Le Mouvement Mau-Mau: Une révolte paysanne et anti-coloniale en Afrique Noire [Reprint 2018 ed.] 9783110872781, 9789027968944

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French Pages 442 [444] Year 1971

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Le Mouvement Mau-Mau: Une révolte paysanne et anti-coloniale en Afrique Noire [Reprint 2018 ed.]
 9783110872781, 9789027968944

Table of contents :
Préface
Table Des Matières
Première Partie : Les Causes De La Révolte
Chapitre I.Société Et Civilisation Kikuyu Avant La Colonisation
Chaptire II. La Situation Coloniale Au Kenya
Chapitre III. Les Kikuyu Et Le Système Colonial, I: 1895-1939
Chapitre IV. Les Kikuyu Et Le Système Colonial, Ii : 1939-1952
Chapitre V La Reprise De L'initiative Par Les Kikuyu
Deuxième Partie.Caractéristiques Et Signification De La Révolte
Chapitre VI. Les Mythes Mau-Mau
Chapitre VII. Les Origines Du Mouvement Mau-Mau
Chapitre VIII. La Guerre Anglo - Mau-Mau
Chapitre IX. L'infrastructure De La Révolte
Chapitre X.Le Mau-Mau En Tant Que Mouvement De Renouveau Culturel
Chapitre XI. Le Mau-Mau En Tant Que Révolte Anti-Coloniale
Chapitre XII. La Révolte Mau-Mau En Tant Que Guerre Civile
Chapitre XIII. La Réponse Anglaise À La Révolte Mau-Mau
Chapitre XIV. L'épilogue De La Révolte
Conclusions
Bibliographie

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Le Mouvement «Mau-Mau»

CHANGE AND CONTINUITY IN AFRICA

MONOGRAPHS UNDER THE AUSPICES OF THE AFRIKA-STUDIECENTRUM . LEIDEN

Editorial Board: J.F. Holleman, Leiden Ali A. Mazrui, Kampala I. Schapera, London

MOUTON • THE H A G U E

PARIS

ROBERT BUIJTENHUIJS

Le Mouvement «Mau-Mau» Une révolte paysanne

et anti-coloniale

en Afrique

noire

M O U T O N • LA H A Y E • P A R I S

Cet ouvrage a été publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

Publication de Mouton Editeur Herderstraat, 5 7, rue Dupuytren La Haye Paris 6 e Diffusion en France par la Librairie Maloine S.A. Editeur: Librairie Maloine S.A. Librairie de la Nouvelle Faculté 8, rue Dupuytren 30, rue des Saints-Pères Paris 6 e Paris 7 e

© 1971, Mouton & Co Printed in Belgium

A mes parents A Michèle

Préface

Nous avons choisi la révolte mau-mau comme sujet de notre thèse pour tenter de répondre à une des exigences fondamentales posée à toute étude sociologique sérieuse, exigence que G. Balandier formule ainsi : « L'une des premières règles de méthode que doit respecter la science sociale, comme toute science, est la recherche des niveaux 'privilégiés' d'observation et d'analyse; elle peut tenter alors de déceler des agencements réels, des liaisons dynamiques et non seulement des rapports logiques, des 'choses sociales en mouvement' plus que des structures fixées; elle s'impose de le faire, si elle entend saisir la société dans sa vie même et dans son devenir, à l'occasion de circonstances ou de conjonctures qui mettent cette dernière en cause, dans sa totalité ou presque » 1. La révolte mau-mau nous offre incontestablement un tel niveau « privilégié » d'observation et d'analyse. D'abord parce que la société kikuyu a connu à l'époque de la révolte mau-mau son « heure de vérité » : la situation de crise dans laquellle elle s'est trouvée pendant près de quatre ans a mis à jour des tensions, des conflits et des antagonismes existant déjà depuis longtemps (certains d'entre eux, inhérents aux structures traditionnelles kikuyu, remontant même à l'époque pré-coloniale) mais jusqu'alors refoulés. Ensuite parce que la révolte mau-mau est ce que M. Mauss appelait un « phénomène social total » : elle s'est imposée à l'ensemble des structures, des relations et des symboles dans lesquels s'exprime la civilisation kikuyu, et l'a mise en cause dans sa profondeur et sa totalité. Pour l'anthropologie dynamique le phénomène mau-mau constitue donc, par excellence, un sujet d'étude. En ce qui concerne le plan de notre étude, une division en deux parties nous a paru s'imposer. Dans la première partie, nous essaierons de déterminer avec le plus de précision possible les causes de la révolte mau-mau. Pour expliquer ce mouvement, en effet, il ne suffit pas d'énumérer toutes les revendications politiques, sociales et économiques qui ont préoccupé le peuple kikuyu au 1. G. Balandier, 1961, p. 23.

Vili

Préface

cours de la période coloniale. La plupart de ces revendications ont été communes à toutes les ethnies du Kenya, voire à tous les peuples colonisés. Le problème doit être posé en d'autres termes comme l'indique P. Gourou. Etant donné qu'il existe plusieurs dizaines d'ethnies au Kenya et que les Kikuyu seuls ont été touchés par la révolte mau-mau, cet auteur a cherché à savoir si la colonisation européenne a affecté les Kikuyu de façon si particulière que leur révolte solitaire et le calme des autres peuples du Kenya s'en trouveraient expliqués, ou si les Kikuyu ne présentaient pas déjà, avant l'intervention européenne, des caractères originaux qui les auraient distingués des autres habitants du futur Kenya et les auraient amenés à réagir de façon spéciale à l'intervention européenne 2. Nous essaierons de répondre à cette question dans les deux premiers chapitres de notre étude. Puis, nous nous en poserons une autre, qui nous paraît aussi importante que la première : pourquoi les Kikuyu se sont-ils révoltés à la fin de 1952 et non pas avant ou après ? La réponse à cette question nous paraît intéressante dans la mesure où elle peut permettre de mieux saisir les réalités de la situation révolutionnaire que le peuple kikuyu a dû affronter dans les années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, aussi y consacrerons-nous le troisième chapitre de notre thèse. Dans la seconde partie de cette étude, nous analyserons la révolte mau-mau elle-même et nous tenterons d'en dégager la signification profonde. H convient, dès le début de cette recherche, d'insister sur les difficultés auxquelles se heurte une telle analyse. D'une part la littérature sur la révolte mau-mau, bien que relativement abondante, est d'une valeur très inégale. La révolte a soulevé des passions d'une intensité rarement égalée dans l'histoire de la décolonisation de l'Afrique Noire et la plupart des écrits sur le mouvement mau-mau ont été profondément marqués par l'engagement politique. Sur quelques questions fondamentales (notamment celle des serments dits « avancés ») les positions des différents observateurs sont si diamétralement opposées qu'il est impossible encore aujourd'hui de distinguer le vrai du faux. Mais les opinions contradictoires sur la révolte mau-mau ne s'expliquent pas uniquement par la passion et par l'engagement. Il y a plus. Dans une certaine mesure le phénomène mau-mau est un phénomène contradictoire en lui-même, et les commentaires divers suscités par la révolte trouvent, pour une part, leur origine dans cette ambiguïté même. Certains ont cru devoir souligner les aspects ataviques et tribaux du mouvement, d'autres par contre, uniquement les aspects nationalistes et modernes. 2. P. Gourou, p. 317.

Préface

ix

Qui a raison ? Notre réponse sera ambivalente - car en réalité la révolte mau-mau était atavique et moderne, tribale et nationaliste tout à la fois. Ceci donne à notre étude une apparence contradictoire, due seulement, nous l'espérons, au caractère même de la révolte, à son ambiguïté - qui est en même temps sa richesse. Le dernier chapitre de cette thèse sera consacré à une question d'ordre théorique. Notre idéal aurait été de faire un inventaire complet de toutes les révoltes paysannes et anti-coloniales (africaines et autres) et d'aboutir ensuite, en élargissant notre horizon, à une synthèse de tous les phénomènes de subversion et de rébellion dans l'histoire, à une véritable « sociologie de la contestation ». Un tel projet dépasse de loin le cadre d'une thèse de troisième cycle et nous avons préféré nous limiter à l'étude approfondie d'un seul cas. Pourtant, notre analyse de la révolte mau-mau nous a inspiré quelques réflexions sur les notions de « révolte > et de « révolution », qui constituent notre modeste contribution à la sociologie de la contestation, sociologie qui reste à faire encore pour l'essentiel. Une dernière remarque d'ordre technique s'impose. Il s'agit de la transcription des termes kikuyu que nous avons utilisé dans notre exposé. Nous avons relevé dans la littérature les transcriptions suivantes pour le pluriel désignant le peuple kikuyu : Kikuyu, Gikuyu, Kikouyou, Ki-kouyou, Akikuyu, Akikouyou, Wakikuyu, etc. Dans un souci de simplification et d'uniformité, nous avons préféré adopter la transcription la plus courante dans la littérature anglaise : « Kikuyu », et ne pas tenir compte des préfixes bantous tels que mu- pour le singulier et a- pour le pluriel. En ce qui concerne le mot kikuyu en tant qu'adjectif, nous avons préféré ne pas le soumettre aux règles grammaticales régissant l'adjectif français, comme il est d'usage dans certaines publications françaises. Nous écrivons donc : peuple kikuyu, civilisation kikuyu, et non pas civilisation kikuyue ou traditions kikuyues. En ce qui concerne les autres termes kikuyu, nous avons adopté également la transcription courante dans la littérature anglaise qui tient compte des préfixes pour le singulier et le pluriel quand il s'agit de personnes. Ainsi, nous écrivons muhoi pour un tenancier et ahoi pour des tenanciers. Quant aux mots désignant des notions impersonnelles, il est généralement admis d'employer le pluriel. En ce qui concerne les termès anglais, nous avons le plus souvent possible cherché à trouver des équivalents français. En général cela n'a pas posé de problèmes spécifiques à l'exception des termes administratifs location et sub-location, pour lesquels nous avons employé les termes « circonscription » et « commune ».

Table des matières

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Table des matières

PRÉFACE

VII

Première partie : Les causes de la révolte Chapitre I Société et civilisation Kikuyu avant la colonisation A. B. C. D. E. F.

Introduction historique Économie et droit foncier Organisation sociale et structures politiques Conceptions religieuses et pratiques rituelles La personnalité kikuyu Récapitulation

Chaptire II La situation coloniale au Kenya A. Le « poids » du colonat B. L'évolution économique et politique du système colonial Chapitre III Les Kikuyu et le système colonial, I: 1895-1939 A. B. C. D.

3 3 10 19 35 42 49 51 51 58 67

Introduction : la rencontre avec le militaire La rencontre avec le colon La rencontre avec l'administrateur et avec le missionnaire Conclusions

67 68 80 89

Chapitre IV Les Kikuyu et le système colonial, II : 1939-1952

93

A. La croissance démographique et ses conséquences B. Le vent de la décolonisation C. Récapitulation

93 112 119

xii

Table des matières

Chapitre V La reprise de l'initiative par les Kikuyu A. Les premiers mouvements politiques (1919-1940) B. Les écoles et les églises indépendantes C. L'orientation nouvelle de la vie politique depuis 1945

121 121 129 141

Deuxième partie : Caractéristiques et signification de la révolte Chapitre VI Les mythes Mau-Mau

151

Chapitre VII Les origines du mouvement Mau-Mau

159

A. Jomo Kenyatta : architecte de la révolte ? B. Les trois mouvements « Mau-Mau » C. Organisation et moyens d'action du mouvement « Mau-Mau > avant octobre 1952 D. La naissance de la révolte populaire E. Récapitulation Chapitre VIII La guerre Anglo - Mau-Mau A. L'offensive Mau-Mau (mars 1953 - juin 1954) B. La contre-offensive anglaise et la défaite de l'armée Mau-Mau Chapitre IX L'infrastructure de la révolte A. Organisation du réseau de soutien et des armées Mau-Mau B. Les effectifs de la révolte

159 172 183 191 201 203 203 214 225 225 243

Chapitre X Le Mau-Mau en tant que mouvement de renouveau culturel

255

A. Le serment Mau-Mau comme rite d'initiation B. Le serment « Batuni » : mythe européen, magie du désespoir ou violence sacrée ? C. Les aspects religieux de la révolte Mau-Mau D. Les limites d'un mouvement de renouveau culturel : les Kikuyu seuls

255

Chapitre XI Le Mau-Mau en tant que révolte anti-coloniale A. Terre et liberté B. Traditionalisme ou modernité?

270 300 313 321 321 334

Table des matières

xm

Chapitre XII La révolte Mau-Mau en tant que guerre civile

343

Chapitre XIII La réponse anglaise à la révolte Mau-Mau

365

Chapitre XIV L'épilogue de la révolte

379

A. Les mouvements Néo-Mau-Mau B. La révolte Mau-Mau et l'indépendance C. Les conséquences à long terme de la révolte

379 385 393

CONCLUSIONS

399

BIBLIOGRAPHIE

419

PREMIÈRE PARTIE

Les causes de la révolte

I am sorry to leave the Kikuyu... they are the most intelligent of the African tribes 1 have met : therefore they will be the most progressive under European guidance and will be more susceptible to subversive activities. They will be one of the first tribes to demand freedom from European influence and in the end cause a lot of trouble. Colonel R. Meinertzhagen, 1904, cité par F. Majdalany, p. 15.

CHAPITRE I

Société et civilisation Kikuyu avant la colonisation

A. INTRODUCTION HISTORIQUE

Le territoire que nous appelons aujourd'hui le Kenya a été pendant plusieurs siècles un véritable carrefour où des races et de groupes ethniques de provenance très diverse se sont rencontrés. Il n'y a qu'à étudier la classification des peuples africains du Kenya établie par I. Schapera pour s'en rendre compte 1 . Basée sur des critères linguistiques, cette classification distingue quatre grands groupes ethniques auxquels il convient d'ajouter encore les différents groupes de peuples chasseurs autochtones tels que les Dorobo, dont il ne reste aujourd'hui que très peu de représentants mais qui ont occupé autrefois de grandes parties du Kenya. Les quatre groupes linguistiques que l'on trouve aujourd'hui au Kenya sont les suivants : 1. les peuples nilotiques représentés par les Luo; 2. les peuples nilo-hamitiques, à savoir les Turkana, les Masaï et les différents groupes parlant les dialectes nandi (les Nandi proprement dits, les Kipsigis, les Suk ou Pokwot, les Keyo, les Endo, les Marakwet et les Turken); 3. les peuples hamitiques, dont font partie les Somali et les Galla; 4. les peuples bantu, qui se divisent en trois sous-groupes : les Bantu Kavirondo (Luhya, Kisii et Kurya ou Tende), les Bantu centraux (les Kamba, les Kikuyu et les peuples voisins Embu et Meru), et les Bantu de la région côtière (Pokomo, Nyika, Taveta et Taita). Il est impossible de donner des chiffres exacts concernant l'importance numérique de ces différents groupes ethniques avant la période coloniale, mais pour avoir une idée approximative, nous pouvons nous reporter au tableau ci-après qui montre la répartition de la population africaine selon l'appartenance ethnique, d'après les résultats du recensement de la popu-

1. I. Schapera, pp. 4-13.

4

Les causes de la révolte

lation de 1948 3 (la population africaine totale se chiffrait en 1948 à 5 251 120 personnes) : Kikuyu 19,5 % Kisii 4,9 % Luo 14,4 % Embu 3,9 % Luhya 12,5 % Kipsigis 3,0 % Kamba 11,7% Nandi 2,2% Meru 6,2 % Autres 16,1 % Nyika 5,6 % Avant de résumer brièvement l'histoire des peuples du Kenya Central nous devons préciser ce que nous entendons exactement par « les Kikuyu ». Le territoire de la « Kikuyu Land Unit », dans la Province Centrale du Kenya, au nord de Nairobi, comprend cinq districts administratifs : Fort Hall, Nyeri, Kiambu, Embu et Meru. Ce territoire est habité par quatre groupes tribaux parlant des langues très proches : les Kikuyu, les Meru, les Chuka et les Embu, qui se divisent à leur tour en différentes sections, géographiquement distinctes et politiquement autonomes. Selon H.E. Lambert*, cette répartition en sous-tribus s'établit ainsi : 1. Kikuyu : Metumi dans le district de Fort Halll, Karura dans le district de Kiambu, Gaki dans le district de Nyeri, et les groupes apparentés des Gichugu et des Ndia dans le district d'Embu. 2. Embu : Embu et Mbere dans le district d'Embu. 3. Chuka : Dans le district de Meru. 4. Meru : Imenti, Tigania et Igembe, tous dans le district de Meru. Ce district est également habité par les Igoji et les Mwimbi qui sont très proches des Meru, ainsi que par les Miutini et les Muthambi, qui ont des affinités avec les Meru et les Chuka, comme les Tharaka, dont une partie habite la « Kamba Land Unit >. Il convient d'insister ici sur le fait qu'il ne faut pas confondre les « tribus kikuyu », terme désignant l'ensemble des tribus et des sous-tribus habitant la « Kikuyu Land Unit », et les Kikuyu proprement dits, c'est-à-dire les habitants des trois districts de Fort Hall, de Kiambu et de Nyeri. La distinction n'a pas toujours été respectée dans le littérature. Jomo Kenyatta notamment ne fait pas cette différence entre les Kikuyu proprement dits et les Embu et les Meru 5. Pourtant, les données sur les coutumes 3. Report on the Colony and Protectorate of Kenya for the year 1953, p. 14. 4. H.E. Lambert, 1956, p. 1. 5. Voir son ouvrage Au pied du mont Kenya.

Société et civilisation Kikuyu avant la colonisation

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tribales rapportées par lui ne sont en réalité valables que pour les Kikuyu proprement dits- La distinction est importante, notamment en ce qui concerne le mouvement mau mau, et nous tenons à préciser ici que lorsque nous parlerons dans la suite de notre étude des Kikuyu, il s'agit seulement des Kikuyu proprement dits. La tradition orale kikuyu comprend deux versions différentes de l'origine de l'ethnie. La première est rapportée par Jomo Kenyatta 6 et par L.S.B. Leakey 7. Elle raconte comment, au commencement des choses, Ngai, le Dieu Suprême des Kikuyu, donna le pays kikuyu à Gikuyu, fondateur de la tribu, en lui ordonnant d'établir son foyer au centre du pays (l'actuel district de Fort Hall). Là, Gikuyu trouva une femme très belle (Muumbi) qu'il épousa et dont il eut par la suite neuf filles, mais aucun fils. Désespéré de ne pas avoir d'héritier mâle, Gikuyu s'adressa à Ngai, qui lui ordonna de faire un sacrifice au pied du grand figuier près de sa maison. Ainsi fit Gikuyu et, revenant le lendemain près de l'arbre sacré, il y trouva neuf jeunes hommes qui épousèrent par la suite ses neuf filles. Les neuf clans kikuyu portent encore aujourd'hui les noms des filles de Gikuyu. Cette version de l'origine des Kikuyu ne se trouve que chez les Kikuyu proprement dits; les Embu et les Meru ne la connaissent pas 8. Une autre légende est rapportée par H.E. Lambert 9. Un homme du nom de Mumbere quitta son pays (la légende ne spécifie pas de quel pays il s'agit) et voyagea longtemps vers l'Est (probablement vers l'Océan). Le soleil lui ordonna alors de repartir vers l'Ouest en emportant une provision de viande et de s'établir à l'endroit où il se trouverait lorsqu'il aurait mangé toute sa viande. Mumbere s'établit ainsi en pays Mbere où il trouva une femme qui lui donna trois fils. Quand les fils eurent atteint l'âge adulte, Mumbere les appela devant lui et posa par terre un javelot, un arc et une flèche, et une houe. Le premier fils choisit le javelot et ses enfants devinrent les Masaï; le deuxième choisit l'arc et la flèche et ses enfants devinrent les Kamba, ce qui laissa pour le troisième fils la houe; ses enfants devinrent les Kikuyu. Dans une autre version de cette légende, les fils de Mumbere étaient quatre : le quatrième fils choisit un stabbing-spear pour la chasse aux éléphants et ses enfants devinrent les Dorobo. Ces deux légendes, bien que contradictoires en apparence, ne s'excluent pourtant pas; elles s'accordent assez bien avec la réalité historique. La première fait allusion à la naissance du peuple Kikuyu comme unité tribale 6. J. Kenyatta, 1960, pp. 31-32. 7. L.S.B. Leakey, 1952, p. 1 8. H.E. Lambert, 1950, p. 22. 9. Ibkl., pp. 19-20.

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Les causes de la révolte

distincte des Embu et des Meru : cette formation de la tribu kikuyu s'est opérée en effet en pays kikuyu après la période des grandes migrations, qui ont mené les tribus kikuyu (y compris les Embu et les Meru ainsi que les Kamba) sur les lieux où ils habitent actuellement. La deuxième fait allusion à la période de migrations antérieure à la formation du peuple kikuyu. Nous ne connaissons pas avec précision l'histoire des tribus kikuyu avant le 19e siècle, mais H.E. Lambert, l'historien le plus sérieux en cette matière, est arrivé après de longues recherches aux conclusions suivantes que nous reproduisons ici presque textuellement : a) Il est probable que les principales migrations des tribus bantu de la « Kikuyu Land Unit » vers leur territoire actuel faisaient partie d'un mouvement général d'une tribu ou d'une fédération de tribus pré-Nyika, préKamba du Nord du fleuve Tana près de la côte (région de Shungwaya). b) La cause principale de cet exode de Shungwaya fut probablement la dessiccation progressive de la terre. L'agression des Galla et la crainte d'être réduits en esclavage par des colons arabes ou perses ont peut-être joué un rôle secondaire dans ce processus. c) H semble que les principales migrations de la Côte septentrionale aient commencé il y a au moins cinq siècles et que la dernière ait eu lieu il y a environ deux siècles. d) Les dates approximatives de l'arrivée initiale des différentes tribus et sections dans leur territoire actuel sont : Chuka : 1300; Embu : 1425; Ndia : 1475; Fort Hall : 1545; Meru : 1750; Kiambu : 1800 10 . Or, selon H.E. Lambert, la section qui allait devenir par la suite la tribu kikuyu se serait établie d'abord dans la partie septentrionale de Fort Hall et dans la partie méridionale de Nyeri vers 1545. Malheureusement, nous ne pouvons guère être sûrs de cette date, L.S.B. Leakey situant la naissance de la tribu kikuyu au moins trois siècles plus tôt mais également dans l'actuel district de Fort Hall. Par la suite, l'histoire kikuyu jusqu'à la fin du 19e siècle se résume en une lente mais irrésistible expansion territoriale vers le Nord et vers le Sud au détriment des peuples autochtones qui furent progressivement refoulés. Ces peuples autochtones seraient selon les traditions tribales kikuyu, les Gumba, les Athi et les Dorobo- Les Gumba, sur lesquels nous possédons très peu de renseignements, furent probablement un peuple de race et de culture pygmée ou bochiman. Us n'ont pratiquement pas laissé de traces et il est probable qu'ils étaient déjà en voie d'extinction et refoulés par les 10. Ibid., p. 43.

11. L.S.B. Leakey, 1952, p. 2.

Société et civilisation Kikuyu avant la colonisation

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Dorobo au moment où la première vague d'immigrants kikuyu atteignait l'actuelle Province Centrale du Kenya. En ce qui concerne les Athi, H.E. Lambert pense que ceux-ci ne constituent pas un peuple différent, et qu'ils se confondent avec les Dorobo. Le mot athi, en effet, peut signifier « chasseurs » ou « enfants de la terre » et il est possible que les peuples kikuyu aient désigné par ce terme tous les habitants autochtones chasseurs se trouvant dans la région au moment de leur arrivée t z . Avec les Dorobo, nous nous trouvons sur un terrain beaucoup plus ferme : il est pour le moins certain que les Dorobo ont existé en tant que peuple distinct, qu'ils occupaient la plus grande partie de ce qui est actuellement la « Kikuyu Land Unit », et qu'ils ont été progressivement remplacés par les Kikuyu. Ceux-ci ont très tôt senti les effets de la pression démographique dans leur contrée d'origine, Fort Hall, et se sont vus contraints à de nouvelles migrations vers Nyeri et vers Kiambu. H ne s'agit cependant pas de mouvements de population massifs à des dates bien précises, mais d'une expansion « individuelle », graduelle, discrète et continue, ayant duré plusieurs siècles et qui empiétait chaque aimée un peu plus sur les forêts dans lesquelles vivaient les Dorobo. L'expansion territoriale kikuyu continuait encore au moment de l'arrivée des premiers Britanniques, vers la fin du 19e siècle, tant dans le Nord-Ouest du pays (district de Nyeri) que dans le Kiambu méridional. C'est en somme l'occupation anglaise qui a mis fin à l'expansion traditionnelle de ce peuple et qui a figé les Kikuyu dans les limites du territoire qu'ils occupaient en 1952 quand éclata la révolte mau mau. Auparavant un autre événement devait influencer le destin du peuple kikuyu. D s'agit des invasions des tribus guerrières nilo-hamitiques venant du Nord et de l'Est, invasions qui auraient changé profondément l'équilibre des forces tel qu'il existait dans la Province Centrale. Les Kikuyu ont eu notamment affaire aux Masaï qui sont devenus en très peu de temps leurs principaux ennemis. Selon C.W. Hobley : « The Masaï invasion had a very disintegrating effect on the older occupants of the area under consideration. .. In a few generations their prestige became so great that the very name of Masaï almost caused a panic : not that the Masai were individually so much braver than the tribes they raided, but simply owing to the sudden nature of their attacks and the fact that they worked with a rude discipline under recognized leaders who had definite tactics. The fact too that the moran or warrior class was continually segregated in kraals, and always ready for war, proved a perpetual menace to their more peaceful neighbours ». 13 12. H.E. Lambert, 1950, pp. 50-51. 13. C.W. Hobley, 1910, A, p. 132.

8

Les causes de la révolte

Quelles ont été exactement les conséquences de la menace Masaï poux les Kikuyu ? D'après H.E. Lambert, les invasions nilo-hamitiques auraient contraint les immigrants bantu récents, qui, à ce moment, étaient encore surtout des chasseurs, à se convertir à des activités agricoles plus intensives, et à se réfugier dans les régions plus élevées où ils étaient plus ou moins à l'abri des tribus guerrières 14. Le R.P. Cagnolo va encore beaucoup plus loin. Cet auteur affirme, en effet, qu'à la fin du 19e siècle, la disparition complète du peuple kikuyu n'était qu'une question de temps. Les Kikuyu n'auraient été sauvés que par l'intervention « providentielle » de la colonisation anglaise, mettant définitivement fin à l'encerclement mortel par les Masaï 1B. H est difficile de savoir que penser de cette version de l'histoire du Kenya. La thèse de H.E. Lambert semble en contradiction avec d'autres données rapportées par le même auteur, notamment avec le fait que l'histoire des Kikuyu depuis leur arrrivée dans le district de Fort Hall s'est caractérisée par l'expansion territoriale continue dont nous avons fait état ci-dessus. A moins que la conversion à l'agriculture et le refoulement vers les hautes terres des Kikuyu n'aient eu lieu très tôt dans l'histoire, et que les pré-Kikuyu n'aient dû choisir, à l'époque des grandes migrations, l'endroit où ils allèrent s'installer en fonction de la menace Masaï. Si tel est le cas, nous devons supposer que, depuis cette époque, les Kikuyu ont pu, dans une certaine mesure, reprendre l'initiative aux Masaï; leur expansion territoriale, attestée par tous les observateurs, serait autrement inexplicable. Cette version des événements serait acceptable si elle n'était en contradiction avec l'affirmation de C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham 16, qui situent l'apogée du pouvoir des Masaï dans la première partie du 19e siècle. Un doute subsiste donc en ce qui concerne les thèses de H.E. Lambert. Quant à la théorie du R.P. Cagnolo, elle ne résiste pas à un examen critique. L'apogée du pouvoir Masaï se situe, au plus tard, dans la première moitié du 19e siècle. Une guerre civile désastreuse au milieu du 19e siècle, suivie par une épidémie du bétail, d'autres luttes intestines dans les années 1880, et une épidémie de variole en 1892 ont amené un déclin dramatique de leur fortune Par conséquent, au lieu d'être au bord d'une défaite totale par les Masaï, les Kikuyu avaient peu à craindre de ce côté-là, en tout cas beaucoup moins qu'auparavant. Nous avons, en définitive, des raisons sérieuses de croire que la menace 14. H.E. Lambert, 1950, pp. 60-61. 15. C. Cagnolo, 1933, pp. 17-18. 16. C.G. Rosberg, Jr. et J. Nottingham, p. 4.

17. Ibid., p. 4.

Société et civilisation Kikuyu avant la colonisation

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Masaï a souvent été exagérée, et qu'elle n'a en réalité jamais mis en cause l'existence des Kikuyu en tant que peuple distinct. Cette conviction se fonde essentiellement sur la différence fondamentale entre les techniques guerrières Masaï et Kikuyu. Les guerriers Masaï excellaient dans les charges massives et hautement disciplinées, technique qui ne peut s'appliquer avec succès que dans les plaines ouvertes. Invincibles sur leur propre terrain en plaine, les Masaï devenaient par contre une proie facile pour les Kikuyu dès qu'ils se hasardaient dans les forêts : terrain de défense choisi par les Kikuyu, où ils pratiquaient leurs techniques guerrières du harcellement et de l'embuscade. Sur ce terrain là, la discipline et le javelot Masaï ne furent plus d'aucun secours devant les flèches Kikuyu. Plusieurs observateurs ont mentionné le fait que les Kikuyu ont toujours eu soin de laisser entre leur territoire et celui des Masaï une sorte de « no man's land » : ceinture boisée de quelques kilomètres de large ou plus, dans laquelle leurs guerriers pouvaient attendre les raids Masaï en toute sécurité et derrière laquelle la population civile trouvait un abri relativement sûr 1S. De plus, selon W.S. Routledge, les Masaï, caractérisés par une incapacité fondamentale de s'adapter à des circonstances nouvelles, n'ont jamais su ou jamais voulu maîtriser la technique de la natation, de sorte que le moindre petit cours d'eau inguéable arrêtait net toute offensive de leur part 19. Les Kikuyu ne furent d'ailleurs pas uniquement sur la défensive : il arrivait qu'ils attaquaient à leur tour dans des raids éclairs, dont le but principal était de s'emparer du bétail de l'ennemi : certaines années de circoncision kikuyu ont été nommées d'après les lieux où ces raids avaient été effectués en territoire Masaï 20. Nous pouvons donc conclure que, du fait de leurs techniques guerrières différentes, il existait un certain équilibre entre les Masaï et les Kikuyu, et que l'intervention anglaise n'a nullement sauvé les Kikuyu de la disparition imminente ou de l'esclavage. Il est certain que la colonisation a favorisé objectivement les Kikuyu au détriment des Masaï, mais le profit que les Kikuyu ont su tirer de la domination anglaise se situe sur un tout autre plan que le plan militaire. De ce qui précède, nous devons surtout retenir pour la suite de notre étude la lente mais irrésistible expansion territoriale qui a été une des constantes de l'histoire kikuyu au cours des derniers siècles avant la colonisation. Nous allons maintenant essayer de donner une image de la société et de la civilisation kikuyu telles qu'elles existaient a la fin du 19e siècle, au moment de l'arrivée des premiers Européens. 18. J. Middleton, 1954, p. 15. 19. W.S. et K. Routledge, p. 347 et 349. 20. C. Dundas, 1915, p. 236.

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Les causes de la révolte

B. ÉCONOMIE E T DROIT FONCIER

L'originalité des tribus kikuyu par rapport à leurs voisins immédiats réside essentiellement dans leurs activités productives et non pas dans leurs structures politiques. Ils en étaient d'ailleurs conscients : le choix des instruments de production constitue dans la tradition orale le choix fondamental qui a fait naître le peuple kikuyu en tant qu'unité distincte de ses voisins Kamba, Masaï et Dorobo. Dans ce mythe, les Kikuyu prenaient conscience de leur spécificité : la houe, donc l'agriculture. Par la même démarche, ils prenaient leurs distances vis-à-vis des autres activités productives (l'élevage du bétail, la chasse en forêt et la chasse en plaine) avec lesquelles ils avaient été en contact au cours de leur histoire. Les Kikuyu étaient donc avant tout des agriculteurs, et l'expansion territoriale qui a marqué leur histoire depuis le 16e siècle s'explique par la recherche de nouvelles terres à défricher pour nourrir une population toujours croissante. Cette expansion signifiait en même temps le recul de la forêt. Comme l'a signalé H.E. Lambert 21, les Kikuyu ont été pendant des siècles d'infatigables «mangeurs de forêts ». Au début de ce siècle, le pays kikuyu était déjà presque entièrement déboisé, exception faite de quelques bosquets sacrés et de la zone de défense qui assurait la sécurité du pays contre les raids des Masaï. S'élevant au-dessus de 1800 mètres d'altitude, le pays kikuyu se présente non pas comme un plateau, « mais plutôt [comme] un océan de longues collines à faîte plat, de direction générale N.O. - S.E. et d'un commandement de 50 à 200 mètres » 22. Différents observateurs ont noté que les terres kikuyu sont en général bonnes, profondes et faciles à travailler. D'innombrables cours d'eau traversent le pays, marquant les frontières entre les différentes collines, et la pluviosité est assez élevée (de 750 millimètres annuel à Nairobi, jusqu'à 1500 millimètres dans le Nord) pour assurer de bonnes récoltes annuelles sans que soit nécessaire le recours à l'irrigation. Au Nord, le complexe montagneux du mont Kenya domine le paysage; au Nord-Ouest s'élève la chaîne boisée des Aberdares (Nyandarua).Le climat est de type sub-équatorial : une longue et une courte saison de pluie, une longue et une courte saison sèche. Avant l'arrivée des Européens, les Kikuyu cultivaient surtout le Sorghum vulgare, plusieurs espèces de mil et de haricots, ainsi que des patates et la canne à sucre. Aujourd'hui, le maïs consitue la plus grande partie des récoltes et est devenu l'aliment de base pour les populations africaines du Kenya. 21. The systems of land tenure in the Kikuyu Land Unit. 22. P. Gourou, p. 317.

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Voici comment le géographe P. Gourou décrit l'agriculture traditionnelle kikuyu : « Les Kikuyu étaient (et sont restés) des paysans agriculteurs; leur agriculture n'est pas originale; champs itinérants sur brûlis, cultivés jusqu'à épuisement du sol; le champ est alors abandonné à la jachère herbacée ou arbustive; pas de fumure systématique et consciemment pratiquée; si les Kikuyu avaient quelque connaissance de l'irrigation, les rigoles d'irrigation n'étaient pas un élément habituel du paysage » 23. Et plus loin, ce même auteur poursuit : « L'agriculture kikuyu traditionnelle présente un autre caractère d'intensité. Une partie des champs porte deux récoltes par an, chaque période culturale correspondant à chacune des saisons de pluie... L'agriculture kikuyu, malgré ses faiblesses... avait la vertu de protéger assez correctement les sols... Au total, une agriculture par certains côtés assez intensive, relativement conservatrice des sols, solidement institutionnalisée, assurant une faible productivité individuelle, exclusivement (ou à peu près) consacrée à la subsistance familiale. Une agriculture qui ne négligeait pas entièrement l'appoint de l'élevage. Une agriculture dont les techniques se classaient parmi les plus intensives d'Afrique Orientale. Une agriculture de paysans solidement enracinés » 24. P. Gourou a donc été favorablement impressionné par l'agriculture traditionnelle kikuyu. H en est de même des premiers observateurs européens. « Aussi loin que l'on puisse voir dans toutes les directions, s'étend un immense jardin », note W.S. Routledge 25, qui nous apprend également que le pays kikuyu fut au cours de la première décennie du 20e siècle le « grenier » du Kenya 26. R. Crawshay nous dit à son tour que les plantations kikuyu offraient une vue comme il n'en avait vu nulle part ailleurs dans l'agriculture africaine 27. Il semble cependant que, dès cette époque, l'économie kikuyu ait été menacée. En 1910 déjà, W.S. Routledge signalait que la destruction des forêts dans le Kenya central avait amené une diminution sensible de la pluviosité et il lançait un avertissement très sérieux contre les dangers de l'érosion 28 . Les Kikuyu pratiquaient, à côté de l'agriculture, l'élevage du gros bétail, des chèvres et des moutons, mais cet élevage, au lieu d'avoir un caractère essentiellement économique comme l'agriculture, était de caractère « sentimental > et social. Le gros bétail était un signe de richesse et seuls quelques 23. Ibid., p. 319. 24. Ibid., p. 320.

25. W.S. et K. Routledge, p. 7.

26. Ibid., p. 38.

27. R. Crawshay, p. 26. 28. W.S. et K. Routledge, pp. 7-8.

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gens aisés possédaient des bœufs, dont le nombre n'atteignait jamais celui des vastes troupeaux des tribus dont l'élevage était l'activité principale. Les vaches n'étaient jamais abattues pour la consommation, sauf en cas de famine, et « le bétail ne représentait autrefois qu'une très faible valeur économique pour le propriétaire » 29. Quant aux chèvres, elles faisaient d'une part office de valeur-étalon et d'autre part elles servaient à répondre à une multitude d'obligations sociales; l'organisation sociale des Kikuyu demandait des fournitures presque continuelles de chèvres pour les sacrifices et les cérémonies de purification, les compensations de mariage, les droits d'entrée dans les différents « conseils des anciens », etc. Un Kikuyu sans chèvres ne pouvait être un homme « social » dans le sens plein du terme. Elles fournissaient ainsi, avec les moutons, l'essentiel des viandes consommées, mais cette consommation n'avait lieu qu'à des occasions plus ou moins solennelles, dont il en existait au moins 105 au cours de la vie d'un Kikuyu 30. Dans leur vie quotidienne, les Kikuyu ne mangeaient pas de viande; ils consommaient d'ailleurs peu de lait et pas d'œufs; ils ignoraient le beurre et le fromage, tandis que le poisson était frappé d'interdiction rituelle. Le gibier n'entrait que pour une très faible part dans l'alimentation des Kikuyu, qui se nourrissaient essentiellement de céréales et de légumes. Il faut noter également que la nourriture des hommes était différente de celle des femmes. Celles-ci ne mangeaient jamais de viande (elles ne pouvaient même pas en préparer pour leurs maris et leurs fils), mais consommaient certains légumes auxquels les hommes ne touchaient pas. Notons encore que les Kikuyu connaissaient le commerce, même intertribal, avec les Kamba et les Masaï, et que l'existence de gros marchés était un des traits dominants de la vie kikuyu, sauf dans les tribus du Nord 31. Parmi les métiers décrits par Jomo Kenyatta 32 nous relevons le travail du fer, entouré de crainte et de mystère, la poterie, réservée exclusivement aux femmes, la vannerie, activité également féminine, et le tannage. Comme nous venons de le remarquer, certains métiers étaient considérés comme l'apanage exclusif du sexe féminin. En général, les activités économiques quotidiennes ainsi que la vie politique et sociale des Kikuyu obéissaient à une division du travail très stricte, allant jusqu'aux détails les plus infimes. Selon C. Dundas, les hommes assuraient : 1) la conduite générale de toutes les affaires sociales; 2) la garde des troupeaux; 29. 30. 31. 32.

J. Kenyatta, 1960, p. 76. P. Gourou, p. 319. J. Middleton, 1954, p. 28. J. Kenyatta, 1960, pp. 79-95.

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3) les travaux pénibles tels qu'abattre les arbres et défricher la terre; 4) la fabrication des ustensiles de ménage, des vêtements et des ornements (y compris la plupart de ceux portés par les femmes, ainsi que des armes, à l'exception de celles fabriquées par les forgerons); 5) la chasse, la récolte du mil, et, surtout, la guerre. Aux femmes incombaient : 1) le labourage de la terre après le défrichage, les semailles, le sarclage, et la récolte; 2) le transport du bois de chauffage et de l'eau; 3) la préparation de la nourriture et la traite des vaches 33. Cette division du travail était observée avec une grande rigueur. Selon Jomo Kenyatta, un homme se serait exposé au ridicule s'il lui était venu à l'esprit de s'adonner à des tâches féminines. « En effet, diront les femmes, quel intérêt y a-t-il à se marier dans ces conditions ? » 34. Ce fait n'est pas sans importance dans le cadre de cette étude, dans la mesure où la colonisation a beaucoup plus empiété sur le domaine des activités masculines que sur celui des activités féminines, ce qui a eu indiscutablement une influence sur l'évolution qui a aboutit à la révolte mau-mau. En nous tournant maintenant vers le système foncier et les liens des Kikuyu avec la terre, nous entrons dans un domaine qui a eu une importance décisive dans la révolte mau mau. Comme l'a noté Jomo Kenyatta, la propriété foncière « est la clé de voûte de la vie de mon peuple > 35. Les Kikuyu n'étaient pas seulement, en tant qu'agriculteurs, dépendants de la terre pour la presque totalité de leurs besoins matériels, mais en plus cette terre était sacrée en tant qu'intermédiaire entre les vivants, les ancêtres et les enfants encore à naître, unité qui jouait un rôle important dans la vie religieuse. C'est sous la terre familiale qu'étaient censés résider les esprits ancestraux avec lesquels leurs descendants étaient en « communion » tous les jours. Cette terre n'était pas propriété tribale, comme l'ont cru les premiers colons européens, mais propriété privée, appartenant à une famille étendue ou sous-clan (le mbari) ou en certains cas même à une seule personne privée. Il existait certes des terres accessibles à tous, tels les pâturages, les dépôts de sel et les sources minérales, ainsi que les parties de la forêt réservées à l'approvisionnement en bois de chauffage et en matériaux de construction, mais même sur ces terres-là, certaines familles pouvaient faire valoir des droits de propriété. Le concept-clé du droit foncier kikuyu était le githaka, c'est-à-dire, le 33. C. Dundas, 1915, pp. 301-302. 34. J. Kenyatta, i960, p. 68.

35. Ibid., p. 27.

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domaine d'une famille étendue (mbari). Le nombre des membres d'un mbari oscillait entre 100 et 200 personnes, s'élevant dans certains cas à plusieurs milliers; la superficie d'un githaka variait entre 20 et 2400 hectares, la moyenne étant de 80 à 120 hectares 36. Jadis, nous dit Jomo Kenyatta, « il n'existait pas de système net de propriété foncière... A cette époque, le défrichage de la forêt constituait le seul critère absolu de propriété » 37. L'homme qui avait défriché la forêt, le fondateur du githaka, devenait ainsi propriétaire terrien et exerçait le plein contrôle sur sa terre. S'il était marié, il donnait à chacune de ses femmes (les Kikuyu étaient polygames) l'usufruit d'une partie de ses terres; elles pouvaient disposer librement des produits de ces jardins, qu'elles cultivaient avec leurs filles non mariées. A partir du moment où il avait des descendants mâles, le fondateur d'un githaka ne pouvait plus disposer librement de ses terres. Pour des questions importantes telles que la vente de la totalité ou d'une partie de la propriété ou l'accès, en tant que tenanciers, d'étrangers à la propriété, il était tenu de consulter ses fils. Après la mort du propriétaire d'un githaka, la propriété était partagée en parties égales entre tous ses descendants mâles, les filles étant exclues de l'héritage des biens immeubles. Toutefois, « l'héritage est transmis par la mère qui cède sa part du githaka à ses belles-filles au fur et à mesure que ses fils se marient » ss . Ceci impliquait que tous les fils d'un homme n'héritaient pas toujours des parcelles de terre de superficie et de valeur égales, parce qu'au'moment du partage, l'exploitation de chaque épouse (dans le cas d'un ménage polygame) était considérée comme une entité séparée, et la règle des parts égales ne jouait donc qu'à l'intérieur du groupe des frères utérins. Ceci impliquait également que, lors du décès de son mari, la femme kikuyu ne se trouvait pas tout d'un coup dépourvue de moyens d'existence. Si elle avait des fils adultes, ceux-ci étaient tenus de laisser à leur mère jusqu'à sa mort l'usufruit de la terre qu'elle cultivait au moment de la mort de son mari; usufruit dont bénéficiaient également les sœurs pas encore mariées- Dans le cas où elle n'avait que des fils mineurs, elle était considérée comme la gardienne légale de la propriété jusqu'au moment où ses fils atteignaient leur majorité. Si son mari ne laissait pas d'héritier mâle, la propriété revenait au parent mâle le plus proche, qui était tenu d'épouser la veuve en lui laissant l'usufruit de la propriété, à moins que la femme ne préférât réintégrer la famille de son père. Certains auteurs ont fait remarquer que le partage d'un héritage n'obéissait pas dans tous les cas à l'automatisme d'un partage en parts égales entre 36. J.Middleton, 1954, p. 43. 37. J. Kenyatta, 1960, p. 48. 38. J. Middleton, 1954, p. 88.

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frères utérins. Ainsi C. Dundas, qui affirme que les Kikuyu connaissaient la distribution des biens par voie de testament 39 . Dans le cas rapporté par C. Dundas, il s'agissait de chèvres, mais H. Fliedner affirme que la même possibilité existait en ce qui concerne les droits fonciers; dans un cas normal, un homme n'avait toutefois pas le droit de déshériter entièrement un de ses fils 40. Nous avons vu que la mort d'un fondateur de githaka donnait lieu à un partage des terres entre les héritiers mâles. Mais chez les Kikuyu, partage des terres ne voulait pas dire éclatement de la propriété. Au contraire, le githaka continuait à être considéré comme une unité; l'incarnation de cette unité était le muramati, mot que l'on peut traduire comme gardien ou fidéicommis, et qui désigne la personne qui continuait après la disparition du fondateur du githaka à « administrer > la totalité du domaine. En principe, le rôle de muramati incombait au fils aîné de la première femme du fondateur mais, selon L.S.B. Leakey, dans une phase ultérieure de l'évolution d'un githaka, c'est-à-dire plusieurs générations après sa fondation, le muramati était nommé par les hommes adultes du mbari en fonction de ses capacités et de sa sagesse et n'était donc pas nécessairement l'aîné de lignage. Nous devons souligner ici le fait que le muramati ne peut pas être considéré comme le propriétaire du domaine. Après la mort du premier propriétaire, le domaine devenait en effet propriété familiale et le muramati n'était que le symbole de l'unité du githaka; il ne jouissait d'aucun privilège en matière de culture ou de construction et ne pouvait prendre des dispositions concernant la terre qu'avec le consentement de tous ou au moins de la majorité des membres mâles adultes du mbari. Ceux-ci conservaient tous les droits sur les terres qu'ils cultivaient, ainsi que sur les terres antérieurement mises en valeur par leurs mères respectives; mais à leur tour, ils ne pouvaient vendre leur partie du domaine ou admettre des tenanciers étrangers sans avoir obtenu au préalable l'avis du muramati et, par là, des autres membres du mbari. Nous pouvons donc conclure que le githaka était propriété privée ou propriété familiale selon le stade de son évolution. Jusqu'ici, nous avons considéré l'acte de défrichage comme le seul critère de propriété. Or, selon certains auteurs, le droit foncier kikuyu a connu au cours des derniers siècles un développement très intéressant et peu commun en Afrique Noire. Voici comment se présente cette évolution vue par L.S.B. Leakey et Jomo Kenyatta. A la fin du 16e siècle déjà, Fort Hall, le district d'origine des Kikuyu, fut surpeuplé et ils se virent contraints de coloniser des terres nouvelles. Au Nord, dans le district de Nyeri, cela ne posait pas 39. C. Dundas, 1921, p. 268. 40. H. Fliedner, p. 9.

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de problèmes, la région étant inhabitée. Par contre, dans le Sud du Kiambu, toute la terre appartenait aux chasseurs Dorobo. Or, pour les Kikuyu, un territoire appartenant à d'autres personnes ne pouvait pas être acquis par la force, car ils étaient sincèrement convaincus que si les propriétaires antérieurs étaient spoliés, leurs esprits ancestraux empêcheraient les nouveaux occupants de réaliser leurs activités agricoles avec quelque chance de succès « Désireux de posséder des terres, les Gikuyu se voient donc contraints de les acheter, et ainsi apparaît une nouvelle forme de propriété - la propriété foncière par achat » 42 . Ces achats nécessitaient, pour être valables, des cérémonies rituelles compliquées. L'adoption réciproque des acheteurs et des vendeurs était indispensable et permettait d'apaiser les esprits ancestraux dorobo en les incorporant dans la famille des esprits ancestraux kikuyu, tandis que la « cérémonie de bornage » constituait l'acte décisif de la transmission de la terre. Plusieurs observateurs, que nous pouvons considérer comme pratiquement contemporains de l'innovation du droit foncier kikuyu (elle daterait de la fin du 18e siècle seulement), ont attesté le bien-fondé de cette version historique. Ainsi, le Réverend H. Leakey (père de L.S.B. Leakey), un des premiers missionnaires en pays kikuyu, a déclaré en 1932 devant une commission royale : « Turning now to the question as to whether there is any truth in the statements made by the Kikuyu that they purchased their land from the Dorobo, I can only say that I took infinite pains many years ago to try and find out if it really was a fact and I could never find anything to make me doubt it. I am absolutely convinced in my own mind that what they say about this is entirely correct » 43. M.H. Beech ensuite, ayant mené de longues Recherches dans le district de Kikuyu voisin du Kiambu et ayant interrogé plusieurs milliers de témoins dans le but de déterminer pour chaque githaka particulier, la façon dont celui-ci avait été acquis, fut non moins formel dans ses conclusions 44. Il faut noter que cet auteur a également interrogé les Dorobo, dont certains étaient les descendants directs des vendeurs historiques. Cette version des événements ne semble donc pas à première vue prêter à contestation. Et pourtant, H.E. Lambert, dans un ouvrage très sérieux et très documenté 45 la met sérieusement en doute. D'après lui, dans le cas du transfert des droits sur la terre dans le district de Kiambu, il n'aurait pas été question d'une vente intégrale et irrévocable de la part des Dorobo, mais 41. 42. 43. 44. 45.

L.S.B. Leakey, 1952, pp. 2-3. J. Kenyatta, 1960, p. 48. Cité parH.E. Lambert, 1950, pp. 90-91. M.H. Beech, 1917-1918, p. 47. Systems of land tenure in the Kikuyu Land

Unit.

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plutôt d'un arrangement temporaire, qui n'aurait donné aux Kikuyu que le droit d'utiliser la terre à des fins agricoles sans que les Dorobo aient cédé pour autant la totalité de leurs droits. Mais par la suite, les Dorobo auraient été exterminés par les Kikuyu ou absorbés avant que l'éventualité d'un rachat ne puisse se poser. Les vendeurs n'existant plus, les Kikuyu seraient restés les seuls ayants droit sur la terre. Quoi qu'il en soit, la controverse suscitée par H.E. Lambert en ce qui concerne les rapports Kikuyu-Dorobo ne met pas en doute deux éléments fondamentaux du système foncier kikuyu. D'une part, l'innovation du droit foncier, bien que moins fondamentale que ne le prétendent Jomo Kenyatta et L.S.B. Leakey, est néanmoins réelle. Même H.E. Lambert reconnaît que les transactions entre Dorobo et Kikuyu faisaient intervenir des coutumes kikuyu et dorobo et nous pouvons conclure que ce mélange de coutumes tribales différentes constitue effectivement une innovation. D'autre part, ces transactions furent toujours des affaires individuelles ou tout au plus familiales. Que le githaka soit fondé par un simple acte de défrichage, par un achat irrévocable ou par quelque solution intermédiaire, il s'agit toujours d'un domaine individuel ou familial, soumis dans tous les cas aux règles d'administration, d'exploitation et de succession décrites ci-dessus. Jusqu'ici, nous nous sommes référés au cas du Kikuyu - propriétaire foncier, c'est-à-dire, fondateur ou « co-propriétaire » d'un githaka. Il existait dans le droit foncier traditionnel également d'autres rapports avec la terre que celui de propriétaire de plein droit. L'un d'entre eux est le rapport de muhoi, ou « tenancier », qui jouissait de droits temporaires de culture et souvent aussi de construction sur des terres d'un autre mbari- Selon Jomo Kenyatta, un contrat de muhoi était établi jadis « sur une base uniquement à l'amiable et sans paiement d'une redevance » 46. D'autres auteurs contestent la dernière partie de cette remarque. Selon L.S.B. Leakey 47, le muhoi était tenu de « donner des coups de main » aux propriétaires du githaka quand ceux-ci décidaient de construire une hutte ou de défricher une nouvelle partie de la forêt. Il semble également que le locataire donnait les premiers produits de sa terre aux propriétaires ainsi qu'une redevance en bière chaque fois qu'il en produisait 48. Il entrait donc un élément « féodal » dans le contrat d'un muhoi, bien que l'obligation de servir le « seigneur » en temps de guerre n'existait point, comme dans le système féodal européen. Les droits du muhoi étaient en principe transmissibles par héritage et pouvaient donc s'étendre considérablement dans le temps. D'autre part, quand il le désirait, 46. J. Kenyatta, 1960, p. 44. 47. L.S.B. Leakey, 1952, p. 6. 48. M.H. Beech, 1917-1918, p. 57.

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le propriétaire pouvait toujours mettre fin au contrat en permettant au muhoi de rentrer les récoltes sur pied. Les cultures traditionnelles kikuyu étant en général saisonnières ou tout au plus bi-annuelles, cette dernière disposition ne posait pas de problèmes insolubles. Selon L.S.B. Leakey 49, l'institution du muhoi serait d'origine récente et coïnciderait en effet avec l'immigration des Kikuyu dans le district de Kiambu et l'acquisition des terres dorobo qui s'ensuivit. Il fallait payer les terres dorobo en chèvres, et certains Kikuyu n'étaient pas assez riches pour réunir la somme requise, tandis que d'autres, plus aisés, pouvaient se permettre d'acheter beaucoup plus de terre qu'ils n'en avaient besoin dans l'immédiat. Ceux-ci ont ensuite accueilli leurs « compatriotes » pauvres comme ahoi sur leurs domaines. Nous pensons, avec L.S.B. Leakey, que l'institution du muhoi doit être une innovation relativement récente. Etant donné que la position de propriétaire offrait plus de garanties de stabilité et de sécurité que celle du muhoi, on peut supposer que l'institution doit dater du moment seulement où les terres défrichables commençaient à être rares et où, par conséquent, la fondation d'un githaka par le défrichage de terre devenait impossible. Une autre relation contractuelle est celle du muguri, c'est-à-dire l'usufruit d'un terrain contre un prêt de bétail. Dans ce cas, l'initiative devait en être prise par le propriétaire foncier ayant besoin de bétail, les droits de culture constituant une garantie pour le prêteur. Au terme de cette analyse de l'économie et du droit foncier kikuyu, nous tenons à souligner un trait dominant de la civilisation kikuyu, sans lequel la révolte mau mau serait inexplicable. Après avoir signalé l'enracinement et l'attachement à la terre du paysan kikuyu, P. Gourou conclut : « H est permis de dire que le droit foncier kikuyu avait suivi une évolution qui établissait entre l'homme et la terre des liens plus étroits et plus personnels qu'il n'est habituel en Afrique » 60. Nous ajouterons pour notre part que, plus encore qu'à une propriété foncière précise, les Kikuyu semblent attachés à une activité productive et à un mode de vie qui sont ceux du paysan et du propriétaire foncier. Il semble bien que pour le Kikuyu traditionnel, la propriété foncière était l'essence même de la vie; l'agriculture, l'activité humaine par excellence. Ceci n'est nullement du passé. Sir Michael Blundell, qui fut responsable dans les années 60 des programmes de développement agricole du Kenya, a

49. L.S.B. Leakey, 1952, p. 6. 50. P. Gourou, p. 322. P. Mercier nous a fait remarquer qu'il vaudrait mieux dire : « qu'il n'est habituel au Kenya ». Des liens étroits et personnels entre l'homme et la terre, bien qu'étant l'exception à la règle, se trouvent ailleurs en Afrique Noire.

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noté son étonnement devant le fait que des Kikuyu jouissant de bonnes situations et gagnant des salaires élevés, suppliaient de bénéficier de ces programmes, tant ils désiraient avoir des intérêts fonciers, fussent-ils minimes 51. C. ORGANISATION SOCIALE ET STRUCTURES POLITIQUES

« Kikuyu polity is local government run mad » 5 2 . Ainsi s'exprime le désarroi de W.S. Routledge devant la nature compliquée des structures sociales et politiques kikuyu. H est, en effet, malaisé d'en donner une description cohérente sans schématiser et sans négliger la richesse des variantes locales. Les Kikuyu ne connaissaient avant la colonisation, ni royauté, ni chefferie, ni noblesse héréditaire, mais étaient « administrés » par des « conseils » de composition, de compétence territoriale et de fonctions différentes. A l'origine, liens de parenté et structures politiques se confondaient probablement, étant donné que l'unité familiale (le mbari) coïncidait avec le domaine foncier (le githaka), base de l'organisation territoriale kikuyu. Tant qu'une affaire ou un conflit n'intéressait que les membres du mbari et eux seuls, le règlement intervenait par l'intermédiaire des organes compétents du mbari (en l'occurence l'assemblée des anciens), sans intervention de l'extérieur, sauf dans le cas où l'assistance d'un spécialiste renommé pour sa compétence (par exemple en droit coutumier) était explicitement sollicité par les membres du mbari. Mais au cours de l'histoire, un système politique purement territorial s'est superposé aux structures lignagères sans que celles-ci disparaissent entièrement. D'après L.S.B. Leakey, cette innovation politique se serait produite à la suite de la généralisation du système des tenanciers (ahoi) 53 ; ces tenanciers appartenant à des lignages différents de celui du mbari qui possédait le domaine, les conseils des anciens du mbari ne pouvaient plus traiter toutes les affaires du githaka comme des affaires familiales. Comme l'institution des tenanciers elle-même, l'organisation sociale territoriale serait donc une innovation relativement récente. Selon la plupart des auteurs que nous avons consultés, on peut distinguer trois circonscriptions territoriales différentes. L'unité de base était l'itura, mot que l'on peut traduire par village, à condition de ne pas oublier que les Kikuyu ne connaissaient pas de villages au sens propre du mot; leur organisation de l'espace se caractérisait par l'habitat dispersé. A un niveau plus 51. M. Blundell, 1964, p. 205. 52. W.S. et K. Routlegde, p. 195. 53. L.S.B. Leakey, 1952, p. 30.

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élevé, se situait le mwaki, terme que l'on peut traduire par « groupe de villages » et qui veut dire littéralement « feu » (les habitants du mwaki pouvaient se prêter mutuellement du feu en cas de besoin, sans que l'intervention d'un spécialiste en matière rituelle fut nécessaire). Au niveau le plus élevé se situait le rugongo ou la colline, c'est-à-dire un territoire long de 30 à 40 kilomètres qui 's'étendait entre deux cours d'eau parallèles, territoire qui semble avoir été la plus grande unité politique et rituelle que les Kikuyu aient connue. Il est difficile de savoir où se situe exactement le githaka dans l'ensemble de ces unités territoriales. Selon certains auteurs, dont H.E. Lambert, le githaka coïnciderait avec Yitura 54. J. Middleton, par contre, après avoir cité plusieurs avis contradictoires, conclut que « l'ensemble des témoignages tend à prouver que la crête (c'est-à-dire le rugongo, N. d. A.) correspond au mbari » 55, donc au githaka. Selon L.S.B. Leakey, le système territorial était entièrement indépendant : un githaka pouvait être situé à cheval sur deux rugongo différents et un rugongo pouvait comprendre plusieurs domaines 6e. Selon A.H.J. Prins, la population moyenne d'une colline s'élevait à 10000 personnes, tandis qu'un mbari comprenait entre 100 à 2000 personnes 57 ; si ces chiffres sont exacts, le githaka n'a pas pu coïncider avec le rugongo. A chaque échelon territorial, le conseil des anciens détenait en principe l'autorité politique, judiciaire et religieuse, mais en pratique un comité restreint (comprenant 9 membres s'étant imposés parmi les anciens par leur compétence et leur énergie et jouissant de la confiance de la population) réglait toutes les affaires courantes. Le système politique kikuyu se fondait sur le principe de la représentation de la base : les différents conseils d'itura nommaient eux-mêmes leurs représentants dans le conseil du mwaki, et ce conseil déléguait à son tour un des ses membres au conseil du rugongo. Aucune position politique ne pouvait être acquise par droit de naissance ou par une nomination d'en haut. En pratique, ce système fonctionnait d'une façon très souple et il ne semble pas que le principe de la représentation permanente ait été appliqué de façon stricte. Comme l'a dit A.H.J. Prins : « The councils held no precise jurisdiction over a given area with a rigid boundary, nor were they composed of a requisite and fixed number of elders. Elders interested or present in one case could be easily replaced by other ones of the same grade in another one. Usually some were to be excluded

54. 55. 56. 57.

H.E. Lambert, 1956, p. 2. J. Middleton, 1954, p. 45. L.S.B. Leakey, 1952, p. 34. A.H.J. Prins, 1953, p. 99, note.

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from hearing cases as soon as near relations were concerned in it. Therefore the various councils are virtually indefinite realizations ad hoc... » 58 Les Kikuyu ne connaissaient pas d'unités politiques au-dessus du rugongo, mais à certaines occasions, notamment lors des cérémonies de circoncision et des cérémonies de passage du pouvoir politique d'une génération à l'autre (Yitwikà), les responsables politiques locaux synchronisaient leurs actions à un niveau beaucoup plus élevé que celui des rugongo, sans toutefois atteindre le niveau véritablement « national » 59. De plus, dans ces deux cas, il s'agissait d'ententes temporaires, réalisées pour une seule occasion et restant, du moins sur le plan politique, sans lendemain. Il en était de même en ce qui concerne les conseils ad hoc formés pour connaître des affaires juridiques mettant en cause des membres de plusieurs rugongo, conseils occasionnels qui dépendaient entièrement de l'accord et de la bonne volonté des parties en question. Après avoir défini les différentes circonscriptions dans lesquelles s'exerçait l'autorité des conseils kikuyu, nous allons analyser maintenant la composition et les fonctions de ces conseils. Il nous faut préciser d'abord qu'à chaque échelon territorial il n'existait pas un seul conseil, mais une série de conseils échelonnés, désignés par les Kikuyu par le mot kiama ou njama. Le terme est difficile à traduire, parce que les kiama pouvaient fonctionner à différentes occasions en tant que club, conseil politique, cour de justice ou société secrète. H.E. Lambert, en soulignant le caractère en quelque sorte fermé et secret des kiama a proposé le mot « loge ». J. Middleton emploie le terme « degré d'ancienneté » : il met ainsi l'accent sur le fait que l'entrée dans les différents kiama était régie par le critère d'âge, ce qui nous paraît en effet la caractéristique la plus importante. En effet, à mesure qu'il avançait en âge, chaque homme Kikuyu passait par cette série de « conseils », chaque étape de sa vie se traduisant en une « promotion » à un conseil supérieur. Le premier pas - et de loin le plus important - d'un jeune Kikuyu sur le chemin menant vers le sommet de la vie politique, était marqué par la cérémonie de la circoncision. Selon le R.P. Bugeau : « La circoncision est l'acte le plus important de la vie d'un jeune homme. Majeur, guerrier, électeur, danseur, et en plus grand mangeur, par la circoncision il devient tout cela. Par elle, il entre dans la vie sociale, il réalise tous ses rêves > 60. S'il n'était pas circoncis, un homme kikuyu ne pouvait participer ni à la 58. Ibid., p. 115.

59. Malheureusement, il est impossible de préciser exactement les dimensions des rassemblements territoriaux réalisés à ces occasions. 60. F. Bugeau, 1911, p. 618.

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vie sociale en tant que membre d'un kiama, ni à la vie économique en tant qu'héritier éventuel d'un domaine foncier. Selon le R.P. Bugeau 61, les garçons étaient circoncis à l'âge de 12 ou 13 ans, selon J. Middleton, entre 15 et 18 ans 62. Les filles, qui subissaient l'épreuve de la clitoridectomie, étaient opérées entre 10 et 15 ans, avant leur formation. Une fille qui aurait eu ses premières règles avant d'être excisée, aurait contracté ainsi une souillure rituelle très grave. Selon Jomo Kenyatta, la cérémonie de circoncision se déroulait en principe chaque année, mais H.E. Lambert fait allusion à des cycles très compliqués qui variaient selon les différentes sections de la tribu, cycles comprenant des années « ouvertes » et des années « fermées » pour la circoncision. La cérémonie de circoncision laissait des traces durables dans la vie sociale kikuyu- Tous les garçons circoncis en même temps, sans distinction de clan ou de lieu, formaient une classe d'âge (riika) dont les membres restaient unis les uns aux autres par des liens « presque aussi puissants que les liens du sang » 63. Cependant, cette solidarité des classes d'âge n'avait pas de conséquences politiques; elle opérait surtout sur le plan social en créant des liens de parenté fictifs. Un homme était appelé « père » par les enfants de tous les membres de sa classe d'âge. De plus, il avait légalement accès aux femmes des membres de sa classe d'âge. Une femme pouvait d'ailleurs elle-même prendre l'initiative dans une telle affaire et tromper son mari impunément, à condition de prendre pour amant un « frère » classificatoire de celui-ci. Le riika imposait également une discipline très sévère à ses membres; la « mort sociale » déclarée par sa classe d'âge était une des choses les plus graves qui pouvait arriver à un Kikuyu. Le caractère corporatif du riika s'exprimait également en temps de guerre, chaque riika formant un régiment distinct au sein de l'armée. Par la circoncision, le jeune Kikuyu faisait son entrée dans la vie sociale, en tant que guerrier d'abord : le premier « conseil » auquel il participait était le conseil des jeunes guerriers (njama ya anake a mumo). Après six ans et demi environ, sa classe d'âge était promue en tant que collectivité au conseil supérieur : le conseil des guerriers chevronnés (njama ya ita ou njama ya anake). La description que A . H J . Prins a donnée de l'organisation militaire kikuyu, montre que la classe guerrière jouissait d'une très grande indépendance en ce qui concerne la conduite de la guerre 64. Les différents régiments formés par les classes d'âge étaient commandés par des capitaines 61. Ibid., p. 616. 62. J. Middleton, 1954, p. 101. 63. J. Kenyatta, 1960, p. 110. 64. A . H J . Prins, 1953, pp. 104-108.

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sortis de leurs rangs et ce n'était qu'au niveau le plus élevé que les anciens intervenaient : deux d'entre eux, réputés pour leurs prouesses militaires dans le passé, continuaient, à titre d'exception, à faire partie du njama ya ita tout en ayant déjà accès au conseil des anciens. Ces deux « généraux », dont l'un faisait fonction de commandant militaire et l'autre de magicien de guerre et de prophète, étaient responsables de la stratégie générale et de la mobilisation de la classe guerrière, dont les deux grades participaient sans distinction aux combats. En temps de paix, les guerriers du grade le plus élevé faisaient fonction de police tribale; ils étaient responsables de l'ordre public lors des festivités et des danses, ainsi que sur les marchés et assistaient les anciens dans l'exécution de certains verdicts judiciaires. La promotion au conseil suivant n'était plus une affaire collective, mais une affaire personnelle : c'était à l'occasion de son mariage, ou, selon d'autres auteurs, à l'occasion de la naissance de son premier enfant, que le guerrier kikuyu accédait au premier conseil d'anciens, le kiama kia kamatimu. Ce conseil, en tant qu'organisme distinct, fonctionnait uniquement comme club ou loge et n'exerçait aucune autorité politique, judiciaire ou rituelle. Ses membres étaient considérés comme des « apprentis > qui pouvaient assister aux délibérations du véritable conseil des anciens pour y apprendre les subtilités de la loi coutumière, mais qui ne pouvaient prendre la parole que sur l'invitation explicite de leurs aînés, invitation employée surtout comme test d'intelligence et de sagesse. Ce n'était qu'au moment de la circoncision de son premier enfant, lorsqu'il avait atteint l'âge de 45 ans environ, que l'homme kikuyu devenait un ancien de plein droit et qu'il accédait au véritable conseil des anciens, le kiama kia mathaati, qui détenait l'ensemble des pouvoirs juridiques et législatifs en pays kikuyu. Un dernier échelon n'était gravi que par les rares hommes qui vivaient assez longtemps pour voir tous leurs enfants circoncis : ces hommes pouvaient alors accéder au kiama kia maturanguru, « chose la plus honorable à laquelle puisse aspirer un homme au cours de sa vie » 65. Appartenir à ce conseil était un privilège religieux et non pas politique : ses membres étaient les seuls qui pouvaient sacrifier lors des grandes cérémonies religieuses dont l'importance dépassait le cadre des simples unités familiales. Nous devons noter ici que, dès l'entrée de quelquesuns de ses membres dans le premier conseil des anciens, le riika ou classe d'âge commençait à perdre sa cohésion, l'accession à ce conseil et aux conseils suivants étant une affaire personnelle et non pas corporative. Elle dépendait, d'une part, des qualités personnelles de chaque homme, comme nous 65. J. Kenyatta, 1960, p. 170.

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le verrons bientôt, d'autre part, du paiement d'un droit d'entrée en chèvres, et aussi du hasard, c'est-à-dire, de la naissance et de la circoncision des enfants, bien que des hommes sans enfants accédaient souvent au conseil des anciens au même moment que ceux des membres de leur classe d'âge dont l'union matrimoniale avait été plus féconde. Par le jeu compliqué de ces différents facteurs, une classe d'âge d'hommes murs pouvait très bien être complètement dissoute, ses membres étant dispersés dans plusieurs « degrés d'ancienneté » S6. Jusqu'ici, le système politique kikuyu avec ses différents conseils territoriaux et ses degrés d'ancienneté peut encore apparaître comme relativement simple et cohérent. Mais une autre institution politique s'accorde mal avec le système des conseils tel que nous l'avons décrit ci-dessus. Il s'agit du phénomène des « générations » ou « moitiés tribales » : les mwangi et les maina. Chaque homme kikuyu appartenait à une de ces deux générations alternantes : si son père était de la génération des mwangi, il était lui-même de la génération des maina, comme son grand-père. Si son père était maina, il appartenait lui-même aux mwangi. A tour de rôle, ces deux générations occupaient la position de génération « régnante », ayant le privilège exclusif du pouvoir législatif; le passage du pouvoir législatif d'une génération à une autre était marqué par la cérémonie de l'itwika. D'après les traditions tribales rapportées par Jomo Kenyatta 67, l'institution des générations aurait trouvé son origine dans une révolution au cours de laquelle les Kikuyu auraient détrôné un roi tyrannique ayant gouverné durant plusieurs années. Après cette révolution - le premier itwika de l'histoire kikuyu - , les anciens auraient décidé d'abolir la monarchie et d'instaurer le système politique démocratique dont jouissaient les Kikuyu au moment de l'arrivée des premiers Européens. Pour éviter qu'une génération d'anciens ne s'accroche trop longtemps au pouvoir, il aurait été décidé en même temps d'institutionnaliser Yitwaka, qui devenait ainsi une « révolution constitutionnelle et pacifique » 6S. Il est peu probable que les Kikuyu aient vraiment connu au cours de leur histoire un régime monarchique, et la révolution à laquelle Jomo Kenyatta fait allusion nous semble une tradition récente. Nous n'avons cepedant trouvé aucune hypothèse plus satisfaisante en ce qui concerne l'origine de Y itwika et le phénomène des « générations politiques ». Les estimations concernant la durée du règne d'une génération varient considérablement dans la littérature et vont de 15 ans jusqu'à 49 ans. D'après 66. A.H.J. Prins, 1953, p. 53. 67. J. Kenyatta, i960, p. 157.

68. Ibid., p. 164.

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H.E. Lambert °9, une génération régnante abandonnait le pouvoir au moment où la plupart de ses petits-fils avaient été circoncis, ce qui revient à dire que la durée du règne d'une génération « politique » correspondait à peu près à la différence d'âge entre deux générations biologiques. Les hommes kikuyu se mariant généralement tard (entre 25 et 30 ans) cette différence d'âge était de 30 ans environ. Une durée de 25 à 30 ans pour une génération régnante nous semble, en effet, l'hypothèse la plus probable. Nous savons que la dernière cérémonie d'itwika s'est déroulée entre 1890 et 1903 70 et qu'une nouvelle itwika aurait du avoir lieu vers 1925 71. En tout cas, il s'agissait d'une période assez mal définie : d'une part, la cérémonie de Y itwika s'échelonnait sur plusieurs années, d'autre part, le passage du pouvoir était souvent l'enjeu d'une négociation serrée entre les deux générations; le moment propice était en principe déterminé par la génération régnante et dépendait donc dans une certaine mesure du rapport de forces entre celle-ci et la génération suivante. D'un point de vue logique, le principe du roulement des générations est en contradiction avec le système des kiama tel que nous l'avons décrit. Nous avons vu que l'accession au conseil des anciens était une promotion personnelle et que, par conséquent, le kiama kia mathaati, exerçant en principe la totalité des pouvoirs politiques et juridiques, recrutait au fur et à mesure de nouveaux membres. Par contre, le passage du pouvoir d'une génération à l'autre était une promotion collective qui ne se produisait qu'une fois tous les 25 ou tous les 30 ans. Ceci signifie donc une cassure au sein du kiama kia mathaati, celui-ci étant divisé en un groupe d'anciens, uniquement compétents en matière de juridiction, et un autre groupe compétent en toutes matières, y compris la législation. Les auteurs qui nous présentent cette version des rapports entre « générations » et conseils d'anciens 72 se sont trouvés embarrassés par cette anomalie. Une hypothèse toute différente sur Yitwika a été émise par A.H.J. Prins. Selon cet auteur, nous devons, pour comprendre le roulement des générations, abandonner l'idée de « générations biologiques » successives, et concevoir le problème en termes de « générations sociologiques » contemporaines 73; il préfère par conséquent le terme de « moitié tribale » à celui de « génération ». Selon lui, il y aurait eu autant de mwaina que de mwangi dans toutes les classes d'âge kikuyu. Cette différence n'aurait 69. H.E. Lambert, 1956, p. 41. 70. J. Middleton, 1954, p. 61. 71. J. Middleton, 1965, p. 359. Déclarée illégale par le gouvernement britannique, elle n'a pas été célébrée. 72. Par exemple H.E. Lambert et J. Middleton. 73. A.H.J. Prins, 1953, p. 45.

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Tableau I Les structures politiques Kikuyu selon la thèse de A.H.J. Prins

Kiama Kia Maturanguru

Anciens de statut, mais non actifs

Kioma Kia Mathaati

Kiama Kia Kamatimu

Njama Ya Ita

Njama Y a Anake A Mumo

Garçons Incirconcis

M W A N G1

MAINA

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eu aucune importance au niveau des classes guerrières, mais commençait à jouer dès l'âge où un homme devait normalement accéder au premier conseil des anciens, le kiama kia kamatimu. Le fait d'appartenir à la « moitié tribale » régnante aurait décidé alors si un homme accédait effectivement au conseil des anciens ou s'il devenait un ancien par « statut » sans pour autant faire partie du conseil. Dans le dernier cas, il n'aurait eu accès au conseil des anciens qu'au moment de Yitwika suivant, et si Yitwika s'était produit juste avant sa majorité politique, il aurait accédé, 25 ans plus tard, en vertu de son âge avancé, directement au kiama kia mathaati sans passer au préalable par le kiama kia kamatimu. Dans cette hypothèse, le passage du pouvoir ne se caractériserait pas uniquement par l'abdication d'une génération régnante se trouvant déjà au sommet politique et en fin de carrière, mais par l'effacement d'une « moitié tribale » régnante sur toute la ligne, c'est-à-dire dans tous les conseils échelonnés. Que penser de l'hypothèse de A.H.J. Prins ? Elle a d'abord un avantage logique dans la mesure où elle élimine l'anomalie d'un conseil d'anciens divisé en anciens compétents en toutes matières, et anciens exclus des affaires législatives. Elle semble également plus proche de la réalité de la fin du 19e siècle. C. Dundas signalait déjà en 1915 des différences d'âge surprenantes au sein d'une même « génération » 74, et il est probable que les deux générations maina et mwangi aient été en pratique des « générations sociologiques » contemporaines. Mais il nous semble pourtant discutable de vouloir abandonner toute référence à la génération biologique. Tous les auteurs, y compris Prins, sont d'accord pour dire que l'on appartenait toujours à la même génération que son grand-père et jamais à celle de son père. Il nous semble qu'une approche historique peut nous aider à réconcilier les deux hypothèses sur Yitwika et les générations politiques. A l'origine, la division entre maina et mwangi a dû être une division entre deux générations purement biologiques, celle des pères et celle des fils. Mais pratiquement dès le début, l'espacement des naissances au sein d'une même famille et entre familles différentes a dû commencer à fausser l'oppositoin biologique initiale. Par l'accumulation de ces hasards, renforcés encore par la polygamie qui donne souvent lieu à des différences d'âge beaucoup plus accusées entre les fils d'un même père, une évolution s'est produite aboutissant à la situation confuse de la fin du 19e siècle, où les générations étaient toujours biologiques au sein d'une même famille, mais contemporaines et « sociologiques > vues sur le plan de la société en général. Il est donc probable que Yitwika signifiait en effet l'effacement de la « génération régnante » sur toute la ligne comme le 74. C. Dundas, 1915, p. 247.

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pense A.H.J. Prins. Mais si un tel effacement avait été appliqué dans toute sa rigueur, un autre problème aurait dû se poser dans la vie politique kikuyu. La génération « non active » aurait été alors totalement éloignée du pouvoir; par conséquent, de graves problèmes se seraient posés à l'occasion de chaque itwika dans la mesure où celle-ci aurait propulsé au pouvoir un groupe d'hommes entièrement « neufs » et dépourvus de toute expérience politique. Nous devons supposer qu'en réalité les anciens « non actifs » étaient fort bien au courant des affaires et qu'ils participaient quand même d'une façon plus ou moins discrète à la vie politique comme le suggère le terme de « consultant elders » employé à leur égard par A.HJ. Prins 75. Sur le déroulement de la cérémonie de Yitwika nous possédons très peu de renseignements, celle-ci étant entourée de mystère et de secrets. Elle nécessitait le paiement de nombreuses chèvres par la génération « aspirante » à la génération régnante. Ces paiements s'échelonnaient sur plusieurs, voire une dizaine d'années, et il était dit, selon C. Dundas, que la nouvelle génération « achetait » ainsi le pays 76. Lors de la cérémonie finale, la nouvelle génération régnante recevait de ses prédécesseurs, les insignes du pouvoir, à savoir un couteau symbolisant le droit de présider une cérémonie de circoncision, une aiguille, symbole de la féminité, un bâton, symbolisant le pouvoir politique, etc. Certains membres sélectionnés parmi la génération nouvelle étaient initiés alors au « secret » de Yitwika, secret détenu par quelques membres privilégiés de l'ancienne génération régnante. Aucun des auteurs que nous avons consultés n'a été en mesure de dire en quoi consistait exactement ce savoir secret, capitalisé par une petite élite seulement. Nous avons dit auparavant que l'autorité politique suprême en pays kikuyu était détenue par le conseil des anciens en tant que corporation. Nous venons de voir qu'il existait également une certaine élite privilégiée qui, seule, était appelée à connaître le secret de Yitwika. Un Kikuyu doté d'une force de caractère et d'une intelligence supérieures aux autres membres de sa classe d'âge pouvait en effet aspirer à atteindre une position de prééminence au sein du conseil des anciens et devenir ainsi le muthamaki de son rugongo. Il serait cependant erroné de traduire ce mot par le terme « chef » ; le terme de « porte-parole » traduit beaucoup mieux la véritable position du muthamaki, qui n'était que le premier entre égaux et qui n'accédait à cette fonction qu'après une compétition longue et sevère, compétition dans laquelle il devait déployer tous ses talents, les facteurs de naissance et de richesse n'intervenant que secondairement. Certes, le fils d'un homme riche ou influent était au départ favorisé dans la compétition pour le prestige, 75. A.HJ. Prins, 1953, p. 44. 76. C. Dundas, 1915, p. 245.

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mais sans capacités personnelles, cet avantage au départ ne lui était d'aucun secours. « Leadership is essentially a quality, not a rank » a dit H.E. Lambert et les Kikuyu reconnaissaient même cette qualité de « leadership » à des hommes relativement jeunes. Le système des conseils échelonnés, dont l'âge était le principal critère d'admission, devait en principe freiner le jeune homme ambitieux et doté de talents dans sa course vers le sommet politique. En réalité, le système n'a jamais été appliqué avec rigueur et dans beaucoup de cas « the natural leader is hurried along the road to seniority » 78. Il arrivait fréquemment qu'un muthamaki faisait preuve d'une telle compétence que sa réputation dépassait largement le cadre de son propre rugongo et qu'il était constamment appelé à employer ses dons juridiques ou politiques dans des cas difficiles en dehors de sa circonscription d'origineCertains observateurs européens à la fin du 19e siècle ont pris de tels hommes pour des chefs dans le sens propre du terme, tellement leur position paraissait solide, sans se rendre compte que le caractère héréditaire en était totalement absent. Il semble que la réputation de certains chefs militaires et de certains prophètes et guérisseurs dépassait également souvent le cadre des circonscriptions politiques et sociales bien définies. Par certains côtés, la société traditionnelle kikuyu a donc les apparences d'une société démocratique et égalitaire où seule compte la compétence. Nous ne pouvons cependant pas nous arrêter là. Nous devons chercher si, à un niveau plus profond, cette société ne présenterait pas des clivages fondamentaux cachés, des tensions souterraines et refoulées ne s'exprimant que par des voies indirectes. De telles tensions existaient, en effet, et nous verrons plus loin qu'elles étaient même particulièrement persistantes; si elles ne sont pas directement à l'origine de la révolte mau-mau, elles en ont cependant fortement influencé la signification et l'ampleur. Il y avait d'abord l'antagonisme entre hommes et femmes, ces dernières étant nettement défavorisées sur le plan économique, social et politique. Dans cette société partriarcale à descendance partrilinéaire et à mariage virilocal, les femmes étaient exclues de la vie sociale, ne participaient pas aux conseils des anciens et n'avaient aucun contrôle sur les décisions politiques importantes. Selon certains auteurs, des conseils féminins auraient existé. A.H.J. Prins fait même allusion à une série de conseils échelonnés parallèlement aux conseils des hommes, et dont la composition aurait été également déterminée par l'alternance au pouvoir de deux « moitiés tribales » ou générations 79, mais selon H.E. Lambert, il est impossible de dire avec 77. H.E. Lambert, 1956, p. 105.

78. Ibid., p. 101.

79. A.H.J. Prins, 1953, p. 57.

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certitude s'il s'agissait d'institutions structurées et permanentes ou plutôt de réunions féminines éphémères convoquées à une seule occasion et pour un but bien déterminé 80- Probablement ces réunions s'occupaient uniquement d'affaires purement féminines (l'initiation des filles, les naissances, la conduite des jeunes filles et des jeunes femmes) et n'avaient aucune compétence dans les affaires intéressant tout le groupe social. Sur le plan économique, la femme pouvait librement disposer du produit de ses jardins, mais elle ne pouvait pas hériter de biens immeubles, et notamment de la terre. Comme l'a dit C. Dundas : « A woman may be said to be regarded all her life as a minor. She has certain rights which extend even to possession of property, but she is never given control of the same. Similarly a woman is held to all intents and purposes to be irresponsible and her father or husband is, under all circumstances, liable for her actions, as he is for those of his children » 81. Sur le plan rituel, la position inférieure de la femme se traduisait par le fait qu'elle n'avait pas le droit de manger de la viande; par là, il lui était impossible de participer à la plupart des cérémonies rituelles (sacrifices, cérémonies de purification) et des repas sociaux (comme par exemple, à l'occasion de règlements de litiges juridiques). Cependant, cette infériorisation de la femme kikuyu a donné lieu à très peu de phénomènes pouvant être interprétés comme des indices d'une revendication féminine. Les traditions orales montrent, par contre, que malgré l'absence de revendications « féministes », les hommes ont ressenti néanmoins le besoin de se justifier, ce qui tend à prouver un certain sentiment de culpabilité chez eux. Nous trouvons ainsi dans le livre de Jomo Kenyatta une légende qui raconte que les Kikuyu ont connu d'abord le matriarcat et comment l'évolution s'est faite vers le partriarcat : « Instances supérieures de la communauté, les femmes se muent en de farouches guerrières. Elles pratiquent la polyandrie, et, par jalousie sexuelle, mettent à mort les hommes coupables d'adultère ou même de délits mineurs. En dehors de la peine capitale, les hommes sont l'objet de multiples humiliations. Furieux d'être ainsi maltraités, ils préparent une révolte pour secouer le joug de la terrible administration féminine. Mais que faire ? Les femmes sont à cette époque meilleures combattantes que les hommes ! Le moment choisi pour la révolte sera donc celui où la majorité des femmes seront enceintes. Au jour fixé, les hommes passent à l'action. Us incitent les chefs et les femmes les plus braves à avoir avec eux des rapports sexuels. Trompées par la flatterie des hommes, elles acceptent aveuglement ces rapports, sans savoir 80. H.E. Lambert, 1956, pp. 95-96. 81. C. Dundas, 1915, p. 301.

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qu'il s'agit là de la première phase d'un plan machiavélique. Cela fait, les hommes en attendent tranquillement les résultats. Six lunes se passent, il devient évident que le plan a réussi. La révolte ne rencontre alors qu'une faible résistance, leur état paralysant pratiquement l'action des femmes. Les hommes triomphent et prennent la direction de la communauté. Les premières mesures prises remplacent la polyandrie par la polygamie » 82. Double justification que cette légende, parce que non seulement les femmes ont méritées, par leur dictature injuste, le châtiment, mais encore ce châtiment a pu leur être infligé à cause d'une faiblesse fatale, inhérente à la condition jéminine. Un autre mythe, rapporté par L.J. Beecher, justifie le fait que seuls les hommes ont le droit de posséder du bétail 83 . A l'origine, les femmes auraient eu également des animaux domestiques, mais, furieux de la façon dont les femmes maltraitaient ces animaux, Dieu les aurait aidés à s'échapper vers la forêt. Les animaux sauvages qui peuplent la forêt aujourd'hui auraient été jadis le bétail des femmes. On le voit, le leitmotiv est toujours le même : si la femme se trouve aujourd'hui infériorisée, c'est par sa propre faute. Les hommes (ou Dieu) se sont contentés de faire triompher la justice. Il y a également des faits qui n'impliquent pas entre hommes et femmes des rapports d'inférieur à supérieur, mais qui soulignent des différences « ontologiques » entre les deux sexes et qui mettent en lumière un conflit larvé. Nous avons déjà mentionné la division du travail entre les sexes. Or, selon Jomo Kenyatta, lors de la construction d'une hutte, certains travaux étaient exécutés par les hommes, d'autres par les femmes; pendant le travail, les hommes et les femmes se moquaient en chantant de leurs façons respectives de travailler 84. De toute évidence, il s'agit ici d'un conflit joué, qui n'allait pas très loin et qui, par la libération de sentiments d'hostilité refoulés qu'il permettait, allait plutôt dans le sens de l'intégration de la société. H en est autrement en ce qui concerne la poterie. Encore selon Jomo Kenyatta : « Ce sont les femmes qui assurent, seules, l'ensemble des opérations... Les hommes n'ont ni le droit de s'approcher de l'aire de modelage (surtout si le travail est en cours), ni de manipuler aucun objet s'y rapportant; on dit que la présence masculine est néfaste et qu'elle entraîne le bris des pots lors de la cuisson. S'il arrive - comme cela se produit généralement qu'une pièce se casse à ce moment, les femmes soupçonnent toujours qu'un homme mal intentionné est venu endommager leur travail pendant la nuit » 85 Est-il permis de voir dans cette susceptibilité à l'égard de la poterie le signe d'une revendication féminine diffuse qui cherche à s'exprimer et qui 82. J. Kenyatta, i960, p. 33. 83. J. Beecher, 1938, p. 81. 84. J. Kenyatta, 1960, p. 86.

85. Ibid., p. 92.

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ne trouve que des voies tortueuses et indirectes ? Serait-il également permis d'interpréter ainsi la coutume qui voulait que la jeune mariée ignore la date de son mariage et qu'elle pleure et se débatte furieusement lorsque les parents de son futur époux la surprenaient pour l'amener à sa nouvelle demeure ? Il se peut que cette dernière coutume traduise plutôt une hostilité latente entre les deux lignages intéressés au mariage qu'une hostilité entre les deux sexes, étant donné que c'étaient des femmes et non des hommes qui venaient enlever la jeune fille. Peut-être les deux interprétations sont-elles valables et sommes-nous en présence d'un phénomène de conflit joué, chargé de significations multiples et contradictoires. Que ce soient des femmes qui procèdent à l'enlèvement d'une des leurs n'exclut pas nécessairement une hostilité latente des femmes à l'égard des hommes. Dans l'impossibilité de s'exprimer ouvertement contre l'autre sexe, une telle hostilité peut très bien se tourner contre elle-même et se défouler sur les membres du sexe féminin pas encore soumis. Dans des sociétés où la femme est traitée comme inférieure, il arrive très souvent que ce soit surtout la belle-mère qui fasse subir la loi à la jeune fille, se vengeant ainsi des humiliations du passé sur le dos de sa bru. Dans le cas des Kikuyu, nous devons d'ailleurs prendre soin de ne pas exagérer. Bien qu'infériorisée, la femme kikuyu n'apparaît nulle part dans la littérature (sauf peut-être, dans la description du R.P. Cagnolo 8S, source généralement peu digne de foi) comme un être brimé, une esclave. Elle jouissait d'une autonomie économique relativement importante et d'une liberté sexuelle considérable (elle choisissait elle-même son futur époux et était libre de prendre un amant). Elle savait en général très bien se défendre quand ses droits étaient en jeu et elle était respectée en tant que mère et productrice. Selon K. Routledge, ses congénères kikuyu étaient des êtres heureux et contents de leur sort 87 . Le clivage entre les sexes que nous avons cru déceler restait donc entièrement au niveau inconscient et ne s'exprimait pas directement. H n'était cependant pas moins réel et il s'est même encore accentué au cours de la période coloniale. Un deuxième clivage au sein de la société traditionnelle kikuyu était celui entre jeunes et vieux, aînés et cadets, qui apparaissait à chaque moment au cours de la vie d'un individu et qui intervenait dans presque tous les domaines. Signalons d'abord l'abîme qui séparait les circoncis des incirconcis et qui constituait la première barrière fondée sur l'âge à laquelle se heurtait le jeune Kikuyu. 86. C. Cagnolo, 1933, pp. 286-287. 87. W.S. et K. Routledge, pp. 120-123.

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« En Europe, écrit le R.P. Bugeau, la différence qui existe entre les adultes et les mineurs, les grands et les petits, les riches et les pauvres, n'est rien à côté de celle qui existe, au Kikuyu, entre les circoncis et les incirconcis. Ce sont, dirait-on, des individus d'espèce différente, avec des mœurs et des lois spéciales... L'incirconcis... c'est un être nul... qu'on ne compte pour rien dans la société » 88. L'incirconcis ne pouvait pas posséder de biens, ni avoir sa propre résidence, ni participer aux danses et aux combats, ni porter les cheveux longs, ni manger de la viande, ni boire ou manger avant que les circoncis en sa compagnie n'aient bu ou mangé, ni se baigner en aval de l'endroit où se baignait le circoncis, etc. Il s'agit d'ailleurs d'une série de préséances ayant la vie tenace. R.M. Gatheru, relatant un voyage qu'il effectuait en 1940, se rappelle : « We uncircumcised boys often had a hard time with men who were already circumcised. They would harass us to death- If any of us touched or stepped on a circumcised fellow's leg we would be punished collectively... We were also forced to eat after the circumcised ones had eaten » 89. Le jeune Kikuyu se heurtait au sein de sa propre famille à une deuxième barrière fondée sur l'âge, barrière qui l'opposait à son père. Impossible de se marier sans l'aide de son père qui devait réunir les chèvres nécessaires pour payer la dot et, par conséquent, impossible d'accéder au conseil des anciens qui ne comprenait que les hommes mariés. Impossible aussi de participer à la vie religieuse sans l'intervention de son père, intermédiaire entre lui et les ancêtres et seul apte à sacrifier. Impossible également, sauf par la soumission et la bonne conduite, de se soustraire à la menace de la malédiction paternelle, considérée comme une souillure rituelle très grave. Les mêmes préséances qui régissaient les relations entre circoncis et incirconcis étaient observées dans les relations entre père et fils. L'homme kikuyu se heurtait d'ailleurs continuellement au cours de sa vie publique à des barrières régies par le principe de la seniorité. De son initiation jusqu'à son accession au plus haut conseil des anciens, chaque privilège se payait en chèvres : le droit de participer à telle ou telle danse, de porter les cheveux longs, de manger avec les guerriers, le droit d'entrée aux différents conseils, etc. Malgré les ajustements internes, qui permettaient à quelques jeunes hommes exceptionnellement doués de brûler les étapes, le système politique kikuyu n'en était pas moins une gérontocratie, où seuls les hommes à partir de 45 ans comptaient. Comme l'antagonisme entre les sexes, le clivage entre aînés et cadets 88. F. Bugeau, 1911, p. 616. 89. R.M. Gatheru, p. 51.

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Les causes de la révolte

apparaissait rarement à la surface et cela encore uniquement sous la forme de conflits « joués » et « maîtrisés ». C'était le cas notamment de la cérémonie de l'itwika. Selon C. Dundas 90, cette cérémonie donnait jadis lieu à de véritables batailles entre la génération sortante et la génération montante. La nouvelle génération subissait rarement une défaite à cette occasion, et la résistance des sortants n'était le plus souvent qu'un simulacre de combat, mais ceux-ci, néanmoins, détenaient ainsi un moyen de différer le passage du pouvoir s'ils trouvaient la nouvelle génération trop empressée. Il est intéressant de noter que dans l'hypothèse de A.H.J. Prins, le « conflit joué » de l'itwika ne peut pas représenter un conflit entre générations biologiques. Cependant, ainsi que nous l'avons déjà suggéré, à l'origne Yitwika a probablement été un passage du pouvoir entre générations réelles. Certains aspects de la révolte mau-mau nous ont d'ailleurs montré qu'encore aujourd'hui Yitwika est vécue par les Kikuyu comme un conflit entre générations biologiques, et que la déformation des données initiales intervenue avec le temps n'a pas été consciemment perçue. Sur la tension entre propriétaires fonciers et ahoi (troisième clivage fondamental potentiel au sein de la société kikuyu) nous n'avons aucun renseigement précis et il se peut même que cette tension n'existe que dans notre esprit. Aucun auteur ne la mentionne et nous en sommes entièrement réduits aux hypothèses. Nous ne savons même pas quel pourcentage de la population totale représentaient les ahoi, s'ils étaient majoritaires ou minoritaires dans la société kikuyu. Si nous acceptons l'hypothèse de L.S.B. Leakey selon laquelle les structures politiques territoriales ont été une conséquence directe de l'évolution du système des tenanciers, nous devons admettre que leur nombre a dû être considérable. Autrement l'innovation politique ne se serait pas imposée. Nous ne savons rien de précis non plus sur la nature des rapports entre ahoi et propriétaires fonciers, et nous ne pouvons que signaler ici deux facteurs qui auraient pu produire un climat de tension et d'hostilité entre ces deux «classes » sociales. D'abord, la position économique du tenancier était peu sûre. Vivant sur une terre étrangère et dépendant entièrement du bon gré des propriétaires qui pouvaient rompre le contrat à leur convenance, le muhoi devait suivre avec quelques inquiétudes l'évolution démographique du mbari propriétaire. Si jamais celui-ci devenait trop nombreux et se trouvait à l'étroit sur ses terres, le muhoi courait aussitôt le risque de perdre ses droits de culture. Enfin, un tenancier était défavorisé sur le plan politique. Nous avons vu que la carrière politique d'un homme dépendait en partie 90. C. Dundas, 1915, p. 246.

Société et civilisation Kikuyu avant la colonisation

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de ses mérites personnels. Cependant, un jeune homme, au début de sa carrière, pouvait être favorisé par sa position généalogique au sein d'un mbari, dans la mesure où la famille étendue constituait pour lui un premier champ d'action où il pouvait faire valoir ses aptitudes pour les affaires publiques. Le muhoi qui ne vivait pas en mbari n'avait au départ qu'un champ d'action restreint; il courait le risque de ne pouvoir « décoller » et de rester ainsi pendant toute sa vie en retard sur ses compagnons d'âge nés dans des familles de propriétaires. Nous ne savons pas si ces facteurs ont réellement produit des tensions au sein de la société traditionnelle kikuyu, mais il est sûr, en tout cas, que la colonisation et l'évolution économique qu'elle a provoquée ont aggravé la position économique des ahoi et en ont révélé la précarité, circonstances qui n'ont pas été sans conséquences sur la révolte mau-mau.

D. CONCEPTIONS RELIGIEUSES ET PRATIQUES RITUELLES

Les conceptions religieuses kikuyu relevaient de deux niveaux de religiosité différents mais liés. Nous devons mentionner en premier lieu la croyance en un Dieu unique et suprême, omniprésent et anthropomorphe, appelé Ngai, Murungu ou encore Mwene-Nyaga (« Maître de la Clarté »). Certains auteurs du début du siècle affirment que les Kikuyu croyaient en plusieurs divinités (H.R. Tate en mentionne trois 91, le R.P. Cayzac deux 92 ), mais l'ensemble de nos informations tend à prouver que la religion kikuyu était en effet monothéiste; les premiers observateurs ont probablement été déroutés par les différentes manifestations du Dieu suprême qu'ils ont prises pour des divinités distinctes. Ce Dieu créateur unique était censé vivre au ciel, mais il séjournait souvent aux sommets des montagnes ou dans des grands arbres, le mont Kenya (Kere-Nyaga ou « Montagne de la Clarté ») étant sa résidence préférée. En faisant leurs prières, les Kikuyu se tournaient toujours vers le mont Kenya, heu sacré et mystique par excellence, dont les Kikuyu étaient en quelque sorte « amoureux », d'après R.M. Gatheru 93. A beaucoup d'égards les informations dont nous disposons sur le Dieu kikuyu sont vagues et contradictoires. Selon Jomo Kenyatta, Ngai était détaché des choses de ce monde et n'était invoqué que lors des grandes crises de la vie humaine (naissance, initiation, mariage et mort). Seule la famille en tant qu'entité pouvait s'adresser à Ngai, jamais l'individu tout seul; les prières quotidiennes individuelles étaient déconseillées parce que Ngai ne 91. H.R. Tate, 1904, B, p. 263. 92. P. Cayzac, 1910, p. 309. 93. R.M. Gatheru, p. 2.

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Les causes de la révolte

devait pas être dérangé sans raison 94. D'après L.S.B. Leakey, par contre, chaque Kikuyu pouvait s'adresser directement à Dieu 95. On ne sait pas non plus exactement, si le Dieu suprême kikuyu interférait activement dans la vie terrestre pour punir ou pour récompenser. Les idées des Kikuyu euxmêmes étaient vagues sur ce point, mais nous avons l'impression que Ngai était tenu pour responsable du bien-être et des malheurs du peuple kikuyu en tant que collectivité (les bonnes et les mauvaises récoltes, les épidémies), tandis que la malchance individuelle était attribuée à la volonté des esprits ancestraux ou à l'infraction d'un tabou. Les Kikuyu ne semblent pas avoir connu la notion de « péché », puni par Dieu ici-bas ou dans l'au-delà. Nous connaissons mal l'évolution des conceptions religieuses kikuyu. D'après L.S.B. Leakey, Ngai se confondait dans une certaine mesure avec le soleil et le culte de Ngai se serait développé à partir d'un culte du soleil antérieur 96. Selon C.T. Stoneham, Ngai aurait été un Dieu Masaï, assimilé à la pluie 97. J.C. Brown pense par contre que le culte de Ngai a été introduit chez les Kikuyu ou chez une tribu voisine par les Swahili musulmans 98. Les auteurs missionnaires ont souvent insisté sur les aspects anciens- testamentaires de la religion kikuyu. Ainsi L.S.B. Leakey, et surtout T.F.C. Bewes, qui écrit : « A God of the mountains, a God of the sky, there are certain passages in the Old Testament which the Kikuyu will understand better, perhaps, than we. Sacrifice played a great part in old Kikuyu life. Before we had the Old Testament in Kikuyu, I remember reading the Book of Leviticus, still in manuscript form, to a group of young Kikuyu teachers. They were thrilled with it, they understood, sacrifice was nothing new to them » " . Les grands sacrifices à Dieu étaient offerts au pied de certains arbres (notamment des figuiers sauvages) dont il en existait un sur chaque rugongo, unité rituelle la plus vaste que les Kikuyu connaissaient. Ces sacrifices étaient offerts d'une part pour implorer la pitié de Dieu en cas d'épidémie ou de sécheresse prolongée et d'autre part, en tant qu'action de grâces lors des récoltes et au début de la saison des pluies. Les Kikuyu n'avaient pas une véritable « église » avec une hiérarchie de prêtres, mais certains hommes étaient considérés comme plus près de Dieu et par là plus aptes à le servir. Les grands sacrifices collectifs étaient le privilège des vieillards du kiama kia maturanguru; au sein de la famille, le 94. 95. 96. 97. 98. 99.

J. Kenyatta, 1960, pp. 193-195. L.S.B. Leakey, 1952, p. 39. Ibid., p. 40. C.T. Stoneham, p. 24. J.C. Brown, p. 174. T.F.C. Bewes, 1953, B, p. 203.

Société et civilisation Kikuyu avant la colonisation

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pater familias officiait. H existait aussi des « prophètes » (arathi), doués de pouvoirs spirituels supérieurs et censés être à certains moments en contact direct avec Dieu. En général, celui-ci leur communiquait ses instructions et ses révélations pendant leur sommeil; l'initiative d'un tel contact émanait, semble-t-il, toujours de Dieu et le murati ne pouvait solliciter lui-même cette communion directe. D'après W.S. Routledge, les Kikuyu pensaient que certains prophètes de grande réputation séjournaient exceptionnellement pendant quelques jours auprès de Dieu dans sa demeure céleste. Il mentionne deux cas de ce genre, qui lui ont été rapportés par ses informateurs 10CI. L'adoration de Ngai étant réservée aux occasions solennelles et collectives, la « communion » avec les ancêtres représente - si l'on peut dire - « la religion quotidienne » des Kikuyu. Jomo Kenyatta 101 insiste sur le fait qu'elle était d'une nature toute autre que le culte de Ngai. D'après lui, la communion avec les ancêtres représente la continuation de la hiérarchie sociale au-delà de la tombe. Les Kikuyu agissaient en quelque sorte comme si les ancêtres étaient encore vivants et leur montraient le respect que le cadet devait à son aîné : les « sacrifices » aux ancêtres (notamment les premiers morceaux de viande et la première gorgée de bière) étaient les mêmes tributs que le fils devait à son père de son vivant. Pour cette raison Kenyatta préfère parler de « communion avec les ancêtres » au lieu de « culte des ancêtres », pour bien marquer la différence avec le culte de Ngai. Selon H.E. Lambert 1) et abandonnée définitivement en 1931 « must be regarded as one of the principal causes of the Mau-Mau and other disturbances of the 'fifties' » 56. La thèse de R.G. Gregory se défend dans une certaine mesure. Il ne fait aucun doute que, si la colonisation du Kenya avait été pensée par les Anglais en fonction des intérêts africains, une grande partie des problèmes que nous avons signalés comme étant à l'origine de la révolte mau-mau n'aurait pas existé. Mais dire cela revient en réalité à dire que la révolte mau-mau n'aurait pas eu lieu si le Kenya n'avait pas été une colonie de peuplement : en effet, l'abandon plus ou moins forcé de la doctrine de la primauté des intérêts indigènes par le gouvernement britannique n'était qu'un seul aspect de la situation coloniale au Kenya. R.G. Gregory le reconnaît d'ailleurs luimême, lorsqu'il écrit : « In Tanganyika and Uganda, where European settlement was not extensive, the protest against the doctrine of native paramountcy was slight. But in Kenya, where the racial problem was more serious, the opposition was so intense that it was instrumental in terminating the experiment » 5T . Deux raisons expliquent que les Kikuyu seuls aient été sensibles à l'appel de la révolte mau-mau : — Par son caractère même de colonie de peuplement, la colonisation a agi d'une façon particulière sur quelques traits caractéristiques qui distinguaient la civilisation traditionelle kikuyu parmi celles des autres peuples du Kenya : nous pensons notamment à l'attachement du peuple kikuyu à la terre, point très sensible touché dès le début de la colonisation par l'établissement des premiers colons, et à son esprit d'initiative, frustré par la mentalité paternaliste qui caractérisait le colonat. — Comme l'a dit J. Middleton : « Aucune autre tribu de l'Afrique orientale n'a été autant soumise aux contacts de civilisation que les Kikouyou » 58. Encerclés dans leurs réserves tribales par les hauts-plateaux blancs (où la majorité des squatters était des Kikuyu) et ayant la ville de Nairobi à leurs portes (la quasi-totalité des Africains y résidant étaient également des Kikuyu), les Kikuyu ont en plus « bénéficié » de l'attention spéciale des missionnaires dès le début de la colonisation. Les peuples colonisés du Kenya avaient beaucoup de problèmes en commun, mais nulle part ailleurs ces problèmes ne se posaient avec autant de persistance et avec autant d'acuité que chez les Kikuyu. Même en l'absence du problème fondamental de la terre qui fut spécifique aux Kikuyu, l'intensité des contacts avec les Européens aurait prédestiné les Kikuyu à réagir contre le système colonial avant les 56. R.G. Gregory, p. 149. 57. Ibid., p. VIL 58. J. Middleton, 1954, p. 20.

Les Kikuyu et le système colonial, 1: 1895-1939

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autres ethnies du Kenya et à devenir ainsi un véritable « peuple guide », comme le disait G. Balandier des Ba-Kongo et des Fang 50. Nous avons répondu ainsi à la première question que nous nous sommes posée au début de cette étude : pourquoi les Kikuyu seuls ? Dans le chapitre suivant, nous allons répondre à la deuxième question : pourquoi en 1952 ? Nous verrons que depuis 1939, peu d'éléments vraiment nouveaux se sont introduits dans la situation coloniale en pays kikuyu mais que certains problèmes existant déjà à l'état latent se sont trouvés aggravés ou ont révélé leur véritable caractère depuis cette date. Ceci sous l'influence de deux phénomènes : l'évolution démographique, qui a accusé les problèmes économiques et sociaux des Kikuyu, et le vent de la décolonisation, phénomène mondial, qui a provoqué chez les Kikuyu une prise de conscience de l'ampleur de la discrimination dont ils souffraient dans tous les domaines.

59. Voir G. Balandier, 1963, B.

CHAPITRE IV

Les Kikuyu et le système colonial II: 1939-1952

A. LA CROISSANCE DÉMOGRAPHIQUE ET SES CONSÉQUENCES

« The Kikuyu birth-rate makes an eventual explosion inévitable ». Ainsi s'exprimait en juin 1951 l'administrateur du district de Nyeri au terme d'un rapport consacré à l'évolution politique dans la « Kikuyu Land Unit » 1 . Depuis la seconde guerre mondiale, la croissance démographique de la population africaine en général et des Kikuyu en particulier a en effet dominé la situation sociale et économique du Kenya. Examinons d'abord les chiffres. Nous avons vu que le peuple kikuyu avait été décimé, à la fin du siècle, par une série de désastres et que certaines parties du pays kikuyu étaient par conséquent sous-peuplées et pratiquement abandonnées. Au début de ce siècle, l'accroissement de la population ne suivait qu'un rythme très modeste et il est même probable qu'on aurait pu constater, si des recensements démographiques sérieux avaient eu lieu, un léger recul de la population kikuyu jusqu'aux environs de 1920. « Dans les conditions traditionnelles le peuple kikuyu aurait été lent à réparer les effets de la crise de la fin du XIX e siècle », écrit P. Gourou. « Les naissances étaient limitées par un interdit rigoureux qui proscrivait toute nouvelle grossesse avant le sevrage, qui n'avait pas lieu avant l'âge de deux ans. La mortalité des enfants était excessive; étaient en effet tués : les jumeaux quand ils étaient les premiers nés, les triplés, le nourrisson dont la mère mourait, l'enfant qui naissait le pied le premier, l'enfant qui poussait sa première dent sur la gencive supérieure. Plus fâcheuses, au point de vue statistique, étaient des pratiques qui tuaient beaucoup d'enfants par pneumonie. Les Kikuyu, pour écarter de la maison l'esprit du défunt, évitaient qu'un décès n'eût lieu dans la hutte... De nombreux enfants fiévreux étaient exposés au froid assez vif des nuits des hautes terres et périssaient de pneumonie » 2.

1. Cité par F.D. Corfield, p. 108. 2. P. Gourou, p. 326.

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Les causes de la révolte

Au cours des premières décades du 20e siècle, ces coutumes continuaient encore à influencer sensiblement le taux démographique kikuyu. L'expansion démographique a subi d'ailleurs de nouveau un contre-coup sérieux au cours de la première guerre mondiale : le Dr Arthur de la « Church of Scotland Mission » a évalué les pertes subies par les Kikuyu à cause des opérations militaires (la campagne contre van Lettov-Vorbeck au cours de laquelle des milliers d'Africains du Kenya ont péri dans des conditions scandaleuses) et à cause d'une très grave épidémie de grippe, à 120 000 personnes sur une population de moins d'un million 3. On admet aujourd'hui que le tournant dans l'évolution démographique s'est produit vers 1921. La démographie kikuyu s'est alors alignée sur le modèle propre à tous les peuples du Tiers Monde touchés par la modernisation : la mortalité a baissé, à cause de l'introduction de l'hygiène moderne et de la science médicale européenne (n'oublions pas non plus l'interdiction, rigoureusement appliquée par les administrateurs coloniaux, de l'infanticide); la natalité est restée élevée, et a même eu tendance à monter encore, les vieilles pratiques du « birth-control » étant tombées en désuétude. Il est malheureusement difficile d'avancer des chiffres exacts en ce domaine. J.D. de Roock nous donne, sous toute réserve, les chiffres suivants, valables pour la population africaine totale du Kenya 4 : 1925 : 2 549 300 1930 : 2 930 604 1935 : 3 012 421

1940 : 1948 :

3 453 763 5 251 120

Les chiffres antérieurs à 1948 ne représentent que des estimations très générales; le premier recensement sérieux de la population qui a eu lieu en 1948 a montré qu'elles étaient nettement trop basses et qu'elles doivent être majorées d'au moins 25 %. Il semble même que le recensement de 1948 luimême, n'ait pas été sans défaut; les chiffres qu'il donne pourraient encore être trop bas. Nous ne pouvons donc pas dire que la population africaine du Kenya a doublé entre 1925 et 1948, mais même si l'on accepte une marge d'erreur de 25 %, l'accroissement a été considérable. Depuis 1948, l'accroissement de la population africaine du Kenya s'est poursuivi sans interruption; on l'évaluait à 5 729 000 personnes en 1954 5. Les chiffres que nous avons donnés concernent la population africaine totale du Kenya. Il est encore plus difficile d'évaluer le taux de croissance des seuls Kikuyu. J. Middleton donne un taux d'accroissement total pour les

3. G. Bennett, 1963, p. 43. 4. J.D. de Roock, 1953, p. 134. 5. Report on the Colony and Protectorate

of Kenya for the year 1956, p. 10.

Les Kikuyu et le système colonial, II : 1939-1952

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trois districts kikuyu de 1,84 % par an 6 . Selon le « Report on Native Affairs 1946/1947 » on aurait trouvé pour tout le district de Nyeri une natalité de 3,5 % et une mortalité de 2,1 % 7. P. Gourou pour sa part estime que la natalité des Kikuyu après la seconde guerre mondiale était comprise entre 3,8 et 4,5 %, la mortalité entre 2,5 % et 3 % 8. Dans les deux cas, nous aboutissons à un taux d'accroissement d'environ 1,5 % par an, chiffre que l'on peut retenir comme l'hypothèse la plus probable. En lui-même, ce taux d'accroissement n'a rien de particulièrement alarmant, et dans la plus grande partie de l'Afrique Noire, généralement sous-peuplée, cette expansion n'aurait guère posé de problèmes. En pays kikuyu, cependant, la densité de la population fut élevée dès la fin du 19e siècle; par conséquent, tout accroissement même modeste, devait aboutir à des densités de population beaucoup plus élevées qu'il n'est habituel en Afrique Noire en général et au Kenya en particulier. Une certaine confusion règne cependant dans ce domaine et il est nécessaire de préciser certains points. P. Gourou, par exemple, écrit : « Le peuple kikuyu occupe un territoire... qui, sur 9 600 km2, porte en 1948 (dernier recensement du Kenya) 1 206 000 habitants »9, et aboutit ainsi à une densité de population de 107 habitants par km2. Or, ce chiffre se fonde sur deux erreurs et les chiffres réels sont encore plus élevés. D'une part, le nombre de Kikuyu cité par P. Gourou est celui des Kikuyu de tout le Kenya. Ceux-ci ne vivent cependant pas tous dans les réserves tribales; en fait 70 % des Kikuyu habitaient en 1948 dans les réserves, 25 % d'entre eux séjournaient en tant que squatters sur les hauts-plateaux blancs et 5 % dans les grandes villes, notamment à Nairobi 10 . D'autre part, P. Gourou a été dérouté par le terme « Kikuyu Land Unit », dont la surface arable s'élève en effet à quelque 10 000 km2 (la surface totale s'élevant à environ 19 000 km2) mais qui comprend, outre les districts de Kiambu, de Fort Hall et de Nyeri, les districts de Meru et d'Embu, où le nombre de Kikuyu est insignifiant. Le chiffre donné par P. Gourou est donc inexact. A partir des données fournies par J. Middleton 11 et par la « East African Royal Commission » 12, nous avons pu établir le tableau suivant, qui correspond à la situation de 1948 :

6. J. Middleton, 1954, p. 15. 7. J.D. de Roock, 1953, p. 147. 8. P. Gourou, p. 327. 9. Ibid., p. 317. 10. A.H.J. Prins, 1953, p. 6. 11. J. Middleton, 1954, p. 14. 12. East Africa Royal Commission

1953-1955 Report, p. 474.

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Les causes de la révolte

District

Population africaine

Surface totale en km2

Densité de population

Surface arable en km2

Densité de population agricole

258085 303646 183057 202125 312917

1599 1922 1743 4308 9724

162 158 105 47 32

839 1510 870 3196 3550

310 206 214 65 75

Kiambu Fort Hall Nyeri Embu Mero

Pour apprécier ces chiffres à leur juste valeur, il convient de souligner que 30 % de la population kikuyu résidaient en 1948 en dehors des réserves tribales et que, même en ne tenant pas compte de ces 30 % d'exilés, la densité de la population en pays kikuyu était beaucoup plus élevée que dans les autres régions du Kenya. Dans aucun autre district la densité de la population (par rapport à la surface totale) ne dépassait 100 habitants au km2; le Nyanza septentrional avec 91 habitants au km2 s'en rapprochait encore le plus 13 . Il va de soi que cette forte densité de population comportait et comporte encore de graves dangers pour la stabilité politique et sociale du pays. Examinons d'abord la situation économique dans la réserve kikuyu où un nombre de plus en plus grand de paysans s'est trouvé entassé sur un territoire dont les limites étaient fixées une fois pour toutes par le régime colonial. Déjà vers 1920, nous dit K.K. Sillitoe il était difficile d'y trouver les pâturages nécessaires aux troupeaux de chèvres, que chaque Kikuyu désirait posséder; comme nous l'avons vu, ce manque de pâturages a été un des facteurs qui a amené un grand nombre de Kikuyu à s'installer comme squatters sur les terres européennes. En 1932, la situation agraire dans la « Kikuyu Land Unit » semblait déjà être désespérée si l'on en croit le témoignage de L.S.B. Leakey devant la « Morris Carter Land Commission » 16. Quelques études consacrées à la situation économique de la « Kikuyu Land Unit » immédiatement après la seconde guerre mondiale ont montré que la situation s'était encore aggravée sensiblement depuis 1932. D'abord, la plupart des fermes familiales étaient d'une superficie insuffisante pour une exploitation rentable. D'après une étude effectuée dans le sud de Nyeri par MM. Humphrey, Lambert et Harris, le minimum vital pour une famille aurait été de 4,8 hectares de terres cultivables; en réalité, la superficie moyenne des exploitations familiales n'était que de 2,6 hectares et il aurait fallu « supprimer » 14 000 des 29 271 familles dans cette région 13. lbid., p. 474.

14. K.K Sillitoe, 1963, p. 1. 15. Cité par M.L. Kilson Jr., 1955, p. 119.

Les Kikuyu et le système colonial, II : 1939-1952

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pour aboutir à un résultat satisfaisant ie . Dans le district de Kiambu, la situation n'était guère plus brillante : 10 000 familles sur les 28 500 qui y vivaient étaient en surnombre d'après une étude gouvernementale de 1948 1T. Or, cette situation économique pénible était d'autant plus ressentie que l'influence européenne avait donné aux Kikuyu des occasions de dépenses supplémentaires : impôts, école, vêtements, certains aliments achetés (sucre, thé, café, savon, outils, etc.) 1S . Plus désespérée encore était la situation de ceux qui n'avaient plus de terres du tout. Vers 1948, environ 40 % de la population du district de Kiambu était dans ce cas 19 et D.H. Rawcliffe évaluait en 1953 le nombre total des Kikuyu sans terres à presque un demi-million, c'està-dire presque 50 % de la population totale 20 . Chiffre impressionnant surtout quand il s'agit d'un peuple connu pour son attachement à la terre et au mode de vie paysan. A cette pénurie de terres s'ajoutait l'épuisement du sol, la « nourrice fatiguée », comme dit G. Balandier 21 . Pour répondre à son expansion démographique, le peuple kikuyu s'est d'abord mis à étendre les surfaces cultivées à l'intérieur de la réserve : le pourcentage de la terre effectivement cultivée par rapport à la surface totale était passé de 12 % en 1900 à 33 % en 1933 22. Malheureusement, il s'agissait là d'une tricherie avec les possibilités réelles de la terre, tricherie assez commune dans de telles situations, mais dont les résultats, satisfaisants à court terme, sont désastreux à long terme. C'était en réalité une rupture du cycle culture-jachère et l'abandon de la culture itinérante. Les techniques de culture restant les mêmes, c'est-à-dire celles adaptées à la seule culture itinérante, la solution de la culture intensive menait inévitablement à l'épuisement du sol et à l'érosion. Si l'accroissement de la population continue, la première génération qui pratique une telle culture quasi permanente est la seule à en tirer profit; la génération suivante retrouve le problème sous une forme beaucoup plus dramatique : population encore accrue, fertilité du sol nettement diminuée. Les Kikuyu, dont l'agriculture était pourtant protectrice du sol du temps où il y avait assez de terres cultivables pour maintenir l'équilibre culture-jachère, n'ont pas échappé à ce cercle vicieux. Comme l'ont dit C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham : « By the end of the war the productive capacity of much of Kikuyuland

16. 17. 18. 19. 20. 21. 22.

Voir J.C. Brown, pp. 270-271. Voir N. Farson, p. 104. P. Gourou, p. 327. N. Farson, p. 104. D.H. Rawcliffe, p. 158. G. Balandier, 1960, p. 8. Voir J. Middleton, 1954, p. 15.

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was estimated to have fallen by at least 50 per cent as a partial result of unprecedented overcopping » 23. A l'étroit sur ses terres et menacé par la pression démographique, le peuple kikuyu fut donc contraint après la seconde guerre mondiale à chercher d'autres solutions à ses problèmes économiques et sociaux. Plusieurs possibilités semblaient s'offrir mais nous allons voir que certaines d'entre elles étaient impraticables à l'époque tandis que d'autres posaient plus de problèmes qu'elles n'en pouvaient résoudre, ou étaient d'un intérêt trop limité. Une remarque préliminaire s'impose ici en ce qui concerne une solution d'un grand intérêt théorique, mais en réalité impraticable : celle de la régulation des naissances. Nous avons déjà vu qu'à l'époque pré-coloniale, le peuple kikuyu espaçait les naissances, en raison de l'interdiction pour ime femme d'avoir un enfant avant le sevrage de l'enfant précédent. Cet espacement était atteint non pas par une complète abstinence, mais par des méthodes contraceptives rudimentaires, notamment la pénétration partielle. Ces méthodes ont été abandonnées dès le début de l'époque coloniale, et à la fin de la seconde guerre mondiale, ni le peuple kikuyu, ni ses leaders politiques ne semblent avoir été prêts à réintroduire la régulation des naissances. Nous en citons pour preuve quelques phrases extraites d'un discours de Jomo Kenyatta prononcé le 26 juillet 1952 et destiné notamment à faire accepter un boycottage de la bière anglaise par la population africaine : « .. .the beer we are drinking is harmful to our birthrate. You sleep with a woman for nothing if you drink beer. It causes your bones to weaken and if you want to increase the population of the Kikuyu you must stop drinking » 24. II est possible que l'argument du taux des naissances n'ait été pour Jomo Kenyatta qu'un argument de circonstance, mais le fait qu'il l'ait utilisé est révélateur de l'état d'esprit de la plupart des Kikuyu à l'époque. Notons aussi que les Kikuyu se méfiaient des conseils en faveur de la contraception prodigués par l'administration coloniale parce qu'ils étaient convaincus que les Européens cherchaient à provoquer une baisse de la natalité africaine dans le but de s'emparer ensuite des terres devenues vacantes. Les Kikuyu n'auraient-ils pu résoudre leurs problèmes économiques en faisant meilleur usage des terres à leur disposition ? A l'époque de la révolte mau-mau, une discussion très animée sur les possibilités productrices théoriques des terres kikuyu s'est engagée entre différents observateurs européens. Certains auteurs comme D.H. Rawcliffe et J.D. de Roock affirmaient que le pays kikuyu serait capable de nourrir une population beaucoup plus élevée 23. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 237. 24. Cité par F.D. Corfield, p. 304.

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que celle de 1952 si des techniques agricoles primitives et certaines coutumes sociales nuisibles à une exploitation économique de la terre ne l'en empêchaient. D.H. Rawcliffe écrit par exemple : « If the Kikuyu and other tribes to-day farmed on modern lines and had long ago been persuaded to abandon the antiquated system of land tenure which is still firmly embedded in the social structure, they would now not be too badly of. This, however, has not occured ... In fact the amount of reasonably well farmed land in Kikuyu land totals only 5 per cent of the whole usable area. In the Kiambu district the figure is a mere 2,5 per cent. In Nyeri, which is the most advanced, the figure is around 7 per cent » 25. Cette remarque semble en gros justifiée, bien que L.S.B. Leakey nous ait mis en garde contre les espoirs trop exagérés que pouvait faire naître l'introduction de méthodes de culture européennes en pays kikuyu. D'après lui, l'érosion du sol y était pour une grande part due aux méthodes de culture recommandées par ses compatriotes; celles-ci ne convenaient pas, en effet, aux sols légers et friables et aux pentes raides du pays kikuyu, et, du moins en ce qui concerne la protection du sol 26 , l'agriculture empirique des Kikuyu était beaucoup plus satisfaisante. En dépit de cette utile mise en garde de M. Leakey, nous devons admettre que le système agro-social des Kikuyu était fondé à l'époque pré-coloniale sur la prémice du libre accès à des terres nouvelles non défrichées, et qu'il s'est révélé incapable de s'adapter aux circonstances nouvelles qui ont découlé de la colonisation. Quelles améliorations auraient pu être apportées à ce système traditionnel et pourquoi ne l'ont-elles pas été ? Disons d'abord que pendant des décennies, la politique à peine dissimulée du gouvernement a été de laisser aller l'agriculture africaine à la dérive, pour garantir aux colons européens l'abondante main-d'œuvre noire dont ils avaient besoin. Ce n'est que vers 1938 que les premières mesures de développement de l'agriculture africaine ont été prises dans la réserve Kamba. Quant au pays kikuyu, les premiers efforts sérieux ne datent que d'après la seconde guerre mondiale, ce qui était déjà bien tard. De plus, ces efforts ont été considérablement gênés par le fait qu'ils sont devenus rapidement l'enjeu d'un conflit purement politique, comme le montre, par exemple, l'histoire de la lutte contre l'érosion par des travaux de terrassement à grande échelle. A la fin de la seconde guerre mondiale, le gouvernement colonial a résolument opté pour une telle politique et, vers 1950, 18 200 km2 de terrasses 25. D.H. Rawcliffe, pp. 158-159. 26. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 135.

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avaient été construites dans le seul district de Fort Hall 27 . Techniquement, ces travaux pouvaient sans doute se justifier, mais le bon déroulement des projets a beaucoup souffert de l'opposition des paysans kikuyu, inspirés à leur tour par leurs leaders politiques nationaux. Ceux-ci ont été longtemps la cible de la critique des Européens du Kenya qui ont tiré de leur attitude négative à l'égard des travaux de terrassement la preuve qu'ils ne se souciaient guère du bien-être de la population africaine. A court terme, cette critique était justifiée, mais C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham ont récemment pris la défense de ces leaders politiques en montrant que pour eux la politique de terrassement n'était qu'un palliatif destiné principalement à détourner l'attention des masses africaines du véritable combat politique et économique, dont l'enjeu était le libre accès des Africains aux hauts-plateaux blancs, et dans lequel ils voyaient la seule solution valable aux problèmes agraires du Kenya 28. Quoi qu'il en soit, l'opposition des leaders politiques a abouti à plusieurs reprises à un ralentissement ou même à un abandon temporaire des travaux, comme par exemple en 1947 dans le district de Fort Hall, et la politique de terrassement a été loin de donner les résultats escomptés par le gouvernement. Une autre mesure agraire, timidement mise en œuvre par l'administration, s'est heurtée surtout à la résistance de la tradition. Vers la fin de la seconde guerre mondiale, le morcellement de la terre et l'éparpillement des champs avaient atteint des proportions dramatiques en pays kikuyu, la coutume ne prescrivant pas seulement le partage de la terre en parts égales entre tous les héritiers mâles, mais en plus, pour ne favoriser aucun des héritiers, un partage en parts égales par types de champs possédés par le propriétaire décédé (champs fertiles ou à sol pauvre, champs situés sur le faîte des crêtes ou dans les vallées, etc.). Par ce processus, on en était arrivé en 1950 dans le district de Nyeri à la situation suivante : « Results from eighty family samples ... showed that : 1) the average number of holdings per family was ten, with a proportion under fallow, and maxima and minima of twentynine and one; 2) the aggregate distance of holdings from the man's house averaged ten miles return » 29. La solution rationnelle de ce problème aurait été le remembrement des terres et, par la suite, la création d'exploitations agricoles plus grandes et plus rentables, par l'élimination d'un certain nombre de petits propriétaires, ou par la mise en commun de leurs propriétés sous un régime coopératif. Pour des raisons sociales, sur lesquelles nous reviendrons, le gouvernement du Kenya 27. G. Roberts in Nation Belge, 15 novembre 1951. 28. Voir C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, pp. 237-238. 29. R.O. Hennings, p. 127.

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a longtemps hésité à ce sujet. En 1952, la question du droit foncier africain figurait depuis plusieurs années au nombre des préoccupations des autorités responsables et quelques propositions de loi avaient été formulées, mais aucune disposition légale définitive n'était entrée en vigueur. L'initiative était laissée aux administrateurs locaux qui, en raison des déplacements fréquents d'un poste à l'autre, étaient dans l'impossibilité de formuler une politique cohérente à long terme. Les événements ont montré par la suite qu'il aurait été extrêmement difficile d'attaquer la tradition foncière de front; tout ce que l'on aurait pu espérer était non pas un mouvement d'opinion généralisé en faveur d'une nouvelle politique foncière, mais une prise de conscience individuelle chez une minorité de Kikuyu. D'ailleurs, avant l'éclatement de la révolte mau-mau, cette prise de conscience avait déjà eu lieu dans certaines parties de la réserve et cela sans intervention directe du gouvernement. Certains hommes, notamment à Tetu et à Magutu (district de Nyeri) avaient déjà procédé à la fondation d'exploitations agricoles de superficie rentable par des procédés d'échange et d'achat de terres, mais il s'agissait là d'une évolution locale et difficile à généraliser; comme l'a noté R.O. Hennings : « in the locations mentioned this adjustment of holdings has been carried out almost entirely by members of the same family group within their own lands » 30. Ceci était possible dans le district de Nyeri où certains groupes familiaux constituaient encore des unités géographiques, mais dans les districts de Kiambu et de Fort Hall, les groupes familiaux étaient déjà beaucoup plus dispersés, et une campagne de remembrement laissée à l'initiative privée aurait été infiniment plus difficile à mener à bien. Au moment de la révolte mau-mau, l'évolution vers une politique de remembrement systématique avait à peine commencé et elle était encore trop insignifiante pour constituer un remède aux difficultés économiques du peuple kikuyu. On peut se demander si les Kikuyu n'auraient pu tirer davantage de profits de leurs terres en pratiquant à grande échelle des cultures commerciales telles que le café, le thé et le pyrèthre. Il s'agit là d'une solution d'un grand intérêt théorique, mais d'un intérêt pratique limité dans le cadre de la « Kikuyu Land Unit ». Nous avons déjà vu que les cultures commerciales avaient été interdites aux Africains jusqu'à la seconde guerre mondiale. Après la guerre, l'interdiction a été partiellement levée et des licences restreintes ont été accordées, notamment pour la culture du café (d'après Tom Mboya, la licence était en général limitée à une centaine d'arbustes) 31. Malheureusement, la diffusion des cultures commerciales a été pour diverses raisons 30. Souligné par l'auteur : ibid., p. 128. 31. T. Mboya, 1956, p. 14.

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extrêmement lente en pays kikuyu. D'abord, pour qu'une population donnée puisse pratiquer à grande échelle des cultures commerciales, il faut qu'il y ait un surplus de terres non affectées à la production des vivres. Or, en pays kikuyu, ce surplus n'existait pas à cause du surpeuplement, et à cause des faibles dimensions de la plupart des exploitations familiales. Pour cette raison, la superficie moyenne des plantations de café indigènes dans les régions kikuyu et embu s'élevait, en 1949, à environ 0,10 hectare seulement 32. Il aurait peut-être été possible de procéder à une reconversion totale des terres kikuyu et de les consacrer à la monoculture du café, s'il y avait eu dans d'autres parties du Kenya des surplus de vivres que les Kikuyu auraient pu acheter en échange de leur production commercialisable. De tels surplus faisaient hélas défaut et la monoculture était exclue dans les conditions de l'époque. La culture du caféier a été également lente à se répandre, à cause de la méfiance initiale du paysan kikuyu à l'égard de l'innovation agricole. D'après K.K. Sillitoe, ce n'est qu'à partir de 1956 qu'elle a pu prendre quelque ampleur dans le district de Nyeri 33. Exception faite pour le « wattle bark » et la culture de légumes et de fruits pour le marché de Nairobi dans le district de Kiambu, les cultures commerciales étaient en 1948-1952 sans grande extension. D'ailleurs, la pratique de ces cultures ,aussi timide qu'elle fût en 1952, a posé, au niveau collectif en tout cas, plus de problèmes qu'elle n'en a résolus. Avant l'introduction des cultures commerciales un surplus de terres n'avait que très peu d'intérêt économique pour un individu ou une collectivité familiale; il suffisait de cultiver la quantité de vivres nécessaires pour nourrir les membres du groupe, puisque tout surplus agricole était incommercialisable. Or, à la suite de l'introduction des cultures commerciales, la situation changeait complètement. Tout surplus agricole étant désormais commercialisable, la possibilité de s'enrichir considérablement s'offrait à tout Kikuyu disposant d'un surplus de terres. Les tenanciers traditionnels ont été les premiers à souffrir de cette évolution. Jusque-là, les familles aisées ne s'étaient que rarement opposées à l'idée d'accueillir sur leurs terres en surplus un ou plusieurs ahoi, la terre restant autrement en friche. Dans certains cas aussi, les distances entre les différents champs d'une même famille étaient telles que la culture de tous ces champs représentait une trop grande dépense d'énergie physique et qu'il était préférable d'abandonner les champs les plus éloignés à des tenanciers. Avec l'introduction des cultures commerciales, l'opposition fondamentale des intérêts des propriétaires et des ahoi, restée jusque-là à l'état latent, éclata au grand 32. J.D. de Roock, 1953, p. 82. 33. K.K. Sillitoe, 1963, p. 10.

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jour. Au début des années 50, cette opposition d'intérêts avait amené un nombre toujours croissant de litiges fonciers devant les tribunaux coutumiers. Selon H. Fliedner, ce genre de litiges constituait depuis la seconde guerre mondiale la plus grande partie de tous les procès civils. En 1950, 3 750 cas avaient été portés devant les sept tribunaux africains de première instance de Kiambu et, en 1951, 5 895 cas. En 1951 environ 24 000 livres avaient été dépensées pour les frais de procédure; la valeur des « cadeaux » distribués aux anciens des tribunaux et aux témoins fut évaluée par l'administration du district à dix fois plus. Toutes ces dépenses furent engagées par une population pauvre qui se chiffrait à l'époque à environ 300 000 personnes 34. Pour les ahoi, la situation était souvent sans issue : dans la plupart des cas, ils n'avaient aucun droit légal sur la terre qu'ils occupaient, mais ils y avaient résidé souvent 20 ans ou plus et ils y avaient apporté beaucoup d'améliorations (engrais, travaux contre l'érosion du sol, plantation d'arbres, etc.). Dans quelle mesure devaient-ils être dédommagés pour les améliorations apportées à la terre ? Des solutions équitables n'existaient pas, et les tribunaux coutumiers se sont révélés incapables de formuler en cette matière une politique cohérente; leurs décisions ont été souvent complètement arbitraires. De plus en plus cette situation évoluait vers une véritable lutte de classe. Les anciens des tribunaux coutumiers étant loin d'être incorruptibles, les riches, dont les « cadeaux » étaient beaucoup plus substantiels, obtenaient dans la plupart des cas gain de cause. Ainsi se sont formées progressivement deux classes sociales en pays kikuyu, une première constituée de paysans sans terres comprenant une partie toujours croissante de la population kikuyu, et une seconde constituée par une minorité de grands propriétaires terriens, parmi lesquels on trouvait surtout des chefs gouvernementaux, des anciens des tribunaux coutumiers, des policiers africains retirés, et des instituteurs d'écoles missionnaires. Un rapport officiel 35 a désigné cette classe de nouveaux riches comme un véritable « racket » ; la propagande mau-mau emploiera quelques années plus tard le sobriquet d'« Européens noirs ». C'est d'ailleurs la crainte d'accentuer encore cette lutte de « classes » qui a empêché pendant des années le gouvernement du Kenya de pousser à fond la politique de remembrement qui tendait à favoriser les riches 36. Cette analyse nous a mené à des conclusions en quelque sorte paradoxales. D'une part, nous avons affirmé que l'interdiction des cultures commerciales a porté un préjudice très grave à l'économie kikuyu et qu'elle peut être con34. H. Fliedner, p. 22. 35. A. Philips, Report on native Tribunals, 1945. 36. Il ne s'agit pas ici de « classes » dans le sens strictement occidental du mot. Nous employons cependant ce terme ici et nous l'emploierons par la suite, faut de mieux.

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sidérée comme un des facteurs à la base de la révolte mau-mau. D'autre part, nous avons constaté que l'introduction tardive de ces cultures, loin de résoudre les problèmes économiques du peuple kikuyu, a eu des résultats que l'on peut qualifier sans exagération de désastreux, et qu'elle est par là également à la base de la révolte mau-mau comme nous le verrons plus loin. En réalité, les faits sont moins paradoxaux qu'ils ne le semblent à première vue. Les cultures commerciales offraient une solution aux problèmes économiques sur le plan individuel, et une minorité de Kikuyu en a sans aucun doute profité; elles aggravaient par contre la misère sociale et économique du peuple kikuyu sur le plan collectif par la confusion foncière et la création de classes sociales opposées qu'elles entraînaient inévitablement. Les solutions que nous avons envisagées jusqu'ici prenaient pour cadre de référence la seule réserve kikuyu. En se limitant à ce cadre étroit elles ne tenaient pas compte d'un fait fondamental qui, en réalité, dominait tout, à savoir que les terres tribales étaient en tout cas insuffisantes pour nourrir toute la population kikuyu. Les cultures commerciales et le remembrement des terres auraient pu être des solutions valables... si le gouvernement du Kenya avait pu offrir aux Kikuyu, qui devaient perdre leurs terres dans cette réforme agraire, d'autres terres ou éventuellement d'autres débouchés économiques en dehors de leur territoire d'origine. La lutte contre l'érosion et l'épuisement du sol aurait pu être une solution valable... si le gouvernement du Kenya avait trouvé, au moins temporairement, d'autres terres à cultiver durant la période de repos dont avaient besoin les terres tribales épuisées. Même D.H. Rawcliffe qui était convaincu que les terres des Kikuyu pouvaient nourrir une population beaucoup plus importante qu'elles ne le faisaient en 1952, a insisté sur cette nécessité fondamentale de nouvelles terres, sans lesquelles toute solution était illusoire 37. C'est dans ce contexte que la question du colonat blanc a pris une nouvelle signification. Les Kikuyu ayant un besoin urgent de terres nouvelles, leurs regards se sont logiquement tournés vers les hauts-plateaux blancs au seuil de leurs réserves surpeuplées. Cette fois-ci, ce n'était plus seulement une question de quelques terres spoliées, c'était le système socio-économique des hauts-plateaux blancs en tant que tel qu'ils mettaient en cause, et dont ils dénonçaient l'injustice flagrante. Les Kikuyu, dont le nombre s'élevait à plus d'un million, disposaient de 5 500 km2 de terres en 1948; les quelque 30 000 Européens, dont 10 000 seulement dépendaient de l'agriculture, disposaient à eux seuls d'un territoire de 42 000 km2. Certes, on pourrait faire remarquer, comme l'a fait E. Huxley, que la quasi-totalité des terres 37. Voir D.H. Rawcliffe, pp. 163-164.

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kikuyu était de très bonne qualité et se situait dans les zones de pluviosité abondante, alors que 20 % des hauts-plateaux blancs seulement se prêtaient à des activités agricoles intensives, le reste étant tout juste bon pour l'élevage extensif ou la culture du blé 3S. Même si cela avait été entièrement vrai, 11 n'en restait pas moins que 30 000 Européens disposaient en 1948 de plus de terres arables qu'un million de Kikuyu. Une solution logique au problème agraire des Kikuyu aurait donc été leur admission en tant que cultivateurs indépendants sur les hauts-plateaux blancs, solution d'autant plus logique qu'une grande partie de cette réserve blanche était inexploitée même en 1952. Voici encore quelques chiffres : jamais avant la seconde guerre mondiale les colons n'avaient été capables de mettre sous culture plus de 12 % de la totalité des terres aliénées à leur profit 39 ; d'après le rapport de la « Morris Carter Commission », seulement 40,7 % étaient en pâturage en 1934 40. Une publication officielle du gouvernement du Kenya 41 a confirmé cette situation pour la période d'après-guerre : plus de la moitié des hauts-plateaux blancs n'était pas mise en valeur. Malgré les efforts du rapporteur afin d'en atténuer les conclusions, ce rapport portait un jugement sévère sur les colons européens : comme les Africains, ils avaient pratiqué une sorte d'agriculture itinérante et épuisé le sol dans leur recherche de profits rapides sans même avoir, comme les Africains, l'excuse du surpeuplement 42. On aurait pu croire qu'à la suite des ces constatations L.G. Troup aurait recommandé dans son rapport l'admission de paysans africains sur les hauts-plateaux blancs pour combler le vide et pour soulager la pression démographique dans les réserves. En réalité, le rapporteur était parti de l'axiome de l'inviolabilité éternelle des hauts-plateaux blancs, et loin de favoriser l'entrée de paysans africains, il recommandait finalement une immigration accélérée de colons européens. Une fois de plus, les revendications africaines, celles des Kikuyu en premier lieu, se heurtaient aux intérêts des colons, pour lesquels les « White Highlands » étaient le symbole et l'essence même de leur position privilégiée. Ce n'est que tout à fait à la fin de l'époque coloniale, après l'écrasement militaire de la révolte mau-mau, que le gouvernement du Kenya a enfin cédé aux pressions des Africains et que les hauts-plateaux blancs sont devenus des hauts-plateaux tout court. En 1952, on n'en était pas encore là, et les hauts-plateaux blancs n'offraient à la veille de la révolte mau-mau aucune solution aux problèmes agro-sociaux kikuyu. 38. 39. 40. 41. lands, 42.

E. Huxley et M. Perham, pp. 47-48. E. Brett, p. 4. P. Gourou, p. 338. L.G. Troup, Report Inquiry into the général Economy 1954. D.H. Rawcliffe, 167-169.

of Farming in the High-

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Aucune solution ? On pourrait penser aux squatters kikuyu qui résidaient sur les fermes blanches et qui, d'après les données de la « Morris Carter Commission », auraient cultivé en 1934 environ 20 % de la totalité des terres réservées aux Européens 43. Au début de la colonisation, le statut de squatter avait pu apparaître aux Kikuyu comme relativement acceptable, dans la mesure où il leur permettait de rester dans le cadre traditionnel de leurs occupations agricoles. Certaines contradictions étaient néanmoins inhérentes à ce statut : les colons considéraient les squatters comme des domestiques agricoles salariés que l'on pouvait renvoyer à l'expiration de leurs contrats, alors que ceux-ci avaient tendance à se considérer comme ayant quelque droit sur la terre. L'évolution démographique et économique depuis 1936 avait révélé cette contradiction et, vers 1948, le système des squatters, loin d'être une solution, était au contraire une source de mécontentement et de friction supplémentaire. Deux tendances en effet, l'une économique, l'autre démographique, rendaient la position des squatters extrêmement inconfortable. Tendance économique d'abord : à partir des années 30 les colons européens, réveillés par les recommandations de la « Carter Commission » concernant la nécessité d'un développement intensif des hauts-plateaux blancs pour justifier la présence européenne au Kenya, avaient commencé à rationaliser et à mécaniser leur agriculture. La demande de main-d'œuvre noire diminuait par conséquent sensiblement. Tendance démographique ensuite : les squatters étaient sujets aux mêmes lois démographiques que la population kikuyu des réserves, et les colons voyaient s'accroître avec quelque inquiétude le nombre de leurs domestiques. Problème plus délicat encore : la première génération des squatters s'étant établie sur les hauts-plateaux blancs dès les années 20, bon nombre d'entre eux avaient atteint vers 1940 l'âge de la retraite. Fallait-il nourrir ces bouches inutiles ou devait-on les renvoyer dans leurs réserves ? Pour la première fois dans l'histoire du Kenya, les colons disposaient de plus de main-d'œuvre qu'ils n'en avaient besoin. Cette situation s'est traduite aussitôt par une nouvelle réglementation des droits et des devoirs des squatters, réglementation plus défavorable pour ceux-ci que la précédente. Elle avait pour base la « Resident Labourers Ordinance » de 1937 qui ne réglait aucun problème concret, mais octroyait aux Conseils de district dominés par les colons : le droit de limiter le nombre des squatters par ferme; le droit de limiter le nombre de leur bétail et la surface cultivée par squatter; et le droit de déterminer le nombre de jours de travail que les squatters devaient fournir aux propriétaires européens. Or, d'après la « East Africa Royal Commission » 44 les premiers décrets 43. P. Gourou, p. 338. 44. East Africa Royal Commission

1953-1955 Report, p. 165.

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issus des conseils de district en 1943 comportaient des clauses généreuses tant en ce qui concerne la terre à cultiver que le nombre de têtes de bétail. Au cours des quatre années suivantes, par contre, les conseils ont promulgué une série de décrets réduisant la surface que la main-d'œuvre résidentielle pouvait cultiver et le nombre de têtes de bétail qu'elle pouvait garder. En 1946, les premiers signes de malaise apparaissent parmi les Africains touchés par ces mesures; de nombreux ouvriers résidentiels refusaient de signer les nouveaux contrats établis conformément au décret du « Naivasha District Council » qui fixaient une limite de quinze moutons par famille, et de 0,4 hectare de terre arable par femme, avec un maximum de 0,8 hectare pour les ménages polygames. Ces contrats signifiaient une réduction très sensible des revenus réels des squatters; selon un rapport officiel de 1946, 25 % de ces revenus provenaient des salaires en numéraire (dont le taux n'avait pas été augmenté par les ordonnances de 1946) et 75 % des activités agricoles et de l'élevage exercés par les squatters pour leur propre compte. Ainsi les trois quarts de leurs revenus furent touchés par cette réduction 45. De nombreux squatters furent contraints de vendre à la hâte leur surplus de bétail pour se mettre en règle avec les nouvelles ordonnances; dans plusieurs cas, l'offre excessive de bétail provoqua une baisse des prix, donc une perte sur la valeur capitalisée que représentait le bétail. Certains squatters perdirent même la totalité de leurs revenus parce qu'ils furent renvoyés sans façons à la fin de leur période contractuelle. D'après E. Bustin, sur les 200 000 squatters que l'on comptait en 1945, il n'en serait resté que 182 000 en 1948 46. J.D. de Roock parle même de 250 000 squatters en 1945, en donnant le même nombre de 182 000 pour 1948 47. La tendance est donc nette : depuis 1945 on allait vers une diminution du nombre des squatters, dont, nous le soulignons de nouveau, la majorité étaient des Kikuyu. Beaucoup de ces squatters renvoyés dans les réserves avaient résidé des dizaines d'années sur les hauts-plateaux blancs, certains y étaient même nés, et la plupart d'entre eux avaient perdu toute attache avec la terre familiale. Arrivant les mains vides dans une région déjà surpeuplée, leur sort était peu enviable. A cause de la baisse des revenus et à cause des nombreuses évictions, le climat psychologique parmi les squatters s'est détérioré rapidement et les craintes de nouvelles évictions individuelles ou massives ne se sont jamais entièrement dissipées. Beaucoup plus qu'à la pauvreté, le malaise des squatters, qui a tant contribué au développement du mouvement mau-mau, était dû à ce sentiment d'insécurité. 45. Ibid., p. 167.

46. Voir E. Bustin, p. 331. 47. J.D. de Roock, 1953, pp. 111-112.

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De cette insécurité, Olenguruone est devenu le symbole. Il est très difficile de savoir ce qui s'est passé exactement à Olenguruone, cas célèbre dans la propagande anti-gouvernementale des partis politiques africains et kikuyu, mais il est nécessaire d'y consacrer quelques lignes pour mettre en évidence la complexité des problèmes économiques et psychologiques kikuyu après la seconde guerre mondiale. Nous suivons ici esentiellement la version, de loin la plus complète et probablement la plus objective, de C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham4S. D'après ces auteurs, le gouvernement anglais avait refusé de légaliser la « Resident Labourers Ordinance » de 1937 si des terres n'étaient pas mises à la disposition des squatters renvoyés des fermes européennes. Donnant suite à cette exigence, le gouvernement du Kenya avait désigné en 1939 certains terrains dans la réserve Masaï pour y accueillir les ex-squatters. Destiné d'abord exclusivement aux squatters, le territoire d'Olenguruone, faisant partie de ces terres réservées, avait été ouvert par la suite également à des groupes de Kikuyu dépossédés de leur terre au début de la colonisation et auxquels la « Morris Carter Commission » avait accordé un droit de dédommagement. Il semble que c'est à partir de ce moment qu'un malentendu s'est établi entre le gouvernement, qui considérait les Kikuyu établis à Olenguruone comme des tenanciers qui devaient se conformer aux règles de développement agricole formulées par l'administration, et les occupants kikuyu, qui, estimant que la terre leur avait été donnée en tant que compensation, la considéraient comme leur propriété et refusaient de se conformer aux exigences de culture moderne imposées d'en haut. D'après C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, les responsables du projet, désireux d'obtenir l'accord des Kikuyu, auraient négligé au début de préciser le véritable statut des futurs occupants et les règles agricoles auraient été rendues publiques un an après l'entrée des Kikuyu à Olenguruone. Quoi qu'il en soit, le conflit a vite pris des proportions dramatiques et après des années de procès civils, de compromis et de périodes d'essai, l'affaire s'est terminée fin 1949-début 1950 par l'éviction de tous les occupants (au total 11 800 d'après les sources africaines) dont une partie a regagné de son propre gré le district de Kiambu, alors qu'un autre groupe, moins coopérant fut envoyé manu militari dans un « camp de réception » spécial à Yatta. L'affaire d'Olenguruone est importante pour deux raisons. D'abord parce que, constituant en quelque sorte un modèle réduit des problèmes économiques et agraires des Kikuyu, elle est devenue le symbole national de la résistance contre les colonisateurs. Ensuite, parce que c'est à Olenguruone que, pour la première fois dans l'histoire kikuyu, des serments traditionnels ont 48. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, pp. 251-258.

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été utilisés pour souder l'unité d'une population toute entière face au gouvernement colonial. Dès le début de 1946, chaque occupant d'Olenguruone (femmes et enfants compris) avait prêté le serment thenge, s'engageant ainsi à tenir bon jusqu'à la fin et à ne pas se plier aux exigences du gouvernement. Cet usage des serments traditionnels dans la lutte anti-coloniale a été repris par la suite par le mouvement mau-mau, et, d'après F.D. Corfield, beaucoup de Kikuyu ont cru que le serment mau-mau était né à Olenguruone 49. Nous devons donc conclure, au terme de cette analyse, que les hautsplateaux blancs ne pouvaient pas offrir en 1952 une solution possible aux problèmes économiques kikuyu : indésirables en tant que propriétaires, les Kikuyu y étaient à peine tolérés en tant qu'ouvriers agricoles et à partir de 1945, les hauts-plateaux blancs ont expulsé davantage de Kikuyu qu'ils n'en ont absorbé. Il nous reste à signaler une dernière réaction à l'expansion démographique dans la « Kikuyu Land Unit » : l'émigration vers la ville. En 1948, 5 % de la population kikuyu (quelque 50 000 personnes) résidaient à Nairobi où les Kikuyu constituaient plus de la moitié de la population africaine totale. Malheureusement, l'urbanisation a posé, tout comme l'introduction tardive des cultures commerciales, plus de problèmes qu'elle n'en a résolus et, en fin de compte, le mécontentement des citadins kikuyu a contribué dans une large mesure au développement du mouvement mau-mau. L'étude des forces ouvrières africaines au Kenya nous révèle d'abord que celles-ci ont augmenté sans cesse au cours de la période coloniale : d'après la « East Africa Royal Commission » le taux d'acroissement des Africains du sexe masculin exerçant un emploi salarié aurait été pour tout le Kenya de l'ordre de 3,25 % par an entre 1922 et 1953 (c'est-à-dire le double du taux de croissance démographique) 50. Les chiffres publiés par le « Committee on African Wages » confirment en gros ces données pour la période 1948-1952 : le total des travailleurs africains de tous les sexes serait passé de 385 500 en 1948, à 434 500 en 1952, soit une augmentation de 13 %. D'après cette même source, la répartition entre ouvriers agricoles et ouvriers industriels aurait été pratiquement la même en 1948 et en 1952 51 et nous pouvons donc supposer qu'au cours des quelques années précédant la révolte mau-mau, la ville de Nairobi a dû accueillir un nombre considérable de nouveaux immigrants. Ces immigrants ne se transformaient cependant que difficilement en véritables citadins. On estimait que 40 % seulement des Africains séjournant à Nairobi en 1952 y résidaient depuis cinq an ou 49. F.D. Corfield, p. 297. 50. East Africa Royal Commission 1953-1955 Report, p. 108. 51. Report of the Committee on African Wages, p. 9.

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plus 52; les autres ne restaient qu'un an ou deux avant de retourner dans les réserves. Comme partout ailleurs en Afrique Noire, les Africains étaient psychologiquement mal préparés au travail salarié, la relation patron-employé étant inconnue dans les sociétés africaines traditionnelles. Il faut ajouter aussi que le gouvernement et les patrons du Kenya n'ont guère aidé les Africains à s'adapter à la vie citadine. Voyons d'abord les salaires. Le « Committee on African Wages » 53 a donné les chiffres suivants pour les salaires africains urbains par mois en 1953 (y compris une indemnité de logement) : Industries privées moins de 65 shillings 65-99 shillings 100-199 shillings plus de 200 shillings

Services publics 26 46 23 5

% % % %

= = = =

8 44 35 13

% % % %

En l'absence de données sur le coût de la vie, ces chiffres ne signifient pas grand-chose, mais nous pouvons nous faire une idée de la situation réelle si nous savons que ce même comité a affirmé qu'à Nairobi le salaire minimum pour un homme seul lui permettant une vie saine mais sans luxe devait être de l'ordre de 81 shillings par mois, ce qui impose la conclusion suivante : « Approximately one-half of the urban workers in Private Industry, and approximately one-quarter of those in the Public Service are in receipt of wages insufficient to provide for their basic, essential needs. That assessment is made in relation to an adult male labour force living as single men under urban conditions. If, in assessing the adequacy of wages, we take into account not only the worker's own needs, but also those of his wife and children, the picture becomes grim indeed » 54. En effet, d'après la même source 55, une famille de deux enfants devait disposer d'une somme d'au moins 235 shillings par mois pour vivre décemment dans les conditions de Nairobi en 1953. Et encore, les calculs effectués par le « Committee on African Wages » prêteraient à rire par leur parcimonie, s'il ne s'agissait pas de budgets établis pour des êtres humains. Par exemple, le budget de 81 shillings estimé suffisant pour un célibataire permettait l'achat d'une seule boîte d'allumettes par mois !

52. 53. 54. 55.

East Africa Royal Commission 1953-1955 Report, p. 205. Report of the Committee on African Wages, p. 27. Ibid., p. 32. Ibid., p. 76.

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Les bas salaires n'étaient pas le seul « ennui » des citadins africains. Ils souffraient également d'une crise de logement aiguë. Toujours selon le même rapport officiel 56 , il manquait, en 1953, à Nairobi seulement, 20 000 « bedspaces » (sic !). Ajoutons encore que la main-d'œuvre africaine dans sa grande majorité n'avait droit ni aux retraites (et les bas salaires ne permettaient point de faire des économies), ni aux allocations de chômage (à un moment donné on comptait à Nairobi 10 000 chômeurs africains) 57, et nous comprenons pourquoi les ouvriers de Nairboi étaient contraints de laisser femmes et enfants dans la réserve (en 1948, on comptait à Nairobi cinq hommes africains pour une femme) et de maintenir leurs droits sur la terre familiale, s'ils en avaient. Dans ces conditions, on ne pouvait guère s'attendre à trouver une main-d'œuvre stable et véritablement enracinée. Le Dr H.C. Trowell, qui a fait à la fin des années 40 quelques enquêtes sur la condition ouvrière à Nairobi, note en conclusion de ses observations : « ...en fréquentant les ouvriers dans leurs maisons et en causant avec eux, l'on prend conscience d'un mécontentement profond qui, s'il n'est pas orienté d'une façon constructive, et apaisé, menacera la paix civile » 58. Ces mots, écrits en 1950, se sont révélés justes par la suite. Une augmentation galopante des prix de certains aliments de base venait encore s'ajouter aux difficultés de la main-d'œuvre urbaine. Il est difficile de donner des chiffres exacts en cette matière, mais D.H. Rawcliffe affirme que le prix du maïs serait monté de 8 shillings le sac en 1939, à 3 livres au début de 1953, une hausse de presque 800 % 59. Nous pouvons donc conclure que le débouché urbain n'a guère aidé les Kikuyu à résoudre leurs problèmes économiques. Au contraire, en détruisant chez les jeunes les comportements et les croyances traditionnelles, sans les remplacer par des valeurs nouvelles et en accentuant l'écart entre les hommes et les femmes restées en milieu traditionnel dans les réserves, l'urbanisation a beaucoup contribué à l'instabilité psychologique des Kikuyu. En outre, le processus d'urbanisation a donné naissance à un véritable sous-prolétariat de blousons noirs et de malfaiteurs sans emploi fixe, sans ressources avouables et sans domicile légal, passant dans la plupart des cas la nuit dans des abris de fortune. Ces déracinés étaient prêts à tout : à la criminalité, aussi bien qu'à la révolte armée, comme les événements l'ont prouvé par la suite.

56. Ibid., p. 95.

57. F.D. Corfield, p. 24. 58. H.C. Trowell, p. 334. 59. D.H. Rawcliffe, p. 102.

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B. LE VENT DE LA DÉCOLONISATION

L'évolution démographique du peuple kikuyu n'a pas introduit d'éléments vraiment nouveaux dans la situation coloniale du Kenya; elle n'a fait qu'aggraver des conflits existant déjà à l'état latent avant la seconde guerre mondiale. Le vent de la décolonisation qui a commencé à souffler sur le monde colonisé depuis 1945, a eu sur un autre plan le même effet dans la mesure où il a réveillé les Africains du Kenya et leur a fait prendre conscience de leur condition véritable. On pourrait penser que cette accélération de l'histoire après la seconde guerre mondiale a touché surtout les évolués et que son influence sur la révolte mau-mau, révolte populaire comme nous le verrons par la suite, n'a été qu'indirecte. Ce serait méconnaître la réalité. D'une part, les évolués étaient loin d'être coupés des masses et la campagne politique modérée d'un parti tel que la « Kenya African Union », animée par les évolués, trouvait une audience populaire très large; les leaders les plus influents de la révolte mau-mau se sont d'ailleurs toujours considérés comme de simples remplaçants temporaires des chefs politiques évolués, et ils se sont situés, par conséquent, dans le cadre de la lutte mondiale contre le colonialisme. D'autre part, la seconde guerre mondiale a aussi affecté directement une partie des masses populaires. Comme en 1914-1918, les Africains du Kenya ont participé en masse aux combats des années 40 60. Or, à l'encontre de ce qui s'est passé durant la première guerre mondiale, les bataillons des « Kings African Rifles » ont été autorisés en 1942 à participer aux campagnes militaires en dehors de l'Afrique et ont été engagés par la suite, notamment aux Indes et en Birmanie. Les conséquences de cette décision ont été très importantes : engagés pour une cause internationale soi-disant au service de la démocratie et de la liberté, servant dans des pays colonisés beaucoup plus avancés sur le chemin de la décolonisation que ne l'était le Kenya, ces militaires africains, pourtant peu instruits, n'ont pas tardé à prendre conscience du retard de leur propre pays dans la course vers l'indépendance. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham ont rapporté plusieurs témoignages de telles prises de conscience, notamment de la part de Dedan Mugo, Bildad

60. Le nombre total des Kenyens noirs enrôlés dans l'armée anglaise a été évalué à environ 75 000 (C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 191).

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Kaggia et Waruhiu Itote, qui ont joué tous les trois, directement ou indirectement, un rôle important dans le mouvement mau-mau 61. Une fois démobilisés, ces anciens combattants ont posé au gouvernement colonial un grave problème. Ce n'est pas uniquement cette prise de conscience politique qui les a menés vers des actions politiques extrémistes; ils se trouvaient en outre aux prises avec un problème de reclassement économique presque insoluble. Ayant vécu en dehors de leur pays dans des conditions matérielles relativement aisées, ils ne voulaient plus se contenter des possibilités réduites offertes par l'économie de subsistance des réserves; en même temps, leurs débouchés en dehors des réserves demeuraient extrêmement limités. E. Huxley écrit en 1946 à leur sujet : « Une chose paraît certaine. L'Afrique orientale, pays agricole, ne peut procurer d'emploi aux dizaines de milliers de conducteurs, signaleurs, ajusteurs et autres que l'armée a libérés. Il n'y a pas d'industrie qui puisse les employer, et l'apprentissage militaire est loin d'être valable dans les conditions civiles... Quatre Ascaris sur cinq voudraient s'établir commerçants, mais très peu de licences sont accordées 62. Ceux d'entre eux qui se sont malgré tout lancés dans le commerce et dans certains services comme le transport, y ont perdu tout ou une partie de leurs économies; sans expérience des usages commerciaux et disposant de très peu de possibilités de crédit, ils n'avaient aucune chance contre la concurrence indienne. Frustrés tant sur le plan économique que sur le plan politique, ces anciens combattants, faisant eux-mêmes encore partie des masses non évoluées ou semi-évoluées, ont joué le rôle d'un puissant catalyseur au sein de ces masses où ils ont répandu rapidement les idées acquises au cours de leur expérience militaire. Nous les retrouverons après la guerre dans l'aile gauche et turbulente de toutes les organisations politiques et para-politiques du Kenya et notamment dans le mouvement mau-mau. Malheureusement, nous ne disposons pas des chiffres des anciens combattants répartis par groupe ethnique et nous ignorons, par conséquent, le nombre de Kikuyu parmi eux. Il semble toutefois, que ce nombre ait été plus élevé que ne pourrait le faire supposer la réputation des Kikuyu comme un peuple lâche et peu enthousiaste pour le service militaire. Les problèmes de la terre et des bas salaires mis à part, trois séries d'injustices préoccupaient surtout les leaders africains évolués et les anciens combattants sensibilisés par leur expérience militaire aux problèmes de la décolonisation. Il convient de mentionner d'abord la discrimination raciale, 61. Ibid., pp. 192-194.

62. E. Huxley, 1952, A, p. 181.

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dont les Africains évolués souffraient en premier lieu. Certains d'entre eux, comme par exemple Jomo Kenyatta et Peter Mbiyu Koinange, avaient fait des études universitaires en Angleterre ou aux Etats-Unis. Ils y avaient pris l'habitude de vivre dans des milieux sociaux où la discrimination raciale était absente ou pour le moins voilée, et où les contacts entre Noirs et Blancs de même niveau intellectuel n'étaient pas exclus à priori. Pour de tels hommes, le retour au Kenya avait été un choc psychologique : ils y retrouvèrent inaltérée la discrimination raciale ouverte et semi-légale qui les rejettait sans appel dans un véritable vacuum social et surtout intellectuel. « Jomo Kenyatta once complained that there were only about six people amongst the Africans in Kenya with whom he could converse, and the six of them got heartily sick of each other » 63. C'est ainsi qu'un des principaux intéressés a défini de façon anecdotique ce vacuum social et intellectuel des évolués africains du Kenya. Mais l'humour et le détachement ne suffirent pas toujours à surmonter l'amertume. Au début des années 50, quelques efforts avaient été entrepris pour sortir les évolués africains de leur ghetto intellectuel. Sur l'initiative de Sir Philip Mitchell selon certains, sur l'initiative de quelques Africains dont P.M. Koinange selon d'autres, fut fondé à Nairobi le « United Kenya Club » où des membres de toutes races pouvaient se rencontrer sans contrainte. « L'initiative était excellente, dit J. Gunther, mais les résultats furent décevants : les Africains qui l'accueillirent avec enthousiasme au début furent vite désillusionnés car... les Blancs qui les saluaient poliment à l'intérieur du club 'ne les reconnaissaient plus dans la rue' » 64. Les taux de salaires inégaux pour des hommes du même niveau d'instruction mais de couleur différente étaient une des conséquences les plus fâcheuses de la « colour-bar » kenyane. Peter Mbiyu Koinange, par exemple, a été victime de cette forme de discrimination : après son retour des Etats-Unis, on lui offrit un poste dans l'enseignement pour un salaire qui n'était même pas la moitié de ce qu'avait gagné son prédécesseur européen. Profondément blessé dans son amour-propre, Koinange refusa l'offre et se consacra par la suite entièrement à la lutte nationaliste et au développement de son peuple. On doit d'ailleurs rendre justice aux Européens libéraux du Kenya, dont certains ont vigoureusement dénoncé ces pratiques discriminatoires. L.S.B. Leakey, par exemple, a fait remarquer à juste titre que P.M. Koinange n'avait jamais bénéficié d'une réduction de ses frais d'études à cause de sa

63. T. Leigh, p. 204. 64. J. Gunther, pp. 57-58.

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couleur, mais ce genre de prise de conscience s'est opérée beaucoup trop tard au Kenya. I. Leigh affirme que les masses africaines du Kenya ne souffraient que très peu de la discrimination raciale puisqu'elles étaient admises dans les cinémas et dans les ascenseurs et étaient loin d'attendre sagement leur tour dans les boutiques et dans les queues d'autobus 65. Nous disposons cependant de quelques indications montrant que ces masses n'étaient pas insensibles aux préjugés de couleur. La « colour-bar » du Kenya n'avait peut-être pas la même rigidité que son homologue sud-africain, mais il n'en est pas moins certain que l'emploi systématique du mot « boy » pour tous les Africains de tous les âges et de tous les niveaux intellectuels fut durement ressenti, par les évolués comme par les masses africaines. « Jamais plus on ne m'appellera boy », dit un des hymnes des « livres de chants » mau-mau 66 . Une seconde injustice durement ressentie par les évolués, mais pas par eux seuls, était la représentation politique africaine insignifiante. Nous avons déjà vu que les colons européens ont eu dès la fin de la première guerre mondiale des représentants élus au conseil législatif de la colonie. Les Africains ont été représentés depuis 1924, d'abord par un et plus tard par deux Européens, mais ils ont dû attendre jusqu'en 1944 pour avoir pour la première fois un représentant noir au conseil législatif, représentant non pas élu, mais nommé par le gouverneur. Le premier représentant africain a été Me E. Mathu, un Kikuyu connu pour ses opinions modérées qui semble s'être acquitté plus qu'honorablement de ses tâches. Dès 1944, la représentation politique proportionnelle et le droit de vote pour les Africains sont devenus des revendications politiques majeures répétées inlassablement dans chaque discours et dans chaque mémorandum par Jomo Kenyatta et les autres leaders de la « Kenya African Union ». Malgré quelques modifications apportées au système, les succès de cette campagne ont été insignifiants. A la suite de la dernière modification, proposée par le gouvernement de Londres en 1951 et entrée en vigueur au cours de l'été 1952, la composition du Conseil législatif s'établissait comme suit : Européens Indiens Arabes Africains

: : : :

26 6 2 6

membres nommés et 14 élus membres élus membres dont 1 élu et 1 nommé membres nommés 07.

65. I. Leigh, p. 204. 66. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 69. 67. F. Brockway, 1953, p. 18.

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Pour la première fois aussi, un Africain nommé accédait en 1952 au Conseil exécutif. Cette participation très réduite des évolués et non existante des masses à la vie politique au niveau national ne satisfaisait bien sûr aucun Africain nationaliste. Si les masses africaines avaient pu participer librement à la vie politique au niveau local, la situation aurait peut-être été moins douloureusement ressentie. Mais il n'en était rien. Au conseil municipal de Nairobi, par exemple, on comptait en 1950, 3 Africains nommés sur un total de 31 membres; aucun des 7 échevins n'était Africain et encore moins le maire qui était toujours blanc 68. Dans les réserves tribales, la situation fut un peu différente et à première vue même assez encourageante. Des « Local Native Councils », de composition entièrement africaine à l'exception du président qui était toujours le « District Commissioner », ont en effet fonctionné depuis 1925 dans les districts africains. Ces conseils ont indéniablement donné un peu de liberté polique aux Africains dans les réserves, mais il ressort des descriptions de ce système données par E. Bustin 69 et par N. Farson 70 que cette liberté était en pratique très restreinte et circonscrite par les dispositions suivantes : a) Le « District Commissioner » pouvait toujours exercer un droit de veto sur les décisions du « Local Native Council », et à l'échelon supérieur le « Provincial Commissioner » pouvait faire de même s'il jugeait après-coup une décision inopportune. b) Les membres des conseils étaient partiellement élus et partiellement nommés par le gouvernement, représenté en cette matière par le « Provincial Commissioner ». Les chefs et les sous-chefs gouvernementaux figuraient ainsi automatiquement parmi les membres du conseil sans être contraints de chercher les faveurs de l'électorat. D'après E. Bustin, il y avait en 1950, 13 membres élus sur un total de 20 membres dans le district de Kiambu, 13 sur 21 dans le district de Nyeri, et 9 sur 17 dans le district de Fort Hall. Cet auteur ajoute encore : « Il n'existait pas de procédure uniforme pour l'élection des représentants populaires auprès des Local Native Councils. Si dans certaines circonscriptions, les candidats étaient choisis selon une technique plus ou moins démocratique (système du 'line-up' le plus souvent, ou parfois, dans le district de Nyeri, vote secret), dans le district de Fort Hall, par contre, le choix préalable des candidats présentés au suffrage de la population était l'œuvre des anciens du rang le plus élevé » 71. 68. E. Bustin, p. 318.

69. Ibid., p. 281 et sq. 70. N. Farson, pp. 212-215. 71. E. Bustin, p. 286.

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D'après N. Farson, dans le district de Kiambu du moins, le choix définitif des membres élus revenait quand même au « commissaire de province », qui retenait un certain nombre de personnes sur la liste des élus et en rejetait d'autres, sans toutefois avoir le pouvoir de déclarer élues des personnes qui ne figuraient pas sur la liste initiale. c) Les « Local Native Councils » n'exerçaient aucun droit de contrôle sur les pouvoirs exécutifs, ni en ce qui concerne les fonctionnaires européens ni en ce qui concerne les chefs africains nommés. Ceux-ci étaient responsables devant le gouvernement central du Kenya et devant lui seul. D'ailleurs, ce genre de conseils existait uniquement au niveau des districts; on n'en trouvait ni au niveau subordonné des « locations », où chaque chef africain était libre de consulter ou de ne pas consulter ses contribuables, ni au niveau plus élevé des provinces. d) La compétence des conseils était restreinte à quelques matières bien définies dont les plus importantes étaient certains impôts locaux, la construction des routes et l'éducation. Et encore : il était formellement interdit aux conseils d'accorder des subventions aux écoles kikuyu indépendantes. Cette interdiction montre que le pouvoir colonial n'avait en réalité nullement l'intention de favoriser à travers les conseils de district l'esprit d'initiative purement africain, et que le système était pour une large part un leurre. Les nationalistes kikuyu l'ont en tout cas ressenti comme tel. Après une première poussée d'enthousiasme à la fin des années 20, lorsque plusieurs nationalistes indépendants cherchèrent et obtinrent leur élection aux conseils locaux, ils se désintéressèrent rapidement de l'expérience. D'après E. Bustin 72, ce serait d'ailleurs cet enthousiasme initial des nationalistes kikuyu qui aurait amené le gouvernement colonial à ne pas octroyer aux assemblées africaines des pouvoirs de décision plus étendus. La troisième mesure de « discrimination » flagrante qu'il convient d'évoquer ici a trait à l'éducation. Nous avons déjà vu que les Kikuyu se sont distingués parmi les autres ethnies du Kenya par leur soif d'éducation. D'après J.C. Carothers 73, 44 % des enfants africains qui passèrent en 1953 la « Secondary School Examination » appartenaient aux tribus kikuyu, embu et meru, tribus qui ne représentent que 30 % de la population africaine; le décalage serait encore plus évident, d'après le même auteur, si on pouvait disposer des chiffres concernant les Kikuyu seuls. Les chiffres concernant le taux de scolarisation des enfants africains du Kenya varient considérablement selon les auteurs. Faute de mieux, nous 72. lbid., p. 281. 73. J.C. Carothers, p. 21.

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retenons ici les estimations officielles publiées dans le Educational Department Annual Report de 1949, selon lesquelles il y avait au Kenya 310 854 enfants dans les écoles primaires et secondaires sur un total de 1 216 000 enfants en âge de scolarisation, ce qui revient à un taux de scolarisation de 25 % Très probablement, ces chiffres sont un peu forcés 75. N. Farson 76 pour sa part, situe le taux de scolarisation à 10 %, sans spécifier en quelle année. Admettons le taux optimiste de 25 %, qui d'ailleurs ne met en évidence qu'une partie du problème. Les chiffres concernant la pyramide scolaire sont beaucoup plus révélateurs; ils nous montrent que cette pyramide était relativement large à la base, mais s'amenuisait très vite par la suite. Le nombre des enfants africains scolarisés en 1949 se décomposait, en effet, de la façon suivante : Première année : 121 829 élèves Deuxième année : 65 986 élèves Troisième année : 42 904 élèves Quatrième année : 29 204 élèves 77 La plupart des élèves recevaient donc une formation scolaire de quelques années seulement et très peu d'entre eux continuaient leurs études jusqu'à l'enseignement secondaire. En 1952, le nombre d'enfants kikuyu, embu et meru qui passèrent le « Kenya African Preliminary Examination », examen qui avait lieu après huit ans de scolarité, se situait à 1 179 78; les chiffres concernant les enfants africains inscrits dans les écoles secondaires varient selon les sources de 2 224 en 1955 79 à 3 891 en 1952 80. Quant à l'éducation universitaire, la situation était encore plus dramatique; d'après G. Padmore, 115 Africains suivaient en 1952 des cours dans les collèges postsecondaires, 34 étudiants du Kenya étaient inscrits à l'université de Makarere en Uganda, sommet de la pyramide de l'enseignement en Afrique orientale, et 13 seulement dans des universités anglaises, la plupart dans des facultés littéraires 81. Le désir ardent des Kikuyu d'être instruits se trouvait donc dans la plupart des cas frustré presque dès le départ. Notons encore que c'étaient sur74. J.D. de Roock, 1953, p. 161 et 169. 75. Ils ne tiennent pas compte notamment de la différence entre les taux de scolarisation des Européens, des Asiatiques et des Africains. 76. N. Farson, p. 123. 77. J.D. de Roock, 1953, p. 169. 78. The Kenya Emergency, p. 6. 79. E. Bustin, p. 244. 80. G. Padmore, p. 362. 81. Ibid., p. 362.

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tout les filles qui étaient défavorisées; en 1949, on comptait pour un total de 300 020 élèves des écoles primaires, 221 344 garçons et 78 676 filles 82. Il est difficile de se former une opinion sur la qualité de l'enseignement dispensé aux enfants africains du Kenya, qualité qui aurait peut-être pu compenser dans une certaine mesure l'insuffisance quantitative, mais il semble qu'il ne faille pas se faire trop d'illusions à cet égard. F. Brockway écrit en tout cas : « Les écoles européennes sont meilleures que les écoles asiatiques et ces dernières bien meilleures que les écoles africaines. Pour chaque enfant européen, on dépense 11 livres sterling 14 shillings, pour chaque enfant indien 2 livres 14 shillings et pour les enfants africains cette somme n'est plus que de 6 shillings » 83. Nous verrons dans le chapitre suivant quel rôle important la question de l'éducation a joué dans les relations kikuyu-européennes et quelle place de choix elle occupait parmi les revendications kikuyu. Il suffit ici de noter que la demande d'écoles et d'instituteurs n'était pas uniquement celle d'une petite élite intellectuelle, mais le cri du cœur de tout un peuple, qui s'est exprimé sans équivoque dans la révolte populaire des Mau-Mau. Plusieurs chants mau-mau font état de cette soif d'éducation qui animait les maquisards. Nous en citons ici deux exemples : The time is flying and never retreats Our cry is for education We want our children to learn Now when there is time. 84 Et, plus loin : The need for a spear is gone Replaced by the need for a pen. For our enemies of today Fight with words. 85

C. RÉCAPITULATION

Après avoir vu au cours des chapitres précédents que la civilisaton tradionnelle kikuyu présente quelques caractéristiques spécifiques qui ont été touchées de façon particulière par la situation coloniale spécifique du Kenya, nous 82. 83. 84. 85.

J.D. de Roock, 1953, p. 169. F. Brockway, 1953, p. 15. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 79. Ibid., p. 239.

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venons de voir que le conflit kikuyu-européen, qui existait avant la seconde guerre mondiale à l'état latent a pris depuis 1945 des proportions dramatiques en conséquence de deux événements nouveaux : l'évolution démographique, qui rendait manifeste la misère économique des Kikuyu, renfermés dans une réserve tribale trop étroite, et le vent de la décolonisation qui a provoqué chez les Kikuyu une prise de conscience de la discrimination raciale, politique et sociale dont ils souffraient. Une dernière remarque s'impose ici : nous avons évoqué à plusieurs reprises dans ce chapitre des problèmes communs à tous les peuples colonisés du Kenya, tels que les bas salaires et le taux de scolarisation insuffisant. Nous soulignons à nouveau que ce sont surtout les Kikuyu, plus touchés par la colonisation (proximité de Nairobi et des hauts-plateaux blancs) et plus ouverts à l'innovation et aux contacts culturels, qui ont souffert de ces injustices, et que leur révolte isolée s'explique par leur qualité de « peuple-guide ».

CHAPITRE V

La reprise de l'initiative par les Kikuyu

A. LES PREMIERS MOUVEMENTS POLITIQUES (1919-1940)

Le présent chapitre se situe en quelque sorte à cheval entre la première et la seconde partie de notre étude. L'analyse de la « reprise de l'initiative » kikuyu nous permettra, d'une part, de revenir sur certains phénomènes qui sont à la base de la révolte mau-mau pour mieux saisir leur signification profonde et la façon dont les Kikuyu les ont vécus; elle nous permettra, d'autre part, d'évoquer un certain nombre d'associations politiques et parapolitiques qui, sans être les précurseurs directs du mouvement mau-mau, n'ont pas moins fourni une partie du « matériel » à partir duquel le mouvement s'est formé. Comme on pouvait s'y attendre d'un « peuple-guide », la « reprise de l'initiative » kikuyu se situe relativement tôt dans l'histoire; elle a commencé en effet dès la fin de la première guerre mondiale et comme une conséquence directe de cette guerre. Au cours des années 1914-1918, l'Afrique orientale et centrale a beaucoup souffert d'une campagne militaire acharnée contre les forces allemandes stationnées en Afrique orientale allemande. Le rôle des porteurs africains dans cette campagne avait été très important : le nombre d'Africains engagés, de gré ou de force, dans les bataillons auxiliaires africains se serait élevé pour le seul Kenya à 150 000 hommes au moins, d'après les données fournies par C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham1. Les pertes subies par ces bataillons auxiliaires, comprenant au total plus de 350 000 Africains, ont été énormes et relèvent du domaine du scandale; d'après une source officielle, elles s'élevèrent à 1 743 tués au combat et 44 875 morts de maladies, d'épuisement et de sous-alimentation. Et, les chiffres réels seraient encore plus élevés2. En tout cas, ces résultats étaient peu dignes d'une civilisation qui prétendait notamment que le fait d'avoir mis fin aux guerres intertribales justifiait sa présence en Afrique. Les Européens libéraux n'ont pas été les seuls à 1. C.G. Rosberg Ir. et J. Nottingham, p. 28 et 30. 2. Ibid., pp. 30-31.

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saisir cette contradiction entre les faits et les prétentions; plusieurs Africains engagés dans les forces anglaises ont fait de même. C'est ainsi que nous retrouverons parmi les dirigeants des premières associations politiques africaines au Kenya bon nombre d'anciens combattants. D'après C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, qui ont consacré l'étude de loin la plus complète et la plus détaillée aux premiers mouvements politiques kikuyu, la première association politique de Nairobi aurait été la « East African Association », fondée après la première guerre mondiale et animée par Harry Thuku, commis au service du gouvernement colonial. Cette association était en principe, comme l'indique son nom, intertribale, mais le rôle des Kikuyu y fut dès le début prépondérant, son animateur Harry Thuku étant lui même un Kikuyu. Nous savons très peu de choses sur les premiers actes de la « East African Association », et jusqu'en 1921, elle ne semble pas avoir attiré l'attention des milieux officiels. Mais, en 1921, la situation économique en pays kikuyu était devenue alarmante. Il semble que Harry Thuku ait fondé cette année-là une autre organisation, la « Young Kikuyu Association », dont le but était de présenter des revendications spécifiquement kikuyu. Durant la période 1921-1922, on distinguait mal les deux associations, mais elles ont joué toutes les deux un rôle dans les troubles politiques qui ont marqué cette période et dont les causes étaient surtout économiques. La cause immédiate de l'agitation africaine et kikuyu était la réduction d'un tiers des salaires des ouvriers agricoles, réduction proposée par l'association des colons européens pour pallier aux difficultés consécutives à la crise mondiale des matières premières. Le gouvernement du Kenya a finalement refusé de légaliser cette réduction des salaires, mais la campagne des colons en sa faveur avait été assez tapageuse pour éveiller la vigilance des ouvriers menacés. Par la même occasion, la Y.K.A. inscrivit plusieurs autres revendications africaines à son programme. Elle dénonça l'augmentation des impôts indigènes, impôts qui, en plus, avaient été réclamés deux fois au cours de l'année 1921, à la suite d'un changement de l'année fiscale; elle protesta contre certaines fluctuations monétaires, dont les paysans et les ouvriers kikuyu, peu habitués aux subtilités du système monétaire européen, avaient été les victimes au profit des commerçants indiens et des employeurs européens; et elle se lança dans une campagne vigoureuse contre le kipande, l'inscription obligatoire de tous les Africains mâles âgés de plus de 16 ans qui devaient porter sur eux à tout moment et en tout lieu leurs papiers d'identité et leur livret de travail. Ce règlement, introduit en 1920 sur la demande des employeurs européens afin de pouvoir contrôler les ouvriers sous contrat, était honni des Africains qui, dans la plu-

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part des cas, étaient obligés de porter leurs documents dans un petit étui autour du cou. A l'arrière-plan de cette agitation politique, on trouve bien sûr la question des terres spoliées, qui avait été également à la base de la fondation en 1920 d'un deuxième mouvement politique kikuyu, la « Kikuyu Association ». Ce mouvement, fondé dans les districts ruraux du Sud-Kiambu où les aliénations de terres avaient été de loin les plus importantes, s'occupait presque exclusivement de la question foncière; il était animé principalement par des chefs gouvernementaux et soutenu par certains milieux missionnaires. La différence entre les deux associations fut dès le début fondamentale, et Harry Thuku a employé consciemment le nom de « Young Kikuyu Association », pour bien marquer la distance qui séparait les jeunes semi-évolués de Nairobi des honorables chefs ruraux. Selon C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, les deux associations : « represented what were later to be recognised as two different approaches to politics. The leaders of the rural Kikuyu Association accepted the colony's basic political structure under which they had achieved great power and status as the new elite in the tribe. They sought only its modification and reform. On the other hand, the leaders of the East African Association tended to reject the fundamental premises of white rule, adopting a more militant and uncompromising approach to political change » 3. La seule déclaration de Harry Thuku dont nous disposons (discours prononcé le 22 février 1922) montre sans équivoque l'approche radicale que la « East African Association » et la « Young Kikuyu Association » avaient des questions politiques. En voici quelques extraits : « I, Harry Thuku, am greater than you Europeans. I am even greater than the chiefs of the country... Harken, neither the Chiefs nor the Europeans have given you the slightest assistance. I do not want them at all in this country of Kikuyu... Because the European Missionaries did not come here to preach the word of god but of the devil only, I do not want them. People, do not work at all for the Europeans, District Commissioners and Missionaries » i . Signalons également que l'appel politique lancé par la « East African Association » fut présenté dès le début sous une forme pseudo religieuse, comme le montre cette prière à l'usage des membres du mouvement : « Christians of all districts of Africa and Uganda ... we want urgently to remind you to pray for Bwana Harry Thuku our leader, and the elders that are with him ... because he and his elders have been set apart by our God to be our guides in our present condition of slavery ... Also remember how 3. Ibid., pp. 42-43. 4. Cité par F.B. Welbourn, 1961, A, p. 129.

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that our God Brought the Children of Israël out of the house of bondage of King Pharoah ... Also let us have faith, since in the eyes of our God there is no distinction of white or black. All are the sons of Adam and alike before Him, Jehovah, our living God ... Also remember how that the Europeans and ourselves are not ashamed to pray for our King George, and in the same way do not be ashamed to pray for our guide and his supporters... Thou, Lord Jehovah, our God, it is Thou Who hast set apart to be our Master and Guide Harry Thuku; may he be the chief of us all. Guard him from all evil and bad works. Also guard the elders who are under him both now and hereafter in the name of Jesus Christ Our Lord » 5. La brève carrière de la « East African Association » a pris fin dans des circonstances dramatiques en 1922. Alerté par le ton violent des discours de Harry Thuku et par les prières en son honneur, le gouvernement le fit arrêter le 14 mars 1922. Le lendemain, les leaders de la « East African Association » appelèrent à la grève générale, et la population noire de Nairobi commença à se rassembler devant le poste de police où Harry Thuku était détenu. Dans des circonstances mal éclaircies, cette manifestation tourna à la violence et une vingtaine d'Africains trouvèrent la mort dans cette émeute. Par la suite, Harry Thuku fut envoyé en détention dans le Nord du Kenya et la « East African Association » cessa ses activités. Le flambeau tombé des mains de Harry Thuku fut cependant repris, notamment par la « Kikuyu Central Association », formée à partir de la « Central Kikuyu Association », animée par des anciens membres de la Y.K.A. dans le district de Fort Hall. Fondée en 1924, cette association transféra en 1927 son siège de Fort Hall à Nairobi où elle reprit progressivement contact avec les radicaux politiques des autres districts kikuyu, notamment de Kiambu. Comprenant surtout des hommes relativement jeunes, bien qu'obligatoirement mariés et chefs de famille, la K.C.A. recrutait ses membres parmi les paysans kikuyu sans terre, les squatters, et les semi-évolués de Nairobi. Elle se distinguait de la « Kikuyu Association » qui avait continué à fonctionner par son ton radical et par son refus d'accepter tel quel le système colonial. C.G. Rösberg Jr. et J. Nottingham ont défini de la façon suivante la pensée politique et l'idéologie du nouveau mouvement : « The K.C.A. leaders felt they had a right to reject those aspects of the new cultural patterns which did not suit them. They were groping for an ideology that would bring the Kikuyu into the modern world without abandoning their dignity and independence, both politically and also in social and cultural terms » 6. 5. Cité par M.L. Kilson Jr., 1955, p. 141. 6. C.G. Rösberg Jr. et J. Nottingham, p. 87.

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C'est ainsi que nous retrouvons la K.C.A. à la pointe du combat dans la lutte autour de la clitoridectomie déclenchée en 1928. La question de la clitoridectomie qui n'était à l'origine qu'un problème de discipline « ecclésiastique » au sein des églises missionnaires, fut pour la K.C.A. le révélateur qui permit de mesurer les possibilités et les limites de la politique de « nationalisme culturel » 7 qu'elle entendait mener en pays kikuyu. Dès 1928, au moment où le conflit éclatait dans le district de Nyeri, les leaders de la K.C.A. posèrent leurs candidatures pour les sièges élus du « Local Native Councils » sur un programme comprenant notamment la préservation des anciennes coutumes tribales et en premier lieu de la clitoridectomie. Les missionnaires de la « Church of Scotland Mission » ne tardèrent pas à relever le défi en soutenant activement les candidats d'un autre parti, le « Progressive Kikuyu Party », fondé spécialement à cette occasion mais dont l'audience demeura toujours restreinte au district de Nyeri. Un an plus tard la déclaration que les adhérents et les instituteurs des églises missionnaires de Kiambu furent sommés de signer s'ils ne voulaient pas être exclus de la communauté des fidèles, ne comprenait pas seulement une clause contre la clitoridectomie, mais aussi le vœu de rompre tout lien avec la K.C.A. Pour le Dr Arthur, l'aternative était claire : « Us doivent maintenant choisir entre l'Eglise et la K.C.A. » 8. L'affaire de la clitoridectomie a eu une influence profonde sur la vie politique kikuyu : à partir de 1929, les Kikuyu se divisèrent en Kikuyu Karing'a (purs) et Kikuyu Kirori (mot qui signifie signature) et toute communication entre les « purs » et ceux qui avaient « signé » est restée par la suite pratiquement impossible. A l'époque, tout le pays était en état de fermentation et divers actes de violence et de désobéissance étaient signalés. Plusieurs jeunes filles chrétiennes furent circoncises de force et le même sort frappa une missionnaire européenne de la « Africa Inland Mission » qui devait succomber plus tard des suites de ses blessures. Les rumeurs les plus extravagantes sur une insurrection générale du peuple kikuyu circulaient tant parmi les Européens que parmi les Africains. Finalement, la guerre kikuyu-européenne n'eut pas lieu, notamment en raison de l'attitude relativement modérée du gouvernement et d'une partie des missionnaires eux-mêmes, mais la lutte autour de la clitoridectomie représenta néanmoins un tournant dans l'évolution politique du Kenya : à partir de cette date, les éléments kikuyu les plus conscients surent que dans la situation coloniale du Kenya, une acculturation progressive et surtout sélective ne serait pas possible. Pourquoi le premier conflit généralisé en pays kikuyu (les « Harry Thuku 7. Le terme est de C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham. 8. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 87.

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riots » de 1922 avaient eu un caractère beaucoup plus local et épisodique) opposa-t-il les nationalistes kikuyu aux missionnaires et non aux colons ou à l'administration coloniale ? Et pourquoi la clitoridectomie en fut-elle l'enjeu principal ? Trois facteurs permettent de répondre à la première de ces deux questions : 1) D'abord, comme l'a fait remarquer F.B. Welbourn, il était plus facile de défier les missionnaires que les colons ou l'administration coloniale, dans la mesure où ils représentaient le maillon le plus « faible » - du point de vue des moyens de coercition - dans la « chaîne » coloniale 8 . Il est possible que cet argument tactique ait joué un rôle dans les calculs politiques des leaders de la K.C.A. 2) Ensuite, aux yeux des Kikuyu, les missionnaires étaient profondément liés au système colonial et ils ne bénéficiaient pas d'une sympathie particulière de la part des Africains : dans l'ensemble, ils ne différaient ni dans leurs idées ni dans leur comportement de la plupart des colons, ainsi que le remarque F.B. Welbourn : « They were Europeans, of the same race as the settlers; and, however much individual missionaries may be loved or admired, it is impossible for them to escape, as a class, a general suspicion or condemnation of their race... As early as 1903 Stuart Watt was combining fruit farming with missionary work in Machakos. Individual clergy joined settler organisations; one had signed a recommendation that only sufficient land for present needs should be included in the reserves; Leys notes the development of missionary support for the 'demand that the local European Community should habe the sole direction of policy in Kenya'; and the representatives of the missions assisted to meetings of the Convention of Associations - a settler body » 10. Les Kikuyu n'ignoraient pas ces faits et ils ont vraisemblablement compris qu'en attaquant l'esprit qui dominait l'œuvre d'évangélisation des missionnaires, ils attaquaient l'esprit du système colonial tout entier. 3) Il se peut enfin que les Kikuyu aient d'autant moins bien « digéré » l'attitude paternaliste des missionnaires que ceux-ci se proclamaient les représentants d'une religion dont l'enseignement essentiel était justement l'égalité de tous les hommes devant Dieu : « It is impossible, in a knowledge of the attitudes of today, écrit encore F.B. Welbourn, to read in missionary correspondence, the constant use of the term 'boys' to refer to grown men, without suspecting that it must have been a source of continual irritation to educated Africans » sur quoi G. Kushner enchaîne : « I might add that this just as well applies to 'uneducated' Africans » 12. 9. F.B. Welbourn, 1961, A, p. 142.

10. Ibid., p. 124. 11. Ibid., p. 126.

12. G. Kushner, p. 771.

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Il est beaucoup plus difficile, en revanche, de comprendre pourquoi la résistance kikuyu s'est cristallisée autour de la clitoridectomie. Il ne fait pas de doute que cette coutume a été en partie un prétexte, et qu'elle a pris valeur de symbole. Plusieurs auteurs, dont T. Ranger et F.B. Welbourn, ont soutenu cette thèse, mais les considérations tactiques n'expliquent pourtant pas de façon entièrement satisfaisante pourquoi c'est justement la clitoridectomie qui a pris valeur de symbole. N'y aurait-il pas aussi des raisons profondes relevant du domaine de l'inconscient ? Nous ne sommes pas compétents pour répondre de façon définitive à cette question, mais nous avons été frappés au cours de notre étude par deux faits : d'une part, certains Kikuyu semblent avoir craint à l'époque que les Européens ne s'opposent à l'excision des jeunes filles uniquement afin de pouvoir les épouser par la suite 13; d'autre part, les partisans de la clitoridectomie se sont appelés les Kikuyu « purs » (Kirori). Ceci laisserait croire que les défenseurs de la coutume aient été surtout animés par la volonté de garder « pur » au moins un domaine - le domaine féminin - et de le soustraire à toute influence étrangère. Encore faudrait-il savoir si ce désir de garder les femmes « pures » répond à un désir profond des Kikuyu de protéger la femme dans son propre intérêt, ou s'il ne reflète pas aussi un désir inavoué de maintenir définitivement la femme dans une condition inférieure ? Nous verrons plus loin que les partisans les plus acharnés de la clitoridectomie n'étaient pas des conservateurs, mais s'étaient au contraire engagés sur la voie de la modernisation dans la plupart des autres domaines. Il est d'autant plus difficile d'admettre que, dans leur esprit, seuls les hommes étaient censés accéder à la vie moderne. Une étude ethno-psychiatrique sérieuse pourrait seule fournir la réponse à ces questions. En tout cas, la résistance kikuyu a été particulièrement tenace sur ce point tout au long de la période coloniale. D'après F.B. Welbourn, encore en 1960, 90 % des femmes kikuyu dans les districts ruraux étaient circoncises 14. Il faut dire, cependant, qu'après l'échec essuyé en 1928-1931, les missionnaires se sont abstenus d'entreprendre de nouvelles campagnes ouvertes contre la clitoridectomie, ce qui a permis aux esprits de s'apaiser quelque peu. Au début des années 30, la vie politique kikuyu a été marquée, d'une part, par l'agitation autour de la question foncière (c'étaient les années de la « Morris Carter Land Commission » et tous les mouvements politiques kikuyu - « loyaux » ou nationalistes - se sont jetés sans réserve dans la bataille), d'autre part, par un conflit interne au sein de la K.C.A., dont le nom13. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 121. 14. F.B. Welbourn, 1961, A.

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bre d'adhérents et le prestige s'étaient accrus rapidement au cours de la lutte pour la clitoridectomie. Ce conflit interne a éclaté en 1932, un an après la libération de Harry Thuku, qui, assagi par neuf ans de détention, avait perdu beaucoup de son ardeur nationaliste. Ayant conservé son ancien prestige de « roi sans couronne » des Kikuyu, il devint cependant en 1932 président de la « Kikuyu Central Association ». Ce devait être une expérience de courte durée. Trop modéré aux yeux des nouveaux leaders, dont les plus influents étaient Jesse Kariuki, George Ndegwa, Joseph Kangete et un certain Johnstone Kenyatta (le futur Jomo Kenyatta), Harry Thuku ne put se maintenir à la tête de la K.C.A., et après un an de luttes internes, il quitta définitivement le mouvement pour fonder en 1935 la « Kikuyu Provincial Association » de tendance modérée et gouvernementale. A l'époque de la révolte mau-mau, Thuku a été un des premiers Kikuyu à prendre position contre le mouvement révolutionnaire et pour le gouvernement colonial. Trois mouvements politiques contestaient ainsi en 1935 la prétention de la K.C.A., surtout forte à Fort Hall et à Nairobi, à être le seul porte-parole des revendications kikuyu : — la K.P.A. de Harry Thuku, dont l'influence se faisait surtout sentir dans le district de Fort Hall et dans certaines parties du district de Nyeri; — l'ancienne «Kikuyu Association», rebaptisée en 1931 les «Kikuyu Loyal Patriots » pour éviter toute confusion avec la « Kikuyu Central Association » (dirigée par les chefs Koinange et Waruhiu, l'action des K.L.P. était limitée au district de Kiambu); — le « Progressive Kikuyu Party », fondé en 1929 à Nyeri au cours de la lutte contre la circoncision et resté par la suite pratiquement cantonné dans le Sud-Nyeri. Il ne faut d'ailleurs pas se méprendre sur la qualification de « loyaliste » appliquée à ces mouvements politiques modérés. Certes, ses leaders ne mettaient pas en cause les fondements mêmes du système colonial, mais certains d'entre eux, notamment le chef Koinange, furent loin d'être aux ordres du régime colonial. Sur quelques questions précises, comme par exemple celles des terres spoliées, leurs positions ne différaient qu'en degré de celles de la K.C.A. 15 . L'activité politique en pays kikuyu a pratiquement pris fin en 1940. A ce moment, les leaders des principaux mouvements modérés se sont alignés presque sans réserve sur les positions gouvernementales; leurs organisations ont continué à fonctionner, mais les problèmes de la guerre dominaient temporairement toutes les autres questions. Quant à la « Kikuyu Central Association » et ses deux alliées, la « Ukamba Members Association » et la 15. C.G.Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 141.

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« Teita Hills Association », elles ont été déclarées illégales en mai 1940 et une vingtaine de leurs dirigeants ont été détenus jusqu'à la fin de la guerre sous l'inculpation d'intelligence avec l'ennemi, c'est-à-dire les Italiens. Il semble que les preuves de cette complicité aient été plutôt faibles; en réalité, le gouvernement n'était que trop heureux d'avoir enfin trouvé un prétexte pour se débarrasser d'un mouvement considéré par tous les administrateurs britanniques et par tous les chefs indigènes comme une plaie nationale, responsable à lui seul de tous les ennuis du gouvernement. Il nous reste à dire quelques mots sur les activités politiques dans les autres régions du Kenya, activités en général limitées et de caractère modéré. Mises à part les régions Kamba et Teita, où se sont formées au cours des années 30 des associations liées à la K.C.A., mais dont l'influence était pratiquement nulle, le principal centre politique en dehors du pays kikuyu était la province de Nyanza, habitée par les Luo et les Bantu Kavirondo. D'après C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, ce serait James Beauttah, un Kikuyu membre de la « East African Association » et travaillant à Kisumu qui aurait provoqué au début des années 20 un certain réveil politique dans les régions occidentales du Kenya. La « Young Kavirondo Association », fondée vers 1922, qui prenait à son compte la plupart des revendications politiques et économiques de la « East African Association » devait beaucoup à son activité16. Or, sous l'influence de W.E. Owen, pasteur de la « Church Missionary Society », ce mouvement est devenu rapidement une sorte d'association d'entraide tribale qui a pris le nom de « Kavirondo Taxpayers Welfare Association » et dont le but principal était de promouvoir le développement social et économique de la région en étroite collaboration avec le gouvernement colonial. Jusqu'aux années 30, l'influence de W.E. Owen est resté très grande en pays kavirondo, et malgré le fait que le gouvernement colonial ne voyait pas toujours ses activités d'un œil bienveillant, il est difficile de considérer la K.T.W.A. comme une véritable reprise de l'initiative indigène. D'autres mouvements politiques ont vu le jour dans cette région, mais leur audience est demeurée faible, et l'on peut dire que jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale, les Kikuyu seuls ont su animer des mouvements politiques pré-nationalistes de quelque ampleur.

B. LES ÉCOLES ET LES ÉGLISES INDÉPENDANTES

Entre les deux guerres, la reprise de l'initiative kikuyu ne s'est pas limitée au domaine purement politique, mais a affecté également le domaine reli16. Ibid., pp. 55-64.

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gieux et celui de l'enseignement, comme le montre la création des écoles et des églises indépendantes kikuyu au cours de la période 1921-1935. Ces institutions méritent d'être étudiées ici car elles constituent une preuve de l'esprit d'initiative du peuple kikuyu; elles mettent en évidence également les obstacles auxquels cet esprit d'initiative se heurtait dans les conditions coloniales du Kenya. Ce sont surtout les écoles indépendantes qui ont précédé chronologiquement les églises noires en pays kikuyu, qui constituent un fait presque sans précédent en Afrique Noire : T. Ranger, une des autorités les plus compétentes en cette matière, n'a trouvé pour toute l'Afrique centrale et orientale que quatre phénomènes semblables respectivement chez les Tonga du Nyassaland, les Lozi de la Rhodésie, les Baganda de l'Uganda, et les Luo du Kenya. Quelle était la signification exacte des écoles indépendantes kikuyu ? Il convient de commencer notre analyse par une mise en garde, formulée ainsi par T. Ranger : « The Kikuyu educational revolt has been much mis-interpreted. It is often thought of as arising out of resistance to missionary attacks on female circumcision and as commonly linked with the later rise of the Mau-Mau movement; for these reasons it is often seen ... as an attempt to temper the rate of modernization ... But in the Kikuyu case ... there was combined a desire to 'tolerate' tribal custom and to gain accès to education for those who observed it, with a desire to go 'whole hog' for Western education the full benefits of which, it was believed, were being withheld » 17. Les Kikuyu, en effet, avaient déjà commencé à manifester leur mécontentement à l'égard de l'enseignement missionnaire plusieurs années avant la crise concernant la clitoridectomie, en réclamant l'enseignement en anglais au lieu de l'enseignement en swahili instauré par les missionnaires, et en s'opposant en général à tout enseignement trop « adapté » aux conditions africaines. Ils réclamaient de toutes leurs forces un enseignement « littéraire » et occidental, seul capable d'après eux d'ouvrir aux jeunes Africains les portes du monde moderne. Ce sentiment a été admirablement exprimé en 1929 par Jomo Kenyatta lui-même : « If it is that you want us to become of consequence and to become the counsellors of our country, busy yourself with education ... But do not think that the education I refer to is that which we are given a lick of. No, it is a methodical education to open out a man's head » 1 8 . Plusieurs années également avant les troubles causés par le problème de la clitoridectomie, les Kikuyu avaient essayé de briser le monopole virtuel des missionnaires en matière d'enseignement. Certains chrétiens, membres 17. T. Ranger, pp. 65-66. 18. Ibid., p. 67. Citation d'un éditorial du journal de la K.C.A.,

Muiguithania.

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des églises missionnaires, avaient tenté d'abord de renforcer le contrôle africain sur l'enseignement à l'intérieur des missions, mais ces tentatives s'étaient heurtées en pays kikuyu à un refus formel de la part des missionnaires, contrairement à ce qui s'était passé à la même époque au Nyanza, où le pasteur Owen favorisait activement les initiatives africaines. Des demandes avaient été formulées d'autre part auprès du gouvernement colonial afin d'ouvrir des écoles gouvernementales laïques, notamment par l'intermédiaire des « Local Native Councils ». Dès 1926, la K.C.A. et la « Kikuyu Association » étaient prêtes à se mettre au travail par l'intermédiaire des L.N.C. : celles-ci commencèrent dès la première année de leur existance à lever des impôts spéciaux destinés au financement de l'éducation. En 1929, les conseils du Sud-Nyeri, de Kiambu et de Fort Hall, ayant réuni la somme de 20 000 livres pour la construction scolaire, envisageaient déjà de prendre des dispotions concernant l'enseignement secondaire 19. Malheureusement, les missionnaires et le gouvernement considéraient avec trop de méfiance l'idée d'une chaîne d'écoles sous contrôle africain et tous les espoirs des conseillers kikuyu se révélèrent vains 20 . Il ne restait donc qu'une solution : passer outre à l'opposition des missionnaires et des administrateurs et créer avec les moyens du bord des écoles véritablement indépendantes. Les renseignements concernant l'origine des écoles indépendantes kikuyu sont confus, notamment parce que le mouvement a commencé au niveau local à la suite d'initiatives individuelles et dispersées, mais d'après C.G. Rösberg Jr. et J. Nottingham, il existait dès 1922 au moins deux de ces écoles, respectivement à Kiambu et à Fort Hall 21 . Ce ne sera qu'en 1934 que seront fondées des associations « nationales » pour unir les efforts des modestes écoles locales, dont le nombre allait croissant depuis qu'en 1929 un grand nombre d'élèves et d'instituteurs kikuyu s'étaient vu interdire l'accès à l'enseignement missionnaire par suite de leur refus de signer la déclaration contre la clitoridectomie et contre la K.C.A. Finalement, cette période troublée a donné naissance au niveau national à deux associations pour l'enseignement : la « Kikuyu Independent Schools Association » et la « Kikuyu Karinga Educational Association », dont la réputation a beaucoup souffert des accusations du gouvernement colonial qui, en 1952, voyait partout des « bastions » mau-mau et notamment dans les écoles indépendantes. En 1952, l'accusation de radicalisme n'était pas entièrement sans fondement, mais au début des années 30, les deux associations, 19. Ibid., p. 76.

20. Voir ci-dessus, chap. IV, section B. 21. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 126.

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et surtout la K.I.S.A., étaient relativement modérées; seuls les missionnaires, aveuglés par les passions suscitées par l'affaire de la clitoridectomie, pouvaient y voir l'œuvre du diable, ou en l'occurrence « real hotbeds of bolshevism », comme le faisait le père Cagnolo22. D'après F.B. Welbourn, il n'y avait aucune raison de douter de la sincérité du président de la K.I.S.A. lorsqu'il déclarait que l'association avait l'intention de ne se différencier en rien des églises missionnaires, sauf en ce qui concernait le droit des filles chrétiennes à être circoncises si elles le désiraient 23. Les membres de l'association faisaient d'ailleurs vœu de loyauté et de fidélité à sa Majesté le Roi d'Angleterre. La position initiale de la K.K.E.A., dont l'influence est restée longtemps limitée au district de Kiambu, a par contre été quelque peu équivoque. Directement lié à la K.C.A., ce mouvement était plus politisé et laïque, « potentiellement anti-chrétien et politiquement subversif » 24, mais, comme dans le cas de la K.C.A., son subversisme politique demeura, du moins jusqu'en 1948, plus potentiel que réel. Les écoles indépendantes ayant constitué durant toute leur existence un sujet politique brûlant, il est difficile de se former une idée exacte de l'ampleur du mouvement et du niveau de son enseignement. F.D. Corfield, porte-parole officiel du gouvernement, donne les chiffres suivants concernant le nombre d'écoles et d'élèves 25 : 1935 1936

= =

34 écoles 44 écoles

= =

2 518 élèves 3 984 élèves

R.J. Bunch, ami de la famille Koinange, avance pour sa part le chiffre de 62 écoles pour l'année 1938, sans donner le nombre d'élèves26. F.D. Corfield affirme que le niveau de l'enseignement dans les écoles indépendantes était lamentable. Il n'est peut-être pas tellement loin de la vérité, du moins pour la période d'avant-guerre; les associations indépendantes disposaient en effet de peu de crédits pour attirer des instituteurs formés et, jusqu'en 1939, il n'existait pas d'écoles normales indépendantes. Quoi qu'il en soit, les Kikuyu ont dès 1925 refusé « de jouer le jeu colonial », et ils ont fait preuve de suffisamment d'initiative et de capacités organisatrices pour faire fonctionner une entreprise entièrement indépendante. La situation des écoles indépendantes s'est d'ailleurs sensiblement améliorée à partir de 1939, date d'entrée en scène de Peter Mbiyu Koinange. Comme nous avons déjà vu, P.M. Koinange avait été frappé à son retour 22. C. Cagnolo, 1933, p. 265. 23. F.B. Welbourn, 1961, A, p. 146.

24. Ibid., p. 151.

25. F.D. Corfield, p. 172. 26. RJ. Bunch, 1941, p. 52.

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au Kenya par une des manifestations les plus odieuses de la discrimination raciale, à savoir l'inégalité des salaires, et il avait décidé alors de se consacrer entièrement à la lutte pour la promotion politique, sociale et culturelle de son peuple. Un de ses premiers actes a été de prendre en main la direction du « Kenya Teachers Training College » de Githunguri (Kiambu), qui a ouvert ses portes le 7 janvier 1939, avec 225 élèves27. Ce fut le début d'une expérience passionnante de « développement communautaire », mais mal connue malheureusement, parce qu'ignorée ou considérée avec méfiance par les milieux officiels. Destiné à être en même temps école normale, école secondaire et institut d'éducation des adultes, Githunguri prétendait devenir dans un stade ultérieur une véritable université; une demande pour obtenir le statut d'université a d'ailleurs été adressée au gouvernement britannique en 1948, mais elle est restée évidemment sans réponse. L'expérience de Mbiyu Koinange se fondait sur trois principes : la volonté des masses africaines de s'aider ellesmêmes, le respect de la personnalité africaine, et la bonne entente entre les différentes ethnies du Kenya. Dès son origine, le collège fut ouvert à des élèves de toutes les régions du Kenya, avec beaucoup de succès si l'on en croit N. Farson 28, et un esprit authentiquement panafricaniste imprégnait l'enseignement dispensé à Githunguri, esprit panafricaniste dont même un document officiel témoigne, avec quelque horreur il est vrai 29 . Exprimant ainsi son respect de la personnalité africaine, Githunguri dispensait, en plus du programme scolaire normal, des cours d'anthropologie « vivante »; les élèves étaient exhortés à recueillir eux-mêmes pendant leurs vacances les coutumes traditionnelles de leurs régions respectives, coutumes commentées ensuite en commun au cours de l'année scolaire. Comme nous l'avons dit, le collège de Githunguri se fondait enfin sur l'initiative des masses africaines, que les dirigeants de l'école essayaient par tous les moyens de faire participer à l'entreprise, en mobilisant notamment les classes d'âge moribondes et affaiblies par la perte de la plupart de leurs fonctions. Githunguri leur proposait une nouvelle fonction : la collecte de fonds pour les écoles indépendantes. Une véritable compétition entre classes d'âge fut instaurée, compétition à laquelle participaient également les femmes par l'intermédiaire de leurs propres conseils. D'après C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, l'initiative en cette matière émanait du vieux chef Koinange 30, qui avait également été à l'origine de la mobilisation des anciens mbari dans le cadre de la lutte pour 27. 28. 29. 30.

M. Koinange, 1955, p. 28. N. Farson, p. 131. F.D. Corfield, p. 100. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 180.

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la restitution des terres spoliées. De cette façon, les deux institutions sociales les plus importantes de l'ancienne société kikuyu trouvèrent leur place dans une entreprise politique et sociale moderne. On ne peut interpréter l'initiative de la famille Koinange que comme une véritable entreprise de renouveau culturel, une acculturation sélective que les colonisateurs avaient refusée d'envisager dès le début. Il est difficile d'évaluer les résultats exacts de cette entreprise de renouveau culturel et de développement communautaire. En lisant le livre que Mbiyu Koinange a consacré lui-même à sa lutte, on est tenté de se laisser gagner par son enthousiasme et son optimisme. D'autres auteurs, cependant, ont nuancé cet enthousiasme. D'après L.S.B. Leakey, auteur pourtant favorable à l'effort de « réanimation » des classes d'âge, la réponse de celles-ci demeura, en fait, limitée et une minorité seulement de leurs membres contribuait au mouvement31. F.D. Corfield, pour sa part, a sérieusement mis en doute l'honnêteté et la compétence de la direction de Githunguri. Son rapport, en effet, insinue à plusieurs reprises que Jomo Kenyatta et Mbiyu Koinange auraient utilisé une grande partie des sommes considérables réunies par les classes d'âge à des fins politiques peu honorables (autrement dit : pour financer le Mau-Mau) 32. F.D. Corfield est certes loin d'être un témoin objectif; il semble vrai, néanmoins, que les dirigeants de Githunguri ont à plusieurs reprises vu trop grand, et que des projets trop ambitieux ont abouti, en certains cas, à un gaspillage considérable. Quoi qu'il en soit, trois choses semblent certaines : 1) Le mouvement a incontestablement provoqué chez certains groupes kikuyu une prise de conscience dont on ne saurait sous-estimer l'importance. En 1951, E.E. Hoyt, qui a étudié sur place les problèmes de l'enseignement au Kenya, parlait ainsi des écoles indépendantes : « These 'independent' schools were woefully understaffed for few good teachers were available. But the people made great sacrifices for their schools, giving in some cases half of their cash income and even selling their land and cattle to get money to contribute... Nowhere, I was told, was school discipline a problem, and again, and again, when we suddenly opened the door of a schoolroom without a teacher, we found all the children with their noses buried in their books. They often teach their parents to read at night » 33. 2) Les écoles indépendantes ont pris une ampleur considérable après la seconde guerre mondiale. Les chiffres exacts ne seront probablement 31. L.S.B. Leakey, 1952, p. 80. 32. Voir F.D. Corfield, p. 182-189. 33. Cité par J.V. Murra, p. 284.

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jamais connus, mais même les évaluations les plus prudentes du gouvernement colonial font état pour l'année 1952 de 220 écoles avec 28 000 élèves. D'après les leaders nationalistes, les chiffres réels se seraient élevés à 342 écoles avec 60 000 élèves 34. Le collège de Githunguri aurait compté à lui seul 562 garçons et 11 filles en 1947 35. 3) Du début à la fin, le mouvement s'est heurté à l'indifférence de tous les milieux européens, comme d'ailleurs le mouvement coopératif animé également par Mbiyu Koinange depuis 1945. Un appel lancé aux Asiatiques et aux Européens en faveur de Githunguri, résulta en 1943 en des dons de 10 000 shillings de la part de la communauté indienne et de 10 shillings de la part d'une seule Européenne 36; le gouvernement du Kenya a toujours refusé d'aider financièrement les écoles indépendantes. Ce n'est que vers 1949 que la position du gouvernement a commencé à évoluer. Cette année-là, un rapport rédigé par L.J. Beecher (un missionnaire !) proposa une aide substantielle aux écoles indépendantes à condition que celles-ci acceptent un véritable contrôle gouvernemental sur leur corps enseignant, leurs programmes scolaires et leur financement. Une scission au sein des écoles indépendantes s'ensuivit. Une partie des dirigeants se déclara prête à coopérer avec le gouvernement sous réserve de quelques modifications mineures apportées au projet initial. La majorité par contre rejeta le projet en bloc, craignant qu'il ne s'agisse d'une nouvelle tentative des missionnaires pour se réserver le monopole exclusif de l'enseignement. En réalité, en 1949 il était trop tard pour que ce genre de propositions puissent encore être reçues par les Kikuyu sans arrière-pensée. Nous verrons plus tard que le Beecher Report a joué un grand rôle dans l'évolution du mouvement mau-mau. La création d'églises noires indépendantes s'est opérée en pays kikuyu en liaison étroite avec le développement des écoles libres, mais contrairement à ce que l'on pourrait penser, ici ce ne sont pas les églises qui ont fondé des écoles mais les écoles qui ont créé des églises. F.B. Welbourn affirme que la première église indépendante kikuyu a été fondée dès 1922, donc avant la création de la K.I.S.A. et de la K.K.E.A. 37, mais il ne donne auune précision à ce sujet et il semble qu'il s'agissait d'un événement d'ordre purement local. Ce ne sera que vers 1935 que le mouvement des églises indépendantes kikuyu commence à prendre forme. Dans son livre Bantu Prophets in South Africa, le Dr Sundkler a distingué 34. F.D. Corfield, p. 190.

35. Ibid., p. 183.

36. M. Koinange, 1955, p. 45. 37. F.B. Welbourn, 1961, A, p. 130.

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deux types d'églises nègres, distinction qui paraît de nos jours quelque peu rudimentaire aux spécialistes, mais qui peut être utile dans le cadre de notre étude. G. Balandier a résumé l'analyse du Dr Sundkler dans les termes suivants : « L'église dite éthiopienne reste très marquée par l'organisation et l'enseignement des missions chrétiennes dont elle s'est détachée; elle limite le plus possible la contamination par les apports sacrés traditionnels (redoutant d'apparaître comme une institution rétrograde) et fait un réel effort d'enseignement... Les églises éthiopiennes sont vues avec faveur par les individus fidèles aux hiérarchies traditionnelles; on pourrait dire qu'elles conservent un caractère plus aristocratique que populaire... L'église de type sioniste, plus instable et plus menacée par les sécessions... attire dans la mesure même où elle se veut syncrétique, et en raison de la marge de liberté qu'elle concède aux fidèles. Le prêtre se conforme également à des modèles traditionnels, mais c'est le caractère prophétique qui domine en lui : il est plus proche du devin, du guérisseur, du chasseur de sorciers... que du chef tribal... L'attrait de ces sectes réside en partie dans le fait qu'elles laissent une place incontestée à l'imagination et la spontanéité... A l'encontre du formalisme et de la discipline imposés par les missions, les églises sionistes assurent un retour aux manières authentiquement africaines de prier et de manifester se ferveur » 38. On retrouvera également ces deux types d'églises noires en pays kikuyu, bien que les églises éthiopiennes n'y semblent pas avoir eu un caractère « aristocratique » très prononcé. Ces églises éthiopiennes sont représentées par la « African Independent Pentecostal Church », intimement liée à la K.I.S.A., et la « African Orthodox Church », qui a établi des rapports étroits avec la K.K.E.A. et par elle avec la K.C.A. La première surtout était de caractère très modéré et profondément chrétien, comme le montrent les clauses suivantes de ses statuts : : « Cette Eglise maintiendra les principes chrétiens essentiels, notamment les ordres sacrés et le mariage chrétien. L'Eglise établira sa propre discipline pour préserver ces principes. L'Eglise manifestera sa volonté d'accepter l'Ancien et le Nouveau Testament, la Bible, comme seule base pour étudier les voies de Dieu et de son fils JésusChrist > 39. H s'en serait d'ailleurs fallu de peu (un peu moins de rigidité doctrinale et de paternalisme de la part des églises missionnaires du Kenya) pour que l'église de la K.I.S.A. soit restée au sein de l'Eglise anglicane. Au début des années 30, les leaders de la K.I.S.A. ont demandé, en effet, à la hiérarchie anglicane de les aider à former et à ordonner quelques pasteurs kikuyu; 38. G. Balandier, 1963, B, pp. 423-424. 39. L J . Beecher, 1952, pp. 329-330.

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il semble que ce fût surtout la demande insistante de la masse des fidèles désireux de contracter des mariages chrétiens valables et de faire baptiser leurs enfants qui ait été à l'origine de cette démarche. Les églises missionnaires, cependant, ont rejeté cette demande et ce n'est qu'à la suite de ce refus que la K.I.S.A. a emprunté définitivement la voie de l'indépendance ecclésiastique. La possibilité d'un schisme s'offrait en la personne de l'Archevêque William Daniel Alexander, primat de la branche sud-africaine de la « African Orthodox Church of the World », fondée vers 1921 par des Noirs américains. Celui-ci venait de séjourner en Uganda où il avait ordonné quelques pasteurs de la « African Orthodbx Church » de Ruben Spartas, et la K.I.S.A., entrée en contact avec lui par l'intermédaire de certains leaders de la K.C.A., put le persuader d'animer ensuite un stage de formation pour les pasteurs kikuyu. Ce stage a eu lieu en 1935-1937. Les commentaires sur l'œuvre de W. Daniel Alexander sont révélateurs de l'état d'esprit des colonisateurs du Kenya. Encore en 1960, F.D. Corfield se réfère à lui comme « the selfstyled Archbishop Daniel William Alexander », dans le but manifeste de discréditer les églises indépendantes kikuyu. Or, en réalité, cet Archevêque noir ne fut pas aussi « selfstyled » que l'ont prétendu les milieux coloniaux du Kenya. Nous ne pouvons pas analyser toutes les subtilités du droit canonique concernant la position des évêques schismatiques et nous renvoyons le lecteur intéressé à l'ouvrage de F.B. Welbourn qui analyse ce problème en détail 40 . Il suffit de dire ici que dans le cas de William Daniel Alexander, la chaîne de la succession apostolique n'avait pas été rompue, mais qu'elle était seulement entâchée d'irrégularités techniques. Par conséquent, du point de vue du droit canon tant anglican que catholique 41, les ordinations qu'il conférait étaient valides; seule l'exercice en était illégitime aussi longtemps que le pasteur ainsi ordonné restait en dehors de l'Eglise mère. L'Eglise orthodoxe a adopté le même point de vue. En 1946, l'Eglise Orthodoxe de l'Uganda, dont les pasteurs avaient été également ordonnés par W.D. Alexander, a été placée, sur sa propre demande, sous l'autorité du patriarcat d'Alexandrie sans que de nouvelles ordinations aient été jugées nécessaires par la hiérarchie orthodoxe. Même en 1960, F.D. Corfield ne semble pas avoir été au courant de cette évolution. Quoi qu'il en soit, avant son départ du Kenya, William Daniel Alexander ordonna quatre pasteurs kikuyu, dont trois de la K.I.S.A. et un (Arthur Gathung'u) de la K.K.E.A. Cependant, la fusion entre la K.I.S.A. et la K.K.E.A., réclamée par les leaders de la K.I.S.A. comme condition à la participation d'Arthur Gathung'u au stage de W.D. Alexander, ne put 40. F.B. Welbourn, 1961, A, p. 80. 41. Voir aussi le R.P. Merlo Pich, p. 130.

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pas être réalisée à cause surtout de la vie immorale menée par le candidat de la K.K.E.A. 42, mais également en raison des divergences politiques, Gathung'u préférant garder des liens étroits avec la K.C.A. et optant pour des positions politiques radicales. Deux églises kikuyu sont ainsi nées après le départ de l'Archevêque sudafricain, Gathung'u retenant pour la sienne le nom de « African Orthodox Church >, les modérés de la K.I.S.A. optant pour le nom de « African Independent Pentecostal Church ». Arthur Guthung'u a demandé en 1939 à la « African Orthodox Church » d'Uganda d'être associé aux efforts de celle-ci afin d'obtenir la reconnaissance du patriarcat d'Alexandrie, mais cette association n'a jamais été très heureuse à cause du manque de discipline morale dans l'église kikuyu et de divergences liturgiques considérables. Cet effort pour se rattacher à l'une des principales branches du Christianisme montre néanmoins que les églises indépendantes kikuyu étaient loin de représenter un repli sur soi et un rejet total des valeurs occidentales et chrétiennes. Les églises sionistes sont représentées au Kenya par les dini- La secte qui nous intéresse surtout dans le cadre de notre étude est celle des Watu wa Mungu (« les Hommes de Dieu »), appelée également la secte des Arathi (prophètes). Née en pays kikuyu dans les années 20, probablement vers 1929, elle est déjà signalée par Jomo Kenyatta dans l'édition anglaise de son ouvrage Au pied du mont Kenya (1938). D'après Kenyatta, les adhérents du Watu wa Mungu prétendaient être en communion avec Ngai (Dieu), leurs prêtres étant des devins (d'où le nom d'arathi). Ils n'avaient ni abri, ni propriété privée et haïssaient l'argent, qui, d'après eux, était la racine du Mal. Leur religion était un mélange de christianisme et de religion kikuyu, où l'accent était mis sur les croyances et les comportements religieux traditionnels. Us se justifiaient par une citation biblique : « Que les potentats viennent d'Egypte, que l'Ethiopie tende les mains vers Dieu > (Psaumes LXVII, 32), texte auquel beaucoup d'églises et de sectes indépendantes africaines se sont référées. Leur façon de prier était en relation étroite avec cette citation biblique. Jomo Kenyatta écrit : « Récitant leurs prières debout, face au mont Kenya, les bras levés au Ciel, ils poussent des cris comme des bêtes sauvages, comme le lion et le léopard et se mettent à trembler violemment » 43. Ces cris de lion se fondent également sur des textes bibliques, notamment Isaïe V, 29 et Isaïe XXI, 4-5. De la religion traditionnelle, les Watu wa Mungu avaient retenu notamment la communion avec les ancêtres qui, d'après eux, ne différait pas telle42. F.B. Welbourn, 1961, A, p. 150. 43. J. Kenyatta, 1960, p. 215.

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ment de la vénération des saints pratiquée par les chrétiens. Jomo Kenyatta dit à cet égard : « Voici comment ils raisonnent sur ce chapitre : l'Eglise reconnaît que les saints - qui ne sont somme toute que les ancêtres des mzungu (Européens) - peuvent intercéder auprès de Dieu en faveur des humains; il est probable en conséquence que les esprits des ancêtres kikuyu ne peuvent agir que dans le même sens; et l'on peut alors être persuadé qu'ils transmettront avec plus d'empressement et bien plus efficacement les prières de leurs descendants que les saints Européens » i i . De la religion chrétienne, ils avaient retenu la notion du Saint-Esprit, par lequel ils se disaient possédés pendant leurs crises de tremblement, et certaines idées de l'Ancien Testament; ils se croyaient ainsi une des tribus perdues d'Israël. Le fait que les Watu wa Mungu avaient en horreur tout objet de fabrication étrangère (la possession d'un tel objet aurait mis fin à leur état de communion avec Dieu) et qu'ils ne portaient par conséquent jamais de vêtements européens et se servaient rarement d'objets en métal, a été souvent interprêté comme un repli sur soi et un refus de toute acculturation. Or, la conviction d'être une des tribus perdues d'Israël doit nous mettre en garde contre toute interprétation en termes de régression tribale; G. Balandier a montré à plusieurs reprises comment l'affirmation d'une telle conviction peut être interprétée comme la volonté de « participer, dès l'origine, à la grandeur des civilisations incontestées » 45 ; cet auteur écrit notamment : « Il se crée, grâce à la Bible qui présente aux yeux des Africains une société comparable à la leur, une possibilité de transcender l'infériorité subie, de nier l'état de 'sauvagerie'. En se comparant au peuple du Livre, ils rétablissent une égalité qui reste à leurs yeux la condition de tous les progrès à venir » 46 . Le mot clef ici est la notion de progrès. En nous fondant sur les remarques de G. Balandier, nous croyons pouvoir affirmer que la secte des Watu wa Mungu n'était pas seulement une « rechute », mais un phénomène très ambigu. Il ne fait par contre aucun doute que la secte était anti-européenne et anti-missionnaire à outrance; leur horreur des objets de fabrication étrangère peut certainement être interprétée dans ce sens, et certains de leurs comportements le montrent encore plus nettement. Ainsi, ils auraient refusé, d'après M. Gicaru 47, de rester debout et d'enlever leur chapeau au passage d'un

44. Ibid., p. 217.

45. G. Balandier, 1957, p. 186.

46. Ibid., p. 185.

47. M. Gicaru, p. 111.

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Européen, témoignant ainsi de leur conviction que Dieu et le Saint-Esprit seuls étaient leurs supérieurs et non pas les Bwana européens. Cependant, d'après Jomo Kenyatta et M. Gicaru, la secte des arathi ne fut en aucune façon une organisation politique subversive. M. Gicaru dit notamment d'eux : « Their followers were people who despaired of ever being able to improve their position in life. Instead of looking for practical solutions to their problems, they relied on the Second Coming of Christ... Until His return, which was assumed to be within the foreseeable future, everyone had to watch and pray. Many Arathi, therefore, stopped working and paid no heed at all to either the local or central governement administration > 48. Le gouvernement du Kenya, par contre, n'a pas retenu cette interprétation inoffensive de la secte, et l'a accusée de préparer l'insurrection armée; les Watu wa Mungu ont en effet procédé à la fabrication d'armes traditionnelles, symbolisant, d'après Jomo Kenyatta, leur « lutte contre les mauvais esprits » 49, mais destinées, selon le gouvernement, à des fins plus terrestres. Il est difficile aujourd'hui de reconstituer les véritables desseins des Watu wa Mungu. H semble en tout cas exclu qu'ils aient voulu déclencher une insurrection massive, le nombre très restreint de leurs adhérents leur interdisant toute ambition à cet égard; d'après C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, ce nombre se serait élevé en 1931 pour le district de Fort Hall à 400 seulement 50. L'attente d'un retour du Messie ne plaide pas non plus en faveur de desseins politiques violents, mais F.B. Welbourn 51 fait état de liens étroits qui auraient existé entre des adhérents des Arathi et les dirigeants de la K.C.A. dans certaines régions. Ceci montre que l'attente du Messie n'excluait nullement les « mauvaises fréquentations politiques », mais de là à crier à la révolte il y a loin. A la suite d'un heurt avec la police en 1934, au cours duquel trois membres de la secte furent tués, son influence a diminué rapidement, et vers la fin des années 30, on n'en entendait pratiquement plus parler. Cependant, d'après Kenyatta, elle ne disparut pas totalement, mais continua ses activités dans certaines régions kikuyu 52. Une dernière remarque s'impose au sujet des Watu wa Mungu. De telles sectes ont été analysées le plus souvent dans le cadre de la situation coloniale ou dans le cadre des contacts culturels. Or, il est possible que les Kikuyu 48. Ibid., p. 109. 49. 50. 51. 52.

J. Kenyatta, I960, p. 218. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 327. F.B. Welbourn, 1961, A, p. 140. J. Kenyatta, 1960, p. 219.

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aient déjà connu, avant la période coloniale, une tradition de sectes religieuses, dont il est difficile d'évaluer l'importance et la signification profonde. Les Routledge sont les seuls observateurs qui ont signalé ce phénomène; ils font en effet état de deux sectes fondées respectivement vers 1897 dans le district de Fort Smith et vers 1898 dans le district de Fort Hall par des prophètes prétendant avoir été élevés pendant leur sommeil vers la demeure céleste de Dieu. Le dernier prophète, une femme, aurait même prétendu être la femme de Dieu 53. Les Routledge n'ont pas pu étudier ces sectes personnellement et le seul détail mentionné par eux est que les prophètes en question n'enseignaient pas de doctrines nouvelles; ce qui nous semble d'ailleurs inexact dans la mesure où les Kikuyu n'ont jamais cru que Ngai pouvait avoir une femme. Ces deux sectes sont nées au cours des premières années de la colonisation, mais avant l'arrivée des missionnaires; il est impossible de savoir si elles sont une conséquence des premiers contacts avec la civilisation européenne ou si elles remontent à une tradition vraiment précoloniale.

C. L'ORIENTATION NOUVELLE DE LA VIE POLITIQUE DEPUIS 1945

Nous allons maintenant revenir au domaine purement politique pour essayer de dégager les principales caractéristiques de la vie politique kikuyu et africaine avant la seconde guerre mondiale. Ces caractéristiques sont les suivantes : 1) L'activité politique ne touchait qu'une minorité de la population africaine ou kikuyu. L'organisation politique la mieux structurée et la plus importante de tout le Kenya, la K.C.A., se vantait en 1931, au plus fort du conflit avec les missionnaires, d'avoir 10 000 membres. En 1940, elle n'en aurait eu que 7 000, selon les estimations les plus optimistes. Le rapport officiel de F.D. Corfield donne des chiffres encore plus modestes : mai 1938 : 286 membres; mars 1939 : 1 919 membres 54. 2) Les revendications politiques n'avaient pas encore le caractère radical qu'elles auront après la guerre. Certes, la K.C.A. était anti-gouvernementale, voire anti-européenne, mais même la violence verbale d'un Harry Thuku se traduisait en pratique par une série de revendications plutôt économiques que politiques et se limitait à quelques points précis tels que les bas salaires et les terres spoliées. D'après L.S.B. Leakey, l'autonomie politique n'a jamais constitué un des véritables buts de la « Kikuyu Central Associa53. W.S. et K. Routledge, p. 255. 54. F.D. Corfield, pp. 46 et 48.

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tion > 55. Le seul mouvement, que l'on peut interpréter comme un refus total de la situation coloniale - le mouvement populaire des Watu wa Mungu représentait un refus largement inconscient, un mouvement de colère contre le colonisateur et tout ce qu'il représentait, mais ce refus ne s'est pas traduit en termes modernes de décolonisation et d'indépendance politique. 3) L'activité politique se déroulait encore entièrement sur le plan tribal, voire local. Avant la guerre, il n'existait au Kenya aucun parti politique, et encore moins de mouvements syndicaux, religieux ou autres dépassant le cadre d'une seule tribu. Seuls les mouvements politiques radicaux kikuyu avaient tenté de briser ce cadre trop étroit, mais avec très peu de succès. 4) Les activités politiques étaient restreintes à quelques tribus, parmi lesquelles surtout les Kikuyu, les Kamba, les Luo et les Bantu Kavirondo et ne touchaient pas encore les tribus d'éleveurs; certains domaines para-politiques restaient également inexplorés, comme par exemple le domaine syndical. Le premier syndicat permanent du Kenya, le « Kenya Indian Labour Trade Union », fondé en avril 1935 par Makhan Singh, était une affaire entièrement indienne. Les syndicats africains brillaient à cette époque par leur absence et les revendications ouvrières s'exprimaient par l'intermédiaire des partis politiques radicaux, tel que la K.C.A. Ce n'est qu'en juillet 1939 que les dockers de Mombasa ont déclenché - plus ou moins spontanément la première grève « noire ». Quels faits nouveaux nous frappent dans l'activité politique du Kenya après la seconde guerre mondiale ? Le fait, d'abord, que le réveil politique a commencé à toucher toutes les ethnies du Kenya sans exception, même les tribus côtières et certaines tribus de pasteurs comme les Kipsigis, les Nandi et les Masaï. Il y a ensuite le fait que les Africains du Kenya ont trouvé dans les activités syndicales un nouveau champ de bataille. Après une nouvelle grève à Mombasa en 1947, grève générale cette fois, à laquelle participaient 15 000 Africains et qui a eu un succès retentissant, son organisateur, Chege Kibachia, a, en effet, fondé le premier syndicat africain, la « African Workers Fédération ». Considérée avec méfiance par le gouvernement, cette organisation a été de courte durée; elle s'est progressivement dissoute après l'arrestation de son président en août 1947. L'action de Chege Kibachia a cependant été à l'origine d'un mouvement syndical qui comptait en 1952, 27 588 membres et 13 syndicats; a la même époque, il y aurait eu au Tanganyika un seul syndicat avec 381 membres et en Ouganda 3 organisations ouvrières avec 259 membres 56. 55. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 24. 56. R. Scott, p. 68.

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Nous verrons plus tard que cette activité syndicale fait partie intégrante du cadre dans lequel il convient de situer la révolte mau-mau. L'événement qui cependant caractérise le mieux la nouvelle orientation de la vie politique africaine du Kenya a été la fondation du premier mouvement politique à la fois mouvement de masse et mouvement intertribal : la « Kenya African Union », dont l'origine remonte à 1944. Cette année-là, Eliud Mathu, un Kikuyu modéré, qui avait fait des études universitaires à Londres, fut nommé premier membre africain du Conseil législatif. Dans cette fonction, il éprouva le besoin de créer une organisation politique sur laquelle il pourrait s'appuyer pour présenter les revendications africaines, ce qui donna naissance à la « Kenya African Study Union > dont Harry Thuku, l'ancien radical devenu un des piliers de 1'« establishment » colonial, assuma la présidence. Dès janvier 1945, Harry Thuku, jugé trop modéré, fut remplacé par James Gichuru, qui avait pour but avoué de faire évoluer la K.A.S.U. d'un « groupe d'études » vers une organisation politique de masse. Un an plus tard, la K.A.S.U. prit le nom de « Kenya African Union». Jomo Kenyatta, revenu au Kenya en 1946, après une absence de presque 15 ans durant laquelle son prestige n'avait cessé de croître, devint président de cette nouvelle organisation en juin 1947. La K.A.U. se distingue sur trois points de tous ses prédécesseurs d'avantguerre. C'était d'abord un véritable mouvement de masse, qui avait en 1952 au moins 100 000 membres 57 et dont certains meetings attiraient des foules de 20 000 à 25 000 personnes. Elle représentait ensuite la première tentative de fonder un mouvement regroupant l'ensemble des ethnies du Kenya. Dès le début, en 1944, le comité directeur du mouvement compenait trois Kikuyu (y compris le président), un membre originaire de la région côtière, un Luo, un Gusii, un Teita, un Kamba, un Masaï et un Luhyia B8 , et jusqu'en 1952, des non-Kikuyu ont rempli des fonctions importantes au sein de la K.A.U. Elle n'a cependant pas échappé à l'accusation d'être en réalité un mouvement kikuyu déguisé en parti politique intertribal ayant pour but inavoué d'établir la domination du peuple kikuyu sur les autres ethnies du Kenya. Cette accusation n'était pas entièrement justifiée, mais quelques faits donnent néanmoins à penser. Etant donné que le réveil politique du peuple kikuyu se situe tôt dans l'histoire coloniale, étant donné que l'ancienne K.C.A., officiellement interdite en 1940, avait laissé en héritage une infrastructure politique qui avait continué à fonctionner en secret pendant la guerre malgré les interdictions, étant donné aussi que c'était chez les Kikuyu que l'on trouvait le plus grand nombre d'Africains évolués capables de diriger des organisations 57. M. Koinange, 1955, p. 10. 58. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 214.

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politiques modernes, il était inévitable que la K.A.U. trouve en pays kikuyu l'audience populaire la plus large et les structures politiques les plus solides. Une situation quelque peu contradictoire se développait ainsi. Au sommet, la K.A.U. restait un mouvement intertribal, ce qui se reflétait dans la composition de son comité directeur national, dans lequel Jomo Kenyatta s'efforçait de garder toujours quelques membres non-kikuyu. A la base, par contre, le caractère intertribal de la K.A.U. était beaucoup moins prononcé. D'une part, certains non-kikuyu appartenant à la direction nationale ne représentaient en réalité pas grand-chose au niveau local. D'autre part, là où des branches importantes existaient en dehors des territoires kikuyu, ces branches suivaient leur évolution propre sans se soucier de la direction empruntée ailleurs par leurs homologues. Les branches kikuyu étaient dans le même cas : au niveau local, les anciens réseaux de la K.C.A. furent incorporés presque tels quels dans la K.A.U. Etant donné les tendances radicales de la K.C.A., cette évolution fut suivie par les autres branches locales et par leurs leaders avec inquiétude, voire avec méfiance. Ces faits ont incontestablement empêché la réalisation de toutes les aspirations des leaders nationaux de la K.A.U. La K.A.U. se distinguait encore sur un troisième point des mouvements politiques d'avant-guerre : pour la première fois les revendications économiques restreintes cédaient la place aux revendications politiques. H serait incorrect de penser que la K.A.U. a posé dès le début le problème de l'indépendance en termes clairs, mais l'importance prise par les objectifs politiques ne constituait pas moins une prise de conscience hautement significative. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham ont ainsi résumé la position politique de la K.A.U. : « Though the economic plight and aspirations of the Kikuyu had long supplied the main drive behind African nationalism, K.A.U. leadership realized that the real key to the future lay in the political control of the country. By 1950, K.A.U. had launched a campaign to gain substantial representation in the colony's Legislative Council... the dramatic demands by ultra-militant urban groups in 1950 and 1951 for self-government 'now', while representing a growing revolutionary force, did not dominate K.A.U.'s policy until 1952... Nonetheless, implicit in their expressed goal of a common electoral roll for all races was the ultimate objective of an African self-governing state > 59. Pour obtenir gain de cause, la K.A.U. - ou du moins sa direction - employait des moyens constitutionnels tels que la pétition et le travail « parlementaire > au sein des organismes politiques auxquels les Africains avaient 59. Ibid., p. 225-226.

La reprise de l'initiative par les Kikuyu

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accès comme le Conseil législatif. Durant la période 1945-1952, les succès de cette campagne constitutionnelle ont été rares et les échecs nombreux. Elle se heurtait d'une part à la résistance à toute promotion africaine de la part des colons européens, d'autre part à l'idéologie politique qui avait cours dans les milieux officiels et dont Sir Philip Mitchell lui-même était le principal « théoricien >. Les colons, qui suivaient avec inquiétude l'évolution politique de la « Gold Coast », parlaient avec horreur de « Gold Coastism » pour désigner toute mesure favorable aux Africains, et à plusieurs reprises leurs menaces d'avoir recours à la désobéissance civile ou même militaire ont contraint les gouvernements du Kenya et de Londres à retirer des propositions de lo' accueillies avec faveur ou même avec enthousiasme par les leaders et les masses africaines. Nous en donnerons deux exemples. Le premier a trait au Kipande. Dès 1921, les Africains s'étaient opposés à la politique de contrôle administratif de la main-d'œuvre africaine, qu'ils considéraient à juste titre comme discriminatoire. En 1949, le gouvernement du Kenya céda enfin dans ce domaine, annonçant que désormais les membres de toutes les races devraient se prêter à certaines formalités administratives comprenant notamment la prise des empreintes digitales. La réaction des colons fut immédiate et violente. Leur presse criait au totalitarisme et plusieurs lecteurs européens annonçaient dans des correspondances leur intention de refuser de se prêter à cette formalité pour des « raisons de conscience » 60. Le résultat de cette campagne tapageuse fut un revirement total du gouvernement et une nouvelle proposition de loi qui enlevait aux Africains presque tout le bénéfice qu'ils auraient pu tirer de la proposition antérieure. L'autre exemple a trait à la « East African Central Législative Assembly ». Dans son projet initial, formulé en 1945, le gouvernement de Londres avait prévu une représentation égale de toutes les races, y compris celles du Kenya au sein de cette assemblée. Accueillie avec faveur par les leaders africains du Kenya et rejetée avec fureur par les colons, cette proposition a connu le même sort que celle relative au kipande : la résistance des colons a amené le gouvernement de Londres à modifier sensiblement son projet au détriment des Africains et des Asiatiques 81. H semble d'ailleurs que dans la plupart des cas les colons et leurs « alliés » aient ignoré eux-mêmes presque totalement l'ampleur et la véritable nature des revendications politiques africaines. St. Clair Drake, dans un compte rendu du livre de L.S.B. Leakey, Mau-Mau and the Kikuyu, a signalé cette ignorance en disant : « Leakey gives a very adequate explanation why un60. Voir G. Bennett, 1963, p. 122 et Sq. 61. J.C. Brown, p. 293.

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Les causes de la révolte

rest has been endemic among the Kikuyu... He never quite succeeds, however, in explaining why, after World War II, a new, violent, antiChristian movement was concieved by a few leaders and for several years made rapid gains. He fails to point out that changes favorable to Africans were taking place rapidly in other parts in the British Empire, with the Kikuyu aware of these changes, while the Kenya Settlers were refusing to sanction even fairly moderate reforms. He does not consider the possibility that large sections of the Kikuyu may have lost faith in the ability of friendly missionaries (and anthropologists), British Liberals, and their own moderate political leaders to obtain redress of grievances or expansion of opportunity. It is highly significant that Leakey, when suggesting necessary reforms... does not mention broadening the franchise or allowing Africans to elect their representatives in the Legislative Council » G2. Et encore, si les masses africaines et leurs leaders avaient pu trouver dans l'administration coloniale un allié contre l'ignorance et l'hostilité ouvertes des colons, une politique africaine constitutionnelle et modérée aurait eu quelque chance de succès et aurait pu obtenir jusqu'à la fin l'adhésion des masses. Malheureusement, il n'en était rien. Les hauts fonctionnaires du Kenya, Sir Philip Mitchell en premier, n'étaient pas à priori hostiles à la promotion des masses africaines, mais leurs idées paternalistes allaient dans un sens tout autre que celles des leaders africains. Comme l'ont dit C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham : « The cornerstone of Mitchell's thinking... was that the political and social problems of the Africans in Kenya could best be approached through the medium of economic growth. If all communities concerned themselves with promoting the general welfare, then a new harmony would be achieved. European extremists and African 'agitators', as all those who rejected this policy were defined, were equally disruptive » ®3. Or, dans le Kenya de 1950, c'était une hypocrisie de se fier à la croissance économique comme seul remède à tous les maux, sans poser le problème de la répartition des fruits de cette croissance. Les chiffres rapportés par C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham montrent que les colons s'étaient tailllé depuis 1941 la part du lion dans cette répartition, au détriment des Africains ®4. De plus, les leaders africains et même les masses noires posaient de plus en plus le problème en termes de dignité humaine et de justice. Hélas, ces leaders n'avaient pas de place dans la pensée de Sir Philip Mitchell, convaincu que seul un gouvernement colonial éclairé saurait agir dans le véritable intérêt des masses africaines. Voici en quels termes il parlait des leaders africains 62. St. Clair Drake, pp. 512-513. 63. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 199-200. 64. Ibid., pp. 203-207.

La reprise de l'initiative par les Kikuyu

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évolués : « There is also a substantial and constantly growing body of Africans who must be distinguished from the great backward masses of the ignorant tribesmen... If these politically mature groups are willing to accept and to collaborate without reserve in the central policy of the Trustee, then they have a right to be associated closely - indeed, I would say to be entrusted - with the execution of it... But if they, or any one of them, reject that policy, then they are in effect taking a position in opposition to high policy and cannot expect to be accorded anything more than the representation reasonable for a minority > 65. En réalité, l'idée de Sir Philip Mitchell que les leaders évolués ne représentaient qu'eux-mêmes était entièrement fausse; les masses africaines ressentaient l'échec de leur campagne politique constitutionnelle comme leur propre échec et commençaient à s'impatienter de plus en plus. D'après C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, le tournant décisif dans cette évolution de la conscience africaine se situerait vers mai 1951. A partir de cette date: « Those African leaders who believed that it was possible to achieve political development by a steady and rapid increase of the representation of African interests began to lose influence, giving way to men who were prepared to employ direct action and violence » 6e. On ne peut pas analyser la révolte mau-mau sans tenir compte de l'échec de toute action politique constitutionnelle. Comme le dit D.H. Rawcliffe : « The insurrection was launched by desperate men, who saw no hope of ever being permitted to challenge the policies and political power of the settlers by constitutional means » 67. Nous avons suggéré ci-dessus une nouvelle orientation de la politique africaine depuis la seconde guerre mondiale et nous avons parlé exclusivement de mouvements politiques modernes. Mais le refus de la situation coloniale a continué à s'exprimer également sur d'autres plans. Une nouvelle version de la secte des Watu wa Mungu, le Dini ya Yesu Kristo est apparue, par exemple en 1947, mais son influence est restée limitée : la secte a disparu après un heurt avec la police, l'arrestation de son leader principal et sa pendaison pour meurtre d'un policier européen. De telles sectes ont vu le jour également chez d'autres peuples du Kenya tels que les Suks, mais leur importance était insignifiante par rapport à celle des mouvements politiques modernes.

65. Ph. Mitchell, 1954, A, p. 221. 66. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 233. 67. D.H. Rawcliffe, p. 187.

DEUXIÈME PARTIE

Caractéristiques et signification de la révolte

I will go to the forest for The wind for my garment

justice I wear

.. .and the rain my drink.

Ancienne ballade chinoise, citée par Han Suyin.

CHAPITRE VI

Les mythes Mau-Mau

« H est intolérable que des hommes ayant reçu quelque éducation puissent décrire cette perversité monstrueuse et nauséabonde comme 'un mouvement de résistance' à moins, bien sûr, qu'ils veuillent dire par là un mouvement de résistance contre Dieu, la bienséance et la morale, et en fait contre tout ce qui distingue l'homme de reptiles mangeurs de charogne » \ Telle était en 1954 l'opinion de Sir Philip Mitchell sur la révolte mau-mau. Nous citons ici cet ancien gouverneur du Kenya pour rappeler un fait déjà signalé dans l'introduction de notre étude, à savoir que la quasi-totalité des écrits concernant la révolte mau-mau relève davantage de la mythologie que de l'histoire. En schématisant, on peut distinguer deux mythes diamétralement opposés, que nous devons signaler avant de tenter de dégager la signification réelle de la révolte. La tâche est loin d'être aisée : la révolte maumau a soulevé des passions d'une intensité rarement égalée au cours du processus de la décolonisation en Afrique Noire, et les deux sociétés en cause ont ressenti et ressentent encore aujourd'hui un besoin pressant de se justifier. Il est cependant nécessaire de se débarrasser des mythes avant d'entrer dans le domaine réellement historique. Entre octobre 1952, début officiel de la révolte mau-mau et la période 1961-1962, phase finale de la décolonisation du Kenya, le gouvernement et les colons ont eu pratiquement le monopole des moyens de communication et de la publicité : ils en ont profité pour imposer leur image du mouvement mau-mau, image enore très vivante en Europe et extrêmement nuisible à une bonne compréhension de la révolte. Le mythe européen prend comme point de départ l'hypothèse que la révolte mau-mau aurait été le fruit non pas d'une série de griefs politiques et économiques réels et rationnels, mais d'une instabilité mentale profonde, « née du choc rapide de deux civilisations » 2. Même un psychologue de réputation mondiale comme J.C. Carothers soutient cette hypothèse. Après avoir énuméré un certain nombre de reven1. Ph. Mitchell, 1954, A, pp. XVII-XVIII. 2. J. Brom, p. 199.

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Caractéristiques et signification de la révolte

dications politiques et économiques « objectives » du peuple kikuyu, il affirme qu'en dernier lieu le mouvement mau-mau s'est développé à partir d'une : « anxious conflictual situation in people who, from contact with the alien culture, had lost the supportive and constraining influences of their own culture, yet had not lost their 'magic' modes of thinking » 3. Une variante de cette thèse a été développée par E. Huxley qui insiste dans tous ses écrits sur l'ennui provoqué en pays kikuyu par la suppression des fêtes et des danses tribales. Cette suppression des moyens de défoulement collectif serait d'après elle une des causes profondes de la révolte mau-mau : « The end of tribalism has meant also the end of nearly all the excitement and colour that previously filled African existence. In older days, no month went by without its ceremony to mark harvest-time or the first rains, or such events as circumcisions, betrothals or victories. Feasting and dancing might continue for days on end... Savage life might be 'nasty, brutish, and short', but is was seldom dull. One of the great failures of British colonial rule is that it has now become exceedingly boring » 4 . Nous n'aurions pas évoqué la thèse de Mme Huxley si elle n'avait pas été reprise par les milieux les plus officiels. En effet, une semaine après la déclaration de l'état d'urgence, en octobre 1952, M. Lyttelton, secrétaire d'Etat pour les Colonies, déclarait sans sourciller devant la Chambre des Communes, en réponse à une question sur les causes de la révolte mau-mau : « There are a great many causes. One, which may strike the House as curious, is that many of the tribal dances and other means of letting of steam have been suppressed by the missionaries and this has given an impetus to secret societies > B. Contre ces auteurs « psychologistes » se sont élevées les voix de ceux qui insistaient avant tout sur les questions économiques et sociales. Cette partie du mythe européen a été en effet la seule à avoir été contestée pratiquement dès le début, entre autres par T. Mboya, qui écrit en 1956 : « Most people agree that Mau-Mau... is the child of the political, economic, and social frustations, experienced by the African people prior to 1952... It is absurd to represent Mau-Mau as merely the result of too rapid a transition from primitive life to a modern complex society, or a reversion from Christianity to barbarism » 6. La controverse est nette et il convient de prendre position. La thèse du heurt des civilisations a l'avantage d'être simple... et de ne mettre personne 3. 4. 5. 6.

J.C. Carothers, p. 15. E. Huxley, 1953, B, pp. 89-90. Manchester Guardian, 17 octobre 1952. T. Mboya, 1956, p. 13 et 17.

Les mythes Mau-Mau

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en cause. Elle exprime une certaine fatalité devant laquelle on ne peut que se résigner et elle élève la crise mau-mau à un niveau abstrait où un simple colon ne compte plus. Elle sert surtout à laver de tout blâme le gouvernement colonial et ses colons. A qui la faute, quand deux civilisations se sont heurtées au Kenya, aboutissant à une inévitable révolte sanglante ? La seule difficulté réside dans le mot « inévitable >. Comme l'a fait remarquer D. F. Rawcliffe : « Sociological generalizations attributing Mau-Mau to " the breakdown of tribal sanction under the impact of western civilization " miss the mark and are, in any event, too wide to be of any practical significance; such breakdowns are the rule in most parts of Africa without producing insurrections » T. En effet, la rencontre de deux civilisations ne produit pas automatiquement une révolution. Elle provoque, tout au plus, un climat propice à l'éclosion de mouvements insurrectionnels dans la mesure où elle crée des « personnalités marginales » tiraillées entre deux systèmes de valeurs différents et ayant perdu leurs points de repère. Nous aussi, nous avons parlé à plusieurs reprises en termes de contacts culturels, et pour expliquer pourquoi parmi toutes les ethnies du Kenya ce sont les seuls Kikuyu qui se sont soulevés nous avons eu recours, entre autres, au fait qu'ils ont subi plus que les autres l'influence de la culture étrangère. Il serait erroné de rejeter à priori toute analyse psychologique d'un phénomène de contestation. Cependant, dans le cas de la révolte mau-mau comme dans n'importe quel autre, il faut faire la distinction entre les révolutionnaires mau-mau, qui peuvent être l'objet d'études psychologiques, et la révolte mau-mau, fait social, qui est loin d'être la somme d'un certain nombre de processus psychologiques individuels, mais qui appartient au domaine social où les interprétations doivent être d'ordre sociologique. Pour revenir à notre cas concret : l'instabilité mentale d'un peuple ou d'une partie d'une population est une donnée sociologiquement neutre qui peut se traduire sur le plan social en termes de criminalité et de blousons noirs ou en termes de révolte- Ce sont les griefs politiques et économiques réels du peuple kikuyu qui ont décidé en faveur de la révolte. Ces griefs étaient nombreux et les explications psychologiques de la révolte mau-mau qui les passent sous silence font en réalité partie d'un mythe destiné à justifier la présence européenne au Kenya. Le mythe européen n'admettant pas que la révolte mau-mau ait pu être la conséquence de griefs économiques et politiques réels, il va de soi que ses défenseurs se sont également mépris sur la signification de la révolte. 7. D.H. Rawcliffe, pp. 99-100.

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Caractéristiques et signification de la révolte

M. Lyttelton, que nous avons déjà cité ci-dessus, a eu au moins le mérite d'avoir été logique avec lui-même en déclarant à la presse que la révolte mau-mau « is not the direct child of economic conditions and is not intended or designed to improve them » 8. C'est ainsi qu'est née l'hypothèse selon laquelle la révolte mau-mau signifierait une régression, un retour vers le passé. Cette hypothèse a été exprimée entre autres par la très officielle délégation parlementaire au Kenya qui, dans son rapport au secrétaire d'Etat pour les Colonies, aboutissait à la conclusion suivante : « Mau Mau intentionally and deliberately seeks to lead the Africans of Kenya back to bush and savagery, not forward into progress » 9. On retrouve cette hypothèse avec une régularité surprenante sous la plume d'auteurs appartenant aux courants d'opinion les plus divers, comme par exemple, Michael Blundell, porte-parole officiel des colons (« Mau-Mau is an atavist desire to get rid of civilization, with all its restraints and discipline » 10); John Brom, journaliste à la recherche du sensationnel (« Les MauMau ont démontré... qu'ils ne sont qu'une secte africaine secrète, sans idéal, sans base humanitaire » n ) ; Margery Perham, spécialiste anglaise des questions africaines et plutôt favorable à la cause africaine (« a revival... of a corrupted savagery » 12) et même un chercheur comme J.D. de Roock qui voit dans la révolte mau-mau un mouvement de « contre-acculturation », le résultat d'une « adaptation manquée » à la civilisation occidentale Cette hypothèse « régressionniste » n'a pratiquement pas rencontré de résistance et elle est encore largement répandue. Nous verrons par la suite qu'elle ne se justifie qu'en apparence, et qu'elle ne dégage qu'un seul des multiples aspects de la révolte mau-mau. Connaissant l'état d'esprit des colons, profondément convaincus de leur bon droit et de la supériorité de leur civilisation, nous ne serons pas surpris d'apprendre que le retour vers le passé tribal, que l'on croyait déceler dans la révolte mau-mau, ne fût pas seulement traité d'irrationnel, mais aussi de foncièrement immoral. Certaines citations nous ont déjà donné un avantgoût de cette dimension morale qu'a pris la lutte contre la révolte mau-mau. Les missionnaires surtout ont systématiquement présenté cette lutte comme un combat des forces de la lumière contre les forces des ténèbres, comme le montre par exemple cette prière à l'usage des membres de la « Church Missionary Society » en Angleterre : « « Finally let us pray : For the leaders and 8. Manchester Guardian, 5 novembre 1952; souligné par nous N.d.A. 9. Report to the Secretary of State for the Colonies by the Parliamentary to Kenya, p. 4. 10. Manchester Guardian, 15 décembre 1952. 11. J. Brom, p. 104. 12. M. Perham, 1956, p. 10.

Delegation

Les mythes Mau-Mau

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members of Mau Mau and for those who are under arrest; that they may be released from the power of darkness and set their faces towards the light * 14. Ce ne sont pas les missionnaires seuls qui ont embrassé cette vision morale et manichéenne de la lutte anti-mau-mau, mais également les plus hautes autorités politiques du Kenya. Le nouveau gouverneur, Sir Patrick Renison, dans un discours radiodiffusé digne d'un prédicateur laïque, se référait encore en 1960 à Jomo Kenyatta, leader présumé de la révolte, comme « a leader to darkness and death ». Et Sir Philip Mitchell, l'ancien gouverneur, était encore plus explicite en évoquant dans ses mémoires : « The black and blood-stained forces of sorcery and magic, stirring in the vicious hearts and minds of wicked men and, as the churches and the schools speak over the land, whispering to them 'Kill, kill, kill, for your last chance in Africa is at hand'... The light is spreading, and these dark and dreadful distortions of the human spirit cannot bear it » 15. Il est vraisemblable que cette citation nous en apprend davantage sur l'inconscient de Sir Philip Mitchell que sur la révolte mau-mau. En somme, la minorité blanche du Kenya a présenté la révolte mau-mau comme une maladie mentale collective plus que comme un mouvement politique rationnel. Parfaitement convaincue du bien-fondé de sa cause et de sa mission civilisatrice, cette minorité blanche ne pouvait pas admettre qu'une revendication africaine puisse être rationnelle ou, pire encore, justifiée, sans mettre en cause les fondements mêmes de sa conception du monde. Le système colonial ne pouvant être en faute, par définition, il fallait trouver la faute ailleurs, chez les Africains, ayant mal assimilé l'enseignement et les vertus de la civilisation chrétienne et européenne, ayant perdu tout appui dans un monde soumis à un rythme de changement trop rapide, retombés dans leur sauvagerie initiale dont il fallait les sauver à tout prix. Toute la réponse britannique à la révolte mau-mau, placée sous le signe de la « réhabilitation », est l'expression de cette idée profonde que le Blanc a une mission civilisatrice à accomplir. Ceci explique probablement aussi l'énorme publicité qui a entouré la révolte mau-mau, et qui est d'autant plus frappante quand on la compare avec la conspiration du silence qui a entouré et qui entoure encore certaines autres révoltes africaines comme celle de Madagascar en 1947, et celle du Cameroun en 1955. Le grand public français connaît probablement mieux la révolte mau-mau ou du moins sa légende que celles de Madagascar et du 13. J.D. de Roock, 1955, p. 595. 14. Mau Mau. What is it ?, p. 13. 15. Ph. Mitchell, 1954, A, p. 261.

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Caractéristiques et signification de la révolte

Cameroun. Ce n'est qu'une anecdote, mais il nous a été rapporté en 1966 que les deux équipes des pilotes de la Gironde s'étaient baptisés « les Viets » et « les Mao-Mao », ce qui montre que la révolte mau-mau est entrée dans la légende, même en France, et par conséquent d'autant plus dans les pays anglophones. Ceci est dû au fait que les colons du Kenya ont été sincèrement indignés par la révolte mau-mau et n'ont donc éprouvé aucun scrupule à dénoncer à haute voix ce qui constituait à leurs yeux un scandale. Il nous semble que les colonisateurs français au Cameroun et à Madagascar, par contre, ayant déjà perdu leur foi en leur mission civilisatrice, aient éprouvé une certaine honte, ou du moins une certaine gêne, devant les événements; ces événements n'ont par conséquent jamais atteint les cinq colonnes à la une. Durant une dizaine d'années, le mythe européen n'a pratiquement pas été contesté. Depuis quelques années, par contre, des critiques se sont élevées, notamment parmi les nationalistes africains. Pour eux, il s'agit de se justifier, de défaire trait par trait l'image « sauvage » de la révolte mau-mau présentée par les colons et leurs alliés, et dans un sens de « récupérer » la révolte. L'expression la plus complète et la plus élaborée de ce nouveau mythe se trouve dans un ouvrage de J.M. Kariuki, ex-détenu mau-mau et actuellement membre du Parlement du Kenya. Avec lui le ton change totalement : au lieu de « bestialités » et de « crimes sauvages », il est question de « lutte héroïque » dans la forêt; au lieu d'une « révolte tribale » il est question d'une « guerre nationale » animée, certes, par les Kikuyu, mais à laquelle participaient également des éléments de toutes les autres tribus du Kenya; au lieu d'un « retour vers la brousse » il est question d'un mouvement d'inspiration moderne et rationnel. La révolte mau-mau, présentée par J.M. Kariuki, ne diffère en rien de la guerre de libération en Algérie ou au Vietnam, à cette réserve près que les moyens matériels dont disposaient les combattants maumau furent moins modernes et moins importants. Ce mythe africain a été repris également par C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham. Après avoir réfuté la thèse selon laquelle la révolte mau-mau serait la conséquence d'une adaptation manquée du peuple kikuyu à la civilisation moderne, ces auteurs affirment : « In our view, the outbreak of open violence in Kenya in 1952 occurred primarily because of a European failure rather than an African one; it was not so much a failure of the Kikuyu people to adapt to a modern institutional setting as it was a failure of the European policy-makers to recognize the need for significant social and political reform. In suggesting that the European conception of " Mau Mau " constituted a myth, we maintain that " Mau Mau " was indeed an integral part of an ongoing, rationally concieved nationalist movement » 16. 16. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. XVII.

Les mythes Mau-Mau

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Tout en étant d'accord avec la première partie de cette affirmation, nous sommes enclins à entourer la thèse « nationaliste >, exprimée dans la seconde partie, de beaucoup de réserves. Il nous semble que ces auteurs, dans leur analyse de la révolte mau-mau proprement dite, pèchent surtout par omission. On chercherait en vain dans leur ouvrage des allusions aux aspects les plus « inquiétants » de la révolte comme les serments « avancés ». Nous verrons par la suite que de telles omissions ne se justifient pas et qu'elles cachent, comme le fait le mythe européen, une partie de la réalité mau-mau. Voici donc les deux mythes mau-mau qui se confrontent et qui rendent difficile une interprétation correcte et objective de la révolte, même quand il s'agit des détails les plus simples et, en apparence, les moins susceptibles de prêter à contestation. Au cours de notre analyse nous serons obligés d'avancer avec précaution, en essayant à chaque étape de dégager la « vérité objective » d'une lecture critique des deux versions qui s'opposent.

CHAPITRE VII

Les origines du mouvement Mau-Mau

A. JOMO KENYATTA : ARCHITECTE DE LA RÉVOLTE ?

La question des origines du mouvement mau-mau a été longtemps une des grandes énigmes qui se posait à l'observateur et aujourd'hui encore il est difficile de dire avec certitude où le Mau-Mau a commencé. Il y a pour cela au moins deux raisons. D'abord, le mouvement fut, avant la révolte ouverte, une société secrète, qui n'a laissé ni archives, ni programmes, ni protocoles. Ensuite, les mythes se sont emparés dès le début de la question et les partisans, notamment européens, ont souvent réussi à brouiller les pistes. Le nœud du problème est de savoir si le mouvement mau-mau fut un mouvement de base ou, au contraire, un mouvement inspiré par des leaders évolués. Pour le gouvernement du Kenya et pour les colons le problème était pratiquement résolu avant d'être posé. Dès le début, les Européens du Kenya ont accepté la thèse selon laquelle la révolte mau-mau avait été concue, provoquée et dirigée par Jomo Kenyatta, président de la « Kenya African Union > et l'un des Africains les plus évolués de toute la colonie. Il peut apparaître quelque peu contradictoire d'attribuer à un homme évolué, diplômé d'une université anglaise - et pas la moindre - la paternité d'une révolte qualifiée auparavant de régression sauvage et barbare, mais le pouvoir colonial a cru résoudre cette contradiction en insinuant que Kenyatta, dans son désir de se débarasser de la tutelle coloniale, avait consciemment exploité les instincts les plus bas et les plus ataviques de son peuple pour arriver à ses fins. Les Européens du Kenya ont été littéralement hypnotisés par la personnalité du vieux leader kikuyu et son influence diabolique sur les masses a été exagérée hors de toute mesure. J. Gunther a noté une « remarque quasi générale » entendue au Kenya : « Le seul homme qui puisse arrêter cette révolte, c'est Jomo Kenyatta; il peut le faire en dix minutes » a. Réduire la révolte mau-mau à l'œuvre d'un seul homme fait tort au mou1. J. Gunther, p. 100.

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Caractéristiques et signification de la révolte

vement mau-mau, phénomène bien plus complexe que le mythe européen ne veut le faire croire. Il est donc nécessaire de rouvrir ici le dossier Kenyatta, malgré le fait qu'une cour de justice du Kenya l'ait condamné en 1953 à sept ans de travaux forcés pour avoir été le chef du mouvement mau-mau. Au préalable, quelques éléments biographiques peuvent être utiles pour situer le personnage. La première chose à retenir est le fait que Jomo Kenyatta est relativement âgé comparé aux autres leaders politiques africains. Il ignore lui-même son âge exact, mais il aurait été circoncis en 1913 2 , ce qui laisse supposer que sa date de naissance se situe quelque part entre 1895 et 1898. Il a donc vécu consciemment toute l'époque coloniale de l'arrivée des premiers colons en 1902, jusqu'à l'indépendance en 1963. Après avoir rèçu une éducation chez les missionnaires écossais, qui l'ont accueilli à l'âge d'environ 10 ans et qui lui ont appris la menuiserie et les éléments de base de la religion chrétienne (baptisé, il changera son nom de Kamau Ngengi en celui de Kamau Johnstone), nous le retrouvons au début de la première guerre mondiale à Nairobi, où il s'initie à la vie politique. Au moment des « Harry Thuku Riots », en 1922, il n'occupe pas encore le devant de la scène, mais en 1925 il fait son entrée dans la hiérarchie politique de la « Kikuyu Central Association », pour devenir en 1928 « politicien à temps complet ». Il était entre autres l'éditeur du premier journal kikuyu Mwigwithania (« le Réconciliateur »). S'il y a un Kikuyu évolué, c'est certainement Jomo Kenyatta qui a passé entre 1929 et 1946 une quinzaine d'années en Angleterre. Une première visite, dont le but était de présenter au « Colonial Office » une pétition sur les problèmes kikuyu, a duré de février 1929 jusqu'en septembre 1930. En avril 1931, la K.C.A. l'envoie de nouveau à Londres pour défendre le point de vue de l'organisation devant le « Parliamentary Joint Committee on Closer Union in East Africa ». Il y restera jusqu'en 1946. Jusqu'en 1940, sa vie fut partagée entre les activités politiques, les voyages et les études. « Ambassadeur extraordinaire » de la K.C.A., qui le soutient financièrement dans la mesure du possible, il s'efforce de mobiliser l'opinion publique anglaise en faveur des Africains du Kenya par des articles dans les journaux libéraux et par des contacts avec quelques amis dans le « Labour Party », auxquels il soumet de temps en temps un mémorandum sur les problèmes politiques et sociaux de son peuple, à discuter devant le Parlement britannique. Voyageur, il visite plusieurs pays européens, notamment sur l'invitation d'organisations communistes; ainsi, il est observateur à la « International Negro Workers Conférence » à Hambourg (fin 1929) et il séjourne à deux 2. R. Cox, p. 17.

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reprises à Moscou où il aurait suivi, d'après F.D. Corfield, des cours à la « Lenin School for Subversion » 3. Il est douteux qu'un institut au nom aussi « diabolique » ait vraiment existé et encore plus douteux qu'il ait compté Kenaytta parmi ses élèves, mais il ne fait pas de doute que celui-ci était au début des années 30, membre du parti communiste britannique. Tous les observateurs sont cependant d'accord pour dire qu'il n'a jamais été un communiste militant, et G. Delf dit à juste titre à cet égard : « It is probable that he regarded Communism as yet another interesting aspect of Western civilization with which he had to come to terms » 4. Etudiant, Jomo Kenyatta suit les cours du célèbre anthropologue B. Malinowski à la « London School of Economics », où il se fait remarquer par son intelligence et par la valeur de ses contributions lors des travaux pratiques. Son ouvrage Facing Mount Kenya est le fruit de ses études chez le professeur Malinowski; le livre lui vaut un certain renom et un diplôme universitaire. En 1940, les subventions de la K.C.A., déclarée organisation illégale au Kenya, cessent de parvenir à Kenyatta et il est obligé de quitter Londres pour la campagne où il pourvoit à ses besoins comme ouvrier agricole, et, occasionnellement, comme conférencier pour la « Workers Educational Association » où il compte de nombreux amis. C'est ainsi qu'il rencontre Edna Grace Clarke, gouvernante anglaise, qu'il épouse en 1943, en lui disant sans ambages que si jamais il doit choisir entre sa famille et son peuple, il choisira sans hésiter ce dernier. A la fin de la guerre ce choix s'est présenté à Kenyatta. Après avoir repris contact avec ses amis politiques au Kenya, et après avoir travaillé quelque temps avec d'autres émigrés africains et antillais dans les associations pan-africanistes (il était un des secrétaires du Congrès panafricain de Manchester tenu en octobre 1945), il quitte sa femme et son fils Peter en 1946 pour retourner au Kenya. Il ne devait pas les oublier cependant puisque Edna Grace Clarke et son fils furent parmi les invités officiels du nouveau gouvernement du Kenya lors des fêtes de l'indépendance en décembre 1963. Malgré son séjour prolongé à l'étranger ou peut-être même en raison de cette longue absence, son prestige n'avait nullement baissé auprès de son peuple, et à peine un an après son retour au bercail, il devint président de la « Kenya African Union > et par là le leader africain le plus influent de tout le Kenya. Certains observateurs ont insinué que Jomo Kenyatta serait arrivé au Kenya avec son plan de campagne pour une insurrection armée déjà tout 3. F.D. Corfield, p. 43. 4. G.Delf, p. 96.

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prêt. D'après J. Brom, par exemple, il aurait étudié au cours de son séjour à Londres .toutes les révoltes récentes et son attention aurait été retenue notamment par la révolte des Boxers en Chine 5. Il est possible que Kenyatta se soit en effet intéressé aux mouvements révolutionnaires, mais toutes les indications font croire qu'il n'avait nullement l'intention de se servir de ses connaissances en cette matière lors de sa rentrée au Kenya. Il semble plutôt qu'il soit revenu plein de confiance en l'avenir de son pays et qu'il ait été disposé à coopérer avec le gouvernement colonial. Sir Philip Mitchell luimême affirme qu'il a sollicité une nomination au Conseil législatif dès son retour au Kenya; celui-ci lui a conseillé cependant d'apprendre d'abord les règles de la vie politique au niveau local en tant que membre du « Local Native Council > de son district, suggestion que Kenyatta n'a pas suivie et qui était en effet difficile à accepter pour un homme de son envergure. Ses anciens compagnons de la K.C.A. voyaient d'ailleurs avec beaucoup de méfiance ces tentatives de « s'embourgeoiser » en cherchant un poste respectable. Craignant sa désertion vers le camp gouvernemental, ils auraient même envisagé de lui faire prêter dès son retour au Kenya le redoutable serment thenge pour l'obliger de s'aligner sur des positions politiques dures et antigouvernementales 6. En 1946, rien ne laisse donc prévoir en lui le chef d'une révolte extrémiste et violente; à peine 6 ans après, il sera cependant accusé de l'être. D'après la version officielle, développée en détail dans le rapport de F.D. Corfield et soutenue avec vigueur par L.S.B. Leakey, ce serait en abusant de sa position de président de la K.A.U. que Kenyatta aurait favorisé l'éclosion du mouvement mau-mau, la K.A.U. lui ayant offert une façade constitutionnelle derrière laquelle la révolte pouvait être préparée en toute tranquillité. Les auteurs officiels admettent d'ailleurs que les fondateurs de la K.A.U., ou du moins la plupart d'entre eux, étaient des hommes sincèrement modérés qui voulaient agir par la voie constitutionnelle, mais ils insistent sur le fait que dès le début la K.A.U. a été envahie par les membres de l'ancienne K.C.A. qui, après avoir été déclarée société illégale en 1940, avait continué a exister clandestinement sous le nom de « Association of the three Initiais ». Etant donné le caractère purement kikuyu de la K.C.A., cette infiltration s'est produite surtout dans les branches locales de la K.A.U. en pays kikuyu et la K.A.U. se présentait ainsi pour la plupart des Kikuyu comme le successeur direct de la K.C.A. Du fait de sa longue tradition de lutte politique et de la radicalisation qu'avaient subie ses leaders lors de leur expérience de la clandestinité et des camps de détention au cours de la 5. J. Brom, p. 60. 6. F.D. Corfield, p. 50.

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seconde guerre mondiale, cette K.C.A. est devenue rapidement l'aile gauche et militante de la K.A.U. Jusque-là, les auteurs officiels s'en tiennent plus ou moins aux faits. Us entrent, par contre, dans le domaine des spéculations et des hypothèses quand ils affirment que Kenyatta et ses proches collaborateurs (Mbiyu Koinange et le père de celui-ci) auraient converti vers 1948 cette aile gauche et militante de la K.A.U. en mouvement mau-mau et qu'ils auraient tout fait, à partir de cette date, pour évincer de la direction du parti les leaders modérés et pour les remplacer par des militants mau-mau. Nous ne nions pas qu'il y eut au début des années 50 une radicalisation générale de la vie politique africaine du Kenya et une infiltration « mau-mau » partout, notamment au sein de la K.A.U. Avec certaines réserves, on pourrait même admettre que « Mau Mau is part of K.A.U., a militant part, a sort of Stern gang », comme le disait l'acte d'accusation du procès Kenyatta 7. Mais malgré cela, la version officielle des origines de la révolte mau-mau est beaucoup trop simpliste. Elle repose notamment sur deux postulats extrêmement contestables : d'une part, la culpabilité de Jomo Kenyatta et, par là, implicitement, l'idée que la révolte mau-mau aurait été inspirée d'en haut, d'autre part, l'existence d'un seul mouvement organisé et structuré appelé « MauMau » dont auraient fait partie tous les éléments radicaux de la vie politique africaine. Examinons d'abord les preuves et les indications que le gouvernement colonial a prétendu avoir trouvées en ce qui concerne la culpabilité de Jomo Kenyatta. Kenyatta ayant été arrêté avec une centaine d'autres leaders politiques africains dans la nuit même où était déclaré l'état d'urgence (le 21 octobre 1952) et ayant été condamné quelques mois plus tard en tant qu'« architecte » du mouvement mau-mau, nous commencerons par les preuves citées par l'accusation lors de son procès. L'accusation a cité en premier lieu quelques témoins prétendant avoir assisté à des meetings de prestation de serment mau-mau, où Jomo Kenyatta était présent, voire présidait. Preuve convaincante à première vue, mais ces témoins apparaissent en général comme peu dignes de foi. L'un d'entre eux, un nommé Rawson Macharia, par exemple, semble avoir été un habitué de la barre des témoins : après avoir été le témoin principal dans le procès contre Dedan Mugo, condamné en 1950 pour avoir fait prêter un serment qui liait ceux qui le prêtaient à la K.C.A., il réapparaît en 1953 dans le procès de Kenyatta pour débiter exactement la même histoire que lors du procès Dedan Mugo, avec, cette fois-ci, Jomo Kenyatta dans le rôle 7. M. Slater, p. 35.

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d'« administrateur de serment » 8. Sommé par la défense d'expliquer pourquoi il n'avait pas révélé la présence de Jomo Kenyatta dès le premier procès, sa seule réponse fut qu'il avait eu peur à l'époque. Quelques années plus tard, en 1958, ce témoin a de nouveau viré de bord en déclarant que son témoignage lors du procès Kenyatta lui avait été inspiré par la police, et qu'il avait reçu en contrepartie de son témoignage une bourse d'études pour une université anglaise. En réponse à chacun de ces témoignages, les avocats de Kenyatta ont d'ailleurs cité d'autres témoins niant la présence de Jomo Kenyatta lors des meetings mau-mau. En somme, cette bataille de témoins est très peu concluante. Si l'on est pro-Kenyatta, on peut se demander si tous les témoins à charge n'étaient pas des espions et des indicateurs professionnels, comme c'était le cas probablement de Rawson Macharia. Si l'on est anti-Kenyatta, on peut se demander si tous les témoins à décharge n'étaient pas des partisans convaincus du mouvement mau-mau, dont le seul but était de sauver leur chef, fût-ce au prix d'un faux témoignage; on peut se demander également en ce cas si tous les témoins à charge potentiels sont venus au procès, vu l'efficacité des moyens d'intimidation du mouvement mau-mau. La deuxième série de preuves citées par l'accusation avait trait aux Livres de Chants mau-mau. Il s'agit d'un certain nombre de brochures contenant des hymnes partiellement religieux, partiellement politiques, qui circulaient en 1951-1952 parmi les Kikuyu et dont nous ne connaissons pas le contenu exact. La seule traduction qui existe en anglais, celle de L. S. B. Leakey 9, est incomplète et probablement pas tout à fait impartiale : interprète officiel pendant la première phase du procès Kenyatta, Leakey a subi de vives attaques de la part des inculpés qui qualifiaient de « subjective » sa traduction des hymnes et des déclarations de certains témoins 10. Quoi qu'il en soit, les livres de chants posent un problème. L'accusation a fait remarquer à juste titre que la K.A.U. et le mouvement mau-mau sont souvent confondus dans ces brochures : ses auteurs font l'éloge de la K.A.U., tout en exposant dans un langage véhément les méthodes et les buts du mouvement mau-mau, sans toutefois se servir du mot. D'après L.S.B. Leakey, les livres de chants, con8. Malgré nos efforts, nous n'avons pas trouvé en français un équivalent simple pour traduire le terme anglais « oath administrator », celui qui fait prêter un serment. L'emploi de l'anglicisme < administrateur de serment » nous semble justifiable dans cet circonstances. En effet, 1'« administrateur de serment » mau-mau ne faisait pas seulement prêter des serments, mais remplissait dans la plupart des cas des fonctions * administratives » au sein des sections locales du mouvement. 9. Voir Defeating Mau-Mau. 10.1. Leigh, p. 97.

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nus par les masses kikuyu comme les K.A.U. hymn books, étaient distribués au bureau central de la K.A.U. à Nairobi, et les chants étaient chantés lors des meetings populaires du parti. Jomo Kenyatta et un certain M ... (il s'agit sûrement de Mbiyu Koinange) sont glorifiés dans plusieurs de ces chants comme des héros nationaux, voire des prophètes et des élus de Dieu. Nous ne pouvons pas analyser ici le contenu de ces chants; il suffit de noter que les livres de chants n'ont pas été admis comme preuve lors du procès Kenyatta, parce que Kenyatta niait les avoir écrits (ce qui est certainement vrai) et niait également avoir eu connaissance de leur existence (ce qui paraît très douteux). Les livres de chants montrent que pour certains Kikuyu, la K.A.U. et le mouvement mau-mau se confondaient, et qu'il y avait au sein de la K.A.U. une aile activiste qui considérait Kenyatta comme son chef; l'accusation n'a pas pu prouver que Kenyatta ait activement sollicité la vénération dont il était l'objet dans les hymnes, et ceux-ci ne nous apprennent finalement pas grand-chose sur ses activités réelles au sein de la K.A.U. et du mouvement mau-mau. Une troisième série de preuves a trait à la question de savoir si Jomo Kenyatta a jamais condamné le mouvement mau-mau en public, comme il a été invité à le faire par le gouvernement du Kenya et par ses adversaires politiques. Kenyatta a maintenu durant tout son procès qu'il a effectivement dénoncé le Mau-Mau à plusieurs reprises mais sans résultat. L'accusation a répliqué cependant que le sens de ses discours a toujours été ambigu et que ses dénonciations du mouvement ont été accompagnées par des dictons et des gestes indiquant qu'il disait le contraire de ce qu'il pensait en réalité. Examinons quelques exemples des déclarations de Kenyatta qui se prêtent à toutes sortes d'exégèses. E. Bustin écrit par exemple : « C'est dans une de ces réunions publiques que Kenyatta devait prononcer contre le Mau-Mau l'anathème devenu célèbre 'Que le Mau-Mau disparaisse comme les racines du Mikongoe' dont l'interprétation devait donner lieu lors de son procès à d'infinies controverses, Kenyatta maintenant qu'il s'agissait d'une formule de malédiction, cependant que le Juge était d'avis (sur ses propres déductions et sans connaître le dialecte kikuyu) que cette formule invitait le Mau-Mau à une action souterraine (comme celle des racines) » n . A un autre moment, Kenyatta avait dit dans un discours « Ndiu MauMau », ce qui fut traduit par les interprêtes «à charge » par « Je ne connais pas le Mau-Mau >. Prononcer ces paroles en été 1952, à un moment où tout le Kenya parlait depuis plus d'un an du mouvement mau-mau, était pour le moins une dérobade évidente devant le problème. Or, d'après Kenyatta 11. E. Bustin, p. 382, note.

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lui-même, la traduction officielle de cette phrase était entièrement fausse. D'après lui : « It is an emphatic way of denying connection with something, but not just a mere 'I do not know' » 12. Il est impossible de se prononcer définitivement en cette matière. Personnellement, nous sommes convaincus que Jomo Kenyatta a condamné au moins une fois publiquement le mouvement mau-mau (nous y reviendrons), mais même si ses paroles avaient été ambiguës, cela ne prouverait nullement qu'il ait été le chef effectif du mouvement mau-mau. Avec les mêmes éléments on peut construire une autre thèse, à savoir que Jomo Kenyatta avait peur du mouvement mau-mau et qu'il aurait risqué sa popularité, ou même sa vie, s'il avait pris trop ouvertement position contre le mouvement. Nous verrons par la suite que la dernière hypothèse est de loin la plus vraisemblable. En somme, les preuves sur lesquelles s'appuyait l'accusation lors du procès Kenyatta nous semblent extrêmement minces. Il en est de même des autres « preuves » et « indications » de la culpabilité de Kenyatta. La plupart sont du genre : « Chef Untel dit que ... » ; le rapport officiel de F.D. Corfield en abonde, mais il est peu probable que les dirigeants mau-mau aient initié les chefs gouvernementaux à leurs affaires et il est très douteux que ces chefs aient vraiment été au courant des faits et gestes de Jomo Kenyatta. Une autre indication concernant les liens étroits entre Kenyatta et le mouvement maumau a été donnée par les services secrets du Kenya; ceux-ci avaient remarqué que, partout dans la « Kikuyu Land Unit >, on observait une recrudescence de réunions secrètes et de prestations de serments immédiatement après les visites et les discours de Kenyatta et de ses proches collaborateurs. Les événements ont prouvé cependant que les services secrets étaient très mal renseignés sur le mouvement mau-mau, et ceci notamment au début de son évolution; de plus, cette preuve n'est qu'une preuve indirecte. Il se peut qu'il y ait un lien direct entre la présence de Jomo Kenyatta et l'augmentation des prestations de serments mau-mau, mais il est également possible que Kenyatta n'y ait été pour rien et que les véritables instigateurs du mouvement aient seulement profité du climat émotionnel créé par ses discours. Enfin, certains observateurs se sont appuyés sur des raisonnements psychologiques pour rendre plausible la participation active de Jomo Kenyatta à la révolte mau-mau : pour eux, il s'agissait notamment de résoudre le paradoxe que le leader d'un mouvement aussi tribal que le « Mau-Mau » ait été un des Africains en apparence le plus occidentalisé de son pays. Pour G. Balandier, Kenyatta, malgré son séjour prolongé en Europe, « porte comme une obsession le souci de rester ouvert aux forces, aux pensées, aux symboles 12. M. Slatei, p. 155.

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de la vieille Afrique paysanne » 13. Certains auteurs ont vu dans cette obsession, qui s'exprime notamment dans Facing Mount Kenya une preuve que Kenyatta avait un penchant « naturel » pour des mouvements « régressifs * comme le Mau-Mau. On cite le plus souvent dans ce contexte la dédicace de Facing Mount Kenya : « A Moigoi et Wamboi 14 et à toute la jeunesse africaine déshéritée; pour perpétuer la communion avec les esprits ancestraux à travers la lutte pour la liberté de l'Afrique, et dans la certitude inébranlable que tous s'uniront qu'ils soient morts, vivants ou encore à naître, pour reconstruire les sanctuaires détruits » 15. J. Gunther, par exemple, se fonde sur ce texte pour conclure que Jomo Kenyatta pouvait très bien psychologiquement être le chef d'un mouvement tribal et régressif comme le Mau-Mau 16. Une telle conclusion nous paraît hâtive. D'abord parce qu'elle repose sur une lecture partielle et partiale du texte en question. Rien ne justifie en effet de souligner la phrase dans laquelle il est question de « reconstruire les sanctuaires détruits » et de passer sous silence l'allusion à « la liberté de l'Afrique ». Ensuite, parce qu'il est toujours dangereux de prendre des textes littéraires à la lettre. Si l'o.*\ prend la peine d'analyser l'œuvre entreprise par Kenyatta à Githunguri à son retour en 1946, on s'aperçoit que celle-ci ne reflète nullement une quelconque volonté de « reconstruire des sanctuaires détruits », mais qu'elle traduit le désir profond d'être ouvert au progrès, sans sacrifier pour autant ce que l'on appelle aujourd'hui la « personnalité africaine ». Au cours d'une interview avec l'auteur américain N. Farson, Kenyatta a lui-même défini son programme de la façon suivante : couper le bois mort des coutumes africaines et sauvegarder ce qui lui semblait le meilleur dans le passé noir Seulement - et notre analyse de la crise à propos de l'excision des filles nous l'a déjà montré amplement - toute tentative d'acculturation contrôlée et sélective de la part des Africains a toujours été considérée par les Européens du Kenya comme un rejet total de la culture occidentale et par conséquent comme une régression vers le tribalisme. En réalité, le mythe de Jomo Kenyatta, obsédé par le passé africain, a été créé en partie par ces Européens paternalistes, incapables de compren13. G. Balandier, 1960, p. 14. 14. Deux clans kikuyu. 15. J. Kenyatta, i960, p. 3. 16. J. Gunther, pp. 99-100. 3 7. N. Farson, p. 127.

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dre les aspirations légitimes du peuple kikuyu, et en partie... par Kenyatta lui-même. Le vieux leader kikuyu, qui a incontestablement un côté « grande vedette », n'a jamais négligé d'entretenir sa légende, et il a toujours su tirer profit des événements, même accidentels. Ceci a été notamment le cas - semble-t-il - en ce qui concerne son nom de plume et de guerre « Jomo Kenyatta », dans lequel G. Balandier voit « l'identification passionnée à une nation qu'il faut construire, ainsi qu'au Mont Kenya, cœur de ce pays, centre mythique et mystique du monde kikuyu » 1S. En réalité, le nom de « Kenyatta » serait dérivé du terme kikuyu mucibi wa Kinyata, terme désignant les ceintures ornées de perles que Kenyatta affectionnait particulièrement à une certaine époque 19. Ce n'est que plus tard que la légende s'est emparée de ce nom pour l'identifier à la nation à construire, et Kenyatta s'est bien gardé par la suite de contredire la légende.. C'est de la même façon que Kenyatta a été amené à poser, en certaines occasions, comme un leader kikuyu traditionnel, moins pour faire preuve de ses convictions profondes que par souci de publicité, pour ne pas trop se couper de ses partisans, dont l'horizon était dans la plupart des cas limité aux préoccupations tribales. D'après R. Cox, ceci a été le cas lors de la publication de la première édition de Facing Mount Kenya en 1938, notamment en ce qui concerne la photo où l'on voit Jomo Kenyatta en tenue traditionnelle, s'appuyant sur un javelot impressionnant. Preuve de tribalisme cette photo, comme l'ont suggéré certains auteurs ? D'après R. Cox, les choses se seraient passées de la façon suivante : « The elders at home had begun to accuse him of losing sight of tribal traditions, so much that when he and Koinange came to arranging for a frontispiece photograph of the author for the book they agreed that he must somehow be given an 'elderly tone'. Koinange recounts how 'Jomo wore my hyrax and blue monkey cloak. We sharpened a wooden plank for a spear'. They also invented the name Jomo » 20. Le Jomo Kenyatta de la période londonienne nous apparaît comme un homme affranchi de toute tradition, à tel point qu'il se moqua comme d'un gri-gri d'enfant de l'idée de Nkrumah proposant aux étudiants noirs à Londres, de former une société secrète dont chaque membre ferait tomber quelques gouttes de sang dans une coupe en jurant de garder le secret21. Il est par conséquent peu probable qu'il ait inventé quelques années plus tard le serment mau-mau, pour se placer, par la suite, à la tête de ce mouvement, comme le veut le mythe européen de la révolte mau-mau. 18. 19. 20. 21.

G. Balandier, 1960, p. 7. Voir Ghanaian Times, 29 mai 1963; O. Meeker, p. 233; R. Cox, p. 19. R. Cox, p. 21. P. Abrahams, p. 219.

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Cependant, il nous semble que nous tenons, en son souci de ne pas se couper de ses partisans tribaux, la clef du problème de la participation de Jomo Kenyatta à la révolte mau-mau. La version la plus vraisemblable des événements est la suivante : en tant que président d'un parti modéré et constitutionnel, la K.A.U., ayant pour but de rassembler toutes les tribus du Kenya dans une seule organisation, Jomo Kenyatta a essayé d'être tout pour tout le monde. Certains éléments turbulents et extrémistes au sein du peuple kikuyu ont profité de sa crainte de s'aliéner ne fût-ce qu'une seule fraction de la population africaine du Kenya et de briser ainsi l'unité nationale encore précaire, et ont mis Jomo Kenyatta devant le fait accompli. En incitant la population à telle ou telle action au nom de Kenyatta, mais à l'insu de celui-ci, ces extrémistes l'ont à plusieurs reprises contraint d'endosser la responsabilité d'une politique qui n'était pas la sienne, sous peine de perdre la face. Cela s'était déjà produit en pays kikuyu avant qu'il fût question d'un quelconque mouvement mau-mau, comme par exemple en 1947, quand les chantiers de terrassement furent subitement désertés dans le district de Fort Hall. D'après le gouvernement l'ordre de cesser les travaux serait venu de Jomo Kenyatta lui-même; d'après celui-ci, certains jeunes extrémistes en auraient donné l'ordre en son nom. Déjà à cette époque, Kenyatta apparaît comme « un otage de son milieu > 22 qui pouvait influencer les événements jusqu'à un certain degré, mais qui n'en contrôlait plus la direction. Le même processus s'est répété plus tard, en 1951 et 1952, quand le mouvement mau-mau prit de l'ampleur. Certains dirigeants mau-mau ont fait croire à leurs partisans qu'ils avaient l'accord de Jomo Kenyatta, malgré la prudence et les précautions dont celui-ci s'entourait en public pour ne pas éveiller les suspicions du pouvoir colonial. Il est d'ailleurs probable que certains d'entre eux ont cru sincèrement à cette version. Un témoignage intéressant vient de nous être apporté à cet égard par Karari Njama, ancien combattant mau-mau et un des plus hauts gradés du maquis. Celui-ci, par un curieux détour des choses, répète aujourd'hui presque mot à mot l'ancienne version coloniale du rôle de Jomo Kenyatta. Il affirme que lors d'un meeting de la K.A.U. à Nyeri, le 26 juillet 1952, il a entendu Kenyatta par des allusions obscures et des jeux de mots inciter le peuple kikuyu à la révolte armée : « When Kenyatta returned on the platform ... he explained the flag. He said, 'Black is to show that this is for black people. Red is to show that the blood of an African is the same colour as the blood of a European, and green is to show that when we were given this country by God, it was green, fertile and good but now you see the green is below the red and is suppressed ... I tried to figure out his real meaning. What was 22. G. Delf, p. 140.

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meant by green being 'suppressed' and below the red ? Special Branch agents were at the meeting recording all the speeches so Kenyatta couldn't speak his mind directly. What he said must mean that our fertile lands (green) could only be regained by the blood (red) of the African (black). That was it ! The black was separated from the green by red; the African could only get to his land through blood » 23. Les Anglais n'étaient donc pas les seuls à faire l'exégèse des paroles de Jomo Kenyatta. Les Africains eux-mêmes se sont montrés des concurrents forts doués en cette matière, et la mystification autour de la personne de Kenyatta apparaît comme parfaitement réussie. Prisonnier de son prestige, craignant peut-être pour sa vie (d'après J. M. Kariuki 24 , des extrémistes kikuyu, exaspérés par la modération de Kenyatta, auraient tenté à deux reprises au cours de 1952, d'organiser un attentat contre sa vie), Jomo Kenyatta, après s'être timidement opposé aux aspects les plus violents du phénomène mau-mau, a fini par céder et par laisser faire. Selon des informations sérieuses, le Kenyatta de 1952 aurait été un homme déçu, découragé, et même profondément écœuré par la vie politique du Kenya, un homme soumis à une tension psychologique extrême qui fuyait souvent ses responsabilités dans l'alcool. G. Delft pour sa part, note : « The pressures on the personality of Kenyatta, caught as he was at the centre of the emotional maelstrom, were becoming more intensive every month. Drink began to act as a tranquillizer for this leader with no way forward » 25. Pour lui, en effet, le dilemme paraissait sans solution. D'une part, il désapprouvait les méthodes et la violence du mouvement mau-mau, d'autre part, il s'agissait de son peuple luttant pour une cause juste et qu'il ne pouvait désavouer sous peine de passer définitivement dans le camp colonial. Son inclinaison naturelle à tenir le rôle de « vedette politique » n'était d'ailleurs pas pour lui faciliter le choix. Sa seule réponse à cette situation fut le silence, et c'est ainsi qu'il devint, en quelque sorte, le leader de la révolte mau-mau. On pourrait dire que Jomo Kenyatta a été élu chef du mouvement mau-mau à l'unanimité avec une seule abstention : la sienne. Ce silence, il l'a d'ailleurs gardé jusqu'aujourd'hui. Après sa libération des camps de détention en 1961, il a été extrêmement prudent dans ses propos concernant son rôle dans le Mau-Mau et il n'a jamais revendiqué en public la paternité de la révolte. Quant à ses actes, ils sont assez parlants, depuis l'indépendance du Kenya et son accession à la présidence en 1963 : les restes de l'armée mau-mau qui 23. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 75. 24. J.M. Kariuki, p. 50. 25. G. Delf, p. 151.

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se cachaient encore dans les forêts au moment de l'indépendance ont été sommés de « se rendre » (sic !), et les quelques éléments récalcitrants qui n'ont pas su s'intégrer dans la vie civile ont été pourchassés et éliminés sans pitié par l'armée nationale au début de 1964. Nous sommes d'ailleurs convaincus que le gouvernement du Kenya a rendu le plus grand service à Jomo Kenyatta en le mettant en prison avant que la révolte armée n'ait éclaté. Réduit d'office au silence, il a pu éviter de se prononcer au moment décisif; toujours silencieux, il est devenu le martyr et le héros national qu'il est aujourd'hui, le seul candidat possible pour le poste suprême à la tête de la nouvelle nation. L'aurait-il été si le Mau-Mau avait pu l'obliger à prendre le maquis ou si le gouvernement avait pu le contraindre à désavouer ce maquis ? L'histoire de Jomo Kenyatta et du mouvement mau-mau s'inscrit ainsi dans une série impressionnante de leaders nationalistes dépassés par les actes incontrôlables de leurs propres partisans et cependant tenus pour responsables de ces actes par leurs adversaires. Pour ce qui est du passé, M. Slater a évoqué l'exemple de Parnell, nationaliste irlandais de la fin du 19e siècle, chef d'un mouvement modéré, la « Land League », accusé en 1880 par le gouvernement britannique d'avoir organisé en secret les meurtres de Phoenix Park, dans lesquels il n'était pour rien comme il a été prouvé plus tard 26. Pour ce qui est des événements de notre temps, on pourrait citer, pour faire plaisir aux Européens du Kenya qui s'y sont constamment référés, l'exemple des relations entre la Haganah et le groupe Stern en Israël, avec la restriction, bien entendu, que pour nous ces relations doivent être conçues d'une façon tout à fait différente de celle des officiels anglais à l'époque. Comme l'a montré E.O. Ballance, l'Irgoun Zvai Leumi et le groupe Stern échappaient complètement au commandement de la Haganah et ne satisfaisaient aux désirs de ses responsables que si cela leur plaisait 27. L'analogie avec la K.A.U. et son aile extrémiste est frappante; elle nous montre que les gouvernements coloniaux ont souvent tendance, quand les choses ne vont plus dans leurs colonies, à choisir comme boucs émissaires des leaders nationalistes relativement modérés et respectables; elle nous montre aussi combien ces gouvernements vivent loin de la société colonisée qu'ils aperçoivent presque toujours comme une sorte de bloc monolithique, une masse indifférenciée et uniforme, sans pouvoir y distinguer des nuances pourtant essentielles.

26. Voir M. Slater, pp. 14-15. 27. E.O. Ballance.

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B. LES TROIS MOUVEMENTS « MAU-MAU »

Nous avons suggéré ci-dessus que Jomo Kenyatta a été débordé par des éléments extrémistes qui doivent être considérés comme les véritables instigateurs de la révolte mau-mau. Il convient maintenant d'identifier ces différents groupes. Nous employons ici le pluriel parce qu'il ne s'agit pas d'un seul groupe, mais d'au moins trois, qui sont tous à un certain degré responsables de la révolte mau-mau. Nous pouvons même ajouter à cette liste un quatrième groupe, à savoir le gouvernement du Kenya : c'est en effet le gouvernement colonial, qui, en quelque sorte, a donné le signal de la révolte armée. Le premier groupe dont il nous faut analyser le rôle est le « Parliament », organisation secrète dont l'influence se faisait sentir surtout dans le district de Kiambu. Ce groupe, animé par l'ex-chef Koinange, homme déjà âgé ,mais jouissant d'un énorme prestige dans son district natal, avait été formé à partir du Conseil général de l'ancienne K.C.A. D'après C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, les dirigeants de la K.C.A. avaient été les premiers, après la seconde guerre mondiale, à faire usage du serment kikuyu dans la lutte politique. En cela ils ne faisaient d'ailleurs que reprendre une ancienne tradition de la K.C.A., qui avait connu dès 1926 un serment entièrement inoffensif et « civilisé » : il fut prêté sur la Bible, et le seul détail « africain » était le fait que les candidats pressaient quelques grains de terre contre le nombril en prononçant les clauses du serment. Le nouveau serment K.C.A. différait peu du précédent en ce qui concerne son contenu, mais beaucoup quant à sa forme. Au lieu d'un serment sur la Bible, les dirigeants utilisaient une version modifiée du serment traditionnel thenge : la consommation de quelques morceaux de viande de chèvre ou de mouton constituait l'acte solennel soulignant la gravité des paroles prononcées. Jusqu'en 1950, l'usage de ce nouveau serment semble avoir été limité; seules les élites politiques du district de Kiambu furent invitées à s'engager de cette façon dans la lutte politique au service du peuple kikuyu. Dedan Mugo, un des «administrateurs de serments » les plus importants du « Parlement » a déclaré lui-même dans une interview recueillie par C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham : « I gave it to leading Kikuyu government servants, Christian leaders and politicians, businessmen, chiefs, police inspectors, and so on... I did not give the oath to children or to young men who did not understand what they were doing... We wanted to oath slowly, so that people understood and to people who could understand. We did not want mass oathing » 28. Cette campagne « sélective » de serments prit une nouvelle tournure au 28. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 247.

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début de 1950; à cette époque, les leaders du « Parlement » avaient été fort impressionnés par l'unité forgée par le serment massif parmi les Kikuyu d'Olenguorone, où, pour la première fois dans l'histoire politique kikuyu, un serment avait été prêté par toute une population, y compris les femmes et les enfants. Sous l'influence de cet événement et aussi de plus en plus désespérés du peu de succès de la lutte politique menée par la K.A.U., les leaders du « Parlement » décidèrent d'étendre leur action aux couches populaires kikuyu. C'est à partir de ce moment également que des tentatives furent faites pour étendre la campagne aux districts de Fort Hall et de Nyeri, où le contrôle du mouvement se révélait plus difficile faute d'une tradition d'action politique continue et « éclairée >. Le « Parlement J> de Kiambu était un groupe relativement modéré, qui entretenait des liens étroits et se confondait en partie avec les dirigeants « constitutionnalistes » de la K.A.U. Les leaders kikuyu les plus importants tels que Jomo Kenyatta et Mbiyu Koinange n'assistaient probablement pas en personne aux délibérations secrètes du « Parlement », pour des raisons de sécurité surtout, mais leurs collaborateurs les plus directs y tenaient des rôles importants. Kenyatta a certainement été au courant de l'existence de cet organisme et il ne désapprouvait pas en principe son action, que C. G. Rosberg Jr. et J. Nottingham ont ainsi définie : « The central feature of the conspirational function of 'Parliament' was the extension of a secret oath of unity to all parts of central Kenya... The leaders of 'Parliament' believed that if they could achieve committed mass support then the real source of power in Britain would be bound to heed their petitions. The employment of violence played little part in their plans, although the situation might entail the use of techniques of civil disobedience as developed in India. At the same time the belief in the power of petition to bring reform was never fully abandoned » 29. Le serment conçu par ce groupe était relativement inoffensif; formulé en termes généraux, il n'engageait celui qui le prêtait qu'à être loyal au mouvement et à le soutenir de toutes ses forces. Le calme relatif qui a régné dans le district de Kiambu à l'époque de la révolte armée est attribué par plusieurs auteurs, dont C.G. Rosberg Jr., J. Nottingham et D.L. Barnett, à l'influence modératrice des quelques membres du « Parlement » ayant échappé aux camps de détention. Ce calme relatif de Kiambu n'est pas un mythe; les maquisards mau-mau eux-mêmes s'en sont plaints comme nous le verrons plus loin. Il serait donc faux de considérer le « Parlement » de Kiambu comme un mouvement révolutionnaire et extrémiste, comme l'a fait le gouvernement du Kenya, et de lui attribuer la paternité de la révolte mau-mau. 29. Ibid., pp. 264-265.

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Son rôle a été important, cependant, dans la mesure où son action a donné une impulsion nouvelle aux campagnes de prestation de serments, phénomène endémique en pays kikuyu, et dans la mesure où il a donné en quelque sorte une caution officielle à ces campagnes. H est plus que possible que sans les agissements de ce groupe, les militants de base du mouvement mau-mau n'auraient pas eu la conviction d'être approuvés par Jomo Kenyatta et ses proches associés. Leur sentiment d'avoir été trahis par le Kiambu serait autrement inexplicable. Le « Parlement » de Kiambu était donc un groupe relativement modéré, composé de leaders nationalistes âgés ayant une longue expérience de la lutte politique. Un groupe, en somme, qui ne donne guère l'impression d'avoir voulu brûler les étapes. Avec le Anake wa Forty, par contre, nous entrons déjà sur le terrain de la violence. Au départ, le Anake wa Forty (littéralement « les guerriers de 40 ») comprenait tous les jeunes Kikuyu ayant été circoncis en 1940. Après la seconde guerre mondiale - que beaucoup de ses membres avaient connue en tant que combattants en Afrique et ailleurs - ce groupe a élargi son audience pour devenir une organisation de jeunes Kikuyu radicaux engagés dans des activités politiques et para-politiques. A rencontre du « Parlement », dont C. G. Rosberg Jr. et J. Nottingham nous ont révélé les premiers l'existence en tant qu'organisme « institutionnalisé », Y Anake wa Forty n'était pas passé inaperçu, et les administrateurs coloniaux ne se faisaient pas d'illusions à l'égard des intentions de ses animateurs. Dès 1947, le « District Commissioner » de Nyeri décrit le Anake wa Forty comme : « a term which covered anybody who had done practically anything in 1940 and was or could be induced to pay the entrance fee; it was nothing but a collection of hooligans and thugs » 30. Dès cette année, le groupe avait adopté des positions extrémistes et avait commencé à mettre Jomo Kenyatta et les autres leaders dans l'embarras. C'est d'eux qu'à émané vraisemblablement en 1947 l'ordre d'arrêter les travaux de terrassement à Fort Hall, ordre qui avait mis Jomo Kenyatta pour la première fois devant le fait accompli. D ne fait pas de doute que dès cette époque ils échappaient presque totalement au contrôle de Kenyatta. Jusqu'en 1950, les dirigeants de Y Anake wa Forty se sont consacrés surtout à la lutte syndicale et n'ont pas influencé directement l'activité politique de la « Kenya African Union », mais leur déception croissante devant la modération des leaders de la K.A.U. (et du « Parlement » de Kiambu) lçs a amenés progressivement à une activité proprement politique. Se rendant compte que l'existence d'un groupe de pression en marge de la K.A.U. ne suffisait pas 30. Cité par F.D. Corfield, p. 69. *

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à accélérer l'évolution politique, ils décidèrent alors d'engager la lutte au sein de la K.A.U., afín de s'emparer du contrôle du parti. Dans la seconde moitié de 1951, ils ont réussi à placer un nombre important de leurs membres dans le Comité central de la K.A.U., tandis que le contrôle de la branche de Nairobi, leur base principale, passait entièrement entre leurs mains. En même temps, un comité secret (connu à l'origine sous le nom de Muhimu (« important ») et plus tard comme le « Central Committee ») fut formé, composé du cercle interne du comité exécutif de la branche de la K.A.U. de Nairobi. A cette époque, les leaders de YAnake wa Forty, parmi lesquels on comptait Fred Kubai, Paul Ngei, Bildad Kaggia et John Mungai, étaient : « committed men, absolutely convinced of the justice of their cause, intolerant of moderation in politics, and possessing little faith in the prospects of constitutional reform in the immediate future. 'Africa for the Africans' infused their mood, and self-government 'now' was their objective. If peaceful change was not possible, they were prepared to employ violence » 31. Après avoir assuré sa position au sein de la K.A.U., ce groupe militant a décidé ensuite de s'emparer du contrôle des campagnes de prestation de serments, déjà largement en cours partout en pays kikuyu, pour leur donner un sens plus violent et plus concret 32. Nous avons vu que les leaders du « Parlement » avaient décidé, en 1950, de donner une nouvelle ampleur à leur campagne « sélective » de serments, en l'étendant notamment à Fort Hall et à Nyeri, où l'absence d'une tradition de lutte politique organisée rendait le contrôle de la campagne beaucoup plus difficile. Ce contrôle fut sérieusement contesté vers la fin de 1951, par les leaders de YAnake wa Forty, qui, après s'être assurés du contrôle des serments à Nairobi même, commençaient également à « travailler » les masses rurales kikuyu. Par la suite, le « Parlement » perdit pratiquement tout contrôle sur les événements dans les districts de Fort Hall et de Nyeri, et seul le district de Kiambu et les squatters sur les hauts plateaux blancs (dans la mesure où ceux-ci n'échappaient pas dès le début à tout contrôle effectif) continuaient à suivre la ligne de conduite tracée par les leaders du « Parlement ». Cette alliance des districts septentrionaux avec Nairobi, qui a fait prendre une tournure beaucoup plus radicale à la campagne des serments, a certainement été un facteur crucial de l'évolution politique qui a trouvé son aboutissement dans la révolte mau-mau. En août 1952, quelques comités de Nairobi avaient déjà envoyé des émissaires spéciaux aux districts ruraux kikuyu pour préparer la résistance dans la forêt; auparavant, le Comité central de Nairobi avait accepté, en principe, la nécessité d'éliminer les in31. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, pp. 269-270.

32. Ibid., p. 271.

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formateurs de police et s'occupait de la formation de stocks d'armes à feu et de munitions 33. C'est à cette époque également que Jomo Kenyatta aurait été convoqué par le Comité de Nairobi pour recevoir un blâme pour avoir dénoncé en termes trop violents le mouvement mau-mau lors d'un meeting public le 24 août 1952 3 \ D semble donc à première vue que nous ayons trouvé dans YAnake wa Forty, transformé en « Central Committee », l'organisation qui fut à la base de la révolte mau-mau. Une analyse plus approfondie des faits montre cependant que la situation était plus complexe. Les leaders du Comité central se préparaient en effet à la violence et étaient déterminés à l'employer dans l'avenir, mais ce n'est pas d'eux qu'a émané le signal de la révolte armée, pour la simple raison qu'ils n'étaient pas prêts en octobre 1952 pour une résistance populaire massive. Leur organisation commençait alors seulement à se rôder et seule une petite minorité de leaders politiques avait été gagnée à la cause de la lutte armée. D'après Waruhiu Itote (« général China »), même au sein du « Central Committee » l'emploi de la violence ne faisait pas l'unanimité et il existait à l'intérieur de cette organisation un autre comité secret réunissant ceux qui considéraient que la tactique de guérilla était le seul moyen de conquérir l'indépendance 35. Quant à la préparation de la résistance dans la forêt, elle se résumait à quelques voyages de reconnaissance effectués dans la forêt des Aberdares, dont un probablement sous la direction de Dedan Kimathi, le futur chef suprême de la révolte, et peut-être à quelques groupes de maquisards sans armes et sans entraînement, ne dépassant pas quelques dizaines de militants, qui passèrent à partir de fin août 1952 une partie de leur temps sur les pentes boisées du mont Kenya pour y recevoir une instruction militaire élémentaire sous la direction de Waruhiu Itote 36. D'où vient donc la révolte mau-mau, dont le gouvernement colonial a prétendu en octobre 1952 qu'elle était sur le point d'être déclenchée ? Comme le « Parlement » a été débordé sur sa gauche par YAnake wa Forty, celui-ci semble avoir été à son tour pris de court par un troisième groupe, difficile à définir, mais dont le rôle nous paraît néanmoins essentiel. Plusieurs auteurs ne font aucune allusion à ce groupe et pourtant certains faits restent inexplicables si l'on ne tient pas compte de son existence. Nous avons déjà vu que le « Parlement > avait ses assises principalement dans le district de Kiambu et que YAnake wa Forty avait les siennes à Nairobi. Or, 33. Ibid., p. 274. 34. Ibid., p. 275.

35. W. Itote, p. 43.

36. Ibid., pp. 47 et sq.

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plusieurs auteurs (F.D. Corfield, L.S.B. Leakey, P. Mitchell) ont insisté sur le fait que les premiers serments de style mau-mau ont été signalés dès 1948 parmi les squatters sur les hauts plateaux blancs, et qu'il faudrait par conséquent chercher les origines du mouvement mau-mau en dehors de la « Kikuyu Land Unit ». M.P.K. Sorrenson a été le plus explicite en cette matière : d'après lui, le mouvement mau-mau et la révolte consécutive ont été presque exclusivement l'œuvre des Kikuyu sans terre, vivant en dehors de la réserve, c'est-à-dire des ouvriers citadins et du sous-prolétariat de Nairobi, encadrés par les militants de YAnake wa Forty, et de la masse déshéritée des squatters. Quant à la grande majorité des Kikuyu vivant dans les régions rurales de la « Kikuyu Land Unit », ils étaient d'après Sorrenson passivement contre le gouvernement et passivement pour la K.A.U. Ce n'est qu'au moment où l'état d'urgence fut déclaré que ces gens seraient passés en masse dans le camp des supporters mau-mau 37. M. Sorrenson va probablement trop loin, puisque tous les informateurs de D.L. Barnett ont été d'accord pour dire que, dès septembre 1952, entre 75 % et 90 % de la population kikuyu, y compris celle des réserves, avaient prêté le premier serment mau-mau 38, mais il est certainement vrai que les squatters ont joué un rôle important dans le mouvement mau-mau. Nous avons déjà vu dans la première partie de notre étude que ces « ouvriers résidentiels », dont la situation matérielle était souvent relativement bonne, avaient souffert depuis la fin de la guerre mondiale de l'insécurité inhérente à leurs contrats temporaires, limités à cinq ans au maximum. Déjà, en 1947, des tensions s'étaient manifestées dans la région de Naivasha lors de l'introduction de nouveaux termes de contrat beaucoup moins favorables aux squatters, et des informations sérieuses nous permettent de croire que dès cette époque les squatters ont commencé à s'organiser. F.D. Corfield fait en tout cas état de la découverte en mars 1948 d'une organisation secrète appelée « United Natives Organization », dont le but aurait été de provoquer des grèves et de fomenter des troubles sur les hauts plateaux blancs 39. D'après Corfield, ce mouvement aurait eu des liens avec la K.C.A., mais ces liens semblent avoir été assez vagues, et il s'agissait probablement surtout de petits comités, ferme par ferme, sans véritable direction centrale. Etant donné que les squatters étaient pratiquement en dehors de tout contrôle administratif, nous sommes très mal renseignés sur eux, mais les rares indications dont nous disposons nous permettent de croire que leur mouvement a eu dès le début

37. M.P.K. Sorrenson, 1963, pp. 5-6. 38. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 66. 39. F.D. Corfield, p. 77.

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un caractère radical, voire violent. En tant que tel, il représente un des rameaux du futur mouvement mau-mau. En tout cas, c'est à Naivasha que le mot « mau-mau » a été prononcé pour la première fois et, au moment où cette nouvelle organisation secrète fut mentionnée pour la première fois dans un document officiel sous ce nom (rapport du « Director of Intelligence and Security » daté du 21 septembre 1948) l'emploi du terme « mau-mau » était encore restreint aux hauts plateaux blancs de la « Rift Valley Province » 40. C'est également dans la « Rift Valley » que serait né plus tard le serment batuni, ou serment « avancé » qui engageait ceux qui le prêtaient à des actions concrètes comme la révolte armée et le meurtre des blancs, et qui a été pris par le gouvernement colonial comme une des preuves principales qu'un complot se tramait. Les leaders de YAnake wa Forty auraient seulement repris à leur compte ce serment une fois qu'il fut introduit par les squatters dans la « Kikuyu Land Unit », ils n'en seraient pas les créateurs. Comme ils ont pris l'initiative de la « violence verbale » qui s'exprime dans le serment batuni, ces mêmes squatters désespérés, anonymes et politiquement peu évolués ont pris, avec certains militants de base de Nyeri échappés au contrôle de Nairobi, l'initiative de la violence dans les faits. Les événements suivants ont marqué l'évolution politique au cours de 1952 : 1) Fin janvier, des huttes de Kikuyu connus pour leurs sentiments loyaux vis-à-vis du gouvernement furent incendiées dans les circonscriptions de Aguthi et de Thegenge (district Nyeri). Aucun coupable n'a pu être identifié par la police, qui se heurtait à un « mur de silence impénétrable » 42. 2) A la même époque, des incendies de pâturage furent provoqués dans des fermes européennes de la région de Nanyuki (hauts plateaux blancs). Entre le 7 février et le 16 mars on en constata une bonne cinquantaine. F.D. Corfield parle à cet égard d'un tournant décisif dans la campagne mau-mau : pour la première fois, le mouvement ou du moins certains de ses militants en venaient aux actes 43. 3) Un nouveau tournant fut pris ensuite vers la fin septembre : plusieurs bandes armées attaquèrent des fermes européennes dans la région de Timau (hauts plateaux blancs), non pas pour tuer les colons mais pour mettre le feu aux étables et mutiler le bétail. 4) Un dernier événement important dans cette série d'actes violents fut le meurtre du « Senior Chief » Waruhiu, le 7 octobre 1952. La mort de ce 40. Ibid., p. 78. 41. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 248. 42. F.D. Corfield, p. 124.

43. Ibid., p. 126.

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chef prééminent, chrétien convaincu et un des soutiens principaux du système colonial, a été un choc psychologique de premier ordre pour le gouvernement et il semble que cet attentat a hâté la décision du gouverneur, Sir Evelyn Baring, de déclarer l'état d'urgence. Dans tous les cas cités, il s'agissait d'actes plus ou moins isolés, perpétrés par des militants de base ayant échappé à tout contrôle, si jamais contrôle il y eût sur eux. Même les dirigeants de YAnake wa Forty ont été pris au dépourvu par ces initiatives paysannes. Seul l'assassinat du chef Waruhiu se situe hors du cadre paysan et on pourrait se demander dans quelle mesure YAnake wa Forty n'a pas trempé dans cette affaire. Perpétré dans le meilleur style de Chicago, par un tueur porteur d'armes à feu ayant obligé avec sa voiture celle du chef Waruhiu à s'immobiliser, ce meurtre semble l'œuvre d'une organisation « sophistiquée ». Plusieurs auteurs affirment cependant que les dirigeants de YAnake wa Forty ne contrôlaient même pas totalement la situation à Nairobi et on pourrait éventuellement envisager l'hypothèse d'un attentat isolé, inspiré par des milieux criminels pour compromettre les dirigeants et les contraindre à agir. Des doutes sérieux subsistent néanmoins sur ce point. Mis à part ce cas douteux, les premiers actes de violence attribués au mouvement mau-mau ont été l'œuvre de militants de base indisciplinés et isolés, n'obéissant à aucune direction centrale. Ils étaient loin de faire partie d'un complot organisé prêt à être déclenché. Où était donc le mouvement mau-mau ? La seule réponse valable nous paraît être nulle part et partout. En réalité, il n'existait pas avant octobre 1952, un seul mouvement mau-mau en pays kikuyu. Il existait par contre, différents groupes plus au moins combatifs et plus ou moins extrémistes, mais aux objectifs mal définis et unis entre eux par des liens souvent lâches et insaisissables. Parmi ces groupes, l'organisation animée par les dirigeants du Central Committee de Nairobi répond le plus à la définition d'un complot révolutionnaire, mais en octobre 1952, cette organisation commençait seulement à se rôder et elle ne constituait pas un danger immédiat pour la sécurité et l'ordre public dans la colonie. Quant aux autres groupes dont nous avons défini les contours, nous pouvons conclure que le « Parlement » de Kiambu était trop modéré pour jouer le rôle d'une avant-garde intellectuelle dans une révolte populaire, tandis que les comités des squatters et les autres comités locaux étaient trop isolés pour pouvoir donner lieu dans l'immédiat à une offensive généralisée de la part du peuple kikuyu. Il est d'ailleurs intéressant de noter ici qu'aucun de ces trois mouvements ne s'est jamais paré du nom « Mau-Mau », qui est très probablement une 44. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 272.

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invention des adversaires européens et africains du mouvement. II convient d'ouvrir ici une parenthèse pour évoquer brièvement les différentes hypothèses - toutes plus ou moins fantaisistes - qui ont été avancées pour expliquer le mot « Mau-Mau ». Cet inventaire nous montrera une fois de plus à quel point la révolte maumau a été l'objet de tentatives de mystification. La plupart des explications sont en effet de véritables « programmes », faisant partie d'une théorie construite au préalable et relevant en réalité du domaine des mythes. Il faut d'ailleurs commencer, dans ce cadre, par louer la modération et le bon sens de L.S.B. Leakey, avec lequel nous sommes en désaccord sur beaucoup d'autres points. Cet auteur, un des rares spécialistes européens de la langue kikuyu, reconnaît honnêtement qu'il n'a pas été capable de trouver un sens ou une explication au mot « mau-mau » et que ses amis kikuyu lui ont dit qu'il s'agit d'un « nom sans signification » 45. D'autres auteurs européens, par contre, ont été moins prudents; ce manque de prudence étant d'ailleurs le plus souvent en fonction inverse de leur connaissance réelle du peuple kikuyu. C. T. Stoneham, par exemple, s'est montré persuadé que le mouvement mau-mau a existé depuis la naissance du peuple kikuyu, et que Mau-Mau était peut-être même un ancien dieu kikuyu 46 ; cet auteur fait également allusion à un groupe d'assassins et de voleurs qui aurait existé jadis dans le district de Thika et qui se serait appelé Mau-Mau 4T . Nous avons trouvé une autre version de cette dernière hypothèse dans une petite brochure de la « Church of Scotland Mission » : « The word Mau Mau ... is no invention. It is in fact an onomatopeic kikuyu word used - though not commonly nowadays - to imitate the half-snarling, half-gulping noise made by an animal when bolting food. It was applied some sixty years ago to a band of young Kikuyu who terrorised a locality in Kiambu district by descending on households demanding tribute, and beating unmercifully those who did not meet their demands at once » 48. Il se peut qu'une telle bande ait réellement existé quelque part en pays kikuyu, mais le fait n'a pas été confirmé ailleurs. H est par contre tout à fait certain que les Kikuyu n'ont jamais adoré un dieu du nom de Mau-Mau. Une autre hypothèse hautement fantaisiste a été avancée par J. Brom. D'après cet auteur, Jomo Kenyatta, en étudiant à Londres les mouvements révolutionnaires antérieurs à la révolte mau-mau, aurait été séduit par la 45. 46. 47. 48.

L.S.B. Leakey, 1952, p. 95. C.T. Stoneham, p. 24 et 27. Ibid., p. 27. Mau-Mau and the Church, p. 5.

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révolte des indigènes des îles Savai et Upolu (archipel de Samoa) en 1928, révolte connue sous le nom de Mau 49. Ceci l'aurait amené à baptiser sa propre révolte « Mau-Mau >. Or, l'hypothèse que Jomo Kenyatta ait été le chef véritable de la révolte mau-mau et qu'il en ait conçu l'idée déjà avant son retour au Kenya, ne résiste pas à un examen critique, comme nous l'avons montré. Le journal La Croix a présenté encore deux autres explications, peu vraisemblables, du mot mau-mau : « Si mao-mao était un mot emprunté aux portugais, ce qui n'est pas impossible, car les Goanais de langue portugaise sont nombreux au Kenya, ce serait la répétition d'un mot qui signifie mauvais. Mao-Mao peut se traduire en français par ' ça va mal ' . . . Mais d'après le P. Boza... MAU serait les trois initiales renversées de l'anglais 'Underground African Movement' > 50. D'autres auteurs ont cherché également dans le mot MAU un sigle, comme A. Becker, qui y voit les initiales de « Mumbi African Union > 51. Cette dernière hypothèse est déjà moins fantaisiste, dans la mesure où les partisans du mouvement mau-mau se référaient en effet fréquemment aux ancêtres légendaires Gikuyu et Mumbi. Une autre hypothèse encore est soutenue par D.H. Rawcliffe qui voit dans le mot « mau-mau > une onomatopée imitant le grondement du lion 52. Cette hypothèse s'inscrit dans le cadre d'une théorie sur les origines du mouvement mau-mau dans laquelle le culte des Watu wa Mungu, dont nous avons mentionné ailleurs la façon curieuse de prier en poussant des cris comme des lions, joue un grand rôle. Nous reviendrons sur les hypothèses hautement intéressantes de D.H. Rawcliffe quand nous analyserons les aspects religieux de la révolte mau-mau. Toutes les explications du mot « mau-mau » que nous avons signalées jusqu'ici supposent implicitement ou explicitement que le nom « mau-mau » ait été inventé et utilisé par les partisans du mouvement mau-mau euxmêmes, à l'exception, toutefois, de celle suggérée par l'auteur de la brochure de la « Church of Scotland Mission » qui écrit : « It is most probable that the name was first used by those terrorised, popularised by the press, and later adopted by the terrorists themselves » 53. Or, les rares auteurs africains qui ont participé eux-mêmes à la révolte sont tous également d'accord pour

49. 50. 51. 52. 53.

J. Brom, p. 60. La Croix, 9 avril 1953. A. Becker, p. 209. D.H. Rawcliffe, p. 32. Mau-Mau and the Church, p. 5.

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dire que le nom « Mau-Mau » a été utilisé d'abord par leurs adversaires et n'a jamais été adopté par le mouvement lui-même. Un des informateurs de D.L. Barnett donne, par exemple, l'explication suivante retenue par Barnett lui-même comme la plus plausible : « Mau-Mau was not a widely known word among Kikuyu. Its only meaning was 'greedy eating', sometimes used by mothers to rebuke children who were eating too fast or too much. In my location of Kiambaa, in Kiambu District, however, it was also used occasionally when talking about certain elders who, when called to hear a case by the chief, were more interested in the few shillings or goats they would receive than in dispensing justice ... Earning a reputation for being greedy, those elders were sometimes called the Kiama Kia Mau Mau, or 'Council of Greedy Eaters'. It is my belief that the man who used the term 'Mau Mau' at the Naivasha Trial was refering to the men who administred the oath as bad elders, who wanted only his initiation fee and the feast of a goat » 54. D'après J. M. Kariuki, le mot « mau-mau » aurait été utilisé d'abord par Parmenas Kiritu, un des leaders africains de la « Africa Inland Mission ». Le mot serait parvenu à Parmenas Kiritu de la façon suivante : les enfants kikuyu font souvent des anagrammes avec des mots courants, comme par exemple Ithi, ithi au lieu de Thii, thii (« va, va ») et Mau-Mau au lieu de Uma-Uma (« dehors, dehors ») Un soir, des partisans du mouvement maumau s'étaient donné rendez-vous dans une maison dans la région de Naivasha où le serment devait être administré. La sentinelle avait reçu l'instruction de crier l'anagramme « Mau-Mau » s'il entendait des pas pour que ceux qui étaient dans la maison puissent s'échapper; la police vint en effet ce soir-là et la sentinelle cria : « Mau-Mau ». A partir de ce moment, le mouvement aurait reçu le nom « Mau-Mau » 55. Une autre explication encore est fournie par Karari Njama qui écrit : « After a long research I have come to the conclusion that the first African who disclosed the secrecy of the society at Naivasha police station told a European officer, 'I have been given MUMA', an oath. The European being neither able to pronounce nor spell MUMA correctly created his own pronunciation ... 'MAU MAU' » 56. Cet auteur ajoute que de telles erreurs ont été fréquentes au Kenya, notamment dans le cas des désignations de lieux géographiques; ainsi le mont Kirinyaga est devenu le mont Kenya et la chaîne de Nyandarua la 54. 55. 56. 57.

D.L. J.M. D.L. Voir

Barnett et Karari Njama, pp. 53-54. Kariuki, pp. 50-51. Barnett et Karari Njama, p. 53. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 331.

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chaîne des Aberdares. L'hypothèse de Karari Njama nous apparaît actuellement la plus plausible, d'autant plus que dans les premiers textes officiels, dans lesquels il était question du mouvement mau-mau, le terme « maumau » était écrit comme un seul mot : « maumau » 57. Cette hypothèse que « Mau-Mau » serait une déformation de muma (serment) a d'ailleurs été avancée dès la fin de 1952, par F. Brockway 58. En tout cas, comme l'a constaté D.L. Barnett, les membres du mouvement mau-mau ne se sont jamais servi entre eux du terme « Mau-Mau » et le mot n'a été incorporé dans aucun des serments, chants et prières ou manifestes du mouvement 59. Barnett donne, par contre, plusieurs noms qui ont été utilisés fréquemment par les membres du mouvement eux-mêmes pour désigner leur société, comme par exemple Uiguano wa Muingi ou simplement Muingi, signifiant «L'unité de la Communauté», ou «la Communauté»; Gikuyu wa Mumbi ou Gikuyu, d'après les ancêtres traditionnels du peuple kikuyu (dans la traduction anglaise des livres de chants par L.S.B. Leakey, on trouve par exemple fréquemment le terme « La Maison de Gikuyu et Mumbi »); Muhimu, ce qui signifie « Très important », nom utilisé comme un mot de code; Muigwithania, d'après le nom du journal kikuyu dont Jomo Kenyatta avait été l'éditeur vers la fin des années 20; Muma (serment) désignant d'abord le serment (muma wa uiguano = le serment de l'unité), mais aussi par extension, le mouvement tout entier; et en dernier lieu simplement K.C.A. 60. C'est pour cette raison que nous avons placé le mot « mau-mau » entre guillemets dans le titre de notre étude. C. ORGANISATION ET MOYENS D'ACTION D U MOUVEMENT « MAU-MAU » A V A N T OCTOBRE 1952

La déclaration de l'état d'urgence en octobre 1952 constituant une véritable coupure dans l'évolution du phénomène Mau-Mau, nous allons interrompre ici le récit chronologique de la révolte pour analyser brièvement l'organisation et les moyens d'action du mouvement (ou des mouvements) mau-mau avant 1'« Emergency ». Il nous semble que l'on peut considérer le mouvement mau-mau en tant que mouvement pré-révolutionnaire comme essentiellement un dialogue entre la base et le sommet, c'est-à-dire entre les masses rurales kikuyu et ses dirigeants nationaux. Dans ce processus dialectique, certaines idées conçues par les masses paysannes, mais à peine ébauchées, ont été reprises par 58. Franc-Tireur, 4 décembre 1952. 59. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 54. 60. Ibid., p. 54-55.

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Caractéristiques et signification de la révolte

les leaders nationaux (le serment d'Olenguerone par les leaders du « Parlement » de Kiambu; le serment batuni des squatters par YAnake wa Forty) pour revenir finalement sous une forme modifiée et élaborée chez ces mêmes masses paysannes. Les structures du mouvement mau-mau avant octobre 1952 reflètent ce caractère de « dialogue » du mouvement. Il existait, au niveau national kikuyu, deux comités directeurs, animés par des évolués et des semi-évolués dont l'audience dépassait en certains cas même le cadre strictement kikuyu. Le plus ancien de ces conseils nationaux était le « Parlement » de Kiambu. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham ont analysé la composition du « Parlement » dans les termes suivants : « The heart of this secret body was the General Council of the proscribed K.C.A. ... It had representation on a territorial basis from the various locations in the district. Each location also had its own committees with representation from sublocations. By the time 'Parliament' had evolved, representatives were also coming from the K.C.A. secret committees in the Rift Valley, Olenguorone, and the Kilimandjaro region in northern Tanganyika ... 'Parliament' also had as official members representatives of the K.I.S.A. and Karing'a schools, and representatives of the Kikuyu Land Board Association - the Mbari committee in Kiambu. There was greater flexibility of leadership choice than this formal structure conveys. The growing band of committed leaders would have easily access to the meetings of 'Parliament' or its related bodies, K.I.S.A., Karing'a, and the K.L.B.A. » 61. Il semble donc que dans le cas du « Parlement », les critères de la cooptation et de la représentation de la base aient été appliqués simultanément pour donner naissance à un conseil suprême flexible, aux tâches et aux compétences peu précises. Il en était de même pour le « Central Committee » de Nairobi, comprenant à l'origine les leaders syndicalistes (ex-Anake wa Forty) au sein de la K.A.U. et élargi quelque peu par la suite pour accueillir des membres représentatifs des différents districts. Ces membres, cependant, n'étaient pas élus par les districts; de plus - et ceci est important - ils étaient choisis parmi les Kikuyu originaires des districts ruraux, mais domiciliés à Nairobi. Seuls les délégués de Kiambu n'étaient pas domiciliés à Nairobi; ils représentaient le « Parlement » de Kiambu et habitaient dans le district même. Nous trouvons, d'autre part, à la base de la « hiérarchie » mau-mau, les comités locaux au niveau du village; ces comités, qui comprenaient en général neuf « anciens », correspondaient en gros, quant à leurs compétences terri61. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 263.

Les origines du mouvement Mau-Mau

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toriales, aux traditionnels conseils d'anciens de Yitura. Comme nous l'avons vu, un certain nombre de ces comités avaient très probablement fonctionné de façon très imprécise avant que le « Parlement » et le « Central Committee » n'aient centralisé vers 1951 les campagnes de serments dans les districts ruraux kikuyu. La liaison entre ces comités locaux et les organismes nationaux, notamment le « Central Committee » s'est établie surtout par l'intermédiaire de Kikuyu recrutés par le Mau-Mau à Nairobi, qui ont pris en main les comités locaux dans leurs lieux d'origine lors de leur retour définitif ou temporaire dans la réserve. De cette façon, une hiérarchie de comités locaux parallèle à celle de Nairobi a été mise sur pied aux différents niveaux territoriaux : commune, circonscription, division, district, province, le tout coiffé par le « Central Committee » de Nairobi, qui avait aussi autorité sur la chaîne de commande établie à Nairobi même. On peut schématiser cette hiérarchie des conseils de la façon suivante (voir tableau II) e2. Ce tableau suscite plusieurs commentaires. On constate d'abord que toute l'organisation mau-mau se basait sur le critère régional à tel point que, même à Nairobi, les membres du mouvement furent regroupés en fonction de leur lieu d'origine et non pas en fonction de leur lieu de résidence en ville. La seule exception à cette règle ont été les comités sur les hauts plateaux blancs, où les conditions de vie particulières des squatters rendaient difficiles et même inutiles les regroupements sur la base du lieu d'origine. La formation de comités sur la base de la résidence commune actuelle, c'est-à-dire ferme par ferme, s'imposait dans ces régions. On constate ensuite l'existence de plusieurs « chaînes de commandement » pratiquement indépendantes, qui ne se réunissaient qu'au niveau le plus élevé. Le réseau du « Parlement » de Kiambu semble avoir fonctionné plus ou moins en dehors de la hiérarchie coiffée par le « Central Committee »; celui-ci, à son tour, se trouvait à la tête d'au moins deux chaînes de commandement différentes, dont la première encadrait les membres du mouvement mau-mau à Nairobi, et la seconde les membres du mouvement dans la « Kikuyu Land Unit », y compris ceux des districts d'Embu et de Meru 63. Dans la hiérarchie commandée par le « Central Committee », le district de Kiambu faisait figure d'exception : la proximité du district de la ville de Nairobi a rendu possible la réunion des deux chaînes de commandement 62. Ce tableau est une version élargie de celui qu'a publié D.L. Barnett (voir D.L. Barnett et Karari Njama, p. 64). 63. Dans ces derniers districts, le mouvement s'est introduit relativement tard, mais les populations embu et meru ont suivi finalement avec un certain retard la même évolution que les populations kikuyu proprement dites.

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Caractéristiques et signification de la révolte

; il avoue lui-même dans ses Mémoires qu'à l'époque de la révolte il ne connaissait que quelques mots d'anglais et rien de la grammaire 61. L'éducation missionnaire avait pourtant laissé des traces dans son esprit, puisqu'il se décrit lui-même en 1940, comme un « membre enthousiaste » de l'église écossaise 62. A l'encontre de Dedan Kimathi, le général China avait une solide expérience des opérations militaires, notamment en forêt tropicale. Engagé dans le « King's African Rifles », il a participé comme caporal à la campagne de Birmanie et a été également en garnison à Ceylan et aux Indes. Pour le reste, sa vie professionnelle avait été partagée entre des tentatives de se lancer dans le commerce et une situation de mécanicien dans les chemins de fer de l'Afrique Orientale. Grâce à ses Mémoires parus en 1967, nous sommes relativement bien renseignés sur ses expériences politiques antérieures à la révolte mau-mau. Dès le premier chapitre de son livre, il ne laisse planer aucun doute sur le fait que sa prise de conscience politique s'est opérée pendant la guerre et qu'il doit beaucoup à ses conversations avec des militaires anglais et des Noirs des Etats-Unis. C'est surtout la lutte pour l'indépendance indienne qui lui a servi d'exemple et les contacts qu'il a eus avec une famille indienne à Calcutta ont été décisifs à cet égard 63. De retour au Kenya, il s'inscrit dès 1946 à la « Kenya African Union » et l'année suivante, il rejoint les Anake wa Forty. Déjà en 1950, il se réclame des leaders syndicalistes militants tels que John Mungai, Fred Kubai et Bildad Kaggia C4, et vers la fin de cette année-là, il prête pour la première fois le serment mau-mau avant d'être incorporé dans le réseau du Comité mau-mau de Nyeri, opérant à Nairobi sous la haute direction du « Central Committee ». D'après ses propres dires, il se classait parmi les extrémistes dans ce milieu déjà assez peu modéré, et il était convaincu que seule la lutte armée pourrait mener les peuples du Kenya à l'indépendance 65. C'est en août 1952 qu'il commença sa carrière de révolutionnaire armé en établissant sur les pentes du mont Kenya un camp militaire destiné à l'entraînement des futurs combattants mau-mau. H resta dans le maquis jusqu'en janvier 1954, date de sa capture. Condamné à mort, il eut la vie sauve en échange de ses services rendus lors des négociations avec les chefs militaires du Mau-Mau au début de l'année 1954. 61. W. Itote, p. 215.

62. Ibid., p. 21.

63. Ibid., pp. 13-14. 64. Ibid., pp. 38-39.

65. Ibid., p. 43.

L'infrastructure de la révolte

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H occupe aujourd'hui la fonction de « Assistant Director of the Kenya National Youth Service ». Des autres leaders militaires nous ne connaissons en général que le nom, sauf dans le cas de Karari Njama, dont la carrière dans l'armée mau-mau est atypique, mais dont la biographie mérite cependant de figurer ici. Né, en 1926, dans une famille de squatters originaires de Nyeri, où il est retourné à l'âge de 11 ans, il a eu l'avantage d'une instruction plus solide, qui l'a mené jusqu'à 1'« Alliance High School », où la quasi-totalité des intellectuels kikuyu ont fait leurs premiers pas. Ces études se sont terminées prématurément à cause des difficultés financières consécutives à la mort de son père. Ses expériences professionnelles ne se distinguent en rien de celles de Dedan Kimathi ou de Waruhiu Itote : après quelques tentatives malheureuses de réussir dans le commerce, il est contraint d'accepter un poste d'instituteur dans une école indépendante de tendance pro-gouvernementale. Le cas de Karari Njama est surtout intéressant dans la mesure où son adhésion au mouvement mau-mau se situe relativement tard. Il dit lui-même qu'il s'intéressa peu à la politique jusqu'au moment où, en juillet 1952, il fut emporté par la magie du verbe de Jomo Kenyatta et par l'enthousiasme de la foule lors d'un meeting de la K.A.U. Par la suite, toutes les étapes du chemin qui l'a mené vers le sommet de la hiérarchie mau-mau semblent avoir été abordées par Karari Njama avec peu d'enthousiasme et sous la contrainte. C'est ainsi qu'il n'a prêté le premier serment mau-mau qu'après s'être aperçu de l'ostracisme subtil qui le frappait dans son village où tous les habitants avaient déjà été initiés dans la société 66. C'est ainsi également qu'il ne s'est résolu en mai 1953 à rejoindre le maquis qu'après avoir reçu de la part des combattants dirigés par Stanley Mathenge une lettre menaçante dans laquelle il lui fut notamment reproché de continuer à enseigner dans une école pro-gouvernementale 61. Une fois entré dans l'armée mau-mau, cependant, il s'est acquitté de ses fonctions avec loyauté et enthousiasme. Ces données nous permettent de tirer quelques conclusions générales en ce qui concerne les commandants mau-mau. D'abord, on ne trouve parmi les chefs de la révolte armée aucun des dizaines de « Notorious Mau Mau Agitators » mentionnés dans les rapports officiels 68 consacrés à la période pré-révolutionnaire. Arrêtés presque sans exception dès octobre 1952, aucun des dirigeants nationaux du Kenya n'a pu prendre le maquis, et celui-ci a été dirigé par une véritable « nouvelle vague ». Ce qui nous frappe ensuite, c'est la jeunesse des chefs militaires mau-mau. Kimathi et Waruhiu Itote 66. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 115-116.

67. Ibid., p. 141.

68. Voir notamment le livre de F.D. Corfield.

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Caractéristiques et signification de la révolte

étaient tous deux âgés de 30 à 35 ans à l'époque de leur commandement, et aucun des autres chefs importants ne paraissait avoir dépassé l'âge de 35 ans. Notons pourtant que la plupart d'entre eux semblent avoir été des hommes mariés et même pères de famille (ceci est vrai, notamment pour Kimathi, China et Karari Njama). Dedan Kimathi et le général China se ressemblent aussi quant à leur condition de semi-évolués. Ils avaient subi tous les deux l'influence de la civilisation et de la religion occidentales, ils avaient quelque connissance de la langue anglaise et ils avaient reçu une certaine éducation moderne, mais comparés à des hommes comme Jomo Kenyatta et Mbiyu Koinange, l'influence européenne sur eux paraît avoir été tout à fait superficielle. En cela ils sont tout à fait représentatifs de l'ensemble des dirigeants mau-mau, parmi lesquels on compte plusieurs analphabètes, dont Stanley Mathenge. Dans ce milieu, Karari Njama, avec ses deux années de lycée, n'a eu aucune difficulté à s'imposer d'emblée comme l'administrateur général de l'armée des Aberdares. Une dernière remarque s'impose : l'on est frappé par l'extrême mobilité dont les chefs de la révolte armée ont fait preuve avant d'entrer dans la forêt. Ils nous apparaissent comme des hommes toujours en quête de quelque chose, qu'ils ne semblent trouver nulle part, et que l'on pourrait définir comme « la chance de leur vie », chance que la société coloniale leur refusa presque toujours. Pendant leur jeunesse, on les voit à la recherche d'une éducation scolaire, allant d'une école à l'autre, dépendant toujours de la bonne grâce d'un parent ou d'un ami qui veut bien leur payer cette éducation, s'ils n'essaient pas de réunir eux-mêmes par un travail du soir les sommes nécessaires à leurs frais de scolarité. On les voit ensuite changer fréquemment d'emploi et de domicile, se lançant sans beaucoup réfléchir dans des affaires hasardeuses qui se terminent rarement par une réussite, mais se heurtent le plus souvent à des obstacles, dont ils comprennent mal toutes les implications et qui leur font connaître la frustration et la révolte. Ces obstacles : la concurrence déloyale, ou éprouvée comme telle, de la part des Asiatiques 69, la malhonnêteté des Européens, et les lois coloniales destinées à gêner les petites entreprises autochtones 70. D'après D.L. Barnett, ce sont là des expériences qui ont été communes à tous ses informateurs 71. Ces leaders d'une armée qui a trouvé ses principales assises au sein des masses paysannes, semblent avoir été eux-mêmes non pas des paysans stables et traditionalistes, mais des hommes déracinés cherchant leur place dans une société hostile. 69. W. Itote, pp. 33-34. 70. Karari Njama, in D.L. Barnett et K. Njama, pp. 108-110.

71. lbid., p. 106.

CHAPITRE X

Le Mau-Mau en tant que mouvement de renouveau culturel

A. LE SERMENT MAU-MAU COMME RITE D'INITIATION

Après avoir exposé les faits, nous allons essayer dans ce chapitre et dans les deux chapitres suivants de dégager la signification de la révolte mau-mau. Comme nous l'avons dit dans l'introduction à notre étude, le mouvement mau-mau est un phénomène social total à significations multiples. Phénomène complexe, la révolte se prête à diverses interprétations, qui ne s'excluent pas mutuellement comme certains observateurs semblent le penser, mais qui se complètent, comme nous espérons le montrer. C'est ainsi que nous allons analyser la révolte mau-mau successivement sous son aspect de mouvement de renouveau culturel, sous son aspect de révolte anti-colonialiste et sous son aspect de guerre civile kikuyu, sans toutefois perdre de vue que ces aspects font tous partie d'un seul phénomène social cohérent Par son côté de mouvement de renouveau culturel, le Mau-Mau est sans aucun doute un mouvement tribal. C'est en effet la culture kikuyu ou plutôt une culture kikuyu que les partisans mau-mau ont cherché à faire renaître et c'est au peuple kikuyu qu'ils ont voulu infuser une nouvelle vigueur. L'instrument principal dans cette entreprise rénovatrice était le serment dont le premier objectif était concret : forger l'unité de la tribu kikuyu pour mieux s'opposer au pouvoir colonial. Dans ce sens, le serment n'était qu'un moyen dans la lutte anti-colonialiste. Mais il était en même temps une fin en soi et beaucoup plus qu'un simple serment. Ce n'est que par commodité que nous avons emprunté jusqu'ici la terminologie courante et que nous avons parlé de « serments » mau-mau, terme qui laisse dans l'ombre certains aspects essentiels de ce phénomène. Pour pouvoir faire ressortir toute la signification du serment mau-mau nous reproduisons ici une description du « premier serment », description tout à fait typique et confirmée par d'autres auteurs 1. En général, le premier serment était relativement standardisé tant en ce qui concerne les vœux prononcés que quant à son aspect rituel, et les quelques variations que l'on 1. Voir par exemple The Mau Mau in Kenya, pp. 15-16 et 33; D.L. Barnett et Karari Njama, pp. 56-59; J.M. Kariuki, pp. 52-54; L.S.B. Leakey, 1954, A, pp. 88-93.

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Caractéristiques et signification de la révolte

rencontre dans la littérature ne concernent que des détails mineurs. Voici donc, racontée par Karari Njama une cérémonie de serments ayant eu lieu au début de septembre 1952, dans le district de Nyeri : « After Sunday service, I met Mr. Samuel Ndiritu Njagi, a clerk in the Ministry of Works... He kindly invited me to his home... We spent the whole of the afternoon drinking and talking on one's jobs and the country's politics... In the evening we left toward home. On the way, Ndiritu told me that he had been invited to a feast by my neighbor, Charles Ngatia Gathitu... We passed many people on the way and arrived at the house at twilight. There were some people standing outside, including Charles, the owner of the feast. He led us into the big huts. Inside, were many people sitting and a hurricane lamp was burning... Groups of men and women continued to come... A few persons would be called by their names and moved in the next hut. When I was called to go to the next hut, I was very pleased, but arriving outside in a clear moonshine, I could see hundreds of people standing, some armed with pangas, simis (swords) and clubs. They formed a path on both sides leading to the door of the next hut. I became certain that the day had arrived for me to take the oath... As I led my group marching in the cordoned path, they waved their pangas and swords over our heads and I heard one of them asking whether there was an informer to be 'eaten'. With a reply that we were all good people from another person, we entered the next hut. By the light of a hurricane lamp, I could see the furious guards who stood armed with pangas and simis. Right in front of us stood an arch of banana and maize stalks and sugar cane stems tied by a forest creeping and climbing plant. We were harrassed to take out our coats, money, watches, shoes and any other European metal we had in our possession. Then the oath administrator, Githinji Mwarari - who had painted his fat face with chalk - put a band of raw goat's skin on the right hand wrist of each one of the seven persons who were to be initiated. We were then surrounded (bound together) by goat's small intestines on our shoulders and feet. Another person then sprayed us with some beer from his mouth as a blessing at the same time throwing a mixture of the finger millet with other cereals on us. Then Githinji pricked our right hand middle finger with a needle until it bled. He then brought the chest of a billy goat and its heart still attached to the lungs and smeared them with our blood. He then took a Kikuyu gourd containing blood and with it made a cross on our foreheads and on all important joints... We were then asked to lick each others' blood from our middle fingers... We were then ordered to hold each others right hand and in that position, making a line, passed through the arch seven times. Each time the oath

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administrator cut off a piece of the goat's small intestine, breaking it into pieces, while all the rest in the hut repeated a curse on us... We were then made to stand facing Mt. Kenya, encircled by intestines, and given two dampened soil balls and ordered to hold the left hand soil ball against our navels. We then swore... (biting the chest meat of a billy goat held together with the heart and lungs)... We repeated the oath while pricking the eye of a goat with a kei-apple thorn seven times and then ended the vows by pricking seven times some seven sodom apples. To end the ceremony, blood mixed with some good smelling oil was used to make a cross on our foreheads indicating our reception as members of Gikuyu and Mumbi... During the course of our initiation, one person refused to take the oath and was mercilessly beaten. Two guards were crying [out] seeking permission from their chief leader to kill the man. The man learnt that death had approached him and he quickly changed his mind and took the oath » 2. Cette cérémonie est pleine de significations et nous allons reprendre maintenant les différents éléments du rituel pour en dégager le sens et en déterminer l'origine. H y a d'abord ce que l'on peut appeler la « mise en scène », qui est dans cette description typique de la plupart des cérémonies de serment du mouvement. Presque toujours le scénario est le même. Les non-initiés sont invités au début de la soirée à venir chez quelqu'un sous prétexte d'une fête ou d'une réunion amicale. Arrivés sur place, on les fait attendre près du lieu de la cérémonie où ils sont ensuite conduits par petits groupes encadrés par des gardes armés qui n'hésitent pas à menacer et à malmener, si besoin est, ceux qui manifestent quelques hésitations à se prêter à la cérémonie. L'incident relaté par Karari Njama à la fin de son récit est typique à cet égard. Le grand nombre de personnes présentes à la cérémonie est caractéristique de la période précédant immédiatement la déclaration de l'état d'urgence, au moment où les dirigeants mau-mau sentaient qu'ils allaient être pris de vitesse par le gouvernement. Le secret comptait moins alors, parce que le gouvernement était en tout cas déjà averti; le seul souci des administrateurs de serments était alors d'initier le plus vite possible le plus grand nombre de personnes. Au début, par contre, les prestations de serments étaient des affaires plus discrètes, réunissant tout au plus une dizaine de personnes, sévèrement sélectionnées et réputées « sûres ». Quant à son contenu, la cérémonie du serment mau-mau apparaît comme un résumé et comme une véritable mobilisation de l'arsenal spirituel et religieux kikuyu, faisant allusion à tous les symboles et à tous les rites liés au sacré. Reprenons attentivement la description de la cérémonie par Karari 2. D.L. Barnett et Karari Njama, pp. 116-119.

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Njama. En premier lieu, la cérémonie reprend des éléments des cérémonies de serments traditionnelles. Comme jadis, le postulant prononce les vœux solennels devant un pouvoir surnaturel - et devant la communauté humaine toute entière - en attirant sur lui le châtiment « divin » si jamais il est parjure. Cet engagement solennel de la personne devant « Dieu et les hommes » est même - nous l'avons vu - le but primaire du serment mau-mau. La cérémonie décrite par Karari Njama a pris pour modèle celle du serment thenge (« jurer par le bélier meurtrier >) auquel se réfère la poitrine de chèvre dans laquelle doivent mordre les postulants en prononçant les clauses du serment. Dans d'autres cas, le serment githathi semble avoir été pris comme modèle : en prononçant les clauses du serment, les postulants devaient insérer des brindilles d'herbe ou des baguettes dans un objet à sept trous 3. Ensuite, comme il ressort clairement de la description de Karari Njama, la cérémonie de serments mau-mau se veut délibérément une cérémonie d'initiation. L'arche de feuilles de bananiers et de tiges de canne à sucre sous laquelle les postulants doivent passer lors de la cérémonie, l'usage de la craie blanche pour se barbouiller le visage, les onctions du front et des articulations, la bénédiction des postulants par une aspersion avec de la bière, autant d'éléments de la cérémonie mau-mau qui ne trouvent leur véritable signification que dans le contexte des cérémonies d'initiation traditionnelles. Allusion est faite également à une autre cérémonie à caractère de rite de passage, à savoir celle de la « seconde naissance », rite accompli quelques années avant la véritable initiation tribale. Lors de cette cérémonie, l'enfant est placé entre les jambes de sa mère et attaché par des intestins de chèvre ou de mouton; enfermée dans sa hutte, la mère mime un accouchement, hurle de douleur et appelle à haute voix ses voisines. Celles-ci accourent aussitôt et coupent les intestins - cordon ombilical symbolique - qui lient l'enfant à sa mère. Comme nous l'avons vu, les postulants dans la cérémonie mau-mau sont également liés - non pas à leur mère, mais entre eux - par des intestins de chèvre, que le maître de cérémonies coupe lors de leur passage sous l'arche symbolisant l'initiation. Les deux rites de passage sont ainsi télescopés en une seule cérémonie, ce qui ne peut que renforcer le caractère solennel de l'événement. Notons toutefois que l'allusion à la cérémonie de la seconde naissance, qui fait du jeune enfant kikuyu un véritable être humain et non pas un « esprit » quelconque, ne semble pas avoir été reprise dans tous les serments mau-mau. On rencontre, par contre, dans tous les serments mau-mau, des allusions à la magie, allusions hautement redoutables et « dangereuses » qui renforcent encore le caractère exceptionnellement grave de l'événement. L'usage 3. Ibid., p. 59.

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du sang animal, le percement à sept reprises d'une pomme de sodome et d'un oeil de chèvre rappellent aux postulants les pratiques de cette magie noire. Le fait d'ailleurs que la plupart des rites au cours de la cérémonie soient répétés sept fois est caractéristique à cet égard, le numéro sept, nombre fatidique, étant lié à la magie noire. Les éléments religieux proprement dits ne manquent pas non plus dans la cérémonie mau-mau, et, chose caractéristique, ces éléments religieux sont choisis de façon « impartiale », tant dans la religion kikuyu traditionnelle que dans la religion chrétienne : c'est ainsi que les postulants mau-mau, en prononçant leurs vœux, se tiennent debout, face au mont Kenya, le front marqué du signe de la croix. Toutes les forces religieuses sont invoquées ici pour donner à la cérémonie une sanction sacrée au plus haut degré. H se peut d'ailleurs que ce syncrétisme n'ait pas été une innovation récente de la part des administrateurs de serments mau-mau, mais qu'il ait été copié sur le modèle des cérémonies des Watu wa Mungu qui, eux aussi, priaient debout face au mont Kenya et qui, eux aussi, semblent avoir utilisé le signe de la croix marqué avec du sang sur le front. L'interdiction de porter des objets de fabrication étrangère (argent, vêtements européens, montres, tout objet de métal) fait également penser aux pratiques et aux croyances de la secte des Watu wa Mungu convaincus, nous l'avons vu, que la possession de tels objets mettrait fin à leur communion avec Dieu et le Saint-Esprit. En dernier lieu, la cérémonie de serments mau-mau fait allusion à une tradition plus récente, profane celle-là, à savoir la lutte politique menée de longue date par l'avant-garde du peuple kikuyu au sein de la « Kikuyu Central Association ». La boule de terre mouillée que le postulant porte dans la main gauche faisait déjà partie du rituel des serments de la K.C.A. vers 1926. Ainsi, tout concourt dans cet étrange « cocktail sacré » pour impressionner les esprits et pour renforcer la gravité et la solennité de l'occasion. N'oublions pas non plus que la notion de thahu était sous-jacente et omniprésente dans les rituels du serment mau-mau : tant les serments que la magie noire étaient intimement liés à la notion de souillure rituelle. Le serment mau-mau apparaît ainsi comme un des moments où les Kikuyu, se mettant délibérément en état de thahu, frôlent consciemment les barrières de l'interdit et acceptent de « vivre dangereusement ». Malgré tous les changements intervenus au cours de l'époque coloniale, la « personnalité » kikuyu semble, encore en 1952, s'exprimer selon les mêmes processus que jadis, avant l'intervention anglaise. Quel élément convient-il de privilégier dans cet ensemble sacré qu'est le serment mau-mau, si on veut interpréter correctement le phénomène ? Sans aucun doute, l'élément initiatique de la cérémonie. Contrairement aux élé-

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ments magiques et religieux qui n'apparaissent en fin de compte que comme des moyens destinés à donner à l'événement son caractère solennel et unique, le caractère initiatique que revêt la cérémonie apparaît comme une fin en soi. Ni les Kikuyu eux-mêmes, ni les observateurs européens avertis ne se sont mépris à cet égard. Pour les uns comme pour les autres, le mouvement maumau apparaissait comme une société d'initiation dans le sens classique du terme. Personne ne pouvait être un vrai Kikuyu, jadis, s'il n'avait pas subi l'épreuve de l'initiation tribale. Personne ne peut être un vrai Kikuyu aujourd'hui, disaient les militants mau-mau en 1952, s'il n'a pas subi l'épreuve de la nouvelle initiation, celle du Mau-Mau. La terminologie ne laisse d'ailleurs aucune équivoque. Comme l'a fait remarquer L.S.B. Leakey, le terme pour prêter serment est Kunyaa Muma, et bien que l'on se référât encore de temps en temps en ces termes au serment mau-mau, on employait de plus en plus le terme Kurua, « être initié ». 4 Ceci est confirmé par J.M. Kariuki qui écrit : « If we wanted to know if someone we met had taken the oath we should ask them 'Where were you circumcized ?'. If the person gives a normal truthful answer to this question we would know that he had not taken the oath. Should the answer, however, be 'I was circumcized at Karimania's with Karimania' this would be sufficient sign that the person had taken the oath. I had never heard the word 'Karimania' used as a name before. It can be translated 'to turn the soil over and over' as in cultivation and it is the word used for this in the oath » 5. Initiation done; initiation à la « Maison de Gikuyu et Muumbi », les ancêtres mythiques de la tribu kikuyu, c'est-à-dire, dans l'esprit des partisans mau-mau, initiation à une tribu kikuyu rénovée, purifiée de ses lâches et de ses traîtres, fière de sa culture, de son passé et de sa personnalité, libérée de la domination européenne et de son complexe d'infériorité devant la civilisation et la religion occidentales. Cette nouvelle nation kikuyu (« nouvel Etat en formation », comme le dit le R.P. Merlo Pich 6), créée par le serment de l'unité, devait marquer pour chacun des initiés en tant qu'individus, et pour le peuple kikuyu en tant que communauté, le début d'une vie nouvelle. C'est en tout cas le sentiment qu'exprime Karari Njama après avoir prêté le serment mau-mau pour la première fois : « At sunrise I remembered that the next week would be my 26th birthday and that I had been born again in a new society with a new faith » 7. 4. 5. 6. 7.

L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 49. J.M. Kariuki, p. 55. V. Merlo-Pich, p. 132. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 121.

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Il est utile de rappeler ici une phrase de AJ.F. Kôbben qui pourra nous servir de point de départ et de point de repère pour la suite de notre analyse du mouvement mau-mau, en tant que société d'initiation et mouvement de renouveau culturel. M. Kôbben écrit au sujet du messianisme congolais : « Le Kimbangisme exerce son influence dans tous les domaines de la vie. Pour cette raison, un nouveau membre est censé avoir changé entièrement. Il n'a pas seulement acquis une nouvelle religion, mais aussi une nouvelle manière de vivre... H vit sous une loi nouvelle... En somme, le Kimbangisme est un phénomène 'total' » 8. Cette remarque vaut également pour le mouvement mau-mau, comme le montre clairement une analyse de la solidarité nouvelle, et de la morale nouvelle que ce mouvement a tenté d'instaurer. La solidarité nouvelle s'exprimait d'abord de façon négative : les membres du mouvement faisaient véritablement « bande à part », s'efforçant de marquer les distances entre eux-mêmes et les non-initiés. Un ostracisme total frappait, dans certaines communautés villageoises et urbaines, ceux qui n'avaient pas prêté le serment. L'auteur anonyme de la brochure The Mau Mau in Kenya cite, par exemple, un document mau-mau définissant les différentes peines et amendes auxquelles s'exposaient les membres du mouvement en cas d'infraction au « code » mau-mau. Parmi elles on relève des amendes élevées pour toute personne initiée vue en compagnie d'un noninitié 9. Ces amendes s'inspiraient certainement du souci de garder le secret autour du mouvement, mais il semble que ce souci n'explique pas tout. Les contacts avec des non-initiés étaient considérés aussi par les « vrais » mau-mau comme une offense à la solidarité qui devait lier les membres de la société entre eux. On retrouve cette solidarité de façon positive d'abord dans les vœux prononcés lors de la cérémonie du serment mau-mau; on relève ainsi parmi les 21 clauses prononcées par Karari Njama, à l'occasion de son premier serment, les formules suivantes : « J'aiderai toujours tout membre de notre société qui est en difficulté ou qui a besoin d'aide » et « Je ne volerai jamais aucun bien appartenant à un membre de notre société » 10. On la retrouve aussi dans la vie pratique comme le montrent l'étonnement et l'admiration de Karari Njama devant le travail accompli par la communauté mau-mau dans son propre village quand un des membres fait appel à l'entraide de la société pour construire une maison u . Pour certains partisans du mouvement mau-mau, la solidarité créée par le serment mau8. 9. 10. 11.

AJ.F. Kôbben, p. 137. The Mau Mau in Kenya, p. 40. D.L. Barnett et Karari Njama, pp. 118-119. Ibid., p. 116.

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mau apparaît d'ailleurs comme une véritable renaissance de la société villageoise traditionnelle telle qu'elle a existé, ou que l'on suppose qu'elle a existé, à l'époque pré-coloniale. J.M. Kariuki, par exemple dit, en soulignant l'importance des serments dans la vie traditionnelle : « The purpose of all these oaths was to give those participating a feeling of mutual respect, unity, and shared love, to strengthen their relationship, to keep away bad feelings, and to prevent any disputes. Most important of all, groups bound together by this ceremony would never invoke sorcery against each other... The muma (oath) ... created a new and special relationship between the families and clans involved. Envy, hate and enmity would be unknown between them. The Oath of Unity ... had the same background >.12. Dans cette réflexion apparaît clairement le souci d'une renaissance sociale et culturelle, d'une « ré-animation » des anciennes valeurs communautaires kikuyu, menacées par l'individualisme occidental, comme elles l'étaient jadis par la sorcellerie. Cette solidarité entre les membres de la société maumau était renforcée et soulignée dans la vie quotidienne des villages kikuyu par une multitude de signes et de symboles communs permettant aux membres du mouvement d'exprimer et de vivre leur unité nouvellement acquise, de se rencontrer et de se faire connaître en leur qualité de participants à la nouvelle communauté. C'est ainsi qu'il convient d'interpréter les salutations et les poignées de main spéciales entre initiés, salutations qui se référaient dans la plupart des cas à d'anciennes coutumes en usage entre les membres d'une même classe d'âge. C'est ainsi qu'il convient d'interpréter également les libations et les prières en commun (debout et face au mont Kenya) qui étaient d'usage lors de rencontres où la grande majorité des participants avaient été initiés au mouvement. Le souci de rénovation et de restructuration culturelle et sociale s'exprime également dans le code moral mau-mau, comme le montrent les clauses du premier serment. L.S.B. Leakey, par exemple, mentionne les vœux suivants : « If I should ever go with a prostitute, may this oath destroy me » ; « If I should ever have sexual contact with a Kikuyu girl in the open, instead of taking her to the Thingira hut 1 3 in accordance with old Kikuyu custom, may this oath destroy me » ; « If I should ever cause a girl to become pregnant and not marry her, may this oath destroy me » ; « If I should marry and there after seek divorce, may this oath destroy me » 14. Les clauses rapportées par les informateurs de D.L. Barnett sont essen12. J.M. Kariuki, pp. 58-59. 13. Hutte réservée aux jeunes Kikuyu pour leurs amourettes de type ngekwo. 14. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 91.

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tiellement du même ordre 15. Ce qui frappe dans cette campagne de « réarmement moral » mau-mau est l'insistance presque exclusive sur les rapports sexuels. Ceci se comprend peut-être dans la mesure où la vie sexuelle traditionnelle était extrêmement réglementée et faisait appel à un très haut degré au contrôle de soi et à l'abstinence surtout de la part des jeunes hommes qui ne pouvaient en principe accéder à une vie sexuelle normale que vers l'âge de 25 à 30 ans. Il est par conséquent probable que le relâchement des mœurs sous l'influence coloniale avait atteint avant tout le domaine des relations sexuelles et qu'un redressement moral s'imposait d'urgence dans ce domaine. Nous verrons toutefois par la suite, en étudiant l'image de Jomo Kenyatta dans l'idéologie mau-mau, que la morale du mouvement ne se limitait pas au seul domaine sexuel. Le serment mau-mau en tant que rite d'initiation nous donne de diverses façons matière à réfléchir. Une de ces réflexions peut prendre comme point de départ une remarque de G. Balandier, qui écrit dans Sociologie actuelle de l'Ajrique Noire : « Divers travaux ... ont insisté ... sur l'état de crise, que révèlent la plupart des sociétés colonisées... Ces crises se manifestent, à première vue, par l'altération ou la disparition d'institutions et de groupements. Mais l'analyse sociologique ne saurait s'en tenir à ces seuls aspects du social; il est indispensable d'aller au-delà et d'atteindre, selon l'expression de G. Gurvitch, les formes de la sociabilité. H semble bien que diverses 'manières d'être liés', diverses relations sociales, subsistent alors que les structures au sein desquelles elle jouaient sont altérées ou détruites, cependant que de nouvelles paraissent en fonction de la situation coloniale et des conjonctures sociales en résultant » 16. Le serment mau-mau nous apporte une illustration de cette remarque. Nous avons vu dans la première partie de notre étude que la vieille initiation tribale kikuyu était tombée en décadence au cours de l'époque coloniale et qu'elle se réduisait de plus en plus au simple acte de circoncision, accompli le plus souvent à l'hôpital sans aucun cérémonial spécial. Un seul des six étudiants kikuyu interrogés par M. Stanley vers 1960 avait été circoncis selon la façon traditionnelle, les cinq autres avaient subi l'opération à l'hôpital. Pourtant, les six informateurs de M. Stanley avaient été choisis en fonction de leur appartenance à des milieux très divers du point de vue de leur degré d'ouverture au monde moderne, et ils formaient à cet égard un échantillon plus ou moins représentatif. Existant toujours comme « signe extérieur », l'initiation en tant qu'institution sociale et spirituelle avait péri irrémédiablement. Mais la voici de nouveau qui renaît de ses cendres sous 15. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 68 et 118-119. 16. G. Balandier, 1963, B, pp. 27-28.

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la forme du serment mau-mau, cette « manière d'être liés » qu'était l'initiation kikuyu. Les structures sociales au sein desquelles elle jouait ne sont plus, ou sont moribondes, son but est altéré; extérieurement elle est presque méconnaisable, mais elle est toujours là, témoignant du besoin profond et authentique du peuple kikuyu d'« être initié », de « faire partie » d'un ensemble social dépassant le cadre étroit de l'individu et de sa parenté proche. A ce peuple kikuyu soumis à un rythme de changement social et culturel bouleversant, le mouvement mau-mau a offert à un moment décisif un point d'appui solide par son initiation rénovée. Nous sommes loin ici de l'interprétation négative du mouvement mau-mau que l'on rencontre souvent dans la littérature, mais les faits montrent que le premier serment mau-mau est un phénomène à beaucoup d'égards très positif et nullement une « perversité monstrueuse et nauséabonde » comme le voulait Sir Philip Mitchell. On peut y voir un témoignage éclatant de la grande vitalité et de l'esprit d'initiative dont le peuple kikuyu a fait preuve pendant toute la période coloniale. Nous avons qualifié auparavant le premier serment mau-mau de « mobilisation totale de l'arsenal spirituel et religieux kikuyu ». H est certes intéressant d'énumérer les divers éléments de la culture traditionnelle que l'on voit réapparaître sous une forme inaltérée ou modifiée dans les rituels du mouvement (initiation, seconde naissance, magie noire, culte de Ngai, notion de thahu), mais il est non moins important de noter aussi quelques « absences » spectaculaires et difficiles à expliquer. Il en est ainsi de la communion avec les ancêtres, élément pourtant essentiel de la religion traditionnelle. Dans toute la littérature mau-mau (textes de serments, livres de chants, discours des leaders, prières) on ne trouve pas la moindre allusion à ce sujet. Pourquoi ce silence ? Ni les observateurs européens ni les combattants maumau ne nous éclairent sur ce point, et nous ne pouvons qu'avancer une hypothèse. Il nous semble que la communion avec les ancêtres - toujours des ancêtres familiaux - ne pouvait que gêner les desseins à long terme des dirigeants mau-mau dans la mesure où le mouvement mau-mau se voulait consciemment un mouvement d'unification du peuple kikuyu tout entier. Loin de favoriser l'intégration nationale, la communion avec les ancêtres risquait d'introduire au sein du mouvement un élément de particularisme. Par contre, les ancêtres mythiques tribaux Gikuyu et Mumbi faisaient partie intégrantes de l'ensemble des symboles mau-mau : consciemment ou inconsciemment les idéologues mau-mau semblent avoir voulu faire sauter les cadres sociaux et spirituels trop étroits de l'ancienne civilisation kikuyu et transposer la communion avec les ancêtres du plan de la famille au plan national où elle pouvait jouer un rôle positif et dynamique très important. Une autre absence, bien que moins prononcée, est celle des classes d'âge

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dans la pensée et dans la pratique mau-mau. En ce cas-ci on trouve pourtant quelques réminiscences, comme les salutations traditionnelles dont nous avons fait état ci-dessus et qui étaient d'usage courant entre membres d'une même classe d'âge. Mais malgré son caractère initiatique, le serment maumau n'a jamais donné lieu à la formation de classes d'âge nouvelles, et l'armée mau-mau n'a jamais été structurée en fonction du critère de l'âge, comme c'était le cas des régiments à l'époque pré-coloniale. Est-ce pour une raison purement technique ? H était impossible d'organiser les cérémonies de serment mau-mau de telle façon que chaque groupe d'âge biologique fût initié séparément comme c'était le cas jadis. Vu les priorités qu'imposait la lutte anti-coloniale il fallait faire vite et il fallait télescoper tous les groupes d'âge en une seule masse « d'initiables ». L'absence des classes est cependant frappante quand on pense que certains dirigeants nationaux kikuyu n'avaient pas cessé depuis la seconde guerre mondiale de souligner l'importance des classes d'âge dans toute entreprise de restructuration du peuple kikuyu. Il en était ainsi pour Jomo Kenyatta et Mbiyu Koinange, qui avaient utilisé les classes d'âge pour alimenter les caisses des écoles indépendantes. Il existait même une « Kikuyu Age Group Association », sous la présidence de Dedan Mugo, un des principaux organisateurs de la campagne des serments K.C.A. inspirée par le « Parlement » de Kiambu. Il en était de même pour les militants syndicalistes, dont la première organisation, YAnake wa Forty, avait en quelque sorte toutes les caractéristiques d'une classe d'âge. On ne retrouve rien de tout cela dans la révolte mau-mau. Difficultés d'ordre purement technique comme nous venons de le suggérer ? Ou bien le mouvement mau-mau aurait-il été en lui-même une seule classe d'âge ? Nous reviendrons par la suite sur cette dernière remarque. Le premier serment mau-mau - ou plutôt les commentaires de quelques observateurs européens sur ce serment - peuvent nous inspirer en dernier lieu quelques réflexions en même temps utiles et amusantes sur les contradictions internes du mythe européen du Mau-Mau. L.S.B. Leakey a insisté beaucoup sur le fait que le premier serment mau-mau n'était déjà plus conforme aux traditions tribales, bien qu'il fît appel, dans la mesure du possible, aux symboles et aux coutumes traditionnels comme nous venons de le constater. Les reproches faits par Leakey aux serments mau-mau peuvent se résumer ainsi : 1) Au lieu de se dérouler en plein air et le jour, les cérémonies mau-mau avaient lieu la nuit, et dans la plupart des cas à l'intérieur d'une hutte ou d'un bâtiment. 2) Au lieu de se dérouler en présence d'autant de témoins possibles, les serments mau-mau avaient lieu en secret.

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3) Au lieu d'être réservées aux hommes adultes, les cérémonies mau-mau étaient ouvertes aux femmes et aux adolescents et même en certains cas aux enfants. 4) Au lieu d'entraîner l'abstinence de rapports sexuels pendant une période pouvant aller jusqu'à trois ans et demi, le serment mau-mau ne comportait aucune interdiction de ce genre. 5) Au lieu d'être un acte librement consenti, le serment mau-mau était souvent prêté sous contrainte Il est incontestablement vrai que les serments mau-mau n'ont pas suivi le modèle des serments juridiques traditionnels sur tous les points, mais un examen attentif des faits montre que L.S.B. Leakey a, consciemment ou par ignorance, exagéré les déviations de la tradition. Reprenons ses reproches point par point. En ce qui concerne le premier point - les cérémonies maumau se déroulaient la nuit et à l'intérieur de bâtiments - il est évident que cette déviation de la coutume - déviation dont nous nous demandons d'ailleurs en quelle mesure elle était vécue par'le Kikuyu moyen comme une aberration grave ou plutôt comme une modification sans importance - s'inspirait uniquement d'un souci de sécurité et ne répondait nullement à un goût accusé chez les organisateurs mau-mau pour l'innovation à tout prix. Sur ce point néanmoins il y a divergence avec la tradition. En ce qui concerne la question des témoins par contre, la version de L.S.B. Leakey n'est pas conforme aux faits. Nous avons déjà vu dans quelles circonstances Karari Njama a prêté son premier serment. Celui-ci affirme en effet que plusieurs centaines de personnes étaient présentes à cette occasion et il évalue le seul nombre des nouveaux initiés à presque 80 18. On pourrait penser que Karari Njama a vu un peu grand, impressionné par la solennité de la cérémonie, mais nous savons par d'autres descriptions que de tels nombres n'étaient nullement exceptionnels lors des prestations de serments mau-mau. Que le nombre des participants aux cérémonies ait été sensiblement moins élevé au début s'explique également par le souci de sécurité qui, à ce moment-là, devait encore l'emporter sur un autre souci, celui d'infuser à la communauté toute entière un sentiment d'unité et de « grandeur » et qui exigeait la présence des foules. Ce même souci de sécurité a été à l'origine de l'initiation des femmes et des adolescents au mouvement. Pour unir toute la tribu kikuyu au sein du mouvement et pour empêcher les fuites, cette initiation de tous les sexes et de tous les âges s'imposait. L'initiation des femmes eut d'ailleurs un avantage supplémentaire : flattées de prendre part à la vie politique pour la première fois dans l'histoire kikuyu, elles devinrent par la suite les 17. L.S.B. Leakey, 1952, pp. 98-99. 18. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 117 et 119.

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plus ardents partisans de la révolte. L.S.B. Leakey a donc dans une certaine mesure raison sur ce point, mais dans une certaine mesure seulement. Il était en effet contraire à la tradition de faire prêter serment à des enfants ou à des adolescents, comme cela s'est produit en certains cas lors des cérémonies de serment mau-mau. Mais l'était-ce aussi en ce qui concerne les femmes ? D'après H.E. Lambert, des serments « féminins » existaient déjà avant l'époque coloniale, et, qui plus est, ces serments étaient l'équivalent exact des serments des hommes 19. La violation de la tradition semble beaucoup moins flagrante que ne veut le faire croire Leakey. Sur la question de l'interdiction des rapports sexuels, les données de L.S.B. Leakey semblent également incomplètes : dans la plupart des cas nous n'avons trouvé aucune mention d'une telle interdiction, mais J.M. Kariuki affirme cependant qu'un des maîtres de la cérémonie lui a conseillé après son initiation de s'abstenir de contacts sexuels pendant une semaine20. Le problème n'est donc pas passé inaperçu de certains administrateurs de serments. Nous devons en dernier lieu répondre à la question de savoir si la contrainte qui a joué en certains cas dans le serment mau-mau doit être considérée comme une violation de la tradition. En gros, L.S.B. Leakey a raison sur ce point. Les serments juridiques traditionnels en tout cas devaient être des actes librement consentis et ne pouvaient être imposés contre la volonté de l'accusé, bien qu'une certaine contrainte ait dû souvent s'exercer. Cependant, si les serments mau-mau constituaient une violation de la coutume sur ce point, ils pouvaient néanmoins se référer à des précédents dans l'histoire kikuyu. Ces précédents, qui nous ont été révélés par H.E. Lambert, ont existé sous la forme de sociétés secrètes employant des procédés pratiquement identiques à ceux du mouvement mau-mau à l'égard de leurs adversaires et des hésitants. Une de ces sociétés était le Kaita, « une société secrète répandue pendant quelque temps parmi les Meru. Son principal but a été, semblet—il, de relâcher ses membres des contraintes ennuyeuses imposées par l'ordre social en ce qui concerne les amusements d'ordre sexuel; ses pratiques comprennent des orgies et des danses nues. La terreur inspirée par l'anathème éventuel que l'on sait avoir été prononcé lors de l'initiation des danseurs empêche les réactions des maris et des pères choqués » 21. Une autre société de ce genre, également répandue chez les Meru, était celle des A thi, « une société pratiquant l'extorsion avec un rite d'initiation qui leur était propre » 22. 19. H.E. Lambert, 1956, pp. 98-99. 20. J.M. Kariuki, p. 55. 21. H.E. Lambert, 1952.

22. libd.

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En conclusion de son analyse de ces « précédents » du mouvement maumau, H.E. Lambert dit : « Les institutions basées sur le serment secret et sur l'anathème éventuel avaient pour habitude de se protéger elles-mêmes de deux façons : les membres 'glissant en arrrière' étaient mis à mort et les indiscrets et les victimes du mouvement étaient initiés dans la société... Les riches propriétaires de troupeaux victimes des extorsions athi étaient immédiatement initiés dans la société » 23. Nous sommes tout de suite d'accord pour dire que les précédents mentionnés ici font plutôt « mauvais effet » et qu'il n'y avait pas de raison pour les partisans mau-mau d'en être fiers. Mais H.E. Lambert mentionne également le cas d'une femme kikuyu ayant observé par inadvertance une partie des rituels secrets liés à Yitwika, rituels dont la connaissance était réservée à quelques hommes choisis parmi la génération régnante. Or, la femme indiscrète fut aussitôt initiée dans le groupe des élus et placée sous serment24. Dans le cas de la génération régnante, il s'agit d'un groupement social hautement respectable, une référence très sérieuse pour ainsi dire. Nous ne nions pas que L.S.B. Leakey a en grande partie raison quand il souligne les innovations du serment mau-mau; mais ce qui nous intéresse ici, ce sont surtout les motifs plus ou moins inavoués de Leakey. Pour un anthropologue, ces innovations sont intéressantes dans la mesure où elles montrent le dynamisme d'un système culturel dit primitif et la souplesse de certaines institutions traditionnelles. Pour L.S.B. Leakey, par contre, le phénomène des innovations (ou plutôt des déviations pour respecter sa terminologie) n'avait aucun intérêt théorique, mais un intérêt pratique considérable. Si on avait pu persuader les Kikuyu que les serments mau-mau étaient de véritables déviations de la tradition, qui, par conséquent, n'avaient aucune valeur, et si on avait pu les persuader qu'ils avaient été dupés par les leaders mau-mau, la cause de la révolte aurait été sérieusement discréditée. Il nous semble que c'est surtout avec cette intention que certains Européens du Kenya ont voulu dénoncer les innovations du serment mau-mau. Il est d'ailleurs intéressant et amusant à la fois de constater que ce sont en général les mêmes auteurs qui accusent le mouvement mau-mau de n'être qu'une régression atavique et un retour à la sauvagerie tribale et qui s'indignent le plus du fait que le serment mau-mau n'ait pas respecté entièrement la tradition. D'ailleurs, quand il est question d'atavisme et de régression sur ce point précis, ce n'est pas le mouvement mau-mau que l'on devrait accuser, mais le gouvernement du Kenya. L'ironie du sort a en effet voulu que ce gouvernement ait été contraint dans sa lutte contre la révolte d'avoir recours aux serments tradition23. 24.

lbid. lbid.

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nels kikuyu dont l'usage avait été interdit devant les tribunaux coutumiers sous prétexte qu'il s'agissait de cérémonies primitives. Cette campagne de contre-serments, dont l'idée semble être venue de certains Kikuyu « loyalistes » tels que Harry Thuku et Tom Mbotella, inspirés à leur tour par L.S.B. Leakey, a été inaugurée dans le district de Nyeri le 26 avril 1952 2S. Le but en était de lever l'emprise du serment mau-mau sur les esprits kikuyu et de donner ainsi à ceux qui avaient été forcés de prêter serment ou qui regrettaient de l'avoir prêté de plein gré, la possibilité de retrouver leur équilibre mental et surtout de parler. Comme nous l'avons vu, celui qui prête serment se met dans un état de souillure rituelle, dont, selon la tradition, on peut cependant être purifié. C'est sur cette idée de purification qu'a joué la campagne de contre-serments. Le terme de contre-serments est à cet égard peu exact et nous préférons le terme de « cérémonie de purification ». Il va de soi que les cérémonies de purification respectaient les vieilles traditions kikuyu à la lettre (L.S.B. Leakey en était garant) bien que la forme des cérémonies ait varié selon les régions. Ici, le serment gitathi fut employé, là le serment thenge, ailleurs encore la cérémonie de « vomir le péché ». Malgré ces précautions et ce respect de la tradition, la campagne s'est terminée par un échec cuisant, dont E. Bustin rend compte dans les termes suivants : « Un inconvénient cependant demeure : c'est que ces cérémonies, respectant les coutumes de la tribu, se déroulent en plein jour... et en public, ce qui exige donc des indigènes sincèrement désireux d'être absous, un courage et une fermeté assez rares. Les conjurés réagissent d'ailleurs immédiatement, soit en procédant, pour l'exemple, à quelques exécutions, soit en neutralisant l'effet de ces cérémonies par de spectaculaires contre-exorcismes. Il existe surtout un autre inconvénient aux rites de purification : c'est leur totale incapacité à prévenir le renouvellement ultérieur du serment annulé. Ainsi, des villages entiers montrent-ils un égal empressement pour abjurer le Mau-Mau et pour s'y faire à nouveau initier quelques jours plus tard. Le bilan net des cérémonies lustrales demeure donc assez maigre en dépit des espoirs que cette pratique avait suscités, et bientôt le gouvernement devra renoncer à leur usage » 26. Karari Njama, pour sa part, affirme que la majorité des maîtres de cérémonies de purification (appelés « Her Majesty's Witchdoctors » par la population) étaient en réalité des membres du mouvement mau-mau, qui faisaient seulement semblant de purifier les gens 27. On peut donc conclure que le gouvernement colonial a au moins perdu 25. Voir F.D. Corfield, pp. 134-135. 26. E. Bustin, p. 381. 27. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 136.

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une bataille contre le Mau-Mau, celle qui fut livrée « à coup de magie ». En effet, les organisateurs du mouvement mau-mau ont fait preuve d'une connaissance beaucoup plus approfondie des traditions que ne le prétend L.S.B. Leakey. Les contre-exorcismes dont fait état E. Bustin et qui consistaient en l'exposition d'un chien mort sur le territoire d'un village récemment purifié en sont une preuve. D'après F.D. Corfield,. il s'agirait ici d'un prétendu « serment du chien » beaucoup plus puissant que le serment du bélier (thenge) 2S. En utilisant le terme de serment, cet auteur montre qu'il a mal compris le phénomène; en réalité, il ne s'agit pas d'un serment, mais d'un mauvais sort, mettant tout Je village en tant que collectivité en état de souillure rituelle. Voilà ce que disait en 1911 C.W. Hobley, sur la mort d'un chien : « Quand un chien meurt dans un village, l'affaire est très grave; le chef du village et les habitants sont thahu et les anciens doivent être appelés » 2 9 . Dans le même but de jeter un sort et de mettre tout un village en état de souillure rituelle, les partisans mau-mau ont également sacrifié des chats et des poulets. Mais, naturellement, ce n'est pas seulement cet avantage « technique », cette mise en œuvre d'une magie « supérieure » plus puissante, qui a fait gagner au Mau-Mau cette bataille rituelle. Il y a beaucoup plus. Il y a avant tout le caractère total de l'initiation mau-mau qui en faisait une cérémonie chargée de signification, de dynamisme et de chaleur humaine. Par rapport à cette cérémonie « chaude », combien ont dû paraître froids et plats les rites de purification du gouvernement, rites qui n'initiaient à rien, sinon à la trahison, et qui ne faisaient appel à aucun sentiment élevé. A la renaissance spirituelle mau-mau, le gouvernement colonial n'a su opposer qu'une technique relevant du calcul, technique en quelque sorte périmée, pour la raison même qu'elle respectait la tradition sur tous les points. Le gouvernement a perdu cette bataille parce que les Européens et leurs alliés africains n'ont pas pu ou n'ont pas voulu reconnaître l'effort de rénovation qui s'exprimait, maladroitement peut-être, mais avec insistance, dans le mouvement mau-mau. Interprétant la révolte comme une régression, ils ont cru pouvoir la devancer en régressant encore davantage. C'était là une erreur fondamentale. B. LE SERMENT « BATUNI » : MYTHE EUROPÉEN, MAGIE DU DÉSESPOIR OU VIOLENCE SACRÉE ?

Le serment mau-mau, que nous avons analysé ci-dessus, a connu une suite dans le serment batuni (serment du peloton) ou serment « avancé » comme 28. F.D. Corfield, p. 164. 29. C.W. Hobley, 1911, p. 437.

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l'appellent les auteurs anglais. Nous abordons ce sujet avec quelque hésitation parce que c'est ici surtout que les différentes versions de la révolte maumau s'opposent diamétralement et s'avèrent inconciliables. Une seule chose semble certaine, parce que confirmée tant par les observateurs européens qu'africains; en plus du premier serment mau-mau, destiné à être prêté par toute la population kikuyu, un deuxième serment a existé, destiné exclusivement aux militants actifs et plus tard aux combattants de la forêt. Sur le contenu de ce serment, sur ses rituels et sur sa signification, par contre, le désaccord est total, comme nous allons le montrer. Nous commencerons par étudier la version africaine du serment batuni telle qu'elle a été donnée par les quelques combattants mau-mau qui ont écrit leurs Mémoires après les événements. Comme pour le premier serment, la description de Karari Njama est de loin la plus complète; elle est confirmée quant à l'essentiel par celle de J.M. Kariuki 30 : « At about 10 a.m. David Wahome, my assistant teacher, and I were knowingly led by Johnson Ndungu, one of my teachers, to an oath administrator, Daniel Mathua... We were the only two persons to be initiated. He dipped some herb leaves in a Kikuyu gourd containing a mixture of goat's blood, its abdominal dung (i.e., the undigested stomach contents of the goat) and water, then sprayed us with it uttering words of cleansing and blessing. Each at his own time, we were initiated. Naked, I stood facing Mt. Kenya, holding high a dampened ball of soil (damped by milk, animal fat and blood - the most important dairy products) in my right hand and the other ball against my navel by my left hand. There were five two foot pieces of the goat's small intestines laying on the ground about a foot and a half apart and I was instructed to step over these one at a time when completing the set of vows I was about to take... [Après avoir prononcé les vœux] I dropped the two balls of soil in a Kikuyu gourd which contained a Kikuyu knife and a Kikuyu needle. I then sat down on a stool. He gave me the well stripped chest of a billy goat, from the neck to the testicles. It had a hole in the bottom and he told me to put my penis in that hole and hold the goat's chest upright with both my arms. I then repeated the vows for a second time, each time biting the goat's chest... and finishing by crossing the 2nd small intestine line. He then took away the chest and brought a Kikuyu pot and kept it upside down in front of me. He then put the ngata (the bone, containing seven holes, 30. J.M. Kariuki, pp. 56-58. Karari Njama a oublié dans ses Mémoires de mentionner la date exacte de la cérémonie à laquelle il a assisté, mais il ressort du contexte qu'elle s'est déroulée au début de l'année 1953.

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which joins the head and neck) of the billy goat on the pot and gave me seven small mugere sticks. I repeated the oath for the third time, putting a mugere stick in each ngata hole... I crossed the third line of small intestines. He removed the ngata and brought an eye of the goat on the pot. He then gave me seven kei-apple thorns. I repeated the oath for the fourth time, each time pricking the eye with a thorn ... As I stepped across the fourth line of intestines, he removed the eye and brought seven sodom apples strung together on a thin hard reed and put them on the pot. He then gave me the same kei-apple thorns and I repeated the vows for the fifth time, pricking a thorn at every sodom apple... and also crossing the fifth line of the small intestines. He removed the pot and the sodom apples and picked up the Kikuyu sword, knife and needle. Swinging these over me seven times, each time banging them down on my head, he uttered the blacksmith's curse, condemning me to death if I violated the vows I had sworn. He then brought a very small kikuyu gourd that contained a mixture of lion and leopard fat. He dipped a reed in it and with the fat made a cross on my forehead wishing me to be as brave as a lion or a leopard ... He then asked me to lick the remainder of the fat off the reed. The ceremony was over » 31. Ce serment - il s'agit d'une combinaison du serment thenge (la poitrine de chèvre) et du serment githathi (l'objet à sept trous) - contient un certain nombre d'éléments que nous avons déjà rencontrés dans la cérémonie du premier serment et sur lesquels il est inutile de revenir. Il contient en plus quelques éléments nouveaux, que nous devons situer par rapport à la tradition. Très intéressant à cet égard est l'usage d'un couteau et d'une aiguille au cours de la cérémonie. Il s'agit sans aucun doute d'une allusion à la cérémonie de Yitwika (le roulement des « générations »), allusion sur laquelle nous reviendrons plus loin. L'onction du postulant avec de la graisse de lion et de léopard est une reprise des anciennes pratiques guerrières kikuyu, les jeunes guerriers kikuyu étant ainsi bénis et « fortifiés » par les anciens et par les magiciens avant de partir en guerre. Cette allusion n'a rien de surprenant dans une cérémonie destinée à faire d'un homme un véritable combattant, un guerrier mau-mau. Nous avons, en dernier lieu, comme élément nouveau le symbolisme sexuel qui s'exprime dans le fait que le postulant doit insérer son pénis dans un trou de la poitrine de chèvre en répétant ses vœux. Ces allusions sexuelles apparaissent comme l'élément le plus important, ou du moins le plus impressionnant de la cérémonie. J.M. Kariuki, qui a subi une initiation beaucoup plus réduite ou dont la mémoire n'a retenu 31. D.L. Barnett et Karari Njama, pp. 130-133.

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que les moments les plus décisifs de la cérémonie, relate exclusivement cette étape de l'épreuve en parlant de son serment batuni32. Quelle était la réaction des Africains à l'égard de ce serment et comment convient-il de l'interpréter ? Karari Njama a noté les siennes sur le vif : « On the way to the school we discussed the oath we had taken. We resolved that it was a horrible oath, though typically Kikuyu » 33. Quant à l'interprétation, nous donnons la parole à D.L. Barnett, dont le commentaire sur le serment prêté par son informateur Karari Njama est à la fois lucide et complet : « To begin with it should be noted that several features of the oath, particularly those involving sexual symbolism, were regarded as 'horrible' by each of my informants, and, I presume, by all other initiates. This fact, however, underscores their 'typically Kikuyu' character, rather than demonstrating the opposite. To understand this, one must realize that the Kikuyu are traditionaly a very puritanical people regarding sexual deviancy or exhibitionism... Traditionaly, sexual taboos were calculatedly 'broken' only within the framework of certain puberty rites and important oaths. Thus, a person accused of killing through witchcraft had to submit, if he maintained his innocence, to a public oath in which he swore, while inserting his penis in the vagina of a sheep, that he did not commit the crime in question ... Again, if a man were accused of having impregnated a girl and he denied it, he would have to publicly swear, while biting a piece of sweet potatoe or the tip of a bunch of bananas which had been inserted in the girl's vagina by an old woman, that if he'd ever had intercourse with the girl, the oath should kill him. Modern versions of both these oaths were common features of the Warriors' Oath. Three conclusions can be drawn from the above. First, that the sexual acts or symbols performed or invoked while swearing an oath were calculated violations of acknowledged taboos, designed, in both traditional and modern usage, to revolt and inspire awe and fear in the initiates or accused. Second, that according to Kikuyu belief, the more vile or repulsive were the acts performed while swearing an oath - i.e., the more highly tabooed such acts would be in every day life - the stronger and more binding did such an oath become. Third, that Karari and others should have found the second Oath both 'horrible' and 'typically Kikuyu' was ... both a normal and highly predictable response » 34. En somme, le serment batuni nous apparaît dans la version africaine comme un serment kikuyu normal, qui fait certes de celui qui le prête un 32. J.M. Kariuki, pp. 56-58. 33. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 133.

34. Ibid., p. 126.

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homme « dangereux » chargé de forces néfastes, mais qui ne sort pas du domaine des serments « légaux » et reconnus. Par contre, dans la littérature européenne, c'est-à-dire celle inspirée directement ou indirectement par le gouvernement et les colons du Kenya, ce serment dangereux mais légal devient tout autre. L à où les combattants maumau ne comptent que deux serments, les sources « gouvernementales » n'en comptent pas moins de sept ou même huit, dont les derniers, les serments dits « avancés », auraient été employés uniquement par les combattants de la forêt. Ils auraient été tellement révoltants et bestiaux que la réputation sanglante de la révolte mau-mau s'en trouverait entièrement justifiée. L.S.B. Leakey, par exemple, juge les rituels des serments mau-mau avancés tellement dégoûtants et dégradants qu'il se sent dispensé d'en donner les détails à ses lecteurs. Il se contente de dire que les actes accomplis au cours des cérémonies batuni faisaient des postulants des hors-la-loi, des impurs - et dans beaucoup de cas des impurifiables - , des êtres totalement dépravés selon la coutume traditionnelle 53. En dépit du puritanisme de Leakey, nous estimons devoir être plus précis en cette matière et nous allons reproduire quelques descriptions de ces serments horribles et dégoûtants, sans prendre position pour le moment sur la question de savoir si ces serments ont réellement existé ou s'il s'agit d'un mythe d'inspiration coloniale. I. Leigh donne les précisions suivantes sur les serments avancés : « For the fourth oath, which is usually taken before an African becomes a Captain in the Mau Mau army, a dead body has to be provided. A t he ceremony the fingers of the dead man are bent seven times, and his eyes pricked seven times... A Major, or a Treasurer, takes the fifth oath. He is required to bite the brain of a dead African seven times before he attains his Majority. For a Brigadier, the brain of a white man has to be provided. The candidate proceeds to eat seven pieces of it, besides performing other rites too obscene to mention. A General, who takes the seventh oath, is required to eat, besides the brain, the wrist bones of a white man, broken up and mixed with excrement and blood. For the last oath, which binds a member never to disclose the whereabouts of arms and ammunition, a man and a child must first be killed. The heart of the child is cut from its body, and pricked seven times with a nail; the brains and blood of the dead man are then mixed with the blood of the oath-takers - a draught which all the members are required to drink » 36 . Avant de redonner la parole à I. Leigh, nous pouvons déjà constater dès maintenant que certains des éléments du serment batuni qui figurent dans cette description doivent relever de la légende plutôt que de la réalité. Il en 35. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 84. 36. I. Leigh, p. 47.

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est ainsi, par exemple, de la cervelle d'un blanc, consommée d'après I. Leigh, par tout brigadier mau-mau. Après tout, les combattants mau-mau n'ont tué que 95 européens au total 37 , et il est peu vraisemblable qu'ils aient toujours eu la possibilité de récupérer la cervelle de leurs victimes; étant donné qu'on compte dans l'armée mau-mau des brigadiers et des généraux par douzaines, il est techniquement presque impossible que tous ces gradés aient pu consommer la cervelle d'un Blanc. Nous devons cependant signaler que la littérature anglaise fait mention de deux cas où les combattants mau-mau auraient effectivement enlevé certaines parties du corps de leurs victimes européennes pour en faire usage au cours de leurs cérémonies de serments 3S. I. Leigh donne encore d'autres descriptions de cérémonies de serments batuni basées sur les rapports des services spéciaux du Kenya : « On 28th August 1952, in a deep, thickly wooded valley above Kiberichia (district de Meru, N.d.A.) an oathtaking ceremony was held... About a hundred members attended; half were Kikuyu and half Meru... Members as they arrived congregated in a clearing... There were three clearings well hidden. After a while they crawled on all fours through the thick undergrowth to the second clearing where they divested themselves of all their cloathing. Part of the ceremony now began. A live sheep was held by an oath administrator, and each member was obliged to have intercourse with the sheep as he repeated the oath... In the third clearing were three arches... Hanging from the middle of the third arch were the genitals of a dead sheep; below was a bowl of blood and milk. Members were compelled to crawl through the first arch, kneel before the second, and use parts of the dead sheep in the third arch for similar obscene purposes. A young woman was present at these ceremonies; her blood was mixed with the blood in the bowl from which all members drank... The Special Investigation Branch have received further reports of obscene rituals. In some the genitals of a dead dog or dead goat are used for sexual indecencies. In others intercourse between a woman and a dog is attempted. Orgies have taken place where three men and three women engage in acts of copulation seven times while the oath is being administrated » 39. Les descriptions d'l. Leigh (femme de colon, précisons-le) sont les plus complètes en cette matière, mais F.D. Corfield et F. Majdalany ont également consacré des pages entières aux « faits et gestes » des mau-mau « dépravés » 40. Nous citons encore à titre d'exemple quelques remarques de 37. 38. 39. 40.

F.D. Corfield, p. 316. I. Leigh, pp. 182-183; The Times, 27 avril 1953. I. Leigh, pp. 47-49. Voir F.D. Corfield, pp. 167-168; F. Majdalany, pp. 165-167.

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F. Majdalany : « Common to all these variations (of the oath, N.d.A.) was the ritual sipping seven times of some foul concoction or the taking in of seven swallows of some equally unspeakable fragments of food... the ingredients were provided at times by menstruation, at others masturbation, and included putrefying flesh taken from graves and the still warm brains of men, women and children just killed. Copulation with sheep, donkeys, bitches and goats was a commonplace ceremonial preliminary to the sipping or nibbling seven times of the ritual mixtures and morcels which strove only to surpass one another in foulness and of which menstrual blood seemed to be the basic indispensable ingredient » Avant d'entamer le problème de l'authenticité de ces serments « avancés », nous devons d'abord chercher à savoir dans quel but les organisateurs de la révolte mau-mau auraient pu éventuellement inventer des serments tellement dégradants et bestiaux ? Pour cela, nous nous appuierons essentiellement sur les analyses de M. Gluckman et dans une certaine mesure sur celle de G. Balandier. Le fait que des africanistes aussi avertis que ces deux chercheurs aient pu admettre dans leurs grandes lignes l'existence des serments avancés tels qu'ils ont été décrits par les auteurs européens, montre jusqu'à quel point la version coloniale de la révolte mau-mau a joui d'un véritable monopole dans la littérature. G. Balandier, par exemple, écrit en 1960, au sujet des serments avancés : « Interdit de séjour au pays du progrès blanc, le Gikuyu revient à son passé et tente de faire une arme libératrice de sa 'sauvagerie' retrouvée. Il réveille les forces endormies parmi les ruines de sa civilisation détruite. E se plie par le plus contraignant des serments qui lui impose : respect sacré de la terre tribale, secret, obéissance, et jusqu'au bouleversement de sa personnalité. Aux confins de la religion traditionnelle, de la magie et de la sorcellerie, le serment Mau-Mau sert une impitoyable loi; il rompt l'ordre normal des relations humaines, car les cérémonies qui le précèdent conduisent à la violation des interdits fondamentaux; il établit une solidarité à base de culpabilité; il insinue en tous lieux la menace de mort. Par lui, l'insurrection est omniprésente, installée au centre des institutions et des consciences... Le 'quatrième serment' Batuni exigé des combattants, entraîne la destruction de toutes les racines tribales; il arrache et ne laisse de liens, pour ce monde et son au-delà, qu'avec la seule organisation Mau-Mau » 4 2 . Nous retrouvons dans cette citation les trois éléments principaux des serments avancés, version européenne. D'abord, la rupture totale avec la société normale par la violation de tous les tabous essentiels et par la désacralisation 41. F. Majdalany, p. 166. 42. G. Balandier, 1960, p. 17.

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de tout ce qui appartient au monde des valeurs sacrées. Ensuite, l'impossibilité, d'une part d'un retour en arrière, parce que celui qui a prêté serment devient par là irrécupérable, et définitivement « hors la loi », que cette loi soit profane ou sacrée, d'autre part d'une fuite en avant parce que même la mort ne saurait délivrer ces « hors-la-loi » de leur honte et de leur souillure. Cette impossibilité, en troisième lieu, ne laisse que le mouvement mau-mau comme seul refuge aux combattants, et la « solidarité des coupables » comme seule valeur humaine. Vivre dans la révolte, une révolte permanente, jusqu'à ce que mort s'ensuive, telle est l'idée exprimée par M. Gluckman quand il écrit que « toutes les preuves indiquent que le Mau-Mau est dans une certaine mesure un mouvement de désespoir nihiliste : tuer et être tué » 43. Ce serait là le but final du serment batuni : faire des combattants mau-mau de véritables desesperados engagés à 100 % dans la révolte et prêts à commettre n'importe quel crime. Par la rupture de tous les tabous inviolables, le serment avancé aurait été une véritable « mise en condition » des combattants destinée à briser et à anesthésier la conscience, un véritable « doping » pour leur permettre de supporter la tension psychologique qui découlait de la guerre mau-mau avec ses actes de violence et de terreur contre les populations civiles kikuyu et européenne. D'après M. Gluckman, l'existence des serments avancés prouverait que les partisans du mouvement croyaient eux-mêmes que beaucoup de ce que l'on exigeait d'eux était en réalité criminel44. On pourrait peut-être interpréter de la même façon le fait que la plupart des meurtres mau-mau ont été des meurtres « collectifs », auxquels tous les membres d'une bande participaient. J. Wilkinson, médecin colonial, qui a consacré une étude très intéressante aux aspects médicaux de la révolte mau-mau, nous révèle ainsi que chez la plupart des victimes africaines examinées à l'hôpital de Tumutumu, les coups de panga étaient multiples, allant dans certains cas jusqu'à cinquante ou soixante blessures45. De cette façon, la responsabilité du crime était partagée par tous. Les dirigeants de la révolte auraient ainsi su créer une « mentalité maumau » très spéciale qu'un médecin anonyme, cité par la délégation parlementaire au Kenya, analyse dans les termes suivants : « It has been possible to transform the human being into a new frame of mind unknown and never met by me before. After having taken three or more oaths the personality of the oath-taker has changed. It is not insanity, even if it appears as such, but the person is not sane in the normal sense of the word. These people do not hesitate or think any more. They murder but not for the sake of furthering 43. M. Gluckman, 1963, B, p. 144.

44. Ibid., p. 138.

45. J. Wilkinson, p. 309.

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a cause, they just kill on being instructed to kill - their own mother, their own baby. They admit themselves that they are no good to any body any more after taking what they call a frightful oath. Death for them means only deliverance, they told me. They only wish it should be a quick death, as life is no good » 4e. On rencontre en effet ce souhait d'une mort rapide et clémente à plusieurs reprises chez certains combattants mau-mau. F.D. Corfield, par exemple, signale le fait suivant : « A European farmer ... spent the best part of two days recording a full confession of a forest gangster. When this confession was finished he asked the farmer in all sincerity and earnestness, to take him outside the hut and shoot him, as the world held no future for him » On peut interpréter de telles déclarations comme des preuves du caractère nihiliste et autodestructeur de la révolte, comme l'a fait M. Gluckman (« tuer et être tué »), mais une interprétation plus positive est également possible, comme nous le verrons par la suite. Après avoir évoqué ainsi les principes psychologiques ou pathopsychologiques qui auraient régi les serments avancés, nous allons revenir maintenant sur la question de l'authenticité de ces serments. Rappelons d'abord brièvement les positions respectives : d'après les auteurs européens, les actes commis lors des cérémonies du serment batunî furent d'une bestialité et d'une obscénité presque inimaginables et à peine descriptibles, et doivent être considérés comme étant une véritable tentative de suicide moral; d'après les auteurs africains, les serments batuni furent certes des serments « horribles », mais ils ne se caractérisèrent nullement par une obscénité excessive et ne sortaient finalement pas du cadre traditionnel kikuyu. Sur ce point, tous les auteurs africains sont formels et unanimes. J.M. Kariuki, par exemple, affirme explicitement que les deux serments décrits par lui furent les seuls serments authentiques du mouvement mau-mau iS . Quels arguments peut-on invoquer en faveur de la thèse européenne ? Un premier argument relève du domaine des raisonnements par analogie. On peut, en effet, signaler, tant en Afrique Noire qu'ailleurs dans le monde, plusieurs phénomènes qui ressemblent dans leurs grandes lignes aux serments batuni. C'est notamment M. Gluckman, dont l'article « The Magic of Despair », malgré quelques erreurs très graves d'interprétation, est l'étude la plus poussée consacrée jusqu'ici à ce problème, qui s'est efforcé de situer le serment avancé dans un contexte plus large en cherchant en Afrique Noire 46. Report to the Secretary of State for the Colonies by the Parliamentary Delegation to Kenya, p. 12. 47. F.D. Corfield, p. 169. 48. J.M. Kariuki, p. 60.

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et ailleurs des précédents et des analogies au phénomène batuni. Les résultats de ces tentatives de comparaison ont été tantôt très heureux, tantôt beaucoup moins, et les analyses de M. Gluckman méritent d'être commentées et étudiées ici de façon approfondie. Justifiée est sans aucun doute l'analogie suggérée par M. Gluckman entre le serment batuni et les méthodes employées par les nazis allemands pour détruire les barrières psychologiques par lesquelles la conscience s'oppose à des actes criminels et inhumains. M. Gluckman a recommandé à cet égard la lecture du roman Himmelfahrts Kommando (Le peloton d'exécution) de F.C. Weiskopf, qui a analysé ces méthodes d'une façon particulièrement pénétrante. Il nous paraît utile de reproduire ici le paragraphe clef de ce roman, le monologue intérieur d'un soldat allemand entraîné malgré lui dans le tourbillon de la destruction et de la violence : « Aber es ist verteufelt schwer... Schluss zu machen, überzulaufen. Nicht nur wegen der Offiziere und Unteroffiziere und Gestapospitzel. Nein, vor allem deshalb, weil man nicht schon früher, gleich zu Beginn, Schluss gemacht, weil man zuviel schweigend geschluckt hat... Das kann ... nur jemand verstehen, der an sich selber erlebt hat, was est heisst dabeigewesen zu sein, wenn 'Himmelfahrtkommandos' zusammengestellt oder Geiseln abgeholt oder Gefangene niedergemacht wurden. Ja, das war es, was uns am festesten bei der Stange gehalten hat, bei der verfluchten Hitlerstange : dieses Gefühl, mitschuldig geworden zu sein an einem tausendfaltigen Verbrechen und einen so ungeheuren Hass erzeugt zu haben, dass nur Meere von Blut ihn ertränken können. Und nun weiss ich auch ... dass der Wahnwitz Methode hat. Es ist alles geplant und beabsichticht. Ich errinnere mich jetzt ... dass uns einmahl Unteroffiziere Klahde in der Nationalsozialistischen Erziehungsstunde sagte : 'Leute, ihr musst immer so handeln, alsob ihr in der gleichen Lage wäret wie die altgermanische Katten. Die ketteten sich vor der Schlacht aneinander; da konnte keiner ausspringen'. Glauben Sie mir... die deutsche Soldaten sind alle aneinandergebunden wie die alten Katten : einer an den andern, und alle zusammen an die Untaten, die sie mitbegangen oder nicht verhindert haben. Das macht das Ausspringen für die meisten so schwer > 49. En réfléchissant à l'exemple des Chats germaniques, enchaînés les uns aux autres durant le combat, on est frappé également par une autre analogie, provenant cette fois-ci du domaine amérindien : certains Indiens de la plaine nord-américaine, pour prouver leur courage, s'attachaient durant les combats à un instrument qui leur permettait uniquement d'avancer et les empêchait de reculer. Sur le plan rituel, le serment « avancé » pourrait être le pendant d'un tel 49. F.C. Weiskopf, p. 9.

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procédé technique. Il s'agirait d'un véritable serment kamikaze - ceux qui l'avaient prêté se lançaient dans le combat avec la certitude de ne pas en revenir - , mais avec la différence très importante que, autant qu'on puisse en juger d'après les documents cinématographiques de l'époque, les pilotes de guerre japonais, candidats au suicide, étaient des hommes heureux, qui attendaient « une récompense » dans l'au-delà, tandis que les combattants mau-mau auraient été le contraire d'hommes heureux si l'on accepte l'interprétation « nihiliste » du serment batuni. Il est intéressant de noter que M. Gluckman a tiré de la lecture du livre de E.J. Hobsbawn Primitive Rebels la conclusion que des mouvements « maumau •» dans le sens de révoltes nihilistes n'ont pas existé dans l'histoire sociale récente de l'Europe occidentale 50. Cette conclusion nous semble justifiée dans ses grandes lignes, mais nous tenons cependant à signaler quelques exemples de mouvements sociaux européens « primitifs » dans lesquels on aperçoit, sinon le pendant exact du serment batuni, du moins quelque chose que l'on pourrait qualifier d'ébauche d'un tel serment. Le premier exemple est celui de la Mafia sicilienne, à propos de laquelle E.J. Hobsbawn, parlant de l'initiation dans la société, écrit : « The crucial ritual - normally... carried out in front of a saint's image - was that of piercing the candidate's thumb and extracting blood, which was daubed on the saint's image, which was then burnt. This last act may have been designed to bind the novice to the brotherhood by the ceremonial breaking of a taboo : a ritual involving the firing of a pistol at a statue of Jesus Christ is also reported » 51. Le deuxième exemple est celui des Sociétés du Bouc, bandes de brigands qui ont opéré au cours du 18e siècle dans la région comprise entre la Ruhr et la Meuse 52. Nous savons très peu de l'histoire de ces sociétés et nous n'avons pas eu l'occasion de pousser plus à fond notre tentative de comparaison, mais W. Gierlichs fait état, en ce qui concerne la deuxième Société du Bouc, d'un « serment effroyable » au cours duquel les brigands auraient renié Dieu, la Vierge Marie et les saints, et se seraient voués au Diable; selon les légendes populaires, les novices auraient piétiné un crucifix au cours de ces cérémonies63. L'analogie entre ce serment et le serment batuni est d'autant plus intéressante que les dirigeants de cette Société, tous des gens aisés, auraient été animés beaucoup plus par des motifs politiques (la révolte contre le régime autrichien des Habsbourg) que par des motifs d'ordre matériel. Cet aspect du mouvement est très mal connu, mais il semble que les 50. M. Gluckman, 1963, B, p. 138. 51. E.J. Hobsbawn, p. 34. 52. Actuellement la province du Limbourg aux Pays-Bas, le district d'Aix-la-Chapelle en Allemagne et le territoire avoisinant en Belgique. 53. W. Gierlichs, pp. 118-119.

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actes de brigandage n'étaient conçus par les responsables que comme un entraînement à la guerre révolutionnaire qu'ils préparaient à l'insu de la plupart de leurs subordonnés Ces analogies européennes militent en faveur de la thèse selon laquelle le serment batuni n'aurait pas été un phénomène isolé et unique, et que les processus psychologiques sur lesquels il est censé reposer auraient été utilisés en d'autres temps et en d'autres lieux. Un autre auteur, le psychiatre J.C. Carothers, a insisté, avec des intentions quelque peu suspectes, sur l'analogie entre le serment avancé mau-mau et la magie noire telle qu'elle était pratiquée en Europe occidentale entre 1250 et 1700. Cette magie noire européenne se caractérisait notamment par des rassemblements nocturnes, des cérémonies blasphémant les rituels catholiques (la « messe noire »), des orgies sexuelles et la consommation de sang humain, d'excréments et autres matières impures et tabous 5B. L'analogie avec le serment mau-mau - version européenne - est certainement frappante, mais on ne peut plus suivre J.C. Carothers quand il insinue que la magie noire européenne n'est pas simplement un phénomène analogue mais un véritable modèle. « To one who has read descriptions of certain Mau Mau oaths and rituals, écrit notamment cet auteur, and has also read descriptions of some rituals and practices of European witchcraft, the point immediately occurs : Have these been copied from those others ? ... the two are often virtually identical. Jomo Kenyatta is very certain to have made some study of European witchcraft; he had the opportunity and it is easy to imagine more than one incentive. No dogmatic answer can be given. The present writer thinks ... that the broad outlines of these oaths were concieved by highly sophisticated persons » 56.Voici done Jomo Kenyatta de nouveau sur le banc des accusés et la révolte mau-mau de nouveau ramenée à une insurrection préméditée de longue date par des intellectuels diaboliques. Or, nous avons déjà vu qu'il est très peu vraisemblable que Jomo Kenyatta ait été 1'« architecte » de la révolte mau-mau et encore moins qu'il l'ait préméditée avant même son retour au Kenya en 1946. J.C. Carothers est d'ailleurs pratiquement le seul à aller aussi loin dans ses accusations. Même L.S.B. Leakey se montre convaincu qu'aucun des premiers dirigeants du mouvement mau-mau n'a prémédité les serments « avancés » et que ceux-ci n'ont été élaborés qu'après l'arrestation de Jomo Kenyatta et des autres leaders nationaux57. La preuve la plus décisive contre l'hypothèse de J.C. Carothers 54. 55. 56. 57.

Ibid., p. 82. J.C. Carothers, p. 14 et sq. Ibid., p. 16. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 85.

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est le fait que le phénomène des « rituels d'antithèse » n'est nullement inconnu en Afrique Noire traditionnelle. G. Balandier a mentionné dans son cours Démarches de l'anthropologie dynamique (Ecole pratique des Hautes Etudes, Paris, 1960-1961) un ouvrage inédit de Mongo Bêti, qui signale certains rituels de magie noire pratiqués par les sorciers bêti, montrant la même « correspondance interne » avec la magie noire européenne. Nous extrayons de nos notes de cours les remarques suivantes : « Il y a des hommes qui sont porteurs de magie noire evu, qui se sentent différents des autres et se constituent en société secrète ,avec une initiation et des rites spéciaux, qui présentent l'ordre social normal, mais à l'envers. Ils sont en agression contre l'ordre établi. H y a profanation des reliques ancestrales, destruction des liens de parenté et un comportement anormal sur le terrain sexuel. C'est une véritable contre-société » 68. Cette description ressemble autant que celle du serment mau-mau aux descriptions de la messe noire du Moyen Age, et pourtant il n'est jamais venu à l'esprit de personne de supposer que des intellectuels bêti se cachaient derrière cette société de sorciers et que ces intellectuels auraient séjourné en Europe pour y étudier la messe noire. D'ailleurs, les Kikuyu aussi disposent dans leur histoire tribale récente d'un exemple d'une telle « contre-société », à savoir la société Kaita, en pays meru, société dont H.E. Lambert disait que le but principal était de « relâcher ses membres des contraintes ennuyeuses imposées par l'ordre social en ce qui concerne les amusements d'ordre sexuel; ses pratiques comprennent des orgies et des danses nues » 5 9 . Point n'était donc besoin d'aller jusqu'à la bibliothèque du British Muséum pour trouver le modèle d'une éventuelle « contre-société ». Si le serment avancé a vraiment existé, il n'y a aucune raison de douter qu'il s'agisse d'une innovation autochtone spontanée dans laquelle les évolués kikuyu n'ont été pour rien. Revenons maintenant à l'étude de M. Gluckman. Celui-ci n'a pas seulement cherché des analogies européennes du serment batuni, il a également voulu le situer dans un contexte africain. Il nous semble que les « correspondances » signalées par lui dans ce domaine ont été mal choisies. En premier lieu, M. Gluckman fait allusion à certains phénomènes étudiés par E.E. Evans-Pritchard dans une étude intitulée Some collective expressions of obcenity in Africa; il s'agit d'expressions d'obscénité collective que l'on rencontre en Afrique Noire à l'occasion de cérémonies religieuses ou de travaux d'entraide au cours desquels la violation de certains tabous strictement observés à d'autres moments est permise et même encouragée, ceci 58. Basées sur nos notes de cours, ces remarques n'engagent d'aucune façon M. Balandier ou M. Bêti. 59. H.E. Lambert, 1952.

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pour « canaliser les émotions humaines dans des moules d'expression prescrites » comme le dit lui-même Evans Pritchard 60 . Il nous semble que M. Gluckman ait eu tort de citer ces phénomènes. H s'agit dans ces cas, comme dans celui du carnaval en Allemagne et dans le sud des Pays-Bas, d'un « défoulement » collectif en dernier lieu contrôlé. La violation des tabous ne met nullement en cause l'ensemble des structures sociales et religieuses, elle ne fait au contraire que les renforcer en permettant selon un modèle prescrit et à des moments fixés d'avance une baisse des tensions psychologiques accumulées qui pourraient présenter un danger social. Le carnaval allemand et les chansons obscènes africaines laissent peut-être subsister un goût amer, une fois passée l'heure de l'euphorie, mais ces phénomènes n'engendrent pas des sentiments de culpabilité insupportables comme le serment mau-mau aurait eu pour but de le faire. Il est d'ailleurs révélateur qu'il s'agisse dans la presque-totalité des cas cités par E.E. Evans Pritchard de chansons obscènes et non pas d'actes obscènes. Si débauche il y a, c'est de la débauche « orale ». Pour employer un terme forgé par M. Gluckman : ce sont des phénomènes de rébellion, non pas de révolte et encore moins de révolution. M. Gluckman met également en rapport avec les serments batuni la très forte montée des pratiques de sorcellerie que l'on a constatée chez beaucoup de peuples africains dont la colonisation a brisé les cadres sociaux et religieux étroits, seuls cadres dans lesquels les Africains traditionnels se sentaient à l'aise pour affronter les hasards inhérents à la vie humaine. Il cite d'abord, extraites d'un autre ouvrage de E.E. Evans Pritchard 61, les remarques suivantes concernant les associations à caractère magico-religieux azande : « In so far as the magic of the associations is not redundant it is directed against the vageries of European rule. Azande, faced with a power they can neither stand up against or avoid, have found in magic their last defence » 62. M. Gluckman aboutit ensuite à la conclusion que : « To meet the threat to their way of life, and to cope with new strains, Africans turned in several directions for supernatural aid. One trend was increasing reliance on another set of beliefs - those in magic, in oracles and in witchcraft... These beliefs ... and their associate actions, are not firmly tied to particular sets of relationships, as religious ritual is. They can be applied to all new relationships in which men are involved with strangers, and even with whites... Throughout Africa, while ancient religious rituals have faded, fears of witchcraft have burgeoned and magic had blossomed » 63. 60. 61. 62. 63.

E.E. Evans-Pritchard, 1929, p. 331. Witchcraft, Oracles and Magic among the Azande of the Anglo-Egyptian Cité par M. Gluckman, 1963, B, p. 137. Ibid., pp. 142-143.

Sudan.

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Caractéristiques et signification de la révolte

Le texte de M. Gluckman n'est pas tout à fait clair à certains endroits, mais il semble bien mettre sur le même plan la magie destinée à permettre aux Azande « de faire face à la menace contre leur manière de vivre » et le serment avancé mau-mau. Il nous semble qu'un tel rapprochement se fonde sur une conception erronée du serment batuni. Dans le cas des Azande, la magie est considérée par ceux qui s'en servent comme un moyen efficace de redresser une situation menacée, une arme directe dans le combat contre « les caprices du règne occidental ». Le cas des serments avancés ne serait semblable que si les combattants mau-mau avaient cru pouvoir vaincre les Européens par le serment seul, c'est-à-dire par des procédés magiques sans autre intermédiaire. Or, aucune indication ne nous permet de croire que les maquisards de la forêt aient jamais considéré le serment batuni - quelle que soit sa forme - comme une arme directe dans le combat au même titre qu'un fusil ou un couteau. Pour eux, les serments étaient une condition préalable, une mise en condition pour le combat. Pour vaincre, ils comptaient sur leur unité, sur leurs armes à feu et sur la protection de la forêt, non pas sur des serments. Nous avons même été frappés, au cours de nos lectures, par l'absence quasi totale de références aux pratiques magiques parmi les maquisards. Certes, on peut citer quelques exceptions. Ainsi, des rumeurs ont circulé au début de la révolte concernant la présence dans la forêt d'un jeune sourdmuet, qui aurait subitement retrouvé l'usage de la parole, et dont le couteau aurait changé les balles de l'ennemi en eau 64. Cet épisode nous semble secondaire et a-typique dans l'évolution de la révolte mau-mau. Il en est de même en ce qui concerne l'assassinat de A. Gray Leakey, enlevé par une bande mau-mau et sacrifié sur les pentes du mont Kenya à l'instigation de quelques « sorciers » qui semblent avoir vu dans cet assassinat rituel la garantie magique d'une victoire rapide de la révolte65. Nous pensons qu'il s'agit là encore d'un événement a-typique dans la mesure où l'incident, intervenu en octobre 1954, se situe après la capture du général China et l'écroulement du maquis du mont Kenya. Il s'agit probablement d'un excès d'une bande d'illuminés plus ou moins indépendante. En général, les combattants maumau, tout en étant des hommes superstitieux et quelquefois exaltés, ne se fiaient qu'à leurs fusils pour vaincre, et non pas à la magie. S'il en avait été autrement, les partisans du mythe européen du Mau-Mau n'auraient pas hésité à en faire la clef de voûte de leurs analyses. La notion de « magie de désespoir », centrale dans l'analyse de M. Gluckman, s'effondre ainsi en bonne partie. Le peuple kikuyu était, certes, un peuple désespéré à l'époque 64. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 137. 65. African Affairs Department Annual Report,

1954, p. 39.

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de la révolte mau-mau, mais ce n'est pas par la magie que les combattants mau-mau ont tenté de dépasser ce désespoir. Malgré les quelques erreurs d'interprétation que nous venons de signaler, M. Gluckman a eu le mérite de poser le problème important des précédents. Etant donné que des phénomènes semblables existent en Afrique Noire (la « contre-société » des sorciers bêti) et ailleurs (la culpabilisation des militaires allemands, les serments de la Mafia et ceux de la « Société du Bouc »), on peut se demander pourquoi les combattants mau-mau n'auraient pas obéi aux mêmes lois psychologiques ou patho-psychologiques en inventant à leur tour des « rituels d'anti-thèse » pour se mettre en condition pour leur lutte ? Certes, il ne s'agit ici que d'une preuve indirecte de l'authenticité des serments « avancés », version européenne, mais on ne peut pas écarter à priori ce raisonnement par analogie. Le fait que la personnalité kikuyu semble se prêter relativement bien aux « lois » psychologiques sur lesquelles doivent se fonder des serments obscènes pourrait constituer une autre preuve de l'authenticité de la version européenne des serments batuni. Nous avons défini le Kikuyu traditionnel comme un homme inquiet, préoccupé par des questions de souillure et de culpabilité, habitué à vivre dangereusement et à franchir délibérément les barrières de haute tension psychologiques qu'implique la notion de thahu. D.L. Barnett, dans une communication personnelle, nous a mis en garde contre la version européenne du serment batuni, en invoquant l'argument suivant : « I am inclined to think that we feed our own 'needs' for the obscene and orgiastic when we read deep meanings into the oathing abnormalities of the Kenya peasant revolt > 6e. Cette mise en garde est certes très utile, parce qu'elle nous rappelle qu'attribuer aux autres l'accomplissement de ses propres désirs refoulés est une démarche psychologique fréquente. O. Mannoni nous a montré que le Noir a bon dos à cet égard 67 . Dans le cas des serments mau-mau il y a cependant un « mais ». Les serments tels qu'ils sont décrits dans la littérature européenne répondent beaucoup plus aux « besoins » de l'obscène et de l'orgiastique des Kikuyu qu'aux besoins éventuels d'Européens, c'est-à-dire que les tabous violés lors des cérémonies d'initiation répondent exactement aux notions du thahu des Kikuyu. Il en est ainsi par exemple du sang des règles, qui aurait été un élément indispensable du serment avancé, et qui est pour les Kikuyu une matière hautement impure dont le contact entraîne automatiquement le thahu. H en est de même des contacts avec des cadavres exigés, d'après I. Leigh, des gradés de l'armée mau-mau, contacts également impurs 66. D.L. Barnett, communication personnelle du 23 février 1967. 67. Voir sa Psychologie de la colonisation.

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Caractéristiques et signification de la révolte

et qui étaient craints dans la culture traditionnelle à tel point que l'on préférait abandonner un malade dans la brousse plutôt que de le voir mourir dans une hutte. Pour un Européen, toucher un cadavre a peut-être quelque chose d'effrayant, mais il ne s'agit pas d'un tabou, dont la violation engendre la culpabilité. Ceci est encore plus net en ce qui concerne certaines positions dans les rapports sexuels comme la position inversée, c'est-à-dire, la femme se couchant sur l'homme. Un tel accouplement est en Europe peut-être moins courant, mais nullement chargé de culpabilité. Or, de tels rapports sexuels, mentionnés dans certaines descriptions des serments avancés, étaient thahu selon la coutume kikuyu. Les barrières psychologiques franchies lors des cérémonies de serments sont donc en partie des barrières exclusivement kikuyu et non pas européennes. Nous voulons montrer par ce raisonnement qu'il est peu vraisemblable que les serments mau-mau aient été entièrement une invention européenne destinée à combler les besoins profonds et refoulés des Européens. Si les serments avancés ont été inventés par des Européens, ceux-ci ont dû être très bien renseignés sur la psychologie kikuyu. Or, c'était le cas de très peu d'Européens du Kenya. A moins que les histoires sur les serments avancés aient été fabriquées par des Kikuyu hostiles au Mau-Mau et prises à leur compte par des Européens seulement plus tard ? Voyons maintenant quels sont les arguments contre l'authenticité de la version européenne du serment avancé. D'après les auteurs européens, le but principal et la raison d'être des serments batuni auraient été d'anesthésier la conscience des combattants et de les préparer ainsi à commettre aveuglément des actes criminels, sanglants et sauvages. Toutes les publications sur la révolte, nous l'avons vu, ont insisté sur la sauvagerie des meurtres mau-mau, qui auraient été d'après Sir Philip Mitchell « d'une cruauté et d'une dépravation indescriptibles » 68. Dans une première version de cette étude écrite en 1961, nous avons nous-mêmes payé notre dîme à cette image sauvage de la révolte mau-mau en écrivant : « La cruauté de ces meurtres est signalée par la quasi-totalité des auteurs, de sorte qu'on ne peut pas la renvoyer au domaine des fables coloniales » 69. Ce n'est que très tard au cours de nos lectures que nous nous sommes rendus compte que la cruauté des combattants mau-mau est pour une large part une mystification. La première fois que nous avons ressenti des sentiments de doute a été lors du dépouillement des articles consacrés à la révolte dans la presse anglaise. Nous y avons trouvé des descriptions d'attaques mau-mau dont la teneur ne correspond pas du tout à l'image sauvage de la révolte que l'on 68. Ph. Mitchell, 1954, A, p. XVH. 69. R. Buijtenhuijs, 1961, p. 83.

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rencontre généralement. En voici trois exemples, dont le premier a été rapporté dans le Times du 19 mars 1953 : « [A] gang, numbering about 40 terrorists, attacked and robbed an Indian merchant who was en route for a European farm in a lorry with three African employees ... one of the Indian's employees alledged that the gang was led by Dedan Kimathi ... and as the gang was apparently waiting for a different Indian trader, Kimathi is reported to have ordered the potato merchant's life to be spared » 70. Le deuxième exemple, rapporté dans le Manchester Guardian du 30 décembre 1954, est encore plus révélateur : « An English woman, Mrs. Lovât Carnelly, described to-day how she had 'just talked and talked and talked' to persuade a Mau-Mau 'general' to spare the lives of herself and her two small children. 'General Ngama' finally agreed on condition that the whole familly left Kenya by the next aircraft » T1. Le troisième exemple est rapporté par R.T. Paget : « Once I heard tell us how a gang from the mountains had come to the farm at which he worked and proposed to murder his master. The men on the farm had, however, said 'No'; that their bwana was a good man and that they did not want him killed. A vote had been taken in this sense. A second farmer had been proposed for murder and the same thing had happened, but on a third name being proposed the men from that farm had said that their master should certainly die, and were congratulated by the general from the mountains who said that he had begun to fear that his visit would be for nothing » 72. Ces exemples montrent que les combattants mau-mau étaient à l'occasion capables d'actes chevaleresques, et qu'ils n'étaient pas toujours des brutes ivres de sang, frappant aveuglément hommes, femmes et enfants. Il se pourrait cependant qu'il s'agisse de quelques exceptions qui confirment la règle. Or, les faits rapportés par le médecin J. Wilkinson prouvent incontestablement le contraire; cette preuve est d'autant plus convaincante que J. Wilkinson appartient à 100 % à l'école européenne, et que la portée des faits rapportés par lui, lui a totalement échappé. Cet auteur constate d'abord que, parmi les 210 victimes des Mau-Mau examinées par lui à l'hôpital de Tumutumu (district de Nyeri), deux sur trois avaient été tués à coups de hachoir (panga); il remarque ensuite :« The majority were wounds of the head and neck ... The commonest method of killing with a panga was the infliction of about six blows over the head ... This method was used so frequently that it suggested that the terrorists had been trained to kill in this

70. TheTimes, 19 mars 1953. 71. The Manchester Guardian, 30 décembre 1954. 72. R.T. Paget in Statesman and Nation, 31 mars 1956.

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way. The method certainly ensured a quick and certain death for their victims » 73. Voici donc un premier fait infirmant la thèse selon laquelle les combattants mau-mau auraient été des tueurs sauvages, sanguinaires et cruels, cherchant à faire souffrir leurs victimes. J. Wilkinson poursuit ainsi l'exposé des résultats de ses autopsies : « In many cases the wounds were confined to the posterior aspect of the body and this suggested that the victims had been held face downwards on the ground whilst the wounds were inflicted. In many cases too, some of the wounds were very superficial and did not even penetrate the dermis, as though sharp instruments had been drawn over the victim's skin to torture him before he was finally killed... There were four cases of mutilation, all post mortem » 74. Les faits semblent ici beaucoup moins nets; ce texte laisse supposer que les mau-mau torturaient leurs victimes en certains cas, mais la rédaction de YEast African Medical Journal, dans lequel J. Wilkinson a publié son étude, propose elle-même une autre interprétation de ces blessures superficielles : « Would not an alternative explanation be that these wounds were inflicted as the victims ran away from their assailants ? » 75. En tout cas, nous sommes loin des femmes enceintes éventrées, des enfants sciés en deux sous les yeux de leurs mères, des yeux crevés pour boire le liquide qu'ils contiennent et de toutes les horreurs qui furent d'après les auteurs « coloniaux » des pratiques courantes au cours des massacres maumau. J. Wilkinson a d'ailleurs également rapporté des données qui montrent que les combattants mau-mau ne s'acharnaient nullement contre les femmes et les enfants, les innocents et les faibles, comme la légende coloniale veut nous le faire croire. Voici, par exemple, un tableau concernant la répartition par groupe d'âge et par sexe des victimes africaines du Mau-Mau admises à l'hôpital de Tumutumu jusqu'à la fin de mai 1954 76 : Groupe d'âge

Hommes

Femmes

Total

Enfants Adultes Vieillards

2 154 26

28 —

1

3 182 26

Total

182

29

211

Ailleurs, J. Wilkinson note encore que 926 des 1 024 victimes du Mau-Mau 73. 74. 75. 76.

J. Wilkinson, p. 310. Souligné par nous. Ibid., p. 310. Ibid., p. 310. Ibid., p. 309.

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dans tout le Kenya appartenaient au sexe masculin et 98 seulement au sexe féminin 77. La conclusion s'impose : dans la mesure du possible les combattants maumau tuaient « proprement » et ne frappaient pas à l'aveuglette. Cette conclusion nous oblige à reconsidérer sérieusement le problème des serments « avancés ». En effet, si les mau-mau n'étaient pas des tueurs sauvages, la question se pose automatiquement : pourquoi alors auraient-ils eu besoin d'un serment obscène et bestial pour anesthésier leur conscience ? Pour beaucoup d'auteurs, l'horreur des serments découle avant tout de l'horreur des crimes exigés des combattants. L'horreur des crimes relevant de la légende n'en serait-il pas de même de l'horreur des serments ? Mais, comment expliquer alors le massacre du village de Lari ? Pour répondre à cette question, nous devons analyser d'abord la version de cet événement répandue par le gouvernement du Kenya, qui a présenté ce massacre comme une sorte d'Oradour kikuyu, tout à fait typique des méthodes des combattants maumau. Les faits semblent d'ailleurs dans leur ensemble authentiques; ce sont surtout l'interprétation et l'utilisation de ces faits qui prêtent à controverse. Au cours de la nuit du 26 mars 1953, le village de Lari (district de Kiambu), qui comprenait un fort pourcentage de « loyalistes », fut attaqué simultanément par plusieurs bandes mau-mau, dont le nombre total s'élevait de 800 à 1 000 personnes ou même davantage (C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham mentionnent même 3 000 personnes au total 78 ). Au cours de cette attaque, au moins 97 loyalistes (y compris des femmes et des enfants) périrent, et de nombreuses personnes furent grièvement blessées. Les agresseurs mau-mau auraient commis au cours de cette attaque les actes les plus horribles : toutes les atrocités que nous avons mentionnées ci-dessus comme appartenant à la légende (femmes enceintes éventrées, etc.) ont été rapportées dans le cas du massacre de Lari. D'après les sources officielles, l'attaque aurait été organisée par le haut-commandement mau-mau sous la responsabilité directe de Dedan Kimathi lui-même, et les agresseurs seraient venus des quatre coins du pays kikuyu pour participer à ce crime collectif. I. Leigh fait état d'un document qui aurait été envoyé par le « Conseil Central Mau-Mau » à toutes les sections territoriales du mouvement pour les inviter à envoyer chacune une délégation à Lari 79 . A une époque où nous ne disposions que de renseignements « officiels », nous avons nous-même cru voir un rapport entre les serments batuni, version européenne, et le massacre de Lari. Nous interprétions alors l'appel à des délégués de toutes les sections territoriales mau-mau 77. Ibid., pp. 310-311.

78. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 291. 79. I. Leigh, pp. 88-89.

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pour l'attaque de Lari comme une tentative consciente de la part des dirigeants mau-mau de compromettre et de culpabiliser le peuple kikuyu en tant que collectivité, de la même façon que nous interprétions le serment « avancé » comme une tentative de culpabilisation de chaque combattant mau-mau en tant qu'individu. Or, depuis quelques années, la version officielle du massacre de Lari a été sérieusement contestée. Jusqu'ici, personne n'a nié le fait que les agresseurs mau-mau ont commis à cette occasion des actes actroces, mais certains auteurs ont mis en doute, par contre, la thèse selon laquelle l'attaque de Lari aurait été l'œuvre du mouvement mau-mau tout entier. D'après C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, l'affaire aurait eu au contraire un caractère strictement local : il s'agissait en réalité d'un règlement de comptes au sein d'une communauté villageoise divisée depuis plus de 15 ans sur une question foncière en deux camps, entre lesquels l'hostilité n'avait cessé de monter 80. D'après ces mêmes auteurs, le comité local mau-mau aurait eu en effet des contacts préalables avec le comité secret de Naivasha (« War Council ») dans le but de synchroniser l'opération avec le raid contre le poste de police de Naivasha 81, mais la quasi-totalité des combattants engagés dans le combat auraient été des partisans locaux. Il est intéressant de noter que l'on trouve déjà cette version des événements dans le Sunday Times du 29 mars 1953 : « The massacre at Lari was a local affair, and of 120 so far arrested ... the majority are local men, their force being augmented by men compulsarily repatriated from settled areas » 82. Ces faits ont été étouffés par la suite par le gouvernement colonial qui s'est emparé de l'événement dans un but de contre-propagande, cherchant à faire croire que cette tragédie atroce était l'œuvre du Mau-Mau tout entier et tout à fait typique de la révolte. S'il y a eu tentative de culpabilisation de la population kikuyu toute entière, il s'agit d'une tentative de la part du gouvernement colonial et non pas de la part des dirigeants mau-mau. Les horreurs de Lari sont en réalité a-typiques de la révolte, et on ne saurait en tirer un argument en faveur de l'authenticité d'un serment batuni bestial et obscène. Une autre série de faits semble plaider à première vue contre la version européenne des serments batuni, à savoir le phénomène des « pseudo-gangs », dont nous avons déjà fait état en analysant la contre-offensive anglaise contre les mau-mau. Nous avons vu à cette occasion que les ex-maquisards « convertis » ont joué un rôle décisif dans la défaite finale de l'armée de la forêt. 80. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, pp. 286-292. 81. Ibid., pp. 290-291. 82. D. Hawkins, The Sunday Times, 29 mars 1953.

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Ce sont surtout la facilité avec laquelle ils ont changé de camp et la rapidité de leur conversion qui frappent dans le comportement de ces « convertis ». Cette trahison facile semble contredire l'hypothèse selon laquelle tous les combattants mau-mau furent sous l'emprise d'un serment horrible qui ne leur laissait comme seule demeure terrestre que la révolte mau-mau. Mais elle semble contre-dire aussi une thèse qui est un des thèmes fondamentaux de notre étude, et sur laquelle nous reviendrons en fin de chapitre, à savoir que la révolte mau-mau était un phénomène social total exigeant de ses partisans un engagement total et dont l'échec signifiait une véritable chute dans le vide. Le phénomène est donc difficile à expliquer et les quelques remarques qui vont suivre sont par conséquent plutôt des hypothèses que des affirmations. Il y a d'abord le fait que Henderson, le commandant européen des mau-mau convertis, a pu exploiter sans le savoir l'hostilité, ouverte depuis le printemps 1955, entre, d'une part, les partisans de Dedan Kimathi et le « Kenya Parliament », et, d'autre part, ceux de Stanley Mathenge, réunis dans le « Kenya Riigi » 83. En effet, certains partisans de Mathenge, cultivant une véritable haine contre les leaders du « Kenya Parliament », n'ont vu aucune objection à leur participation à la « chasse à Kimathi ». Mais il y a plus. Pour comprendre le comportement contradictoire des « convertis », il faut avoir présentes à l'esprit les images hallucinantes de la vie des « enfants de la forêt » qui ressortent du livre de I. Henderson. Il semble qu'au cours des dernières années de la révolte, un changement profond s'est produit dans l'âme de ces combattants mau-mau coupés de tout contact avec l'extérieur et enfermés dans les forêts profondes du Kenya central. S'ils étaient jadis engagés à 100 % pour la révolte et pour ses objectifs politiques et sociaux, au cours du combat, l'objet de leur engagement a progressivement évolué : au lieu de voir dans leur « manière de vivre » dans la forêt un moyen pour arriver à une fin, ce but ultime s'est effacé peu à peu, et cette « manière de vivre » est devenue presque une fin en soi. Leur engagement étant resté total, c'est leur façon de vivre dans la forêt qui est devenue finalement l'essence même de leur vie. Dans une certaine mesure, I. Henderson lui-même s'était déjà rendu compte de cette évolution. Il écrit par exemple : « Even those who surrendered because they could not stand the hardships of forest life cherished warm memories of their semi-animal life in the jungle » 84. Et, plus loin : « The thought of civilization now seemed foreign and dangerous and made them shudder. They felt they could not speak about the gadgets and complications of the world outside without feeling chilled and worried. But nearer to hand, inside the forest, there were things they understood well, 83. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 488. 84. I. Henderson, p. 71.

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things which comforted them... In the forest they knew the answers to everything, outside to nothing » 85. Arrivé ainsi au cœur du problème, I. Henderson conclut ensuite : « We were trying to persuade them to change their regiment, not their souls » 86. Cette remarque nous semble essentielle. Vue sous cet angle, la contradiction apparente disparaît et le comportement des pseudo-mau-mau confirme plus qu'il ne le contredit l'engagement total des maquisards. Du moment où un combattant mau-mau était fait prisonnier ou contraint de se rendre, tout était fini pour lui. Pour éviter l'écroulement de l'univers irréel qu'ils s'étaient construit, ces « possédés de la forêt » n'avaient qu'un seul moyen : repartir dans la forêt, avec les « forces de l'ordre » s'il le fallait, pour chasser leurs amis d'hier. Par conséquent, le comportement des mau-mau « convertis » n'est pas non plus nécessairement en contradiction avec l'existence éventuelle de serments bestiaux et obscènes, bien que l'hypothèse européenne sorte quelque peu affaiblie de cette confrontation. Un phénomène semblable à celui des pseudo-gangs l'affaiblit encore davantage : le fait que tous les combattants mau-mau, malgré le serment batuni, se soient révélés en dernier lieu « récupérables ». Pourtant, plusieurs auteurs européens ne croyaient point en cette possibilité; ainsi par exemple E. Huxley, qui affirmait encore en 1954 que ceux qui avaient prêté le serment « avancé » étaient eux-mêmes convaincus qu'ils ne pourraient pas être purifiés, et qui note au sujet du « général China » : « The oaths which he has taken bind him at all times and forever to conspire against the Europeans » 87. L.S.B. Leakey, qui s'est prononcé avec un peu plus de prudence en cette matière, aboutit en fin de compte également à une conclusion négative : « Il se peut très bien que nous aurons à envisager la nécessité de ségréger ces gens pour le reste de leur vie, de façon que le mal qu'ils ont fait et la connaissance de ce mal s'éteindra avec eux » 8S. Plus tard, le gouvernement du Kenya a élaboré effectivement des projets de « ségrégation » et leur a même donné un commencement d'exécution. On peut ainsi lire dans le Times du 2 août 1955 l'information suivante : « A Press report a fews days ago ... said that accomodation for more than 6 000 'hard-core' Mau-Mau followers was to be provided by the Kenya Government in 'exile settlements' in remote areas of the country, and that another 2 000 'irreconcilables' were to be confined on Mageta Island, in Lake Victoria... The intention is to create new land settlements where the exiles could live 85. Ibid., p. 177 et 196. 86. Ibid., p. 167.

87. E. Huxley, 1954. 88. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 86.

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permanently in conditions as nearly normal as possible... They would have liberty of movement and would have their wives with them, and possibly children... The settlements must be sufficiently remote from inhabited areas to provide for the priority requirement of political security in the colony, and to make escapes difficult enough to discourage attempt » 89. Or, à peine quatre ans plus tard, toute tentative de ségrégation permanente avait été abandonnée, et le gouvernement colonial avait effectué un revirement spectaculaire, dont C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham rendent compte dans les termes suivants : « ...the Administration quietly accepted that detainees could be released without confessing the oath or being rehabilitated, thus invalidating the basic propositions on which the ideology of rehabilitation had been constructed. Henceforth they almost begged detainees to go home, and many were carried, mute and unconfessed, from Land Rovers back to their families in the Reserves » 90. Tout cela ne plaide pas en faveur de l'authenticité du serment batuni tel que les Européens l'ont décrit. Nous devons dire ici cependant, en toute impartialité, que déjà en 1954 le psychiatre J.C. Carothers était beaucoup plus optimiste sur les possibilités de récupérer ceux qui avaient prêté le serment « avancé ». Pour montrer le bien-fondé de son optimisme, il s'est appuyé sur le raisonnement suivant : « Mental hospital admissions in Great Britain and various other European countries include many persons who are deeply depressed and filled with remorse for unforgivable sins they think they have committed... The occurrence of this mental reaction seems to depend on the development of a certain type of mental structure, so that the individual incorporates within himself a general social idea of behaviour by which his life is ordered. This ideal commonly conflicts within himself with various selfish impulses and may thus give rise to anxiety and depression. In Africans ... the social rules are not meaningfully synthesized within the individual and the conflict (if it occurs) is external; a man is not weighted down by preoccupation with past sins nor by preoccupation with a need to order his future life on certain lines » 91. D'autres chercheurs ont également suggéré que la mentalité et la conscience africaines semblent être beaucoup moins intégrées et structurées que celles des Européens. Au cours d'une discussion sur le serment batuni, J. Binet a attiré notre attention sur le fait qu'il existe une grande différence entre le modèle de la criminalité en Afrique et en Europe : en Europe, un individu qui à 25 ans est un criminel le restera très probablement toute sa vie, l'in89. The Times, 2 août 1955. 90. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 347. 91. J.C. Cartohers, pp. 18-19.

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verse étant également vrai; en Afrique Noire, par contre, les virements de bord sont relativement fréquents, même chez des individus plus âgés, des anciens repris de justice devenant plus tard des hommes honnêtes, d'honnêtes hommes glissant vers la criminalité92. Nous ne savons pas encore très bien ce qu'il faut penser de ces hypothèses psychologiques. Il est vrai que les bouleversements culturels qui secouent actuellement le continent africain rendent difficile l'intégration rationnelle et harmonieuse de prescriptions morales provenant de mondes culturels très divers et que la morale risque de rester quelque chose d'épidermique dans ces conditions. Pourtant l'hypothèse de J.C. Carothers selon laquelle l'âme africaine ne connaîtrait ni la névrose ni la culpabilité nous semble erronée au moins dans le cas du peuple kikuyu. Comme nous l'avons montré dans la première partie de notre étude, la culture kikuyu traditionnelle fut certainement une « culture à thème de culpabilité ». D'ailleurs, le serment batuni, version européenne, auquel J.C. Carothers croit fermement, n'aurait même pas pu exister s'il n'y avait pas eu un fond de culpabilité sur lequel jouer. L'hypothèse de J.C. Carothers semble donc avoir des implications que l'auteur lui-même n'avait pas prévues et semble finalement se retourner contre l'authenticité des serments bestiaux et obscènes. Quelle doit être notre conclusion au terme de cette analyse ? Nous avons de plus en plus tendance à suivre D.L. Barnett quand il dit : « I think that 'filthy and bestial' oaths were the exception, and the results of individual deviency and proclivities among the more opportunist and/or magico-religious elements on the fringe of the organized movement. Government propaganda made much of these exceptional cases - trying to convey the notion that these were normal oathing practices and, hence, condemn the movement. Many of the 'confessions' of exceptional oaths were achieved under threat of severe punishment, death and torture - I don't think one should accept them at face value » 93. Il nous paraît en effet très probable que des serments obscènes aient existé en tant que phénomènes exceptionnels. Les descriptions des cérémonies sont trop détaillées et correspondent trop bien à certains traits de la psychologie kikuyu pour que l'on puisse les renvoyer entièrement au domaine des fables. Il est également très probable que le gouvernement du Kenya ait exploité ces cas exceptionnels dans des buts de propagande, comme cela a été le cas du massacre de Lan, exception là aussi et non règle générale. Est-il possible de définir avec plus de précision les éléments marginaux du 02. J. Binet, communication personnelle. 93. D.L. Barnett, communication personnelle, du 23 février 1967.

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mouvement qui ont pu être à l'origine de la mauvaise réputation des serments mau-mau ? D'après certains auteurs africains, dont notamment J.M. Kariuki, ce serait surtout parmi les komeraras, les « irréguliers » de la forêt échappés au contrôle de Dedan Kimathi et des organes centraux de la révolte, qu'il faudrait rechercher les quelques individus pervertis qui se sont adonnés aux cérémonies de serments, obscènes et bestiales 94. Ceci ne nous avance pas beaucoup dans la mesure où la définition du komerara est loin d'être précise et qu'il est très facile, après coup, de reléguer un combattant soupçonné de pratiques perverses au rang de ces irréguliers. Cependant, l'opinion de J.M. Kariuki est à retenir sous réserves. Une deuxième hypothèse que nous avançons avec beaucoup d'hésitation est que le serment batuni, version européenne, aurait été principalement le fait de combattants d'origine meru. Certaines indications semblent suggérer une telle limitation territoriale; les rapports des services secrets, cités par I. Leigh, sur les cérémonies de serments caractérisées par des orgies sexuelles se rapportent tous à des événements survenus en pays meru 95; c'est en pays meru également qu'existait jadis la société secrète dont les membres s'adonnaient à des orgies et à des danses nues, qui préfigurent en quelque sorte les rites obscènes du serment batuni 96. L'absence de toute donnée concrète ne nous permet malheureusement pas de vérifier cette hypothèse. Nous sommes donc convaincus, dans la mesure où il est possible de l'être dans un domaine aussi controversé, que J.M. Kariuki, Karari Njama et d'autres combattants mau-mau disent la vérité quand ils affirment que seuls les serments prêtés et décrits par eux étaient des serments légaux couramment pratiqués dans le mouvement. Ces serments étaient, comme le disait Karari Njama lui-même, « horribles » mais « typiquement kikuyu »; ce n'étaient pas des actes gratuits et irréfléchis, mais des violations calculées de certains tabous traditionnels. Ceci nous amène une dernière fois au domaine des analogies. Nous avons vu que M. Gluckman, en recherchant en Afrique Noire et ailleurs, des phénomènes analogues au serment batuni, était guidé par une interprétation surtout « nihiliste » de la révolte mau-mau, et qu'il a retenu par conséquent des analogies avec le serment de caractère essentiellement négatif. Or, il nous semble que la révolte mau-mau et son serment soient des phénomènes beaucoup plus ambigus que le pense M. Gluckman et que, sans nier pour autant leur côté négatif, on peut en donner aussi une interprétation plus positive. 94. J.M. Kariuki, p. 126. 95. I. Leigh, p. 47. 96. H.E. Lambert, 1952.

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Une telle interprétation nous a été suggérée par des lectures concernant les tabous violés par certains rois africains traditionnels lors de leur accession au trône. Un rapprochement avec les serments batuni nous semble justifié, comme le montrent les citations suivantes extraites du livre que G. Balandier a consacré au royaume du Kongo. De Ntinu Wéné, fondateur du royaume, G. Balandier dit : « C'est alors que se place l'événement qui assure une coupure totale, jette le jeune homme hors de l'ordre normal et lui livre toutes les ressources de la magie. Relisons Cavazzi qui mentionne l'exploit tragique grâce auquel naquit un roi : 'Un jour, il commet un meurtre sur la personne de sa tante, qui allait avoir un enfant. A la suite de ce 'haut fait', il fut proclamé chef, mutinu1... Pour avoir tué sa 'parenté', Ntinu Wéné acquiert l'état de solitude nécessaire à la domination des hommes et à la sacralisation du pouvoir. Il est semblable aux héros des légendes grecques qui ne recherchent la succession royale qu'après avoir brisé le respect des règles courantes. Ce défi aux principes fondamentaux de toute société manifeste un être d'exception. La violence sacrée reste le privilège d'un souverain à double face : brutal et dominateur, en même temps que justicier et conciliateur. Ntinu Wéné, meurtrier, guerrier puissant, conquérant, est aussi envisagé comme l'inventeur de l'art de forger » 97. A la page suivante, G. Balandier précise et résume sa pensée de la façon suivante : « [Ntinu Wéné] prend ses distances, puis rompt totalement ses attaches familiales (meurtre). Il a ainsi nié l'ordre ancien. Il a acquis une autonomie qui ne peut s'expliquer que par la détention de pouvoirs non communs. C'est sur ceux-ci, et au-dehors qu'il va édifier une société nouvelle et soumise à sa loi. Il s'impose en inspirant une terreur sacrée » 9S. D'après G. Balandier, on retrouve cette rupture avec la société et cette dualité d'un pouvoir à la fois brutal et justicier chez la « plupart des rois africains, créateurs des Etats traditionnels » Nous savons d'autre part que l'inceste royal est un phénomène répandu dans la plupart des royaumes traditionnels africains et commis non seulement par le créateur de l'Etat, mais à son tour par chaque nouveau roi. Le texte de G. Balandier révèle au moins trois caractéristiques communes tant à la fondation du royaume du Kongo qu'aux serments avancés mau-mau. D'abord, il s'agit pour celui qui veut conquérir le pouvoir de rompre totalement avec l'ordre ancien et de briser notamment les liens de parenté. Comme la tradition congolaise, le serment batuni insistait également très souvent sur la nécessité de tuer tout adversaire, même si cet adversaire « est mon père 97. G. Balandier, 1965, p. 23.

98. lbid., p. 24. 99. Ibid., p. 25.

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ou ma mère, mon frère ou ma sœur » comme par exemple dans les vœux rapportés par J.M. Kariuki 100 ou dans ceux rapportés par W. Itote 101. En second lieu, il s'agit d'édifier une société nouvelle en dehors des cadres anciens, tant dans le cas du royaume du Kongo que dans le cas de la société mau-mau que nous avons déjà qualifiée de mouvement de renouveau culturel et de tentative de créer une communauté humaine rénovée et purifiée. Enfin, il y a la dualité terreur-justice. En ce qui concerne la révolte mau-mau, nous venons de voir les principaux aspects relevant de la terreur, mais nous verrons plus loin que les combattants mau-mau étaient eux aussi des hommes en quête de justice, terme que l'on retrouve dans tous leurs discours, dans tous leurs chants et dans toutes leurs prières. Nous ne voulons nullement suggérer que les combattants mau-mau ont connu et « copié » les rites de désacralisation des royaumes africains. Tout cela s'est passé au niveau de l'inconscient, mais l'hypothèse selon laquelle les partisans de la révolte mau-mau ont obéi inconsciemment à une « loi » psychologique africaine très ancienne en instaurant le serment batuni ne nous semble pas sans fondement. Qu'ils aient voulu créer en quelque sorte une « communauté de rois » peut paraître insolite à première vue, mais notre analyse montre qu'ils se sont préparés à la succession politique de la même façon que l'a fait jadis Ntinu Wéné. On pourrait peut-être contester notre hypothèse en faisant valoir que, dans le cas de l'inceste royal notamment, le comportement asocial du roi est hautement institutionnalisé et même approuvé par ses sujets. Violer les tabous, fouler aux pieds les interdits, cela « se fait » dans les familles royales africaines. Dans la mesure où l'inceste royal est devenu un acte asocial contrôlé, et à ce titre n'engendre plus de sentiments de culpabilité chez celui qui le commet parce que la tradition sacrée elle-même veut qu'il le commette, cette violation des interdits fondamentaux se situerait sur le même plan que les expressions d'obscénité collectives étudiées par E.E. EvansPritchard et dont nous avons contesté la « parenté » avec les serments batuni. La question se pose donc de savoir si les rois africains se sentaient coupables en commettant l'inceste ? Or, d'après L. de Heusch, la réponse à cette question doit être positive. De la succession royale dans le royaume traditionnel de Ruanda, L. de Heusch dit par exemple : « Le nouveau Mwami élève sa mère, qui n'était qu'une simple épouse du père, à la dignité de Reine. Celle qui la précédait sur le trône prend sa retraite. Il semble que cette opération politico-mythique engendre une forte culpabilité collective » 102. 100. J.M. Kariuki, p. 57. 101. W. Itote, p. 275. 102. L. de Heusch, p. 59.

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Dans le royaume de Nyoro nous sommes en présence d'une triade royale : le roi, la reine-mère (l'inceste entre le roi et sa mère demeure sur un plan symbolique) et la reine-sœur (une demi-sœur issue du même père que le roi, avec laquelle le roi contracte son unique mariage et avec laquelle il a des rapports sexuels réels). Sur les rapports entre ces trois personnages, L. de Heusch fait les remarques suivantes : « On observera que le mariage incestueux ... avec la sœur élue ... ne va pas ... sans une certaine ambiguïté. Roscoe rapporte ... qu'elle est appelée auprès du roi, lorsqu'il la désire, par un messager secret. Elle entre furtivement dans la hutte royale et en sort tôt le matin de la même façon ... L'inceste avec la sœur constitue en effet dans la perspective profane de l'exogamie, l'une des fautes fondamentales contre la société. Dès lors, l'éloignement de la mère royale, de même que le caractère furtif des relations avec la Reine-Sœur, porteraient la marque de cette culpabilité initiale » 103. Du royaume des Bushong (Kuba), L. de Heusch nous dit également que l'union du roi avec une sœur utérine classificatoire provoque une gêne générale 104 et qu'il est, d'après J. Vansina, « malséant d'en parler » 105. La démonstration nous semble convaincante : tout en étant institutionnalisé de temps immémoriaux, l'inceste royal continue à engendrer culpabilité, gêne et malaise. Tout comme dans le cas des serments avancés mau-mau, il s'agit de quelque chose d'« horrible » et d'effroyable, bien que « typiquement africain ». Nous aboutissons ainsi à une interprétation des serments « avancés » beaucoup plus riche que celle suggérée par M. Gluckman. Certes, le serment batuni signifie en quelque sorte un terme, la fin d'un monde culturel périmé et décadent. Mais il se veut aussi un début, le début d'une communauté nouvelle, purifiée, rayonnante, véritablement « royale ». Telle est aussi l'interprétation, proposée par P. Worsley, de phénomènes semblables dans le monde mélanésien, comme le « Naked Cuit » dans l'île d'Espiritu Santo, dont les cérémonies se carectérisent par les mêmes violations rituelles de tabous puissants. Comme le dit P. Worsley : « Some can see nothing in these acts except brutal perversion ... [but, in reality] we are dealing with the deliberate enactment of the overthrow of the cramping bonds of the past, not in order to throw overboard ail morality, but in order to create a new brotherhood with a complété new morality » 108. La perversion de la morale ancienne nous apparaît ainsi comme un seul Ibid., pp. 76-77. 104. Ibid., p. 142. 105. Ibid., p. 140. 103.

106. P. Worsley, 1957, p. 250.

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aspect du phénomène, l'autre étant l'effort de « renouveau culturel » dont P. Worsley dit encore en parlant de nouveau de phénomènes semblables en Mélanésie : « All prophets ... stress moral renewal : the love of one's cult brethern; new forms of sexual relationship; abandonment of stealing, lying, cheating, theft; devotion to the interests of the community and not merely of the self » 107. Comme nous l'avons vu, cette citation peut être appliquée au mouvement mau-mau pratiquement sans y changer un mot. A la suite de ces remarques, nous pouvons suggérer également une interprétation nouvelle et plus complète d'un autre phénomène que les auteurs européens n'ont pu concevoir que dans une optique négative et nihiliste. Il s'agit du souhait d'une mort rapide et clémente que l'on a constaté souvent chez des partisans mau-mau capturés par les forces de l'ordre. Nous avons vu que cette tentation du néant a été interprétée comme le résultat d'un complexe de culpabilité écrasant, engendré par les horreurs du serment batuni. Or, il nous semble que ce n'est pas seulement la culpabilité qui est à la base de ce souhait d'anéantissement, mais aussi et avant tout l'amertume et la déception profondes devant l'échec d'un effort de reconstruction dans lequel on a mis tous ses espoirs et dans lequel l'engagement a été total. Pour un vrai combattant mau-mau, être capturé et envoyé dans un camp de détention voulait dire que la société nouvelle et l'homme nouveau dont il rêvait n'étaient pas pour demain; qu'il n'était pas un « roi », qu'il fallait passer à un ordre du jour morne et terne dans un cadre social sans éclats. Les mau-mau eux-mêmes l'ont souvent très bien senti et formulé. E. Huxley écrit ainsi : « Sometimes, after a suspect has made his statement, he says : 'I am empty now'. The screemer asked a woman who had used this phrase : 'What will you do now, Mother ?' I shall go home and sit in my hut and wait to be filled again. And the first one who comes to fill me, I shall believe » 108. Après l'enchantement du début, voici maintenant le vide et la crainte de ne plus jamais être « rempli ». D'ailleurs, les autorités religieuses du Kenya, si elles n'ont pas voulu reconnaître en théorie, c'est-à-dire dans leurs écrits consacrés à la révolte, cet engagement total sous son aspect positif, n'en ont pas moins profité en pratique. Les camps de détention et les prisons réservés aux partisans mau-mau ont été véritablement pris d'assaut par les différents représentants des églises chrétiennes et les conversions spectaculaires ont été nombreuses. Le R.P. Merlo-Pich rapporte par exemple les faits suivants : « L'espérance chrétienne fut portée et accueillie dans les hôpitaux et les prisons où se prodiguèrent Pères et Sœurs missionnaires, Prêtres et Frères africains et cela avec des résultats impressionnants : jusqu'à 70 % 107. Ibid., p. 251.

108. E. Huxley, 1953, D.

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des condamnés demandèrent parfois le baptême... Des dizaines de milliers de Kikuyu, sortis désillusionnés de la bourrasque, demandèrent au christianisme des valeurs sûres, des idées méritant qu'on vive pour elles. Les conversions au catholicisme dans les deux diocèses de Nyeri et Meru n'ont cessé de croître; depuis 1954, le nombre des catholiques a plus que triplé » 109. Le romancier Graham Greene à son tour affirme que neuf sur dix des condamnés à mort mau-mau se convertirent dans leur cellule au catholicisme pour ensuite « mourrir comme des anges » comme lui disait un prêtre 110. Ce désir d'être « rempli » nous semble avoir été une des principales forces motrices de la révolte mau-mau et le serment batuni, tel qu'il a été décrit par les Africains, doit être interprêté dans ce contexte comme un phénomène plus positif que nihiliste. C. LES ASPECTS RELIGIEUX DE LA RÉVOLTE MAU-MAU

Plusieurs auteurs ont souligné le caractère religieux et mystique de la révolte mau-mau, quelques-uns même avec un zèle quelque peu suspect. Il en est ainsi de L.S.B. Leakey, qui écrivait en 1954 : « Two years ago I stressed that Mau Mau was nothing more than a new expression of the old Kikuyu Central Association... I also stated that, so far as the Kikuyu tribe was concerned, Mau Mau was synonymous with the new body called Kenya African Union... What I did not realize then... was that Mau Mau while to some extent synonymous with these political organizations, was in fact a religion and that it owed its successes to this fact more than to anything else at all... Again and again I have been puzzled to understand why it was that the former leaders of the K.C.A., who, when they worked purely as a political body, had not succeeded in attracting the support of more than ten or fifteen thousand followers, had now won over more than seventy per cent of the tribe to their cause. The genuine grievances... were identically the same as those that were the chief planks in the old K.C.A. platform. Their aims had not changed substantially and the leaders themselves were the very same people who had been behind the K.C.A. » Ce raisonnement, bien que très intéressant, ne résiste pas à l'examen critique. D'abord Leakey oublie qu'avant la seconde guerre mondiale, ni les partis politiques, comme la K.C.A., ni les sectes religieuses, comme les Watu wa Mungu n'ont pu se vanter d'une audience massive parmi le peuple kikuyu, alors qu'après la guerre, par contre, tant le mouvement mau-mau 109. V. Merlo-Pich, p. 138. 110. G. Greene, pp. 17-18. 111. L.S.B. Leakey, 1954, A, pp. 41-42.

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(secte religieuse, d'après Leakey), que le « Kenya African Union » (parti politique laïc) ont été suivis par les masses, cette dernière d'ailleurs avant qu'il fût question d'un quelconque mouvement mau-mau. C'est surtout la prise de conscience politique qui s'est opérée entre-temps dans ces masses kikuyu qui peut sans doute expliquer cette différence de popularité des organisations politiques et politico-religieuses avant et après la guerre, et non pas l'intervention de la religion. D'ailleurs, L.S.B. Leakey se contredit lui-même quand il affirme que les buts du mouvement mau-mau étaient essentiellement les mêmes que ceux de la K.C.A. Ailleurs dans son livre, il nous apprend que « la conquête de l'indépendance n'a jamais été un but actif » de l'ancienne K.C.A. llî! . Or, pour les combattants mau-mau, l'indépendance politique était un objectif fondamental, au même titre que l'accès à la terre. Nous n'avons donc pas besoin d'arguments religieux pour expliquer le succès du mouvement mau-mau par rapport à la K.C.A., et cela d'autant plus que l'aspect religieux n'était absent ni de la K.C.A., ni de la « Young Kikuyu Association » qui l'a précédée. La « prière pour Harry Thuku » que nous avons citée dans la première partie de notre étude, constitue une preuve suffisante de ce caractère religieux des premières associations politiques kikuyu. Si l'on ne peut pas dire que le mouvement mau-mau est une religion, il n'en est pas moins vrai que la pensée mau-mau se déroule sur un fond religieux, essentiel pour comprende la révolte en tant que « phénomène social total ». Comme le montre le texte du crédo mau-mau ci-dessous, la pensée mau-mau était hautement syncrétique et faisait coexister les unes à côté des autres des allusions à la religion chrétienne, des références à la religion kikuyu traditionnelle et des professions de foi purement politiques. Bien qu'étant l'œuvre d'une seule personne (un nommé Gakaara wa Wanjau) ce texte a été largement diffusé parmi le peuple kikuyu et il peut être considéré comme représentatif de l'idéologie mau-mau : « I believe in God the Father almighty, Maker of Heaven and earth : And in Gikuyu and Muumbi, the ones to whom He portioned out this land, our parents; And that they brought forth ten clans from the time of the earliest generations of the Kikuyu people; And that they began to be persecuted in the time of Waiyaki, Cege and Wang'ombe (les principaux leaders politiques kikuyu à la fin du 19e siècle). And that they were decieved and the land and government of this country was stolen from them and they were scattered; And that they were enslaved and left with nothing. Their children are not afraid, they are waking up from sleep, and they will restore those of old to their seats. Now they wait trusting in the true right hand of God, and they pray to the Almighty Father, the defender of the present generation 112. Ibid.,

p. 24.

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of the Kikuyu, that He may drive out those who stole our inheritance, the inheritance of those who are alive, of those who are dead, and of those yet to be born. I believe in the holy sacrifices of Gikuyu and Muumbi; In the leadership of Kenyatta and Peter Koinange; In the true politics : In the fellowship of all black people; And in the eternal Gikuyu. Amen » 11S. Comme on le voit, ce credo s'inspire dans sa forme du credo des apôtres des Eglises chrétiennes; son contenu, par contre, se réfère davantage à la religion traditionnelle kikuyu, comme le montrent les références à Gikuyu et Muumbi, au Dieu tout-puissant qui est certainement Ngai et non pas le Dieu des chrétiens, et aux sacrifices. Intéressante est l'allusion à la dédicace du livre de Jomo Kenyatta : « L'héritage de ceux qui sont vivants, de ceux qui sont morts et de ceux qui sont encore à naître ». Par contre, les allusions à la religion chrétienne sont discrètes, mais pas entièrement absentes. Nous interprétons ainsi les persécutions, l'esclavage et la dispersion du peuple kikuyu, dont fait état le credo mau-mau, comme des références à l'histoire du peuple juif et comme une première indication que, dans l'esprit des combattants, le peuple kikuyu et le peuple juif tendaient à se confondre. Les références à la Bible par contre se multiplient dans les livres de chants. Ceci ressort notamment d'une analyse de l'image que se faisaient les partisans mau-mau de Jomo Kenyatta, prophète, saint et martyr tout à la fois, accumulant en sa seule personne le prestige (il faudrait peut-être dire : « la force vitale ») des principaux personnages de l'Ancien et du NouveauTestament. Tout d'abord, on voit Kenyatta s'identifier au Christ et même le remplacer comme dans les passages suivants : « The Book of the Kikuyu is Holy, it helps me to be good, it is my guiding principle when I go to join the Kikuyu. The book is Kenyatta, it is he who leads me, it is he who saved me by his blood » 114 ; « Jomo Kenyatta, son of man, dedicated himself to agitate about the land of all the black people » 115. Tout se trouve, en effet, dans ces deux citations : la désignation de Jomo Kenyatta comme le Fils de l'Homme; les fidèles sauvés par son sang, et même l'allusion au Verbe qui s'est fait chair (« The Book is Kenyatta »). Dans un autre chant de résistance mau-mau on trouve aussi des références au chemin de la croix : « The day Kenyatta was arrested, Which was on a Monday He was taken to the airport ». Chorus : 113. J. Wilkinson, pp. 304-305. 114. Souligné par nous; cité par L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 69. 115. Ibid., p. 63.

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« They mocked him, saying Jomo, You've defended the blacks Now defend yourself and we'll see ! »

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.

En lisant ces textes, on comprend mieux pourquoi le gouvernement colonial a vu en Kenyatta le véritable instigateur du mouvement mau-mau. En tant que mouvement prophétique, ce mouvement ne se différencie pas essentiellement de certaines autres sectes messianiques d'Afrique Noire, tel que le messianisme Ba-Kongo, à cette exception près que la plupart des prophètes africains étaient eux-mêmes persuadés de leur pouvoir prophétique et de leur mission divine, alors que Kenyatta ne s'est jamais proclamé lui-même prophète et Messie. Cela peut paraître incroyable, mais les précédents ne manquent pas en Afrique Noire. H. Deschamps affirme par exemple que « le député Africain Houphouët fut quelque temps divinisé à son insu, ainsi que sa mère; il ne cessa d'être Dieu, semble-t-il, qu'à sa demande expresse » 117. La seule différence est que Jomo Kenyatta n'a pas eu le courage de s'opposer à sa divinisation, mais il faut dire aussi que l'ambiance surchauffée dans laquelle évoluait le mouvement mau-mau ne se prêtait guère à une telle démarche. Même la défaite de la révolte mau-mau n'a pas mis fin aux tentatives de remplacer le Christ par Jomo Kenyatta ou du moins d'identifier les deux personnages : en 1965, dans le cadre des célébrations commémorant l'arrestation de Jomo Kenyatta en octobre 1952, un « dernier repas » fut projeté, symbolisant le dernier repas de Kenyatta avant son arrestation et calqué sur la Cène. Ce n'est que le cri indigné du Conseil Chrétien des Eglises qui a fait annuler cette cérémonie 11S. On trouve également, dispersées dans les textes mau-mau consacrés à Jomo Kenyatta, des références à d'autres prophètes juifs tels que Moïse, comme par exemple dans cette phrase attribuée par Karari Njama à Dedan Kimathi : « Kenyatta is a very wise man, in fact he had predicted many of the emergency events. He is a prophet chosen by God just like Moses, who God chose to deliver the Israelite nation out of the Egyptian slavery; so is Kenyatta chosen to deliver the Kenya people out of the Colonial slavery » 119. Plus intéressante pour saisir le fond de la pensée religieuse mau-mau est la citation suivante, que l'on trouve chez L.S.B. Leakey : « God makes his covenant shine until it is brighter than the sun, so that neither hill nor dark116. 117. 118. 119.

Italiques par nous; cité par D.L. Barnett et Karari Njama, p. 181. H. Deschamps, p. 118. The Times, 18 octobre 1965. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 440.

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ness can prevent him coming to fulfil it for God is known as the Conqueror. He told Kenyatta in a vision 'You shall multiply as the stars of heaven, nations will be blessed because of you'. And Kenyatta believed him and God swore to it by his mighty power » 12°. Il ne fait pas de doute que c'est Abraham qui a été pris comme modèle ici, comme le montrent les textes bibliques suivants : « Le Seigneur dit à Abraham : 'Quitte ton pays, ta famille et la maison de ton père, et va dans le pays que je te désignerai. Je ferai de toi une grande nation; je te bénirai, je magnifierai ton nom et tu seras une source de bénédiction... toutes les familles de la terre seront bénies en toi' » (Genèse, XII, 1, 2, 3). « Une seconde fois, l'ange du Seigneur appela du Ciel Abraham. Il lui dit : 'Je le jure par moi-même, déclare le Seigneur : parce que tu as fait cela et que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton fils unique, je te bénirai. Je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel et comme le sable de la plage de la mer' » (Genèse, XXII, 15, 16, 17) Les partisans du mouvement mau-mau reprennent ici l'histoire juive à son début : n'oublions pas qu'Abraham est, dans la pensée juive, le premier Juif, tout comme Kenyatta apparaît ici comme le premier Kikuyu, c'est-à-dire le premier Kikuyu « nouveau ». Cette insistance sur l'Alliance que Dieu a conclue avec Jomo Kenyatta (et, par conséquent, avec le peuple kikuyu tout entier, Kenyatta étant le « patriarche », le Kikuyu par excellence) montre que pour beaucoup d'adhérents du mouvement mau-mau, le « renouveau culturel » dont ils rêvaient, n'était pas seulement un renouveau de la société humaine sur le plan terrestre, mais aussi un renouveau spirituel, sanctionné par la grâce divine. Il peut être difficile pour un chrétien d'admettre que dans le credo maumau Jomo Kenyatta prenne la place du Christ et s'identifie à quelques-uns des patriarches juifs les plus prestigieux, mais le phénomène est loin d'être négatif. Au contraire, le Jomo Kenyatta qui « remplace » le Christ et qui est donné en exemple au peuple kikuyu nous est présenté dans la littérature mau-mau, comme un homme éminent, juste, et sage, qui appelle les Kikuyu au travail, à la frugalité et à l'étude. Il apparaît comme l'incarnation vivante de la morale mau-mau et joue ainsi un rôle hautement dynamique dans l'idéologie du mouvement en tant que mouvement de renouveau culturel. Nous avons déjà cité quelques textes qui font ressortir cette image d'un Jomo Kenyatta « pasteur » et « prêcheur » du peuple kikuyu. D'autres textes nous montrent également Kenyatta comme le véritable « moraliste » du 120. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 57. 121. Italiques par nous.

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mouvement mau-mau. Voici, par exemple, quelques strophes d'un chant cité par Karari Njama : « Kenyatta stood at Ringuti and said : Vagrancy and laziness Do not produce benefits For our country » 122. Ce qui frappe aussi dans les textes mau-mau, c'est que Jomo Kenyatta et, à certaines occasions aussi Mbiyu Koinange, sont représentés surtout comme des hommes cherchant « la justice » et que Kenyatta lui-même est décrit comme le juge suprême du peuple kikuyu, comme dans le texte suivant : « Kenyatta will find happiness before God, for he is the foundation stone of the Kingdom. He has patiently suffered pain in his heart, he is moreover the Judge of the Kikuyu, and will dispense justice over the House of Mumbi... Kenyatta made a Covenant with the Kikuyu saying he would devote his life to them, and would go to Europe to search for the power to rule, so as to be a judge over the House of Mumbi » 123. Les textes mau-mau consacrés à Jomo Kenyatta nous montrent que si les partisans de la révolte n'étaient plus des chrétiens, la plupart d'entre eux reniant même explicitement le christianisme, la Bible gardait néanmoins à leurs yeux un prestige considérable. Ceci ressort également de toutes les descriptions de la vie des combattants dans la forêt. Les citations bibliques furent en effet monnaie courante au sein de l'armée mau-mau, même dans les conversations tout à fait quotidiennes. De Dedan Kimathi, P. Goodhart dit par exemple : « He did ... know the Bible as accurately as many a lay preacher. At times he seemed to believe that the Bible had been written especially for him. He carried an Old Testament translated into Kikuyu wherever he went. He spoke in parables, and his harangues were larded with allusions to and quotations from the Bible » 124. L'exemple de Karari Njama est également très révélateur à cet égard. Chaque fois qu'il prend la parole devant les combattants mau-mau, il commence son discours par quelques citations de l'Ancien ou du Nouveau Testament. On le voit ainsi citer successivement : Lamentations V, 1-9; Ëcclésiaste IV, 1-3; Apocalypse XXII, 12-14; Matthieu V, 1-6 et Ëcclésiaste III, 1-8

125

.

Dans tous les cas, Karari Njama semble avoir choisi ses citations bibliques dans un double but : montrer d'une part aux combattants que les malheurs 122. 123. 124. 125.

D.L. Barnett et Karari Njama, p. 180. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 57. P. Goodhart, p. 29. Voir D.L. Barnett et Karari Njama, pp. 184-185, 264 et 367-368.

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qui se sont abattus sur le peuple kikuyu ne sont pas uniques, mais ont déjà été vécus par le peuple juif, peuple prestigieux par excellence et élu par Dieu pour l'accomplissement de ses desseins; et montrer, d'autre part, qu'il y a dans l'univers un principe de justice immanente qui œuvre de telle sorte que les derniers seront en fin de compte les premiers. Incontestablement, Karari Njama s'est montré dans ses discours un fin psychologue, capable de galvaniser les guerriers mau-mau et de soutenir leur moral. Voici par exemple le dialogue qui s'est noué entre lui et son auditoire après la lecture des Lamentations V, 1-9 : « I have just read two verses to you in Kikuyu language which I am sure that you have all understood. The first was the Lamentations of the prophet Jeremiah of Israel for his people. Did you find it to be true with us today ? ». « 'Yes, quite true' replied the mob... 'So you agree with the prophesy of Jeremiah ?'. 'Yes, we do' they replied. 'Then don't be worried of what has become of us, saying that this is strange news you had never seen or heard of before. You have already heard it from the Israelites. It has happened to many other races and nations. It is History and History repeats itself. It is our turn now. All you have to do is persevere and fight bravely' » 126. En une autre occasion, après avoir cité Ecclésiaste III, 1-8 (« Il y a un temps pour tout, il y a un moment pour chaque chose sous les cieux »), Karari Njama poursuit son discours ainsi : « Though this is a time of war, the time of peace is just at the corner, coming... When it arrives, each of us shall recieve happiness equal to the misery he or she has suffered in the forest, for God maintains the balance of good and bad and the length of their duration » 127. Chez Dedan Kimathi lui-même on constate à plusieurs reprises la volonté d'inspirer à la hiérarchie mau-mau la foi sacrée dans la cause de la révolte par l'identification des principaux généraux aux apôtres, comme par exemple dans le discours de clôture prononcé lors du meeting aux bords de la Mwathe : « You are my warriors and disciples, followers and pupils. When Jesus parted with his disciples, he send them to teach and preach to all nations and baptize them in the name of the Father, and the Son, and of the Holy Ghost. The same message I convey unto you all. Go all over Kenya... and preach to all African people and baptize them in the name of Gikuyu and Mumbi and of our soil » 128. Ailleurs Karari Njama affirme que le problème du nombre des membres 126. Ibid., p. 185. 127. Ibid., p. 368. 128. Ibid., p. 264.

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fut une des premières questions qui se posa au cours des discussions qui ont abouti à la création du « Kenya Parliament » : « After a heated exchange of opinion it was agreed that since Jesus Christ had only twelve disciples, whose preaching had reached all over the world, we should then elect twelve excluding Kimathi, the President of the Parliament » 129. Il est intéressant de noter que dans ces exemples, le Christ est vu sous son aspect de prophète et de prêcheur exemplaire, mais nullement comme le Fils de Dieu; le mystère de la nature divine et humaine du Messie, dogme central de la foi chrétienne, ne semble pas avoir préoccupé les esprits maumau dans ce contexte. Enchaînant sur cette dernière remarque, nous pouvons conclure que les allusions chrétiennes marquent surtout la forme de la « religion mau-mau » mais que, du point de vue dogmatique, la pensée religieuse mau-mau s'inspire avant tout de la religion kikuyu traditionnelle, et notamment du culte de Ngai. Nous avons déjà vu, en analysant le credo mau-mau, que celui-ci était axé autour de trois éléments fondamentaux provenant de la religion traditionnelle : la notion du Dieu tout-puissant, qui est certainement Ngai, parce que dans plusieurs prières mau-mau il est explicitement invoqué comme le « Dieu de nos ancêtres » 130; les ancêtres tribaux Gikuyu et Mumbi; et les sacrifices traditionnels. H ne fait aucun doute que pour la plupart des combattants mau-mau cette religion largement traditionnelle était une réalité vivante et vécue tous les jours. Chaque matin et chaque soir les maquisards se réunissaient pour dire leurs prières, debout, face au mont Kenya, tenant quelques grains de terre dans la main droite, et la première règle de discipline dans les campements mau-mau, mentionnée par Karari Njama, concerne ces prières : « Everybody must wake up before dawn, just the time when birds begin their morning songs (which were regarded as their prayers) and all together say our morning prayers » 131. Liée à cet aspect religieux traditionnel de la pensée mau-mau est la réapparition dans l'armée de la forêt de la personne du mundo mugo (médecin et prophète), attachée traditionnellement aux régiments de guerriers, et qui jouait un grand rôle dans l'élaboration des plans stratégiques; ses prophéties et son interprétation des augures étant décisives pour la conduite de la guerre traditionnelle. La présence de ces prophètes implique chez les combattants mau-mau la croyance en certaines superstitions, notamment les bons et mauvais augures, mais aussi une foi inébranlable en 129. Ibid., pp. 334-335.

130. Voir par exemple, D.L. Barnett et Karari Njama, p. 323.

131. Ibid., p. 164.

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Ngai, avec lequel les prophètes étaient censés être en communion directe. D.L. Barnett a noté que l'influence réelle des prophètes sur la détermination de la politique et des tactiques militaires variait considérablement d'un groupe à l'autre et qu'elle était principalement fonction de l'importance attachée aux croyances magico-religieuses par chaque leader individuellement. H y avait de plus des variations considérables dans le temps en ce qui concerne le rôle et l'importance du mundo mugo, et D.L. Barnett conclut que la « force morale » que les combattants de la forêt puisaient dans leurs croyances dans les pouvoirs magiques des prophètes est difficile à évaluer, mais qu'on doit dire en toute objectivité que le rôle des prophètes était d'une valeur militaire douteuse et souvent une source de tensions et de conflits internes au sein de l'armée 132. Cette dernière remarque est illustrée par l'échec partiel de l'attaque générale projetée par les chefs militaires pour le 25 juin 1953. A cette occasion, les sections commandées par Stanley Mathenge ont renoncé à la dernière minute à participer à l'offensive, parce qu'en descendant de la montagne, des daims et des gazelles avaient croisé leur chemin, ce qui était de très mauvais augure d'après les prophètes. La réaction de Karari Njama, qui travaillait à ce moment encore sous les ordres de Mathenge, révèle les tensions internes créées parmi les combattants par l'interférence de ces prophètes dans les affaires militaires : « The seers had ruined our plans. It seemed to me that most of our warriors, including many of their section leaders, were under the command (c'est-à-dire influence) of the prophets. This was one of our great dangers I thought... I talked the matter over with Mathenge and found that he also believed in witchcraft » 133. Quelques mois plus tard, le caractère superstitieux de Mathenge sera une des raisons qui décidera Karari Njama à quitter le camp de Mathenge et à s'affilier directement à Dedan Kimathi. C'est surtout vers la fin de la révolte, en 1956, que les rêves et les prophéties des devins sont devenus le seul espoir qui restait aux survivants de l'armée de la forêt. Un événement caractéristique à cet égard est la capture, en mars 1956, du groupe dirigé par Kahiu Itina, un des chefs militaires les plus importants dans les Aberdares. D'après I. Henderson 134 ce groupe était accompagné du prophète Kingori, qui communiquait souvent dans ses rêves avec Ngai. Son dernier rêve, dans lequel Ngai lui annonça que la nuit prochaine des messagers divins arriveraient pour amener « les enfants de la forêt » à un endroit de paix et de calme plus que terrestres, fut fatal à ses fidèles. Prenant le message de Ngai à la lettre, cette bande comprenant 28 132. Ibid., pp. 202-203. 133. Ibid., p. 205.

134. ï. Henderson, pp. 105-110.

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hommes fut faite prisonnière la nuit suivante par trois Kikuyu auxiliaires des forces de l'ordre qui passaient par hasard, sans que les maquisards aient même l'idée de résister. Pour eux, la prophétie avait été réalisée, Ngai avait tenu parole. Nous soulignons qu'il s'agit ici d'un incident isolé, caractéristique seulement de la dernière phase de l'état d'urgence. Au cours de la dernière année de sa vie, même le maréchal Dedan Kimathi nous apparaît davantage comme un prophète kikuyu traditionnel que comme le leader politique et militaire d'un mouvement révolutionnaire. D'après F. Goodhart, Dedan Kimathi aurait eu dès sa jeunesse des rêves prophétiques 135, mais jusqu'au printemps 1955 ces rêves ne semblent pas avoir influencé beaucoup sa conduite des affaires mau-mau. Dans les Mémoires de Karari Njama, il apparaît comme un des leaders mau-mau le plus réaliste et le moins superstitieux, animé par une doctrine politique relativement cohérente, bon organisateur et bon stratège à la fois. A la fin de sa vie, par contre, il semble avoir perdu le contact avec la réalité : il nous apparaît comme un homme égaré dans ses rêves, un homme qui ne poursuit plus la réalisation d'un idéal politique terrestre, mais qui promet à ses partisans une vie meilleure dans un monde plus beau que l'on n'a jamais vu. Ceci ressort notamment d'une lettre de sa main, qui fut trouvée sur son frère Wambararia, fait prisonnier en juin 1956, et dans laquelle il décrit un de ses rêves dans les termes suivants : « As I was sleeping I felt some-one hold my hand. I woke up and heard God say to me 'My son, come with me'. I stood up, and Ngai took me by my right hand and we walked through a most beautiful forest... And Ngai took me to a mugumo tree (wild fig) which was bigger and higher than all the other wild fig trees in the forest, a tree that was like a father of all trees. And I rested my hand upon it. When I did that, Ngai spoke to me again and said, 'This is my house in this forest and here I will guard you'. Then the tree came up out of the ground and went up into the clouds ... from this I know that the house of Ngai is in this forest and it must be found and from now onwards no person shall pass a mugumo tree without praying, otherwise he will anger Ngai and be destroyed » 136. Nous avons vu dans la première partie de cette étude qu'être élevé par Ngai auprès de lui pendant le sommeil constituait jadis une expérience « commune » à tous les grands prophètes kikuyu. Or, Dedan Kimathi reprend ici cette tradition et il semble avoir pris ce rêve très au sérieux. Celui-ci l'a, en effet, amené à une série de pèlerinages aux grands figuiers sauvages qui se trouvaient dans la forêt des Aberdares pour y prier et pour y sacrifier. 135. P. Goodhart, p. 23. 136. Cité par 1. Henderson, p. 162.

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D'après les informateurs de I. Henderson, c'est-à-dire les mau-mau « convertis », ces pèlerinages étaient pour lui l'essence même de sa vie et il était persuadé que ses prières lui donneraient l'immortalité 137. Vu l'importance que quelques-uns des leaders militaires les plus importants de la révolte attachaient aux rêves prophétiques, on peut se demander dans quelle mesure L.P. Mair a raison quand elle affirme que l'on peut interpréter la révolte mau-mau en termes de millénarisme 138. A notre avis, une telle affirmation est extrêmement dangereuse dans la mesure où une interprétation de la révolte en termes exclusivement millénaristes aurait comme conséquence de faire perdre de vue entièrement le caractère ambigu du phénomène, sur lequel nous avons déjà insisté à plusieurs reprises. L'importance des rêves prophétiques ne caractérise que la dernière année de la révolte. En ce qui concerne la période 1950-1954, le mouvement mau-mau est loin de répondre à toutes les caractéristiques d'un mouvement millénariste tel que le phénomène a été défini par N. Cohn 139 ou par E. Hobsbawn 140. Il manque notamment dans le cas du Mau-Mau l'esprit d'attentisme et la confiance dans l'avènement de la société nouvelle dont on rêve et dans la réalisation du salut grâce à l'intervention d'un pouvoir surnaturel. Les combattants mau-mau, au moins jusqu'à la fin de 1954, n'ont jamais cessé de croire que la victoire finale et la création de la société nouvelle seraient leur propre œuvre, arrachée par la force des armes et non pas grâce à l'intervention d'un agent surnaturel. Tout en rejettant une interprétation exclusivement millénariste, nous pouvons néanmoins constater que la révolte mau-mau se caractérise aussi, parmi beaucoup d'autres aspects, par certains comportements que l'on peut qualifier de « millénaristes ». Ceci est particulièrement évident pour la dernière année de la révolte, mais la tendance existait déjà auparavant. Ce qui frappe, en effet, dans les prières mau-mau rapportées par Karari Njama, c'est le cri du cœur fréquent : « Oh God ! Be our arms » 141, comme par exemple dans la prière suivante prononcée par Dedan Kimathi le 31 décembre 1953 : « Our Heavenly Father, we have no arms and we have no helpers; we believe that your mighty right hand will deliver us from our enemies; lead us, keep us, guard us against the enemy day and night; let our enemies destroy themselves with their own arms * 142. Cet appel incessant à l'aide de Dieu de la part d'une armée qui ressent 137. Ibid., p. 185. 138. 139. 140. 141.

L.P. Mair, p. 175. N. Cohn, 1962, B, p. 31. E. Hobsbawn, pp. 57-59. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 260.

142. Ibid., p. 324.

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amèrement sa faiblesse matérielle, peut à la rigueur être interprété comme un élément millénariste dans l'idéologie mau-mau, mais il serait erroné d'y attacher trop d'importance. Signalons en passant que l'on peut même déceler dans l'esprit mau-mau, mais très secondairement, une certaine tendance vers le « cargo-cuit ». Un rapport de police sur un meeting politique le 26 juillet 1952 à Nyeri affirme par exemple que la foule croyait fermement que Peter Mbiyu Koinange reviendrait bientôt au Kenya avec les « White Highlands » comme cadeau au peuple kikuyu de la part des travaillistes anglais 143. Dans les livres de chants mau-mau, on trouve également des allusions à ces croyances populaires : « Our M... will tell us to await him at the aerodrome. It is not money he will bring to us but something that will be of benefit to us for evermore » 144. L'idée du « cargo » n'a pas été élaborée par la pensée mau-mau, mais une certaine analogie entre les Kikuyu attendant Mbiyu Koinange à l'aérodrome et les peuples mélanésiens attendant l'arrivée d'un cargo mystérieux s'impose néanmoins à l'esprit. Il est intéressant de noter que les livres de chants insistent sur le fait que Koinange doit revenir en avion, moyen de transport moderne, puissant et prestigieux, tout comme les fidèles de Simon Kimbangui étaient convaincus que leur prophète reviendrait sur une locomotive, et les peuples mélanésiens que le cargo mystérieux serait un navire européen et non pas une pirogue traditionnelle. A noter aussi le fait que Koinange doit revenir d'Europe, de cette même Europe où Jomo Kenyatta était allé en 1931 « to search for the power to rule » " 5 . Au terme de cette analyse de la pensée religieuse mau-mau, il est intéressant de revenir encore une fois sur la question des origines du mouvement. D.H. Rawcliffe, en effet, a émi l'hypothèse que le mouvement mau-mau serait le successeur direct de la secte religieuse des Watu wa Mungu, devenue mouvement politico-religieux sous l'influence des agitateurs politiques de la K.C.A. et des jeunes syndicalistes de VAnake wa Forty. Cette évolution au sein de la Watu wa Mungu se serait produite au cours de la seconde guerre mondiale, et le mouvement se serait scindé en deux vers 1947 : d'une part, la Dini ya Jesu Kristo qui continuait à représenter la vocation purement religieuse de la secte d'origine, d'autre part le mouvement mau-mau ou pré-maumau. Pour justifier cette hypothèse, D.H. Rawcliffe a eu recours à divers arguments. Il suggère ainsi que le mot « Mau-Mau » serait « une imitation onomatopée des cris des bêtes sauvages tels que le lion », élément des prières 143. F.D. Corfield, p. 138. 144. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 71. 145. Ibid., p. 57.

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des Watu wa Mungu comme nous l'avons vu 146. Il souligne également le fait que, comme les partisans mau-mau, les fidèles de la Watu wa Mungu avaient coutume de dire leurs prières debout, les mains levées, face au mont Kenya, et qu'ils croyaient que la possession d'articles d'origine européenne mettrait automatiquement fin à la communion avec le Saint-Esprit; croyance que l'on retrouve dans les cérémonies mau-mau au cours desquelles les novices étaient en effet invités, avant de prêter serment, à déposer tout article de provenance étrangère 14?. H souligne encore le fait qu'à l'origine les leaders du mouvement mau-mau portaient la barbe, coutume que l'on peut interpréter comme un désir d'imiter Jomo Kenyatta qui en portait une, mais aussi comme une référence aux arathi de la Watu wa Mungu, tous porteurs de barbe 148 . Il affirme enfin que les adhérents de la Watu wa Mungu auraient assassiné pendant la guerre quelques-uns de leurs ennemis, en marquant leurs victimes d'une croix de sang sur le front 149; comme nous l'avons vu, les administrateurs de serments mau-mau utilisaient le même signe pour marquer les nouveaux initiés. H y a donc incontestablement des « correspondances internes » non négligeables entre la secte des Watu wa Mungu et le mouvement mau-mau. La théorie de D.H. Rawcliffe a en outre le mérite de faire du mouvement mau-mau un mouvement de base et de tenir compte de la trame religieuse dans la pensée mau-mau. Pour cette raison, nous nous sommes nous-mêmes - faute de mieux - ralliés à l'hypothèse de D.H. Rawcliffe, au moment de rédiger la première version de cette étude, datée d'août 1961. Aujourd'hui, nous sommes beaucoup moins convaincus de son bien-fondé. Déjà en 1961, nous notions que l'hypothèse de Rawcliffe était « fondée sur des spéculations incontrôlables » et que son ouvrage présentait un défaut scientifique majeur : l'auteur ne donne ni références, ni bibliographie, de sorte que nous ignorons totalement à quelle source il a puisé ses informations 150. Depuis lors, des études beaucoup plus sérieuses ont vu le jour 161 et aucune de ces études, fort bien documentées et basées sur de longues recherches sur le terrain, n'a repris la théorie de D.H. Rawcliffe. Le manque de preuves pèse donc davantage aujourd'hui contre lui. Depuis la parution de son ouvrage, à notre connaissance, trois auteurs seulement ont repris à leur compte l'hypothèse de D.H. Rawcliffe, mais sans y ajouter d'éléments nouveaux très convaincants. Le premier d'entre eux, L.J. Beecher, Evêque de 146. D.H. Rawcliffe, p. 32.

147. Ibid., p. 35. 148. Iibd., p. 34. 149. libid., p. 31.

150. R. Buijtenhuijs, 1961, p. 47. 151. Notamment celles de C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, et de D.L. Barnett et Karari Njama.

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Mombasa, l'a d'ailleurs probablement fait sans avoir pris connaissance du livre de D.H. Rawcliffe, et il cherche moins à établir un lien entre le mouvement mau-mau et la Watu wa Mungu qu'entre celui-là et la Dini ya Jesu Kristo. Convaincu que Jomo Kenyatta est l'instigateur du mouvement mau-mau, cet auteur écrit : « Incidentally, one is bound to ask whether the 'Dini ya J. K.'... which was always taken as meaning 'the movement of Jésus Christ' was not from its earliest stages the movement of Jomo Kenyatta » 152. L.J. Beecher n'apporte cependant aucune preuve à l'appui de cette supposition. La théorie de D.H. Rawcliffe a été reprise ensuite, cette fois-ci en toute connaissance de cause, par J.C. Brown, dans une thèse inédite de l'Université d'Oregon. Cet auteur a, en effet, accepté la version des événements de D.H. Rawcliffe comme la seule valable, parce que « sa connaissance du Kenya et de son peuple » lui ont dit qu'elle devait être la bonne 153. Le seul fait nouveau relevé par J.C. Brown est que les régions où avait prospéré le Dini ya Jesu Kristo sont devenues plus tard des « forteresses mau-mau » 1B4. Malheureusement, J.C. Brown a omis de mentionner de quelles régions il s'agit et sa thèse est donc incontrôlable. Le dernier auteur qui a suivi D.H. Rawcliffe est l'anthropologue W.E. Miihlmann, le grand théoricien allemand des mouvements messianiques qui n'a connu la révolte mau-mau qu'à travers quelques lectures dispersées et qui a probablement été tenté de suivre Rawcliffe parce que son hypothèse s'adapte le mieux au modèle théorique d'un mouvement prophétique qu'il a développé lui-même. Actuellement, l'hypothèse de Rawcliffe nous semble donc peu vraisemblable. Certains gestes mau-mau sont peut-être des résonnances lointaines de ceux des Watu wa Mungu, mais nous ne croyons pas à une parenté directe entre les deux mouvements. Le seul fait nouveau que nous ayons relevé nous-mêmes dans ce domaine est que Dedan Kimathi s'est référé une fois aux combattants mau-mau comme « Gods People » 155 , c'est-à-dire les Watu wa Mungu, mais ni Karari Njama, ni D.L. Barnett ne semblent y attacher d'importance, et il est probable que Kimathi ait employé cette expression par hasard. D. LES LIMITES D'UN MOUVEMENT DE RENOUVEAU CULTUREL : LES KIKUYU SEULS

Vu sous son aspect de mouvement de renouveau culturel, le mouvement maumau est incontestablement un mouvement « tribal ». La culture que ses diri152. L.J. Beecher, 1955, p. 207. 153. J.C. Brown, p. 311.

154. Ibid., p. 312.

155. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 439.

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géants voulaient faire renaître était la culture kikuyu et dans toutes ses cérémonies, le mouvement s'est servi de symboles et de valeurs essentiellement kikuyu. Cet appel aux valeurs kikuyu, force motrice inégalable tant qu'il s'agissait d'unir et de galvaniser le peuple kikuyu pour le combat anti-colonial, était néanmoins une arme à double tranchant, qui risquait à la longue de gêner la révolte mau-mau en tant même que révolte anti-coloniale. Les organisateurs des campagnes de serments mau-mau se sont trouvés en effet devant une contradiction fondamentale et insoluble : plus l'on s'approchait du but - forger l'unité du peuple kikuyu en multipliant l'usage de symboles typiquement kikuyu - plus l'on excluait les autres tribus du Kenya de cette unité nouvelle, dont les symboles n'avaient pour elles aucun sens. Révolte anti-coloniale et mouvement de renouveau culturel étaient ainsi incompatibles, du moins à l'échelle de tout le Kenya. A l'échelle du peuple kikuyu, le mouvement de renouveau culturel - fin en soi de la société mau-mau - renforçait en même temps la révolte anti-coloniale - autre objectif du mouvement - ; dépasser l'horizon kikuyu n'aurait été possible qu'en mutilant le mouvement en tant que phénomène social et culturel total. Unis dans la nouvelle société, les Kikuyu étaient condamnés à rester seuls. Pourtant, les autres tribus du Kenya avaient elles aussi leurs difficultés et leurs revendications, et elles étaient loin d'être satisfaites du système colonial tel qu'il existait au Kenya en 1952. Nous avons déjà vu que la plupart des terres spoliées au profit des colons européens avaient appartenu aux tribus d'éleveurs telles que les Masaï, et non pas aux Kikuyu. Le problème du surpeuplement non plus n'était pas inconnu en dehors du pays kikuyu : en pays Nyanza (population Luo et Baluhiya), ce problème se posait peut-être de façon moins angoissante, mais il était néanmoins très réel. Dans la région Kamba, la situation agricole était presque aussi alarmante qu'en pays kikuyu, comme l'a montré J.D. de Roock 156. Les difficultés des autres tribus étaient, certes, moins grandes que celles des Kikuyu, mais les conditions matérielles pour une révolte existaient ailleurs. Nous devons donc analyser brièvement le comportement de quelques-unes de ces tribus pour voir quels ont été les facteurs qui les ont empêchées de se joindre à la révolte mau-mau. On peut d'abord constater que les tribus d'éleveurs n'ont guère bougé au cours des événements. Ceci se comprend dans la mesure où ces sociétés sont en général beaucoup plus fermées et rejettent l'influence étrangère sans même tenter de l'assimiler, de sorte qu'elles n'éprouvent que plus tardivement les difficultés inhérentes à la situation coloniale et à l'acculturation. Au Kenya, leur « reprise de l'initiative » ne date que de l'après-guerre et ce retard dans la prise de conscience politique explique pour une grande part leur passivité. 156. J.D. de Roock, 1953, p. 56 et 71.

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Fort heureusement pour le gouvernement du Kenya, les Kikuyu étaient en outre méprisés par la plupart des tribus guerrières, notamment par les Masaï. Comme nous l'avons vu, des maquis d'une ampleur restreinte ont existé en pays masaï, mais les activités guerrières y étaient le fait de combattants kikuyu chassés de leur propre réserve (notamment du district de Kiambu) et d'un petit nombre de métis, nés de mariages entre Kikuyu et Masaï. Ceux-ci ne pouvaient guère compter sur le soutien de la population masaï. A certains moments, notamment au début de la révolte, le gouvernement colonial a même fait appel aux guerriers masaï pour participer à la lutte contre les combattants mau-mau de la forêt. Une telle participation d'irréguliers masaï - tous volontaires - dans une action anti-mau-mau a par exemple été signalée dans un article du Times du 19 janvier 1953. De telles interventions sont cependant restées des exceptions. Probablement le gouvernement eut-il peur de ranimer ainsi les guerres tribales traditionnelles, et de toute façon, les guerriers masaï, habitués aux batailles rangées dans la plaine découverte, étaient dans la forêt d'une valeur douteuse. En ce qui concerne la province de Nyanza, la distance a d'abord joué un rôle. Située à la frontière occidentale du Kenya, cette région a été beaucoup moins influencée par la colonisation, et la destruction des cadres sociaux et culturels y a été moins brutale qu'en pays kikuyu. Nous avons vu aussi que l'influence du missionnaire W.E. Owen, principal animateur des mouvements politiques africains dans cette région, avait donné à la vie politique en territoire Nyanza une toute autre tournure qu'à celle des régions kikuyu. Vu la distance, il était difficile d'établir des relations avec la révolte mau-mau et aucun maquis n'a existé en pays Nyanza pendant l'état d'urgence. Il nous reste encore à traiter de l'attitude de trois tribus voisines des Kikuyu, à savoir les Embu, les Meru, et les Kamba. Nous abordons ici un terrain où l'influence de la révolte mau-mau commence à être sensible. En ce qui concerne les deux premières ethnies, le fait que Jomo Kenyatta, dans Facing Mount Kenya, n'a pas fait de distinction entre elles et les Kikuyu proprement dits, est révélateur du degré de parenté culturelle et linguistique qui existe entre les trois groupes. Il n'est donc pas surprenant que les Embu et les Meru aient participé à la révolte mau-mau. Il nous faut néanmoins préciser que ces deux tribus n'ont probablement pas participé aux débuts obscurs du mouvement. Le « Provincial Commisionner > de la Province Centrale note en tout cas, dans son rapport annuel de 1951, que les Embu et les Meru ne s'intéressent pas beaucoup aux activités politiques, de même d'ailleurs que les Kamba 157 . Ce ne sera que plus tard, une fois que la révolte mau-mau aura vraiment éclaté, que les Embu et les Meru commenceront à y participer en 157. Voir F.D. Corfield, p. 121.

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masse, en fournissant notamment un nombre considérable de combattants au maquis du mont Kenya. A partir de ce moment, le gouvernement du Kenya a traité les populations civiles embu et meru comme des ennemis potentiels au même titre que les populations kikuyu proprement dites. La politique des hameaux stratégiques, notamment, y a été appliquée avec la même rigueur qu'en pays kikuyu. La situation en pays kamba semble avoir été délicate au début de l'état d'urgence et préoccupait beaucoup les milieux gouvernementaux. On ne peut pas dire que les Kamba aient participé à la révolte en tant que collectivité, mais il ne fait aucun doute que des milliers de Kamba aient prêté individuellement le serment mau-mau. Il est intéressant de noter que ces partisans kamba ont été recrutés presque exclusivement en milieu urbain, à Nairobi, où les difficultés auxquelles se heurtaient les ouvriers africains étaient les mêmes pour les membres de toutes les tribus. Les Kamba, restés dans leur milieu coutumier, ont été beaucoup moins sensibles à l'appel de la révolte. Ceci était d'autant plus embarrassant pour le gouvernement, qu'en 1953, la récolte dans la réserve Kamba était très mauvaise, de sorte que plus de 60 % de la population masculine kamba affluait vers les centres extracoutumiers pour y chercher du travail. Evidemment, cette situation constituait un danger potentiel considérable 158. Au début de 1954, des comités mau-mau kamba furent découverts à Nairobi et le gouvernement se décida alors à agir vite. Un centre d'investigation spécial fut mis sur pied pour s'occuper exclusivement des Kamba, centre qui a réussi au cours de l'année 1954 à identifier la plus grande partie des membres des réseaux kamba; vers la fin de l'année, ceux-ci étaient complètement démantelés. Le gouvernement a pu ainsi étouffer dans l'œuf cette expansion de la révolte mau-mau, et l'agitation kamba est restée localisée à Nairobi, où les adhérents kamba ont servi surtout dans le réseau de soutien comme espions et comme courriers. Moins suspects par leur affiliation tribale même, ils pouvaient être utilisés plus facilement pour des missions délicates. Le fait que les Kamba dans les réserves n'ont pas été touchés plus profondément par la révolte peut s'expliquer par une mentalité tribale plus conservatrice, par le fait aussi que les Kamba ont fourni aux troupes coloniales anglaises un grand nombre de militaires et de policiers qui semblent avoir communiqué une certaine discipline militaire et civique à la tribu toute entière, si l'on en croit L.S.B. Leakey 159 . Mais cette analyse se fonde essentiellement sur des données provenant de sources officielles ou semi-officielles 160, et comme ces auteurs avaient, pour 158. Ibid., p. 205.

159. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 106. 160. F.D. Corfield; L.S.B. Leakey, 1954, A.

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des raisons de propagande, tout intérêt à minimiser l'apport des tribus non kikuyu à la révolte mau-mau, nous devons également examiner les rares sources africaines sur cette question, pour voir dans quelle mesure le mythe européen a pu fausser l'image de la révolte. L'auteur qui s'approche encore le plus d'une contestation de la version européenne et de l'ébauche d'un contre-mythe africain est sans doute J.M. Kariuki, qui écrit entre autres : « It is another false impression that has been spread abroad that there were no tribes other than Kikuyu represented in these [detention] camps. While the vast majority were Kikuyu there were also many from such different tribes as Jaluo, Abaluhya, Kitosh, Akamba, and Masai, who provided some of the strongest resistance of all » 161. Nous ne disposons malheureusement pas de données valables pour toute la population des camps de détention, de sorte que nous ne pouvons pas vérifier les faits rapportés par J.M. Kariuki. Tout ce que nous pouvons faire ici est de citer quelques données concernant le camp de détention de Hola, réservé en 1959, d'après les sources gouvernementales elles-mêmes, au « noyau dur » de la révolte mau-mau. Or, le 7 févriei 1959, la population de ce camp s'élevait à 208 personnes, dont 20 étaient des Luo 162, ce qui paraît confirmer les dires de J.M. Kariuki, au moins partiellement. Seulement, les membres mau-mau des autres tribus étaient des individus isolés, n'engageant pas leur tribu toute entière, mais se trouvant, par leur engagement personnel même, dans une situation marginale par rapport à leur propre peuple. Leur participation à la révolte n'infirme pas la thèse que nous soutenons selon laquelle les combattants maumau auraient été incapables d'organiser la « levée en masse » de tout le Kenya, dont ils rêvaient sans aucun doute, comme le montre par exemple le récit de Karari Njama; chaque fois que la hiérarchie mau-mau se réunissait, elle discutait des possibilités d'envoyer des émissaires vers les autres régions pour organiser un soulèvement général, mais chaque fois les résultats de ces discussions étaient maigres et décevants 163. Cet examen de l'attitude des autres tribus du Kenya nous montre donc que la révolte mau-mau était, exception faite de la participation des Embu et des Meru, une affaire purement kikuyu. D'ailleurs, même si les Kamba, par exemple, s'étaient révoltés en même temps que les Kikuyu, on n'aurait pas pu parler d'une seule révolte, mais tout au plus d'une coordination de deux révoltes simultanées. L'insistance avec laquelle la société mau-mau était 161. J.M. Kariuki, p. 118. 162. Documents relating to the deaths of eleven Mau Mau detainees at Hola in Kenya, p. 27. 163. Voir par exemple D.L. Barnett et Karari Njama, p. 340 et 388.

Camp

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désignée comme la « Maison de Gikuyu et Mumbi » et le symbolisme des serments excluaient toute communion profonde avec d'autres cultures africaines. Un mouvement semblable au Mau-Mau aurait peut-être été possible ailleurs, le mouvement mau-mau, par contre, était condamné à rester limité au peuple kikuyu. Pour conclure ce chapitre, nous allons rechercher rapidement si la révolte mau-mau a reçu de l'aide de pays ou de groupements extérieurs autres que les tribus africaines du Kenya ? Au début de la révolte, les accusations de la part des colons et de leurs alliés ne manquaient pas dans ce domaine. Même Sir Philip Mitchell, l'ancien gouverneur du Kenya, écrit en juin 1953 : « Sensible Africains in some numbers, people known to me, believe that the direction of it all is in Nairobi, and that the directors are not African - they say it is not at all, now, like an African way of going about things. They may well be right » 164. Accusation peu spécifiée, comme on voit. I. Leigh, est déjà un peu plus précise : « The Kikuyu is intelligent and cunning, but the Mau Mau organization is too complex to have originated from a primitive mind. The Kikuyu knows nothing of strategy and tactics ... the raid on the Naivasha Police Post... was too brillant a piece of work to have been devised by a primitive brain : it bore all the hall-marks of civilization. The attack was carried out by an African calling himself Brigadier Simba ... and by Dedan Kimathi and Stanley Mathenge... These were the instruments, but the brain behind is still unknown... Mau Mau, it is now suspected, has both Indian and Russian support » 165. Quelques pages plus loin, I. Leigh suggère que ce sont les Asiatiques du Kenya, haïs par les Africains en tant que concurrents économiques, qui ont poussé les Kikuyu dans un conflit avec les Européens, afin de détourner ainsi d'eux-mêmes l'hostilité africaine 166. Des accusations encore plus précises - et encore plus fantaisistes - ont circulé dans la presse à sensation anglaise. R. Izzard, par exemple, relate en détail comment des agents communistes auraient réussi à s'infiltrer dans l'armée mau-mau à partir de l'Ethiopie, où ils auraient été recrutés parmi les malades africains de l'hôpital russe d'Addis-Abéba pour être endoctrinés ensuite en Somalie : « On pense qu'un communiste ainsi endoctriné désirant s'infiltrer dans les réserves kikuyu le fait en gros de cette façon : il est d'abord renvoyé en Ethiopie ... Là, il se mêle avec la tribu Boran qui traverse régulièrement la frontière avec 164. Ph. Mitchell, 1954, A, p. 266. 165. I. Leigh, p. 17. 166. Ibid., p. 19.

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ses troupeaux. Quand il est devenu expert de la langue, il reste de l'autre côté de la frontière et plus tard il se procure des papiers officiels le faisant passer pour gardien de troupeaux Boran. En tant que tel, il peut alors se déplacer vers le Sud ... sur les bords de la réserve kikuyu où il peut obtenir du travail dans les fermes européennes et se mêler aux Kikuyu. Au bout de quelques mois, il est de nouveau en état de changer son identité et de se déplacer dans les réserves kikuyu elles-mêmes. L'ensemble du processus peut être accompli efficacement en un an » 167. En réalité, cette aide russe, indienne ou autre n'a existé que dans l'esprit des colons. En ce qui concerne les Asiatiques du Kenya, tout ce que l'on peut dire est qu'ils ont été solidaires des Africains avant la révolte mau-mau et qu'ils ont soutenu les revendications africaines légitimes, surtout parce qu'ils étaient eux-mêmes frappés par la discrimination raciale. Par contre, ils n'ont pas suivi les Africains sur le chemin de la lutte armée. Quoi qu'en dise I. Leigh, tous les observateurs sérieux s'accordent à dire que la quasitotalité des Asiatiques du Kenya ont été passivement anti-mau-mau et ont préféré ne pas prendre position dans une lutte qui les dépassait largement. En ce qui concerne la prétendue aide communiste, le rapport officiel de F.D. Corfield a lui-même démenti toutes les accusations dans ce domaine. F.D. Corfield écrit à ce sujet : « Sensationalist articles in the British and American Press suggested that Mau Mau was in receipt of material support and direction from the alllegedly over-staffed Russian Embassy at AddisAbaba ... That they were grossly improbable, if not mischievous, is clearly demonstrated by the facts. The Soviet Embassy and its concomitant hospital stood adjecent to the British Embassy and therefore open to scrutiny. The swollen staffs featured in the Press consisted of a mere handful of Russians and Central Europeans against whom there was no evidence of communication with Mau Mau » 168. Il est d'ailleurs difficile de croire que des Ethiopiens aient été capables d'apprendre en un an la langue boran et la langue kikuyu suffisamment bien pour échapper aux nombreuses équipes d'interrogation et de vérification d'identité qui œuvraient au Kenya à l'époque de la révolte. F.D. Corfield nous a révélé, en outre, que le gouvernement du Kenya a examiné toutes les autres possibilités d'une éventuelle aide extérieure, notamment en ce qui concerne les armes à feu. Les résultats de toutes ces investigations ont été négatifs : d'après F.D. Corfield, les marques et les indications figurant sur les armes prises aux combattants mau-mau ont montré que les éventuels trafics d'armes ont dû être d'une ampleur négligeable, s'ils ont 167. The Continental Daily Mail, 1er décembre 1952. 168. F.D. Corfield, p. 220.

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jamais existé 169. Le seul pays qui a peut-être aidé dans une certaine mesure, non pas la révolte mau-mau, mais individuellement certains combattants mau-mau, a été l'Ethiopie. Tous les dirigeants de la révolte ont rêvé au cours des combats de s'échapper vers l'Ethiopie dans le but de gagner d'autres pays africains à leur cause et d'éveiller l'opinion mondiale 170. D'après D.L. Barn e t t m , quelques-uns des combattants de la forêt des Aberdares auraient en effet réussi en 1955 à passer en Ethiopie et au Soudan. Ceci est confirmé de « l'autre côté » par R. Pankhurst, qui fait de l'assistance offerte par le gouvernement éthiopien aux combattants mau-mau rescapés une preuve de la vocation panafricaine de l'Ethiopie 172. Malheureusement, R. Pankhurst n'a spécifié ni le genre d'aide reçue par les combattants mau-mau, ni le nombre de ces rescapés, mais étant donné la distance et le climat désertique de la « Northern Frontier Province » qui sépare le pays kikuyu de l'Ethiopie, ce nombre ne peut avoir été très élevé. En tout cas, l'aide éthiopienne a été offerte à des combattants en fuite ayant déposé les armes; cette aide humanitaire n'a à aucun moment pu favoriser la révolte mau-mau en tant que telle.

169. Ibid., p. 233. 170. Voir par exemple Karari Njama, in D.L. Barnett et Karari Njama, p. 359.

171. Ibid., p. 489.

172. R. Pankhurst, 1964, B, p. 162.

CHAPITRE XI

Le Mau-Mau en tant que révolte anti-coloniale

A. TERRE ET LIBERTÉ

Si nous limitions notre analyse à l'aspect de rénovation culturelle du mouvement mau-mau, nous n'aurions aucune difficulté à montrer que la révolte a été essentiellement une révolte tribale. Vue sous son aspect de révolte anticolonialiste, par contre, elle dépasse le cadre étroit de la tribu kikuyu pour se situer résolument sur un plan national, voire pan-africain, comme le montre une analyse attentive des objectifs politiques mau-mau. Avant de procéder à une telle analyse, il convient de faire quelques remarques préliminaires. En premier lieu, il est très difficile de définir exactement les buts politiques de la révolte, du moins si l'on admet qu'elle a été une réaction spontanée des masses popuplaires kikuyu contre l'arrestation de leurs leaders nationaux et contre la politique de répression qui s'ensuivit dans les campagnes kikuyu, et non pas un soulèvement inspiré par ces mêmes leaders et préparé par eux de longue date. A cet égard, la tâche des auteurs acceptant le mythe européen du Mau-Mau, y compris la culpabilité de Jomo Kenyatta, fut beaucoup plus aisée que la nôtre. De leur point de vue, il suffisait d'analyser les discours de Kenyatta et des autres leaders évolués pour avoir une idée satisfaisante des objectifs mau-mau. Si l'on admet, par contre, notre point de vue, on se heurte à une difficulté : le mouvement mau-mau en tant que révolte armée populaire n'a jamais publié un programme officiel en bonne et due forme, de sorte que nous ne disposons que de quelques textes dispersés et quelquefois de provenance douteuse. Quelles sont nos sources principales dans ce domaine ? Nous disposons d'abord des livres de chants dont L.S.B. Leakey a publié de larges extraits. Nous acceptons ces textes sans hésitation comme une source valable. Certes, ils ont été publiés avant octobre 1952 et à titre plus ou moins « individuel », mais les « protest singers » du Kenya, des « politiciens » populaires et peu évolués, nous paraissent parfaitement représentatifs de la « mentalité » des partisans mau-mau à la veille de la révolte. Les allusions fréquentes à la « Maison de Gikuyu et Mumbi » indiquent d'ailleurs de façon évidente que ces auteurs appartenaient au mouve-

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ment mau-mau. La « Charte de Dedan Kimathi », dont une partie a été publiée par I. Leigh, constitue une deuxième source pour la connaissance des objectifs mau-mau. Malheureusement, l'origine de ce document est douteuse. Ni le « Colonial Office » de Londres, ni le « Government Printer » de Nairobi n'ont pu nous communiquer le texte complet de ce document, ou même nous fournir des renseignements sur sa provenance. D.L. Barnett, pour sa part, nous a affirmé qu'aucun de ses informateurs n'a jamais fait mention de ce document, ce qui rend la paternité littéraire de Dedan Kimathi peu probable. D'autre part, il pense que le contenu des articles de la Charte publiée par I. Leigh n'est pas en contradiction avec les idées de Dedan Kimathi, et il lui semble possible qu'un autre leader mau-mau ait pu usurper la signature de Kimathi, comme cela est arrivé souvent au cours de la révolte 1 . A notre avis, ce document reflète fidèlement l'idéologie du Mau-Mau et nous nous en sommes servi dans notre analyse. Les mémoires de Karari Njama constituent une troisième source. K. Njama n'a pas seulement publié le texte complet d'un grand nombre de chants, de prières et de discours mau-mau, il nous a aussi livré pêle-mêle les réflexions, les réactions et les réflexes instinctifs d'un combattant de la forêt. Une analyse approfondie de ce matériel brut se révèle très souvent très fructueuse. D'ailleurs, les quelques pages que son éditeur D.L. Barnett a consacrées à l'idéologie mau-mau sont de loin les plus pénétrantes et les plus lucides publiées jusqu'à ce jour sur ce sujet-2. Nous devons beaucoup, pour notre analyse, aux commentaires de Barnett. Deuxième remarque préliminaire : en utilisant les trois documents cidessus, on peut reconstituer les objectifs généraux de la révolte. Ce qui manque, par contre, est un programme précis indiquant de quelle façon ces buts généraux auraient dû être réalisés concrètement une fois la victoire acquise. Il semble, en effet, que les chefs militaires de la révolte n'aient jamais pris la peine d'établir des plans détaillés et concrets pour l'avenir, mais se soient contentés d'idées générales et relativement vagues. Nous verrons par la suite que ce n'est pas une question de négligence de leur part, mais que l'absence de buts concrets s'explique par la façon dont ces leaders militaires se définissaient par rapport aux leaders politiques emprisonnés en octobre 1952.

Ces quelques remarques étant faites, voyons quelles conclusions nous pouvons tirer de l'analyse de la révolte mau-mau en tant que révolte anti-coloniale. Vue sous cet aspect, la révolte avait deux objectifs principaux qui 1. D.L. Barnett, communication personnelle du 23 février 1967. 2. D.L. Barnett et Karari Njama, pp. 198-202.

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s'expriment déjà clairement dans le nom que les combattants avaient choisi pour l'ensemble de leurs groupes armés : « Land Freedom Army ». Ce nom même situe déjà la révolte mau-mau en dehors du cadre des mouvements nationalistes et révolutionnaires que nous avons connus depuis la seconde guerre mondiale dans les pays du tiers monde. Front de Libération Nationale en Algérie, Front National de Libération au Vietnam, Frente de Liberaçion de Mozambique, Parti National Indonésien, Mouvement pour la Libération de l'Angola, tous ces sigles soulignent un grand but unique : la liberté nationale. La révolte mau-mau, par contre, insiste avec autant de force sur le libre accès à la terre et en fait un objectif majeur au même titre que l'indépendance. Dans le contexte de l'histoire coloniale du Kenya et de la façon particulière dont la colonisation a affecté le peuple kikuyu, cette insistance ne surprend guère. Le plus souvent, le problème de la terre fut conçu au sein du mouvement mau-mau dans des termes essentiellement tribaux et kikuyu. Les chants et les prières mau-mau font exclusivement allusion aux terres confiées par Ngai ou par les ancêtres tribaux Gikuyu et Mumbi aux Kikuyu, et ce sont ces terres-là, volées par les Européens, que la révolte se propose de reconquérir. Dans ce cadre, les autres tribus du Kenya ne sont presque jamais mentionnées, et il ne semble pas que les combattants mau-mau se soient beaucoup préoccupés de leur sort. La seule question que les maquisards se soient posée à certaines occasions était de savoir si le partage futur des hauts plateaux blancs devrait profiter avant tout aux anciens squatters qui avaient passé leur vie à les cultiver pour le compte des autres, ou bien au peuple kikuyu tout entier. A notre connaissance, il n'a jamais été envisagé, au sein des maquis mau-mau, de faire bénéficier également les autres peuples du Kenya d'un partage éventuel des terres blanches récupérées. Les quelques textes ci-dessous montrent clairement le sens de la première revendication politique de la révolte : « Oh God, the most powerful ! We praise thee for guarding us throughout the day. We have raised our hands to show you that the soil you gave our forefathers is now being used by strangers who have robbed us of our lands, our gift and inheritance... we believe that you did not create us so that we might become servants of other people in the lands you blessed to our Father Gikuyu and Mumbi » (prière rapportée par Karari Njama) 3 . « Warrior of Kikuyu, awake, Ye who cannot see that the old man grows older If you sleep the foreigners will seize our wealth 3. Ibid., p. 162.

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And then what will the children of Mumbi feed on ? ». (Chant rapporté par J.M. Kariuki.) 4 « You of Kikuyu and Mumbi fight hard, that we may be given selfgovernment, that our land may be given back to us. The corn is ripe for harvest, if we are late the harvest will be lost »( hymne rapporté par L.S.B. Leakey) 5. Ce n'est que exceptionnellement que l'on trouve dans des textes de ce genre des allusions aux non-Kikuyu. Une telle exception est le discours prononcé par Dedan Kimathi en août 1953, dans lequel il loue les combattants mau-mau « who are ready to die so that all the Kenya people, irrespective of their tribe or their help, may get freedom and land to cultivate » 5 . On trouve également chez J.M. Kariuki quelques chants dans lesquels il est dit que la terre africaine ou « le pays » appartient aux Noirs et non pas seulement aux Kikuyu 7 , mais l'exemple le plus caractéristique cité par J.M. Kariuki est un chant composé partiellement par lui-même. Ayant achevé son éducation secondaire et ayant été détenu sans avoir jamais participé au combat armé dans la forêt, cet auteur n'est pas tout à fait représentatif de l'idéologie de la révolte mau-mau. En général, les partisans mau-mau n'avaient pour but que de reconquérir les terres européennes pour les Kikuyu et pour eux seuls. Il n'en était pas ainsi de la deuxième notion figurant dans le nom de l'armée mau-mau, celle de la liberté. La révolte a certes été animée presque entièrement par les Kikuyu, mais la plupart d'entre eux ont eu conscience d'être à la pointe d'un combat dont l'enjeu dépassait largement le cadre kikuyu. Pratiquement aucun texte mau-mau ne parle de la libération des Kikuyu ou de la formation d'un quelconque état indépendant kikuyu; il s'agit toujours de la libération africaine, d'un Kenya nouveau, de pan-africanisme même. Nous pouvons citer à titre d'exemple une lettre de Dedan Kimathi au gouvernement du Kenya, datée d'août 1953, dans laquelle le chef des armées mau-mau déclare notamment qu'il vient d'effectuer un voyage de trois mois à travers toute l'Afrique et en Palestine, et dans laquelle il prétend être le président d'un Conseil de défense pour toute l'Afrique 8. Bien sûr, ce conseil pan-africain n'a jamais existé, et Dedan Kimathi n'a jamais fait de voyages en dehors du Kenya, mais cette lettre nous montre la volonté des dirigeants mau-mau de se rattacher au mouvement anti-colonialiste mondial et de ne 4. 5. 6. 7. 8.

J.M. Kariuki, p. 85. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 61. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 247. J.M. Kariuki, p. 154 et 177-179. Pour ce texte, voir M. Koinange, 1955, pp. 73-74.

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pas rester enfermés dans le seul cadre tribal. Ce même sentiment de lutter pour quelque chose qui dépasse le cadre kikuyu se reflète également dans les réflexions auxquelles s'est livré Karari Njama (qui signe d'ailleurs souvent ses lettres : « Your New Kenyan, Karari Njama » 9), en constatant la défection du district de Kiambu dans la lutte armée : « Why should I keep myself worried about Kiambu District while there are many other districts which don't bother themselves with the Kenya freedom but who would be the first to enjoy that freedom? 'Never mind', I said to myself, 'Jesus Christ died alone to save the world's people from sins - He freed all the people from the sins' slavery by his blood. Our blood, we who have volunteered, will free Kenya from colonial slavery and exploitation' » 10. Nous constatons ici une prise en charge consciente de l'histoire et du devenir du Kenya tout entier, qui nous a amenés dans une publication antérieure à caractériser le mouvement mau-mau comme un cas de tribalisme au service de la nation u. Nous avons dit au début de ce chapitre que le programme politique maumau se caractérise par l'absence de mesures concrètes et de projets détaillés et précis. A première vue, ceci peut surprendre, parce qu'on a l'habitude de voir les dirigeants d'un mouvement politique révolutionnaire se considérer comme le futur gouvernement du pays et agir, par anticipation, en tant que tel. L'absence d'un programme concret peut apparaître alors comme un manque de réflexion et de maturité politique de la part des révolutionnaires. Mais dans le cas particulier de la révolte mau-mau, ce reproche ne se justifie pas, parce que cette révolte s'est toujours considérée en quelque sorte comme une révolte par procuration. Qu'entendons-nous par là ? H ressort des documents mau-mau, et notamment des mémoires de Karari Njama et de Waruhiu Itote, que les dirigeants militaires de la révolte ont toujours été conscients de leurs propres limites et notamment du fait qu'ils n'étaient pas des hommes assez évolués pour prendre en charge les destinées du Kenya de façon définitive. Par conséquent, ils ont assumé leurs responsabilités avec beaucoup de réserves et ils ont continué par la suite à se considérer, non pas comme les leaders naturels du Kenya, mais comme les humbles remplaçants des chefs véritables. Cet état d'esprit se reflète clairement dans la conception qu'avait Dedan Kimathi de 1'« Association des Jeunes Etoiles du Kenya » (Kenya Young Stars Association), organisation fondée dans la forêt des Aberdares et dont tous les membres des forces armées mau-mau devaient faire partie. 9. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 278 et 387. 10. Ibid., p. 298. 11. R. Buijtenhuijs, 1967.

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D'après Karari Njama, Dedan Kimathi aurait ainsi présenté son projet de fonder une association portant ce nom : « On one of the nights when we sat around a fire, Kimathi introduced a new idea saying that one day Jesus had spoken to his disciples saying : 'Ye are the light of the world... Let your light shine unto all'. 'We get light from the sun, moon and stars' said Kimathi. 'Now, since the government has taken away our sun, Jomo Kenyatta, and the moon, all the other political leaders - and even all the big stars have been arrested - only the young stars are left shining over the country... As Jesus has told his disciples, I tell you. You are the KENYA YOUNG STARS; keep on shining till the Sun and the Moon are released' » 12. Ce sentiment de n'être que de « jeunes étoiles » par rapport à Jomo Kenyatta et aux autres leaders politiques explique que, quand les forces armées de la forêt des Aberdares se décidèrent, au début de 1954, à former une sorte de gouvernement (le « Kenya Parliament »), il ait été mentionné de façon explicite qu'il ne s'agissait que d'un gouvernement provisoire « pour expédier les affaires courantes », en attendant la libération du « soleil » et de la « lune ». Voici comment Karari Njama lui-même présentait l'idée d'un parlement central aux autres combattants : « The thing we lack is a Kenya central organization which should be the Government or the Parliament. I think it is high time we elected our Kenya Parliament members and let them run the country until the big stars, the moon and the sun will take over the rule. They shall praise us for not letting down our country during their absence and the little we would have done would be of great importance in Kenya's history, which will tell the Kenya Parliament was formed and maintained by uneducated warriors in Nyandarua for so many years » 13. Ce genre de déclaration n'était pas uniquement de la littérature et de la fausse modestie. L'effacement volontaire devant Jomo Kenyatta et ses associés a été une ligne de conduite permanente de la part des chefs militaires de la révolte, tant du maquis des Aberdares, que du maquis du mont Kenya. Voici par exemple une phrase caractéristique prononcée par le général Kareba du mont Kenya lors des négociations pour un cessez-le-feu, qui ont suivi l'arrestation du général China en janvier 1954 : « Our demands are Independence and land ... and if the Government wishes for peace, our leaders, now in detention, must be released. They are the politicians and can argue for our national Independence. If this is done, the Forest Fighters will stop the war » 14. 12. D.L. Barnett et Karari Njama, pp. 307-308. 13. Ibid., p. 334. 14. W. Itote, p. 189. Souligné par nous.

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Même réponse, à cette occasion, de la part de Kimathi et de Karari Njama, qui ont réagi par écrit à l'offre gouvernementale et qui terminent leur lettre par la phrase suivante : « Finally, we would like to meet Mr. Jomo Kenyatta or his representative ... Mr. Chief Koinange, Mr. James Beauttah, Mr. E.W. Mathu, M.L.C., Mr. W.W.W. Awaori, M.L.C., and Mr. W. Odede, M.L.C. We demand the signatures of all the persons mentioned in this letter confirming their participation in the negotiation talks. There will be no negotiation talks in the absence of the above mentioned people » 15. Il est intéressant de noter que M.M. Awaori et Odede n'étaient même pas des leaders kikuyu, mais des hommes politiques originaires de Nyanza, qui avaient pris en mains la direction de la « Kenya African Union » après l'arrestation de Jomo Kenyatta pour être arrêtés à leur tour quelques mois plus tard. Que les chefs militaires mau-mau aient exigé la présence de ces deux leaders lors d'éventuelles négociations avec le gouvernement montre de nouveau qu'ils pensaient sur le plan politique plus en termes nationaux qu'en termes tribaux. Il est également intéressant de noter que les faits que nous venons de mentionner infirment entièrement les affirmations d'un observateur anonyme dans la Revue de Défense Nationale, selon lequel la révolte mau-mau aurait été « une jacquerie exploitée politiquement par une minorité qui a su se greffer sur elle » et selon lequel « le mouvement paysan a été en réalité capté par l'élite qui a ainsi trouvé des troupes » 16. A notre avis, c'est plutôt le contraire qui s'est produit : au lieu d'être en présence d'une élite à la recherche d'une révolte, nous nous trouvons devant une révolte à la recherche d'une élite, élite non seulement kikuyu, mais aussi kenyanne et même internationale. En effet, Karari Njama et Dedan Kimathi ne se sont pas contentés d'exiger la présence des leaders nationaux du Kenya lors des négociations pour un cessez-le-feu, ils ont également cherché à obtenir une certaine garantie internationale en réclamant également la présence de D.N. Pritt, l'avocat britannique de Kenyatta lors de son procès, de A.R. Kapilla, son adjoint indien et du Noir américain Ralph Bunch, personnage prestigieux, dont la visite au Kenya à la fin des années 30 a beaucoup contribué à l'éveil politique des leaders kikuyu 17. Cette attitude d'effacement volontaire, ce sentiment que leur bonne volonté et leur courage ne suffisaient pas pour faire naître le nouveau Kenya moderne et non tribaliste dont ils rêvaient, ont profondément marqué l'état d'esprit des combattants mau-mau. 15. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 352. 16. « La Dialectique d'un mythe africain », p. 1959. 17. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 352.

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Des conséquences importantes en ont découlé sur le plan psychologique. Manquant de confiance en soi à cause de leur niveau d'éducation peu élevé et se sentant indignes de remplacer définitivement Jomo Kenyatta et les autres « grandes étoiles » du Kenya, bon nombre de combattants ont souffert de sentiments d'infériorité aigus et se sont inquiétés de façon plus ou moins confuse de leur avenir personnel. Peu de combattants ont en effet nourri l'espoir de pouvoir tirer un profit personnel de la révolte. Se considérant comme des « fondés de pouvoir » tout au plus, aucun d'entre eux n'a aspiré par exemple à un poste ministériel ou à des fonctions importantes dans la haute administration. La plupart des combattants espéraient tout au plus que le premier gouvernement africain honorerait la dette contractée envers eux par le pays tout entier en leur offrant des postes administratifs subordonnés ou en les récompensant par des donations de propriétés agricoles, comme le gouvernement anglais l'avait fait pour les anciens combattants des deux guerres mondiales qui avaient obtenu des concessions sur les hauts plateaux blancs du Kenya 18. Ces maquisards sans éducation ont développé ainsi au cours de la révolte un sens très aigu du sacrifice, sentiment qui a évolué chez Karari Njama en un véritable « complexe du Christ » comme le montre une de ses réflexions que nous avons déjà citée : « Jésus Christ died alone to save the world's people from sins - He freed ail the people from the sins'slavery by his blood. Our blood, we who have volunteered, will free Kenya from colonial slavery and exploitation » 19. Y aurait-il un lien entre cet esprit de sacrifice des combattants mau-mau et la « personnalité » kikuyu traditionnelle ? H nous est difficile de répondre de façon catégorique à cette question, mais nous avons été frappé par une remarque de G. Balandier, à propos du messianisme Ba-Kongo. Cet auteur écrit : « Si l'on retient le concept de 'culture à thème de culpabilité' (guiltculture des anthropologues américains) on peut l'employer à propos du cas Kongo. Les désordres graves de la société sont rapportés à un ou plusieurs 'coupables' qui reconnaissent leur responsabilité, l'assument et se sacrifient pour une remise en état » z°. Nous avons également caractérisé la culture kikuyu comme « une culture à thème de culpabilité » et nous avons montré comment, en cas de désordres sociaux, certains hommes transgressaient délibérément les barrières psychologiques dangereuses, en prêtant serment par exemple, et en s'exposant ainsi 18. Voir par exemple D.L. Barnett et Karari Njama, p. 249. Les faits ont d'ailleurs montré plus tard que les craintes des maquisards étaient justifiées. Très peu d'excombattants peuvent dire aujourd'hui que la révolte a été pour eux le tremplin d'une promotion sociale ou économique personnelle.

19. Ibid., p. 298.

20. G. Balandier, 1963, B, p. 517.

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à tous les risques qu'impliquait l'état de souillure rituelle (thahu), acceptant en quelque sorte de se sacrifier volontairement pour une remise en état. En tant que mouvement de renouveau culturel plus encore qu'en tant que révolte anti-colonialiste, le mouvement mau-mau visait en dernière instance une remise en état totale d'une société et d'une culture en danger de mort et il se peut que les combattants mau-mau aient copié inconsciemment des comportements traditionnels en se sacrifiant délibérément pour cette remise en état sans espoir de récompense ici bas. Or, un tel esprit de sacrifice va rarement sans contrepartie et il n'est pas étonnant que les combattants mau-mau, faute de récompenses matérielles, aient espéré s'assurer au moins des récompenses spirituelles. C'est ainsi que l'on constate souvent chez eux l'espoir que la révolte serait justifiée par l'histoire et que les combattants disparus seraient récompensés par Dieu. Le souci de la place qu'occuperait plus tard la révolte mau-mau dans la postérité par exemple, ressort entre autres, à plusieurs reprises des Mémoires de Karari Njama. Au moment où les combattants des Aberdares discutent de l'idée lancée par Dedan Kimathi, de fonder la « Kenya Young Stars Association », Karari Njama s'exclame : « At least we must organize here in the forest a Kenya Young Stars Association of which ail fighters would be members. After the war this association should be registered and be recorded in the Kenya History as the 'Light of Kenya During Kenya's Dark Ages' » 21. Le même souci d'immortaliser le souvenir de la révolte et de garder vivant le souvenir des luttes dans la forêt s'exprime dans une discussion entre Karari Njama et un autre leader des Aberdares, Wacira Gathuku, au sujet de la façon de commémorer plus tard les événements de la révolte. Parmi les projets proposés, on note la célébration annuelle de la fin de l'état d'urgence par un jour officiellement férié au cours duquel les anciens combattants se rendraient avec leurs femmes et leurs enfants dans la forêt des Aberdares pour y reprendre pendant 24 heures le mode de vie qui était le leur pendant la guerre, ainsi que la création dans les villes principales du Kenya de grandes salles de commémoration pouvant devenir des lieux de pèlerinage pour les générations à venir 22. Vers la fin de la révolte, quand les combattants maumau sentirent eux-mêmes que la défaite était imminente, ces préoccupations devinrent de plus en plus fréquentes et commencèrent à dominer entièrement l'esprit des survivants. D'après I. Henderson, Dedan Kimathi, en 1956, se souciait presque uniquement d'immortaliser son nom, et de s'assurer une récompense devant la justice éternelle. Il aurait été convaincu que Ngai 21. D.L. Baraett et Karari Njama, p. 308.

22. Ibid., pp. 370-371.

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notait dans un grand livre noir les noms de tous ceux qui avaient péri dans la forêt et que seuls ces disparus seraient appelés à accéder au pays merveilleusement riche et beau que Ngai lui avait montré dans ses rêves 23. Notons ici le changement d'accent qui s'est opéré au cours de la révolte. Avant l'état d'urgence et au début de la révolte, des rumeurs avaient circulé parmi les Kikuyu selon lesquelles Jomo Kenyatta notait dans un grand livre les noms de tous ceux qui avaient prêté serment pour les faire bénéficier du partage ultérieur des hauts plateaux blancs 2i . Vers la fin de la révolte, le livre n'est plus censé être tenu par Jomo Kenyatta mais par Dieu lui-même, et la récompense, au lieu d'être matérielle, sera accordée dans l'au-delà. Avant de conclure cette analyse de l'idéologie de la révolte mau-mau en tant que révolte anti-colonialiste, nous devons encore rechercher si la révolte était anti-blanche, et si elle était anti-chrétienne, comme l'ont affirmé la plupart des observateurs contemporains. Il n'est pas facile de donner à ces deux questions une réponse définitive, parce que les textes mau-mau se contredisent souvent eux-mêmes sur ces points essentiels. En ce qui concerne l'aspect anti-européen de la révolte, il ne fait aucun doute que dans l'optique des combattants mau-mau, décidés à reconquérir les terres spoliées, il ne pouvait pas y avoir de place, dans un Kenya indépendant, pour des colons européens. D'après L.S.B. Leakey, l'idéologie mau-mau allait beaucoup plus loin : un des buts principaux de la révolte aurait été de chasser du Kenya tous les étrangers sans distinction, y compris même les Asiatiques 25. Certains textes peuvent, en effet, être cités à l'appui de cette thèse : « You Europeans, you are nothing but robbers, though you prentended you come to lead us. Go away, go away, you Europeans, the years that are passed have been more than enough for us » (Chant mau-mau cité par L.S.B. Leakey) 26; « Have no fear in your hearts, God is in heaven. Be brave, God's power is here and the Europeans will be driven out » (Texte mau-mau cité par D.L. Barnett) « Europeans are the knives and the Africans are the meat. The time is coming when the Africans will be the knives and the Europeans will be the meat, and they will be cut to pieces » (Article dans un journal africain cité par F.D. Corfield) 28 . Le dernier texte, qui remonte d'ailleurs à quelques mois avant la déclaration de l'état d'urgence, montre sans ambages la haine raciale qui animait 23. 24. 25. 26. 27. 28.

I. Henderson, pp. 189-190. F.D. Corfield, p. 97. L.S.B. Leakey, 1954, A, pp. 28-30. Ibid., p. 63. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 201. F.D. Corfield, p. 198.

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certains milieux africains du Kenya, et il n'est pas étonnant que les colons, souffrant de par leur position de minorité dominante d'un complexe de persécution aigu, aient vu dans de tels textes la preuve de l'esprit foncièrement anti-européen de la révolte mau-mau. D'autres textes, cependant, de la main notamment de quelques-uns des leaders militaires les plus influents de la révolte, reflètent une pensée et une idéologie beaucoup plus nuancées. Dedan Kimathi écrit, par exemple, dans une lettre à un instituteur africain de ses amis : « we are not fighting for an everlasting hatred but are creating a true and real brotherhood between white and black so that we may be regarded as people and as human beings who can do each and everything » 29. Karari Njama affirme, de son côté, dans une lettre à un colon : « We do not hate the white man's color, but we cannot tolerate seeing a foreign settler with 50 000 acres of land, most of which only the wild game enjoy, while thousands of Africans are starving of hunger in their country. Nor can we accept the white man to remain as a master and the African as a servant » 30. Dans ces citations, il n'est plus question de haine raciale, mais d'un refus total d'un système politique et économique injuste. La coopération entre Noirs et Blancs reste possible une fois levée l'hypothèque du colonat et de la discrimination raciale. H nous semble que résoudre la contradiction interne que nous venons de constater dans l'idéologie anti-colonialiste du mouvement mau-mau ne s'impose pas. Le mouvement n'a jamais été un bloc monolithique, comme ont voulu le faire croire la plupart des observateurs européens, et différentes tendances ont toujours coexisté, avec plus ou moins de bonheur, en son sein. C'est ainsi que la révolte a réuni sous la même bannière des hommes foncièrement anti-européens, animés par une véritable haine raciale et voulant détruire tout vestige de la présence européenne, et des modérés voulant coopérer avec les Blancs sur un pied d'égalité et de respect mutuel. En tout cas, il n'est pas vrai que tous les combattants maumau étaient des ennemis implacables de tout ce qui était blanc : c'est leur mauvaise conscience et leur incapacité totale d'envisager une nouvelle forme de relations raciales qui a amené les colons à se sentir visés jusque dans la couleur même de leur peau. Une réponse nuancée convient probablement aussi en ce qui concerne le caractère anti-chrétien de la révolte. Les chrétiens du Kenya eux-mêmes n'ont pas douté un instant que le mouvement mau-mau était foncièrement antichrétien et ils ont vécu la lutte anti-mau-mau comme un combat entre les forces de la lumière et celles des ténèbres, comme nous l'avons déjà montré. 29. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 299. 30. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 387.

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De toutes les publications des sociétés missionnaires se dégage un esprit d'exaltation religieuse qui ne laisse subsister aucun doute à cet égard. Deux citations méritent d'être retenues ici : « The tales I have heard ... are of firstcentury Christianity : of men and women, boys and girls who really do believe in Jesus and so are not afraid to die. Some do die. For all it is a possibility to be reckoned with. Yet they are happy and at peace : triumphant and not bitter. I have never seen anything like it before » 31. « People ask me 'How do you know those who are resisting the Mau Mau ?' It is easy to know you cannot miss them. Their radiant faces and indeed their whole bearing marks them out. This is the Christian Resistance Movement, and the main attack of Mau Mau is upon these people » 32. Dans ce domaine, le petit livre de E.M. Wisemann constitue une véritable martyrologie, dont la piété sentimentale égale celle des meilleures « vie des saints ». En examinant, par contre, les faits et les publications mau-mau, on est amené à constater que la situation était beaucoup moins claire que ne l'ont prétendu les missionnaires et les chrétiens africains. Quelque peu surprenante est, par exemple, l'affirmation de J.M. Kariuki qui écrit au sujet de son expérience des camps de détention : « There was a Protestant missionary working at Manyani ... He used to talk with me about our troubles and he had a great influence for the good there. He asked the Commandant to allow me to speak about Christianity in the other compounds and I did this... I used to speak in this way because I was a Christian and nowhere in the oath I had taken was Christianity forbidden. Many detainees attended the religious meetings, including some who were converted in the camp. I see nothing contradictory in both being a Christian and also taking the Oath of Unity » 33. Une telle affirmation est cependant exceptionnelle. Il ne fait aucun doute que la cérémonie de serment mau-mau était une cérémonie contraire aux fondements de la religion chrétienne, et peu de combattants se sont fait des illusions à cet égard. Karari Njama écrit par exemple : « As a Christian I had undergone a contrary faith for the oath I had taken was mainly based on Kikuyu religion, belief and superstition » 34. La question se pose cependant de savoir si contraire à voulait dire automatiquement hostile à. Certaines clauses des serments mau-mau reflètent indiscutablement une certaine hostilité à l'égard du christianisme et de l'œuvre des missionnaires, comme les deux clauses suivantes : « I shall never help the 31. 32. 33. 34.

Mau Mau. What is it? What is behind it?..., p. 14. T.F.C. Bewes, 1953, B, p. 209. J.M. Kariuki, pp. 96-97. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 121.

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missionaries in their Christian faith to ruin our traditional and cultural customs » 35, et : « If I should ever take part in the Christian Revival meetings, may this oath destroy me » 3e. Cette hostilité verbale s'est traduite également en actes. D'après J.W.C. Dougall, on comptait vers la fin décembre 1954 plus de cent membres de l'Eglise presbytérienne parmi les victimes africaines du Mau-Mau, et les autres églises africaines du Kenya auraient souffert de la même façon 3T. Ce nombre est certainement plus élévé que ne le justifierait le pourcentage très réduit de Kikuyu membres des églises missionnaires et on pourrait interpréter ces données comme une attaque délibérée des chrétiens africains par les combattants mau-mau. Une interprétation légèrement différente est cependant possible : nous avons, pour notre part, l'impression que la plupart des combattants mau-mau étaient beaucoup moins anti-chrétiens que les Kikuyu chrétiens n'étaient anti-mau-mau. Il nous semble que le nœud du problème est là : surtout au début, ce furent l'hostilité au mouvement mau-mau des milieux sincèrement chrétiens et leur refus obstiné de prêter serment qui ont attiré sur eux les foudres des partisans mau-mau. Ce refus chrétien a été en effet le grand obstacle qui a fait échouer le projet initial des dirigeants mau-mau de réunir la population toute entière derrière le mouvement. Dans ce contexte, la responsabilité du « Christian Revival Movement » dont il est souvent question dans les serments mau-mau a été particulièrement lourde. Ce mouvement ne fut pas seulement hostile à l'idéologie mau-mau, il se posa en outre comme une véritable « contre-idéologie », un « phénomène social total » au même titre que le mouvement mau-mau lui-même; par là il était le concurrent le plus dangereux du « Serment de l'Unité ». Comme l'ont dit C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham : :« The Revival Movement is described in terms reminiscent of ... [the] description of the moral effect of the oath in restoring honesty and loyalty to society. Stolen property has been restored, lies have been acknowledged, immorality and drunkenness have been brought into 'the light' and confessed, reparation is made wherever possible » 38. H nous semble que c'est le fait que le « Revival » était une idéologie « totale », plus que le fait que cette idéologie était d'inspiration chrétienne, qui explique l'acharnement des partisans mau-mau contre ces chrétiens convaincus. On doit d'ailleurs constater dans ce contexte que très peu de missionnaires européens ont été tués au cours de la révolte mau-mau (un seul, d'après G. Kushner 39) et que la plupart des attaques sur les postes missionnaires sem35. 36. 37. 38. 39.

Ibid., p. 119. L.S.B. Leakey, 1954, A, pp. 90-91. J.W.C. Dougall, p. 5. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 295. G. Kushner, p. 797.

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blent avoir obéi davantage à des motivations d'ordre matériel (se procurer de l'argent et des vivres) qu'à des motivations idéologiques (détruire la présence chrétienne). D'après le R.P. Merlo-Pich, l'armée mau-mau aurait eu pour consigne de ne pas s'en prendre à la personne des missionnaires européens 40, et à différentes occasions, la vie de prêtres catholiques européens a été en effet épargnée lors d'attaques mau-mau 41. La même remarque qui vaut pour le caractère anti-européen de la révolte vaut donc également pour son caractère anti-chrétien. Le mouvement n'a jamais été monolithique; il a réuni sous sa bannière des personnalités très diverses, dont certaines ont voulu détruire en effet tout vestige de la religion chrétienne au Kenya, alors que d'autres, bien qu'hostiles au Christianisme, n'ont attaqué les chrétiens que dans la mesure où ceux-ci faisaient obstacle au progrès du Mau-Mau. Certains même, tel que J.M. Kariuki, n'ont jamais cessé de se considérer comme de vrais chrétiens, tout en étant des combattants mau-mau dévoués. Il serait en tout cas erroné de conclure, comme l'ont fait la plupart des missionnaires, que le seul ou le principal but de la révolte aurait été de « détruire le christianisme ».

B. TRADITIONALISME OU MODERNITÉ ?

Nous avons analysé auparavant le mythe européen du mouvement mau-mau et nous avons constaté à cette occasion que la thèse selon laquelle la révolte mau-mau aurait été une insurrection « tribale », « primitive » et « atavique », un « retour vers la brousse et vers la sauvagerie » constitue la clef de voûte de ce mythe. H existe également une version scientifique de ce mythe que nous devons analyser brièvement ici. Nous allons voir que si elle se sert d'une terminologie différente, et apparemment « neutre », elle reflète au fond une conception de la révolte qui diffère très peu de celle des propagateurs du mythe européen. Deux chercheurs néerlandais, par exemple, ont tenté de donner de la révolte mau-mau une explication en termes de « contre-acculturation ». J.D. de Roock écrit ainsi que les causes de la révolte sont très complexes, mais que ce complexe de causes socio-économiques, socio-psychologiques et socioreligieuses découle en dernière instance « d'une adaptation jusqu'ici manquée à la civilisation occidentale moderne de la part d'un peuple qui était encore primitif il n'y a pas tellement longtemps, un phénomène d'accultura40. V. Merlo-Pich, p. 135. 41. Voir La Croix, du 5 mars 1953. 42. J.D. de Roock, 1955, p. 595.

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tion par conséquent » 42. Le même auteur poursuit : « Le mouvement maumau doit être considéré comme la résistance spirituelle et matérielle d'une population contre l'abandon forcé de sa propre culture et contre l'acceptation également forcée d'une nouvelle forme de société » 43. A.H.J. Prins, pour sa part, affirme que le mouvement mau-mau était « sans aucun doute un mouvement de contre-acculturation » 44. Plus récemment, M. Stanley, a partiellement basé ses recherches sur le changement social et culturel en milieu kikuyu sur la même interprétation du phénomène mau-mau, en prenant comme critère d'une attitude négative à l'égard du changement et de la culture européenne : « actual contra-acculturative behaviour such as active participation in Mau Mau (although the latter is not always a reflexion of contra-acculturative motives) » 45. Dans ce contexte, il convient de citer également la tentative de J.C. Brown de mettre la révolte mau-mau sur le même plan que la « Ghost Dance » des Indiens américains. Cet auteur caractérise, en effet, ces deux mouvements comme des « nativistic movements » d'après la terminologie de R. Linton, qui définit de tels mouvements comme : « toute tentative consciente et organisée de la part des membres d'une société de faire revivre ou de perpétuer des aspects sélectionnés de leur culture > 46. Toutes ces interprétations de la révolte mau-mau ont en commun de ne vouloir voir dans la révolte qu'un refus simultané du présent et de l'avenir, et une volonté passionnée de retrouver l'âge d'or du passé tribal. Même G. Balandier se situe dans cette ligne de pensée quand il dit de la révolte qu'« elle est certes destructrice d'un présent inaccepté, mais elle reste surtout une force orientée vers un passé introuvable plus que vers un possible avenir » 4T. Les données rassemblées au cours de notre analyse de la révolte en tant que mouvement de renouveau culturel et révolte anti-colonialiste nous permettent de faire la critique de telles interprétations. Notons d'abord que la révolte mau-mau a indiscutablement donné lieu à la renaissance d'un certain nombre de coutumes et de comportements traditionnels qui étaient en 1952 en voie de disparition ou qui n'étaient pratiqués qu'« en cachette », avec de vagues sentiments de honte et de malaise. Nous avons déjà qualifié auparavant le premier serment mau-mau comme une véritable mobilisation de l'arsenal spirituel et religieux kikuyu et nous avons vu à quel point les combattants de la forêt étaient influencés par la pensée religieuse tradition43. Ibid., p. 609. 44. 45. 46. 47.

A.H.J. Prins, 1955, p. 129. M. Stanley, p. 7. R. Linton, p. 230. G. Balandier, 1960, p. 18.

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nelle. Mais il y a plus. Comme en 1929, les militants mau-mau ont repris le thème de la clitoridectomie et ils ont insisté dans leurs serments sur l'importance de ce signe extérieur de l'appartenance tribale comme le montre une des clauses du serment prêté par Karari Njama 4S. Dans le sillage de la clitoridectomie, de nombreuses autres coutumes traditionnelles ont fait leur réapparition. Karari Njama, par exemple, écrit au sujet des squatters refoulés des hauts plateaux blancs au cours des premiers mois de la révolte : « Most of the Kikuyu who were repatriated ... from the Rift Valley had unhealed wounds of ear-piercing and scarification and continued to teach others to do, a thing which they had abandoned for many years. In fact, a flow of going back to magic, whitchcraft, seers, prophets, ceremonies and sacrifices and the old superstition had started » 49. Retour au passé donc ? En fait, le problème apparaît plus complexe dès que l'on se pose la question de savoir quel était le sens véritable de ce retour au passé. Karari Njama nous éclaire sur la réponse à donner à cette question quand il écrit : « Though the oath clung on Kikuyu traditions and superstitions, yet the unity and obedience achieved by it was so great that it could be our only weapon to fight against the white community » 50. Considéré sous cet angle, c'est-à-dire comme un moyen dans la lutte anticolonialiste, le traditionalisme mau-mau change complètement de sens pour devenir un phénomène complexe et très ambigu. Nous savons en effet que la révolte mau-mau, sous son apect anti-colonialiste, n'aspirait nullement à un retour au passé tribal, mais s'expliquait au contraire par un désir passionné de la part du peuple kikuyu d'accéder enfin au monde moderne longtemps rendu inaccessible par le système colonial. Nous savons également que la révolte mau-mau s'est toujours considérée comme une « révolte par procuration » et que ses leaders se tenaient prêts à tout moment à s'effacer devant des hommes politiques plus évolués qu'eux, qu'ils considéraient comme les seuls chefs capables de construire le Kenya moderne dont ils rêvaient. Par conséquent, le traditionalisme mau-mau n'est authentique que dans sa forme; dans le fond c'est un esprit moderne qui l'anime. Il nous semble que le terme « traditionalisme par excès de modernité » forgé par Jeanne Favret pour définir deux insurrections rurales algériennes postérieures à l'indépendance (celle de l'Aurès et celle de Kabylie), peut s'appliquer également à la révolte mau-mau. Comme les paysans de l'Aurès et de Kabylie, les combattants maumau ne s'opposent pas au monde moderne; leur révolte exprime, au contraire, 48. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 119.

49. Ibid., p. 122. 50. Ibid., p. 121.

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le désir ardent d'y accéder, et ce n'est qu'après l'échec de toutes les tentatives pour y accéder par des moyens modernes (l es écoles indépendantes, la campagne constitutionnelle de la « Kenya African Union ») et après l'arrestation de ses leaders évolués que le peuple kikuyu s'est décidé à faire usage de ses traditions pour tenter d'accéder au monde moderne par la porte de service. En 1960 déjà, G. Balandier a exprimé cette même idée en écrivant : « Interdit de séjour au pays du progrès blanc, le Gikuyu revient à son passé et tente de faire une arme libératrice de sa 'sauvagerie' retrouvée » 61. En d'autres termes : la révolte mau-mau n'est un phénomène de contreacculturation que dans la mesure où une acculturation harmonieuse et véritable était impossible dans les conditions du Kenya à l'époque de la révolte. Toute tentative pour interpréter la révolte mau-mau en termes de contreacculturation ou de nativisme se heurte inévitablement à ce fait dominant. La thèse de J.C. Brown, tentative de loin la plus sérieuse dans ce domaine, est en même temps l'exemple parfait de l'inévitabilité d'un tel échec. Après nous avoir fait part de sa conviction « that Mau Mau was an old, old phenomenon with a different name»», une «frénésie religieuse», un «produit secondaire de l'acculturation » 52 comparable à la révolte des Boxers en Chine, la révolte Maji-Maji au Tanganyika et certains mouvements messianiques des Indiens d'Amérique, J.C. Brown s'embrouille ensuite complètement dans sa propre théorie quand il essaie de tirer les conclusions de son étude comparative de la « Ghost Dance » de « Sitting Bull » et de la révolte maumau. Cette conclusion mérite d'être citée ici à titre d'exemple : « It would appear that the Ghost Dance conformed to Mr. Linton's concept of a revivalistic-magical nativistic movement. Its adherents tried to get back to the old way of life insofar as agency conditions permitted them to do so, and their belief was that all the conditions of the old life would return with the messiah. As for Mau Mau however, there seems to be no such desire on the part of its adherents. Mau Mau far more nearly ressembles the political conspiracies which have marked European history in recent years namely nazism and communism... It is extremely doubtful that any of the Mau Mau adherents seriously want to return to pre-European conditions of Kikuyu society. They wish to retain some Kikuyu customs and symbols, but their primary purpose is to take over the rights and privileges of the European. Mau Mau, then is a nativistic movement, which uses magical symbols. It seeks to perpetuate certain customs, but there is no evidence that it has sought to revive abandoned customs. Therefore, the label for Mau Mau should probably be perpetuative-magical-nativistic nationalism... It must also 51. G. Balandier, I960, p. 17. 52. J.C. Brown, p. VI.

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be remembered that Mau Mau foresees independence for ail of Kenya... Mau Mau is primarily a nationalistic movement which, like many other nationalistic movements, included nativistic features » ®3. Il nous semble que l'échec est ici total. Tout en continuant d'utiliser la terminologie nativiste « lintonienne », J.C. Brown dément finalement dans ses conclusions la thèse énoncée au début de son étude, celle de la parenté étroite entre la « Ghost Dance » indienne et la révolte mau-mau, et ses efforts pour sauver les apparences l'obligent à un numéro de haute voltige au cours duquel le terme « nativiste » devient tellement élastique, qu'il permettrait même de qualifier de descendants lointains de « Sitting Bull » le président Senghor ou - pourquoi pas ? - le général de Gaulle. Ne sont-ils pas eux aussi des nationalistes ardents, qui ne répugnent pas à faire appel à l'occasion à des valeurs « nativistes », qu'il s'agisse du passé négro-africain ou d'une certaine idée de la grandeur française ? Pour ne pas avoir analysé correctement le phénomène mau-mau, J.C. Brown sombre finalement dans des exercices de terminologie qui ne mènent à rien, sinon à la confusion totale. Ayant défini la révolte mau-mau comme un cas de « traditionalisme par excès de modernité » il convient maintenant de faire à ce sujet quelques remarques supplémentaires pour montrer à quel point le mouvement mau-mau a été un phénomène complexe et ambigu et combien est dérisoire toute tentative de le classer sous une seule étiquette. Les documents dont nous disposons nous révèlent en effet que le traditionalisme mau-mau n'a pas été vécu de la même façon par tous les combattants, que le mouvement a connu ses phases et son évolution dans le temps, comme il a connu diverses tendances coexistant simultanément en son sein. Il est d'abord évident que le traditionalisme mau-mau de la période 1950-1951 n'avait pas le même sens que celui de 1956. Personne ne pourrait soupçonner les hommes politiques relativement modérés du « Kiambu Parliament » d'avoir médité un simple retour au passé en lançant leur campagne de prestation de serments. La cérémonie élaborée et riche de significations du premier serment signifiait pour eux peut-être un retour aux sources, mais elle signifiait en même temps une innovation, le début d'une nouvelle ère culturelle. Même J.C. Carothers, pourtant profondément influencé par le mythe européen sur bien d'autres points, reconnaît que la solution mau-mau constituait à ce moment-là une « troisième voie » entre le retour au passé tribal et l'occidentalisation totale 54. Ce n'était pas seulement la culture d'hier qui passionnait ces hommes, mais aussi et 53. Ibid., pp. 372-373.

54. J.C. Carothers, p. 10.

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surtout une culture de demain, marquée par la civilisation européenne, mais plongeant en même temps ses racines dans le passé kikuyu. Par contre, la situation était toute différente en 1956. A cette époque, même Dedan Kimathi semble s'être égaré dans ses rêves et avoir perdu de vue la dimension politique de la révolte pour n'en garder que la dimension religieuse. Le traditionalisme mau-mau ne peut alors plus être considéré comme une arme de combat, mais devient un style de vie, une fin en soi. La révolte a donc connu entre 1951 et 1956 un lent glissement en arrière au cours duquel son côté « tribal » et « atavique » l'a emporté sur son côté moderne et nationaliste. La raison principale de ce processus est qu'elle a subi à deux reprises une mutilation spirituelle sévère. Une telle mutilation est intervenue pour la première fois en octobre 1952, au moment de l'arrestation de la quasi-totalité des leaders nationaux du peuple kikuyu. Bien que la plupart d'entre eux ne fussent pas impliqués directement dans la préparation de la révolte, leur présence et leurs paroles rappelaient à tout instant aux partisans mau-mau sortis des masses populaires le but final qui devait être à cette époque celui de toute action politique africaine digne de ce nom, à savoir l'indépendance nationale. La brusque disparition de ces hommes de la scène politique a été un coup très dur pour le mouvement. A partir de ce moment-là, les paysans en armes qu'étaient les combattants mau-mau sont restés seuls face à leur idéal, dont ils comprenaient le sens, certes, mais qu'ils se savaient aussi incapables de réaliser. C'est un des paradoxes de la révolte mau-mau que les couches populaires les moins évoluées et les plus soumises aux modes de pensée traditionnels aient dû voler au secours d'un idéal moderne qu'ils venaient à peine de connaître. La deuxième mutilation (spirituelle autant que matérielle) est intervenue au cours de l'année 1954, à l'époque où l'opération « Anvil » et la politique des hameaux stratégiques ont définitivement coupé les maquisards de la forêt de leur réseau de soutien à Nairobi et dans les réserves kikuyu. Jusqu'alors, ce contact - fragile souvent, mais réel - avait permis de faire entrer de temps en temps un peu d'air frais dans les sombres forêts des Aberdares et du mont Kenya. A partir de l'été 1954, l'armée mau-mau a été contrainte de se replier sur elle-même. La forêt devint alors sa seule dimension, son dernier sanctuaire dont elle ne sortait plus guère. Livrés à eux-mêmes, réunis en groupes de plus en plus petits et avec de moins en moins de contacts entre eux, les combattants mau-mau ont effectué alors le retour au passé que la plupart des Européens ont voulu voir dans la révolte dès le début. Que des courants d'opinion et même des tensions internes très graves aient existé au sein de l'armée mau-mau durant toute la période de la lutte armée, les Mémoires de Karari Njama en apportent des preuves en abondance.

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Caractéristiques et signification de la révolte

Nous avons déjà vu que Karari Njama s'est détaché dès l'été 1953 de Stanley Mathenge, à qui il reprochait notamment d'accorder plus de poids dans ses décisions aux superstitions et aux mauvais augures qu'aux considérations purement militaires; et nous avons vu également qu'au printemps 1955 l'armée des Aberdares s'était scindée en deux groupes ouvertement hostiles se rangeant respectivement derrière le « Kenya Parliament » de Dedan Kimathi et derrière le « Kenya Riigi » de Stanley Mathenge. Les causes de cette scission, qui couvait depuis longtemps, furent multiples : des animosités personnelles, remontant déjà au début de la révolte, entre Dedan Kimathi et Stanley Mathenge qui se croyaient tous les deux appelés à diriger l'ensemble des armées mau-mau; des divergences d'opinion en ce qui concerne l'organisation de l'armée mau-mau sur une base territoriale ou supra-territoriale, etc. Ces causes ont leur importance, mais dans le fond, le conflit se ramène à une opposition au sein de l'armée entre analphabètes et « évolués », étant considérés évolués tous les combattants qui avaient reçu un minimum d'éducation scolaire, même s'il ne s'agissait que de quelques années d'école primaire. Un des points les plus controversés entre les deux groupes était justement la question des coutumes et des croyances traditionnelles. Pour les leaders analphabètes, ou pour certains d'entre eux du moins, la restauration de ces coutumes tradionnelles avait tendance à devenir rapidement une fin en soi, et ils manifestaient une méfiance croissante à l'égard des leaders éduqués trop influencés déjà, du fait même de leur éducation, par la civilisation occidentale et le christianisme et dont l'attachement aux traditions tribales leur paraissait circonstantiel. De leur côté, ces leaders éduqués s'impatientaient de l'attachement des analphabètes aux superstitions qui, d'après eux, causait un tort considérable à la révolte comme cela avait été le cas lors de l'attaque du 25 juin 1953, partiellement manquée parce que les augures avaient été mauvais. Karari Njama lui-même n'a jamais caché sa déception devant ce manque de bons sens et ces excès de superstition 55. Vers la fin de 1954, le nœud du problème se trouvait là, comme le montrent les propos du général Itina, alors vice-président du Kenya Parliament, propos résumés par Karari Njama dans les termes suivants : « He claimed that education and illiteracy could not work together. He said that all educated people were somehow affiliated to the religion and faith of the missionaries - which were totally against Kikuyu religion and revolution... In general, he objected to being led by an educated person ... no matter whether they were leaders in the forests, they rejected many of the old customs and tribal tradition which

55. D.L. Barnett et Karari Njama, pp. 104-105, 121-123 et 220.

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Kahiu Itina and many others believed we were fighting for as part of our freedom » 56. A cette époque, l'existence de deux courants au sein du mouvement maumau est officiellement reconnue par les principaux intéressés. Contre les « traditionalistes par excès de modernité » se dressent ouvertement les traditionalistes tout court, et on ne saurait dire avec certitude lequel des deux courants représente le vrai Mau-Mau. Que nous ayons opté auparavant pour les « traditionalistes par excès de modernité » comme représentants authentiques de la révolte se justifie, à notre sens, dans la mesure où jusqu'à la fin de 1954, Dedan Kimathi et les autres leaders éduqués ont réussi à donner au mouvement un semblant d'unité et peuvent être considérés de ce fait comme les porte-paroles officiels de la révolte. Jusqu'à la fin de cette annéelà, en effet, Kahiu Itina et les autres généraux du groupe des « analphabètes » se trouvaient encore sous les ordres de Kimathi dont ils reconnaissaient au moins en principe l'autorité morale. Ce n'est qu'au moment où ils ont rallié ouvertement le camp de Stanley Mathenge qu'ils ont cessé définitivement de reconnaître cette autorité, et, implicitement, les aspects modernistes de l'idéologie mau-mau. Un trait caractéristique de la révolte mau-mau doit encore retenir quelques instants notre attention à la fin de ce chapitre, parce qu'il montre à la fois l'attachement fondamental des combattants au monde moderne, et l'ambiguïté qui caractérise même un attachement aussi fondamental. Nous voulons parler de la fascination exercée sur les maquisards mau-mau par les titres, les symboles et les signes liés au pouvoir occidental. Cette fascination se reflète notamment dans l'emploi des grades militaires anglais dans l'armée de la forêt. Nous avons déjà rencontré un certain nombre de généraux, de brigadiers et même un maréchal de la révolte et nous avons mentionné les efforts de Dedan Kimathi pour institutionaliser une hiérarchie militaire mau-mau en tous points semblable à celle de l'armée anglaise. Vers la fin de la révolte, on constate d'ailleurs une véritable inflation de ces grades militaires, chaque combattant se voulant au moins capitaine ou colonel, ce qui inspirait à un journaliste anglais la boutade que l'armée mau-mau était « une armée sans deuxièmes classes ». Sans aucun doute, cette fascination des grades militaires anglais doit être interprétée comme un acte d'adhésion fondamental au monde moderne. Telle est du moins l'interprétation proposée par G. Balandier des dignités mises en place par le mouvement clanique fang, dignités « qui étonnent par les 'grades' retenus, empruntés aux organisations administratives et militaires ayant assuré l'emprise du colonisateur, et par 56. Ibid., pp. 397-398.

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la multiplicité des fonctions prévues ... Ces innovations ont un aspect psychologique de grand intérêt. Elles montrent l'attachement nouveau aux termes qui expriment fortement l'idée de pouvoir, et, par une sorte de démarche magique de la pensée, le besoin de 'posséder' ceux-là pour accéder à celui-ci » 57. On constate de tels actes d'adhésion au monde moderne également au sein du réseau de soutien mau-mau : certains juges mau-mau, par exemple, portaient des bonnets blancs ressemblant aux perruques des juges anglais 58, et on rapporte également la « consécration » d'un général mau-mau dans la cathédrale anglicane de Nairobi même, une bande mau-mau ayant forcé l'accès du bâtiment pendant la nuit. 59. L'ambiguïté fondamentale de ce phénomène apparaît de façon éclatante dans la description de la cérémonie au cours de laquelle Dedan Kimathi a été consacré simultanément premier ministre du gouvernement africain par intérim, « Knight Commander of the East African Empire » (de nouveau l'appropriation de titres modernes) et Ancien du kiama kia mathaathi (attachement aux vieilles institutions kikuyu et souci de ne pas s'aliéner la sympathie des partisans mau-mau traditionalistes). Cette cérémonie, qui s'est déroulée au début de mars 1955, suivait à la lettre les cérémonies de consacration traditionnelles, mais Karari Njama, que le sort avait désigné comme maître de cérémonies, avoue lui-même avoir eu des difficultés à garder son sérieux en cette occasion 60. Malgré le scepticisme de Karari Njama, partagé par quelques autres combattants plus évolués, la volonté de chercher un équilibre entre moderne et traditionnel, d'« être couverts » de tous les côtés en multipliant les titres et les manifestations du pouvoir, est manifeste parmi les leaders mau-mau.

57. 58. 59. 60.

G. Balandier, 1957, pp. 186-187. Voir The Manchester Guardian du 18 novembre 1952; E. Lengyel, p. 119. Time, 21 mars 1955. D.L. Barnett et Karari Njama, pp. 441-443 et 447-451.

CHAPITRE X n

La révolte Mau-Mau en tant que guerre civile

« In theory Mau-Mau was anti-white, but in practice the terrorists killed nearly a hundred times as many Africans as Europeans. During the Emergency more Europeans were killed in traffic accidents within the city limits of Nairobi than were murdered by terrorists in the whole of Kenya » 1. Cette phrase de P. Goodhart nous amène de nouveau à réfléchir sur la signification profonde de la révolte mau-mau. Les chiffres sont, en effet, parlants. Rappelons-nous le bilan officiel des pertes humaines civiles dressé par le gouvernement du Kenya vers la fin de 1956 2 . Européens Asiatiques Africains

Tués 32 26 1 819

Blessés 26 36 916

Cette statistique nous oblige à ajouter à la révolte mau-mau une troisième dimension : celle de la guerre civile. La réponse à la question : pourquoi cette guerre civile ?, à laquelle nous allons consacrer ce chapitre, nous aidera à mieux comprendre la révolte et à compléter notre image du phénomène complexe qu'est le mouvement mau-mau. Nous devons d'abord nous rappeler que la violence entre frères de race est relativement fréquente dans une situation coloniale. A partir de la situation en Algérie avant la guerre d'indépendance, F. Fanon a tenté de donner à cette violence « en cercle fermé > une explication générale, tentative qui lui a inspiré les réflexions suivantes : « Dans la situation coloniale, on l'a montré, les indigènes sont entre eux. Us ont tendance à se servir réciproquement d'écran. Chacun cache à l'autre l'ennemi national. Et lorsque fatigué après une dure journée de seize heures le colonisé s'affale sur sa natte et qu'un enfant à travers la cloison de toile pleure et l'empêche de dormir, comme par hasard c'est un petit Algérien ... Lorsque après l'avoir évité des semaines durant il se trouve un jour coincé par le caïd qui lui réclame 'des impôts' il ne lui est même pas donné le loisir 1. P. Goodhart, p. 17. 2. F.D. Corfield, p. 316.

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Caractéristiques et signification de la révolte

de haïr l'administrateur européen; le caïd est là qui sollicite cette haine et c'est un Algérien... Les vétérinaires pourraient éclairer ces phénomènes en évoquant le fameux 'peck-order' constaté dans les basses-cours. Le maïs qui est distribué est en effet l'objet d'une compétition implacable. Certaines volailles, les plus fortes, dévorent toutes les graines tandis que d'autres moins agressives maigrissent à vue d'œil. Toute colonie tend à devenir une immense basse-cour » 3. Quelques années avant la publication du livre de F. Fanon, le député travailliste anglais F. Brockway se livrait déjà à ce même genre de réflexions en ce qui concerne la révolte mau-mau : « Pourquoi les Mau-Mau ont-ils commis la plupart de leurs crimes contre des Africains plutôt que contre des Européens ? Cette question me rendait perplexe lorsque j'arrivais au Kenya; mais, à mesure que je poursuivais mes investigations, la raison m'en devint absolument claire. Les Africains ... sont brimés dans presque toutes les circonstances de leur vie. Le sentiment qu'ils ont de cette situation se retourne d'abord vers ceux qui sont les plus proches d'eux... Les Kikuyu font retomber leurs rancœurs directement sur ceux qui sont localement responsables de l'administration... sur les chefs de tribu et sur les Conseils de districts... Le système du gouvernement local au Kenya est trop souvent un écran imperméable qui renvoie vers le peuple les griefs que celui-ci tente de formuler » 4. Il ne fait aucun doute que la violence inter-kikuyu se situe dans le cadre de ces « lois coloniales » générales, mais la violence mau-mau répondait en même temps à une situation spécifique au peuple kikuyu. Dans la mesure où le mouvement était une société d'initiation visant à réunir la totalité du peuple kikuyu sous sa bannière, pour s'opposer en bloc au pouvoir colonial 5 , les neutres et, plus encore les adversaires du mouvement, devaient apparaître aux yeux des initiés comme d'autant plus odieux. De même, dans la mesure où le mouvement mau-mau se voulait une société secrète échappant à la surveillance du gouvernement colonial jusqu'au jour où il serait prêt à frapper, les dénonciateurs et les espions au sein de la tribu devaient apparaître comme autant de Judas. Les textes des livres de chants publiés par L.S.B. Leakey ne laissent subsister aucun doute à cet égard 6 ; les Kikuyu « loyalistes > étaient considérés par les partisans mau-mau comme leurs pires ennemis, pires que les Européens qui, eux, défendaient au moins leurs propres intérêts, et qui étaient des ennemis, mais non pas des traîtres. 3. F. Fanon, pp. 233-234. 4. F. Brockway, Franc-Tireur, 5 décembre 1952. 5. « Maintenant vous n'avez plus affaire au Mau-Mau mais à la tribu kikuyu tout entière », comme se proposaient de dire au gouverneur certains dirigeants mau-mau : T.F.C. Bewes, 1953, B, p. 206. 6 L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 59 et 61.

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Les réflexions ci-dessus éclairent quelques-unes des raisons du nombre très élevé de victimes kikuyu au cours de la révolte mau-mau. Plus intéressant encore pour une bonne compréhension de la révolte est de savoir quels étaient, au sein du peuple kikuyu, les groupes plus particulièrement visés par les combattants mau-mau. Cette analyse n'a pas seulement un intérêt pratique dans le cas limité de la révolte mau-mau, elle a aussi un intérêt théorique considérable. Elle nous permet en effet de vérifier une des thèses de l'anthropologie moderne relative au dynamisme latent des clivages fondamentaux au sein des sociétés traditionnelles, africaines ou autres. W.F. Wertheim formule cette thèse ainsi : « Je suis d'avis qu'aucune société humaine n'est une entité complètement intégrée. Dans toute société, il y a des formes de protestation ouvertes ou dissimulées contre la structure hiérarchique prévalente. En général, un complexe plus ou moins dominant de valeurs communes peut être discerné - faute de quoi la société n'aurait pas une puissance de cohésion suffisante pour persister. Mais, au-delà du thème dominant, il existe toujours différentes séries de valeurs auxquelles adhèrent, jusqu'à un certain point, quelques groupes sociaux et qui sont comme le contrepoint de la ligne mélodique » 7. Or, nous dit le même auteur : « . . . les éléments qui sont à la base de la protestation ... peuvent, dans certaines circonstances qui leur sont favorables, opérer ... dans le sens d'une transformation radicale de la structure dominante... Cela est bien illustré par les expériences successives de Margaret Mead, au cours de ses recherches sur la société des Manus. Lors de sa première visite en 1928-1929, elle fut frappée par la différence existant entre l'enfance et la maturité, la distance apparemment infranchissable entre les rôles sociaux exigés des enfants et des adultes. Elle était parfaitement consciente que le monde de l'enfant formait une sorte de contrepoint au monde âpre de l'adulte... En 1953, elle s'aperçut... que la différence entre les valeurs acceptées pendant l'enfance et pendant la maturité avaient été l'un des facteurs potentiels de transformation sociale, bien que 'l'expérience en contrepoint de l'enfance ne fût pas suffisante par elle-même pour permettre aux adultes Manus de rejetter les institutions de leur culture'. Mais ce fut le choc vigoureux de l'Occident qui libéra les forces dynamiques, en sommeil au sein de la société des Manus » 8 C'est dans cette optique dynamique que nous avons essayé, dans la première partie de notre étude, d'analyser les structures sociales traditionnelles kikuyu en insistant sur les fissures internes qui se cachaient au sein d'un système politique et social en apparence démocratique et égalitaire. Sachant 7. W.F. Wertheim, pp. 36-37.

8. Ibid., p. 37 et 42.

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que les changements (sociaux, politiques, économiques et culturels) intervenant dans des sociétés traditionnelles sous l'influence d'un choc violent tel que la colonisation ont souvent tendance à suivre les lignes indiquées en quelque sorte « en pointillé » par les clivages sociaux traditionnels au sein de cette société, nous allons essayer de déceler maintenant dans quelle mesure la révolte mau-mau a été marquée par les clivages fondamentaux que nous avons signalés au sein de la société traditionnelle kikuyu et qui étaient de trois ordres : 1) Le conflit qui opposait tenanciers sans terres (ahoi) et propriétaires. 2) Le conflit qui opposait jeunes et vieux. 3) Le conflit qui opposait hommes et femmes. Si l'on en croit D.L. Barnett, l'opposition entre propriétaires et paysans sans terre n'a guère pu jouer un rôle dans la révolte mau-mau. Cet auteur écrit en effet : « ... due largely to restrictions placed on the cultivation of cash crops, the retention of traditional systems of land tenure and cultivation, and the dearth of economic opportunities, labor-exporting peasantries such as the Kikuyu tended to develop as relatively homogeneous aggregates... It is here suggested that this 'levelling' effect of European settlement, i.e., the creation of a relatively uniform and impoverished peasant mass, when coupled with the intensifying struggle for scarce fertile land against the economically and politically dominant white settler elite, greatly increased the likelihood of unified political action among the Kikuyu » 9. En réalité, cette image d'une masse paysanne appauvrie et « égalisée » ne correspond pas aux faits, comme nous l'avons déjà constaté à la fin de la première partie de notre étude. Au cours de la période coloniale, le clivage entre propriétaires et tenanciers sans terres s'était plutôt agrandi et une nouvelle classe possédante s'était formée dans les campagnes kikuyu. Cette classe possédante comprenait notamment les nouvelles élites politiques, c'està-dire les chefs gouvernementaux et les membres des tribunaux coutumiers, les fonctionnaires tels que les policiers et les clercs, et les nouvelles élites culturelles dont les instituteurs des écoles missionnaires. La position des tenanciers traditionnels, par contre, s'était constamment détériorée au cours de la colonisation, surtout depuis l'introduction tardive des cultures commerciales et les tentatives de remembrement des terres après la seconde guerre mondiale. Loin d'être une masse appauvrie homogène, la société kikuyu se divisait donc de plus en plus en propriétaires terriens et paysans sans terres, division qui remplaçait progressivement celle entre propriétaires et tenanciers. Or, il ne fait pas de doute que la révolte mau-mau a été dans une 9. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 35.

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certaine mesure un .affrontement ouvert entre ces deux classes sociales. M.P.K. Sorrenson voit même dans cette guerre civile entre « Hâves » et « Have nots » l'essentiel du phénomène mau-mau. D'après cet ?uteur, le peuple kikuyu se répartissait en 1952 en trois grandes groupes : — celui des propriétaires terriens dans la réserve, totalisant environ 10 % de la population kikuyu et qui dans sa quasi-totalité soutenait activement le gouvernement colonial; — celui des paysans dépossédés en dehors de la réserve (sur les hauts plateaux blancs et à Nairobi) totalisant environ 20 % de la population kikuyu, et qui aurait été l'instigateur au début, la force motrice plus tard, de la révolte, dirigée avant tout, toujours d'après M.P.K. Sorrenson, contre la classe possédante kikuyu; — celui des paysans traditionnels de la réserve (70 % de la population) passivement anti-gouvernementale et passivement fidèle à la « Kenya African Union », qui n'aurait rejoint le camp mau-mau qu'après la déclaration de l'état d'urgence au moment où il semblait que la révolte allait l'emporter 10. H nous semble que Sorrenson ait tort de vouloir ramener la révolte à son seul aspect de guerre civile entre propriétaires et dépossédés, mais les chiffres sur lesquels ils s'appuie montrent néanmoins qu'il s'agit là d'un de ses aspects essentiels, dont on ne saurait sous-estimer l'importance. Sorrenson cite d'abord un rapport inédit de G. Kershaw sur la circonscription de Komothai (district de Kiambu) qui montre que les animateurs les plus actifs du réseau de soutien mau-mau dans cette région provenaient tous des couches sociales aux revenus les plus bas, tandis que les adversaires du mouvement, y compris le chef gouvernemental, appartenaient aux classes aisées u . L'analyse de G. Kershaw a été confirmée par l'analyse de la composition sociale de la « Kikuyu Guard » de Githunguri, portant sur quelque 900 membres de la « Home Guard » et 25 chefs du mouvement. Cette étude, effectuée par J.D. Campbell et également inédite, aboutit aux résultats suivants : sur les 25 « chefs de campement », 5 avaient été engagés dans l'armée ou dans la police coloniale, 2 autres avaient été fonctionnaires gouvernementaux, 4 étaient des commerçants, 2 des maçons, 2 des anciens serviteurs et 1 avait été chauffeur. 3 d'entre eux étaient qualifiés comme « très riches », 18 comme « riches », et 2 comme « au-dessus de la moyenne ». Aucun de ces leaders n'était pauvre ou sans terres. Sur les 900 membres de la « Home Guard » : 175 avaient été employés par le gouvernement, dont 75 dans l'armée ou dans la police; 353 avaient été employés en dehors de la réserve 10. M.P.K. Sorrenson, 1963, pp. 4-6.

11. Ibid., p. 7.

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par des colons européens ou dans le commerce; 83 avaient été boutiquiers ou commerçants; les 238 autres n'avaient jamais été employés en dehors de la réserve. En ce qui concerne leur « richesse », Campbell classait 44 des simples membres comme « très riches », 265 comme « riches », 77 comme « audessus de la moyenne » » , 7 9 comme « en-dessous de la moyenne », et 144 comme « pauvres » 12. Une tendance générale très nette se dégage de ces chiffres : ce sont surtout les riches, dont la plupart avaient des intérêts fonciers, qui se sont opposés à la révolte mau-mau, ce qui peut être considéré comme une preuve indirecte du caractère essentiellement « prolétaire » de celle-ci. Malheureusement, nous ne disposons d'aucune donnée concrète sur la situation économique des combattants mau-mau : le fait que la quasi-totalité d'entre eux n'ait jamais reçu un enseignement secondaire et relativement peu un enseignement primaire complet, nous amène cependant à penser que cette situation ne devait pas, en général, être très élevée. Nous avons donc constaté que le premier clivage au sein de la société kikuyu traditionnelle, celui qui opposait propriétaires et tenanciers, a été d'abord accentué par l'évolution économique au cours de la période coloniale pour devenir par la suite générateur de changement. On doit constater également que le caractère paysan et agraire de la révolte mau-mau se trouve fortement souligné du fait de cette évolution sociale au sein du peuple kikuyu. Etant donné que la révolte s'en est pris à tous ceux qui détenaient le contrôle de la terre, Blancs et Noirs, on pourrait même se demander si ce caractère agraire ne reflète pas le visage le plus authentique de la révolte, et si la liberté politique n'était pas en fin de compte un but secondaire. En d'autres termes : est-ce tout à fait par hasard que la notion de terre précède la notion de liberté dans le nom de « Land Freedom Army » dont se parait l'armée mau-mau ? A certains moments, il semble en être ainsi. A plusieurs reprises, Karari Njama fait état de sa déception sincère devant le niveau trop bas de la prise de conscience politique de bon nombre de combattants mau-mau persistant à considérer la « Kikuyu Home Guard » comme l'ennemi principal et refusant de porter tous leurs efforts contre les colons blancs dans la « Rift Valley » A de tels moments, la révolte mau-mau frôle, en effet, dangereusement la guerre civile pure et simple. Cependant, pour les éléments les plus conscients de la révolte et même pour la plupart des partisans moins évolués, les propriétaires terriens et les chefs gouvernementaux étaient haïssables, non seulement parce qu'ils possédaient la terre, mais aussi parce qu'ils avaient 12. Ibid., p. 7.

13. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 214.

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trahi la cause sacrée du peuple kikuyu et fait cause commune avec les Européens. Le fait qu'ils sont très souvent désignés dans les textes mau-mau comme « The Black Europeans » montre qu'ils étaient assimilés aux Européens dans l'esprit des partisans mau-mau, et que c'étaient en dernier lieu les colons européens qui étaient visés à travers eux. Le fait que la révolte mau-mau était aussi une guerre civile kikuyu ne doit pas nécessairement nous amener à réviser notre interprétation de la révolte comme une guerre anti-colonialiste, ainsi que le veut G. Kushner Dans l'esprit des combattants mau-mau, terre et liberté, guerre civile et révolte anti-colonialiste étaient étroitement liées. Nous avons vu, dans la première partie de notre étude, qu'un deuxième clivage opposait aînés et cadets au sein de la société traditionnelle kikuyu. Nous devons donc analyser ici le comportement respectif des différents groupes d'âge lors de la crise mau-mau. Or, tous les auteurs s'accordent à dire que la révolte mau-mau a été essentiellement la révolte des jeunes. Dès 1951, par exemple, l'administrateur de la Province centrale du Kenya écrit dans son rapport annuel que les partisans du mouvement mau-mau sont surtout des jeunes hommes « sans statut particulier » 15. Quelques années plus tard, Karari Njama confirme cette opinion. D'après lui, la plupart des combattants dans la forêt étaient âgés de 25 à 30 ans, et les hommes âgés étaient rares dans les Aberdares 1G. En soi, ce fait ne prouve pas grand-chose. La présence disproportionnée des jeunes dans la forêt pourrait très bien s'expliquer par le fait que dans toutes les guerres et dans toutes les révolutions ce sont toujours les jeunes qui sont appelés à se battre parce qu'ils sont physiquement les plus aptes à cette tâche. Dans le cas de la révolte mau-mau cependant, il y a plus. Si du point de vue « idéologique » le critère de l'âge n'avait joué aucun rôle dans la révolte mau-mau, la « Kikuyu Home Guard » aurait été également composée essentiellement de jeunes. Or, ceci n'était pas le cas, comme l'indiquent les chiffres concernant la « Home Guard » de Githunguri cités par M.P.K. Sorrenson : sur les 25 « chefs de camp », 23 étaient âgés de plus de 45 ans, et parmi les simples « sans-grades », on comptait 387 personnes âgées de plus de 45 ans et 423 en dessous de cet âge Ceci est d'autant plus significatif que même les généraux mau-mau étaient tous âgés de 25 à 35 ans d'après les rares données dont nous disposons. Il ressort de certains textes mau-mau que cette opposition entre aînés et cadets n'était pas seulement un phénomène saisissable au niveau des sta14. 15. 16. 17.

G. Kushner, p. 799. F.D. Corfield, p. 121. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 174. M.P.K. Sorrenson, 1963, p. 7.

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tistiques, mais aussi une réalité consciemment vécue : « Tell the elders to shut up, they let our lands be taken. Tell the young men to rise up in arms so that our lands be returned to us » 18; « The whole land is nothing but darkness and the squatter system, when the young men want to rise up, they are told 'The time is not yet' » 19. P. Goodhart a donc sans aucun doute raison quand il qualifie les combattants mau-mau de « jeunes hommes en colère » 20. Quel est le sens de cette révolte des jeunes ? Et surtout pourquoi cette explosion violente d'un conflit entre générations qui existait de tous temps, mais qui avait toujours été contrôlé et maîtrisé à l'époque pré-coloniale ? Parce que le mécanisme qui avait jadis permis à ce conflit de se manifester sous une forme institutionalisée canalisant les passions et engendrant un nouvel équilibre social, parce que ce mécanisme avait été interdit par le gouvernement colonial. Jadis, en effet, la cérémonie de Yitwika et le roulement des générations constituaient pour les jeunes 21 la garantie qu'un jour ils feraient partie à leur tour de la génération régnante. Vitwika ayant été interdit par le gouvernement colonial, indisposé par cette cérémonie qui conférait à des Africains des privilèges politiques dont la source n'était pas le gouverneur colonial ou son administration, le conflit des générations devait chercher d'autres voies d'expression. Une de ces voies a été la révolte mau-mau, tentative ultime des jeunes écartés du pouvoir pour rétablir l'ordre et l'équilibre. Dans une étude portant sur les changements sociaux affectant les populations « réfugiées » du Nord-Dahomey et du Togo, P. Mercier a montré que la suppression de certains conflits internes au sein des sociétés traditionnelles (ou plutôt la suppression de leur expression) aboutit à remettre en cause l'équilibre et la cohésion du groupe 22. Ce processus s'est produit également en pays kikuyu. La révolte mau-mau s'est-elle posée consciemment en tant que nouvel itwika ou s'agissait-il plutôt d'un phénomène plus ou moins inconscient ? H est difficile de donner une réponse catégorique à cette question. Certains Européens se sont montrés convaincus que la révolte mau-mau s'est délibérément voulue un changement de générations dans le sens traditionnel du terme. Telle est, par exemple, l'opinion exprimée par la délégation parlementaire au Kenya, dans son rapport au secrétaire d'Etat pour les colonies : 18. L.S.B. Leakey, 1954, A, p. 71. 19. Ibid., p. 61. 20. P. Goodhart, p. 41. 21. Ou pour ceux qui étaient exclus du pouvoir sans égard pour leur âge, si l'on accepte la version de l'itwika de A.H.J. Prins. 22. P. Mercier, 1957.

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« A suggestion was made to us, both by leading Kikuyu and by highly responsible and knowledgeable non-Kikuyu, that the originators of Mau Mau timed their outbreak so that it coincided with the normal time for the taking over of 'tribal power' by a new generation... Those who hold this view suggest that the usual ceremonies for the taking over of tribal power should now be performed by loyal Kikuyu, e.g. the Kikuyu Home Guard, who should also denounce the attempted Mau Mau usurpation » 23. La suggestion de faire organiser une cérémonie officielle pour dénoncer l'usurpation de l'itwika par les mau-mau est très intéressante. Sur le plan officiel, elle n'a jamais eu de suite, mais on peut dire qu'elle avait déjà été exécutée inconsciemment par les loyalistes eux-mêmes dès le début de la révolte. Plusieurs observateurs ont, en effet, laissé entendre que la « Kikuyu Home Guard » se caractérisait, comme le mouvement mau-mau lui-même, par le fait que la plupart de ses leaders étaient des hommes nouveaux, inconnus jusqu'alors et sortis de l'ombre seulement à l'occasion de la révolte. Ceci complique singulièrement l'affaire et ferait de la « Kikuyu Home Guard » un phénomène très ambigu. Si la différence d'âge entre les combattants mau-mau et les gardes loyaux suggère que les derniers représentaient plutôt la génération régnante refusant de céder le pouvoir à la nouvelle génération représentée par la révolte mau-mau, le fait que la garde loyale comprenait surtout des hommes nouveaux suggérerait par contre que ses membres faisaient partie de la même « génération » que les combattants mau-mau, auquel cas l'itwika de 1952 serait un itwika divisé en lui-même, phénomène sans précédent dans l'histoire kikuyu. A l'encontre des Européens et des Africains « loyaux », aucun des participants à la révolte n'a fait à notre connaissance allusion à Y itwika. Le phénomène doit donc se situer plutôt au niveau inconscient et nous ne sommes pas en présence d'une tentative délibérée d'« usurpation du pouvoir >. H y a cependant des indications sérieuses qui permettent de croire que, même si les combattants mau-mau ne se réclamaient pas consciemment de l'itwika, ils évoluaient néanmoins dans une ambiance psychologique où le souvenir des vieilles traditions était présent et agissait confusément. Nous avons déjà vu que, lors de la cérémonie du serment batuni, le maître des cérémonies soulignait la solennité de l'occasion en faisant usage d'un couteau et d'une aiguille, objets qui symbolisaient le pouvoir dans la cérémonie traditionnelle de l'itwika 24. Très significative est également la nomenclature de certaines années mau-mau. L'armée de Nyeri s'appelait en effet la « Ituma Ndemi Ar23. Report to the Secretary of State for the Colonies by the Parliamentary to Kenya, p. 11. 24. D.L. Barnett et Karari Njama, pp. 132-133.

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my », celle de Fort Hall la « Gikuyu Iregi Army » 25. Or, d'après la tradition tribale rapportée par Jomo Kenyatta, ce serait la génération des Iregi (littéralement : les révolutionnaires, les innovateurs) qui, en se révoltant contre un roi tyrannique, avait procédé à la première itwika dans l'histoire kikuyu, tandis que la génération suivante, celle des Ndemi (défricheurs de forêts, littéralement : « ceux qui coupent ») avait été appelée ainsi parce qu'elle représentait la stabilisation de la situation après la révolte 20. En s'identifiant à ces deux générations prestigieuses, les combattants mau-mau se sont voulus sans aucun doute, consciemment ou non, une nouvelle génération régnante. Mais si cela est vrai, nous devons constater aussi qu'ils faisaient davantage appel à l'esprit de Vitwika qu'à la lettre de la loi coutumière. En effet, si l'on se situe sur le plan de la tradition pure, on peut démontrer facilement que l'itwika mau-mau était un faux itwika, une usurpation de pouvoir anticipée de la part des jeunes. Malgré le fait que les « générations politiques » ne coïncidaient plus entièrement avec les générations biologiques, comme l'a montré A.H.J. Prins, la nouvelle génération qui prenait le pouvoir lors de la cérémonie de Yitwika devait néanmoins être déjà relativement âgée, parce que la génération régnante ne cédait sa place qu'au moment où les petits-fils premiers nés de ses membres étaient circoncis. Vu l'âge relativement tardif du mariage pour un homme kikuyu (25 à 30 ans), la nouvelle génération devait être composée essentiellement d'hommes âgés de 40 ans ou plus. La révolte mau-mau, par contre, était animée partout par les jeunes de 25 à 30 ans, qui, dans le système politique traditionnel, auraient à peine quitté la classe guerrière et n'auraient jamais pu participer, en tant que nouvelle génération, à un itwika. C'est donc plutôt le souvenir diffus d'une possibilité de changements politiques soudains et pourtant démocratiques que le modèle traditionnel exact de Yitwika qui a agi sur l'esprit des combattants mau-mau. On peut dire en conclusion que celui-ci a fait un long voyage avant de devenir la révolte mau-mau. L'ironie du sort veut même que les membres de la « Kikuyu Home Guard » aient été en réalité beaucoup mieux placés pour se réclamer de Yitwika traditionnel que leurs adversaires mau-mau. Leur âge moyen correspondait en effet à peu près à celui des membres d'une nouvelle génération régnante au moment du passage du pouvoir. Une chose très intéressante qu'il convient de noter ici est le fait que la révolte mau-mau coïncide en effet avec l'époque où un itwika traditionnel aurait dû avoir lieu, si les cérémonies n'avaient pas été interdites par le gouvernement colonial. Nous devons nous garder de faire des calculs trop rigides, d'une part, parce que la cérémonie se situait à des intervalles ré25. Ibid., p. 245. 26. J. Kenyatta, 1960, p. 157.

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guliers, mais dont les limites étaient relativement élastiques, d'autre part, parce que Yitwika ne consistait pas en une seule cérémonie, mais en une série de cérémonies et de paiements de chèvres s'échelonnant sur plusieurs années. Il serait donc erroné de dire que Yitwika aurait dû avoir lieu le 20 octobre 1952 et que c'est la révolte mau-mau qui l'a remplacé. Mais étant donné que la dernière cérémonie traditionnelle a eu lieu entre 1890 et 1903 et que la première cérémonie sous tutelle coloniale aurait dû avoir lieu vers 1925-1928, nous sommes amenés à conclure que les préparatifs de Yitwika suivant devaient en effet commencer vers 1950, exactement au moment où le mouvement mau-mau a pris son envol. Notons d'ailleurs une étrange coïncidence : c'est vers 1925, également au moment d'un itwika, que la « Kikuyu Central Association » a été fondée et qu'ont commencé les difficultés autour de la clitoridectomie. Coïncidence ? Probablement plus que cela. Au moins deux auteurs ont cru voir un lien direct entre ces événements. G. Bennett écrit ainsi : « The K.C.A. achieved prominence among the Kikuyu in the ferment which occurred during 1925 through the transfer of authority in the tribe from one age-set to another > 27. J. Middleton affirme pour sa part qu'en 1925 : « the expected hostility between the generations, expressed very vividly in the itwika rites, was transformed to some extent into that between the elders who held government authority and who wished to maintain tribal tradition, and the younger men who wanted education and the benefits of modern progress » 28. Il est d'ailleurs révélateur que la première association politique radicale en pays kikuyu - celle de Harry Thuku - se soit appelée délibérément la « Young Kikuyu Association » par opposition à la « Kikuyu Association » des chefs gouvernementaux plus âgés. En utilisant les données apportées par F.B. Welbourn, G. Kushner a pu montrer que ce conflit entre générations s'est exprimé également dans la controverse concernant l'excision des filles en 1929-1932 29. Paradoxalement, dans ce domaine c'étaient surtout les chrétiens âgés qui voulaient en finir avec la vieille tradition de la clitoridectomie, tandis que les jeunes prenaient la défense de la coutume. Au cours de la période coloniale, l'histoire politique kikuyu a donc connu des périodes « chaudes » (1922-1932 - 1950-1956) et des périodes « froides » (1910-1922 - 1931-1950) qui alternaient selon un rythme qui était celui de l'histoire politique pré-coloniale avec son roulement périodique de générations. Ce rythme souterrain, cette pulsation à peine consciente de 27. G. Bennett, 1963, p. 64. 28. J. Middleton, 1965, p. 359. 29. G. Kushner, p. 769.

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l'histoire kikuyu va-t-elle survivre à l'époque coloniale, comme elle a survécu à l'époque pré-coloniale ? D'après nos calculs, un nouvel itwika doit avoir lieu vers 1975-1980. Y aura-t-il de nouveau une période d'agitation et de troubles en pays kikuyu, une nouvelle période chaude dans l'histoire de ce peuple plein d'initiative qui a réussi de façon étonnante à lier modernité et traditions dans des constellations nouvelles et adaptées aux données contemporaines ? Il est impossible de se prononcer aujourd'hui en cette matière, mais il se peut très bien que l'indépendance suscite dans quelques années un itwika nouveau style comme l'a fait le régime colonial. Le président Kenyatta est un vieil homme qui, tout en jouissant d'un énorme prestige, n'a déjà plus tout le peuple kikuyu derrière lui. Bientôt, le problème de sa succession se posera d'une façon de plus en plus aiguë. S'il réussit à conserver le pouvoir jusqu'au début des années 70, allons-nous voir de nouveau « une nouvelle vague » kikuyu se dresser contre les anciens en se réclamant du principe traditionnel du roulement des générations ? Ce serait une mission sociologique fort intéressante que d'aller suivre sur place l'évolution politique du Kenya au cours de cette période critique. Une dernière remarque s'impose sur l'itwika mau-mau. Dans la mesure où l'insurrection s'en est prise aux anciens et voulait remplacer la « génération régnante », elle n'est plus une « révolte », mais une « rébellion » dans le sens donné à ce terme par M. Gluckman quand il écrit : « . . . in certain types of society, when subordinates turn against a leader ... they may only turn against him personally, without necessarily revolting against the authority of the office he occupies. They aim to turn him out of that office and to install another in it. This is rebellion, not revolution. A revolution aims to alter the nature of political offices and of the social structure in which they function, and not merely to change the incumbents in persisting offices... I am going to argue ... that these rebellions, so far from destroying the established social order, work so that they even support this order » 30. Comme Vitwika traditionnel, Yitwika mau-mau correspond entièrement à cette définition. Si les jeunes combattants mau-mau s'en prennent aux anciens, c'est à leurs personnes qu'ils s'en prennent et non pas à l'autorité des anciens en tant que telle. Au contraire, c'est en quelque sorte dans l'intérêt même du système politique traditionnel qu'ils se révoltent dans la mesure où leur but est de rétablir l'équilibre détruit et de faire fonctionner de nouveau de façon normale le roulement des générations. Rébellion interne, cette rébellion se met ensuite au service d'une révolte contre le pouvoir colonial externe. Le problème de la participation active des jeunes à la révolte mau-mau présente peut-être encore un autre aspect. Comme l'a remarqué J.D. de 30. M. Gluckman, 1959, p. 28.

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Roock : « L'imposition de la paix et de l'ordre (par le colonisateur, N.d.A.) portait atteinte à la vie tribale, et notamment à la hiérarchie des statuts sociaux; elle rendait superflue la fonction des jeunes en tant que protecteurs de la communauté, et les condamnait au chômage » 31. Cette remarque, qui vaut évidemment pour presque toutes les sociétés traditionnelles du Kenya et pour beaucoup d'autres en Afrique Noire, s'applique certainement à la société kikuyu. Plusieurs auteurs ont insisté sur le désœuvrement et la désorientation morale des jeunes Kikuyu ayant perdu d'un seul coup leurs fonctions de guerriers et de policiers sans retrouver pour autant une position au sein des structures nouvelles pouvant leur inspirer la même fierté et leur donner autant de satisfaction. Peut-on dire que les jeunes Kikuyu ont essayé par le truchement de la révolte mau-mau de reprendre leurs fonctions traditionnelles de guerriers, que nous sommes en présence d'une classe guerrière à la recherche du temps perdu ? Il est difficile de voir clair dans ce problème. Notons toutefois, que YAnake wa Forty, comme l'indique son nom de « Guerriers de 40 », se présentait, du moins au début de son existence, dans une certaine mesure comme un régiment guerrier traditionnel. Notons aussi que la « Kikuyu Home Guard » est désignée dans certaines publications comme le Njama, c'est-à-dire le conseil de guerre selon les termes traditionnels 32. Si l'on qualifie les jeunes combattants mau-mau de classe guerrière à la recherche du temps perdu, on pourrait probablement en faire de même en ce qui concerne certains membres de la « Kikuyu Home Guard » qui, eux aussi, ont saisi dans la révolte l'occasion de ne plus être un poids mort inutile. Nous avons vu auparavant que le mouvement mau-mau en tant que mouvement de renouveau culturel et en tant que révolte anti-colonialiste a été animé par un désir ardent d'unifier le peuple kikuyu. Or, nous disposons maintenant d'assez de données pour pouvoir constater que cette tentative d'unification a finalement échoué. L'échec se situe d'abord au niveau des structures au sein du mouvement révolutionnaire même. Si Jomo Kenyatta, prisonnier lointain, neutralisé par le gouvernement colonial, faisait l'unanimité parmi les combattants mau-mau sur le plan idéologique, Dedan Kimathi était loin d'en faire autant sur le plan de l'organisation. Nous avons vu à quel point son autorité est restée éphémère, toujours contestée et remise en question, pour s'effondrer totalement vers la fin de la révolte. Jamais il n'a pu faire oublier ses attaches territoriales pour devenir un leader véritablement national. 31. I.D. de Roock, 1953, p. 36. 32. Voir The Manchester Guardian du 10 janvier 1953.

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Nous venons de voir maintenant que la tentative d'unification a été également un échec sur le plan idéologique au sein du peuple kikuyu tout entier. Loin de réconcilier les intérêts conflictuels entre différentes sections kikuyu, la révolte mau-mau les a mis à nu et les a accusés : les tenanciers dépossédés se sont affrontés aux propriétaires terriens, les jeunes se sont opposés aux anciens, les païens et les syncrétistes ont combattu les chrétiens dans une guerre civile implacable. Loin d'arrêter le processus de désintégration socioculturelle, la révolte n'a fait que l'accélérer. Ceci nous amène à quelques réflexions d'ordre théorique sur le problème de la recherche comparative des mouvements révolutionnaires dans les sociétés dites primitives. Dans ce domaine, tout, ou presque tout reste encore à faire, et les théoriciens de la « sociologie de la contestation » sont encore très peu nombreux. Malheureusement, notre propre contribution dans ce domaine ne peut être que négative. Notre analyse de la révolte mau-mau nous contraint en effet à mettre en doute une des rares conclusions positives à laquelle ont abouti jusqu'ici les travaux des théoriciens. Il s'agit en l'occurrence de la thèse de P. Worsley selon laquelle les mouvements révolutionnaires joueraient, dans les sociétés segmentaires et acéphales colonisées, un rôle d'intégration et d'unification politiques. P. Worsley formule cette thèse ainsi : « In these societies, in all likelihood, it seems clear that ... it is only in the event of an overall external threat to the whole society that the religious cult overrides segmentary divisions and welds the separate kin or territorial groupings into unified politics » 33. Or, nous venons de voir que l'analyse de la révolte mau-mau, mouvement politico-religieux dans une société acéphale colonisée, ne confirme pas cette thèse. Il nous semble en outre que les exemples cités par P. Worsley lui-même à l'appui de sa thèse la contredisent plutôt qu'ils ne la confirment. Worsley se réfère d'abord à son propre ouvrage sur les mouvements millénaristes en Mélanésie. Dans un chapitre intitulé « The Integratory Role of the Cult », il écrit : « The cults generally occur among people divided into small, separate, narrow and isolated social units... The main effect of the millenarian cult is to overcome these divisions and to weld previously hostile and separate groups together into a new unity. The social neccesity which produces this drive towards integration is the subjection of all the separate units to a common authority - the Europeans » 34. Cette citation se réfère principalement aux mouvements religieux de caractère millénariste, mais quelques pages plus loin, P. Worsley affirme que des mouvements religieux de type différent peuvent jouer le même rôle d'élé33. P. Worsley, 1961, p. 31. 34. P. Worsley, 1957, pp. 227-228.

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ment d'intégration politique et sociale3S. Malheureusement, Worsley se contredit lui-même à plusieurs reprises au cours de son ouvrage. C'est ainsi qu'il souligne par exemple, dans son analyse du mouvement qui s'est formé autour du mythe de Mansren à Biak (Nouvelle Guinée), le caractère non centralisé du mouvement et le manque de coordination entre ses différentes sections qui étaient, à certains moments, même résolument hostiles les unes aux autres 3e. Ce ne serait pas grave s'il s'agissait là d'une exception confirmant la règle; mais plus loin, en parlant des mouvements millénaristes en général, P. Worsley fait à plusieurs reprises allusion à « the extraordinary fissiparous nature » de tels mouvements, et il écrit notamment : « Fissiparity ... is an outstanding feature of movements of this kind » 37. On voit mal comment des mouvements dont la « fissilité » est une des caractéristiques principales seraient en mesure de jouer le rôle d'unificateur politique que P. Worsley leur attribue. Worsley se réfère également, pour appuyer sa thèse, à l'étude de E.E. EvansPritchard sur les Senussi de la Cyrénaïque. Cette étude montre comment la Confrérie religieuse des Senussi a évolué vers une véritable communauté politique avec un gouvernement central réel et efficace sous l'effet de la tentative de colonisation italienne au début de ce siècle. Evans-Pritchard en a tiré luimême la conclusion suivante : « For segmentary structures of the kind we find among the Bedouin of Cyrenaica to develop rudimentary governmental or statal organs, it would seem necessary that for a long period of time all the segments of the society should find themselves in common opposition to some outside force » 38. A première vue, l'exemple de la Confrérie des Senussi semble en effet confirmer la thèse de P. Worsley. Examiné de plus près, cet exemple nous semble cependant un cas un peu particulier et sa valeur de preuve nous paraît par conséquent limitée. Cela pour deux raisons : 1) Au moment où les Italiens ont commencé leur tentative de colonisation, la confrérie religieuse, qui allait devenir après l'intervention italienne le « gouvernement » de la Cyrénaïque, existait déjà depuis 70 ans. La société des Bédouins n'était donc plus vraiment acéphale : l'autorité religieuse des chefs de la Confrérie était reconnue par toutes les sections de la tribu, et, qui plus est, cette autorité religieuse avait eu dès le début un caractère explicitement politique dans la mesure où les chefs religieux étaient reconnus aussi comme des arbitres neutres et impartiaux en cas 35. Ibid., p. 230. 36. Ibid., p. 136 et suite.

37. Ibid., p. 241.

38. E.E. Evans-Pritchard, 1949, p. 104.

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de conflits politiques et juridiques entre les différents segments de la tribu. Par conséquent, l'intervention italienne ne s'est pas produite dans un vide politique, mais n'a fait qu'accélérer une évolution déjà en cours depuis longtemps. 2) La guerre senussi n'est pas une révolte anti-colonialiste d'un peuple colonisé, mais une guerre de résistance d'un peuple jusqu'alors indépendant ou soumis à l'autorité nominale et peu gênante de l'empire turc. Cette guerre a éclaté, en effet, dès l'arrivée des Italiens en Libye, tandis que les mouvements religieux (y compris la révolte mau-mau) dont parle P. Worsley se sont produits dans la plupart des cas après plusieurs dizaines d'années de colonisation. Est-il possible de sauver la théorie de P. Worsley, dans une certaine mesure, en tenant compte du moment dans l'histoire coloniale où se produit la « reprise de l'initiative » du peuple colonisé ? Pourrait-on dire que, dans une première période de colonisation, la société colonisée se trouve dans une situation favorable au dépassement des clivages internes dans une lutte commune contre l'envahisseur, et que cette situation favorable cesse d'exister à partir du moment où la colonisation crée de nouvelles tensions ou aggrave des tensions existantes qui rendent cette unité nationale de plus en plus difficile à réaliser ? De la révolte mau-mau, on pourrait dire en effet qu'elle se situe déjà trop tard dans l'histoire coloniale pour avoir eu des chances de réaliser l'unité nationale : plus tôt, avant que n'existe un groupe de chrétiens convaincus, une révolte culturelle rénovatrice aurait peut-être fait l'unanimité des Kikuyu, et jusque vers 1939, le clivage entre propriétaires et tenanciers aurait sans doute pu être surmonté plus facilement, étant donné que c'est surtout l'introduction de cultures commerciales qui a exacerbé les tensions socio-économiques entre ces deux groupes. Tout cela, cependant, ne constitue qu'une hypothèse éminemment discutable. En réalité, pas la moindre tentative d'unification ne s'est produite en pays kikuyu au début de l'époque coloniale. Au contraire, les Anglais ont pu s'assurer dès le début le concours de certains groupes kikuyu pour réduire à néant la résistance des secteurs hostiles à la colonisation. Il semble donc que la thèse de P. Worsley ne peut pas être généralisée. Les révoltes anti-colonialistes « primitives » sont, certes, dans leur quasi-totalité, des tentatives animées par un désir d'unification politique, sociale et culturelle, mais cette unification ne se réalise que rarement dans la pratique. Le cas des Senussi semble être encore le plus conforme au modèle théorique de P. Worsley, mais il faudrait étudier beaucoup d'autres cas avant qu'il ne soit possible d'élaborer des théories générales sérieuses dans ce domaine.

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Jusqu'ici, nos conclusions sur le rôle unificateur de la révolte mau-mau ont été franchement négatives. Il convient maintenant de redresser quelque peu le bilan et de signaler le fait que la révolte a fourni l'occasion d'une réconciliation spectaculaire aux deux sexes kikuyu, traditionnellement séparés l'un de l'autre. Nous avons insisté dans la première partie de cette étude sur cette séparation des sexes qui caractérisait la société traditionnelle kikuyu, séparation qui allait dans certains cas même jusqu'à l'opposition et l'hostilité pure et simple. Si on raisonne par analogie en se fondant sur les effets sur la révolte mau-mau des autres clivages fondamentaux au sein de la société kikuyu, on s'attendrait à voir le clivage hommes-femmes réapparaître également en tant que facteur de dissension au cours de la révolte. Le cas aurait pu se produire d'une révolte de « suffragettes » revendiquant, au-delà de la liberté politique, l'égalité avec les hommes de leur race, ceux-ci se rangeant par conséquent du côté du colonisateur comme l'ont fait les propriétaires terriens. Le cas aurait pu se produire également d'une révolte animée et soutenue exclusivement par les hommes et boudée par les femmes. En fait, il n'en a rien été. On a même constaté un rapprochement indiscutable des deux sexes dans la lutte commune contre le colonisateur. La participation active des femmes kikuyu à la révolte ne fait aucun doute 39, bien que les chiffres fassent défaut dans ce domaine. La seule donnée exacte a été fournie par D.L. Barnett : d'après cet auteur 40, le pourcentage de femmes parmi les combattants mau-mau dans la forêt n'aurait jamais dépassé 5 %. De son côté, Karari Njama donne, pour une population totale d'un camp mau-mau de 2 600 personnes, le chiffre de 124 femmes, ce qui confirme l'évaluation de son co-auteur 41 . Pourcentage très peu élevé, mais il convient de rappeler ici également certaines données publiées par J. Wilkinson. Ces données montrent que sur un total de 1 024 Africains tués par les mau-mau, on n'a compté que 98 femmes42, ce qui prouve que cellesci n'ont pas dû être particulièrement hostiles à la révolte. C'est surtout au sein du réseau de soutien des réserves que le rôle des femmes a été prépondérant : chargées du ravitaillement de l'armée mau-mau en vivres, des services d'espionnage et des communications entre l'armée de la forêt et les réserves, jouant le rôle d'infirmières à l'occasion, les femmes formaient le gros de l'intendance mau-mau. F.D. Corfield nous a même révélé que les prostituées kikuyu de Nairobi constituaient une source mineure mais constante de muni39. D'après J.C. Carothers, certains observateurs auraient même cru que les femmes étaient à l'origine même du mouvement mau-mau (J.C. Carothers, p. 12). 40. D.L. Bamett et Karari Njama, p. 226.

41. lbid., p. 176.

42. J. Wilkinson, pp. 310-311.

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tions, leurs services aux membres africains des forces de l'ordre étant payables en cartouches43. Il est intéressant de noter que c'était pour la première fois dans l'histoire coloniale du Kenya que les femmes africaines se mêlaient activement et de façon massive et soutenue à la vie politique. Auparavant, c'est-à-dire avant la seconde guerre mondiale, leur contribution à la lutte anti-colonialiste avait été de caractère sporadique. C'est ainsi que l'on trouve une femme, Mary Muthoni Nyanjiru, parmi les meneurs lors des émeutes qui ont suivi l'arrestation de Harry Thuku en 1922. Aucune femme, par contre, n'a participé activement à la lutte contre les missionnaires pour le maintien de la clitoridectomie, sujet pourtant d'importance primordiale pour elles. Plus tard, respectivement en 1934 et 1938, on note deux émeutes féminines dans les réserves de Meru et de Ndia, auxquelles plusieurs milliers de femmes ont participé mais il s'agissait dans les deux cas de revendications typiquement féminines, visant des mesures gouvernementales très précises et n'ayant eu aucune suite sur le plan politique général**. La première tentative pour associer activement les femmes kikuyu à la politique générale a probablement été celle de Mbiyu Koinange dans le cadre des écoles indépendantes; d'après Koinange lui-même la « African Women's League », qui se donnait entre autres pour tâche de rassembler des fonds pour l'éducation des jeunes filles kikuyu, aurait compté après la seconde guerre mondiale quelque dix mille membres45. Les membres féminins du mouvement mau-mau n'ayant ainsi manifesté aucune hostilité marquée contre ses membres masculins, on serait tenté de conclure que l'ancien clivage entre les sexes n'a pas joué de rôle dans la révolte. Si nous analysons, par contre, les motivations psychologiques qui sont à la base de l'enthousiasme féminin pour la lutte anti-colonialiste, et qui s'ajoutent aux causes sociales, économiques et politiques « objectives » qui sont à l'origine de la révolte en général, on s'aperçoit que, par un curieux détour, cet ancien clivage est néanmoins au cœur du problème. Au cours de la période coloniale, en effet, la position des femmes par rapport aux hommes s'est détériorée sensiblement et le fossé entre les sexes n'a cessé de s'accroître. La colonisation a eu d'abord pour effet de détruire l'équilibre traditionnel entre les tâches économiques et sociales des deux sexes. Nous avons vu que les femmes étaient chargées traditionnellement de pourvoir aux besoins économiques quotidiens de la famille en effectuant le gros des travaux agricoles, tandis que les hommes se réservaient la conduite des affaires politiques, la 43. F.D. Corfield, p. 232. 44. H.E. Lambert, 1956, p. 100. 45. M. Koinange, 1955, p. 49.

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guerre et l'élevage. Or, au cours d'un demi-siècle de colonisation, ce partage plus ou moins équitable du travail était devenu de plus en plus inéquitable et ceci au détriment des femmes. Les travaux agricoles, les travaux de ménage, l'éducation des enfants et les soins à donner aux nourrissons, toutes ces occupations avaient gardé la même importance au cours de la période coloniale, et les femmes avaient conservé de ce fait la quasi-totalité de leurs tâches quotidiennes. Les hommes, par contre, avaient été en partie privés de leurs tâches du fait de la colonisation. La guerre inter-tribale, par exemple, avait été complètement rayée du tableau des occupations masculines. Certes, les hommes avaient toujours l'occasion de s'adonner aux affaires politiques, mais depuis l'introduction du système de chefs gouvernementaux et de tribunaux coutumiers coiffé d'une administration anglaise ayant toujours le dernier mot dans toute affaire de quelque importance, cette activité était devenue de plus en plus illusoire. En réalité, le système colonial n'avait laissé aux « hommes du commun » non liés à l'administration britannique que les miettes du gâteau politique. Quant à l'élevage, l'évolution démographique en avait limité les possibilités et réduit l'intérêt. La nécessité de nourrir une population toujours croissante interdisait désormais l'entretien de vastes troupeaux dont l'intérêt économique était pour le moins très contestable. C'est ainsi que l'essentiel des travaux quotidiens incombait désormais aux femmes, les hommes ayant été réduits au chômage par la force des choses. Ajoutons à ceci que la position sociale des femmes avait eu tendance à baisser parallèlement à l'accroissement de leur rôle économique. Dans la mesure où les hommes avaient pu échapper au chômage forcé, ils l'avaient fait par des moyens (l'école, le travail en ville ou dans les plantations) qui les mettaient automatiquement dans une position de supériorité vis-à-vis des femmes, et celles-ci avaient accumulé au cours de la colonisation un retard considérable dans le domaine de l'éducation et des contacts avec le monde moderne. Ce décalage dans la façon de vivre l'expérience coloniale a été une caractéristique importante de la transition culturelle en pays kikuyu, caractéristique fâcheuse qui a créé des tensions psychologiques considérables. Traditionnellement défavorisée sur le plan social et politique, la femme kikuyu avait été néanmoins respectée en tant que productrice et en tant que mère de famille et son rôle économique avait été hautement valorisé. A l'époque de la révolte mau-mau, par contre, elle appartenait à un secteur économique « arriéré > par rapport aux secteurs modernes dans lesquels s'étaient engagés une partie des hommes; son prestige traditionnel en avait souffert et elle était de moins en moins capable de suivre les hommes. Notons aussi que la dot, acquittée maintenant en espèces et non plus en bétail, avait fait de la

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femme de plus en plus un « article » acheté au marché, et que sa position au sein du ménage en avait subi les conséquences. Or, voici que s'offrent à cette femme, « en perte de vitesse » et frustrée dans tous les domaines de la vie, une révolte anti-colonialiste et un mouvement de renouveau culturel qui sollicitent sa participation au même titre que celle des hommes, parce que le caractère même du serment (« unité et secret ») nécessite l'initiation de tout Kikuyu - homme ou femme. D'un seul coup, la possibilité lui est offerte de dépasser non seulement le clivage qui la séparait traditionnellement de l'homme, mais de combler également le retard supplémentaire accumulé au cours de la période coloniale. Est-il étonnant alors que les femmes aient prêté le serment mau-mau en masse et avec enthousiasme ? On peut se demander pourquoi le clivage entre hommes et femmes a agi finalement dans le sens d'une coopération cordiale et active au sein de la révolte au lieu de renforcer l'opposition entre les deux sexes comme cela a été le cas du conflit entre propriétaires et dépossédés, et entre aînés et cadets. A notre avis, ceci tient essentiellement au fait que les sentiments de malaise et d'agressivité qu'éprouvaient les femmes kikuyu étaient des sentiments diffus et inconscients, non pas dirigés contre les hommes, mais qui cherchaient à s'exprimer contre n'importe quel objet, tandis que les dépossédés et les jeunes étaient dès le départ consciemment et ouvertement hostiles aux propriétaires et à leurs aînés. De plus, le caractère du mouvement mau-mau en tant que société secrète favorisait la réconciliation; l'invitation faite aux femmes d'être initiées dans la société nouvelle faisait retomber toute leur hostilité diffuse sur l'ennemi commun que les hommes, pour une fois attentifs au sort des femmes, leur proposaient. Ces remarques peuvent paraître en contradiction avec une thèse émise dans la première partie de cette étude, selon laquelle la révolte mau-mau se serait produite chez les Kikuyu parce que ce peuple avait eu davantage de contacts avec le monde occidental que les autres ethnies du Kenya. Cette contradiction apparente se résoud cependant si l'on tient compte du fait que les femmes kikuyu se sont révoltées en se situant en relation avec et par rapport aux hommes. Dans la mesure où les hommes kikuyu avaient eu plus de contacts avec l'extérieur que les autres hommes africains, le décalage entre les deux sexes était plus accusé chez les Kikuyu et le malaise féminin, par conséquent, plus profond. Plus que les autres, les femmes kikuyu éprouvaient le besoin d'un « raccourci » tel que la révolte mau-mau pour combler le retard. Notons en fin de compte que le raccourci mau-mau n'a pas toujours été un chemin facile pour les femmes kikuyu. Nous avons très peu de renseigne-

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ments sur les réactions des hommes à l'égard de la participation féminine à la révolte, mais il semble que celle-ci ait provoqué quelquefois des réactions mitigées et ambiguës. Au sein des armées mau-mau, en particulier, la présence féminine a créé des tensions, comme le montrent ces quelques réflexions de Karari Njama : « To feed and defend women ... is an unnecessary burden to our warriors. Sleeping with them would bring calamity to our camps, weaken our itungati (guerriers) and, probably, they would become pregnant and would be unable to run away from the enemies, and they would be killed. No child can survive in this condition. For generations, women had been a source of conflicts between men. Wouldn't some of these girls, the ones brought into the forest against their wills, surrender and give the Government much information about us ? I wished I could get them all out of the forest and let them face their fates in the reserves like the others » 46. Certains des arguments de Karari Njama semblent tout à fait rationnels, comme par exemple, la difficulté biologique pour une femme de participer pendant longtemps à une guerre à moins de rester chaste tout au long des opérations. La crainte que des rapports sexuels n'attirent des calamités sur les « guerriers » peut également avoir été sincère, dans la mesure où ces rapports avaient fait l'objet d'une interdiction rigoureuse au temps des guerres traditionnelles. Par contre, l'argument de la femme source de conflits entre les hommes, tout en étant défendable, peut aussi être interprété comme un signe d'hostilité à l'égard des femmes qui « ne connaissent plus leur place » et qui ne veulent plus « affronter leur sort dans les réserves comme les autres ». Quoi qu'il en soit, la présence d'un très faible pourcentage de femmes au sein de l'armée mau-mau a indiscutablement introduit un élément de compétition parmi les combattants. Au début de la révolte, le « règlement de discipline militaire » interdisait tout rapport sexuel et prescrivait que les femmes devaient être logées dans des camps séparés. En réalité, ce règlement n'a jamais été appliqué et certains leaders, dont Dedan Kimathi luimême, ont été les premiers à ne pas en tenir compte. Plus tard, ces règles ont été modifiées sensiblement sans que toutefois les combattants mau-mau arrivent à un compromis satisfaisant. Vu la disproportion numérique entre les deux sexes le problème était en effet pratiquement insoluble. Une dernière remarque s'impose à la fin de ce chapitre. Un observateur au moins, M.H. Kerby, a vu dans le décalage psychologique intervenu entre les sexes au cours de l'époque coloniale la cause profonde de la révolte mau-mau. Cet auteur écrit notamment : « Now the conservative [Kikuyu] 46. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 242.

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mother is not educated whilst the father has had a considerable amount of schooling and has been in contact with the European more than the men of most other tribes... As the child grows up under these influences of parents pulling in opposite directions, his conscience, instead of developing evenly and happily, becomes ragged and uneven and there develop senseless but very real fears, even in harmless situations. Each parent dominates the child separately during part of the day, with the result that he is doomed to lifelong misery and drifts into a state of guilt neurosis » 4T. Or, poursuit M.H. Kerby, cette névrose collective du peuple kikuyu a cherché un exutoire dans les bestialités et les orgies du serment batuni, et elle se trouve par là à l'origine de la révolte mau-mau. Sans vouloir contester le fait qu'un certain déséquilibre au sein de la famille kikuyu ait pu contribuer à créer une instabilité mentale collective favorable à l'éclosion d'un mouvement de contestation, nous ne pouvons cependant pas suivre M.H. Kerby jusqu'au bout. Pour rendre sa thèse acceptable, il faudrait d'abord que l'existence des serments obscènes ait été démontrée de façon incontestable, ce qui n'est pas le cas. Il faudrait ensuite faire abstraction d'une série impressionnante de causes politiques, sociales et économiques « objectives » qui, à elles seules, suffisent largement à expliquer pourquoi le peuple kikuyu s'est révolté contre le pouvoir colonial. La thèse de M.H. Kerby en voulant à tout prix voir dans la révolte une maladie mentale collective rejoint finalement, sous une apparence scientifique et psychanalytique, le mythe européen de la révolte mau-mau dans sa forme la plus grossière. Notons d'ailleurs le fait curieux que les spécialistes médicaux coloniaux se contredisent complètement à ce sujet, puisque Kerby attribue ici une névrose collective aux mêmes Kikuyu dont J.C. Carothers affirme, lors de son analyse du serment batuni, qu'ils ne peuvent pas en souffrir à cause de leur structure mentale même. Nous pensons que les explications psychologiques de la révolte mau-mau sont en général trop superficielles pour être prises au sérieux. Tout au plus, pourrait-on leur accorder une importance secondaire en tant qu'explication supplémentaire d'un fait d'abord et avant tout social. Pour cela, il faudrait encore être sûrs qu'elles s'inspirent vraiment des thèses psychologiques les plus avancées et les plus scientifiques, ce qui ne semble pas toujours le cas.

47. M.H. Kerby, p. 529.

CHAPITRE XIII

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Nous avons déjà vu auparavant comment les autorités militaires anglaises avaient réussi à vaincre la résistance armée des maquisards mau-mau. Dans le présent chapitre, nous analyserons brièvement la réponse « civile », c'està-dire sociale, politique et économique, des autorités coloniales à la révolte. Avant d'entamer cette analyse, il convient de consacrer quelques remarques à la répression de la révolte en général. Quelques auteurs africains, en effet, ont accusé le gouvernement britannique, au plus fort de la lutte, de se livrer à une véritable politique de « génocide » contre le peuple kikuyu 1 et nous devons examiner ici ces accusations pour voir quelle part de vérité elles contiennent. Disons tout de suite que nous avons abouti à la conclusion que la lutte anti-mau-mau a été une lutte dure et sans merci, marquée à plusieurs occasions par des excès très condamnables, mais que ces excès n'ont jamais fait partie d'une politique systématique, couverte ou encouragée par les plus hautes autorités de Nairobi ou de Londres. D'abord donc, lutte dure et sans merci, comme le montrent les chiffres officiels publiés par F.D. Corfield 2 . A la fin de 1956, année qui a marqué la fin des hostilités armées, les pertes de l'armée mau-mau se répartissaient comme suit : 11 503 combattants tués au combat; 1 035 blessés; 1 550 capturés en action. F.D. Corfield fait encore état de 26 625 militants arrêtés, qui ont très probablement appartenu aux différents réseaux de soutien, et de 2 714 combattants qui se sont rendus de leur propre gré 3. Or, la conclusion s'impose d'elle-même, et elle a été formulée, déjà en 1954, dans ces termes par D.H. Rawcliffe : « . . . La politique délibérée des forces de l'ordre était de tuer plutôt que de blesser ou de faire des prisonniers » 4. 1. 2. 3. 4.

Kenya Report, 1953, p. 6. F.D. Corfield, p. 316. Ibid. D.H. Rawcliffe, p. 69.

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D'autres observateurs ont également conclu que la lutte anti-mau-mau était souvent menée « dans le même esprit qu'une chasse au renard ou une épreuve sportive » 5. Même une commission d'enquête militaire officielle, dont la compétence était limitée aux unités militaires britanniques régulières et aux unités locales placées sous commandement de l'armée anglaise, a dû admettre que dans au moins quatre unités des primes furent attribuées aux soldats ayant « descendu » un combattant mau-mau. Etant donné que dans certaines zones tout militaire et même tout civil européen pouvait tirer à vue sur tout Africain suspect, ce système a fatalement eu pour résultat d'encourager les tueries sans discrimination. Nous nous souvenons à cet égard d'un dessin publié par le Kenya Report 1953 sur lequel on voit deux militaires anglais penchés sur un Africain criblé de balles, l'un des militaires disant à l'autre en consultant un papier : « Non, il ne figure pas sur la liste, mais on peut l'y ajouter » 6. Il semble aussi que dans certaines unités des « King's African Rifles » des « Tableaux de chasse » ont été tenus à jour et exposés dans les casernes, les différentes unités se livrant à une compétition acharnée en ce qui concerne le nombre des Mau-Mau tués. Notons cependant que la commission d'enquête citée ci-dessus a déclaré cette dernière accusation sans fondement 7 . Nous avons déjà frôlé l'excès à deux reprises, et il y a certainement eu pire. Même dans les unités militaires anglaises des cas de torture ont été signalés. Un capitaine nommé Griffiths a été cité devant une cour martiale pour avoir ordonné, entre autres, à un de ses subordonnés de châtrer un prisonnier, pratique qui semble avoir également été répandue ailleurs. Karari Njama affirme avoir rencontré lui-même six personnes ayant été traitées de cette façon par les forces de l'ordre 8. Les tortures et les brutalités étaient également de rigueur dans certains camps de détention comme l'a montré la tragédie du camps de Hola, où, au début de 1959, 11 prisonniers mau-mau ont perdu la vie à la suite d'une bastonnade systématique. Les Mémoires de J.M. Kariuki contiennent également plusieurs descriptions de scènes de tortures et de brutalités, infligées tant par les gardiens africains que par les responsables européens. Les accusations les plus graves cependant ont été portées contre la police tribale et surtout contre la « Kikuyu Home Guard ». D.H. Rawcliffe dit par exemple des gardes kikuyu : « Many of the home guards were real toughs, prepared to give their services to the highest bidder; during the general breakdown of the machinery of justice and administration these men ran a flourishing extortion racket. It usually took 5. 6. 7. 8.

Le Monde, 29-30 novembre 1953. Kenya Report, 1953. The Manchester Guardian, 27 janvier 1964. D.L. Barnett et Karari Njama, p. 209.

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the form of demanding money. Sometimes the rape of wives or daughters was the objective » 9. Beaucoup de gardes ont, en effet, abusé de leur pouvoir au sein des communautés locales, où ils étaient les seuls à avoir la confiance des autorités civiles et militaires anglaises, dans le but de faire prospérer leurs propres affaires; il était tellement facile de dénoncer comme membre actif du MauMau un homme avec lequel on était en litige sur une question de droits fonciers ou qui refusait de payer les sommes en espèce (ou en nature dans le cas des femmes) exigées par ces Kikuyu dit loyaux. Cependant, ces excès ne sont jamais devenus un véritable système comme cela a été le cas par exemple en Algérie, où la torture fut pratiquée à grande échelle par de véritables spécialistes et couverte par les plus hautes autorités politiques qui ne prenaient même plus la peine de nier les faits ou de cacher la vérité. Au Kenya, les autorités politiques sont intervenues à plusieurs reprises pour châtier les coupables, et l'opinion publique en Angleterre s'est émue plusieurs fois des excès commis. Les membres de la délégation parlementaire au Kenya, comprenant trois représentants de la majorité conservatrice et un nombre égal de l'opposition travailliste, ont été les premiers à donner l'exemple dans ce domaine : « We have already described the swift expansion of the Police forces and the serious nature of the problems involved. These help to explain, but cannot excuse, the fact that brutality and malpractices by the Police have occurred on a scale which constitutes a threat to public confidence in the forces of law and order » 10. Quant aux châtiments des coupables, on peut évoquer le cas du capitaine Griffiths, condamné à cinq ans de prison, et celui du commandant du camp de Hola, révoqué immédiatement de ses fonctions. En général, les responsables politiques de Londres et de Nairobi ont refusé fermement de céder aux pressions des extrémistes parmi les colons. Il est impossible de dire à combien s'est élevé le pourcentage des colons favorables à une politique de répression exemplaire, mais un courant extrémiste a certainement existé au sein de la communauté européenne, et les leaders européens du Kenya eux-mêmes ont eu le plus grand mal à contenir les demandes de violence émanant de la base. M. Blundell, le principal leader modéré des colons à l'époque, a stigmatisé ces extrémistes à plusieurs reprises dans ses Mémoires. Il mentionne entre autres comment, lors d'un meeting politique à Nakuru, une demande

9. D . H . Rawcliffe, pp. 69-70. 10. Report to the Secretary of State for the Colonies to Kenya, p. 7.

by the Parliamentary

Delegation

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fut formulée « for the immediate shooting of 50 000 Kikuyu untill they were litterally killed into submission » Un des meneurs des extrémistes était le vieux colonel E. Grogan; celui-là même qui avait déjà joué le rôle principal dans une bastonnade publique de trois Kikuyu devant la cour de justice de Nairobi en 1907. Il y a une chanson qui dit : « Old soldiers never die » : « Old settlers » non plus apparemment. C'est dans le contexte de cette lutte dure et sans merci qu'il faut également situer la réponse civile à la révolte mau-mau. Pour la population civile, les villages fortifiés et les travaux communaux imposés par les autorités signifiaient d'abord - malgré les aspects positifs qu'ils avaient dans l'esprit des administrateurs coloniaux et dont nous parlerons plus loin - des souffrances et des privations souvent extrêmes. Contrainte de consacrer le plus clair de son temps aux corvées et par conséquent dans l'impossibilité de s'occuper des cultures, cette population non combattante a beaucoup souffert de la faim et du surmenage, et les victimes ont été nombreuses d'après les sources africaines. Le retrait des squatters kikuyu de la « Rift Valley » et l'expulsion de nombreux Kikuyu de la ville de Nairobi - une masse de quelque 250 000 « personnes déplacées » - constituaient également une lourde charge pour l'économie des réserves kikuyu. Il est impossible de donner ici des chiffres exacts concernant les pertes parmi la population civile dues à la famine, à l'épuisement, et aux autres effets secondaires de la guerre, mais ce nombre peut fort bien être assez élevé. Nous allons voir maintenant dans quel esprit le gouvernement du Kenya a conçu et exécuté les différentes mesures dont l'ensemble a constitué la réponse civile à la révolte mau-mau. Nous analyserons d'abord la politique des villages fortifiés dont nous avons déjà examiné l'intérêt militaire. Cette politique, inaugurée dans le district de Nyeri en 1954, mais dont on trouve déjà l'idée-clef dans des déclarations faites par M. Blundell vers la fin de 1952 12 , a suscité dans certains milieux coloniaux des espoirs immenses, comme le montre par exemple cette citation de E. Huxley : « This may well prove to be the most important revolution in Kikuyu life since the Missions introduced literary education. These villages may become growing-points of a new Kikuyu way of life more adjusted than the old one to this Western civilization with which they have to come to terms... in them the Kikuyu will have their chance to work out their own brand of Afro-European civilization » 13. Une telle affirmation montre que la politique des villages fortifiés, comme 11. M. Blundell, 1964, p. 165. 12. The Manchester Guardian, 17 décembre 1952. 13. E. Huxley et M. Perham, p. 259.

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d'ailleurs pratiquement toutes les mesures civiles destinées à combattre le MauMau et à éviter dans l'avenir d'autres explosions de violence, a été influencée sans aucun doute par les mêmes idées - ou idées fixes - qui sont à l'origine du mythe européen de la révolte mau-mau, à savoir que la révolte était non pas l'expression d'un ensemble de revendications politiques, économiques et sociales rationnelles d'un peuple opprimé, mais l'expression d'une inadaptation culturelle, sinon d'une maladie mentale collective. A l'origine de la politique des villages, on trouvait ainsi l'idée que le corps social kikuyu était malade et qu'il convenait de le guérir. On relève cette idée, par exemple, dans la brochure de J.C. Carothers 14 quand il fait allusion à l'habitat dispersé et à la vie isolée des Kikuyu traditionnels, comme des facteurs à l'origine des quelques traits de caractère négatifs qui expliqueraient, d'après lui psychologiquement la révolte mau-mau. Les nouveaux villages offriraient alors enfin aux Kikuyu cette possibilité de « vivre en communauté » dont ils auraient été privés si longtemps. Dans l'esprit des Anglais, les villages fortifiés devaient se développer petit à petit en de véritables communautés qui, à leur tour, donneraient naissance à une nouvelle société et à une nouvelle civilisation, dont les loyalistes de la « Kikuyu Home Guard » et les chrétiens fidèles seraient les nouvelles élites. Ce devaient être des centres de développement communautaire, dotés d'écoles et de dispensaires, de « maisons de la culture » et de salles communes, où pourraient se développer des petites industries et des entreprises artisanales et où le peuple kikuyu perdrait enfin son esprit individualiste et son insatisfaction fondamentale, pour vivre heureux, en paix et en bonne entente avec les colonisateurs-civilisateurs anglais. Dans la terminologie en usage à l'époque, la politique des hameaux stratégiques était désignée comme la « politique de reconstruction ». La politique de « land consolidation » (remembrement des terres) faisait également partie de cette « politique de reconstruction » et elle était d'ailleurs intimement liée à celle des villages. Dans ce cas, ce n'était pas le corps social kikuyu qui était censé être malade mais les fondements économiques de cette société. Nous avons déjà vu au cours de la première partie de cette étude que l'agriculture traditionnelle kikuyu se trouvait en effet au moment de la révolte mau-mau dans une impasse et que l'insécurité qui régnait en matière foncière peut être considérée comme une des causes de la révolte ou, du moins, comme un des facteurs ayant créé un climat propice à la révolte. Il n'est donc pas étonnant que les responsables anglais aient voulu profiter des pleins pouvoirs découlant de l'état d'urgence pour assainir ce domaine. La politique de remembrement des terres, qui peut certainement être étudiée comme une simple réforme agraire, ne faisait pas moins partie inté14. J.C. Carothers, p. 5.

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grante de la politique générale de « réhabilitation » du peuple kikuyu. M.P.K. Sorrenson, par exemple, a montré qu'au moins au début, les raisons politiques prévalaient sur les raisons économiques. Deux considérations politiques semblent avoir animé les responsables administratifs des districts kikuyu : d'une part, le désir de créer « une classe moyenne kikuyu solide, enracinée dans la terre et ayant trop à perdre pour faire revivre le Mau-Mau sous une autre forme » 15 ; d'autre part, le désir de punir les partisans mau-mau, dont les terres furent souvent confisquées sans forme de procès, et de récompenser les loyalistes en leur donnant des exploitations plus grandes et plus rentables. Comme le disait le « District Commissioner » de Fort Hall en 1954 à ses administrateurs subordonnés : « Land consolidation is a carrot » 16. Le favoritisme a surtout été flagrant au cours des premières années de cette réforme agraire : c'étaient partout les chefs gouvernementaux, dans la plupart des cas déjà grands propriétaires, qui animaient ces projets - ce qui leur permettait de faire régler rapidement en leur faveur les litiges fonciers en cours devant les tribunaux - , et c'étaient partout les membres de la « Kikuyu Home Guard » qui étaient nommés aux conseils locaux qui administraient les projets. Certains nationalistes africains, dont J.M. Kariuki, s'en sont plaint amèrement et il semble que la réforme ait subi au cours des années des modifications sensibles, notamment en ce qui concerne son caractère de punition et de récompense. M.P.K. Sorrenson en tout cas, aboutit à cette conclusion Ce changement de politique se reflète d'ailleurs dans les faits. C'est ainsi que le gouvernement colonial a finalement admis en 1960 que le remembrement des terres dans le district de Fort Hall avait été mené avec trop de hâte et de corruption et que tout le travail était à refaire. Au début, les administrateurs coloniaux avaient en tête le modèle d'une société kikuyu divisée en deux classes, celle des propriétaires fonciers formant une classe moyenne « loyaliste » ayant tout à perdre dans une nouvelle aventure politique, et celle des ouvriers agricoles, comprenant d'une part ceux qui avaient déjà perdu de longue date leurs droits sur la terre et d'autre part, les tenanciers et les petits paysans que le processus de remembrement condamnait à perdre leurs droits. Cette nouvelle classe d'ouvriers agricoles était censée demeurer en permanence dans les villages construits au cours de la révolte, et seuls les grands propriétaires devaient recevoir après la fin des hostilités l'autorisation de regagner leurs terres et d'aller vivre de nouveau 15. Déclaration du « Spécial Commissionner » de la Province centrale, citée par M.P.K. Sorrenson, 1963, p. 1.

16. Ibid., p. 10. 17. Ibid., p. 12.

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en « habitat dispersé ». On espérait que des grandes propriétés exploitées de façon rationnelle offriraient un nombre d'emplois largement suffisant pour permettre à la population d'ouvriers agricoles de gagner honnêtement la vie. L'abandon de la politique de punition et de récompense en matière foncière a entraîné également une modification dans la conception de la stratification sociale dans la nouvelle société kikuyu. M.P.K. Sorrenson dit : « . . . if land consolidation was to wean the people away from Mau Mau, it had to be applied to the mass of the Kikuyu peasants as well as to the small number of larger landowners who were active loyalists. There was a shift in emphasis from attempting to create a stable middle class to attempting to establish a stable peasantry » 18. Il ne fait aucun doute que c'était là une conception déjà plus saine et plus réaliste, et en fin de compte plus honnête aussi, de la nouvelle société kikuyu, que celle qui aurait réduit la grande majorité des Kikuyu à une masse de sans-terres, situation sociale à laquelle aucun Kikuyu n'était préparé, comme nous l'avons vu dans la première partie de notre étude. Le gouvernement colonial a réussi à mener à bien sa politique de remembrement des terres avant l'accession du Kenya à l'indépendance, et cela dans tous les districts kikuyu, y compris ceux d'Embu et de Meru. La réforme fut par exemple achevée dans le district de Kiambu à la fin de 1958 : environ 300 000 champs dispersés - en moyenne 8 par propriétaire - furent transformés au cours de la réforme en quelque 37 000 exploitations « consolidées » 1B. Nous dresserons à la fin du chapitre suivant le bilan de cette politique en tant que réforme agraire. Ici, il convient seulement de faire quelques remarques au sujet de l'état d'esprit qui a été à l'origine de la réforme. Or, il nous semble que cet état d'esprit était foncièrement retardataire et tributaire d'une interprétation erronée et partiale de la situation. En effet, tant la politique des villages que la réforme agraire ont été décidées sans que la population kikuyu ait été en mesure d'exprimer son avis, et, chose plus importante encore, elles ne faisaient en fin de compte qu'apporter quelques améliorations mineures dans la « condition kikuyu » dans le cadre d'une situation coloniale elle-même inaltérée. Les véritables problèmes du pays - l'indépendance politique, l'avenir des hauts plateaux blancs - , n'ont pas été posés. Au contraire, les réformes sociales et économiques que nous venons d'analyser avaient pour but à peine inavoué de faire oublier aux Kikuyu ces problèmes fondamentaux. A la base de la réponse socio-économique anglaise à la révolte maumau nous apercevons de nouveau l'idée que le système colonial du Kenya 18. Ibid., p. 12. 19. H. Fliedner, p. 40.

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était parfait en soi et n'avait besoin que de quelques modifications mineures pour bien fonctionner. Cette mentalité coloniale périmée ainsi qu'une conception de la révolte mau-mau encore plus arriérée se reflètent de façon plus nette encore dans la seconde partie de la réponse anglaise à la révolte mau-mau, à savoir la politique de « réhabilitation » du peuple kikuyu. Si la politique de reconstruction était destinée à guérir le corps social et économique kikuyu, la politique de réhabilitation était destinée à guérir les esprits et les âmes. Elle régnait souverainement dans les prisons et dans les camps de détention du Kenya, dont l'ensemble constituait un système échelonné, appelé par les Anglais le pipe-line. Ce système fonctionnait de la façon suivante : chaque combattant ou supporter mau-mau arrêté était d'abord placé quelque temps dans un camp à régime dur; selon le degré de coopération dont il faisait preuve, il passait ensuite plus ou moins rapidement à travers une série de camps à régime de plus en plus libéral, et situés en général de plus en plus près de sa région d'origine; en cas de « guérison apparente » il était ensuite libéré et renvoyé dans son village, où il restait encore quelque temps soumis à un régime de liberté surveillée pour permettre aux responsables « loyaux » du village de veiller à sa guérison définitive. En cas de récidive ou de guérison incomplète, des retours en arrière, c'est-à-dire dans des camps plus durs, étaient également prévus, de sorte que l'ensemble du système fait penser au jeu de l'oie. Bien entendu, ce système n'était guère populaire, ni parmi les détenus mau-mau ou présumés mau-mau, ni parmi le peuple kikuyu en général, et chacun réagissait selon sa personnalité et ses possibilités. Certains détenus feignaient un esprit de coopération et de repentir exemplaire pour en finir vite, d'autres, par contre, refusaient obstinément d'accepter les règles du jeu et d'entrer dans le « pipe-line ». Le système était d'autant plus impopulaire que les critères qui décidaient de la « promotion » d'un détenu d'un camp à régime dur à un camp plus libéral étaient teintés d'un paternalisme écœurant. C.J.M. Alport, par exemple, a formulé ainsi l'idée fondamentale de la politique de réhabilitation du peuple kikuyu : « The key in my view tot that aspect of the problem of the African ... is how it is possible to give to the African the sort of self-confidence which a European seems to have right from the beginning of his life. In contrasting the attitude to life in general and to social relations in particular between the African and the European, we can sum it up in that phrase self-confidence... That is why Mau Mau, in my view ... provides an opportunity for the African. If he can, as a result of his strenght of character, as a result of his courage, as a result of keeping his grip on the best standards of the African tradition and of the European tradi-

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tion at the same time, defeat the challenge which Mau Mau presents to him, then perhaps a sense of self-confidence will be born out of all this evil. The African will be able to feel that he himself has answered the challenge of his own backwardness, and by defeating it has established the right which he wants to have more than anything else in the world - the right to receive the respect of other races who have had greater opportunities than he has » 20. Formulée ainsi, cette idée reflète indiscutablement une certaine sympathie pour le peuple kikuyu, mais la grande erreur qu'elle contient apparaît en même temps clairement : malgré une allusion polie aux « meilleures traditions africaines », C.J.M. Alport semble ne concevoir pour les Africains qu'un seul moyen d'atteindre à la confiance en soi : s'européaniser, réussir à combler le handicap d'un « retard de civilisation » de 2 000 ans, et leur dénier cette possibilité en tant qu'Africains mêmes. Mise en pratique dans les camps de détention, cette idéologie a d'ailleurs rapidement dégénéré en boy-scoutisme. Nous pouvons citer comme preuve de cette dernière remarque le texte, émanant du ministère responsable définissant les principes sur lesquels se fondait le travail de réhabilitation dans les camps de détention : « The first need was seen to be the establishment of discipline and respect for elders and authority and this was achieved through the posting of responsible and sympathetic elders to be 'fathers' of the camp ... and the encouragement of the emergence of leaders on the lines of the Patrol Leader and Prefect Systems... The next need was the inculcation of the idea of industry and work which was regarded as an essential ingredient of rehabilitation. Thirdly a new faith had to be established, and attempts were made to graft the New Testament upon the Old... Fourthly a campaign of enlightenment on civics was required... Fifthly considerable attention was paid to recreation in its widest sense. The word itself implies rehabilitation. Laughter is a great healer and the Kikuyu has largely forgotten what it means. The young man aspires to display his bravery and skill and this can be achieved through sport to a large extent... Plays allowed steam to be let off harmlessly in laughter » 21. On le voit, ce programme de « réhabilitation » considérait systématiquement les partisans de la révolte comme des malades mentaux, des pêcheurs ou des délinquants juvéniles, et jamais comme des êtres humains adultes se battant pour une cause légitime. C'est avec un zèle moral et religieux digne d'une croisade que certains Anglais ont entrepris ce travail de réhabilitation des « pêcheurs > mau-mau. Ainsi s'explique l'accent mis sur la « confession », d'abord privée et ensuite publi20. C.J. Alport, pp. 246-247. 21. Annual Report of the Department tation, 1955, p. 21.

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que, que l'on exigeait de tout détenu; confession qui était considérée comme la conditio sine qua non d'une véritable réhabilitation, et qui était calquée sur la confession de l'Eglise catholique et sur les méthodes de la psychanalyse, d'après les responsables des camps de détention eux-mêmes 22. D'après les sources officielles, cette confession des péchés avait dans la plupart des cas des effets profonds et salutaires sur la personnalité des partisans mau-mau : « Prior to making a clean breast of their Mau Mau associations they were usually secretive, sullen, unhealthy looking, with dull skin and narrowed eyes. Once they have got the poison out of their systems their confidence and candour increase. They are ready to laugh and their physical health is obviously improved » 23. Il est peu étonnant dès lors que les représentants officiels et officieux des différentes églises chrétiennes aient joué dans les camps de détention un rôle qui dépassait largement celui de simples aumôniers pour devenir celui de véritables animateurs et dirigeants. Nous avons déjà vu que l'échec de la révolte mau-mau en tant que mouvement de rénovation culturelle avait créé chez beaucoup de ses partisans une sorte de vide psychologique que les autorités religieuses se sont empressées de remplir. Caractéristique à cet égard est le rôle joué par le « Réarmement Moral » dans la bataille pour l'âme kikuyu. Habitués à considérer la religion chrétienne comme une « idéologie » supérieure, seule capable de s'opposer avec succès aux différentes idéologies matérialistes, et en premier lieu au communisme, les partisans du « Réarmement Moral » ont trouvé au Kenya un terrain de choix pour mettre en pratique leurs idées. C'est ainsi que la direction spirituelle du camp d'Athi a été confiée entièrement aux partisans de ce mouvement, parmi lesquels on comptait entre autres David Waruhiu, le fils du chef assassiné par le Mau-Mau en octobre 1952, ainsi que quelques Européens nés au Kenya dans des familles de colons ou de missionnaires. D'après les publications du « Réarmement Moral » que nous avons pu consulter, le mouvement aurait changé de fond en comble l'esprit de certains anciens dirigeants mau-mau qui seraient devenus par la suite des militants convaincus du mouvement. Un des convertis les plus importants cités par ces publications est Dedan Mugo, le principal responsable des campagnes de prestations de serments animées par le « Parliament » de Kiambu et arrêté dès 1950. Après avoir passé 3 ans en prison et 9 ans dans des camps de détention, cet ancien radical aurait déclaré en 1962 au cours d'un meeting public : « J'ai trouvé dans le 'Réarmement Moral' la révolution qui peut sauver le Kenya... Devant vous tous, je pro22. Voir C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, p. 337. 23. Rapport officiel, cité dans The Times du 12 octobre 1955.

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mets à Dieu de travailler avec le Réarmement Moral afin que notre pays soit vraiment libre et qu'il n'y ait plus ni peur ni haine » 24. On trouve d'ailleurs une nouvelle encore plus surprenante dans le Courrier d'Information du Réarmement Moral du 31 août 1962 : « A Gatundu, la ville de Jomo Kenyatta, des milliers de personnes se sont rassemblées sur la place du marché pour voir le film Uhuru : version swahili de Liberté (film du Réarmement Moral, N.d.A.) il a été réalisé précisément à la demande de Jomo Kenyatta ... qui l'avait vu en anglais pendant qu'il était en détention à Maralal » 2 S . D'autres publications du Réarmement Moral suggèrent que Jomo Kenyatta aurait été, sinon un partisan ardent, du moins un sympathisant bienveillant du mouvement. Etant donné l'habileté du Réarmement Moral à suggérer des choses dont l'authenticité est douteuse, nous n'osons pas confirmer ici cette « conversion » de Jomo Kenyatta. Quoi qu'il en soit de cette conversion, la présence du Réarmement Moral et des autres organisations chrétiennes dans les camps de détention du Kenya a donné à ceux-ci une ambiance très spéciale. Les méthodes mises en œuvre pour sauver les « pécheurs mau-mau » rejoignent en fin de compte celles du lavage de cerveau dont on accuse souvent les dirigeants de certains pays communistes; elles font également penser à la société décrite par George Orwell dans son roman 1984. Voici cette ambiance décrite par deux observateurs anglais qui voyaient d'ailleurs cette tentative d'évangélisation psychanalysante d'un œil bienveillant : « From loudspeakers in each dormitory issue nightly exhortations to repent, the Christian Message, and news of Mau Mau defeats and failures » 26; « Men who confess a connection with Mau Mau broadcast their statements to the whole camp through the loudspeaker system, they publicly renounce all association with the evil, they denounce it for what they now see it to be and they co-operate in the reclamation of their neighbours in detention. Such confessions are multiplied daily in prison-camps, workcamps, and other detention-camps throughout the country » 2T. Beaucoup sont ceux qui n'ont pas pu résister à ce viol massif de la personnalité. N'oublions d'ailleurs pas que les « évangélistes » n'étaient jamais seuls à assurer la direction d'un camp de détention. A leurs côtés se trouvaient toujours les géoliers professionnels de l'armée et de la police dont le message n'était pas le message chrétien, mais celui de la force. Même si la tor24. 25. 26. 27.

Courrier d'Information du Réarmement Moral, 10 (10), 11 mai 1962, p. 43. Ibid., 10 (18), 31 août 1962, p. 75. E. Huxley, 1953, D. J.W.C. Dougall, p. 15.

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ture et les punitions corporelles ont été moins répandues que certains détenus l'ont affirmé et cru (cela dépendait d'ailleurs beaucoup de la personnalité du commandant du camp), la menace de torture et d'exécution sans forme de procès était toujours présente. D'après certains responsables anglais euxmêmes, il était dans certains camps pratique courante de venir chercher au milieu de la nuit un détenu particulièrement non coopératif et de l'emmener en direction de la forêt d'où provenaient peu après des cris désespérés et des coups de fusil. Il s'agissait dans la plupart des cas d'un simulacre et le détenu ainsi « exécuté » était en réalité transféré dans un autre camp, mais cette mesure d'intimidation manquait rarement son effet. Nous devons donc conclure que l'église chrétienne des camps de détention a été sans aucun doute une église particulièrement « militante ». Ce programme d'évangélisation, de développement communautaire, de discipline, de travail et de sport n'était d'ailleurs pas limité aux camps de détention, mais appliquée également dans les hameaux stratégiques qui, avec leurs fils de fer barbelés, leurs tours de guet et leur couvre-feu de 23 heures sur 24, ne différaient d'ailleurs guère des camps de détention. Partout les villageois ont été réquisitionnés pour les travaux communaux et invités à se confesser publiquement. Partout, les « district commissioners » et les fonctionnaires du ministère de la Réhabilitation et du Développement communautaire se sont efforcés d'organiser des fanfares, des clubs féminins et des équipes sportives, pour détourner l'attention de la population de la révolte mau-mau et canaliser son énergie et son agressivité dans des voies moins dangereuses. C'est ainsi que, dans le Rapport Annuel du ministre de la Réhabilitation de 1955, trois pages et demi sur vingt-six sont consacrées à la « récréation physique », sur lequel le rapport dit entre autres : « It was felt that the organisation of physical recreation in the villages was of paramount importance particularly for the younger age grades whose spare time previously had been spent in political activities and terrorism... There is no doubt that the atmosphere in the villages has changed tremendously since the inception of this scheme, which has proved yet again that physical recreation as a means to an end will help to produce a happy man who is likely to be a good man » 28. Cette politique a-t-elle été un succès ? Nous ne disposons pas de données suffisantes pour aboutir à une conclusion définitive, mais nous sommes convaincus qu'il a dû être difficile de faire des jeunes Kikuyu des « sportsmen » accomplis. L'anecdote suivante que nous avons relevée dans la presse anglaise montre le fossé qui sépare la mentalité sportive anglaise de l'attitude kikuyu 28. Annual Report of the Department tion, 1955, pp. 18-19.

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et laisse entrevoir de multiples possibilités de malentendu : « By all their neighbours, white and black [the Kikuyu] are regarded as cowardly, ungrateful people... So mean are they that when a British farmer recently presented Kikuyu labourers working on his estate with a soccer ground, complete with clothes and football, they demanded to be paid overtime for playing on a Saturday afternoon » 29. Sur un plan plus sérieux, on peut faire à la réponse anglaise à la révolte mau-mau deux reproches fondamentaux. D'abord, elle ne répondait au MauMau qu'en tant que mouvement de renouveau culturel, et négligeait systématiquement la révolte anti-coloniale. Ensuite, les Anglais ont imposé leurs innovations culturelles, sociales et économiques à un peuple emprisonné sans lui demander son avis. C'était une solution anglaise que l'on proposait au peuple kikuyu et non pas une solution africaine. La révolte mau-mau, tout en étant un échec, a eu au moins le mérite de proposer une solution authentiquement kikuyu.

29. The Daily Mail, 20 janvier 1953.

CHAPITRE XIV

L'épilogue de la révolte

A. LES MOUVEMENTS NÉO-MAU-MAU

Nous pouvons dire que la révolte mau-mau a pris fin dans les derniers mois de 1956. A ce moment il ne restait dans les forêts du Kenya que quelques centaines de combattants dont le seul but était de survivre, et qui ne constituaient en aucune façon une menace pour la sécurité publique de la colonie. Par contre, entre 1956 et 1963, l'année de l'indépendance, des rumeurs ont circulé à plusieurs reprises sur des mouvements néo-mau-mau, auxquels nous consacrerons la première section de ce chapitre. Malheureusement, les données dont nous disposons sont insuffisantes. Elles nous viennent, dans la plupart des cas de la presse anglaise, qui se fondait presque toujours sur des informations fournies par le gouvernement du Kenya. Il est par conséquent difficile de connaître le véritable caractère de ces mouvements et surtout de déterminer dans quelle mesure ils représentaient vraiment un danger pour la sécurité du pays, comme l'ont prétendu le gouvernement colonial et les colons. On ne saurait oublier que le gouvernement et ses alliés avaient, pour de nombreuses raisons, intérêt à ce que l'état d'urgence soit prolongé le plus longtemps possible. Le gouvernement colonial y gagnait parce que les lois d'exception lui permettaient de mener à bien toutes les réformes sociales et économiques commencées en 1954 sans rencontrer la moindre opposition officielle, toute opposition étant considérée alors comme subversive par définition. Quant aux colons, tant que durait l'état d'urgence ils n'avaient guère à craindre les réformes politiques fondamentales dont on parlait de plus en plus tant à Londres que dans les milieux officiels de Nairobi. Il faut donc situer les rumeurs périodiques sur des mouvements néo-mau-mau dans ce contexte politique général. Le premier mouvement néo-mau-mau, signalé dès le début de 1956, est le K.K.M. ( K i a m a Kia Muingi ou « Conseil du Peuple »). D'après les premières informations parues dans la presse, cete société aurait été originaire du district d'Embu et se serait répandue ensuite dans les districts kikuyu 1 . 1. The Times, 21 janvier 1956.

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Caractéristiques et signification de la révolte

Pendant presque trois ans, ce mouvement a été régulièrement mentionné dans la presse anglaise, et des sources officielles ont laissé entendre à plusieurs reprises qu'il constituait un véritable danger politique. Ses buts auraient été identiques à ceux du Mau-Mau, à savoir l'expulsion des Européens, l'autodétermination pour les Kikuyu, les Embu et les Meru, et la restitution des terres spoliées. La société se serait proposé également d'employer les mêmes méthodes que le Mau-Mau, du moins selon le gouverneur Sir Evelyn Baring, qui déclarait à la fin de 1958 : « The most bestial oaths have been employed and active steps have been taken to organize violence again, notably by the use of poison » 2. Détail sinistre, les initiales K.K.M. auraient signifié en réalité, d'après les sources officielles, Karioki Kamuri Macharie, c'est-à-dire « Le Retour de la Lumière Perdue », allusion évidente à Jomo Kenyatta 3. Il est hors de doute que le Kiama Kia Muingi ait réellement existé, mais il est beaucoup moins sûr qu'il s'agissait du mouvement mau-mau sous un autre nom. J.M. Kariuki le décrit dans les termes suivants : « It was alleged to have another name, Kiama Kia Rubia, which means Society of the Rupee (or Two Shillings). I have already mentioned the intense dissatisfaction of the ordinary people with the execution of the Government's Land Consolidation Scheme. This was particularly concentrated in the district of Fort Hall and Kiambu and it is alleged that some people there started a society which had to remain secret in the conditions of the Emergency and whose object was to collect two shillings a head in order to employ a lawyer to take up some of the disputed cases to the Supreme Court and to write a detailed memorandum of protest to the Colonial Office » 4. Cette version inoffensive du K.K.M. est également celle de C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham 5. On la trouve même dans un article du Times du 26 novembre 1958, qui caractérise le K.K.M. comme « une sorte de société de charité pour ceux qui ont souffert des événements » 6. Vraisemblablement, à notre avis, le K.K.M. correspondait plutôt au « signalement » donné par J.M. Kariuki qu'à celui fourni par les milieux officiels. L'écrasement de la révolte armée était encore trop proche pour qu'une renaissance des méthodes violentes soit vraisemblable. Quoi qu'il en soit, d'après une source officielle, 2 520 personnes ont été arrêtées entre avril 1958 et mai 1959 pour leur participation à ce mouvement7, mais à partir de mai 2. 3. 4. 5. 6. 7.

Ibid., 5 novembre 1958. Voir G. Kay, Time and Tide, 17 janvier 1959. J.M. Kariuki, p. 189. C.G. Rösberg Jr. et J. Nottingham, pp. 306-307. The Times, 26 novembre 1958. Ibid., 14 mai 1959.

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1959, le K.K.M. n'a plus été mentionné dans la presse anglaise. Jusqu'au printemps 1961, les mouvements néo-mau-mau demeurent à l'arrière-plan dans la presse anglaise et on ne trouve plus que quelques dépêches isolées concernant des campagnes de prestation de serment sans organisation centrale dans la « Rift Valley Province » et dans le district de Nyeri s . Par contre, vers le mois de mai 1961, le spectre du Mau-Mau semble avoir recommencé à hanter les esprits européens. Comme par hasard, c'était justement l'époque où le gouvernement du Kenya commençait à envisager la libération définitive de Jomo Kenyatta, libération qui interviendra en effet en août de cette même année. Par conséquent, l'empressement de certains colons à dénoncer les mouvements néo-mau-mau et à en souligner le danger a quelque chose de suspect. D'après les sources officielles, le danger était minime et l'agitation que les colons prétendaient générale était en réalité limitée au district de Meru et aux hauts plateaux blancs de la « Rift Valley Province ». Dans le district de Meru, de loin le plus isolé et le moins peuplé des districts kikuyu, les serments ont été, semble-t-il, un phénomène endémique mais peu dangereux depuis 1954. Au cours du printemps de 1961, quelques cérémonies d'initiation impliquant plusieurs centaines de personnes à la fois y ont eu lieu. Elles étaient organisées par une bande de maquisards demeurés dans la forêt, mais le fait que la plupart des personnes ayant ainsi prêté serment soient allées tout de suite après à la police montre que l'affaire était peu sérieuse et l'on ne saurait parler d'une renaissance du mouvement mau-mau. L'agitation dans la « Rift Valley Province », par contre, semble avoir été plus fondamentale et plus sérieuse. Elle était fomentée par une nouvelle société s'appelant tantôt la « Land Freedom Army », tantôt la « Rift Valley Parliament », qui aurait été fondée en 1955 par un jeune terroriste mau-mau du nom de Kariuki Chotora dans le but de reprendre la lutte armée dès que les circonstances le permettraient. Mais d'après les milieux officiels, cette société ne représentait en 1961 aucun danger réel; elle ne disposait ni des armes, ni du soutien populaire nécessaires pour relancer la révolte et les responsables nationaux des nouveaux partis nationalistes africains étaient à cette époque unanimes à désapprouver publiquement la violence et les serments secrets 9. C'est au début de 1962 ensuite que l'on entend de nouveau parler de cérémonies de serments et de mouvements subversifs, et de nouveau dans les mêmes régions, c'est-à-dire dans le district de Meru et dans la « Rift Valley ». Chez les Meru, il s'agissait encore de cérémonies de serments organisées sur une grande échelle - la presse anglaise parle même de 5 000 participants10 8.

Ibid., 3 juin et 6 juillet 1960.

9. Ibid., 5 juin 1961.

10. Ibid., 24 février 1962.

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probablement en liaison étroite avec les restes de l'armée de la forêt sur les pentes du mont Kenya. Dans la « Rift Valley », c'était de nouveau la « Land Freedom Army » qui se manifestait. Or, il est intéressant d'analyser brièvement les causes qui motivaient cette agitation endémique depuis 1960 dans la « Rift Valley ». D'après la presse anglaise, les militants de la « Land Freedom Army » ne se préparaient pas à une révolte armée contre les Européens, le principe de l'indépendance étant déjà acquis en 1962, mais à une guerre contre les autres ethnies africaines, avec pour enjeu le contrôle de la « Rift Valley ». Cette région était considérée comme une sorte de no man's land en puissance et plusieurs tribus espéraient pouvoir remplir le vide qui serait créé par le départ des colons européens après l'indépendance. C'est dans ce contexte qu'il faut situer la « Land Freedom Army ». Il faut d'ailleurs noter que les Kikuyu n'étaient pas les seuls à se préparer à la guerre inter-tribale, comme le montre cette dépêche de l'Agence France Presse du 4 octobre 1962, faisant état de « troubles qui se sont produits pendant le week-end, des éléments Nandi armés de lances ayant fait irruption dans un meeting secret tenu en forêt par 10 Kikouyous, membres de 'l'Armée de Libération Territoriale'... Dès que la nouvelle de cet incident se fut répandue, les chefs Nandi commencèrent à sonner le rassemblement des guerriers de la tribu et dimanche soir, plus de 3 000 guerriers Nandi étaient groupés sur l'escarpement de leur territoire » Les chômeurs kikuyu des hauts plateaux blancs avaient donc des raisons sérieuses de s'inquiéter et ceci d'autant plus que la situation politique générale ne leur était guère favorable. D'une part, les responsables de la « Kenya African National Union », à laquelle adhérait la quasi-totalité des Kikuyu, avaient déjà commencé à cette époque leur « opération de charme » pour persuader les colons européens de ne pas abandonner leurs fermes et de ne ne pas retirer leurs capitaux du pays après l'indépendance; toute agitation agraire dans la « Rift Valley » ne pouvait que nuire à cette opération, et le gouvernement africain, dirigé par Jomo Kenyatta, ne ménageait guère les militants de la « Land Freedom Army >, dont 233 furent arrêtés entre février et octobre 1962 12. D'autre part, la « Rift Valley » n'était pas seulement l'enjeu d'un conflit entre quelques groupes de militants de base appartenant aux différentes ethnies avoisinantes, mais également d'un conflit entre partis politiques au niveau national. Deux partis politiques nationaux se disputaient à l'époque la suprématie. La K.A.N.U., dirigée par Jomo Kenyatta, Tom Mboya et Oginga Odinga, regroupait principalement les Kikuyu, les Luo, et les Kamba. La « Kenya Démocratie African Union » dirigée par Robert 11. Dépêche de l'Agence France Presse du 4 octobre 1962.

12. The Times, 15 octobre 1962.

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Ngala s'efforçait de réunir contre les grandes tribus de la K.A.N.U., les tribus « minoritaires » comme celles de la région côtière et celles des éleveurs. Parmi les dernières, on comptait les Nandi et les Kipsigis qui convoitaient également la « Rift Valley », et dont la position semblait assez forte en 1962-1963. Il faut noter en effet que les responsables du Colonial Office avaient insisté depuis 1960 pour que le Kenya soit doté d'une constitution fédéraliste, laissant aux différentes régions une large autonomie, ceci afin de garantir les droits des tribus « minoritaires » contre le poids écrasant des deux « grands », les Kikuyu et les Luo. Or, la « Rift Valley Province » comptait parmi les régions autonomes, et lors des élections de mai 1963, la K.A.D.U., c'est-à-dire les Nandi et les Kipsigis, y avait obtenu la majorité, ce qui a donné lieu aussitôt à quelques déclarations particulièrement menaçantes pour les Kikuyu de la part des nouveaux responsables politiques de la région. « Mr. Moi, the Kadu national chairman and president of the Rift Valley region, told a rally held at Nakuru that his party now wanted total autonomy for the region... Mr. Moi made a second and even more fiery speech at Kericho in the heart of the Kipsigis country, where he told a jubilant crowd that he and they were prepared to shed their blood if necessary to protect the Rift Valley region » 13. Ces déclarations rapportées par le Times du 22 juillet 1963 ont été confirmées quelques jours plus tard dans le Guardian par C. Sanger qui affirme : « Mr. Moi has threatened Kikuyu and Luo agricultural workers in the Rift Valley with eviction » l i . Il n'est donc pas étonnant que ces ouvriers kikuyu, menacés de perdre leur gagne-pain et abandonnés par leurs leaders nationaux de la K.A.N.U., aient tenté de s'organiser eux-mêmes et aient envisagé l'emploi de méthodes violentes. Il ne faut pas oublier non plus que les Kikuyu de la « Rift Valley » avaient été défavorisés par rapport à ceux de la réserve lors de l'état d'urgence: toutes les réformes sociales et économiques et notamment celle de la propriété foncière avaient touché uniquement les réserves de la Province centrale; les sans-terres de la « Rift Valley » n'y avaient rien gagné. Le district de Meru figurant également en 1960-1962 sur la liste des régions agitées par des soubresauts mau-mau, nous nous sommes demandé si les habitants de ce district figuraient également parmi les groupes défavorisés lors de l'état d'urgence. Dans l'état actuel de nos connaissances, il est malheureusement impossible de répondre à cette question avec certitude. Il se peut que les tentatives de réforme agraire aient été, dans cette région éloignée et isolée, moins vigoureusement poursuivies qu'ailleurs, comme le suggère par 13. Ibid., 22 juillet 1963. 14. The Guardian, 26 juillet 1963.

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exemple C. Sanger 15 , mais nous ne disposons pas de données sur la répartition par districts des fonds et du personnel engagés par les différents services responsables permettant de fonder sérieusement une telle hypothèse. Tout ce que l'on peut dire est que le programme de remembrement des terres a eu quelques difficultés à décoller en pays meru. D'après H. Fliedner, les cadres sociaux traditionnels y étaient beaucoup plus forts que dans les régions kikuyu proprement dites et une réforme du droit foncier s'y heurtait par conséquent à une résistance plus sérieuse. Les Anciens, réunis dans un conseil « national », le Njuri Ncheke, défendaient les intérêts des clans, qui détenaient les droits fonciers, et s'opposaient avec acharnement à l'individualisation de la propriété foncière. Ce n'est qu'en 1960, au moment où la réforme avait déjà été menée à bien dans la plupart des autres régions kikuyu, que le Njuri Ncheke a cédé enfin à la pression du gouvernement en faveur d'un droit foncier individualisé 10. Il se peut donc que certains groupes meru aient été pour cette raison plus susceptibles de répondre à l'appel du MauMau représenté par les restes de l'armée du mont Kenya. Il se peut aussi que l'agitation meru ait tenu simplement au caractère du terrain et à la densité de population peu élevée du district. Nous avons déjà vu que les cérémonies de serments en pays meru avaient été organisées par les survivants de l'armée mau-mau. Or, la présence de ces survivants sur le versant meru du mont Kenya s'explique moins par des raisons sociologiques que géographiques. Dans les districts kikuyu très peuplés, la politique des « hameaux stratégiques » avait eu l'effet escompté, c'est-à-dire le contrôle effectif de la population et des champs, ce qui avait empêché les combattants mau-mau de continuer à se ravitailler dans ces régions. En pays meru, par contre, où la densité de la population était moins élevée, les « hameaux stratégiques » se trouvaient en général très éloignés les uns des autres; ils permettaient de contrôler la population, mais non pas les champs dont une partie semble avoir été « récupérée » par les survivants du mau-mau qui y cultivaient leurs vivres sans être inquiétés. C'est ainsi que les restes de l'armée mau-mau se sont concentrés progressivement sur le versant meru du mont Kenya. L'agitation ultérieure dans le district est peut-être pour une grande partie due à cela; dans ce cas, elle n'aurait aucune cause sociale et économique « intérieure » particulière et s'expliquerait par le fait que les combattants mau-mau aient essayé de gagner à leur cause la population géographiquement la plus proche.

15. C. Sanger, 1964. 16. Voir H. Fliedner, pp. 77-78.

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B. LA RÉVOLTE MAU-MAU ET L'INDÉPENDANCE

Dans la section précédente, nous avons déjà mentionné l'existence de survivants de l'armée mau-mau. Au fur et à mesure qu'approchait l'indépendance, ces survivants se sont manifestés avec une audace croissante pour devenir, à la fin de 1963, un véritable problème pour les nouveaux responsables du pays. Nous ne pouvons pas terminer cette étude sans avoir vu ce que ces survivants sont devenus dans le nouveau Kenya indépendant. C'est à partir de l'été 1961 que la presse a recommencé à s'intéresser aux maquisards mau-mau quelque peu oubliés depuis la fin des hostilités ouvertes. A ce moment, la libération de Jomo Kenyatta était imminente et l'indépendance commençait à devenir une réalité relativement proche. La question des anciens combattants devenait brûlante : quelle serait leur place dans le Kenya indépendant ? Or, toutes les indications dont nous disposons permettent de croire que dès cette époque les leaders politiques nationaux sans exception et y compris Jomo Kenyatta, ont été très embarrassés per cette question. D'une part, les maquisards mau-mau avaient été les seuls à verser leur sang pour l'indépendance et leurs sacrifices avaient certainement eu pour effet d'accélérer le rythme de la décolonisation. De ce fait, ils pouvaient logiquement prétendre à une place de choix dans l'histoire du Kenya et dans la société du Kenya indépendant, et ceci d'autant plus qu'ils s'étaient réclamés eux-mêmes explicitement de Jomo Kenyatta et des autres leaders nationaux. Disons tout de suite que personne n'a songé à refuser aux morts leur place dans l'histoire. Dedan Kimathi a aujourd'hui sa rue à Nairobi au même titre que Jomo Kenyatta et dans le mythe de l'indépendance du Kenya, la révolte mau-mau figure en bonne place comme une révolution courageuse et moderne faisant partie intégrante de la lutte nationale pour l'indépendance. On peut donc dire que les héros morts au combat n'ont pas posé de problèmes. Il n'en a pas été de même pour ceux des héros qui ont survécu. Sur deux points, au moins, les survivants de la révolte et les leaders nationaux africains se sont heurtés. D'abord, les maquisards qui avaient passé souvent plus de dix ans dans la forêt dans des conditions extrêmement dures, n'entendaient pas s'en tirer avec l'honneur seul. Pour autant que nous sachions, aucun d'entre eux n'a convoité un poste de ministre ou de parlementaire, mais ils ont exigé des récompenses matérielles, sous la forme par exemple d'une ferme choisie parmi les propriétés des colons blancs, ou d'une nomination dans l'armée nationale avec un grade d'officier. Or, le nouveau gouvernement de Jomo Kenyatta n'était pas prêt à leur accorder de telles faveurs. En ce qui concerne les nominations dans l'armée ou à des postes administratifs subalternes, il faut rappeler que la plupart des combattants mau-mau étaient des

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analphabètes et, après leur séjour de dix ans dans la forêt, des « demi-sauvages » ayant perdu tout contact avec le monde moderne; il était par conséquent difficile de les intégrer dans une armée ou dans une administration modernes. En ce qui concerne les fermes, le gouvernement n'avait nullement Fin tention d'exproprier les colons blancs. Dans un Kenya radical et « socialiste », les ex-combattants auraient peut-être pu se faire une place plus facilement. Mais le Kenya de Jomo Kenyatta, par contre, n'était ni radical, ni socialiste, et c'est sur ce deuxième point que se sont heurtés maquisards et gouvernement. Comme nous l'avons vu, la révolte mau-mau était une révolution nationale et une révolte sociale en même temps, et en tant que révolte sociale elle réclamait les terres cultivées par les colons européens pour le peuple africain. Pour Jomo Kenyatta, par contre, la décolonisation signifiait avant tout l'indépendance politique et il entendait rester en bons termes avec les Anglais et les colons sur le plan économique. Dans cette perspective, les survivants de l'armée mau-mau qui voulaient exécuter le programme intégral de la révolte étaient plus qu'embarrassants. C'est ainsi que les rapports entre Jomo Kenyatta et la partie la plus radicale de l'armée mau-mau ont été tendus dès le début. Dès sa libération en 1961, en effet, Jomo Kenyatta a annoncé la couleur. Une de ses premières déclarations publiques contenait par exemple les affirmations suivantes : « Nous n'avons pas l'intention de former un gouvernement de gangsters ... Nous dissiperons les appréhensions des gens qui craignent qu'un Kenya indépendant ne se jette sur leurs propriétés pour les confisquer » 17. Cette déclaration à l'intention des colons fut suivie quelque mois plus tard d'un avertissement sec au peuple kikuyu : « L'époque des serments est révolue » 18, avertissement qui montre bien que le vieux leader n'avait nullement l'intention de s'identifier à la révolte mau-mau dont il n'a d'ailleurs jamais revendiqué la paternité, ni après sa libération, ni après l'indépendance du Kenya. Depuis, Jomo Kenyatta ne s'est jamais départi de cette ligne de conduite, et les garanties aux colons européens et les avertissements aux radicaux kikuyu se sont succédés avec régularité. Voici, par exemple, quelques déclarations de Kenyatta datant de l'été 1963, au moment où le Kenya préparait déjà son indépendance qui devait prendre effet à la fin de cette même année, déclarations rapportées par la presse internationale dans les termes suivants : « Five hundred white farmers stamped, clapped and cheered Mr. Kenyatta, the Prime Minister, when he told them ... today : 'Believe me, I am sincere 17. Le Monde, 28 août 1961. 18. The Economist, 4 novembre 1961.

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when I say we want you to stay' » 19; « A l'adresse de ceux qui croyaient pouvoir en toute impunité prêter serment d'allégeance à des organisations clandestines de résistance à la politique libérale officielle, M. Kenyatta a déclaré la semaine dernière à Ol Kalou : 'Nous serons impitoyables à l'égard de ceux qui fabriquent des fusils dans la brousse' » 20. L'indépendance elle-même n'a rien changé à cet état de choses. R. Cox, résume ainsi les expériences de la première année : « But few of the European community's worst fears were in fact realized. Only a few farms were inundated with African squatters, only a few Europeans were deported, only a small proportion of politician's speeches were violently anti-white. It was largely due to Kenyatta that this stability was retained » 21. Il est d'ailleurs intéressant de voir comment, en l'espace de cinq ans, l'image que les colons se faisaient de Jomo Kenyatta a radicalement changé. En 1960, il était encore, selon les termes du gouverneur Renison, le « leader to darkness and death », responsable de la révolte mau-mau et de tous les autres maux du Kenya. En 1965, par contre, YEconomist publiait sur lui un article intitulé : « Our man in Kenya » dont voici la première phrase : « 'If they let that scoundrel Kenyatta out', said a certain white Kenyan farmer way back in prehistoric 1960, 'I am leaving for good'. This week the same farmer, on a visit to London, said 'If old man Kenyatta goes, I go too' » 22 Est-il étonnant que l'image que se faisaient certains combattants mau-mau de leur leader ait changé de façon aussi radicale mais dans le sens inverse ? Tel est donc le contexte politique dans lequel il faut situer les relations entre les survivants de l'armée mau-mau et le gouvernement du Kenya, relations qui ont commencé en novembre 1963, un mois avant l'indépendance, par un appel du gouvernement Kenyatta aux derniers combattants leur enjoignant de se « rendre » avant la célébration officielle de l'indépendance et l'envoi d'émissaires (dont Waruhiu Itote, l'ex-« général China ») dans la forêt pour négocier les détails de cette « capitulation ». Si l'on en croit R. Cox et la presse anglaise, la situation des derniers combattants de la forêt s'était beaucoup améliorée depuis 1956. Laissée en paix par les forces de l'ordre, l'armée mau-mau avait pu se réorganiser et augmenter même quelque peu ses effectifs; certains groupes de combattants disposaient de camps bien organisés, leurs femmes étaient souvent avec eux et ils élevaient même leurs enfants dans la forêt. Le maréchal Mwariama, par exemple, commandait plus de 300 partisans; ceux-ci disposaient de tentes de leur propre fabrication, qui 19. The Times, 13 août 1963. 20. J. Rodier in L'Observateur du Moyen-Orient et l'Afrique, 6 septembre 1963. 21. R. Cox, p. 14. 22. The Economist, 8 mai 1965. Beaucoup de colons, cependant, ont quitté le Kenya depuis 1962. Voir notamment A. Meister.

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ressemblaient aux tentes de bivouac de l'armée anglaise, d'un assortiment bizarre de fusils, de javelots, de haches et de couteaux, pour la plupart également de leur propre fabrication, et avaient mis sur pied une organisation quasi militaire. D'après R. Cox, l'armée de Mwariama était loin de manquer d'audace. Elle terrorisait la région de Meru et ses membres n'avaient qu'à descendre de la forêt dans la nuit pour obtenir de la population toute la nourriture, les boissons et le ravitaillement dont ils avaient besoin 23. Le nombre total de ces combattants était alors estimé à environ 1 600 à 2 000 personnes, mais nous devons tenir compte du fait que ses effectifs avaient été gonflés par l'arrivée toute récente d'un certain nombre d'opportunistes qui ne s'étaient joints à eux que dans l'espoir de bénéficier des avantages qui seraient éventuellement accordés aux anciens combattants. Comme le dit Waruhiu Itote lui-même : « Many of the local Nyeri people ... were astounded to see, among those claiming to be Forest Fighters, people who had been their neighbours up until a fews days before » 24. Ces combattants se trouvaient presque sans exception sur les pentes du mont Kenya. La forêt des Aberdares avait été par contre pratiquement désertée. Ceci s'explique d'une part par le fait que le versant meru du mont Kenya est loin du centre du pays où avaient été concentrées les forces de l'ordre et loin des hauts plateaux blancs, où les maquisards auraient encore pu constituer une menace directe pour les colons, d'autre part par le fait que le maquis du mont Kenya avait déjà été en grande partie détruit au début de 1954 et privé de ses leaders prestigieux (arrestation du « général China » et la désorganisation qui s'ensuivit); les efforts des forces de l'ordre s'étaient par la suite concentrés sur les Aberdares et, là, à la différence de ce qui s'était passé au mont Kenya, les maquisards avaient été poursuivis jusqu'au dernier. En 1963, l'armée du mont Kenya se divisait en deux groupes respectivement commandés par le maréchal Mwariama et par le maréchal Baimungi et le général Chui. D'après Waruhiu Itote, les relations entre ces deux groupes étaient à cette époque au point mort, chacun des maréchaux prétendant être le véritable chef suprême des combattants mau-mau25. Le premier à répondre à l'appel du gouvernement Kenyatta en vue d'une capitulation fut Mwariama, qui se présenta le 8 décembre 1963 à la résidence de Jomo Kenyatta à Gatundu. La presse anglaise rapporte à cette occasion que Jomo Kenyatta semblait réellement embarrassé par l'affection chaleureuse que lui témoignait le maréchal et que les entretiens furent loin

23. R. Cox, pp. 53-54. 24. W. Itote, p. 259. 25. Ibid., p. 255.

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d'être cordiaux 26. Ceci se comprend quand on sait que Mwariama demandait, entre autres choses, à être présenté aux membres de la famille royale britannique présents à Nairobi à l'occasion des fêtes de l'indépendance, ce qui aurait certainement créé un incident diplomatique de premier ordre. Cependant le maréchal Mwariama se résigna quelques jours plus tard à la soumission. La mission du « général China », envoyé pour contacter dans la forêt même les autres leaders, dont notamment Baimungi et Chui, eut également des résultats positifs, et à partir du 17 décembre 1963, les anciens combattants mau-mau commencèrent à descendre du mont Kenya pour se rendre au stade de Nyeri où des cérémonies furent organisées pour célébrer leur retour à la vie civile et à la légalité. Début janvier, leur nombre s'élevait d'après le Rhodesia Herald à environ mille quatre cent 27 . Le problème semblait ainsi résolu, la menace écartée. En réalité, le problème n'était pas entièrement résolu, et les anciens combattants réservaient encore quelques surprises désagréables à Jomo Kenyatta et à ses collaborateurs, comme le montrent ces extraits d'un article de A. Matheson du 14 février 1964 : « Although Kenya is now an independent state with its own government, it is still menaced by a hard core of Mau Mau guerillas... Those who emerged, under the terms of the amnesty declared on independence, refused to accept that they had 'surrendered' but instead offered their support to the new government. They ... made it clear that they regarded themselves as equals of the prime minister and his cabinet... A few, displeased with the new Kenya, have already returned with their followers into the forest... One of the worst outbreaks has been... in the Meru area, where among those beaten up by disgruntled Mau Mau fighters have been two members of Parliament » 2S. Divers autres articles publiés par la presse anglaise laissent entendre qu'à la même époque, les anciens combattants, notamment dans les districts de Meru et de Fort Hall, ont tenté de faire la loi et de se substituer aux autorités locales légales. C'est alors que le gouvernement Kenyatta a décidé de frapper fort. La première victime de cette politique a été le maréchal Mwariama, condamné en mars 1964 à cinq ans et trois mois de prison pour outrage à un agent de police en fonction et possession illégale d'armes. Une des phrases prononcées par lui lors de son procès montre d'ailleurs l'étendue du malentendu qui régnait entre lui et ses semblables et le gouvernement : « Le sang

26. The Times, 9 décembre 1963. 27. Rhodesia Herald, 7 janvier 1964. 28. A. Matheson in The New-York Herald Tribune, 14 février 1964.

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africain est devenu du lait dont s'abreuvent les autres peuples. Pourquoi le pays est-il mené par les juges ? » 29. Allusion évidente au maintien du colonat blanc sur les hauts plateaux et au peu de réformes économiques fondamentales réalisées depuis l'indépendance mais aussi mécontentement et incompréhension de voir dans le Kenya pacifié un juge compter plus qu'un chef terroriste. Il semble que cette expérience fâcheuse ait beaucoup assagi le maréchal Mwariama. Libéré avant terme, il a de nouveau fait parler de lui en 1966 lorsqu'il a affirmé en public et au nom de tous les combattants mau-mau de la dernière heure sa confiance en la politique du président Kenyatta. Soutien précieux pour le gouvernement à un moment où le parti unique qu'était devenu entre temps la « Kenya African National Union » se scindait en deux par suite du désaccord du radical Oginga Odinga avec la politique modérée officielle. Certains autres leaders militaires de la dernière heure ont été moins favorisés que Mwariama, comme par exemple les maréchaux Baimungi et Acholi et le général Chui. A la suite de leur refus de dissoudre leurs troupes, un premier accrochage avec les forces de police eut lieu en mai 1964, accrochage qui eut pour résultat le retrait dans la forêt de quelques centaines de combattants sous la conduite des trois leaders mentionnés. L'événement serait demeuré peu inquiétant si le gouvernement n'avait dû faire face en même temps aux guérilleros somali qui demandaient le rattachement de la « Northern Frontier Province » à la Somalie. Or, en août 1964, des rumeurs circulaient à Nairobi concernant des contacts entre les mau-mau insoumis et les dissidents somali en vue d'une lutte coordonnée. A la fin de 1964, une dernière amnistie a été offerte aux guérilléros mau-mau et somali, amnistie valable jusqu'au 12 janvier 1965, et au terme de la quelle 110 hors-la-loi mau-mau se seraient rendus d'après les sources officielles 30. Le maréchal Baimungi et le général Chui n'étaient pas du nombre, mais le glas avait sonné pour eux : le 26 janvier, leur groupe fut attaqué par la police et pratiquement anéanti. Les deux leaders trouvèrent la mort lors du combat et 30 de leurs partisans furent faits prisonniers. Ironie du sort qui a voulu que ce soit le gouvernement Kenyatta qui finalement mit fin à la révolte mau-mau. Officiellement, il ne reste plus de combattants mau-mau dans la forêt depuis janvier 1965. Est-ce vrai ? Nous avons posé, en octobre 1966, cette question à un ami kikuyu. Sa seule réponse fut « That is a very good question ». En tout cas, si, malgré les déclarations officielles, quelques combattants ont réussi à échapper au filet, il doit s'agir d'individus pratiquement isolés dont le nombre ne peut guère dépasser quelques dizaines. La presse 29. Dépêche de l'Agence France Presse du 16 mars 1964. 30. C. Sanger in The Guardian du 14 janvier 1965.

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anglaise n'a jamais fait la moindre allusion à d'éventuels survivants, et s'il en existe encore, ils doivent mener une vie extrêmement discrète. Il nous reste maintenant à consacrer quelques mots à la situation des anciens combattants « soumis » dans la société actuelle du Kenya indépendant. Pour eux non plus, tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. S. Wood a très bien analysé les difficultés auxquelles ont dû faire face les anciens combattants depuis leur retour à la vie normale. Elle écrit déjà en 1962 : « After the removal of the Emergency Regulations at the end of 1960 the Kikuyu areas experienced a new problem. The effects of land consolidation had begun to show themselves in greater productivity and general prosperity. But the stream of detainees, disgorged from the camps, came back to a prosperous community in which they had little place, many of them having been dispossessed of their land as one of the penalties for Mau Mau activity. Unemployment figures rose steeply, as a result of the economic depression... The majority of those without cash and without land are Mau Mau veterans who have served several years in detention. To them the prosperous landowners in their homeland seem to be enjoying liberties and improved conditions, for which they themselves paid heavily in the past in detention » 31. Les anciens combattants étant ainsi défavorisés par rapport à la population kikuyu non combattante, la population kikuyu tout entière était, à son tour, défavorisée par rapport aux autres ethnies du Kenya. Comme le dit encore S. Wood : « During the Emergency some 60 000 of the tribe who were in employment in Nairobi were moved out, and the Luo tribe were quick to take up their relinguished positions. This unemployment is probably the biggest single problem which confront the Kikuyu to-day and to which an answer must be found » 32. Le remplacement des ouvriers kikuyu par des gens d'autres tribus s'est produit également dans les fermes européennes des hauts plateaux blancs, où les Luo et aussi les Nandi et les Kipsigis ont rapidement remplacé les squatters kikuyu expulsés au début des événements. La révolte mau-mau a donc créé sans aucun doute des ressentiments et de l'amertume chez les Kikuyu en général et chez les anciens combattants en particulier. Nous avons déjà vu que pratiquement aucun maquisard n'a été récompensé par un poste administratif ou militaire. Parmi les personnalités du nouveau régime (ministres, hauts fonctionnaires, parlementaires, ambassadeurs, officiers), on ne compte à notre connaissance aucun ancien combattant de la forêt et peu d'anciens détenus inconnus avant la révolte. J.M. 31. S. Wood, p. 96. 32. Ibid.,

p. 34.

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Kariuki, membre du Parlement pour la circonscription des Aberdares, est un des rares parmi les anciens détenus qui ait réussi à monter l'échelle sociale, mais il n'a jamais été dans le maquis. Seul parmi les anciens généraux maumau, Waruhiu Itote (général China) a réussi à se « recaser » en tant que directeur adjoint du Kenya National Youth Service. Cette hésitation du gouvernement à intégrer les anciens combattants dans la hiérarchie administrative et militaire ne s'explique pas seulement par le manque de qualifications littéraires et techniques de la plupart des maquisards, mais aussi par la crainte de se compromettre trop avec une révolte « tribale et sauvage » qui, craint-on, ferait tort à la réputation du Kenya tant à l'extérieur qu'auprès des tribus non kikuyu. Sur le plan purement matériel aussi, trop peu de choses ont été faites pour les anciens combattants. Des places leur ont été réservées dans certains projets de colonisation de terres nouvelles, mais comme les autres paysans noirs bénéficiaires de ces projets, les anciens combattants sont tenus de rembourser progressivement les sommes considérables avancées par le gouvernement. Peu de maquisards se sont senti une vocation paysanne, semble-t-il, et peu d'entre eux ont fait valoir leurs droits à être intégrés dans les projets de colonisation d'Ol Kalou et de Timau qui leur étaient réservés. Le règlement du problème des maquisards mau-mau ne nous semble pas satisfaisant et nous terminerons cette section en donnant la parole à l'un d'entre eux, le général China, qui est pourtant celui qui a relativement le mieux réussi, mais qui s'est fait à plusieurs reprises le porte-parole de ses ex-collègues moins favorisés : « ... in many high places, there appears to be a basic apathy towards the plight of those who fought and sacrificed. Some of those who now enjoy the fruits of Independence, who sit in places made available to them partly through the blood and sweat of those who fought, look down upon the fighters as fools. They prefer to give them no opportunity at all to come up, to regain what they sacrificed. There are many children alive today whose fathers died during the Emergency; their mothers may still be living as well. Very little has been done to help them... While the former Freedom Fighters do not seek big jobs for which they may not be qualified, they at least deserve free land on which to maintain themselves - this is what they fought for. Their widows should be aided, and their children given free education... These remarks should not be misconstrued as a sign of dissatisfaction with our African Goverment; on the contrary, I am indeed most satisfied with it. Rather, they should be seen as a reminder to the Government that it has not recognized the Freedom Fighters in the same spirit with which the struggle for freedom was prosecuted. Those who sacrificed everything cannot be expected to receive

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nothing in return, or to be made the laughing stock of other, more succesful men »33. Le général China affirme cependant aussi que les anciens combattants sont eux-mêmes en partie responsables des difficultés qu'ils ont rencontrées après l'indépendance, dans la mesure où ils n'ont pas su tirer profit des quelques avantages très réels que le gouvernement leur avait accordés fin 1963début 1964. China écrit à cet égard : « The Government agreed to provide two offices where the forest leaders could sort out their records of those who had been killed and wounded in the struggle, and those who had lost their property. The group could then employ constitutional means to secure compensation... The plan failed, however, when the fighters found it impossible to agree on who should be their leader and spokesman. They have not yet been able to organize themselves effectively outside the forest, and thus have lost many opportunities for improving their condition » 34. C. LES CONSÉQUENCES A LONG TERME DE LA RÉVOLTE

Nous voulons analyser ici en fin de chapitre quelques répercussions sociales et économiques de la révolte mau-mau sur la société kikuyu, mais nous devons d'abord consacrer quelques mots à l'effet de la révolte sur le rythme de la décolonisation du Kenya. Notre analyse de la révolte comme un mouvement paysan et anonyme sans véritables cadres et sans leaders évolués a pu faire croire que le phénomène mau-mau se situe en marge de l'histoire, qu'il n'a été qu'un entracte violent et sanglant, un soubressaut passager après lequel l'histoire a repris son cours normal. En réalité, il n'en est rien, et la quasi-totalité des observateurs s'accordent à penser que « Kenya's political advance doubled its speed after Mau Mau > 35. Ceci est tout à l'honneur des ces paysans analphabètes qu'étaient les combattants mau-mau, qui n'ont peut-être pas su formuler clairement leur programme politique mais qui ont pu assurer à leur pays une victoire sur le plan politique malgré leur défaite totale sur le plan militaire. Voici l'hommage rendu par Tom Mboya à la révolte mau-mau : « It is also true that it was not until Mau Mau had erupted that logical changes began to take place towards improving African conditions in Kenya. The colour-bar began to disappear, racial discrimination in the civil service was ruled out by the Lidbury Report in 1955, wages improved and in many other ways Africans were given fuller recognition. The Lyttelton Constitution in 1954 brought 33. W. Itote, pp. 270-272. 34. Ibid., pp. 259-260. 35. G. Deli, p. 214.

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in the first six African elected members to Legislative Council, and the Lennox-Boyd Plan in 1957 increased this fo fourteen : both these constitutional changes came during the Emergency... This spate of changes must lead any one to believe that, had it not been for Mau Mau, perhaps these changes would never have taken place; at any rate, they would never have come as quickly as they did » 36. Et G. Delf ajoute encore à ce « tableau de chasse » les trophées suivants : « Economic gains almost kept up with the political rush forward. Africans began to grow coffee in ever larger quantities, and with a success which made nonsense of the earlier settler objections. African housing became a major preoccupation of the Government. African business began to mushroom all over Kenya, most hotels became accessible to all races, and racial pay scales began to disappear » 37. La révolte a surtout eu pour effet de briser un vieux rêve des colons : un Kenya indépendant dominé par les Blancs autochtones comme l'Afrique du Sud ou la Rhodésie. Pourtant, au début de la révolte, leur position semblait plus forte que jamais. Pour rallier la population européenne derrière le gouvernement, le gouvernement du Kenya avait en effet offert à ses leaders des responsabilités ministérielles, et même une place au sein du très sélect « War Council ». En réalité ces avantages n'étaient qu'apparents et C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham ont vu plus loin quand ils écrivent : « Yet during these years ... their position was slowly being eroded by other factors over which they had little or no control. The apparent strength of the British military action at the outset of the Emergency masked its real importance as a confirmation of the long-term weakness of the European position in Kenya. For the sending in of British troops was a reassertion of the British presence in, and responsibility for, Kenya... Thus, to a large extent, the radical leaders of KAU and the trade unions had their objective fulfilled - namely, to produce a situation of social discontent and a climate of endemic hostility that would bring the conditions under which Kenya Africans lived directly to the attention of the overseas colonial authority » 38. Ceci permet de conclure à une victoire posthume de la révolte mau-mau, mais acquise au prix de quelles souffrances ! Nous avons déjà cité à plusieurs reprises les pertes mau-mau et nous n'y reviendrons pas. Les chiffres sont d'ailleurs abstraits et quelques cas concrets traduisent beaucoup mieux ce qu'a représenté la révolte mau-mau, dans la vie privée de chaque Kikuyu. M. Stanley a publié en 1961, dans un 36. T. Mboya, 1963, p. 51. 37. G. Delf, p. 199. 38. C.G. Rosberg Jr. et J. Nottingham, pp. 278-279.

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tout autre but d'ailleurs, des notes bibliographiques concernant six étudiants kikuyu qui semblent assez représentatifs, et dans lesquelles on relève : Cas I Cas Cas Cas Cas

II III IV V

Cas VI

: un oncle maternel disparu pendant la révolte sans laisser de traces; : le père et un oncle paternel tués par les combattants mau-mau; : un demi-frère tué au cours des événements; : la maison familiale incendiée par les combattants mau-mau; : le père détenu pendant quatre ans pour avoir participé à la révolte; : un oncle paternel tombé dans la forêt 39 .

Ces quelques données nous montrent que la révolte mau-mau a laissé des traces dans toutes les familles kikuyu qu'elles aient été pour ou contre le Mau-Mau. Revenons maintenant à la question de savoir dans quelle mesure la révolte mau-mau a eu indirectement des conséquences durables pour la société kikuyu. Il semble que la plupart des réformes imposées au peuple kikuyu pendant l'état d'urgence aient été un échec ou soient actuellement très compromises. Il en est ainsi des villages fondés partout en pays kikuyu pour remplacer l'habitat dispersé traditionnel et dont les autorités civiles anglaises espéraient qu'ils deviendraient à long terme de véritables foyers d'animation rurale. Dès le début les Kikuyu ont peu goûté les charmes de la vie villageoise et l'on comprend pourquoi en Usant le rapport de mission de K.K. Sillitoe : «... the villages were first introduced as an Administrative and disciplinary measure during the Emergency and this factor may well account for why the repugnance expressed by people towards village life is so strong. But there are other reasons as well for this dislike... The three villages in the sub-location in which I am working now, still retain many of the characteristics which stamp them as artificial creations of administrative policy... as yet they are little more then camps for persons displaced by land-consolidation... All three are sited far from any established market; not one of them has a piped water-supply, dispensary, beer-house or community centre » i0 . A l'origine les autorités anglaises avaient décidé que seuls les grands propriétaires fonciers seraient autorisés plus tard à regagner leurs demeures sur les terres familiales, tandis que les autres resteraient vivre en permanence dans les villages. Mais le mécontentement créé par cette mesure fut tel que l'on dut se résigner à la fin à laisser partir tout propriétaire quelle que soit la 39. M. Stanley, 1961. 40. K.K. Sillitoe, 1962, pp. 4-5.

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taille de son exploitation. Seuls les sans-terres et les chômeurs étant restés dans les villages, ceux-ci ont rapidement dégénéré en « bidonvilles » 41. A première vue, le programme de remembrement des terres a eu davantage de succès. D'après M. Blundell, par exemple, et son opinion a été confirmée par d'autres auteurs, le programme a indiscutablement contribué à une amélioration des techniques agraires et à une augmentation de la productivité 42. En général, la population kikuyu semble avoir accepté le principe de la réforme. H. Fliedner rapporte les résultats d'un sondage d'opinion effectué dans tout le Kenya et portant sur la question suivante : « Doit-on procéder au remembrement de toutes les terres du Kenya et doiton distribuer des titres de propriété ? » Le résultat fut, parmi les Kikuyu, Embu et Meru : oui : 75 % non : 17 % pas d'opinion : 6 % pas de réponse : 2 % Réponse très positive, surtout si on la compare aux réponses des autres tribus où le pourcentage des oui était respectivement 43 : — — — — — —

Luhya : 59 % Tribus côtières : 21 % (50 % sans opinion) Masaï, Nandi et Kipsigis : 63 % Kamba : 46 % Kisii : 62 % Luo : 47 %

La réforme a certainement eu l'inconvénient d'accroître la masse des sansterres, mais le mécontement ainsi créé ne s'est pas traduit en agitation politique, et d'autres solutions ont été prévues pour cette masse de dépossédés. Depuis 1960 les hauts plateaux blancs ne sont plus sacro-saints (autre victoire posthume et combien importante de la révolte mau-mau) et sans procéder à une expulsion des colons blancs le gouvernement du Kenya a pu s'assurer le contrôle de vastes territoires non exploités sur les hauts plateaux qui ont été ouverts ensuite aux agriculteurs africains. Le « 1 000 000 acres scheme > prévoyait ainsi pour l'année 1962 l'établissement de 50 000 à 70 000 cultivateurs africains sur ces terres Les bénéficiaires de ce projet sont origi41. Ibid., p. 4. Voir aussi M.P.K. Sorrenson, 1963, p. 13. 42. M. Blundell, 1964, p. 206. 43. H. Fliedner, p. 104.

44. Ibid., p. 80.

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naires de toutes les ethnies du Kenya, mais les Kikuyu, qui représentent 20 % de la population, y ont eu leur part. L'établissement de 10 000 familles kikuyu sur les hauts plateaux est probablement une mesure insuffisante pour résoudre entièrement le problème socio-agraire du peuple kikuyu, mais le progrès est, en tout cas, considérable. Malgré un début prometteur, le succès à long terme de la réforme agraire n'est cependant pas encore assuré. Comme le dit M.P.K. Sorrenson : « The real test of land consolidation will not come in this generation but in the next, when it is possible that large landowners and small will follow the Kikuyu custom of dividing their holdings between all their male heirs, rather than handing them over as economic holdings to a single heir » 45. En effet, si le droit foncier traditionnel reprend le dessus, la réforme agraire n'aura été qu'un redressement temporaire; le processus de morcellement recommencera et dans quelques décennies la situation sera de nouveau catastrophique. Quelles sont les chances de succès de la réforme dans l'avenir ? Il est difficile de donner dès aujourd'hui une réponse définitive à cette question, mais les données apportées par H. Fliedner justifient un certain pessimisme. En principe la nouvelle législation foncière prévoit un contrôle juridique sur les nouvelles fermes dans le cas du décès d'un propriétaire. Or, d'après H. Fliedner : « Im Landregister von Kiambu sind im Durchsnitt der letzten Jahre nur 26 Todesfalle registriert worden, das sind Weniger als o.i. v.H. p.a. der 37 000 eingetragenen Grundeigentümer. Die jährliche Sterberate der afrikanischen Bevölkerung Kenyas liegt dagenen nach Schätzungen des Census Office nahe an 2 v.H. p.a. Das bedeutet, das ungefähr nur jeder zwanzigste Erbfall oder 5 v.H. alle wahrscheinliche Erbfälle im Landregister verzeichnet worden sind » 40. Cela ne signifie pas encore l'échec définitif de la réforme et il se peut qu'il s'agisse d'une simple négligence de la part des héritiers, mais ce signe est néanmoins de mauvais augure. Cependant, la réforme agraire a eu par ailleurs un effet secondaire qui sera probablement définitif, bien qu'imprévu. D'après K.K. Sillitoe, elle a donné le coup de grâce aux conseils d'anciens traditionnels dont l'autorité avait déjà été fortement ébranlée au début de la colonisation par l'introduction du système de chefs nommés. Jusqu'à la révolte mau-mau, nous dit cet auteur, les conseils avaient encore gardé une certaine autorité en raison de leur rôle s'opposaient en général à la nomination d'hommes illettrés à ces conseils. Par contre, a été effectuée, certes, sous la supervision de conseils villageois, mais ceux-ci étaient à leur tour contrôlés par les administrateurs britanniques qui s'opposaient en général à la nomination d'hommes illettrés à ces conseils. Par 45. M.P.K. Sorrenson, 1963, p. 13. 46. H. Fliedner, p. 69.

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Caractéristiques et signification de la révolte

conséquent, les conseils d'anciens ne comprennent plus aujourd'hui que des vieillards analphabètes et ils ne sont plus consultés dans les affaires publiques importantes. Comme l'a dit K.K. Sillitoe : « ... one may find numerous men of the older generation who have not troubled to join the elders' councils, since they no longer have much significance » 47. Après ce tableau, par trop incomplet faute d'informations, des conséquences sociales et économiques de la révolte mau-mau, beaucoup de questions demeurent sans réponse. On aimerait savoir, par exemple, dans quelle mesure la révolte a eu des effets durables sur les rapports entre aînés et cadets, et entre hommes et femmes kikuyu. On aimerait savoir dans quelle mesure les conceptions religieuses des Kikuyu ont évolué après la révolte, et dans quelle mesure la personnalité kikuyu s'est altérée. Nous n'en savons rien. Les réponses à toutes ces questions se trouvent au Kenya même et elles ne peuvent être dégagées que par des enquêtes minutieuses sur le terrain. H y aurait là une mission passionnante pour un anthropologue s'intéressant aux dynamismes sociaux et culturels.

47. K.K. Sillitoe, 1962, p. 2.

Conclusions

Ce dernier chapitre sera consacré à quelques réflexions plus générales qui permettront, nous l'espérons, de mieux situer la révolte mau-mau et d'en dégager le sens avec plus de précision. Nous commencerons par quelques brèves comparaisons entre la révolte mau-mau et certains autres phénomènes révolutionnaires. Dans le titre de notre étude, nous avons caractérisé la révolte mau-mau comme une révolte paysanne et anti-coloniale : paysanne parce qu'elle a été animée et soutenue par une population paysanne et parce que ses buts étaient en partie des buts paysans, anti-coloniale parce qu'elle était une réponse totale à la situation coloniale,' un refus passionné d'être traité en sous-homme. Par conséquent, c'est dans le domaine des révoltes anti-coloniales et paysannes que nous devons chercher d'éventuelles analogies avec la révolte maumau. Les révolutions qui se sont déclenchées un peu partout dans le tiers monde après la seconde guerre mondiale, que ce soit en Asie (Vietnam, Malaisie), en Afrique du Nord (Algérie) ou en Amérique Latine (Cuba), constituent une première série de phénomènes de contestation qui doivent retenir notre attention. A première vue, certaines ressemblances entre ces révolutions et la révolte kikuyu s'imposent. Elles se caractérisent toutes par une guerre de guérilla s'appuyant sur un réseau de soutien au sein d'une population non combattante, mais sympathisante. L'analogie avec l'insurrection communiste en Malaisie est particulièrement frappante, et le fait que le gouvernement du Kenya ait copié, pour l'essentiel, les méthodes mises au point par les autorités de la Malaisie pour en finir avec l'insurrection (affamer les maquisards par une politique de villages fortifiés; opérations de ratissage pour briser le réseau de soutien) est révélateur à cet égard. Dans certains cas, il n'y a pas eu non plus de différences importantes en ce qui concerne la stratégie militaire. Une organisation telle que le F.L.N., par exemple, n'a jamais élaboré, à notre connaissance, de plans pour des attaques militaires directes sur Alger ou Oran. Dans d'autres cas, il n'y a pas

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eu non plus de différences essentielles en ce qui concerne le nombre des combattants. L'organisation révolutionnaire de la Malaisie ne comprenait que quelques milliers de guérilleros actifs, et Fidel Castro a commencé sa guerre de libération avec trois cents hommes. L'analogie s'arrête cependant à ces quelques ressemblances formelles. Pour le reste, des différences fondamentales sautent aux yeux. I l y a d'abord la question de l'aide extérieure. Nous avons déjà vu que la révolte kikuyu a été une révolte solitaire, enfermée au début, étouffée à la fin à l'intérieur des forêts du Kenya central. Il n'y a eu ni internationalisation du conflit, ni « organisation de la rébellion au dehors » ; les leaders militaires mau-mau n'ont jamais effectué de voyages à Pékin ou à Genève et on ne les a jamais vus dans les couloirs de l'Organisation des Nations Unies à New York. Cette différence tient au fait que la révolte mau-mau n'a pas eu de leaders évolués comme en ont eu la plupart des autres révolutions des paysans du tiers monde. Les chefs militaires mau-mau n'avaient pas étudié les ouvrages du président Mao Tse Tung sur la guerre révolutionnaire, ils n'avaient pas dans leurs rangs des « idéologues » comme Franz Fanon. Le seul livre qu'ils avaient lu était la Bible, leur livre de chevet et leur guide. Les autres révolutions du tiers monde que nous venons de mentionner s'inspiraient de doctrines politiques modernes telles que le communisme style Mao, et s'orientaient vers des buts pratiques et précis. La révolte mau-mau, par contre, tout en s'inspirant des doctrines nationalistes modernes formulées par un Jomo Kenyatta, savait, en tant que « révolte par procuration » qu'elle ne faisait que préparer le chemin et elle s'est finalement perdue dans des rêves utopiques. Nous pouvons conclure par conséquent que la révolte mau-mau, bien qu'étant une révolte anti-coloniale animée par un peuple paysan, appartient à une autre catégorie que les révolutions du Vietnam, de l'Algérie ou de Cuba. La marée anti-coloniale de l'après-guerre a certainement touché, influencé et pour une partie même provoqué la crise mau-mau, mais la révolte, tout en s'efforçant de garder le contact avec cette idéologie moderne, se situe en dernière analyse en marge de ce phénomène. Une deuxième série de révoltes qui doit retenir notre attention ici est celle des révoltes paysannes du Moyen Age. Une brève comparaison s'impose d'autant plus que la « Charte de Dedan Kimathi >, que nous avons retenue comme un document valable pour connaître l'idéologie de la révolte mau-mau, bien que Kimathi n'en soit probablement pas l'auteur, se réfère explicitement à la révolte de Wat Tyler de 1381 : « Do you remember what your grandfathers did during the reign of King Richard II, when sixty thousand European slaves went to him, and how they broke the law when they were made slaves for long ? The people opened prisons, tore down the

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houses of rich men they hated, and killed many who were their enemies. They burned the houses of lawyers and tax-collectors, and King's officers who had wronged them, and they killed many men of that sort and cut off their heads and put them on poles and set them up on London Bridge. Soon after the King made them free for ever, and since that time Britons are ever free and are strongly ruling the world » 1. Etant donné que certains combattants mau-mau se sont eux-mêmes identifiés à cette révolte médiévale, une comparaison peut être intéressante. Notons d'abord que H. Pirenne distingue deux sortes de révoltes paysannes au Moyen Age. Il y a une première catégorie représentée par la Jacquerie, révolte muette et aveugle provoquée par la situation désespérée des paysans français à cause surtout des ravages de la guerre, révolte exclusivement paysanne, déclenchée brusquement et rapidement matée par les Seigneurs. Par sa courte durée et par son exclusivité paysanne, elle n'a pas grand-chose en commun avec la révolte mau-mau. Il en est autrement pour la deuxième catégorie, représentée par la révolte de la Westflandre (1323-1328) et celle des paysans anglais sous Wat Tyler en 1381. Sur le mouvement paysan de la Westflandre, H. Pirenne écrit notamment : « La longue durée suffirait déjà à montrer qu'il ne peut être l'œuvre d'une plèbe misérable et débile. En fait, ce fut un véritable essai de révolution sociale dirigée contre la noblesse... Le radicalisme de ses tendances ne peut être considéré d'ailleurs que comme l'exaspération passagère d'un mécontentement poussé à bout par les circonstances. H faut tenir compte aussi, pour expliquer l'opiniâtreté et la longueur de la révolte, qu'elle fut soutenue et surexcitée par les gens de métiers d'Ypres et de Bruges, qui firent cause commune avec elle et imprégnèrent momentanément les classes rurales de l'esprit révolutionnaire urbain » 2. De l'insurrection anglaise, le même auteur dit ensuite : « L'insurrection anglaise de 1381 fut aussi, comme celle de la Westflandre, l'œuvre commune du peuple des villes et de celui des campagnes. Elle lui ressemble encore en ce qu'on peut la considérer également comme une expression violente et passagère du sentiment qui oppose le travailleur à celui qui vit de son travail... Le mysticisme des Lollards contribua sûrement aussi à faire surgir dans les âmes la haine des gentlemen oppresseurs » 3. Et H. Pirenne de conclure : « Au fond, les insurrections rurales du XIV e siècle durent l'apparence de leur gravité à la brutalité des paysans. Par elles-mêmes, elles ne pouvaient réussir. Si les classes agricoles constituent de beaucoup la plus grande partie de la société, elles étaient incapables de 1. Cité par I. Leigh, pp. 191-192. 2. H. Pirenne, pp. 336-337. 3. Ibid., pp. 337-338.

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s'unir en une action commune et plus incapables encore de songer à faire un monde nouveau. A tout prendre, elles ne furent que des soubresauts locaux et passagers, des accès de colère sans lendemain » 4. Ces citations nous amènent à croire que dans le contexte de la situation médiévale, les révoltes de la Westflandre et de l'Angleterre ont représenté à peu près ce que représentait la révolte mau-mau dans le contexte de la situation coloniale en Afrique Noire. La contradiction même entre les formules employées par l'historien belge pour caractériser ces révoltes («ce fut un véritable essai de révolution sociale », mais tout de suite après : « elles ne furent que des soubresauts locaux et passagers, des accès de colère sans lendemain >) nous fait penser qu'elles ont été des phénomènes d'une même complexité et d'une même ambiguïté que la révolte mau-mau. Les deux révoltes médiévales ont été, d'après Pirenne , un mélange de traditionalisme et de modernité, représentés respectivement par les classes rurales et par les citadins, tout comme il y a eu dans la révolte mau-mau un mélange de traditionalisme et de modernité. Nous retrouvons aussi, tout au moins dans le cas de l'insurrection anglaise, une influence religieuse et mystique sur la révolte, comme cela a été le cas de la révolte mau-mau. Une étude comparative plus approfondie des caractéristiques de ces révoltes médiévales et de la révolte mau-mau, étude pour laquelle nous ne sommes pas compétents, pourrait très bien nous révéler encore des choses intéressantes. Nous devons cependant noter que la condition des colonisés du Kenya était sur quelques points fondamentalement différente de celle des serfs et des paysans du Moyen Age, de sorte que la révolte mau-mau et les révoltes médiévales ne peuvent pas avoir eu tout à fait la même signification et ne peuvent, par conséquent, pas être classées dans la même catégorie. Comme les révoltes du Moyen Age qui furent presque exclusivement des révoltes sociales opposant les exploités aux oppresseurs, la révolte mau-mau fut une révolte sociale et la situation du peuple kikuyu, notamment celle des squatters sur les hauts plateaux blancs, ressemblait quelque peu à la situation féodale. La signification de la contestation peut donc être la même dans les deux cas. Par contre, il manque aux révoltes médiévales la dimension nationaliste, très importante dans le cas du mouvement mau-mau. On pourrait dire aussi qu'il manque à ces révoltes la dimension du racisme, bien que cela soit moins sûr. Ce qu'il manque, en effet, au Moyen Age, c'est la couleur comme critère d'une division entre hommes et sous-hommes. On acceptait cependant au Moyen Age comme postulat incontestable l'existence de différences ontologiques entre les différents « états » humains, et la haine 4. Ibid., p. 338.

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et le mépris des barons pour les « vilains » nous semblent avoir été aussi intenses que ceux d'un raciste blanc pour les « nègres ». N'oublions pas que c'est du 19e siècle, tout près de nous, que date le mot terrible d'un noble autrichien, le comte Von Windischgràtz : « L'homme ne commence qu'au baron ». Ce qui manque aussi au Moyen Age, c'est le heurt de civilisations qui a donné au mouvement mau-mau sa dimension supplémentaire de mouvement de renouveau culturel, que n'ont pas eue les insurrections médiévales. En dernière analyse, barons et vilains adhéraient aux mêmes valeurs culturelles, priaient le même Dieu, et avaient les mêmes modes de penser, malgré les différences d'état et de condition. Les colons européens du Kenya et les Kikuyu n'avaient pas ce fond commun de valeurs culturelles, de conceptions religieuses et de modes de penser, et le peuple kikuyu ne se voyait pas seulement menacé sur le plan social, économique et politique, mais aussi sur le plan culturel. A ce titre, la révolte mau-mau est certainement un phénomène plus total que les insurrections médiévales étudiées par H. Pirenne. Certains auteurs ont tenté d'assimiler la révolte mau-mau à des mouvements utopistes ou « nativistes » dans le sens donné à ce terme par R. Linton. Tel est le cas de J.C. Brown, qui compare la révolte kikuyu à la « Ghost Dance » américo-indienne, et de Sir Philip Mitchell, qui insiste longuement sur les prétendues ressemblances entre le mouvement mau-mau et la révolte Maji Maji en Afrique orientale allemande en 1905-1906. H y a également une remarque de G. Balandier que l'on pourrait peut-être interpréter dans ce sens. Cet auteur écrit, en effet, que la révolte mau-mau « n'est pas maîtrisée par les chefs nationalistes et ne se différencie pas suffisamment, sinon par son extension et sa durée, des rébellions désespérées qui ont flambé au cours du demi-siècle en Afrique et en Océanie » 5. Nous avons déjà montré que l'interprétation « nativiste » de la révolte mau-mau de J.C. Brown ne résiste pas à un examen critique et nous n'y reviendrons plus. Il en est de même pour la comparaison des révoltes maumau et maji maji entreprise par Sir Philip Mitchell 6. Il ressort des textes cités par Sir Philip Mitchell lui-même, que la révolte maji maji a été animée par les élites traditionnelles (chefs et sorciers-médecins), qu'elle préconisait un véritable retour au passé tribal et qu'elle n'acceptait que très peu d'éléments culturels occidentaux et chrétiens. Or, dans la mesure où la révolte kikuyu est une révolte traditionaliste, il s'agit comme nous l'avons vu, d'un traditionalisme par excès de modernité, ce qui lui donne une signification 5. G. Balandier, 1960, p. 18. 6. Voir Ph. Mitchell, 1954, A, pp. 247-250.

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toute autre que celle de la révolte maji maji. La remarque de G. Balandier est moins précise, l'auteur n'ayant pas pu, dans les limites d'une introduction, donner des exemples concrets des « rébellions désespérées » auxquelles il se réfère; quand il fait allusion aux rébellions de l'Océanie, il pense probablement aux « cargo-cuits ». Or, ces mouvements socio-culturels ne sont en général pas d'inspiration nativiste, mais constituent ce que nous avons appelé des « mouvements de renouveau culturel ». A ce titre seulement, une comparaison avec la révolte mau-mau se justifierait. Il nous semble cependant que si l'on examine la révolte mau-mau sous son aspect de révolte anti-coloniale, la comparaison ne se justifie plus. R. Firth définit ainsi le phénomène du « cargo-cult » : « It seems to me fairly obvious to assume that cargo-cults tend to arise as a resultant of several factors in operation together : a markedly uneven relation between a system of wants and the means of their satisfaction; a very limited technical knowledge of how to improve conditions; specific blocks or barriers to that improvement by poverty of natural resources or opposed political interests. What constitutes a cult is a systematized series of operations to secure the means of satisfaction by non-technical methods » 7. Force est de constater que la révolte mau-mau s'écarte au moins sur deux points fondamentaux de la définition de R. Firth : les combattants mau-mau connaissaient en partie les méthodes techniques pour améliorer la situation kikuyu, et ils n'ont pas employé des méthodes non techniques. La définition de R. Firth recouvre à peu près la notion de « magie du désespoir » employée par M. Gluckman et dont nous avons déjà montré qu'elle ne fait pas justice à la révolte mau-mau parce que celle-ci se fiait d'abord à ses armes et après seulement à Dieu et aux prophéties. Devons-nous conclure avec A. Sampson que « Le Mau-Mau ... n'a pas de parallèle réel ailleurs et ne peut être expliqué entièrement qu'en termes kikuyu » ? 8 Pas tout à fait peut-être. Il nous semble que l'histoire africaine récente nous montre quelques exemples de révoltes qui pourraient constituer un terrain spécialement fécond pour des analyses comparatives approfondies. Nous pensons notamment à l'insurrection malgache de 1947, la révolte de l'Angola en 1961, la révolte des Bamiléké et des Bassa du Cameroun de 1955, et les insurrections congolaises postérieures à l'indépendance. Dans ces quatre cas, on constate cette même ambiguïté, ce même mélange de traditionnel et de moderne qui est si caractéristique de la révolte mau-mau. Dans ces quatre cas, on voit agir les masses paysannes seules ou presque seules, mais dans 7. R. Firth, p. 130. 8. A. Sampson, p. 129.

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tous ces cas des leaders évolués ne sont pas loin : s'ils n'ont pas réussi à maîtriser la révolte, pour une raison ou pour une autre, leurs idées ont néanmoins inspiré les paysans en armes, comme c'était le cas de la révolte mau-mau. Prenons l'exemple des insurrections congolaises. Ce sont les masses anonymes d'abord qui font éclater la révolte, mais bientôt des leaders évolués ou semi-évolués entreprennent, sans beaucoup de succès du reste, l'encadrement et la coordination des différentes insurrections. Les partisans de base ont peut-être mal assimilé leurs idées, ils s'en sont néanmoins inspirés. D'ailleurs, tout en employant des moyens d'action traditionnels, les insurgés avaient des aspirations modernes et B. Verhaegen explique même les révoltes congolaises pour une grande partie par le décalage considérable entre les aspirations de promotion sociale et économique des masses populaires et les réalités de l'indépendance : « Les contraintes administratives et la répression politique étaient d'autant plus insupportables, qu'elles contrastaient totalement avec les promesses faites et les attentes de la masse concernant l'indépendance... L'indépendance immédiate, slogan du nationalisme congolais en 1960, devait, aux yeux des masses, non seulement satisfaire les nécessités du développement collectif du groupe, mais également combler les aspirations de chaque individu en particulier » 9. Le terme « traditionalisme par excès de modernité » nous vient naturellement à l'esprit. Sur un point cependant, les révoltes congolaises diffèrent sensiblement de la révolte mau-mau : survenues après l'indépendance, elles ne sont plus des révoltes proprement anti-coloniales, bien que le terme « seconde indépendance » souvent employé par les rebelles, montre qu'elles se considèrent en quelque sorte comme le prolongement « naturel » de la lutte anti-coloniale. Intéressant est également le cas de la révolte camerounaise. Comme la révolte mau-mau, elle nous montre l'ambiguïté d'un mouvement de contestation inspiré par des leaders évolués affichant un penchant prononcé pour des doctrines politiques modernes, et qui fait en même temps appel à des traditions tribales anciennes. W.R. Johnson dit par exemple : « One of the ironical facts about the UPC, and a factor that seriously affected its impact, was that despite the universalism of its objectives - reunification, independence, modernization - it was quite particularistic in its organizational base... Whether the Bamiléké and Bassa wings of the party differed much in their policy preferences during the early phases of the rebellion is less certain than is the fact that the organization of the guerilla activity in these areas was 9. B. Verhaegen, p. 63.

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wedded very closely to and shaped by the tribal cultures and structures » 10. N'oublions pas non plus que la révolte bamiléké comme celle des Kikuyu avait en même temps un aspect de guerre civile entre propriétaires fonciers et paysans sans terres et entre jeunes hommes sans statut et notables traditionnels, guerre civile dont les modalités ressemblaient beaucoup à celles de la guerre civile kikuyu 11 . Une dernière remarque à ce sujet. D'après P. Alexandre, les rites de désacralisation bamiléké auraient ressemblé aux rites de désacralisation mau-mau à tel point que certains observateurs se sont même interrogés sur d'éventuelles influences du Mau-Mau sur la révolte bamiléké 12. Pour ce qui est de la révolte malgache, il semble que les rebelles aient appartenu aux tribus les plus archaïques, comme les maquisards mau-mau appartenaient aux couches sociales les moins évoluées. Par ailleurs, de même que dans le cas du Kenya, le régime colonial a inculpé et fait condamner des chefs nationalistes évolués qui n'ont probablement pas joué un rôle prépondérant dans la préparation de la révolte, mais dont les idées ont dû avoir une certaine prise sur les insurgés. En ce qui concerne la révolte de l'Angola du Nord, il nous semble être en présence d'une révolte d'inspiration en partie traditionaliste, dans la mesure où l'image de l'ancien Royaume du Kongo hante les esprits, mais dirigée de loin par des intellectuels nationalistes et évolués dont on peut se demander quelles sont l'influence et l'autorité réelles qu'ils exercent sur leurs partisans de base dans le maquis. A la différence de la révolte mau-mau qui n'a pas eu à sa tête des intellectuels et qui n'a pas été représentée à l'étranger par des évolués, au moins trois des quatre révoltes que nous venons d'évoquer (celles du Cameroun, du Congo et de l'Angola) ont bénéficié d'une représentation à l'étranger par des leaders intellectuels. Nous ne croyons pas que cette différence soit essentielle, parce que le contrôle de ces intellectuels sur leurs partisans sur le terrain semble être ou avoir été relativement lâche et en tout cas insuffisant pour porter les révoltes en question au niveau de véritables révolutions. Supposons que Jomo Kenyatta ait pu échapper à la détention et se soit réfugié à l'étranger. Qu'est-ce que cela aurait changé à la révolte mau-mau, dans les conditions de 1952, sauf que l'image de la révolte en Europe se serait peutêtre modifiée quelque peu, ses aspects tribaux et sauvages cédant légèrement le pas au profit de ses aspects plus modernes ? N'oublions pas que Mbiyu Koinange, le deuxième héros national du peuple kikuyu, se trouvait en Angleterre au moment de la déclaration de l'état d'urgence et qu'il n'a jamais 10. W.R. Johnson, p. 10. 11. Ibid., pp. 13-15. 12. P. Alexandre, communication personnelle.

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été arrêté. Il s'est efforcé pendant des années de représenter la révolte kikuyu à l'extérieur, tant en Angleterre qu'aux Etats-Unis, comme en témoignent ses publications. Seulement, il n'a pu exercer aucune influence sur les maquisards, et force est de constater que la révolte mau-mau est venue en quelque sorte trop tôt. Si la révolte avait éclaté dix ans plus tard, vers 1962, par exemple, que seraient devenus les maquisards mau-mau, réduits à leurs propres ressources en 1952 ? Ils auraient probablement pu tirer profit de l'existence de nouveaux pays indépendants aux frontières du Kenya, favorables aux mouvements révolutionnaires dans des pays frères, comme l'ont fait les maquisards angolais. Ils auraient probablement bénéficié de l'intérêt croissant des deux pouvoirs mondiaux pour les événements de l'Afrique Noire et de l'éveil de la conscience mondiale en ce qui concerne le problème de la décolonisation. Des tentatives d'encadrement par des évolués auraient été, en ce cas, plus faciles. La question se pose de savoir si la révolte mau-mau serait devenue alors une véritable révolution ? Nous n'en sommes pas sûrs. Les révoltes congolaises, malgré un encadrement beaucoup plus intensif et malgré une certaine internationalisation du conflit ont finalement sombré dans la Jacquerie, et il est possible que la révolte mau-mau eût connu, malgré tout, le même sort. D'un autre côté, la révolte mau-mau semble à certains égards déjà plus moderne que les révoltes congolaises, qui se trouvent encore au stade de la « magie du désespoir » (« les balles de l'ennemi se changeront en eau si vous attaquez sans regarder ni à droite, ni à gauche, mais droit devant vous »), alors que les Kikuyu se fiaient avant tout à la force de leurs propres fusils. C'est encore la révolte, mais une révolte qui aurait peut-être pu, dans des circonstances plus favorables, se métamorphoser en révolution. En tout cas, la volonté ne manquait pas chez ses partisans les plus conscients qui se sont toujours considérés comme les simples « jeunes étoiles » remplaçant temporairement « Le Soleil et la Lune », les leaders évolués. Nous avons été frappés au cours de nos lectures sur les mouvements insurrectionnels par la confusion qui règne dans ce domaine en matière de terminologie. Aucune définition de révolte, de révolution ou de rébellion ne semble faire l'unanimité, chaque auteur employant sa propre terminologie, sans tenir compte des notions forgées par ses prédécesseurs. Dans ce dernier chapitre, nous essayerons de mettre sur pied une terminologie qui recouvre l'ensemble des manifestations insurrectionnelles. Cette tentative nous permettra en même temps de mieux saisir le phénomène mau-mau, dans la mesure où elle fera comprendre pourquoi nous avons parlé tout au long de notre étude de la révolte mau-mau et non pas de la révolution ou de la rébellion mau-mau. Notons tout de suite que le dictionnaire nous est de très peu de secours

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dans notre tentative de forger une terminologie scientifique valable. On trouve, par exemple, dans le Petit Littré (édition 1959), sous le titre « révolution », la définition suivante : « Changement brusque et violent dans la politique et le gouvernement d'un Etat », et ensuite : « D'une façon abstraite, la révolution, système d'opinions composées d'hostilité au passé et de recherche d'un nouvel avenir ». Pour « révolte », on trouve : « Soulèvement contre l'autorité établie » et, pour « rébellion » : « Acte de rebelle », un « rebelle » étant défini comme « celui, celle qui se révolte » tandis que l'adjectif « rebelle » signifie : « qui se soulève contre une autorité légitime ». Cet ensemble de définitions ne nous offre guère de points de départ valables. Pour notre part, nous commençons notre classification par une définition de la notion d'insurrection. Nous utiliserons cette notion comme un concept neutre et général désignant toute tentative de renverser par des moyens violents l'autorité établie. Il convient ensuite de distinguer entre différents types de mouvements insurrectionnels. Nous proposons d'abord de réserver le terme rébellion pour les mouvements ayant pour but de dénoncer des abus qui se sont glissés au sein des structures politiques, sociales et économiques existantes sans mettre en cause ces structures en tant que telles et sans viser à des modifications profondes de ces structures. Cette définition s'approche de celle donnée par M. Gluckman, que nous avons déjà eu l'occasion de citer : «... in certain types of society, when subordinates turn against a leader ... they may only turn against him personally, without necessarily revolting against the authority of the office he occupies. They aim to turn him out of 'that office and to install another in it. This is rebellion, not revolution. A revolution aims to alter the nature of political offices and of the social structure in which they function, and not merely to change the incumbents in persisting offices » 13. En écrivant ce texte, M. Gluckman a pensé plus spécialement aux royaumes traditionnels de l'Afrique centrale et australe, où la lutte entre différentes factions au sein de la famille royale est un phénomène endémique qui éclate à chaque succession au trône. H nous semble que sa définition peut s'appliquer également à d'autres cas, comme par exemple certains coups d'Etat militaires qui se sont produits récemment dans le tiers monde (Pakistan,Soudan exanglo-égyptien, Haute-Volta, République centrafricaine) où les militaires rebelles ont dénoncé les abus de leurs prédécesseurs au pouvoir sans procéder toutefois à des changements fondamentaux des structures politiques et sociales existantes. Précisons que nous ne pouvons pas classer dans cette catégorie tous les coups d'Etats qui se sont produits dans le tiers monde au cours du 13. M. Gluckman, 1959, p. 28.

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dernier demi-siècle. Ceux de Nasser en Egypte et de Kemal Atatiirk en Turquie relèvent du domaine de la révolution; il en est peut-être de même pour le coup d'Etat militaire que s'est produit il y a quelques années en Birmanie. Dans ces cas, des changements fondamentaux ont eu lieu : abolition de la monarchie en Turquie et en Egypte, instauration d'une économie socialiste ou collectiviste en Birmanie. Avant de poursuivre notre classification des phénomènes insurrectionnels, nous voulons consacrer encore quelques remarques aux conclusions théoriques que M. Gluckman a tirées de ses analyses du phénomène de rébellion dans les royaumes traditionnels africains. Il s'agit notamment du rôle d'intégration et de cohésion sociales qu'il croit pouvoir attribuer à ces rébellions. En s'appuyant sur l'exemple du Royaume zulu, Gluckman exprime ainsi sa pensée sur ce point : « . . . if a bad king was to be replaced, he had to be replaced by another member of the royal family. Thus the rebellion attacked the ruling king but not kingship itself or the claims of the royal family to it ... We may indeed go further and say that where the rebellion was against a tyrannical king, the rebels were fighting to defend the kingship, and the values of its office, against the tyrant himself... This has lead me to think that these rebellions may be necessary to keep the system from breaking into its component parts... In short, I am suggesting ... the idea that until a state has an integrated economic system, rebellion against the King, and a struggle for the kingship, inhibit the achievement of independence. All sections struggle for the kingship, and this unifies them. They seek to place their own prince on the throne; they do not try to become independent from the kingship » Dans une publication ultérieure, et en réponse à quelques remarques critiques formulées par I. Schapera, M. Gluckman est revenu en partie sur ses idées. Il a notamment dû admettre avoir pensé en des « termes fonctionnalistes simplistes » et il a dû admettre également que l'histoire des royaumes de l'Afrique centrale et australe montre autant d'exemples de rébellions ayant mené à des sécessions et à des fondations d'Etats nouveaux que de rébellions ayant mené au renforcement de l'unité et de la cohésion sociales. Il a cependant réaffirmé que là où la rébellion ne mène pas à la sécession, la cohésion sociale s'en trouve en dernière analyse renforcée 15 . Il nous semble que même cette affirmation puisse encore prêter à contestation. En effet, il paraît douteux que l'on puisse toujours interpréter la rébellion comme un facteur d'intégration sociale, surtout si l'on ne s'arrête pas au seul moment que représente cette rébellion particulière, mais si on la considère comme partie 14. Ibid., p. 43-45.

15. M. Gluckman, 1963, A, pp. 20-21.

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intégrante d'un long processus historique marqué périodiquement par des rébellions. Après tout, même si les rebelles ne se tournent pas consciemment contre la royauté en soi, chaque rébellion conduit à des pertes sévères tant du point de vue des vies humaines que du point de vue de la production économique. A la longue, la répétition périodique de cette lutte intestine peut être hautement nuisible au système politique en question et l'affaiblir dangereusement au point de provoquer directement ou indirectement sa désintégration totale. L'analyse de l'histoire du Royaume du Kongo faite par G. Balandier 1G, montre que notre hypothèse n'est pas une spéculation purement gratuite. La colonisation portugaise et les guerres civiles périodiques semblent avoir été les deux facteurs à la base de la disparition du puissant Royaume du Kongo. Sans le vouloir, la rébellion a finalement détruit ici les structures mêmes qu'elle prétendait défendre. Comme nous l'avons vu, M. Gluckmann a fait lui-même en partie son autocritique en s'accusant d'avoir pensé en « termes fonctionnalistes simplistes » et d'avoir conçu la structure sociale « de façon plutôt rigide ». Ceci est vrai, mais il nous semble qu'il y a plus. Nous avons été frappés il y a quelque temps par une analyse - par ailleurs brillante - consacrée par S. Ottenberg aux oracles ibo. Ces oracles avaient comme particularité que celui qui était mis en tort dans un procès était souvent réduit à l'état d'esclave et vendu aux négriers européens. Dans son article S. Ottenberg interprète cette particularité des oracles ibo comme un élément social positif dans la mesure où elle favorise l'intégration sociale en éliminant les éléments provocateurs de troubles et de frictions ou considérés comme tels, au sein de la société. Au cours d'une séance de travaux pratiques, nous avons traité cette conception des réalités sociales de « fasciste » en nous appuyant sur l'argumentation suivante : dans la société national-socialiste allemande, les Juifs étaient considérés par la quasi-totalité des Allemands comme des éléments provocateurs de troubles et de frictions; les Juifs ont été éliminés dans les chambres à gaz, et par conséquent, les chambres à gaz doivent être considérées comme un élément de cohésion sociale, ayant contribué fortement à l'intégration de la société allemande, comme les oracles (« chambres à gaz » ibo) ont contribué à l'intégration de la société ibo. Bien sûr, nous ne voulions nullement suggérer que S. Ottenberg serait vraiment un fasciste, qui aurait pris la défense des camps d'élimination nazis. Nous voulions seulement dénoncer ainsi, en l'exagérant, une manière de penser fréquente chez les sociologues et les anthropologues, habitués par leur métier à ne s'intéresser qu'au bon fonctionnement des systèmes sociaux en tant que systèmes et ayant tendance à 16. G. Balandier, 1965.

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oublier de temps en temps que ces systèmes sociaux doivent finalement être subordonnés aux intérêts d'un certain nombre d'êtres humains. Ces sociologues et anthropologues apparaissent comme ayant souvent tendance à penser inconsciemment : que les hommes périssent, pourvu que le système fonctionne. M. Gluckman fait un peu cela quand il nous entretient longuement des vertus des guerres civiles et de leurs effets positifs sur l'intégration et la cohésion sociales sans penser aux êtres humains tombés au cours de ces rébellions et aux souffrances de leurs proches qui survivent. Revenons maintenant à notre tentative de classifier les phénomènes insurrectionnels. A la rébellion, définie par nous comme une insurrection « réformiste » ou « partielle », s'opposent ce que l'on peut appeler les insurrections « totales ». A l'intérieur de cette catégorie on peut distinguer plusieurs sous-catégories. L'analyse des révoltes paysannes du Moyen Age nous suggère une première distinction à faire. Nous avons vu que la Jacquerie et certaines autres insurrections du même type sont des « explosions de fureur destructrice suscitées par la misère pure et simple » des insurrections muettes, sourdes et aveugles qui restent sans lendemain. Pour ces insurrections inspirées par une haine farouche des oppresseurs, mais qui ne savent s'exprimer qu'en abattant ces oppresseurs sans être capables d'organiser ou même de penser la société de demain, pour ces insurrections totales, mais « inconscientes », nous proposons le terme de soulèvement. Au soulèvement s'oppose ensuite l'insurrection totale et consciente d'ellemême, qui vise à changer de façon profonde et fondamentale les structures sociales, politiques et économiques existantes, et qui s'inspire d'une idéologie distincte et clairement formulée, au moins dans ses grandes lignes. Notre analyse de la révolte mau-mau nous amène à faire à l'intérieur de cette catégorie une nouvelle distinction, entre révolte et révolution. En partant du mot fameux : « Non, Sire, ce n'est pas une révolte, c'est une révolution », Albert Camus a fait entre ces deux concepts une distinction qui se base essentiellement sur le fait que la révolution est « la certitude d'un nouveau gouvernement » alors que « le mouvement de révolte, à l'origine, tourne court » 1S. Chez Camus, la notion de révolte couvre également celle de soulèvement. Par conséquent, cet auteur fait une différence plus grande entre révolte et révolution que nous le ferons nous-mêmes, mais son idée de base peut cependant nous servir dans l'élaboration de notre propre terminologie. Sur quoi se fond cette certitude que dès le début la révolte tournera nécessairement court, et que la révolution s'imposera avec la même fatalité ? A. Camus répond à cette question sur le plan philosophique. Nous nous 17. L'expression est de N. Cohn, 1962, A, p. 9. 18. A. Camus, p. 136.

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proposons de répondre à la même question sur un plan plus pratique. Nous avons déjà dit que révolte et révolution sont tous les deux des mouvements conscients d'eux-mêmes, qui visent à changer fondamentalement les structudes existantes, et qui s'inspirent d'une idéologie distincte. La différence, pour nous, réside dans le fait que la révolution se sert de tous les acquis, dans le sens le plus large du terme, de la société ou de la classe dominante et qu'elle est ainsi un dépassement véritable de ce qui existe. La révolte par contre, ne maîtrise pas ou pas suffisamment les acquis de la société ou de la classe dominante et c'est pour cela qu'elle part battue, qu'elle tourne court. Précisons notre pensée : quand nous parlons des acquis de la classe ou de la société dominante, nous pensons à un éventail de phénomènes aussi divers que les techniques guerrières, les idéologies, les techniques d'organisation et de communication, les techniques de propagande et de « public relations », etc. Ainsi, c'est le dépassement sur tous les terrains et dans toutes ou presque toutes les « techniques » qui fait la force d'une révolution. Or, pour arriver au stade où le dépassement est possible et pour devenir une véritable révolution, il faut que le mouvement insurrectionnel soit guidé, dirigé et contrôlé par des intellectuels ayant acquis la maîtrise nécessaire de la civilisation dominante et de ses techniques. Ces intellectuels peuvent émaner soit de la classe dominante elle-même et se mettre au service des classes opprimées, comme cela a été le cas de la plupart des dirigeants et des idéologues marxistes, soit des classes dominées, ce qui s'est produit dans les pays colonisés où quelques privilégiés et quelques individus à la volonté et à l'endurance exceptionnelles ont pu acquérir la maîtrise de la pensée et des techniques de la civilisation dominante, sans se faire incorporer par la suite dans le système dominant, ou sans pouvoir le faire à cause de leur couleur. Ces intellectuels ne doivent pas seulement avoir maîtrisé tous les acquis de la société dominante, ils doivent connaître également toutes les faiblesses et toutes les contradictions de cette société et se servir de cette connaissance pour faire vaincre la révolution. C'est pour cela que nous avons parlé tout au cours de notre étude de l'insurrection mau-mau comme d'une révolte. Tous les éléments de l'insurrection totale sont là : la conscience de soi-même, la volonté d'un changement total des structures existantes, l'idéologie distincte, tous les éléments, sauf la maîtrise des acquis de la civilisation occidentale. La révolte mau-mau a employé des techniques de guerre et une stratégie militaire démodées, elle est restée prisonnière de certains modes de penser traditionnels tout en ayant assimilé en partie quelques doctrines nationalistes modernes, elle n'a pas su faire sa publicité et n'a pas réussi à imposer à l'adversaire l'internationalisation du conflit. Elle est restée ainsi une révolte et elle a tourné court. Notons toutefois l'étonnante lucidité de ces

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révoltés mau-mau, ces « jeunes étoiles » à la recherche d'une élite qui puisse assumer la direction de leur révolte pour en faire une révolution. L'allégorie de Dedan Kimathi, qui peut paraître quelque peu simpliste et enfantine au premier abord, prend ici toute sa signification profonde. Notons encore que la présence d'intellectuels à la tête d'une insurrection, facteur décisif à notre avis pour sa réussite, n'est pourtant pas l'unique facteur en jeu. Sans armées, le meilleur général est voué à l'échec, et il en est de même pour les révolutionnaires. Si les masses ne suivent pas du tout ou si elles veulent bien suivre mais sont incapables d'assimiler et de comprendre suffisamment l'apport des intellectuels, même une révolution peut tourner court. Le cas semble se produire actuellement dans plusieurs pays latinoaméricains où, malgré la présence d'une poignée d'intellectuels révolutionnaires, les maquis paysans ne semblent pas vouloir décoller. Il peut aussi arriver qu'une insurrection ne parvienne pas à se décider à être une révolte ou une révolution, soit parce que le contrôle des intellectuels sur les événements est insuffisant malgré une adhésion suffisante des masses, soit parce que ces intellectuels sont des hommes partiellement instruits, mais pas suffisamment affranchis eux-mêmes de certains modes de penser traditionnels. Tel a été le cas, semble-t-il, des « rébellions congolaises », analysées par B. Verhaegen, rébellions qui deviennent dans notre terminologie des révoltes. Le livre de B. Verhaegen nous a en effet donné l'impression que les leaders intellectuels de ces révoltes n'ont pas su contrôler suffisamment leurs militants de base, qui agissaient trop souvent de leur propre gré en défiant les instructions reçues. De plus, ces intellectuels s'inspiraient peut-être dans certains cas d'idéologies révolutionnaires modernes comme le faisaient Pierre Mulele (références à Lénine et à Mao Tse Toung) et certains réfugiés de Brazzaville (références à Che Guevara et au VietMinh) mais il ^'agissait d'une inspiration superficielle, l'idéologie moderne n'ayant pas été maîtrisée et assimilée suffisamment. B. Verhaegen montre par exemple que certains documents à l'usage des combattants congolais comprennent de longues citations de Che Guevara, sans mention de source, et, défaut plus grave, sans qu'il y ait eu le moindre effort de « traduire » ces textes pour les adapter aux conditions spécifiques congolaises, de sorte que certains passages deviennent simplement ridicules 19. Ceci montre que les intellectuels révolutionnaires congolais n'ont pas été à la hauteur de la tâche, raison pour laquelle les révoltes congolaises sont restées bloquées comme un ascenseur entre deux étages. Ces cas limites entre révolte et révolution sont en général voués à l'échec, à moins que la résistance rencontrée soit telle19. Voir B. Verhaegen.

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ment faible et le système politique et social dominant tellement pourri que même un coup de pouce le ferait tomber. La résistance rencontrée par un mouvement insurrectionnel est en effet un troisième facteur qui décide de sa réussite, et même une véritable révolution peut tourner court, au moins temporairement, si la classe dominante a les moyens techniques pour se défendre et surtout la volonté de s'en servir. C'est ainsi que la révolution communiste chinoise a semblé tourner court à plusieurs reprises au cours des années 20 et 30. Nos réflexions sur les notions de révolte et de révolution nous amènent à consacrer quelques brèves remarques à certaines thèses de F. Fanon en ce qui concerne la ferveur révolutionnaire des masses paysannes du tiers monde, thèses qui semblent à première vue contredire les nôtres. F. Fanon lui-même résume sa thèse ainsi : « . . . il est clair, que, dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n'a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l'affamé, est l'exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paye » 20. Ceci semble contredire nos thèses, mais en réalité, la contradiction n'est qu'apparente. Elle repose d'abord sur l'emploi, différent du notre, du terme « révolutionnaire » par F. Fanon. Les masses paysannes du tiers monde sont peut-être les premières à penser que, seule, la violence paye, les combattants mau-mau nous l'ont bien prouvé. Seulement, être prêt à employer la violence ne veut pas encore dire avoir une conscience révolutionnaire dans le sens que nous avons donné à ce terme et Fanon lui-même le reconnaît explicitement quand il dit : « Ces insurrections armées ne représentent qu'un des moyens utilisés par les masses rurales pour intervenir dans la lutte nationale... Spontanément, les paysans créent l'insurrection généralisée, le colonialisme prend peur, s'installe dans la guerre ou négocie. Comment réagissent les partis nationalistes à cette irruption décisive des masses paysannes dans la lutte nationale 7 ... Les cadres politiques se terrent dans les villes, font comprendre au colonialisme qu'ils n'ont pas de rapport avec les insurgés ou partent à l'étranger. Il arrive rarement qu'ils rejoignent le peuple dans les montagnes. Au Kenya, par exemple, pendant l'insurrection mau-mau, aucun nationaliste connu n'a revendiqué son appartenance à ce mouvement ou tenté de défendre ces hommes... Les partis nationalistes ne tentent pas d'introduire dans les masses rurales, qui sont à ce moment entièrement disponibles, des mots d'ordre... [Ils] n'exploitent pas la possibilité qui leur est offerte d'intégrer les masses rurales, de les politiser, d'élever le niveau de leur lutte » 21. Donc, F. Fanon ne nie nullement le fait que la « spontanéité » paysanne 20. F. Fanon, p. 46.

21. Ibid., pp. 88-89.

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doive être encadrée et que la « disponibilité » des masses rurales doive être élevée à un niveau plus haut. Quand il stigmatise les intellectuels nationalistes, ce n'est pas parce que la révolution n'aurait pas besoin d'intellectuels, mais parce que les intellectuels nationalistes ne jouent pas le rôle révolutionnaire qui pouvait être le leur. Nous pouvons maintenant développer encore un peu plus la question des rapports qui peuvent exister entre révolte et révolution. Différents exemples historiques montrent que les deux phénomènes ne s'excluent pas mutuellement, mais peuvent être contemporains et même coexister l'un à côté de l'autre au sein d'un même mouvement insurrectionnel, dans le sens qu'une révolution peut « coiffer » une ou plusieurs révoltes. Tel est par exemple l'avis de E.J. Hobsbawn qui a évalué pour les différents types de « rébellions archaïques » 22 analysés par lui, la possibilité d'être incorporés au sein d'un mouvement révolutionnaire moderne. Après avoir constaté que le « banditisme social » et les sociétés secrètes rurales du type « mafia » se révèlent en général réfractaires à une telle incorporation, cet auteur écrit : « ... millenarian movements ... are more easily modernized or absorbed into modern social movements. The interesting problem here is, how and how far this modernization takes place. I suggest that it does not take place, or takes place only very slowly and incompletely, if the matter is left to the peasants themselves. It takes place most completely and successfully, if the millenarian movement is fitted into a framework of organization, theory and programme which comes to the peasants from outside » 23. Comme exemple d'une telle intégration réussie, E.J. Hobsbawn cite le mouvement millénariste des Fasci siciliens de la fin du 19e siècle, incorporé aujourd'hui dans les mouvements socialistes et communistes modernes; par contre, le mouvement anarchiste et millénariste andalou, qui date également de la seconde moitié du 19e siècle, s'est essoufflé de lui-même, parce que ce mouvement s'est converti par la suite à la doctrine anarchiste de Bakounine, « a theory which virtually told the peasants that their spontaneous and archaic form of social agitation was good and adequate » 24. Plus loin, E.J. Hobsbawn poursuit : « Millenarism, in fact is not merely a touching survival from an archaic past, but an extremely useful phenomenon, which modern social and political movements can profitably utilize to spread their range of influence... For, as we have seen, without being imprinted with the right kind of ideas about political organization, strategy and 22. Dans notre terminologie, les « rébellions » de E.J. Hobsbawn sont plutôt des révoltes que des rébellions. 23. E.J. Hobsbawn, p. 6.

24. Ibid., p. 6.

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tactics and the right kind of programme, millenarism inevitably collapses... However, when harnassed to a modern movement, millenarism can not only become politically effective, but it may do so without the loss of that zeal, that burning confidence in a new world, and that generosity of emotion which characterizes it even in its most primitive and perverse forms » 25. L'analyse de E.J. Hobsbawn rejoint ici nos idées sur les rapports entre révolte et révolution : pour qu'une révolte devienne une révolution il faut un « saut qualitatif » qui peut s'effectuer seulement sous la direction d'un groupe d'intellectuels modernes. La révolte, liée ainsi à une révolution, ou plutôt coiffée par une révolution, ne perd pas forcément sa saveur ou sa vigueur, mais subsiste comme une rivière souterraine puissante et vivifiante au sein de la révolution. Nous sommes même tentés de croire que la plupart des révolutions coiffent en réalité des révoltes, c'est-à-dire que les sentiments, les aspirations et l'idéologie de la majorité des partisans de base d'une révolution ne dépassent souvent pas ceux que l'on constate chez des hommes révoltés tels que les maquisards mau-mau. Que ces insurrections nous paraissent néanmoins être des révolutions et le soient effectivement provient du fait que les intellectuels qui les dirigent les marquent d'un sceau moderne qui cache et fait oublier l'esprit beaucoup moins moderne qui règne à la base. Il serait par exemple très intéressant à cet égard d'aller interroger les militants de base de la révolution algérienne avec la même objectivité et le même sérieux dont a témoigné D.L. Barnett lorsqu'il a interrogé les maquisards mau-mau. Une telle enquête pourrait nous révéler des faits hautement intéressants sur les rapports entre révolte et révolution. Nous pensons spécialement à la révolution algérienne, parce que l'étude de J. Favret sur l'Aurès nous a mis en présence d'une révolution nationaliste moderne qui a effectué, une fois l'indépendance acquise, un retour en arrière pour redevenir une révolte animée par des bandits sociaux dont les objectifs sont modernes, mais dont les modes de penser et les moyens de lutte sont traditionalistes. Ce cas nous montre de nouveau l'importance du rôle des intellectuels dans une révolution : en effet, c'est après la « retraite » des intellectuels révolutionnaires vers les grandes villes que l'insurrection rurale de l'Aurès, qui semblait au cours de la lutte pour l'indépendance nationale faire partie intégrante d'une révolution moderne, est redevenue la révolte, qu'elle a probablement toujours été au niveau des masses paysannes. Ceci nous montre que, contrairement à ce que l'on pourrait penser à première vue, il n'y a pas une suite chronologique entre révolte et révolution, 25. Ibid., pp. 106-107.

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c'est-à-dire que ces deux phénomènes ne représentent pas deux moments d'une évolution se suivant nécessairement l'un l'autre, la révolte précédant toujours la révolution. Comme nous venons de le voir, l'inverse peut se produire également et très souvent les deux phénomènes sont contemporains. Au lieu d'être deux moments dans une évolution chronologique, ce sont deux expressions différentes d'un même sentiment de haine contre les oppresseurs et d'une même aspiration de liberté, de justice et d'égalité émanant de deux groupes différents au sein de la société dominée ou des classes opprimées, deux groupes qui n'ont pas atteint la même connaissance et la même maîtrise des acquis de la société ou de la classe dominante.

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SUPPLÉMENTAIRE

Après avoir terminé notre étude, nous avons pris connaissance d'un certain nombre de publications concernant le Kenya et la révolte mau-mau dont le lecteur trouvera la liste ci-dessous. Certains d'entre elles nous ont beaucoup appris et nous regrettons de ne pas avoir pu en tenir compte dans notre texte. Nous tenons cependant à souligner que notre interprétation du phénomène mau-mau, telle qu'elle a été formulée dans ce livre, est restée la même sur tous les points fondamentaux malgré nos lectures ultérieures. Beck, A., « Some observations on Jomo Kenyatta in Britain : 1929-1930 », Cahiers d'Etudes Africaines, 6 (22), 1966 (2). Bennett, G., «Revolutionary Kenya: The fifties. A review», Race, 7 (4), avril 1967. Bennett, G., « Imperial paternalism : the representation of African interests in the Kenya Legislative Council », in F. MADDEN et K. ROBINSON, éds., Essays in Imperial Government, Oxford, 1963. Carey Jones, N.S., « The decolonization of the White Highlands of Kenya », Geographical Journal, 131, pt 2, juin 1965. Evans, P., Law and Disorder. Scenes of Life in Kenya, London, 1956. Kenyatta, J., Harambee ! The Prime Minister of Kenya's Speeches, 1963-1964. Nairobi etc., 1964. Kenyatta, J., My People of Kikuyu and The Life of Chief Wangombe. Nairobi, 1966. Kenyatta, J., Suffering without Bitterness. The Founding of the Kenya Nation. Nairobi, 1968. Kibicho, S.G., « The interaction of the traditional « kikuyu » concept of God with the biblical concept », Cahiers des Religions Africaines, 4, 2m° année, juillet 1968, vol. 2. Lawren, W.L., « Masai and Kikuyu : An historical analysis of culture transmission », Journal of African History, 9 (4), 1968. MC William, M., » Economic policy and the Kenya Settlers », in F. MADDEN et K. ROBINSON, éds., Essays in Imperial Government, Oxford, 1963. Mazrui, A.A., On Heroes and Uhuru-Worship. Essays on Independent Africa. London, 1967.

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