Le nouvel impérialisme 9782350960043, 2350960048

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French, English Pages 241 [248] Year 2010

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Le nouvel impérialisme
 9782350960043, 2350960048

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LE NOUVEL IMPÉRIALISME

Collection dirigée par François Cusset et Rémy Toulouse

Merci à Razmig Keucheyan et Stéfanie Prezioso pour leur relecture...

Titre original : The New Imperialism Oxford University Press. 2003,2005. © Oxford University Press © 2010, Les Prairies ordinaires pour la traduction française 206, boulevard Voltaire 75011 Paris Diffusion : Les Belles Lettres ISBN : 978-2-35096-004-3 Réalisation : Les Prairies ordinaires Conception graphique : Maëlle Dault Impression : Normandie Roto Impression

David Harvey

LENOUVEL IMPERIALISME traduit de l'anglais par Jean Batou et Christakis Georgiou préface de Jean Batou

LES

P R A I R I E S

O R D I N A I R E S

COLLECTION < PENSER/CROISER »

Les habits neufs de l'impérialisme préface de Jean Batou*

Le Nouvel Impérialisme a été publié en anglais il y a sept ans. Il reprend le contenu de trois conférences données par David Harvey à l'université d'Oxford, les 5, 6 et 7 février 2003, soit une semaine avant la journée de manifestation mondiale du 15 février contre la guerre, et un mois et demi avant le début de l'opération Iraqi Freedom. Le hasard veut qu'il paraisse en français au lendemain du retrait de la majeure partie des troupes américaines d'Irak1. À ce jour, les opérations militaires et la longue occupation de ce pays auraient fait plus de 100 000 morts violentes (avec une surmortalité peut-être dix fois supérieure) et 5 millions de déplacés parmi les civils irakiens. Du côté occidental, on dénombre plus de 6 000 tués parmi les troupes de la coalition et les mercenaires privés2. Pour les États-Unis, cette intervention aurait coûté 750 milliards de dollars (près de quatre fois le chiffre envisagé par Harvey en 2003), un montant probablement plus élevé que celui de la guerre du Vietnam et plus de deux fois supérieur à celui de la guerre de Corée3. 1. Un article de David Harvey publié en français reprend quelques passages de ce livre sans s'y référer explicitement : « Le "Nouvel Impérialisme" : accumulation par expropriation », Actuel Marx, Vol. 1, n° 35,2004, pp. 71-90. 2. Voir notamment John Hrman, « The Twenty Years War », The Boston Globe, 1 * août 2010 ; « Iraq's Shocking Human Toll », The Nation, 2 février 2009 ; Iraq Body Count (www.iraqbodycount.org); Iraq Coalition Casuality Count (http://icasualties.org/). 3. Joseph Stiglitz & Linda Bilmes, The Three Trillion Dollar War, New York, Norton & Co„ 2008. Pour mémoire, la guerre du Vietnam aurait coûté 686 milliards de dollars (valeur 2009) (Julian E. Barnes, « Cost of Iraq War Will Surpass Vietnam by Year's End », Los Angeles Times, 11 avril 2009).

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Après les débats qui ont accompagné les premières années du mouvement altermondialiste, à compter du milieu des années 1990, centrés principalement sur la libéralisation des échanges et des flux de capitaux, la seconde guerre d'Afghanistan (dès le mois d'octobre 2001), et surtout la troisième guerre d'Irak (dès mars 2003), marquent un véritable tournant En effet, comme le relevait ironiquement le Movement for Global Résistance britannique en 2001 : McDonald ne peut pas se passer de la firme aéronautique McDonnell Douglass. L'impérialisme occupait de nouveau le devant de la scène, attirant une attention renouvelée sur les politiques de puissance et le militarisme. / De ce point de vue, le livre de David Harvey présente une tentative originale de combiner une triple approche conjoncturelle, historique et théorique de l'impérialisme. Il se propose d'expliquer comment celui-ci reconfigure en permanence le lien dialectique entre pouvoir économique et pouvoir politique, de situer son évolution dans la longue durée et de le voir opérer sous nos yeux dans les premières années de l'administration Bush Jr. C'est là l'originalité de sa démarche.

Conjoncture et histoire L'auteur entame sa réflexion en partant des conditions du déclenchement de la guerre en Irak, à la fin de l'hiver 2003, plus particulièrement de la décision de l'administration Bush Jr. de passer à l'offensive, en dépit de l'opposition de deux de ses principaux alliés, l'Allemagne et la France, mais aussi de deux de ses principaux adversaires de longue date, la Chine et la Russie. C'est l'objet du chapitre 1. Or, visiblement, les raisons invoquées par Washington, que ce soit la menace des « armes de destruction massives » ou la volonté d'établir un régime démocratique à l'occidentale en Irak,

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n'ont pas convaincu l'opinion mondiale. Dans de telles circonstances, note Harvey, « il était difficile de ne pas éprouver le sentiment que quelque chose de très important se cachait derrière un écran de fumée », ce qui va le conduire à interroger l'actualité à l'aune de courants historiques plus profonds. Comme la Ministre allemande de la justice, la social-démocrate Herta Dâubler-Gmelin, l'a relevé dès 2002, la politique étrangère agressive de l'administration Bush Jr. visait en partie à détourner l'attention de ses difficultés intérieures et à faire taire une opposition de plus en plus bruyante en rassemblant les Américains contre une nouvelle figure de l'ennemi extérieur : le terrorisme, les États « voyous », pour ne pas parler de l'islam. Harvey rappelle en effet que les États-Unis sont « une société extraordinairement diversifiée d'immigrants », raison pour laquelle leur démocratie s'est souvent montrée « instable », « difficile à maîtriser », voire « ingouvernable ». Dans cette optique, il évoque ce que Hofstadter appelle « le style paranoïde » de la politique américaine, c'est-à-dire la nécessaire invocation de périls extérieurs pour renforcer les solidarités politiques intérieures. Sous ce rapport, on comprend mieux pourquoi le 11 Septembre 2001 a pu être comparé à Pearl Harbor. De nombreux commentateurs ont signalé que la guerre contre l'Irak visait à restaurer l'emprise des multinationales anglo-américaines sur ses ressources pétrolières, affaiblie par les nationalisations de 1972. Mais, de façon plus significative, Harvey explique que l'occupation dp rp pays^lla destructionje sonrégime ^Utigue avaient pourvut de renforcer le contrôle direct de Washington sur l'ensemble du Moyen-Orient et sur ses ressources énergétiques. Au chapitre 2, il montre comment cet objectif stratégique de l'empire US a été mis en difficulté par la chute du shah d'Iran et la crise durable du régime saoudien, dès la fin des années 1970. Or, le contrôle du robinet pétrolier mondial lui paraît aujourd'hui d'autant plus important que son hégémonie économique est contestée par

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la montée en puissance de l'Union européenne et de l'Asie de l'Est et du Sud-Est, elle-même de plus en plus dominée par la Chine4. L'auteur poursuit cette réflexion plus en détail dans le chapitre 5, en l'articulant à une théorie renouvelée de l'impérialisme, qu'il développe plus particulièrement dans les chapitres 3 et 4. D fait certes référence aux travaux majeurs des deux premières décennies du XXe siècle, qui envisagent l'impérialisme comme un stade spécifique du capitalisme, porteur de nouvelles contradictions, notamment les ouvrages pionniers de J. A. Hobson, de Rudolf Hilferding et de Lénine. D s'appuie en particulier sur la perception de Rosa Luxemburg, pour qui le capitalisme doit s'efforcer de compenser ses déséquilibres internes aux dépens des formations socioéconomiques non capitalistes. Plus généralement, il s'inspire des travaux de Hannah Arendt, qui tente d'articuler l'expansion illimitée du capital avec l'expansion illimitée du pouvoir politique. Dans cette perspective, il prend position sur les tendances dominantes de la mondialisation contemporaine en rejetant les thèses de Michael Hardt et Toni Negri, qui tendent à déterritorialiser la notion d'empire, et fait amplement appel aux contributions de Peter Gowan sur les aspects contradictoires du déclin de l'hégémonie US5. j En examinant les modalités d'ajustement des logiques territoriales du pouvoir, « lourdement fixées dans l'espace », en relation avec les dynamiques spatiales plus « ouvertes » de l'accumulation du capital, l'auteur combine étroitement les deux approches géographique et historique de l'impérialisme. Il reprend ainsi à Giovanni Arrighi l'idée du développement concomitant du capitalisme et des blocs de pouvoir toujours plus étendus, des cités-États italiennes à la Hollande, puis de l'Angleterre aux États-Unis6. A chaque fois, la 4. Selon le Financial Times, la consommation énergétique totale de la Chine vient de dépasser celle des États-Unis (20 juillet 2010). 5. M. Hardt & T. Negri, Empire, Exils, Paris, 2000; P. Gowan, The Global Gamble. Washington's Faustian Bid for World Dominance, Verso, Londres & New York, 1999. 6. Giovanni Arrigi, The Long Twentieth Century, Verso, Londres & New York, 1994.

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constitution d'entités territoriales plus vastes permet de dépasser les problèmes liés à la « surexpansion » et à la « surextension » de la précédente. Dès lors, existe-t-il de nos jours un pouvoir hégémonique supérieur, capable de transcender les limites actuelles de l'empire états-unien ? Cette question est longuement discutée au chapitre 5. Harvey propose une théorie de l'impérialisme qui permette de mieux cerner les spécificités de la période actuelle. Pour lui, celui-ci procède de la fusion frictionnelle d'un processus économique régi par l'accumulation du capital et d'un projet politique fondé sur la maîtrise d'un territoire, de ses habitants et de ses ressources. Le chapitre 2, intitulé « Comment les États-Unis sont montés en puissance », s'ouvre ainsi sur un examen des tensions entre les deux logiques économique et politique du pouvoir, la particularité de l'impérialisme capitaliste consistant à subordonner la seconde à la première, mais seulement en dernier ressort et pas à tous moments. Cette réflexion se prolonge aux chapitres 3 et 4, où l'auteur envisage plus précisément comment « chacune de ces logiques est porteuse de contradictions que l'autre doit contenir ».

Crises de suraccumulation et aménagements spatio-temporels Le chapitre 3 envisage la question du point de vue de la logique économique de l'impérialisme. Il s'efforce de démontrer que le capitalisme a été capable de survivre jusqu'ici à des déséquilibres chroniques et à des crises dévastatrices en réaménageant constamment le temps et l'espace au sein dgsquels il opère. Harvey y explique ainsi comment les contradictions internes de l'accumulation du capital sont provisoirement résolues par des aménagements spatiotemporels (spatio-temporalfixes).Ces développements reprennent

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et vulgarisent des travaux antérieurs de l'auteur, presque tous inédits en français7. Il explique ainsi que des capitaux excédentaires « sont dirigés vers des projets à long terme qui prennent de nombreuses années à remettre en circulation leur valeur », et que ces investissements sont le plus souvent liés à une expansion géographique du système. En d'autres termes, ils s'inscrivent dans un espace qu'ils s'approprient Des flux de capital sont ainsi détournés de la production et de la consommation immédiate (circuit primaire) pour alimenter un circuit secondaire, destiné à la formation du capital fixe (usines, équipements, etc.) et à la constitution d'un fond de consommation (construction de logements, etc.). Ces immobilisations coûtent extrêmement cher, sont en grande partie fixées sur le territoire et incarnent le « cœur physique » d'une région. A cela, s'ajoute un « circuit tertiaire » qui permet de financer des « infrastructures sociales » à long terme, liées directement à la production (recherche et développement) ou aux conditions sociales de la population (éducation et santé). Ce distingo conduit Harvey à insister sur les conséquences de la suraccumulation du capital, non seulement dans le circuit primaire, mais aussi dans les circuits secondaire et tertiaire, dans l'hypothèse où le rendement - même longuement différé - de tels investissements s'avère insuffisant. Selon lui, un tel cas de figure suscite des crises plus profondes et généralisées du capitalisme, comme l'éclatement de la bulle immobilière US le montrera de façon spectaculaire dès 2007. Harvey rappelle que le capital circule nécessairement dans l'espace, et que « cette dynamique fluide » crée par elle-même sa propre géographie historique, déterminée en premier lieu par les modalités mêmes du fonctionnement des marchés : nécessité de 7. Voir notamment D. Harvey, Spaces of Capital. Towards a Critical Geography, Routledge, New York, 2001, Part II, pp. 237-411. Deux chapitres de ce livre ont été traduits en français sous le titre Géographie de la domination. Les Prairies ordinaires, 2008.

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l'échange et friction de la distance, mais aussi recherche d'avantages de localisation nécessairement monopolistique. Cette géographie est cependant relativement corsetée par le poids du capital fixe « encastré dans le sol » (unités de production, réseaux de transport et de communication, etc.) qui résiste à la relocalisation et définit des régions cohérentes sur une certaine durée. Pourtant, la production capitaliste est mue par une tendance à l'expansion dans l'espace, à l'accélération dans le temps, et donc au déséquilibre et à la mobilité. En somme, le capitalisme cherche en permanence « à créer un paysage géographique afin de faciliter ses activités en un temps donné, seulement pour le détruire et construire un paysage totalement différent en un temps ultérieur ». \ Mais comment ces « régionalités », modelées par les processus moléculaires d'accumulation du capital, vont-elles s'articuler avec les logiques territoriales du pouvoir qui définissent les conditions institutionnelles nécessaires « pour contenir les conflits de classe et pour arbitrer les prétentions des différentesfractionsdu capital » ? Selon Harvey, la géographie historique du capitalismefinittoujours par déterminer en dernière instance le positionnement du corps politique de l'État dans son ensemble, même si le pouvoir territorial peut lui aussi agir en retour sur son développement Ainsi, lorsque les capitaux excédentaires ne trouvent plus_d'emploi profitable ji dans le cadre d'un État et de ses régions, i1? susritentdes pressions | en faveur d'une politique impérialiste, « qui revient à imposer des j arrangements et des conditions institutionnels à d'autres ~ ; e Tout au long du XX siècle, l'expérience des États-Unis en Amérique latine a montré qu'une telle projection pouvait parfaitement sejraypr H'npp ml^fligation formelle. D'abord, l'exportation massive de marchandises, qui détermine généralement l'endettement croissant des récipiendaires, favorise leur dépendance structureUe^Ensuite, les investissements sur une large échelle confèrent auxcentres impérialistes un conïôlesans^récédent des ressources

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des pays dominés et de leur exploitation. De surcroit, depuis les années 1980, l'extrême libéralisation des flux de capitaux permet de déplacer l'épicentre des crises vers les régions les plus vulnérables en leur faisant payer l'essentiel du prix de leur dévalorisation. Après la Seconde Guerre mondiale, cet impérialisme sans colonisation s'est pratiquement imposé à l'ensemble du monde capitaliste, sous la tutelle des États-Unis. Harvey montre que l'hégémonie US reposait alors sur le consentement universel des classes dominantes plus que sur la contrainte, même si le recours à la force brutale n'a jamais cessé pour la gestion des conflits avec les mouvements nationalistes ou socialistes du tiers-monde. Cependant, depuis une vingtaine d'années, compte tenu de l'essorecOTiomique de l'Union Tsuropéeime^de rimpjfiaionjju b l ^ sgvié^ue et de la croissance impétueuse de l'Asie de l'Est et du Sud-Est, cet équilibre relatif a cédé" progressivement le pas a une conflictualité accrué entre les principaux pôïes dynamiques de l'accumulation du capital. Dèstorsy-ledéclin-de la puissance US fait de plus en plus reposer son hégémonie sur la contrainte, et donc sur le facteur militaire, cdntnbuant alïurcir les rivalités inter-impérialistes, avec la réapparition possible de guerres commerciales et monétaires, voire de guerres tout court entre pays dominants.

Accumulation élargie et accumulation par dépossession Le chapitre 4 s'intéresse plus particulièrement à la mobilisation du pouvoir politique pour faciliter la concentration, entre les mains du capital, des richesses disponibles sur un territoire donné. Il ne s'agit plus seulement d'accumuler la plus-value produite par l'exploitation du travail salarié, mais d'exproprier les détenteurs de ressources existantes, qu'elles soient naturelles ou produites, immobilières ou

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mobilières, collectives ou individuelles, au profit du capital impérialiste. Ainsi, parallèlement à l'accumulation élargie, et en relation étroite avec elle, se développent des formes contemporaines d'accumulation primitive, que Harvey préfère appeler « accumulation par dépossession » en leur donnant une définition plus large. ^^Depuis les années 1980-1990, la dévalorisation relative des matières premières, la privatisation des biens communs (terres, forêts, eau, savoirs traditionnels, etc.) et des services publics (énergie, logements sociaux, transports, télécoms, santé, éducation, etc.), de même que l'expropriation des habitations et des fonds de pension de millions de travailleurs occidentaux au profit du capitalfinancier,ont été dénoncées par certains auteurs comme de nouvelles enclosures (privatisation des terres communales britanniques, du xv* au xvm® siècles)^5agent principal en est le capital financier, générateur d'un « capitalisme de vautours », dont l'action se développe à l'échelle globale, aux dépens des sociétés du Sud bien sûr, mais aussi du Nord. Il se manifeste de la même manière au travers des politiques de privatisation et de libéralisation conduites dans les pays de l'ex-bloc soviétique et en Chine, qui ont privé les ouvriers et les paysans d'importants droits acquis, provoquant ainsi une polarisation sans précédent de la richesse. / Harvey distingue certes l'accumulation primitive, qui a ouvert la voie à la reproduction élargie, de l'accumulation par dépossession de l'ère impérialiste, qui perturbe et détruit un chemin déjà ouvert/il reproche cependant à Marx et à la plupart des marxistes de n'avoir pas compris la valeur des « formes sociales détruites par l'accumulation primitive » et d'avoir défendu unilatéralement le caractère « progressisteïtiu développement capitaliste, y compris « de l'impérialisme britannique en Inde ». Bien que cette critique ne soit pas infondée, on sait que l'auteur du Capital a commencé à changer de position par rapport à l'Irlande dès 1867, et plus nettement encore par rapport à la Russie, en 1881-1882. Dans ce dernier

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cas, Marx défendra même que le caractère communautaire de ses structures agraires ancestrales, prenant appui sur le développement industriel d'une Europe socialiste, pourraient éviter à ce pays de passer sous les fourches caudines du capitalisme8. A la même époque, l'un des introducteurs du marxisme en Roumanie, Constantin Dobrogeanu-Gherea, décrivait comment l'intégration des sociétés arriérées à l'économie mondiale, loin d'ouvrir la voie à un développement capitaliste autonome, suscitait l'hybridation, larigidificationet la perpétuation de structures archaïques, notamment l'expansion du néo-servage9. Cette approche originale trouvera un écho dans les réflexions de plusieurs révolutionnaires est-européens, en particulier Parvus et Trotski. Elle sera par la suite systématisée, notamment par les théoriciens de la dépendance dans les années 1960-1970. De son côté, à la veille de la Révolution russe, Lénine dénonçait la violence impérialiste comme le bras armé d'un capitalisme de plus en plus « parasitaire », qui se nourrissait du « tribut prélevé par le capital financier sur les entreprises coloniales et transocéaniques » et favorisait le « développement extraordinaire » d'une « couche de rentiers », dont les intérêts étaient défendus par « une poignée d'Etats-usuriers »10. On croirait presque entendre Harvey ! Pourtant, l'URSS, la Chine et d'autres pays « socialistes » ont légitimé des formes d'accumulation primitive comparables à celles jdii capitalisme, conduisant « à des niveaux identiques de violence oldieuse ». Harvey vise ici à juste titre les politiques menées par les différents régimes staliniens ou néo-staliniens dans le courant du XXe siècle. Pour être juste, il aurait dû rappeler les alternatives 8. M. Rubel, « Karl Marx et le socialisme populiste russe », Revue socialiste, n° 11, mai 1947 (disponible en ligne : http://plusloin.org/plusloin/). 9. J. L. Love, « Dependency Theories in Rumania Before 1945 », in J. Batou et T. David (sous la dir. de). Le Développement inégal de l'Europe, 1918-1939, Droz, Genève, 1998, p. 87. 10. V. I. Lénine, L'Impérialisme stade suprême du capitalisme, in Œuvres, tome 22, Éditions Sociales, Paris, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1960.

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débattues dans les premières années de la révolution russe, qui préconisaient une autre conception de l'« accumulation socialiste primitive ». Pour Evguéni Préobrajensky notamment, le drainage de ressources de la campagne vers la ville nécessitait avant tout l'élévation de la productivité agricole, dont les fruits devaient être partagés entre les besoins de consommation et d'accumulation du secteur socialiste et l'amélioration du niveau de vie des paysans pauvres11.

Un débat nécessaire Le Nouvel Impérialisme de David Harvey renouvelle la compréhension de l'impérialisme à la lumière du monde actuel dans une tradition marxiste. Sur plus d'un point, il devrait donc contribuer à stimuler des débats d'une grande actualité. En 2006, la revue britannique Historical Materialism a engagé une telle discussion en consacrant un numéro spécial à l'appréciation critique de ce livre12. Nous allons revenir ici brièvement sur quelques aspects de cette controverse. L'importance, et surtout l'autonomie relative, conférées par Harvey aux logiques territoriales du pouvoir, en tant que forces structurantes de l'impérialisme actuel, sont contestées notamment par Ellen Meiksins Wood. Pour elle, sa spécificité réside précisément « dans l'unique capacité du capital d'imposer son hégémonie sans étendre son pouvoir politique territorial ». Ainsi, les États-Unis seraient le premier empire véritablement capitaliste, parce qu'ils disposeraient d'un pouvoir économique tel, qu'il les dispenserait de toute ambition territoriale13. De son côté, Robert Brenner conteste 11. E. Préobrajensky, La Nouvelle Economique (1925), EDI, ParisJ968. 12. « Symposium: On David Harvey's "The New Imperialism" », Historical Materialism, vol. 14, n° 4,2006, pp. 3-166. 13. E. Meiksins Wood, « Logics of Power », in « Symposium... », p. 13.

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que les logiques territoriales de l'impérialisme puissent être en contradiction avec ses logiques économiques : par exemple, si la guerre du Vietnam ne répondait certes pas « aux exigences immédiates de l'accumulation du capital », elle visait bien à « garder le monde aussi ouvert que possible à l'accumulation du capital ». ' Le développement du concept d'« accumulation par dépossession » à partir de celui d'« accumulation primitive », reformulée par Marx sur la base d'un postulat d'Adam Smith, pose un certain nombre de problèmes de définition et de cohérence théorique. Certes, l'accumulation primitive ne peut pas être considérée comme une phase révolue de l'accumulation du capital14 ; dès lors, aucune raison ne s'oppose à désigner aujourd'hui des phénomènes qui lui sont apparentés sous le nom certes plus explicite d'« accumulation par dépossession » ; mais le véritable enjeu est celui de son rôle spécifique et de son poids par rapport à d'autres opérations du capital. Plusieurs critiques ont souligné que Harvey faisait un usage trop extensif de ce terme, en ne le distinguant pas clairement de certains aspects de l'accumulation élargie. De son côté, il reconnaît que ce concept doit être affiné, tout en soulignant son excellente lisibilité : « Lorsqu'un changement facile de langage peut être politiquement beaucoup plus efficace, pourquoi y renoncer15 ? » ' ' On regrettera cependant qu'il ne fasse pas toujours la différence entre la dépossession des petits propriétaires et des collectivités publiaues, mais aussi la privatisation des biens communs, d'une part/et l'exploitation accrue des salariés (baisse du salaire indirect) ou la concurrence brutale des détenteurs de capitaux pour le partage des richesses (concentration du capital), d'autre part Ces phénomènes recouvrent en effet des dynamiques sociales 14. En 1968, E. Mandel décrivait déjà l'actualité de l'« accumulation primitive » dans les pays du tiers-monde et expliquait pourquoi elle ne pouvait pas déboucher sur une accumulation élargie (« Accumulation primitive et Tiers-Monde ». in Victor Fay (présenté par), En partant du « Capital», Anthropos, Paris, 1968, pp. 143-168). 15. D. Harvey, « Comment on Commentaries », in « Symposium... », pp. 158-159.

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différentes^De surcroît, le fait de les ranger dans la même catégorie conduit Harvey à conclure, de façon discutable, que « l'accumulation par dépossession a conquis le devant de la scène en tant que contradiction principale au sein de l'organisation impérialiste de l'accumulation du capital ». Pour autant, il ne suggère pas d'opposer les intérêts des peuples opprimés à ceux des travailleurs exploités et défend au contraire la construction d'un large bloc social anticapitaliste qui aurait pour mission de stimuler la convergence des résistances à l'« accumulation par dépossession » autour d'objectifs universalistes, mais aussi de mieux les articuler aux luttes des salariés. Leur opposition commune aux politiques des institutions internationales (FMI, OMC, etc.), relayées par les principaux États, contribue d'ailleurs déjà aujourd'hui à favoriser un tel rapprochement Sans nier la nécessité d'un tel lien, bien au contraire, Sam Ashman et Alex Callinicos contestent que le capitalisme avancé - notamment US - soit principalement prédateur : pour eux, il continue à tirer l'essentiel de ses profits de l'exploitation du travail salarié, ceci principalement au sein des pays de l'OCDE et en Chine16. Harvey n'en disconvient pas, au moins pour ce qui est de la Chine, puisqu'il souligne que « de nouveaux et puissants complexes de production industrielle [y] sont apparus », portés autant par les exportations que par la demande intérieure (consommation et infrastructures). Au sein de ce pays-continent, il admet même qu'un formidable processus d'accumulation « véritablement primitive » est aujourd'hui à l'œuvre, et qu'il pourrait déboucher sur un développement phénoménal du secteur industriel « capable d'absorber une grande partie du capital excédentaire de la planète ». Bob Sutcliffe lui reproche d'ailleurs de ne pas en tirer toutes les conséquences, en particulier la relance probable d'une nouvelle période historique 16. S. Ashman & A. Callinicos, « Capital Accumulation and the State System », in « Symposium... », p. 108.

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d'expansion sino-centrée du capitalisme17. Harvey a sans doute raison de se montrer plus prudent / Pour autant, il n'exclut pas le basculement possible du centre de 'gravité de l'économie mondiale vers une Asie de l'Est et du Sud-Est dominée par la Chine. Dans une telle hypothèse, il souligne que les États-Unis ne seraient plus en mesure de drainer une bonne partie des capitaux excédentaires de la planète pour soutenir leur consommation improductive (militaire et privée), ce qui les soumettrait de facto à un plan d'ajustement brutal, auquel ils pourraient être tentés de répondre par des aventures militaires aux conséquences imprévisibles. Dès aujourd'hui, leur volonté de contrôler à tout prix le robinet pétrolier mondial (en Irak, en Iran, en Afghanistan, etc.) préfigure les risques d'un tel scénario. Pendant ce temps, sur le plan économique, Arrighi a raison d'observer que la Chine est aujourd'hui « la véritable gagnante de la guerre contre le terrorisme ». Sur le plan militaire même, Sutcliffe note qu'elle est en train de réduire son handicap par rapport aux États-Unis (à parité de pouvoir d'achat, ses dépenses militaires représenteraient déjà la moitié de celles de Washington)18. Pour tenir tête à la version particulièrement belliqueuse de l'impérialisme promue par Washington, Harvey propose de défendre un « New Deal » planétaire porté par des États interventionnistes et redistributeurs. A ses yeux, un tel scénario favoriserait une entente impérialiste moins agressive, du moins en attendant que « des solutions beaucoup plus radicales » soient possibles. Il y a une centaine d'années, un « ultra-impérialisme » du même type avait été envisagé successivement par John A. Hobson (1903), Karl Liebknecht (1907) et Karl Kautsky (1912 et 1914), même s'ils ne le percevaient pas comme un « moindre mal ». De son côté, Lénine le considérait au mieux comme une hypothèse théorique pour un futur lointain. 17. G. Arrighi, « Hegemony Unrevelling II », NewLeftReview, vol. 2, n° 33, p. 115 ; B. Sutcliffe, « Imperialism Old and New », in « Symposium... », p. 69. 18. Ibid., p. 70.

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Comment Harvey envisage-t-il qu'une telle perspective puisse s'imposer aux principaux centres de pouvoir du capitalisme ? Et si un changement radical des rapports de force sociaux le permettait, pourquoi les salariés et les peuples opprimés du monde devraientils se contenter aujourd'hui d'un tel horizon ? Enfin, en admettant une nouvelle phase d'expansion « consensuelle » du capitalisme, comment pourrait-elle trouver des réponses à la crise écologique globale, qui nécessite une sortie urgente du productivisme ?19 La publication en français du Nouvel Impérialisme devrait contribuer à informer des débats de ce type en les nourrissant aux sources d'une pensée imaginative et rigoureuse. Elle témoigne aussi du fait que les nombreuses questions soulevées par le mouvement altermondialiste, mais aussi par le mouvement anti-guerre, au cours de ces dernières années, ont contribué à l'essor d'un marxisme vivant, dont la vocation est de répondre aux défis économiques, sociaux, politiques et écologiques de ce début du xxf siècle.

* Jean Batou est professeur d'histoire économique et sociale à l'université de Lausanne. Il est également rédacteur responsable du bimensuel solidaritéSen Suisse (www.solidarites.ch) et l'auteur de nombreuses publications sur l'histoire des mouvements sociaux et du développement dans le cadre de la mondialisation. 19. Voir à ce propos l'excellent livre de D. Tanuro. L'Impossible Capitalisme vert. Les Empêcheurs de penser en rondAa Découverte, Paris, 2010.

Préface à l'édition de poche (2005) Le 15 février 2003, des millions de personnes à travers le monde ont pris part à des manifestations contre le déclenchement imminent d'une guerre préventive des États-Unis et de la GrandeBretagne contre l'État souverain irakien. Ce fut un moment extraordinaire, la première fois peut-être que l'opinion publique mondiale se donnait une sorte de voix collective. J'ai commencé à écrire Le Nouvel Impérialisme peu avant ces manifestations, et l'ai achevé avant que Bagdad ne soit occupée en avril. Les événements évoluaient rapidement et beaucoup de choses demeuraient incertaines. Je me suis donc lancé avec l'objectif d'identifier les forces sous-jacentes à l'œuvre derrière le chaos des apparences. Je cherchais des vérités élémentaires parmi le flot des déclarations propagandistes. A cette fin, j'ai construit un cadre général de réflexion que j'espérais assez fort pour survivre aux aléas et incertitudes des événements à venir. Je hasarderai ici le bilan, étayé par le témoignage des lecteurs, qu'il s'est révélé aussi solide qu'utile. Mes interlocuteurs peuvent - en élaborant leur propre vision du mode de fonctionnement de la relation entre logique capitaliste et logique territoriale ; de la forme particulière de la tradition impériale américaine ; de la dialectique « intérieur-extérieur » de la société US ; du rôle des pratiques prédatrices ; des distinctions entre politiques néolibérales et néoconservatrices ; et des forces, stratégies et tactiques des mouvements oppositionnels - développer leurs propres interprétations et en tirer, le cas échéant, des conclusions assez différentes des miennes. Il ne peut en être qu'ainsi. Les enjeux actuels sont importants et nous avons besoin d'un débat ouvert pour comprendre où nous en sommes et comment nous pourrions aller de l'avant.

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De surcroît, les forces motrices que j'identifie sont assez profondément ancrées pour relativiser la possibilité qu'un éventuel changement de régime à Washington, en janvier 20051, débouche sur un changement d'orientation radical. Le navire de l'État américain, à l'image de ces énormes tankers océaniques qui convoient le pétrole vers les côtes états-uniennes, a beaucoup de peine à modifier - sans parler d'inverser - sa route, même si, comme je l'affirme de façon controversée, bien des indices montrent qu'il avance vers des récifs. Il y a une limite à ce qui est possible dans le contexte des champs de forces qui travaillent la politique intérieure et la tradition impériale américaine, mais aussi dans celui de la dynamique politico-économique du capitalisme mondial. L'existence de telles conditions restrictives est une question qui devrait « concentrer admirablement l'esprit », pour reprendre une formule que l'on prête au roi Charles, tandis qu'il allait au supplice. Malheureusement, bien trop nombreux sont ceux qui préfèrent fermer les yeux. J'espère avoir dépassé la polémique (aussi affûtée soit-elle) pour engager un débat critique sur les alternatives politico-économiques qui tienne compte des multiples contraintes qui existent aujourd'hui. A en juger par les réponses des lecteurs et les nombreuses traductions déjà programmées du Nouvel Impérialisme en langues étrangères, de nombreuses personnes de par le monde sont réceptives à un tel débat.

1. NdT : Cette préface a été écrite en 2004, avant le résultat des élections présidentielles de novembre, et l'élection de George W. Bush pour un second mandat.

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Une affaire de pétrole Mon objectif est d'examiner le cours actuel du capitalisme mondial et le rôle qu'y joue le « nouvel » impérialisme. J'aborderai ces questions à partir d'une perspective de longue durée et à travers le prisme de ce que j'appelle le matérialisme historico-géographique. Je chercherai à mettre au jour quelques-unes des transformations les plus profondes qui sous-tendent ses turbulences et sa volatilité apparentes, et à ouvrir ainsi le débat sur la meilleure interprétation de - et la réaction la plus adaptée à - la situation présente. La durée la plus longue dont nous puissionsfairel'expérience est bien sûr celle d'une vie. J'ai développé mes premières conceptions du monde pendant la Seconde Guerre mondiale et les années qui l'ont immédiatement suivie. A l'époque, l'idée d'empire britannique avait encore une aura et une signification. Le monde me paraissait accessible, car de très nombreux territoires sur la carte du monde arboraient la couleur rouge de l'empire, un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Si j'avais besoin d'un sentiment supplémentaire de possession, je pouvais m'en remettre à ma collection de timbres - la tête du roi d'Angleterre figurait sur nombre d'entre eux, de l'Inde au Sarawak, de la Rhodésie au Nyassaland, du Nigéria à Ceylan, en passant par la Jamaïque... Mais j'ai rapidement dû reconnaître que la puissance britannique était en déclin. L'empire s'effondrait à une vitesse alarmante. La Grande-Bretagne avait cédé la domination du globe aux États-Unis, et la carte du monde commençait à changer de couleur, tandis que la décolonisation s'accélérait En 1947, le traumatisme de l'indépendance et de la partition de l'Inde annonçait le début de la fin. D'abord, on me fit comprendre que ce traumatisme était ce qui devait arriver lorsque le « juste » et « raisonnable » pouvoir britannique cède face à des

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passions indigènes irrationnelles et que des croyances anciennes resurgissent (une grille de lecture du monde qui n'était et n'est toujours pas le propre de la Grande-Bretagne, et qui s'est montrée d'une exceptionnelle résistance à l'usure du temps). Pourtant, à mesure que les luttes pour la décolonisation progressaient, les aspects sordides et abominables du pouvoir impérial devenaient visibles. Ce processus allait culminer pour moi et beaucoup d'autres de ma génération avec la tentative anglo-française de récupérer le canal de Suez en 1956. A cette occasion, les États-Unis tapèrent sur les doigts de la Grande-Bretagne et de la Fraitce pour les punir de recourir à la guerre afin de faire tomber le dirigeant arabe Nasser. Aux yeux des Occidentaux, celui-ci paraissait aussi menaçant et « diabolique » que Saddam Hussein aujourd'hui. Eisenhower préféra l'endiguement pacifique à la guerre, et il est juste de dire que la réputation des États-Unis comme leader global en tira profit, au moment même où celle de la Grande-Bretagne ou de la France déclinait rapidement D m'était difficile de nier, après Suez, le caractère perfide d'un impérialisme qui agissait ouvertement en faveur de ses propres intérêts ; un impérialisme typiquement britannique, qui perdait du terrain très rapidement Tout semblait très différent aux yeux d'un jeune étudiant originaire du Bronx, venu à Oxford au début des années 1960. Marshall Berman se souvient qu'il ne pouvait pas supporter les « jeunes hommes languissants qui paraissaient sortir de Brideshead Revisited1, traînaient en smokings (donnant souvent l'impression qu'on avait dormi dedans), et végétaient en attendant de recevoir l'empire britannique et le monde en héritage. Du moins se comportaient-ils comme si le monde appartenait à leurs pères. Je savais à quel point tout cela était feint : l'empire était kaput ; les 1. Evelyn Waugh, Retour à Brideshead, Robert Laffont, Paris, 2005. [NdT : Il s'agit d'un célèbre roman, publié en 1945 et adapté au cinéma, qui traite du déclin d'une famille de l'aristocratie anglaise ]

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enfants de sa classe dirigeante vivaient de fonds de placement qui valaient chaque année un peu moins et héritaient d'entreprises en faillite... au moins, je savais que mon statut dans le monde s'élevait d'autant2 ». Je me demande comment il se sent aujourd'hui avec les innombrables entreprises « dotcom » qui ont fait faillite et jonchent le paysage américain, les scandales comptables, la chute catastrophique des cours de la bourse qui a détruit une bonne part des retraites des gens ordinaires, et les soudaines déclarations guerrières, présentées ainsi sans détour à la « une » du New York Times Magazine du 5 janvier 2003 : « L'empire américain : vous feriez bien de vous y habituer3 ». Pour moi, c'est un étrange sentiment que d'avoir commencé à comprendre le monde au moment où un empire touchait à sa fin, et d'arriver à l'âge de la retraite, tandis que la naissance officielle d'un autre empire est ainsi proclamée publiquement Michael Ignatieff, l'auteur de l'article du New York Times Magazine, réitère avec force une position énoncée précédemment Qe 28 juillet 2002, dans le même journal), selon laquelle « l'effort de guerre américain contre le terrorisme est tout entier un entraînement à l'impérialisme. Un tel constat est susceptible de choquer les Américains, qui rechignent à percevoir leur pays comme un empire. Mais quel autre nom faut-il donner aux légions de soldats de l'Amérique, à ses espions et à ses forces spéciales qui régentent le globe ? » Ignatieff soutient que les États-Unis ne doivent plus s'en tenir à une version light de l'empire, ou espérer s'en sortir à 2. M. Berman, « Justice/Just Us: Rap and Social Justice in America », in A. Merrifield et E. Swyngedouw (sous la dir. de), The Urbanisation of Injustice. New York University Press, New York, 1997, p. 148. 3. M. Ignatieff, « The Burden », New York Times, 5 janvier 2003, Sunday Magazine, pp. 22-54, réédité sous le titre « Empire Lite », Prospect, février 2003, pp. 36-43. Voir aussi : « How to Keep Afghanistan from Falling Apart: The Case for a Committed American Imperialism », New York Times, 26 juillet 2002, Sunday Magazine, pp. 26-58.

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peu de frais. Le pays doit assumer une position plus sérieuse et durable, et s'engager à atteindre des objectifs en termes de transformation sur le long terme. Qu'un journal hégémonique comme le New York Times insiste à ce point sur l'idée d'empire américain a son importance. Ignatieff n'est d'ailleurs pas le seul à le faire. Max Boot, éditorialiste du Wall Street Journal, soutient en effet qu' « une dose d'impérialisme américain est peut-être la meilleure réponse au terrorisme ». Selon Boot, l'Amérique doit projeter sa puissance de façon plus déterminée : « L'Afghanistan et d'autres pays à problèmes ont besoin aujourd'hui de ce type d'administration étrangère éclairée, fournie précédemment par des Anglais en jodhpurs et casques coloniaux qui avaient confiance en leur propre mission. » Leur grande tradition impériale étant présentée avec de tels accents de nostalgie, les Britanniques s'y sont mis eux aussi. L'historien conservateur Niall Ferguson (dont la série télévisée et le livre qui l'accompagne relèvent, sur un mode profondément patriotique, non seulement l'héroïsme des bâtisseurs de l'empire britannique, mais aussi la paix, la prospérité et le bien-être que cet empire est censé avoir apporté au monde), conseille aux ÉtatsUnis de renforcer leur détermination, d'investir d'importantes sommes d'argent, et de « réaliser la transition de l'empire officieux à l'empire officiel ». Un « nouvel impérialisme » est déjà en selle, pensent bon nombre de commentateurs. Mais l'instauration d'une Pax Americana qui prodigue au monde les mêmes bienfaits que la Pax Britannica durant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle implique une reconnaissance plus explicite et un engagement plus ferme4. C'est un défi que le président Bush semble prêt à relever, malgré sa déclaration faite à l'occasion d'un discours à West Point, 4. Un bon nombre de citations de ce type ont été réunies par B. Bowden, « Reinventing Imperialism in the Wake of September 11 », Alternatives: Turkish Journal of International Relations, 1/2, été 2002. Disponible en ligne : http://www. altemativesjoumal.net/volume1/number2/bowden.htm.

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selon laquelle « l'Amérique n'a pas d'empire à étendre ni d'utopie à réaliser ». Le 11 Septembre a clarifié le rôle de l'Amérique dans le monde et révélé de grandes opportunités, écrivait-il dans une tribune publiée par le New York Times, le jour anniversaire de cette tragédie. Voilà ce qu'il disait au moment même où il se préparait à partir en guerre : « Nous utiliserons notre puissance et notre influence inégalées pour construire un environnement international organisé et ouvert, où le progrès et la liberté prospéreront pour de nombreuses nations. Un monde de paix et de plus grande liberté est conforme aux intérêts américains à long terme, il reflète les idéaux immémoriaux de l'Amérique et rassemble ses alliés... Nous recherchons une paix juste, où la répression, le ressentiment et la pauvreté cèdent le pas à l'espoir de la démocratie, du développement, des marchés libres et du libre-échange », ces derniers ayant « démontré leur capacité de sortir des sociétés entières de la pauvreté ». Les États-Unis, ajoutait-il, « promouvront la modération, la tolérance et les exigences inaliénables de la dignité humaine - l'État de droit, la limitation du pouvoir d'État, le respect des femmes, de la propriété privée, de la liberté de parole et une justice équitable ». Et voilà sa conclusion : aujourd'hui « l'humanité tient entre ses mains l'opportunité de faire triompher la liberté contre tous ses ennemis ancestraux. Les États-Unis acceptent de prendre la tête de cette grande mission ». On retrouve un langage similaire dans le prologue d'un document relatif à la stratégie nationale de défense (National Defense Strategy), produit peu après5. Il ne s'agit pas nécessairement de la revendication formelle d'un empire, mais certainement d'une déclaration aux intentions impériales évidentes. 5. G. W. Bush, « Securing Freedom's Triumph », New York Times, 11 Septembre 2002, p. A33. The National Security Strategy of the United States of America peut être consulté en ligne : www.whitehouse.gov/nsc/nss. Ignatieff, « The Burden... », fait commencer son argumentation (p.22) par un commentaire du discours de Bush à West Point.

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Il y a eu différents types d'empire (romain, ottoman, chinois, russe, soviétique, austro-hongrois, napoléonien, britannique, français, etc.). A en juger par la diversité de cet échantillon, on peut facilement en déduire qu'il y a bien des manières de concevoir un empire, de l'administrer et de le construire activement Des conceptions différentes, et parfois même rivales, peuvent même coexister au sein d'un même espace. La Chine impériale traversait une phase de forte expansion au moment où elle entreprit l'exploration des océans, pour finir par se replier sur elle-même subitement et mystérieusement Depuis la Seconde Guerre mondiale, l'impérialisme américain a oscillé de façon instable, d'une conception vague (car jamais discutée) de l'empire à une autre. Si Bush junior révèle des pulsions napoléoniennes, ambitionnant de marcher sur Bagdad et peut-être ensuite sur Téhéran (où une partie des faucons de l'administration pensent apparemment que les « vrais hommes » doivent se rendre), l'approche de Clinton (taxée d'« efféminée » de façon significative par l'administration Bush) ressemblait plus à celle de l'empire ottoman à son apogée. Centrée autour du Trésor US, à la tête duquel Rubin, puis Summers, constituaient des figures marquantes, le soft Power était préféré à la puissance hard, et le reste du monde traité avec une tolérance respectueuse des différences culturelles. La politique était menée sur une base multilatérale et non unilatérale. Par ailleurs, la construction du pouvoir impérial américain, de Roosevelt à Truman, puis d'Eisenhower à Nixon, se rapproche davantage de l'approche soviétique, en tablant sur la vassalisation des États assujettis, la différence étant que le Japon, contrairement à la Hongrie ou à la Pologne, a été libre de développer sa propre économie, à condition qu'il se plie politiquement et militairement à la volonté des États-Unis. Selon Ignatieff, l'empire américain réellement existant a été acquis, non pas involontairement (comme aiment le dire les Britanniques), mais en dépit d'une attitude de dénégation : les activités impériales US ne pouvaient en

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aucun cas être discutées comme telles, ni avoir d'implications sur la situation intérieure. Voilà le processus qui a conduit à un « empire light », plutôt qu'à un empire fondé sur un engagement déterminé à long terme6. Nombre de représentants de ce que l'on pourrait appeler la « gauche traditionnelle » considèrent que les États-Unis sont une puissance impériale depuis au moins un siècle, voire davantage. Des analyses serrées de l'impérialisme américain étaient disponibles depuis les années 1960. Elles se concentraient particulièrement sur le rôle des États-Unis en Amérique latine et en Asie du Sud-Est. On trouvait d'importants désaccords entre les théoriciens de la dépendance (comme Frank), comme on a commencé à les appeler à l'époque, et ceux plus enclins à prendre au mot Hobson, Hilferding, Lénine, Luxemburg et d'autres théoriciens du tournant du siècle. Mao lui-même considérait certainement l'impérialisme US comme la principale contradiction à laquelle il avait à faire face. Mais la parution, en 2000, d'Empire, le livre de Hardt et de Negri, et la controverse qui l'a entourée, a modifié les termes traditionnels du débat, impliquant que soit repensée l'opposition de la gauche à une forme d'empire décentralisée et postmoderne, douée de caractéristiques nouvelles. Bien que critiques envers cette approche, nombre d'autres acteurs de gauche ont commencé à reconnaître que les forces de la mondialisation (quelle que soit la manière dont elles sont conçues) créaient une situation nouvelle nécessitant un nouveau cadre d'analyse7. La reconnaissance explicite de l'empire 6. M. W. Doyle, Empires, Cornell University Press, Ithaca, 1986, fournit une étude comparative intéressaante des empires. Pour le cas des États-Unis, voir aussi W. A. Williams, Empire asa WayofLife, Oxford University Press, New York, 1980. 7. La thématique du « nouvel impérialisme » a été soulevée à gauche par L. Panitch, « The New Impérial State », New Left Review, 11/1,2000, pp. 5-20 ; voir aussi P. Gowan, L. Panitch et M. Shaw, « The State, Globalization and the New Imperialism: A Round Table Discussion », Historical Materialism, 9,2001, pp. 3-38. Pour d'autres commentaires intéressants, voir J. Petras et H. Veltmeyer, Globalization Unmasked: Imperialism in the 21« Century. Zed Books, Londres. 2001 ; R. Went, « Globalization in

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et de l'impérialisme par la droite et les représentants de la tradition libérale n'était donc que l'acceptation bienvenue d'un fait acquis depuis longtemps. Mais elle indiquait aussi que l'impérialisme acquerrait désormais des caractères nouveaux. L'empire et l'impérialisme ont ainsi été promus en objets d'un débat public, qui traversait désormais tout l'éventail politique (il est à noter que le livre de Hardt et de Negri a attiré l'attention des médias dominants). Mais cela soulève la question suivante : y a-t-il quelque chose de nouveau dans tout cela ? J'aborderai cette question, dans un premier temps, par un examen de l'actualité. Les États-Unis, soutenus par la GrandeBretagne, l'Espagne et l'Australie, et avec l'accord de plusieurs autres États, sont partis en guerre contre l'Irak. Mais ils l'ont fait dans un contexte d'opposition farouche de la part de plusieurs de leurs alliés traditionnels, notamment la France et l'Allemagne, ainsi que de la part d'adversaires de longue date, notamment la Russie et la Chine. Des mobilisations populaires contre la guerre se sont déroulées à travers le monde et il demeure comme un sentiment de perplexité, de la part de beaucoup de gens, quant aux raisons pour lesquelles l'administration Bush s'est entêtée dans sa conduite. Les faits suggèrent qu'un tel choix a révélé quelque chose de profond, même s'il est difficile d'en préciser la nature. La signification essentielle de ces événements doit être recherchée derrière une écume épaisse de désinformation et de rhétorique trompeuses.

the Perspective of Imperialism », Science and Society, 66/4,2002-2003, pp. 473-497 ; S. Amin, « Imperialism and Globalization », Monthly Review, juin 2001, pp. 1 -10 ; et M. Hardt et A. Negri, Empire, Exils, Paris, 2000.

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Il était une fois deux producteurs de pétrole... Le coup d'État qui renversa le président vénézuélien Châvez, en avril 2002, suscita l'euphorie de Washington. Le nouveau président - un homme d'affaires - fut instantanément reconnu, et l'espoir exprimé que la stabilité et l'ordre reviennent au pays et créent ainsi les bases d'un développement futur solide. Les éditoriaux du New York Times tenaient un discours identique. Cependant, en Amérique Latine, bien des gens y virent immédiatement la main de la CIA et évoquèrent ce que les Chiliens appellent désormais ironiquement « leur petit 11 septembre » 1973, date à laquelle le socialiste Salvador Allende, démocratiquement élu, fut renversé par un coup d'État brutal, mené par le général Augusto Pinochet Dans les archives du département d'État concernant cet événement, on trouve le message suivant en provenance de la CIA : « Notre orientation ferme et durable est qu'Allende doit être renversé par un coup d'État... Nous devons continuer à exercer le maximum de pressions en ce sens en utilisant toutes les ressources appropriées. Il est impératif que ces actions soient menées clandestinement et de manière sécurisée, de sorte que le gouvernement des États-Unis et la main américaine demeurent cachés8. » Il n'est pas difficile d'imaginer que des courriers similaires concernant le Venezuela orneront à l'avenir le site internet du département d'État Le coup d'État fut défait trois jours plus tard, et Châvez revint au pouvoir. Le département d'État nia sobrement toute connaissance de ces événements, affirmant qu'il s'agissait d'une affaire entièrement interne. D disait espérer qu'une solution pacifique, démocratique et constitutionnelle soit trouvée, qui surmonterait les obstacles. Un éditorial du New York Times s'ensuivit immédiatement qui ajoutait simplement que ce n'était peut-être pas une 8. Cité par C. Johnson, Blowback: The Costs and Conséquences of American Empire, Henry Holt, New York, 2000, p. 18.

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bonne idée d'apporter son soutien trop facilement au renversement d'un régime démocratiquement élu, aussi abominable soitil, puisque l'une des valeurs fondamentales de l'Amérique était le soutien de la démocratie. Le parallèle avec l'Irak, incidemment un autre membre important de l'OPEP, est instructif. Dans ce cas, les États-Unis disent avoir un intérêt à établir la démocratie. Bien entendu, ils avaient précédemment renversé le régime de Mossadegh, en Iran, en 1953, lui aussi démocratiquement élu, et installé la dictature du Shah. Apparemment, seuls certains gouvernements démocratiquement élus sont donc tolérés. Mais cette fois-ci, l'objectif affiché de démocratiser l'Irak, et la région plus en général, figurait comme un motif parmi d'autres dans un fatras d'explications, souvent contradictoires, sur les raisons invoquées pour se tenir prêt à partir en guerre. La plupart des gens, même parmi ceux qui y adhéraient, se sentaient déboussolés et troublés par de telles rationalisations. D était difficile d'y voir clair derrière tant de désinformation et d'arguments constamment révisés. Une précédente tentative de lier l'Irak aux attaques à l'anthrax contre les États-Unis avait misérablement échoué. Même si ce pays a un lourd passé en matière de recours aux armes chimiques et biologiques, celui-ci renvoie à la période où les États-Unis soutenaient l'Irak contre l'Iran. Le département d'État avait alors trompé délibérément l'opinion en faisant croire que les deux pays faisaient appel à de telles méthodes odieuses, alors qu'il savait parfaitement que l'Irak était le seul coupable9. Le passé tout aussi effrayant de l'Irak en matière de droits de l'homme mérite un jugement sévère. Mais celui-ci est difficilement recevable politiquement de la part des États-Unis, dont le gouvernement fournit un soutien militaire à l'Algérie - un pays qui rivalise avec l'Irak en matière de violations brutales des droits de l'homme, notamment 9. J. Hilterman, « Halabja: America Didn't Seem to Mind Poison Gas », International Herald Tribune. 17 janvier 2003, p. 8.

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dans la répression de l'opposition islamiste (120 000 morts estimés durant les huit dernières années). William Burns, le secrétaire d'État adjoint au Moyen-Orient, a pourtant même été jusqu'à déclarer : « Nous avons beaucoup à apprendre des Algériens en matière de contrôle du terrorisme10. » C'est ce qui explique probablement le fait que la justification de l'usage de la torture est soudain devenu un enjeu de débat public aux États-Unis (promu une fois de plus par le New York Times). Il y a ensuite le problème des armes de destruction massive. Ce que l'Irak possède réellement en la matière est difficile à déterminer, mais sa capacité militaire a été à tel point affaiblie, durant et après la première guerre du Golfe (1990-1991), que même des rapports de la CIA ne la considéraient plus comme un réel défi pour la paix dans la région. Cela rendait peu crédibles les déclarations selon lesquelles l'Irak constituait une menace pour les États-Unis (le président Bush allant bizarrement jusqu'à affirmer qu'une attaque irakienne contre les États-Unis causerait de sérieux dégâts à l'économie US). La CIA concluait pourtant que, pour autant qu'il en dispose, Saddam n'utiliserait des armes chimiques et biologiques, qu'au cas seulement où il serait provoqué. Cela rendait difficile, à un double titre, d'expliquer pourquoi les États-Unis semblaient si déterminés à le provoquer. L'Irak essaie probablement d'acquérir la technologie nucléaire, mais il en va de même de beaucoup d'autres pays, la Corée du Nord affichant par exemple ouvertement ses intentions dans ce domaine. Les inspecteurs de l'armement, une fois admis en définitive, ne réussirent pas à trouver grand-chose. En tout cas, le changement de régime était l'objectif premier, et le désarmement n'est devenu un réel motif, que lorsqu'il s'est agi d'invoquer l'autorité des Nations Unies, étant donné que la Charte de l'ONU ne permet pas les attaques préventives. Et si toutes ces allégations s'avéraient 10. Rapporté par R. Fisk, « The Case Against War: A Conflict Driven by the SelfInterest of America », The Indépendant, 15 février 2003, p. 20.

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erronées, Saddam devait quand même partir, parce qu'il était un menteur (une appellation qui s'applique à tant de politiciens, que cela devint rapidement une plaisanterie) impitoyable (mais Sharon aussi), incontrôlable (ce qui n'est pas démontré), ou l'incarnation d'un mal qui devait être combattu, comme si la guerre au MoyenOrient était un épisode d'une geste médiévale de longue haleine (Saddam jouant le rôle de Sauron11 dans le Seigneur des anneaux, et George Bush celui du courageux Frodon, accompagné par Blair, dans celui dufidèleSam). Enfinde compte, tout ceci a été concocté pour donner l'impression que les États-Unis et la Grande-Bretagne s'étaient engagés dans une grande mission moralisatrice visant à libérer le peuple irakien envers et contre tout, et à implanter un régime éclairé de style américain au Moyen-Orient Dans cette affaire, il était difficile de ne pas éprouver le sentiment que quelque chose de très important se cachait derrière un écran de fumée. Au début, il semblait plausible que des informations confidentielles ne puissent pas être révélées, mais à chaque fois qu'on tentait de tirer quelque chose des documents secrets, il s'agissait d'un élément trivial, aisément réfùtable ou, en ce qui concerne les révélations britanniques pompées de façon éhontée dans une thèse de doctorat vieille de cinq ans (dont une partie avait déjà été publiée par Foreign Affairs), du fruit de recherches si médiocres qu'il était difficile de les prendre au sérieux. Des fuites venant des services de renseignement US, laissaient entendre que certains de leurs membres étaient mécontents de la façon dont l'administration abusait de leurs rapports. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que l'opinion publique du monde entier, malgré une presse belliqueuse (les 175 titres appartenant à Murdoch à l'échelle internationale, dotés de rédacteurs en chef censés avoir été choisis pour leur indépendance, proclamèrent unanimement que la guerre 11. NdT : Dans le texte original anglais, l'auteur confond Mordor, le nom du royaume de J. R. R. Tolkien, avec Sauron, le nom de son roi.

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était une bonne chose, tout comme divers autres journaux soumis à des magnats de la presse) et une campagne d'intimidation menée par des responsables politiques, soit restée profondément sceptique, si ce n'est ouvertement hostile à la guerre. Les arguments fournis ne parvenaient pas à convaincre ; tout simplement, ils ne formaient pas une argumentation solide. Alors, que se passait-il réellement ? Quels pouvaient donc être les motifs inavoués ? Ici, il nous faut admettre le fait que ces raisons n'étaient peut-être pas bien perçues par les acteurs principaux du drame euxmêmes, ou que si elles l'étaient, elles ont été activement refoulées ou niées par eux.

La dialectique interne de la société civile américaine Peu avant les élections allemandes de 2002, la ministre allemande de la justice provoqua un scandale en suggérant que l'aventurisme de l'administration Bush à l'étranger était conçu dans le but de détourner l'attention de ses difficultés intérieures. Son erreur fut d'ajouter que cette tactique avait aussi été employée par Hitler, raison pour laquelle elle dut être limogée. Malheureusement, cet incident eut pour conséquence d'étouffer toute discussion sérieuse concernant la première partie de son analyse. Les gouvernements en difficulté sur le front intérieur qui cherchent à résoudre leurs problèmes par le biais d'aventures à l'étranger ou en créant des menaces extérieures visant à consolider les solidarités internes ont été innombrables au cours de l'histoire. Cette idée mérite d'être examinée de manière approfondie dans le cas qui nous occupe, parce qu'au cours de l'année 2002, à plus d'un titre, la situation intérieure des États-Unis était plus critique qu'elle ne l'avait jamais été depuis des années. La récession qui avait

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commencé au début de l'année 2001 (approfondie par le choc du 11 Septembre) était interminable. Le chômage augmentait et un sentiment d'insécurité économique était perceptible. Les scandales dans le monde des affaires se suivaient les uns les autres, alors que des entreprises géantes, en apparence solides, étaient liquidées du jour au lendemain. Des erreurs comptables (quand il ne s'agissait pas de malversations pures et simples) et des régulations défaillantes endommageaient la réputation de Wall Street, alors que les actions et d'autres types d'actifs étaient en chute libre. Des fonds de pension avaient perdu un quart à un tiers de leur valeur (quand ils n'avaient pas totalement disparu, comme celui des employés d'Enron), et les perspectives de retraite de la classe moyenne se détérioraient sérieusement La situation dans la santé était catastrophique, les excédents de l'État fédéral, des États régionaux, de même que les excédents locaux fondaient à vue d'œil, et les déficits commençaient à se creuser. La balance des paiements avec le reste du monde allait de mal en pis, tandis que les États-Unis devenaient la nation la plus endettée. Les inégalités sociales se creusaient depuis longtemps et l'obsession de l'administration pour les réductions d'impôts était en passe de les aggraver davantage encore. Les mesures de protection écologiques étaient abandonnées et l'on constatait une nette réticence à réimposer un quelconque cadre régulateur aux marchés, même en présence de signes évidents de défaillance de ces derniers. Qui plus est, le président avait été élu par un vote de la Cour suprême, par cinq voix contre quatre, plutôt que par le peuple. À la veille du 11 Septembre, sa légitimité était contestée par la moitié de la population au moins. Le seul facteur en mesure d'empêcher l'anéantissement politique des Républicains allait être solidarité intense - atteignant les limites d'un revtval nationaliste - suscitée par les événements du 11 Septembre et l'alerte à l'anthrax (une affaire encore curieusement non élucidée et largement oubliée, si ce n'est comme archétype de ce dont un

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Saddam serait capable). Tandis que l'Afghanistan se soumettait rapidement et (aux yeux des États-Unis) sans effusion de sang à la puissance américaine, Oussama n'avait pas été retrouvé « mort ou vif ». La guerre contre le terrorisme ne produisait pas de résultats spectaculaires. Quel meilleur moment pour reporter l'attention sur l'Irak, l'un des principaux piliers de l'« axe du mal », que les faucons de l'administration Bush avaient déjà voulu attaquer militairement après l'issue non concluante de la guerre du Golfe ? Que cette tactique de diversion ait ou non fonctionné, au moins sur le court terme, est une question que les historiens futurs devront trancher. L'opinion publique états-unienne a largement adhéré à l'idée qu'il existait un lien entre Al-Qaïda et le régime de Saddam, ou que celuici était en tout cas un ennemi suffisamment dangereux et malfaisant pour justifier une action militaire à son encontre. Chemin faisant, les Républicains purent consolider leur pouvoir par le biais des élections législatives, et le président put surmonter l'atmosphère d'illégitimité qui avait plané sur son élection. Quelque chose de bien plus sérieux était toutefois probablement à l'œuvre, qui allait transformer cet opportunisme politique apparent et de portée limitée en une force politique implacable et durable dans l'histoire géopolitique des États-Unis. D'abord, la peur de la puissance irakienne et d'un mouvement panarabe potentiellement incontrôlable a longtemps hanté les administrations américaines successives. Colin Powell avait élaboré des stratégies militaires par rapport à l'Irak, avant même la première guerre du Golfe. Paul Wolfowitz, devenu Secrétaire adjoint à la défense de Bush, qui avait plaidé explicitement en faveur d'un changement de régime en Irak dès 1992, allait continuer à défendre publiquement cette option tout au long des années 1990. Ce changement de régime devint une orientation admise par l'administration Clinton. Un groupe de néoconservateurs, regroupés en 1997 au sein du Projet pour le Nouveau Siècle Américain, proclama qu'il s'agissait d'un

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objectif décisif qui devait être accompli militairement. Le groupe comprenait Rumsfeld, Wolfowitz, Armitage, Perle et d'autres individus qui allaient former le noyau de l'équipe responsable de la défense et de la politique extérieure de l'administration Bush. Au niveau géostratégique, l'Irak avait depuis longtemps été dans la ligne de mire de ce groupe. Cependant, dans un rapport de 1999, celui-ci reconnaissait qu'il faudrait « un événement catastrophique et catalyseur, un nouveau Pearl Harbor » pour rendre une attaque militaire acceptable sur les plans international et intérieur. Le 11 Septembre pouvait fournir cette opportunité, pour autant qu'un lien puisse être établi entre Saddam et Al-Qaïda12. La plupart des Américains ne s'intéressant pas à la géographie et n'étant informés de presque rien à ce propos, la transformation de la chasse aux terroristes en une campagne pour attaquer et renverser Saddam s'avéra facile. Mais le reste du monde n'était bien sûr pas aussi convaincu. Une autre dimension de cette dynamique interne doit être prise en considération. Les États-Unis sont une société extraordinairement diversifiée d'immigrants, dont la force motrice est un individualisme féroce et concurrentiel, qui révolutionne en permanence la vie sociale, économique et politique. Ces forces rendent la démocratie chroniquement instable, difficile - voire impossible - à maîtriser, excepté par le pouvoir corrupteur de la finance. Il y a des moments où le pays entier semble tellement indiscipliné qu'il paraît ingouvernable. Hannah Arendt montre précisément en quoi consiste une société civile de ce genre : « Étant donné que le pouvoir est essentiellement et exclusivement le moyen d'arriver à une fin, une communauté fondée seulement sur le pouvoir doit tomber en ruine dans le calme de l'ordre et de la stabilité ; sa complète sécu12. Rapporté par R. Fisk, « This Looming War isn't about Chemical Warheads or Human Rights: It's about Oil », The Independent, 18 janvier 2003, p. 18. Voir aussi le site : www.newamericancentury.org.

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rité révèle qu'elle est construite sur du sable. C'est seulement en gagnant toujours plus de pouvoir qu'elle peut garantir le statu quo ; c'est uniquement en étendant constamment son autorité par le biais du processus d'accumulation du pouvoir qu'elle peut demeurer stable. La République de Hobbes est une structure vacillante qui doit sans cesse se procurer de nouveaux appuis à l'extérieur si elle ne veut pas sombrer du jour au lendemain dans le chaos dépourvu de but et de sens des intérêts privés dont elle est issue (...) Cet état permanent de guerre potentielle garantit à la République une espérance de permanence parce qu'il donne à l'État la possibilité d'accroître son pouvoir aux dépens des autres États13. » La Guerre froide était finie et la menace de voir des Russes aux bottes maculées de neige traverser le Canada pour envahir les ÉtatsUnis n'était plus crédible. Pendant les années 1990, il n'y avait plus d'ennemi manifeste. L'économie américaine en expansion aurait dû garantir un niveau élevé de contentement et de satisfaction dans toutes les couches de la société civile, à l'exception des moins privilégiées et des plus marginalisées. Pourtant, comme Arendt aurait pu le prévoir, les années 1990 se sont avérées l'une des décennies les plus compliquées de l'histoire des États-Unis. La concurrence faisait rage, les bénéficiaires de la « nouvelle économie » devenaient millionnaires du jour au lendemain et n'hésitaient pas à étaler leurs richesses, les arnaques et plans frauduleux proliféraient, les scandales (aussi bien réels qu'imaginaires) étaient partout accueillis avec frénésie ; des rumeurs malveillantes circulaient à propos d'assassinats manigancés à la Maison Blanche et une tentative fut faite de mettre le président en accusation (impeachment), des présentateurs de talk-shows comme Howard Stern et Rush Limbaugh incarnaient des médias devenus incontrôlables; des émeutes éclatèrent à Los Angeles, [le siège des Davidiens à] Waco (Texas, 1993) et [l'attentat d'] OklahomaCity (1995) exprimaient un certain 13. H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, « Quarto », Gallimard, Paris, 2002, p. 394.

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penchant, longtemps demeuré latent, pour la dissension intérieure et la violence, des adolescents ouvrirent le feu et tuèrent leurs camarades de classe à Columbine (1999) ; l'exubérance irrationnelle primait sur le sens commun, et la corruption du monde politique par les milieux d'affaires devenait flagrante. En somme, la société civile était loin d'être civile : le corps social paraissait se fragmenter et se disloquer à un rythme alarmant Comme Arendt l'aurait dit il semblait se décomposer en un chaos informe et incompréhensible d'intérêts privés. Je soupçonne qu'une partie de l'attrait électoral de George Bush en 2000 venait de sa promesse de fournir une boussole morale ferme et solide à une société civile qui devenait de plus en plus incontrôlable. L'entourage de Bush était entièrement composé de néoconservateurs enclins à abuser de l'autorité de l'État à l'exemple de John Ashcroft, qui occupait le poste de procureur général. Le néoconservatisme remplaça un néolibéralisme dont Clinton s'était fait le champion. Ce fut pourtant le 11 Septembre qui fournit l'élan permettant de rompre avec les mœurs dissolues des années 1990. Cet événement fournit l'opportunité politique, non seulement de réaffirmer la destinée manifeste de la nation et de proclamer sa solidarité, mais aussi d'imposer l'ordre et la stabilité à la société civile sur le plan intérieur. Ce fut la guerre contre le terrorisme, rapidement suivie de la guerre annoncée contre l'Irak, qui permit à l'État d'accumuler un surcroît de pouvoir. L'engagement contre l'Irak était bien plus qu'un moyen de détourner l'attention des difficultés intérieures ; c'était une formidable opportunité d'imposer de nouveaux repères sociaux sur le plan intérieur et de remettre à l'ordre les citoyens. Les critiques se turent car elles étaient présentées comme antipatriotiques. L'ennemi extérieur malfaisant devint la principale force permettant d'exorciser ou de dompter les maux qui hantaient le pays. Cette relation entre les conditions internes et externes du pouvoir politique a joué un rôle important bien

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que largement inaperçu, dans les dynamiques qui ont alimenté le conflit avec l'Irak. Nous aurons l'occasion d'y revenir plus d'une fois par la suite.

Une affaire de pétrole Les opposants à la guerre en Irak présentent souvent ce conflit comme une affaire de pétrole exclusivement. Le gouvernement américain rejette cette affirmation en bloc, la présentant comme absurde, ou l'ignore complètement II n'y a aucun doute sur le fait que le pétrole est un élément crucial. Mais précisément comment et dans quel sens l'est-il ? La réponse à cette question ne va pas de soi. Une théorie du complot étriquée soutient que le gouvernement de Washington n'est autre qu'une mafia pétrolière qui a usurpé le pouvoir. Cette idée est étayée par l'étroitesse des liens qui unissent Bush et Cheney aux intérêts pétroliers, ainsi que par des informations selon lesquelles Halliburton, l'ancien groupe du vice-président Cheney, pourrait empocher presque un milliard de dollars de contrats pour des services pétroliers prodigués après la guerre14. Rien de tout cela n'est inexact, mais je ne peux pas imaginer que l'establishment politico-militaire dans son ensemble, ou les milieux d'affaires en général, approuveraient la guerre pour ces raisons. Il est bien sûr vrai que les compagnies pétrolières américaines et britanniques ont été exclues d'Irak, et que les compagnies françaises, russes et chinoises ont été favorisées. L'opposition à la guerre, qui revendiquait plutôt un désarmement par la voie pacifique, s'est manifestée le plus fermement dans les pays possédant déjà des concessions pétrolières. Si le désarmement de l'Irak avait 14. N. Banerjee, « Energy Companies Weigh their Possible Future in Iraq », New York Times, 26 octobre 2002, p. C3.

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été vérifié, les sanctions onusiennes auraient été levées et les concessionnaires existants en auraient tiré profit. Le changement de régime par la guerre signifie au contraire que les concessions seront quasi certainement renégociées. Or, le pétrole appartient à l'Irak et les perspectives des compagnies pétrolières ne sont pas nécessairement si roses, même après le changement de régime. Le seul scénario jouable suppose la récupération de la compagnie pétrolière irakienne par une administration américaine établie après la guerre, ou la mise en place d'une organisation de façade - comme un consortium international au sein duquel les ÉtatsUnis, comme pour le FMI, disposeraient d'un droit de veto - pour gérer l'exploitation et l'utilisation du pétrole. Mais tout ceci serait très difficile à négocier sans alimenter de forts antagonismes, aussi bien à l'intérieur de l'Irak qu'entre puissances capitalistes. Il existe cependant une perspective plus fondamentale encore pour aborder la question du pétrole. Elle peut se résumer dans la proposition suivante : qui contrôle le Moyen-Orient contrôle le robinet pétrolier global, et qui contrôle le robinet pétrolier global contrôle l'économie mondiale, au moins dans un proche avenir15. Nous ne devrions donc pas prendre en compte uniquement l'Irak, mais examiner la situation et l'importance géopolitiques du Moyen-Orient dans son ensemble, et ceci en relation avec le capitalisme global. Cet élément apparaît d'ailleurs dans la rhétorique officielle. Les partisans d'un changement de régime en Irak affirment clairement que l'influence d'un gouvernement démocratique pro-américain serait bénéfique pour la région dans son ensemble, et induirait peut-être même des changements de régime similaires ailleurs (avec l'Iran et la Syrie comme cibles les plus évidentes, suivies par l'Arabie Saoudite). Certains dans l'administration sont mêmes suffisamment prétentieux pour 15. M. Klare, Resource Wars: The New Landscape of Global Conflict, Henry Holt. New York, 2001, fournit un aperçu général excellent de la géopolitique du pétrole.

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penser qu'une conflagration générale dans la région fournirait l'opportunité de redessiner la carte entière du Moyen-Orient (à l'exemple de l'ex-Union soviétique et de l'ex-Yougoslavie). Après tout, la création d'États dans cette région avait été largement un sous-produit du traité de Versailles, après la Première Guerre mondiale. Il est généralement admis que ce traité avait trahi les intérêts arabes, et que la mosaïque d'États qui avait été imposée reflétait les intérêts impériaux de la Grande-Bretagne et de la France. Cette configuration pourrait être considérée comme anachronique et dysfonctionnelle. Un règlement global pourrait satisfaire certains intérêts séparatistes (un statut fédéral pour les Kurdes d'Irak, par exemple, ainsi que la possible division de ce pays résultant dans la création d'un État chiite au sud, autour de Basra). L'aspect le plus important pourrait être le règlement de la question israélo-palestinienne par le biais de la création d'un grand État palestinien incorporant la Jordanie, et peut-être une partie de l'Arabie Saoudite. Des oppositions très fortes à un tel scénario se sont fait jour au sein de l'ONU, pour lesquelles la préservation de l'intégrité territoriale de l'Irak actuel doit être l'objectif premier de tout règlement d'après guerre, et les États-Unis ont au moins verbalement adhéré à cette position. Les États-Unis disposent d'intérêts géopolitiques très anciens dans la région. La clé du concept d'ensemble de contrôle global, tel que défini durant la Seconde Guerre mondiale, reposait sur le contrôle du Moyen-Orient, que l'on considérait comme faisant partie du vieil empire britannique, et qui était réputé absolument essentiel au contrôle économique, militaire et politique du globe - lefaitqu'il s'agisse de l'endroit au monde où se trouvent la plupart des ressources pétrolières attestées n'en étant pas la moindre des raisons. Ainsi, les États-Unis entamèrent, dans les années 1950, une longue série d'opérations déclarées et sécrètes dans la région, dont la plus importante fut le renversement du gouvernement démo-

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cratiquement élu de Mossadegh en Iran, en 1953, qui avait nationalisé les compagnies pétrolières étrangères. Le succès de cette politique américaine était clair. Entre 1940 et 1967, les compagnies états-uniennes augmentèrent leur taux de contrôle des réserves pétrolières moyen-orientales de 10 % à près de 60 %, alors que les réserves aux mains des britanniques diminuaient, de 72 % en 1940 à 30 % en 196716. A la fin des années 1960, les Britanniques renoncèrent à toute présence militaire à l'Est de Suez, laissant les Américains seuls aux commandes. En raison du Vietnam, les États-Unis choisirent d'utiliser leurs États-clients (Iran et Arabie Saoudite) pour veiller à leurs intérêts grandissants dans la région. Ds tirèrent aussi profit de leur soutien particulièrement massif et quasi-inconditionnel à Israël pour en faire un point d'appui de substitution à la puissance américaine dans la région. Mais le boycott pétrolier et la flambée des prix du pétrole, organisés par l'OPEP en 1973, puis la chute du Shah d'Iran en 1979, avaient rendu intenable cette solution de contrôle indirecte par le biais de lointains substituts. Le président Carter énonça à ce moment la doctrine selon laquelle les États-Unis ne permettraient sous aucun prétexte l'interruption de l'approvisionnement de pétrole du Golfe. Par là, les Etats-Unis s'engageaient à maintenir le détroit d'Ormuz ouvert (les systèmes de transport et de distribution sont tout aussi importants que les champs pétroliers eux-mêmes) et à établir une présence militaire permanente dans la région, renforcée par la création d'une force de déploiement rapide pour gérer les situations d'urgence. Ds encouragèrent secrètement et soutinrent la guerre brutale et meurtrière de l'Irak contre l'Iran, tandis que le pouvoir grandissant de l'Irak suscitait des préparatifs (initiés par Colin Powell) en vue d'un conflit avec ce pays, bien avant l'invasion du Koweït La raison pour laquelle l'ambassadeur 16. The Editors, « U.S. Impérial Ambitions and Irak », Monthly Review, 54/7, 2002, pp. 1-13.

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des États-Unis en Irak a indiqué que les États-Unis ne riposteraient pas militairement à une incursion irakienne au Koweït est une question à ce jour controversée : une explication plausible veut qu'il se soit agi d'un piège, plutôt que d'un simple mais catastrophique malentendu. La guerre du Golfe, bien qu'inachevée par rapport à l'Irak, conduisit à une présence militaire états-unienne beaucoup plus massive dans la région. Ce processus se poursuivit sans interruption sous l'administration Clinton. Les patrouilles communes avec les Britanniques au-dessus des « zones d'exclusion aérienne » provoquèrent des combats continus de basse intensité et des attaques de missiles contre les infrastructures militaires irakiennes. Joseph Nye, un haut responsable de l'administration Clinton, généralement adepte du soft Power, affirma catégoriquement que les États-Unis n'hésiteraient pas à utiliser leur force militaire dans la région du Golfe, et qu'ils le feraient unilatéralement si nécessaire, si les intérêts américains y étaient menacés d'une quelconque manière17. Il fallut une importante accumulation de forces américaines, en 1997-1998, pour imposer qu'une première série d'inspecteurs de l'armement entrent en Irak afin de certifier que les termes de l'accord de paix concernant le désarmement de l'Irak étaient respectés. Les attaques de missiles et les conflits aériens s'intensifièrent Pour soutenir ces efforts de guerre, les ÉtatsUnis créèrent le Conseil pour la coopération dans le Golfe avec l'Arabie Saoudite, le Koweït et d'autres États, en leur vendant des équipements militaires afin de renforcer les forces américaines dans la région (un transfert net de 42 milliards de dollars - dont 23 milliards à la seule Arabie Saoudite - durant les années 1990). Des forces US prenaient déjà position dans la région durant les années 1990, et d'importantes réserves d'équipement militaire 17. J. Nye, The Paradox of American Power: Why the World's Only Super-Power Cannot Go It Atone, Oxford University Press, Oxford, 2003.

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étaient positionnées au Koweït, au Qatar et en Arabie Saoudite, fournissant aux États-Unis une capacité de manœuvre rapide. La planification militaire post-Guerre froide évolua de façon à pouvoir mener deux guerres régionales de front, tandis que l'Irak et la Corée du Nord étaient choisis comme terrains exercice. A la fin des années 1990, plus de 20 000 militaires étaient déployés dans la région pour un coût annuel de 4 à 5 milliards de dollars. Un rapide historique permet d'illustrer deux observations élémentaires. Depuis 1945, on constate d'abord une intensification progressive de l'engagement états-unien dans la région, marquée par une rupture importante après 1980. A partir de là, cet engagement est amené à dépendre de plus en plus d'une présence militaire directe. Par ailleurs, le conflit avec l'Irak est très ancien, et des plans permettant une solution militaire de ce problème ont été élaborés avant même le début de la guerre du Golfe (1990-1991). La seule différence entre les années Clinton et aujourd'hui, c'est que le masque est tombé et que l'attitude belliqueuse a remplacé une certaine retenue, en partie en raison de l'ambiance qui a suivi le 11 Septembre à l'intérieur des États-Unis, et qui a rendu l'action militaire déclarée et unilatérale plus acceptable politiquement Du point de vue géopolitique et sur le long terme, un affrontement avec l'Irak paraissait inévitable, à moins que l'Irak ne devienne un État-client des États-Unis, comme l'Arabie Saoudite. Mais pourquoi une telle évolution sur le plan géopolitique ? A nouveau, la réponse est entièrement une affaire de pétrole. À tout moment, le statut des réserves pétrolières mondiales fait l'objet de spéculations. Les compagnies pétrolières sont notoirement réticentes à dire ce qu'elles savent et, le cas échéant, elles donnent de fausses indications délibérément. Les estimations des réserves pétrolières divergent souvent considérablement. Cependant, la plupart des experts avancent l'hypothèse que le rythme d'exploitation des réserves pétrolières a dépassé le rythme

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des nouvelles découvertes depuis environ 1980. Le pétrole devient progressivement de plus en plus rare. Nous savons que beaucoup de champs pétrolifères ont dépassé leur capacité maximum et que, d'ici approximativement une décennie, nombre d'entre eux seront épuisés. C'est le cas de la production domestique états-unienne, de celle de la mer du Nord, de celle du Canada, de la Russie et (ce qui est plus inquiétant) de la Chine. Alors que d'autres champs pétrolifères auront une vie plus longue, les seuls qui semblent assurés de durer cinquante ans ou plus se situent en Iran, en Irak, en Arabie Saoudite, aux Émirats Arabes Unis et au Koweït. Tandis que de nouvelles découvertes pourraient changer la donne, la plupart des stratèges doivent faire face à l'importance croissante du Moyen-Orient en tant que fournisseur principal du pétrole de demain. Du côté de la demande, on constate que les États-Unis sont de plus en plus dépendants d'importations étrangères, que les centres dynamiques de croissance économique de l'Asie orientale et du Sud-Est sont quasiment dépourvus de réserves pétrolières importantes (la demande chinoise s'accroissant désormais à un rythme phénoménal), et que l'Europe (à l'exception de la GrandeBretagne et de la Norvège) est également entièrement dépendante de ses importations de pétrole. Des alternatives au pétrole sont en cours d'exploration, mais il est peu probable qu'elles en deviennent des concurrentes sérieuses (étant donné les barrières érigées par les compagnies pétrolières et d'autres intérêts particuliers) dans les prochaines décennies. Par conséquent, l'accès au pétrole moyen-oriental est désormais une question de sécurité cruciale pour les États-Unis, tout comme il l'est pour l'économie mondiale dans son ensemble. Cela pose de toute évidence la question de la motivation des États-Unis dans leur quête d'un contrôle militaire et stratégique plus étroit, unilatéral au besoin. Thomas Friedman, par exemple, soutien qu'« 0 n'y a rien d'illégitime au fait que les États-Unis s'émeu-

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vent du fait qu'un dictateur malfaisant et mégalomane acquiert une influence excessive sur les ressources naturelles qui font tourner la base industrielle du monde ». Mais ils doivent veiller à rassurer le monde et à faire comprendre à l'opinion publique que leurs intentions sont de « protéger le fonctionnement économique de la planète », plutôt que de protéger leur droit à défendre leurs propres intérêts, que les Etats-Unis « agissent dans l'intérêt de la planète, et non simplement pour soutenir les excès américains (...)». En effet, « si nous occupions l'Irak et y installions un autocrate pro-américain pour gérer la station d'essence irakienne (comme nous l'avons fait dans d'autres États pétroliers arabes), cette guerre livrée en partie pour le pétrole serait immorale18 ». En somme, les États-Unis exercent-ils leur leadership et visent-ils à réguler l'utilisation du pétrole moyen-oriental dans l'intérêt du monde entier en cherchant à faire émerger un consensus ? Poursuivent-ils plutôt la domination dans le but d'atteindre des objectifs stratégiques plus étroits ? Friedman préfère croire à la première hypothèse. Et pourtant, si la seconde s'avérait vraie ? Si les États-Unis réussissent à renverser aussi bien Chàvez que Saddam, s'ils réussissent à stabiliser ou à réformer un régime saoudien armé jusqu'aux dents qui repose actuellement sur un autoritarisme instable (et menacé à court terme par le danger de tomber entre les mains de l'islam radical), s'ils peuvent avancer leurs pions (comme ils vont sans doute tenter de lefaire)d'Irak en Iran et consolider une présence militaire stratégique dans les républiques d'Asie centrale, ils pourraient, par le biais d'un contrôle étroit du robinet pétrolier global, espérer conserver le contrôle effectif de l'économie mondiale pour les cinquante années à venir. L'Europe et le Japon, ainsi que l'Asie orientale et du Sud-Est (qui comprend désormais de manière cruciale la Chine) sont fortement dépendants du pétrole 18. T. Friedman, « A War for Oil ? », New York Times, 5 janvier 2003, Week in Review Section, p. 11.

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du Golfe, et ces grands ensembles régionaux politico-économiques défient l'hégémonie globale des États-Unis dans les sphères de la production et de lafinance.Quelle meilleure manière pour les ÉtatsUnis d'écarter cette concurrence et de sécuriser sa propre position hégémonique, que de contrôler le prix, les conditions et la distribution des ressources économiques clés dont dépendent ses concurrents ? Et quelle meilleure manière pour ce faire, que d'utiliser le seul secteur où les États-Unis demeurent tout-puissants - la force militaire ? Il y a aussi un aspect militaire à cet argument L'armée marche au pétrole. La Corée du Nord a peut-être une armée de l'air sophistiquée, mais elle ne peut pas beaucoup l'utiliser en raison de son manque d'essence. Non seulement les États-Unis ont besoin d'assurer leur propre approvisionnement militaire, mais tout conflit militaire futur, par exemple avec la Chine, sera inégal, si les ÉtatsUnis sont en mesure de couper l'approvisionnement en pétrole de leur adversaire. Mais ces arguments n'ont de sens que si les ÉtatsUnis ont des raisons de craindre que leur position dominante au sein du capitalisme global soit menacée d'une manière ou d'une autre. C'est la dimension économique plutôt que militaire de cette question que je vais examiner dans le chapitre suivant

Comment les États-Unis sont montés en puissance Le terme « impérialisme » est couramment utilisé. Mais ses significations sont si variées qu'on ne peut faire l'économie d'une clarification si l'on cherche à en faire un usage analytique, plutôt que polémique. Je définirais ici cette forme particulière d'impérialisme que l'on appelle « impérialisme capitaliste » comme la fusion contradictoire « des politiques d'État et d'empire » (l'impérialisme comme projet politique spécifique d'acteurs dont le pouvoir est fondé sur la maîtrise d'un territoire et la capacité de mobiliser ses ressources humaines et naturelles à des fins politiques, économiques et militaires) avec « les processus moléculaires de l'accumulation du capital dans l'espace et le temps » (l'impérialisme comme processus politico-économique diffus dans l'espace et le temps pour lequel priment la maîtrise et l'usage du capital). Le premier aspect concerne les stratégies politiques, diplomatiques et militaires qu'un État (ou un ensemble d'États opérant comme un bloc de pouvoir politique) invoque et utilise dans le but d'asseoir ses intérêts et d'atteindre ses objectifs au niveau mondial. Le second a trait aux modalités selon lesquelles le pouvoir économique circule au sein d'un espace continu, investissant ou abandonnant des entités territoriales (telles que des États ou des blocs de pouvoir régionaux), usant pour cela de pratiques quotidiennes liées à la production, au commerce, à l'échange, aux flux de capitaux, aux transferts d'argent, aux migrations de travailleurs, aux transferts technologiques, à la spéculation monétaire, aux flux d'information, aux mouvements culturels, etc. Les logiques « territoriale » et « capitaliste » du pouvoir auxquelles Arrighi fait référence sont assez différentes l'une de

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l'autre1. Pour commencer, les motivations et les intérêts des agents diffèrent. Le capitaliste détenant du capital argent veut l'investir là où il peut faire du profit: dans la règle, il cherche à accumuler plus de capital. Les politiciens et les hommes d'État agissent généralement dans le but de maintenir ou d'augmenter le pouvoir de leur propre État par rapport aux autres États. Le capitaliste poursuit son avantage individuel et (bien qu'habituellement bridé par la loi) n'est responsable auprès de personne d'autre que son entourage social immédiat, tandis que l'homme d'État poursuit un intérêt collectif conditionné par la situation politique et militaire de son État ; d'une manière ou d'une autre, il est responsable envers un ensemble de citoyens, plus souvent envers une élite, une classe, une structure familiale ou un quelconque autre groupe social. Le capitaliste agit dans un espace-temps continu, tandis que le politicien opère dans un espace territorialisé et, au moins dans les régimes démocratiques, dans le cadre d'une temporalité ponctuée par les cycles électoraux. Par ailleurs, les firmes capitalistes apparaissent et disparaissent, changent d'implantation, fusionnent ou fontfaillite,tandis que les États sont des entités pérennes, ne peuvent pas migrer, et sont, hormis dans des circonstances exceptionnelles de conquêtes géographiques, confinés à l'intérieur de frontières spatiales fixes. Ces deux logiques divergent également à d'autres niveaux. Comme nous en faisons actuellement l'expérience, la politique de l'État et de l'empire est ouverte à la discussion et au débat, même si le degré et les modalités de la participation publique à ceux-ci varient énormément Par exemple, des décisions spécifiques doivent être prises pour savoir s'il faut oui ou non partir en guerre contre l'Irak, s'il faut le faire unilatéralement, et comment il convient de gérer les difficultés de l'après-guerre, etc. Les officines responsables de la politique étrangère et les experts politico-militaires débattent de 1. G. Arrighi, The Long Twentieth Century: Money, Power, and the Origins ofour Times, Verso, Londres, 1994, pp. 33-34.

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ces questions et il est bien rare qu'ils n'aient pas de divergences. Mais des décisions claires, comportant toutes sortes d'aspects, doivent être prises. Des options stratégiques d'une importance parfois considérable (et pouvant avoir parfois des conséquences multiples, surprenantes et inattendues) sont adoptées et mises à exécution dans le tourbillon du processus politique, où des intérêts et des opinions variés s'affrontent (dépendant parfois directement des convictions particulières ou du charisme des hommes au pouvoir, ou du dénouement de conflits de personnalités entre acteurs influents). Par ailleurs, les processus géographiques de l'accumulation du capital sont beaucoup plus diffus et moins dépendants de prises de décision politiques explicites. Les décisions individuelles (généralement dans la sphère des affaires, de la finance et de l'entreprise) est partout à l'œuvre et sa forme moléculaire permet le jeu de forces multiples qui s'entrechoquent, tantôt contrecarrant et tantôt renforçant certaines tendances d'ensemble. Seule une gestion indirecte de ces processus est envisageable, et souvent seulement à partir de tendances déjà effectivement établies. Les agencements institutionnels inscrits dans le cadre étatique jouent un rôle important, comme nous le verrons, pour préparer le terrain à l'accumulation du capital. Et il existe des ficelles et des leviers monétaires et fiscaux (du type de ceux dont Alan Greenspan dispose en tant que président de la Réserve fédérale), ainsi qu'une série de modes d'intervention (dont les arrangements fiscaux, les politiques de redistribution, la fourniture de biens publics ou la planification directe) qui confèrent à l'État un statut d'agent économique puissant et autonome. Cependant, même dans les États autoritaires ou qualifiés de « développementalistes », en vertu des forts liens internes entre les politiques étatiques, la finance et le développement industriel, nous constatons que les processus moléculaires échappent souvent à tout contrôle. Si je décide d'acheter une Toyota

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plutôt qu'une Ford, ou de regarder unfilmhollywoodien plutôt que hollywoodien, quels en sont les effets sur la balance des paiements états-unienne ? Si je transfère de l'argent de New York à des parents dans le besoin au Liban ou au Mexique, quels en sont les effets sur les équilibres financiers entre ces nations ? Il semble quasi-impossible d'anticiper, et même difficile de tracer, les flux de capitaux et d'argent à travers les méandres capricieux du système de crédit ; et il est même difficile de simplement les suivre. Toutes sortes de facteurs psychologiques impondérables, comme la confiance des investisseurs ou des consommateurs, jouent un rôle déterminant dans ce tableau. Ainsi, Keynes (s'inspirant secrètement de Marx) considérait que les « esprits animaux » des entrepreneurs et les attentes des financiers étaient essentiels à la vigueur et à la viabilité du capitalisme. Le mieux que nous puissions faire est de surveiller anxieusement les données après l'événement, en espérant pouvoir repérer les tendances, anticiper les directions que va prendre le marché et introduire certains correctifs pour maintenir le système dans un état raisonnablement stable. Il est fondamental de comprendre que les logiques territoriale et capitaliste du pouvoir sont distinctes l'une de l'autre, même si elles s'entremêlent de manière complexe et parfois contradictoire. La littérature sur l'empire et l'impérialisme postule trop souvent un accord aisé entre elles : ainsi, les processus politico-économiques seraient guidés par les stratégies étatiques et impériales, et les États et les empires opéreraient toujours à partir de motivations capitalistes. Dans la pratique, les deux logiques s'affrontent fréquemment, aboutissant parfois à un antagonisme pur et simple. Il serait difficile de comprendre la guerre du Vietnam ou l'invasion de l'Irak, par exemple, dans les seuls termes des nécessités immédiates de l'accumulation du capital. Enfait,on peut même défendre raisonnablement que de telles entreprises accablent le capital, plus qu'elles ne le favorisent Mais de la même façon, on ne peut rien

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comprendre à la stratégie territoriale générale US d'endiguement de la puissance soviétique après la Seconde Guerre mondiale - la stratégie qui fixa le cadre de l'intervention au Vietnam - si l'on ne reconnaît pas le besoin impérieux ressenti par les milieux d'affaires américains de maintenir la majeure partie de la planète ouverte à l'accumulation du capital par l'expansion de l'échange, du commerce et des possibilités d'investissement à l'étranger. La relation entre ces deux logiques doit donc être considérée comme problématique et souvent contradictoire (c'est-à-dire dialectique), plutôt que comme fonctionnelle ou unilatérale. Cette relation dialectique fixe le cadre nécessaire à une analyse de l'impérialisme capitaliste en termes d'intersection entre ces deux logiques de pouvoir distinctes mais entremêlées. La difficulté pour les analyses concrètes de situations réelles est de maintenir les deux aspects de cette dialectique simultanément en mouvement et de ne pas tomber dans un mode d'argumentation uniquement politique ou essentiellement économique. Il n'est pas toujours aisé de déterminer l'importance relative de ces deux logiques dans la génération du changement social et politique. L'URSS s'est-elle effondrée par suite de la décision stratégique de l'administration Reagan de lancer une formidable course aux armements, brisant ainsi les reins de son économie ? Ou s'est-elle effondrée à cause de changements moléculaires au sein du corps politique du système soviétique (notamment l'influence corrosive du pouvoir de l'argent ou des formes culturelles capitalistes importées clandestinement de l'extérieur) ? Assistons-nous aujourd'hui aux États-Unis à la revendication politique explicite de l'empire - et de l'impérialisme qui l'accompagne sur les plans politique et territorial - au moment même où le pouvoir économique, voire l'ascendant culturel et moral, refluent vers des blocs régionaux de pouvoir plus diffus (centrés par exemple sur l'Asie et l'Europe) ? Sommesnous témoins de la désintégration de l'hégémonie américaine au

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sein du système mondial et de la montée d'un « nouveau régionalisme » en termes de pouvoir politico-économique, alors même que les États-Unis agissent comme s'ils étaient la seule superpuissance à laquelle il faudrait obéir ? Quels dangers laisse présager une telle régionalisation, quand on sait qu'elle a dominé le monde pour la dernière fois durant les années 1930 et qu'elle s'est effondrée sous le poids de pressions économiques et politiques qui ont abouti à une guerre mondiale ? Les États-Unis ont-ils le pouvoir de contrer ou de contrôler cette fragmentation régionale ? Telles sont les grandes questions que je chercherai à traiter. J'examinerai plus attentivement comment fonctionnent précisément les processus moléculaires de l'accumulation du capital au chapitre 3. Mais il me faut en dire un mot dès maintenant afin de préciser plus clairement les limites au sein desquelles la logique territoriale du pouvoir se déploie. Du point de vue de la logique capitaliste, les pratiques impérialistes, ont typiquement pour fonction d'exploiter les conditions géographiques inégales au sein desquelles l'accumulation du capital se déploie et de profiter aussi de ce que j'appellerai les « asymétries », qui découlent inévitablement des relations spatiales d'échange. Ces dernières se manifestent par le biais de l'échange inéquitable et inégal, mais aussi par l'articulation spatiale des pouvoirs monopolistiques, par des pratiques d'extorsion liées à la restriction des flux de capitaux, et par la captation de rentes monopolistiques. Les conditions d'égalité censées présider au fonctionnement de marchés parfaits sont violées, et les inégalités qui en résultent s'expriment de façon spécifique sur les plans spatial et géographique. La richesse et le bien-être de certains territoires croissent aux dépens de certains autres. Les conditions géographiques inégales ne découlent pas simplement de la répartition inégale des dotations en ressources naturelles et des avantages de localisation, mais sont produites, de façon plus déterminante encore, par les modalités inégales selon

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lesquelles la richesse et le pouvoir deviennent eux-mêmes hautement concentrés à certains endroits en raison des relations asymétriques d'échange. C'est ici que la dimension politique revient dans le paysage. L'une des tâches clés de l'État est de s'efforcer de maintenir cette structure asymétrique des relations spatiales d'échange qui fonctionne à son propre avantage. Par exemple, si les États-Unis imposent l'ouverture des marchés financiers dans le monde par le biais de l'action du FMI (Fonds Monétaire International) et de l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce), c'est parce qu'ils considèrent que les institutions financières américaines en retirent des avantages spécifiques. En somme, l'État est l'entité politique, le corps politique qui est le mieux à même d'orchestrer ces processus. En cas d'échec, il y perdra probablement en richesse et pouvoir. Bien sûr, de nombreux développements géographiques reposent en partie sur des relations d'échange asymétriques au sein des États. Des entités politiques subnationales, comme les gouvernements métropolitains ou régionaux, s'engagent aussi fortement dans ces processus. Mais ceci n'est généralement pas à considérer comme de l'impérialisme. Bien que certains aiment parler - et dans une certaine mesure, à juste titre - de néocolonialisme intérieur, ou même d'impérialisme métropolitain (de la part de New York ou de San Francisco), je préfère réserver l'examen du rôle que les entités régionales subnationales peuvent jouer dans le processus impérialiste pour une théorie plus générale du développement géographique inégal. Provisoirement au moins, j'utiliserai donc le terme « impérialisme » pour qualifier une propriété des relations interétatiques et des flux de pouvoir au sein du système mondial de l'accumulation du capital. Du point de vue de l'accumulation du capital, la politique impérialiste implique, au strict minimum, de maintenir et d'exploiter tous les avantages en termes d'asymétries et de dotations de ressources qui peuvent être combinés par le biais du pouvoir d'État

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Logique territoriale et logique du capital À chaque moment historico-géographique donné, l'une ou l'autre de ces logiques peut être amenée à dominer. L'accumulation du contrôle sur un territoire comme une fin en soi a manifestement des conséquences économiques. Celles-ci peuvent être positives ou négatives du point de vue de l'extorsion d'un tribut, des flux de capitaux, de la force de travail, des marchandises, etc. Mais ce cas de figure est assez différent de celui où la maîtrise territoriale (qui peut impliquer ou non la prise de contrôle et l'administration du territoire) est considérée comme un moyen nécessaire à l'accumulation du capital. Ce qui distingue l'impérialisme de type capitaliste d'autres conceptions de l'empire tient à ce que la logique capitaliste y domine clairement, même si, comme nous le verrons, par moments, la logique territoriale peut prendre le dessus. Mais cela pose une question cruciale : comment les logiques territoriales du pouvoir, qui tendent à être lourdement fixées dans l'espace, réagissent-elles à la dynamique spatiale ouverte de l'accumulation illimitée du capital? Et qu'implique l'accumulation illimitée du capital pour la logique territoriale du pouvoir ? Corollairement, si l'hégémonie au sein du système mondial est le fait d'un État ou d'un ensemble d'États, comment la logique capitaliste peut-elle être gérée afin de maintenir ce pouvoir hégémonique ? Ce problème est quelque peu éclairé par cette observation pénétrante de Hannah Arendt : « Une accumulation indéfinie de biens doit s'appuyer sur une accumulation indéfinie de pouvoir (...) Le processus illimité d'accumulation du capital a besoin de la structure politique d'"un Pouvoir illimité", si illimité qu'il peut protéger la propriété croissante en augmentant sans cesse sa puissance ». De là émane, selon Arendt, « l'idéologie "progressiste" de la fin du XIX siècle » qui a « préfiguré la montée de l'impérialisme »2. Cependant, e

2. Hannah Arendt, Les Origines de l'impérialisme, op. cit., p. 395.

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si l'accumulation du pouvoir doit nécessairement accompagner l'accumulation du capital, alors l'histoire de la bourgeoisie doit être celle d'hégémonies qui renvoient à un pouvoir toujours plus grand et en continuelle expansion. Et c'est exactement ce dont Arrighi rend compte dans son histoire comparative de l'évolution de l'hégémonie mondiale, des cités-États italiennes à la Hollande, puis à l'Angleterre, et maintenant aux États-Unis : « Tout comme, à la fin du XVII et au début du XVIII siècles, le rôle hégémonique était devenu trop lourd à assumer pour un État de la taille des Provinces-Unies, celui-ci, au début du XXe, était devenu trop lourd pour un État de la taille, et doté des ressources, du Royaume-Uni. Dans les deux cas, le rôle hégémonique a été dévolu à un État - le Royaume-Uni au xvnT, les États-Unis au XXe siècle - qui en était arrivé à bénéficier d'une "rente de protection'' substantielle, c'est-à-dire des avantages de coût spécifiques liés à une insularité géographique relative ou absolue. (...) Mais dans les deux cas, cet État détenait aussi un poids suffisant au sein de l'économie capitaliste mondiale pour être en mesure de modifier l'équilibre du pouvoir entre États concurrents dans la direction qui lui convenait le mieux. Et puisque l'économie capitaliste mondiale s'est considérablement développée au XIX siècle, les territoires et les ressources nécessaires pour asseoir son hégémonie étaient bien plus importants au début du XX siècle qu'au XVIII siècle3. » e

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Mais si Arendt a raison, alors toute puissance hégémonique, si elle cherche à maintenir sa position par rapport à l'accumulation illimitée du capital, doit sans cesse chercher à étendre, accroître et intensifier son pouvoir. Mais cette situation comporte un danger récurrent, auquel Paul Kennedy nous a rendus attentifs dans Naissance et déclin des grandes puissances : surextension et surexpansion ont toujours été le talon d'Achille des États hégémoniques et des empires (Rome, Venise, la Hollande ou la Grande-Bretagne)4. 3. Arrighi, The Long Twentieth Century, op. cit., p. 62. 4. P. Kennedy, Naissance et Déclin des grandes puissances (1987), Payot, Paris, 1991.

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Ses mises en garde (en 1990) concernant le danger encouru par les États-Unis eux-mêmes - si elles ont jamais été entendues - sont restées vaines : dans la décennie écoulée depuis la publication de son ouvrage, ces derniers ont considérablement accru leurs pouvoirs, tant militairement que politiquement, au point que les dangers liés à la surexpansion sont directement palpables. Et cela suscite une nouvelle question : si les États-Unis ne disposent plus eux-mêmes de suffisamment d'espace et de ressources pour gérer l'économie mondiale considérablement étendue du XXI siècle, alors quelle sorte d'accumulation de pouvoir politique, sous quelle forme d'agencement politique, sera en mesure de les remplacer, vu que le monde est toujours engagé fermement dans le processus d'accumulation illimitée du capital ? Je reviendrai sur cette question plus tard. Mais nous pouvons déjà discerner des possibilités surprenantes. Certains soutiennent qu'un gouvernement mondial n'est pas seulement désirable mais inévitable. D'autres avancent qu'un ensemble d'États travaillant en collaboration les uns avec les autres (de manière assez similaire à ce que Kautsky avait suggéré dans sa théorie de l'ultra-impérialisme, ou comme le montrent en pointillés les sommets d'organisations comme le G7 - maintenant G8) pourrait être capable de réguler la situation. A cela, nous pourrions ajouter la considération moins optimiste suivante : s'il s'avère impossible, pour une raison ou une autre, de bâtir cette accumulation toujours plus vaste de pouvoir politique, l'accumulation illimitée du capital s'effondrera très probablement dans un chaos mettant fin à l'ère du capital. Et cet épilogue ne sera pas marqué par une explosion révolutionnaire, mais par une anarchie tourmentée. e

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Hégémonie Ainsi, de quoi l'hégémonie est-ellefaiteen premier lieu ? Son usage par Gramsci lui-même est suffisamment ambigu pour autoriser de multiples interprétations. Parfois, elle renvoie au seul pouvoir politique mis en œuvre par le biais du leadership, avec le consentement des gouvernés, par opposition au pouvoir politique envisagé comme domination qui suppose la coercition. À d'autres moments, elle semble se référer au mixte spécifique de coercition et de consentement qui caractérise l'exercice du pouvoir politique. J'aurai l'occasion de faire référence à cette dernière acception, mais j'interpréterai l'hégémonie dans des termes qui relèvent de la première. Je reprendrai également l'adaptation de ce concept proposée par Arrighi pour les relations interétatiques : « La suprématie d'un groupe ou, dans ce cas, d'un Etat-nation peut (...) se manifester de deux manières : comme "domination" et comme "leadership intellectuel et moral". Un groupe social domine des groupes antagonistes qu'il tend à "liquider" ou à soumettre, au besoin par le recours à la force armée ; il dirige des groupes apparentés ou alliés ». Mais il peut les diriger de deux manières distinctes. Grâce à ses réalisations, « un État dominant devient un "modèle" à imiter pour d'autres, les attirant par là dans sa propre trajectoire de développement (...) Cela peut renforcer le prestige, et donc le pouvoir, de l'État dominant (...) mais dans la mesure où cette émulation est une réussite, elle tend à contrebalancer, et donc à diminuer plutôt qu'à accroître, le pouvoir de la puissance hégémonique en donnant naissance à des concurrents et en réduisant sa "spécificité" ». Par ailleurs, le leadership désigne « lefaitqu'un État dominant dirige le système des États dans une direction souhaitée, et que ce faisant il est largement perçu comme poursuivant l'intérêt général. Dans ce sens, le leadership accroît le pouvoir de l'État dominant5 ». 5. G. Arrighi et B. Silver, Chaos and Govemance in the Modem World System, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1999, pp. 26-28. 61

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Un corollaire important de cet argument est la distinction entre pouvoir « distributif » et « collectif ». Le premier s'apparente à un jeu à somme nulle, dans lequel la concurrence peut améliorer la position de la puissance hégémonique en retirant du pouvoir aux autres ou en dirigeant une coalition régionale de telle manière qu'elle procure des avantages plus grands à la région. Le renouveau récent de l'intérêt pour les puissances hégémoniques régionales (le modèle de développement dit « du vol d'oies sauvages », par lequel le Japon dirige le reste de l'Asie, ou le modèle européen mené par l'alliance franco-allemande) suggère que ce processus de redistribution du pouvoir joue peut-être un rôle bien plus important dans la réorganisation du capitalisme mondial que ce que le terme général de « globalisation » tend à laisser entendre6. Mais une véritable position hégémonique, dans un sens global, implique le recours au leadership pour créer un jeu à somme non nulle ; un jeu dans lequel toutes les parties puissent obtenir un avantage, grâce à des gains mutuels résultant de leurs propres interactions (comme le commerce), ou grâce à un pouvoir collectif renforcé sur la nature, garanti par exemple par la création et le transfert de nouvelles technologies ou de formes d'organisation et d'aménagements infrastructurels (comme les réseaux de communication et les structures du droit international). Arrighi insiste sur le fait que l'accumulation de pouvoir collectif est la seule base solide pour la création d'une hégémonie au sein du système mondial. Cependant, le pouvoir de la puissance hégémonique est fabriqué et exprimé par un équilibre en permanente évolution entre la coercition et le consensus. Réfléchissons un instant à la manière dont ces catégories ont joué pour les États-Unis, au cours des cinquante dernières années. 6. J. Mittelman, The Globalization Syndrome: Transformation and Résistance, Princeton University Press, Princeton, 2000, en particulier la partie II ; Mittelman est l'un des nombreux auteurs qui ont examiné sérieusement la thématique de la régionalisation.

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Ils se sont fréquemment appuyés sur la domination et la coercition et n'ont pas hésité à liquider leurs opposants. Même sur le plan intérieur, leur histoire est marquée par une brutalité qui dément leur attachement à la constitution et à l'État de droit Le maccarthysme, l'assassinat ou l'incarcération de dirigeants des Black Panthers, l'internement de Japonais durant la Seconde Guerre mondiale, la surveillance et l'infiltration de groupes d'opposition de toutes sortes, et maintenant une certaine disposition à se débarrasser de la Déclaration des droits en adoptant le Patriot Act et le Homeland Security Act Leur caractère impitoyable s'est manifesté encore plus clairement à l'étranger par l'organisation de coups d'État en sous-main dans des pays comme l'Iran, l'Irak, le Guatemala, le Chili, l'Indonésie et le Vietnam (pour n'en citer que quelques-uns), au cours desquels des milliers de personnes ont trouvé la mort Ils ont soutenu le terrorisme d'État à travers le monde à chaque fois que cela s'est avéré profitable pour eux. La CIA et des unités des Forces spéciales agissent dans d'innombrables pays. L'examen de ce dossier a conduit de nombreux observateurs à présenter les États-Unis comme le principal « État voyou » au monde. D s'agit même d'une industrie florissante, incarnée par des figures comme Chomsky, Blum, Pilger, Johnson et bien d'autres7. Même si nous ne connaissons vraisemblablement qu'une partie de la vérité, il est surprenant de noter le nombre de faits révélés par les sources officielles ou quasi-officielles des États-Unis, de même combien ceux-ci sont glauques, détestables et profondément dérangeants. La liquidation de l'adversaire peut s'effectuer de bien des manières. Le pouvoir économique de domination (comme l'embargo commercial contre l'Irak et Cuba ou les programmes d'austérité du FMI dictés par le Trésor US) peut se révéler aussi dévastateur que la 7. Johnson, Blowback... ; J. Pilger, The NewRulers ofthe World, Verso, Londres, 2002 ; W. Blum, Rogue State: A Guide to the World's Only Superpower, Zed Books, Londres. 2002 ; et bien sûr N. Chomsky, 9-11. Le Serpent à Plumes, Paris, 2001.

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force physique. L'impact spécifique des institutions financières et du Trésor US, soutenus par le FMI, lorsqu'ils ont infligé une dévalorisation violente des actifs à toute l'Asie orientale et du Sud-Est, illustre parfaitement cela : ils ont engendré un chômage de masse et détruit les gains économiques et sociaux engrangés depuis des années par de larges couches de la population de cette région. Et pourtant, la grande majorité de la population états-unienne adopte une position de déni, refusant même d'en entendre parler ; et lorsqu'elle vient à en prendre connaissance, elle souscrit passivement à ces destructions et coercitions comme à autant de fatalités. N'est-ce pas le prix à payer pour mener des affaires, par ailleurs fondamentalement honnêtes, dans UN monde de tuipitudes. Mais ce que les critiques qui insistent sur ce seul aspect de la politique des États-Unis dans le monde, bien souvent ne parviennent pas à réaliser, c'est que la coercition et la destruction n'offrent qu'un fondement partiel et parfois contreproductif au pouvoir américain. Le consentement et la coopération sont tout aussi importants : s'ils ne pouvaient être développés à l'échelle internationale, et que le leadership des États-Unis ne pouvait pas s'exercer sans générer des avantages multilatéraux, alors leur hégémonie aurait cessé depuis longtemps. Ils doivent au moins se comporter de manière à rendre crédible pour les autres leur prétention à agir dans l'intérêt général, même lorsque de nombreux observateurs les soupçonnent d'agir de façon étroitement égoïste. Voilà le sens fondamental de l'exercice du leadership par le biais du consentement De ce point de vue, la Guerre froide a évidemment fourni aux États-Unis une opportunité en or. Dédiés eux-mêmes à l'accumulation illimitée du capital, ils étaient prêts, face à la menace communiste, à accumuler le pouvoir politique et militaire nécessaire à la défense et à la promotion de ce processus à l'échelle planétaire. Les possédants du monde entier, confrontés à la perspective du socialisme international, pouvaient ainsi s'unir en soutenant cette

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puissance et en s'abritant derrière elle. Le droit à la propriété privée était considéré comme une valeur universelle et proclamée comme telle dans la Déclaration des droits de l'homme de l'ONU. Les États-Unis garantissaient la sécurité des démocraties européennes et contribuaient généreusement à la reconstruction des économies japonaises et ouest-allemandes ravagées par la guerre. Grâce à leur politique d'« endiguement », ils établissaient tacitement les frontières de leur propre empire informel (en particulier en Asie), en même temps qu'ils s'engageaient à miner par tous les moyens le pouvoir de leur grand rival, l'empire soviétique. Nous en savons aujourd'hui assez sur les mécanismes de prise de décision des responsables de la politique étrangère depuis les années RooseveltTruman pour en conclure que les États-Unis ont toujours placé leurs propres intérêts au premier plan. Pourtant, les classes possédantes de nombreux pays en ont retiré suffisamment de bénéfices pour rendre crédibles les prétentions états-uniennes d'agir dans l'intérêt universel (c'est-à-dire des « possédants ») et maintenir les groupes subalternes (et les États clients) au garde-à-vous. Cette « bienveillance » est attestée avec une bonne dose de vraisemblance par les défenseurs des États-Unis, en réponse à ceux qui les présentent comme un État voyou qui règne par la coercition. Elle sous-tend aussi largement l'image que les États-Unis se font d'eux-mêmes et qu'ils veulent donner au reste du monde, même si celle-ci relève autant du mythe que du récit authentique. Ils aiment à penser, par exemple, que ce sont eux - et eux seuls - qui ont libéré l'Europe du joug nazi, niant totalement le rôle beaucoup plus important joué par l'Armée rouge et le siège de Stalingrad dans le basculement des rapports de force au cours de la Seconde Guerre mondiale. En vérité, les États-Unis se livrent simultanément à des pratiques coercitives et hégémoniques, et l'équilibre entre ces deux facettes de l'exercice du pouvoir peut varier d'une période à l'autre et d'une administration à l'autre.

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Il est certain que les États-Unis ont exercé leur leadership durant de nombreuses années sur la partie du monde vouée à l'accumulation illimitée du capital, diffusant ainsi très largement leur manière de faire des affaires. Bien sûr, ils n'ont pas exercé une hégémonie totale pendant les années de Guerrefroide.Avec la disparition de la menace communiste, la fonction du leadership US est aujourd'hui plus difficile à définir et à défendre. Ceux qui espèrent voir l'impérialisme et l'empire américains se perpétuer dans le monde du XXI siècle débattent aujourd'hui - pas toujours de façon subtile - de cette question. Il en va de même de ceux qui préconisent une partition des pouvoirs entre puissances régionales comme configuration politique alternative du cadre général organisant la mondialisation néolibérale. Il ne fait pas de doute non plus que l'émulation a joué un rôle important dans les affaires mondiales. Une bonne partie du reste du monde a été entraînée dans la mondialisation sur les plans politique, économique et culturel, par l'américanisation. Mais je prends ici quelque distance par rapport à Arrighi, dans la mesure où je ne considère pas que l'émulation suscite systématiquement la concurrence et qu'il s'agit toujours d'un jeu à somme nulle. L'émulation générée par le consumérisme américain, ses modes de vie, ses formes culturelles, mais aussi ses institutions politiques et financières, a contribué au processus d'accumulation illimitée du capital à l'échelle mondiale. Des situations peuvent se faire jour, où l'émulation conduit à une concurrence accrue (par exemple, lorsque Taïwan reprend l'intégralité d'un secteur productif états-unien). Et cela peut avoir un impact majeur sur la vie intérieure des ÉtatsUnis (comme leur longue histoire de désindustrialisation dans les secteurs de l'acier, de la construction navale ou du textile en porte témoignage). Mais je pense qu'il est important de distinguer ce cas de figure d'autres aspects de l'émulation, qui contribuent en réalité à la formation de pouvoirs collectifs plus étendus. e

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Le pouvoir politique est toujours formé d'une espèce de mixte instable de coercition, d'émulation et d'exercice du leadership requérant le développement du consentement Voilà pour les moyens. Mais que dire des formes de pouvoir qui doivent être réunies dans le cadre de la logique territoriale afin de garantir sa capacité à faire valoir ses intérêts ? Des notions immatérielles comme le prestige, le statut, la déférence, l'autorité et l'influence diplomatique, doivent être fondées matériellement sur quelque chose. L'argent les capacités productives et la puissance militaire sont les trois piliers sur lesquels repose l'hégémonie en régime capitaliste. Mais ici aussi, nous pouvons observer des configurations instables et mouvantes. Il suffit de prendre pour exemple les bases matérielles changeantes de l'hégémonie américaine depuis lafindu XIX siècle. e

L'essor des impérialismes bourgeois, 1870-1945 Hannah Arendt affirme que l'impérialisme qui se développe à la fin du XIX siècle est « la première phase de la domination politique de la bourgeoisie bien plus que le stade ultime du capitalisme8 ». Cela est facile à prouver. La première crise majeure de suraccumulation capitaliste (qui se définit essentiellement comme un surplus de capital n'ayant pas de moyens rentables de s'investir - cf. chap. 3 pour une discussion plus approfondie) renvoie à l'effondrement économique européen de 1846-1850, qui déclencha des mouvements révolutionnaires bourgeois (avec une participation ouvrière non négligeable) sur tout le Vieux continent Depuis lors, l'incorporation partielle de la bourgeoisie à l'appareil d'État va progresser de façon inégale selon les pays. L'issue de cette première crise capitaliste va aussi consister en un double mouvement d'investissements infrastructurels à long terme (du type de ceux préconisés par la théorie des « dépenses e

8. Hannah Arendt, Les Origines de l'impérialisme, op. cit., p. 389.

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publiques productives » qui sous-tendent la transformation de Paris par Haussmann et l'attention généralisée accordée aux transports, à l'eau, aux programmes d'évacuation des eaux usées, ainsi qu'aux investissements en matière de logement et de services publics dans bien d'autres pays européens) et d'expansions géographiques, misant notamment sur le commerce transtlantique (avec les ÉtatsUnis comme principal débouché). Mais dès le milieu des années 1860, l'aptitude à absorber les suiplus de capital et de travail par ce biais se révèle insuffisante. L'interruption du commerce transatlantique par la guerre de Sécession va avoir un impact sérieux, et des mouvements politiques localisés (du type de ceux qui ont produit la Commune de Paris en 1871) vont susciter des tensions intérieures à travers l'Europe. Dans la foulée de la guerre de Sécession, des mouvements prolétariens voient aussi le jour aux États-Unis. En Europe, le pouvoir renforcé de la classe capitaliste empêche de plus en plus les surplus de capitaux de trouver des débouchés internes, si bien qu'ils doivent se tourner vers l'extérieur, inondant le monde d'une vague massive d'investissements et de commerce spéculatifs, particulièrement après 1870. La logique capitaliste consistant à rechercher ce que j'appellerai, dans le chapitre suivant, des « aménagements spatio-temporels » (spatio-temporalfixes),va s'imposer à l'échelle mondiale. Le besoin de protéger leurs entreprises à l'étranger et même d'en réguler les excès met les États sous pression, les obligeant à soutenir cette logique capitaliste expansionniste. Pour cela, il est nécessaire que la bourgeoisie, qui détient déjà le pouvoir aux États-Unis, consolide sa domination politique par rapport aux autres formations de classe plus anciennes sur le Vieux Continent, et qu'elle dissolve les structures impériales antérieures (comme les empires austro-hongrois ou ottoman) ou les convertisse (comme la Grande-Bretagne) à une logique capitaliste spécifique. La consolidation du pouvoir politique de la bourgeoisie au sein des États européens constitue, par conséquent, la condition

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nécessaire de la réorientation de la politique territoriale selon les exigences de la logique capitaliste. La bourgeoisie a pourtant fait appel à l'idée de nation en se hissant au pouvoir. La vague de création d'États nationaux qui marque la seconde moitié du XIX siècle en Europe (notamment en Allemagne et en Italie) semble tendre logiquement vers une politique de consolidation interne plutôt que vers des aventures à l'étranger. De surcroît, la solidarité politique contenue dans l'idée de nation ne peut guère s'étendre à ceux qui sont « autres » sans diluer ce que cette idée est censée représenter. L'État-nation ne fournit donc pas en lui-même une base cohérente pour l'impérialisme. Comment donc le problème de la suraccumulation et la nécessité d'un aménagement spatio-temporel mondial vont-ils pouvoir trouver une réponse politique adéquate sur la base de l'État-nation ? Celle-ci consiste à mobiliser le nationalisme, le jingoïsme [bellicisme], le patriotisme, et surtout, le racisme, derrière un projet impérial dont les capitaux nationaux - à cette époque, les entreprises capitalistes et les États-nations opèrent à des échelles relativement compatibles - seraient le moteur. Comme Arendt l'a fait remarquer, cela impliquait de suspendre la lutte des classes au sein des États-nations pour former une alliance entre le capital et ce qu'elle appelle « la populace ». « En termes marxistes, le phénomène nouveau ... semblait tellement contre nature », commentet-elle, « que les réels dangers de l'ambition impérialiste - diviser l'humanité en races de maîtres et races d'esclaves, en races supérieures et inférieures, en hommes blancs et en peuples de couleur, autant de distinctions qui étaient en fait des tentatives pour unifier le peuple en se fondant sur la populace - passèrent totalement inaperçus ». « En théorie, dit-elle, un abîme sépare le nationalisme et l'impérialisme ; dans la pratique, cet abîme peut être franchi, et il l'a été, par le nationalisme tribal et le racisme brutal »9. Bien e

9. Ibid.. pp. 407-408.

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entendu, un tel résultat n'avait rien d'inéluctable. Pourtant, la lutte pour le prévenir a fini par échouer, comme l'effondrement de la Deuxième Internationale l'a montré de façon spectaculaire, tandis que chacune de ses sections nationales s'alignait sur son propre pays dans la guerre de 1914-1918. Les conséquences en ont été effroyables. Diverses formes d'impérialismes bourgeois, fondés sur la nation, et par là racistes, se sont développés (britannique, français, hollandais, allemand, italien). Des impérialismes non bourgeois, stimulés par le secteur industriel, ont vu aussi le jour au Japon et en Russie. Chacun d'eux, élaborant sa propre doctrine de supériorité raciale, à laquelle le darwinisme social conférait une crédibilité pseudo-scientifique, se considérait en règle générale comme une entité organique en lutte avec d'autres États-nations pour sa propre survie. Le racisme, longtemps refoulé, s'est imposé au centre de la pensée politique, permettant de légitimer fort à propos le tournant vers ce que j'appellerai l'« accumulation par dépossession » (au détriment des barbares, sauvages et autres peuples inférieurs, qui avaient échoué à tirer parti au mieux de leurs terres) (cf. chapitre 4), de même que l'extorsion d'un tribut des colonies par les formes les plus oppressives et violemment exploiteuses d'impérialisme qui aient jamais existé Ces Belges et les Japonais se distinguant plus encore peut-être que les autres dans l'horreur). Pour Arendt, il est important de comprendre que le nazisme et l'Holocauste sont parfaitement intelligibles dans le sillage de cette trajectoire historico-géographique, même s'ils ne sont aucunement déterminés par elle. La contradiction sous-jacente entre le nationalisme bourgeois et l'impérialisme ne pouvait être résolue, alors que la nécessité nouvelle de trouver des débouchés géographiques pour les capitaux excédentaires faisait pression de diverses manières sur le pouvoir politique au sein des États impérialistes, les poussant à étendre leur contrôle géographique. Comme Lénine l'avait si bien

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anticipé, cinquante ans d'antagonismes et de guerres inter-impérialistes allaient en découler, largement déterminés par la rivalité des nationalismes. Les traits essentiels de cette période étaient les suivants : la partition du globe en domaines de possession coloniale ou d'influence exclusive distincts (les cas les plus spectaculaires étant le partage de l'Afrique en 1885 et le Traité de Versailles, après la Première Guerre mondiale, qui prévoyait de dépecer le MoyenOrient en protectorats français et britanniques) ; le pillage d'une bonne partie des ressources de la planète par les puissances impériales ; la diffusion généralisée de doctrines agressives justifiant la supériorité raciale ; et le tout couronné par un échec flagrant et prévisible dans la résolution du problème des capitaux excédentaires au sein de domaines impériaux fermés, comme en témoigne la Grande Dépression des années 1930. D'où l'ultime conflagration planétaire de 1939-1945. Bien que les premières phases aient été marquées par l'hégémonie britannique et une petite dose de libre-échange, Arendt a me semble-t-il raison de considérer que la période 1870-1945 a été taillée exactement sur le même patron : des impérialismes rivaux fondés sur la nation, qui ne pouvaient fonctionner qu'en mobilisant le racisme et en développant des solidarités nationales favorables au fascisme à l'intérieur, mais aussi enclines à la confrontation violente à l'extérieur. Pendant ce temps, les États-Unis élaboraient leur propre forme particulière d'impérialisme. Portés par une remarquable poussée du développement capitaliste après la guerre de Sécession, ils avaient acquis une position dominante par rapport au reste du monde sur les plans technologique et économique. Leur forme de gouvernement n'étant pas encombrée de résidus féodaux ou aristocratiques, comme en Europe, elle reflétait largement les intérêts de la classe des affaires et de l'industrie ; depuis l'indépendance, elle avait été bourgeoise jusqu'à la moelle (comme leur constitution le

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formalise). Le pouvoir politique intérieur était au service de l'individualisme et fermement opposé à toute menace contre les droits inaliénables de la propriété privée et contre le taux de profit Les États-Unis étant une société multiethnique composée d'immigrants, le nationalisme ethnique étroit à la façon européenne ou japonaise y était impossible. Leur situation était aussi exceptionnelle en cela qu'ils jouissaient d'un vaste territoire propice à l'expansion interne, au sein duquel les logiques capitaliste et politique du pouvoir disposaient d'une marge de manœuvre. Leur propre forme internalisée de racisme (envers les Noirs et les peuples indigènes) se doublait d'un antagonisme plus général envers les « non Caucasiens », qui modérait la tentation d'absorber des territoires (comme le Mexique ou les Caraïbes), où les populations non Caucasiennes dominaient La théorie de la « destinée manifeste » a alimenté une forme particulière de racisme expansionniste et d'idéalisme international. Depuis la fin du XIX siècle, les États-Unis ont appris peu à peu à cacher la réalité de leurs gains et empiétements territoriaux sous le masque d'une universalisation déterritorialisée de leurs propres valeurs, en mobilisant une rhétorique qui va finalement culminer, comme Neil Smith l'a fait remarquer, dans ce qu'il est convenu depuis d'appeler la « mondialisation »10. Les États-Unis ont connu des phases d'imitation des puissances européennes, des moments épisodiques où l'expansion géographique paraissait essentielle à leur économie ; ils avaient par ailleurs déclaré depuis longtemps, au gré des diverses formulations de la doctrine Monroe, que les Amériques devaient rester hors du contrôle des Européens et, par conséquent, de facto dans leur propre sphère de domination. Et ce fut le rêve de Woodrow Wilson de rendre la doctrine Monroe universelle. Or, en Amérique du Sud, les États-Unis se sont confrontés à des républiques qui, comme eux, s'étaient libérées du joug coloe

10. N. Smith, American Empire: Roosevelt's Geographer and the Préludé to Globalization, University of Califomia Press, Berkeley, 2003.

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niai par des guerres de libération. Aussi ont-ils dû inventer des formes de domination impériale qui respectent formellement l'indépendance de ces pays, tout en établissant leur domination par un mélange de relations commerciales privilégiées, de « protection », de clientélisme et de coercition voilée. Bien que les États-Unis s'en soient généralement tenus au principe de la « porte ouverte » pour ce qui est du commerce mondial, ils se sont montrés peu enclins à l'imposer - ou n'ont pas disposé des moyens nécessaires - avant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont été impliqués dans la Première Guerre mondiale, ont eu une influence considérable sur la conception du Traité de Versailles, dans lequel le principe de l'autodétermination a été, sinon pratiqué, du moins reconnu (en particulier en ce qui concerne le Moyen-Orient), ils ont fait l'expérience traumatisante de la Grande Dépression (qui résultait davantage des échecs internes de la domination de classe que du manque d'opportunités offertes aux capitaux américains pour s'étendre géographiquement) ; ils ont été attirés enfin dans les conflits mondiaux ultérieurs, nourris par les rivalités inter-impérialistes. En dépit de courants isolationnistes forts, tant à gauche qu'à droite, et d'une vieille crainte historique des ingérences à l'étranger, considérées comme nuisibles à leur propre modèle de gouvernance, les ÉtatsUnis ont connu des poussées impériales occasionnelles et limitées, plutôt dissimulées que franchement assumées - et motivées politiquement plutôt qu'économiquement (par le capitalisme) -, à l'exception des cas où des entreprises particulières, défendant des intérêts spécifiques à l'étranger, ont fait appel sans vergogne au pouvoir politique pour qu'il soutienne leurs visées quand et où cela s'avérait nécessaire. Les États-Unis étaient encore en position d'absorber autant de capital excédentaire qu'ils en produisaient, en dépit de leur incapacité à tirer parti de leurs potentialités dans les années 1930, en grande partie à cause de la configuration interne du pouvoir de classe quifaisaitobstacle, même aux modestes tenta-

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tives rooseveltiennes de sauver l'économie de ses contradictions par une redistribution de richesses au cours du New Deal. La cohésion interne difficile d'une société ethniquement mélangée et caractérisée par un individualisme exacerbé et des clivages de classe, a produit également ce que Hofstadter appelle « le style paranoïde » de la politique américaine : la peur d'un « autre » indéterminé (le bolchevisme, le socialisme, l'anarchisme, ou simplement les « agitateurs étrangers ») est devenue essentielle pour créer des solidarités politiques sur le front intérieur11. L'Union soviétique et le bolchevisme ont été de plus en plus présentés comme les principaux ennemis (avec la peur de la Chine, y compris de l'immigration chinoise, persistant à un degré moindre).

L'histoire de l'hégémonie américaine d'après-guerre, 1945-1970 Les États-Unis sont sortis de la Seconde Guerre mondiale parés du statut de puissance dominante, tant au niveau de la technologie que de la production. Le dollar (soutenu par la majeure partie des réserves mondiales d'or) était à son zénith et l'appareil militaire US très supérieur à tous les autres. Leur seul adversaire sérieux était l'Union soviétique, mais celle-ci avait perdu une énorme partie de sa population et subi une destruction terrible de ses capacités militaires et industrielles en comparaison avec eux. Elle avait porté le poids essentiel des combats contre le nazisme, et le siège de Leningrad12, qui fut suivi par la destruction d'une grande partie de la puissance militaire allemande sur le front Est, fut sans doute décisif pour la victoire des Alliés. Le retard pris dans le lancement 11. R. Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics and Other Essays, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1996. 12. NdT : L'auteur parle bien ici du siège de Leningrad, et non de celui de Stalingrad, comme précédemment.

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d'un second front en Europe, qui irritait tant Staline, fut peut-être planifié à dessein par les États-Unis et la Grande-Bretagne pour faire assumer à l'Union soviétique la plus grande part de l'effort de guerre. Mais ce retard eut des conséquences importantes, puisqu'il permit à l'Union soviétique d'obtenir d'importants gains territoriaux en Europe, qu'elle refusa ensuite de restituer, et de mettre en place des régimes clients dans toute l'Europe de l'Est, jusqu'en Allemagne orientale. Pour l'Union soviétique, la défense de ses intérêts passait par la défense de son emprise territoriale. Durant la guerre, des éléments clés du gouvernement et du secteur privé américains esquissèrent un plan visant à un règlement du conflit qui garantisse la paix, la croissance économique et la stabilité. L'extension territoriale en fut exclue. Depuis longtemps - dès l'administration de James Madison - un principe influent de la pensée et de la pratique politiques américaines voulait que l'ingérence extérieure fût évitée : elle était en effet considérée comme un facteur de déstabilisation de la démocratie intérieure. Mais il devenait difficile de combler le fossé entre cette peur et le fait évident de la domination américaine sur le monde. De même que l'impérialisme européen s'était tourné vers le racisme pour réduire la tension entre le nationalisme et l'impérialisme, les ÉtatsUnis ont donc cherché à dissimuler leurs ambitions impériales derrière un universalisme abstrait. Il devait en résulter, comme le fait remarquer Neil Smith, une totale négation de la signification des territoires et de la géographie dans l'articulation du pouvoir impérial. Henry Luce en fournit notamment l'exemple en publiant un éditorial remarqué, daté de 1941, en couverture du magazine Life, intitulé « Le siècle américain ». Luce était un isolationniste qui considérait cependant que l'histoire avait confié le leadership mondial aux Etats-Unis, et que ce rôle, bien que leur étant imposé, devait être activement' assumé. Le pouvoir ainsi conféré était global et universel, plutôt que territorialement spécifique, inci-

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tant Luce à parler de siècle, plutôt que d'empire américain. Selon Smith : « Alors que le langage géographique des empires suggère une politique malléable - les empires connaissent essor et déclin et peuvent être défiés - le "Siècle américain" laisse supposer une destinée inévitable. Dans le langage de Luce, toute chicane politique sur la domination américaine devait être proscrite. Comment pourrait-on défier un siècle? La domination américaine sur le monde était présentée comme le résultat naturel du progrès historique, soit implicitement comme le sommet de la civilisation européenne, plutôt que comme la consécration d'une puissance politico-économique compétitive. Il s'imposait avec autant de certitude qu'un siècle en suivait un autre. Dans la mesure où il transcendait la géographie, le Siècle américain était au-dessus de tout soupçon : il échappait au concept d'empire13. » La réalité des gains territoriaux de l'Union soviétique et de sa puissance croissante allait entrer en résonnance avec le « style paranoïde » de la politique américaine pour produire la Guerre froide. Sur le plan intérieur, elle suscita la répression connue sous le nom de « maccarthysme », qui limita la liberté d'expression et s'opposa farouchement à tout ce qui pouvait ressembler de loin à un communiste ou à un socialiste. Les syndicats furent purgés de toute influence radicale, tandis que le parti communiste et d'autres partis de gauche étaient effectivement proscrits. Le FBI commença à infiltrer pour de bon tout mouvement ou groupe considéré comme oppositionnel. Et tout cela fut légitimé comme vital pour la sécurité intérieure des États-Unis face à la menace soviétique. Il en résulta un conformisme et une solidarité politiques accrus sur le plan intérieur. Le Léviathan, pour reprendre une formulation d'Arendt, avait mis de l'ordre dans le chaos potentiel généré par les intérêts individuels. Le travail se vit incité et poussé à former un seul bloc avec le capital, en alignant la progression des salaires sur les gains 13. Smith, American Empire..., op. cit., p. 20.

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de productivité (un modèle fordiste considéré comme digne d'imitation). La politique étrangère US bénéficiait ainsi du soutien de la classe ouvrière au nom de l'anticommunisme et de la défense des intérêts économiques du pays. Dans le domaine des affaires étrangères, les États-Unis se présentaient comme les champions de la liberté (comprise comme la liberté des marchés) et du droit de propriété. Ds fournissaient une protection économique et militaire aux classes possédantes et aux élites politiques et militaires des quatre coins du monde. En contrepartie, ces élites et classes possédantes de nombreux pays épousaient la cause de la politique américaine. Cela impliquait l'endiguement militaire, politique et économique de la sphère d'influence de l'Union soviétique14. Le domaine impérial des États-Unis fut défini négativement, comme tout ce qui ne faisait pas directement partie de l'aire d'influence soviétique (ce qui, aux yeux des États-Unis, incluait la Chine, bien après qu'elle eut suivi son propre chemin). Alors que toute confrontation directe avec l'empire soviétique était jugée impossible, la moindre opportunité de le déstabiliser était saisie - politique qui s'avéra parfois désastreuse, notamment lorsque les États-Unis soutinrent l'émergence des Moudjahidin et du fondamentalisme islamique pour enliser les Soviétiques en Afghanistan, ce qui allait les obliger, dans un second temps, à combattre l'influence des Moudjahidin en menant une guerre contre le terrorisme fondé sur le fondamentalisme islamique. Toute expansion des territoires sous le contrôle des communistes était considérée comme une sérieuse perte- d'où les récriminations violentes pour savoir «qui avait livré la Chine » à Mao ; d'où aussi l'usage de cette accusation par McCarthy en pointe de ses attaques. Deux des principes cardinaux de la stratégie intérieure étatsunienne avaient été définis durant la Seconde Guerre mondiale et 14. The Editors, « US Impérial Ambitions and Iraq », Monthly Review, décembre 2002, pp. 3-13.

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sont depuis restés gravés dans le marbre : l'ordre social ne doit pas être perturbé (aucune redistribution radicale des richesses ou du pouvoir, et aucune contestation du contrôle de la classe capitaliste et/ou des élites ne seront tolérées) ; l'expansion continue de l'accumulation capitaliste et de la consommation intérieure est nécessaire pour assurer la paix civile, la prospérité et la tranquillité15. L'ingérence à l'étranger ne doit pas interférer avec le consumérisme national : d'où une préférence pour ce qu'Ignatieff a appelé l'« empire lite ». Les États-Unis allaient utiliser leur supériorité militaire pour protéger les régimes clients qui soutenaient leurs intérêts partout dans le monde. Le renversement de Mossadegh, après qu'il eut nationalisé les champs de pétrole iraniens, et son remplacement par le Shah en 1953 (avec l'aide de la CIA), dont ils dépendaient pour assurer la défense de leurs intérêts dans la région du Golfe, sont des exemples typiques de cette approche. Dans les sphères géopolitiques clés, comme les États limitrophes de l'Union soviétique, les États-Unis allaient mobiliser leur puissance économique pour construire des économies solides fondées sur des principes capitalistes (d'où le plan Marshall pour l'Europe et le fort soutien accordé au Japon, à Taïwan, à la Corée du Sud et à d'autres États limitrophes vulnérables par rapport à la puissance soviétique). L'accès au Moyen-Orient et à ses réserves de pétrole s'avérait également crucial (au retour de la conférence de Yalta, Roosevelt, bien que malade, fit un détour pour s'entretenir avec les Saoudiens et d'autres chefs d'États de l'importance du maintien des approvisionnements pétroliers). Les États-Unis se placèrent à la tête des dispositifs de sécurité collective, utilisant les Nations Unies, et plus encore les alliances militaires telles que l'OTAN, pour limiter la possibilité de guerres inter-capitalistes et combattre l'influence soviétique, puis chinoise. 15. Celle-ci est une thèse centrale dans l'œuvre de W. A. Williams, Empire as a Way ofLife, Oxford University Press, New York, 1980.

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Ils eurent recours à leurs propres forces militaires, à des opérations secrètes et à toutes sortes de pressions économiques pour assurer la mise sur pied ou le maintien de gouvernements acquis à leur cause. À cette fin, ils étaient prêts à soutenir le renversement de gouvernements démocratiquement élus et à adopter directement ou indirectement des tactiques visant à se débarrasser de tous ceux qu'ils considéraient comme opposés à leurs intérêts. C'est ce qu'ils ont fait en Iran, au Guatemala, au Brésil, au Congo, en République Dominicaine, en Indonésie, au Chili et ailleurs. Ils sont intervenus dans les processus électoraux, mais aussi secrètement, dans des dizaines d'autres pays à travers le monde. Certes, ils ont perdu la partie en Chine et à Cuba, et des insurrections communistes se sont développées ailleurs, tandis que le modèle soviétique gagnait en influence et était perçu comme une alternative à la domination de classe capitaliste pour assurer une modernisation rapide. Au sein du « monde libre », les États-Unis se sont efforcés de construire un ordre international favorable au commerce, au développement économique et à l'accumulation rapide du capital sur des bases capitalistes. Cela nécessitait le démantèlement des anciens empires centrés sur des nations. La décolonisation impliquait la création d'États et leur auto-gouvernance dans le monde entier. Les relations que les États-Unis allaient entretenir avec ces nouveaux États indépendants étaient largement inspirées de leur expérience des républiques indépendantes d'Amérique latine durant rentredeux-guerres. Les relations commerciales privilégiées, le clientélisme, la « protection » et la coercition voilée constituaient, comme nous l'avons vu, leurs principaux moyens de contrôle. Et les ÉtatsUnis déployèrent ces moyens de façon bilatérale, pays par pays, se positionnant ainsi comme le moyeu d'une roue, connectée par d'innombrables rayons à tous les autres États du monde. Toute menace d'action collective contre cette puissance US écrasante put être contrecarrée grâce à la stratégie du « diviser pour régner »,

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qui privilégiait les contacts individuels pour limiter l'autonomie collective, même lorsque, comme en Europe, des tentatives d'union avaient été amorcées. Un cadre international pour le commerce et le développement économique au sein de - et entre - ces États indépendants fut mis en place par les accords de Bretton Woods, qui visaient à stabiliser le système financier mondial, avec l'appui de toute une batterie d'institutions comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, la Banque des règlements internationaux à Bêle, ainsi que d'organisations comme le GATT Q'Accord général sur les tarifs et le commerce) et l'OCDE (Organisation pour la coopération économique et le développement), mises en place pour coordonner la croissance économique des puissances capitalistes avancées et promouvoir un développement de type capitaliste dans le reste du monde non communiste. Dans cette sphère, les États-Unis n'étaient pas simplement dominants, mais aussi hégémoniques, en ce sens que leur position d'État super-impérialiste était fondée sur le leadership qu'ils exerçaient sur les classes possédantes et les élites dominantes de toute la planète. En réalité, ils ont encouragé activement la formation et le renforcement du pouvoir de ces élites et de ces classes partout dans le monde : ils étaient devenu le principal protagoniste de la diffusion de l'emprise de la bourgeoisie sur la planète entière. Armés de la théorie des « étapes » de la croissance économique de Rostow, ils se sont efforcés de promouvoir le « décollage » du développement économique afin de renforcer la consommation de masse pays après pays et d'écarter ainsi la menace communiste16. Or le démantèlement des empires européens impliquait également le désaveu formel du racisme, qui avait permis l'alliance du nationalisme et de l'impérialisme. La déclaration des droits de 16. W. W. Rostow, Les Étapes de la croissance économique. Un manifeste non communiste (1960), Economica, Paris, 1997.

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l'homme de l'ONU et diverses études de l'UNESCO invalidèrent le racisme et cherchèrent à fonder une universalité de la propriété privée et des droits individuels qui corresponde à cette deuxième étape de la domination politique bourgeoise. Pour que cela marche, il fallait que les États-Unis se présentent comme le sommet de la civilisation et le bastion des droits individuels. Le philo-américanisme devait être cultivé et exporté à l'étranger. C'est ainsi que débuta le formidable assaut culturel contre les valeurs européennes « décadentes », ainsi que la promotion de la supériorité de la culture et des « valeurs » américaines. Le pouvoir de l'argent allait contribuer à assurer la domination de la production culturelle et à influencer les valeurs culturelles (c'est à cette époque que New York « vola » l'idée de l'art moderne à Paris17). L'impérialisme culturel devint une arme importante dans la lutte pour établir une hégémonie totale. Hollywood, la musique pop, des formes culturelles et même des mouvements politiques entiers - les droits civiques par exemple - furent mis à contribution pour stimuler le désir d'imiter le mode de vie américain. Les États-Unis furent présentés comme le phare de la liberté, seul capable de guider le reste du monde vers une civilisation durable de paix et de prospérité. Dès lors, ils ont été perçus comme le principal moteur de l'accumulation du capital, le seul à même d'entraîner le reste du monde sur ses pas. D'importantes transformations internes de leur propre économie (qui n'avaient été qu'amorcées durant le New Deal des années 1930) acquirent dès lors une grande importance globale en raison des débouchés qu'elles suscitèrent Les investissements dans l'éducation, le système autoroutier interétatique, la suburbanisation tentaculaire et le développement du Sud et de l'Ouest absorbèrent des quantités énormes de capitaux et de biens dans les années 1950 et 1960. Durant ces périodes, au grand dam des 17. S. Guilbaut, Comment New York vola l'idée d'art moderne. Expressionnisme abstrait, liberté et Guerre froide, Jacqueline Chambon, Paris, 1996.

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néolibéraux et des conservateurs, l'État américain fut à l'initiative de ces développements. Sauf dans quelques domaines clés, comme les ressources stratégiques, les États-Unis ne dépendaient pas trop de l'extraction de valeur du reste du monde. Jusque dans les années 1970, la part de la croissance de leur PIB attribuable au commerce extérieur restait inférieure à 10 %. En dépit de quelques interventions à l'étranger, dont celle d'ITi (International Téléphoné and Telegraph) au Chili (dont l'un des directeurs avait été précédemment à la tête de la CIA) ou de la United Fruit en Amérique Centrale, qui exerçaient une influence considérable sur la politique étrangère des États-Unis dans ces régions, si l'on fait abstraction des minerais stratégiques et du pétrole, l'impérialisme économique US avait une allure plutôt modérée. Dans la mesure où une dialectique extérieure était requise, elle concernait les parties déjà développées du monde capitaliste. Les investissements directs à l'étranger inondèrent le Vieux Continent, suscitant parmi les Européens l'obsession de relever le « défi américain », pour reprendre l'expression de Servan-Schreiber18. En contrepartie, les États-Unis ouvrirent cependant leur marché aux autres pays, suscitant une demande effective pour les produits européens et japonais. L'ensemble du monde capitaliste connut alors une très forte croissance. L'accumulation du capital progressait très rapidement par la « reproduction élargie ». Les profits étaient réinvestis dans la croissance : dans les nouvelles technologies, dans le capital fixe et dans d'importants développements des infrastructures19. Les exportations de capitaux (contrairement à celles de marchandises) continuèrent cependant à être contrôlées, comme dans la période précédente, en particulier en Europe. Cela garantissait une autonomie considérable aux politiques fiscales et monétaires des États. 18. J.-J. Servan-Schreiber, Le défi américain, Denoël, Paris, 1968. 19. P. Armstrong, A. Glyn and J. Harrison, Capitalism since World War II: The Making and Break Up of the Great Boom, Basil Blackwell, Oxford, 1991.

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L'impact de la spéculation financière restait relativement discret et limité dans l'espace. Ce contexte « keynésien » de dépenses publiques était cohérent avec la dynamique de la lutte des classes au sein de chaque État-nation, focalisé sur la redistribution de la richesse. À cette époque, tandis que la classe ouvrière organisée devenait assez puissante, les États-providence sociaux-démocrates se renforçaient à travers l'Europe. Le salaire social devenait un enjeu de lutte jusqu'aux États-Unis, et les organisations de travailleurs remportaient plusieurs victoires importantes sur les salaires et le niveau de vie au plan national. La période 1945-1970 a donc représenté la seconde étape du pouvoir politique de la bourgeoisie, placée sous la domination et l'hégémonie mondiale des États-Unis. Elle a conduit à une période de croissance économique particulièrement forte dans les pays capitalistes avancés. Les principales puissances capitalistes ont constitué un pacte mondial tacite, sous le leadership des États-Unis, pour éviter les guerres fratricides et partager les bénéfices d'un capitalisme intégré dans les régions centrales. L'expansion géographique de l'accumulation du capital été assurée par la décolonisation, les politiques de développement étant présentées comme un objectif général pour le reste du monde. La reproduction élargie semblait fonctionner à merveille et ses retombées commençaient à toucher timidement et defaçoninégale la périphérie du monde non communiste. Sur le plan national, la force croissante de la classe ouvrière dans le cadre du pacte capital-travail, a permis la diffusion des bénéfices du consumérisme aux classes inférieures, même à des éléments des minorités (bien qu'insuffisamment, comme allaient le montrer les troubles urbains des années 1960). Jusqu'à la fin des années 1960, le problème de la suraccumulation du capital, bien que toujours menaçant, paraissait ainsi maîtrisé grâce à un mixte d'ajustements internes et d'aménagements spatio-temporels, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des États-Unis. On espérait que ces

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stratégies permettraient au système de surmonter les problèmes économiques qui avaient miné les années 1930 et qu'elles offriraient une protection par rapport à la menace communiste. Mais cette deuxième étape ne fut pas exempte de contradictions. D'abord, le désaveu formel du racisme au niveau international posait toutes sortes de problèmes intérieurs aux États-Unis, où la discrimination raciale restait endémique. Le mouvement des droits civiques, qui avait finalement servi de modèle à une bonne partie du reste du monde, s'enracinait dans des dynamiques internes, tout comme les soulèvements urbains portés par les Noirs dans les années 1960 ; mais il avait aussi une dimension internationale à ces contradictions, dans la mesure où l'universalisme des droits de l'homme entrait en conflit avec des pratiques internes, et que des diplomates « de couleur » voyageant entre le siège de l'ONU à New York et Washington, étaient interdits de séjour dans les motels. Les critères raciaux invoqués par la politique US d'immigration furent aussi mis en cause. Et les flux migratoires vers les États-Unis commencèrent à changer de nature. Deuxièmement, comme nous le verrons au chapitre 3, leur politique de libre-échange rendit les États-Unis vulnérables à la concurrence internationale. Durant cette période, les flux de capitaux se concentraient largement au sein du monde capitaliste développé (globalement, dans les pays de l'OCDE). L'Allemagne de l'Ouest et le Japon, en particulier, voyaient leur puissance économique augmenter, finissant par défier la domination américaine sur la sphère productive au cours des années 1960. Tandis que la capacité des États-Unis à absorber les capitaux excédentaires commençait à diminuer, la suraccumulation redevenait un problème et la concurrence économique s'aiguisait Troisièmement, chaque fois qu'un conflit se faisait jour entre, d'une part, les principes démocratiques, et d'autre part, l'ordre et la stabilité fondés sur des intérêts privés, les États-Unis optaient

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pour les seconds. Es troquèrent donc leurs habits de sponsors des luttes de libération nationale pour ceux d'oppresseur des mouvements populaires ou démocratiques qui souhaitaient emprunter un chemin non capitaliste, même partiellement (sans pour autant être socialiste ou communiste), pour améliorer le bien-être économique. Des tentatives sociale&démocrates ou populistes visant à réformer le capitalisme se virent souvent impitoyablement réprimées (comme ce fut le cas avec Bosch en République Dominicaine, Goulartau Brésil, etfinalementAllende au Chili). Même en Europe, les Etats-Unis ont fait tout ce qu'ils ont pu pour saper le socialisme, voire même, à l'occasion, pour déstabiliser la social-démocratie. Et des régimes dictatoriaux féroces, comme ceux d'Argentine dans les années 1970, d'Arabie Saoudite, d'Iran sous le Shah, d'Indonésie sous Suharto, ont été soutenus inconditionnellement par la puissance économique et militaire des États-Unis, dans la mesure où ils servaient ses intérêts. L'enfermement dans une position spatiotemporelle de soumission permanente aux pays du centre provoqua un mécontentement croissant, suscitant aussi des mouvements contre la dépendance dans les pays en voie de développement Les luttes de classe et de libération nationale de ces pays adoptèrent de plus en plus une politique anti-américaine. L'anti-impérialisme procédait désormais de la fusion de l'anti-dépendantisme avec l'anticolonialisme. Par rapport à toutes ces luttes, la territorialité du pouvoir politique était aussi importante au maintien de l'hégémonie américaine, qu'elle l'avait été pour les empires européens au préalable. Les États-Unis n'ont donc pas acquis leur envergure impériale tout en s'y refusant comme l'affirme Ignatieff : ils ont simplement utilisé le déni de la géographie et la rhétorique de l'universalité pour cacher leurs intérêts territoriaux, plus à eux-mêmes d'ailleurs, qu'aux autres. Quatrièmement la Guerre froide et les ingérences US à l'étranger ont eu pour effet de renforcer ce que le président Eisenhower,

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dans son dernier discours, a montré du doigt comme un « complexe militaro-industriel » dangereusement puissant Celui-ci risquait de dominer les affaires politiques grâce à son influence omniprésente et de poursuivre ses intérêts étroits en exagérant la réalité des menaces et en manipulant les crises extérieures de manière à construire une économie de guerre permanente qui le rendrait plus puissant encore. Pour survivre économiquement les industries liées à la défense avaient besoin d'exportations d'armements florissantes. Celafinitpar jouer un rôle fondamental sur l'accumulation du capital aux États-Unis, mais provoqua également la militarisation excessive du reste du monde. Cette deuxième étape du pouvoir global de la bourgeoisie toucha à sa fin vers 1970. Les problèmes étaient nombreux. D'abord celui de tous les régimes impériaux : la surexpansion. L'endiguement du communisme (et la tentative de le déstabiliser) se révélait plutôt plus onéreuse que prévu pour les États-Unis. Les coûts croissants du conflit militaire au Vietnam, couplés à la règle d'or d'un consumérisme intérieur sansrivages- la politique du beurre et des canons s'avérait impossibles à supporter : en effet les dépenses militaires ne fournissent que des débouchés à court terme au capital excédentaire et ne soulagent que peu les contradictions internes de l'accumulation du capital à long terme. Le tout déboucha sur une crise fiscale de l'État développementaliste américain. La réponse immédiate consista à recourir au droit de seigneuriage et à imprimer plus de dollars20, ce qui suscita des pressions inflationnistes partout dans le monde. La conséquence de tout cela, comme nous le verrons au chapitre 3, fut l'explosion de la quantité de capital «fictif» en circulation sans perspective d'assainissement une vague de faillites (initialement concentrées sur les actifs de l'environnement bâti), 20. L'importance du seigneuriage est examinée par G. Carchedi dans « Imperialism, Dollarization and the Euro », in Léo Panitch & Colin Leys (sous la dir. de), Socialist Register2002, Merlin Press, Londres, 2001, pp. 153-174.

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des pressions inflationnistes incontrôlables et l'effondrement des repères internationaux stables sur lesquels avaient été fondé le super-impérialisme américain, après la Seconde Guerre mondiale. Entre-temps, la force croissante de la classe ouvrière organisée dans les États centraux du système global avait entraîné l'augmentation du niveau des dépenses sociales et des coûts salariaux, amputant d'autant les profits. La stagflation s'en était suivie, les opportunités de faire du profit avaient disparu et une crise de suraccumulation du capital s'était déclenchée. L'endettement excessif de nombreuses administrations publiques, lié à leurs investissements massifs dans les infrastructures physiques et sociales, induisait une crise fiscale de l'État (culminant dans la faillite spectaculaire de la ville de New York en 1975). Pour couronner le tout, la compétitivité des industries revitalisées du Japon et d'Allemagne de l'Ouest défiait, et dans certains domaines, surclassait maintenant la production US, jusqu'ici dominante. La compétition dans le secteur industriel sapait l'un des fondements de l'hégémonie des États-Unis. Leur position économique semblait intenable. Les dollars excédentaires inondaient le marché mondial et toute l'architecture financière du système de Bretton Woods s'effondrait.

L'hégémonie néolibérale, 1970-2000 Un système de type différent émergea alors, largement sous la tutelle états-unienne. L'or fut abandonné en tant que base matérielle des valeurs monétaires et le monde dut désormais se contenter d'un système monétaire dématérialisé. Les flux de capital argent, qui circulaient déjà librement de par le monde via le marché des eurodollars (des dollars détenus hors des États-Unis et pouvant aisément être prêtés n'importe où), allaient totalement échapper aux contrôles étatiques. La connivence (désormais avérée) entre

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l'administration Nixon, les Saoudiens et les Iraniens pour faire flamber les prix du pétrole en 1973 porta des coups beaucoup plus sérieux aux économies européennes et japonaises qu'à l'économie américaine (qui ne dépendait alors guère de la production moyenorientale). Les banques US (plutôt que le FMI, qui était l'instance préférée des autres puissances capitalistes) gagnèrent le privilège monopolistique de recycler les pétrodollars dans l'économie mondiale, ramenant ainsi le marché des eurodollars aux ÉtatsUnis21. New York devint le centre financier de l'économie mondiale (ce fait, combiné à la dérégulation interne des marchés financiers, permit à cette ville de se relever de la crise qu'elle avait subie et de connaître, dans les années 1990, une prospérité incroyable attestée par une consommation ostentatoire). Menacés dans le domaine de la production, les États-Unis avaient riposté en affirmant leur hégémonie par le biais de la finance. Mais pour que ce système fonctionne efficacement, les marchés en général, et les marchés des capitaux en particulier, devaient être contraints à s'ouvrir aux échanges internationaux (un processus lent qui allait nécessiter de très fortes pressions états-uniennes, relayées par des institutions internationales comme le FMI, ainsi qu'un engagement soutenu en faveur de la nouvelle orthodoxie néolibérale). Cela impliquait aussi de déplacer l'équilibre des forces et des intérêts au sein de la bourgeoisie, des activités de production vers les institutions du capital financier. Le pouvoir financier put ainsi être mis à profit pour discipliner les mouvements de travailleurs. L'opportunité de lancer un assaut frontal contre le pouvoir de la classe ouvrière et de réduire le rôle de ses institutions dans le processus politique se présentait La première offensive du président Reagan consista à détruire le puissant pouvoir collectif des contrôleurs aériens (PATCO). Un avertissement était ainsi 21. P. Gowan, The Global Gamble: Washington s Faustian Bid for World Dominance, Londres, Verso, 1999.

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lancé au mouvement syndical : tout secteur de travailleurs qui ferait grève subirait le même sort A lafindes années 1970 et au cours des années 1980, une vague de combattivité ouvrière ébranla le monde capitaliste développé Ces mineurs jouant un rôle clé, aussi bien en Grande-Bretagne qu'aux États-Unis). Partout, les mouvements de travailleurs cherchaient à préserver les gains obtenus dans les années 1960 et au début des années 1970. Rétrospectivement, on peut considérer cette vague comme un mouvement d'arrière-garde tendant à préserver des conditions et des avantages acquis au sein et autour de la reproduction élargie et de l'État-providence, plutôt que comme un élan progressiste visant des changements radicaux. Et pour l'essentiel, cette action d'arrière-garde échoua. La dévalorisation ultérieure de la force de travail et, petit à petit, la dégradation relative de ses conditions dans les pays capitalistes avancés s'accompagna de la formation d'un vaste prolétariat amorphe et inorganisé dans de nombreux États en voie de développement Partout une pression à la baisse s'exerçait sur le niveau des salaires et sur les conditions de travail. L'exploitation de travailleurs sous-payés, jointe à une mobilité géographique de plus en plus aisée des activités productives, créaient de nouvelles opportunités pour la rentabilisation des capitaux excédentaires. Cela devait exacerber rapidement le problème de la production de capitaux excédentaires à l'échelle mondiale. Cependant le chômage grimpait en flèche, si bien que le niveau des salaires et le militantisme ouvrier connurent un coup d'arrêt Le poids de la dette publique créait toutes sortes d'opportunités pour les activités spéculatives, qui rendaient aussi les pouvoirs étatiques plus vulnérables aux influences de la finance. En bref, dans cette phase de l'hégémonie états-unienne, le capital financier acquérait un rôle central, se montrant en mesure d'imposer sa discipline, tant aux mouvements des travailleurs qu'à l'action de l'État en particulier quand et où ce dernier se trouvait grevé de dettes importantes.

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Ce tournant d'ensemble n'aurait pas eu de tels effets s'il ne s'était pas accompagné de toute une série changements technologiques et organisationnels permettant aux industries manufacturières de devenir beaucoup plus mobiles et flexibles. La réduction des coûts de transport, associée à de nouvelles politiques gouvernementales, conçues à tous les niveaux pour offrir des conditions favorables aux entreprises et couvrir une partie des coûts fixes liés aux délocalisations, favorisèrent le type de mobilité géographique du capital manufacturier dont le capitalfinancier,de plus en plus ultra-mobile, pouvait se nourrir. Tandis que le basculement en faveur du pouvoir financier procurait d'importants avantages directs aux États-Unis, ses effets sur leur propre structure industrielle étaient extrêmement délétères, voire catastrophiques. La délocalisation de la production devenait envisageable et elle était encouragée par la recherche de profits. Vague après vague, la désindustrialisation allait toucher une branche après l'autre - et une région après l'autre - des ÉtatsUnis, à commencer par les secteurs àfaiblevaleur ajoutée (comme le textile), pour atteindre petit à petit les secteurs à plus forte valeur ajoutée, comme l'acier ou la construction navale, et cela jusqu'à ce que des biens high-tech soient importés notamment d'Asie orientale et du Sud-Est Même Chrysler dut être renfloué (en étant effectivement nationalisé pour une courte durée) par le gouvernement fédéral afin d'éviter sa fermeture. En déchaînant le pouvoir financier partout dans le monde, les États-Unis s'étaient fait en partie complices de l'ébranlement de leur propre domination dans le secteur industriel. Ils pouvaient cependant jouir de l'afflux de biens toujours moins chers, produits à l'étranger, qui alimentait le consumérisme sans fin auquel les ils s'étaient voués. Leur dépendance vis-à-vis du commerce extérieur ne cessait d'augmenter, si bien que le besoin de développer et de défendre des relations commerciales asymétriques devint l'un des principaux objectifs du pouvoir politique.

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Autour de 1980, il devint clair que le secteur manufacturier états-unien n'était plus qu'un complexe parmi de nombreux autres opérant dans un environnement mondial hautement concurrentiel. Son seul moyen de survivre passait par une productivité supérieure (souvent temporairement) et par le développement et le design des produits. En somme, ce secteur n'était plus hégémonique. Il avait besoin de l'aide du gouvernement (comme le montrent les accords de Plaza de 1985, par lesquels le gouvernement acceptait de dévaluer le dollar par rapport au yen afin de rendre les exportations de biens manufacturés américains plus compétitives - une tactique qui allait devoir être abandonnée dans les années 1990faceà la stagnation du secteur manufacturier japonais). Quelques branches spécifiques - l'agrobusiness et l'industrie d'armement, par exemple restaient à l'abri, mais les autres furent obligés de procéder à des ajustements radicaux dans tous les domaines, des techniques de production aux relations de travail. Dans les secteurs où les firmes US demeuraient puissantes, la délocalisation de la production de pièces détachées, voire de produits finis, poussa une part toujours plus grande des capacités productives à migrer hors des frontières des ÉtatsUnis, même si le rapatriement des profits garantissait un flux de richesses vers eux. Dans d'autres domaines, les privilèges de monopole découlant des technologies brevetées et des lois sur les patentes leur offraient un répit bienvenu par rapport à l'érosion de leur domination sur la production. Peu à peu, les États-Unis devenaient une économie rentière vis-à-vis du reste du monde et une économie de services à l'intérieur. Cependant, des richesses suffisantes continuaient à affluer pour que le consumérisme, qui avait toujours constitué la base de la paix sociale, perdure. Au niveau international, le capital financier devenait de plus en plus volatile et prédateur. Des accès de destruction et de dévalorisation des capitaux furent imposés comme antidote (souvent par les bonnes grâces des programmes d'ajustement structurel du FMI)

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pour répondre à l'incapacité de maintenir le fonctionnement sans accrocs du processus d'accumulation du capital par le biais de la reproduction élargie. Dans certains cas, notamment en Amérique latine au cours des années 1980, des économies entières furent pillées et leurs actifs récupérés par le capital financier US. Dans d'autres, la dévalorisation fut tout simplement exportée. En 1997, dans toute l'Asie orientale et du Sud-Est, l'attaque des fonds spéculatifs contre les devises thaïlandaise et indonésienne, soutenue par les violentes politiques déflationnistes imposées par le FMI, réduisit des entreprises pourtant viables à la faillite. Le chômage et l'appauvrissement frappèrent alors des millions de personnes. Cette crise déclencha aussi fort à propos une ruée vers le dollar, confirmant la domination de Wall Street et générant un boom impressionnant des valeurs des actifs détenus par les Américains les plus riches. Les luttes de classe commencèrent à se cristalliser autour de certains enjeux, comme l'ajustement structurel imposé par le FMI, les activités prédatrices du capital financier et la perte de droits liée aux privatisations. L'anti-impérialisme changeait de tonalité pour s'en prendre aux principaux agents de lafinanciarisation- le FMI et la Banque Mondiale étant fréquemment mis en cause. Cependant, les crises de la dette purent être mises à profit dans les pays touchés (deux tiers des membres du FMI ont fait l'expérience d'une crise financière après 1980, certains plus de deux fois) pour réorganiser les rapports sociaux de production intérieurs de manière à favoriser une meilleure pénétration des capitaux extérieurs22. Des régimes financiers locaux, des marchés intérieurs des biens et services, de même que des entreprises nationales florissantes furent ainsi exposés aux appétits des compagnies américaines, japonaises et européennes. De cette façon, les profits insuffisants réalisés dans les régions centrales du système purent être complétés par les profits plus élevés prélevés à l'étranger. Ce que 22. Ibid., p. 49 sur la fréquence des crises de la dette.

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j'appelle l'« accumulation par dépossession » (cf. chap. 4) devint une caractéristique beaucoup plus importante du capitalisme mondial (les privatisations en étant un élément clé). De même, la résistance dans cette sphère, plutôt que par le biais des luttes ouvrières généralement suscitées par la reproduction élargie, devint plus centrale pour le mouvement anticapitaliste et anti-impérialiste. Alors qu'il était centré autour du complexe formé par Wall Street et le Trésor US, le système comportait de nombreux aspects multilatéraux. Les centres financiers de Tokyo, Londres, Francfort, etc., jouaient un rôle actif, tandis que la financiarisation jetait ses filets à travers le monde, misant sur un ensemble hiérarchiquement ordonné de centres financiers et sur une élite transnationale de banquiers, d'agents de change et de financiers. Ce mouvement était associé à l'émergence de groupes capitalistes transnationaux qui, bien qu'ayant une base dans l'un ou l'autre des États-nation, se développaient dans le monde entier d'une façon inconcevable pour les phases précédentes de l'impérialisme (les trusts et les cartels qu'avaient décrit Lénine et Hilferding étaient tous liés très étroitement à des États-nations). Voilà le monde que la Maison Blanche du temps de Clinton - avec son secrétaire au Trésor, le tout puissant Robert Rubin, recruté dans les milieux de la spéculation de Wall Street - allait chercher à gérer par le biais d'un multilatéralisme centralisé (incarné par le prétendu « Consensus de Washington » du milieu des années 1990). Ce multilatéralisme s'organisa de plus en plus autour d'une régionalisation de l'économie mondiale, dominée par une structure diadique comprenant l'Amérique du Nord (ALENA), l'Europe (TUE) et une lâche confédération d'intérêts bâtie autour des relations commerciales de l'Asie orientale et du Sud-Est Avec le renforcement des règles néolibérales de base - libre accès relatif et marchés financiers ouverts - il semble peu probable de voir ces configurations régionales retomber dans l'autarcie concurrentielle qui avait été si destructrice durant l'entre-

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deux-guerres et qui avait joué un rôle si important pour créer les conditions de la guerre inter-capitaliste. Toutefois, au sein de cette structure triadique, il semblait clair que les États-Unis détenaient toujours les meilleures cartes en vertu de leur énorme marché intérieur, de leur puissance financière écrasante et de leur potentiel inégalable de force militaire. Et pour couronner le tout, lafinde la Guerre froide avait soudain levé la menace qui pesait depuis longtemps sur l'accumulation mondiale du capital. La bourgeoisie dans son ensemble avait en effet hérité de la planète. Fukuyama pouvait annoncer que la fin de l'histoire était imminente. Pour une courte période, tout ce passait comme si Lénine avait eu tort et que Kautsky avait peut-être eu raison - un ultra-impérialisme, fondé sur la coopération « pacifique » entre les principales puissances capitalistes (désormais incarnée par le G7, devenu G8 après la cooptation de la Russie, même s'il demeurait sous l'hégémonie du leadership US) semblait possible - et que le caractère cosmopolite du capital financier (incarné par les sommets du Forum économique mondial de Davos) lui servirait d'idéologie fondatrice23. Il serait pourtant faux de considérer ce pouvoir financier, aussi redoutable soit-il, comme omnipotent et capable d'imposer sa volonté sans bornes. Car c'est dans la nature même de la financiarisation d'être vulnérable en permanence à la production de valeur dans les activités industrielles et agricoles. Au-delà de tous les raids et dévalorisations d'actifs, de nouveaux et puissants complexes de production industrielle sont apparus. En Asie orientale et du SudEst, par exemple, des complexes régionaux tel le Delta de la rivière des Perles (au Guangdong) en Chine, ou des économies politiquement orchestrées comme Singapour et Taïwan, se sont montrés 23. P. Anderson, « Intemationalism: A Breviary », New Left Review, 14 mars 2002, p. 20, note qu'il était advenu « quelque chose qui ressemblait à la vision de Kautsky », et que les théoriciens libéraux, comme Robert Keohane, avaient déjà établi ce rapprochement.

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non seulement experts dans l'adaptation aux pressions financières, mais aussi capables de créer une force d'opposition susceptible de mettre en évidence la vulnérabilité du capitalfinancier- désormais largement concentré aux États-Unis, de même qu'en Europe et au Japon - à la production de valeurs réelles. Le fait que nombre de ces complexes de production industrielle se sont trouvés régionalement concentrés dans les frontières d'un État, voire même, dans certains cas, de plusieurs États, est d'un intérêt considérable pour des raisons que nous examinerons au chapitre suivant. De subtiles lignes de contre-attaque visant l'hégémonie US dans le domaine de la finance étaient en train de se faire jour dans les interstices des sphères de la production. Et l'accumulation d'excédents des balances commerciales soulignait cette réalité, en particulier en Asie orientale et du Sud-Est. Pourtant, le recyclage de ces excédents dans le système financier fit croire que Wall Street restait le centre opérationnel de l'univers financier. Par conséquent, alors que par le passé (comme durant les années 1980), l'hégémonie états-unienne avait été ouvertement questionnée, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, à la fin des années 1990, ces doutes étaient largement dissipés. La sécurité des États-Unis et leur domination financière sur les affaires internationales étaient assurées. Le boom de la valeur des actifs aux États-Unis et l'émergence d'une « nouvelle économie », soutenue par des gains de productivité prétendument importants et des milliers d'entreprises « dotcom », permirent à l'économie américaine de conserver un régime de croissance suffisamment rapide pour entraîner le reste du monde vers des taux d'accumulation du capital respectables. Le consumérisme, règle d'or de la paix intérieure US, atteignit des niveaux extraordinaires, aussi bien aux États-Unis que dans les autres centres du capitalisme avancé. Ce système est maintenant aux prises avec de sérieuses difficultés. Comme en 1973-1975, les causes en sont multiples, bien que

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cette fois-ci, la volatilité et la fragmentation chaotique des conflits de pouvoir dans le domaine politico-économique empêchent de discerner aisément les processus réels derrière tous les jeux de miroirs et les écrans de fumée (en particulier ceux du secteurfinancier).Or, dans la mesure où la crise de 1997-1998 a eu pour effet de révéler que le principal centre de capacités productives excédentaires se trouvait en Asie orientale et du Sud-Est (et qu'elle a cherché à imposer une dévalorisation, en particulier à cette aire géographique), le redressement rapide de certains secteurs du capitalisme de cette région (la Corée du Sud en particulier) a replacé le problème général des capacités excédentaires (de la suraccumulation) au centre des affaires internationales. L'effondrement de cette « nouvelle économie » tant vantée dans les décombres de nombreuses entreprises « dotcom » aux États-Unis, suivi par les scandales comptables qui révélèrent de façon spectaculaire que le capital «fictif» pouvait très bien ne jamais être réalisé, allaient non seulement saper la crédibilité de Wall Street, mais remettre en question la relation entre le capital financier et la production. La menace d'une dévalorisation massive du capital était réelle, tandis que la chute de la valeur des actifs donnait des signes tangibles qu'elle était déjà en cours (de la façon la plus dramatique avec les fonds de pension, qui avaient de plus en plus de mal à respecter leurs engagements). Si de nouveaux lieux profitables d'accumulation du capital (comme la Chine) ne peuvent être ouverts, une nouvelle vague de dévalorisation du capital sera nécessaire. La question se pose désormais : qui sera le plus touché par cette nouvelle vague de dévalorisation ? Où tombera le couperet ? La tendance à la « régionalisation » dans l'économie mondiale paraît donc plus inquiétante. Les échos d'une concurrence géopolitique qui s'était révélée si destructrice dans les années 1930 commencent à se faire entendre à nouveau. L'abandon par les États-Unis de l'esprit, si ce n'est de la lettre, des règles de l'OMC contre le protectionnisme par la mise

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en place, en 2002, de taxes à l'importation sur l'acier, constituait notamment un signe de mauvais augure. L'éclatement de la bulle spéculative révéla la vulnérabilité des États-Unis à la dévalorisation. La récession montante, patente dès le début 2001, après plus d'une décennie d'exubérance spectaculaire (même si « irrationnelle ») et de consumérisme avide, fournit des preuves supplémentaires de cette vulnérabilité, bien avant le choc administré au système par les événements du 11 Septembre. La règle d'or de la croissance sans frein du consumérisme états-unien était-elle sur le point d'être battue en brèche ? Une source majeure d'instabilité réside dans la détérioration rapide de la situation de la balance des paiements états-unienne. Brenner avance que «les mêmes importations galopantes qui avaient propulsé l'économie mondiale» durant les années 1990 « a conduit à des déficits records des balances commerciale et des comptes courants, menant à une croissance jamais vue des dettes à l'égard de détenteurs étrangers » et « à une vulnérabilité sans précédent historique de l'économie états-unienne à la fuite des capitaux et à l'effondrement du dollar Or cette vulnérabilité a deux faces. Si le marché US s'effondre, les économies qui comptent sur ce marché pour déverser les excédents de leurs capacités productives s'effondreront avec lui. L'empressement avec lequel les banques centrales de pays comme la Chine, le Japon et Taiwan prêtent aux Etats-Unis pour couvrir leurs déficits est guidé par une bonne dose d'intérêt propre : ils financent ainsi le consumérisme américain qui assure un marché à leurs produits. Ils financent même peut-être maintenant l'effort de guerre US. Or l'hégémonie et la domination états-uniennes sont une fois de plus menacées ; cette fois-ci, le danger semble même plus aigu. Il trouve ses racines dans une dépendance déséquilibrée vis-à-vis du 24. R. Brenner, The Boom and the Bubble: The U.S. in the World Economy, Verso, Londres, 2003, p. 3.

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capital financier comme moyen d'affirmation de leur hégémonie. Historiquement, Arrighi (suite à Braudel) fait remarquer que les phases d'expansion financière indiquent « non seulement la maturité d'une étape spécifique du développement de l'économie-monde capitaliste, mais aussi le commencement d'une nouvelle étape w.25 Si lafinanciarisationest le prélude probable du transfert du pouvoir dominant d'une puissance hégémonique à une autre (comme ce fut le cas historiquement), alors le tournant états-unien des années 1970 vers lafinanciarisationfait figure de manœuvre curieusement autodestructrice. Les déficits (tant intérieurs qu'extérieurs) ne peuvent continuer à croître indéfiniment hors de tout contrôle, de même, la capacité et la volonté des autres pays (notamment asiatiques) de les financer ne sont pas inépuisables. Le seul volume du soutien apporté aux États-Unis est extraordinaire, puisqu'il atteignait 2,3 milliards de dollars par jour au début de l'année 2003. Tout autre pays du monde présentant une telle situation macroéconomique aurait été soumis à une cure d'austérité impitoyable et à des mesures d'ajustement structurel de la part du FMI. Mais le FMI, ce sont les États-Unis. Comme Gowan le remarque : « la capacité de Washington de manipuler la valeur du dollar et d'exploiter la domination financière internationale de Wall Street a permis aux autorités états-uniennes d'éviter de faire ce à quoi d'autres États ont dû se résoudre : surveiller la balance des paiements ; ajuster l'économie intérieure pour assurer de hauts niveaux d'épargne et d'investissement; rester attentifs aux niveaux d'endettement public et privé ; assurer un système intérieur efficace d'intermédiation financière pour garantir un fort développement du secteur productif intérieur ». L'économie US a trouvé « une échappatoire à toutes ces obligations », devenant ainsi « profondément déformée et instable », et ceci « à l'aune de tous les critères habituels de la comptabilité nationale capitaliste »26. 25. Arrighi & Silver, Chaos and Govemance..., pp. 31-33. 26. Gowan, The Global Gamble..., pp. 123. 98

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Le pouvoir du complexe Wall Street-Trésor US-FMI est à la fois symbiotique et parasitaire vis-à-vis d'un système financier imposé par la contrainte et construit autour du soi-disant consensus de Washington, qui s'est ensuite développé dans le cadre d'une nouvelle architecture financière internationale. Pour Soederberg, il représente clairement « une annexe de l'État américain », même s'il sert les intérêts de la « bourgeoisie transnationale dans son ensemble »27. Mais la mise au pas, voire la destruction des États « développementalistes » d'Asie orientale et du Sud-Est, peuvent en inciter certains à se retirer du système, largement comme l'a fait la Malaisie, soudainement et avec un certain succès, en abandonnant les règles néolibérales, en refusant la discipline du FMI et en imposant des contrôles aux flux de capitaux du type de ceux qui étaient pratiqués jusque dans les années 1960. On ne sait pas jusqu'où cela pourra aller, avant que des alliances régionales ne se forment et ne se retirent du système, portant ainsi un coup au cœur du consensus de Washington et minant la structure de la nouvelle architecture financière internationale, jusqu'ici si avantageuse pour les États-Unis. On ne sait pas non plus, comme le montre la taxation des importations d'acier, si les États-Unis continueront à se conformer aux règles de ce consensus. Sur ce point, il vaut la peine de rappeler, que la ratification des accords de l'OMC par le Sénat US comportait la clause conditionnelle selon laquelle les États-Unis pouvaient ignorer et refuser toute décision de l'OMC qu'ils considéraient comme fondamentalement hostile à leurs intérêts (une position familière qui veut que les États-Unis revendiquent le droit d'être à la fois juge et partie). Pour couronner le tout, la résistance et le mécontentement visà-vis des pouvoirs du complexe Wall Street-Trésor US-FMI se font jour un peu partout Un mouvement anti-mondialisation planétaire 27. S. Soederberg, « The International Financial Architecture: Imposed Leadership and "Emerging Markets" », in Panitch & Leys (sous la dir. de), Socialist Register2002, pp. 175-192. 99

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(assez différent dans sa forme des luttes de classe ancrées dans les processus de reproduction élargie) se transforme en mouvement altermondialiste, doté de nombreux soutiens populaires. Des mouvements populistes contre l'hégémonie états-unienne à l'initiative de puissances auparavant malléables et soumises, particulièrement en Asie (la Corée du Sud en fournit un exemple frappant), mais désormais aussi en Amérique latine, menacent de transformer la résistance par en bas en une série de résistances étatiques - sinon fortement nationalistes - à l'hégémonie américaine. C'est dans ces conditions que l'anti-impérialisme commence à se teinter d'une couleur différente ; à son tour, celle-ci aide les États-Unis à définir plus clairement ce à quoi leur propre projet impérialiste devrait ressembler pour qu'ils préservent leur position hégémonique. Si leur hégémonie s'affaiblit, ils risquent de ce tourner vers des tactiques beaucoup plus coercitives, comme celles dont nous faisons actuellement l'expérience en Irak.

Options Les options des États-Unis sont limitées. Tandis qu'Arrighi et ses collègues n'envisagent pas de défis externes sérieux, ils en concluent avec inquiétude que les États-Unis « ont plus de moyens encore que la Grande-Bretagne i l y a u n siècle de convertir leur hégémonie déclinante en domination prédatrice. Si le système vient finalement à s'effondrer, ce sera principalement à cause de la résistance états-unienne aux ajustements et aux compromis. Corollairement, les compromis et ajustements états-uniens au pouvoir économique grandissant de l'Asie orientale sont une condition essentielle pour une transition non catastrophique vers un nouvel ordre mondial28 ». 28. Arrighi & Silver, Chaos and Govemance..., pp. 228-289.

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Le tournant de l'administration Bush vers l'unilatéralisme, vers la coercition plutôt que vers le consentement, vers une vision impériale bien mieux assumée et vers une mise en jeu de sa puissance militaire inégalée, indique une approche à hauts risques du maintien de la domination US, qui va tabler presque certainement sur le contrôle militaire des ressources pétrolières mondiales. Dans la mesure où ce tournant est contemporain de nombreux signes de perte de domination dans les domaines de la production, et désormais (bien que ce soit moins clair jusqu'ici) de lafinance,la tentation d'opter pour une domination prédatrice paraît forte. Il est difficile aujourd'hui d'imaginer, et plus encore de prédire, si cela mènera ou non à terme à une désagrégation catastrophique du système (qui pourrait passer par un retour au scénario de la concurrence violente entre blocs de pouvoir capitalistes décrit par Lénine). Toutefois, les États-Unis pourraient revoir à la baisse, sinon abandonner leur élan impérialiste, en optant pour une redistribution massive des richesses à l'intérieur de leurs frontières et une réorientation des flux de capitaux vers la production et le renouvellement des infrastructures physiques et sociales (des améliorations massives de l'éducation publique, ainsi que la restauration d'infrastructures manifestement en mauvais état seraient un bon début). Une stratégie industrielle visant à revitaliser un secteur manufacturier encore substantiel pourrait aussi s'avérer payante. Mais pour être vraiment efficace, une stratégie de ce type impliquerait aussi une réorganisation interne des rapports de force entre les classes et une transformation des rapports sociaux telles, que les États-Unis s'y sont systématiquement refusés depuis la guerre de Sécession. Le consumérisme privé subventionné par l'État devrait être remplacé par des projets visant le bien-être public. Mais cela impliquerait plus encore de financements déficitaires et/ou une plus forte taxation, ainsi qu'une lourde main mise de l'État, soit précisément ce que les classes dominantes états-uniennes refusent

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catégoriquement même d'envisager ; tout politicien qui proposerait un tel agenda serait presque certainement conspué par la presse capitaliste et ses idéologues, et perdrait tout aussi certainement les élections face au pouvoir écrasant de l'argent Pourtant ironiquement dans la conjoncture actuelle, aux États-Unis comme dans les autres pays centraux du système capitaliste (en Europe, en particulier), une contre-attaque massive ciblant les politiques néolibérales et la réduction des dépenses publiques et sociales pourrait s'avérer l'une des seules façons de protéger le capitalisme de l'intérieur contre ses tendances autodestructrices qui favorisent la crise. Un nouveau « new deal » serait le minimum, même s'il n'est pas du tout sûr qu'un tel projet puisse vraiment fonctionner, compte tenu des énormes capacités de production excédentaires du système mondial. Il est salutaire de se rappeler les leçons des années 1930 : bien peu d'éléments indiquent que le « New Deal » de Roosevelt a résolu le problème de la Dépression. Il a fallu les calamités d'une guerre entre États capitalistes pour ramener les stratégies territoriales au premier plan et replacer l'économie sur une trajectoire stable d'accumulation continue du capital sur une large échelle. Aux États-Unis, il serait encore plus suicidaire politiquement d'essayer d'imposer par l'autodiscipline le type de programmes d'austérité que le FMI inflige aux autres pays. Toute tentative de l'extérieur pour aller dans ce sens (notamment par des fuites de capitaux ou l'effondrement du dollar) provoquerait certainement une riposte politique, économique, voire militaire, très violente, des États-Unis. D est difficile d'imaginer qu'ils accepteraient cela pacifiquement en cherchant à s'adapter à la croissance phénoménale de l'Asie orientale, reconnaissant par là, comme Arrighi le suggère, que nous assistons à une transition majeure vers l'affirmation de ce continent comme centre hégémonique du pouvoir global. D est effectivement peu probable que les États-Unis choisissent délibérément une telle option de manière tranquille et pacifique. Dans

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tous les cas, cela supposerait une réorientation radicale du capitalisme d'Asie orientale - dont certains signes sont déjà perceptibles (comme nous le verrons au chapitre 3) - qui devrait renoncer à sa dépendance envers le marché états-unien pour cultiver son propre marché intérieur asiatique. Le retrait progressif des investissements asiatiques aux États-Unis aurait des conséquences désastreuses. Mais la poursuite permanente de l'endettement est une façon bien dangereuse de maintenir en vie le consumérisme états-unien - sans parler du financement d'une guerre. S'il faut retenir une leçon de la crise de 1973-1975, c'est qu'à un certain point, la logique capitaliste revient à ses fondamentaux en se montrant incapable de poursuivre indéfiniment une stratégie du beurre et des canons. C'est dans ce contexte, que l'administration Bush se tourne vers la force militaire comme le seul pouvoir vraiment indiscutable qui lui reste. Le débat public présentant l'empire comme une option politique cherche manifestement à dissimuler sous une rhétorique de défense de la paix et de la liberté pour tous, le prélèvement d'un tribut sur le reste du monde. Le contrôle des ressources pétrolières offre un moyen commode de contrecarrer l'évolution du rapport de forces - tant économique que militaire - qui menace au sein de l'économie mondiale. La situation actuelle présente tous les signes annonciateurs d'une répétition du scénario de 1973 : l'Europe, le Japon, mais aussi l'Asie orientale et du Sud-Est (dont la Chine est désormais un élément crucial), sont largement dépendants, plus encore que les États-Unis, du pétrole du Golfe. Si les États-Unis réussissent à planifier le renversement de Châvez et de Saddam, à stabiliser ou à réformer un régime saoudien armé jusqu'aux dents, mais qui repose actuellement sur le terrain fragile d'un pouvoir autoritaire (menacé de façon imminente par l'islam radical) ; s'ils parviennent à progresser (comme cela semble possible) de l'Irak vers l'Iran, en consolidant leurs positions en Turquie et en Ouzbékistan comme point d'appui stratégique par rapport aux

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réserves pétrolières du bassin de la mer Caspienne (auxquelles les Chinois essaient désespérément d'obtenir un accès), alors ils pourraient, grâce à leur maîtrise du robinet pétrolier, espérer maintenir un contrôle efficace sur l'économie mondiale et assurer leur propre domination pour les cinquante prochaines années. Mais tout cela dépend largement, comme Friedman le souligne dans les passages cités au chapitre 1, de leur capacité à convaincre le monde qu'ils se comportent en leaders motivés par le développement du pouvoir collectif, qu'ils agissent en garants de l'accès de tous aux ressources pétrolières, et non en défenseurs d'intérêts étroitement égoïstes visant à assurer leur propre position aux dépens des autres. En somme, cela revient à choisir entre la domination par la contrainte et l'exercice du leadership par l'hégémonie. Le plus probable est qu'ils essaieront de masquer la première sous le vernis du second. Mais leur incapacité à recueillir un soutien international unanime pour l'invasion de l'Irak montre qu'une grande partie du monde se méfie des motivations des États-Unis. Les dangers de cette stratégie dans la région du Golfe sont immenses. La résistance sera impressionnante, non seulement en Europe et en Asie, mais aussi en Russie et en Chine. Les velléités de sanctionner l'invasion militaire US de l'Irak devant l'ONU, particulièrement du fait de la France, de la Russie et de la Chine (qui avaient accédé à l'exploitation du pétrole irakien durant les années 1990), illustre ce point Et la dynamique interne des luttes anti-américaines dans la région du Golfe est aussi imprévisible que complexe. Il est très probable qu'une région entière du globe, du Pakistan à l'Égypte, soit déstabilisée. La prétention démesurée de redessiner et de stabiliser, sous la houlette des États-Unis et de leurs alliés, toute la structure du pouvoir politique et de l'organisation territoriale d'une région - aussi arbitraire qu'ait été sa création par les Britanniques et les Français en marge du traité de Versailles - paraît trop excentrique pour être envisageable

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(même s'U semble, qu'au sein du gouvernement US, des stratèges le croient possible). C'est ici cependant que les États-Unis sont en position de jouer leur carte la plus importante - la domination militaire -, et de la jouer de manière coercitive si nécessaire. Nous connaissons parfaitement bien la stratégie politique dans ce domaine, grâce aux documents de planification militaire produits plus ou moins au cours de la dernière décennie. Elle consiste à maintenir coûte que coûte la suprématie militaire des États-Unis en décourageant - et résistant à - l'émergence de toute superpuissance rivale. La prolifération de toutes armes de destruction massive doit être évitée, les États-Unis étant prêts si nécessaire à utiliser préventivement la force pour atteindre un tel objectif. Durant les années Clinton, cela s'est traduit par la capacité de mener activement deux guerres régionales à la fois (en 1995, les exemples choisis pour les besoins de la planification avaient été fort éloquemment l'Irak et la Corée du Nord). Mais la doctrine Cheney-Wolfowitz, élaborée pour la première fois au cours des dernières années de l'administration Bush père, et consolidée dans le Projet pour le nouveau siècle américain (qui répète de façon instructive l'effort de Luce de déguiser la dimension territoriale de l'empire derrière le brouillard conceptuel du « siècle »), va encore plus loin. Les alliances permanentes (comme l'OTAN) doivent être abandonnées (car trop contraignantes) pour des coalitions ad hoc au cas par cas. Ainsi, les États-Unis ne seraient plus tenus par les vues de leurs alliés. Ils se réserveraient la possibilité d'agir seuls, avec une puissance de feu écrasante si nécessaire. Os revendiqueraient ouvertement le droit à des frappes préventives pour empêcher des agressions nucléaires, biologiques ou chimiques, pour protéger l'accès à des ressources naturelles stratégiques clés (comme le pétrole) et pour se prémunir d'attaques terroristes ou d'autres menaces (comme l'étranglement économique). Ce qui est si intéressant dans ces documents sur la stratégie de défense

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datant de 1991-1992, c'est de comprendre à quel point leurs prescriptions sont désormais suivies. Après une étude attentive de ceuxci, Armstrong peut ainsi conclure : « Le but de ce Plan est d'assurer le règne des États-Unis sur le monde. La thématique manifeste en est l'unilatéralisme, même s'il est question en dernière instance de domination. D encourage les États-Unis à maintenir leur supériorité militaire écrasante et à empêcher de nouveaux rivaux d'émerger, capables de les défier sur la scène internationale. D prône la domination tant sur les amis que sur les ennemis. Il ne dit pas que les États-Unis doivent être plus puissants, ou les plus puissants, mais qu'ils doivent détenir la puissance absolue29. » L'ironie de tout cela, comme le remarque encore Armstrong, c'est qu'ayant contribué à l'effondrement de l'Union soviétique, les États-Unis poursuivent désormais la politique même pour laquelle cet « empire du mal » avait été condamné et combattu. Les ÉtatsUnis doivent devenir, selon l'expression plaisante de Colin Powell, « la terreur du quartier ». Celui-ci a même poursuivi avec assurance, que le reste du monde l'accepterait volontiers dans la mesure où « l'on pouvait faire confiance » aux États-Unis « pour ne pas abuser de ce pouvoir ». Il y a un autre aspect ironique possible dans tout cela : si l'empire soviétique s'est vraiment écroulé en raison des sollicitations économiques excessives de la course aux armements, les États-Unis ne risquent-ils pas aussi, en poursuivant aveuglement la domination militaire, de déstabiliser les fondements économiques de leur propre puissance ? Les engagements militaires régionaux sont énormes et en constante augmentation. Les États-Unis dépensaient déjà quatre à cinq milliards de dollars par an pour patrouiller la région du Golfe avant que l'escalade militaire ne commence. Jusqu'en septembre 2003 seulement, l'administration Bush avait déjà requis presque 29. D. Armstrong, « Dick Cheney's Song of America: Drafting a Plan for Global Dominance », Harper's Magazine, 305, octobre 2002, pp. 76-83.

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soixante-quinze milliards de dollars pour la guerre. Selon des estimations plausibles, son coût total ne sera probablement pas inférieur à deux cents milliards de dollars, et cela à condition qu'il n'y ait pas de désastre inattendu, comme un éclatement de la région ou une longue guerre civile. Par ailleurs, les États-Unis planifient des dépenses militaires « normales » équivalentes à celles du reste du globe. Il faut prendre le danger de la surexpansion au sérieux, en particulier en raison des déficits budgétaires fédéraux qui occupent une place de plus en plus importante dans le paysage fiscal, et des crises budgétaires au niveau local et des États qui amputent déjà de façon considérable les prestations des services publics. Il n'est plus du tout garanti que la règle d'or qui a prévalu depuis Roosevelt - le coût des projets impériaux à l'étranger ne doit pas mettre en cause la croissance continue du consumérisme national - puisse être maintenue. Les États-Unis ne devront pas seulement sacrifier du sang précieux pour le pétrole et le maintien de leur hégémonie déclinante ; ils pourraient devoir y sacrifier aussi leur mode de vie. La logique capitaliste du pouvoir va réduire la logique territoriale qu'ils poursuivent actuellement en lambeaux.

Puissances hégémoniques régionales et rivales La structure régionale diadique de l'économie mondiale, avec l'Amérique du Nord à son sommet, n'est pas nécessairement une configuration stable. Les accords formels conclus au sein de l'Union Européenne semblent offrir la possibilité d'une économie européenne intégrée, au moins aussi grande et puissante que celle des États-Unis. Tout au moins, cela laisse présager la création d'une puissance hégémonique régionale et peut-être l'émergence d'un véritable rival pour les États-Unis30. La logique capitaliste au sein 30. Mittelman, The Globalization Syndrome, op. cit.

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de l'Union Européenne, bien que n'affichant pas des résultats spectaculaires, semble assez bien fonctionner. Les liens et les réseaux économiques prolifèrent et se consolident dans tout l'espace européen. La transition vers une monnaie unique a été conduite sans dégâts majeurs et la probabilité de voir l'euro défier le dollar comme monnaie de réserve, bien que faible, est néanmoins réelle (la proposition de Saddam Hussein de libeller ses ventes de pétrole en euros plutôt qu'en dollars est peut-être une autre raison importante pour laquelle les États-Unis sont favorables au changement de régime, plutôt qu'au désarmement de l'Irak). Cependant, l'Union Européenne est politiquement divisée et sa logique territoriale d'ensemble reste indéterminée. Les États-Unis disposent de toute une série de leviers qui leur permettent de diviser pour régner, et par conséquent d'entraver l'apparition d'une quelconque logique territoriale claire au niveau européen. Ils cherchent à empêcher l'émergence d'une « forteresse Europe » par une double stratégie : a) insister sur les règles néolibérales comme base des relations d'échange et des flux de capitaux (d'où l'importance de l'OMC) ; et b) maintenir certains leviers politiques et militaires qui leur permettent d'influencer la politique intérieure de l'Union Européenne. Cela suppose le développement de liens particuliers avec certains États européens sur une base bilatérale, plutôt qu'avec l'Europe dans son ensemble, et de nouer des alliances spécifiques (avec la Grande-Bretagne, l'Espagne et l'Italie, par exemple, ainsi qu'avec l'ensemble des pays du bloc de l'Est, centré sur la Pologne, qui est sur le point d'être intégré à l'Union). Bien que les États-Unis euxmêmes proposent désormais l'abandon des alliancesfixes,ils continuent de s'accrocher à l'OTAN - en dépit de son peu d'importance globale, compte tenu de la fin de la Guerre froide -, en partie parce que celle-ci maintient la planification et le développement militaires européens sous commandement US. Les États-Unis soutiennent notamment l'idée que l'Europe devrait développer sa propre force

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de déploiement militaire rapide, mais seulement à condition que celle-ci reste sous le commandement de l'OTAN. Le fait que l'OTAN ne corresponde pas à l'Union Européenne constitue à leurs yeux un atout particulier, dans la mesure où il rend plus difficile encore l'expression d'une logique territoriale par une force politique et militaire cohérente. Les divisions au sein de l'Union Européenne, principalement entre les pays pro-américains et ceux qui cherchent à affirmer une politique indépendante, sont aujourd'hui trop importantes pour imaginer une stratégie militaire et une politique étrangère communes. Dans un futur très proche, il n'est guère probable que l'Union Européenne dispose d'une base cohérente pour projeter sa propre « logique territoriale du pouvoir » sur le monde. Mais sur ce plan, les choses peuvent changer assez rapidement, en particulier si l'administration états-unienne continue de s'adresser à l'opinion publique européenne avec un tel mélange dévastateur de mépris et d'indifférence grossières. L'Union Européenne est certainement une puissance hégémonique régionale qui, pour le moment, ne peut potentiellement rivaliser avec les États-Unis que dans les domaines de la production et de la finance. Actuellement, le défi posé à l'Asie orientale et du Sud-Est par la domination états-unienne semble beaucoup plus sérieux. Les pouvoirs financier et productif ont continué à s'accumuler dans la région aux dépens de l'Amérique du Nord et, dans une moindre mesure, de l'Europe. Contrairement à cette dernière, la région donne peu de signes de la volonté de créer une structure de pouvoir politico-militaire formelle ; les relations entre États, de type plus capitalistes que territoriales, s'organisent en réseaux, plutôt qu'en entités formelles. Dans tous les cas, les États-Unis disposent actuellement d'un degré de contrôle politique et militaire sur les gouvernements du Japon, de Taiwan et, jusqu'à très récemment, de la Corée du Sud, qui rend difficile toute action politique indépendante de la part de ces pays.

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Par conséquent, alors qu'il semble peu probable qu'une logique territoriale cohérente du pouvoir se développe dans la région, la puissance de sa logique capitaliste paraît de plus en plus écrasante et potentiellement hégémonique sur l'économie mondiale, à mesure que le poids formidable de la Chine, et dans une moindre mesure de l'Inde, pèse de plus en plus dans la balance. Nous examinerons les conséquences économiques de ces évolutions au chapitre suivant, mais une question politique et militaire se fait jour d'emblée, dans la mesure où la Chine n'est pas dominée par les États-Unis comme le Japon, et qu'elle dispose de la capacité et, par moments semblet-il, de la volonté d'assumer un leadership territorial sur l'ensemble de la région. L'endiguement politique et militaire de la Chine est donc tout aussi essentiel au maintien de l'hégémonie états-unienne globale, qu'une politique visant à diviser pour régner en Europe. Et à ce niveau, comme nous l'avons noté au chapitre 1, le contrôle des réserves pétrolières du Moyen-Orient pourrait parfaitement servir les intérêts états-uniens, s'ils devaient se trouver dans la nécessité de contenir les ambitions géopolitiques chinoises. Dans l'ensemble, il faut cependant maintenir un équilibre précaire entre le maintien d'un degré suffisant d'ouverture du monde qui permette à la logique capitaliste de se développer relativement librement, et le maintien de logiques territoriales suffisamment stables et fermées pour empêcher l'émergence d'un défi majeur à la domination militaire et politique des États-Unis. Mais ce ne sont pas les seules configurations du pouvoir territorial que l'on puisse imaginer. Tandis que la stabilité relative des arrangements territoriaux milite contre la fluidité, des évolutions rapides dans la nature des alliances peuvent se faire jour - et se font jour. Lorsque, par exemple, au début 2003, la politique états-unienne par rapport à l'Irak suscita l'opposition de la France, de l'Allemagne et de la Russie, soutenues même par la Chine, il fut possible de discerner les vagues contours d'un bloc de pouvoir eurasiatique

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lequel, si l'on en croit une vieille prédiction de Halford Mackinder, pourrait aisément dominer géopolitiquement le monde. Que les États-Unis aient depuis longtemps redouté la création d'un tel bloc a été démontré par leur ferme réaction aux propositions d'ouvertures à l'Union soviétique, faites par De Gaulle dans les années 1960, ainsi qu'à l'« Ostpolitik » de Willy Brandt dans les années 1970. Et que les États-Unis aient encore beaucoup à craindre d'un tel rapprochement, c'est ce qu'exprime avec force Henry Kissinger, lorsqu'il fait remarquer que ce nouvel alignement présage un retour à une politique de rapports de force, typique du XIX siècle, ajoutant tristement que dans un tel cas, « il n'est pas évident que les États-Unis perdent la partie », tout en admettant la possibilité bien réelle qu'ils puissent effectivement la perdre31. Lefaitque l'administration Bush ait pu susciter une contre-alliance aussi redoutable en moins d'un an illustre la vitesse avec laquelle les réalignements géopolitiques peuvent s'opérer et combien des erreurs catastrophiques peuvent défaire rapidement le résultat d'années de patiente construction de dispositifs de protection diplomatiques et militaires. L'invasion de l'Irak par les États-Unis acquiert donc une signification beaucoup plus large. Non seulement, elle constitue une tentative de contrôler le robinet pétrolier mondial, et par là l'économie mondiale, grâce à la domination du Moyen-Orient, mais elle offre aussi aux ÉtatsUnis une tête de pont militaire efficace dans l'espace eurasiatique. En plus du développement de leurs alliances, de la Pologne aux Balkans, cette invasion leur confère une position géostratégique solide en Eurasie, les mettant au moins en position de perturber toute consolidation d'une puissance eurasiatique, laquelle pourrait en effet représenter le prochain pas de l'accumulation illimitée du pouvoir politique qui accompagne nécessairement l'accumulation également illimitée du capital. e

31. Cité dans P. Tyler, « Threats and Responses. News Analysis: A Deepening Fissure », New York Times. 6 mars 2003, p. 1.

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La fin de la Guerre froide laissait clairement entendre que de grands changements étaient en vue. Les logiques territoriales du pouvoir sont en pleine mutation, mais aucune direction ne s'en dégage clairement II est désormais évident que les logiques territoriales et capitalistes sont dans un état de forte tension. Avec Bush, la logique territoriale états-unienne est clairement apparue, ce qui explique que tout le débat actuel sur l'empire et le nouvel impérialisme soit à ce point centré sur les États-Unis. Or les rapports de forces qui travaillent la logique capitaliste semble pointer dans des directions assez différentes. La résultante de tout cela dépend très largement de la façon dont la logique capitaliste du pouvoir opère. Voilà la question que nous allons examiner au chapitre 3.

Le capital entravé La survie du capitalisme sur une si longue durée, en dépit de ses multiples crises et réorganisations, accompagnées de prédictions catastrophistes, de gauche comme de droite, sur sa faillite imminente, est un mystère qui requiert des éclaircissements. Dans son célèbre commentaire, selon lequel le capitalisme survit en produisant de l'espace, Lefebvre pour sa part pensait avoir trouvé la clé de cette énigme, mais il allait échouer malheureusement à expliquer exactement comment et pourquoi cela pouvait être le cas1. Certainement, autant Lénine que Luxemburg, bien que pour des raisons assez différentes et en recourant à des formes d'argumentation distinctes, ont considéré que l'impérialisme - une certaine forme de production et d'utilisation de l'espace global - était la réponse à cette énigme ; pourtant, dans les deux cas, cette solution n'étant pas illimitée, elle était donc grosse de ses propres contradictions finales. Ce fut dans ce contexte que, dans une série de publications initiées il y a plus de vingt ans, j'ai formulé la théorie de l'« aménagement spatial » (plus précisément spatio-temporel) des contradictions internes de l'accumulation du capital qui le prédisposent à la crise2. Le point nodal de cette thèse, théoriquement déduite d'une reformulation de la théorie de Marx de la chute tendancielle du taux de profit, repose sur la tendance chronique, inhérente au 1. H. Lefebvre, La Survie du capitalisme : la reproduction des rapports de production, 3e éd., Anthropos, Paris, 2002. 2. La plupart de ces essais des années 1970 et 1980 ont été republiés dans D. Harvey, Spaces of Capital: Towards a Critical Geography, Routledge, New York, 2001. La principale ligne d'argumentation se trouve aussi dans D. Harvey. The Limits to Capital, Basil Blackwell, Oxford, 1982, rééd. Verso, Londres, 1999.

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capitalisme, à produire des crises de suraccumulation3. De telles crises se manifestent typiquement par des surplus de capitaux (sous la forme de marchandises, d'argent ou de capacités de production) et de force de travail juxtaposés, sans qu'il n'y ait apparemment aucun moyen de les combiner avec profit pour accomplir des tâches socialement utiles. Le cas d'école, c'est la dépression mondiale des années 1930, lorsque l'utilisation des capacités de production est tombée à un niveau sans précédent, qu'un surplus de marchandises n'a plus pu être vendu, et que le chômage a atteint des records historiques. Son effet a été de dévaloriser, et dans certains cas même de détruire, les excédents de capitaux, ainsi que de plonger les excédents de forces de travail dans un état misérable. Vu que le manque d'opportunités d'investissements profitables réside au cœur d'une telle difficulté, le problème économique clé (en opposition aux problèmes social et politique) dépend du capital. Si l'on veut éviter la dévalorisation, il faut donc trouver des solutions profitables pour absorber les surplus de capitaux. L'expansion géographique et la réorganisation spatiale fournissent une telle option. Mais cette option ne peut pas être séparée de transferts dans le temps, au gré desquels des surplus de capitaux sont dirigés vers des projets à long terme qui prennent de nombreuses années à remettre en circulation leur valeur grâce aux activités productives qu'ils alimentent Comme l'expansion géographique justifie souvent des investissements dans des infrastructures physiques et sociales qui ont une longue durée de vie (les transports, les réseaux de communication, l'éducation et la recherche, par exemple), la production et la reconfiguration des relations spatiales fournissent un puissant moyen de freiner, sinon de résoudre, la tendance à la formation de crises au sein du capitalisme. Le gouvernement des États-Unis a tenté de répondre au problème de la suraccumulation dans les années 1930 3. Ma propre version de cet argument théorique est détaillée dans Harvey, Limits to Capital, chap. 6 et 7.

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en développant par exemple des projets de travaux publics tournés vers le futur, dans des zones jusqu'ici sous-développées, avec l'intention directe d'éponger les surplus de capital et de travail alors disponibles (ce fut dans le même esprit d'ailleurs, que les nazis construisirent des autoroutes pendant ces mêmes années). La logique capitaliste de l'impérialisme (contrairement à sa logique territoriale) doit selon moi être comprise dans ce contexte de recherche d'« aménagements spatio-temporels » du problème de l'excédent de capital (et c'est, je le répète, le surplus de capital plutôt que le surplus de travail qui doit être la première préoccupation de notre effort d'analyse). Dans le but de comprendre comment cela se passe, je dois d'abord décrire, bien qu'en des termes schématiques et très généraux, comment le capital circule dans l'espace et le temps pour créer sa propre géographie historique. Ce faisant, je m'efforcerai de garder fermement au centre de la discussion, la relation dialectique entre la politique de l'État et de l'empire d'une part, et les mouvements moléculaires de l'accumulation capitaliste dans l'espace et le temps d'autre part Je commencerai donc par quelques observations-tte base, sur l'importance de l'Etat en tant que cadre territorialisé au sein duquel les procès molécxilg|res d'accumulation du capital se déroulent

Pouvoirs d'État et accumulation du capital L'accumulation du capital, par le biais de l'échange marchand qui fixe les prix, se développe mieux dans le contexte de certaines structures institutionnelles : la loi, la propriété privée, le contrat et la sécurité de la forme argent Un État fort armé de pouvoirs de police et du monopole des moyens de violence peut garantir un tel cadre institutionnel et le conforter par différents arrangements constitutionnels. La formation de l'État mais aussi l'émergence

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de la constitutionnalité bourgeoise, ont été par là des éléments cruciaux de la géographie historique longue du capitalisme. Les capitalistes n'ont pas absolument besoin d'un tel cadre pour fonctionner, mais sans lui ils sont confrontés à de plus jjrands risques. Ils doivent se protéger dans des environnements qui peuvent ne pas reconnaître ou accepter leurs règles et manières de faire des affaires. Marchands et trafiquants peuvent survivre en établissant leurs propres codes d'honneur et d'action (comme le font encore largement les changeurs de monnaies des rues dans la plus grande partie Moyen-Orient). Ils développent des réseaux de confiance entre eux (en comptant parfois sur la famille - comme l'ont fait les Rothschild au XIX siècle - et le clan) et imposent leur propre violence (comme les marchands capitalistes l'ont fait souvent), parfois au sein du pouvoir d'État, parfois contre lui, afin de protéger leur propriété et leurs affaires de la menace de forces ou de pouvoirs étatiques antagoniques. Ils peuvent ressentir le besoin d'agir contre la loi de l'État, là où les pouvoirs étatiques sont soit hostiles (comme c'était le cas dans de nombreux anciens pays communistes) soit indifférents à leurs activités4. Ce mépris de la loi peut prendre des formes perverses, avec les mafias, les cartels de la drogue et leurs équivalents, même au cœur d'États procapitalistes forts. Dans d'autres cas, les capitalistes peuvent s'assurer des enclaves protégées pour eux-mêmes. Les chartes urbaines de l'Europe médiévale créaient des îlots de droit citoyen bourgeois au sein des relations féodales. Les comptoirs commerciaux des compagnies des Indes Orientales ou de l'Hudson Bay et les zones entrepreneuriales pour les investissements étrangers établies maintenant, notamment en Chine, en fournissent d'autres exemples. Les procès moléculaires d'accumulation du capital peuvent créer et e

4. Un exemple fascinant de cela peut être trouvé dans L. Zhang, Strangers in the City: Reconfiguration of Space, Power and Social Networks within China 's Floating Population, Stanford University Press, Stanford, 2001.

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créent effectivement leurs propres réseaux et cadres opérationnels dans l'espace, et ceci d'innombrables manières, tirant parti de liens claniques, diasporiques, religieux et ethniques, ainsi que de codes linguistiques, comme moyens de produire des réseaux spatiaux entremêlés d'activité capitaliste, indépendants des structures du pouvoir d'État Ceci dit, la condition de prédilection de l'économie capitaliste, c'est un État bourgeois au sein duquel les institutions de marché et les règles contractuelles (y compris celles relatives au travail) sont légalement garanties, et où les systèmes de régulation sont conçus pour contenir les conflits de classe et pour arbitrer les prétentions des différentes fractions du capital (par exemple, les intérêts marchands, financiers, manufacturiers, agraires et rentiers). Les politiques relatives à la garantie de l'offre de monnaie, au commerce extérieur et à la politique étrangère doivent aussi être structurées pour avantager la marche des affaires. Tous les États n'agissent pas de façon appropriée, bien entendu, et même lorsqu'ils le font, ils mettent en place une variété d'arrangements institutionnels qui peuvent produire des résultats assez différents. Cela dépend donc beaucoup de comment et par qui l'État a été constitué, et de ce que l'État a été et est capable ou prêt à faire pour soutenir ou pour entraver les procès d'accumulation du capital. L'État, comme nous le verrons au chapitre 4, a joué un rôle clé dans l'accumulation originelle ou primitive, usant de son pouvoir non seulement pour forcer l'adoption d'arrangements institutionnels capitalistes, mais aussi pour acquérir et privatiser des biens comme base de départ de l'accumulation capitaliste (l'appropriation des biens de l'Eglise durant la Réforme ou le clôturage des terres communes par l'action de l'État en Grande-Bretagne en sont des exemples évidents). Mais l'État joue aussi toutes sortes d'autres rôles influents (la taxation en est un). Les différences dans la formation et les modes d'action des États ont toujours été impor-

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tantes. L'État britannique, fortement influencé par les capitalistes marchands, a joué un rôle assez différent vis-à-vis de l'accumulation que l'État français, plus dominé par les intérêts fonciers. Les deux pays ont même produit des théories économiques passablement différentes pour expliquer et justifier leurs positions. Les Britanniques sont devenus des adeptes du mercantilisme de Munn, l'auteur d'England's Treasure by Foreign Trade, qui privilégiait l'accumulation de métaux précieux par le biais du commerce, tandis que les Français soutenaient la notion physiocratique selon laquelle toute richesse (valeur) découle de la terre, et que le commerce et l'industrie sont pour cela des formes secondaires et parasitaires de création de richesse. Le pouvoir d'État, lorsqu'il s'oppose à l'accumulation privée de richesses - comme cela a été longtemps, jusqu'à très récemment, le cas en Chine - peut maintenir un pays en arrière. Les États sociaux-démocrates ont typiquement cherché à contenir l'exploitation excessive de la force de travail en se plaçant eux-mêmes derrière les intérêts de classe du travail sans abolir le capital. Par ailleurs, l'État peut être un agent actif de l'accumulation capitaliste. Les États de l'Est et du Sud-Est asiatique (comme Singapour, Taïwan et la Corée du Sud) favorables au développement ont eux-mêmes affecté directement la dynamique de l'accumulation capitaliste par leurs actions (souvent en réprimant les aspirations du travail). Cependant, cette forme d'interventionnisme d'État a existé depuis longtemps. L'Allemagne de Bismarck et le Japon de la restauration Meiji sont parvenus à une position dominante comme terrains d'accumulation du capital, en partie à cause de la fonction de soutien, sinon de contrainte, du pouvoir d'État Et la tradition dirigiste en France (comme les politiques gaullistes des années 1960 en ont donné l'exemple) a conféré à l'accumulation une qualité particulière, distincte de celle de la Grande-Bretagne (comme chacun peut s'en rendre compte en parcourant le réseau ferroviaire). Et bien entendu, lorsqu'on en vient à des conflits rela-

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tifs à l'hégémonie, au colonialisme et aux politiques impériales, de même qu'aux aspects plus prosaïques des relations étrangères, l'État a longtemps été et continue à être l'agent fondamental de la dynamique du capitalisme global. Les États ne sont pas les seuls acteurs territoriaux de poids. Des ensembles d'États (des blocs de pouvoirs régionaux qui peuvent être mis informellement en réseau, comme en Asie orientale et du Sud-Est, ou plus formellement constitués, comme l'Union Européenne) ne peuvent pas être ignorés, pas plus que des entités subnationales comme les gouvernements régionaux (les États fédérés aux États-Unis) et des régions métropolitaines (Barcelone plus la Catalogne ou la baie de San Francisco). Le pouvoir politique, la gouvernance territorialisée et l'administration sont mis en place sur une variété d'échelles géographiques, et forment un ensemble hiérarchiquement ordonné d'environnements politiquement chargés, au sein desquels les procès moléculaires de l'accumulation capitaliste de déroulent. Il serait beaucoup trop restrictif de dépeindre l'évolution du ! capitalisme comme la simple expression de pouvoirs d'État au sein d'un système interétatique caractérisé par des luttes compétitives pour une position et l'hégémonie, comme cela tend à être le cas dans l'essentiel de la théorie des systèmes-monde. Ce serait aussi erroné, que de dépeindre l'évolution historico-géographique du capitalisme comme si elle n'était pas du tout affectée par les logiques territoriales du pouvoir. Ceci dit, Arrighi soulève une importante question : comment la relative fixité et la logique propre du pouvoir territorial s'articulent-elles avec la dynamique fluide de l'accumulation capitaliste dans l'espace et le temps5 ? Pour y répondre, il nous faut d'abord préciser comment les procès moléculaires d'accumulation du capital fonctionnent effectivement dans l'espace et le temps. Pour ce faire, je présumerai par commodité l'existence 5. Arrighi & Silver, Chaos and Gouvernance.... pp. 48-49.

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préalable d'un ensemble approprié et stable d'arrangements institutionnels garanti et facilité par le pouvoir d'État

La production d'une économie de l'espace Dans un certain nombre de publications antérieures, j'ai produit une théorie détaillée des modalités de l'émergence d'une économie spatiale à partir des procès de l'accumulation du capital6. Je ne reprends ici que les points saillants de cette argumentation sous une forme condensée. Les échanges de biens et services (y compris la force de travail) supposent presque toujours des changements de lieu. Ils définissent, dès le tout début, un ensemble de mouvements recoupés dans l'espace qui créent une géographie particulière de l'interaction humaine. Ces mouvements spatiaux sont contraints par la friction de la distance, raison pour laquelle les empreintes qu'ils laissent sur le sol témoignent invariablement des effets de ces frictions, suscitant le plus souvent un regroupement d'activités dans l'espace conçu pour minimiser ces frictions. La division territoriale et spatiale du travail (la différence entre la ville et la campagne étant évidemment l'une de ses formes les plus anciennes) découle de ces procès d'échange interactif dans l'espace. L'activité capitaliste. produit donc un développement géographique inégal, même en l'absence de d&fêrtticladifts'MOfel^pîuques du point de vue des • .-

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dotations de ressources et dés possibilités physiques qui ajoutent leur poids à la logiquè des différentiations et spécialisations régionales et spatiales. Mus par la compétition, les capitalistes individuels cherchent des avantages comparatifs au sein de cette structure spatiale, tendant ainsi à être conduits ou incités à se déplacer 6. Harvey, Limits to Capital... ; Spaces of Capital. ...The Urban Expérience. Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1989.

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vers ces localisations où, soit les coûts sont inférieurs, soit les taux de profits sont plus élevés. Du capital excédentaire à un endroit peut trouver à être employé ailleurs, là où des opportunités profitables n'ont pas encore été épuisées. Pour les capitalistes individuels, les avantages de localisation jouent un rôle similaire à ceux qui découlent d'avantages technologiques, et dans certains cas, les uns peuvent remplacer les autres. Dans une certaine mesure, cette ligne d'argumentation est parallèle à celle de la théorie classique de la localisation (comme elle a été développée dans les travaux de von Thiinen, d'Alfred Weber et de Losch, et synthétisée plus tard dans l'œuvre d'Isard7). La principale différence réside dans le fait que ces travaux s'efforçaient surtout d'identifier un équilibre spatial dans le paysage géographique de l'activité capitaliste, tandis qu'ici, les procès de l'accumulation du capital sont perçus comme perpétuellement en expansion et, par là, mettant en cause de façon permanente toute tendance à l'équilibre. De surcroît, la théorie classique de la localisation assumait une rationalité économique qui à peu à voir avec les comportements capitalistes effectifs. Par exemple, elle définissait ce qu'elle appelait « le rayon d'action spatial d'un bien » comme la distance radiale du point de production à partir de laquelle le prix du marché (mesuré comme le coût de production et de transport) excédait ce que les consommateurs étaient disposés ou en mesure de payer pour lui. Mais les biens ne se rendent pas eux-mêmes au marché, ce sont les commerçants qui les y mènent Le rôle historique des marchands capitalistes a consisté à mettre à l'épreuve constamment et à repousser les barrières spatiales (souvent bien au-delà de ce qui serait considéré comme « rationnel »), ainsi qu'à ouvrir de nouvelles modalités de mouvement et de nouveaux espaces au commerce. Confrontés par exemple avec des marchés locaux confinés et des coûts de transport élevés, les marchands 7. W. Isard, Location and the Space Economy, MIT Press, Cambridge Mass., 1956.

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médiévaux sont devenus des colporteurs qui vendaient leurs marchandises en se déplaçant sur de vastes espaces. Exactement de la même manière qu'un comportement compétitif soumet les économies capitalistes aux violentes secousses d'un dynamisme technologique perturbateur (lorsque les capitalistes individuels recherchent des avantages comparatifs en adoptant une technologie supérieure), il génère aussi un état de perpétuel mouvement et d'instabilité chronique dans la distribution spatiale des activités capitalistes, lorsque des capitalistes cherchent des localisations meilleures (c'est-à-dire moins chères). L'horizon géographique de la production, de l'échange, de la distribution et de la consommation capitalistes n'est jamais en équilibre. La compétition au sein d'un système spatial est cependant, comme les théoriciens néo-classiques de l'ordre spatial (Chamberlain, Hotelling et Losch) le reconnaissent à bon escient, une sorte de compétition monopolistiques?. Cette étrange forme hybride de compétition apparaît tout d'abord à cause des exclusives découlant de l'unicité d'une localisation. La localisation dans l'espace confère toujours un certain avantage monopolistique. La propriété privée du sol comporte dans son principe même un certain pouvoir de monopole : personne ne peut établir son usine là où la mienne est déjà implantée. Et si mon implantation comporte des avantages très particuliers, alors ces avantages n'appartiennent qu'à moi seul. Cela donne libre cours, dans une économie spatiale, à la préférence capitaliste pour le contrôle monopoliste sur la compétition ouverte. Bien que la théorie abstraite du capitalisme (y compris sa variante néolibérale) fasse toujours appel à l'idéal de la compétition, les capitaliçtes convoitent les pouvoirs de monopole. parce qu'ils confèrent 8. E. Chamberlain, The Theory of Monopolistic Compétition, Harvard University Press, Cambridge Mass.,1933. A. Lôsch, The Economies of Location, trad. de l'allemand par William H. Woglom, avec la collaboration de Wolfgang F. Stolper, Yale University Press, New Haven, 1954.

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la sécurité, la prévisibilité, et généralement une existence plus paisible. De plus, le produit final de la compétition, c'est le monopole ou l'oligopole, et plus la compétition est féroce, plus vite le système converge vers de tels résultats : en témoigne la formation rapide de situations d'oligopole ou de monopole dans de nombreux secteurs de l'économie (des compagnies aériennes et de l'énergie, aux médias et aux loisirs), durant ces trente dernières années d'hégémonie néolibérale sur la politique économique des pays du capitalisme central. Les capitalistes peuvent mettre en œuvre des stratégies spatiales, et ils ne s'en privent pas, pour créer et protéger des pouvoirs de monopole, où et quand ils en ont la possibilité. Le contrôle de localisations ou de complexes de ressources stratégiques clés représente une arme importante. Dans quelques cas, le pouvoir de monopole devient assez fort pour inhiber le dynamisme de la géographie du capitalisme, introduisant de fortes tendances à l'inertie à 1? StagT^tv™ ffp"eTr'Phifl"PR La tendance au dynamisme spatial, suscitée par la quête compétitive de profits, est contrée par la coalition de pouvoirs monopolistiques dans l'espace. Et c'est précisément de telles concentrations qu'émanent justement les pratiques impérialistes et les appels à une présence impériale dans le monde. Lénine et Hilferding avaient en cela raison de souligner les importantes connexions internes entre monopolisation et impérialisme. Les asymétries de l'échange décrites au chapitre 2 comme cruciales pour-coïiipi eiidrè la logique économique de l'impérialisme, découlent de la compétition monopolistique. Les inégalités qui en résûltént adoptent une expression spatiale et géographique spécifique, qui prend généralement la forme de concentrations de privilèges et de pouvoirs en certains lieux plutôt qu'en d'autres. Dans le passé, des coûts de transport élevés et d'autres obstacles au mouvement (tels les tarifs, les péages et les quotas) permettaient l'existence de nombreux monopoles locaux. Je mangeais de

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la nourriturejocale et buvais de la bière locale, parce que la friction importante résultant de la distoncenç.nie dormait pas d'autre choix. Des protections de ce type se dissipent cependant lorsque les coûts de transport diminuent et que les entraves politiques au commerce sont supprimées par des arrangements tels que l'OMC. Je mange des légumes de Californie à Paris et bois des bières importées du monde entier à Pittsburgh. Même les fabricants automobiles de Détroit, qui étaient considérés dans les années 1960 comme un exemple d'oligopole typique de ce que Baran et Sweezy définissaient comme le « capitalisme de monopole9 », ont été sérieusement concurrencés par les importations étrangères, en particulier japonaises. Pour cela, les capitalistes ont dû trouver d'autres moyens d'établir et de préserver leurs pouvoirs de monopole tant convoités. Les deux principales voies qu'ils ont suivies les ont amenés à une centralisation massive du capital, cherchant la domination par le pouvoir financier, les économies d'échelle et les positions sur le marché, de même que par une protection insatiable des avantages technologiques (toujours un substitut, comme je l'ai déjà indiqué, d'avantages de localisation), par des droits de patentes, des lois sur les brevets et des droits de propriété intellectuelle. Ce n'est pas par hasard que ces derniers ont été au centre d'une intense négociation au sein de l'OMC, qui a débouché sur les fameux ADPIC (Accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce). Tout ceci montre combien la capacité de déplacer dans l'espace des marchandises, des capacités de production, des gens et de l'argent est une chose importante. Les conditions qui prévalent dans les industries du transport et des communications sont ici décisives. Tout au long de l'histoire du capitalisme, les innovations technologiques dans ce domaine ont profondément altéré les conditions de 9. P. Baran et P. Sweezy, Le Capital monopoliste. Un essai sur la société industrielle américaine, trad. de l'anglais par Christos Passadéos, Maspero, Paris, 1970.

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la spatialité (la friction liée à la distance) et généré toutes sortes d'instabilités dans l'économie spatiale du capitalisme. Les raisons de la tendance à ce que Marx appelait « l'annihilation de l'espace par le temps » ont été exposées ailleurs, et je ne vois pas la nécessité de les répéter ici10. Mais ce que l'on peut en inférer théoriquement, et que l'expérience historico-gégraphique du capitalisme confirme, c'est une course incessante à la réduction, voire à l'élimination des barrières spatiales, couplée à des pressions tout aussi constantes à l'accélération de la rotation du capital. La réduction du coût et de la durée du mouvement s'est révélée une nécessité contraignante pour le mode de production capitaliste. La tendance à la « globalisation » est inhérente à cela, si bien que l'évolution de l'horizon géographique de l'activité capitaliste est mue sans répit par des rounds successifs de compression du temps et de l'espace. L'une des conséquences supplémentaires de ce processus, c'est la tendance permanente à la transformation de l'échelle géographique à laquelle l'activité capitaliste est définie. De même que l'arrivée du chemin de fer et du télégraphe, au 19e siècle,^complètement réorganisé réçhelle et la diversité des spécialisations régionales, mais aussi de l'urbanisation et de la « régionalité » plus en général, le plus récent round d'innovations (qui va du transport aérien aux containers, en passant par internet) a aussi changé l'échelle à laquelle l'activité économique est articuïie. Sans de telles impulsions, le changement d'échelle de la puissance hégémonique, qui a été relevé au chapitre 2, serait matériellement impossible et théoriquement incompréhensible. Des re-territorialisations politiques comme l'Union Européenne (dont l'époque des Lumières rêvait et que des penseurs utopiques comme Saint-Simon avaient activement proposées au début du 19e siècle) en deviennent non seulement plus praticables, mais de plus en plus nécessaires écono10. Voir Harvey, Limits ta Capital... ; The Condition of Postmodemity, Basil Blackwell, Oxford, 1989, pt. III.

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miquement II ne s'agit pas de dire, bien entendu, que ces tournants politiques sont simplement fonction de ces transformations matérielles dans les conditions spatiales ; les choses sont beaucoup plus compliquées. Mais des relations spatiales changeantes opèrent effectivement comme conditions nécessaires qui donnent forme aux réorganisations politiques que nous observons autour de nous. Comme nous le verrons sous peu, c'est là que réside le point d'intersection crucial entre les logiques territoriale et capitaliste du pouvoir. Les conditions spécifiques de l'industrie des transports et des communications illustrent un problème plus général. Les mouvements fluides au travers de l'espace peuvent être accompli seulement en fixant certaines infrastructures physiques dans l'espace. Voies ferrées, routes, aéroports, équipements portuaires, réseaux câblés, systèmes de fibres optiques, infrastructures électriques, conduites d'eau, systèmes d'égouts, pipelines, etc., représentent « du capital fixe encastré dans le sol » (par opposition à ces formes de capital fixe, comme les avions ou les machines, qui peuvent être déplacées). De telles infrastructures physiques absorbent une grande quantité de capital, dont le recouvrement dépend de l'utilisation in situ. Un capital investi dans une installation portuaire qui ne reçoit aucun bateau sera perdu. Tandis que le capital fixe investi dans le sol facilite la mobilité spatiale d'autres formes de capital et de travail, il exige que ces interactions dans l'espace respectent la structure géographique fixe de ces investissements pour que sa propre valeur puisse être réalisée. Par conséquent, le capital fixe encastré dans le sol - qui comprend les usines, les bureaux, les habitations, les hôpitaux et les écoles, autant que le capital immobilisé dans les infrastructures de transport et de communications - agit comme une puissante entrave aux transformations géographiques et à la relocalisation des activités capitalistes. A nouveau, des forces sont mises en évidence qui contribuent à l'inertie plutôt qu'au

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dynamisme géographique. Le capital prisonnier des infrastructures physiques de New York, de Londres ou de Tokyo-Yokohama est substantiel et, commeja brève interruption survende à New.York autour du 11 Septembre l'a montré si clairement, toute interruption des flux de capitaux en direction et au sein de tels_ç§jjtrgs_peut avoir des conséquences économiques catastrophiques. De plus, pour les capitalistes individuels, la forme particulière de ces investissements offre plus d'opportunités de s'emparer des privilèges monopolistiques liés à la localisation. Le promoteur qui contrôle seulement le terrain sur lequel un important nœud d'autoroutes est projeté peut faire un malheur en spéculant sur la valeur de celui-ci, de même que sur les investissements (tels qu'immeubles administratifs et hôtels) qu'il va développer en surface. Il devrait être évident, en raison de ce qui précède, que l'horizon géographique de l'activité capitaliste est travaillé par des contradictions et des tensions et qu'il est perpétuellement instable en raison de toutes sortes de pressions techniques et économiques qui opèrent sur lui. Les tensions entre compétition et monopole, entre concentration et dispersion, entre centralisation et décentralisation, entre fixité et mouvement, entre inertie et dynamisme, entre différentes échelles d'activité, découlent toutes des procès moléculaires d'accumulation illimitée du capital dans l'espace et le temps. Et ces tensions sont prisonnières de la logique générale expansionniste du système capitaliste pour laquelle l'accumulation sans fin du capital et la quête perpétuelle de profits dominent Quel est le bilan global de tout cela? Comme j'ai souvent eu l'occasion de le formuler dans le passé, le capitalisme cherche en permanence à créer un paysage géographique afin de faciliter sps,actÏYités eo.un temps donné, Seulèment pour le détruire et construire un paysage totalement différent en un temps ultérieur, ceci afin de répondre à une soif inextinguible ^'accumulation du capital qui n'a jamais de fin/Voflà Thistoire ïïe îa destruction créative, telle qu'elle est

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inscrite dans le paysage de la géographie historique réelle de l'accumulation capitaliste.

Logique politiqueAerritoriale contre logique capitaliste du pouvoir Les procès moléculaires d'accumulation du capital qui opèrent dans le temps et l'espace génèrent des révolutions passives dans la structure géographique de l'accumulation capitaliste. Mais les tensions et les contradictions que j'ai identifiées peuvent aussi produire des configurations géographiques qui gagnent en stabilité, au moins pour un temps. Je me référerai à ces configurations relativement stables comme à des « régions », soit des économies régionales qui jouissent d'un certain degré de cohérence structurelle dans les domaines de la production, de la distribution, de l'échange et de la consommation, au moins pour un temps. Les procès moléculaires concourent, si je puis dire, à la production de « régionalité ». Ce n'est certes pas une découverte originale, mais un domaine très familier pour de nombreux géographes historiens et économistes, ainsi que pour des historiens économistes comme Sydney Pollard, qui mettent en évidence le développement régional et le développement de régions comme une caractéristique fondamentale du développement économique de la Grande-Bretagne. Il y a une longue tradition dans la théorie économique, d'Alfred Marshall (avec son insistance sur les districts de production industrielle - qu'on désigne aujourd'hui comme « marshalliens ») à Paul Krugman (avec son intérêt pour les économies régionales « auto-organisées »), en passant par Perroux (avec son insistance sur les « pôles de croissance »), qui voit la production de l'organisation régionale tout à la fois comme une conséquence inévitable de l'accumulation capitaliste et comme une condition de base pour en comprendre

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la dynamique11. Des politologues comme Mittelman ont récemment souligné l'importance de l'organisation régionale, tant au niveau supranational que subnational, pour saisir la complexité des courants de traverse qui travaillent l'économie globale12. Les frontières de telles régions sont toujours floues et poreuses, bien que les flux complémentaires sur leur territoire produisent assez de cohérence structurée pour distinguer, d'une certaine façon, ces aires géographiques de toutes les autres au sein d'une économie nationale et au-delà. La cohérence structurée va généralement bien au-delà des purs échanges économiques, aussi fondamentaux qu'Us puissent être cependant, dans la mesure où elle englobe de façon caractéristique les attitudes, les valeurs culturelles, les croyances, voire même les affiliations religieuses et politiques, autant des capitalistes que de ceux qu'ils emploient La nécessité de produire et d'entretenir des biens collectifs requiert qu'un certain mode de gouvernance soit mis en place, et de préférence formalisé, comme des systèmes administratifs au sein de la région. Des alliances entre classes dominantes et classe hégémonique peuvent se former au sein de la région et conférer un certain caractère à l'activité politique, mais aussi économique. Elles doivent se préoccuper des biens publics et peuvent pour cela se trouver contraintes de s'engager dans leur fourniture. La formation des infrastructures physiques et sociales, autant pour soutenir l'activité économique, que pour assurer et promouvoir des valeurs culturelles et éducatives, ainsi que de nombreux autres aspects de la vie civique, renforce typiquement la cohérence de ce qui commence à émerger comme une entité régionale dans l'économie globale. Des formes d'échange et de compétition, mais aussi de spécialisation et de concentration sur des industries clés, des compromis tech11. P. Krugman, Development, Geography and Economie Theory, MIT Press, Cambridge Mass., 1995. 12. Mittelman, The Globalization Syndrome...

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nologiques ou des relations de travail et des compétences spécifiques, mettent lâchement en relation les économies régionales dans une espèce d'ensemble structuré de développement géographique inégal. Ce qu'il advient précisément de la dynamique interne et des relations extérieures dépend de la structure de classe qui se développe et des formes d'alliances de classe qui se nouent dans et autour des enjeux de gouvernance13. fc^vv Le point fondamental qu'il faut admettre cependant, c'est qu'une certaine logique territoriale du pouvoir - « régionalité » -, poreuse bien qu'identifiable, émane nécessairement et inévitablement des procès moléculaires d'accumulation du capital dans l'espace et le temps, et que la compétition et la spécialisation interrégionales au sein et autour de ces économies régionales devient par conséquent un aspect fondamental des modalités de fonctionnement du capitalisme. Cela nous amène donc à la question clé : comment cette « régionalité » en formation, déterminée par les processus moléculaires d'accumulation du capital qui opèrent dans l'espace et le temps, s'articule avec la logique territoriale du pouvoir, telle qu'elle est exprimée par les politiques étatiques et impériales ? La réponse, en première instance, c'est qu'elles n'ont rien à voir nécessairement l'une avec l'autre directement Pollard, par exemple, estime que les économies régionales qui ont joué un rôle véritablement clé dans la révolution industrielle britannique, au cours des dernières années du x v i i f siècle, ne dépassaient pas vingt miles (32,2 km) d'amplitude ; il s'agissait en réalité de petits îlots dans une beaucoup plus grande entité politique britannique, dont les frontières avaient été fixées au moins deux siècles auparavant14. Mais ces petits îlots ont généré des impulsions qui ont finalement mis en mouvement toute la nation. Au gré du temps et 13. Harvey, The Urban Expérience..., chap. 5. 14. S. Pollard, Essays on the Industrial Révolution in Britain, rassemblés par Colin Holmes, Ashgate Variorum, Aldershot, 2000, pp. 219-271.

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des changements des systèmes de transport et de communication, ces petits îlots ont crû en fusionnant avec des régions beaucoup plus vastes, qui comprennent par exemple Birmingham et l'ensemble des Midlands, Manchester et tout le sud du Lancashire, ainsi que la conurbation du Yorkshire occidental. Ces régions sont devenues si influentes que leurs politiques et leurs intérêts ont joué un rôle très important, sinon déterminant, sur l'orientation du gouvernement de la nation dans son ensemble. Elles ont même répandu leurs propres philosophies spécifiques, avec l'Ecole libreéchangiste de Manchester, menée par Cobden et Bright, qui a osé présenter ses intérêts particuliers comme ceux de la nation toute entière. Birmingham, personnifiée par la figure de « Radical Joe » Chamberlain, adoptera, comme nous le verrons, un point de vue assez différent. Il est néanmoins juste de dire que la politique de l'État britannique dans son ensemble a été dominée par des intérêts régionaux qui ne représentaient pas nécessairement ceux du reste du pays (la pauvre Ecosse a même rarement eu son mot à dire). L'axe qui va de .Londres, en passant par Birmingham et les Midlands, jusqu'aux conurbations du Lancashire et du Yorkshire, a dominé la politique britannique pendant pratiquement un siècle, et dispose toujours d'une emprise et d'un pouvoir énormes. Le même genre de remarques peuvent être faites à propos de toute l'Europe, et bien entendu, les régions et sections ont été historiquement d'une grande importance aux États-Unis, tandis que le pouvoir basculait du Nord-Est et du Middlewest vers le Sud, le SudOuest et la côte pacifique15. Le Delta de la Rivière des Perles et la bas Yangtze (Shanghai) regroupent des centres de pouvoir dynamiques qui dominent économiquement (mais pas nécessairement 15. A. Markusen, Régions: The Economies and Politics of Territory, Rowman & Littlefield, Totowa, NJ, 1987 ; Profit Cycles, Oligopoly and Régional Development, MIT Press, Cambridge, Mass., 1985 ; et S.-M. Li et W.-S. Tang, China's Régions, Polity and Economy: A Study of Spatial Transformation in the Post-Refomi Era, Chinese University Press, Hong Kong, 2000.

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politiquement) le reste du pays. Le contenant, c'est-à-dire l'État territorial, est en somme souvent capturé par certains intérêts ou coalitions d'intérêts régionaux qui dominent en son sein, jusqu'à ce que quelque autre région ne s'affirme pour s'y opposer, voire s'y substituer. Ces changements d'influence d'une région à l'autre, d'une échelle à l'autre, voilà précisément ce que les révolutions passives qui découlent des procès moléculaires d'accumulation continue du capital accomplissent. Mais le principe général est clair : la « régionalité » se cristallise selon sa propre logique, à partir des procès moléculaires d'accumulation du capital dans l'espace et le temps. Au moment venu, les régions ainsi constituées jouent un rôle crucial pour déterminer comment le corps politique de d'État dans son ensemble, défini exclusivement selon une logique territoriale déterminée, va se positionner lui-même. Mais l'État n'est ni innocent ni nécessairement passif par rapport à ces processus. Dès lors qu'il reconnaît l'importance de stimuler et de capturer les dynamiques régionales en tant que sources de son propre pouvoir, il peut chercher à les influencer par ses politiques et actions. Il peut faire cela accidentellement. Au XIX siècle, par exemple, les États ont construit des routes et des systèmes de communication, d'abord à des fins d'administration, de contrôle militaire et de protection du territoire dans son ensemble. Mais une fois construites, ces infrastructures ont mis à disposition des voies qui facilitaient grandement les flux de marchandises, de travail et de capital. Dans de nombreux cas, ces investissements ont été conçus avec cette double préoccupation. Haussmann a-t-il construit les nouveaux boulevards de Paris après 1853, d'abord afin de contrôler militairement une population rétive, ou en tant que moyen de rendre plus aisée la circulation du capital sur le territoire d'une ville corsetée par un réseau médiéval de rues et de ruelles16 ? Ceci fait encore l'objet de controverses. Par ailleurs, ce qui n'est e

16. D. Harvey, Paris, Capital of Modemity, Routledge, New York, 2003.

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pas sans intérêt, alors que le système d'autoroutes inter-États des États-Unis a été construit presque certainement pour des raisons économiques d'abord, sa légitimité a été défendue auprès du public au nom de la sécurité nationale et de la défense. L'État peut cependant aussi user de ses pouvoirs pour orchestrer des différenciations et des dynamiques régionales, et cela non seulement parce qu'il maîtrise les investissements d'infrastructure (particulièrement dans les transports et communications, l'éducation et la recherche), mais aussi parce qu'il impose des lois de planification et des appareils administratifs. Ses compétences pour mener à bien la réforme des institutions fondamentales nécessaires à l'accumulation du capital peuvent aussi avoir de profonds effets (tant positifs que négatifs). Lorsque, par exemple, les banques locales ont été remplacées par des établissements nationaux en Angleterre et en France, au XIX siècle, la libre circulation du capital argent dans tout l'espace national a modifié les dynamiques régionales. Plus récemment, l'abolition des lois restrictives sur les banques locales aux États-Unis, suivie d'une vague de prises de contrôle et de fusions de banques régionales, a éloigné le climat d'investissement de l'ensemble du pays de la sphère locale et favorisé la formation de configurations régionales plus ouvertes et fluides. Comme Singapour en est, dans une certaine mesure, l'exemple le plus frappant, un État politique peut de facto entreprendre la construction d'une économie régionale effective et dynamique en son sein en capturant systématiquement à l'intérieur de ses frontières les procès d'accumulation moléculaire du capital dans l'espace et le temps. Ainsi, comme ceci est désormais bien établi, un climat d'affaires attractif a bien des chances de se comporter comme un aimant pour les flux de capitaux, raison pour laquelle les États changent de politique afin d'augmenter leurs propres pouvoirs en développant des sanctuaires pour les investisseurs de capitaux. En faisant cela, ils mettent comme e

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toujours à profit les pouvoirs de monopole inhérents à l'espace pour tenter d'offrir des privilèges de monopole à quiconque peut en tirer parti. Il nous faut encore traiter un dernier problème : que se passe-t-il lorsque les procès moléculaires de construction régionale débordent les frontières de l'État politique ou, pour certaines raisons, requièrent un débouché au-delà de ses frontières ? D existe bien sûr quelques cas fascinants d'économies régionales qui chevauchent les frontières nationales - El Paso et Ciudad Juarez, ou Détroit et Windsor en sont des exemples intéressants. Et la formation de structures administratives supra-étatiques comme l'Union Européenne, voire même seulement la formation d'un marché commun comme l'ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) ou le MERCOSUR (marché commun des pays du Cône sud de l'Amérique latine), peuvent être perçus comme des solutions à ce problème. Mais qu'arrive-t-il aux capitaux excédentaires générés dans des économies régionales subnationales, lorsqu'ils ne peuvent trouver nulle part un emploi profitable dans le cadre d'un État ? Voilà le véritable enjeu clé. C'est bien entendu le cœur du problème qui suscite des pressions en faveur de pratiques impérialistes dans le système inter-États. Le corollaire évident de tout cela, c'est que des conflits géopolitiques doivent presque nécessairement émaner du procès moléculaire d'accumulation du capital, indépendamment de ce que les pouvoirs d'État pensent de leur cause, que ces mouvements moléculaires (en particulier du capital financier) peuvent facilement miner les pouvoirs d'État et que, dans le capitalisme avancé, l'État politique doit consacrer beaucoup d'efforts et d'attention pour parvenir à maîtriser ces flux moléculaires à son avantage, autant à l'intérieur que vers l'extérieur. Et sur le front extérieur, il prêtera typiquement une grande attention aux asymétries qui découlent toujours des échanges dans l'espace et tentera de jouer la carte du

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contrôle monopolistique aussi fortement que possible. En somme, il s'engagera nécessairement dans la lutte géopolitique et fera appel à des pratiques impérialistes lorsqu'elles sont à sa portée. Nous allons voir maintenant plus concrètement comment tout cela fonctionne.

Les circuits du capital L'analyse qui précède de la dynamique spatio-temporelle, bien qu'elle accorde l'attention requise aux contradictions et aux instabilités générales, ignore la tendance permanente du capitalisme à produire des crises de suraccumulation. Nous devons maintenant examiner de plus près comment les processus généraux de production de l'espace se trouvent pris dans les processus de formation et de sortie de crise. Comme il sera utile de se référer à des exemples empiriques par la suite, je propose d'accepter la démonstration empirique avancée par Brenner, sélôfi lequel un problème chronique et permanent de suraccûmulatioïTaffecte l'ensemble du capitalisme depuis les années 1970". Cela posera le décor pour interpréter là volatilité du capitalisme international depuis lors comme une série d'aménagements spatio-temporels qui ne sont pas parvenus, même dans le moyen terme, à répondre aux problèmes de suraccumulation. L'idée de base de l'aménagement spatio-temporel est assez simple. La suraccumulation dans un système territorial donné entraîne une situation de surplus de travail (croissance du chômage) et de surplus de capital (perçu comme un engorgement du marché par des marchandises qui ne peuvent être écoulées sans perte, comme des capacités de production inemployées et/ou des surplus de capital argent manquant d'opportunités d'investissement 17. Brenner, The Boom and the Bubble...

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productif et profitable). De tels surplus peuvent être potentiellement absorbés par (a) un transfert dans le temps au moyen d'investissements à long terme dans des biens capitaux ou des dépenses sociales (comme l'éducation et la recherche) qui reportent dans le futur la remise en circulation de ces valeurs capitalisées, (b) des transferts dans l'espace par la mise à jour de nouveaux marchés, de nouvelles capacités de production, ainsi que de nouvelles ressources et possibilités sociales ou de travail ailleurs, ou (c) une quelconque combinaison de (a) et (b). Le cas le plus intéressant c'est la combinaison de (a) et (b), mais je m'occuperai d'abord de la version seulement temporelle, illustrée par la Figure 1. Des flux de capital sont détournés du domaine de la production et de la consommation immédiates (le circuit primaire) et redirigés, soit vers un circuit secondaire de formation du capitalfixeet d'un fond de consommation, soit vers un circuit tertiaire de dépenses sociales et de recherche et développement Les circuits secondaire et tertiaire absorbent le capital excédentaire dans des investissements de longue durée. Dans le circuit secondaire du capital, les flux se divisent entre le capitalfixepour la production (usines et équipements, centrales de production énergétique, liaisons ferroviaires, ports, etc.) et la création d'un fond de consommation (logement par exemple). Des usages conjoints sont souvent possibles (les autoroutes peuvent être utilisées autant pour des activités de production que de consommation). Une partie du capital qui afflue dans le circuit secondaire est encastrée dans le sol et constitue une banque d'actifs physiques sur place - un environnement construit pour la production et la consommation (parcs industriels, ports et aéroports, réseaux de transports et de communications, systèmes d'eau et d'égouts, logements, hôpitaux, écoles, etc.). Ces investissements incarnent typiquement le cœur physique de tout ce qu'une région représente. Ds jouent en somme un rôle fondamental dans la production de la « régionalité ». Ds

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Transferts

Dépensas seciales (éducation, santé, assurances sociales, idéologie, police, c.)

Fig. 1. Les circuits de la circulation du capital

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représentent certainement bien plus qu'un secteur mineur de l'économie. Ils peuvent absorber et ils absorbent des quantités massives de capital et de travail, en particulier, comme nous le verrons, dans des conditions d'expansion géographique. Les flux dans le circuit tertiaire du capital - défini comme des investissements à long terme dans les infrastructures sociales - se divisent de la même façon entre investissements, par exemple, dans la recherche et développement ou la formation de compétences, qui retournent directement à la production, et d'autres qui visent à améliorer la condition sociale de la population (notamment par le biais de l'éducation et de la santé). Dans les pays capitalistes avancés, cette dernière catégorie (par exemple, le budget de la santé) absorbe souvent d'énormes quantités de capitaux. Une fraction de ces investissements peut aussi être considérée comme effectivement immobile sur le plan géographique. Un système d'éducation, par exemple, parait difficile à déplacer, dès lors qu'il est organisé administrativement et financièrement dans un espace donné. Des surplus générés au présent peuvent être et sont absorbés dans les circuits secondaire et tertiaire du capital. Ces investissements peuvent être productifs à long terme, s'ils contribuent à la rentabilité future du capital. Cela se produit, si une force de travail plus éduquée, des investissements dans la recherche et développement, ou un système de transport et de communications plus efficace facilitent la poursuite de l'accumulation du capital. Si c'est le cas, le capital suraccumulé finit par refluer vers le circuit primaire du capital, bien qu'il puisse prendre de nombreuses années pour le faire, et dès lors, un nouveau round d'investissements dans des infrastructures physiques et sociales peut être requis. Des investissements de ce type offrent une solution, au moins pour un temps, au problème de la suraccumulation. Mais un surinvestissement dans les circuits secondaire et tertiaire peut aussi arriver, auquel cas il y aura des excédents de logements, d'espaces de bureaux,

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d'équipements industriels et portuaires, de même que des capacités excédentaires dans le système d'éducation, par exemple. Dans ce cas, des actifs finiront par être dévalorisés même dans les circuits secondaire et tertiaire. La suraccumulation dans les circuits secondaire et tertiaire agit souvent comme un déclencheur de crises plus générales. L'importance de ce facteur est beaucoup trop souvent négligée dans les présentations générales de la dynamique de l'accumulation capitaliste (Brenner, entre autres, l'ignore). Par exemple, le point de départ de la crise de 1973-1975 a consisté dans un effondrement des marchés immobiliers à l'échelle mondiale, suivi peu après par la faillite virtuelle de la ville de New York ; le début de la stagnation de dix ans dans les années 1990 au Japon, a été marqué par l'éclatement de la bulle spéculative sur le foncier, le domaine bâti et d'autres valeurs d'actifs, mettant en danger l'ensemble du système bancaire (il est intéressant de constater que le gouvernement japonais a cherché à contrebalancer cela à plusieurs reprises par des dépenses massives de l'État dans les travaux publics) ; le commencement de la débâcle asiatique de 1997 s'est signalée par l'éclatement de bulles sur les marchés immobiliers de Thaïlande et d'Indonésie ; et le principal support des économies US et britannique après le démarrage d'une récession généralisée dans tous les autres secteurs, à compter de la mi-2001, a résidé dans la vigueur spéculative durable des marchés foncier, immobilier et de la construction. Par un curieux retour de manivelle, nous constatons que quelque 20 % de la croissance du PIB des États-Unis en 2002 ont pu être attribués au refinancement de leur dette hypothécaire par les consommateurs sur la base de la valeur majorée de leur maison et à l'utilisation de l'argent supplémentaire ainsi acquis à des fins de consommation immédiate (réabsorbant en réalité le capital excédentaire dans le circuit primaire). Les consommateurs britanniques ont emprunté 19 milliards de dollars au cours du seul

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troisième trimestre 2002 sur la valeur de leurs biens hypothéqués pour financer leur consommation. Ce qui pourrait arriver dans l'hypothèse et au moment où une telle bulle immobilière viendrait à éclater est un sérieux motif d'inquiétude18. Nous devons aussi considérer l'impact possible du vaste programme de travaux publics que le gouvernement chinois est en train d'envisager, comme un moyen envisageable de trouver un débouché partiel à la suraccumulation globale dans le futur proche 0e système d'autoroutes inter-Etats, ainsi que l'ensemble des travaux induits par le développement des périphéries urbaines du Sud et de l'Ouest des États-Unis ont aidé à absorber le surplus de capital, exactement de la même manière, dans les années 1950 et 1960). Mais tout ceci dépend du rôle de médiation crucial des institutions financières et/ou étatiques pour aiguiller les flux de capitaux dans les trois circuits du capital. Le capital excédentaire dans le vêtement et la chaussure ne peut pas être converti directement en aéroports ou en instituts de recherche. Les institutions étatiques et financières disposent du pouvoir clé de générer et d'offrir du crédit En effet ils créent une quantité de ce qu'on pourrait appeler du « capitalfictif» (papiers valeurs ou billets à ordre qui n'ont pas de support matériel, mais qui peuvent être utilisés comme monnaie)19. Supposons qu'ils créent du capital fictif équivalent grossièrement au capital excédentaire bloqué dans la production de vêtements et de chaussures, et qu'ils l'aiguillent vers des projets d'avenir, disons dans la construction d'autoroutes ou l'éducation, revigorant par-là l'économie (augmentant y compris peut-être la demande de vêtements et de chaussures de la part des enseignants et des travailleurs de la construction). Si les dépenses dans les domaines 18. C. de Acule, « Keeping a Wary Eye on the Housing Boom », International Herald Tribune, 23 janvier 2003, p. 11. 19. J'ai discuté la catégorie de « capital fictif » chez Marx dans Harvey, Limits to Capital..., chap. 10. Voir aussi S. Strange, MadMoney: When Markets Outgrow Govemments, University of Michigan Press, Ann Arbor, 1998.

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de l'environnement bâti ou des améliorations sociales se révèlent productives (c'est-à-dire qu'elles facilitent des formes plus efficaces d'accumulation du capital dans l'avenir), alors les valeurs fictives sont rachetées (soit directement par le paiement de la dette, soit indirectement, notamment sous forme de rentrées fiscales supérieures pour réduire la dette publique). La théorie des dépenses publiques productives, qui se paient elles-mêmes par une croissance et des rentrées fiscales supérieures, a été fréquemment mise en pratique, comme ce fut le cas avec la réhabilitation de Paris sous le Second Empire20. Mais cette théorie ne marche pas toujours, et un surinvestissement dans l'environnement bâti ou les dépenses sociales peut conduire à des dévalorisations de ces actifs ou à des difficultés pour rembourser les dettes publiques. Par exemple, durant les années 1960, aux États-Unis, on croyait que des dépenses massives d'éducation seraient rentables dans le long terme et créeraient une nouvelle base pour l'accumulation future. Ce pronostic fut largement invalidé, et la crisefiscalede l'État états-unien (y compris celle de la ville de New York) qui allait mûrir dans les années 1970, fut partiellement due à un surinvestissement dans la production d'infrastructures physiques et sociales de ce type (le coût de la guerre du Vietnam représentant l'autre volet du problème). Même dans le cas d'un effondrement fiscal, de tels investissements peuvent s'avérer somme toute d'une valeur inestimable, dans la mesure où nombre d'entre eux restent en place en tant que valeurs d'usage physiques. Du capital excédentaire provenant largement des États-Unis (de Baltimore, en particulier) a participé à la construction d'une grande partie du réseau de métro londonien au début du XXe siècle, lequel tomba rapidement en faillite, mais laissa les tunnels en place pour le besoin des générations suivantes. Dans ce domaine, un exemple classique est offert par la société immobilière Olympia & York, qui afaitfortune en achetant 20. Harvey, Paris, Capital of Modemity, op. cit.

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des propriétés en faillite à des prix cassés pour les transformer ensuite en affaires rentables. Olympia & York échouera lorsqu'elle lancera son propre projet de Canary Wharf [grand complexe immobilier d'affaires à Londres] et fut mise en faillite par les banques en raison de son incapacité à obtenir un taux de profit adéquat Les banques feront baisser la valeur de cette propriété pour la vendre à des investisseurs qui semblent s'en être très bien sortis depuis avec ce projet (Olympia & York, saisissant cette opportunité, est devenue partie prenante du consortium qui a racheté ce bien à un prix plus bas !). Comme Marx l'avait pressenti, la première vague d'investisseurs fait fréquemment faillite dans de telles entreprises, laissant les affaires profitables à ceux qui rachètent ces actifs dévalués à des prix cassés. La dévalorisation d^actifs, particulièrement dans le circuit secondaire du capital, peut par là jouer un rôle important dans l'établissement d'une nouvelle base pour l'accumulation du capital. -^«ïstow^—

L'aménagement spatio-temporel Le terme « aménagement » (fix) a un double sens dans mon propos. Une certaine part du capital total est littéralement aménagée dans et sur le sol, sous forme physique, pour une période de temps relativement longue (qui dépend de son espérance de vie économique et physique). Quelques dépenses sociales (comme l'éducation publique et le système de santé) deviennent aussi territorialisées et géographiquement immobiles en raison des engagements de l'État D'autre part, l'aménagement spatio-temporel est une métaphore pour un type particulier de solution aux crises capitalistes qui joue sur le report dans le temps et sur l'expansion géographique. Mais alors, selon quelles modalités et à quels moments ces deux significations, matérielle et métaphorique, entrent-elles en conflit ?

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La production d'espace, l'organisation de divisions territoriales du travail totalement originales, la mise à jour de complexes de ressources nouveaux et meilleur marché, de nouvelles régions comme espaces dynamiques d'accumulation du capital, et la pénétration de formations sociales préexistantes par les relations sociales et les arrangements institutionnels capitalistes (comme les règles de contrat et la propriété privée) fournissent d'importants moyens pour absorber des surplus de capital et de travail. De telles expansions géographiques, réorganisations et reconstructions menacent cependant souvent les valeurs déjà mises en place (encastrées dans le sol) mais non encore amorties. Cette contradiction est inévitable, et sujette à une répétition sans fin, dans la mesure où afin de fonctionner effectivement, de nouvelles régions requièrent aussi du capital fixe pour des infrastructures physiques et des environnements bâtis. Les grandes quantités de capital immobilisées sur place constituent une entrave à la possibilité de réaliser un aménagement spatial ailleurs. Considérons les actifs qui constituent la ville de New York : leur valeur n'était pas et n'est pas négligeable, si bien que la menace de leur dévalorisation en 1975 (et de nouveau en 2003) a été (est) clairement perçue comme une menace majeure, non seulement pour cette ville, mais pour tout l'avenir du capitalisme. Si le capital s'en va effectivement, il laisse dans son sillage une traînée de dévastations et de dévalorisations ; les désindustrialisations dont les régions du cœur du monde capitaliste ont fait l'expérience (comme Pittsburgh, Sheffield ou la Ruhr), comme de nombreux autres sites du globe (notamment Bombay), dans les années 1970 et 1980, sont des cas d'école. Par ailleurs, si le capital ne s'en va pas ou qu'il ne le peut pas, alors le capital surévalué est exposé à une dévalorisation directe par l'irruption d'une récession déflationniste ou d'une dépression. Des contradictions surgissent cependant dans la dynamique des transformations spatio-temporelles. Si les surplus de capital et

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de force de travail se manifestent dans un territoire donné (comme un Etat nation ou une région) et ne peuvent pas être absorbés à l'intérieur de celui-ci (soit par des ajustements géographiques soit par des dépenses sociales), ils doivent alors être envoyés ailleurs afin de trouver un terrain vierge pour leur réalisation profitable, s'ils ne sont pas dévalorisés. Ceci peut se passer de nombreuses façons. Des marchés pour des surplus de marchandises peuvent être trouvés ailleurs. Mais les territoires vers lesquels ces surplus sont expédiés doivent disposer de moyens de paiement, comme des réserves d'or ou de devises (par exemple, des dollars) ou des marchandises commercialisables. Des surplus de marchandises sont exportés et des fonds ou des marchandises sont importés. Le problème de la suraccumulation est atténué seulement dans le court terme (le surplus de marchandises est seulement transformé en argent ou en différentes formes de marchandises, de telle sorte que si ces dernières sont, comme c'est souvent le cas, des matières premières ou d'autres intrants moins chers, elles peuvent susciter de nouvelles opportunités de profits). Si le territoire ne dispose pas de réserves ou de marchandises à échanger, il doit soit les trouver (comme la Grande-Bretagne a forcé l'Inde à le faire au XIX siècle en initiant un commerce de l'opium avec la Chine et en extrayant ainsi l'argent chinois au moyen de l'opium cultivé en Inde), soit recevoir des crédits ou de l'aide. Dans ce dernier cas, un territoire étranger reçoit en prêt ou en don l'argent nécessaire pour l'achat de surplus de marchandises générés chez soi. Les Britanniques ont fait cela avec l'Argentine au XIX siècle ; de même, les surplus commerciaux du Japon, durant les années 1990, ont été largement absorbés en prêtant aux ÉtatsUnis de quoi soutenir leur soif de consommation de produits japonais (mais les États-Unis avaient dans ce cas l'avantage aussi d'imprimer le dollar, comme moyen de paiement, disposant donc des droits de seigneuriage ; s'ils le souhaitaient, ils pouvaient e

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ainsi réguler la valeur internationale du dollar de façon à payer les Japonais en monnaie dévaluée). L'une des tactiques de l'industrie d'armements des États-Unis consiste à amener le gouvernement, pour des raison de « sécurité », à prêter à un gouvernement étranger (tout récemment à la Pologne) pour acheter des équipements militaires made in USA. Des transactions marchandes ou de crédit de ce type peuvent atténuer les problèmes de suraccumulation dans le cadre d'un territoire donné, au moins à court terme. Elles fonctionnent bien dans des conditions de développement géographique inégal, où les surplus disponibles dans un territoire correspondent à des pénuries ailleurs. Pourtant, le fait de recourir au système de crédit rend en même temps les territoires vulnérables aux flux de capitaux spéculatifs et fictifs qui peuvent tout à la fois stimuler et miner le développement capitaliste, voire même, comme durant ces dernières années, être utilisés pour leur imposer des dévalorisations sauvages. L'endettement territorial est devenu de plus en plus partie d'un problème global, dès 1980 environ, et bon nombre des pays les plus pauvres (et même quelques puissances majeures, comme la Russie en 1998 et l'Argentine en 2001) se sont trouvés dans l'impossibilité de payer le service de leurs dettes, menaçant de faire défaut Pour faire face à cette difficulté, une organisation permanente de dix-neuf pays créanciers, connue comme le Club de Paris, a été créée afin d'établir des règles pour le rééchelonnement de la dette des pays incapables d'honorer leurs créances. Depuis 2000, quelque trente-sept pays ont été contraints de suivre ce chemin, tandis que la pression croissait sur le Club de Paris pour annuler entièrement la dette de quelques pays parmi les plus pauvres. Ce que Cheryl Payer appelle « la trappe de la dette » doit être envisagé cependant comme un processus d'assujettissement des pays, même les plus pauvres, au système de circulation du capital afin de les tenir à disposition comme « siphons » pour les capitaux excé-

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dentaires dont ils sont jugés redevables21. C'est le pays débiteur qui doit compenser toute dévalorisation du capital, tandis que le pays créancier est protégé de celle-ci. Les ressources des pays débiteurs peuvent alors être aisément pillées, conformément aux règles draconiennes du remboursement de la dette. L'exportation du capital, particulièrement lorsqu'elle se double de l'exportation de la force de travail, agit de façon assez différente et déploie typiquement des effets à plus long terme. Dans ce cas, les surplus de capital et de travail sont envoyés ailleurs pour mettre en marche l'accumulation du capital dans un nouvel espace régional. Les surplus de capital et de travail britanniques générés au XIX siècle ont trouvé leur chemin vers les États-Unis et les colonies de peuplement, comme l'Afrique du Sud, l'Australie et le Canada, créant de nouveaux centres d'accumulation dynamiques dans ces territoires qui ont suscité une demande de biens de Grande-Bretagne. Dans la période récente, l'aide extérieure des États-Unis a presque toujours été liée à l'achat de biens et services US, fonctionnant ainsi comme un soutien de fait à l'économie du récipiendiaire. Comme cela peut prendre des années pour que le capitalisme mûrisse dans ces nouveaux territoires (pour autant qu'il y mûrisse), au point qu'ils commencent eux aussi à produire une suraccumulation de capital, le pays à l'origine de ce processus peut espérer en bénéficier pendant un laps de temps non négligeable. Cela est particulièrement vrai, lorsque les biens importés d'ailleurs sont encastrés en tant que capitalfixedans le sol. Des investissements de portefeuille peuvent soutenir la construction de chemins de fer, d'autoroutes, de ports, de barrages, ainsi que d'autres infrastructures requises pour fonder une solide accumulation du capital dans le futur. Mais le taux de rendement de ces investissements à long terme dans l'environnement bâti dépend finalement du développement d'une e

21. C. Payer, The Debt Trap : The IMF and the Third World, Monthly Review Press, New York, 1974.

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forte dynamique d'accumulation dans le pays destinataire (si le taux de profit sur le capital avancé n'est pas garanti, comme c'est souvent le cas, par l'État destinataire). La Grande-Bretagne a prêté à l'Argentine de cette façon durant la dernière partie du XIX siècle. Les États-Unis, avec le Plan Marshall pour l'Europe (pour l'Allemagne en particulier) et le Japon, ont clairement vu que leur propre sécurité économique (en laissant de côté l'aspect militaire de la Guerre froide) reposait sur la revitalisation délibérée de l'activité capitaliste dans ces espaces. Des contradictions surgissent, comme ce dernier exemple l'illustre à satiété, dans la mesure où ces nouveaux espaces dynamiques d'accumulation génèrent finalement des surplus et cherchent les moyens de les résorber par des expansions géographiques. Le Japon et l'Allemagne sont devenus de sérieux concurrents du capital états-unien, et ceci dès la fin des années 1960, tout comme le capital états-unien avait subjugué le capital britannique (et contribué à abattre son Empire) dans le courant du XXe siècle. Il est toujours intéressant de relever le moment à partir duquel un puissant développement interne débouche sur la quête d'un aménagement spatial. Au Japon, cela s'est produit au cours des années 1960, premièrement par le commerce, puis par l'exportation de capital sous forme d'investissements directs, d'abord vers l'Union Européenne, puis vers les États-Unis, plus récemment par des investissements massifs (directs et de portefeuille) en Asie orientale et du Sud-Est en général, plus particulièrement en Chine, et finalement par des prêts à l'étranger (particulièrement pour financer le déficit de la balance des paiements des États-Unis). La Corée du Sud s'est tournée soudainement vers l'extérieur au cours des années 1980, suivie par Taiwan à la fin de cette même décennie, les deux pays exportant non seulement du capital financier, mais certaines pratiques de management du travail, parmi les plus déplorables que l'on puisse imaginer, en tant que sous-traitants du capital multinational e

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dans le monde (en Amérique centrale et en Afrique, mais aussi dans le reste de l'Asie orientale et du Sud-Est). Même récemment, les participants au développement capitaliste qui ont réussi ont eu par là même rapidement besoin de trouver un aménagement spatiotemporel pour leur capital suraccumulé. La rapidité avec laquelle récemment certains territoires, comme la Corée du Sud, Singapour et Taiwan, ont cessé d'être des importateurs nets pour devenir des exportateurs nets de capital, a été assez sidérante au regard des rythmes plus lents, caractéristiques de périodes antérieures. Mais, du même coup, le succès de ces territoires les contraint à s'ajuster plus vite aux effets boomerang de leurs propres aménagements spatio-temporels. La Chine, en absorbant les surplus du Japon, de la Corée et de Taiwan, sous forme d'investissements directs étrangers, est en train de supplanter rapidement ces pays pour de nombreux types de productions et d'exportations. Dans ce sens, les surcapacités généralisées mises en évidence par Brenner, en particulier à compter de 1980, peuvent être désagrégées en une plaque tournante hégémonique (la triade formée par les États-Unis, le Japon et l'Europe) et une prolifération d'aménagements spatio-temporels en cascade, d'abord en Asie orientale et du Sud-Est, mais avec des éléments additionnels en Amérique latine (au Brésil, au Mexique et au Chili, en particulier), complétés, depuis la fin de la Guerre froide, par une série de percées rapides en Europe orientale. Tandis que ces aménagements spatio-temporels en cascade peuvent être envisagés en termes de relations entre territoires, ils représentent en fait des liens matériels et sociaux entre « régionalités », élaborés au fil des processus moléculaires d'accumulation du capital dans l'espace et le temps. Les difficultés territoriales formelles entre Taïwan et la Chine continentale paraissent totalement anachroniques si on les rapproche de l'intégration croissante des régions industrielles de Taïpeh et de Shangai.

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D y a deux issues générales possibles à ce processus. Pour ce qui est de la première, de nouveaux aménagements spatio-temporels se développent à répétition et les capitaux excédentaires sont absorbés de cas en cas. Ce que j'appelle des « crises d'aiguillage » ont pour effet de rediriger des flux de capitaux d'un espace vers un autre. Le système capitaliste reste relativement stable dans son ensemble, même si ses parties éprouvent des difficultés périodiques (ici une désindustrialisation, là des dévalorisations partielles). Le résultat d'ensemble d'une telle volatilité interrégionale consiste en une réduction temporaire des dangers combinés de la suraccumulation et de la dévalorisation, même si, de temps à autres, certaines détresses localisées peuvent se révéler sévères. Dans un sens, la volatilité que nous vivons depuis environ 1980 semble avoir été largement de ce type, bien qu'elle ait été clairement manipulée, sinon dirigée, par le complexe Wall Street-Trésor US-FMI à l'avantage du capital financier de Wall Street et de l'économie des États-Unis. A chaque étape, bien entendu, la question se pose de savoir quel sera le nouvel espace dans lequel le capital pourra profitablement affluer et pourquoi. Dans la conjoncture actuelle, la Chine est une candidate évidente à l'absorption du capital excédentaire, et il est utile de considérer cette piste brièvement, non seulement parce qu'elle illustre les potentialités actuelles d'un aménagement spatio-temporel du problème de la suraccumulation, mais aussi parce qu'elle touche à la question du changementdliégémoniedansle système global. LaChine est bien sûr devenue un destinataire majeur de l'investissement direct étranger. L'investissement direct étranger net est passé de 5 milliards de dollars en 1991 à environ 50 milliards en 2002. Mais le marché chinois croît aussi très rapidement, avec des revenus urbains qui augmentent au rythme de 11 % par an, contre 6 % pour les revenus ruraux, durant cette dernière période. Le marché intérieur croît, de même que le marché pour les biens importés. Un nombre significatif de multinationales, comme General Motors, ont tiré la plus grande partie de leurs

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profits de leurs ventes en Chine en 2001-2002. L'énorme potentialité du marché intérieur chinois ne doit donc pas être ignorée, si bien qu'une partie des investissements directs étrangers, par exemple dans la microélectronique, ciblent autant la vente à l'intérieur du pays que l'exportation vers le reste du monde. Mais les perspectives d'investissements à long terme dans les infrastructures sont plus importantes encore. Depuis 1998, les Chinois ont tenté d'absorber leurs immenses surplus de travail (et de réduire la menace de troubles sociaux) en recourant à l'endettement pour financer l'investissement dans des méga-projets colossaux, qui dépassent de très loin le déjà formidable barrage des Trois Gorges. Ils proposent actuellement un projet beaucoup plus ambitieux (évalué au moins à 60 milliards de dollars) pour détourner l'eau du Yangtze vers le Fleuve Jaune. La construction de nouveaux systèmes de métros et d'autoroutes est en cours dans les grandes villes, tandis que 13 677 km de voies ferrées supplémentaires sont envisagées pour intégrer l'intérieur du pays à la zone côtière économiquement dynamique, comprenant une ligne à grande vitesse entre Shanghai et Pékin et une liaison avec le Tibet Partout, les infrastructures urbaines sont en cours de réhabilitation. Les Jeux Olympiques imposent des investissements lourds à Pékin. Cet effort est beaucoup plus considérable dans l'ensemble, que celui qu'avaient entrepris les États-Unis dans les années 1950 et 1960, et peut potentiellement absorber les surplus de capital pour plusieurs années. D est cependant financé par un déficit budgétaire, ce qui comporte des risques élevés. En effet, si ces investissements ne restituent pas à temps leur valeur au processus d'accumulation, une crisefiscalede l'État pourrait bouleverser la Chine, avec de sérieuses conséquences pour son développement économique et sa stabilité sociale22. Dans tous les cas, cela s'annonce comme un exemple 22. J. Kahn, « China Gambles on Big Projects for its Stability », New York Times, 13 janvier 2003, pp. A1 et A8 ; « Made in China, Bought in China », New York Times, 5 janvier 2003, Business Section, pp. 1 et 10 ; D. Altman, « China : Partner, Rival or Both », New York Times, 2 mars 2003, Money and Business Section, pp. 1 et 11 ;

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remarquable d'aménagement spatiotemporel avec des implications globales, non seulement pour absorber du capital suraccumulé, mais aussi pour modifier l'équilibre du pouvoir économique et politique en faveur de la Chine comme puissance hégémonique régionale, voire pour mettre la région asiatique, sous le leadership chinois, dans une position beaucoup plus compétitive vis-à-vis des États-Unis. Une raison supplémentaire donc, pour les États-Unis, de mettre la main sur les réserves de pétrole du Bassin de la Caspienne et du MoyenOrient, dont la Chine a de plus en plus besoin. Cependant, une seconde issue possible consiste dans une compétition internationale renforcée, dans la mesure où de multiples centres dynamiques d'accumulation du capital se confrontent à l'échelle mondiale, pour faire face à de puissantes tendances à la suraccumulation. Comme ils ne peuvent pas tous triompher à long terme, soit le plus faible succombe et subit de sérieuses crises de dévalorisation localisées, soit des conflits géographiques surgissent entre régions. Ces derniers peuvent être convertis, par le biais de la logique territoriale du pouvoir, en confrontations entre États sous forme de guerres commerciales ou monétaires, avec le danger toujours présent, qui menace en toile de fond, de confrontations militaires (du type de celles qui nous ont donné deux guerres mondiales entre puissances capitalistes au XXe siècle). Dans ce cas, l'aménagement spatio-temporel adopte une forme beaucoup plus sinistre : il mute en exportant des dévalorisations localisées et régionales, mais aussi en détruisant du capital (rappelant ce qui s'est passé sur une échelle massive en Asie orientale et du Sud-Est, ainsi qu'en en Russie, en 1997-1998). Comment et quand cela peut-il se produire ? Cela dépend cependant autant des formes explicites de l'action politique des puissances étatiques, que des processus moléculaires d'accumulation du capital dans l'espace et le temps. T. Crampton, « A Strong China May Give Boost to its Neighbors », International Herald Tribune, Economie Outlook, 23 janvier 2003, pp. 16-17.

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La dialectique entre la logique territoriale et la logique capitaliste est désormais pleinement mise à jour. Il reste cependant d'autres points de ce processus à éclaircir pour mieux comprendre comment il fonctionne effectivement

Contradictions internes Dans La Philosophie du droit, Hegel note comment les contradictions internes de la société bourgeoise, appréhendées comme une suraccumulation de richesses à un pôle de la société et la création d'une foule de pauvres à l'autre, l'amènent à rechercher des solutions par le biais du commerce extérieur et des pratiques coloniales/impériales.23 Ce faisant il rejette l'idée qu'il pourrait y avoir des moyens de résoudre le problème de l'inégalité et de l'instabilité sociales par des mécanismes internes de redistribution. Lénine cite Cecil Rhodes pour avoir dit que le colonialisme et l'impérialisme à l'étranger étaient les seules issues possibles pour éviter la guerre civile chez soi24. Les relations de classes et l'état de la lutte des classes au sein d'une formation sociale délimitée dans l'espace conditionnent clairement la poussée enfaveurd'un aménagement spatio-temporel (spatio-temporal fix). L'exemple de la fin du XIX siècle n'est pas sans intérêt ici. Considérons, par exemple, une figure comme celle de Joseph Chamberlain (surnommé « Radical Joe »). Etroitement lié aux intérêts manufacturiers de Birmingham, il se montre tout d'abord résolument opposé à l'impérialisme (lors des guerres afghanes des années 1850, notamment), vouant la plus grande partie de son temps à la réforme de l'éducation, ainsi qu'à d'autres projets conçus e

23. G. W. F. Hegel, Principes de la Philosophie du droit, texte intégral traduit, présenté et annoté par J.-F. Kervegan, PUF, Paris, 2003. 24. V. I. Lénine, L'Impérialisme stade suprême du capitalisme, in Œuvres, tome 22, Editions Sociales, Paris, Editions en langues étrangères, Moscou, 1960, p. 277.

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pour améliorer les infrastructures sociales et physiques pour la production et la consommation de sa propre ville, Birmingham. D estime que cela doit offrir un débouché productif à des excédents, qui seront rentables dans la longue durée. En tant que personnalité importante du mouvement libéral conservateur, il est obnubilé par la vague montante de la lutte des classes en Grande-Bretagne, si bien qu'en 1885, il prononce un célèbre discours par lequel il appelle les classes possédantes à prendre conscience de leurs responsabilités et obligations envers la société (c'est-à-dire à améliorer les conditions de vie des moins bien lotis et à investir dans les infrastructures sociales et physiques répondant à l'intérêt national), plutôt que de promouvoir seulement leurs intérêts individuels de propriétaires. Le tapage qui s'ensuit de la part des classes possédantes va le forcer à se dédire : depuis lors il devient le défenseur le plus ardent de l'impérialisme (en sa qualité de Secrétaire aux colonies, il conduit finalement la Grande-Bretagne au désastre de la guerre des Boers en Afrique du Sud). Ce type de trajectoire de carrière est assez commun pour la période. Jules Ferry en France, qui est un fervent supporter des réformes intérieures (en particulier de l'éducation) dans les années 1860, prend parti pour la défense du colonialisme après la Commune de 1871 (conduisant la France dans le bourbier de l'Asie du Sud-Est, qui culminera avec la défaite de Diên BiênPhù en 1954). Et même Théodore Roosevelt va changer de position aux États-Unis, soutenant les pratiques impériales plutôt que les réformes intérieures, après la fameuse déclaration de Frederick Jackson Turner, selon laquelle la frontière du pays est désormais fermée (même si elle est loin de l'être aux nouvelles possibilités d'investissement au Sud et à l'Ouest)25. 25. L'ensemble de cette histoire, commune à de nombreux États capitalistes, d'un passage brutal de solutions intérieures à des solutions extérieures à des problèmes politico-économiques, en réponse à la dynamique de la lutte des classes, est présentée dans un volume collectif peu connu mais fascinant, dans lequel les cas de Ferry, Chamberlain, Rooesevelt, Crispi et d'autres, sont tous examinés avec des détails 153

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Dans l'ensemble de ces cas, le tournant vers une forme libérale d'impérialisme (se revendiquant d'une idéologie du progrès et d'une mission civilisatrice) n'a pas découlé d'impératifs économiques absolus, mais du refus politique de la bourgeoisie de renoncer à un quelconque de ses privilèges dans le but d'absorber la suraccumulation interne par des réformes sociales nationales, et cela en dépit des revendications croissantes des mouvements de travailleurs. Hobson, parmi d'autres, y a vu le problème clé, recherchant une politique sociale pour y répondre26. Il est ainsi d'une importance cruciale de prendre en considération le rôle interne des relations de classes et de la lutte des classes, de même que la forme spécifique des alliances de classes qui s'est développée au sein de l'État (y compris une alliance de classes entre travailleurs et capitalistes autour de tentatives impériales), pour évaluer l'élan en faveur de tentatives impérialistes et la poussée vers l'extérieur afin de trouver des aménagements spatio-temporels. Ce furent des politiques intérieures de ce type qui forcèrent de nombreuses puissances européennes à se tourner vers l'extérieur pour résoudre leurs problèmes, de 1884 à 1945, ce qui donna une couleur particulière à la forme prise par l'impérialisme européen au cours de ces années. Il est surprenant de noter, par exemple, combien de personnalités libérales, voire radicales, sont devenues des impérialistes fiers de l'être, et à quel point le mouvement ouvrier a collaboré avec le projet impérial. Il fallait cependant pour cela que les intérêts bourgeois commandent en profondeur la politique de l'État et la puissance militaire. Je pense pour cela qu'Arendt a raison, comme je l'ai dit au chapitre 2, d'interpréter l'impérialisme qui émerge à la fin du XIX siècle comme « la première phase de la domination politique e

comparatifs. Voir C.-A. Julien, J. Bruhat, C. Bourgin, M. Crouzet et P. Renouvin, Les Politiques d'expansion impérialistes, PUF, Paris, 1949. 26. P. Cain, Hobson and Imperialism: Radicalism, New Liberalism and Finance, 1887-1938, Oxford University Press, Oxford, 2003.

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de la bourgeoisie bien plus que [comme] le stade ultime du capitalisme », selon l'image de Lénine27. Voilà cependant une question sur laquelle je reviendrai au chapitre 5.

Le pouvoir des institutions de médiation Il est important de reconnaître le rôle crucial des arrangements et des pouvoirs financiers et institutionnels (en particulier ceux de l'État) dans les procès d'accumulation du capital. Cela requiert pourtant un examen attentif des différentes formes que de telles institutions peuvent prendre et de leurs effets subséquents sur les processus moléculaires d'accumulation du capital dans l'espace et le temps. Dans son étude sur le déroulement de la crise de 19971998 en Asie orientale et du Sud-Est, Henderson montre que la différence entre Taïwan et Singapour d'une part (qui en sont sortis relativement indemnes, à l'exception d'une dévaluation monétaire), et la Thaïlande et l'Indonésie d'autre part (qui ont souffert d'un effondrement économique et politique presque total), réside dans les disparités de leurs politiques étatiques etfinancières28.Les deux premiers pays ont été isolés des flux spéculatifs par des États forts et des marchés financiers protégés, tandis que les deux seconds, qui avaient libéralisé leurs marchés des capitaux, ne l'étaient pas. Des différences de ce type jouent un rôle tout à fait considérable. Dans ce cas, elles ont effectivement déterminé qui a été touché par une dévalorisation sauvage et qui ne l'a pas été. Sur ce point, je ne peux pas faire beaucoup plus ici que de reconnaître l'importance politique de cette question. Il est clair que la structure d'ensemble de la turbulence qui affecte les relations entre 27. Arendt, Les Origines..., p. 389. 28. J. Henderson, « Uneven Crises: Institutional Foundations of East Asian Economie Turmoil », Economy and Society, 28/3,1999, pp. 327-368.

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État, structure supra-étatique et pouvoirs financiers d'une part, et la dynamique plus générale de l'accumulation du capital d'autre part (au travers de la production et des dévalorisations sélectives), est apparue comme l'une des composantes les plus importantes et les plus complexes de l'histoire du développement géographique inégal et des politiques impérialistes depuis 1973. Je pense que Gowan a raison de considérer la restructuration radicale du capitalisme international après cette date, comme une série de coups de dés désespérés, de la part des États-Unis, pour maintenir leur position hégémonique par rapport à l'Europe, au Japon, et plus tard à l'Asie orientale et du Sud-Est plus généralement, dans les affaires économiques mondiales. Tout cela a commencé au cours de la crise de 1973 avec la double stratégie de Nixon du pétrole cher et de la dérégulation financière. Les banques des États-Unis se sont vues alors conférer le droit exclusif de recycler de grandes quantités de pétrodollars accumulées dans la région du Golfe29. L'activité financière globale a été ainsi recentrée aux États-Unis, contribuant incidemment, avec les réformes internes du système financier dans ce pays, à sauver New York de sa propre crise économique locale. Cela a conduit à l'émergence d'un puissant système financier Wall Street-Trésor US, doté de pouvoirs de contrôle sur les institutions financières globales (comme le FMI), et ayant la capacité de foire ou de défaire de nombreuses économies étrangères plus faibles par des manipulations du crédit et des modalités de gestion de la dette. Ce régime monétaire etfinancier,poursuit ainsi Gowan, a été utilisé par les administrations états-uniennes successives « comme un formidable instrument d'intervention économique d'État pour pousser en avant, autant le processus de globalisation que les transformations néolibérales intérieures qui lui sont associées ». Ce régime se nourrit de crises : « Le FMI couvre les risques et assure que les banques des États-Unis n'y perdent rien (les pays 29. Gowan, The Global Gamble..., p. 21.

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paient au travers de l'ajustement structurel, etc.), tandis que la fuite des capitaux issue de crises locales ailleurs dans le monde finit par renforcer la puissance de Wall Street30... » Le pouvoir financier des États-Unis a été ainsi projeté vers l'extérieur (allié à d'autres, là où cela était possible), afin de forcer l'ouverture de marchés, en particulier pour le capital et les flux financiers (une condition fixée aujourd'hui par les États-Unis pour l'adhésion d'un État au système du FMI) et d'imposer d'autres pratiques néolibérales (culminant avec l'OMC) à la plus grande partie du reste du monde. Il y a deux remarques à faire par rapport à ce système. D'abord, le libre commerce des marchandises est souvent dépeint comme ouvrant le monde à la compétition libre et ouverte. Mais nous avons vu au préalable que, lorsqu'il s'inscrit dans l'espace, il donne nécessairement naissance à une concurrence monopolistique, générant des asymétries dans l'échange, même dans des conditions optimales. Toute cette argumentation s'effondre, comme Lénine l'a montré il y a longtemps, face au pouvoir concentré des monopoles ou des oligopoles (dans la production ou dans la consommation). Les États-Unis, par exemple, ont souvent utilisé l'arme du refus d'accéder à leur immense marché pour forcer d'autres nations à se plier à leurs volontés. C'est une version gargantuesque de l'asymétrie dans l'échange, qui est toujours liée à des relations spatiales. L'exemple le plus récent (et le plus grossier) de cette ligne d'argumentation a été donné par le représentant commercial des ÉtatsUnis auprès de l'OMC, Robert Zoellick, selon lequel, si Lula, le nouveau président brésilien élu du Parti des Travailleurs, ne se conformait pas aux plans des États-Unis pour la libéralisation des marchés des Amériques, il se verrait obligé « d'exporter vers l'Antarctique31 ». Taïwan et Singapour ont été forcés (comme la Corée précédemment dans le cadre d'un plan de sauvetage du FMI dicté 30. Ibid.. chap. 4. 31. Editorial, Buenos Aires Herald, 31 décembre 2002, p. 4.

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par le Trésor des États-Unis), en dépit de leur jugement plus avisé, d'ouvrir leurs marchés financiers au capital spéculatif, bien qu'ils aient été précédemment protégés de la dévalorisation en gardant leurs marchés fermés. Ils ont été contraints d'adhérer à l'OMC face aux menaces des États-Unis de leur refuser tout accès à leur marché. Ces derniers entendent aujourd'hui conditionner l'aide étrangère qu'ils offrent aux pays pauvres - les « Millenium Challenge Grants » [« Allocations du Défi du Millénaire »] - à l'ouverture de leur marché sur le modèle des États-Unis. En échange de cette aide, ces pays doivent adopter des arrangements institutionnels compatibles avec ceux des États-Unis et se montrer par là ouverts à toutes les volontés ou besoins des pouvoirs supérieurs du capital monopolisé. Sur le plan de la production, des oligopoles basés en grande partie dans les régions capitalistes du centre contrôlent effectivement la production de semences, de fertilisants, d'appareils électroniques, de logiciels d'ordinateurs, de produits pharmaceutiques, de produits pétroliers, et de bien d'autres choses encore. Dans de telles conditions, la consécration de nouvelles ouvertures de marchés ne stimule pas la concurrence, mais offre seulement des opportunités à la prolifération de pouvoirs de monopole, avec toutes sortes de conséquences sociales, écologiques, économiques et politiques. Cela est vrai de l'exportation de capitaux multinationaux pour la production de chaussures et de vêtements en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, comme de la commercialisation du coca-cola. Même quelque chose d'apparemment aussi bénéfique que la révolution verte, comme de nombreux commentateurs l'admettent, a avancé de pair avec une production agricole croissante, générant des concentrations énormes de richesses dans le secteur agricole et des niveaux supérieurs de dépendance par rapport aux intrants monopolisés, et ceci dans toute l'Asie orientale et du Sud-Est La pénétration du marché chinois par les cigarettiers américains est une bonne affaire qui compense leurs pertes sur le marché des

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États-Unis, en même temps qu'elle annonce sans aucun doute une crise de la santé publique en Chine pour les décennies à venir. Sous tous ces aspects, les attributs que l'on prête généralement au néolibéralisme de conduire à une compétition ouverte plutôt que monopolistique et de favoriser un commerce aussi juste que libre, se révèlent frauduleuses, travesties comme d'habitude par le fétichisme du marché. Il y a aussi une immense différence, comme même les avocats du libre-échange le reconnaissent facilement, entre la liberté du commerce des biens et services et la liberté de mouvement du capital financier. Ceci pose immédiatement un problème : de quel type de marché libre parle-t-on ? Certains, comme Bhagwati, défendent fortement le libre-échange de marchandises, mais résistent à l'idée que cela s'applique nécessairement aussi aux flux financiers.32 La difficulté réside ici. D'une part, les flux de crédit sont vitaux pour les investissements productifs et les réallocations de capital d'une ligne de production ou d'une localisation à une autre. Ils jouent aussi un rôle important pour amener les besoins de consommation (pour le logement, par exemple) à une relation potentiellement équilibrée avec les activités de production sur un marché mondial spatialement désagrégé par des surplus dans un espace et des pénuries dans un autre. Sous tous ces rapports, le système financier (avec ou sans intervention de l'État) est décisif pour coordonner les dynamiques de l'accumulation du capital. Mais le capital financier embrasse aussi un grand nombre d'activités improductives, dans lesquelles l'argent n'est utilisé que pour faire plus d'argent en spéculant sur les contrats à terme de marchandises, les cours des monnaies, les dettes, etc. Lorsque de très grandes quantités de capital deviennent disponibles pour de telles opérations, les marchés libres des capitaux se muent en véhicules de l'activité spéculative, dont 32. J. Bhagwati, « The Capital Myth: The Différence Between Trade in Widgets and Dollars », Foreign Affairs, 77/3,1998, pp. 7-12.

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une partie, comme nous l'avons vu durant les années 1990, autant avec les « dotcom » qu'avec les « bulles » boursières, deviennent des prophéties auto-réalisatrices, de la même manière que les hedgefitnds,armés de milliers de milliards de dollars de capitaux d'emprunt (leveraged money) ont pu forcer l'Indonésie et même la Corée à la faillite, quelle qu'ait été la force de leurs économies réelles. La plupart des activités de Wall Street n'ont rien à voir avec la facilitation des investissements dans les activités productives. Il s'agit purement de spéculation (d'où les descriptions qu'on en fait en termes de « casino », voire de « capitalisme de vautours »). Pourtant, une telle activité a de profonds impacts sur la dynamique d'ensemble de l'accumulation du capital, et plus particulièrement sur le recentrage du pouvoir politico-économique, d'abord aux États-Unis, mais aussi dans les marchés financiers des autres pays du centre (Tokyo, Londres, Francfort).

L'État intervient de nouveau C'est ici que les politiques territorialisées de l'État et de l'empire se profilent à nouveau pour revendiquer un rôle dirigeant dans le drame continu et sans fin de l'accumulation et de la suraccumulation du capital. C'est l'État, c'est-à-dire l'entité politique, le coips politique, qui est le mieux à même d'orchestrer des arrangements institutionnels et de manipuler les forces moléculaires de l'accumulation du capital pour préserver le type d'asymétries dans l'échange qui est le plus avantageux pour les intérêts capitalistes dominants qui œuvrent dans son cadre. Lorsque nous observons, par exemple, que l'OMC proclame le libre-échange mais organise en fait un commerce injuste, au gré duquel les pays les plus riches maintiennent leur avantage collectif sur les plus pauvres, nous ne devrions donc pas nous en montrer surpris. C'est typique de

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pratiques impériales. La Grande-Bretagne insistait sur le commerce libre (et injuste) et le laissez-faire durant le XIX siècle, lorsqu'il était avantageux pour elle de faire cela, mais elle a abandonné une telle posture, dès lors que d'autres ont commencé à en tirer profit Par la suite, les États-Unis ont brandi la bannière de la « porte ouverte » d'abord, puis du libre-échange, au point que la rhétorique actuelle de l'administration Bush trace un signe d'égalité entre liberté et le libre-échange, sans la moindre allusion à une possible incompatibilité entre les facultés d'auto-détermination d'une part et la discipline imposée des marchés libres et du commerce injuste d'autre part Dans ce domaine, l'impérialisme revient à imposer des arrangements et des conditions institutionnels à d'autres, généralement au nom du bien-être universel. C'est le fil conducteur des politiques actuelles de l'administration Bush, comme je l'ai relevé au chapitre 1. Lorsqu'il part en guerre, le Président Bush affirme : « Nous recherchons une pane juste, où la répression, le ressentiment et la pauvreté cèdent le pas à l'espoir de la démocratie, du développement, des marchés libres et du libre-échange. » Ces deux derniers ont « démontré leur capacité de sortir des sociétés entières de la pauvreté ». Les États-Unis vont apporter la liberté (du marché) en cadeau au monde, qu'il le veuille ou non. Comment tout cela se produit ? Cela dépend en réalité fondamentalement de la nature de la gouvernance et de la forme dominante des alliances de classes, en particulier dans les pays du centre qui produisent initialement puis contrôlent, l'affectation des capitaux excédentaires. Ces pays ont une influence disproportionnée sur l'architecture financière grâce à laquelle des aménagements spatio-temporels sont développés de façon prépondérante, et sont pour cela en position de calibrer à leur propre avantage les asymétries inévitables qui affectent l'échange dans l'espace. L'émergence d'un complexe « Wall Street-Trésor » aux États-Unis, en position de contrôler des institutions comme le FMI et de projeter son vaste e

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pouvoir financier dans le monde entier au moyen d'un réseau d'autres institutions financières et gouvernementales, a exercé une influence massive sur la dynamique du capitalisme global durant ces dernières années. Mais ce centre de pouvoir peut opérer de cette façon, seulement dans la mesure où le reste du monde est réseauté et polarisé avec succès (et effectivement contraint, généralement par des arrangements de crédit) par un ensemble structuré d'institutionsfinancièreset gouvernementales (y compris supranationales). Le tableau général qui se dégage est donc celui d'un monde spatio-temporel en réseaux, fait de flux financiers de capital excédentaire, avec des concentrations de pouvoir politique et économique en des points nodaux clés (New York, Londres, Tokyo), qui cherchent soit à injecter et à pomper les excédents dans des canaux productifs, le plus souvent pour des projets à long terme dans une variété d'espaces (du Bangladesh au Brésil, ou à la Chine), soit à user de leur pouvoir spéculatif pour purger le système de la suraccumulation par le déclenchement de crises de dévalorisation dans des territoires vulnérables. Ce sont bien entendu les populations de ces territoires qui doivent alors payer le prix inévitable, en termes de pertes d'actifs, de pertes d'emplois et de sécurité économique, pour ne rien dire des pertes de dignité et d'espoir. Et selon la même logique qui veut que les territoires les plus vulnérables soient touchés les premiers, ce sont évidemment les populations les plus vulnérables de ces territoires qui subissent l'essentiel des chocs. Ce sont les populations rurales pauvres du Mexique, de la Thaïlande et du Brésil qui ont le plus souffert des déprédations causées par les crises financières des années 1980 et 1990. Le capitalisme survit ainsi, non seulement grâce à une série d'aménagements spatio-temporels qui absorbent les surplus de capital de façon constructive et productive, mais aussi grâce à la dévalorisation et à la destruction, administrées comme une purge qui vise à corriger ce qui est généralement présenté comme la mégalomanie

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fiscale des emprunteurs. L'idée même que ceux qui prêtent de façon irresponsable puissent aussi être tenus pour responsables, est bien entendu immédiatement écartée par les élites régnantes. Il faudrait pour cela enjoindre les classes possédantes riches à rendre partout des comptes et insister pour qu'elles assument leurs responsabilités plutôt que de défendre leurs droits inaliénables à la propriété privée et à un taux de profit satisfaisant Mais, comme Joseph Chamberlain l'avait compris, il est beaucoup plus facile politiquement de piller et de dégrader des populations lointaines (en particulier lorsqu'elles sont racialement, ethniquement et culturellement différentes), que de se confronter au pouvoir écrasant de la classe capitaliste chez soi. Le versant sinistre et destructeur des aménagements spatiotemporels du problème de la suraccumulation devient un aspect aussi crucial de la géographie historique du capitalisme, que l'est sa contrepartie créative en construisant un nouveau paysage afin d'accommoder autant l'accumulation illimitée du capital que l'accumulation illimitée du pouvoir politique. S'il faut en croire la rhétorique officielle, le complexe d'arrangements institutionnels qui régule actuellement les flux de capitaux autour du monde devrait viser à soutenir et à étayer la reproduction élargie (croissance) afin d'éviter toute tendance aux crises et de prendre en charge sérieusement le problème de la réduction de la pauvreté. Pourtant, si ce projet échoue, il peut chercher à accumuler par d'autres moyens. Comme la guerre succède à la diplomatie, l'intervention du capital financier appuyé par le pouvoir d'État renvoie le plus souvent à une accumulation par d'autres moyens. Une alliance perverse entre les pouvoirs d'État et les aspects prédateurs du capital financier forme la pointe avancée d'un « capitalisme de vautours » qui s'apparente autant à des pratiques de cannibale et à des dévalorisations forcées, qu'à la mise en œuvre d'un développement global harmonieux. Mais en quoi consistent ces « autres moyens » d'accumulation ?

Accumulation par dépossession Pour Rosa Luxemburg, l'accumulation du capital comporte deux aspects : « L'un concerne la production de la plus-value - à l'usine, dans la mine, dans l'exploitation agricole - et la circulation de marchandises sur le marché. Considérée de ce point de vue, l'accumulation est un processus purement économique dont la phase la plus importante est une transaction entre le capitaliste et le salarié (...) sous le signe de la paix, de la propriété privée et de l'égalité. Il a fallu toute la dialectique acérée d'une analyse scientifique pour découvrir comment, au cours de l'accumulation, le droit de propriété se transforme en appropriation de la propriété d'autrui, l'échange de marchandises en exploitation, l'égalité en domination de classe. L'autre aspect de l'accumulation capitaliste concerne les relations entre le capital et les modes de production non capitalistes, il a le monde entier pour théâtre. Ici les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des emprunts internationaux, la politique des sphères d'intérêts, la guerre. La violence, l'escroquerie, l'oppression, le pillage se déploient ouvertement, sans masque, et il est difficile de reconnaître les lois rigoureuses du processus économique dans l'enchevêtrement des violences et des brutalités politiques1. » Elle soutient que ces deux aspects de l'accumulation du capital sont « un même phénomène organique » et que « la carrière historique du capitalisme ne peut être appréciée » qu'en les considérant conjointement 1. R. Luxemburg, Œuvres IV. L'Accumulation du capital (2), Maspero, Paris, 1969, pp. 116-117.

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Sous-consommation ou suraccumulation ? Rosa Luxemburg fonde son analyse sur une appréhension spécifique des tendances du capitalisme à la crise. Elle soutient que le problème est la sous-consommation, la carence générale d'une demande effective suffisante pour absorber la croissance de la production générée par le capitalisme. Cette difficulté existe, parce que les travailleurs sont exploités et disposent, par définition, de beaucoup moins de valeur à dépenser que ce qu'ils produisent, et que les capitalistes sont au moins en partie obligés de réinvestir, plutôt que de consommer. Après un examen approprié des différentes modalités par lesquelles l'écart supposé entre l'offre et la demande effectives pourrait être comblé, elle en conclut que l'échange avec des formations sociales non capitalistes constitue la seule modalité systématique de stabilisation du système. Si ces formations sociales ou territoires sont réticents au commerce, alors ils doivent y être contraints par la force des armes (comme ce fut le cas avec les guerres de l'opium en Chine). Voilà selon elle le noyau de l'impérialisme. Un corollaire possible de cet argument (bien que Luxemburg ne l'avance pas directement), c'est que les territoires non capitalistes doivent être maintenus (par la contrainte, si nécessaire) dans un état non capitaliste pour que ce système puisse durer un tant soit peu. Cela pourrait expliquer les aspects extrêmement répressifs de nombreux régimes coloniaux mis en place durant la seconde moitié du XIX siècle. Rares sont ceux qui accepteraient aujourd'hui la théorie de la sous-consommation de Rosa Luxemburg comme facteur explicatif des crises2. À l'inverse, la théorie de la suraccumulation identifie le manque d'opportunités d'investissements rentables comme le problème fondamental. Occasionnellement, l'insuffisance d'une e

2. Voir par ex. M. Bleany, Underconsumption Theories, Methuen, Londres, 1976 ; A. Brewer, Marxist Theories of Imperialism, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1980.

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demande de consommation effective peut faire partie du problème - d'où la forte dépendance actuelle envers la « confiance des consommateurs » (envisagée aussi comme l'incapacité des acheteurs compulsifs à garder leurs cartes de crédit dans leur portefeuille), comme indicateur de vigueur et de stabilité économiques. La discrépance que Rosa Luxemburg croyait avoir décelé peut facilement être comblée par des réinvestissements qui génèrent leur propre demande de moyens de production et d'autres intrants. De plus, comme nous l'avons vu à propos des aménagements spatiotemporels, l'i w'j^ijjMj^TjjjM^^tliljj^u ilii^JHtL-tlii'ilin', nui Mim l> lift une bonne_partiejle l'activité impérialiste, contribue beaucoup à la stabilisation du système, précisément parce qu'elle stimule une demande venue d'ailleurs/tànt de biens d'investissement que de biensde consommation. Certes, des déséquilibres peuvent se développer entre secteurs et régions, si bien que des cycles économiques et des récessions locales peuvent en résulter. Mais il est aussi possible d'accumuler en dépit d'une demande effective stagnante, si les coûts des intrants (terre, matières premières, biens intermédiaires, force de travail) baissent de façon significative. L'accès ' à des intrants moins chers est par conséquent aiiggï i m p o r t a n t que l'accès à des marchés toujours_Dlus étendus pour maintenir des opportunités d'investissement rentables. Cela signifie que les territoires non capitalistes doivent être ouverts par la force, non seulement aux activités commerciales (ce qui peut se révéler utile), mais aussi au capital, pour qu'il puisse s'investir dans des projets reniapies, bénéficiant d'une main-d'œuvre et de matières premières moins chères, de terres^bon marché, et de tout ce qui jslensùitla tendance générale de toute logique capitaliste du pouvoir n'est pas de laisser des territoires à l'écart du développement capitaliste, mais de les ouvrir continuellement à celui-ci. De ce point de vue, des répressions coloniales du type de celles qui se sont indubitablement produites vers la fin du XIX siècle doivent e

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être envisagées comme contre-productives, comme des cas où la logique territoriale entrave la logique capitaliste. Par peur de la concurrence, par exemple, la Grande-Bretagne, en empêchant l'Inde de développer une dynamique capitaliste vigoureuse, a fait échouer toute possibilité de développement d'aménagements spatio-temporels dans cette région. La dynamique extravertie de l'économie atlantique a profité beaucoup plus à la Grande-Bretagne que l'empire colonial écrasé de l'Inde, duquel elle a certainement réussi à extraire des surplus, mais qui n'a jamais constitué un champ privilégié pour le déploiement du capital excédentaire britannique. Ainsi, de la même manière, c'est la dynamique ouverte du commerce atlantique qui a rendu possible l'accession des ÉtatsUnis au rang de puissance hégémonique mondiale au détriment de la Grande-Bretagne. Si Arendt a raison et que l'accumulation sans fin nécessite une accumulation sans fin de pouvoir politique, alors des ruptures de cette sorte sont inévitables, et toute tentative de les prévenir ne pourra être que désastreuse. Après la Première Guerre mondiale, la constitution d'empires fermés a très certainement joué un rôle dans l'incapacité de résoudre les problèmes de suraccumulation des années 1930, jetant les bases économiques des conflits territoriaux de la Seconde Guerre mondiale. La logique territoriale a pris le dessus et frustré la logique capitaliste, poussant ainsi cette dernière vers une crise presque finale au gré d'un conflit territorial. La théorie de la suraccumulation est largement étayée par une somme d'observations historico-géographiques tirées de l'histoire du vingtième siècle. Cependant, il y a beaucoup de choses intéressantes dans la formulation de Rosa Luxemburg. Pour commencer, l'idée selon laquelle le capitalisme doit perpétuellement avoir quelque chose « en dehors de lui-même » afin de se stabiliser vaut la peine d'être examinée, en particulier dans la mesure où elle fait écho à la conception hégélienne évoquée au chapitre 3, selon

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laquelle une dialectique interne au capitalisme l'oblige à chercher des solutions à l'extérieur de lui-même. Considérons par exemple l'argument de Marx concernant la création d'une armée industrielle de réserve3. L'accumulation du capital, à défaut d'importantes innovations technologiques qui réduisent les besoins en maind'œuvre, nécessite un accroissement de la force de travail. Cela peut se faire de plusieurs façons. La croissance démographique est importante (et la plupart des analystes ont raison de négliger les préventions de Marx sur ce point). Le capital peut aussi trouver des « réserves latentes » dans la paysannerie ou, par extension, mobiliser la main-d'œuvre bon marché des colonies ou d'autres espaces extérieurs. A défaut, il peut mettre à profit ses capacités d'innovation technologique et d'investissement pour induire du chômage (licenciements économiques), créant ainsi directement une armée de réserve industrielle de travailleurs privés d'emploi. Ce chômage tend à exercer une pression à la baisse sur le taux des salaires, ouvrant par là de nouvelles possibilités de déploiement rentable du capitalyCeci dit, à travers tous ces exemples, le capitalisme requiert effectivement quelque chose « en dehors de luimême » pour accumuler, même si, dans ce dernier cas, il jette en réalité des travailleurs hors du système à un moment donné pour en disposer à des fins d'accumulation futures/Dans le langage contemporain de la théorie politique postmoderne, nous pourrions dire que le capitalisme crée toujours et nécessairement son propre « autrui ». L'idég qu'une sorte de « dehors » est nécessaire pour stabiliser le capitalisme est donc pertinente. Mais le capitalisme peut soit utiliser un « dehors » préexistant (des formations sociales non capitalistes ou un secteur particulier au sein du capitalisme - comme l'éducation - qui n'a pas encore été prolétarisé) soit le confectionner activement lui-même. Je propose donc de tenir compte sérieusement de cette dialectique « dedans-dehors » dans 3. K. Marx, Le Capital, Livre 1, chap. 25.

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ce qui va suivre. J'examinerai comment la