l'embargo est-il censé sanctionner ledit ennemi pour le « non-respect des principes du droit international » alors qu'il revient à affamer un peuple, à le priver de soins et le soumettre à de graves risques d'épidémies. Bilan provisoire pour l'Irak en juillet 1998 :

22 Le Monde, 23 I.e Monde,

21 avril 1998. 14 juillet 1998.

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plus de trois millions de morts (sans compter ceux de la première « guerre du Golfe ») dont 45 % d'enfants ! À la différence des nostalgiques du fascisme, du nazisme ou du franquisme, cramponnés à des modèles de dictature périmés, c'est sous la bannière de la liberté que se rassemblent les modernes partisans de l'Ordre. Lors de la présentation rituelle de ses vœux aux Français, le 31 décembre 1997, le Président de la République n'avait-il pas lui-même invité les pouvoirs publics à œuvrer à la « restauration de l'ordre et la sécurité, qui est la première des libertés » ? Jacques Chirac ne faisait par là que prouver de manière exemplaire qu'il était, comme maints politiciens chevronnés, passé maître dans le maniement de la « novlangue », ce langage totalitaire imaginé par Georges Orwell où les mots sont utilisés par désigner le contraire de ce q u ' i l s signifient communément. Un langage si bien entré dans nos m œ u r s « démocratiques » aujourd'hui, qu'il n'est plus personne pour s ' e n o f f u s q u e r . À telle enseigne que la délation, longtemps considérée en France comme un acte méprisable de collaboration avec le pouvoir en place, est en passe d'acquérir ses lettres de noblesse en tant qu'acte « citoyen », voire, comme on l'a vu, de « résistance ». On ne sera guère étonné, par conséquent, qu'un ministre de la ville socialiste ait fait appel, en mai 1991, aux scouts de France pour l'aider à « relever le défi de l'intégration ». Dans la plus pure tradition pétainiste, des « camps pour tous » — 120 durant l'été 1998 — sont depuis lors organisés chaque année à l'intention des «jeunes en d i f f i c u l t é ». Rien de tel, opine-t-on en haut lieu, qu'une semaine ou deux passées à la dure en montagne ou à la campagne pour amener les petits durs de banlieue à « partager quelques valeurs ». Un esprit sain dans un corps sain, en somme ! Occupant un poste de responsabilité au F o n d s d'action sociale qui finance en partie ces « actions intégratrices », un harki de la réinsertion ne doutait pas de l'efficacité de ce m o d e de rééducation : « On va peut-être découvrir que les jeunes aiment la règle et la discipline. 24 » En d'autres temps, pourtant, on n'aurait pas manqué, à gauche, de fustiger ce point de vue comme autoritaire et réactionnaire. Mais, n'avait-on pas découvert aussi, à l'occasion du Mondial, que « des jeunes d'origine maghrébine chantent La Marseillaise », s'exclamait notre bureaucrate de l'intégration. Avec des méthodes analogues, on peut effectivement faire chanter à la j e u n e s s e à peu près n'importe quoi. Le Deustschland iiber ailes ou L'Internationale, par exemple. Pour avoir dit imprudemment tout haut ce que ses supérieurs pensaient sans doute tout bas, ce préposé trop zélé à la normalisation se fit tout de même remonter les bretelles. On imagine, en effet, les réactions indignées des milliers d'animateurs et d'éducateurs. Dépendants d'associations, également financées par le Fas, ces derniers 24 N o u r r e d i n e B o u b a k e r . entretien, Le Monde.

14 août 1998.

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n'ont-ils pas érigé la « non-directivité » en principe de base de leurs interventions ? Aussi le directeur de cet organisme s'empressa-t-il d'envoyer un rectificatif précisant que les propos tenus par son subordonné « n'engageaient que lui-même et ne reflétaient pas les positions de l'établissement ». Il faut dire que, pour civiliser les « sauvageons », l'uniforme, fût-il celui des scouts, reste toutefois un peut trop voyant. Rien ne vaut la tenue civile du simple « citoyen », en jean et en baskets au besoin. « A Lyon, à Vénissieux comme à Dammarie, les quartiers populaires sont peuplés de citoyens capables, ensemble, de faire reculer l'insécurité et la délinquance », affirmait un éditorialiste de L'Humanité, au lendemain de deux bavures mortelles commises par des policiers 25 . A défaut de « faire reculer » l'insécurité économique, c'està-dire le chômage, le sous-emploi et la précarité, comme ils s'y étaient engagés lors de leurs campagnes électorales, les communistes de gouvernement, à l'instar des socialistes qui les avaient satellisés, n'avaient plus qu'à offrir à ce qui fut le « peuple de gauche » que la lutte contre l'insécurité urbaine comme thème de « mobilisation ». Il fut une époque où le PCF parlait principalement des « travailleurs » à propos des habitants des communes ou des secteurs urbains où il était implanté. Les mutations économiques et technologiques ont depuis lors également fait sentir leurs effets au plan langagier. Dans le vocabulaire du parti, en « mutation » lui aussi, les quartiers demeurent certes « populaires » — quête de l'électorat oblige ! —, mais ils sont exclusivement peuplés de « citoyens ». Un changement d'identité que n'explique pas seulement la forte proportion de chômeurs et de RMistes. Pourquoi persister, en effet, à se référer aux travailleurs dès lors que l'adversaire principal a cessé d'être le capital ! « Les habitants des quartiers et des cités populaires, déjà en butte aux difficultés économiques et sociales, ont un besoin urgent d'une plus grande sécurité », précisait le journaliste cité. Comme si lesdites « difficultés » ne conduisaient pas justement une partie de la jeunesse qu'elles affectent au premier chef à se rebeller à sa manière — violente et délictueuse, faute d'issue politique — contre le sort qui lui est fait ! Mais, pour les hiérarques et les notables de la gauche plurielle, il est plus facile de s'attaquer aux voyous, aux casseurs et autres fauteurs de troubles, qu'aux facteurs de troubles, à savoir aux acteurs économiques et politiques, nationaux ou, de plus en plus, transnationaux à qui ces troubles doivent de se produire. Lutter sérieusement contre la pauvreté, en effet, reviendrait tôt ou tard à devoir affronter les riches, alors que tout est mis en œuvre pour ne pas les indisposer. Mieux vaut donc mener campagne contre ces mauvais pauvres qui n'attendent plus rien d'une société que l'on a renoncé à transformer, mais qui sont encore trop jeunes pour s'y résigner. Car, qu'est-ce donc que cette fameuse 25 Jean-Paul Piérot, « Leçons d ' u n d r a m e », L'Humanité,

20 d é c e m b r e 1997.

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Le nouvel ordre local

« insécurité » qui a cessé d'être une source de clivage entre droite et gauche aujourd'hui, sinon le « climat psychologique créé par l'augmentation de la "petite délinquance" lorsque les pauvres s'en prennent aux moins pauvres, faute de pouvoir atteindre les riches 26 » . Pour la gauche gestionnaire, la riposte est dès lors toute trouvée : inciter les bons pauvres à mener une lutte, non pas de classe mais « citoyenne », aux côtés des nantis contre cette frange de démunis qui lutte à sa manière contre la pauvreté en enfreignant la légalité. Ainsi parlera-t-on d'« implication — ou d'intervention — citoyenne » pour célébrer la collaboration des habitants, en tant que parents d'élèves, commerçants ou résidents, au maintien de l'ordre urbain aux côtés des travailleurs sociaux, des enseignants, des magistrats et, bien sûr, des policiers. Surveillance et délation seront les deux mamelles de cette « vigilance citoyenne », étant entendu que celle-ci s'étendra bien au-delà du champ des délits proprement dits. Ce flicage par tous de quelques-uns, plus nombreux chaque jour il est vrai, englobe, en effet, comme on l'a vu, les « incivilités », c'est-àdire toutes sortes d'attitudes ou d'agissements contraires aux règles de b o n n e conduite à observer dans les espaces publics. Par un étrange retour des choses, que l'on qualifiera au choix de paradoxal ou de dialectique, ces incivilités pourraient donc servir de point d'appui à une réaffirmation de la citoyenneté : ne constituent-elles pas, comme l'affirmait l'éditorialiste déjà cité de L'Humanité, « une porte ouverte à la participation des habitants à maintenir la sécurité27 » ? De fait, nombre de maires, encouragés par les gloses savantes des socio-flics, inviteront leurs administrés à dénoncer non seulement les auteurs d'infractions, mais les individus au comportement jugé agressif ou simplement dérangeant. Seront de la sorte mis dans le même sac de la délinquance urbaine les vols d'autoradios et les agressions verbales, le racket à la sortie de l'école et l'absentéisme scolaire, les incendies de voiture et le^apage nocturne... En encourageant les habitants à mettre la main à la pâte sécuritaire, les adeptes du « local-socialisme » font véritablement œuvre d'innovation en matière d'encadrement et de répression. Du moins, si l'on s ' e n tient aux mœurs qui prévalaient dans l'hexagone. Car, là encore, l'inspiration vient du modèle américain, le community policing en l'occurrence, dont certain(e)s flicologues envoyé(e)s en mission aux Etats-Unis disent le plus grand bien. Pour venir à bout de la délinquance et des incivilités dans les villes des États-Unis, les autorités ne comptent pas seulement sur le renforcement des forces répressives et la construction ininterrompue de nouveaux pénitentiers. Elles encouragent parallèlement les « bons citoyens » à créer des associations de quartier ou des comités d'immeubles ayant pour 2 6 R a o u l Vilelle, Le marché des mois. Les mois du marché. 2 7 J e a n - P a u l Piérot, art. cil.

Les Nuits rouges, 1997.

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vocation de « travailler en étroite relation avec la police ». Un « travail » où, sous couvert de « parler de leurs problèmes » à un « correspondant policier » affecté au secteur, les habitants peuvent se livrer à un nouveau passe-temps : l'espionnage et le mouchardage. En France, socio-flics et plumitifs à l'affût d'innovations en matière de contrôle social autogéré ne se lassent pas de citer en exemple l'expérience menée dans la Cité des Poètes, à Pierrefitte, en SeineSaint-Denis, sous l'égide du centre social mis sur pied la municipalité. Pour peu que l'on soit un adepte de la répression autogérée, il y a effectivement de quoi s'extasier : en incitant les résidents à prendre eux-mêmes en mains le rétablissement de l'ordre dans la cité, l'équipe d'animateurs et d'éducateurs du centre social Georges Brassens — paix à son âme ! — serait parvenue à « créer une dyamique de quartier par rapport à la violence » et donc « à redonner du sens à la citoyenneté 2 ^ » . Narrée sur le mode enthousiaste par Mme Body-Gendrot, cette « histoire d'habitants-acteurs » travaillant main dans la main avec la police à la « reconquête citoyenne » d'un territoire a tout l'air d'un conte à dormir debout 2 ?. Ce que ce récit édifiant « rejoint par plus d'un trait », ce ne sont pas d ' « autres scénarios de résistance démocratique », mais bien plutôt certaines pratiques de délation mises à l'honneur par les régimes autoritaires voire totalitaires qui ont laissé leur trace infamante sur ce siècle finissant. Libre à certains — ou certaines — de se réjouir d'y « voir poindre un autre horizon dans la Cité », les habitants se chargeant désormais de suppléer eux-mêmes aux défaillances des pouvoirs publics en matière de sécurité. Une Cité éminemment démocratique, certes, puisque le citadin-policier aurait en quelque sorte écarté, grâce à son activisme, le danger d'une dérive vers l'État-policier. Encore que le développement de celui-ci pourrait fort bien aller de pair avec l'engagement de celui-là, à en juger par la présence sans cesse accrue des forces de l'ordre dans l'ensemble des espaces urbains jugés « sensibles », la prolifération des caméras de vidéosurveillance et le poids croissant des considérations sécuritaires dans les choix urbanistiques et architecturaux. Comparée à l'ordre imposé par les dictatures fascistes ou prétendument communistes, la participation active des citoyens au « maintien de la paix civile » pourrait apparaître comme une « avancée démocratique ». En ce sens, si la symbiose entre l'État et le citoyen venait effectivement à se réaliser, comme le souhaitent les adeptes de l'« intervention citoyenne » appliquée au domaine sécuritaire, c'est plutôt à l'avènement d'une société véritablement policée que l'on assisterait. L'engagement politique de naguère, pour ou contre l'ordre établi, qui situait les militants dans des camps opposés, aurait fait place 28 Le Monde, 12 janvier 1999. 29 Sophie B o d y - G e n d r o t , op. cit.

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un « engagement citoyen » unanime placé sous la bannière de l'« ordre démocratique et républicain », donc de l'ordre social qui le sous-tend et qu'il soutient. Faute de parvenir à « remailler un tissu social » que les impératifs de la « guerre économique » déchirent jour après jour, les élus locaux en sont finalement réduits à peaufiner sans relâche, pour l'empêcher de partir complètement en lambeaux, un quadrillage où le préventif se confond de plus en plus avec le répressif. Resserrant jour après jour le filet des dispositifs et des réseaux qui enserrent les victimes de la mondialisation capitaliste sous prétexte de les insérer, les édiles sont bel et bien en train de mettre en place, sous la houlette de l'État central, un système totalitaire inédit où la démocratie locale se transmue imperceptiblement en son contraire. Ne revient-elle pas à convier les dominés à prêter eux-mêmes la main à leur propre domination ? Pour désigner ce totalitarisme localisé et en faire ressortir la nouveauté, un néologisme pourrait être proposé : le localitarisme. Encore que, si l'on tenait à souligner l'étroite complémentarité de ce dernier avec le globalitarisme, c'est-à-dire l'ordre totalitaire imposé à l'échelle mondiale par le capitalisme globalisé, un autre néologisme paraît s'imposer : le glocalitcirisme.

Le

système

glocalitaire

Sans qu'il soit besoin de recourir à la science-fiction, on peut déjà entrevoir à quel type d'enfermement et d'étouffement de la révolte ce néo-totalitarisme « citoyen » pourrait conduire s'il venait à durablement s'instaurer. Le mouvement lycéen d'octobre 1998 fut exemplaire à cet égard. Exemplaire, pour le pouvoir en place, tout d'abord, qui n'a eu de cesse, comme on l'a vu plus haut, d'en reconnaître^ les vertus « c i t o y e n n e s ». Bien que premier visé, le ministre de l'Éducation ne déclarait-il pas que, n'eût été sa fonction, il aurait bien défilé en tête de la manifestation ? Il faut dire que les revendications des lycéens étaient aussi modérées que l'ardeur mise à les exprimer. Loin de protester, comme lors de mobilisations lycéennes ou étudiantes précédentes, contre quelque projet de réforme inique, de fustiger le gouvernement qui cherchait à l'imposer, voire de « contester la société », ils réclamaient au contraire davantage de moyens pour pouvoir s'y intégrer. Non pas des gommes et des crayons, mais tout comme : des ordinateurs et des profs, des locaux et des surveillants. Bien plus, la réorganisation des contenus d'enseignement et des emplois du temps que demandaient aussi les manifestants allait précisément dans le sens des « allégements » des matières ou des contenus prévus par Claude Allègre. Aussi ce dernier s'empressa-t-il de surfer sur la vague d'un mécontentement que chacun s'accordait à juger très « raisonnable »

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pour essayer de faire passer en force un projet auquel seule une partie du corps enseignant, «corporatiste» et « archaïque », se montrait hostile. On comprend donc facilement la bienveillance unanime dont bénéficiait cette mobilisation d'une génération « citoyenne » dont les aspirations, une fois n'est pas coutume, se situaient dans le droit fil d'une évolution imposée par le mouvement du capital, au lieu d'aller à contre-courant. Quoi de plus réconfortant que ces cortèges pacifiques et joyeux d'« adolescents aux cheveux déjà gris » avant même d'avoir vieilli, sans autre utopie qu'une adaptation résignée à une dure réalité qu'il n'était pas un instant question de chercher à transformer ? Des adolescents appartenant à « des générations qui ne pourront jamais être jeunes, persuadées que le monde est tellement vieux, tellement définitif, qu'il ne peut être changé 30 ». A l'un d'eux qui faisait reprendre en chœur au pas de course à ses camarades le mot d'ordre « une seule solution, la manifestation », on aurait pu retourner un autre slogan de Mai 68, détourné lui aussi : « Cours, cours, citoyen, le vieux monde est devant toi !» Tout aurait donc pu être pour le mieux dans le meilleur des mondes globalisé, si des trouble-fête, apparemment surgis d'un autre monde, n'étaient pas venus « dénaturer », selon le mot du ministre de l'Éducation, la manifestation. Et cela dans un lieu emblématique pour les chantres de la citoyenneté en marche : la Place de Nation. Les « deux jeunesses » qui se sont retrouvées sans chercher à se rencontrer, sinon brutalement, sur le lieu de départ de la deuxième manifestration parisienne n'offraient pas, comme le faisait remarquer un journaliste du Monde, l'image d'une « nation une et indivisible ». En revanche, de l'extrême droite à l'extrême gauche, une véritable unité nationale — on n'ose parler de « front », encore qu'il s'agissait bien, pour ses composantes, de faire front •— s'est constituée au lendemain de cette journée parisienne chahutée. C'est à qui vouerait aux gémonies ces « casseurs » qui avaient bien failli « casser le mouvement lycéen », avant que l'on fasse mine de découvrir, lorsque celui-ci s'effacera sans gloire dans les brumes de la Toussaint, qu'il n'avait dès l'origine aucun avenir. Sans oser reconnaître, toutefois, que c'était justement faute d'avoir été en quoi que ce soit porteur d'avenir. Les jeunes lascars, quant à eux, pris en flagrant délit de casse ou de chapardage, furent promptement jugés. L'un des arguments avancés par un procureur parisien, lors de la première séance de comparution immédiate, vaut d'être cité. « Ce pavé n'a pas seulement été lancé contre les forces de l'ordre, mais également sur des étudiants qui faisaient l'apprentissage de la citoyenneté », déclarait ce magistrat à propos d'un mineur surpris à canarder les CRS. D'où la pluie de condamnations à des travaux d'intérêt général qui s'abattit sur les jeunes 30 Robcrl Redeker, « Des adolescents aux cheveux gris ? », Le Monde.

12 octobre 1998.

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accusés ce jour-là... « pour leur apprendre la citoyenneté », comme le dira le juge en leur annonçant le verdict ! En attendant, il importait que l'initiation pratique des lycéens à la citoyenneté puisse se poursuivre sans anicroche. Aussi le gouvernement employa-t-il les grands moyens. La manifestation du mardi suivant bénéficia d'une protection qui devrait passer dans les annales du maintien de l'ordre parisien. Par son ampleur, bien sûr, mais surtout le renversement des rôles auquel elle donna lieu. Tout d'abord, on ne lésina pas sur les effectifs engagés : environ 4 500 policiers furent mobilisés. Pour « densifier » encore davantage la présence des forces de l'ordre, le parcours prévu fut considérablement raccourci. Toutes les rues ou avenues débouchant sur le trajet emprunté par les manifestants étaient barrées par des cordons d'hommes en armes. Lieu fixé pour le départ du cortège, la place d'Italie et ses abords furent mis carrément en état de siège, avec flics sur les toits et bouclage total des issues, au point de transformer ce vaste espace en une véritable souricière où les individus à la dégaine suspecte avaient droit à des fouilles à répétition. Pourtant, des milliers de contrôles — 18 000, selon les chiffres offficiels — et des centaines d'interpellations avaient préalablement été effectués « en amont », c'est-à-dire dans les stations de métro et aux terminus des bus ainsi que dans les gares et sur les lignes de S C N F menant à la capitale, dans toute la région francilienne et m ê m e au-delà. D'ordinaire, il revient aux forces de l'ordre de veiller à ce que les manifestants n'enfreignent pas les règles du jeu de l'expression démocratique sur la voie publique fixées par les autorités, à charge pour les services d'ordre des organisations participantes de dissuader leurs troupes de se livrer à une telle infraction. La fois précédente, des débordements avaient bien eu lieu, mais ils venaient « de l'extérieur ». Et c'est contre ces « éléments incontrôlés » jaillis d'ailleurs que manifestants et force de l'ordre avaient décidé ce jour-là de faire cause commune. « La police, avec nous ! », tel aurait aurait pu être le mot d'ordre de cette étrange « manifestation ». Avant tout, en effet, une manifestation d'obédience à l'ordre établi. Contre les « casseurs », les chaînes formées par les militants des organisations lycéennes et des syndicats étudiants avaient été renforcées par des contingents d'enseignants et de parents d'élèves. A l'avant et à l'arrière du défilé précédé d ' u n e armada de cars et de fourgons, la police en rangs serrés veillait au grain, sous toutes les formes et tous les uniformes. Sans c o m p t e r les « civils» des brigades anticriminalité et des RG disséminés dans la foule le long des trottoirs, ainsi que les militants bénévoles de l ' U n i o n nationale des syndicats autonomes de police. Encore que l'allure paramilitaire de ces derniers incitât à les classer dans une catégorie intermédiaire. Leur tenue — treillis gris foncé—, leur coiffure — cheveux ultra-courts ou crânes rasés— , leur équipement — talkie-

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walkies et gourdins — n'étaient pas sans rappeler le look des nervis du « département protection et sécurité » du F.N. Il faut dire que les gros bras de la CGT venus à la rescousse n'avaient rien à leur envier en termes de martialité, avec leur accoutrement presque mad-maxien : passe-montagnes ou gros bonnets de dockers rembourrés, lunettes de soudeurs, matraques télescopiques. « Putain, c'est la CGT qui fait notre boulot !», s'exclamait un CRS, mi-surpris mi-ravi, à la vue de ces « militants syndicalistes » cassant du « casseur » du côté de la rue du Bac, avec un entrain égal à celui montré par leurs prédécesseurs lorsqu'ils cassaient du « gaucho » une trentaine d'années auparavant. « Leurs matraques ont frappé au hasard tout ce qui ressemblait à un gosse de banlieue », notait un journaliste qui s'étonnait de voir lesdites matraques « tenues par ceux-là mêmes qui structuraient les cités ouvrières 31 ». Une surprise non exempte de naïveté. Au-delà de la « mutation » de l'un et de la « resyndicalisation » de l'autre, le PCF et la CGT restent, en effet, plus que jamais fidèles à leur mission historique. Tout déstalinisés soient-ils, les vigiles qui avaient fait régner l'ordre dans le mouvement ouvrier à la belle époque des « Trentes glorieuses » n'en poursuivent pas moins leur tâche de gardiennage. Mais le contexte a changé. « Billancourt » qu'il s'agissait jadis de ne pas désespérer n'existe plus et l'ex-banlieue rouge sinistrée a sombré dans la déréliction. Dès lors, l'encadrement de la vie horstravail des prolétaires par les municipalités « rouges » et les associations affidées ne peut plus s'effectuer sous le signe de l'espoir en un avenir meilleur. Pour essayer, malgré tout, de conserver ou de reconquérir un électorat ouvrier en voie d'évaporation, et surtout pour compenser les défections en allant butiner du côté des couches moyennes salariées, il faut bien faire des concessions à l'air du temps, c'est-à-dire à l'ambiance sécuritaire. Outre les bonnes œuvres en faveur des chômeurs mis au rencart par la restructuration capitaliste, il importe de juguler la révolte de leur progéniture désœuvrée et désespérée au nom du « droit à la sécurité ». N'est-ce pas là le seul droit que les « communistes » soient en mesure de fare valoir, après avoir avalisé la remise en cause de tous les autres ? Incapable dorénavant de défendre sérieusement les travailleurs contre les capitalistes, mission devenue carrément impossible depuis qu'il est devenu un parti gouvernemental, le PCF, toujours en cheville ouvrière, si l'on ose dire, avec la CGT, malgré les déclarations réitérées d'indépendance des bureaucrates aujourd'hui à la tête des deux organisations, se doit de prouver qu'il saura protéger la petitebourgeoisie de la colère des futurs sous-prolétaires. Tout en continuant de condamner verbalement les « casseurs d'emploi et de vie » que seraient les tenants du néo-libéralisme, il enverra ses permanents 31 Libération,

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musclés pourchasser les « casseurs » de vitrines, fruits quelque peu avariés de cette casse sociale, avant de les remettre à la police. C'est pourquoi, lors de la manifestation lycéenne, les membres du service d ' o r d r e « ouvrier » ne frappaient pas tout à fait « au hasard ». Se contredisant d'ailleurs lui-même, le journaliste cité plus haut relevait le caractère très ciblé des charges cégétistes qui « précisaient les frontières de la fracture sociale » en opérant un tri — assez approximatif, il est vrai — entre les petits céfrans propres sur eux et tous ceux qui affichaient une touche de voyou. Ce rôle de rempart protecteur du social-libéralisme, que le PCF n'est d'ailleurs pas seul à j o u e r puisque la gauche toute entière s'est attelée à la tâche, doit évidemment être valorisé et dénié à la fois. On vantera en termes militants le « travail de terrain » accompli par les divers « acteurs » impliqués dans ce qui est explicitement désigné comme une entreprise de « pacification » du champ urbain. Un terme connoté, c o m m e beaucoup d'autres en usage parmi les stratèges de la « politique de la v i l l e » . Ne parlent-t-ils pas d'« investir les quartiers» pour mener à bien la « reconquête citoyenne » des banlieues ? Il faut dire que les « militants de terrain» n'ont jamais été aussi nombreux. On peut même affirmer qu'ils pullulent dans les communes urbaines administrées par la gauche, pourvues pour la plupart d'un ou deux « quartiers sensibles ». Mais, c'est à œuvrer à la consolidation de l'ordre local qu'ils s'activent, et non à le subvertir, comme aurait pu le laisser croire cette référence au militantisme. Devant la menace que représente la montée de la délinquance, de la violence urbaine et des incivilités, tout le monde est appelé à « militer » : aussi bien les élus locaux que les travailleurs sociaux, les gardiens d'immeubles que les jardiniers, les bénévoles associatifs que les « médiateurs » en tous genres. Les enseignants de Z E P , les responsables des offices d ' H L M , les magistrats chargés des « jeunes en difficulté » font également partie de cette troupe militante. Va-t-il falloir bientôt y intégrer les policiers et les gendarmes, plus près du militaire, il est vrai ? Lors des Assises de la formation de la police nationale, en février 1999, Jean-Pierre Chevènement avait fait part de son souhait de voir se développer une « police extravertie », avec un personnel « à l'image des quartiers ». Pour répondre aux vœux du ministre de l'Intérieur, directeurs de la sécurité publique et contrôleurs généraux réfléchissent déjà aux moyens de favoriser un recrutement « black-blanc-beur », de détecter chez les candidats la « possession de valeurs citoyennes » et de modeler des « policiers citoyens et républicains ». Et de rêver d'engager des éléments rompus à la sociologie, aux langues de l'immigration, à la culture métissée des quartiers. Un rêve que certains socio-flics se sont déjà attachés à concrétiser en suggérant aux autorités compétentes d'alléger les procédures de sélection et les modalités de concours qui dissuadent encore les adjoints de sécurité d'origine africaine ou maghébine de faire carrière dans la police.

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« Des formations ouvertes et adaptées offertes aux policiers afin que ceux-ci n'aient plus ces attitudes de méfiance et de racisme envers les jeunes des cités populaitres », telle est également l'une des solutions préconisées par... la Ligue communiste révolutionnaire. On aurait pu pourtant attendre d'une organisation dont les leaders se plaisent encore à afficher des vélléités anticapitalistes une critique radicale de la politique menée par la gauche gouvernante pour ramener les « sauvageons » à la raison. Or, s'ils discernent dans cours imprimé à cette politique par Jean-Pierre Chevènement une « dérive sécuritaire qui entretient l ' i n s é c u r i t é 3 2 », les trotskystes de la L C R n'en apportent pas moins, eux aussi, leur pierre à l'édification du sytème glocalitaire. À l'instar des chercheurs œuvrant pour le compte du ministère de l'Intérieur, ils se font fort de « traiter à la racine les difficultés rencontrées par les populations des grands centres urbains 3 3 ». M a i s les analyses et les propositions de ces anciens foudres de guerre de classe ne dépassent pas en audace celles de vulgaires flicologues. En guise d'« alternative aux politiques sécuritaires », on n ' a droit q u ' à un plat décalque des médications prescrites par les Diafoirus qui se penchent depuis des années sur le malaise des cités : création de postes supplémentaires d'éducateurs, d'animateurs, de médiateurs, de psychologues; dotation de moyens accrus pour l'école publique; développement de structures administratives et d'équipements collectifs; amplification de la vie associative; participation des habitants aux prises de décision municipales; etc. Rédacteur en chef de Rouge et m e m b r e du bureau politique de la L C R , Christian Piquet r e d o u t a i t que le pacte électoral conclu avec Lutte ouvrière pour les élections européennes ne fasse retomber son organisation « dans l'ornière du gauchisme ». Sans doute est-ce cette crainte qui le poussait à entonner le credo sur « le travail de terrain », les « politiques sociales » et « la reconstitution du lien citoyen », à l'unisson avec les chantres du local-socialisme. Loin de critiquer le rôle d'éteignoir de la révolte dévolu aux municipalités de gauche, un autre militant de la LCR, sociologue et formateur, il est vrai, déplore au contraire « la perte d'influence des partis de gauche au niveau de l'encadrement des activités, des associations et du militantisme 34 ». La conclusion, pour lui, va de s o i : « C'est donc toute une dynamique qu'il faut relancer. » H n e reste plus aux héritiers présomptueux sinon présomptifs de Léon Trotsky q u ' à proposer leurs services voire à se poser en candidats à la relève, au prix d'une conception rénovée du militantisme, plus positive q u ' à l'époque où celui-ci était synonyme de subversion. Ainsi découvre-t-on qu'« un travail au quotidien d ' u n militant politique reconnu [sic] dans une association de quartier peut porter ses

32 Rouge, 4 février 1999. 33 Ibiil. 34 Raymond Curie, « Q u e l q u e s pistes pour r é p o n d r e aux violences u r b a i n e s », Rouge.

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f r u i t s à p l u s o u m o i n s l o n g terme 3 - 5 . » D e s fruits qui n ' a u r o n t rien de v é n é n e u x et d o n t les d é f e n s e u r s d e l ' o r d r e établi p o u r r o n t en toute q u i é t u d e g o û t e r la s a v e u r . L e s « m e s u r e s de j u s t i c e », par e x e m p l e , d e v r o n t « s ' a p p l i q u e r s u r tout le territoire » en veillant à ce q u e chaque d é l i n q u a n t soit « s a n c t i o n n é à son j u s t e n i v e a u », et les contrats locaux d e s é c u r i t é i m p l i q u e r « d e s travailleurs s o c i a u x et des élus locaux ayant d e s i d é e s d ' o u v e r t u r e [re-sic] ». C e t t e i n v e r s i o n du s e n s q u e l ' o n fait s u b i r au m o t « m i l i t a n t » ne s a u r a i t é t o n n e r . Elle est, r a p p e l o n s - l e , au principe m ê m e de la « n o v l a n g u e » totalitaire où les termes utilisés doivent signifier leur c o n t r a i r e . Q u e s o n u s a g e g a g n e maintenant j u s q u ' a u x m e m b r e s d ' u n e o r g a n i s a t i o n « r é v o l u t i o n n a i r e » c o n f i r m e q u ' u n n o u v e a u totalitarisme e s t b i e n e n g e s t a t i o n . L e p r o c é d é peut être p o u s s é plus loin e n c o r e , c o m m e o n a pu le c o n s t a t e r , avec le cas d e ces intellectuels épris d e r é p u b l i c a n i s m e qui n ' h é s i t a i e n t p a s à placer leur appel à intensifier la s u r v e i l l a n c e et la p u n i t i o n d e s m a u v a i s p a u v r e s s o u s le signe de la « r é s i s t a n c e ». C e m o t d ' o r d r e est repris par maints flicologues qui p r é s e n t e n t les m u l t i p l e s o p é r a t i o n s de pacification m e n é e s sur le front u r b a i n c o m m e autant d e f o r m e s d e « r é s i s t a n c e locale-^ ». Une r é s i s t a n c e é m i n e m m e n t « d é m o c r a t i q u e » p u i s q u ' e l l e impliquerait la « m o b i l i s a t i o n d e la s o c i é t é civile » s o u s la f o r m e d ' u n e « a u t o p r i s e en c h a r g e [sic] p a r les h a b i t a n t s » d e la lutte contre la violence urbaine, a u x c ô t é s d e s p r o f e s s i o n n e l s du m a i n t i e n d e l ' o r d r e " . R é s i s t a n c e à q u o i ? À la m e n a c e d ' « e x p l o s i o n u r b a i n e », bien s û r , m a i s s u r t o u t a u x f o r c e s o b s c u r e s qui pourraient en tirer profit p o u r m e n a c e r la R é p u b l i q u e : e x t r ê m e droite, intégrisme m u s u l m a n , c o m m u n a u t a r i s m e e t h n i q u e et autres « l o g i q u e s m a f i e u s e s ». Bien p l u s , r o m p a n t a v e c le « f a t a l i s m e », ces « p r a t i q u e s interactives de c o p r o d u c t i o n d e sécurité d e s h a b i t a n t s - a c t e u r s » contribueraient à c i m e n t e r « u n e r é s i s t a n c e au laisser-faire du marché 3 » ». U n e façon a s s e z p a r a d o x a l e p o u r n e p a s dire s p é c i e u s e de rendre c o m p t e des m é r i t e s d u selfhelp c h e r à M a r g a r e t T h a t c h e r et T o n y Blair. B i e n loin d e f a i r e o b s t a c l e au libre j e u du m a r c h é , en effet, la « p r i s e e n c h a r g e d e s p r o b l è m e s p a r u n e collectivité s o l i d a i r e » revient à faire « a u t o g é r e r » p a r les habitants d e s quartiers populaires les retombées s o c i a l e s d ' u n l i b é r a l i s m e é c o n o m i q u e auquel il est vivement déconseillé p a r a i l l e u r s d e résister, ainsi q u ' o n t pu le vérifier, entre autres, les m i n e u r s et les d o c k e r s b r i t a n n i q u e s . C ' e s t j u s t e m e n t d a n s les p a y s où les p o u v o i r s p u b l i c s f o n t p r e u v e du p l u s g r a n d laxisme à l ' é g a r d d e s « m a r c h é s », q u e les b o n s citoyens sont les p l u s incités par les a u t o r i t é s à s ' o r g a n i s e r p o u r traiter s a n s le m o i n d r e laxisme tous ceux q u i s e m b l e n t m e n a c e r le n o u v e l ordre local. 35 Ibid. 36 S o p h i e B o d y - G e n d r o t , Les villes face à l'insécurité, 37 Ibid. 38 Ibid

op.

cit.

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./. P. Garnier

Il est par conséquent tout à fait compréhensible que les « expériences collectives positives dans les zones sensibles » en matière de sécurité soient accueillies avec autant de faveur en France par les dames patronnesses et les bon samaritains du capitalisme globalisé. L'enthousiasme que suscite « l'admirable réaction » de ces « habitants-acteurs » des quartiers déshérités qui savent « c o m p t e r sur leurs propres forces^ » — sans négliger toutefois l'appoint décisif des forces de l'ordre ! — ne serait-il pas le corollaire de la peur récurrente de les voir un jour tourner casaque pour se dresser contre celles du marché ? Quoi qu'en prétendent chez nous les promoteurs d'une « reconquête citoyenne » des quartiers, la « voie proprement hexagonale » qu'ils préconisent pour y parvenir semble toute droite sortie de l'utopie totalitaire déjà devenu réalité dans certaines villes anglo-saxonnes : celle d'une société urbaine d'autant plus policée que les habitants auront confondu la politique avec la police. En France, les partis de gauche voire d'extrême-gauche et, au-delà, les couches néo-petitesbourgeoisies qu'ils représentent ont, quoi qu'ils en disent, finalement choisi leur camp, celui des dominants. Les choses étant ce qu'elles sont, à l'heure de la globalisation, nul ne devrait dès lors s'étonner qu'il prenne peu à peu l'allure d'un camp retranché !

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