Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot : Sur les traces d’un inconnu (1798-1876) 9782081382428

Dans ce livre devenu un classique, Alain Corbin s'est penché sur le grouillement des disparus de XIXe siècle, en qu

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French Pages 360 [365] Year 1998

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Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot : Sur les traces d’un inconnu (1798-1876)
 9782081382428

Table of contents :
Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot......Page 1
Prélude......Page 7
1. L'espace d'une vie......Page 23
2. « L'infini d'en bas »......Page 51
3. Affinités électives et parentèles......Page 73
4. Le langage de l'analphabète......Page 95
5. Le sabotier, la fileuse et les gantières......Page 121
6. Les plaisirs de l'arrangement......Page 155
7. Le passé décomposé......Page 199
8. Les invasions......Page 225
9. « L'audace des pauvres »......Page 249
10. Le paroissien, le garde et l'électeur......Page 271
Notes......Page 319

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LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT

DU MÊME AUTEUR DANS LA MÊME COLLECTION L’Avènement des loisirs, 1859-1960. Le Ciel et la Mer. Les Cloches de la Terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle. Les Conférences de Morterolles (hiver 1895-1896) : à l’écoute d’un monde disparu. La Douceur de l’ombre. L’arbre, source d’émotions, de l’Antiquité à nos jours. Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle. Les Filles de rêve. L’Harmonie des plaisirs : les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie. Le Miasme et la Jonquille. L’odorat et l’imaginaire social aux XVIIIe-XIXe siècles. Le Temps, le désir et l’horreur. Essais sur le XIXe siècle. Le Territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage. Le Village des « cannibales ».

Alain CORBIN

LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT Sur les traces d’un inconnu (1798-1876)

Des cartes de la région se trouvent pages 18 à 21.

© Flammarion, 1998. © Flammarion, 2016 pour la présente édition en coll. « Champs ». ISBN : 978-2-0813-8242-8

PRÉLUDE Recherche sur l’atonie d’une existence ordinaire Louis-François Pinagot a existé. L’état civil en témoigne. Il est né le 2 messidor an VI (20 juin 1798) « sur les trois heures du soir ». Il est mort à son domicile, le 31 janvier 1876. Puis il a sombré dans un oubli total. Jamais il n’a pris la parole au nom de ses semblables. Sans doute n’y a-t-il pas même songé ; d’autant qu’il était analphabète. Il n’a été mêlé à aucune affaire d’importance. Il ne figure sur aucun des documents judiciaires qui ont échappé à la destruction. Il n’a jamais fait l’objet d’une surveillance particulière de la part des autorités. Aucun ethnologue n’a observé ses manières de dire ou de faire. En bref, il est bien celui que je cherchais. Il s’agit, en effet, d’inverser les procédures de l’histoire sociale du XIXe siècle. Celle du « peuple », sinon celle des élites, se fonde sur l’étude d’une gamme restreinte d’individus au destin exceptionnel 1 ; lesquels, par le seul fait de prendre la plume, se sont extirpés du milieu qu’ils évoquent. Ils ont voulu porter témoignage ou se constituer en exemples ; d’où ces études présentées comme autant d’analyses de la « parole ouvrière », de la « parole des femmes » ou de celle des « exclus ». Ces travaux ont fait le bonheur des éditeurs depuis la fin des années 1960. On ne s’est guère interrogé sur ce que les membres de cet être collectif, qui ne cesse d’advenir au

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cours du siècle et que l’on baptise « peuple », pouvaient alors penser de ces témoignages militants. Il arrive, certes, qu’un événement fortuit jette une brutale et brève lumière sur le grouillement des disparus ; qu’un individu anonyme fasse l’objet d’une enquête précise à la suite d’une catastrophe, d’une émeute ou d’un crime. Mais tout cela relève de l’exceptionnel, du paroxysme qui ouvre sur les profondeurs, sans nous décrire l’atonie des existences ordinaires. Mon but est, ici, d’opérer un rassemblement, puis d’effectuer un assemblage de traces dont aucune n’a été produite par le désir de construire l’existence de LouisFrançois Pinagot en destin, ni même de le désigner comme un individu susceptible d’en avoir un. En bref, il s’agit de recomposer un puzzle à partir d’éléments initialement dispersés ; et, ce faisant, d’écrire sur les engloutis, les effacés, sans pour autant prétendre porter témoignage. Cette méditation sur la disparition vise à faire exister une seconde fois un être dont le souvenir est aboli, auquel aucun lien affectif ne me rattache ; avec lequel je ne partage, a priori, aucune croyance, aucune mission, aucun engagement. Il s’agit de le re-créer, de lui offrir une seconde chance – assez solide dans l’immédiat – d’entrer dans la mémoire de son siècle. À l’échelle du temps de notre planète, l’entreprise apparaît, certes, dérisoire. Toute résurrection ne peut être que prélude à un effacement ultime. À l’inverse, toute disparition suppose un spectateur ; c’est bien cette conviction qui a, au cours des millénaires, tout autant que la mort inéluctable, fondé le sentiment de la vanité des choses ; c’est elle qui explique le recours à ce Jugement dernier, grande scène d’histoire, qui serait l’occasion d’une récapitulation totale du passé de chacun. Reste que le plus saisissant pour nous n’est pas que la quasi-totalité des hommes de la préhistoire et des siècles

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lointains aient, pour l’heure, disparu sans laisser de traces, mais bien que cela soit aussi le lot des individus qui nous ont immédiatement précédés. Ce jeu troublant de la proximité et de la disparition m’a incité à choisir un être récemment englouti, avec tous ceux qui l’entouraient. Louis-François Pinagot a probablement songé à laisser une trace ; peut-être l’a-t-il même vivement désiré et s’y est-il activement employé. Il a pu s’agir d’un animal dressé, d’un arbre planté et cultivé avec soin, d’un bâtiment, d’un jardin, d’un outil, d’un savoir-faire, d’un exemple, d’une photo inattendue. Dans le souvenir de ceux qui le connurent, le son de sa voix, une certaine manière de discourir à la veillée, une renommée ou, tout au moins, une réputation ont pu lui survivre quelque temps. Tout cela est affaire d’échelle et d’amplitude de l’horizon temporel. Quoi qu’il en soit, il n’en reste rien. Il nous faut donc prendre appui sur le vide et sur le silence afin d’approcher un Jean Valjean qui n’aurait jamais volé de pain. Pour ce faire, le choix aléatoire d’un atome social s’imposait ; seule manière de produire de la singularité au cœur de l’indifférencié et d’honorer, ce faisant, l’individu choisi en lui conférant une mémoire neuve. Il convenait donc d’écarter tous ceux dont le destin ou la trace relevait de l’exceptionnel, tous ceux qui n’avaient pas complètement sombré dans l’oubli, fût-ce au sein de leur descendance. Il me fallait élire un individu sur lequel seuls nous renseignent des documents qui n’ont pas été suscités par des curiosités et des procédures d’enquête visant particulièrement sa personne. Ma tâche, ensuite, consistait à s’appuyer sur des données certaines, vérifiables ; à enchâsser en quelque sorte la trace minuscule et à décrire tout ce qui a gravité, à coup sûr, autour de l’individu choisi ; puis à fournir au

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lecteur des éléments qui lui permettent de recréer le possible et le probable ; d’esquisser une histoire virtuelle du paysage, de l’entourage et des ambiances ; d’ébaucher la reconstitution d’émotions hypothétiques ou de séquences de dialogue ; d’imaginer l’échelle des positions sociales vues d’en bas ou les modes de structuration de la mémoire. Étant bien entendu que jamais nous ne saurions les qualités morales de l’individu choisi. Quelle était son ardeur au travail ? Quelle était l’intensité de sa sensualité et de son désir de femme ? Quel était son système de représentations du monde et de l’au-delà ? Nous n’en saurons jamais tant de lui que nous en savons du meunier Menocchio ou de Pierre Rivière 2. Paradoxalement, notre entreprise ne relève pas véritablement de la micro-histoire ni de la coupe géologique révélatrice des profondeurs à laquelle invitait naguère Lucien Febvre. Nous ne saurons rien de ce qu’il serait important de savoir dans la perspective d’une histoire du sujet. Du moins tenterons-nous, ici, de réparer petitement la négligence des historiens pour tout ce qui tombe irrémédiablement dans le néant de l’oubli, d’inverser modestement le travail des bulldozers, aujourd’hui à l’œuvre dans les cimetières de campagne. Fragments du journal tenu les premiers jours de l’enquête 2 mai 1995, 14 heures. Le jour du choix est venu. Émotion suscitée par l’attente d’un face-à-face – qui devrait se prolonger plusieurs années – avec un inconnu qui ne l’aurait jamais pensé possible et auquel je ne suis lié par aucun parti pris de tendresse, voire d’empathie. J’imagine les disparus en attente de cette élection. Et si cela leur paraissait scandaleux ! De quel droit puis-je décider, tel un pauvre démiurge, de faire revivre ainsi quelqu’un qui, peutêtre, ne le souhaite pas ; au cas, bien improbable, où la survie existerait.

PRÉLUDE

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Les hommes du milieu et de la génération auxquels appartenait celui que je n’ai pas encore rencontré nourrissaient beaucoup d’hostilité à l’égard de tous ceux qui se haussaient du col et entendaient laisser une trace individuelle. Ce sentiment qui se manifestait dans les campagnes à l’égard de la tombe personnalisée, et qui devait valoir aussi pour l’écriture de soi, rend mon entreprise insolente. Le premier jour de cette chasse subtile introduit un rapport unique dans la démarche historienne ; sans doute suisje le premier à devoir me consacrer, des années durant, à la résurrection d’un individu que je ne connais pas encore, que je serai, dans quelques minutes, le seul à connaître et qui, à cet instant, n’a aucune chance d’être jamais connu par quelqu’un d’autre que moi. Au moment où j’écris, il a, en effet, disparu, sans possibilité de jamais exister dans la mémoire collective, en tant qu’individu. À dire vrai, le risque est grand de postuler ici l’individuation. Rien ne prouve qu’aux yeux de celui que je vais choisir, sa propre vie ait pu sembler constituer un destin. Cela est même peu probable. Peut-être n’avait-il qu’une mémoire confuse des épisodes de son existence ; peut-être même se trouvait-il démuni de tout sens de la chronologie. Or, je vais – certes, avec prudence – découper, ordonner, orienter les séquences de cette vie. Il ne pourra donc pas s’agir d’une bonne histoire, puisqu’il y manquera celle des formes spécifiques de la méconnaissance ou de l’oubli de soi. 15 heures. J’ai choisi les archives de l’Orne, mon pays natal, par commodité mais aussi pour ne pas multiplier les difficultés et me permettre d’adopter plus aisément une optique compréhensive, malgré la distance temporelle. Les yeux fermés, j’ai saisi l’un des volumes de l’inventaire des archives municipales. Je l’ai ouvert au hasard. Ma main a ainsi choisi la commune d’Origny-le-Butin, un territoire sans qualités, un infusoire dans le vaste tissu des communes françaises. Son nom ne figure pas au « fichier-matières » du dépôt d’archives, ni à l’inventaire de la série M, le trésor des historiens du social. [Plus tard, je devais constater qu’il

12 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT ne se trouve ni dans les catalogues de la Bibliothèque nationale de France ni à l’index de la Bibliographie annuelle de l’histoire de France.] Cette absence de visibilité se confirme à la lecture des bordereaux des diverses enquêtes. Orignyle-Butin a subi, comme bien des minuscules communes, le même type d’engloutissement que chacun de ses habitants. Me voilà confronté à des difficultés qui se construisent en abyme. J’ai ouvert les tables décennales de l’état civil datées de l’extrême fin du XVIIIe siècle et j’ai laissé faire, par deux fois, le hasard. Il m’a fourni deux noms ; par ordre alphabétique : Jean Courapied et Louis-François Pinagot. Ici, j’interviens : Jean Courapied est mort jeune ; le choisir priverait le jeu de tout intérêt. Reste Louis-François Pinagot. C’est donc lui. Je songe à l’apostrophe que Ernst Jünger, au cours de l’une de ses chasses subtiles, adresse à un insecte pour sanctionner leur rencontre fortuite : « Ainsi, te voilà ! » 7 mai 1995. Grâce à l’expérience acquise au cours de quarante années de pratique des archives départementales, le puzzle se reconstitue rapidement. Au bout de deux jours, je suis déjà en mesure de répondre aux archivistes, quelque peu ahuris, voire méfiants, qui depuis mardi me demandent : « Sur quoi ? ou sur qui travaillez-vous ? » ; sans comprendre que je ne puisse encore répondre à une telle question. Louis-François Pinagot ressuscite, et je m’enrichis de sa rencontre. Il s’agit d’un homme du bois, fils de voiturier, sabotier indigent, installé à la lisière de la forêt domaniale de Bellême. Je connais déjà sa taille (un mètre soixante-six), ses lieux de vie, son statut matrimonial… Mais il ne s’agit guère que d’un nom, d’une ombre portée sur des documents qui ne le visent pas autrement que comme élément d’un ensemble ou d’une série. À l’évidence, je ne saurai rien de son visage, de son masque exhibés ; sans doute rien de sa jeunesse, de sa vie amoureuse, de la nature exacte de sa clientèle. Du moins, cette existence se révèlet-elle potentiellement riche d’affects et d’expérience humaine : la longévité, l’étendue de la famille, la diversité

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des statuts et des domiciles, la polyvalence en matière de travail du bois le suggèrent. Il convient toutefois de rester lucide. La distance temporelle, sociale, culturelle fait que je ne suis pas apte à comprendre Louis-François Pinagot ; comme il lui aurait été, sans doute, fort difficile de m’analyser. Cependant, il possédait, tout comme moi, sa propre grille de lecture de l’autre, laquelle n’aurait pas été totalement inadéquate. Tâchons, tout au moins, de ne sombrer ni dans le dolorisme ni dans la condescendance.

Louis-François Pinagot sera pour nous le centre inaccessible, le point aveugle du tableau que je dois constituer en fonction de lui – fût-ce en son absence –, en postulant son regard. Il en va ainsi au cinéma lorsque le spectateur perçoit la scène par les yeux d’un personnage qui demeure invisible. Il faudra tout faire pour reconstituer son horizon spatial et temporel, son cadre familial, amical, communautaire ; les valeurs et les croyances auxquelles il était probablement attaché ; pour imaginer ses joies, ses douleurs, son inquiétude, ses colères et ses rêves ; il nous faudra pratiquer une histoire en creux, de ce qui est révélé par le silence même. Louis-François Pinagot a passé une longue vie à la lisière de la forêt. Son existence s’étire parallèlement à celle des grands romantiques français. Il est contemporain de Lamartine, de Hugo, de Vigny, de Michelet, de Berlioz… Mais ce synchronisme resta, sans doute, ignoré de lui. Il a vécu sous des monarques, entre deux invasions, dans un milieu où l’on évoquait souvent le passé local de l’Ancien Régime et de la Révolution. La moitié de sa vie (trente-sept ans) s’est déroulée alors que les Bonaparte étaient au pouvoir. La quasi-totalité du reste de son existence s’est écoulée sous la monarchie constitutionnelle (trente-trois ans et demi). Une enfance et une adolescence sous le Consulat et l’Empire (de deux

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ans à dix-sept ans), une jeunesse sous les Bourbons (de dix-sept à trente-deux ans), la maturité sous le règne de Louis-Philippe Ier (de trente-deux à cinquante ans), le début de la vieillesse sous la IIe République et le Second Empire (cinquante à soixante-douze ans), la sénilité (soixante-douze à soixante-seize ans) sous une IIIe République incertaine. De quoi donner le tournis à qui eût attaché une réelle importance à la nature du régime ; ce que rien ne prouve en ce qui concerne Louis-François Pinagot. Il est nécessaire, à nous qui connaissons la suite – le triomphe de la IIIe République – de faire un effort afin d’imaginer la vie de cet individu trop jeune pour avoir participé aux guerres napoléoniennes, trop âgé pour celles du Second Empire, mais dont l’adolescence et la vieillesse ont été marquées par deux invasions qui ont rattaché sa vie à l’histoire européenne. Cette longue existence, enfouie dans la petite commune du Perche, est aussi contemporaine d’une série de processus décisifs : le bouleversement de la charpente temporelle de la société française, la fabrication d’espaces en paysages empreints de nostalgie – il en va ainsi de la forêt de Bellême –, la naissance et l’essor des sciences de l’homme et de l’enquête sociale, l’invention de la notion de société traditionnelle et celle de la monographie communale, sans oublier l’essor de l’individualisme, l’élaboration de nouvelles modalités de construction du sujet et du citoyen. Dans quelle mesure tant de processus ont-ils trouvé un écho et revêtu un sens pour un Louis-François Pinagot ? Dans quelle mesure ont-ils, du moins, déterminé l’élaboration des traces qu’il a laissées ? Lui-même a vécu, nous le verrons, des expériences initialement inattendues : l’exercice du droit de vote, le spectacle de la guerre moderne, le bouleversement des industries du bois et de la filature ; sans compter les

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modifications subtiles de son identité. De fils de voiturier-bordager, il est devenu sabotier. Indigent pendant de nombreuses années, il accède, tardivement, à la propriété. Un temps perçu comme un gendre (PinagotPôté), il est, à la fin de sa vie, un grand-père estimé, dont le fils aîné siège au conseil municipal. Comment – Lucien Febvre demanderait avec quel outillage mental – a-t-il observé, vécu des processus plus aisément perceptibles que ceux que je viens d’évoquer parce qu’ils concernaient directement son entourage : l’accélération des rythmes, l’irruption de nouveaux moyens de communication et d’information, les progrès irréguliers de l’alphabétisation et, plus prosaïquement, les modifications du bourg d’Origny-le-Butin ou les nouvelles formes de conflits et d’arrangements au sein de cette pauvre commune ? Quel était son souci de l’honneur et de la réputation ? Quels modes de soumission, quelles relations de patronage ou de clientèle le liaient à ceux qui le dominaient ? Quelles étaient ses haines ordinaires ? Un jeu de patience infini se dessine que ce livre est bien loin d’épuiser, mais qui pourrait être poursuivi. Afin de reconstituer le monde qu’on pourrait imaginer avoir été celui de Louis-François Pinagot, il ne serait pas absurde de songer à une enquête collective, à la création d’un « Centre de recherches pinagotiques » en quelque sorte ; sans pour autant vouloir ironiquement pasticher Jorge Luis Borges. Juin 1995. Il a suffi de quelques semaines pour que s’opère, en chaîne, un ensemble de résurrections, de réanimations latérales. Comme par provignement, un massif encore obscur d’êtres disparus, proches de Louis-François Pinagot, se recompose ; grâce à lui, des fantômes réapparaissent alors qu’ils n’avaient aucune chance de sortir de l’oubli. Parmi

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eux, quelques silhouettes déjà se distinguent, que les procédures d’enregistrement ont prises pour cibles privilégiées. Ainsi s’élargit subrepticement une voie d’accès au XIXe siècle. J’ai le sentiment qu’un bon millier de pages autour de Louis-François Pinagot, fussent-elles descriptives et par trop prudentes dans l’interprétation, combleraient mieux le désir de comprendre ce temps que bien des tableaux minutieux consacrés aux structures de la proto-industrialisation ou que des comparaisons, hâtives et prétendument savantes, établies entre les Percherons et les habitants de la Nouvelle-Guinée.

Carte 1 : Origny-le-Butin et ses environs en 1872.

Carte 2 : Origny-le-Butin en 1872.

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L’ESPACE D’UNE

VIE

Mis à part un bref séjour, effectué au lendemain de son mariage, à Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, commune forestière voisine, Louis-François Pinagot n’a jamais quitté Origny-le-Butin. Ses domiciles successifs – la Haute-Frêne, chez son père, l’Hôtel-Migné, puis la Basse-Frêne, longuement (cf. carte 2) – se situent au cœur d’un bocage accidenté, à quelques centaines de mètres de la forêt de Bellême. Peut-être Louis-François a-t-il même vécu un temps au cœur des bois, dans une loge de sabotier 1. Le choix, très probable, d’un habitat en dur correspond à un processus de sédentarisation des forestiers aujourd’hui bien établi 2 ; il peut résulter, dans le cas de Louis-François Pinagot, de l’ambiguïté de l’identité territoriale. Cet homme du bois est aussi un homme du finage 3. Sabotier, parfois désigné – ou reconnu – comme journalier, il a pour beau-père, Louis Pôté, un cultivateur aisé ; et Jacques Pinagot, son père, est un voiturier qui exploite un petit bordage. Il est, par conséquent, probable que Louis-François, fils et gendre de cultivateurs, a rendu des services au moment des grands travaux et qu’il a, en retour, reçu quelques denrées en période de disette 4. La proximité des bois colore l’existence d’un travailleur ainsi installé au cœur d’un bocage serré, aux haies denses et profondes. À la peur vague qu’une telle

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situation peut susciter, s’ajoutent les déprédations causées au jardin par l’incursion des bêtes de la forêt 5 et la tentation, pour les animaux domestiques, d’un retour partiel à l’état sauvage ; mais cette proximité procure toutes sortes d’avantages et de facilités : ramassage aisé du bois mort, cueillette facile des champignons, des fraises ou des myrtilles 6 ; sans oublier le braconnage et les prélèvements illicites d’herbe, de feuilles ou de bois vert. Il convient, toutefois, de prendre garde : la lisière se dessine ici avec une grande netteté. Il ne s’agit pas d’une de ces forêts à la limite confuse, qui autorise les empiétements et les usurpations ou qui menace le terroir de son extension. L’ingénieur Jean-Alexandre Chaillou s’était plaint, en 1782 7, de ce que le bornage n’était plus qu’« épisodique ». Il avait donc été décidé, l’année suivante, de le reconstituer 8 et de rétablir le « fossé extérieur ». Par la suite, celui-ci fut plusieurs fois recreusé et renforcé d’un talus 9. En outre, les haies des « héritages enclos » qui bordent la forêt constituent « comme un rempart 10 » qui s’oppose efficacement aux variations éventuelles de la limite. L’« impossible anticipation », l’obstacle opposé à la prolifération anarchique de l’arbre expliquent le petit nombre de contestations dans une région pourtant fertile en affaires de bornage. Contrairement à ce qui a été décrit à propos de bien d’autres forêts, la lisière méridionale de celle de Bellême ne constitue pas une zone conflictuelle. Il faut dire que le statut domanial eût ici créé une décourageante inégalité entre les parties 11. Louis-François Pinagot, installé dans un des « villages 12 » qui bordent la forêt, fait aussi, et sans doute d’abord, figure d’homme du bois. Toute sa vie il a conservé pour horizon, au nord de sa maison, une sombre ligne d’arbres. Il convient de s’arrêter un instant sur cette forêt de Bellême qu’il n’a cessé de parcourir

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lorsqu’il était aide voiturier et probablement journalierbûcheron. Devenu sabotier, il lui fallait y choisir son bois. La forêt de Bellême est une forêt domaniale 13. Ceux qui la hantent sont donc soumis à la seule autorité des agents de l’administration. C’est le cas des marchands de bois, adjudicataires des coupes, tenus de respecter un cahier des charges très précis. À la fin de l’Ancien Régime, cette forêt est essentiellement constituée de magnifiques futaies de chênes et de hêtres. L’exaltation de ces troncs magnifiques, qui font le bonheur de la marine, constitue par la suite un passage obligé des descriptions de la forêt normande. En 1803, Delestang, le sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne, y va de son couplet dans un texte préparatoire à la description du département, élaborée dans le cadre de l’enquête Chaptal 14. Les adeptes du voyage pittoresque sacrifient à ce topos. Bureau de La Malle parle, en 1823, « d’une des merveilles de la France 15 ». Il reprend le mot de Napoléon qui considérait, dit-on, les forêts du Perche, notamment celle de Bellême, comme les plus belles de l’Europe. Les érudits et les antiquaires ne sont pas en reste. En 1837, Léon de La Sicotière vante à son tour les « superbes futaies 16 ». Il s’agit d’une petite forêt, qu’il est possible au piéton de parcourir en une heure, du nord au sud, et en deux heures, d’est en ouest 17. Il n’est pas de fourrés impénétrables au cœur du massif. S’il arrive que ce territoire serve de refuge temporaire, ce qu’illustrent plusieurs épisodes de la Révolution, il n’a jamais constitué un véritable « sanctuaire » pour les dissidents, comme ce fut le cas de bien d’autres forêts de l’Ouest 18. Le terrain sur lequel croissent les futaies tant vantées est accidenté. Lorsque Louis-François Pinagot, enfant, a commencé de la parcourir, la forêt était parsemée de

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petits marécages et de tourbières, ponctuée de carrières, interrompue par des bruyères et des zones sablonneuses. Ce qui ne l’empêchait pas de rester très pénétrable. Un lacis infini de sentiers sinueux engendrait le désordre des alignements et suscitait bien des dégâts. Ce réseau demeure tout aussi dense en 1858 19 ; s’y ajoute un ensemble d’allées qui résultent d’un aménagement plus rigoureux ; mais la plupart d’entre elles ne sont pas encore empierrées au cœur du Second Empire ; celle du Moulin-Butin, principal débouché des produits de la forêt sur le territoire d’Origny souffre de ce retard. Tout au long de la vie de Louis-François Pinagot, la forêt de Bellême demeure un territoire de passage, sinon de parcours ; le plus aisé, lorsqu’il lui fallait se rendre à la Perrière, à Saint-Martin ou à Bellême, était de passer par la forêt. Contrairement aux habitants des communes qui bordent les massifs voisins d’Écouves ou de Tourouvre, les riverains de la forêt de Bellême ne détiennent aucun droit d’usage. Le catalogue de ceux du canton recueillis en 1846 ne fait pas mention de droit de parcours ni même de pâture 20. Seule subsiste, par conséquent, la tolérance du ramassage du bois mort 21 ; mais pas celle de l’herbe et des feuilles, de la bruyère ou des fougères destinées à la litière, pas plus que celle du fagotage du bois vert 22. La clarté des normes explique la modestie des délits relevés 23 au cœur d’une forêt à propos de laquelle ne se pose aucun des problèmes suscités ailleurs par le cantonnement ou le rachat des droits d’usage. L’aspect de la forêt de Bellême s’est profondément modifié au cours de l’existence de Louis-François Pinagot, notamment celui de la lisière méridionale le long de laquelle il n’a cessé d’habiter. À l’époque de ses plus anciens souvenirs, en 1801 et 1804, le massif paraît fort négligé. Les spécialistes s’accordent à reconnaître les

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dégradations opérées durant la Révolution 24, le pâturage excessif, l’« invasion » par des riverains décidés à profiter de la désorganisation de la surveillance, la surexploitation née des besoins de la guerre. Les deux premières années de la Révolution (1789-1790) et la fin du Directoire constituent les moments forts de la dévastation. Mais, dans le même temps, germe un statut moderne de la forêt. En outre, il faut éviter de se laisser piéger par le dolorisme excessif qui est celui des administrateurs, durant les décennies qui suivent ce qu’ils considèrent comme une tourmente. Conspuer les excès, la surexploitation, les éclaircies abusives, l’extension des bois blancs constatés durant cette période troublée était, pour les préfets, manière de prendre leurs distances. Cela permettait de mieux mettre en valeur leur effort de réorganisation, de préparer l’instauration d’un ordre, celui qui allait être visé par le Code de 1827. Quoi qu’il en soit, les forêts de l’Orne, et celle de Bellême en particulier, alimentent les inépuisables doléances du préfet La Magdelaine. À l’en croire, à la naissance de Louis-François Pinagot, elles se trouvaient dans un état lamentable 25. Les gardes, qui avaient cessé d’être gagés, les négligeaient. « Le défaut d’entretien forçait les voitures à se frayer des routes plus praticables dans l’intérieur du taillis. » Les maisons forestières étaient « généralement détériorées », les fossés engorgés. Les riverains voulaient se faire reconnaître des droits qu’ils avaient usurpés. Autant de méfaits auxquels le préfet se vante, le 20 frimaire an VI, d’avoir déjà remédié. L’administration s’efforce de réensemencer et de repeupler. L’élagage le long des grandes routes permet de rétablir, tout à la fois, la circulation des hommes et des marchandises, la salubrité de l’air et la « sécurité publique », à l’intérieur de forêts toujours « infestées de brigands »

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(chouans), à l’image de ces bois dangereux du MénilBrout (forêt de Bourse) dénoncés par Balzac 26. À cela vient plus tard s’ajouter, dans l’Orne, une « inquiétude météorologique » qui fait douter de l’avenir de la forêt 27. La précision des documents d’archives permet de percevoir clairement les étapes de l’aménagement et de l’exploitation de la forêt de Bellême au cours du XIXe siècle. Le Code forestier de 1827 ne constitue pas, ici, une véritable coupure tant était déjà forte l’imposition de l’autorité de l’État. La durée de vie de LouisFrançois Pinagot correspond à un processus de clarification. Les délimitations des triages et des cantons, confuses à l’aube du siècle, se font plus nettes ; ce qui induit une connaissance plus précise des zones de l’espace forestier 28. Durant la jeunesse de Louis-François, les coupes prévues par le plan d’aménagement de 1782-1783 ont été effectuées 29. De ce fait, en 1834, c’est-à-dire à l’aube de sa maturité, l’aspect de la forêt de Bellême n’est plus celui de 1782 30. Entre les deux dates, sept cent quatorze hectares de futaies ont été exploités et les taillis se sont beaucoup étendus 31. Durant les dix années suivantes (1834-1844), le « traitement en futaie » est interrompu ; une portion supplémentaire de la forêt se trouve alors convertie en taillis ; jusqu’à ce qu’un règlement provisoire vienne, le 12 septembre 1845, interrompre cette période confuse. Il fixe les éclaircies, les coupes de régénération, les procédures de nettoiement. Il rend la forêt de Bellême au « traitement de la futaie ». Effort de réaménagement qui s’accompagne d’une mise en valeur des bruyères, des tourbières et qui modifie à nouveau le paysage 32. En 1835, la forêt de Bellême présentait deux cent quatrevingt-un hectares de vides et de clairières. On y introduit alors le pin maritime, puis, après l’échec de celui-ci, le

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pin sylvestre. À partir de 1852, les marécages et les tourbières sont assainis, puis ensemencés en épicéas ou plantés de frênes. En 1859, les vides sont à peu près comblés. Lorsque Louis-François Pinagot entame sa vieillesse, la forêt de Bellême a retrouvé belle allure. « Les vieilles futaies âgées de deux cents ans excitent l’admiration universelle par leur vigoureuse végétation et la beauté des arbres qui atteignent quarante mètres de hauteur… Toutes les futaies sont en bon état de conservation, les bois morts, dépérissants ou inutiles ont été récemment enlevés. Les repeuplements naturels, les produits des coupes de régénération appliquées depuis 1822, sont extrêmement beaux 33. » L’année suivante 34, Napoléon III signe le nouveau plan d’aménagement. La forêt de Bellême sera traitée « en futaie pleine » jusqu’en 2059 et soumise à une révolution de deux cents ans, divisée en huit périodes de vingt-cinq ans chacune. Considérons la lisière méridionale, qui borde le bocage d’Origny-le-Butin 35 (cf. carte 1). Il s’agit du triage no 1, dit de la Perrière, au relief particulièrement accidenté, et à la toponymie imagée, qui mêle le descriptif de l’espace aux témoins et aux supports d’un riche légendaire : le Nid aux Géants, la Mare aux Cannes, le Chêne Sale, la Chaire du Prédicateur, le Coin à la Poule, la Fontaine au Roc, le Pissot, le Pâtis Bourgoin, le Vaugirard (ou Veau Girard). Ce triage a subi des coupes intenses durant la petite enfance de Louis-François Pinagot, de 1797 à 1803. Elles se sont poursuivies, moins sévères, jusqu’en 1818. De ce fait, le paysage forestier, aperçu de la Haute ou de la Basse-Frêne, s’est trouvé profondément modifié et les zones de futaies situées à proximité se sont considérablement rétrécies. Mais il importe d’éviter tout dolorisme et de bien comprendre que ces opérations, qui ont pour but d’éviter le dépérissement, concernent une forêt soumise au cycle,

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et non encore à l’alternance 36. La récolte, dans cette perspective, ne constitue pas une déchirure ; elle est du domaine de l’éternel retour. Elle ne suscite pas la souffrance et la nostalgie ; sentiments qui ressortissent à une sensibilité contemporaine, hantée par la protection. De toute manière, Louis-François Pinagot, même au lendemain des coupes les plus claires, conserve sous ses yeux de magnifiques futaies : notamment celles du canton du Chêne Sale, qui couvrent vingt-deux hectares en 1858 37. Les tiges des chênes, mesurées au dendromètre, s’y échelonnent de vingt à vingt-sept mètres, celles des hêtres de dix-huit à vingt-sept mètres. Quarante-huit chênes et neuf hêtres y sont d’une circonférence supérieure à trois mètres 38. S’aventurer dans le maquis des éventuelles conséquences psychologiques d’un tel environnement sur un sabotier du XIXe siècle apparaît périlleux. On peut toutefois penser que Louis-François Pinagot a éprouvé le temps de la forêt ; et que la manière dont il s’est représenté la durée s’en est trouvée imprégnée, ainsi que, peutêtre, son imaginaire social. La forêt ne supporte pas l’impatience. La présence végétale d’un temps long, les scansions imposées par la futaie – trente ans (coupe des taillis et donc du bois du sabotier), cent ans (coupe effectuée pour le service de l’industrie), deux cents ans (pour celui de la marine) –, imposent des repères qui ne sont pas ceux du citadin, ni même ceux de l’agriculteur. La futaie tient éloigné de l’accélération qui emporte le XIXe siècle. Cela dit, compte tenu de l’ambivalence de son identité et de son accessibilité à d’autres temps sociaux, la saisie implicite de telles durées, fondée sur le principe du revenu différé, entrait probablement en concurrence, dans l’esprit de Louis-François Pinagot, avec celle de cycles plus courts : cycle liturgique, cycle

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cosmique des produits de la terre, étapes du cycle familial, sans oublier les scansions de l’histoire nationale. Il convient donc de se montrer prudent. La même attitude est de rigueur en ce qui concerne l’espace sonore. En même temps qu’ils l’artialisaient, les élites se sont efforcées de constituer la forêt en zone de non-bruit. Le docteur Jousset parle ainsi, tardivement il est vrai (1884), du « silence solennel » des futaies de Bellême, propres à la méditation 39. Certes, la forêt favorise l’écoute ; elle est le lieu des arrivées silencieuses et des disparitions soudaines 40. Elle facilite le guet et la surveillance discrète de l’autre. Mais la forêt de Bellême est alors hantée par une foule de plusieurs centaines de travailleurs. Elle est le territoire de toutes sortes de charrois ; des piétons et des promeneurs la parcourent. Tout porte à croire qu’elle se dessinait, le jour tout au moins, comme un espace de tapage, retentissant de chants, d’éclats de voix et de bruits de cognées. L’essentiel, pour notre propos, relève sans doute de l’immersion dans cet espace d’observation du milieu végétal et du monde animal, de l’exercice de l’attention et de l’aptitude à l’orientation. Louis-François Pinagot, à l’évidence, connaissait les essences de la forêt. Le sabotier qu’il était se devait d’être exercé à reconnaître les qualités du bois, particulièrement celles du hêtre et du bouleau, du tremble et de l’orme. Il lui fallait estimer l’âge des arbres. Sans être fertile en gibier puisqu’en 1858 l’adjudicataire du droit de chasse s’efforçait déjà de la repeupler, la forêt de Bellême abritait des chevreuils, des biches et des cerfs 41. Elle était hantée par les blaireaux, les fouines, les putois. On y chassait les sangliers, les renards, les lapins. On pouvait même y rencontrer des loups 42. Le 23 mai 1834, le sieur Louis Massard, bûcheur, découvre cinq louveteaux dans le canton du Petit-Faux. On les détruit

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et on les enfouit en présence du maire 43. Le 13 mai 1849, la femme Vavasseur requiert une prime de six francs pour un louveteau mâle d’environ deux mois, dont elle présente la patte antérieure et les deux oreilles au maire de Saint-Martin. Les vipères ne manquent pas dans les forêts ornaises. En 1881, cinq ans après le décès de Louis-François Pinagot, l’interdiction de se servir de la faux et l’obligation de n’utiliser que la serpe entraînent la mort de plusieurs indigents, en bordure de la forêt d’Écouves 44. Au cœur de celle de Bellême, s’opposent la solitude et la sociabilité, le silence et le vacarme, l’humanisation d’un territoire bien exploité, assez clairement aménagé, artialisé même et les reliques d’une animalité sauvage qui fait peser sa présence sur une lisière soumise à toutes sortes d’interférences. Les modifications du paysage perceptibles par un Louis-François Pinagot, au cours de sa longue existence, ne se bornent pas à celles qui résultent de l’exploitation du domaine. La forêt de Bellême, transformée dans sa configuration par les agents de l’administration, s’est trouvée soumise à des procédures d’artialisation. À l’aube du XIXe siècle, s’y dessine, en outre, un projet de création d’espace thérapeutique. Depuis 1607, répètent les érudits, la fontaine de la Herse, située assez loin d’Orignyle-Butin, en un point de la lisière opposée, était fréquentée par des visiteurs de qualité. Scarron serait ainsi venu prendre des eaux dont les antiquaires du XIXe siècle font remonter la découverte à l’époque gallo-romaine 45. La fontaine n’en doit pas moins sa fortune au docteur Chaudru, médecin de Bellême. Il en constate les qualités thérapeutiques vers 1777. Trente ans plus tard, il rédige un savant rapport, qui dresse le bilan de ses expériences 46. Le texte appartient à un genre d’une grande banalité. L’auteur recourt à la multiplicité des systèmes

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médicaux pour mieux vanter une fontaine près de laquelle il espère voir se fonder une véritable station thermale placée sous son autorité. Pour l’heure, « la source n’est confiée à la surveillance de personne ». « J’ai fait prendre, écrit le docteur Chaudru, les eaux de la Herse intérieurement dans les maladies de reins, dans les maladies de foie, de la rate et autres viscères abdominaux qui provenaient d’engorgement et même d’obstruction, dans des affections de l’estomac par débilitation. Dans des affections dartreuses, très graves, et très rebelles. […] J’en ai obtenu de grands succès […]. J’ai encore eu la satisfaction de voir guérir par l’usage de ces eaux bues sur la fontaine même une femme hydropique […]. » « Les eaux de la Herse, ajoute le praticien, ont des propriétés apéritives et toniques » ; « il faudrait confier leur conservation à des gens éclairés, instruits dans l’art de secourir l’humanité souffrante », car « elles peuvent être dangereuses dans des mains ignorantes ». Il conviendrait, en outre, de « faire bâtir, près de la fontaine, quelque appartement pour les étrangers », puisque ces eaux « ne sont pas susceptibles d’être transportées ». À cette époque, la réputation et les qualités de la source de la Herse, à laquelle les cultivateurs attribuaient la vertu d’augurer de la qualité des récoltes, étaient reconnues par les administrateurs. En 1803, le souspréfet Delestang souligne que ces eaux ferrugineuses et fraîches sont indiquées dans les affections dartreuses 47. Louis Dubois 48 assure, en 1810, qu’elles ont bien, à Bellême tout au moins, la réputation de guérir les maladies énumérées par le docteur Chaudru ; il y ajoute les fièvres. L’enfance de Louis-François Pinagot correspond à l’âge d’or de la source thermale. À ce moment, les gens du peuple côtoient les membres des élites locales, au bord de la fontaine. Des guinguettes sont installées à proximité, dans des loges de sabotiers. On y chante, on

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y boit, on y danse au son du violon. Les femmes, assuret-on, en profitent pour cueillir des myrtilles… En 1884, le docteur Jousset, très âgé, se souvient avec émotion de l’ambiance festive qui colore la Herse de son enfance 49. Quoi qu’il en soit, le projet de station thermale fait long feu. Les antiquaires se penchent bien sur les inscriptions qui dédient à Vénus et à Mars la fontaine bienfaisante ; ce qui contribue à constituer les eaux de la Herse en remède aux « maladies de femmes et d’amour ». Sans doute, affirme ainsi Delassale en 1839, attribuait-on jadis à ces eaux sulfureuses une « vertu prolifique et voluptueuse 50 ». Mais l’autorité des antiquaires se révèle impuissante à enrayer le déclin 51. Sous la monarchie de Juillet, les environs de la fontaine ne sont plus guère qu’un endroit pittoresque, qui prélude à l’artialisation de la forêt de Bellême. L’eau s’écoule « au milieu d’un cercle de gazon planté de quelques arbustes exotiques, et autour duquel règne parallèlement une charmille adossée aux grands arbres de la forêt : cette charmille est percée de plusieurs allées verdoyantes, qui aboutissent chacune, du côté de la source, à quelques degrés de pierre 52 ». Les malades, en revanche, se font rares ; à l’exception de femmes et de jeunes filles poitrinaires qui, en mal d’oxygène, viennent respirer l’air de la forêt et non plus boire les eaux de la fontaine 53. Sous le Second Empire, on relève, au cœur de la forêt de Bellême, mais d’une manière décousue, des procédures de conservation, d’aménagement et de commémoration d’espace bien analysées ailleurs. Comme à l’intérieur de celle de Fontainebleau, alors transformée en « musée vert 54 », s’esquisse, ici, la fabrication d’un espace touristique, offert à des consommateurs d’un nouveau type. Mais, à la différence du modèle prestigieux, l’entreprise semble, elle aussi, avoir partiellement échoué.

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Le baron Boyer de Sainte-Suzanne, sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne, après avoir fait constater par l’analyse la composition ferrugineuse des eaux de la Herse, entreprend, à son tour, de décorer les abords de la source, tout en reconnaissant que l’insuffisance de son débit limite les espoirs d’extension. Le garde général s’emploie, dans le même temps, à restaurer – ce que l’on appelle alors « relever » – les croix forestières, que l’on dit avoir été détruites au cours de la Révolution. Grâce à lui, « chaque croix devint un petit square, sablé, gazonné, rendu très accessible 55 ». La tentative, inscrite dans le mouvement de restauration catholique qui marque la période, se révèle éphémère. Un quart de siècle plus tard, les croix forestières ont pour la plupart disparu, détruites par les intempéries. La plus prestigieuse d’entre elles, la Croix de la Feue Reine, restaurée en 1855 par une famille de pieux notables, suscite, cette année-là, une brillante cérémonie. Le soir du 26 août – premier dimanche après la SaintLouis – elle est solennellement bénite en présence des fidèles des quatre paroisses de la lisière septentrionale, bannières au vent. La croix commémore le passage de Blanche de Castille venue, au lendemain de la mort du roi, son époux, conduire victorieusement la guerre contre le duc de Bretagne. En ce jour de 1855, la croix se dresse sur une « longue promenade parallèle au bord de la route [du Mans], plantée de deux rangées d’ormeaux, vieux, noueux 56 ». La forêt de Bellême bruisse alors de rumeurs de trésors. Il arrive que des ouvriers découvrent des amas de pièces antiques, jadis enfouies par des individus venus s’y réfugier. Cette image de forêt bénéfique se trouve relancée, sous le Second Empire, par les fouilles entreprises

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au camp romain du Châtelier, sous l’égide de l’administration ; ce qui ne saurait étonner, compte tenu de l’intérêt porté par l’empereur à l’archéologie. Le baron Boyer de Sainte-Suzanne fait alors relever la configuration du camp, le tracé de ses fossés et de ses talus ainsi que celui de deux avant-postes de surveillance 57. Cette fois, l’entreprise concerne la lisière méridionale, à proximité d’Origny-le-Butin. Le plus pertinent, compte tenu de notre propos, n’en reste pas moins l’attention portée aux vieux arbres tourmentés et l’accentuation du légendaire dont ils constituent le socle. Non loin de la Haute et de la Basse-Frêne se dresse le Chêne Saille (ou Sale) dont on s’efforce alors de faire le Chêne de saint Louis. Il s’agit « d’un chêne religieusement conservé jusqu’à nos jours quoiqu’il soit à l’état de ruine depuis plus de deux cents ans, ce qui lui a valu le nom vulgaire de Chêne Sale. Il convient de lui restituer le nom que la légende et les anciens titres lui attribuent et de ne pas désigner plus longtemps par un mot mal sonnant une des plus belles futaies de France. Il avait huit mètres quarante centimètres de tour 58 ». Saint Louis y aurait attaché son cheval. En 1884, « ce chêne très vieux, usé dans son centre, pouvant abriter trois personnes dans son intérieur, porte toujours le nom de Chêne de saint Louis 59 », bien que certains continuent de l’appeler Chêne Saille. L’exaltation de petits sites remarquables, consacrés lieux de mémoire, inscrits dans le territoire de la forêt, la constitution d’un légendaire de l’espace et l’aménagement d’itinéraires de la promenade sont, répétons-le, autant de procédures ordinaires au cœur des plus prestigieuses forêts de l’Empire. Quelle influence une telle entreprise a-t-elle pu exercer sur Louis-François Pinagot ? À l’évidence, on ne le saura jamais. Nous sommes, ici, condamnés à la probabilité. Les efforts d’aménagement

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et de marquage du territoire ont permis, au cœur de la forêt de Bellême, des formes inédites de spectacle, sinon de rencontre sociale, fort différentes de celles qui se déployaient à l’occasion du marché, de la foire ou à l’intérieur de l’auberge. Bien entendu, il ne s’est sans doute agi que d’un simple croisement, dans la distance sociale conservée. Du moins l’entreprise a-t-elle suscité des scènes festives auxquelles il se peut que Louis-François Pinagot ait participé ; il en va ainsi de la bénédiction de la Croix de la Feue Reine. Peut-être même un membre de sa famille – sinon lui – a-t-il travaillé aux fouilles du camp romain. Louis-François Pinagot n’a pu manquer de remarquer l’aménagement, l’embellissement, la fréquentation modifiée les dimanches et les jours de fête. Quelles qu’aient été ses réactions face à de telles entreprises, qu’il a peutêtre accueillies avec dérision, on peut raisonnablement penser qu’elles ont contribué à réaménager son identité territoriale et à lui conférer une certaine fierté. On peut supposer que, face à cette promotion de la forêt, a germé en lui, ne fût-ce que de manière balbutiante, le sentiment, assez exaltant, d’appartenir à un territoire auquel on fait l’honneur d’une reconnaissance esthétique, dont on consacre la richesse monumentale, la densité légendaire et cette profondeur historique déjà attestée par les splendeurs de la futaie. Mais la forêt n’était pas le seul territoire hanté par Louis-François Pinagot. La majorité des habitants du Perche, note l’abbé Fret en 1840, « borne son horizon » au voisinage 60. Pour Louis-François Pinagot, il s’agit tout d’abord des villages de la lisière de la forêt, où demeurent les membres de sa famille : sa grand-mère, son père et sa mère, ses tantes et ses oncles, ses beauxparents, ses cousins et, plus tard, ses enfants et ses petitsenfants. Cette présence dense laisse supposer la quotidienneté de micro-déplacements effectués, à travers

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champs, selon les brèches qui se creusent dans les haies profondes. L’entraide, l’échange de services entre parents, amis ou voisins, l’éducation sentimentale alimentent ces courts déplacements qui tissent sur le bocage de subtils réseaux, plus ou moins serrés selon la qualité des relations et la teneur des sentiments. Quant au bourg d’Origny-le-Butin, sa petite taille lui interdit de polariser l’espace, comme il est d’usage dans le bocage de l’ouest du département. Certes, il est possible de s’y rendre à pied, en un quart d’heure, de la Haute ou la Basse-Frêne, mais on ne peut y espérer que de pauvres rencontres. En 1831 61, le bourg compte cinquante habitants, répartis en treize ménages. Aucun d’eux n’exerce une profession libérale, cela va sans dire. Aucun d’eux ne vit de son bien. Aucun ne tient véritablement boutique. Avant le milieu de la monarchie de Juillet, Origny-le-Butin ne compte aucune auberge, tout juste un boulanger, deux tisserands, un « affranchisseur » (hongreur) et quelques artisans qui servent à boire, occasionnellement. En 1844, un épicier est établi à demeure, sans que nous sachions la date de son installation ; en 1850, un sabotier tient un débit de tabac 62. Le bourg ne possède pas de mairie avant la mort de Louis-François ; le logis du maire fait probablement fonction de « maison commune ». Il faut attendre qu’il ait atteint le seuil de la vieillesse pour que l’on parle, ici, de construction d’une maison d’école 63 ; ce que l’on entend par là, de son vivant, est un local que rien ne distingue des autres habitations. Reste l’église, qui s’impose au centre du bourg, entourée de son petit cimetière. Durant l’enfance et la jeunesse de Louis-François, elle est désaffectée ; ce qui n’empêche pas les anciens paroissiens de la réparer et de l’entretenir. En 1808, le culte avait été transféré à Vaunoise. Orignyle-Butin n’acquiert le statut de succursale qu’en 1820.

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Un peu avant le milieu du siècle, un cafetier et un aubergiste s’installent. Quand Louis-François Pinagot atteint la cinquantaine, le bourg d’Origny-le-Butin, ce peut être pour lui une église, un cimetière, deux auberges, un bureau de tabac, une boulangerie 64 ; assez pour autoriser, dès lors, un embryon de sociabilité ; d’autant que l’un de ses gendres, tisserand, s’est installé près de l’église. Notons toutefois qu’il n’est jamais question de Louis-François Pinagot sur les documents produits par la répression du tapage nocturne ou par les contraventions à la police des cabarets ; mais peut-être était-il déjà trop vieux pour être tenté par ces pauvres délits. La modicité des distractions proposées par Origny-leButin devait aviver en lui la tentation de se rendre au bourg de la Perrière, distant de deux kilomètres ; la commune constituait le berceau de sa famille et sa mère, séparée de Jacques Pinagot, semble s’y être installée, chez son gendre. À moins que cela n’ait suffi à les brouiller ? Son statut de sabotier devait aussi lui suggérer le désir de hanter les auberges de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, guère plus distantes de la Haute ou de la Basse-Frêne que celles du pauvre bourg d’Origny. Un problème demeure. Durant toute son enfance, l’école, l’église de la paroisse ainsi que la demeure du percepteur – car il serait abusif d’écrire la perception – étaient celles de Vaunoise ; on peut donc penser que Louis-François effectuait régulièrement le déplacement, rendu malaisé en hiver par les intempéries. Bien des indices permettent, toutefois, d’en douter. Demeuré analphabète, il n’a sans doute fréquenté aucune école ; quant au catéchisme, les pétitions signées par les habitants d’Origny donnent à entendre qu’il était assez peu suivi, notamment par les enfants de la partie septentrionale de la commune. Tout au plus est-il raisonnable de penser que Louis-François se rendait alors à

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Vaunoise – épisodiquement ou régulièrement – le dimanche, pour y entendre la messe. Au-delà de ce voisinage immédiat, se dessine un autre cercle de relations possibles, une aire de reconnaissance et de renommée, pour un sabotier installé depuis toujours dans la commune d’Origny. Bellême, le chef-lieu du canton, l’ancienne capitale du Perche, distante d’à peine huit kilomètres, si l’on emprunte les sentiers de la forêt, organise l’espace de ce deuxième cercle. Jeune voiturier, Louis-François a dû s’y rendre fréquemment ; devenu sabotier, il dépendait probablement d’un marchand installé dans cette ville ou dans son voisinage immédiat. Si le marché du jeudi était plutôt l’affaire des femmes, les six foires de Bellême 65 et les deux de SaintMartin ont pu attirer Louis-François. Certes, il n’était ni agriculteur ni éleveur ; et il n’avait pas de produits à vendre en ces occasions. Mais la foire représentait alors bien autre chose qu’un lieu de transactions, qu’une occasion d’échanges et qu’un spectacle du marchandage 66. La Saint-Simon, en particulier, était un temps d’initiation des jeunes gens, une occasion de rencontres, d’exhibition de soi et de vantardise, au besoin un théâtre du défi et de la rixe ; de toute manière, un haut lieu de l’apprentissage de la culture du boire. Un réseau de foires accessibles dans la journée élargissait le cercle des distractions et des rencontres éventuelles ; il offrait l’occasion des plaisirs de la reconnaissance, dans le respect partiel de l’anonymat. Lorsque Louis-François Pinagot avait vingt-deux ans, trente-trois foires ornaises 67 se tenaient annuellement à moins de vingt kilomètres d’Origny-le-Butin ; auxquelles il convient d’ajouter celles de Mamers. La sous-préfecture sarthoise n’était pas plus éloignée de la commune que ne l’était Bellême mais, en ce premier XIXe siècle, il

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convient de prendre au sérieux les frontières départementales. Louis-François Pinagot a vécu au cœur du Perche ; on peut donc le considérer comme un Percheron… mais quel sens l’imposition d’une telle identité territoriale at-elle pu revêtir à ses yeux ? En avait-il même conscience ? C’est ici changer radicalement d’échelle d’analyse dans notre quête des modalités de la construction de soi. C’est aussi aborder une autre histoire, celle de la fabrication des images régionales, telle qu’elle s’effectue entre 1770 et 1850, au gré des élites parisiennes et des notables locaux ; c’est enfin tenter l’entreprise, plus difficile encore, de mesurer l’écho de telles constructions d’imaginaire sur les consciences d’appartenance 68. Contrairement à ce que l’on constate à propos de la Normandie, puis de la Bretagne, le regard porté de l’extérieur n’a pas joué de rôle décisif dans la fabrication d’une identité percheronne ; celui des élites parisiennes s’était focalisé sur des provinces plus prestigieuses, aux contours plus nets et mieux préservés. Tout au plus la présence de la Trappe de Soligny, au nord de la région, entretient-elle alors le schéma d’une aire d’isolement, de silence et de méditation. En 1847, Chateaubriand évoque ainsi les « obscurs chemins du Perche 69 ». Pour les historiens ou les disciples tardifs de l’abbé de Rancé, comme jadis pour les âmes dévotes, le Perche est un « désert ». Mais à l’époque de Louis-François Pinagot, il n’était pas encore déprécié par l’homologie établie entre l’homme et l’animal, comme ce sera le cas après l’essor de l’élevage du percheron. Notons en outre qu’aucune des cinq villes dérisoires qui alimentent la verve comique depuis le cœur du XVIIe siècle – Pontoise, Landerneau, QuimperCorentin, Carpentras, Brive-la-Gaillarde – n’est située dans le département de l’Orne 70.

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Avant d’aborder l’histoire de la fabrication de l’image régionale au siècle de Louis-François Pinagot, il est nécessaire de rappeler que le Perche s’est trouvé, sous le Consulat et l’Empire, englobé dans la vaste description de la France décidée par Chaptal et ordonnée par une lecture néo-hippocratique de l’espace. Delestang, le souspréfet de l’arrondissement de Mortagne, se plie, avec un évident plaisir, aux injonctions du ministre, dont il reçoit d’ailleurs les félicitations. Le Perche ornais est ainsi placé par lui sous la détermination d’un air « extrêmement vif et sec », peu sujet « à se charger de miasmes infects, puisqu’il ne rencontre presque jamais des eaux croupissantes ». Malgré l’abondance des rivières, la constitution médicale de cette région est donc favorable. Le Perche ornais est un territoire sain ; et Delestang relève « l’absence presque absolue de toute espèce de maladies contagieuses et d’épidémies de mauvais caractère. De là, la constitution forte et robuste des habitants de cet arrondissement qui sont en général de haute stature, d’un tempérament sanguin, enclins à l’amour, aux plaisirs, mais laborieux sans excès 71 ». Cet ensemble de stéréotypes 72, qui constituent la trame de l’enquête La Magdelaine, se muent en véritables leitmotive durant les décennies suivantes. « Grâce à la vivacité et à la pureté de l’air ; grâce aussi à l’absence d’eaux stagnantes et de marais pestilentiels, écrit pour sa part Léon de La Sicotière en 1837, les habitants sont en général forts et bien constitués 73. » Cette même logique fonde, dans le cadre du département de l’Orne, l’opposition entre le Perche et les bocages de la zone armoricaine, aux habitants tout à la fois moins instruits, moins laborieux et plus turbulents. C’est elle qui, au sein même du Perche ornais, conduit à considérer les « cantons du Midi », dont celui de Bellême, comme les plus favorisés 74.

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Ce discours d’inspiration néo-hippocratique conduit, nous le voyons, à une distribution stéréotypée des tempéraments. Dans le Perche, assure encore Delestang, « les mœurs des habitants sont douces et tranquilles, ils sont laborieux, mais en général ils travaillent sans excès ». Joseph Odolant-Desnos considère les Percherons comme « actifs, industrieux, braves et intelligents, amis de la propreté, moins dévots, moins superstitieux, et plus soumis aux lois que [les habitants] de l’ouest 75 » du département. Mais en 1837 déjà, Léon de La Sicotière, érudit de qualité, exerce son ironie contre une telle grille d’analyse qui conduit à décréter plus qu’à observer. Il prend un malin plaisir à souligner que, nonobstant la vivacité de l’air et tout ce qui relève de la constitution des lieux, les Percherons de l’Orne sont âpres au gain, routiniers, hypocrites et de mœurs relâchées. En bref, il y a bien peu à tirer de tels discours, en dehors de leurs logiques constitutives 76. L’essentiel est ailleurs. Localement, s’impose très tôt le sentiment d’une identité confuse et menacée, voire d’une perte précoce d’identité. L’éclatement du Perche et la distribution de ses parties entre trois départements – l’Orne, la Sarthe et l’Eure-et-Loir –, leur rattachement à deux provinces dotées d’une forte identité – la Normandie et le Maine –, la proximité d’un espace très prégnant – la Beauce –, sans oublier l’indécision entre trois « capitales » possibles – Bellême, Mortagne, Nogent –, toutes trois petites, villes endormies au XIXe siècle, ont sans doute hâté, voire produit le sentiment d’une identité menacée. Le risque a, très tôt, stimulé les élites locales, qui ont entrepris de construire, à petit bruit, une image provinciale qui n’a cessé de se faire de plus en plus solide 77. L’abbé Fret, curé de Champs, contemporain exact de Louis-François Pinagot, mais plus tôt disparu, a traduit avec force

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l’urgence de cette fabrication. En 1838, dans l’introduction à ses Antiquités et chroniques percheronnes, il dénonce l’« excommunication historique » dont le Perche a été la victime. Il dit la souffrance que suscite en lui l’incompréhension des monuments, leur « éloquent silence ». Il déplore la « pénible disette » d’histoire locale. Il clame ses « ardents désirs » de savoir, sa soif de percer le « langage symbolique » des vestiges. L’amour du pays natal, auquel l’abbé fait appel et qu’il qualifie de patriotisme, constitue l’un des sentiments forts qui animent les élites érudites réparties sur l’ensemble du territoire en ce premier XIXe siècle, tenaillées qu’elles sont par le désir de l’enracinement par l’histoire. Ce besoin « d’éclairer la profonde nuit des siècles » explique le recours au primordial et la reconstitution audacieuse de la chaîne des temps, qui caractérise les Antiquités de l’abbé Fret. Pour qu’une telle tentative, en effet, prenne sens, il convient de remonter aux racines de l’identité territoriale et d’en suivre la continuité. La profondeur temporelle compense ici l’étendue restreinte de l’espace concerné ; elle exorcise le risque du dépérissement de l’identité. Chez l’abbé Fret, de telles visées se doublent d’une entreprise de reconquête des âmes. La tâche érudite s’accompagne, pour lui, d’un effort en vue d’ancrer, dans la profondeur sociale, tout à la fois la conscience d’une identité provinciale et la ferveur d’un âge d’or retrouvé. Conserver les « monuments » – les rites, les textes, les édifices –, les tombes et les usages relève d’une même stratégie qui consiste à tout rapporter au génie du christianisme. Il n’est donc pas possible de parler, ici, comme ce fut le cas à propos de la Bretagne, de fabrication d’une contre-image rose, opposée à une image noire élaborée par les élites parisiennes. L’identité percheronne s’est bâtie localement, sur le silence extérieur. Les procédures

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de cette fabrication sont multiples. Comme en bien d’autres provinces 78, l’histoire constitue le socle de cette construction. Les érudits locaux se réfèrent aux prestigieux comtes de Bellême. Ils passent en revue une galerie de héros, dominée par la stature de Guillaume Ier Talvas et par celle de Robert le Diable, à l’honneur sur les scènes lyriques. Le Moyen Âge est ici prépondérant. Les mêmes auteurs soulignent que jusqu’à la Révolution, le Perche ornais était distinct de la Normandie, qu’il possédait sa propre coutume et ses États provinciaux, réunis pour la dernière fois en 1789 ; qu’il relevait du parlement de Paris et non de celui de Rouen. Étroitement associé à la référence historique, mais sans doute plus tardif, se déploie un légendaire des lieux, dont l’apogée semble se situer à l’époque de la mort de LouisFrançois Pinagot. Nous avons abordé, à propos des croix de la forêt de Bellême, cette entreprise dont l’ancrage risque d’avoir été plus profond que celui de la reconstitution d’histoire, parce qu’elle s’effectuait à une échelle encore plus restreinte. Il n’est « pas un carrefour qui n’ait sa légende » écrit-on, un an avant la mort de Louis-François Pinagot. « Ici, un crime a été commis ; là, un combat s’est livré ; plus loin une apparition surnaturelle a frappé d’étonnement les naïfs habitants des campagnes. Pour perpétuer le souvenir de beaucoup de ces faits, des croix de bois ont été plantées aux endroits où ils se sont passés […] des monuments de pierre y ont été élevés ou bien encore des noms appropriés aux scènes qui s’y sont déroulées en ont perpétué le souvenir 79. » Il est difficile, dans l’entrelacs des références à des épisodes du Moyen Âge et de celles faites aux guerres de Religion ou à la Révolution, d’opérer le partage entre l’histoire et la légende 80. De telles procédures viennent, non sans paradoxe, relayer ces superstitions d’espace, vitupérées par le clergé

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depuis l’aube de la réforme catholique. Louis Dubois les énumère en 1809 81 et il en atteste l’emprise, en ce temps d’enfance de Louis-François Pinagot. À la veillée, on rappelle, assure-t-il, les lieux où se sont manifestés les esprits malins de la nuit du début de l’hiver, les meneurs de loups, la mère Harpine, les feux errants (follets), le loupgarou ou le gobelin (ou cheval-Baïard). En 1823, Dureau de La Malle évoque à son tour ces superstitions qui, selon lui, s’exerçaient avec tant d’emprise à la fin du XVIIIe siècle ; il y ajoute la terreur provoquée par les revenants et par les « bois phosphoriques, les souches bizarres, les charognes éclairées par les feux de marais 82 ». Mais l’essentiel est bien qu’il en perçoive le déclin. À l’en croire, elles épargnent désormais ceux « qui voyagent la nuit » : les meuniers, les marchands de bestiaux, les voituriers… tel Louis-François Pinagot. Au cœur de l’obscurité apprivoisée par une fréquentation plus longue de la nuit, les objets de la terreur de naguère deviennent familiers. Parallèlement à la constitution d’histoire et de légende, s’élabore un pittoresque de l’espace percheron. La procédure est banale ; elle n’épargne aucune région. En outre, elle mériterait d’amples développements qui déborderaient notre propos. Le regard porté sur le Perche, durant le premier XIXe siècle, fonctionne selon le mode de la transposition miniaturisée des schémas qui s’appliquent d’ordinaire à la montagne. Le « sol [du Perche est] généralement montueux, écrit Dureau de La Malle en 1823, [il est] coupé, inégal ». Mais les « montagnes » demeurent « accessibles » ; elles offrent « en miniature l’abrégé complet des Alpes et des Pyrénées 83 ». En bref, la description du Perche reflète, avec un certain décalage, la fortune de la moyenne montagne ; elle traduit son rôle dans l’élaboration de nouvelles façons d’apprécier le paysage.

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Deux exemples suffisent à illustrer ces modalités de la construction d’un Perche pittoresque ; tout d’abord, l’album intitulé : Vues pittoresques prises dans les comtés du Perche et d’Alençon, dessinées d’après nature par Louis Duplat et suivies d’un texte statistique et historique par Jules Patu de Saint-Vincent. L’ouvrage détaille les châteaux et les manoirs de la région et consacre deux points de vue : ceux de Bellême et de la Perrière. La vie entière de LouisFrançois Pinagot se trouve ainsi inscrite entre les deux panoramas pittoresques du Perche. Quelques années plus tard, Paul Delasalle publie Une excursion dans le Perche, modeste exemple de voyage pittoresque, entamé le 5 septembre 1839. Le texte est suffisamment tardif pour que l’auteur éprouve le besoin de devancer la critique en tournant en dérision le genre auquel il sacrifie. Il raille ainsi les touristes – dont bien entendu il se distingue – qui « interrogent les indigènes sur la façon dont ils naissent, se marient et meurent […] », qui dessinent, qui « retrouvent dans leurs patois des débris non équivoques de la langue originelle, et, dans [les] habitudes, des traditions féodales ou même druidiques 84 ». Cette critique, à peine voilée, de l’Ancienne Normandie (1820-1825) et des démarches de Nodier et du baron Taylor s’accompagne d’une allusion lassée aux « mille récits » pittoresques. « Le voyageur prend beaucoup de croquis et quelques notes ; il assigne une destination à des fondements enfouis dans le sol, une date à des corniches ou à des fenêtres, et, après trois jours de courses aventureuses, il revient au logis, chargé de fossiles, de briques à rebords, de vieilles monnaies et de souvenirs, trésors qu’il étalera promptement dans son cabinet d’antiques. » Cela dit, Delasalle ne procède pas autrement lors de son « excursion » de la Trappe à la Perrière. La minutieuse préparation de ce voyage, conçu comme

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un pèlerinage, la savante bibliographie qu’il suscite rendent exemplaire un texte qui, une fois encore, consacre le panorama de la Perrière, c’est-à-dire l’espace de vie de Louis-François Pinagot. Delasalle s’en gausse : le voyage pittoresque est étroitement associé à l’enregistrement des mœurs ; sa démarche déborde le néo-hippocratisme qui, implicitement, la sous-tend. Chez l’abbé Fret, nous l’avons vu, une telle entreprise est indissociable du prosélytisme. Enregistrer les mœurs actuelles, c’est, pour lui, dénoncer l’affaissement des mœurs antérieures, déplorer la disparition d’un âge d’or ; c’est aussi prendre appui sur lui pour tourner en dérision et, si possible, endiguer la modernité. L’abbé Fret décrit les mœurs au travers de saynètes destinées à être lues à la veillée. Le « Molière du Perche », l’auteur et l’éditeur du Diseur de Vérités, modeste almanach régional, espère être entendu dans les campagnes ; et l’on nous dit qu’il savait à la perfection imiter les accents percherons. L’abbé Fret mise sur la proximité. À la différence de la plupart des érudits qui enregistrent les mœurs, il ne pose pas sur l’objet de son observation un regard vertical. En lui s’unissent curieusement l’érudit, l’« antiquaire », l’observateur à la verve comique et le curé de campagne. Dureau de La Malle, en regard, apparaît moins original Dans un livre paru en 1823, cet aristocrate, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, quête la logique des mœurs du bocage percheron, qu’il perçoit comme un espace presque immobile, du fait de son isolement. Du même coup, il en fait un conservatoire. On retrouve dans l’ouvrage des références, devenues classiques depuis la publication des Voyages de Young et celle des volumes de l’enquête ordonnée par Chaptal, aux « forêts de l’Amérique septentrionale », aux Hurons et aux Iroquois. Un nouveau type s’y dessine toutefois : le

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sanglier ; c’est-à-dire le paysan du bocage percheron, au tempérament modelé par l’omniprésence de la haie. « Une fois par semaine, écrit-il à propos des habitants des campagnes, ils vont porter leurs denrées à la ville voisine, où leur voix haute et brusque, leur patois rude, leur immobilité dans la foule, leurs vêtements gris, leurs longs cheveux sans poudre, leur ont valu le sobriquet de sangliers 85. » À n’en pas douter, si Dureau de La Malle avait croisé Louis-François Pinagot sur le marché de Bellême, il l’aurait perçu comme l’un de ces animaux pétrifiés au sein d’une masse indifférenciée. Les habitants du bocage, assure-t-il, « communiquent très peu avec les citadins » ; au marché, hommes et femmes « ne parlent aux bourgeois que pour convenir du prix 86 ». Beaucoup rentrent chez eux sans même « avoir bu ni mangé à l’auberge […] la Révolution a passé sur eux comme un torrent […] ». Il convient, pour notre propos, de retenir de telles convictions. Quel sens cet imaginaire de l’espace, élaboré à une telle échelle et selon de telles procédures, pouvait-il revêtir pour un Louis-François Pinagot ? Quel écho en pouvait-il recevoir ? Tout au plus la sensation vague et assourdie d’un travail collectif en vue de construire une identité percheronne. Il n’en était pas moins indispensable d’évoquer la fabrication de ces systèmes de représentations ; ce sont eux qui ont structuré nombre de documents à l’aide desquels nous tentons de retrouver la trace de Louis-François. À une échelle plus restreinte, en revanche, on peut postuler, chez lui, une identité modelée par l’espace de la forêt et de sa lisière. Les tensions qui fractionnent Origny-le-Butin, les formes de sociabilité et de turbulence qui sont celles du monde de la forêt et tout ce qui relève de la cohérence de cette zone de misère intense conduisent à cette conclusion.

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Quand Louis-François Pinagot quitte sa maison, aux abords de la forêt, pour se diriger vers le bourg d’Orignyle-Butin ou pour se rendre dans l’un des autres villages de la lisière, que perçoit-il, que ressent-il de l’identité de cette commune, redevenue succursale de paroisse en 1820 ? En quoi cet éventuel sentiment d’appartenance contribue-t-il à construire sa personnalité ? Une fois de plus, nous sommes condamnés à l’hypothèse aventureuse, ne serait-ce qu’à propos de la balance – et peut-être de la tension – établie entre le sentiment d’être un paroissien et celui de devenir un citoyen, membre d’une communauté civile ; partage vécu différemment selon les régions et selon l’intensité de ce mouvement de restauration paroissiale qui s’accomplit au temps de la jeunesse de Louis-François 1. À ses yeux, sans doute, et dans sa mémoire, la découpe du terroir et la configuration immuable des parcelles, la densité des haies qui les délimitent, la distribution et la forme des bâtiments, la physionomie des façades, la tenue des jardins, l’allure des bestiaux, l’éclat des bruits de voix 2, le calme ou l’agitation des cours, la plus ou moins grande discipline de la marmaille, l’ordre ou le désordre des objets entreposés demeurent indissociables des individus qui hantent chacun des lieux, qui habitent * Victor Hugo, Les Misérables.

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chacune des maisons 3 ; ce sont, dans son esprit, autant de marqueurs qui blasonnent ceux dont il sait ou ressent vaguement les qualités morales, le tempérament, et dont il a toujours, plus ou moins confusément, connu la position, la richesse et la réputation. Aussi, la compréhension des impressions, sinon celle des sentiments de Louis-François impose-t-elle une présentation de ce qui s’offre à son regard, lorsque son horizon n’est plus borné par la « solennelle futaie ». Orignyle-Butin, répétons-le, n’est qu’un infusoire municipal, mais c’est la commune natale de Louis-François et, sans doute le sait-il bien avant le terme venu, ce sera celle de sa mort. Certes, l’on peut penser que lors de son baptême, à la différence de celui de ses parents et de ses enfants, les cloches s’étaient tues, puisqu’en l’an VI la loi interdisait les manifestations extérieures du culte. Mais le lui a-t-on jamais dit ? D’autant qu’en 1798, le clergé de l’Orne ne se privait pas de sonner, malgré l’interdiction 4. Quoi qu’il en soit, Louis-François peut apercevoir, chaque dimanche, dans l’église d’Origny – excepté de 1808 à 1820 –, les beaux fonts à double cuve qui datent du XVIe siècle et dans lesquels il a reçu le baptême. Si l’on défalque la superficie de ce qui constitue la forêt domaniale, le terroir d’Origny-le-Butin ne s’étend que sur 282 hectares. Cette taille insignifiante contribue à expliquer que les habitants de la commune soient dépourvus de sobriquet. Ici, les marqueurs de l’identité sont ténus : ils se résument presque à l’église, riche de son trésor 5, de sa « sonnerie », partiellement préservée, d’une Vierge de Pitié datant de la Renaissance et d’un retable installé à la fin de l’Ancien Régime, en même temps qu’une belle statue polychrome de saint Germain. Origny-le-Butin possède sa fête patronale, le 31 juillet ; mais la commune se trouve dépourvue de foire et de

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marché. Aucun château ne décore son territoire ; la modeste demeure de Fidèle, Armand de Bloteau, à la Brumancière, fait à peine figure de pauvre manoir, à la mesure de ce petit notable. Il n’est pas non plus de moulin ni d’atelier sur le territoire d’Origny 6. Aucune route de quelque importance ne traverse le bourg. En cette période d’élaboration d’une conscience patrimoniale et d’inscription du bâti rural dans la durée historique 7, c’est ici le vide, ou presque, de la référence au passé. On ne signale aucun usage local qui pourrait contribuer à construire cette historicité ou du moins à entretenir le sentiment de l’immémorial. Le registre des délibérations municipales se révèle muet à cet égard. Reste le Chêne Sale ; mais la tentative en vue d’en faire le socle d’une légende est fort tardive ; en outre, elle émane d’une élite extérieure à la commune. Quant à la référence historique par laquelle des érudits locaux entendent expliquer le toponyme communal, elle demeure très incertaine et nous ignorons quel en était l’écho à Origny. Jean-François Pitard prétend, en effet, que les Anglais auraient brûlé le bourg, en 1449, et qu’ils y auraient « fait butin 8 ». Les labours dominent le paysage, accidenté et pittoresque, qui s’offre, ici, aux yeux de celui qui arpente les chemins. Il convient, à ce propos, d’éviter l’anachronisme et de se déprendre de l’image d’une Normandie verte. Ce n’est qu’à la fin de la vie de Louis-François que l’on a commencé de « coucher en herbe » la plus grande partie du terroir 9. En 1825, date de l’établissement du cadastre, les terres labourables couvrent 229 hectares, soit 81 % de la superficie. Le froment et l’orge dominent dans les champs, malgré leur faible rendement 10. L’avoine, le seigle et le méteil s’étendent sur des surfaces beaucoup plus restreintes. Peut-être commence-t-on alors de cultiver la pomme de terre à Origny, mais cela

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reste très incertain puisque cette plante n’occupe que 48 hectares dans l’ensemble du canton, en 1852 11. L’absence de chanvre dans la commune est, en revanche, plusieurs fois attestée. En 1825, les jachères couvrent environ 30 % du terroir d’Origny. Leur superficie tend cependant à se réduire au cours de la vie de Louis-François Pinagot. En effet, l’assolement quadriennal se substitue, très lentement, à la rotation triennale 12. Au milieu du siècle, il ordonne le paysage. La première année est celle du « blé fumé », la deuxième celle de l’orge ou de l’avoine, la troisième celle de la « jeune herbe », du trèfle bien souvent, la quatrième est consacrée à la jachère proprement dite (« vieille herbe ou guéret ») 13. Mais en ce paysage de labours, dominé par la culture des céréales, partout s’impose à l’œil l’omniprésence d’une haie épaisse, dense et haute, dont les ramures débordent sur la parcelle qu’elles obscurcissent de leur ombre. Par endroits, un échalier, une barrière ou une simple brèche que dissimule un fagot de même essence constituent les passages obligés à l’intérieur de cet espace touffu qui, aux yeux de l’étranger, revêt l’apparence d’un labyrinthe 14. Ces haies, « immémoriales » – peut-être constituent-elles l’élément essentiel du patrimoine – sont élaguées tous les huit ou neuf ans, l’hiver, selon le rythme de l’assolement. On taille l’année du blé, afin de donner à la haie le temps de la repousse et de lui éviter d’être trop tôt broutée, l’année de la jachère. Le terroir d’Origny-le-Butin est alors densément complanté de pommiers. Dans le canton de Bellême, en 1852 15, ceux-ci couvrent une superficie égale à celle des prairies naturelles, des prairies artificielles, du froment et du seigle réunis. À cette date, le paysage agraire témoigne encore d’une civilisation du bois, de la céréale et de la pomme. Le canton de Bellême produit alors

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49 100 hectolitres de cidre, soit environ cinq hectolitres par habitant. Cette boisson ne coûte que cinq centimes le litre. À Origny-le-Butin domine l’habitat dispersé. Mais cette notion vague cache une grande diversité de l’appréciation 16. Ici se juxtaposent le bourg sonnant, plusieurs « villages », bruissants d’activité, de voix de femmes et d’artisans au travail – les fileuses et les sabotiers –, tels la Haute et la Basse-Frêne, la Haute et la Basse-Croix, la Renardière ou l’Hôtel-aux-Oiseaux, des fermes isolées – l’Hôtel-Migné, Langellerie, la Trappe –, des bordages, plus petits et plus silencieux : ceux du Pressoir, de l’Hôtel-Gaulard, du Moulin-Butin, de rares maisons construites dans la solitude – la Vigne-du-Clos. L’œil et l’oreille distinguent et analysent spontanément chacun de ces ensembles, au statut fort différent. Au centre des « villages » s’impose la cour commune, indivise. Elle constitue la grande source de conflits, au sein de ces communautés à la sociabilité vibrante 17. On y entrepose les tas de bois de chauffage. Les tombereaux y stationnent pendant qu’on les décharge. Le fumier des étables s’y étale, temporairement. Les poules y circulent, mais rarement les canards et les oies, dont les plumes risqueraient de troubler l’eau de la mare où les bêtes viennent boire 18. En 1825, le revenu imposable de l’ensemble de la propriété bâtie d’Origny ne se monte qu’à 896 francs. La somme est dérisoire. Elle correspond à peine au traitement annuel d’un petit employé. Les maisons, basses, sans guère d’ouvertures – on craint l’impôt des portes et fenêtres – nous semblent très obscures. En 1839, parmi les cent vingt-quatre habitations de la commune, une seule se trouve dotée d’une porte cochère. Soixante-dixsept (63 %) d’entre elles ne possèdent que deux ouvertures, et trente et une (25 %) n’en ont que trois 19. Telle

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est la norme à Origny. Mais, une fois encore, il convient d’éviter l’anachronisme et la déploration oiseuse. Les contemporains de Louis-François se plient à un autre système de normes hygiéniques que celui dont les élites s’efforcent alors d’assurer le progrès ; et leur manière d’apprécier le clair et le sombre, le chaud et le froid diffère de la nôtre. Ils ne se soumettent pas aux mêmes impératifs d’air et de lumière, et n’éprouvent pas la même détestation de l’ombre et de l’enfermement 20. En outre, les bâtiments d’exploitation sont vastes, comme le montre la capacité d’hébergement de troupes 21. Presque toutes ces maisons possèdent un jardin. Ce qui constitue une donnée essentielle de la vie quotidienne. Le pauvre qui s’extirpe de l’indigence commence par acheter une masure et l’un de ces petits lopins de terre, dont la superficie s’échelonne entre cent et cinq cents mètres carrés. En 1825, ces parcelles, réunies, couvrent cinq hectares dans la commune. Compte tenu du cloisonnement du paysage agraire, de la densité du bocage et du mauvais entretien des chemins qui incite à utiliser les terrains qui les bordent, le passage conditionne l’activité quotidienne ; plus précisément celui des « bêtes » et des véhicules, car les piétons coupent à travers champs. Il constitue la principale source de conflit, avec le bornage 22. Il s’agit alors du passage de lourds tombereaux de bois, à deux roues. Les carrioles légères, aux chevaux piaffant les jours de marché dans l’attente de leurs maîtres, sont plus tardives 23. Dans le sud du Perche, à en croire l’instituteur Arsène Vincent, elles n’apparaissent qu’en 1836. Elles ont entraîné à l’intérieur du bocage une véritable révolution qui a précédé celle de la bicyclette. La carriole a, peu à peu, accéléré les déplacements, dilaté l’espace des relations sociales et remodelé le rituel de la visite. Jusqu’au milieu du XXe siècle, le tombereau,

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la carriole et le vélo continueront, ici, d’ordonner la circulation des hommes et le transport des marchandises. Pour l’heure, le règne du tombereau – ou banneau – assure l’importance du charron, dont l’aire de travail déborde largement sur l’espace public, à l’intérieur du bourg. L’un d’eux opère à Origny ; mais, curieusement, la commune ne possède ni maréchal ni bourrelier ; ce qui oblige les cultivateurs à se rendre fréquemment à la Perrière ou à Saint-Martin-du-Vieux-Bellême. Le fracas de ces lourds charrois assourdit l’espace, notamment à proximité de la forêt. Outre le bois, les cultivateurs s’y procurent « l’engrais-litière ». En 1861, le fermier des Écouvailleries 24, petite exploitation de la lisière septentrionale, demande à la forêt vingt-cinq tonnes de matières premières destinées à garnir sa « motte-engrais » ; ce qui représente dix voitures. L’administration fait payer un franc cinquante par véhicule. À cela s’ajoutent dix francs versés aux cinq individus employés à couper la bruyère, à l’approcher, à la charger, à compléter rapidement la voiture, à laquelle il faut atteler trois ou quatre chevaux. Telle est l’une des tâches accomplies par ces journaliers de la forêt, dont fit partie, un temps, Louis-François Pinagot. Le paysage d’Origny retentit des commandements adressés aux « bêtes » – on ne dit guère animaux quand il s’agit de trait – qui tirent les tombereaux ou les charrues à deux roues et avant-train, alors en usage dans le canton. L’espace sonore du terroir diffère radicalement de celui de la forêt. Dans les bois, les bruits de voix relèvent de la sociabilité ou de l’encouragement réciproque ; ils accompagnent une rythmique qui traduit l’effort et qui ordonne la respiration. En revanche, les onomatopées, proférées par le cultivateur, comme le chant de labour, humanisent ou esthétisent le terroir,

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face au monde sauvage de la forêt. Elles sont appropriation sonore du territoire de travail. Elles informent sur le labeur de l’autre, sur son ardeur à la tâche, sur son horaire. Elles proclament les qualités morales et l’entrain. Bien entendu, elles sont aussi communication avec l’animal, par le moyen du commandement, de l’encouragement ou de la réprimande. Dans une commune sans berger, sans troupeau, sans sonnailles et presque sans chiens, ces commandements sonores constituent alors le mode essentiel des relations nouées entre l’homme et sa bête. Louis-François Pinagot oscille quotidiennement entre le paysage sonore de la forêt et celui du bocage, unis par la circulation des « diables » et des pesants tombereaux tirés par des chevaux, les seuls animaux de trait utilisés dans la commune. En 1872, quatre ans avant sa mort, Origny-le-Butin possède trente-neuf juments, un cheval entier, quatre hongres et trois poulains ou pouliches de moins de trois ans 25. À cette date tardive, la race des percherons domine. Les animaux sont donc assez peu nombreux, compte tenu de l’effectif des cultivateurs ; ce qui signifie que bien des exploitations ne peuvent fonctionner que grâce à un jeu complexe de prêts et d’échanges de service : labeur humain contre labeur animal, pipe de cidre ou tas de bois contre journées de cheval. Entre ces individus, perpétuellement en compte les uns avec les autres, le prix virtuel de la journée d’une jument étalonne les échanges. Louis-François Pinagot a besoin de faire transporter du bois ainsi que les « sommes » de sabots qu’il fabrique. Le cheval entre donc dans ses préoccupations et dans la balance des comptes tacites qui s’établissent entre lui, ses parents, ses amis ou ses relations de travail. Si l’on en croit les résultats de l’enquête agricole effectuée en 1852, les éleveurs d’Origny-le-Butin ne possèdent

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qu’un assez petit nombre de bovins, de race croisée mancelle normande 26. Une fois encore, il faut se garder de l’anachronisme. La campagne hantée par Louis-François Pinagot ignore la densité de bétail, familière aux observateurs du XXe siècle. En 1872, les éleveurs de la commune disposent de cent trente-neuf bêtes, seulement ; soit un taureau – la base communale est classique en matière d’insémination –, quatre-vingt-une vaches, vingt-cinq bouvillons, génisses et taurillons et trente-deux veaux de moins de trois mois. Il s’agit donc d’un élevage destiné à la production de lait et à celle de jeunes bêtes. On n’engraisse pas les bœufs à Origny-le-Butin. Génisses, bouvillons et taurillons sont vendus à la foire. Une partie des veaux est, en outre, destinée à la boucherie. La plupart des vaches séjournent à la fois au pâturage et à l’étable ; mais, en 1852 déjà, une minorité d’entre elles demeurent en permanence dans le pré. Malgré la faible ampleur du troupeau, Louis-François Pinagot était donc accoutumé à la présence, visuelle et sonore, de la vache laitière, associée à celle des juments. En 1852, la première donne, en moyenne, six veaux au cours de son existence et 1 665 litres de lait par an ; ce qui permet la fabrication de beurre et de fromage, à raison de dix-huit à vingt litres de lait pour un kilo de beurre baratté et de treize litres pour un kilo de fromage. Les porcs – à Origny-le-Butin, on parle plutôt de cochons – sont beaucoup moins nombreux qu’on pourrait le penser, à la suite de tant de travaux consacrés au rituel de la tuerie. En 1872, le troupeau de la commune se réduit à cinq porcs, trois truies et dix-neuf cochons de lait. La viande salée n’apparaît donc pas essentielle. Moutons et chèvres ne comptent guère à Origny. En 1872, on n’y enregistre que quatre béliers, huit brebis et sept agneaux. En bref, les ovins, ici, relèvent de la curiosité. Il en va presque de même des vingt-trois

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chèvres et de leurs dix-sept chevreaux ; à cela près que ceux-ci constituent une précieuse ressource pour quelques ménages pauvres ; et il n’est pas interdit de penser que la famille Pinagot de la Basse-Frêne, avant qu’elle ne soit en mesure de nourrir une vache, possédait au moins une chèvre… Pas de vaine pâture, pas de troupeau communal, pas de notable capable d’entretenir une meute, il n’est donc que très peu de chiens à Origny-le-Butin. Encore convient-il de se méfier du résultat du recensement qui fait état de dix de ces animaux en 1872 ; bien des maîtres ont dû être tentés de taire l’existence de leur chien, par peur du prélèvement de la taxe. La proximité de la forêt et la peur de la rage, soulignée en 1855 par le commissaire cantonal 27, freinent cet élevage domestique. La pauvreté ambiante, l’inexistence de grande route, l’absence d’étrangers et l’intensité de l’interconnaissance n’incitent pas à entretenir un chien de garde. Quoi qu’il en soit, la campagne d’Origny arpentée par Louis-François est sans doute moins retentissante des aboiements que des commandements intimés à l’animal de trait. Quant aux volailles, si difficiles à comptabiliser et, par conséquent, si aisées à dissimuler, elles semblent, elles aussi, moins nombreuses qu’on ne pourrait le penser : le recensement de 1872 fait état de 590 poules, de 136 oies et de 16 canards seulement. Au cours de ses déplacements, Louis-François croise beaucoup de gens. Le terroir d’Origny-le-Butin est alors densément peuplé ; et les signaux de reconnaissance, les échanges verbaux abondent. Les conséquences d’une telle densité sur la présentation de soi, sur la ritualisation de la rencontre, le théâtre social et l’interaction ne concernent pas que la ville 28. Reste qu’au cours de l’existence de Louis-François, nous le verrons, le nombre et la richesse des rencontres s’affaissent et qu’un certain repli

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sur la famille et le chez-soi, au village, vient contredire l’aisance accrue des déplacements. La population de la commune d’Origny-le-Butin évolue entre 430 habitants en l’an VIII et 331 en 1876 29. La plus forte densité se situe en 1836. Cette année-là, la commune compte 512 individus. En bref, l’évolution reflète celle des campagnes de la région 30 ; à cela près qu’Origny-le-Butin semble anticiper les mouvements. On constate une croissance rapide au cours du premier tiers du siècle ; mais la rupture de l’équilibre démo-économique se révèle, ici, très précoce, puisqu’elle se situe à l’aube de la monarchie de Juillet. En 1851, au cœur de la grande crise du milieu du siècle, Origny-leButin a déjà perdu 9 % de sa population. Le déclin se poursuit durant les difficiles années du début de l’Empire ; la commune ne compte plus que 449 habitants en 1856. L’effectif se stabilise durant les années fastes du régime – 426 individus en 1866 –, avant de s’effondrer les dix années suivantes (− 21 %). En une génération (18361876), qui correspond à la période qui s’étend entre le fléchissement de la fécondité du ménage Pinagot et la mort de Louis-François, Origny-le-Butin a perdu plus du tiers de ses habitants (36 %) ; et cela, malgré la nette augmentation du volume de la population du bourg, premier relais dans le processus de l’exode. Certains villages, telle la Basse-Frêne où vit Louis-François, se sont littéralement vidés. La mobilité des hommes du bois, le refus de l’intense misère expliquent ce dépérissement. La pyramide des âges apparaît irrégulière dès 1836. La surreprésentation de la vieillesse, plus précisément celle des individus âgés de soixante à soixante-dix ans, s’impose déjà très clairement. Durant son enfance, mais aussi sa jeunesse et sa maturité, Louis-François Pinagot a vécu au milieu de nombreux individus qui avaient connu

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l’Ancien Régime et la Révolution. En 1836, ils étaient encore plus d’une centaine dans ce cas à Origny-leButin. La pyramide des âges établie en 1851 revêt l’allure classique de la cloche, qui désigne les communautés déclinantes. Quant à celle qui se dessine à l’occasion du recensement de 1876, elle mériterait de figurer dans un manuel comme exemple de catastrophe démographique. Cette année-là, les individus âgés de cinquante à soixante ans (cent onze) sont beaucoup plus nombreux que les enfants de moins de dix ans (quarante-huit). En 1872, dix-huit maisons, sur un total de cent quarante – soit 13 % – restent inhabitées et aucune n’est alors en construction. Louis-François, devenu un vieillard, a sans doute ressenti cette hémorragie ; mais la présence de nombreuses personnes âgées lui a peut-être permis de goûter plus aisément les plaisirs de l’évocation… ce qu’oublient trop souvent les démographes enclins à la déploration. Rien n’empêche, en effet, de penser que de telles communautés, agrémentées par l’interconnaissance sénile, autorisent des vieillesses heureuses. À première vue, la position des habitants d’Origny semble indifférenciée. Il n’y a pas de notables 31, pas de riches, pas de capacités dans la commune. Mais tout cela est affaire d’échelle ; et l’étroitesse des écarts, l’apparente similitude des êtres obligent de porter attention à la nuance. Un clivage s’impose, qui distingue gens du finage, majoritaires, et gens du bois, très minoritaires. En 1831, alors que Louis-François est installé à l’HôtelMigné, soixante-trois des cent trente-neuf chefs de famille de sexe masculin sont désignés comme agriculteurs. Ils ont treize domestiques à leur service ; sans oublier un effectif de vingt-huit journaliers qui travaillent dans les champs et dans la forêt. Cette année-là, les hommes du bois, chefs de ménage, ne sont que

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quinze. Restent dix-huit artisans, le desservant et le hongreur. Les femmes sont, elles aussi, désignées majoritairement comme des travailleuses de la terre ; vingt-quatre sont déclarées fileuses, c’est-à-dire employées par des fabricants de toile de Bellême ou de la Perrière. Soixante-trois cultivateurs se partagent les 282 hectares utiles de la commune. La confrontation de ces deux nombres suffit à montrer qu’il s’agit là de minuscules exploitations… Il en va de même des propriétés. En 1825, seize individus possèdent 5 hectares ou plus sur le territoire d’Origny ; et quatre d’entre eux, seulement, y résident. Henry de Bloteau, installé à la Brumancière, fait ici figure de grand propriétaire avec ses 8 hectares ; ainsi que Jean Bourdon au Plessis, qui en possède 5. Deux autres, Jean Courapied à l’Aubrière et François Herbelin, à la Haute-Frêne, semblent des nantis avec leurs 2,5 hectares. Six des douze autres propriétaires importants résident dans l’une des trois petites villes du voisinage : Bellême (trois), Mamers (deux) et la Perrière (un). Les autres habitent des bourgs situés à faible distance : Chemilly (trois), Origny-le-Roux (un), Pervenchères (un), Rémalard (un). La plus grande propriété, celle de la veuve Bry installée à Bellême, couvre 8,5 hectares. Tout donne donc à penser que les fermiers, eux-mêmes, sont alors de très petits exploitants même s’il leur est possible de louer des biens appartenant à plusieurs individus. En revanche, les propriétaires de minuscules parcelles sont légion, qu’il s’agisse d’un simple jardin ou d’une « pièce de terre » – c’est le vocable alors utilisé. Quatrevingt-neuf individus possèdent moins de vingt-cinq ares et trente et un disposent de vingt-cinq à cinquante ares ; ce qui reste insuffisant pour nourrir une vache. Au cours du siècle, s’opère un mouvement de concentration de ces petites parcelles.

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Le 14 décembre 1839, le curé Pigeard entreprend de recenser ses fidèles. Sur un tableau qui figure dans le registre de la paroisse, il distribue les chefs de ménage en trois « classes ». La première regroupe les mendiants (16 % du total) et les individus les plus pauvres, quelle que soit l’origine de leur misère. Ce qui correspond à 47 % des ménages. La deuxième classe se compose de ceux qui « possèdent une vache et aussi une vache et un cheval ». Parmi les chefs de famille, 28 % sont dans ce cas, dont Louis-François Pinagot, époux Pôté, désigné comme « pauvre » sabotier. La troisième classe comprend les vingt « personnes adultes qui ont deux chevaux et autres bestiaux ». Le tableau dressé par le pasteur souligne l’importance accordée au cheptel dans la manière de percevoir les positions. Il confirme qu’il s’agit, en ce milieu, d’une des données essentielles de l’imaginaire social. Mais il est d’autres critères. Au sein même de la campagne d’Origny – en dehors, donc, du bourg – des clivages multiples, bien que subtils, distinguent les individus. Être propriétaire-exploitant, fermier ou bordager, posséder ou non une petite maison, un jardin, une pièce de terre, être endetté ou non, être ou non à la tête d’une nombreuse famille, composée de garçons et de filles, ou vivre un autre moment du cycle familial, disposer ou non de l’appui d’une parentèle étendue, posséder ou non une qualification artisanale, être sabotier ou être journalier, travailler pour soi ou pour autrui, jouir ou non, par conséquent, de son indépendance à l’égard d’un marchand-fabricant, pour ne pas parler du sexe, du statut matrimonial, du niveau d’instruction et de la réputation, constituent autant de critères distinctifs qui ordonnent les relations sociales. Sur celles-ci pèse, en outre, l’origine géographique. Il n’y a pas d’étranger à Origny-le-Butin. Nous sommes

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loin, ici, de « la mosaïque France 32 ». Ceux qui apparaissent comme tels sont les hommes et les femmes venus d’une autre « contrée ». Or, ceux-là sont assez nombreux car la commune est loin de constituer un isolat. Certes, la grande majorité des habitants d’Origny sont nés dans le département. Malgré la proximité de la Sarthe et de l’Eure-et-Loir, ils sont 85 % dans ce cas, en 1872. En revanche, seule une minorité des habitants sont, comme Louis-François, originaires d’Origny, notamment en 1831. Cette année-là, 69 % des hommes et 71 % des femmes installés dans la commune sont nés ailleurs. C’est le cas d’Anne Pôté, l’épouse de Louis-François, qui vient d’Appenay, comme de sa grand-mère, de ses parents, de ses oncles et de ses tantes, originaires de la Perrière. Cette origine extérieure caractérise particulièrement les hommes du bois et leurs épouses, puisque beaucoup sont venus de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême ou de la Perrière, les deux communes voisines les plus peuplées. En ce domaine, la forêt semble faire barrière : il est peu d’habitants d’Origny originaires de la lisière septentrionale – Éperrais, Bellavilliers. La circulation s’organise latéralement, selon la limite méridionale du massif. Si Louis-François a choisi une épouse originaire d’Appenay, c’est que celle-ci vivait chez ses parents, installés à Origny-le-Butin. En bref, la population de la commune, telle qu’elle se présente en 1831, est essentiellement composée d’individus qui sont venus s’y installer ; ce qui ne pouvait qu’en affaiblir l’identité et, peut-être, la cohésion. Mais on ne vient pas de loin, quand on s’établit alors à Origny-le-Butin ; et l’on choisit son époux ou son épouse dans un cercle au rayon limité. Le territoire à l’intérieur duquel circulent les individus se compose essentiellement du bloc formé par les trois communes

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de la Perrière, d’Origny-le-Butin et de Saint-Martin-duVieux-Bellême. La parentèle de la majorité des habitants de la petite commune, enclavée entre ses deux puissantes voisines, déborde donc largement ses limites ; ce qui contribue à dilater l’identité territoriale ; et nous savons déjà l’importance que devait, à ce propos, revêtir la Perrière dans l’esprit et le cœur de Louis-François Pinagot. En 1841, celui-ci est installé à la Basse-Frêne, sans que l’on sache depuis quelle date, précisément. Il y restera jusqu’à sa mort, trente-cinq ans plus tard. Sans doute y a-t-il passé la moitié de sa vie. Au cours de ces dix années, la physionomie de la population active 33 d’Origny-le-Butin s’est transformée, sans que l’on puisse clairement mesurer l’influence d’une éventuelle modification des procédures d’enregistrement sur l’évolution constatée. Comme en 1831, on enregistre à Origny soixante cultivateurs, seize artisans, vingt-huit journaliers mais les hommes du bois sont désormais au nombre de trente-huit – vingt-cinq sabotiers, sept bûcherons, six scieurs de long ; essor qui reflète celui de l’industrie du sabot 34. La modification est plus nette en ce qui concerne l’activité déclarée par les femmes ou, du moins, celle qui leur a été reconnue. Trente-sept sont désignées sous le vocable de « cultivatrices » – sans doute s’agit-il des plus aisées –, trente-sept le sont sous celui de « domestiques » et cent dix sous celui de « fileuses ». Ces actrices tardives d’une proto-industrialisation que l’on dit déclinante sont particulièrement nombreuses au sein des familles de travailleurs du bois et de journaliers. Les femmes des six scieurs de long se déclarent toutes fileuses, ainsi que six des sept épouses de bûcherons et que quinze des vingthuit femmes de journaliers. Chez les sabotiers, l’alliance est beaucoup moins nette, neuf seulement de leurs épouses sont reconnues comme fileuses. Il conviendrait

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toutefois d’y ajouter toutes les veuves et toutes les filles de ce milieu qui se livrent à cette activité. En bref, le couple formé d’un travailleur du bois et d’une fileuse apparaît ordinaire à Origny-le-Butin ; c’est le cas du ménage formé d’Anne Pôté et de Louis-François Pinagot. Mais la filature déborde de beaucoup ce milieu ; elle concerne aussi celui des cultivateurs. Cette activité unit donc les deux groupes dont bien des femmes se livrent à la même activité, opèrent les mêmes déplacements et nouent le même type de relations avec les fabricants. Le recensement de 1851 permet d’apprendre enfin que les trois quarts des « cultivateurs » d’Origny-le-Butin sont des fermiers. La proportion fléchit par la suite, car un certain nombre d’entre eux accèdent à la propriété. Malgré ce mouvement d’acquisition, les fermiers demeurent majoritaires en 1872 (58 %). Dans le canton, les baux sont d’une durée de quatre ans 35 ; elle se calque sur le rythme de l’assolement. Les « baux de ferme » prennent effet au 1er mars ou au 1er novembre, plus rarement à la Chandeleur – le 2 février – ou à la Saint-Jean – le 24 juin. Ils sont soumis à tacite reconduction. Le tacite régit, en effet, les relations sociales au sein de cette société de la parole parcimonieuse et du « cela va sans dire 36 ». Pour mieux comprendre Louis-François Pinagot, arrêtons-nous un instant à la Basse-Frêne. Sans doute est-ce un cadre plus pertinent que celui de la commune pour qui veut saisir son identité territoriale. En 1841, le « village » s’intègre à la zone la plus misérable du département, qui a pour épicentre Saint-Martin-du-VieuxBellême. La mendicité déclarée concerne cette année-là trente et un individus à Origny-le-Butin, soit 8 % de la population 37. La proportion est ordinaire 38. Mais elle se révèle nettement plus forte à la Basse-Frêne, théâtre de la misère la plus intense au sein de la commune. Le

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village compte alors trente-quatre individus, dont vingttrois adultes. Onze femmes sont des fileuses et deux des « cultivatrices », quatre hommes sont sabotiers, deux bûcherons et trois journaliers. Un seul se déclare cultivateur. Sur ces vingt-trois adultes, cinq se livrent officiellement à la mendicité. Cette année-là, outre Louis-François Pinagot, sa femme, fileuse, et ses enfants en bas âge, vingt-neuf personnes résident à la Basse-Frêne. On peut y rencontrer Marie Foussard, veuve et fileuse, qui vit seule, Michelle Virlouvet, fileuse, solitaire elle aussi. Le ménage de Marin Lebouc sombre dans la détresse : le mari est journalier, mendiant et infirme « des mains et des pieds », à en croire le desservant ; sa femme est fileuse. Elle a pris, en outre, un enfant en nourrice, comme six autres femmes de la commune. Le ménage de François Cottin, le grand-père par alliance de Louis-François, semble, lui aussi, fort misérable. Le mari, alors âgé de soixante-dixsept ans, est journalier ; Anne Germond, sa femme, est fileuse et mendiante. Ils ont deux enfants à leur charge. On pourrait penser que Louis Bellanget, sabotier, et sa femme, fileuse, sont dans une situation plus favorisée. Ils ont, comme le ménage Pinagot, deux enfants à charge ; mais ils hébergent, en outre, Marie Barbe, fileuse et mendiante. Étant donné que Louis-François est alors reconnu comme indigent 39, seuls deux ménages semblent véritablement échapper à la misère : celui formé de Trouillard, cultivateur, de sa femme, fileuse, et de son fils, bûcheron, et celui de Chevalier, bûcheron, qui vit en compagnie de sa femme, fileuse, et de leur fille. Que peut-on savoir de la distance sociale, des relations de prestige, d’autorité et de charité telles qu’elles fonctionnent en un tel milieu ? Nous touchons là à cet « infini d’en bas », évoqué par Victor Hugo, au sein

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duquel l’individu semble s’évanouir. La Basse-Frêne, c’est le mélodrame à ciel ouvert, une masure Gorbeau, une Jacressarde horizontale et rustique, une cave de Lille à la surface du sol. Or, ce « village » ne constitue pas une exception sur le territoire d’Origny-le-Butin. Il en va presque de même de la Haute-Frêne, située à quelques centaines de mètres et qui abrite alors quinze individus : sept fileuses, deux sabotiers, deux scieurs de long, un palonnier et trois enfants. C’est le village de l’oncle et de la tante Drouin. Aux Querrières, où réside l’oncle LouisSébastien Pinagot et sa pauvre famille, perdue de réputation, le malheur est identique. En bref, une grande partie de la parentèle de Louis-François baigne dans l’intense misère qui règne le long de la lisière méridionale de la forêt. Dix ans plus tard, la situation semble pire encore. Le milieu du siècle correspond à l’apogée de la détresse dans les campagnes proches de l’orée du bois. La Basse-Frêne demeure aussi densément peuplée : trente-trois personnes y vivent. Ses treize maisons abritent treize ménages. Ici, les couples ne cohabitent en aucun cas. En dix ans, la structure professionnelle s’est modifiée : seules les femmes mûres se déclarent désormais fileuses et, par conséquent, conservent une activité qu’elles exercent depuis longtemps. Les jeunes filles se disent gantières. Certes, le nombre des mendiants a diminué mais la misère et la solitude féminine n’ont pas régressé ; ainsi Anne Germond, devenue veuve de François Cottin, se livre à la mendicité. Louis-François Pinagot, devenu veuf lui aussi, demeure dans l’indigence. Il partage sa demeure avec cinq de ses enfants, dont un sabotier et trois gantières. Au total, les ménages de veuves et de veufs constituent un effectif de vingt individus, sur les trente-trois qui habitent le village. À l’évidence, on ne se remarie pas à la Basse-Frêne. Reste un ferment d’avenir pour les

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Pinagot : l’installation du ménage formé de Pierre Renaud, un sabotier de quarante-six ans, de sa femme, fileuse, et de quatre fils, eux aussi sabotiers. Cinq artisans dans une même famille, cela constitue un atelier dont la taille laisse espérer l’aisance. Durant les cinq années suivantes (1851-1856), qui sont les dernières de la IIe République et les premières du Second Empire, la misère inexorable, insupportable, fait se vider la Basse-Frêne de ses éléments les plus pauvres et d’une partie de sa jeunesse. En cinq ans, le village perd seize individus – soit 48 % de sa population. Louis-François Pinagot vit désormais avec deux de ses filles, gantières. La troisième a épousé un des fils Renaud, le sabotier nouvellement installé, lequel continue d’habiter la Basse-Frêne où il acquiert une petite maison en 1854. La physionomie du village apparaît, de nouveau, profondément modifiée en 1866. La prospérité de l’Empire s’y fait sentir, modestement. Le volume de la population – trente-trois individus – est identique à celui relevé en 1851. Mais il n’est plus, désormais, question de mendicité. Celle-ci a été interdite ; elle est donc pourchassée. La solitude féminine a régressé. Seules deux veuves résident dans le village : la femme Rouyer et la veuve Beauchet, une fileuse. Quant à Louis-François Pinagot, il vit désormais solitaire dans une petite maison acquise dix ans plus tôt. Il est le seul veuf de la Basse-Frêne. À ses côtés, son compère Pierre Renaud a acheté en 1862 une seconde maison et deux jardins. Il a, en outre, fait l’acquisition de trois petits labours, dont un dans le village. Deux jeunes ménages, formés sur place, et trois couples de cultivateurs chargés d’enfants habitent la Basse-Frêne. La situation s’est, en quelque sorte, normalisée le long de la lisière méridionale de la forêt. Mais cet apogée se révèle éphémère.

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En 1872, au lendemain de la terrible sécheresse, de la guerre et de l’occupation, le village ne compte plus que vingt-trois habitants. Cette fois, le déclin paraît irréversible puisque, quatre ans plus tard, l’année du décès de Louis-François, ils ne sont plus que quatorze. Surtout, la physionomie du groupe s’est radicalement modifiée. Sur les vingt-trois individus qui vivent à la Basse-Frêne en 1872, dix sont membres de la famille Pinagot et six autres de la famille Renaud 40. Entre les années 1830 et la mort de Louis-François, ce village initialement formé de gens venus d’ailleurs, de misérables hommes du bois et de fileuses, habitués à une mobilité sur de courtes distances, est devenu patrimoine de deux familles qui y ont fait souche ; tandis que les plus âgés s’extirpaient de la misère, les jeunes y tissaient des liens de parenté. Au fil des séjours passés à la Haute-Frêne, à l’HôtelMigné et, plus longuement, à la Basse-Frêne, LouisFrançois Pinagot a vécu, et sans doute perçu, plusieurs évolutions, accomplies à des échelles différentes : l’ascension puis le déclin démographique de la commune et, à la fin de sa vie, la multiplication des maisons vides, le gonflement de la population du bourg et l’enrichissement, certes modeste, de ses activités, le changement de la structure de la population de la Basse-Frêne et celui de l’ambiance du village. Lui-même a, peu à peu, glissé dans l’indigence, puis il a su s’en extraire, avec l’aide de ses enfants. Le milieu du Second Empire constitue ici la période décisive, la fin des misérables. Mais la « familialisation » de la Basse-Frêne et son aisance nouvelle – d’ailleurs toute relative –, qui accompagne la mort ou l’exode des plus pauvres et d’une partie des jeunes, peut aussi être perçue comme un rétrécissement, comme un assoupissement de la vie sociale. Le recul de la solitude féminine et aussi masculine – excepté dans le cas de Louis-François –, le fait que le village se

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soit peu à peu vidé de ses veuves, de ses filles fileuses, de ses mendiants et des jeunes sabotiers célibataires a sans doute atténué la diversité des échanges, appauvri les veillées, fait s’estomper une charité quotidienne. Quoi qu’il en soit, en 1872, la Basse-Frêne est devenue un village honorable de sabotiers et de cultivateurs, au sein duquel les relations affectives tissées dans le cadre familial ont relayé une vicinité et une sociabilité de la misère et de la charité, qui dépassait de beaucoup le strict cadre de l’alliance.

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AFFINITÉS

ÉLECTIVES ET PARENTÈLES

La démographie historique, fondée sur les sources de répétition, détecte les attitudes collectives. Elle ne peut donc servir notre propos. Il ne saurait davantage s’agir de mener une analyse qui relève de l’anthropologie de la famille. Mon but est de redessiner une vie, d’imaginer les relations affectives qui l’ont animée et les formes de sociabilité qui l’ont rythmée. Il convient donc d’accorder une valeur particulière aux membres de la parentèle dont la proximité spatiale et professionnelle donne à penser qu’ils ont pesé sur l’existence de Louis-François Pinagot. En l’absence de récit autobiographique, il faut nous en tenir à des affinités induites, mais jamais assurées. Le Perche ignore la famille autoritaire, au sein de laquelle le chef vieillissant désigne un héritier ou une héritière. Il n’appartient pas à la zone, assez étroite, où se déploient les fratries et les autres formes de famille élargie dont les membres sont associés en fonction d’accords parfois complexes. La cohabitation des couples demeure une pratique limitée dans le voisinage de Bellême. Ici, tout est affaire de nuances et d’usages subtils, au sein d’une parentèle éparpillée dans le voisinage. Celle de Louis-François Pinagot tisse un réseau serré de familles conjugales – mononucléaires – dispersées dans les villages ou les écarts alignés à proximité de la lisière qui court entre la Perrière et Saint-Martin-du-VieuxBellême. Générateur de liens lâches sinon ténus, l’esprit

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de famille ne se traduit même pas, comme dans l’Eure voisine, par le placement des jeunes gens chez les oncles ou chez les cousins 1. Le sens de la famille, les relations affectives qu’il détermine ne privent pas l’individu d’une grande liberté d’attitude. Au gré des affinités électives ou des inimitiés construites, il peut resserrer les liens ou prendre ses distances par rapport à des parents auxquels aucune structure d’autorité ne le lie solidement 2. Ce relatif relâchement se trouve compensé par l’importance du voisinage, surtout lorsque l’individu réside dans un véritable « village » ; d’où l’attention que nous avons portée aux hôtes de la Basse-Frêne. C’est dans ce cadre que se forgent les réputations, individuelles et familiales, sans que l’on fasse ici fortement référence à l’hérédité des caractères 3. Louis-François Pinagot est issu de deux familles de « horsains », pour autant que l’on puisse attribuer une telle dénomination à des gens venus de la Perrière – les Pinagot et les Cottin – ou de Serigny – la grand-mère Tafforeau. Aucun de ses ascendants n’est originaire d’Origny-le-Butin. Ajoutons qu’à l’âge de vingt ans, il épouse Anne Pôté, fille, elle aussi, de « horsains » venus d’Appenay et installés dans la commune dix-huit ans après les Pinagot. Le 10 novembre 1787, à l’occasion de son second mariage 4, celle qui sera la grand-mère de Louis-François, Louise Tafforeau, s’installe au Pissot avec son mari. Depuis le mois de mars de l’année précédente, elle est veuve de Jacques Pinagot, auprès duquel elle a vécu à la Perrière. Elle en a eu – au moins – sept enfants, dont Jacques, le père de Louis-François. Ce dernier n’a donc jamais connu son grand-père paternel. En 1787, Louise Tafforeau épouse François Cottin, un garçon mineur beaucoup plus jeune qu’elle. Deux ans et demi plus tard

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– 1er avril 1790 –, deux de ses fils, Jacques et LouisSébastien, mais sans doute aussi ses filles Françoise et Catherine, la rejoignent à Origny-le-Butin. L’année suivante (2 août 1791), Louise Tafforeau marie son fils Jacques – qui sait lire et écrire, car il a pu fréquenter l’école à la Perrière – à sa jeune belle-sœur, Jeanne Cottin. Les deux époux sont âgés de vingt et un ans. Louis-François naîtra de cette union. Il ne connut pas son grand-père maternel et n’eut que peu de souvenirs de sa grand-mère qu’il perdit à l’âge de sept ans. Le jeune couple formé de Jacques Pinagot et de Jeanne Cottin s’installe à la Haute-Frêne, où Louis-François passe son enfance. Jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, il a pu visiter sa grandmère Tafforeau, qui s’éteint au Pissot en 1825 ; et, plus longtemps encore, son oncle Cottin, qui était aussi son grand-père par alliance. Celui-ci, vingt et un mois après son veuvage, épouse, alors qu’il a atteint la soixantaine, sa domestique Anne Germond, âgée de trente-quatre ans. Il en a un fils, Victor, en 1828. Louis-François a dépassé la trentaine lorsque son grand-père par alliance découvre ainsi les joies de la paternité. Peu de temps après, François Cottin et son épouse s’installent à la Basse-Frêne, près de leur neveu. Ils y restent jusqu’au décès de l’époux, survenu en 1846, à l’âge de quatre-vingts ans. Tous les ascendants de Louis-François sont de petits cultivateurs. Son père, Jacques Pinagot, bordager-voiturier à la Haute-Frêne, a donc épousé la sœur de son beau-père. Il en a eu quatre enfants, entre 1792 et 1808 ; puis, sans que nous connaissions la date à laquelle débute cette union illégitime, il fait de Marie Goisdieux, la fille analphabète d’un menuisier, sa jeune servante-maîtresse. En 1822, il en a une fille – Jeanne. Le recensement de 1831 nous apprend qu’à cette époque, il vit seul avec Marie et son enfant. De quand date la séparation d’avec

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la mère de Louis-François ? Il est impossible de le savoir. On peut penser que l’épouse n’a pas toléré ce ménage à trois. Sans doute s’est-elle retirée à la Perrière chez son gendre, le mari de la sœur cadette de Louis-François, Jeanne-Catherine-Rose, qui a épousé un sabotier de la petite ville. Quoi qu’il en soit, c’est au domicile de ce gendre que Jeanne Cottin s’éteint le 19 octobre 1833, à l’âge de soixante-cinq ans. Lorsque Louis-François perd ainsi sa mère, qui vivait séparée de son père, il a trentecinq ans. Jusqu’alors, compte tenu de la faible distance qui sépare l’Hôtel-Migné, où il réside, de la Haute-Frêne et du bourg de la Perrière, il lui était facile de lui rendre visite. Quatre mois à peine – 4 février 1834 – après le décès de sa première femme, Jacques Pinagot épouse sa servante-maîtresse. L’année suivante, quarante-trois ans après la naissance de son premier enfant, celle-ci lui donne un fils, Jacques-Louis Pinagot. Voici donc LouisFrançois, âgé de trente-sept ans, doté d’un demi-frère, alors que son propre fils aîné a déjà plus de seize ans. Jusqu’à l’âge de vingt ans, Louis-François a vécu à la Haute-Frêne, chez ses parents. Il a pu aider son père à transporter le bois et à cultiver son bordage. Il a peutêtre participé aux délits forestiers dont Jacques Pinagot était alors coutumier. Louis-François a grandi auprès de ses trois sœurs. Alors qu’il était âgé de huit ans et demi – 25 janvier 1807 –, il a eu la douleur de perdre l’aînée, qui en avait quatorze. Nous ne savons rien de la seconde, âgée d’un an de moins que lui. Quant à la dernière, de dix ans sa cadette, nous avons vu qu’elle devait épouser un sabotier de la Perrière 5. La famille proche de Louis-François aurait de quoi inspirer un psychanalyste désireux d’imaginer sa structure affective. Le frère de sa mère est l’époux de sa grandmère paternelle. Il a vu mourir sa sœur aînée, alors qu’il

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était encore un enfant. Son vieux père engendre par deux fois, alors que Louis-François a, depuis longtemps, atteint la maturité. Cinq de ses enfants sont, de ce fait, plus âgés que son demi-frère. Son père et sa mère se sont séparés. Le premier a longtemps vécu dans une illégalité sexuelle notoire. Considérons à présent les membres de sa belle-famille. Je soupçonne que celle-ci a joué un grand rôle dans sa vie. Au village, on l’appelle d’ailleurs Louis PinagotPôté 6. Il n’avait que vingt ans – il était donc mineur – lorsqu’il a épousé Anne, âgée d’un an de plus que lui. À ce moment, le beau-père, Louis Pôté, est déjà un vieillard qui atteint tout juste la soixantaine. Il s’est installé à Origny-le-Butin, le 1er mai 1807. Il y exerce la profession de cultivateur. Sa femme, Louise Chevauchée, beaucoup plus jeune que lui, se présente comme fileuse. Les Pôté font preuve d’une grande longévité. Les enfants d’Anne et de Louis-François ont pu bénéficier, longtemps, de l’affection de leurs grands-parents maternels. Louis Pôté s’éteint en 1838, à l’âge de quatre-vingts ans, et son épouse, qui s’est installée au lendemain du décès de son mari au domicile de son fils Jacques, à la Mazure, s’y trouve encore en 1856. Les beaux-parents de Louis-François jouissent d’une petite aisance. En 1823, Louis Pôté figure sur la liste des trente contribuables les plus imposés de la commune 7. Il est, un temps, fondé de pouvoir de Mme de Villereau, la propriétaire de sa ferme. Cela dit, la famille subira un étonnant déclin à la génération suivante. Revenons aux ascendants et aux collatéraux paternels de Louis-François. Ils forment, en effet, l’effectif le plus nombreux de la parentèle installée à Origny-le-Butin. Concentrons l’attention sur ceux dont la vie ou la réputation ont pu exercer une influence sur son existence et sur la construction de son identité. Nous dirons peu de

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chose de la tante Landier – Françoise Pinagot. Née à la Perrière en 1782, elle est domestique, en l’an XII, lors de son mariage avec François Landier, un garçon de Vaunoise – les horsains se marient entre eux à Origny-leButin –, de sept ans son aîné, cultivateur installé au Moulin-Butin, c’est-à-dire à quelques centaines de mètres de la Haute-Frêne. François Landier meurt, à l’âge de cinquante-trois ans, le 18 septembre 1827. Un mois et demi plus tard, sa veuve accouche, en sa maison du Moulin-Butin, d’un fils posthume, Pierre Landier. Face à l’énigmatique tante Landier, se dresse la solide figure de la tante Drouin – Marie-Catherine Pinagot –, née en 1784 à la Perrière, elle atteindra les quatre-vingtneuf ans et ne précédera son neveu Louis-François dans la tombe que de trois petites années. Toute sa vie durant – ou presque –, ce dernier a pu fréquenter la tante Drouin. Celle-ci s’intitule fileuse quand elle épouse, en 1811, un sabotier analphabète. Alors apparaît dans la famille le modèle du couple formé d’un sabotier et d’une fileuse ; qui sera celui du ménage d’Anne et de LouisFrançois 8. Or, Jacques-Augustin Drouin, l’époux, un peu plus jeune que sa femme, est un garçon du pays. Sa famille est enracinée à la Haute-Frêne, où il vit près de sa mère, devenue veuve, et de sa sœur. Il y demeurera toute son existence. 1824, il fait l’acquisition d’une petite maison et d’une étable dans le village, ainsi que d’une petite pièce de terre de trente-deux ares, le champ Bidaux. L’oncle et la tante Drouin – ceux que l’on appelle les « Gustins » – constituent un point fixe au sein de cette parentèle, dont presque tous les membres effectuent d’incessants déplacements, sur de très courtes distances il est vrai. Louis-François a treize ans, l’âge de l’apprentissage, lorsque sa tante épouse Jacques-Augustin. Gageons que c’est l’oncle Drouin qui lui a enseigné la saboterie.

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Longtemps, il a pu prendre conseil de cet aîné dans le métier, puisque son mentor supposé est mort en 1863, à l’âge de soixante-dix-sept ans, alors que Louis-François atteignait déjà les soixante-cinq ans. En regard de la tante Drouin et de son mari, figure l’oncle misérable : Louis-Sébastien Pinagot, l’ancêtre d’une nombreuse famille dont l’histoire, à elle seule, constitue une saga hugolienne. Né lui aussi à la Perrière – 2 mai 1775 –, Louis-Sébastien est domestique à la Basse-Frêne – mauvais présage – lors de son mariage célébré en l’an VI, l’année de la naissance de Louis-François. Toute sa vie, Louis-Sébastien reste journalier-bûcheron. Comme tous les hommes de sa descendance, il appartient au monde des travailleurs de la forêt. Le clivage qui sépare les cultivateurs des hommes du bois traverse la parentèle de Louis-François. Avec son épouse, Françoise Deschamps, une fileuse, fille d’un journalier de Chemilly, du même âge que lui, il s’installe à la Haute-Croix, avant de résider longuement aux Querrières. Ils vécurent vieux, malheureux et ils eurent beaucoup d’enfants. La tante Pinagot, après avoir, un temps, quitté son mari et mené une vie jugée scandaleuse en compagnie du maçon Loîtron, meurt en 1854, à la Haute-Croix, à l’âge de soixante-dix-neuf ans ; et l’oncle Louis-Sébastien s’éteint deux ans plus tard, à l’âge de quatre-vingt-un ans. En bref, ces parents font partie de l’horizon familial de Louis-François jusqu’à ce que celuici atteigne la vieillesse. Les Pinagot-Deschamps sont des misérables qui changent parfois de domicile, sans pour autant quitter Origny-le-Butin. Leurs enfants, qui font figure de marginaux au sein de la communauté villageoise, tentent de se grouper à proximité de leur père. Nous en retrouverons plusieurs sur les chantiers de charité. Après qu’ils ont

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très longtemps vécu aux Querrières, on retrouve LouisSébastien et son épouse installés à nouveau à la HauteCroix, en 1846 et en 1848. Ils ont alors la garde d’un enfant en nourrice. Cinq ans plus tard, Louis-Sébastien est qualifié de « journalier-mendiant » au Pont-Chopin sur les bordereaux du recensement. Il a soixante-seize ans. Devenu veuf, il termine sa vie aux Querrières, recueilli par son fils Étienne. L’existence de Louis-François se déroule à proximité de nombreux cousins germains. Distinguons, au sein de cet effectif abondant, ceux qui ont vécu non loin de ses domiciles successifs. Le plus proche fut Jacques-Pierre Drouin, son cadet de dix-huit ans, sabotier à la HauteFrêne, auprès de son père. Lui aussi épouse une fileuse qui lui donne un fils, Bazile Drouin, futur sabotier à la Haute-Frêne et futur époux d’une gantière. En bref, nous sommes assurés que trois générations de sabotiers et de fileuses/gantières se sont ainsi succédé chez les Drouin de la Haute-Frêne. Jacques-Pierre Drouin est bien considéré ; ses concitoyens en font un caporal de la garde nationale. En 1863, il achète une pièce de terre et une maison à la Haute-Frêne. En 1873, il figure sur la liste des contribuables les plus imposés de la commune. À partir des années 1840, à quelques centaines de mètres du couple formé par Anne et Louis-François, installés à la Basse-Frêne, se trouve donc un ensemble de parents dont tout devait le rapprocher. Gageons que Louis-François se sentait à l’aise dans la Haute-Frêne de son enfance, où son père continue longtemps de résider ; d’autant que Pierre-Théodore, l’un de ses fils, sabotier lui aussi, s’installe à son tour dans ce « village », au cours des années cinquante. Les cousines et les cousins Pinagot, les enfants de l’oncle Louis-Sébastien, sont nombreux. Louis-François

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a sans doute éprouvé du chagrin lors du décès de LouiseRosalie, survenu à l’âge de dix-neuf ans. Cette jeune fileuse avait tout juste quelques mois de plus que lui. Son frère, Jean-Louis Pinagot, quitte assez vite Orignyle-Butin pour exercer l’activité de bûcheron. Nous le perdons de vue. La cousine Anne-Françoise, née en 1809, se laisse séduire. « Fille mère 9 » à dix-neuf ans, elle trouve néanmoins à épouser, à l’âge de vingt-deux ans, le fils d’une fileuse de la Perrière. En 1853, on retrouve son fils naturel sabotier à la Haute-Frêne ; un de plus. La figure la plus haute en couleur n’en demeure pas moins la cousine Angélique-Julienne-Agathe Pinagot. Une vaillante dans la misère, visiblement indifférente au qu’en-dira-t-on. La cousine Angélique est née en 1812. Initialement fileuse, elle se fait gantière quand la conjoncture l’impose. Bien entendu, elle est analphabète. Par sept fois, elle donne naissance à un enfant illégitime. À l’évidence, elle plaît aux hommes. Mais tout son petit monde survit. La cousine Angélique se bat 10. L’hiver, elle confectionne des fagots dans la neige de la forêt. Ce qui fait d’elle une délinquante d’habitude. Quand elle ne réside pas chez son père, le misérable Louis-Sébastien qui l’héberge avec sa marmaille, elle file pour des veuves industrieuses. En 1833, elle accouche de Jacques-Marin, en 1836, de Louis, en 1838, de Louise-Marie, laquelle sera, ellemême, « fille-mère » – l’illégitimité est héréditaire chez ces Pinagot – avant d’épouser un tisserand en 1862. Puis les intervalles intergénésiques s’allongent. Après quelques années d’interruption, Angélique donne naissance à Héloïse en 1844, à Marie-Fortunée en 1846, à EstelleLéontine en 1850. Cette année-là, après avoir quitté le domicile de son père, elle réside chez elle avec cinq de ses enfants naturels.

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Mais l’âge lui impose de faire une fin. En 1858, elle épouse Louis-François Lorillon, un cultivateur analphabète, originaire de Chemilly, pour l’heure installé aux Hautes-Folies. Il est de seize ans son cadet ; ce qui rend impossible qu’il soit le père de ses premiers enfants, puisque l’aîné de ceux-ci atteint les vingt-cinq ans. Mais la féconde Angélique a bien eu un fils de Lorillon, deux ans plus tôt. En 1861, on retrouve la cousine Angélique, âgée de quarante-neuf ans, installée aux Querrières, auprès de son mari de trente-trois ans, de sa fille Louise-Marie, mère d’un bébé de sept mois, de son fils de cinq ans et d’un enfant en nourrice. Les années suivantes, elle circule, toujours en compagnie de Lorillon, entre les Querrières et les Fourneaux. Quand ils atteignent l’âge d’être domestiques, elle place ses enfants chez les cultivateurs du voisinage. Par comparaison, le cousin Étienne, le frère d’Angélique, fait plutôt pâle figure. Il est bûcheron-cultivateur aux Querrières quand il épouse une fileuse. Nous savons peu de chose du cousin Étienne sinon qu’en 1851-1852 il s’est fait construire une petite maison aux Querrières, avant d’en acheter une autre en 1855. Comme bien de ces pauvres travailleurs du bois, il a tenu à être propriétaire de minuscules habitations. En 1868, à l’âge de cinquante-quatre ans, il est officiellement considéré comme un infirme. Le couple a donné vie à une série d’enfants ; autant de petits-cousins pour les fils de Louis-François : Benoni, journalier-voiturier aux Querrières, Virginie, une gantière qui épousera un sabotier et le petit Isaïe. À cet effectif de cousins s’ajoutent les beaux-frères et les belles-sœurs Pôté que Louis-François rencontre presque quotidiennement Jacques Pôté, son cadet de dix ans, pauvre journalier analphabète, circule toute sa vie

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entre les villages et les écarts de la commune – la BasseCroix, les Vignes-de-la-Coudre, la Renardière ; c’est lui qui recueille sa mère devenue veuve. Marin Pôté, né en l’an XI en Appenay, bien avant, par conséquent, l’installation de sa famille à Origny-le-Butin, épouse à l’âge de vingt-neuf ans une veuve de soixante-trois ans. Toute sa vie durant, il reste voiturier-joumalier 11. Il est un des seuls de sa génération qui, au sein de cette parentale, sache lire et écrire. Tout donne cependant à penser que c’est de sa bellesœur Anne-Louise Pôté que Louis-François se sent le plus proche. Cette fileuse, qui meurt en 1881 à l’âge de quatre-vingt-sept ans, a épousé Julien Courville, un sabotier analphabète originaire de Saint-Martin-duVieux-Bellême, son cadet de cinq ans, c’est-à-dire du même âge que Louis-François. En un mot, les deux sœurs, Anne-Louise et Anne, se trouvent dans une situation identique : elles ont, l’une et l’autre, épousé un sabotier né en 1798. Au lendemain de leur mariage, les deux jeunes couples ont, un court temps, vécu côte à côte aux Vignes-de-la-Coudre. En 1845, Pierre-Théodore, l’un des fils de Louis-François, sabotier lui aussi, épouse Marie-Louise, fileuse et gantière, l’une des filles d’Anne-Louise et de Julien Courville. Ce beau-frère, du même âge et du même métier que lui, devient alors le compère de Louis-François. Celui-ci devait, en outre, être assez fier de ce parent par alliance, caporal de la garde nationale d’Origny-le-Butin. Anne-Louise semble la seule des enfants Pôté à échapper à un relatif déclassement. Anne, l’épouse de Louis-François, demeure, hélas, très mystérieuse. Née en Appenay le 9 décembre 1796, elle a donc dix-huit mois de plus que son mari. À la veille de ses noces, elle était « cultivatrice » à la Croix, où elle avait suivi ses parents, le 1er mars 1808. Toute sa vie

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durant, on la désigne par la suite comme fileuse. À qui veut tenter d’imaginer son apparence, il n’est pas indifférent d’indiquer la stature des femmes de son milieu. La taille moyenne – ainsi que la médiane – de cinquantesix ouvrières de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, âgées de plus de vingt ans, telle qu’elle a été relevée en 1855, est légèrement inférieure à un mètre cinquante-cinq centimètres 12. Nous ne savons rien de la vie conjugale d’Anne et de Louis-François, sinon qu’ils ne se quittent pas, qu’ils ne suscitent aucun scandale et qu’ils ont, ensemble, huit enfants, tous survivants quand leur mère meurt, le 1er janvier 1846, à l’âge de quarante-neuf ans, dans sa pauvre Basse-Frêne, en lisière de la forêt domaniale. L’aîné, prénommé Louis-François comme son père, naît le 2 juillet 1819. Ses parents s’étaient unis le 7 juillet 1818. Il est donc impossible d’imaginer un « mariage forcé 13 ». Ce garçon, légèrement myope qui, devenu adulte, mesurera un mètre soixante-trois centimètres – ce qui est relativement grand 14 –, apprend à lire et à écrire. Il sait aussi la saboterie, que son père lui a probablement enseignée. Toutefois, en 1841, à l’âge de vingt-deux ans, il est domestique au Plessis, en compagnie de sa cousine Fine (Joséphine), la fille aînée des Courville. Il est encore placé, mais cette fois à l’Hôtel-aux-Oiseaux, lors de son mariage, en 1843, avec une domestique de quatre ans son aînée ; puis il se déclare sabotier au même lieu-dit. Le ménage semble, un temps, installé chez une tante de la jeune épouse. Vers 1849-1850, le couple quitte Origny-le-Butin. Il réside en Appenay jusqu’en 1866. Le 1er novembre de cette année, Louis-François, le fils, en compagnie de sa femme se fixe à la Haute-Croix, après avoir acquis plusieurs pièces de terre dans le village et s’y être fait bâtir une maison 15. Il est en passe de devenir un petit notable

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à Origny-le-Butin ; nous le retrouverons. Le fait que le couple n’ait eu qu’une fille a peut-être facilité cette réussite. L’aînée des petits-enfants de Louis-François, MarieHélène, est née alors que ses parents résidaient à l’Hôtelaux-Oiseaux. Louis-François, grand-père à quarante-six ans, vivra non loin de cette petite-fille jusqu’à sa mort. En 1823, alors que le couple est temporairement installé à Saint-Martin, épisode opaque de la vie de Louis-François, naît le second fils, Pierre-Théodore. C’est lui qui suivra, au plus près, les traces de son père. Jugé faible de constitution, il n’a pas accompli de service militaire 16. À vingt-deux ans, il épouse sa cousine germaine, Marie-Louise Courville, fileuse et gantière. Après avoir été, un temps, journalier à la Bonde, Pierre-Théodore confectionne des sabots, à la Basse-Frêne, aux côtés de son père ; puis il exerce son activité aux Fourneaux et à la Haute-Frêne, près de son grand-père, de l’oncle et du cousin Drouin, tous deux sabotiers. Pierre-Théodore a eu trois enfants de son épouse : Isaïe, AmandineOlympe et Félicie-Estelle. Les trois vivent à la HauteFrêne, à quelques centaines de mètres de leur grand-père. Le troisième des fils, Eugène, est né à l’Hôtel-Migné en 1825. À vingt ans, nous le retrouvons domestique à la Gaucherie, en compagnie, lui aussi, de la cousine Fine Courville. Lorsqu’ils ont atteint l’âge de travailler, LouisFrançois et Anne placent ainsi leurs fils – à l’exception de Pierre-Théodore – chez des cultivateurs du voisinage, qui ne sont pas des parents. Comme tous ses frères, Eugène est aussi sabotier. Malgré une « faiblesse de constitution » reconnue lors du conseil de révision, il effectue son service à Versailles, dans le 72e régiment d’infanterie de ligne, après avoir tiré un mauvais numéro. Il faut dire qu’Eugène est un grand gaillard d’un mètre soixante-sept 17. Il va de soi que, chez les Pinagot, on ne

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peut se payer de remplaçant. Par la suite, nous le perdons de vue. Anne, Marie-Louise, née, elle aussi, à l’Hôtel-Migné – en 1827 –, travaille comme gantière au domicile de ses parents, puis de son père devenu veuf, jusqu’à son mariage avec un sabotier de son village, Louis-Pierre Renaud ; un garçon plus jeune que son épouse, venu de Saint-Martin, et qui a le privilège de savoir lire et écrire. Le couple vit au côté de Louis-François et lui donne cinq petits-enfants 18. En 1861, les Renaud ont la garde d’un nourrisson. Ils hébergent, en outre, le plus jeune des fils, Victor-Constant. La seconde des filles, Françoise, née en 1830 à l’HôtelMigné, « monte en graine » chez son père, où elle coiffe la Sainte-Catherine en 1856. Par la suite, nous perdons de vue cette fileuse qui s’est, peut-être, mariée hors de la commune. Le destin d’Evremont, le troisième des fils, se révèle plus tragique. Malgré sa « faiblesse de vue et de complexion », décelée lors du conseil de révision, et malgré son analphabétisme, ce grand garçon d’un mètre soixante-trois est reconnu apte au service. Soldat au 5e régiment de ligne, il meurt à Boulogne, en novembre 1854, dans l’infirmerie de son corps, alors qu’il venait à peine d’être recruté 19. On devine le chagrin du père, le veuf de la Basse-Frêne. Julienne-Philomène – on notera l’adoption de ce prénom qui la place sous le patronage d’une sainte créée de toutes pièces au XIXe siècle 20 –, née en 1837, demeure, elle aussi, chez ses parents, puis chez son père jusqu’à son mariage. Cette gantière a su apprendre à lire et à écrire. En 1859, elle épouse, non point un sabotier, mais un tisserand du bourg d’Origny. Louis Bourdin, le jeune époux, est lui-même fils de journalier. Le couple s’installe au centre de la commune, contrairement à tous

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les autres membres de la parentèle. Quatre enfants naissent de cette union entre 1860 et 1870. Quant au petit dernier, Victor-Constant, né en 1841, il est, lui aussi, victime d’une « faiblesse de constitution 21 ». Reconnu impropre au service, du fait de la mort de son frère, il se fait sabotier à la Basse-Frêne, puis aux Maisons-Neuves. Contrairement à Julienne-Philomène, Victor-Constant est analphabète. En 1865, il épouse une gantière de la Basse-Frêne, elle-même fille d’un journalier et d’une gantière née en Appenay, la commune d’origine de l’ascendance maternelle de son époux. Ce tableau de la famille proche et de la parentèle, qui expose le savoir que les membres de la société d’interconnaissance devaient acquérir sur elles, suscite quelques remarques, formulées en ordre dispersé. La première relève du biologique. La grande longévité de nombre de ces misérables aura frappé le lecteur. Les jeunes Pinagot rencontrent beaucoup de vieux au sein de leur famille ; ce qui doit faciliter l’évocation des souvenirs lointains ainsi que la transmission des valeurs, des usages et des traditions. Louis-François lui-même, son père, la grandmère Tafforeau, le grand-père Cottin, la tante et l’oncle Drouin, l’oncle et la tante Pinagot, le beau-père et la belle-mère Pôté, la cousine Courville ont tous dépassé – et certains de beaucoup – les soixante-quinze ans. La juxtaposition des générations dans un espace resserré constitue une donnée essentielle de la vie quotidienne des membres de cette parentèle. Chez les Pinagot, les filles et les femmes sont fileuses et/ou gantières. Les hommes sont sabotiers, bûcherons, plus rarement cultivateurs. Tous sont aussi peu ou prou journaliers. Lors de leur adolescence, bien des garçons et certaines filles ont été placés comme domestiques chez des agriculteurs. En bref, une certaine polyvalence

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s’impose, qui rend tous les hommes de la famille aptes à travailler dans la forêt, l’hiver, et à se faire journaliers à l’époque des grands travaux, sans cesser pour autant d’être des sabotiers. On aura noté la forte endogamie sociale et professionnelle au sein de cette parentèle. Ici, on ne s’échappe pas de son milieu. Le choix du conjoint s’effectue avec une grande monotonie. Les sabotiers, les bûcherons et les voituriers – tous, ou presque, journaliers – épousent des fileuses, qui se reconvertissent dans la ganterie, après avoir été, parfois, domestiques dans leur jeunesse. Le beau-père Louis Pôté, le gendre Bourdin, tisserand, constituent des exceptions, ainsi que le fils aîné de LouisFrançois qui, une fois la jeunesse passée, se consacre résolument à l’agriculture. À aucun des membres de la parentale, fille ou garçon, le mariage n’a véritablement procuré la possibilité d’une ascension sociale. Au sein de cette famille, l’endogamie géographique n’est pas moins forte que l’endogamie sociale et professionnelle. Chez les Pinagot, on choisit son conjoint à proximité. Deux des enfants de Louis-François ont trouvé leur bonheur sur place, à la Basse-Frêne, et l’un de ses fils est allé chercher une épouse à la Haute-Frêne, quelques centaines de mètres plus loin. Cela dit, il s’agit souvent de filles et de fils de « horsains ». Le plus souvent, la jeune mariée est légèrement plus âgée que son époux. Les membres de la parentèle installés à Origny-leButin dépassent une cinquantaine à la fin de la vie de Louis-François ; tous habitent la campagne, à l’exception des Bourdin, installés au bourg. Ils se regroupent dans des villages situés à la lisière de la forêt : la Haute et la Basse-Frêne surtout, où se déroule l’essentiel de l’existence de Louis-François Pinagot, la Haute-Croix et les Querrières. Les Pinagot ne quittent guère ces quelques

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lieux-dits que lorsqu’ils sont placés comme domestiques. Louis-François, le fils aîné, constitue une exception, qui est allé faire modeste fortune en Appenay. En bref, l’horizon familial est borné ; seule l’éventuelle fréquentation des oncles, des tantes et des cousins de la Perrière peut venir quelque peu l’élargir. La proximité, tout à la fois géographique, sociale et professionnelle, l’ampleur de la parentèle, l’entrelacs des cousinages ont sans doute favorisé la solidarité, facilité cette multiplication des échanges de service, qu’il convient de prendre en compte si l’on souhaite estimer la situation et la position de chacun. Les apprentissages, les transports de bois, de récoltes et de sommes de sabots, les prêts d’animaux, les échanges de travail, le troc de denrées agricoles destinées à la provision pouvaient s’effectuer au sein de la parentèle. L’entraide, sans doute, s’y déployait au moment des grands travaux ainsi que l’assistance en période de crise des subsistances. Le braconnage en commun, les parties entre cousins ne pouvaient que renforcer cette cohésion ; sans compter le souci de l’honneur familial, bien que celui-ci semble avoir été, ici, beaucoup moins vif que dans les régions où régnaient les structures autoritaires de la famillesouche 22. Le réseau d’amicalité élargit cet ensemble de pratiques. Il nous faut à présent le considérer. Contentons-nous, pour ce faire, de l’inventaire des témoins sollicités par Louis-François Pinagot, ses parents, ses filles et ses fils, à l’occasion des mariages, des naissances et des décès. Nous savons, certes, que certains d’entre eux n’étaient que des témoins de circonstance et qu’ils devaient simplement cet honneur au lieu de leur résidence ou à leur statut social. Ils semblent toutefois assez rares dans le cas qui nous occupe.

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Deux modèles d’amicalité se dessinent successivement 23. Dans la génération de Louis-François, on fait assez largement appel, en ces occasions, à des membres de la famille installés à proximité ; sinon on sollicite des camarades, travailleurs du bois. Ainsi, Louis Bellanger, sabotier à l’Hôtel-Migné, est invité trois fois comme témoin par Louis-François et Louis Baveux, charron à l’Hôtel-aux-Oiseaux, l’est une fois ; sinon on recourt à des cultivateurs plus riches – François Herbelin, Julien Bouder –, dont certains appartiennent au conseil municipal ; ce qui relève moins de la camaraderie que du désir de respectabilité. Il n’est alors fait appel que deux fois – sur quatorze – à des personnes du bourg. Il s’agit de César Buat et de Nicolas Bosse, tisserand, qui font tous deux figure de petits notables. À la génération suivante, lors du mariage des filles et des fils de Louis-François et de la naissance de leurs enfants, le réseau d’amicalité se dilate. Sur un effectif de vingt et un témoins, quatre seulement sont membres de la famille – trois Pôté, un Pinagot. Quatorze sont des gens du bourg. César Buat, le maire, et son fils sont sollicités cinq fois, Félix de Bloteau, le débitant de tabac, et Nicolas Bosse, deux fois, Louis Frénard, le boulanger, Louis d’Aubert, tailleur, une fois ; sans oublier un journalier et un scieur de long. Les trois autres témoins sont des cultivateurs, installés hors du bourg : Daboineau, à l’Hôtel-aux-Oiseaux, Lotus-Tranquille Printemps à Saint-Éloi, Chevallier au gué Richard. L’évolution suggère un desserrement de l’emprise des parents, un choix plus autonome de la part des jeunes gens et un accroissement de l’influence du bourg. Deux amitiés prestigieuses unissent ces deux modèles : celle de la famille de Bloteau et celle des Buat. Armand-Fidèle de Bloteau, ancien officier des années royales, ancien maire d’Origny-le-Butin 24, est le témoin de Louis-François,

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lors de son mariage, en 1818. Cette date se situe entre la destitution et l’arrestation de l’ancien émigré ; puis c’est Félix de Bloteau qui est sollicité, quand est venu le temps du déclassement de cette famille. Les plus fidèles semblent néanmoins les Buat – père, fils et petit-fils –, à moins que le fréquent recours à César ne s’explique plus simplement par son statut de maire. L’étude de la parenté spirituelle, telle qu’elle se dessine à la seconde génération, confirme le desserrement de l’emprise de la parentèle. La moitié des vingt-six parrains et marraines des treize petits-enfants de Louis-François Pinagot baptisés à Origny-le-Butin appartiennent à la famille – deux grands-pères, quatre oncles, trois tantes, quatre cousins et cousines. Les autres – cinq parrains et huit marraines – sont des voisins ou des amis, et ces derniers sont majoritaires à partir du début des années 1860. La sexualité de Louis-François et celle de son épouse demeurent mystérieuses ; l’on s’en doute 25. Le couple semble pratiquer un certain contrôle des naissances, mais sans que cela n’apparaisse avec certitude, puisque nous ignorons tout du respect du tabou associé aux pratiques d’allaitement. Le calcul des intervalles intergénésiques suggère un contrôle à l’efficacité intermittente. Celle-ci ne s’affirme qu’à partir de 1832, puisque trois ans et onze mois s’écoulent entre la naissance précédente et la conception des deux derniers enfants. À partir de 1841, Anne cesse de concevoir ; il est vrai qu’elle est alors âgée de quarante-quatre ans. La cousine Angélique n’aurait pas donné naissance à sept enfants « naturels » si ses partenaires successifs avaient régulièrement pratiqué le coït interrompu. Cela dit, étant donné qu’elle avait la réputation d’une fille facile, il n’était peut-être pas justifié, aux yeux de ses amants, de s’entourer de trop de précautions. Chez les

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Pinagot des Querrières, l’illégitimité atteint un taux record. Angélique, sa sœur, sa fille aînée sont toutes trois des « filles mères ». Mais ce comportement ne se retrouve pas dans les autres branches de la parentèle, si l’on excepte les relations que le père Jacques Pinagot entretient avec sa servante, Marie Goisdieux ; seul exemple de couple « à la colle 26 », avec celui que forment, un temps, Angélique et Lorillon. Focalisons à nouveau l’attention sur Louis-François Pinagot. Celui-ci a mené une vie difficile, scandée par les étapes du cycle familial, alourdie par la charge de huit enfants dès l’âge de quarante-trois ans et un veuvage survenu à l’âge de quarante-sept ans. La chance, cependant, lui avait souri lors du conseil de révision puisqu’il avait tiré le 55 27, c’est-à-dire un bon numéro ; ce qui lui avait permis de se marier à vingt ans. Lors du séjour du jeune couple à l’Hôtel-Migné, la situation s’était progressivement dégradée, au fil des naissances. Ce que nous savons des revenus de la saboterie et de la filature donne à penser que la période la plus difficile se situe vers 18301832, lorsque le couple a cinq et six enfants à charge et que l’aîné n’est pas encore en âge de travailler. C’est alors que Louis-François est officiellement reconnu indigent. La situation demeure difficile à la Basse-Frêne, jusque vers 1855. Lorsqu’il devient veuf en 1846, Louis-François se trouve, seul, chargé de sept enfants – l’aîné est marié. Mais, à cette date, Pierre-Théodore, âgé de vingttrois ans, confectionne des sabots à ses côtés, Eugène est au régiment, Marie, la fille aînée, âgée de dix-huit ans et Françoise, la cadette de quinze ans, toutes deux fileuses, peuvent prendre soin des trois petits derniers. Les années de plus grande misère n’ont certainement pas été, pour Louis-François, celles de son veuvage. Peu à peu, entre 1846 et 1861, ses charges s’allègent, ses enfants s’établissent. Ce qui lui permet d’acheter une

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maison, dans laquelle il vit seul. À dire vrai, cette solitude n’est qu’apparente ; cinq de ses enfants ont fondé un foyer à Origny-le-Butin ; trois d’entre eux sont installés tout près de son domicile, à la Basse ou à la HauteFrêne ; treize de ses petits-enfants habitent la commune. Il convient toutefois de ne pas donner dans l’idylle. Bien que la mort ne frappe pas très durement sa descendance – seuls Evremont et Louis-François meurent de son vivant –, il n’en reste pas moins que ses enfants mâles sont reconnus « faibles de constitution ». Quatre de ses petits-enfants en âge de fréquenter l’école en novembre 1871 sont inscrits sur la liste des élèves indigents, c’est le cas de trois de ceux qui vivent tout près de lui, à la Basse-Frêne 28. Les déceptions abondent, au fil de cette histoire familiale. Avant la mort de Louis-François, survenue en 1876, on ne détecte aucune promotion sociale, à l’exception de celle du fils aîné. Il est vrai que l’on ne relève pas non plus de déclassement ; pour autant que celui-ci ait été possible. Le niveau d’instruction des enfants d’Anne et de Louis-François demeure très bas. Nous savons à coup sûr que deux d’entre eux ont appris à lire et à écrire, ainsi que deux de ses gendres, et que trois autres sont restés analphabètes. Essayons d’imaginer Louis-François au soir de sa vie, entre 1871 et 1874, c’est-à-dire entre le départ des Prussiens 29 et le double deuil qui le frappe, deux ans avant sa mort. Il vit à proximité de nombreux descendants alors regroupés à la Haute et à la Basse-Frêne, à la Haute-Croix et au bourg. Ses enfants et ses petits-enfants évoluent dans des réseaux imbriqués de cousinage. Figurons-nous la gamme de jeux puérils, de visites, de déplacements à travers champ qui animent cette marmaille. Quelles relations ces filles et ces fils de pauvres artisans du bois

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entretiennent-ils avec les enfants des cultivateurs ? Il est impossible de le dire. Certes, nous savons qu’en Normandie, l’emprise familiale ne s’exerce pas aussi fortement qu’en bien d’autres régions. Le tableau brossé dans ce chapitre n’en impose pas moins à l’esprit l’importance décisive du cercle familial dans l’existence de Louis-François Pinagot. Le tissu des relations interpersonnelles, la pratique de la conversation, le travail lui-même, mais aussi l’honneur, la réputation, la façon d’apprécier la communauté de hameau et d’en être apprécié se trouvaient soumis à la configuration d’une parentèle proliférante ; sans compter la géographie affective ordonnée par les regroupements opérés le long de la lisière de la forêt, et tout le réseau d’itinéraires privilégiés, familiers, joyeux qui reliaient tant d’individus unis par le sang. À moins que les haines familiales n’aient transformé la parentèle en un nœud de vipères. Ce qui est peu probable, car rien de tel ne transparaît à la lecture des archives.

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De l’apparence physique de Louis-François Pinagot, nous ne savons rien, sinon qu’il mesurait un mètre soixante-six ; c’est-à-dire qu’il était grand 1. Il suffit, pour s’en rendre compte, de comparer sa stature à celle des conscrits de l’arrondissement de Mortagne examinés de 1802 à 1809 2 et à celle des jeunes du canton de Bellême qui appartiennent à la classe 1819 3. Malheureusement, les listes de tirage au sort des conscrits de son âge – classe 1818 – ont été perdues 4. De ce fait, le signalement de Louis-François nous demeure inconnu 5. Il nous aurait permis, si la trace en avait été conservée, de connaître la couleur de ses yeux et de ses cheveux ainsi que ses éventuelles infirmités. Nous savons tout juste qu’il tira le 55, sans doute un bon numéro ; à moins qu’il n’ait été exempté pour une tout autre cause. En effet, Louis-François s’est marié en 1818, à l’âge de vingt ans. Ce qu’il n’aurait pas fait, s’il avait été sous les drapeaux. Notons à ce propos que l’état sanitaire des jeunes qu’il côtoie apparaît alors satisfaisant, comparaison faite avec l’ensemble national 6. Aucune pathologie génétique, aucune maladie de carence, aucun défaut de conformation ne caractérise le Bellêmois. Sur les cent quarantesept jeunes gens de la classe 1819 qui ont été examinés, vingt-six seulement (soit 18 %) ont été exemptés pour une autre raison que le « défaut de taille ». On ne détecte

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au sein de cet effectif qu’un seul « goître prononcé », qu’un seul épileptique et qu’un seul « bancal ». Deux de ces jeunes étaient sourds, quatre bègues. Trois d’entre eux souffraient d’une hernie et trois autres étaient victimes d’une atrophie du bras ou de la main ; un seul d’une « difformité des pieds ». Les autres exemptés l’étaient pour des maux de jambes, varices, ulcères, « pieds plats », ou pour « faiblesse de constitution ». Nous savons en revanche, avec certitude, que LouisFrançois Pinagot était analphabète, ainsi que son épouse. Nombre de documents l’attestent, notamment l’ensemble des actes d’état civil qui mentionnent sa présence. Jacques Pinagot, son père, savait signer et, probablement, un peu lire et écrire. Les raisons de ce recul de l’instruction d’une génération à l’autre apparaissent évidentes. Le père avait passé son enfance à la Perrière sous le règne de Louis XVI. Louis-François, né à Origny-leButin à la fin de la Révolution, n’avait pas disposé des mêmes facilités pour apprendre les rudiments. Il aurait dû fréquenter l’école entre 1805 et 1811 ; or, durant cette période, cela lui était, sans doute, fort difficile 7. Il est peu probable que quelqu’un ait enseigné à Origny, ces années-là. À dire vrai, nous n’en savons rien. Mais il est certain qu’en 1819, « il n’y a point d’école dans cette commune ; c’est à l’instituteur de Chemilly que sont confiés les enfants 8 ». Ce qui impose à ces derniers un déplacement de quatre à cinq kilomètres. En outre, « l’école est entretenue par les rétributions accordées par les parents » ; autant dire qu’elle est inaccessible au fils d’un bordager de la Haute-Frêne, village plus éloigné que les autres du bourg de Chemilly. Cette annéelà, sur les soixante et onze enfants d’Origny-le-Butin, « susceptibles » de fréquenter l’école, douze seulement sont scolarisés – huit garçons et quatre filles –, soit 17 %.

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Les cinquante-neuf autres, est-il précisé sur le document, sont « privés d’instruction 9 ». La comparaison établie entre les deux communes, d’importance équivalente, fait apparaître une grande disparité. Sur les soixante-quinze enfants scolarisables, vingt-quatre garçons et six filles de Chemilly – soit 40 % de l’effectif total – fréquentent l’école de la commune. Être analphabète à l’époque où vécut Louis-François Pinagot constituait-il une tare susceptible de porter atteinte à la position de l’individu, à l’estime et à l’image qu’il avait de lui-même ? Quelle importance attachait-on à l’alphabétisation au sein de la population avec laquelle il était amené à nouer des relations ? Les réponses à de telles questions varient selon les périodes de son existence. Durant son enfance et sa jeunesse, ne savoir ni lire ni écrire était le lot de la grande majorité, à Origny-leButin. Louis-François Pinagot, à ce point de vue, ne se distinguait pas vraiment des autres conscrits de sa commune ni de l’ensemble du Perche 10. L’illettrisme d’un fils de bordager-voiturier, journalier et apprenti sabotier, ne pouvait donc étonner ; et Louis-François ne devait guère en souffrir. Éprouvait-il même le désir de s’instruire ? Rien n’est moins sûr. On sait que l’utilité du savoir lire et du savoir écrire ne s’est imposée que plus tardivement. Plus significatif encore : les petits notables d’Origny qu’il a pu côtoyer durant toute son enfance, c’est-à-dire les plus riches des propriétaires-cultivateurs, n’étaient guère plus instruits qu’il ne le serait quelques années plus tard. Le registre des délibérations du conseil municipal fournit, à ce propos, des indications précises sur treize des quinze individus les plus imposés d’Origny-le-Butin. Le 28 août 1804, alors que Louis-François atteint l’âge de fréquenter l’école, cinq d’entre eux ne savent ni lire

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ni écrire, deux « savent un peu signer », trois sont capables « d’un peu lire et [de] très peu écrire ». Michel Virlouvet « est bien au fait de lire et un peu d’écrire 11 ». En bref, deux seulement possèdent une bonne maîtrise de la lecture et de l’écriture. Cette enquête présente un intérêt exceptionnel. Les individus ne se trouvent pas, ici, affectés à une catégorie préconstruite. Le tableau révèle des nuances que seule une longue familiarité avec les petits notables concernés permettait de saisir. En 1872, quatre ans avant la mort de Louis-François Pinagot, la position d’un analphabète n’était plus la même au sein de la communauté. À cette date – du moins si l’on en croit les résultats du recensement effectué cette année-là 12 –, la majorité des jeunes d’Orignyle-Butin sont alphabétisés 13. Reste que seuls 30 % des adultes de plus de vingt ans savent lire et écrire et 16 % lire seulement 14. Contrairement à ce que l’on relève à propos des jeunes, le retard de la population féminine apparaît avec évidence au sein de cet effectif. Une étude menée dans le Cher et en Eure-et-Loir – département voisin de l’Orne – a montré que le rythme de croissance de l’alphabétisation des diverses catégories socioprofessionnelles était à peu près identique mais qu’il se trouvait nettement décalé dans le temps 15. Le progrès rapide n’a ici concerné les journaliers et les domestiques qu’après la mort de Louis-François Pinagot ; ce qui donne à penser que jusqu’à la fin de sa vie, celui-ci a dû se sentir, à ce propos, très à l’aise au sein de la catégorie à laquelle il appartenait et qu’il n’a pas eu à souffrir véritablement d’une infériorité patente. Reste à savoir s’il a désiré l’instruction de ses enfants, puis de ses petits-enfants. Tout donne à le penser. L’examen attentif des documents montre, en effet, qu’il a fait instruire ses descendants quand cela s’est révélé possible et que ceux-ci ont retiré des bénéfices inégaux

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de leur scolarité selon les facilités réelles qui leur étaient offertes, selon leur talent et, sans doute, leur assiduité. L’histoire de l’école apparaît, en effet, fort tourmentée à Origny-le-Butin. Elle est faite d’un bricolage intermittent, fort éloigné des vues de l’administration centrale et des désirs exprimés dans les circulaires officielles. De ce fait, le retard de la commune, par rapport à celles du voisinage, se creuse rapidement 16. Jusqu’à la veille de la mort de Louis-François Pinagot, le conseil municipal a toujours refusé, avec force et détermination, d’acquérir une maison d’école ou d’en faire construire une. Jusqu’en 1869, il s’est opposé à toute dépense en faveur de l’instruction. Ce qui confirme le manque d’intérêt véritable pour cette question, au sein d’une communauté qui argue de sa misère pour justifier son apathie 17. Longtemps, les conseillers déclarent se contenter des services d’une demoiselle laïque et charitable, sans se préoccuper de ses diplômes et de ses titres. À Origny-leButin, en effet, on préfère une femme, que l’on sait peu exigeante et capable de se contenter de la modique rétribution versée par les parents désireux de voir instruire leurs enfants. Cette préférence, maintes fois réitérée, relève aussi d’une habitude dans la commune. Les efforts des conseillers ont donc pour but de faire tolérer, et si possible reconnaître, des institutrices que l’administration ne pouvait initialement considérer autrement que comme des clandestines. Jamais il n’est ici question de congréganistes ; nous savons que celles-ci préféraient s’installer dans des communes d’une tout autre importance. Le refus se fait très vif lorsque l’administration propose d’installer un ancien élève de l’école normale, lequel, à l’évidence, se montrerait plus exigeant qu’une demoiselle bénévole 18. En 1836, la commune compte cinq cent douze habitants ; elle aurait dû se conformer aux injonctions de la

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loi Guizot. Il n’en fut rien. Depuis 1832, à toutes les propositions, d’où qu’elles émanent, les membres du conseil municipal répondent, avec une lassante monotonie, qu’une institutrice exerce à Origny-le-Butin. Il s’agit de la demoiselle Suzanne Bouquet qui enseigne au moins depuis 1828. Sa situation résulte d’un « arrangement 19 », comme tout ce qui règle les relations sociales au sein de la commune. L’institutrice perçoit la rétribution versée par les parents qui, « tous ensemble, ne [lui] payent pas cent soixante francs » ; d’autre part, le desservant « depuis quatre ans [donc depuis 1828] paye cinquante francs de loyer et les impôts de la maison qu’il occupe pour l’instruction des enfants 20 ». Certains parents d’une section de Saint-Martin-duVieux-Bellême – sans doute celle du gué de la Chaîne – confient, en outre, leurs petits à la demoiselle Bouquet et leur font suivre les catéchismes à Origny. Ce sont les mêmes qui fréquentent l’église de la succursale. Cette présence inespérée conduit les conseillers à réclamer la réunion de cette section dissidente à leur pauvre commune. Ils ne sont pas entendus. La demoiselle Bouquet exerce ainsi jusqu’en 1850. Elle a donc instruit toute une génération d’habitants de la commune ; notamment les enfants de Louis-François Pinagot. À l’évidence, elle plaît à Origny. Il faut dire qu’elle demeure bien peu exigeante. En 1841, elle ne réclame qu’un franc par mois et par élève et reçoit gratuitement onze indigents, dont Françoise et Evremont Pinagot. Au début de la monarchie de Juillet, la situation d’Origny n’est pas si mauvaise qu’on pourrait le penser puisqu’en 1835, 247 communes de l’Orne restent privées d’instituteurs 21. En 1846, à la veille de la terrible crise du milieu du siècle, le maire se félicite qu’une « fille privée se dévoue […] charitablement à l’instruction, et remplis[se] depuis

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plusieurs années les fonctions d’institutrice dans cette commune sans aucun traitement 22 » et sans indemnité de logement. Telle est alors la conception de l’école à Origny : une institution fondée sur la charité, le dévouement, la bienfaisance et le bénévolat. La demoiselle Bouquet élève toutefois, cette année-là, le niveau de ses exigences. Elle accepte de continuer d’exercer si la « commune veut la faire agréer et lui accorde soixante francs quatre-vingt-quatre centimes, seulement à titre d’indemnité 23 ». Elle réclame, en outre, vingt-cinq francs afin d’acquérir un poêle qui puisse chauffer « la classe » et dix francs pour l’achat de livres. Le conseil municipal, qui refuse toujours farouchement la venue d’un élève de l’école normale, obtient gain de cause ; la demoiselle Bouquet se voit enfin reconnue par l’administration académique 24. À en croire l’inspecteur, venu la visiter en 1850, cette femme célibataire est d’une bonne moralité. Elle jouit de la considération des parents et a su nouer de bonnes relations. Son école élémentaire libre reçoit quinze garçons et quinze filles l’hiver, sept garçons et dix filles l’été. Le taux moyen de la rétribution s’élève à un franc par mois ; ce qui procure à l’institutrice un revenu de deux cents francs par an, inférieur, par conséquent, à celui d’un journalier mais supérieur à celui d’une fileuse. La demoiselle Bouquet est d’un zèle incontestable ; elle utilise la méthode simultanée ; les livres de son école ont été approuvés mais sa capacité est jugée faible 25. L’enseignement s’interrompt les années suivantes 26, parmi les plus terribles du siècle. Le 16 mai 1854, le maire se lamente : les enfants de la commune sont privés d’instruction, « chose qui est très préjudiciable aux bonnes mœurs et à la civilisation ». Il souhaite la venue « d’une institutrice qui conviendrait à Origny au lieu

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d’un instituteur 27 ». Il estime, en outre, que sur les cinquante enfants de la commune âgés de six à quinze ans, seize seulement sont, pour l’heure, « en état de payer » ; « et encore iront-ils à l’école ? », se demande-t-il. Le mauvais état des chemins empêche de fréquenter les établissements des communes voisines. En bref, les petitsenfants de Louis-François, habitants des misérables Basse ou Haute-Frêne et, pour certains, fils d’indigents, se trouvent, alors, dans la situation déplorable qui avait été celle de leur grand-père un demi-siècle auparavant. Le maire propose une solution, dans la tradition d’Origny : « Antérieurement, déclare-t-il, il y avait une institutrice qui se fournissait de logement et se contentait de la rétribution scolaire. Actuellement il y a dans cette commune une demoiselle Charron, laïque, qui a de bonnes mœurs et des principes religieux qui voudra bien se charger d’enseigner comme la précédente 28. » Il réclame sa reconnaissance, en attendant que la commune puisse loger un enseignant et fournir un local. La demande est réitérée en 1855. La demoiselle Charron dirige alors une école dont nous ignorons le destin. Quoi qu’il en soit, à l’inspection d’académie, le ton se fait plus ferme et la mise en demeure du sous-préfet plus insistante. En 1857-1858, une nouvelle école fonctionne à Origny. Certes, il s’agit d’un bien pauvre établissement, puisqu’il ne reçoit, cette année-là, que neuf garçons et six filles. Il est tenu par Théodore de Bloteau 29, victime de « grands malheurs » dont nous ignorons la nature. En 1859, l’administration le reconnaît comme « instituteur provisoire ». Les effectifs se sont accrus : l’école reçoit quinze garçons et quatre filles de sept à treize ans 30. Cela dit, la commune refuse toujours de loger l’instituteur, arguant du fait que celui-ci tient aussi un débit de tabac et qu’il n’est donc pas privé de ressources.

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Le 5 novembre 1860, Théodore de Bloteau est inspecté 31. Ce catholique, marié, « très honorable », « digne d’intérêt pour ses malheurs » apparaît fort zélé. Il jouit de considération ; ses relations sont bonnes. Il dispose de 526 francs de revenus : 200 francs de traitement fixe et 116 francs, produit de la rétribution scolaire qui se monte à un franc vingt-cinq centimes par élève et par mois ; le reste étant constitué de ressources diverses provenant, sans doute, de son débit de tabac. Cela dit, il ne sort pas de l’école normale et ne possède pas de brevet. L’inspecteur l’estime finalement « peu capable mais tout dévoué ». Il loue, soixante francs par an, la maison où il fait l’école. Le local ne convient pas, au dire de l’inspecteur, et il est mal tenu. Il s’agit d’une salle d’une superficie de seize mètres carrés. Treize garçons et vingt filles s’y entassent. Le mobilier, incomplet, est en mauvais état. Bien entendu, l’inspecteur déplore qu’il n’existe pas de séparation entre les garçons et les filles et que la pièce ne possède « qu’une seule entrée pour les deux sexes ». Par bonheur, elle abrite un crucifix, une image de la Sainte Vierge, des bustes de l’empereur et de l’impératrice. L’année suivante, Théodore de Bloteau possède le brevet de troisième degré ; mais son école périclite, puisqu’elle ne reçoit plus que huit garçons et treize filles. C’est la dernière année de cet éphémère établissement. À l’évidence, cet instituteur du pays, bien qu’il ne soit pas ancien élève de l’école normale, n’a pas rencontré à Origny le même succès que, naguère, la demoiselle Bouquet. De 1862 à 1870, Origny-le-Butin se trouve, une nouvelle fois, privé d’école. Les enfants de la commune doivent, de nouveau, se rendre à Chemilly ou à la Perrière. Mais l’anomalie de la situation finit par être clairement ressentie au conseil municipal. À Origny, les

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mentalités ont changé, et l’on ne parle plus de demoiselle bénévole. Les conseillers unanimes demandent au préfet, le 1er décembre 1869, « d’accorder un instituteur pour diriger l’école qu’[ils] se propos[ent] d’établir [ce qui ne veut pas dire acquérir ou construire] au centre de la commune ». Ils soulignent, en outre, le besoin d’un instituteur « pour faire la mairie » ; ce qui lui vaudrait cinquante francs de traitement fixe 32. Pour la première fois, le conseil consent à la dépense. En février 1870, sept mois avant la chute de l’Empire, la nouvelle école fonctionne. Les archives de la municipalité y ont été transférées. Son existence ne sera plus jamais remise en cause. Les parents des enfants de moins de sept ans versent un franc par mois ; ceux des plus âgés, un franc cinquante 33. Sept indigents sont reçus gratuitement, dont Isaïe Pinagot et les petits Renaud. Durant les six dernières années de sa longue existence, Louis-François a donc le plaisir de voir certains de ses petits-enfants – les plus jeunes –, comme naguère ses enfants, fréquenter l’école d’Origny-le-Butin. Tout au long de sa vie, le processus d’alphabétisation de sa descendance, loin d’être linéaire, s’est trouvé périodiquement interrompu ; ce qui explique la diversité des niveaux atteints par les membres de sa famille. On peut imaginer qu’il a eu, périodiquement, recours à son père, à certains de ses enfants ou de ses petitsenfants pour déchiffrer les rares textes dont il lui était nécessaire de saisir la signification. Mais rien ne l’assure. On suppose que certains autodidactes ont pu bénéficier des leçons de leurs descendants scolarisés et acquérir ainsi les rudiments de la lecture et de l’écriture. Ce ne fut pas le cas de Louis-François Pinagot, demeuré analphabète, sa vie durant. Tout au plus a-t-il pu entendre de ses enfants ou petits-enfants lire des fragments de livres ou l’almanach le soir, à la veillée.

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L’assistance aux catéchismes et aux offices religieux a peut-être compensé l’analphabétisme du sabotier. Malheureusement, les archives paroissiales sont pauvres, qui pourraient nous permettre de mesurer cet apport et d’estimer la ferveur de Louis-François Pinagot. Il est peu probable que celui-ci ait régulièrement fréquenté les catéchismes du desservant de Vaunoise, après que la succursale d’Origny-le-Butin a été supprimée (1808). En revanche, tout porte à croire qu’il a fait baptiser ses enfants dans le délai canonique, puisque nous savons que les deux derniers, Julienne-Philomène et VictorConstant, ont reçu le sacrement le lendemain de leur naissance. Les archives paroissiales permettent d’assurer que le délai fut respecté lors du baptême de treize de ses petits-enfants. Quatre d’entre eux ont reçu le sacrement le jour même de leur naissance, cinq le lendemain, deux le surlendemain, Émile Renaud le troisième jour et Auguste Bourdin le quatrième. Dans la famille de Louis-François, on fait venir le prêtre quand sonne l’heure du trépas ; ce qui va presque de soi en ce milieu. L’oncle Cottin meurt à quatre-vingtun ans « muni de tous les sacrements » ; il en va de même de la tante Catherine Pinagot. Si Louis Pôté, le beaupère, s’est « confessé seulement », c’est « parce qu’il a été surpris », affirme le curé Pigeard. Louis-François, le fils aîné, a été inhumé, deux jours après sa mort, « muni de tous les sacrements de l’Église ». Quant à Louis-François, il n’a pas reçu l’extrême-onction ; il est toutefois décédé « muni du sacrement de pénitence ». On peut donc penser que, comme son beau-père, il a été surpris par la camarde ; ce qui suggère une courte agonie. Plusieurs indices indiquent toutefois que, malgré le respect des rites de passage, la famille Pinagot témoignait

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d’assez peu de ferveur. Six seulement des quatorze petitsenfants de Louis-François ont fait leur première communion et, seule, l’une de ses petites-filles, Amandine, a reçu le sacrement de la confirmation. Que Louis-François ait dû se contenter de l’échange oral impose d’autant plus fortement de tenter d’imaginer quel était son langage. Par bonheur, nous disposons, à ce propos, de documents qui datent de son enfance et de son adolescence. Empressé d’obéir aux injonctions de la circulaire du ministre de l’Intérieur, Montalivet, le sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne, Delestang, s’efforce de réunir des matériaux qui permettent de répondre à l’enquête Coquebert de Montbret et de traduire la parabole de l’enfant prodigue dans la langue vernaculaire 34. Delestang reprend donc, ce faisant, l’idée d’une « statistique du langage parlé ». Il s’adresse notamment au maire de Bellême, lequel recourt aux services de Beneuil, l’instituteur communal. Il convient, certes, de ne pas surestimer la validité des résultats de telles entreprises. À la fin du siècle, l’archiviste Louis Duval critique la démarche ; il aurait fallu, estime-t-il, « non seulement s’adresser aux citadins, aux demi-bourgeois, mais se mettre en rapport direct avec les paysans, s’initier à leur langage et surtout à leurs habitudes de prononciation 35 ». C’était, à son avis, trop demander à Delestang, qui avait harangué l’impératrice Marie-Louise en 1811, à son retour de Cherbourg. La critique est trop sévère. Les matériaux de l’enquête démontrent une réelle familiarité avec le langage du peuple. Leur intérêt n’échappe pas aux érudits. À la préfecture, Louis Dubois, l’auteur de la monographie départementale attribuée au préfet La Magdelaine, s’en inspire pour rédiger son Glossaire du patois normand, paru dans les Mémoires de l’Académie celtique. En 1822, Dureau de La Malle, le savant enquêteur des mœurs que nous

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connaissons, tient à présenter à l’Académie des inscriptions et belles-lettres le « vocabulaire » préparé par le sous-préfet Delestang. Jusqu’à l’aube des années 1860, les documents qui évoquent le parler des paysans du Perche ornais relèvent, comme ceux de l’enquête effectuée par l’administration de l’Empire, d’une même grille de lecture. La langue utilisée est perçue comme un « français estropié » ; l’on ne cesse de déplorer la prononciation mauvaise ou « vicieuse », l’accent dur et « désagréable à l’oreille », la « corruption des mots », l’archaïsme des formules. Il convient, bien entendu, de ne pas s’arrêter à cette obsession de la déformation, pour extraire de l’analyse de ces pratiques « vicieuses » un tableau du langage parlé dans la région de Bellême, durant l’adolescence de Louis-François Pinagot 36. Les premières remarques de Delestang concernent les défauts de prononciation et les « mauvaises constructions » qui frappent le plus durement l’oreille de l’enquêteur 37. Il en va ainsi de l’habitude d’associer le pronom de la première personne du singulier à un verbe de la première personne du pluriel : « j’avons, je faisons, j’allions ». Selon Delestang, cette pratique est celle de tous les paysans de l’arrondissement. Le frappe aussi l’importance des terminaisons en as et ont, bien que cela contredise la remarque précédente : « j’allas, je venas, je faisas, is venant, is demandant ». La voyelle a cède souvent la place à la voyelle composée ai : on dit du fourmaige (fromage), un passaige. En revanche, ai se trouve souvent remplacé par a : agu pour aigu. C devient que ou ke dans croisée (queroisée, Keroisée) ou dans croix (queroix). Che devient j, par exemple dans un j’va (cheval) ; o devient en dans orée (enrée). Veau, beau, eau font viau, biau, iau et le i est souvent mouillé, par exemple dans bié (blé).

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De telles remarques nous aident à imaginer les sonorités du parler de Louis-François et de son entourage. Il en va de même de la liste des mots déjà « incompréhensibles » au sous-préfet Delestang – gourrer qui signifie tromper, escroquer ; ou baiser qui a pour sens : attraper quelqu’un. Évidemment, il serait trop long, et à la limite absurde, de traiter ici du vocabulaire et de reproduire les glossaires alors élaborés. Il n’en reste pas moins que leur consultation se révélait indispensable à la réalisation de notre projet. Citons encore un exemple, parmi bien d’autres : le vocabulaire de la féminité. Une femme ou une fille est une « créïature » ou une « fumelle 38 ». Plus précisément, à en croire l’abbé Fret 39, dans les environs de Mortagne, de Mauves ainsi qu’au Pin-la-Garenne – donc à proximité d’Origny – en 1842, on appelle les jeunes filles des créaitures ; dans d’autres cantons du Perche, on parle tantôt de Kériatures, tantôt de criatures. Une guenette désigne une femme de mauvaise vie 40. Une jeune fille agréable est gentrouillette, mais si elle se divertit avec excès, elle devient une gigaleuse ; surtout si elle se laisse lichouaner – embrasser fréquemment : ils se lichouanent toujours – ou piaufrer : embrasser goulûment – je n’aime pas qu’on piaufre ma fille. Si elle aime la gobine, c’est qu’elle est une débauchée. Les mêmes enquêteurs déplorent aussi l’inertie du langage, notamment l’impossible assimilation du système métrique ; résistance qui s’associe à bien d’autres refus opposés à toute une série d’innovations inspirées par l’esprit des Lumières et imposées pendant la Révolution. Louis-François Pinagot savait-il compter ? C’est probable, car il lui fallait bien estimer ne serait-ce que le nombre de paires de sabots de sa fabrication. Comment mesurait-il et donc appréciait-il ce qui constituait son

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environnement ? Il est, par bonheur, assez facile d’imaginer cet élément de son « outillage mental », pour reprendre l’antique formule de Lucien Febvre. Considérons tout d’abord les mesures de superficie. En 1825, le cadastre d’Origny est établi en arpents métriques. Selon l’auteur de l’enquête consacrée aux usages locaux du canton de Bellême, réalisée entre 1844 et 1846 41, alors que Louis-François Pinagot se trouve au seuil de la vieillesse, on compte toujours les superficies en perches – cinquante centiares –, en quartiers (d’arpents) – douze ares cinquante – et en arpents (un demi-hectare). Un journal, c’est-à-dire l’équivalent d’une journée de labour, mesure quarante ares dans les environs de Bellême – mais quarante-quatre près de Mamers. On compte aussi en hommées – trente-trois ares. La journée de fauche d’un pré équivaut à vingt-cinq ares. Une toise de maçonnerie dessine un parallélépipède de quatre mètres de long, d’un mètre de haut et de cinquante centimètres d’épaisseur. On voit qu’à cette date, et malgré l’inertie du vocabulaire, le système métrique s’est subrepticement introduit dans la manière d’estimer et de se représenter les superficies. Il n’en va pas de même de toutes les contenances. Si le boisseau correspond à cinquante litres, la meule (de foin) pèse une tonne et quarante kilos. La corde de bois mesure ici trois pieds (un mètre) d’épaisseur, que l’on cube sur huit pieds (deux mètres soixante-six) de longueur et quatre pieds (un mètre trente-trois) de hauteur ; ce qui fait 3,537 stères. La pipe de pommes ou de cidre correspond à douze boisseaux, c’est-à-dire six hectolitres. Quant au faix a col (fardeau de bois) et surtout à la somme – de cheval ou de mule –, il est impossible de les apprécier, pour tous les objets et toutes les marchandises. Or, cela constitue autant de mesures usuelles pour les

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habitants et les travailleurs de la forêt. Nous verrons ce qu’il en était de la somme de sabots. Nous connaissons plus mal encore l’usage des monnaies. Nous ne disposons pas, à ce propos, d’enquêtes aussi précises que celles qui concernent les Landes ou le Nivernais 42. Il est toutefois raisonnable de penser, à la lumière de ces études de cas, que Louis-François Pinagot n’utilisait que la monnaie de billon dans le cours de ses rares relations marchandes. L’essentiel relevant pour lui des pratiques d’échange de services et de troc. Quelle était l’importance du cercle à l’intérieur duquel il pouvait tenir une véritable conversation ? Ou, si l’on préfère, quel était le champ de la communication possible pour qui utilisait son « patois » ? Il convient, à ce propos, de ne pas raisonner comme si une façon de parler en excluait une autre et comme si un même individu n’avait à sa disposition qu’une manière de s’exprimer. Dans la pratique, les échanges verbaux étaient placés sous le signe de l’intermittence ; bien des individus étaient capables d’estimer la pertinence des façons de parler, en fonction de leur interlocuteur. Ce recours à de subtiles procédures de graduation au cours des échanges gouvernait les conversations que Louis-François Pinagot pouvait tenir avec les individus plus cultivés que lui. En ce temps, la maîtrise du bon français, qu’il s’agisse de la correction de la langue ou de celle de la prononciation, ne privait pas de la possibilité d’employer le « patois » ; et les nouveautés introduites à l’école ne gênaient pas la conversation entre les classes sociales et les générations. Pouvoir indifféremment utiliser le bon français et « le patois » constituait, au besoin, une tactique de séduction, voire une marque de distinction. Dans ces conditions, il serait erroné de penser qu’une pratique chassait l’autre ; et il convient de considérer

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avec prudence ces statistiques trop simples établies sur l’ordre de l’administration centrale, notamment la fameuse enquête Duruy, effectuée en 1864 43 ; elle ne vise à enregistrer que des performances maximales. L’inspecteur de l’arrondissement de Mortagne explique cela très clairement dans un rapport rédigé en 1855. On retrouve dans ce texte l’indispensable chaîne de doléances concernant les expressions « corrompues » ou la « mauvaise locution contractée ». « Dans l’arrondissement, assure l’auteur, il n’y a pas à proprement parler ni idiome ni patois. On parle mal français » ; « le patois dans les campagnes se réduit à quelques mots corrompus et défigurés qui appartiennent par leur origine à la langue française et qui n’ont rien d’inintelligible ». Ce « langage familier au paysan et au laboureur », compris de tout le monde et qui peut être utilisé par la quasi-totalité de la population, paraît, hélas, « impossible à réformer ». « Cela est d’autant plus exact qu’un grand nombre de fermiers aisés possèdent les règles de la langue et de la prononciation et ils ne se servent de ces connaissances qu’avec des personnes instruites. Ils cèdent à l’habitude, aux usages enracinés dans leur pays, en reprennent le patois qu’ils ont parlé depuis leur enfance dans la maison paternelle. Cette habitude est tellement forte que l’homme des champs devenu citadin corrige et perfectionne son langage ; redevenu homme des champs, il reprend avec la charrue ou avec la bêche son ancien idiome. Dans les communes où se trouvent les meilleures écoles, quelques élèves d’élite parlent correctement leur langue avec l’instituteur, avec le curé et avec quelques notables instruits et on ne peut obtenir qu’ils parlent purement avec leurs parents, leurs domestiques et leurs camarades. » « À vrai dire, pour l’homme de la campagne, l’instruction ne corrige en rien son langage, et il

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ne s’en sert réellement que pour la langue écrite. » En bref, l’instruction primaire, à ce propos, « n’a que peu ou point d’influence en dehors des écoles 44 ». À partir des années 1860, et dans un cercle, sans doute étroit, de membres des élites locales, s’opère un basculement – ici fort tardif – de l’appréciation de la langue vernaculaire. Une fois encore, ce retournement se trouve avivé par le sentiment d’une perte. En 1849 déjà, Édélestand Duméril déplorait : « Notre patois se perd tous les jours 45. » Louis Duval, une trentaine d’années plus tard, soulignera, pour sa part, sa nette « atténuation ». Mais l’essentiel n’est pas là. En 1865, Achille Genty s’efforce d’assurer la promotion de « l’idiome percheron » au sein des élites cultivées 46. À ses yeux, il s’agit, non point d’un français corrompu, mais des débris d’une première langue d’oïl, antérieure à celle du XIe siècle et plus proche du latin que ne l’est le normand. Cette langue originelle, associée à une « vieille prononciation gallo-franque » se serait, par la suite, corrompue en un amalgame confus, sous l’influence du patois normand et du français. La lecture des processus de dégradation se trouve donc inversée. À en croire Achille Genty, il convient désormais de s’efforcer de retrouver ce langage primitif, de revenir au berceau de l’immémorial. Le Perche et sa paysannerie se voient constitués en précieux laboratoires favorisés par le bénéfique isolement qui a protégé leur langage du français corrupteur. Cette tentative de promotion d’un parler jusqu’alors décrié se fonde sur une volonté d’esthétisation. Achille Genty exalte l’œuvre de son père, le maréchal-ferrant autodidacte (1770-1820), qui ne savait pas écrire et à peine lire, mais auquel on doit, selon lui 47, de belles poésies, très spontanées. L’essentiel de la tactique d’Achille Genty consiste à distinguer, autant que faire se peut, l’idiome régional du « patois » normand auquel son

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père a su résister, bien qu’il ait vécu dans un lieu « insuffisamment percheron ». Une telle restauration n’a sans doute exercé aucune influence sur Louis-François Pinagot devenu, à cette date, un pauvre vieillard, toujours enfoui dans sa BasseFrêne. Il en fut, à ce propos, comme des autres tentatives effectuées en vue de consolider une identité percheronne menacée. L’appréciation nouvelle de la langue a pu toutefois en modifier l’écoute et, de ce fait, contribuer à changer le regard porté par les élites sur la paysannerie régionale. Quoi qu’il en soit, la notion d’« idiome percheron », perçu comme un langage primitif, semble s’être assez vite évanouie. Il faut dire que son éclosion, fort tardive, la rendait fragile face aux assauts d’une philologie savante, aux fondements moins aventureux 48. Reste à considérer la teneur même de l’échange ; c’està-dire la nature de la conversation. Ce qui, tout compte fait, constitue l’essentiel. Il convient, en effet, d’affirmer la pertinence du concept de conversation, appliqué à d’autres milieux qu’à ceux des salons, des cercles ou des cafés. Il est, dans celui qui nous occupe, des formes d’esprit, d’aisance dans le maniement du verbe qui constituent autant de critères importants dans la définition du tempérament, de la qualité de l’individu, de la réputation et de l’image de soi. Comment, donc, s’exprimait Louis-François Pinagot ? Était-il volubile ou taciturne ? Était-ce un benêt, cible de la dérision ou l’un de ces amuseurs, prompts à manier la plaisanterie assassine ? Il est impossible de répondre à de telles questions. Nous pouvons, tout au plus, tenter d’entendre, en imagination, les échanges verbaux dans lesquels il baignait. Quatre circonstances s’offraient à lui pour y déployer son aptitude à la conversation : 1) la rencontre fortuite, le croisement des autres le long du chemin ou à la sortie de la messe ; épisodes fortement

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ritualisés, qui se caractérisaient par un ample recours au proverbe ; 2) le marchandage et, plus généralement, « l’arrangement » élaboré dans le brouhaha, sinon le tapage de l’auberge ; 3) la visite, principalement celle des membres de la parentèle ; 4) la veillée ainsi que la conversation familière au sein du ménage ; sans oublier la texture même du silence, le poids exceptionnel de la parole retenue, dans un milieu qui accorde tant d’importance à tout ce qui relève du tacite. Pour tenter de ressusciter deux de ces épisodes – sans doute les plus riches pour ce qui nous occupe –, nous allons recourir à des textes de l’abbé Fret, parus sous la forme de saynètes, dans Le Diseur de vérités, l’almanach qu’il éditait. Ces petites pièces étaient certes soumises à un projet d’édification, aisément perceptible dans cette théâtralisation naïve du quotidien. En outre, la multiplicité évidente des publics visés incitait l’auteur à toute sorte de clins d’œil à l’adresse des habitants des bourgs et des petites villes. Mais ces textes présentent nombre de qualités, compte tenu de notre quête. Ils n’ont guère en commun avec la comédie classique et ses paysans de convention. C’est qu’ils sont d’abord destinés au peuple des campagnes locales et prévus pour être lus, aussi, à la veillée. De ce fait, l’auteur se trouve tenu à un impératif de vraisemblance et de crédibilité, notamment en ce qui concerne le dessin des situations et la texture des dialogues. Le public principalement visé détermine l’inversion des cibles, si l’on compare ces textes à ceux de la comédie. La dérision, ici, s’en prend à l’autre : c’est-à-dire au Parisien, à l’étudiant, au petit notable, au maire de la campagne. Le paysan ne fait pas rire, dans les saynètes de l’abbé Fret, mais tout au plus sourire. En bref, son œuvre illustre à l’envi l’inanité de la distinction trop vite établie entre la culture savante et la culture populaire. Outre la

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diversité des destinataires supposés et celle, fort probable, des lectures effectuées et des réactions qu’elles suscitent, l’adaptation par le « Molière du Perche » des procédures d’un genre prestigieux à une forme de théâtre populaire destiné à la lecture collective subvertit les frontières. Ce qui relève de la distance sociale se révèle chez l’abbé Fret tout de subtilité. Deux des situations évoquées plus haut serviront d’exemples ; tout d’abord la visite de famille, plus précisément celle qu’il est de tradition de rendre pendant les jours gras, c’est-à-dire durant les trois semaines qui précèdent le carême ; « usage immémorial », selon l’abbé Fret, qui toutefois tend à s’affaisser depuis le début du siècle. La scène se déroule le lundi 6 février 1837, près de Mortagne. Le vendredi précédent, on a tué un cochon 49. Le jour dit, les convives, des membres de la parentèle, arrivent « sur les onze heures et demie 50 » et l’on met la « pignoche » (cheville) à la pipe de cidre. Avant d’entrer, les hommes ôtent leur blouse et les femmes leur bonnet de voyage. Tous sont endimanchés, d’une manière différente selon les générations 51. Une fois la porte franchie, ce sont d’abord les accolades, les trois baisers d’usage, et le début du flux de paroles. La déclinaison des termes de l’alliance permet de se situer, de passer en revue le champ de la parenté, y compris spirituelle, et de tester la reconnaissance. « Ah ! bonjou, mon pauve père, ma pauve mère ; bonjou, mon frère, ma sœu, mon oncle, ma tante, mon neveu, ma gniesse, mon cousin, ma cousine, parrain, marraine, compère, commère, etc. » La fréquence de l’usage du terme pauvre souligne les difficultés de l’existence. Il dit, implicitement, le mérite que l’on a de l’affronter avec tant de courage. Il a aussi pour but de conjurer les risques que pourrait faire encourir un bonheur ou une richesse trop vite proclamés.

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À ces litanies entremêlées succèdent les phrases rituelles de l’accueil, qui clament le plaisir de la visite et qui définissent l’hospitalité. « Eh bin ! Comment q’ça va ? – Ben ! et d’voute pas ? – Pas mal merci ! Ah ! que j’sai ben aise de vous voas, j’avez grand peux qu’vous n’vinssiez pas de c’mauvais temps là ; […] Ah ! mes pauves enfans, faut qu’ça sai vous itout pour qu’j’ayons fait un effo comme ça… » Alors s’ouvre la conversation proprement dite, qui commence par le récit des incidents du voyage ; ce qui introduit les remarques sur les fatigues présumées du retour et la discussion sur l’heure, voire sur la date du départ. Alors le dialogue prend la forme d’un jeu ou plutôt d’un marchandage qui implique que l’invité finisse par céder, après un échange de paroles que viennent clore les termes de la reddition : « Es-tu content à ct’heure. » Un ensemble de formules stéréotypées, qui jouent de l’indécision et de la contradiction, ont ponctué la conversation : « Vous attendrez que le temps sai un brin radouci pour vous en retourner, j’espère ! – Ah ben, j’verrons ça – Vous avez gran fré, vous devé êtes gelés, V’nez vite vous chauffer ! – Ah ! je n’avons pas si grand fré qu’on crairait. On s’échauffe ti pas à marcher ? » Aptes que les fumelles (servantes) ont servi une petite goutte pour se réchauffer, peut commencer la conversation de table, ponctuée inlassablement par les offres de nourriture, par les invitations à prendre ou reprendre « un p’tit brin… », au besoin, « tout seulement pour y goûter ». Tandis que se succèdent la « soupiérée » (soupe), les boudins et les saucisses, les grillades et les ragoûts, le bouilli, le tout arrosé de cidre, la discussion porte sur des sujets généraux, plus élevés que ceux évoqués à la veillée. On tourne en dérision les « biaux raisonnemens », on clame qu’« on ne l’y en fait pas accroire » au peuple des campagnes, on s’en prend au

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présent (l’annui, c’est-à-dire aujourd’hui) comparé au passé. La position sociale de Louis-François Pinagot était-elle suffisante pour qu’il lui fût possible de participer à de telles agapes et de se plier à un aussi strict rituel, lequel, à Origny-le-Butin, concerne davantage les cultivateurs – fermiers ou propriétaires-exploitants – que les gens du bois ? On pourrait, en effet, penser qu’il était plutôt le familier de camarades sabotiers réunis à l’auberge, autour d’une bouteille de cidre. Toutefois, les cultivateurs ne manquent pas dans sa parentèle, fort étendue, ne s’agirait-il que de son père, de son beau-père et de son fils aîné. On peut donc penser que Louis-François Pinagot a participé à ce type de visite familiale, notamment pendant les jours gras. Reste que la conversation de la veillée devait être, pour lui, un plaisir plus familier. À l’exception de l’HôtelMigné où il résida quelques années et qui n’était qu’un écart, les villages qu’il habita, la Haute-Frêne pendant son enfance, la Basse-Frêne durant la seconde moitié de sa vie, se prêtent admirablement à l’organisation de veillées. L’habitat de ces villages, le volume important de leur population, la proximité des positions sociales, la multiplicité des groupes d’âge, l’équilibre approximatif entre les sexes, la pratique presque généralisée d’un artisanat, les conversations de travail, habituelles aux fileuses et aux gantières, favorisent la réussite de ces réunions vespérales, du moins jusqu’en 1870. Nous n’avons, à vrai dire, aucune preuve de tout cela, ni aucune description, autre que les évocations des observateurs extérieurs. « Dans chaque village, écrit l’abbé Fret en 1842, à propos d’une réunion qu’il situe le 23 décembre 1840, il y a un lieu désigné pour la tenue de la veillée. C’est tantôt une maison manable (habitable) et plus généralement une étable, appartenant au plus aisé ou au plus

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obligeant des villageois. On s’y rend quelquefois des hameaux voisins où il n’y a pas de lieu de réunion. Immédiatement après le souper, qui a lieu sur les six ou sept heures, chaque veilleur prend son ouvrage et se rend au laboratoire commun. Une chandelle de seize ou de vingt, si c’est une étable, et plus communément une oribue, fixée à l’aide d’une branche de fer ou de bois fendu, dans un coin de la cheminée, si c’est une maison, éclaire seule l’assistance 52. » Ce qui jette sur la scène une « faible et blafarde lumière ». Dans le Perche ornais, les hommes et les garçons confectionnent des paniers, des mannequins ou des mannes oblongues qu’ils appellent raisses. « Les plus jeunes s’occupent à fabriquer des logettes ou des filets pour prendre des oiseaux pendant les temps de neige ou de brouillard. Les femmes et filles, autrement les criaitures, rapiècent les vêtements de leurs maris, pères, enfants ou frères, et enfin leurs propres vêtements [on notera l’ordre imposé] ; mais plus communément elles filent [ce devait être le cas de l’épouse de Louis-François] du lin ou du chanvre, ou pour leur compte ou pour les linetiers » ; et la veillée se déroule dans le « brouhaha » des rouets. Elle offre un tout autre contexte d’énonciation que la visite de famille. La conversation s’y trouve moins étroitement soumise au rituel de l’hospitalité. On peut y user d’un langage moins retenu. La veillée est un lieu où l’on « caquette » ; c’est-à-dire que la parole féminine s’y déploie plus librement. Ces réunions vespérales et nocturnes de la mauvaise saison, qui se tiennent du 15 septembre au 15 mars, constituent un lieu privilégié de la « gouaillerie » et de la dérision. Les quolibets et les plaisanteries, parfois cruelles, s’y succèdent. Il n’est pas question ici de tact. À la veillée, on fait endêver (enrager) l’autre. Les jeunes y affirment et viennent y tester leur

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esprit, c’est-à-dire, essentiellement, leur capacité de répartie, leur talent d’invention verbale, leur aisance à produire de la gaieté et aussi leur aptitude à définir le tempérament, la position de chacun ; tout cela afin de se situer sur l’échelle implicite des séductions. En ce soir du 23 décembre 1840 – la scène est imaginaire – on « fait endêver Jeanneton au sujet de son manège manqué avec Renot Guittard, qui l’a plantée là, pour prendre Manon Lamberde, de chez le maître Guespin ». On notera le système d’appellation des jeunes domestiques temporaires. La fille prouve son esprit de repartie à l’encontre de celui qui a tenté de la tourner en dérision : « V’la au moins vingt criaitures que tu vas voir, t’as bentôt couru tout le canton, depensé pus de trois années de tes gages, à payer des gloria (cafés mélangés d’eau-de-vie), des petits pots, des bouteilles de vin, des bagues et des épingles d’or ; encore tu n’en es-tu pas pus avancé avec ta goule torse, ton cou de héron et tes guiboles croches… Tu as déjà banni trois fois avec trois criaitures et pas une n’a v’lu de ta piau. » En marge de la cruauté de ce jeu de la séduction et de la cour juvénile qui laisse entrevoir la liberté de la répartie féminine, les adultes se livrent aux plaisirs des « babillonneries » et de la médisance. À la veillée comme au lavoir 53, les femmes bâtissent ou détruisent les réputations. Au besoin, on y parle de politique. Elle est, assure encore l’abbé Fret qui aligne les arguments des deux parties, tout à la fois le lieu d’élaboration du mythe napoléonien et de la légende noire, qui s’en prend à ce « Lucifai » qui était trop « ambitionneux 54 ». Plus fréquent serait, selon le curé de Champs, le récit des événements qui ont marqué l’histoire récente de la région : le déclenchement d’un incendie, le récit d’un assassinat… Ici, le fait divers concurrence les contes et les histoires des « mauvais gas colporteux ». Durant les veillées du

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Haut-Perche, on joue à Giroflin, au furet ou à défourner la galette ; on se pose des devineries (devinettes) ; on essaie les airs que l’on chantera aux noces ; ce qui impose d’arrêter un instant les rouets. Louis-François Pinagot a participé à ces veillées, à tous les âges de sa vie. Et il nous faudrait pouvoir l’entendre, ainsi que sa femme et ses enfants, rire en ces occasions, jouer, donner son avis sur les gens, les choses et les événements. Nous qui faisons peu à peu connaissance avec lui pouvons tout juste imaginer, avec une certaine précision, ce que fut le cadre, l’ambiance sonore et le langage de ces joies familières et quotidiennes.

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LE

SABOTIER, LA FILEUSE ET LES GANTIÈRES

L’adolescence de Louis-François Pinagot demeure totalement obscure. Peut-être ses parents l’ont-ils placé temporairement chez un cultivateur de leurs amis, comme cela se pratiquait dans son milieu ; peut-être est-il demeuré dans le bordage de son père, voiturier, avant d’apprendre le métier de sabotier. Quoi qu’il en soit, l’activité exercée par Jacques Pinagot a pesé sur la formation du jeune homme. Il est alors deux sortes de voituriers. Les premiers transportent des marchandises d’une ville à l’autre ; ce qui les amène à parcourir les grandes routes. Les seconds se contentent de charrois à courte distance. C’est le cas du père Pinagot. Son rôle consiste à extraire – on dit « tirer » – du bois des profondeurs de la forêt, des grumes, des planches, des madriers, des merrains ou simplement des tas de bois, pour le compte des marchands de Bellême et, surtout, de la Perrière, sa commune natale. Le 6 septembre 1836 – à cette date, Louis-François a quitté depuis longtemps la maison paternelle –, Jacques Pinagot se voit condamné à douze francs d’amende pour avoir laissé, de nuit, trois chevaux pâturer des ventes de deux et trois ans. Il agissait en tant que voiturier du sieur Cavalier, marchand de bois à la Perrière, « adjudicataire de la coupe dans laquelle les deux derniers chevaux ont été trouvés 1 ».

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L’activité de Jacques Pinagot, installé à la Haute-Frêne, donne à penser que le jeune Louis-François a pu acquérir une connaissance précoce de la forêt, de ses sentiers, des travaux de ceux qui la hantaient, des formes de leur délinquance et, d’une manière générale, des rituels et des pratiques qui ordonnaient leur existence. Chez son père ou sur les coupes, il a croisé les marchands de bois et les maîtres sabotiers venus commander des charrois. Sans doute a-t-il pu suivre l’élaboration de ces « arrangements » que Jacques Pinagot était amené à conclure avec des cultivateurs ou de simples sabotiers, dont il transportait aussi les pelotes. Louis-François a dû, dans sa jeunesse, travailler occasionnellement avec des bûcherons ou des journaliers, ne fût-ce que pour aider au chargement des lourdes charrettes de son père. On peut même penser qu’il a bénéficié de pourboires non négligeables, puisque dans le canton de Bellême il était alors d’usage de donner au livreur soixante centimes par corde de bois transportée 2. En ce temps de l’enfance et de l’adolescence de LouisFrançois, Jacques Pinagot fait tirer ses voitures par deux chevaux. De cela, nous sommes certains ; et le jeune garçon a sans doute appris à les connaître et à les maîtriser. En 1812 et 1813, l’un d’eux est de poil blanc, l’autre de poil gris. En 1818, les deux sont bais 3. L’administration s’efforce alors de contrôler le roulage et le voiturage. Dans l’Orne, le préfet La Magdelaine s’y emploie activement 4. La réglementation nouvelle interdit les charrois en période de dégel. Elle fixe la largeur des jantes, le poids des voitures et de la charge. Elle impose la plaque qui permet de connaître l’identité des véhicules, sans doute la première qu’il ait été obligatoire d’afficher publiquement. Les mesures sont draconiennes mais, de l’aveu même du préfet, elles se révèlent inapplicables ; la tolérance

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s’impose, comme dans tous les domaines concernés par l’offensive réglementariste 5. Jacques Pinagot devait donc jouir d’une certaine liberté. On autorise ainsi le « transport accidentel » des gros arbres et des blocs de pierre – ce qui le concernait au premier chef – à condition de ne pas emprunter les grandes routes. Le charroi des fourrages et des denrées acheminées vers la maison des propriétaires citadins était totalement libre, comme celui des terres et des produits de la récolte vers les bâtiments de l’exploitation. L’ordonnance du 7 juin 1814 fait défense aux « charretiers et voituriers » d’accomplir des « chargements » ou des « charrois le dimanche », sous peine d’une amende de cent francs. Mais il est bien difficile de vérifier l’application de cette mesure à Orignyle-Butin. Le voiturage peut alors procurer une certaine aisance. À cette époque, le prix du roulage, dans le département, est d’un franc soixante centimes la tonne, pour une distance de cinq kilomètres. Mais Jacques Pinagot doit trouver de l’herbe pour ses chevaux. Les prairies de son bordage se révèlent insuffisantes, aussi envoie-t-il délibérément ses bêtes dans les jeunes ventes et les éclaircies de la forêt. Nous avons relevé neuf procès-verbaux qui sanctionnent une telle infraction 6. Les juges du tribunal de première instance considèrent Jacques Pinagot comme un « récidiviste d’habitude ». Ses chevaux vont brouter les herbes, les jeunes pousses ou les branches vertes dans le triage de la Perrière, plus précisément dans les cantons de la Mare Bouillie et du Coin à la Poule, proches de la Haute-Frêne. Jacques Pinagot n’est pas le seul voiturier à procéder ainsi. Le sieur Clotet de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême ne se gêne pas pour envoyer, durant des décennies, ses mules et ses chevaux dans la forêt voisine. Mais le père de Louis-François est un roublard. Les premières années,

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il use de mensonges. Par la suite, il renonce à ce stratagème car il a compris qu’il ne peut tromper les juges. Le 15 décembre 1812 7, un garde aperçoit son cheval blanc en train de brouter des branches de jeunes chênes. Jacques Pinagot prétend « que [l’animal] [a] été blessé par les loups qui l’[ont] poursuivi et mordu » et il offre de justifier cela. À l’audience suivante, il produit un certificat du maire d’Origny. Mais le juge refuse de se ranger à ses arguments. Le certificat « constate bien que plusieurs chevaux et mulets ont été victimes de la férocité de ces animaux », mais il n’atteste pas que le cheval de Jacques Pinagot « a été atteint et blessé ». Le 27 mars 1813 8, le garde reconnaît, dans le même canton de la Mare Bouillie, les deux chevaux du voiturier de la HauteFrêne en train de pâturer une vente de moins d’un an. Leur propriétaire soutient « qu’ils s’étaient perdus et que c’était contre sa volonté qu’ils se trouvaient là ». D’ailleurs, « il était à leur recherche quand le garde » les a identifiés. Le 17 juin de cette même année, Jacques Pinagot prétend à nouveau que ses deux chevaux « se sont échappés et perdus dans la forêt ». Le fait demeure plausible compte tenu de la proximité de la lisière mais, par la suite, notre voiturier se contente d’avouer. Nous le voyons, Jacques Pinagot fait davantage « parler de lui » que son fils Louis-François, lequel, à notre connaissance, ne fut jamais reconnu coupable d’un quelconque délit. Mais cela ne nous éclaire pas sur le choix du métier de sabotier ; nous savons seulement que le père et le fils étaient fréquemment en contact avec les artisans qui travaillaient au cœur ou à proximité de la forêt de Bellême et que l’oncle Drouin exerçait la saboterie à la Haute-Frêne. Comme tous les garçons de son milieu, Louis-François a sans doute commencé à travailler à l’âge de douze ans. Or, dans le canton 9, le labeur des sabotiers occupe douze

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heures « dans les beaux et longs jours ». On l’accomplit de cinq heures du matin à sept heures du soir, excepté durant les deux heures consacrées aux repas. Précisons qu’en cette saison, l’ouvrier qui « travaille communément à ciel découvert […] ne s’épouvante pas trop de la pluie ». Bien des questions, toutefois, se posent : où et dans quelles conditions matérielles Louis-François travaillait-il ? Dans le cadre de quelles relations marchandes se trouvait-il inséré ? La diversité des possibles, l’imprécision des documents, la longue invisibilité des sabotiers, qui ne sont pas pris en compte par les enquêteurs du Consulat et de l’Empire, rendent difficiles les réponses à de telles questions. Considérons tout d’abord son lieu de travail. Exerçait-il le métier de sabotier au cœur de la forêt, ou bien à son domicile à l’Hôtel-Migné, puis à la BasseFrêne ? Les auteurs des nombreux travaux consacrés aux sabotiers du passé se sont plu à décrire leurs loges, leurs huttes, leurs cahutes ou leurs cabanes. De telles constructions sommaires existent bien au cœur de la forêt de Bellême, notamment sur le territoire de Saint-Martin. La carte postale fin de siècle en a perpétué la mémoire. Il ne faut pas, toutefois, se laisser séduire par le pittoresque et la mise en scène tardive 10. Certes, ces loges sont nombreuses, dans la forêt de Bellême, sous l’Empire et la Restauration. Les archives judiciaires en témoignent. On en rencontre encore quelques-unes, au fil des affaires, à l’aube de la grande crise du milieu du siècle ; mais elles se font beaucoup plus rares par la suite. En septembre 1846, Louis Riday, marchand sabotier au bourg de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, réclame à Julien Courville d’Origny-le-Butin, le beau-frère de Louis-François, trente francs « pour le prix » de douze gaules qu’il lui a prises « dans la forêt pour la confection de son atelier 11. Les loges, tant de fois décrites 12, sont,

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en effet, des constructions de bois montées sur une plateforme, quand le terrain s’y prête, et munies d’une cheminée. Dans la Sarthe voisine, leur toiture est faite de genêts à balais. Au cœur de la forêt de Bellême, en ce début du XIXe siècle, plusieurs sabotiers travaillent dans la loge d’un marchand ou maître. S’installer ainsi sur la loupe, à proximité du bois vert utilisé par ces artisans, évite de coûteux et difficiles charrois. À proximité de ces loges, de quelque vingt-cinq mètres carrés, s’entasse le bois qui servira de matière première et s’accumulent les copeaux – ici les « calots » – qui forment le calotier. Mais il est plusieurs façons d’utiliser une loge. On peut venir y travailler de jour, ou bien s’y installer pour la saison. On peut y résider seul, en compagnie d’autres sabotiers ou bien y séjourner avec femme et enfants. Les archives judiciaires mettent en évidence cette multiplicité des situations. Cela dit, lorsqu’il s’agit de sabotiers installés dans des villages, à proximité de la lisière, l’habitat permanent à l’intérieur d’une loge paraît fort improbable. Tout au plus les loges constituaient-elles pour eux – à la différence des ouvriers de passage, peu nombreux – un lieu de travail diurne. La fréquence du couple pluriactif constitué d’un sabotier et d’une fileuse incite, elle aussi, à douter de l’installation du groupe familial à l’intérieur d’une loge, fût-ce épisodiquement,… à moins que la fileuse n’ait été amenée à se consacrer temporairement au grattage et au finissage des sabots ; hypothèse assez peu probable dans la mesure où la saboterie demeure une activité essentiellement masculine. Le terme de sabotière n’apparaît qu’en 1835 et l’enquête parlementaire sur le travail industriel, réalisée en 1848, fait tout juste mention de dix « gratteuses de sabots » dans l’ensemble du canton de Bellême 13. Considérons des exemples précis de ces constructions sommaires installées dans les forêts du Perche au début

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du siècle. Le 14 mars 1819, les gardes du triage de Lignerolles perquisitionnent les loges de sabotiers 14. Dans celle des sieurs Lameray et Gervais, dit Jeannet, écrivent-ils, « nous avons trouvé tant dans la loge qu’au calotier […] la quantité de douze bougons de hêtre vert […] [et] autant de morceaux d’un hêtre coupé récemment sur pied ». Les deux maîtres sabotiers étaient présents, ce jour-là, dans leur loge. La même année, un fabricant sabotier d’Appenay est condamné pour avoir construit sa loge en forêt dans un endroit interdit. Il assure qu’il l’aurait détruite une fois le travail terminé 15. Le 31 octobre 1825, deux maîtres sabotiers, dont l’un réside à Tourouvre, utilisent des branches de hêtre, fraîchement coupées, pour clore leurs loges respectives 16. L’habitat de tels fabricants de sabots est, à l’évidence, dédoublé. Le 24 septembre 1822, les gardes constatent que trois hêtres verts du Coin à la Poule (Origny-leButin) ont été coupés sur pied, puis emmenés. Ils ont retrouvé, dans les ronces, les emplacements du dépôt délictueux. « Nous nous sommes transportés dans une loge encore existant […] dans laquelle demeure Nicolas Meslay marchand sabotier (ou maître) [sic] où nous avons trouvé vingt-deux paires de sabots assorties en bois vert et fraîchement débité, deux longueurs en [ou de] grume fendue en deux pour en faire encore deux autres paires que nous avons reconnues […] pour provenir du même hêtre. Devant la porte de ladite loge étaient deux monceaux de copeaux bien remarcables [sic] provenant de la pelote du pied du dit hêtre qui portait au moins un mettre [mètre] de circonférence. La femme et la fille demeurent ensemble dans la dite loge […] 17. » « Nous avons en outre ordonné à un jeune homme nommé Guillain 18, creuseur de sabots pour le dit Meslay et sa fille, de se retirer de suite et d’emporter ses outils à quoi il a obéi […]. » Mais le sieur Nicolas Meslay, marchand

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sabotier, réside principalement à la Perrière avec sa femme et sa fille ; son domicile est perquisitionné le 8 octobre. À la même époque, certains fabricants de la lisière méridionale de la forêt de Bellême passent commande à des sabotiers installés à leur domicile, et non dans une clairière. Le 22 janvier 1836, Auguste Clotet, voiturier à Saint-Martin, réclame à Armand Chrétien, fils, maître sabotier à Bellême, la somme de vingt-quatre francs quatre-vingt-dix centimes pour avoir, sur l’ordre de « ses ouvriers », fait « conduire des voitures de bois à leurs domiciles 19 ». Il est aussi des sabotiers qui travaillent à leur compte, chez eux, seuls ou en compagnie d’un camarade. Le 2 février 1824, Jacques Geslain, dit Renotin « sabotier pour son compte demeurant au lieu du Carouge » (à Saint-Martin, à proximité d’Origny), attaque le garde qui entend l’empêcher de bûcher un hêtre vert 20. Le 31 octobre 1854, à six heures du matin, le maire d’Origny-le-Butin, François Herbelin, inspecte le bourg de sa commune. Il trouve un feu sans gardien, alimenté par des copeaux, dans la pièce de terre de Lemay. Il a été allumé par Maury, « ouvrier sabotier de Lemay », « sur la recommandation de son maître pour faire fumer des sabots 21 », à trois mètres seulement « de la loge du dit Lemay ». Ce qui montre que ce terme est synonyme d’atelier et qu’il existe alors des loges en plein bourg. Les témoignages des observateurs sont sans doute plus probants que l’évocation de ces quelques cas. Le 1er février 1815, le commandant de la 4e légion de gendarmerie, chargé de la surveillance de la forêt de Bellême, assure que, parmi les ouvriers qui y sont employés, figurent 293 sabotiers ; « ceux-ci ne travaillent point accidentellement à la coupe et à l’exploitation du bois ;

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ce sont des ouvriers sédentaires qui exercent leur profession dans le lieu de leur domicile ou dans des loges qui en sont voisines 22 ». Beaucoup plus tard, en 1867, il est dit des sabotiers de cette forêt qu’« ils travaillent chez eux 23 ». De telles notations confortent notre hypothèse. L’existence d’un père voiturier et d’un beau-père cultivateur, qui peuvent aisément effectuer des charrois, le regroupement de plusieurs sabotiers dans le village qu’il habite, la proximité des coupes, la structure de sa famille, la diversité des activités de ses membres, l’évolution qui conduit alors, dans l’ensemble du pays, ces artisans à déserter la forêt pour se replier vers les villages afin de mieux s’intégrer à la communauté donnent à penser que Louis-François avait établi son atelier – ou loge – près de son domicile, surtout durant les longues années passées à la Basse-Frêne 24. Mais nous n’avons pas, à ce propos, de véritable certitude ; peut-être a-t-il travaillé en loge, au cœur de la forêt, lorsqu’il était célibataire ; puis a-t-il décidé d’établir son atelier près de son domicile, une fois son ménage constitué. Quoi qu’il en soit, cette incertitude ne remet pas en cause la nature de son labeur quotidien. LouisFrançois a toujours travaillé près d’un feu constant, destiné à « fumer » les sabots. Toute sa vie, il a disposé du bois des copeaux. Il n’a donc pas véritablement souffert du froid, même si le feu « dont on se sert pour fumer des sabots est un feu qui ne donne aucune flamme 25 ». Nous pouvons imaginer son atelier et son double établi. Le sabotier, en général, travaille près de la source de lumière, à la chaleur. À proximité s’empile le bois entreposé dans la partie sombre de l’espace de labeur 26. Les sabots achevés sont, en revanche, bien mis en évidence. Quand il fait beau, l’ouvrier travaille dehors, au milieu des pelotes et des copeaux épars.

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La première préoccupation du sabotier est de se procurer du bon bois. Celui-ci peut lui être fourni par le maître ou fabricant qui le fait travailler ; sinon, il est acheté sur la coupe par un ou plusieurs ouvriers qui ont conclu un arrangement. Souvent, il s’agit de deux camarades qui travaillent dans le même village. Ajoutons que la plupart de ces sabotiers, bûcherons d’occasion, sont capables de couper eux-mêmes le bois qu’ils souhaitent utiliser 27. Le maître, comme l’artisan, doit ensuite s’entendre avec un voiturier ou avec un cultivateur pour faire transporter les grumes ou les pelotes ; opération qui, parfois, s’effectue dans le cadre d’un complexe échange de services. Le 4 février 1852, le garde aperçoit deux hommes qui suivent une voiture attelée d’un cheval et qui empruntent « un chemin illicite ». Il s’agit de celle de Jacques Heuzé, cultivateur à Bellême, qui a été « requis » par Pierre Josse, sabottier (sic) pour lui « transporter du bois à sabots qu’il a acheté dans les coupes de la forêt 28 ». Plusieurs essences peuvent faire le bonheur des sabotiers 29 : le bouleau, léger, bon marché, dans lequel on peut tailler des sabots frais l’été, mais un peu froids l’hiver, l’aulne, léger lui aussi, apte à la fabrication du sabot découvert, l’orme, moins glissant que les autres essences, et surtout le hêtre, dur et solide, le bois des sabots blanc-crème des agriculteurs qui ont pour seuls défauts d’être assez peu chauds l’hiver et de se fendre aux intempéries. Tout porte à croire que Louis-François Pinagot, comme les autres sabotiers de la forêt de Bellême, utilisait le hêtre et secondairement le bouleau. Le premier correspond à l’une des essences dominantes du massif et aux besoins de la clientèle. C’est le bois dont le sciage illicite constitue la quasi-totalité des délits commis par des sabotiers d’Origny-le-Butin, En 1834, le préfet

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évoque, pour sa part, « l’industrie des sabots et la confection d’un grand nombre d’objets qui demandent l’emploi du hêtre 30 ». En 1858, l’auteur du projet d’aménagement de la forêt de Bellême fournit de plus amples précisions sur les usages du bois à l’intérieur du massif : « Les hêtres en assez grand nombre, quand ils ont plus de vingt mètres de longueur sans aucune courbure, sont achetés par la marine marchande […] les autres sont convertis en attelles, pelles, vaisselle, sabots. Cette dernière fabrication utilise jusqu’aux branches de 0,40 m de tour […]. Dans les éclaircies et les nettoiements, on convertit en sabots, les hêtres, les bouleaux, les charmes et les aulnes sitôt qu’ils atteignent 0,40 m (même 0,25 m pour les sabots d’enfant) de grosseur […] 31. » Ces arbres sont coupés à la lune descendante ou, mieux, à la vieille lune (sève descendante). Louis-François Pinagot, comme tous les sabotiers, travaille un bois vert – sans excès toutefois car le produit risquerait de se fendre, ce qui obligerait à le cercler. Il tire le sabot d’une bille (pelote) le plus souvent divisée en quartiers au moyen d’un coin, large de douze à quinze centimètres et de très faible épaisseur. Afin d’éviter que les sabots ne se fendent en séchant, « il élimine toujours le cœur du bois ». Comme il est d’usage chez les sabotiers du Haut-Perche, Louis-François dispose sans doute de deux établis qui se font face ; le premier sert à « ébaucher et à parer l’extérieur du sabot », le second à « l’immobiliser pendant la creuse 32 ». La fabrication se déroule, en effet, en trois temps. Le premier consiste, pour le tailleur, à bûcher ; c’est-à-dire à donner à la bûche l’apparence d’un sabot. Le bon ouvrier, en neuf coups de doloire 33 sur le billot, doit se révéler capable de dégrossir l’extérieur et de relever la semelle. Dans la région de Bellême 34, l’outil est doté

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d’un long manche en bois, recourbé et renflé afin de soulager le poignet. « Pour amorcer certaines cambrures, [lors de la taille], il [faut] employer l’assot ou herminette dont la lame est courbe et le tranchant perpendiculaire à l’axe du manche 35. » La deuxième opération, la creuse, s’effectue sur la coche où se trouve fixé le sabot ébauché. Le creuseur amorce à l’aide de la vreille ou vrille et pratique l’avanttrou, verticalement, dans la partie qui sera découverte. Ensuite, il perce un trou oblique dans la partie couverte. Il agrandit les deux cavités à l’aide de diverses cuillères, très tranchantes ; puis il fait sauter le bois qui les sépare. Il lui faut creuser l’avant du sabot jusqu’à un pouce – 27,7 millimètres – de la pointure. Le creuseur utilise alors la rouanne pour la finition de l’emplacement du pied. Il s’agit d’une lame courte, tranchante, recourbée et fixée à l’extrémité d’une longue tige d’acier portée par un manche de bois. L’artisan doit, en effet, « racler l’intérieur du sabot pour [en] faire disparaître toutes les aspérités 36 ». Puis il termine le dressage de la semelle, façonne les bords, le dessus, le talon et donne à chacun des deux sabots la ressemblance qui constitue la paire. Il utilise, pour ce faire, un paroir, longue lame tranchante munie d’un crochet de fer situé à l’extrémité opposée au manche. Ce crochet est engagé dans un anneau fixé à l’établi. Une fois le travail du pareur terminé, reste le finissage – et, éventuellement, le décor. Le sabotier atténue par de petits coups de paroir les irrégularités de la taille. Il parfait l’intérieur au moyen de la rouanne. Il arrondit les angles vifs avec le dégageoir. Ensuite les sabots sont percés à l’aide de la percette, afin d’assembler la paire. Au cours du séchage, qui dure de trois à cinq mois, les sabots perdent la moitié de leur poids et leur volume

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se réduit légèrement ; ce qu’il convient donc de prévoir. Durant toute cette opération, on les tient à l’abri du vent, de peur qu’ils ne se fendent. Ainsi procède-t-on pour fabriquer le sabot couvert, mais aussi le sabot à coussins ou à brides couvrantes. Certains – mais rien ne nous prouve que ce soit le cas de Louis-François – savent confectionner les sabots légers que l’on met le dimanche et les sabots de mariées, découverts et finement décorés. Comment Louis-François Pinagot a-t-il appris ces multiples et délicates opérations ? Il n’existe pas, alors, d’autre forme d’apprentissage que celui qui résulte de la transmission de père à fils ou de maître à disciple. LouisFrançois a donc pu enseigner la saboterie à ses enfants, voire à son gendre, mais il lui a fallu, pour acquérir son savoir-faire, fréquenter l’atelier de l’oncle Drouin ou celui d’un sabotier étranger à la famille. On peut, sans grand risque de se tromper, considérer que l’essentiel de la culture technique, gestuelle, somatique de Louis-François était induite par cet art du sabot. Celui-ci impliquait une bonne connaissance des bois, de leur essence, de leur âge. Louis-François devait savoir analyser finement les odeurs de bois verts, mesurer la consistance, la dureté des pelotes ; tenir compte de leur couleur et de leur dessin, prévoir la réduction lors du séchage, estimer, par le regard et par l’écoute de la sonorité, la qualité du sabot neuf. Il devait savoir manier une gamme étendue d’outils tranchants, perçants, raclants ; aux formes multiples, droits, effilés, recourbés. Compte tenu du risque permanent de coupure, probablement avait-il pris l’habitude, dès sa jeunesse, de s’endurcir et de supporter cette douleur. Son métier lui avait appris la maîtrise d’une série de gestes qui, sans doute, gouvernaient ses manières d’être dans la vie quotidienne. Il lui avait fait acquérir la force du poignet, la précision des coups et la justesse du

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regard. Toute sa vie durant, il lui a fallu, jour après jour, fabriquer inlassablement une forme dans l’espace. Avait-il une spécialisation ? Était-il un tailleur, un creuseur, un pareur ? Il est probable qu’il a maîtrisé ces trois opérations ; mais peut-être partageait-il les tâches en fonction des aptitudes lorsqu’il travaillait avec l’un de ses fils ou avec son gendre, à la Basse-Frêne. Le type de sabot fabriqué par Louis-François était probablement fonction du maître sabotier. Mais, compte tenu de l’ampleur de la demande, tout porte à croire qu’il confectionnait surtout de lourds sabots couverts, taillés dans des pelotes de hêtre. Travaillait-il seulement pour un marchand fabricant ou possédait-il aussi une clientèle locale ? Il est impossible de répondre avec certitude à une telle question. Il se peut que certains de ses parents, de ses amis, voire des habitants d’Origny lui aient commandé des sabots. Une telle clientèle, si elle exista, impliquait un autre type de savoirs. Il fallait, dans ce cas, à Louis-François Pinagot une excellente connaissance du pied, de ses mesures, de ses courbures, de sa sensibilité et de ses éventuelles déformations. Les sabotiers de village, on le sait, gardaient en mémoire les pointures de leurs clients. L’essentiel, sans doute, pour qui désire comprendre Louis-François Pinagot, relève de la saisie intuitive, qui devait être la sienne, des rapports établis entre le sabot et la civilisation rurale ; ou, si l’on préfère, de la perception de l’existence paysanne telle qu’elle est signifiée par le port des sabots. Arrêtons-nous un instant sur ce que représente cette garniture du pied au sein de cette société et, donc, sur l’importance qu’y revêt le sabotier dans l’imaginaire social. Le sabot impose une gestuelle, un rythme somatique, un comportement. Il interdit la marche souple et la course rapide 37. Il pèse. Il empêche le pied de se plier.

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En revanche, il le stabilise, sur la plupart des terrains, au cours de la marche rasante qu’il lui impose. Il le protège des chocs, des accidents, des brûlures. Il le tient à l’abri de l’eau, de la boue, de la neige. L’hiver, la paille qu’on y met tient chaud. L’été, la fougère, plus légère, rafraîchit. Le sabot durcit la corne de la plante du pied dont, contrairement à la chaussure, il libère la nudité. Mais il est aussi un outil. Quand on bêche, on appuie avec le sabot 38 ; et un simple coup de pied suffit à disperser la terre d’une motte compacte. L’espace sonore des campagnes retentit des claquements de ce marqueur de la présence de l’autre et de soi. C’est le sabot qui rythme les danses et qui, au besoin, couvre de ses battements la voix inopportune. Ce n’est pas un hasard si la chanson populaire lui accorde une si grande place. Le sabot fait gagner du temps. Contrairement à la botte, si difficile à mettre et plus encore à retirer, il peut s’enfiler sans qu’il soit besoin de se baisser ou de s’asseoir 39. En outre, il se nettoie aisément. Il permet de se rendre au jardin, au puits, à la grange, à l’étable, sans se salir les pieds ; pour autant que cela entre, alors, dans les préoccupations de ceux qui le portent. À l’occasion, le sabot constitue une arme redoutable, comme le montrent, et ce ne sont que des exemples, la terrible journée du 16 août 1870 à Hautefaye 40 et, bien auparavant, les massacres ornais de l’été 1792. Les sabots constituent un des marqueurs décisifs de l’identité de celui dont ils révèlent la présence. Placés devant la porte, ils signalent celle du gêneur comme celle de la personne aimée. À la campagne, « on était annoncé par le bruit de ses sabots » ; on reconnaissait à leur rythme ceux, plus lents, des vieillards, ceux, plus vifs, des jeunes gens ou bien encore le pas traînant, raclant du travailleur fatigué, de retour de la moisson. Sans oublier la différence, perçue d’emblée, entre la légèreté affairée

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des sabots féminins et la lourdeur tranquille des sabots masculins. En bref, autant que le chant de labour, autant que le bruit de ces voix familières, dont il n’était pas même nécessaire de percevoir le sens pour se sentir assuré d’une présence 41, la scansion des sabots contribuait, ici, à l’ambiance sonore des lieux. Au cours de la série d’incendies volontaires qui marquèrent l’année 1830, en cette Basse-Normandie, on condamna à mort un coupable présumé car l’un des témoins assurait avoir reconnu le bruit de ses pas 42. Les sabots font ainsi partie, intimement, de l’univers du paysan ; sans cesse, il les entend qui sonnent à ses pieds 43. Il les sent fumer au coin du feu. Il les voit s’user au rythme de son labeur et se faire, à leur manière, gardiens de la mémoire de soi. Cette valeur identitaire incite à ranger religieusement les sabots des trépassés ; mieux encore que les vêtements du mort, ils s’imposent comme l’ultime souvenir d’une présence 44. Tout cela, Louis-François Pinagot devait le percevoir, plus ou moins confusément. Il n’en était sans doute pas de même de ce qui ressortit au symbolisme détecté par les observateurs instruits ; car il s’agit là d’un savoir plus étroitement cantonné. Encore convient-il, ici, de distinguer. Louis-François Pinagot était sans doute à même de saisir ce que disaient du sabot les proverbes, si présents dans le langage de son milieu ; notamment sa portée érotique, bien souvent désignée 45. La nudité du pied au contact de la paille, du bois ou de la fougère, confère au sabot une valeur sensuelle. Par sa forme – et la manière de l’enfiler – il évoque le sexe féminin, que l’on fourre. Se laisser déchausser, pour une jeune fille, c’est s’abandonner au désir de l’homme, comme de quitter sa ceinture ou son tablier 46. « Avoir cassé son sabot », c’est s’être laissé déflorer. « Changer de sabot », c’est prendre

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une maîtresse. Ce jeu d’analogies a été ressassé par bien des ethnologues. Au-delà de cette banalité, il convient de se faire plus hésitant à l’égard de tout ce qui concerne la symbolisation de la pauvreté, de la restriction et de la subordination. Au regard des élites, et plus largement des citadins, les sabots symbolisaient alors le peuple ; leur rassemblement évoquait la levée en masse des patriotes, ou celle des Vendéens. Le Trésor de la langue française témoigne de la précocité de cette représentation. Pour qui avait su bénéficier d’une promotion sociale, le port initial des sabots symbolisait le degré zéro sur l’échelle des positions. Je doute, toutefois, que le sabot ait revêtu une telle signification aux yeux de Louis-François Pinagot. Le soin avec lequel on s’employait alors à le décorer, la joie avec laquelle on l’arborait les jours de fête, la fierté identitaire dont il était, au besoin, le blason, l’essor de sa fabrication, le gonflement de l’effectif des sabotiers, il est vrai longtemps englués dans la misère, devaient plutôt inciter un Louis-François Pinagot à percevoir le sabot comme le symbole d’une classe dynamique. Au cours des années 1860 notamment, lorsque, dans ces campagnes normandes et percheronnes, la société rurale semble à son apogée, Louis-François Pinagot a dû éprouver une certaine fierté à fabriquer de ces sabots dont la demande ne cessait de croître et qui permettaient aux paysans de se distinguer des va-nu-pieds. La valeur du sabot, dans l’ordre des représentations, était sans doute antithétique à la ville et à la campagne. En milieu citadin, il désigne l’échec. Il suggère la province. Il concentre la dérision qui frappe la ruralité. On assortit alors au terme de sabot tout ce que l’on veut déprécier. Il n’en va pas de même à la campagne, où il

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règne, durant toute l’existence de Louis-François Pinagot, humble artisan de la Basse-Fresnaye. Mais revenons à ce statut de sabotier de la forêt de Bellême et aux relations marchandes qu’il implique. Dans cette région domine une structure qui relève de la proto-industrialisation 47. Nous nous référons à ce modèle, maintes fois décrit, bien qu’il convienne de se méfier de tous les concepts qui dérivent de la lecture d’un cours de l’histoire et d’analyses rétrospectives menées en fonction d’un futur advenu. Les marchands fabricants de sabots, ou maîtres sabotiers patentés, résident à Bellême, à Saint-Martin, à Mamers, à la Perrière ; quelques-uns sont même installés dans de modestes bourgs. Nous avons ainsi noté la présence du sieur Lemay à Origny-le-Butin. Ces maîtres sabotiers patentés constituent donc un groupe très dispersé ; et ils sont nombreux. En l’an IX, Delestang en compte 193 dans l’arrondissement de Mortagne 48. Cette industrie locale, plus faiblement concentrée que la filature, est en fait dominée par les négociants qui déterminent le type de sabot qu’il convient de fabriquer et avec lesquels les maîtres sont en étroites relations. À en croire Raymond Humbert, un fabricant sabotier de l’Orne occupe de cinquante à soixante ouvriers et un négociant parisien ordonne le travail de vingt-cinq maîtres sabotiers 49. Il s’agit là d’une simple estimation, sans doute quelque peu exagérée en ce qui concerne les deux premiers tiers du siècle. La concentration apparaît alors moins forte, comme l’indique le rapport établi entre le nombre de sabotiers de la forêt de Bellême et celui des maîtres patentés dans les petites villes citées. L’essentiel, pour nous, est de discerner la manière dont, très concrètement, se nouaient les rapports entre

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le maître et l’« ouvrier 50 ». En ce qui concerne l’engagement d’un sabotier venu travailler dans une loge, l’épisode apparaît très clair à la lecture des archives judiciaires. Le 13 septembre 1822, comparaît PierreNicolas Germond, sabotier patenté à Bellême, et René Faucon fils, sabotier à Origny-le-Butin. À cette date, Louis-François Pinagot est âgé de vingt-quatre ans, et l’on peut penser que durant les années précédentes – quand il était célibataire – il se trouvait dans une situation proche de celle de Faucon. Celui-ci, « par convention verbale […], se serait engagé à travailler à faire des sabots à l’atelier et pour le compte dudit Germond, en la forêt de Réno – on notera le déplacement effectué –, à raison du prix convenu pour chaque somme de sabots et ce jusqu’à la vente prochaine des bois du gouvernement 51 ». Or, « sans cause légitime », Faucon « se serait avisé de quitter ledit atelier pour aller travailler ailleurs » ; ce qui a porté « préjudice au commerce » de Germond, lequel demande que l’ouvrier soit obligé de revenir dans son atelier et soit contraint de reprendre son travail, « sous astreinte de cinquante francs d’indemnité ». Faucon affirme n’avoir contracté aucun engagement. S’il en avait été ainsi, Germond lui aurait versé des arrhes, selon la coutume. Il reconnaît qu’« effectivement il a travaillé environ trois mois à l’atelier [du maître], mais qu’ayant trouvé à gagner un prix plus fort, il est allé travailler ailleurs ». Germond rappelle que, cinq mois auparavant, ils étaient « tombés d’accord à raison de sept francs de la somme y compris un franc de vin par chaque somme ». En quittant l’atelier. Faucon « a mis sans travail l’ouvrier avec lequel il travaillait ». Le sieur Chrétien, sabotier à Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, a été témoin de rengagement verbal. Quand Faucon est venu demander du travail à Germond, celui-ci lui a dit : « Je donne

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sept francs de la somme à mes autres ouvriers ; je te donnerai le même prix. » Faucon, alors, « accepta cette condition, déposa ses outils, qu’il fit transporter à l’atelier » de Germond, dans lequel il a travaillé trois ou quatre mois. Finalement, il est condamné à payer cinq francs en dommages-intérêts. Le 1er août 1827, Louis-Julien Lemaire, marchand de sabots patenté à Bellême, a porté plainte contre Julien Choplain, sabotier en la même ville. Selon le plaignant, ce dernier « se serait engagé envers lui à faire des sabots pendant un an, moyennant dix francs de vin d’engagement qui lui furent payés comptant et de plus huit francs par somme de sabots qu’il ferait ; qu’environ trois mois après son engagement, ledit Choplain, sans aucun sujet, avait quitté son atelier 52 ». Le défendeur, pour sa part, prétend que Lemaire « l’avait laissé sans travail ». Il garde les dix francs en indemnité pour temps de chômage. En outre, il a dû couper un frêne et « ramener » plusieurs fois « du bois sur ses épaules pour apporter à l’atelier » ; ce qui n’était pas prévu lors de l’engagement. Il est néanmoins condamné à restituer les dix francs de vin. Si Louis-François Pinagot a ainsi travaillé en loge, durant sa jeunesse, voire lors de son séjour à SaintMartin, peu après son mariage, il a dû se soumettre à ce type d’engagement, qui est aussi un arrangement, dont les modalités sont nettes à la suite d’une convention verbale, précisée devant témoin, le maître et le sabotier se mettent d’accord sur le prix de la somme à fabriquer et sur le montant des arrhes ou prix du vin. Après s’être ainsi engagé à travailler un certain temps – jusqu’à la prochaine adjudication de bois – selon ces conditions, le sabotier, qui est venu avec ses outils, les dépose et les transporte – ou les fait transporter – dans la loge du fabricant ; que celle-ci soit située au cœur de la forêt ou à proximité d’un village. Par la suite, le maître est tenu

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d’offrir à son ouvrier la possibilité d’effectuer son travail. La dispersion des entreprises permet au sabotier de faire, au besoin, peser sur le fabricant la menace d’un autre engagement, plus rémunérateur. Une fois dans l’atelier du maître, le sabotier règle le rythme de son travail et donc le montant de ses gains. Il semble, enfin, qu’une spécialisation, et donc qu’une certaine division du travail, s’instaure, à l’intérieur de la loge, entre le tailleur, le creuseur et le pareur. À l’Hôtel-Migné comme à la Basse-Frêne, Louis-François Pinagot, nous l’avons vu, travaillait sans doute à son domicile. L’affaire suivante renseigne sur les modalités, quelque peu différentes, de l’engagement conclu entre le fabricant et le sabotier indépendant, qui travaille chez lui. Le 16 juillet 1819, comparaissent Jacques Evezard, marchand de bois à Bellême, patenté, et Mathurin Guillin – nous l’avons déjà rencontré –, associé à Jacques Geslain dit Rustin, sabotiers au Carouge, village de Saint-Martin, tout proche d’Origny-le-Butin. Il y a fort à parier que Louis-François connaissait ces deux ouvriers et qu’il a lui-même conclu ce type d’engagement. « Dans l’espoir que Guillin travaillerait pour lui, [Evezard] lui a avancé une somme de 90 francs 80 centimes sous le cautionnement solidaire du dit Geslain ; que n’ayant pu rendre cette somme, ils auraient promis donner [sic] au dit Evezard deux sommes et demie de sabots faisant, à raison de 32 francs la somme, 80 francs et 27 paires de sabots donnant 10 francs 80 centimes, à raison de 40 centimes la paire ; sur quoi il n’a été livré qu’une somme de sabots, moins une paire, le 27 avril 1818 ; ce qui donne 31 francs 60 centimes à déduire sur la dite somme de 90 francs 80 centimes 53. » Evezard réclame donc 59 francs 20 centimes. Le tribunal reconnaît cette dette et condamne Guillin et Geslain, dit Rustin, à la rembourser. Il condamne en outre ledit

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Guillin à payer 18 francs 80 centimes « pour prix de sabots qui n’étaient pas fumés ». L’accord se révèle plus simple que dans la situation précédente : le maître passe commande et avance la somme qui permettra au sabotier de travailler ; à charge pour celui-là de lui fournir un produit fini, c’est-à-dire un sabot fumé. Le grand nombre de fabricants et la nécessité pour chacun d’eux de trouver des ouvriers à domicile conduisent à penser que le simple sabotier n’était pas, en une période d’expansion de cette industrie, totalement désarmé sur le marché de l’emploi. Nous avons vu, par ailleurs, que le maître pouvait faire livrer le bois au domicile de son ouvrier, ce qui ne semble pas avoir été le cas dans l’affaire qui précède. Dans ces conditions, il est bien difficile d’apprécier le revenu d’un Louis-François Pinagot. En 1809, Louis Dubois estime à 48 francs le prix d’une somme de sabots 54. En 1819, à Bellême et à Saint-Martin, le marchand donne à l’artisan 40 centimes pour une paire et 32 francs pour une somme. Ce qui laisserait supposer une baisse des prix au cours de ces dix années ; mais rien n’assure que la somme, dans ces deux cas, constitue la même unité de mesure ; sans compter que la première estimation concerne peut-être le prix de vente et non le prix de l’achat effectué par le marchand. Quoi qu’il en soit, de telles indications ne permettent pas de mesurer le gain réalisé par les sabotiers, puisqu’il nous faudrait, pour cela, savoir le coût de la matière première et celui du transport, tout au moins pour ceux qui n’étaient pas approvisionnés par le fabricant. Tout compte fait, les 7 ou 8 francs accordés à l’ouvrier en loge par somme de sabots fumés constituent une indication plus précise. Encore faudrait-il connaître exactement le temps nécessaire à la fabrication d’une telle quantité.

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On comprend que les enquêteurs, devant de telles complications, aient longtemps renoncé à prendre en compte les sabotiers dans leurs statistiques. La seule indication précise date de 1834. Cette année-là, OdollantDesnos assure que les sabotiers de l’Orne fabriquent en moyenne 50 paires de sabots par semaine « à 20 centimes de façon la paire 55 » ; ce qui procure à l’ouvrier un gain de 1,43 franc par jour. Malheureusement, rien ne nous renseigne sur la source d’une telle affirmation. La première estimation du revenu journalier des sabotiers de Bellême et de Saint-Martin date de 1855 56. Il est alors, en moyenne, de 1,08 franc. Il s’échelonne, selon l’ardeur au travail et le savoir-faire de chacun, de 0,75 à 1,50 franc. Ce qui situe le revenu du sabotier au niveau de celui du journalier, à cela près que le travail du premier devait être plus régulier. À en croire les résultats de l’enquête réalisée en 1862 par les maires de l’Orne sous le contrôle des juges de paix et des commissaires cantonaux, les sabotiers d’Origny-le-Butin gagnent de 1,75 à 2,25 francs par jour 57. Cinq ans plus tard (1867), le revenu journalier de ceux de la région de Bellême oscille entre 2 francs et 2,50 francs 58. Force est donc de conclure à une hausse très nette du revenu personnel de Louis-François Pinagot sous le Second Empire. Le mouvement est d’autant plus assuré que le maire d’Origny-le-Butin a répondu à l’enquête de 1862. En cette dernière décennie du régime, le revenu du sabotier l’emporte nettement sur celui du journalier. Cette promotion s’explique par la conjoncture favorable. La demande de sabots est alors considérable et le marché, très étendu. En 1858, précise l’auteur de l’étude consacrée à la forêt de Bellême et aux modalités de son exploitation qui accompagne l’avant-projet d’aménagement, « les sabots sont dirigés vers Paris. Pour le surplus, les produits de la futaie se consomment dans le pays, à

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Mortagne, Bellême, Mamers, Nogent, Le Mans 59 ». Il convient, en outre, de ne pas oublier que « les copeaux se vendent facilement ». La situation dans laquelle se trouvent les fabricants de sabots se révèle paradoxale. Au cours des deux premiers tiers du siècle, l’économie percheronne subit l’échec de la transition qui aurait pu conduire de la proto-industrialisation à la création puis à l’essor d’une industrie moderne 60. Durant la première décennie du Second Empire notamment, le centre de gravité de l’industrie ornaise se déplace du Haut-Perche vers le bocage des collines occidentales. Mais sur ce fond d’échec global, se déploie une paradoxale expansion de la fabrication du sabot. Elle s’accompagne de la visibilité et, en quelque sorte, de l’honorabilité accrues de cette activité dans l’enquête statistique. Du même coup, le cas du canton de Bellême se distingue : à cause de l’expansion du sabot, il connaît durant la première partie du XIXe siècle une « proto-industrialisation décalée 61 ». En un mot, il s’industrialise. En l’histoire qui nous occupe, tout est affaire d’échelle d’analyse. Sa vie durant, Louis-François Pinagot s’est trouvé, en quelque sorte, porté par cette conjoncture favorable, par ce décalage bénéfique et paradoxal, qui contrastait avec la désindustrialisation ambiante. Le déclin de la saboterie ne s’accomplira qu’à partir des années 1880, après sa mort. Bien entendu, un tel mouvement de longue durée ne s’est pas révélé linéaire et la saboterie, comme les autres activités de la forêt, a connu de terribles crises 62. Les bénéfices de ce décalage se sont trouvés amplifiés par l’essor inattendu de l’industrie de la ganterie en filet. Le ménage de Louis-François Pinagot est alors affecté par un ensemble de mouvements contradictoires ; il nous faudra y revenir. Anne Pôté, l’épouse, et ses filles aînées, les fileuses, ont été victimes de la désindustrialisation. Le

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déclin de la filature a tiré vers le bas les revenus de la famille déjà menacée par l’indigence, du fait de la multiplication des enfants en bas âge. Mais, au lendemain de la crise des années 1846-1848, l’essor de l’industrie du filet et de la ganterie à domicile, en se substituant à la filature dispersée, en voie de disparition, suscite localement une mutation du travail féminin. Tout juste après le décès de la mère, la famille de Louis-François se trouve, à son échelle, refléter cette conjoncture favorable. Louis-François a dû percevoir la prospérité de la saboterie et la croissance de l’effectif de ses ouvriers, ne seraitce qu’à Origny-le-Butin ; ce qui n’a pu que le persuader de la paradoxale promotion de son métier. Une fois encore, gardons-nous de le croire convaincu de la disqualification d’une activité archaïque et d’imaginer qu’il a pu souffrir de la perception d’un inéluctable déclin. Autour de toutes les forêts du Haut-Perche, en effet, notamment le long de la lisière méridionale de celle de Bellême 63, quelle que soit l’impression de désordre qui ressort d’un véritable « chaos statistique 64 », l’ensemble des données indique bien une croissance des effectifs de la saboterie jusqu’à la mort de Louis-François Pinagot. Mais il serait, encore une fois, insuffisant, de s’en tenir à son labeur, puisqu’il est le chef d’un ménage pluriactif. Jusqu’en 1846, sa femme et ses filles se déclarent fileuses. Nous avons vu l’importance que revêt alors chez les pauvres d’Origny-le-Butin une activité à laquelle se livrent les mères célibataires, comme la cousine Angélique, des veuves, des épouses abandonnées ou des filles de travailleurs du bois. En témoignent notamment les ouvrières de la Basse-Frêne, qui filent le chanvre au rouet, pour le compte des marchands-fabricants de Bellême. Ceux-ci fournissent la matière première et se font livrer le produit fini 65. Cette activité avait connu son heure de prospérité. À en croire le sous-préfet Delestang,

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quatre mille femmes filaient dans le canton de Bellême durant la petite enfance de Louis-François. Mais, à l’occasion de l’enquête industrielle de 1811, on n’en compte plus que six cents pour l’ensemble de l’arrondissement de Mortagne. En 1834, l’effectif des fileuses au rouet s’est redressé ; elles seraient alors au nombre de deux mille 66. La filature de chanvre ne constituait, pour la plupart de ces femmes, qu’une activité saisonnière, voire occasionnelle, de toute manière secondaire. Il convient, toutefois, d’être prudent. Les fileuses de chanvre se livrent à ce travail « immémorial » quand elles sont seules à la maison, pendant la mauvaise saison. En moyenne, elles ne filent qu’une moitié de l’année, lit-on sur le bordereau de l’enquête réalisée en 1812 67. Il en va de même des ouvrières en lin du nord de l’arrondissement qui travaillent « si peu de temps que les produits de ce genre d’industrie ne méritent aucune considération 68 ». Mais l’auteur du bordereau ajoute, à propos de celles du Bellêmois : « Il y en a cependant quelques-unes qui filent pendant l’année entière. » N’était-ce pas le cas d’Anne Pôté, femme d’un sabotier sans terres ? On peut, en effet, formuler trois hypothèses à son propos : ou bien elle filait toute l’année, en plus des soins du ménage, ou bien elle n’utilisait son rouet qu’à l’occasion et se chargeait du finissage des sabots, ou bien elle filait l’hiver et travaillait dans les champs, chez son père ou chez son beau-père, au moment des récoltes. Cette activité temporaire devait, en effet, se révéler tentante puisqu’une « moissonneuse » gagnait quatre fois plus qu’une fileuse. Nous ne saurons jamais ce qu’il en fut réellement. Mais la mère et ses filles aînées ont peutêtre pratiqué toutes ces manières de faire, successivement ou dans le désordre.

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En outre, il ne faudrait pas croire que toutes les fileuses d’Origny travaillent sous le contrôle des marchands-fabricants ; il en est qui œuvrent pour un parent, un ami, un voisin ou un simple client. Bien des domestiques filent au profit de leur maître, pendant leurs temps morts. Le 25 septembre 1823, Françoise-Marie Martin, domestique, porte plainte contre Henri de Bloteau, « cultivateur » à Origny-le-Butin, son ancien maître 69. Louis-François devait connaître la fille Martin puisque celle-ci avait à peu près son âge et qu’elle travaillait chez un propriétaire dont son père était le fondé de pouvoir. Marie Martin réclame vingt et un francs de gages pour l’année échue et dix francs pour deux mois de l’année en cours. Elle rapporte que l’an dernier, au mois de septembre, elle se loua chez M. de Bloteau jusqu’à la SaintJean, pour trente-neuf francs ; « […] que s’étant trouvée grosse, elle se retira chez la nommée Brodin où elle a fait ses couches, qu’elle y est restée trois mois, qu’encore bien qu’elle ne fut plus chez le sieur de Bloteau, elle filait pour lui et était nourrie par lui ; qu’on lui avait promis de ne rien lui rabattre pour cela ; que cependant, lorsqu’elle arrêta le compte à la Saint-Jean, de Bloteau lui abattit un mois sur ses gages. » Son maître assure, pour sa part, qu’il ne lui doit rien pour les trois mois ; qu’il lui « a fourni de quoi filer par humanité, qu’à raison de ce petit travail il l’a nourrie chez la veuve Brodin et lui a fourni son nécessaire ». Le tribunal lui donne raison, à l’issue d’une affaire qui souligne, s’il en était besoin, la complexité des arrangements. Filer entre aussi dans le complexe système d’échange de services qui ordonne les relations à Origny-le-Butin. En témoigne cette affaire qui concerne, en novembre 1853, une belle-sœur et un beau-frère de Louis-François et qui nous renseigne, accessoirement, sur

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les pratiques d’un compagnon de travail 70. Louise Pôté, femme de Julien Courville, sabotier à la Vigne-de-laCoudre, commune d’Origny-le-Butin, a filé pour le sieur Riboux, cultivateur au Plessis, huit kilos de filasse, moyennant une somme de 8,50 francs. Elle réclame donc ce qu’elle considère comme son dû. Riboux « dit qu’il devait bien 8,50 francs pour filage de fil mais que celui-ci [Courville, le sabotier] lui devait au moins une pareille somme pour labour » de deux parcelles de terre. Il avait même eu l’intention de réclamer dix francs au sabotier pour ce service ; « mais croyant éviter un procès, il avait consenti à la médiation de personnes notables, entre autres l’adjoint au maire de sa commune » afin d’estimer la compensation des créances. Courville assure, pour sa part, qu’il a fait labourer par plusieurs cultivateurs, au nombre desquels se trouve le maire d’Origny-le-Butin, et que tous ont estimé qu’il ne devait que six francs à Riboux. Le juge conclut finalement à l’équivalence des deux services rendus et donc à l’annulation réciproque des créances supposées. Il se peut qu’Anne Pôté et ses filles aient ainsi travaillé pour un charroi de grumes ou un transport de pelotes de hêtre. Les revenus d’une fileuse étaient dérisoires. En 1812, le gain est estimé à vingt-cinq centimes par jour 71 ; à peine celui d’un enfant dans une manufacture. La situation n’est pas meilleure en 1848 : « La journée d’une fileuse qui mange son pain et qui est attachée à son rouet pendant douze heures [l’hypothèse est donc retenue] ne peut s’élever au-delà de vingt centimes », alors qu’une « ouvrière en robes, une couturière adroite, voire même une lavandière obtient quarante à cinquante centimes par jour, outre sa nourriture 72 ». En 1855, le gain est toujours de vingt-cinq centimes à Bellême ou à SaintMartin alors que celui de la gantière atteint soixantecinq centimes 73. On comprend, dès lors, le transfert qui

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s’opère 74. De 1851 à 1861, l’effectif des fileuses recensées à Saint-Martin décroît de 45 % et celui des gantières de plus de quatorze ans croît de 70 % 75. Depuis le début de la monarchie de Juillet, les administrateurs ne cessent de déplorer le déclin de la filature dans le canton de Bellême et la triste situation des ouvrières. Celles-ci touchent le fond de la misère. Le long de la lisière méridionale de la forêt, le maniement du rouet s’associe fréquemment à la mendicité. La cousine Angélique, la veuve Virlouvet ou la veuve Foussard, les voisines de Louis-François, illustrent ce tragique destin. Et le déclin de cette activité n’a pu, répétons-le, que hâter la descente du ménage Pinagot dans l’indigence avérée. On peut même s’interroger sur la logique de cette situation. Le père Pinagot, bordager et voiturier, fondé de pouvoir d’un petit notable, semble avoir évité la misère et le père Pôté était, à l’aube du siècle, l’un des plus imposés d’Origny. Qu’ils aient abandonné leur fils et leur fille à un aussi misérable destin étonnerait quelque peu si l’on ne savait la fortune déclinante de la famille Pôté, dont témoigne le pitoyable état du frère, Marin Pôté, et l’égoïsme probable de Jacques Pinagot, plus soucieux de sa servante-maîtresse que de sa femme, qui l’a quitté, et que de son fils, probablement très laborieux. Au lendemain de la longue période de difficultés qui marque le milieu du siècle, Louis-François, l’indigent, devenu veuf a vu la situation de sa famille s’améliorer. Le nombre des gantières continue de croître fortement le long de la lisière de la forêt. En 1862, elles sont 1 860 dans le seul canton de Bellême, réparties entre dix-sept établissements qui occupent chacun de 29 à 475 ouvrières 76. À Origny-le-Butin, 35 femmes et 14 enfants se consacrent à la ganterie de filet ; c’est le cas des deux filles de Louis-François. Dans cette commune, « les ouvrières travaillent pour les fabriquants [sic]

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de Bellême et de Mamers ». En 1867, 8 190 femmes et 1 410 petites filles, soit 9 600 gantières, sont recensées dans l’ensemble de l’arrondissement 77. Cette activité exige « un emploi féminin plus continu et moins partiel » que l’antique filature 78. Elle ne souffre pas le dérangement. Associée à l’industrie du sabot, elle forme un système domestique plus cohérent que l’association nouée naguère avec la fileuse. Il s’agit, cette fois, de protoindustrialisation, telle que l’a définie Mendels. Cela dit, au sein de l’association domestique formée de Louis-François et de ses filles, coexistent deux activités qui ne sont pas du même type. La fabrication du sabot, aussi prospère soit-elle, ne constitue qu’une survivance. L’industrie du filet, en revanche, traduit la modernité d’une demande produite par la mode parisienne. Elle dépend étroitement de la capitale, où se trouvent ses dirigeants, ses capitaux, ses débouchés. Elle traduit une autre conception du féminin que l’antique filature, encore pratiquée par les plus âgées, notamment par les veuves. Le gant et les ouvrages de filet entretiennent chez les jeunes filles et les femmes nouvellement mariées le prestige, voire la fascination du luxe ; alors que les rêches toiles de lin, qui valorisaient une matière première locale, suggéraient, tout au plus, un austère trousseau péniblement gagné. À la fin du siècle, la multiplication des modistes et des couturières traduira le même type de basculement des représentations et des désirs 79. Le rouet et son brouhaha laissent peu à peu la place à la navette et au guéridon de l’ouvrière en filet. Cette fabrication, silencieuse, de gants, de mitaines, de résilles pour cheveux autorise les réunions sur le pas de la porte. Elle facilite les conversations et libère la parole féminine 80. À nous d’imaginer la nouvelle ambiance diurne ainsi créée entre les maisons de la Basse-Frêne. Les gantières, véritables ouvrières d’industrie, se montrent mieux armées que les fileuses pour soutenir

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leurs revendications. Le 6 janvier 1855, neuf d’entre elles sont interpellées à Bellême 81. Dans la matinée, « un rassemblement considérable s’était formé […] dans le haut de la rue de Paris ». Les ouvrières ont injurié la femme Pontoise « parce que celle-ci avait été l’auteur de ce que les gans [sic] leur avaient été diminués de façon [de cinq centimes par paire] par Me Fribourg à Paris ». Le tribunal donne raison aux ouvrières et qualifie l’attitude de la plaignante de provocatrice. Le fabricant, auquel le négociant ou grossiste parisien fait parvenir ses instructions, choisit et achète les matières premières. Il fournit le fil, soigneusement pesé avant d’être remis. Il dicte les modèles aux gantières et filetières. « Se déplaçant de bourg en bourg, selon une tournée établie d’avance, il “reçoit”, toutes les deux ou trois semaines, dans un café du village ou au domicile d’une de ses ouvrières 82. » Des facteurs de fabrique ou « entrepreneuses », domiciliées dans les petits bourgs, plus proches de la main-d’œuvre rurale, lui servent également d’intermédiaires. « Recevoir » pour le fabricant, c’est prendre livraison de l’ouvrage terminé, rémunérer ses « façonnières » ; c’est aussi l’occasion de contrôler le poids du fil utilisé, de surveiller la fabrication et, finalement, d’apprécier les compétences et donc de fixer les salaires. Au sein de la famille, les petites filles assimilent spontanément les gestes. Elles commencent par préparer les navettes des grandes, puis, dès l’âge de huit ou de dix ans, elles savent faire le fond de filet. On peut parier qu’il en fut ainsi chez Louis-François Pinagot. Malgré bien des doléances, la ganterie amène une aisance relative dans les campagnes. La Sicotière estime, en 1864 83, que les gains de l’ouvrière s’échelonnent entre soixante et quatre-vingts centimes par jour. Ce niveau de salaire se trouve confirmé par les diverses enquêtes, à quelques nuances près 84. L’incertitude des

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estimations se trouve sans doute accrue par le fait qu’il s’agit, cette fois, d’un travail qualifié et que les ouvrières sont rétribuées en fonction de leurs compétences. Quoi qu’il en soit, il ressort de l’ensemble des données non pas tant le sentiment d’une élévation des revenus que la certitude d’un niveau initial trois fois plus élevé que celui des gains de la fileuse. Associée à la croissance du profit retiré de la fabricatbtion du sabot, cette seule donnée suffit à faire comprendre la manière dont Louis-François Pinagot et ses enfants sont lentement sortis de l’indigence à laquelle ils avaient été longtemps condamnés, notamment du vivant d’Anne Pôté. Quand Louis-François et sa femme vivaient avec leurs enfants en bas âge, on peut estimer leur revenu annuel à : 313 jours ouvrables x 1,05 F = 329 F 156 jours ouvrables x 0,20 F = 31 F soit 360 F pour sept bouches à nourrir. Quand, sous le Second Empire, Louis-François devenu veuf vit en compagnie de deux de ses filles, gantières, on peut estimer leurs revenus à : 313 jours ouvrables x 2 F = 626 F 313 jours ouvrables x 2 x 0,60 F = 375 F soit 1 001 F pour trois bouches à nourrir. Or, à en croire les résultats de l’enquête ordonnée en 1848, dans le canton de Bellême, « il faudrait […] à un ménage – composé du mari, de la femme et de deux enfants en bas âge – au moins cinq cents francs pour ne pas mendier ou marauder, ou souffrir la faim 85 » ; niveau qui ne peut être atteint par la grande majorité des ouvriers, lesquels, cependant, se contentent de fromage, de pain bis et de petit cidre. Les revenus probables du ménage de Louis-François l’ont longtemps maintenu au-dessous de ce niveau ; et, sans doute, fallut-il qu’Anne et lui profitent de la moisson pour obtenir un indispensable revenu

LE SABOTIER, LA FILEUSE ET LES GANTIÈRES

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d’appoint. À partir du milieu du siècle, nonobstant l’intense misère qui sévit entre 1846 et 1855, Louis-François et ses enfants disposent de revenus qui les mettent à l’abri de l’indigence et leur permettent un autre système de consommation. La malheureuse épouse est morte trop tôt pour avoir pu bénéficier de la conjoncture. Au-delà de l’aisance nouvelle, c’est sans doute la position des filles au sein du ménage qui a basculé ; et pas seulement parce que celles-ci vivaient avec un père devenu veuf. La promotion des femmes et des jeunes filles, grâce à la ganterie, est suffisamment sensible pour alimenter la diatribe. « Ces deux branches de commerce, écrit le sous-préfet de Mortagne en 1868, à propos de la “confection du filet” et de “la couture des gants”, si elles procurent quelques ressources aux mères de famille, n’ont pas la plus heureuse influence sur la santé ni sur la moralité publiques. Les jeunes filles préfèrent ce labeur indépendant, bien que moins rémunérateur, aux robustes travaux de l’agriculture, même aux soins du ménage ; et, comme les prix des journées sont insuffisants, elles cherchent ailleurs, et trop souvent dans l’inconduite, les ressources qui leur font défaut. Il en résulte l’accroissement des infanticides et des naissances illégitimes, avec le cortège obligé des filles mères 86. » Cette perception nouvelle des désirs juvéniles, la crainte suscitée par l’exacerbation des rêves et par la proximité du luxe révèlent l’évolution. À coup sûr, la distance eût été plus grande, si elle avait vécu, entre Anne Pôté, la fileuse, et ses filles ou ses belles-filles devenues gantières qu’elle ne l’était entre Louis-François et ses fils cadets, toujours sabotiers.

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LES

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Le seul moyen de percevoir le type de relations que les êtres qui entourent Louis-François Pinagot entretiennent avec la forêt domaniale, en marge de leur activité professionnelle, est de recourir aux archives judiciaires. Cette voie d’accès aux désirs et aux manières de les satisfaire ne trahit malheureusement que les coupables de délits. Or, ceux-ci sont peu nombreux dans les cantons de la forêt qui nous concernent. La plupart d’entre eux constituent déjà des « délinquants d’habitude 1 » ; ce qui n’était pas le cas de Louis-François Pinagot que nous n’avons jamais rencontré au cours de notre lecture exhaustive des documents du tribunal de première instance et de la justice de paix. Il n’en reste pas moins qu’un examen attentif de fautes minuscules, qui pourraient sembler dérisoires, aide à comprendre ce qu’il pouvait attendre du voisinage de la forêt. Pour reconstituer un tel faisceau de désirs et de pratiques, il convenait d’éviter une sèche étude statistique de la délinquance 2 ; un tel découpage eût, en effet, privé de tout effet de réalité, sans véritablement renseigner sur la manière dont fonctionne la relation entre l’homme et la forêt. Nous ne pouvions, pour autant, nous en tenir à l’étude de quelques cas isolés, choisis au hasard. Nous avons donc décidé de focaliser l’attention sur le cercle des villages que Louis-François Pinagot, selon toute probabilité, était amené à parcourir et sur les membres de

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sa parentèle ou le cercle de ses amis. Nous avons répertorié ce qu’il n’a pu ignorer ; ce qui, presque à coup sûr, alimentait les conversations autour de lui ; d’autant qu’il s’est sans doute senti directement concerné par certains de ces épisodes qui portaient atteinte à la réputation de membres de sa famille. L’effectif des prévenus de délits forestiers commis sur le territoire d’Origny-le-Butin et à l’intérieur des « cantons » limitrophes de cette commune 3 se révèle d’une banalité attendue. Il s’agit, pour l’essentiel, d’individus qui travaillent dans une forêt dont ils connaissent les moindres sentiers, qui peuvent aisément observer les allées et venues de gardes capables de les reconnaître. En un mot, les délinquants sont journaliers, sabotiers surtout, « bûcheurs », scieurs de long, voituriers et marchands de bois. Quelques cultivateurs et quelques artisans figurent dans cet effectif, mais, le plus souvent, ils jouent les simples rôles de receleurs, de clients ou de profiteurs du délit ; ce qui les amène parfois à participer à ces équipées. Non moins banale se révèle la carte des villages le plus souvent concernés. Elle englobe la Haute et la BasseFrêne, bien entendu, mais aussi la Haute-Croix, les Hautes-Folies, la Haute-Roche, les Querrières, le Verger, les Vignes-de-la-Coudre… Là résident les travailleurs de la forêt. Certains d’entre eux, notamment les sabotiers et les seauliers, utilisent le bois des coupes. Dans ces villages de la lisière, résident ces veuves et ces filles isolées qui attendent de la forêt qu’elle soulage leur misère. La proximité des futaies et des taillis rend plus aisé, et aussi plus discret, le transport des objets dérobés. Elle autorise un facile repli. Elle offre un refuge au délinquant poursuivi par le garde. En revanche, le bourg d’Origny-leButin se trouve peu concerné par le délit forestier.

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Les ressources et les avantages que ces miséreux tentent de tirer de la forêt domaniale sont minuscules. Il s’agit, tout d’abord, d’y faire paître subrepticement quelques animaux. Nous l’avons vu, cela concerne avant tout les voituriers, notamment le père Jacques Pinagot ; mais les veuves et les pauvres filles isolées, souvent mendiantes temporaires, y poussent à l’occasion, parfois en compagnie de leurs enfants, une ou deux chèvres et quelques moutons. Le 18 juin 1811, le garde Rouzé découvre ainsi, dans un bois de cinquante ans du canton du Châtelier, quatre vaches gardées par des petits. La première appartient à un scieur de long, la seconde à Lemay, sabotier, les deux dernières, ainsi qu’une chèvre, à un cultivateur qui est aussi marchand de bois 4. Tous ces individus sont du même village, le Gadet, de SaintMartin-du-Vieux-Bellême. Nous retenons l’affaire, assez peu représentative des pratiques locales, car elle rappelle qu’un sabotier pouvait posséder une vache. L’épisode révèle, en outre, un embryon de troupeau villageois, qui atteste une réelle solidarité entre voisins. Le 23 juin 1818, la veuve Fontaine, dite la Brodinne, que nous connaissons et que nous serons amenés à revoir, est aperçue « sur les sept heures du soir », dans un bois de quinze à seize ans, au canton du Pissot, près de six brebis, six agneaux et quatre chèvres qui « y divaguaient et pâturaient, lesquels étaient gardés à vue par ladite veuve Fontaine, la femme Biardeau [épouse d’un sabotier] et les fils Boutier et Moisy 5 » – un bûcheron et un cultivateur –, tous d’Origny-le-Butin. La Brodinne et la femme Biardeau assurent que si leurs chèvres étaient bien à l’intérieur de la forêt, elles ne faisaient que brouter une haie appartenant au nommé Cottin, l’oncle de LouisFrançois et son grand-père par alliance, établi au Pissot. Le 18 juin 1823, la veuve Maillard, des HautesRoches, que nous retrouverons elle aussi, est prise en

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flagrant délit par le garde Dupuis. Elle pousse une chèvre dans un bois en recroît, âgé de sept ans, canton de la Mare Bouillie, là où Jacques Pinagot fait souvent paître ses chevaux. En outre, elle porte sur son dos « plein une poche – ou pouche – de la nouvelle pousse de ce bois essence de chêne et de charme 6 », qu’elle vient tout juste de couper. Ces femmes – il est rare que les hommes procèdent à ces petites récoltes – demandent aussi à la forêt des feuilles mortes ou de la fougère pour en faire de la litière, de l’herbe ou des glands, pour nourrir les animaux et, surtout, du bois pour se chauffer ; c’est-à-dire des branches mortes assemblées en fagots ou en bourrées, et, plus rarement, des copeaux dérobés sur les calotiers. Autant de produits illicites que l’on porte sur le dos, sous la forme d’un « faix à col ». Cette pratique se fait plus intense durant la crise du milieu du siècle. Le 17 juin 1850, le domicile de la cousine Angélique Pinagot, alors installée à la Rigorière, est perquisitionné en présence de Nicolas Bosse, l’adjoint. Dans le grenier de la fille mère, les gardes, aidés du cantonnier, découvrent deux « faix à col » de bois provenant d’un hêtre chablis nouvellement tombé et dont des branches ont été arrachées. Angélique avoue qu’elle les « a prises pour se chauffer 7 ». L’aventure lui coûte 5,70 francs, soit l’équivalent du produit d’une dizaine de journées de travail. Son larcin ressemble beaucoup à celui dont se rend coupable la fille Mélanie Barbet, autre réprouvée, demeurant aux Querrières. Le 28 novembre de la même année, elle est aperçue par le garde, dans le canton du Chêne Sale, au cœur d’un bois de vingtquatre ans, en train de « faire un fais avec des branches vertes d’un chêne cassées par les neiges ». Ce qui lui coûte 2,20 francs 8.

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Au cours de ce même hiver, les habitants de la BasseFrêne, que nous connaissons, sont réduits, eux aussi, à commettre de ces pitoyables délits. Le 22 décembre, Anne Germond, la veuve Cottin, la veuve Bouquet et les malheureux époux Lebouc – en un rassemblement des hôtes les plus miséreux du village des misérables – sont pris en flagrant délit. Ils transportent trois « charges à col de bois rompu par les neiges 9 ». Le 1er février 1851, la veuve Bouquet récidive ; elle écope d’une amende de 5,60 francs, une fortune pour cette pauvre fileuse qui ne gagne que vingt centimes par jour 10. Mais il est d’autres formes de ramassage. Le 4 août 1812, le garde Beaumont aperçoit, canton du Vaugirard, dans une partie de futaie, la femme Mouton, du bourg d’Origny-le-Butin, qui ramasse des feuilles pour en faire de la litière à « ses vaches et bestiaux 11 ». Elle en a rempli trois sacs. Ce qui lui vaut trois francs d’amende et la confiscation des « pouches ». La délinquante, qui possède du gros bétail, appartient à une autre catégorie que les précédentes. Il en va de même de la femme Chevallier, épouse d’un bûcheron du village des Croix-Chemin, et de la femme de Louis Bosse, cultivateur, que le garde a trouvées, un jour de 1827, à quatre heures du soir, « chargées d’un faix à col d’herbe qu’elles venaient de couper avec une faucille dans une coupe de six ans 12 ». Le 6 novembre 1844, le garde aperçoit une femme de sabotier de Saint-Martin en train de ramasser des glands 13. Ce qui prouve qu’un de ces artisans pouvait aussi élever un porc. L’essentiel des délits concerne toutefois le bois d’œuvre. On coupe subrepticement le tronc ou les branches d’un arbre afin de construire une loge ou un appentis, pour se tailler des pieux destinés à clore une parcelle ou pour fabriquer des sabots. Des hêtres, des chênes, des bouleaux sont sciés ou « déshonorés » par les

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travailleurs de la forêt, puis emmenés à leur domicile. Le 29 janvier 1842, le garde dresse procès-verbal : « Nous avons vu Pierre Landier, fils mineur de Pierre Landier, cultivateur au Gros Chêne » – un cousin germain de Louis-François –, « qui venait de déshonorer un chêne vert portant un mètre de tour ; en lui ayant coupé toutes les branches majeures depuis la cime jusqu’en bas 14 », à l’aide d’une serpe. Ce qui lui coûte trente-sept francs, soit le produit de plus d’un mois de travail. Les femmes sont parfois présentes en ces occasions, qu’elles agissent seules ou en compagnie de leur mari. Il en va ainsi de la Brodinne (la veuve Fontaine). Le 27 octobre 1819, en compagnie du fils Lemay, sabotier, elle émonde à la serpe deux branches d’un chêne vert d’un mètre de circonférence, que les délinquants transportent sur leurs épaules 15. Le 13 juin 1823, la Brodinne, à nouveau, déshonore un chêne. Le garde Dupuis l’aperçoit, dans le canton du Pissot, en compagnie de sa fille, l’épouse du sabotier Mathurin Guillin, dit Fanfareau, l’un de ces « délinquants d’habitude », que nous avons déjà rencontré à l’intérieur de la loge du maître Duclos. Les deux femmes ont ébranché un chêne vert de 1,33 mètre de circonférence et se sont ainsi constitué cinq faix à col de bois 16. Dans la famille Pinagot, certaines femmes sont aussi résolues que la Brodinne. L’épouse de l’oncle Louis des Querrières, la tante scandaleuse, la mère de la cousine Angélique, vit en concubinage avec Loitron (ou Louatron), le maître maçon. Le 21 mars 1823, dans le canton du Coin à la Poule, le garde Dupuis aperçoit celui-ci qui abat, à la hache, un arbre de deux mètres de circonférence « dont il avait extrait au moins la somme d’un cheval. Il avait à [sic] sa compagnie la femme de Louis Pinagot, son plus proche voisin [aux Querrières], laquelle a depuis plusieurs années [donc durant l’adolescence de

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Louis-François] abandonné son mari et ses enfants [dont la cousine Angélique] pour vivre en concubinage avec le dit Louatron [ou Loitron] ; ce dernier nous apercevant s’est sauvé à toutes jambes avec sa hache 17 ». Le garde adresse alors son procès-verbal à la femme Pinagot et la charge d’en « donner avis à son favory ». Le premier jour du même mois, le garde Dupuis prend sur le fait une délinquante, tout aussi perdue de réputation : « Marie Louénard [Louanard ou Loinard], femme Fleury, “vivant crapuleusement” séparément de son mari ; quoi qu’ils n’ayent pas d’acte de divorce [aboli sept ans auparavant] ; elle fait son domicile elle seule dans le ci-devant presbytère de la commune d’Orignyle-Butin 18. » Ce jour-là, elle était « montée dans la tête d’un hêtre vert » d’un mètre de circonférence. Elle « émondait en descendant ». L’arbre était, de ce fait, « constamment déshonoré ». La femme Fleury était munie « d’une serpe, d’une cinture [sic] et d’un crochet derrière le dos, comme un véritable bûcheron ». « Nous l’avons sommée, ajoute Dupuis, de descendre de l’arbre ; ce à quoi elle a feint d’obéir. » Les ménages réguliers peuvent aussi se faire délinquants. Le 18 février 1844, le garde Coquart, le fin limier, découvre, dans le canton du Chêne Sale, au cœur d’une futaie de cent soixante ans, Mathurin Biard et Marie Chauvin, sa femme, demeurant aux Ricordières. « L’homme venait de monter dans deux hêtres verts et coupet [sic] une partie de leurs branches 19. » Les sabotiers sont les plus nombreux parmi les délinquants. Ils ont besoin de bois ; et Louis-François les a probablement vus agir depuis son enfance. Le 18 mars 1812, une bande de sabotiers du Carouge, en compagnie de la veuve Guillin, blanchisseuse, coupent un hêtre 20. Le 28 avril, le garde Beaumont prend sur le fait une autre bande, du village de la Croix (Haute ou Basse ?).

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Jean Biardeaux (on dit Bierdeaux), sabotier, Louis Marchand, cuiseur de charbon, accompagnés de Pierre Chevallier, bûcheur aux Vignes (de la Coudre), ont endommagé trois hêtres. À la suite d’une perquisition, effectuée en présence du maire d’Origny-le-Butin, on découvre un fagot chez Marchand, huit gaules de tremble chez Biardeaux et un faix de hêtre chez Chevallier. Comme toujours en ces occasions, les hommes sont absents et ce sont les femmes qui fournissent des explications aux autorités 21. Le 24 novembre de cette année, le même garde constate que l’on a coupé, la nuit précédente, deux bouleaux dans le canton du Coin à la Poule ainsi que dix petits chênes. Les autorités découvrent chez Dupont, sabotier à l’Hôtel-aux-Oiseaux, caché sous un lit, un bouleau vert « fendu par attelles », que le garde reconnaît formellement pour être un de ceux qu’il recherche 22. Cette même année, la tante et l’oncle Drouin (on dit Deroin), propriétaires à la Haute-Fresnaye (ou Frêne), sont perquisitionnés. On découvre à leur domicile « un fait [sic] a col de hêtre vert ». Les autorités en trouvent un autre chez François Borel, un journalier de la BasseFrêne 23. Ce type de délit peut revêtir une réelle gravité. Dans la famille de Lorillon, le seaulier et fendeur, une connaissance de Louis-François, on n’a pas froid aux yeux 24. En mai 1831, Jean Lorillon coupe un hêtre d’un mètre de tour. Le 19 octobre 1839, en compagnie cette fois de son fils François, il scie quatre trembles. Le 19 juillet 1844, au cours d’une visite domiciliaire, le garde, accompagné de l’adjoint Bosse, découvre chez Pierre Lorillon, le futur beau-père de la cousine Angélique, fendeur aux Hautes-Folies, sous un hangar, deux chênes chablis de soixante centimètres de tour et de douze à quatorze

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mètres de haut, ainsi qu’un hêtre qu’il a reconnu à l’écorce. Les journaliers ne sont pas en reste. Le 15 mars 1817, on surprend au domicile de Ricordeau, l’un d’entre eux, « sa femme qui chauffait sa lessive avec du bois de chêne sec, fraîchement coupé et fendu » ainsi qu’« une somme de cheval du même bois, caché derrière un coffre 25 ». Le 3 avril 1828, trois journaliers du village de la Bonde abattent un hêtre de quatre-vingts centimètres de tour, dans le canton du Chêne Sale, et le fendent « par morceaux », avant de l’emporter chez eux 26. Le 11 décembre, le garde tombe sur Pierre Renard, journalier à l’Hôtel-aux-Oiseaux, et sur Pierre Guijason, « journalier à la charpente », une fois encore dans le canton du Chêne Sale ; « lesquels avec scie coupaient par longueur un hêtre d’un mètre trente-cinq centimètres de tour, et le fendaient par morceaux avec une hache pour l’emporter plus facilement chez eux 27 ». On devine la camaraderie que de tels délits supposaient entre ces bûcherons d’occasion. Il est à la Fresnaye – la Haute –, un journalier qui s’impose comme le plus terrible délinquant de la commune. Le 22 mars 1837, on trouve chez lui vingt et un morceaux d’un hêtre fendu à la hache et, dans un champ voisin de son domicile, trois billes de hêtres, dont l’une de deux mètres de tour qui provient du Coin à la Poule. Le 8 septembre, Jean-Louis Ruffray, puisque c’est de lui qu’il s’agit, coupe un chêne et un bouleau à la serpe. Le 7 janvier de l’année suivante, le garde Coquart l’aperçoit en train d’attaquer avec son outil une branche d’un hêtre de quatre-vingts centimètres de tour 28. Le 3 février 1839, on trouve tout près de là, à la Haute-Fresnaye (ou Frêne), au domicile du journalier Jean Biardeaux 29, sous le lit et à côté de la cheminée, le bois de trois bouleaux verts, fraîchement coupés dans le canton du Chêne Sale.

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Quelles relations Louis-François, jamais compromis, entretenait-il avec de tels voisins ? Les estimait-il ? Rien ne nous permet de le savoir. Les procédures utilisées par ces délinquants sont répétitives. De nuit parfois, mais le plus souvent de jour, ils usent de la scie, de la hache et de la serpe pour couper le tronc d’un arbre ou ses branches, qu’ils cachent sous les ronces, en attendant de pouvoir les transporter. Ce qu’ils font à « l’épaulée » ou sous la forme de faix à col, en s’efforçant de ne pas laisser de traces. Puis ils cachent l’objet du délit, sous un lit, dans un hangar, sous la terre d’un champ ou dans les eaux d’une mare. Le 29 mars 1836, Marin Pôté, en compagnie de Jacques Pôté, tous deux beaux-frères de Louis-François, alors installés au village de la Croix, établissent un dépôt de dix « faix à col » de bois sec et vert, à environ deux cent cinquante pas « du bord de la forêt ». Le garde le découvre 30. Le 13 août 1837, Jean Coiffé (ou Coeffé), scieur de long à Origny-le-Butin, et deux de ses fils sont arrêtés par le garde alors qu’ils étaient chargés, chacun, d’une « épaulée » de bois provenant d’un hêtre qu’ils venaient de casser 31. Le garde, de son côté, constate le délit, puis il mène l’enquête. S’il n’est pas tombé sur le délinquant, il fait le guet et tend une embuscade. Lorsque cela ne donne rien, il se met en quête des traces laissées sur le sol ou dans la neige. Afin de suivre le chemin parcouru par les auteurs du vol, il recherche les branches cassées ou les restes d’un éventuel dépôt, dans les ronces. Quand il est assuré du village où les délinquants ont déposé le fruit de leur larcin, il perquisitionne, en compagnie du maire ou de l’adjoint, le logis, les bâtiments d’exploitation, les pièces de terre, la mare. L’essentiel est, pour lui, de reconnaître « l’identité du bois ».

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L’aisance avec laquelle les gardes analysent et conservent en mémoire la couleur, la nuance, le dessin du tronc de l’arbre se révèle saisissante. La preuve de l’identité de l’arbre, c’est le ressouchage ou retoccage qui l’apporte. Les morceaux saisis lors de la perquisition sont confrontés à la souche, sur laquelle on les replace pour savoir si le dessin du bois concorde. Le plus souvent, les prévenus refusent d’assister à l’opération parce qu’ils savent, d’avance, qu’ils seront confondus. Ces procédures d’identification du bois devraient intéresser tous les chercheurs concernés par l’histoire de l’identité. Bien des manières de quêter la trace et l’indice, que l’on attribue un peu vite à la police de la fin du siècle 32, sont déjà celles des humbles gardes de la forêt de Bellême, contemporains de Louis-François Pinagot. Nous terminerons par quelques affaires qui rassemblent ou qui illustrent plus précisément ces procédures. La première se déroule en 1822, quelques années après le mariage de Louis-François. Le 2 septembre, à dix heures du matin, les gardes constatent que de nombreux délits ont été commis au cœur d’une futaie de cent quarante ans, située dans le canton du Coin à la Poule. De tels méfaits se répètent depuis trois mois. Il s’agit, cette fois, de trois hêtres verts, frauduleusement coupés et enlevés, dont les pieds ont été recouverts de terre, de mousse, de feuilles sèches. Les délinquants ont planté du houx sur cet amas afin de mieux dissimuler leur larcin. À cet instant, une femme sort d’un taillis « chargée d’un faix à col de bois ». Il s’agit de la belle-sœur de la tante Drouin. « Des mauvais gars nous ont coupé un beau hêtre dont en voilà la coupelle [tête de l’arbre], assuret-elle ; c’est mon deuxième tour que je fais [,] j’en ay emporté les bourrées, et maintenant j’emporte les sicots ; si vous voulez, je vay vous montrer où j’ai trouvé la coupelle et je vay vous montrer le pied aussi (nous avons

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accepté avec plaisir) […] 33. » Telles sont les rares paroles d’un membre, certes éloigné, de la famille Pinagot qui aient été retranscrites. Les gardes commentent la rencontre. « Cette femme que nous connaissons [ils connaissent ici presque tout le monde] pour être une Drouain de son nom mariée à Jean Coëfe (une Coefay) [sic] demeurant avec sa mère et son mari en communauté propriétaire en la commune d’Origny-le-Butin, village de la Fresnaye, ne jouissait pas d’une haute réputation ni elle ni sa famille. » Le 3 septembre, à sept heures du matin, les autorités perquisitionnent au domicile de la veuve Drouin, de son gendre Coêfé, de son fils aine Augustin – l’oncle de Louis-François – et de sa fille, la veuve Biardeaux. Derrière la maison, dans une « pièce de terre en labour » appartenant au dit Coêfé et à Drouin fils aîne, ils trouvent la dite coupelle du hêtre ; plusieurs morceaux sont déposés dans la maison ; « beaucoup d’autres servent d’appui aux pommiers bien chargés de fruits ». Les autorités découvrent, en outre, une longueur de hêtre vert de quatre-vingts centimètres de circonférence, coupé à la scie. « Nous l’avons reconnue par l’écorce », assurent-ils, pour l’arbre du délit. À proximité, gisaient deux coupelles de chêne vert. Un appentis a été bâti avec du bois de la forêt. Les gardes et le maire perquisitionnent ensuite chez Augustin Drouin et demandent à sa femme – la tante de Louis-François – « l’ouverture de ses appartements ». Dans la grange, ils découvrent un tremble vert provenant du triage de la Perrière ainsi qu’un faix à col de branches de charme vert destiné à une clôture. Dans un labour proche, appartenant aux héritiers Drouin, frères et sœur, les gardes aperçoivent le reste des bois enlevés dans le canton du Coin à la Poule depuis trois mois. Chez la

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veuve Biardeaux, ils remarquent un appentis nouvellement construit, lui aussi. Dans une de ses « pièces de terre », ils découvrent deux longueurs de hêtre et, dans son jardin, une longueur de chêne, ainsi que deux solives de tremble, soigneusement enterrées. « Les trois femmes conviennent d’avoir participé aux délits » ; elles sont chargées « d’en donner avis à leurs maris ». « Deux d’entre elles versant des larmes nous ont dit [ :] il est malheureux pour nous que nous payeront [sic] du bois que nous n’avons pas ; nous ne voulons dénoncer personne, mais il n’est pas moins vray qu’il y en a qui en font des sabots dans la commune d’ici. » Le garde songe alors à Gervais Duclos et se transporte à son domicile. « Nous avons trouvé Mathurin Guillin – le gendre de la Brodinne 34 –, compagnon sabotier travaillant annuellement pour ledit Duclos ; lequel travaillait des sabots de hêtre très fraîchement abattu que nous avons reconnu par l’écorce puisqu’ils n’étaient pas finis. » Guillin prétend qu’il s’agit du bois de son maître. Mais Duclos ne l’entend pas de cette oreille. Il assure que « c’était son ouvrier qui l’avait aporté [sic] ce matin pour faire quelques paires de sabots pour lui, l’ouvrier a dit ouy je l’ai aporté ce matin espérant en faire mon profit. Mais je ne l’ay pas été cherché [sic] dans votre forêt, je l’ay pris dans le champ aux Gustins (il entendait dire aux Drouains parce qu’ils ne sont pas connus sous leur nom propre). » Cette affaire, qui nous fait entrer dans une famille de la Haute-Frêne, chez des parents de Louis-François, éclaire la filière des bois délictueux. Surtout, elle nous indique la mauvaise réputation des Drouin – ce qui ne veut pas dire spécialement celle des « Gustins ». Nous avons vu que celle des Pinagot des Querrières était désastreuse ; et que celle de Jacques Pinagot, le père, n’était guère meilleure. Mais rien, jamais, ne donne à penser

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que Louis-François, malgré son indigence, ait partagé cette relative infamie. Revenons à quelques scènes prises sur le vif, qui nous font entrer dans la forêt, en compagnie de ses pauvres travailleurs. Malgré sa prudence rusée, la femme Veillard, de la Haute-Roche, est confondue. Le 29 août 1835, lors d’une perquisition, les autorités découvrent à son domicile trois bouleaux dissimulés dans la paillasse de son lit et « trois autres cachés dans des bourrées » ; bien entendu, il s’agit de bois coupé abusivement dans la forêt 35. Bien plus tard, le 12 juillet 1843, le garde aperçoit dans la fosse Vaugirard, au cœur d’un bois de trentecinq ans, un « individu qui emportait un arbre sur son épaule ayant une serpe à la main […] vêtu d’une blouse bleu clair un peu vieillie, coiffé d’un bonnet de coton blanc, pantalon en drap noir, et sabots aux pieds ». Retenons cette description : elle pourrait correspondre à la manière dont Louis-François était ordinairement vêtu. En s’approchant, le garde reconnaît le délinquant. Il s’agit du fils de la veuve Massot. Celui-ci jette alors son arbre, quitte ses sabots et prend la fuite. Le garde l’appelle par son nom et formule le procès-verbal à haute et intelligible voix. Les sabots que Massot « avait aux pieds étaient des sabots neufs et tout frais, sans aucune salissure 36 ». Le plus talentueux des enquêteurs est alors le garde Coquart. Le 10 avril 1847, il confond Louis Doguet, cultivateur au Vieux-Hêtre, dans la grange duquel on a trouvé « 155 douvelles de merin [sic] en chêne vert tout frais abattu », que ses gens de journée et ses domestiques ont été, de nuit, chercher dans la forêt. Coquart a reconnu l’arbre à « la nuance du bois, la couleur, la sinuosité du pourtour et la coupe faite avec le même outil 37 ».

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Le 29 avril 1847, il suit les traces d’une voiture attelée d’un cheval et chargée de deux billes d’un chêne extrait d’une futaie de cent trente ans, canton du Chêne Sale. Il traverse un chantier de charité 38 – la misère est alors intense. « Sont à travailler, à la réparation du chemin vicinal de ladite commune [Origny-le-Butin], les sieurs Louis Pinagot [l’oncle] père, bûcheron demeurant à la Haute-Croix, Étienne Pinagot fils [le cousin] aussi bûcheron demeurant aux Querrières 39. » L’un et l’autre dénoncent le voiturier Charles Bouvet. Le garde suit la trace. La charrette s’est embourbée à la ferme de la Croix, puis elle a pris la route de Mamers où le bois est finalement découvert. Les seules paroles qui nous aient été rapportées de l’oncle Pinagot et de son fils sont donc celles d’une dénonciation. En cette période de crise intense, ces miséreux ne devaient pas voir d’un bon œil un voiturier, et le « riche » cultivateur qui l’accompagnait, s’enrichir impunément. Le garde est un personnage de la vie quotidienne. On le connaît, on l’évite sans doute ; et les démêlés que l’on a avec lui alimentent les conversations. Certes, il arrive, nous l’avons vu, que l’on dénonce l’autre, mais ce peut être pour se défendre. Nous n’avons pas trouvé trace de brouille suscitée par le délit forestier. Celui-ci entachait-il véritablement la réputation à l’intérieur de la communauté ? Il est permis d’en douter. Sans doute régnait-il, à ce propos, une confusion ou, plutôt, une ambiguïté des sentiments. Louis-François Pinagot a vécu au sein d’une société rurale soucieuse de l’honneur et de la réputation, ordonnée par le jeu de l’échange et de la dette, de la brouille et de l’arrangement. Par le terme d’arrangement 40, nous désignons, tout à la fois, l’accord initial instauré entre deux individus ou deux groupes et le moyen de résoudre le conflit suscité

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par le dysfonctionnement de cet accord. À Origny-leButin, du vivant de Louis-François Pinagot, qu’il s’agisse de celui d’un domestique, d’un artisan, d’un « ouvrier » ou d’un simple partenaire, le temps de chacun se trouve engagé, et parfois pour longtemps. Il serait vain de chercher à savoir si le troc, l’échange de service ou le versement de monnaie l’emporte dans les transactions entre les individus. Ces pratiques s’entremêlent en un permanent système d’équilibre et de compensation, au besoin soumis à l’arbitrage ou à la conciliation. L’arrangement est, en ce sens, engagement réciproque de deux individus perpétuellement en compte ; il est soigneusement enregistré. Les termes de l’échange y sont gardés dans la mémoire, il arrive même qu’ils soient pris en note. L’arrangement initial, soigneusement pesé, est un engagement verbal, parfois énoncé devant témoin 41, plus rarement écrit. Il demeure tacite lorsque les pratiques qu’il implique sont unanimement reconnues. S’il s’agit d’une commande passée à un artisan, l’accord se fait à l’issue d’un marchandage sur le prix de la tâche à réaliser ou de la journée de travail, auquel s’ajoute le « boire » des ouvriers. En 1836, Jacques Tertereau, l’affranchisseur-châtreur, se trouve en désaccord avec Louis Simon, journalier, tailleur de pierres à Origny-leButin. Le premier prétend avoir marchandé la réfection du pignon d’une grange « à raison de trois francs la toise métrique pour main-d’œuvre et à la condition qu’il fournirait le boire aux ouvriers ». Simon assure qu’il n’a pas « marchandé cet ouvrage à la toise et qu’il entendait travailler à la journée 42 », comme son statut l’indique. Nous connaissons l’engagement initial par l’archive judiciaire ; c’est-à-dire par son dysfonctionnement. Cela suffit à mettre en évidence la multiplicité des situations. Durant les deux premiers tiers du siècle, la gamme des accords se révèle infinie. Nous l’avons vu à propos de

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Riboux et d’Anne-Louise Pôté, femme Courville, deux individus peuvent s’entendre pour qu’un labour – une « corvée » – compense le travail d’une fileuse de chanvre. Mais il peut aussi s’effectuer contre un boisseau de grains ou une pipe de cidre. C’est le cas, en 1828, d’un arrangement passé entre Henri-Charles de Bloteau et son beaufrère, le journalier Lehoux. À dire vrai, le compte entre les deux individus se révèle plus complexe. Lehoux réclame 19,80 francs pour trente-trois journées de travail ainsi qu’un boisseau d’orge en paiement d’un fût qu’il lui a livré. Charles de Bloteau prétend que Lehoux lui doit 4,10 francs pour « sac de diverses fournitures qu’il lui a faites soit en beurre, pain et autres objets », 8 francs pour l’avoir logé et 16 francs pour « seize journées de cheval tant pour labourer que pour terrasser 43 ». Ce à quoi Lehoux rétorque qu’il n’a utilisé l’animal que pendant douze journées. Il arrive qu’une « corvée » répare un dégât. Le 9 février 1849, Louis-Jean Chartier, propriétaire à la Mazure, réclame à Louis Cabaret, son voisin, 5,25 francs pour prix d’un labour que celui-ci a négligé d’effectuer dans la terre qu’il lui loue. Le défendeur prétend, pour sa part, « qu’il avait été convenu avec Chartier qu’il ne fierait point le labour en question quoique étant tenu par une convention verbale par la raison que Chartier s’était permis, avant sa cessation de jouissance, de laisser paître sa chèvre dans son champ, que cette dispense de labourer avait été convenue à titre de dommages-intérêts pour dégât de la chèvre ». Chartier nie cet arrangement. Une brouille s’ensuit entre voisins, qui dès lors se disputent l’usage de leur cour commune 44. L’accord peut porter sur un simple troc. En 1837, Tertereau et René Faucon sont convenus d’échanger de l’herbe contre du fumier. Le premier a vendu au second

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« une partie de l’herbe qui était dans son champ moyennant la somme de 3 francs et à la charge par Faucon de lui livrer tout le fumier que ferait sa vache pendant qu’elle mangerait l’herbe ». Or, Tertereau « a donné une partie [de cette herbe] à son cheval, prétendant s’en être réservé le droit ». Faucon, qui a déjà versé un franc, refuse donc de payer plus de 1,25 franc. Il entend en effet déduire le prix de l’herbe que le cheval de Tertereau a consommée, soit 0,75 franc ; d’autant que, pour sa part, « il a livré [à celui-ci] le fumier fait par sa vache 45 ». Il obtient gain de cause. La journée de travail – et pas seulement le labour – compense parfois la fourniture de denrées. En 1838, Marin Desile, cultivateur à Sure, réclame à Jacques Hodent, cultivateur et charron à Origny-le-Burin, 6,40 francs pour le prix « d’un quarteron de bourrées qu’il lui a vendues et livrées ». Hodent rétorque qu’il a fait trois journées et cinq demi-journées chez Desile ; « qu’il en avait tenu note ». Le plaignant reconnaît que le défendeur a, tout au plus, accompli quatre heures d’ouvrage « pour fendre une planche et le raccommodage d’un poulain [étai] ». Mais Hodent insiste et propose des témoins. Il a bien fait « diverses corvées pour 6,25 francs, sans y comprendre le prix des guignes [cerises] qu’il a vendues 46 » à Desile. Un charroi et la livraison de denrées au besoin se compensent. En 1836, Marin Pôté, le beau-frère de LouisFrançois, transporte à la Basse-Frêne des pierres à bâtir contre la fourniture d’une pipe de cidre pommé 47. Le 13 mars 1846, le voiturier René Clotet réclame à Jean Pôté, sabotier à Saint-Martin, cinq francs pour transport de bois. Pôté rétorque qu’il a payé la voiture en question par « de l’herbe pour faire manger ; que le sieur Clotet ayant fait manger son herbe, il était libéré envers lui ». Reste à faire la preuve que l’herbe a bien été consommée.

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Chacune des parties produit ses témoins à l’audience suivante. Il s’agit de savoir si le mulet de Clotet a, ou non, pénétré dans le pré du père de Pôté et si l’accord était bien celui que le défendeur prétend 48. Reste le troc de denrées. En septembre 1837, Louis Dutheil, cultivateur, et Pierre Plessis, sabotier, échangent une pipe de cidre contre quelques paires de sabots et quarante francs en argent liquide 49. La pipe constitue le plus gros achat qu’un sabotier se doive d’effectuer chaque année ; son prix s’échelonne entre trente et cinquante francs, soit le gain d’un bon mois de travail 50. Il est des échanges qui se révèlent plus complexes. Le 13 janvier 1854, Louis Daubert, marchand tailleur à Origny-le-Butin, réclame douze francs à la veuve Trottier, cultivatrice à Chemilly, pour travail et marchandise. La veuve prétend que cela se trouve compensé par « une brebis qu’il a eue chez eux il y a sept ans environ laquelle […] n’a jamais été comprise dans aucun compte ». « Daubert a répondu que feu le mari de la veuve Trottier n’avait point voulu recevoir d’argent » pour la brebis, « qu’alors, lui, Daubert, avait rendu des services équivalents par des fournitures de marchandises de son état de tailleur » ; sans compter qu’il a, un jour, apporté des pommes de terre ; ce que la veuve Trottier reconnaît 51. Il arrive que le prêt d’outils ou d’instruments entre dans l’accord. Le 25 juin 1847, Germain Bourdon, cultivateur à Origny-le-Butin, réclame à Fouchet, maréchal en la même commune, deux francs pour argent prêté ainsi qu’une houette et une faucille. Mais Fouchet rétorque que Bourdon lui doit 3,70 francs « pour différents ouvrages, qu’outre cela, il avait prêté une brouette au sieur Bourdon et que [celui-ci] avait avarié cette brouette 52 ».

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Parfois, le versement d’argent, les services rendus, la fourniture de denrées s’entremêlent en des comptes inextricables. En 1826, la veuve Simon Brodin, domiciliée à la Haute-Croix, porte plainte contre Marin Guiot, journalier, qui habite le même village. Elle lui réclame 22,75 francs ; soit 15 francs « pour l’avoir logé lui et sa famille pendant un an révolu à la Toussaint dernière », 3,25 francs d’argent prêté, « 3,50 francs, prix d’un demihectolitre d’orge » et 1 franc « pour filature de chanvre ». Lorsqu’elle sera payée, la veuve Brodin restituera « une petite boîte appartenant au dit Guiot ». Le journalier conteste ; il a loué la maison dont il s’agit 12 francs et non 15. Sa femme et la veuve Brodin « se sont réglées à l’égard » de la dette de 3,25 francs. En outre, la plaignante « s’est permise de se nantir à son insu d’une petite boîte contenant une croix et une bague d’argent, un morceau d’épingle et trois pièces de 5,80 francs ». À dire vrai, la Brodin a logé le journalier et sa femme chez elle « dans son propre appartement ». La femme Guiot lui a remis la boîte pour qu’elle la dépose dans son coffre « ainsi que ses linges et hardes 53 ». La brouille permet de saisir sur le vif les modalités d’une cohabitation devenue intolérable. L’affaire montre la modicité du loyer au sein de cette société de miséreux, qui évitent autant que faire se peut l’échange de numéraire. Elle nous prouve qu’un couple de journaliers, aussi pauvres soient-ils, peut encore détenir un modeste trésor de famille. En 1832, Lesault, cultivateur, réclame 10 francs à Louis Foreau, sabotier, pour le prix d’un porc. Mais ce dernier rappelle qu’il y a plus d’un an il avait prêté plusieurs fois sa voiture à Lesault, que « dernièrement il lui avait envoyé chez lui son cheval pour conduire des fumiers et que le plaignant l’avait gardé un jour ; que de

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plus il lui avait fourni une paire de sabots de 50 centimes 54 ». Le 8 juillet 1831, Jacques Beau-fils, sabotier, réclame à Guedon, chaufournier, 10,25 francs pour fourniture de pois et de pommes ainsi que pour argent prêté ; mais Guedon estime être le créancier de Beaufils, « qui lui a cassé un pot et bu son cidre », « pour lui avoir trempé la soupe et l’avoir nourri pendant huit jours 55 ». L’arrangement, au sens propre du terme, est l’accord qui met fin au conflit ou, plus exactement, au litige. Un jour de janvier 1850, Trouillard journalier à l’Hôtel-auxOiseaux, s’est introduit dans le champ d’Origny 56, pièce de terre appartenant à Louis Doguet, cultivateur au Vieux-Hêtre, un vieillard de quatre-vingts ans. Trouillard est venu « y enlever avec une civière une grande quantité de crottin servant à l’engrais de ladite pièce de terre ». Employé à des travaux de maçonnerie, il avait, en effet, besoin de « couame » de cheval. Bouillie (?) qui emploie Trouillard lui a dit qu’il pouvait en prendre dans le champ de Doguet « et que ce dernier ne dirait rien ». Nous touchons là au cœur des relations interpersonnelles. Dans ce milieu, entre deux individus en compte ou certains de la qualité de leur relation, il n’est pas réellement besoin de demander. Or, Doguet, en cette occurrence, s’est plaint. Il a fait « prévenir en conciliation » l’auteur du délit. Trouillard « est allé le trouver pour lui faire ses excuses et lui demander arrangement » ; mais « il n’y eut pas moyen de s’arranger ». Cependant, « il a offert de payer jusqu’à un franc, en présence de plusieurs personnes », alors que la civière de crottin ne valait pas, à son sens, plus de dix à quinze centimes. Doguet explique son refus : « Il n’avait pas voulu s’arranger parce qu’il voulait que Trouillard fût puni de sa malhonnêteté 57. » Le juge lui donne tort. Compte tenu de la valeur dérisoire du crottin, l’affaire

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montre, en effet, que le but visé est une atteinte à la réputation. Entre deux individus en compte, nous l’avons vu, le versement de numéraire peut intervenir. La dette d’argent constitue, assez souvent, l’un des éléments du litige ou de l’arrangement ; elle apparaît, toutefois, rarement seule. L’usure constitue, vers le milieu du siècle notamment, l’une des plus terribles plaies des campagnes. Les administrateurs évoquent ses ravages dans l’Orne. Nous avons naguère souligné son influence décisive en Limousin, à la même époque 58. À Origny-leButin, le prêt à intérêt se pratique ; il s’effectue sous la forme d’une créance verbale ou – plus souvent qu’en Limousin – d’un engagement écrit : le billet. Toutefois – mais peut-être n’est-ce qu’un effet de source 59 –, dans le milieu au sein duquel gravite Louis-François Pinagot, il ne semble pas que le prêt « d’argent » joue un rôle décisif dans le cours des existences. Il s’agit presque toujours d’une somme dérisoire ; moins de cinq francs, le plus souvent. Il suffit donc de trois ou quatre journées de travail pour l’effacer. Nous n’avons pas rencontré, au cours de notre enquête, d’individus réduits, du fait de leur dette, à un véritable état de servitude, comme c’était le cas en Limousin ; nous n’avons pas croisé de ces « capitalistes 60 » de village capables de dicter leur volonté à un groupe de débiteurs. Généralement, le prêteur est d’une position équivalente, ou presque, à celle de l’emprunteur. L’argent circule entre sabotiers, journaliers ou pauvres « bûcheurs ». Nous n’avons pas perçu, chez ces miséreux, de véritables drames de la saisie. Mais ces constatations ne valent que pour Origny-le-Butin, notamment pour les villages de la lisière. La propriété y était de si peu d’importance – quelques outils, quelques hardes, un jardin, une masure, au mieux deux ou trois hectares en ce

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qui concerne les cultivateurs – que la visibilité de l’usure éventuelle s’en trouve peut-être atténuée. Il est toutefois des exceptions. Le 16 septembre 1842, un cultivateur de Saim-Martin-du-Vieux-Bellême exige du sabotier Combe cent soixante-dix francs pour « le montant d’un billet » payable le 1er mars. Le 14 octobre, un « teneur de bains » de Bellême réclame à Jean-Baptiste Lesueur, sabotier au bourg d’Origny, cinquantedeux francs « pour argent prêté ». Mais le 20 mars 1846, c’est le même Lesueur qui demande à Pierre Lesueur, dit Chantpy, cultivateur à Chemilly, cent francs correspondant au montant d’un billet 61. Le plus souvent, la dette, objet du litige, résulte simplement de la livraison d’une marchandise impayée ou d’un salaire non versé. Il n’est pas alors question d’usure. La dette au sacriste, au meunier, au marchand de chevaux, au boulanger, à l’ouvrier, au journalier, la dette de jeu et d’auberge s’expliquent par la rareté du paiement comptant, la complexité du système des échanges et le permanent ajustement des compensations. Le 1er mars 1822, Étienne Rottier, sacriste au bourg d’Origny, réclame à René Faucon, « propriétaire », 7,95 francs, « pour cierges à lui cédés, salaires de l’ouverture des fosses et de son assistance aux inhumations de sa femme et ses deux enfants 62 ». Le juge de paix décide de renvoyer l’affaire au maire, pour « arrangement ». Le même René Faucon 63, désigné, cette fois, comme « journalier au bourg », se voit réclamer 8 francs par Denis Manthé, un ancien meunier de Saint-Ouen-la-Cour, restant « de plus forte somme pour prix de blé à lui vendu et livré depuis plusieurs années à la halle de Bellesme ». Faucon dit ne pas se rappeler devoir cette somme. Le 5 octobre 1821, Pierre Épinette, cultivateur à la Chapelle-Souef, réclame à Jacques Pinagot, le père de LouisFrançois, 36 francs « restant de la somme du prix d’un

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cheval à lui vendu et livré 64 ». Le 19 mai 1820, Jean Fleury, boulanger à la Perrière, exige de Michel Loisnard, journalier au Croix-Chemin (Origny-le-Butin), 34,20 francs « pour prix de pain 65 ». Ce qui nous montre que la dette d’aliments pouvait, pour ces miséreux, se monter à des sommes assez considérables. Notons, à ce propos, qu’au fil des décennies, les sommes dues aux commerçants des petites villes voisines se gonflent ; cette dilatation de la géographie des recours témoigne d’une lente évolution des modes de consommation. Peu à peu le marchand de nouveautés ou le quincaillier commencent d’attirer les pauvres d’Origny 66. Le 9 juillet 1820, Toussaint Coursier, journaliermaçon dans cette commune, réclame 23,50 francs à Jean Loîtron, maçon aux Querrières 67, le « favory » de la tante scandaleuse, restant de 36,30 francs « pour salaires de trente-trois journées de travail fait avec lui et pour son compte, en différents endroits, à raison de 1,10 franc par jour » ; ce qui nous renseigne précisément sur le salaire du journalier à Origny-le-Butin, au cœur de la Restauration. Le 28 février 1834, Jacques Lemarié, cabaretier au Gué-de-la-Chaîne, exige de Jean Biardeau, dit Billard, scieur de long au village de Saint-Éloy (Origny), la somme de 9 francs, montant d’un ensemble de consommations jouées au cours d’une soirée. « Biardeau ayant perdu, il devait payer », estime Lemarié. Or, la loi ne reconnaît pas les dettes de jeu. Biardeau n’en est pas moins condamné à verser la moitié de la somme 68. Le 15 juillet 1853, Pierre Landier, cousin germain de Louis-François 69, tisserand au bourg d’Origny, exige de Clément Dagron, installé au village du Vieux-Hêtre, la somme de 18 francs pour lui avoir « montré » son métier. Dagron reconnaît qu’il avait promis 36 francs pour trois mois d’apprentissage ; mais comme il n’est resté que deux

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mois chez Landier, il a retenu 18 francs. Le tribunal ne l’en condamne pas moins à payer 12 francs, attendu que le temps perdu à montrer le métier à un apprenti se révèle plus considérable pendant les premiers mois 70. En toutes ces affaires, frappent la longue mémoire de l’arrangement initial et, plus encore, le souvenir de la dette. Celle de Louatron est invoquée cinq ans après les faits, celle de Faucon « remonte à plusieurs années ». En arrière-plan de ces litiges, se profile la brouille suscitée par le dysfonctionnement d’un accord initial, par la non-reconnaissance d’une dette ou par une atteinte, jugée grave, à l’honneur individuel. Quand on estime qu’un déséquilibre s’est installé dans le cours de l’échange, que la compensation ne fonctionne plus, que l’arrangement est devenu impossible, les protagonistes se brouillent ; et dans le pays, on dit, désormais, qu’ils « sont brouillés ». Ce qui n’indique pas pour autant que s’instaure, entre eux, une quelconque lutte de pouvoir. La brouille – ce qui relève pour nous de l’animosité, puis de la haine – résulte, plus souvent encore, d’un lancinant conflit de voisinage. Elle naît de la force du sentiment de la propriété. Elle gonfle peu à peu à l’occasion des litiges suscités par le bornage, le passage ou le dégât. Les archives judiciaires regorgent d’affaires de clôture, de fossé et de talus. En ce pays de bocage, le soin avec lequel on plante et l’on entretient « les épines » s’enracine au plus profond de l’anxiété individuelle et familiale. Il convient de ne pas sourire. L’atteinte à la haie, l’empiétement, réel ou supposé, déclenchent une souffrance véritable, à en perdre le sommeil. Il faut, à ce propos, tenir compte de la difficulté d’acquérir ou de louer la terre, de l’exiguïté de la propriété et de l’exploitation, de la précision de la mémoire sociale du parcellaire. Nous abordons ici un aspect de la vie familiale aussi sensible que peut l’être la cloche pour une collectivité. Une haie arasée, des

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bornes déplacées, une clôture qui empiète sur la propriété voire une simple brèche ouverte dans les épines, un fossé élargi, un talus coupé indiquent la volonté d’usurpation, quand ce n’est pas d’agression. Voilà autant de menaces sourdes qui imposent de défendre son bien. Certes, un tel sentiment caractérise plutôt les propriétaires-cultivateurs, mais il n’est pas étranger aux sabotiers et aux journaliers, dès lors qu’ils ont acquis un jardin, une pièce de terre, une maisonnette, voire un simple toit à porc. Jean Bourdon, cultivateur au village du Plessis, est propriétaire d’une « pièce de terre », la Bretêche, autrefois en vignes, maintenant « en labour ». Elle jouxte une parcelle qui est exploitée par Lejars, cultivateur à SaintMartin. Or, celui-ci, en février 1819, « a comblé la rigole qui les séparait, coupé et blessé les épines qui y étaient poussées et a fait son profit du bois qui en est provenu 71 ». Bourdon le somme de « rouvrir la rigole ». Les deux parties présentent leurs témoins dont on sollicite la mémoire. Belanger père est ici fermier depuis vingt-deux ans. Dès cette époque, il a vu un buisson d’épines du côté du demandeur, et une rigole « du côté de Lejars ». Louis Gouget a fait valoir pendant dix-huit ans le bas de la pièce de Bourdon. Autant qu’il s’en souvienne, le sieur Ripoux, propriétaire de celle de Lejars, a déjà tenté d’usurper : « En faisant son labour, [il] avança d’environ quatre pieds sur le terrain de Bourdon. » Il fut obligé de rendre la portion ainsi conquise. C’est alors que, par arrangement, les propriétaires creusèrent une rigole entre leurs deux parcelles. En haut de celle de Bourdon, qui demeurait inculte, les épines ont poussé, sans que l’on sache trop par qui elles ont été plantées. Mais Ripoux prétend que, trois ou quatre années auparavant, le fermier qui faisait alors valoir la terre de Bourdon a, lui aussi, tenté d’usurper : « En la labourant à la pelle,

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il avait excédé ce qui lui appartenait. » Les témoins se succèdent sans pour autant éclaircir l’affaire. Jacques Trottier se souvient ainsi d’avoir vu Lejars planter, lui aussi, des épines… Le différend devra finalement se régler par la voie de l’arbitrage. Le 27 octobre 1826, Jean Nugues, cultivateur-propriétaire aux Vieux-Aîtres (ou Vieux-Hêtre), accuse Jean Clinchamp, de Saint-Martin, d’avoir comblé un fossé et aplani un talus qui séparaient leurs deux propriétés 72. En septembre 1846, Nicolas Bosse père, un petit notable du bourg d’Origny, se plaint de ce que Jacques Tertereau, l’affranchisseur, s’est permis d’arracher la haie mitoyenne qui borde son jardin ; ce qui déclenche une longue brouille 73. Le 22 janvier 1847, le fils Bosse – un tisserand – et Tertereau s’injurient, en plein bourg, vers une heure de l’après-midi ; une dizaine d’individus sont cités comme témoins, dont Nicolas Filleul, l’aubergisteboulanger, ami de Louis-François Pinagot 74. Considérons à présent une affaire qui concerne ses proches. Le 23 mai 1849, le fils de Jean-Baptiste Lorillon, de la Haute-Folie, qui appartient à la famille des délinquants forestiers 75, s’est permis de planter une « haie sèche » le long d’une terre de Julien Courville, sabotier à la Haute-Croix – beau-frère de Louis-François – en « anticipant […] de trente-trois centimètres à une extrémité et de trente centimètres à l’autre ». Le juge de paix se transporte sur les lieux. Il demande à Lorillon d’enlever « les gaules ou la clôture sèche » dans les vingtquatre heures. Compte tenu du morcellement infini du parcellaire, le droit de passage constitue un enjeu de toute première importance. Le perdre peut rendre inexploitable une pièce de terre ; c’est ne plus pouvoir « mener ses bêtes » à la mare ou à l’abreuvoir, ne plus être en mesure de

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« rentrer » ses récoltes. Le passage empoisonne les relations entre voisins. Un exemple suffira : la longue brouille entre Tertereau et les Dolléans, qui dure pendant dix-huit ans au moins. En décembre 1824, l’affranchisseur, propriétaire du ci-devant presbytère, empêche, par un fossé et par une haie, la veuve Dolléans, cultivatrice à l’Hôtel-Gaulard, d’accéder à sa propriété 76. Deux ans plus tard, la brouille atteint son apogée : le 10 mai, la veuve fait passer « les roues de son banneau sur une jeune haie vive et, au-delà, dans le blé de la pièce de l’Ouchette », propriété de Tertereau. Elle prétend qu’elle a droit de passage ; or, son voisin a creusé un trou sur le bord du chemin et il y a mis un tas de pierres pour « gêner le banneau 77 ». Tertereau et le fils Michel Dolléans, cultivateur à la Renardière (Origny), possèdent par moitié le jardin du ci-devant presbytère, ce qui donne au second droit de passage vers une mare commune. Tertereau, pour gêner son voisin, a déversé six banneaux de terre dans la mare, qui se trouve « obstruée », « asséchée ». Le juge lui donne tort, à l’issue du défilé des témoins. Le litige se règle en mai 1838. Un arrangement vient clore la brouille : Dolléans et sa fille pourront faire passer leurs bêtes, « le sieur Tertereau, de son côté, établira une barrière à l’entrée de la marre [sic] […] laquelle barrière roulera sur pivot, ouvrira sur la marre et ira battre sur la baye du sieur Tertereau ; elle aura deux mètres de largeur » ; chacune des deux parties en possédera la clef et devra fermer la barrière qui sera entretenue « à frais communs 78 ». Une autre brouille illustre l’importance que peut revêtir l’usage d’une cour commune. En l’affaire, se mêlent le passage, le bornage et le dégât. En août 1825, Jacques Tertereau fait clore sa portion de cour commune par un mur d’un mètre et demi de haut, doublé d’une haie et de rangées de bourrées. Étienne Rottier, cultivateur au

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bourg, ne peut plus accéder au puits. Il réclame son droit de passage. Il se heurte à Tertereau et aux Dolléans, alliés en cette affaire 79. En 1829, la brouille s’exacerbe. Le jour de Pâques, les deux oies de Rottier et leurs oisons ont « commis du tort » aux choux de Tertereau. Celui-ci porte plainte : « Le sieur Rottier, à l’en croire, était présent et regardait les oies manger ses choux. » Aussi l’affranchisseur a-t-il décidé d’occire le mâle ; il assure s’être refusé à ruer la mère, par sensibilité. Rottier a réclamé son jars. Tertereau le lui a vendu. Rottier n’en est pas moins condamné à payer cinquante centimes pour le dégât causé 80. Comme, sans doute, tout Origny-le-Butin, nous savons déjà que Chartier et Cabaret, cultivateurs à la Mazure, se sont brouillés en février 1849. Or, ils possèdent en commun la cour du village. Compte tenu de leur antagonisme, « ils sont convenus, le 21 février, de partager cette cour par égale portion […] en prenant chacun sa partie joignant leurs bâtiments ». Ils décident de nommer plusieurs experts « pour en faire la division », en présence du juge de paix, « qui procédera à une plantation de bornes 81 ». La jouissance d’une mare peut, à l’occasion, susciter une brouille. C’est le cas, en mai 1849, entre LouisCharles Bailleul, propriétaire à la Charpenterie et Louis Bellanger, cultivateur à la Trappe (deux villages d’Origny). Bailleul s’estime « propriétaire du droit à une mare située au bas de la cour » du second de ces villages. Or, vers le mois de septembre dernier, Bellanger « s’est emparé et a pris le poisson qui se trouvait dans la mare ; [il a] curé la dite mare sans y appeler le demandeur et s’est refusé à donner la portion revenant à ce dernier tant dans le poisson de la mare que dans les bourbes qui sont provenues de son curage 82 ». Nous ignorons la conclusion de cette affaire.

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Le dégât suffit à créer la brouille. Le 16 novembre 1838, René Cabaret, sabotier à Chemilly, réclame à Pierre Landier – encore lui –, cultivateur à Origny-leButin, vingt francs pour dégât « que deux de ses vaches, un veau et une chèvre ont fait dans un de ses champs vers la fin d’octobre dernier, où il y avait des pois verts, des pommes de terre et un monceau de pommes ». Ce qui prouve, s’il en était besoin, qu’un sabotier peut aussi se faire agriculteur. Landier reconnaît le dégât. Le sieur Trottier, l’adjoint de Chemilly, était venu l’estimer. Cabaret, à cette occasion, avait demandé sans succès à Landier d’effectuer, en compensation, « un labour à sa petite partie de champ ». Le demandeur se voit finalement tenu d’accepter les deux francs que son adversaire propose en guise de dédommagement 83. La procédure normale de l’arrangement, nous le voyons, implique souvent l’intervention du maire ou de l’adjoint. La longue brouille entre Tertereau et les Dolléans s’ouvre, en fait, en avril 1820. L’affranchisseur, au dire des demandeurs, s’est alors permis d’entreposer contre un mur mitoyen « fumiers, terreau et matières fécales jusqu’à la hauteur de ce mur, ce qui l’endommage, cause de l’humidité dans les bâtiments voisins [des toits à porc] et les rend malsains pour les animaux qui y logent ». Le juge envoie les deux parties devant le maire d’Origny-le-Butin 84. Ces différends, sans doute, apparaîtront minuscules. Mais il serait vain de tenter de saisir ce qui peut alimenter les conversations, à la veillée, dans les masures de la Basse-Frêne, de vouloir détecter les centres d’intérêt des individus qui composent les petites communautés villageoises juxtaposées, de comprendre les rapports de voisinage sans vaincre ce sentiment. Éviter l’anachronisme psychologique, c’est aussi se prêter à une écoute attentive

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de l’anxiété, des souffrances et de la brouille entre les êtres. Reste que l’essentiel, en ce domaine, ressortit à la réputation. Dans cette région, l’honneur n’est pas, pour l’essentiel, héréditaire ; il se gagne et se préserve contre toutes les atteintes, réelles ou imaginaires. L’individu, évitant le comportement ostentatoire, doit prouver sa capacité à être autonome et à garder, en toutes circonstances, la maîtrise de soi, sous le regard des voisins 85. L’injure, la simple allusion susceptible d’amoindrir l’estime d’autrui suffisent à déclencher la violence. Certes, nous n’avons pas affaire à une société de défi. La crainte d’être accusé de lâcheté ne semble pas déterminer les conduites ; mais trois valeurs mettent la sensibilité à vif : l’honnêteté individuelle, l’honneur des femmes et, secondairement, la compétence professionnelle. Leur remise en cause suscite la plainte dans l’espoir que la justice permettra de sauvegarder la réputation. Pour des êtres conceptuellement et socialement très proches les uns des autres – comme c’est le cas à Origny-le-Butin –, l’honneur renforce l’appartenance au groupe, tout en permettant de se distinguer et de se situer sur l’échelle des positions 86. Depuis son veuvage, assure la femme Maillard de la Haute-Roche, le 14 juillet 1820, ses voisins, le journalier Jean Massot et sa femme « ne cessent de la harceler par mille propos injurieux et tracasseries de toutes espèces 87 » ; « le mari menace de la frapper, de lui causer des dommages », la femme l’a publiquement accusée, « le onze de ce mois dans la soirée, en la cour commune du dit lieu de Haute-Roche, d’être une coquine, une voleuse » ; ajoutant qu’elle pourrait le prouver. La veuve Maillard porte plainte 88. Le taupier François Maisonnier se plaint de ce que, le 4 novembre 1822, l’affranchisseur Tertereau l’a traité de

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brigand dans la cour du ci-devant presbytère, à huit heures du matin. Ce que confirme une série de témoins, dont les Rottier, les adversaires de l’affranchisseur en d’autres occasions 89. Mais revenons à la Basse-Frêne. Une querelle y éclate en décembre 1837 entre François-Marin Lebouc, le pauvre journalier que nous connaissons, et Julien Bouquet, cultivateur à la Croix. Lebouc réclame à celui-ci vingt-cinq francs pour s’être permis, le 18 du mois, « vers une heure de relevée », de le traiter de voleur, à l’intérieur de sa propre grange. Deux vieux journaliers de la Fresnaye, dont François Cottin, l’oncle de Louis-François Pinagot, âgés de soixante-douze et soixante-quinze ans, témoignent : le sieur Bouquet, ce jour-là, a réclamé à Lebouc deux bottes de paille qu’il lui avait prêtées. Ce dernier refusa sous le prétexte que Bouquet « avait renfermé dans son armoire sa mitaine » ; lequel, piqué de ce reproche, a traité Lebouc de voleur. Le tribunal déboute celui-ci de sa plainte car l’injure a été proférée dans « le vif de la querelle 90 ». La mise en cause de la moralité des femmes apparaît plus grave encore. Nous choisirons de l’évoquer en ne traitant que d’épouses de sabotiers ; afin de mieux saisir ce qu’un Louis-François Pinagot aurait pu éprouver en de telles circonstances. Le 29 septembre 1837, François Brière – sabotier à Saint-Ouen-la-Cour – accuse le cultivateur François Deschamps d’avoir, le vendredi précédent, « sur les trois heures du soir », assailli sans provocation sa femme d’injures réitérées. Ce que confirment les témoins. Pierre Dagonneau, tisserand de vingt-six ans, a vu « Deschamps se diriger vers la maison du sieur Brière ». « Par un motif de curiosité, il l’a suivi. » Il l’a entendu proférer « les expressions les plus injurieuses et les plus grossières envers la femme Brière, en disant qu’elle menait une mauvaise vie, particulièrement

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avec un tisseur de chanvre ». Jacques-Louis Dagonneau, qui pratique le même métier que le précédent témoin, a entendu Deschamps déclarer, en parlant de la femme Brière, « que lui-même avait eu de fréquentes relations avec elle ». Les époux l’ont alors traité de « salot » [sic]. Deschamps rétorque que les époux Brière ont attaqué ses mœurs « en lui disant qu’il se servait de femmes qui lui coûtaient cher ». La femme Brière, quant à elle, prétend que Deschamps « vint à la croisée tandis qu’elle filait [comme beaucoup de femmes de sabotiers] l’injurier en lui disant qu’elle ne vivait que de prostitution ; qu’elle avait un enfant qui appartenait à un homme qu’il ne cita pas et que lui-même était le père d’un autre 91 ». Il apparaît à l’audience que, cinq mois auparavant, les Brière et Deschamps s’étaient déjà adressé des injures réciproques. Ce dernier n’en est pas moins condamné à payer une amende. Rapprochons-nous, une fois encore, de la Basse-Frêne. En 1850, une autre veuve Maillard, propriétaire, s’est permise « devant plusieurs personnes et à différentes fois et même presque tous les jours, notamment vendredi dernier […] à neuf heures du matin, sur le lavoir du Carouge, de traiter par parole la femme Touchet de femme de mauvaise vie sous le rapport des mœurs en la comparant à une autre personne qui a la réputation d’être femme de mauvaise vie et voleuse ». La Touchet est l’épouse d’un sabotier de ce village. Elle réclame cinquante francs. Bien entendu, la veuve Maillard nie : elles « parlaient bien au lavoir de femmes qui avaient des défauts », mais elle n’a jamais accusé la Touchet d’être du nombre. Il est donc fait appel à témoins. Trois d’entre eux attestent qu’au lavoir, la veuve a dit, en s’adressant à la plaignante : « Toi tu es comme la Brebi. » Or, c’est le nom d’une femme du Carouge « qui a une mauvaise

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réputation dans la contrée ». La veuve Maillard est donc condamnée à payer dix francs aux époux Touchet 92. L’affaire confirme, s’il en était besoin, le rôle du lavoir – et des veuves – dans la fabrication des réputations 93 ; elle montre le recours à la comparaison exemplaire pour étalonner l’échelle des réputations. La mise en doute de l’honnêteté et de la compétence professionnelle, résultant de la jalousie, constitue une autre forme d’injure intolérable. Entre les deux affranchisseurs Cornué et Tertereau, le premier installé à l’Hôtelaux-Oiseaux, le second au bourg d’Origny, la brouille est totale. Voilà des années qu’à en croire le premier, Tertereau l’injurie. Le jeudi 1er juin 1820, il l’a publiquement accusé, en plein Bellême, d’être « un voleur, un coquin, un reste de galères 94 ». À l’audience suivante, les témoins défilent. Tertereau est condamné à verser trente-six francs ; ce qui constitue une grosse somme. Les querelles d’auberge, liées, elles aussi, à la défense de l’honneur et de la réputation, suscitent la violence. Nous avons déjà rencontré le taupier François-Jean Maisonnier, installé au bourg d’Origny. Le 16 février 1831, vers les neuf heures du soir, chez Filleul l’aubergiste-boulanger, il traite Étienne-François Rottier, le tisserand que nous connaissons, de voleur ; puis il se jette sur lui « furieusement, le renversant par terre et se disposant à le frapper si les personnes de la société ne s’y fussent pas opposées ». Le défendeur s’explique : « Rottier [a] provoqué cette rixe en élevant la prétention de vouloir malgré lui boire à sa table. » Rottier soutient que c’est Filleul, le maître de la maison, qui l’a invité à prendre un verre de cidre à la table de Maisonnier. Ce dernier est condamné à quarante francs de dédommagement 95. En 1836, Simon, dit Chatel, maçon à Orignyle-Butin, attablé chez le sieur Dolléans, renverse Tertereau, l’affranchisseur, que l’on sent honni de beaucoup,

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et sans doute craint, bien qu’il ait la réputation d’être un leveur de sort. Simon, en outre, lui crache à la figure. Tertereau, explique l’agresseur, s’est permis de « blâmer son travail 96 ». Tout compte fait, la violence apparaît peu présente à Origny-le-Butin, surtout entre les miséreux, travailleurs de la forêt. On peut toutefois penser que la visibilité des brutalités demeurait assez faible et que bien des coups pouvaient s’échanger dans l’obscurité des bois 97. À l’issue de l’analyse des archives judiciaires, plusieurs évidences s’imposent : tout d’abord, l’étroitesse du réseau de relations à l’intérieur duquel se tissent les échanges, les accords et les arrangements. Ceux-ci concernent, pour la plupart, des voisins ; sinon, il s’agit de cultivateurspropriétaires ou d’artisans du bourg. Mis à part quelques rares marchands drapiers ou boulangers qui comptent des clients à Origny, les habitants des communes environnantes n’interviennent que lorsqu’ils louent une pièce de terre. Une rapide consultation des archives de Bellême suffit à montrer que les gens d’Origny ne songent guère à se mêler des affaires du chef-lieu de canton, ni à y étaler leurs différends. L’étroitesse de l’horizon ne signifie pas pour autant que la famille cristallise les conflits ; tout au contraire : la brouille entre parents constitue une rareté. Bien que l’archive judiciaire n’y fasse que de simples allusions, elle donne à penser qu’à l’exception des querelles les plus graves, le litige entre deux individus ou deux familles d’Origny-le-Butin trouve à se résoudre par un arrangement, sous l’arbitrage du maire ou de l’adjoint 98. L’interprétation de ce réseau de relations apparaît assez simple : on ne discerne pas, à Origny-le-Butin, de ces amples stratégies familiales qui caractérisent le Gévaudan ou les Baronnies des Pyrénées. La structure de la famille suffit à expliquer cette différence. Nous sommes fort

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éloignés, ici, des ostals et des autres modèles autoritaires. Du même coup, Origny ignore ces défis collectifs, ces terribles rixes d’auberge au cours desquelles les cadets s’entre-déchirent. Le Perche échappe, de la même manière, à ces bagarres villageoises qui ensanglantent alors le nord-est du Lot 99. Il n’apparaît pas que la plainte judiciaire soit instrumentalisée et réduite au rang de simple tactique dans le cadre de conflits plus larges, comme c’est encore le cas dans le sud du Limousin, à l’aube de la monarchie de Juillet 100. À Origny-le-Butin, les visées sont plus étroites. L’isolement des ménages, le morcellement extrême de la propriété, la profonde misère qui limite les ambitions et, surtout, le faible gradient qui caractérise la gamme des positions concourent à expliquer cette relative atonie. Il est difficile, à la lecture de tant d’affaires, de discerner clairement des réseaux de solidarité ; ce qui étonne davantage. Nous attendions que les sabotiers ou que les cultivateurs se soutiennent entre eux. Or, il n’en va pas ainsi. Les dépositions des témoins montrent qu’au sein de ce milieu homogène, les amitiés se dessinent au gré des affinités électives, à peine favorisées par l’alliance, la vicinité ou la communauté de labeur. Il n’est pas d’enjeu perceptible de pouvoir en tout cela. À Origny, les desservants font preuve d’une extrême discrétion et les nominations de maires s’effectuent en dehors de quelconques luttes de familles ou de clans 101. Seule se dessine, par intermittence, une brève tension entre gens du finage et gens du bois 102. Certaines de ces constatations risquent, certes, de dériver de l’échelle d’analyse choisie. Ce qui vaut pour Origny-le-Butin ne se retrouve peut-être pas dans toutes les communes rurales du Haut-Perche. Mais, à l’inverse, à trop s’en tenir à de vastes ensembles, l’on risque fort de perdre de vue ce que fut réellement l’existence des

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habitants de ces minuscules communautés qui constituent alors les mailles les plus fines du territoire. Seule s’impose à l’observateur d’Origny la fréquence de la brouille suscitée par des causes simples : le bornage, la haie, le passage, l’encombrement, le dégât, la sensation d’être volé dans le bilan des échanges ou de risquer de voir ternir par la parole de l’autre sa réputation d’honnête homme, de bon ouvrier ou de mari respecté. Curieusement, la jalousie, l’envie n’apparaissent guère dans ces affaires dominées par le souci d’être tranquille chez soi, au cœur du bocage, et de ne subir aucune forme d’agression. Quelle que soit la position, la fierté naît du sentiment d’avoir surmonté les tracas de l’existence « sans rien demander à personne 103 ». Louis-François Pinagot, qui n’a jamais fait parler de lui, peut être considéré comme le représentant de la majorité des habitants d’Origny-le-Butin. Les silhouettes qui se dessinent en toutes ces affaires : l’astucieuse Brodinne et son gendre, Mathurin Guillin, l’ouvrier sabotier, le terrible affranchisseur Tertereau, la diligente veuve Maillard, les Rottier querelleurs, les Ruffray, les Lorillon, les parents Pinagot, Pôté, Drouin, perdus de réputation, apparaissent sans doute comme des exceptions qui rôdent dans une société atone au sein de laquelle couvent des antagonismes que nous aurions tort de considérer comme dérisoires, Il était émouvant de voir ainsi grouiller des êtres disparus qui ne doivent leur évocation qu’à la proximité de LouisFrançois. Gardons-nous, toutefois, du dolorisme et du risque de l’effet de source. Le bocage d’Origny-le-Butin et la forêt, toute proche, sont aussi des lieux de plaisirs et de joies collectives, hélas difficilement perceptibles. C’est ce qu’il nous faut à présent considérer. Les hommes – notamment les sabotiers – se plaisent à l’auberge, où ils viennent boire des bouteilles de « cidre pommé ».

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Durant les trois premières décennies du siècle, ces auberges demeurent, pour nous, presque insaisissables ; les tenanciers ne sont pas désignés comme tels sur les listes de recensement et nous n’apprenons leur profession annexe qu’au détour d’une affaire. C’est qu’ils sont d’abord des artisans. Quoi qu’il en soit, on boit quotidiennement dans leurs auberges, même le dimanche et même la nuit, malgré les interdits. Le diocèse de Séez se trouvait, sous l’Empire, à l’avantgarde du combat pour le maintien de la célébration des fêtes supprimées ; et les habitants du Haut-Perche opposent, par la suite, une vive résistance aux mesures qui interdisent tout commerce effectué les dimanches et les jours de fête 104. Dans les communes de moins de cinq mille habitants, le débit de cidre, d’eau-de-vie et de café est prohibé, ainsi que le jeu de billard, entre huit heures et midi, pendant les cérémonies dominicales 105. En octobre 1816, les aubergistes de Moulins-la-Marche pétitionnent contre cette sévérité. En 1821, le maire de Bazoches se plaint au préfet : « les offices sont d’une longueur infinie » ; ils sont « prolongés de prédications et de lectures qui non [sic] point de fin, les vespres commencent à trois heures et demie et finissent souvent à soleil couchant 106 ». Si l’on respectait les interdits, les hommes ne pourraient plus boire. Mettre fin à la tolérance qui permet de fréquenter les auberges pendant les offices « détruirait le commerce entièrement et mettrait la commune dans un état de misère ». À en croire le maire, qui se plaint de la lenteur du curé de Bazoches, le rythme avec lequel chaque desservant célèbre la messe se révèle, en cette matière, décisif. À dire vrai, la préfecture de l’Orne, nonobstant quelques velléités d’appliquer la loi, se montre tolérante : « dans quelques villages, il est d’usage de tout temps de ne vendre que le dimanche », reconnaît le préfet,

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dès 1814 107 ; il admet la tradition et demande seulement aux marchands de « s’éloigner un peu de l’église pendant les offices ». En bref, tout porte à croire que la législation n’a guère empêché les habitants d’Origny de s’attabler à l’auberge, le dimanche, fût-ce pendant les cérémonies. Le règlement municipal du 29 avril 1834 interdit de servir à boire avant cinq heures du matin et après neuf heures du soir – ou dix heures les jours de fête 108. Cela n’empêche pas les aubergistes d’Origny-le-Butin de recevoir les clients en dehors de l’horaire réglementaire ; ce qui leur vaut d’écoper de nombreuses contraventions. Le maire ou son adjoint veillent personnellement à l’application du règlement. Dans la nuit du 19 au 20 mars 1843, François Filleul, l’aubergiste-boulanger, sert à boire. Il est sanctionné 109. Le 16 mars 1845, deux buveurs crient et font du tapage toute la nuit à l’intérieur de son établissement ; ce sont des habitués des cabarets 110. Filleul et les deux ivrognes sont condamnés à trois jours d’emprisonnement. En 1851, Nicolas Bosse, l’adjoint, au cours d’une ronde effectuée à deux heures du matin, a trouvé « plusieurs personnes qui buvaient et chantaient 111 » chez la veuve Filleul. Le tribunal est inflexible : la dame « est déjà tombée plusieurs fois dans la même faute ». L’auberge de Baptiste Lesueur n’est pas moins surveillée. Le 18 avril 1852, Nicolas Bosse dresse procès-verbal. Vers minuit, il a entendu du bruit et il a pris sur le fait un jardinier d’Origny-le-Roux et trois buveurs de Chemilly 112. En 1855, c’est le maire Herbelin qui, au cours de sa « tournée ordinaire pour la police des cafés », surprend, chez Lesueur, Modeste Bothereau, un sabotier de vingttrois ans, tranquillement installé « au coin du feu 113 ». Quant à Louis Frenard, un ami de Louis-François Pinagot, il se voit sanctionné le 6 juin 1855 pour avoir gardé

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à boire cinq individus à son domicile 114. La « voix publique » assure qu’il est coutumier du fait. On dit dans le pays qu’il sert régulièrement jusqu’à onze heures ou minuit. Les sabotiers aiment se retrouver à l’auberge, notamment à Saint-Martin, où ils sont très nombreux. Le dimanche 14 février 1836, Jean-François Maumy et Kœnigsberg [sic] Brodin, tous deux sabotiers au bourg de cette commune, entrent dans l’auberge de Jacques Lenôtre, « vers les neuf heures du soir pour boire une bouteille de cidre ». Maumy crie, « menaçant de casser tout ce qui était dans la maison » ; ce qui attire les voisins qui rétablissent l’ordre en forçant les deux individus à se retirer. Maumy « après avoir été évincé est rentré de force » dans l’auberge et a recommencé son tapage. Il est condamné à cinq jours d’emprisonnement 115. Le 27 juin 1852, chez François Lenôtre, le successeur de Jacques, quatre sabotiers sont attablés en compagnie d’un cordonnier et d’un cultivateur. Ils boivent du cidre après onze heures. L’aubergiste fait remarquer que c’est jour de fête et qu’il est aussi bien pour ces artisans de « causer » chez lui que de faire comme les autres qui « dorment devant la porte 116 ». Les ébats de la jeunesse débordent l’enceinte des cabarets. Un soir d’été, le 7 juillet 1840, cinq jeunes, dont un sabotier, « s’entreculbutent » dans les rues d’Origny, à la sortie de l’auberge, sur les neuf heures du soir. Trois d’entre eux sont de Saint-Martin. Les gens du bourg témoignent : ces individus ont fait beaucoup de bruit ; le tapage s’est prolongé « avant dans la nuit ». Rigot se plaint de ce que les « perturbateurs » ont fait « du dommage à son orge, déclos ses haies en arrachant des pieux ». L’un des trublions a fait rentrer le jeune Rottier chez lui « en lui jetant des pierres ». Plusieurs des prévenus sont des récidivistes. Trois d’entre eux écopent de

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cinq jours de prison 117. Douze ans plus tard, Eugène Pinagot, sabotier de la Basse-Frêne, l’un des fils de LouisFrançois, en compagnie de deux Loinard, scieurs de long, et du charpentier François Deschamp, s’est rendu coupable de « tapage sur la voie publique – un dimanche – sur les neuf heures du soir 118 ». Chacun de ces jeunes gens se doit de payer un franc d’amende. De tels chahuts conduisent à s’interroger sur l’éventuelle persistance des manifestations folkloriques de la jeunesse du Haut-Perche, durant la longue vie de LouisFrançois Pinagot. Très tôt, ces pratiques sont prohibées au nom de la tranquillité publique ; mais la répression reste peu efficace jusqu’au cœur de la monarchie de Juillet. On peut donc raisonnablement penser que LouisFrançois, à la différence de ses fils et de ses filles, a pu s’adonner librement à ces manifestations de liesse collective. Le 7 mars 1824 – la « jeunesse » de Louis-François est déjà révolue –, le maire de la Chapelle-Montligeon se déclare incapable de faire respecter les arrêtés qui interdisaient les mascarades du carnaval. Trente individus déguisés se sont promenés dans sa commune 119. La répression se précise quelques années plus tard. En 1835, l’administration forestière décide, avec fermeté, de mettre fin à certaines pratiques folkloriques en usage à Tourouvre. « De temps immémorial – plus de deux cents ans –, [elle] avait toléré que les habitants prissent dans les forêts de l’État quelques jeunes arbres qui étaient plantés sur les places publiques, où l’on allumait des feux en commémoration des fêtes de Saint-Jean et de SaintPierre [25 et 26 juin]. » Cette année-là, l’administration refuse l’autorisation 120. Les jeunes négligent d’entendre l’interdiction. Ils coupent, de nuit, trois arbres dans la forêt du Perche. Six gardes, armés de fusils chargés et de sabres, tentent d’enlever de force les baliveaux « sur la place où ils étaient plantés ». Le garde général saisit

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même un tison dans le feu de joie et le lance au milieu de la foule, tout en ordonnant à ses hommes de tirer leurs sabres. Après une discussion de plus d’une heure, les trois cents personnes présentes obligent les autorités à se retirer. En quittant la place, le garde général adresse à « plusieurs femmes les épithètes les plus grossières, entre autres celle de g… et de p… ». Le maire s’explique. Il est de tradition de planter sur la place et de couronner de fleurs un jeune bouleau ou un tremble de faible dimension. Les jeunes gens « pendant quelques jours » se « livrent autour de cet arbre aux exercices de danses et manifestations de la joie ; cette fête a même quelque chose de religieux et il n’arrive jamais qu’elle occasionne du trouble 121 ». Les forêts seraient dévastées, argue le conservateur en tournée d’inspection, si l’on autorisait toutes les communes à procéder ainsi. Dans dix ou douze de celles du Haut-Perche, la « jeunesse » est, en effet, venue demander des trembles à l’administration. À Tourouvre, déplore-t-il, le maire a soutenu les mutins « en dansant avec [eux] et [en] leur servant de son cidre fort avant dans la nuit ». Des sentinelles ont été officiellement placées au pied de l’arbre ; et les mêmes scènes se sont répétées les 28 et 29 juillet (jours de fête nationale). Quelques-uns de ces mutins ont été incarcérés à Mortagne. Le maire, à en croire l’inspecteur, « se serait empressé d’envoyer mille francs pour leur cautionnement et serait allé au-devant d’eux, musique et tambour en tête, et les aurait ramenés de la sorte au village, où de nouvelles libations auraient été offertes à la foule ». Mais une telle unanimité dans la résistance aux interdits de l’administration forestière semble déjà d’un autre temps. Les manifestations folkloriques, quand elles se révèlent bruyantes 122, sont, par la suite, efficacement

LES PLAISIRS DE L’ARRANGEMENT

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pourchassées. Le 21 février 1845, le commissaire de police verbalise des jeunes gens d’Igé pour avoir, à deux heures de l’après-midi, sans permission du maire, promené deux mannequins dans la commune 123. Il en va de même du charivari, que Louis-François a dû pratiquer, mais qui devient vite délictueux, comme le montre l’affaire survenue, non loin de la Basse-Frêne, en novembre 1851. Le 25 de ce mois, vers neuf heures du soir, un nombreux rassemblement de jeunes se tient au village de l’Hôtel-Chapet, commune de Saint-Martin. À dire vrai, il se forme chaque soir depuis cinq jours. Il s’agit de charivariser le « nommé Couillet à l’occasion de son mariage 124 ». L’adjoint, venu pour réprimer un « bruit et tapage injurieux et nocturne troublant la tranquillité publique » repère quatre fils de sabotiers, un fils de journalier, un domestique et deux fils de veuves, sans profession. Les jeunes gens ne tiennent aucun compte des injonctions de l’édile ; ils poussent même l’audace jusqu’à renouveler le charivari sous ses fenêtres. C’est qu’ils ne pensaient pas être en faute : le charivari, assurent-ils, « est une chose qui se pratique assez souvent dans les campagnes ». Toutefois, la nouvelle sensibilité à la nuisance sonore 125 et à l’honneur individuel, le souci de la tranquillité publique refoulent, peu à peu, une pratique naguère répandue 126. Nous avons évoqué l’assistance probable de LouisFrançois Pinagot à certaines foires de la région. Parmi ces manifestations, il en est une, assez originale, qui se déroulait à la lisière de la forêt, à très faible distance de ses domiciles successifs. Il est invraisemblable qu’il n’ait pas fréquenté cette réunion festive. Depuis sa petite enfance, en effet, et jusqu’en 1848, pour le moins, une foire se tient, chaque année, du 2 au 4 juillet, sur la place plantée d’ormeaux et le long des rues du village de la

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Bruyère 127. La foule y vient, nombreuse. Au fil des ans, la foire déborde à l’intérieur de la forêt. L’administration le tolère. Sous une futaie de cent cinquante ans, on met les bestiaux à l’ombre et l’on attache les centaines de chevaux réunis à cette occasion. Deux « pipiers de cidre » et trois barraquiers s’installent sous les arbres. C’est l’ombre qui fait le succès de la foire. Les curieux affluent ; ils s’attablent et boivent du cidre. Certes, les chevaux piétinent le sol et l’appauvrissent ; ils causent des dégâts aux arbres ; le fossé qui marque la limite de la forêt se trouve bouleversé sous l’afflux des animaux et les loges installées à proximité risquent d’être incendiées. Mais les populations sont très attachées à cette foire que l’administration forestière se trouve contrainte de tolérer jusqu’au milieu du siècle. À nous d’imaginer les plaisirs de Louis-François, attablé à l’ombre des chênes, devant une bouteille de cidre, en compagnie de sabotiers de Saint-Martin. Aucun document ne fait toutefois état de sa présence au sein de cette réunion joyeuse, la plus proche de toutes celles qui lui étaient accessibles.

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Comment imaginer la manière dont Louis-François Pinagot a pu se construire une représentation du passé 1 ? Nous ne parlerons pas, à son propos, de savoir historique puisque cela eût impliqué, dans son esprit, une répartition des éléments de ce savoir en périodes clairement distinguées dans le cours continu du temps ; à moins que l’on n’entende par connaissance historique un ensemble désordonné de récits et de commentaires oraux, peu à peu enregistrés par la mémoire, souvent aiguisée, d’un pauvre analphabète. On peut en effet penser que le ressassement, à la veillée, d’histoires et de jugements sentencieux ont fini par colorer, dans son esprit, des époques confusément perçues comme successives, mais sans nette conscience d’une chronologie, sans véritable capacité à historiciser. Un tel savoir, aussi chaotique fût-il, se trouvait ordonné par l’horizon spatial d’analyse et de référence qui était le sien et qui constituait le cadre des histoires entendues. Il nous faut, à ce propos, tenir compte de la prégnance de la forêt et du bocage d’Origny, du statut d’analphabète et de tout ce qui, chez Louis-François Pinagot, déterminait la manière d’interpréter les témoignages portés sur le passé ; sans oublier son appartenance sociale, sa position de journalier indigent et de sabotier allié à des agriculteurs.

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Un ensemble de questions difficiles se posent en la matière. Il importe de les formuler et d’inviter à réfléchir aux manières de les résoudre. Selon quelle perception de la distance ou, si l’on préfère, de la profondeur temporelle un tel savoir a-t-il pu s’élaborer ? Selon quel(s) comput(s) dominant(s) s’ordonnaient les récits entendus ? S’agissait-il de références au temps écologique de la forêt et du bocage ou de repères inspirés par l’histoire de la famille, de la localité, voire de la nation ? Quel mode de liaison intime nouait, dans l’esprit de LouisFrançois, les récits du passé et les marqueurs des espaces familiers ? Quel était son désir ou sa capacité de distinguer l’histoire de la légende, alors que tant d’observateurs cultivés soulignent, en ce milieu paysan du premier XIXe siècle, le foisonnement d’un légendaire contemporain de l’élaboration d’une histoire savante ? Par quels canaux les linéaments de ce savoir composite sur le passé se diffusaient-ils ? La quête, devenue habituelle, de la médiation culturelle se révèle, en la matière, très réductrice puisqu’elle ne s’effectue qu’en fonction du schème de la coulée, de la descente d’un savoir des élites en direction des masses et qu’elle oblitère, du fait de ce postulat, bien des mécanismes horizontaux de transmission des connaissances et des appréciations, qui possédaient leurs logiques propres. À l’évidence, nous sommes, sur tous ces points condamnés à la conjecture. Nous allons donc postuler. Mais, tout compte fait, quel historien peut se targuer d’agir autrement ? Notamment lorsque, à l’inverse, il suppose que tous les êtres qui vivent une même époque la saisissent dans ses scansions, selon des logiques et selon des lectures qui sont celles de la communauté des historiens ; procédé réducteur qui autorise, il est vrai, l’élaboration d’un savoir aisé à partager et à transmettre. Sans

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oublier les historiens qui postulent, souvent implicitement, que tous les disparus vivaient selon la hiérarchie d’intérêts et de curiosités qui sont les leurs ; ou, du moins, qui ne s’intéressent qu’à ceux qu’ils supposent avoir été dans ce cas. Ce qui aboutit au refoulement hors du tableau de massives cohortes d’êtres jadis habités par d’autres désirs, mus par d’autres émotions et caractérisés par d’autres négligences. Je doute, à titre d’exemple, que les étapes de la Révolution qui nous sont familières – une monarchie constitutionnelle scandée par les assemblées, constituante et législative, une république girondine, montagnarde, thermidorienne, directoriale, consulaire – aient constitué, dans l’esprit de Louis-François Pinagot, les cadres de la représentation de la fin du XVIIIe siècle – pour autant qu’il ait perçu la scansion séculaire 2. Sans doute s’agissait-il, plus simplement, pour lui, de la succession du temps des rois et des seigneurs, de la Révolution et du règne de Napoléon. Tentons de retrouver plus précisément ce savoir, en nous efforçant d’adopter une optique compréhensive. Nous allons passer en revue ce dont, selon nous, LouisFrançois a toutes chances d’avoir fréquemment entendu parler, compte tenu de ce que nous savons de lui. Nous procéderons, pour ce faire, selon une échelle de probabilité décroissante, sans nous soumettre à la chronologie. La démarche réclame de notre part – et de celle du lecteur – un effort d’identification et donc de déconstruction de notre propre savoir historique. Elle implique l’oubli, ou plutôt, une mise entre parenthèses, afin de s’émanciper de l’habitude de lire le passé en fonction d’horizons plus larges ou selon des clivages imposés par le choc des idéologies. Ce qui n’abolit pas totalement la nécessité de ce même savoir historique qu’il convient de maintenir à l’esprit pour pouvoir en extraire ce que l’on

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peut supposer avoir constitué les ingrédients, recomposés selon d’autres logiques, de cette connaissance du passé que nous attribuons à Louis-François. Mais revenons, en préalable, à la profondeur temporelle imaginable. Dans la famille Pinagot, nous l’avons vu, bien des individus font preuve d’une grande longévité. Nombre des parents qu’il côtoie, qu’il s’agisse de son père, de ses oncles et de ses tantes – pour s’en tenir à ceux qui résident à Origny – ont gardé le souvenir de la fin de l’Ancien Régime. Près de lui, réside sa grandmère et une grande-tante Pinagot qui ont vécu les années médianes du XVIIIe siècle. Au village, nombreux sont encore les vieux qui, pendant l’enfance et la jeunesse de Louis-François, peuvent avoir ressassé des souvenirs qui remontaient aux années 1720 et qui, au cours de leur propre enfance, avaient pu entendre évoquer, par des témoins oculaires, des événements des années 1640. Parmi les habitants d’Origny présents dans la commune en 1836, c’est-à-dire au moment où Louis-François atteignait la maturité, vingt-six (treize hommes et treize femmes) avaient déjà dépassé les vingt ans en 1789. En bref, un ensemble de récits vraisemblables – bien qu’aucun document ne les atteste – ont dû lui rendre familier ce temps que nous qualifions d’Ancien Régime, sans que nous sachions en fonction de quelles scansions un tel savoir a pu se constituer. Que pouvait-il entendre dire de ce temps des rois et des seigneurs ? Voilà une donnée essentielle à qui veut comprendre l’histoire des empires et de la monarchie constitutionnelle à Origny-le-Butin. Malheureusement, elle nous échappe. Le cahier de doléances de la paroisse a été perdu. Restent ceux qui, au nombre de cent quatre, ont été conservés dans le département 3. Y figurent des données devenues à ce point banales, aux yeux des spécialistes, qu’elles nous assurent presque d’être dans le

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vrai. Bien entendu, la Révolution, l’Empire, la Restauration ont conduit à réestimer la situation telle qu’elle était appréciée en 1789 ; mais les individus gardent en mémoire, plus aisément qu’on ne le croit, des appréciations successives 4 ; et je demeure persuadé que bien des habitants d’Origny-le-Butin étaient capables de se souvenir des sentiments qui étaient les leurs en 1789, même si leur jugement s’était modifié par la suite. En cette fin de l’Ancien Régime, le roi demeure respecté dans la région qui allait former le département de l’Orne ; ce qui éclaire bien des attitudes des hommes et des femmes qui survivent au XIXe siècle. L’existence de la noblesse et du clergé, en tant qu’ordres, n’est pas alors véritablement remise en cause. En revanche, les auteurs des cahiers critiquent vertement les privilèges et les excès des seigneurs. Les textes révèlent une indéniable hostilité à l’égard des ordres monastiques, lesquels exercent une forte emprise, à la lisière de la forêt de Bellême. Les auteurs des cahiers s’en prennent au versement de la dîme, dont ils souhaitent la réforme plus souvent que la suppression 5. Ils font de la critique des impôts indirects, notamment de la gabelle, l’une des dominantes de la doléance. Il y a fort à parier que ces quelques données constituent, dans l’entourage de Louis-François, les linéaments de l’appréciation rétrospective du temps des rois et des seigneurs. La décennie qui a précédé son éveil à la vie consciente est celle de la Révolution. Il nous faut donc tenter d’imaginer ce qu’il a pu en entendre dire, en évoluant du probable au possible. Durant les premiers mois de vie de Louis-François, et donc antérieurement à la période dont il a pu se souvenir, une série d’événements intenses se sont déroulés dans le Bellêmois. Il est tout à fait invraisemblable que ces épisodes violents n’aient pas alimenté les conversations,

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tout au long de son enfance. Nous tenons ici l’élément le plus assuré de ce savoir que nous tentons d’imaginer. Il a trait aux « brigands » ou chouans ; plus précisément, aux péripéties de la deuxième guerre chouanne, qui s’est déroulée entre le mois de septembre 1799 et l’exécution du marquis de Frotté le 18 février 1800. Les prises de Bellême et de la Perrière par la légion du Perche, en janvier 1800, constituent les épisodes les plus retentissants de ces drames survenus à proximité d’Origny-leButin. Dans l’Orne, en effet – ici s’impose une brève explication qui se réfère à une autre lecture des faits que celle que pouvait effectuer un Louis-François Pinagot –, les événements qui précèdent immédiatement sa naissance et ceux qui se déroulent pendant ses deux premières années composent un second temps de l’agitation révolutionnaire. À partir de l’an III, s’efface le temps des foules en colère, qui avaient déferlé de 1789 à 1793. Désormais s’impose une « extrême dilution des mouvements populaires. La frontière devient floue entre l’action protestataire et le mauvais gré des populations, entre l’émotion frumentaire et le vol de subsistances, entre le brigandage et la chouannerie 6 ». Les conflits s’enchevêtrent, au sein desquels domine la présence réelle ou imaginaire de brigands. Dès lors, tout événement notable se trouve soumis, tout au moins dans le cours de la rhétorique officielle, à un schème dépréciatif. Alors s’ouvre le temps des bandes, fait d’agitation et de menaces, à la fois confuses et permanentes, au fil d’événements dont la « construction intellectuelle idéalisée 7 » est rendue plus difficile que jamais. Certes, le Haut-Perche était entré dans la chouannerie dès juillet 1795 8, mais assez timidement. Il demeure peu concerné par la première guerre au cours de laquelle son engagement se réduit à quelques tentatives de levées de

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partisans. Durant les années 1796 et 1797, le Bellêmois demeure calme, à cela près que quelques bandes d’anciens chouans y rôdent çà et là. La véritable rupture se situe en septembre 1799. À ce moment, des chouans – des « bandits » – de la forêt de Bellême s’en prennent à Dugué d’Assé, ancien conventionnel, alors membre du Conseil des Anciens. Ils fouillent son domicile et le poursuivent jusque sous la futaie, avant de perdre huit tués et six prisonniers, sous les coups de la gendarmerie et de la garde nationale lancées à leur poursuite. Le 7 septembre, le directoire propose que des colonnes mobiles parcourent les cantons du Mesle, de Mortagne et de Bellême, car « les brigands s’y montrent par bandes de trois à quatre cents hommes bien armés : ils pillent les diligences et les recettes des perceptions des contributions, massacrent les républicains, incendient leurs maisons, abattent les arbres de liberté et les télégraphes, et menacent du fer et de la flamme les fonctionnaires publics […] 9 ». Quelques semaines plus tard, s’ouvre la seconde guerre chouanne, dont le Perche constitue l’un des pôles. Jusqu’alors, la région était restée en marge des opérations. Les chouans du Maine communiquaient avec ceux de la Basse-Normandie par les forêts de Perseigne, de Bourse et d’Écouves. Ils traversaient la route de Paris à Brest à la faveur des bois du Ménil-Brout, à quelques kilomètres à l’ouest du Haut-Perche. Cette fois, il n’en va plus de même. Entre le mois d’octobre et la fin de l’année, des bandes de chouans parcourent les cantons de Tourouvre, de Mauves, de Nocé, de Longny. Au mois de janvier 1800, intervient la légion du Perche, conduite par Chandelier. Formée dans le Maine, elle zigzague aux frontières de l’Orne et de l’Eure-et-Loir. La légion désarme les habitants, brûle les registres et les papiers de l’administration, abat les arbres de la liberté avec lesquels

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les soldats se chauffent, brise les autels de la patrie qui subsistent çà et là, enrôle des jeunes gens, lève des contributions. Mais, vite, elle se heurte à une force militaire cohérente, placée sous les ordres des généraux Guidal et Merle, alors que les municipalités et les gardes nationales, terrorisées, ne lui opposent qu’une résistance assez molle. Le Bellêmois se trouve donc, cette fois, soumis au passage incessant de troupes. Pour la première fois, la région ressent une « vibration de la violence » créée de l’extérieur 10, fort différente, par conséquent, de celle qui, sporadiquement, avait naguère agité les communautés rurales. Durant les derniers jours du mois de décembre 1799 et les trois premières semaines de janvier 1800, la légion circule entre les chefs-lieux de canton du Haut-Perche, poursuivie par les troupes républicaines, qui semblent longtemps éviter la rencontre. Le 19 janvier, à neuf heures du matin, quatre à cinq cents de ces hommes, formés en deux colonnes, se montrent aux abords de Bellême. Ils sont revêtus d’un « costume uniforme : carmagnole courte et pantalon gris, chapeau rond à haute forme, cocarde et panaches blancs 11 ». Les gardes nationaux de la ville, au nombre de deux à trois cents, se portent à leur rencontre, puis décident de se replier en bon ordre. Cinquante d’entre eux s’enferment dans la maison commune, prêts à soutenir un siège. Ils tirent sur les assaillants, tuent trois chouans et en blessent sept autres. Exaspérés, leurs adversaires « s’emparent alors d’un certain nombre de femmes et d’enfants qu’ils font marcher devant eux, et, chargés de paille et de fagots, ils se dirigent vers la mairie 12 », menaçant d’y mettre le feu et de passer ses occupants au fil de l’épée ; ce qui détermine la reddition des gardes. Avant de se retirer, vers quatre heures de l’après-midi, les chouans déchirent des documents d’état civil et

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d’autres « papiers publics ». Ils se font remettre des cravates, des mouchoirs, des souliers mais aussi de l’argent par les habitants terrorisés ; mais leur comportement demeure, tout compte fait, modéré. Il n’en va plus de même le 21 janvier, lors d’une nouvelle occupation de la ville par huit à neuf cents hommes apparus au début de la matinée. Cette fois, Bellême est sans défense ; les patriotes ont pris la fuite, pour se dissimuler sous le couvert de la forêt. Après avoir entendu la messe à l’église Saint-Sauveur et brisé l’autel de la patrie dont les morceaux sont jetés dans la rue, les chouans pillent les demeures des républicains les plus ardents. Ils se font remettre des armes. Ils exigent l’arriéré des contributions et acceptent en paiement les montres, l’argenterie, le linge. Au cours de l’après-midi, ils refoulent une colonne commandée par Guidal et la poursuivent sur la route de Mamers. Le lendemain, la légion quitte la ville au petit matin, pour se diriger vers la Ferté-Vidame, avant de revenir dans le Perche ornais, à Longny et à Tourouvre. On ne la reverra plus à Bellême avant sa destruction, en deux temps, à proximité du Mesle, puis de Mortrée. Pendant ces épisodes, en nivôse an VIII, la ville de la Perrière, le chef-lieu du canton dont dépend alors Origny-le-Butin, est occupée, elle aussi, pendant trois jours par des « brigands » dont le maire estime le nombre à quatre cents. À en croire l’édile, ils « commirent les crimes, les vols et les pillages dont ils étaient capables 13 ». Qu’a-t-on pu ressentir, en de telles circonstances, dans le voisinage de la Haute-Frêne où réside la famille Pinagot, établie depuis dix ans à Origny-le-Butin, en provenance de la Perrière ? Beaucoup d’inquiétude, sans doute, devant une menace incessante. Mais, au-delà, il est bien difficile de décider des sympathies. Nous savons que les habitants des campagnes de la région n’aimaient

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guère les gardes nationales urbaines auxquelles les paysans, et plus encore les travailleurs du bois, s’étaient plusieurs fois heurtés. Il est, d’autre part, douteux qu’à Origny-le-Butin, notamment chez les pauvres installés à proximité de la forêt, on se soit beaucoup réjoui de la présence de l’une ou de l’autre de ces armées. Sans doute, le sentiment dominant produit par des événements violents, qui se déroulaient sans que les communautés rurales y participent, fut l’anxiété hostile. Les plaintes ultérieures à rencontre des soldats de Guidal et surtout des « brigands » confortent cette hypothèse. Mais il faut reconnaître qu’il était alors tentant de soutirer quelques francs en arguant des dégâts subis. Origny-le-Butin ne figure pas sur les bordereaux estimatifs des dommages. Peut-être la commune, située à quelque distance des principales routes, n’a-t-elle pas été véritablement occupée ; peut-être a-t-elle même échappé aux brèves incursions de l’un et l’autre camp. Mais le silence des bordereaux n’est pas totalement probant. Pour percevoir des indemnités, il convenait de constituer un dossier ; or, cette tâche était difficile aux pauvres administrateurs d’une commune aussi négligeable. À preuve, la déception du maire de la Perrière, le chef-lieu de canton, débouté ultérieurement pour avoir omis de se livrer à un tel pensum. Il est peu probable qu’Origny-leButin n’ait subi aucun dommage lorsque l’on sait, par exemple, que ceux qui ont été occasionnés à Chemilly, commune limitrophe, sont estimés à 1 860 francs 14. Le sous-préfet Delestang souligne, pour sa part, le « passage [des brigands] fréquent et répété dans les cantons de Belesme, la Perrière… [et autres], les vols et les rapines qu’ils ont commis chez les habitants de ces contrées, les torts qu’ils leur ont causé en les obligeant à fuir, et à abandonner leurs habitations au pillage 15 » ; sans oublier « les enlèvements de citoyens qu’ils ont faits

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pour leur faire payer une rançon pour leur délivrance, particulièrement les acquéreurs des domaines nationaux, le passage continuel de troupes étant à leur poursuite et recherche de tous côtés, que les habitants étaient forcés de nourrir et entretenir de linge et souliers et enfin toutes les calamités qu’entraîne après elle une guerre si funeste 16 ». Quelle que soit la valeur d’un discours destiné à émouvoir le pouvoir central, les propos de Delestang confortent notre sentiment. Notons, en outre, que l’agitation ne se calme pas immédiatement ; le 2 août 1800, on signale encore des brigandages dans la région de Mortagne, ainsi qu’une tentative d’enlèvement à la Perrière 17. Louis-François Pinagot avait alors deux ans. Il est douteux, répétons-le, que dans les récits qu’il entendit par la suite, ces événements, extérieurs à la communauté, aient suscité des commentaires favorables à la garde nationale urbaine, à l’armée et, plus encore, aux incursions de la légion du Perche. Le souvenir vif et négatif de ces épisodes militaires, qui viennent clore la Révolution, a pu, en outre, inciter les gens de ce milieu misérable à juger favorablement l’action autoritaire du Premier Consul. Les troubles de la misère ont sans doute laissé, ici, un autre type de souvenirs. Il ne s’agissait pas d’épisodes aussi sanglants, aussi massifs que les combats et que les passages de troupes, mais ils concernaient plus profondément les populations de ces pauvres communes, que la disette avait fait entrer en mouvement. On peut penser que chez les Pinagot et les travailleurs de la forêt, à Origny-le-Butin comme à Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, ces troubles alimentaient fréquemment les conversations, puisque ces miséreux, notamment les sabotiers, y avaient joué les premiers rôles. Il n’est pas ici question de faire, une fois de plus, l’histoire de l’agitation et de la protestation populaires dans

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le département de l’Orne, l’un des plus troublés de France entre 1789 et 1795 18. Contentons-nous d’un rapide survol. Dès les premiers jours de 1789, bien avant, par conséquent, le déclenchement de l’agitation des campagnes qui allait marquer l’été de cette première année de la Révolution, avant même la Grande Peur, très vive dans le Bellêmois, des troubles de subsistances agitent le Haut-Perche. Ils se rallument, périodiquement, pendant six ans. Les historiens de la Révolution 19 s’accordent à souligner, à ce propos, l’emprise du modèle d’une société rurale autonome, ainsi que la longue pratique contestataire de communautés paysannes dont les milices aiment à régler de vieux comptes. Les premières élections qui se sont déroulées dans les campagnes de l’Orne ont ainsi abouti à l’instauration d’une démocratie rurale, héritière des assemblées de l’Ancien Régime 20. À la fin du siècle dernier, le docteur Jousset, de Bellême, a pu retracer la transition presque insensible entre l’assemblée des habitants de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême et la mise en place d’une municipalité 21. Les fêtes, ici très vibrantes sous la Révolution, sont venues souder ces communautés faciles à enflammer, sous l’aiguillon de la misère. Les travailleurs de la forêt de Bellême ont dû garder un vif souvenir de ces épisodes violents – châteaux pillés, accapareurs molestés, marchés troublés, denrées taxées sous la menace – car ils les avaient concernés au premier chef. Louis-François Pinagot a probablement été nourri de l’évocation de cette misère subie et de cette geste populaire, sans qu’il lui ait été, pour autant, facile d’en concevoir la chronologie. Ces troubles éclatent dès le mois de février 1789 dans les régions de Laigle (Orne) et de la Ferté-Vidame (Eureet-Loir). Ils touchent le Bellêmois quatre mois plus tard. Le 17 juin, des travailleurs de la forêt, consommateurs

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de grains qu’ils ne produisent pas 22, munis de haches, de faux et de quelques fusils, se portent sur la ville. Ils viennent en aide au peuple des faubourgs. « Ladite populace est soutenue par le renfort des quelque trois cents à quatre cents bûcherons 23 qui arrivent pour faire la loi dans la ville. » Les émeutiers « sont commandés par un cavalier vêtu d’un uniforme jaune, aux revers rouges, le sabre au côté ». Il les a excités à la révolte au cœur même de « la forêt en disant qu’il était leur père et les soutiendrait ». « C’est lui qui, secondé par un avocat de la ville, établissait les passeports pour les voituriers, tandis que les officiers de Bellême étaient requis le lendemain pour taxer au prix fixé par les consommateurs » le blé de cinq marchands blatiers des environs de Mortagne que les émeutiers avaient réussi à faire décharger 24. Les 23 et 24 juillet, « le jeudi et le vendredi fous », la Peur chemine dans le Perche. À quelque huit kilomètres d’Origny-le-Butin, Mamers vit dans l’effroi. Des émissaires de la ville sèment la panique dans la région. Ils assurent que des brigands suivent la route qui relie SaintCosme à Bellême 25. Toutefois, le Perche ignore, pour l’heure, ces pillages de châteaux auxquels se livrent, en cette même semaine, les paysans du bocage des collines de l’Ouest. Mais ce n’est que partie remise. En septembre 1792, les saccages de demeures aristocratiques qui se déroulent dans le district de Mortagne s’apparentent à ceux qui s’étaient produits plus à l’ouest trois ans auparavant 26. Le 16 septembre, des émissaires d’une dizaine de communes, au nombre d’environ deux cents, se portent sur le château de la Grimonnière (la Ferrière-au-Doyen), distant de trente-cinq kilomètres d’Origny-le-Butin. Ils sont armés de fourches, de fusils, de hallebardes, de haches, de doloirs et de paroirs 27. Ne trouvant pas les titres féodaux, ils enfoncent les portes et les croisées et cassent le

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mobilier. « Les sabotiers donnent les ordres : “Mes bons gars, il faut casser. Pillez et bayonnez tout !” ou “Messieurs, la liberté est arrivée, il faut travailler et piller cette maison 28 !”. » Le saccage se continue pendant plusieurs jours. Le colombier est brûlé et le moulin détruit. « On tua les pigeons, but le vin, cassa les bouteilles, coupa les arbres 29. » Cet épisode nous intéresse dans la mesure où il met, une fois de plus, en évidence l’importance des travailleurs de la forêt en ces mouvements populaires et, plus précisément, le rôle dirigeant des sabotiers, armés de leurs terribles outils. En novembre, le Haut-Perche est atteint par une vague de violence déclenchée par les bûcherons de la forêt de Vibraye et par les verriers de Montmirail (Sarthe). Une « horde de brigands » se montre à Bellême et à Rémalard. La garde nationale marche à sa rencontre et fait plusieurs prisonniers 30. En août 1793, les troubles reprennent, sur le marché de Mamers, cette fois. Plusieurs détachements de sans-culottes recensent les grains chez les propriétaires de la ville. Le 28 novembre, Bellême est à son tour menacée. Une bande armée venue de la Ferté-Bernard et de Nogent se dirige vers la ville et réclame la taxation. Les autorités, qui ont à leur disposition quatre compagnies de gardes nationales, demandent cependant du renfort à Mortagne ; ils entendent « protéger la ville contre une marche possible des ouvriers de la forêt 31 ». Durant l’hiver 1794-1795 et l’époque de la soudure qui le suit, la misère est intense. Le procureur syndic près le district de Mortagne écrit : « J’ai vu des gens manger de l’herbe […], des hommes comme des squelettes, enfin le tableau le plus déchirant 32. » Du 23 au 25 ventôse an II, des femmes assemblées assiègent le local de l’administration du district et la maison commune de Mamers, tout en criant : « Vous êtes des gueux !

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Vous nous avez fait manger du pain d’avoine à quarantecinq sols la tourte de douze livres, nous n’en voulons plus ! » Elles obtiennent une distribution pour le lendemain 33. « Dès le début du mois de germinal, les communes qui entourent la forêt du Perche sont en insurrection. Armés de fusils, de pistolets, de paroirs à sabots et autres outils, [leurs habitants] parcourent les fermes des alentours pour enlever le grain 34 » ; ils enfoncent les portes et ils réquisitionnent. La recherche des meneurs aboutit à l’inculpation d’un couvreur, d’un sabotier et d’un maréchal qui s’étaient fait les porteparole des émeutiers. Louis-François Pinagot a passé son enfance au milieu d’acteurs effectifs ou potentiels de ces troubles. Il a sans doute entendu bien des récits de ces sabotiers qui inspiraient une si vive inquiétude à Bellême, et aussi chez les agriculteurs, pauvres producteurs de grains du voisinage. L’hostilité à l’égard de la ville et de ses autorités, le désir d’y faire la loi sur le marché, la détestation des marchands de grains et des accapareurs forment un faisceau de sentiments, fort vivaces jusqu’au cœur du Second Empire. La référence mémorielle à cette misère du temps de la Révolution inscrit dans la longue durée les nombreux épisodes de violences frumentaires qui ont marqué l’existence de Louis-François Pinagot. S’il semble invraisemblable que celui-ci ait ignoré la guerre menée par les chouans dans le Haut-Perche et les troubles de subsistances qui ont précédé sa naissance ou l’éveil de sa conscience, ce que nous allons aborder apparaît véritablement conjectural. Nous avons, ailleurs, longuement analysé la souffrance suscitée au sein des petites paroisses rurales par la dépossession des objets sacrés, symboles et patrimoine de la communauté 35. Ce sentiment semble particulièrement vif dans le Bellêmois. À l’occasion de la réouverture des églises, en 1795, il suscite

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de tumultueuses manifestations de femmes. Désireuses d’inverser la générosité patriotique des édiles, celles-ci s’en prennent aux administrations municipales – masculines – et aux autorités du district afin d’obtenir la restitution des vases sacrés, des ornements et du mobilier. Ce qui ne veut pas dire que le Haut-Perche ait fait preuve d’une grande hostilité à la constitution civile du clergé 36. Bien au contraire, le pourcentage de prêtres assermentés y était particulièrement élevé (58,3 %). L’intensité de cette levée de boucliers pourrait étonner dans une région initialement favorable à la Révolution ; mais les spécialistes ont depuis longtemps 37 fait remarquer que ce sont les populations les plus enthousiastes qui se sont montrées, par la suite, capables des plus vives résistances, tant était grande leur déception. En l’affaire qui nous occupe, il faut lier la force du sentiment de la dépossession à tout ce que nous savons de l’attachement au mobilier, au linge, à l’argenterie familiale, à la sensibilité des habitants du bocage percheron à toute atteinte à la propriété, fût-elle communautaire ; sans oublier le désir de permettre la célébration du culte et celui d’assurer le maintien des traditions, déjà attesté, en novembre et décembre 1792, par le mouvement de défense des « charités 38 ». Le 27 ventôse an III (17 mars 1795), des femmes de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, indignées d’avoir vu successivement leur église fermée, les croix de bois du cimetière et les cloches brisées, puis le trésor envoyé à Bellême, s’assemblent sur la place. Elles disent « vouloir faire rétablir le dedans de l’église 39 ». Elles se rendent chez Thoumelin, le ci-devant maire, « pour qu’il ait à leur faire savoir qui est-ce qui l’avait ravagé ». « Ensuite, elles ont requis le sieur Thoumelin avec le citoyen Bourgis, maire, ainsi que le greffier […] en force majeure d’aller avec elles au district de Bellême pour y demander

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les ornements de leur église. » Les autorités refusent d’accéder à leur désir. Des citoyennes de Saint-Germain-de-la-Coudre sont plus heureuses 40. Le même jour, elles s’assemblent dès sept heures du matin et se dirigent vers la maison commune, dont elles forcent la porte. De cinq heures et demie à huit heures et demie, le tocsin ne cesse de sonner. Ces femmes entendent se rendre à Bellême exiger la restitution des ornements de l’église, envoyés par la municipalité. En attendant, elles réclament un inventaire de tous les objets enlevés et demandent qu’il soit signé par les autorités. Les officiers municipaux obtempèrent, mais décident de faire cesser la sonnerie du tocsin. Un grand nombre de femmes, massées devant la porte du clocher, les empêchent d’y accéder et les obligent à se retirer. Les deux jours suivants, des scènes du même type, mais d’une plus grande gravité, se déroulent à Nocé. Des femmes, ici, s’attroupent, montent au clocher et battent la cloche, malgré l’opposition de la municipalité. Elles entendent, elles aussi, récupérer leurs « ornements et argenterie et tout en général ce que la municipalité ont [sic] dévasté et conduit à Belesme ». Elles « ont tant battu la cloche, lit-on sur le procès-verbal écrit d’une main masculine, qu’elles ont cassé le battant, ce qui va nous donner un peu de tranquillité 41 ». Le 19 mars, les membres de la municipalité de SaintMartin-du-Douet se résignent à réclamer au directoire du district la restitution des ornements, des linges et des meubles du culte, pour « nous épargner, écrivent-ils, la douleur de voir les femmes s’attrouper 42 ». À Ceton, le 1er germinal, une foule féminine, après s’être rendue à la maison commune, contraint la municipalité à l’accompagner à Bellême, pour réclamer les ornements de l’église. Depuis huit jours, des femmes s’attroupent, écrit

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le maire de L’Hermitière qui se voit menacé et n’ose plus se rendre à la maison commune. « Elles ont remeublé l’église de beaucoup d’affaires […] » reprises de force, « disant que c’était les meubles de leur église 43 ». Dans les communes de Saint-Fulgent, de Vaunoise, dans le voisinage immédiat d’Origny-le-Butin, les arbres de la liberté sont abattus par des mains féminines. Finalement, des attroupements de femmes de la plupart des communes du district se dirigent vers Bellême, « en poussant des cris séditieux ». Les insurgées pénètrent dans les magasins des linges et ornements provenant de la dépouille des églises et s’en emparent 44. Le 7 germinal, réunies en masse à Bellême, des femmes pétitionnent, en arguant de leur soumission antérieure aux lois. Au chef-lieu du département, on craint une extension du mouvement. Origny-le-Butin ne semble pas s’être agité ; ce qui n’a rien d’étonnant de la part d’une aussi minuscule commune ; mais ce que nous savons de Saint-Martin et de Vaunoise donne à penser que les sentiments de bien des femmes ne devaient guère y être différents. L’attachement dont feront preuve les habitants d’Origny à l’égard de leur église, le soin avec lequel ils l’ont entretenue, ainsi que la sonnerie, alors que leur commune avait perdu le statut de paroisse et de succursale, confortent cette hypothèse. En bref, il n’est pas interdit de penser qu’à la veillée, les femmes de l’entourage de Louis-François ont évoqué une résistance qui informe, mieux que bien des pratiques folkloriques incertaines si souvent ressassées, sur les rôles féminins et sur les relations de sexe à l’intérieur du bocage percheron. Reste la plus terrible des affaires : le massacre 45 du prêtre Louis, François, Charles Du Portail de La Bénardière, à Bellême, le 19 août 1792. L’épisode est saisissant.

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Il n’est pas toutefois certain qu’il ait alimenté les conversations à la Haute-Frêne durant l’enfance de Louis-François. Nous quittons ici la sphère du probable pour celle du possible. L’Orne fut, durant l’été 1792, le théâtre d’une violence inouïe. Il y a beau temps que Pierre Caron l’a souligné. Neuf des soixante-trois meurtres qu’il a répertoriés sur l’ensemble du territoire national se sont alors déroulés dans ce département 46. Paul Nicolle propose de ces drames une interprétation classique : les massacres perpétrés dans l’Orne précèdent ceux qui se sont produits en septembre à Paris et ils résultent de la même conjoncture mentale. Des jeunes gens, concernés par la levée en masse, entendent, sans pour autant obéir à un plan concerté, liquider les ennemis de l’intérieur avant que de partir. Ils vivent dans la peur du complot aristocratique, dans la hantise d’être pris à revers. Ils veulent, d’accord en cela avec les patriotes, profiter de leur rassemblement pour régler de vieux comptes. La haine, le désir de vengeance, la peur, les déconvenues qui s’accumulent imposent de s’en prendre à des boucs émissaires ; les nobles et surtout les prêtres réfractaires, qui ne cessent d’alarmer le peuple, semblent tout désignés. Christine Peyrard nuance cette interprétation. À Bellême, des citoyens de la campagne ont résolu d’exercer, en présence des autorités impuissantes, leur justice populaire, spontanée, expéditive. Ils ont recours, pour ce faire – selon le modèle dessiné dans la petite commune de Ballon –, à des pratiques carnavalesques. Il manque à l’épisode percheron le faisceau de ces rumeurs qui courent, un mois plus tard, dans la capitale, pour qu’on puisse associer l’affaire aux massacres de septembre 47. À dire vrai, l’interprétation d’un tel drame ne saurait se réduire à une conjoncture courte. Les acteurs sanguinaires puisent dans un lointain passé. Les meurtres de 1792 ne peuvent être lus sans le recours à cette longue

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durée, sans prise en compte des histoires comparées du massacre, du supplice, de l’exposition de la douleur et de l’avènement de l’âme sensible ; sans référence à un processus d’ordre anthropologique à l’œuvre à la fin de l’Ancien Régime. C’est ce que nous nous sommes efforcé de rappeler ailleurs, à la suite de bien des spécialistes 48. Mais tel n’est pas ici notre propos. Il s’agit pour nous de savoir si Louis-François Pinagot a pu entendre parler du meurtre de l’abbé du Portail et, si tel fut le cas, d’estimer la manière dont on appréciait ce drame dans son entourage. Un bref rappel des faits se révèle, pour cela, nécessaire. La ville de Bellême, seul chef-lieu de district du département dépourvu de club, avait déjà été troublée par un rassemblement populaire le 14 juillet. Des « sabotiers et bûcherons de la forêt et les membres de la garde nationale du Vieux-Bellême 49 avaient insulté les membres du directoire, cassé les vitres de leurs maisons et donné des coups de sabre contre leurs portes 50 » ; c’est qu’ils se sentaient humiliés. Ils n’avaient pas été invités, cette année-là, à fêter la prise de la Bastille et l’anniversaire de la Fédération. Le 19 août, les gardes nationaux du canton 51 se rassemblent en exécution de la loi du 22 juillet relative au « complément de la force publique », qui prévoit une levée en masse. Commencées dès sept heures du matin, en présence des autorités locales et des « commissaires de la levée 52 », les opérations se déroulent sans heurt jusqu’à une heure de relevée. Elles sont alors suspendues jusqu’à quatre heures, et chacun s’en va dîner en toute sécurité. À trois heures, un grand bruit se fait entendre. Une multitude s’est massée sur la place du marché, dont elle filtre les entrées. La foule assaille la maison de l’abbé Du Portail. Ce prêtre, alors âgé de cinquante-deux ans, retiré à Bellême depuis 1787, n’a pas le statut de fonctionnaire public ; il n’est donc pas astreint au serment

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prévu par la constitution civile du clergé. Mais il fait savoir haut et fort son hostilité. En mai 1791, il a exigé du curé de Serigny, un prêtre assermenté, qu’il se rétracte sur son lit de mort, sous peine de se voir refuser l’administration des derniers sacrements. L’abbé Du Portail est au plus mal avec le curé de Saint-Sauveur de Bellême, qui n’est, à ses yeux, qu’un « intrus ». Après que les fenêtres et les portes de la maison ont volé en éclats, la foule s’en prend au mobilier ; certains n’hésitent pas à frapper la mère du prêtre, une octogénaire. On découvre finalement l’abbé du Portail, qui se cache dans son grenier. On l’enlève. On l’entraîne vers l’église Saint-Sauveur. Des membres de l’administration municipale, des gendarmes tentent de s’interposer ; la foule les repousse. Elle exige, bien qu’il n’y soit pas astreint, que son prisonnier prête le serment prévu par la constitution civile du clergé. Sur son refus, sa tête est écrasée à coups de bûches et de bâtons. On l’achève d’un coup de sabre. Les émeutiers, aux cris de Vive la Nation !, incitent les témoins à frapper le cadavre afin de prouver leur civisme ; puis on le décapite et la tête de l’abbé, fichée à l’extrémité d’une gaule, est promenée, en cortège, dans les rues de la ville. Une foule d’enfants la suit, qui traînent le cadavre du malheureux. La gaule, après avoir été exhibée aux fenêtres, est plantée sur une charrette installée devant la porte de l’auberge à l’intérieur de laquelle les assassins se sont attablés devant une bouteille de cidre. Ils se vantent d’avoir réalisé un « beau coup » et d’avoir bien travaillé. Cependant, à en croire les membres du directoire du district, « la désolation peinte sur la figure de l’homme sensible provoquait pour ainsi dire son assassinat à lui-même » et les sanglots impuissants répondaient à la « barbarie des tigres ». Les émeutiers s’en prennent aux maisons d’une vingtaine d’individus qu’ils accusent de sympathie à

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l’égard des aristocrates, tout en annonçant pour bientôt « la destruction de la cité entière ». Le maire est amené de force sur les lieux du massacre, tandis que les autres personnalités de la ville ont pris la fuite. La nuit met fin aux excès. Le lendemain matin, les plus exaltés parlent de reprendre l’exercice de leur justice, mais les habitants des communes voisines, qui avaient fait la force du mouvement, ont regagné leur domicile ; et les autorités, qui se sont ressaisies, réussissent à rétablir l’ordre dans la petite ville de Bellême. Les langues ne se délient qu’au lendemain de Thermidor. Sur les trente-deux individus alors dénoncés, le jury d’accusation retient quinze noms. Neuf accusés sont envoyés devant le tribunal criminel. Cinq d’entre eux retrouvent la liberté. Les autres sont amnistiés le 30 frimaire an IV (21 décembre 1795). Ce qui précède constitue un récit linéaire, résultat du travail des historiens ; le savoir qu’on pouvait s’être constitué, à propos de cette affaire, dans les villages de la Haute et de la Basse-Frêne était sans doute fort différent. Il convient, tout d’abord, de tenir compte du déficit d’histoire de la Révolution dans le cadre local. La province du Perche, « une des moins littéraires de France, n’a présenté à l’histoire qu’un maigre tribut 53 », déplore le Bellêmois Jousset, en 1878. Jusqu’en cette fin de siècle, la mémoire de la Révolution 54, dans le département qui vit naître Hébert, Valazé et Charlotte Corday, se trouve monopolisée, dans le Haut-Perche tout au moins, par les tenants de la ContreRévolution, inspirés par l’esprit de l’abbé Barruel. Dès 1838, l’abbé Fret propose, dans ses Antiquités et chroniques percheronnes, une version des faits qui a toutes chances de correspondre à celle diffusée par les membres du clergé régional sous l’Empire et la Restauration. Nous allons y revenir.

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Compte tenu de l’évolution des sensibilités à l’égard de l’épanchement du sang sur la scène publique, il est difficile de croire que l’acte « cannibale 55 » de Bellême ait pu être apprécié positivement durant les décennies suivantes, fût-ce par les populations de la forêt qui avaient dû initialement le considérer avec faveur. La diffusion du sentiment d’horreur a sans doute condamné au silence les individus qui appartenaient au milieu au sein duquel évoluait Louis-François et qui avaient pu, en ce jour d’août 1792, assister, voire participer au massacre. Le clergé, du même coup, pouvait librement présenter sa version des faits ; c’est-à-dire organiser la scène en fonction de la figure christique de la victime. C’est bien ce à quoi s’emploie l’abbé Fret, qui nous indique la teneur des récits édifiants qui ont dû être donnés du drame. Préférer une mort atroce au serment constitue Jean-Baptiste Du Portail en émouvant martyr. Le curé de Champs qui se fonde, à l’en croire, sur des « témoins oculaires » assure que le prêtre a été trahi par l’un de ses filleuls, qu’il avait comblé de bienfaits. Ce « nouveau Judas », ce « monstre 56 », alors tailleur à Bellême, n’est pas mort quand l’abbé Fret prend la plume. Dernier survivant du drame, « il traîne une existence flétrie, en proie à une affreuse indigence et chargé de l’exécration de tous les habitants de la ville 57 ». Sa longévité même semble destinée par Dieu à porter témoignage. L’abbé Fret rappelle que Louis, François, Charles Du Portail, arraché aux « prières, sanglots, larmes, gémissements » d’une mère octogénaire, traîné comme Jésus (sic) sur la place publique, son humble Golgotha, a été assommé et décapité ; puis il décrit une scène que les historiens Paul Nicolle et Joseph Grente ignorent : « La tête une fois séparée du tronc, l’infâme M… et ses satellites ordonnèrent, sous peine de la vie, à un malheureux boucher du Pin-la-Garenne, alors échauffé par les fumées

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du vin, de plonger son bras dans le sein du cadavre de la victime pour lui arracher le cœur 58. » Il s’exécuta. « Le viscère », attaché au bout d’une perche, comme l’était la tête, a été promené dans les rues de Bellême. Finalement, cet « épouvantable trophée » fut jeté « dans la cour de l’auberge du Cheval-noir. L’aubergiste – pauvre Joseph d’Arimathie – ramassa ces restes du martyr, et leur donna une sépulture convenable aussitôt qu’il lui fut possible 59 ». Quant au boucher, il en conçut un terrible mal, dont il mourut peu après. Ce n’est pas, ici, notre propos d’interpréter, comme a su le faire Paolo Viola 60, cette scène de « cannibales ». L’essentiel pour nous est que cette version, présentée par un contemporain exact de Louis-François, a toutes chances d’avoir été celle que celui-ci a pu entendre, à l’occasion. Tels sont, durant ces quelque dix années, les principaux épisodes tumultueux, violents, voire sanglants qui peuvent avoir marqué fortement les mémoires à Orignyle-Butin. Mais il n’est pas exclu que, dans les récits qui ont permis à Louis-François Pinagot de se constituer un savoir du passé, on ait aussi évoqué des scènes, peut-être moins exceptionnelles, mais à coup sûr plus réjouissantes. Au Vieux-Bellême, la plus importante et la plus vibrante des communes limitrophes, dont le territoire enserrait alors Origny-le-Butin et dont la population se composait en grande partie de sabotiers, la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, semble avoir été jour de liesse ; tout comme le 6 février 1791, date de la cérémonie solennelle de prestation de serment des trois prêtres de la commune ; sans oublier les assemblées électorales, les feux de joie à l’occasion de la prise de Toulon, le 20 nivôse an II (9 janvier 1794) ou bien la plantation, le 30 ventôse (20 mars), d’un arbre de la fraternité – un

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peuplier de soixante et un pieds surmonté d’un drapeau tricolore – sur la place d’armes du bourg 61. On peut aussi penser que les récits de la veillée évoquaient des scènes plus sombres : les réquisitions et la levée des hommes, par exemple. Voilà bien des conjectures. Il en serait d’autres. On pourrait supposer qu’une mémoire jacobine, plus intensément politisée, a cheminé souterrainement durant l’enfance et la jeunesse de Louis-François Pinagot, dans la commune d’Origny-le-Butin. Ainsi, parmi les meurtriers de l’abbé Du Portail, figuraient trois ouvriers de la forêt installés à Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, dont le terrible charpentier Deschamps, dit Bacanal (et pour certains Bacanard), qui résidait au village du Carouge, non loin de la Haute-Frêne 62. Cela apparaît, toutefois, assez peu vraisemblable, à considérer la répartition géographique et la composition sociale des sociétés populaires durant la Révolution 63, ainsi que la quasi-disparition des républicains sous la Restauration. Ce serait aller à l’encontre de la presque totalité des documents d’archives accumulés durant les premières décennies du XIXe siècle ; il nous faudra toutefois y revenir, à propos du printemps 1815 64. Il n’est pas, en revanche, totalement exclu que Louis-François ait, à l’occasion de rencontres fortuites ou de conversations de travail, entendu d’autres versions des événements de la Révolution que celles qui ont dû lui être proposées à l’église, dans sa famille ou dans le voisinage.

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LES

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L’existence de Louis-François Pinagot, de la « jeunesse 1 » au grand âge, s’est déroulée entre deux invasions et deux occupations d’inégale longueur. Par deux fois, l’apparition de l’ennemi a rendu sensible l’irruption d’une histoire qui se déroulait à l’échelle de l’Europe, dans l’espace familier de la localité. Par deux fois, la présence hostile et brutale d’individus, qui seraient autrement demeurés à jamais invisibles, a imposé une confrontation à d’autres logiques que celles qui ordonnaient la manière d’apprécier les êtres et les choses. L’invasion de 1815 a sans doute marqué le jeune homme, de dix-sept ans à peine, d’une empreinte indélébile. Le vieillard de soixante-douze ans passés a vécu, à sa manière, de septembre 1870 à mars 1871 des semaines terribles. Pour bien des Français de sa génération, il s’agit là de deux expériences décisives, de celles qui scandent une longue existence. Ne pas leur accorder toute l’attention requise serait se condamner à ne pas comprendre l’histoire de ce siècle. Par deux fois, les habitants du Bellêmois ont eu affaire aux Prussiens : on comprend que ceux-ci aient, ici, incarné l’ennemi. On s’est beaucoup interrogé sur les représentations de l’Allemagne dans la France du XIXe siècle ; et des travaux de qualité ont été consacrés à l’appréciation des élites 2. Mais il ne semble pas que, dans les campagnes du Bellêmois, on ait fait dans la nuance.

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J’ai pu, à l’aube des années 1940, après que deux nouvelles guerres eurent opposé la France à l’Allemagne, écouter à maintes reprises de très vieilles femmes de la région évoquer entre elles – à proximité des troupes d’occupation – l’irruption des Prussiens dans leur ferme, soixante-dix ans auparavant. C’est dire avec quelle profondeur l’événement avait pu marquer leur mémoire. La plupart des documents qui traitent de l’invasion de 1815, qu’il s’agisse de souvenirs ou de correspondances, concernent d’autres milieux que celui des pauvres travailleurs de la forêt de Bellême. Ils nous parlent de nobles réfugiés dans leurs demeures ou de bourgeois installés dans les petites villes de la région, tous profondément marqués par l’expérience. « J’étais alors petit enfant de douze ans, écrit ainsi le docteur Jousset en 1887 ; j’assistais à toutes les angoisses de la famille et l’impression, après soixante-douze ans, ne s’en est pas effacée 3 ». Les archives de l’occupation, bourrées de récits d’incidents et de plaintes, ainsi que les lettres adressées par le domestique Marin Rousseau à son maître, Noël Périer de Villiers, qui lui avait confié la garde de son château de la Gallardière 4, nous suggèrent toutefois ce qu’un Louis-François Pinagot a pu voir et surtout entendre dire en cette terrible occurrence. Les Prussiens surgissent dans la région de Bellême le 17 juillet 1815, après avoir traversé l’Eure-et-Loir 5. Ils quittent le département de l’Orne quelque deux mois plus tard. Leur retrait, décidé le 22 septembre, s’effectue entre le 24 et le 27 de ce mois, selon les régiments. Le Haut-Perche a été plus durement frappé que les trois autres arrondissements. À titre d’exemple, l’état des cantonnements, en date du 1er août 1815, permet d’estimer la densité de l’occupation. Ce jour-là, les Prussiens sont six cents à Mortagne, quatre cents à Bellême, deux cent

LES INVASIONS

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cinquante à Tourouvre et à Rémalard, trois cent cinquante à Longny 6. En plus de ceux qui y sont ainsi cantonnés, la région a, pour le moins, donné passage à quarante mille hommes. On comprend, dès lors, les appels désespérés lancés par le sous-préfet La Morélie. « Si vous ne venez à mon secours, écrit-il au vicomte de Riccé, […], je ne puis y tenir 7. » À Bellême et à Mortagne, sont installés deux des trois principaux magasins établis dans le département. Ils concentrent le produit des réquisitions destinées aux troupes d’occupation 8. L’hôpital de Bellême est bourré d’Allemands, malades ou blessés. Les injonctions des Prussiens sont extrêmement fermes. Après que le préfet a tenté de discuter l’imposition de 4 259 000 francs qui frappe son département, Krüger, le 31 juillet, exige, dans les deux heures, les états des caisses publiques et l’argent qui pourrait s’y trouver. Il réclame, sur-le-champ, la délivrance des budgets départementaux et le compte rendu de toutes les impositions 9. Les conditions d’hébergement des troupes, qu’il s’agisse de la qualité du couchage ou de l’obligation de préparer la viande et les légumes aux soldats, ont été fixées avec précision dès le 5 juillet, à Saint-Cloud. Les banquets qu’il convient d’offrir aux officiers mettent la touche finale à l’humiliation. Tout cela permet d’entrevoir les sentiments de la population. Une minorité a directement affaire aux Prussiens ; les autres habitants – et l’on peut supposer que ce fut le cas à la Haute-Frêne – sont réduits à écouter les récits des premiers. Cela dit, il est possible que leur statut de voituriers ait amené Jacques Pinagot et son fils à entrer en relation avec l’occupant. Nulle part il n’est question de viols ou de meurtres en série, perpétrés par les soldats prussiens. Plusieurs types de micro-événements alimentent les conversations 10. Tout d’abord les pillages dont sont victimes les particuliers. Les Prussiens

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succombent au désir d’emporter le linge des armoires et les bouteilles de vin entreposées dans la profondeur des caves. Le récit des pillages de châteaux frappe particulièrement les esprits ; d’autant que les Prussiens obligent les fermiers des propriétaires à fournir les charrettes qui permettent le transport du butin. Le 31 juillet, le château de Viantais (Bellou-sur-Huisne) est saccagé ; la perte se monte à plus de vingt mille francs. Les Prussiens ont emporté l’argent, les bijoux, le linge des armoires et des secrétaires, mais aussi les livres de la bibliothèque, les gravures et les collections d’objets d’art. Ils ont brisé les glaces et les instruments de mécanique qui se trouvaient à l’intérieur de la demeure 11. Le château de la Pelleterie à Bivilliers et celui de la Gallardière, propriété des Périer de Villiers, situé près de Mortagne, subissent le même sort. « À la maizon, rapporte Marin Rousseau à son maître, il zon bien fêt dumal geles ze pourtant bien reçu, geleur ze donnet du vin, de la volail, de la viande de boucherie que jet envoier cherché, du pin de même. Ce lanarien servi. Lors ce qui sont partit ils zon emportêt 25 b [boisseaux] davenne [d’avoine]. » Par bonheur, « il non point bu de votre audevie, ni de votre liqueur deaucune espèse, il non bu que du vin ordinère rouge et blan, il non poin bu de vin de bourgogne ni de Bordeau ». En outre, Marin a réussi à sauver les pêches et les poires du verger ; il les a « cerret » (ramassées) « plutôt que de leur lesset dévorer ». « En généralle, assure-t-il, toutes les bonne maizon ont été ravager… » « La maizon du Valdieu a été toutes degarnie de linge il non laisset à la dame qui leaucuppe que la robe et la chemize dons telle été couverte. » Les Prussiens, écrit la comtesse de Tredern qui réside à la Pelleterie, « emportent draps, serviettes, chemises ».

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« Ceux que j’ai depuis deux jours ont des chariots chargés. » Elle ajoute, en une formule péremptoire sans que l’on connaisse ses sources : « Les Russes et les Anglais se conduisent mieux beaucoup que les Allemands 12. » Le comte d’Orglandes se doit de nourrir cent chevaux dans les écuries de son château de Lonné, situé à Igé, à proximité d’Origny-le-Butin. Un tel mauvais traitement n’est pas sans portée. Voir ainsi les nobles victimes des Prussiens allait à l’encontre du stéréotype qui les disait rentrés dans les fourgons de l’étranger. Autant peut-être que ces larcins, les excès gastronomiques devaient frapper les pauvres habitants du HautPerche, à peine sortis d’une période d’intense privation, pour ne pas dire de disette 13. Les Prussiens, en effet, se voient servir des banquets pantagruéliques. Alençon héberge Blücher du 26 août au 10 septembre. Les dîners qui lui sont offerts à la préfecture ne coûtent pas moins de 1 800 francs au département ; sans compter les agapes auxquelles le convie l’évêque de Séez. À Bellême, sur les ordres du maire désireux de les amadouer, deux banquets sont servis aux vainqueurs, le 3 et le 26 août. Le premier se compose de quatre-vingts couverts. Reste la brutalité, la morgue de l’occupant. Les Prussiens admettent mal de ne pouvoir se faire comprendre. Ce qui accentue la rudesse de leurs injonctions ; s’ensuivent des soufflets, des coups de plat de sabre, de crosse ou de bâton ; quand ce ne sont pas des jets de bouteille, en pleine figure. Les soldats – on dit les officiers d’une politesse raffinée – aiment humilier le Français 14. Dans le voisinage de la Gallardière, rapporte Marin Rousseau, « il zonpresque battus tout le monde chéquiil zétait loger, la plupar se sont sauvé ». À la Poterie, « tout le monde a été couchez dans le boi de lizardière après aître bien battu ». « Comme vous voyé, conclut-il le 27 août, alors qu’il s’apprête à recevoir

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150 hommes et 180 “cheveau” à la Gallardière, nous ne somme pas à laveil de passet une bonsémenne. » Il est peu probable que Louis-François, installé à l’abri de la forêt, dans le village de la Haute-Frêne, ait eu personnellement à subir de tels sévices. Le tout, en la matière, était de se trouver éloigné des grandes routes ; et il y a fort à parier qu’Origny-le-Butin n’a jamais subi les avanies dont, à en croire le maire, ont été victimes les habitants du Ménil-Brout, petite commune située sur la route royale no 12 15. Mais il est probable que les pillages, les beuveries et les brutalités ont alimenté les conversations, fût-ce le long de la lisière de la forêt de Bellême. Le Haut-Perche se situait sur le chemin du retrait des troupes d’occupation. Le 25 septembre, l’état-major prussien de la 14e brigade séjourne à Bellême. Ce jourlà, le 1er régiment de Landwehr poméranienne se retire par Saint-Martin, Saint-Ouen-la-Cour, Éperrais. Il passe donc à proximité d’Origny-le-Butin. Le lendemain, le 12e régiment de Landwehr silésienne traverse SaintMartin-du-Vieux-Bellême et se dirige vers Nocé. En bref, on peut tenir pour assuré que Louis-François a vu des Prussiens 16 et qu’il a pu assister à ce retrait massif. Quand ils réapparaissent, au crépuscule de sa vie, Louis-François Pinagot fait partie de ces vieillards qui connaissent les Prussiens de longue date. Sans doute la nouvelle invasion a-t-elle provoqué, chez lui, l’anamnèse ; peut-être l’a-t-elle incité au récit ; et on l’imagine aisément, égrenant ses souvenirs au sein de sa famille, à l’occasion des veillées de la Basse-Frêne. À dire vrai, Louis-François se trouve plus directement concerné qu’en 1815. De durs combats se déroulent dans le Bellêmois, entre le 22 novembre 1870 et le 16 janvier 1871. Les Prussiens s’installent durablement dans le « pays » et

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Origny-le-Butin est occupé. Le spectacle visuel, la présence auditive, olfactive même de l’ennemi 17 s’imposent à Louis-François Pinagot avec une plus grande intensité qu’un demi-siècle auparavant. Comme en bien d’autres régions, la sécheresse sévit dans le département de l’Orne, au début de l’été 1870. La Normandie, verte d’ordinaire, est aujourd’hui toute desséchée, écrit le préfet, le 1er juillet 18. Les éleveurs tentent de vendre ou abattent des bestiaux qu’ils ne peuvent plus nourrir. Afin d’éviter l’hécatombe, l’administration forestière autorise de faire paître les bêtes à l’intérieur des cantons défendables. Un mois plus tard, en revanche, les récoltes de grains, à l’exception de celles des orges et des avoines, se présentent sous les meilleurs auspices ; malheureusement, les exploitants manquent de bras. Aussi les moissons sont-elles « encore debout » le ler août ; mais « tout le monde se met à l’œuvre, vieillards, femmes et enfants prennent la faucille, car il n’y a pas un moment à perdre 19 ». Il y a fort à parier qu’en ces tristes circonstances, Louis-François n’a pas hésité à donner un coup de main aux agriculteurs d’Origny. Selon le préfet, la haine du Prussien, qualifiée par lui d’« instinctive » et de « traditionnelle », se trouve avivée par les récits des vieillards qui évoquent les « souvenirs de l’invasion 20 » ; notamment par ceux des anciens militaires qui ont effectivement combattu sous l’Empire. Dans l’Orne, on s’attend à une guerre courte. On pense qu’elle sera sanglante mais on espère que cette rapidité permettra d’éviter les « morts sans gloire causées par les maladies ordinairement plus meurtrières que le feu de l’ennemi dans les campagnes qui se prolongent 21 ». La guerre de Crimée, et celle du Mexique, sont dans tous les esprits. « Jamais, assure le préfet le 1er août, le sentiment national et patriotique ne s’est manifesté sur tous les

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points avec autant d’enthousiasme. Jamais plus d’empressement n’a été montré par les soldats à répondre à l’appel dont ils ont été l’objet. » Lors de la mobilisation, la foule « accompagnait nos bons soldats aux gares d’embarquement ». Cela dit, le préfet atténue ce tableau enthousiaste : « l’appel de la garde mobile » a beaucoup inquiété ; les familles se sont émues. « Elles s’étaient habituées à ne considérer cette institution que comme étant destinée à produire plutôt un effet moral que réel. » L’interdiction du remplacement a toutefois calmé quelque peu les esprits car il atteste la volonté du pouvoir de respecter l’égalité entre les citoyens. Pour le reste, le préfet constate, dans l’Orne, en ce début du mois d’août, ce que l’on relève en bien d’autres régions 22 : la population, « en dépit de son humeur généralement peu belliqueuse 23 », s’associe « avec un élan peu usité au mouvement général ». Les « partis s’effacent » devant le sentiment de la nation menacée. L’évêque de Séez ordonne à ses curés « des prières publiques en faveur de la France et de l’armée ». « Chacun est avide de nouvelles » ; les dépêches sont inlassablement commentées. Origny-le-Butin semble toutefois plus réservé que l’ensemble du département, du moins si l’on en croit l’attitude de la jeunesse. La commune ne compte qu’un engagé volontaire au cours du conflit 24. Quarante ans plus tard, on ne dénombre que onze « vétérans » de la guerre francoprussienne : un seul d’entre eux s’y est véritablement distingué 25. La commune n’a pas édifié de monument en souvenir du conflit ; ce qui, à dire vrai, n’a rien de surprenant. En 1911, dans le cimetière d’Origny, aucune tombe n’est là pour attester le caractère sanglant des combats 26. Les populations, on le sait 27, devaient vite déchanter. Entre la chute de l’Empire, le 4 septembre, et la signature des préliminaires du traité de paix, six mois plus tard, se

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déroule une période d’intense émotion scandée de multiples spectacles : l’afflux et le cantonnement des mobiles et des francs-tireurs, l’irruption de l’ennemi, les interminables chassés-croisés qui constituent cette guerre de mouvement et, pour finir, les combats, l’occupation, les pillages et les réquisitions qui l’accompagnent. Nous disposons de quelques livres de souvenirs et de quelques trop rares documents d’archives concernant le Haut-Perche en cette période agitée. Par chance, une jeune aristocrate, Marie de Semallé, alors âgée de dixneuf ans, qui réside depuis le mois de mai en compagnie de sa mère et de ses grands-parents dans le château des Feugerets, construit sur le territoire de la Chapelle-Souef, a tenu un journal d’une extrême précision. Ce texte nous permet d’entrevoir la manière dont la guerre peut être perçue par des civils, à quelque dix kilomètres d’Orignyle-Butin 28. Marie de Semallé, on s’en doute, évolue dans un milieu fort éloigné de celui de la Basse-Frêne. Aux Feugerets, on lit, autant qu’il est possible, afin de mieux comprendre les événements. Chaque jour, le facteur apporte des lettres de parents éloignés. Les membres de cette aristocratie se visitent, d’un château l’autre. Les domestiques circulent entre les demeures et constituent autant d’émissaires. Les hôtes des Feugerets entretiennent d’étroites relations avec les bourgeois de Bellême, avec le médecin Jousset, avec le notaire Aunet ainsi qu’avec les membres du clergé. Leur ferveur religieuse les amène à pratiquer la charité à l’égard des blessés et à se rendre régulièrement au bourg pour entendre les offices et réciter les prières publiques. Le moment venu, on héberge des réfugiés au château ; et l’on apprend d’eux le comportement de l’ennemi. Des officiers prussiens résident à plusieurs reprises aux Feugerets. En bref, Marie de Semallé a pu

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apprendre et observer bien des choses qui étaient hors de la portée d’un Louis-François Pinagot. Elle songe avec tristesse à son cher quartier parisien, assiégé par l’ennemi. Elle consulte les cartes. Plusieurs de ses parents sont officiers et combattent. Mieux : elle connaît l’allemand. Elle s’enthousiasme à la lecture de la Messiade de Klopstock et dévore le livre de Madame de Staël, afin de mieux comprendre la culture germanique. Elle a du conflit une vision globale, bien éloignée, sans doute, de celle que pouvait en avoir un pauvre sabotier. À plusieurs reprises, elle fait preuve d’un bellicisme spontané, suggéré par le refus de l’humiliation de la patrie et de l’inutilité éventuelle des sacrifices consentis. C’est ainsi que la nouvelle de l’armistice la jette dans la plus profonde tristesse. Rien ne prouve que de tels sentiments aient été partagés par les hôtes de la Basse-Frêne. Cependant, ce texte se révèle, pour nous, d’une grande utilité. Il est d’une précision inattendue. Ce journal, dense et continu, relate une foule de micro-événements. Il indique mille choses vues, mille « bruits » recueillis. Il informe même sur le paysage sonore. Il permet d’imaginer ce qu’a pu percevoir, sinon ressentir, Louis-François Pinagot et d’estimer le contenu des conversations qu’il a pu saisir, au fil des rencontres ou des réunions. Bien entendu, le sentiment d’accélération de l’existence que procurent des épisodes aussi intenses impose ici une chronologie très précise. Entre l’annonce des premières défaites – début août – et la fin du mois de novembre, dominent l’avidité de la nouvelle écrite et le spectacle des préparatifs qui manifestent l’attente de l’ennemi. C’est alors qu’il est pour nous le plus difficile d’imaginer les sentiments de l’analphabète Louis-François Pinagot. Aux Feugerets, on reçoit des journaux de partout : du Mans, de l’Ouest, du Midi ; sans oublier les feuilles

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locales et quelques organes étrangers ou parisiens qui voyagent par ballon. Ce qui n’empêche pas les rumeurs de circuler 29. Le 21 septembre, Marie de Semallé note que la peur des espions prussiens conduit à rechercher les marques que ceux-ci auraient pu tracer sur les arbres et sur les barrières. Le 23 septembre, on commence de couper les routes et d’édifier ces fameuses « barricades » destinées à enrayer l’avance de l’ennemi, dont Octave Mirbeau se gausse par la suite 30. Pour la première fois ce jour-là, on entend le bruit du canon, depuis les Feugerets. La date est capitale : on se sent désormais directement menacé par la guerre. Le spectacle dominant est alors celui des mobiles. Le 4e bataillon de l’Orne, formé à la hâte à Mortagne, le 4 août, rendu opérationnel le 17 septembre, est dirigé sur Bretoncelles le 20 octobre 31. Il entre en contact avec l’ennemi le 20 novembre. Il sera dissous, au Theil, le 1er avril 1871. Sur les mille deux cents hommes enrôlés, il n’en reste plus, à cette date, que sept cents. Le 4e bataillon des mobiles de l’Orne semble avoir été très mal commandé et mal équipé. Le 9 octobre, Marie de Semallé note la présence des mobiles : « on campe partout », notamment dans les bois, à l’intérieur (16 octobre) de « grandes maisons en bouleaux pour y mettre cent hommes ». Effectivement, afin d’éviter de gêner les habitants de la région, l’administration a préféré sacrifier les bois, et y faire édifier des gourbis. Certains mobiles logent toutefois chez l’habitant. Le 26 octobre, on annonce, pour la première fois, l’arrivée de l’ennemi. Mais celui-ci ne paraît pas. Le 20 novembre, les mobiles refluent en « un pêle-mêle indescriptible 32 » de Bretoncelles vers Nocé puis Bellême où ils arrivent vers dix heures du soir, le 21. Le lendemain, ils quittent la ville à sept heures du matin et se

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dirigent vers Pervenchères, puis vers la forêt de Perseigne, avant de se replier sur Sillé-le-Guillaume et Mayenne. Des rumeurs de trahison ou de désertion de chefs démoralisent la troupe. Ne dit-on pas que certains officiers ont profité du séjour à Bellême pour regagner leur domicile ? À la Chapelle-Souef, Marie de Semallé aperçoit la cohue, le 22 novembre. Sur la route, elle croise « deux cents pauvres mobiles fatigués, trempés, à peine armés, venant certainement de Nogent avec leurs voitures, leurs pains, leurs munitions ». Il y en a beaucoup d’autres à Bellême ; ils sont « exténués ». Les vivres manquent dans la ville. Le même jour, à la lueur des torches, des Prussiens entrent en chantant dans Bellême, vers dix heures du soir. Ils ordonnent d’ouvrir les portes des maisons et d’éclairer les fenêtres. Dès le lendemain, ils s’en vont, silencieusement, à la rencontre de l’armée de la Loire. Le grand-père de Marie affirme qu’il en est qui ont pris la route de Mamers pour gagner Le Mans. Si cela est vrai, ils ont cheminé quelques kilomètres en bordure du territoire d’Origny-le-Butin. Les journées du 22 et du 23 novembre ouvrent une nouvelle phase du conflit dans le canton. Les récits de ceux qui ont vu la masse des Prussiens à Bellême, habillés de noir et coiffés de leur casque à pointe, se propagent dans les campagnes. « Les rues étaient combles, explique le grand-père de Marie, on ne pouvait passer qu’en heurtant les Prussiens, qu’en les coudoyant. » Un immense tas de fusils réquisitionnés et cassés, entreposé devant la mairie, atteste le désarmement de la population. À l’annonce de l’arrivée de l’ennemi, une bonne partie des habitants de la ville se sont réfugiés dans la forêt ; certains s’empressent de cacher leurs meubles les plus précieux ; ce qui donne à penser que Louis-François Pinagot

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a pu entrer en contact avec ces citadins apeurés, au cours des journées du 22 ou du 23 novembre. Dès lors, les Prussiens sillonnent les routes du Bellêmois et chacun peut les apercevoir. Des Feugerets, on en observe le 25 novembre. Louis-François a pu assister, ce jour-là, à un même spectacle. Cinq cavaliers prussiens passent sur la route, écrit Marie. « Nous les avons aperçus, puis dix minutes après en voilà cinq autres, et puis un régiment à pied, à cheval, des chariots, des voitures de viande, de fusils. Chacun regardait avec les longuesvues [dont ne disposait sans doute pas Louis-François Pinagot] […]. C’était bien un peu effrayant de se trouver si près de ces hommes, ajoute la jeune fille. Quelquesuns saluaient, d’autres étaient blessés, tous avaient une figure pleine et rose, et beaucoup étaient jeunes. Leurs voitures vides à quatre roues généralement étaient couvertes de bâches. Tout était sale et misérable. Ils allaient assez vite. » Les conversations vont bon train, dans les bourgs et dans les villages. À la Chapelle-Souef comme, sans doute, à Origny-le-Butin, il n’est question que des pillages et des vols commis par les Prussiens. À Bellême, « rien n’arrive plus à la poste, ni télégraphe ni lettres ». Le temps est venu du spectacle de la guerre en direct, de l’expérience individuelle et du récit vécu ; monopole nouveau de la parole qui autorise le rapprochement, la confrontation des expériences, par-delà la barrière des classes. À la sortie de la messe, et, mieux encore, après vêpres, on échange des informations. Le 28 novembre, écrit Marie, « nous avons encore parlé dans le bourg, chacun racontant sa fuite, sa frayeur ». Contrairement aux craintes exprimées, et nonobstant leur habitude d’allumer de grands feux, les Prussiens « n’ont rien brûlé 33 ». On ne leur attribue ni viol ni meurtre. Un pauvre homme était certes accouru le 24 novembre à la

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Chapelle-Souef en disant que les ennemis « prennent les hommes valides pour marcher avec eux ». Pour cette raison, « il se sauvait ainsi qu’une dizaine d’autres » ; mais cette rumeur ne semble pas persistante. En revanche, les récits de spoliations ne tarissent pas. Marie énumère avec complaisance les victimes de Bellême ou de « la Chapelle ». « On a brûlé tout son bois à Malar, on n’a laissé que son Kirsch. » « On trouve dans les rues [de Bellême] de l’avoine, de la viande gaspillées. » À Clinchamps, on a pris « ses bottes, puis des confitures, de l’avoine, du beurre, des bas ». Le 27 novembre, Marie note encore : « on a pris des chemises à Rhodeau », « la vache à la mère Le Sueur ». Les Prussiens « ont bu trois grands verres d’eau-de-vie chez Me Guérin » et « pris trois miches chez la mère Charron ». Le 3 décembre, à l’occasion d’une visite à Bellême, Marie apprend que chez Mlle Gislain, « café, chocolat, bonneterie y avaient passé ». Chez Me Morice, les Prussiens ont pris du drap. Seules les « sœurs » – religieuses – ont été respectées. Il faut dire qu’elles soignent les blessés qui s’entassent à l’hôpital. Les récits de membres de la famille, éloignés de la Chapelle-Souef, prennent le relais des choses vues et des témoignages d’amis ou de voisins. Le 29 novembre, Marie apprend que l’un de ses ondes a logé cinq officiers, qui lui ont pris « une belle couverture de laine, les bottes de cheval, beaucoup de chaussures, des liqueurs. […] C’est inouï, ajoute la jeune fille, ce que ces Allemands absorbent de viande et de vin. » Remarque qui fait écho aux sentiments exprimés en 1815. Pendant un mois et demi, du 23 novembre 1870 au 8 janvier 1871, date de la seconde irruption des Prussiens à Bellême, la confusion est extrême. Un effort d’imagination est nécessaire à qui veut ne serait-ce qu’entrevoir le détail des opérations et des choses vues. Dans

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le Haut-Perche, la cécité de Fabrice, perdu sur le champ de bataille de Waterloo, semble étendue à la société tout entière. Les hôtes des Feugerets tentent bien de suivre le conflit. Ils recourent à la lecture des cartes. Ils se jettent sur les quelques dépêches qui passent. Ils apprennent ainsi – le 4 décembre – que les Parisiens ont effectué une sortie ; le 6, que les Prussiens ont repris Orléans. Reste que l’ignorance est grande de ce qui se déroule à proximité, sur le théâtre des opérations. À Bellême, on s’efforce de faire silence, de peur d’un retour de l’ennemi. C’est pourquoi les sonneries de cloches sont prohibées 34. Au cours de ces six semaines, des Prussiens de toutes armes, des mobiles et des francs-tireurs se croisent, en un incessant va-et-vient ; tout cela dans un froid intense et dans la neige, tombée d’abondance le 9 décembre. À Origny-le-Butin, la municipalité a décidé l’ouverture d’un atelier de charité 35. En effet, cinquante hommes valides, soit la moitié de ceux qui résident alors dans la commune, sont privés de travail. Quant aux autres, ils se trouvent dans un état d’extrême pauvreté. À cette misère, s’ajoute la variole, qui commence de sévir dans la région. Les récits, à nouveau, vont bon train. On continue de commenter le comportement des ennemis. « On a parlé encore du passage des Prussiens à Bellême, on en parlera toujours », note Marie de Semallé le 22 décembre. Il faut dire qu’on en aperçoit de temps à autre, qui bivouaquent ou qui cheminent. Le 8 décembre : « Nous avons eu la joie d’aller au Theil avec maman […]. Il a défilé la journée entière des Prussiens sur la route demandant à boire et à manger, et six cents se sont établis dans le château, tirant les bêtes aux portes d’entrée, montant la viande saignante dans les jolies chambres et y faisant la cuisine. » Le 23 décembre, des cavaliers prussiens passent au galop en vue des Feugerets et vingt uhlans sont aperçus à la Chapelle-Souef. Le jour de Noël, douze soldats prussiens

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viennent réquisitionner de la paille. Ils menacent de brûler le bourg dans les trois jours s’ils n’obtiennent pas satisfaction. Ces incursions n’empêchent pas le déploiement des mobiles et le passage de soldats tout juste mobilisés. Le 14 décembre, cent d’entre eux, originaires du Theil, traversent la Chapelle-Souef. Aucun supérieur ne les encadre. Le surlendemain, des mobiles du Perche montent la garde aux Feugerets. Le 23 décembre, Marie en croise deux autres ainsi qu’un franc-tireur, installés dans le bourg. Or, ce même jour, rappelons-le, des cavaliers prussiens étaient aperçus par deux fois sur le territoire de la commune. Le 26 décembre, la ville de Bellême est pleine de soldats français. « Dans les rues, note Marie le lendemain, que de mobiles ! On en voit partout et aussi des francs-tireurs du Midi parlant mal avec des chapeaux tyroliens à plumes. » Le 1er janvier, des mobilisés originaires d’Alençon et de la Perrière sont cantonnés aux Feugerets ; « on leur a donné le soir fruits, pain, cidre et Maria en a amené quatorze à la prière ». La véritable nouveauté résulte de l’afflux massif des francs-tireurs. À en croire P. Pitard, un mobile du 4e bataillon, ces hommes réquisitionnent sans vergogne. Étrangers au « pays », ils n’éprouvent pas, à l’égard des populations locales, les mêmes scrupules que les Ornais. En outre, ils sont mieux équipés. Le 8 janvier 1871, Marie de Somalie confirme ce témoignage. « Amilly est dévasté, ruiné, abîmé par Lepuski [sic], n’est-ce pas affreux, des Français. Il y a à la Chapelle [Souef ] deux cents hommes des francs-tireurs ». Le lendemain, ils réquisitionnent 150 livres de pain. Il faut dire que, ces deux jours-là, ils sont en pleine retraite. « À la Chapelle, note encore Marie, nous avons vu alignés le sac au dos trois cents hommes de toute [sic] uniforme, francs-tireurs verts, francs-tireurs bordelais, pantalon gris à bandes

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rouges […], zouaves, ligne. » Le curé, pour sa part, a logé cinq garibaldiens ainsi que l’aumônier, qui est américain. Le capitaine se dit désolé de ses troupes. Deux hommes ont d’ailleurs été fusillés le samedi précédent 36. Cette fois, c’est la guerre dans le canton et l’occupation véritable. Le 8 janvier, le fracas des combats est perçu des Feugerets. « On entendait le canon, note Marie le lendemain, comme je ne l’ai jamais entendu. » L’aptitude des civils à l’analyse auditive des combats est ici à souligner : « On entendait le canon prussien, le canon français, les mitrailleuses, puis la fusillade. On se battait à la barricade et sur la route de Nogent, à la Renardière, la Bulardière, la Barre, Couasme […]. » Deux officiers et sept soldats demandent asile au château. Ils viennent de quitter le champ de bataille et sont exténués. Le 8 janvier, en effet, à l’issue des combats des fermes de la Bulardière et de la Barre, des Prussiens entrent à nouveau dans Bellême 37. Ils s’installent sur les places, à l’intérieur de la mairie, de la poste, s’emparent du télégraphe et envahissent nombre de maisons. « Impossible, affirme le docteur Jousset, de combiner une occupation plus exacte, plus compliquée, plus absolue 38. » L’épidémie de « variole confluente » ou « variole noire » s’étend avec l’afflux des soldats ennemis. Dans le voisinage de Bellême, tous les bourgs, tous les gros « villages » s’emplissent de Prussiens 39. À Sérigny, où quelques francs-tireurs ont résisté, ils détruisent les ornements sacerdotaux, brisent les meubles et convertissent plusieurs maisons en écuries. Après qu’un Prussien a été tué, les habitants du Gué-de-la-Chaîne, apeurés, se réfugient dans la forêt. Origny-le-Butin héberge des occupants le 13 et le 15 janvier 40. Ce jourlà, ceux qui étaient cantonnés à Bellême quittent la ville pour se rendre à Marnera, via Igé ; mais d’autres viennent les relayer, le 18 janvier. Le 31, Marie rapporte

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que son grand-père a pu voir à Bellême cinquante hussards de la mort, « grands, fiers, insolents ». Les témoins comprennent mal cette logistique. Sauf rares exceptions, on parle des Prussiens, sans autre précision, comme s’il s’agissait des mêmes. Les combats, quant à eux, continuent jusqu’au soir du 16 janvier et le bruit du canon se fait entendre, sporadiquement. « En allant à Vêpres, note Marie le lundi 16, à propos de la veille, on entendait le canon d’une manière affreuse du côté de Mamers très fort et un peu sur Nogent. » Ne l’oublions pas, pour les populations civiles, la guerre est d’abord un paysage sonore. Les bruits et les rumeurs se multiplient sur le marché de Bellême, en cette fin du mois de janvier. Des nouvelles qui nous semblent aberrantes sont colportées sans qu’enfoui au milieu des ennemis, on sache trop quel crédit il convient de leur accorder. L’ignorance de ce qui se déroule au-delà du Haut-Perche, l’attente d’épisodes décisifs, l’espoir de victoires inattendues stimulent l’imagination. Le 17 janvier déjà, des bruits rassurants circulent : « les Prussiens perdent plus de monde que nous », note, ce jour-là, Marie de Semallé ; et le matin du 24 : « Oh quel bon réveil ! » Une dépêche heureuse : « Le prince Albert blessé, Bourbaki à Mulhouse, Versailles bloqué, P. Charles en retraite, victoire de Garibaldi, Vinay et Ducrot à Melun ; victoire sous Meudon. Quarante mille Prussiens hors de combat. » Mais, le soir, Marie note tristement : « Nos belles nouvelles sont fausses. » De telles notations indiquent qu’ici, on a pu espérer jusqu’au bout une issue heureuse du conflit. En attendant, des récits de pillages de châteaux circulent à nouveau, au sein de la noblesse tout au moins. À Boissy, un ancien cocher aurait lui-même indiqué aux Prussiens les cachettes où l’on pensait avoir mis en sécurité les objets précieux. Il leur a « montré » l’argenterie,

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le linge, le vin. Le château de Viantais, déjà saccagé par des Prussiens en 1815, aurait subi des pertes estimées à quatre mille francs. Voré est pillé ; l’argenterie, le linge, le vin – toujours cette triade – ont été dérobés, mais aussi les cigares, le sucre, les médicaments. Dans la Dordogne, en août 1870, les paysans soupçonnent les nobles de complicité avec les Prussiens. Ils craignent que ceuxci ne viennent brûler les villages et qu’ils épargnent les châteaux. L’expérience de 1815, puis les agissements des troupes prussiennes en 1870 et 1871 semblent avoir coupé court à de telles rumeurs dans le Perche ornais. La nouvelle de l’armistice ne parvient aux hôtes des Feugerets que dans la soirée du 3 février ; or, ils semblent jusqu’alors mieux informés que les paysans du voisinage. Le matin déjà, « on parle d’armistice ». « Les forts sont rendus, écrit Marie, le soir, un armistice de vingt et un jours signé, l’armée, la garde mobile de Paris désarmées, l’assemblée constituante élue le 8, réunie le 15 à Bordeaux. » Autant de précisions et de prévisions exactes, cette fois. Ces nouvelles ont été transmises par Me Aunet, le notaire de Bellême, qui a confié une lettre à Louis, le domestique des Feugerets, lequel ne cesse de circuler entre les demeures aristocratiques. On ne peut manquer de s’étonner de la lenteur de la transmission de la nouvelle puisque, à en croire le docteur Jousset, l’annonce de la suspension d’armes était parvenue au chef-lieu de canton au cours de la journée du 30 janvier 41. Mais l’incrédulité persiste aux Feugerets. Le lendemain, un samedi, le grand-père de Marie, de retour de Bellême, a pu constater qu’« on ne sait dans la ville s’il faut croire à l’armistice ». Ce qui est vrai des citadins l’est plus encore des paysans. Le mercredi 8 février, le jour du scrutin, Marie rapporte, non sans doute quelque exagération, que « dans le canton du Theil on ne savait pas l’armistice, les élections ». L’important est que cela

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lui paraisse vraisemblable. Dans ce canton « méridional », à l’inverse des bruits rassurants de naguère, des nouvelles excessivement noires circulent, qui mêlent la vérité au bobard : « On dit Jules Favre, Trochu morts, Bourbaki suicidé. » Aux Feugerets, les nouvelles du Paris assiégé n’affluent, massivement, que le 13 février. Reste l’hypothèse d’une fin prochaine de la guerre. « On parle toujours de la paix, note Marie le 24 février, mais on n’y croit pas. » Seize jours après les élections, l’incertitude demeure dans le Bellêmois. Dans l’esprit de Marie de Semallé, elle n’est levée que le 4 mars. Ce jourlà, de retour du château de Dorceau, elle aperçoit des « Prussiens en grand nombre à Bellême, criant, chantant, hurlant, ce qui nous fait croire à la paix ». Il est, dans ce texte, et probablement dans les conversations de château, deux manières d’évoquer les Prussiens. Les soldats sont laids, sales, brutaux. Le dimanche 19 février, Marie revient de Dorceau, en compagnie de sa grand-mère dans une petite voiture. La route est encombrée d’artilleurs, de fantassins, de cavaliers. « Ils étaient avec leur casque, leurs drapeaux, leurs canons, la route était couverte de journaux, papiers, débris de repas. » Dans le bourg de la Chapelle-Souef, le 6 mars, « ils sont là fumant leurs longues pipes, se brossant, buvant le cidre à même les pichets, causant ». À la messe, un Prussien « entre maman et moi. Il était bien laid, bien sale ». Marie n’apprécie de ces hommes que leur musique militaire. « Nous entendons encore le clairon à Appenay, note-t-elle le 7 mars, et de la vraie admirable musique dont nous saisissons quelques notes harmonieuses sur la route d’Igé à Bellême. » Mais le lendemain, elle aperçoit treize soldats du train, totalement ivres. Sur le chemin de Bellême, les Prussiens couvraient la route, « on ne voyait ce matin que du noir, ce soir que du blanc. Ces

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soldats de la Landwere [sic] en noir bien sale par parenthèse avec patte bleue ont chanté mais mal ». De tels spectacles et de telles ambiances sonores, Louis-François Pinagot a pu les observer, des mois durant ; mais rien n’assure qu’il les ait analysés en fonction du même système d’appréciation. Aux yeux de Marie de Semallé, les officiers sont autrement fréquentables que les soldats ; il faut dire qu’elle a pu les observer de près. Le dimanche 26 février, des Prussiens occupent les Feugerets. « À sept heures le dîner, on a parlé musique, littérature, Wagner qu’ils adorent, la cathédrale de Magdebourg [leur patrie], Cologne […]. Ils ont vu les livres allemands, albums et à neuf heures se sont retirés. Ils sont ravis, étonnés de nous entendre parler leur langue. Grâce à cela ils ont ni rien demandé ni rien pris […] les fruits font leur admiration. Ils sont en noir avec le fameux casque à pointe si connu. » Le mardi 7 mars, cinq officiers prussiens séjournent aux Feugerets. « Mon Dieu qu’ils sont grands, note Marie […]. Ils parlent français à merveille. » Comme les précédents, ils ont, après dîner, regardé les gravures et les livres allemands… et ils ont admiré les fruits. Le 9 mars, la scène se reproduit avec d’autres officiers. « Ils ont parlé littérature, musique, ont regardé les livres. » Le lendemain, le facteur apporte un paquet de lettres en instance, soixante-dix-huit en une seule fois. Les relations épistolaires sont enfin rétablies avec la capitale. À Origny-le-Butin, occupé à nouveau les 24 et 25, puis les 27 et 28 février, l’heure est venue de tracer le bilan des dommages 42. Dans le Bellêmois, l’occupation a été rude : à la défense de posséder une arme, aux réquisitions, à la surveillance du courrier, aux obstacles apportés à la circulation sont venues s’ajouter la privation de médicaments, la gêne des relations commerciales, la

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rareté du numéraire 43. À la campagne, certains craignent le retour des assignats 44. Les maires du canton, réunis à Bellême, le 21 février 1871, essaient, mais sans succès, de refuser les impositions exceptionnelles. Ici et là, les conseillers municipaux et les principaux contribuables tentent, eux aussi, de s’opposer aux demandes des autorités d’occupation. Ceux d’Orignyle-Butin se résignent le 1er mars 45. Dans cette commune, les dommages, tels qu’ils sont estimés le 27 novembre 1871, se répartissent ainsi 46 : réquisitions en nature, 1 268 francs ; contribution en argent, 632 francs ; frais d’occupation – logement et charrois, vols et pillage –, 2 456 francs ; soit un total de 4 356 francs. Ce qui est considérable, si l’on songe que les recettes annuelles de la commune se montaient à 988 francs en 1860 et devaient atteindre 2 401 francs en 1873 47. On peut, en outre, penser, comparaison faite avec les dossiers présentés par les autres municipalités du canton, que les édiles d’Origny-leButin ont été, une fois de plus, maladroits et qu’ils n’ont pas su faire valoir toutes les pertes subies. Selon l’état définitif des dommages, établi le 25 janvier 1872 48, la commune a reçu et logé 1 439 hommes et 537 chevaux. Elle a fourni 19 journées de charroi. Sur la liste des individus qui ont souffert de la présence des Prussiens, on trouve plusieurs parents de Louis-François : Louis Pinagot, à la Croix – le fils –, Julien Courville, à la Haute-Folie – le beau frère –, Léon Renaud, sabotier à la Basse-Frêne – un gendre –, Étienne Pinagot, cultivateur à la Rigorière – un cousin germain. Louis-François, vieillard de soixante-douze ans et demi, a donc vécu huit terribles mois, sur fond de sécheresse, de froid intense, d’épidémie. L’arrêt du travail, la présence des Prussiens, les inquiétudes, les charges suscitées par l’occupation et, sans doute, la tristesse de la défaite sont venus assombrir son grand âge. Du moins

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n’a-t-il pas eu à déplorer de morts parmi ses descendants. En outre, il vit seul, sans de trop grands besoins. Son fils Louis, élu conseiller municipal en 1871, jouit d’une certaine aisance, aux yeux de ses concitoyens tout au moins. En bref, on peut penser qu’en ces tristes circonstances, Louis-François s’est senti abrité de l’intense misère et du malheur. Mais nous ne pouvons estimer la souffrance morale. Après dix ans, « l’horreur du Prussien, reconnaît en 1880 le docteur Jousset, adversaire cependant de tout esprit de revanche, est fraîche encore et se maintiendra de génération en génération 49 ». Quelle était-elle pour un homme qui, par deux fois, avait vu ces seuls étrangers que peut-être il connaissait envahir son espace de vie ?

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Après avoir tenté d’imaginer la manière dont, à ses propres yeux, l’existence de Louis-François Pinagot se trouvait inscrite dans le cours d’une histoire, il convient de s’interroger sur les événements qui ont scandé sa vie. À l’évidence, il s’agit, tout d’abord, de son mariage, des naissances et des morts au sein de sa famille, sans qu’il nous soit malheureusement possible d’estimer le retentissement de ces épisodes fastes ou tragiques sur sa personnalité. L’effort de compréhension accompli au cours de la recherche nous conduit à penser que les exigences de la subsistance ont, plus que tout, rythmé le temps de Louis-François. Il lui a fallu traverser des crises intenses, répétées, au cours desquelles la nécessité de faire face aux exigences biologiques élémentaires a dû monopoliser son attention et ses efforts. Tout cela, une fois encore, relève de la conjecture ; mais semble plus solide que de poser la succession des régimes politiques comme cadre chronologique du déroulement de l’existence de LouisFrançois Pinagot et de l’élaboration de ses souvenirs 1. Le hasard nous a imposé le choix d’un pauvre sabotier qui a vécu, toute sa vie, dans la région la plus misérable d’un des départements les plus déshérités de France. Les préfets qui se sont succédé dans l’Orne ont, tous, souligné cette situation exceptionnelle. Entre la mise au travail de Louis-François Pinagot, sans doute vers les douze * Sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne, 24 janvier 1847.

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ans, à la fin de 1810, et le seuil de sa vieillesse, au printemps 1856, la disette a sévi pendant dix-neuf années à la lisière méridionale de la forêt de Bellême. Pendant neuf ans, il a fallu que Louis-François la surmonte alors qu’il était reconnu comme un indigent chargé de famille – de 1828 à 1832, en 1839, de 1846 à 1848. Je déplore vivement ce hasard, car je n’ai cessé de dénoncer les risques que fait peser le dolorisme sur l’histoire du XIXe siècle. Le mal-être se dit ; il laisse des traces ; ce qui n’est pas le cas du bien-être. Les constructeurs de sources, les édiles et les administrateurs de tout poil, qu’il s’agisse des maires, des gendarmes, des préfets ou des procureurs – tous des hommes –, ont l’œil rivé sur une misère qu’ils s’efforcent de surveiller et de soulager. À les lire, on risque de surestimer les difficultés de l’existence et d’oublier ce qui a pu en constituer les joies. Mais les faits sont là : Louis-François Pinagot s’est trouvé, presque constamment, concerné par la menace ou la réalité de l’indigence, voire de la disette. Les pulsations de la misère sont bien connues. Une génération d’historiens s’est consacrée à l’étude du mouvement des prix et des revenus ; nous ne reviendrons pas sur les mécanismes. Focalisons l’attention sur les pauvres habitants d’Origny-le-Butin et des communes limitrophes. Les quelque deux mille travailleurs de la forêt de Bellême doivent, avec leur maigre salaire, se procurer des grains, puisqu’ils n’en produisent pas, contrairement à tous ceux qui les entourent. Cette situation entretient l’anxiété des possédants et des dirigeants. Ceux-ci craignent la mendicité, assortie parfois de menaces, pratiquée par des bandes de bûcherons, de scieurs de long et de sabotiers ; d’autant qu’elle s’accompagne, périodiquement, du réveil de ces troubles alimentaires, naguère si fréquents dans la région 2, qui revêtent, au XIXe siècle, des formes subtilement remodelées 3.

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Cette menace périodique impose une politique de la misère dont il va falloir suivre les lignes directrices et les hésitations. Les populations locales apprécient la charité qualifiée de spontanée, c’est-à-dire celle qui se pratique dans le cadre de l’interconnaissance, par échange direct entre individus. La philanthropie organisée, qu’il s’agisse des bureaux ou des comités de bienfaisance, rencontre, en revanche, bien des obstacles ; elle s’affine, toutefois, peu à peu. La politique alors suivie se fonde sur des enquêtes de plus en plus précises. L’identification, l’enregistrement, le dénombrement des indigents suscitent une masse de documents – passeports, certificats d’indigence et de mendicité, tableaux et questionnaires communaux ou cantonaux – qui font le bonheur des historiens. Cette politique implique le cantonnement des indigents à l’intérieur du département, du canton, voire de la commune, selon l’intensité des crises. Elle induit donc une série de procédures coercitives qui s’échelonnent de l’arrestation à la reconduite des individus « privés de papiers » à la frontière des circonscriptions administratives. Elle trouve son aboutissement logique, en 1865, dans l’interdiction de la mendicité à l’intérieur du département 4. L’administration s’efforce, dans le même temps, de constituer un réseau de comités et de bureaux de bienfaisance. Ceux-ci sont chargés d’organiser la distribution des secours et d’opérer des transferts selon les charges respectives des diverses communes d’un même canton. Un remède alors se banalise : l’atelier de charité, qui fait peu à peu figure de panacée aux yeux des édiles locaux. Il arrive qu’en cas de crise grave, l’envoi massif de troupes apparaisse, sinon comme un ultime remède, du moins comme le seul moyen de maintenir l’ordre. Mais, en aucun cas, ne saurait, ici, se justifier le recours au concept

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d’exclusion. Les procédures de la charité et de la bienfaisance visent, avant tout, le maintien du lien qui unit l’indigent à sa famille, à ses voisins, au curé, aux édiles et aux autres membres de la communauté locale. Le cantonnement des indigents constitue, certes, une mesure de maintien de l’ordre et de défense des propriétés ; mais il traduit aussi la volonté d’entretenir un sentiment de responsabilité dans l’esprit de celui qui possède, d’éviter le déracinement de l’indigent et de permettre l’échange entre des individus qui n’ont pas besoin d’enquête ou de visite pour connaître la situation de chacun. Selon les administrateurs, la pratique du trouble frumentaire est profondément ancrée le long de la lisière méridionale de la forêt de Bellême ; suffisamment, en tout cas, pour fonder ce qui se dessine vite comme une tradition. « Je me suis même laissé affirmer, écrit le préfet La Magdelaine, qu’en 1788 [les travailleurs du bois] avaient repoussé un escadron de cavalerie envoyé contre eux » afin d’assurer la libre circulation des subsistances 5. L’instauration du Consulat n’enraye pas les troubles. Le 22 floréal an X (12 mai 1802) – Louis-François est alors âgé de près de quatre ans –, un groupe de femmes de Saint-Martin, accompagnées de quelques hommes armés de fourches et de fusils, arrêtent le « chariot » d’un marchand et obligent celui-ci à vendre, au prix fixé par elles, la trentaine de pains qu’il transporte ; puis les trublions se saisissent d’une charrette chargée de blé et « la conduisent à la municipalité » afin d’en faire distribuer le contenu 6. Au XIXe siècle, la légitimité perçue de tels mouvements se traduit, en effet, par le recours à l’autorité municipale, dont on attend qu’elle sanctionne les actes de la foule selon les principes d’une économie morale. Les brigades de gendarmerie de Mortagne et de Bellême, aidées d’un détachement de cavaliers, viennent

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rétablir l’ordre. Le préfet fait conduire le blé au cheflieu de l’arrondissement et réclame le cantonnement de cinquante dragons à Saint-Martin. Les habitants de « la commune en corps » sont tenus d’indemniser les victimes 7. Le 1er prairial (21 mai), les « coupables » sont arrêtés 8. Pour bien comprendre cette fermeté, il faut se rappeler que la seconde guerre chouanne vient à peine de se terminer. Le département de l’Orne ne produit pas tous les grains qu’il consomme ; ses voisins, notamment l’Eureet-Loir, comblent le déficit. Or, en 1811, le marché parisien se révèle, pour eux, plus attractif. Au printemps 1812, lorsque commence la période de la soudure, s’ouvre une série de cinq mois « d’alarme, de privations et de souffrances ». Au cours de l’été, La Magdelaine adresse des rapports tragiques au ministère. « Un nombre considérable d’indigents, écrit-il, a été forcé de composer sa nourriture de son ou d’herbes plus ou moins dégoûtantes, heureux encore quand ils pouvaient ajouter à ce mélange très peu nutritif un peu de beurre ou de laitage 9. » « On a mélangé […] le blé, le seigle, le sarrasin avec l’orge, l’avoine, les haricots, les pois et les vesces. Quelquefois le son avec des légumes moulus composait une masse complètement réfractaire à la panification. Dans quelques cantons même, on a usé de bouillies faites avec des farines de légumineuses, de son avec des légumes verts, de laitage avec des herbes 10. » La situation se détend au mois d’août 1812, mais l’hiver suivant se révèle encore difficile. Malgré une évidente « fermentation dans le peuple 11 », aucun trouble ne se déclenche. Le préfet, qui craignait des « événements », attribue le calme à la résignation. La nature du régime et la conjoncture internationale contribuent à expliquer cette atonie. Reste que la mendicité en bandes se propage. Dans l’arrondissement

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de Mortagne, des troupes de quinze, vingt, voire de vingt-cinq individus, exigent « l’aumône avec insolence 12 ». Cette crise est l’occasion d’un intense travail de réflexion dans les bureaux de la préfecture. La Magdelaine incrimine la taxation, qui a été rétablie au cours du mois de mai 1811 13. Il se plaint de la surface excessive des forêts et des herbages dans un département qui ne produit pas les grains nécessaires à sa consommation. Il s’interroge sur les mécanismes de l’assistance aux indigents. Il souligne le primat de la « bienfaisance spontanée », la seule en usage, jusqu’alors, dans les villages. « Le cultivateur [durant la crise de l’été] a eu beaucoup de commisération pour la pauvreté. » « Dans les campagnes, les pauvres sont plus disséminés » que dans les villes, « le cœur des fermiers, des propriétaires qui récoltent leur subsistance n’est pas endurci par la richesse »… Ces individus « sont plus près de la nature […] l’aspect de la misère les touche plus profondément, et ils ne regardent pas à un morceau de pain ». Grâce au secours des voisins, le pauvre « arrive paisiblement, avec les charités de l’un, les charités de l’autre, au terme de sa détresse 14 ». Mais les populations locales font preuve d’une « répugnance insurmontable » à donner aux bureaux de bienfaisance. « Chacun est gouverné par ses affections particulières, par les raisons de parenté, de voisinage, d’opinion, peutêtre même d’amour-propre ; il veut faire ses aumônes quand et comment il lui plaît, et il se refuse opiniâtrement à les confier à un intermédiaire quel qu’il soit, pour leur distribution. Je sais même que, pour éluder les mesures de l’administration publique concernant la répression de la mendicité, on fait souvent entrer les pauvres dans les maisons pour y recevoir les secours

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qu’on leur destine. Je sais encore que les curés et desservants ont le système mal entendu de croire que l’administration doit être étrangère à ces sortes de secours 15. » « Quelques propriétaires aisés ou riches ont fait chez eux des distributions de pain, de farine, de légumes ou d’argent à certains jours de la semaine 16. » Il s’agit, pour la majorité d’entre eux, de membres de la noblesse, comme c’est le cas à Igé et à la Chapelle-Souef. Ceux qui pratiquent la charité détestent les enquêtes. Certes, écrit La Magdelaine, « les premières recherches qui ont été faites sur les aumônes distribuées par les particuliers eux-mêmes ont été accueillies avec plaisir ; chacun s’est empressé d’y répondre ». Mais les enquêtes officielles qui ont suivi ont suscité l’inquiétude ; et l’on s’est « repenti d’avoir satisfait aux premières recherches » par peur de l’établissement d’une « taxe pour les pauvres ». Le préfet conclut sur le danger des enquêtes : celles-ci « font plus de mal que de bien quand elles sont poussées trop loin, il est prudent de s’en reposer entièrement, à cet égard, sur le choix des particuliers 17 ». Cela dit, « la bienfaisance organisée » existe, à l’état balbutiant. Dans les petites villes du département, on distribue des vivres et des soupes à la Rumford. Depuis le 16 avril 1812, quatre fourneaux fonctionnent dans le canton de Bellême, dont un à Saint-Martin. Ils fournissent, au total, 1 146 rations gratuites par jour, sans compter celles qui sont livrées à l’hospice et celles que l’on peut se procurer à des prix qui s’échelonnent entre sept et seize centimes 18. La soupe à la Rumford heurte la sensibilité alimentaire des habitants des campagnes, ainsi que le sentiment de la dignité individuelle. « On dit que les pauvres ne veulent point de soupe, rapporte le préfet, et qu’ils préfèrent du pain » ; ce qui les pousse à mendier plutôt qu’à fréquenter les fourneaux économiques 19. À l’en croire,

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la crise de 1812 a toutefois contribué à faire évoluer cette sensibilité, puisqu’elle a imposé de remplacer temporairement le pain par les légumes, les pommes de terre et les laitages 20. Quelle que soit la force de l’imaginaire social qui pèse sur les textes produits par les membres de l’administration, enclins à lire d’une manière idyllique les relations sociales à la campagne, tout donne à penser que LouisFrançois Pinagot et son père ont pu, s’ils en ont eu besoin, trouver le pain nécessaire dans le cadre de la parentèle ou dans celui du voisinage. Mais ce recours reste peu vraisemblable. Un bordager-voiturier devait alors pouvoir se nourrir des produits de son exploitation ; d’autant que les travaux publics, aiguillonnés par la crise, profitaient avant tout aux entrepreneurs et aux voituriers 21. Il en va sans doute de même, pour Louis-François, durant la terrible crise des années 1817 et 1818. La récolte de 1816 a été de quantité suffisante mais les grains, « difficilement mûris », « ont été engrangés pour la plupart avant que les gerbes fussent suffisamment sèches ». Le grain s’est « corrompu avant le battage 22 ». Il a donné moins de farine que d’ordinaire. Compte tenu de la cherté qui s’annonce au printemps de 1817, « les fermiers concentrent les travaux dans leurs familles et renvoient les journaliers ». Dès lors, écrit le préfet, « la classe indigente meurt de faim ». Durant les premiers jours de mai, des bandes de pauvres « traversent » les campagnes. « Les fermiers, pour empêcher tout excès sur leurs personnes, s’empressent de leur donner tout le pain qu’ils demandent : souvent même ils se font l’aumône par leur propre main 23. » Les producteurs – que l’on appelle ici les fermiers – ne veulent plus vendre qu’aux blatiers. Dans le voisinage de la forêt de Bellême, ils refusent le grain aux bûcherons

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et aux sabotiers qui se présentent chez eux « l’argent à la main 24 ». Le 5 mai 25, un groupe de journaliers d’Igé, « pères de famille très malheureux », arrêtent, puis conduisent à la mairie une voiture de grains qui circule sans que son propriétaire soit patenté, sans que le conducteur soit muni d’un passeport et d’une « lettre de voiture » et sans qu’une plaque soit apposée sur le véhicule. Le blé appartient à un aubergiste de Saint-Cosme (Sarthe) que l’on accuse depuis longtemps de « s’engraisser sur la substance du peuple ». Malgré l’attitude désapprobatrice du maire, qui s’oppose au partage, une autre tentative d’entrave à la circulation se produit dans la soirée. Trois jours plus tard, des troubles d’une tout autre ampleur éclataient sur le marché de Bellême. Vers une heure de l’après-midi, « un grand nombre d’ouvriers de la forêt se dirigea vers » la ville. « Ils étaient rangés, par ordre et armés de gros bâtons. Un commandement [souligné dans le texte] se fit entendre et sans insulter les autorités, sans proférer aucun propos séditieux, ils se dirigèrent vers la place du marché, on ne put empêcher qu’ils ne s’en rendent les maîtres. Ils taxèrent le blé et les marchands effrayés se soumirent à leur volonté. Ils enlevèrent une quantité considérable de grains, arrêtèrent tous les transports qui s’en faisaient et maltraitèrent un blatier […] on assure que dans le tumulte, aucuns propos injurieux ne furent prononcés contre le gouvernement, quand on manque de pain disaient-ils, on ne craint pas les prisons, faites de nous ce que vous voudrès [souligné] […]. Le besoin d’emporter les grains qu’ils avaient enlevés les dispersa vers la fin du jour 26. » Pendant la nuit, six d’entre eux, dont une femme, sont arrêtés et conduits dans les prisons du chef-lieu d’arrondissement. La garde nationale a refusé d’intervenir. Le préfet craint que les

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troubles ne s’étendent aux bûcherons de la forêt de Tourouvre et aux forgerons de Randonnay. À Mortagne, le bruit court que les ouvriers de la forêt vont venir délivrer les prisonniers. Ils auraient, en effet, battu la Douvelle : ce qui « consiste à frapper entre elles avec force des douves ou morceaux de bois bombés, ce qui fait un bruit considérable que répètent les échos […] mais les marchands de bois se sont rendus dans la forêt et par les menaces qu’ils leur ont faites de les priver pour jamais de travail, et par des remontrances sages », ils ont réussi à désamorcer le mouvement 27. L’administration s’efforce dès lors d’organiser la surveillance. Le vicomte de Riccé demande au sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne de convoquer « les facteurs des ventes de la forêt de Bellême […], de se faire présenter le contrôle des ouvriers, de leur demander des notes morales individuelles, d’exiger qu’ils rendent compte des mutations et de les rendre responsables des rassemblements insurrectionnels que ces ouvriers pourraient faire à l’avenir 28 ». Le préfet ordonne, en outre, que les juges de paix, les maires et les curés effectuent, dans les trois jours, un recensement des indigents 29. Il réfléchit à de nouvelles procédures d’assistance. Le vicomte de Riccé songe à opérer une « répartition d’un nombre de pauvres chez les habitants aisés, dans la proportion de leur fortune 30 ». Il opte finalement pour une organisation de la bienfaisance dans le cadre cantonal. Les maires devront aider les pauvres de leur canton et se répartir les charges suivant les ressources dont dispose chaque municipalité. Défense est faite à tout individu de sortir de sa commune pour s’en aller mendier. Aux maires de délivrer des cartes de mendicité 31 qui autorisent ceux qui en sont porteurs à quémander « chez les personnes qui ne donnent point au bureau » de bienfaisance. Les hommes valides pourront, sur présentation d’un certificat, se faire

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embaucher dans un atelier de charité. Tout indigent valide qui refusera le travail sera considéré comme un vagabond, donc comme un délinquant. Les maires doivent prévenir leurs administrés qu’il leur est interdit de sortir de l’Orne. Les mendiants « étrangers » au département seront arrêtés et punis. Le préfet se dit, pour sa part, résolu à empêcher « toute invasion de pauvres 32 » dans son département. Il demande, notamment, aux maires de « refuser tous les mendiants venus de l’Eureet-Loir ». À la fin du mois de juin, les prix baissent et la crise s’estompe. À en croire le maire de Saint-Martin, les ouvriers de la forêt de Bellême mendient encore au cours des mois d’août et de septembre. Comportement inhabituel : « Le peuple se porte en foule dans les champs où l’on fait la récolte pour ramasser les épis après la façon des gerbes : on a beaucoup de peine à le contenir et à empêcher qu’il ne se porte au pillage des javelles avant que le cultivateur ait fini son opération 33. » En janvier 1818, paraissent les résultats du recensement 34. Les indigents valides sont au nombre de 1 709 dans le canton de Bellême et de 39 à Origny-le-Butin – soit 11 chefs de famille, 18 femmes, 4 garçons et 6 filles de plus de douze ans. Les indigents invalides, c’est-à-dire incapables de travailler, sont 2 053 dans le canton et 53 à Origny-le-Butin – 7 chefs de famille, 4 femmes, 16 petits garçons, 26 petites filles. Au total, le nombre des indigents représente 22 % de la population de la commune. À Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, la proportion se révèle encore plus forte. Dans une lettre au préfet, Germain Bourdon, le maire d’Origny-le-Butin, fait état de « 86 pauvre » [sic], « 30 valide » [sic], 42 enfants, 7 « grabataires » et 7 veuves. Il lance un cri de détresse : « J’ai fait tous les appels à la charité, je n’ai trouvé d’offre en souscription

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et aumône volontaire, que un tiers [sic] de ce qu’il nous faudrait pour arrêter la mendicité dans notre commune […] et il est dans notre impossibilité d’alimenter tous nos pauvres 35. » En 1817, la municipalité a distribué 22 kilos de pain par jour à ses indigents. Celle « de Vaunoise, ajoute Bourdon, a fourni à la nôtre 10 kilogrammes de pain par jour, par ordre de M. le Préfet, d’après la répartition du comité cantonal 36 ». Sur la quantité de « pauvre [sic] […], il pourrait se trouver sept à huit homme [sic] valide [sic] qui n’auront pas d’ouvrage cet hiver ». Le maire de Bellême estime, pour sa part, que cinq communes du canton sont « arrangées 37 » : des dons volontaires de pain procurent le moyen « de soutenir suffisamment les pauvres invalides » : et les habitants emploient les autres, là où il n’y a pas de travaux publics. Dans quatre communes, dont Origny-le-Butin, on élabore un « arrangement pareil ». Bien entendu, toutes ces municipalités réclament des secours. Seule note d’optimisme : le maire de Saint-Martin reconnaît que « les habitants et cultivateurs un peu aisés », en dehors des distributions officielles, donnent du « pain […] et même de la soupe à leurs plus proches voisins 38 ». Les années qui s’écoulent entre 1828 et 1832 se révèlent, elles aussi, très difficiles : sans doute l’ont-elles été pour Louis-François Pinagot, époux d’une fileuse, chargé d’enfants en bas âge. La misère frappe particulièrement les travailleurs de la forêt de Bellême. En décembre 1828, il s’agit, selon le préfet, de la région du département qui suscite le plus d’inquiétude. Une « foule de femmes n’ont pas d’autre métier que la mendicité. Elles assiègent toutes les voitures qui entrent » dans la ville. La plupart sont de Saint-Martin. Il est fréquent que « toute une famille [de cette commune] vienne louer une

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mauvaise chambre à Bellême pour être en droit d’assassiner de leurs demandes importunes et souvent arrogantes les habitants et les voyageurs ». « Déjà ces troupes se sont mises en campagne et dans les villages voisins ont menacé de venir en force si on leur refusait du pain 39. » En mai 1829, époque de la soudure, la situation s’aggrave. Les troupes de mendiants ne se gênent plus pour exercer leurs menaces et leurs sévices. Cette année, pour ce seul fait, restera gravée dans les mémoires. À Courcerault, un propriétaire et sa femme sont « frappés cruellement […] à coups de bâton 40 ». À Ceton, une troupe de mendiants composée de trois hommes, de trois femmes et d’un enfant de douze ans, venus de l’Eure-etLoir et de la Sarthe, est arrêtée par les habitants de la commune. La bande a molesté un « petit cultivateur » qui lui refusait du pain et ne proposait que du cidre. Pour se défendre, « le maître » a « lâché » un coup de fusil dans la cuisse du mendiant qui l’avait frappé à coups de poing 41. Le 27 avril, le procureur du roi assure au garde des Sceaux que, de toutes parts, des bandes dangereuses sillonnent l’arrondissement. Il se dit très inquiet car les travailleurs de la forêt de Bellême, « quoiqu’ils ne manquent pas de travail, paraissent décidés à quitter leurs ateliers et à se former par bandes, pour parcourir les campagnes 42 ». L’hiver qui suit la révolution de Juillet se révèle tout aussi difficile, mais, cette fois, à cause du manque d’ouvrage. En janvier 1831, le préfet souligne le caractère dramatique de la situation dans les cantons de Mortagne et de Bellême 43. Un an plus tard, une misère intense frappe à nouveau les travailleurs de la forêt. Le préfet Clogenson plaide au ministère la cause de la commune de Saint-Martin, « la plus malheureuse du département de l’Orne ». « La mendicité est la ressource ordinaire d’au

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moins un quart de ses habitants et la cherté des subsistances, plus encore que la stagnation des affaires commerciales, a mis depuis quelques années le comble à leur misère. » Cela concerne aussi, ajoute-t-il, « toutes les communes environnantes dans lesquelles la population mendiante de Saint-Martin est contrainte d’aller implorer la commisération publique 44 ». Pour faire face à cette situation qu’il juge explosive, le procureur ordonne à la gendarmerie, dès 1829, de « dissiper toutes les réunions de mendiants ou prétendus tels » et « d’arrêter ceux qui entreraient dans les maisons sans la permission des propriétaires 45 ». En novembre 1830, le préfet demande aux maires de veiller à ce que « les vagabonds et mendiants étrangers à [leurs] communes [soient] reconduits dans le lieu de leur domicile, s’ils ont des passeports, et arrêtés pour être livrés au procureur du roi, s’ils sont privés de papiers 46 ». Les mendiants doivent être munis d’un certificat de leur maire et se voient, une nouvelle fois, interdire de sortir de la commune de leur résidence. La nouveauté consiste en un recours plus intensif que naguère aux ateliers de charité, dont le préfet Clogenson donne une définition très claire, le 3 novembre 1830. « J’entends par là, écrit-il, des travaux qui se composent en partie de terrassements à bras, de transport de terre par voitures, et de démolition, seuls ouvrages qu’il soit possible de continuer pendant la mauvaise saison, et qui sont particulièrement susceptibles de s’approprier au régime des ateliers de charité 47. » Il y a fort à parier que Louis-François Pinagot a travaillé sur l’un de ces chantiers, au cours des longues années de crise que la région a dû supporter. L’affaire des barricades de Bellême, survenue en septembre 1839, constitue le seul épisode violent qui se soit

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produit dans son espace familier, sans irruption d’éléments venus de l’extérieur. L’échauffourée est certes citadine. Elle concerne moins directement que les précédentes les travailleurs de la forêt ; mais elle survient à l’un des moments les plus difficiles de la vie du pauvre sabotier et elle constitue, pour nous, un excellent révélateur du climat qui règne alors dans les faubourgs de la petite ville où Louis-François était sans doute amené à se rendre fréquemment. La crise économique et politique qui survient à la fin de la première décennie de la monarchie de Juillet n’épargne pas l’Orne. Le 18 et le 19 septembre 1839, des troubles éclatent au chef-lieu. Une centaine d’individus s’emparent d’une voiture dans le haut de la rue SaintBlaise. Des faits de même nature se produisent à Mortagne, et, peu après, à Rémalard. À Bellême, les événements revêtent une bien plus grande gravité 48. Le 19 septembre, la foule arrête une charrette de grains au cœur du faubourg de Sainte-Lorette. Le sous-préfet décide alors de faire appel aux brigades de gendarmerie de Mortagne, du Theil, de Rémalard, et de se rendre à Bellême, où il arrive le lendemain, en compagnie du procureur. Le commandant de la garde nationale lui fait savoir qu’il ne peut compter sur cette formation. Les officiers, réunis à la mairie, refusent d’intervenir contre les habitants les plus pauvres. La gendarmerie réussit, pour sa part, à disperser les attroupements formés devant l’hôtel de ville. Vers deux heures de l’après-midi, le sous-préfet, qui s’était trop tôt réjoui du calme du faubourg, apprend que la charrette de grains s’y trouve à nouveau bloquée. Il se rend sur les lieux, accompagné de gendarmes à pied. « Arrivé à la hauteur de l’embranchement des routes de Rémalard et de Nogent-le-Rotrou, déclare-t-il, je trouvai

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une barricade formée avec un grand nombre de charrettes […] craignant qu’il ne se formât derrière nous une autre barricade avec les charrettes qui stationnaient dans le carrefour […], je fis enlever la barricade par la gendarmerie […] au même instant une foule de furieux, armés de leviers d’environ cinq pieds et demi, se jetèrent sur nous pour s’opposer à la destruction. » Le procureur du roi fut « assailli par trois individus […] je courus à son secours et le dégageai 49 ». Un gendarme atteint à la tête s’effondre. Le sous-préfet le relève et l’assoit, mais il reçoit, à son tour, un coup violent à l’estomac. La gendarmerie à cheval, accourue au galop, parvient à dégager les autorités. La charrette peut reprendre sa route. Au retour, « nous trouvâmes, ajoute le même témoin, une barricade formée de nouveau à l’endroit où était la première. Je donnai l’ordre de l’enlever […] et elle fut détruite sans opposition ». Mais, passé le carrefour, le sous-préfet et le procureur sont « assaillis par une nuée de pierres de silex servant à l’approvisionnement pour les routes ». Seuls quelques gendarmes sont atteints. Après que les autorités ont regagné le centre de Bellême, plusieurs barricades, plus solides que les premières, édifiées « au moyen de charrettes renversées et liées entre elles par des cordes et des chaînes de fer », ferment les routes de Nogent et de Rémalard. Tout au long des événements, des groupes de femmes n’ont cessé d’encourager les émeutiers. Le procureur a entendu l’une d’elles dire « qu’il fallait qu’elle tuât ses enfants puisqu’on voulait les faire mourir de faim ». Un jeune témoin, élève de philosophie, a surtout remarqué la présence de ces femmes. Selon lui, « l’altercation » était entre les mères de ces enfants et le magistrat. L’une des insurgées a déclaré qu’il fallait « le pendre par les pieds ». « Des hommes disaient en répondant à cette femme : il faut l’assommer et ce sera plutôt fait [sic]. D’autres

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hommes et femmes répondaient à ces propos par ceuxci : tuons-le !… tuons-le ! Il faut se débarrasser de ce b…-là ! C’est lui qui fait partir les voitures de blé 50. » Le 21 septembre, l’effervescence ne s’est toujours pas calmée. On délibère, à Bellême, pour savoir si l’on doit ou non marcher sur Mortagne pour y délivrer les individus interpellés la veille et pour s’opposer au départ des grains apportés au marché. Pendant la nuit, on se concerte sur la manière de résister à d’éventuelles arrestations : les mandats d’amener ne peuvent « recevoir exécution 51 ». Des patrouilles sont organisées en vue d’arrêter les voitures de blé qui traverseraient la ville à la faveur de l’obscurité. L’exaltation retombe le lendemain. Une vingtaine d’arrestations sont alors opérées par une compagnie de voltigeurs. En octobre, à l’issue du procès, le jury d’assises fait preuve d’une indulgence que le procureur estime coupable 52. Les accusés – sept femmes et treize hommes – sont acquittés à l’exception de celui qui a frappé le gendarme et de l’un de ceux qui ont agressé le magistrat 53. Tous sont des artisans du faubourg de Bellême. Cette année-là, Louis-François Pinagot et son épouse possédaient une vache. Je l’ai découvert, avec surprise et tardivement, sur le registre paroissial, annoté par le curé Pigeard. Cette vache énigmatique brouille quelque peu la position du ménage. Sur ce document, les PinagotPôté appartiennent à la deuxième classe des paroissiens, formée de ceux qui possèdent un animal, mais ils sont les seuls de cette catégorie à être désignés comme « pauvres ». Ce qui confirme le bien-fondé de leur inscription sur la liste des indigents. La possession de la vache paraît donc une anomalie. Il est peu probable que Louis-François Pinagot ait disposé du numéraire nécessaire à l’acquisition de la bête. Sans doute s’est-il procuré une génisse à la suite d’un

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arrangement avec un cultivateur. Il est non moins improbable qu’il ait pu louer le pré nécessaire à la nourriture de cette vache. Celle-ci s’en allait peut-être paître le long des rares chemins et dans les prés de voisins, cette fois encore à la suite d’arrangements. Quoi qu’il en soit, les quelque 1 665 litres de lait fournis par l’animal procuraient, en période de disette, le beurre et le fromage aux deux époux et à leurs cinq enfants. Les bonnes années, la vente du veau devait faciliter la survie d’une famille dont les revenus, nous l’avons vu, étaient alors inférieurs au seuil de subsistance. Les années 1846, 1847 et 1848 se révèlent parmi les plus terribles de celles qu’a vécues Louis-François Pinagot, devenu veuf le premier jour de cette période ; à cela près que plusieurs des enfants qui résident à son domicile sont, désormais, en âge de travailler. La crise économique du milieu du siècle a suscité d’innombrables travaux et de vifs débats. Contentons-nous, ici, de ses manifestations et de ses répercussions sur les hôtes de la BasseFrêne. Dès la fin du mois d’octobre 1846, le sous-préfet souligne l’urgence de l’organisation d’ateliers de charité dans la région de Bellême 54. Le mois suivant, les maires de la Perrière et d’Origny-le-Roux se plaignent de l’afflux des mendiants. Le 7 novembre, des troubles se produisent au Ménil-Brout. En janvier 1847, alors que la révolte gronde à Buzançais et que les émeutes frumentaires se multiplient sur l’ensemble du territoire national 55, la misère est extrême dans le Bellêmois. Il s’agit, une fois de plus, de la région du département la plus durement atteinte. Selon le préfet, 20 % des habitants du canton sont des indigents ; et la proportion se révèle encore plus forte à Saint-Martin-du-Vieux-Bellême. Le 24 janvier, le sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne se plaint de « l’audace des pauvres ». À la Perrière, à Bellavilliers, « des bandes de douze à quinze

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ouvriers qui gagnaient un franc par jour dans les ateliers de charité et dont les femmes et les enfants reçoivent chaque semaine des secours des comités de bienfaisance ont abandonné leurs ateliers, se sont armés de gros bâtons 56 et ont parcouru pendant deux jours les communes du voisinage. Le 27 janvier, le préfet, fort inquiet, demande l’envoi, à Mortagne et à Bellême, de deux compagnies d’infanterie et d’un détachement de cavalerie 57. Les pauvres se mettent à courir les campagnes comme en 1829 ; ce qui ne peut être réprimé que par des cavaliers. À en croire le sous-préfet, la crise ne provient pas tant du manque d’ouvrage que de la comparaison faite par les ouvriers de la forêt entre le produit du travail et celui de la mendicité. Selon lui, les chômeurs sont tout au plus 400 dans l’arrondissement de Mortagne, mais 1 500 autres ouvriers préfèrent mendier par bandes plutôt que de travailler 58. Louis-François Pinagot, comme tous les habitants de la Basse-Frêne, se trouve, cette fois, directement concerné par cette misère et par ses manifestations. La commune d’Origny-le-Butin doit secourir 86 indigents 59 – et même 107 si l’on en croit une délibération du conseil municipal 60 –, soit 18 % ou 24 % de sa population ; ce qui en fait l’une des plus misérables du canton. Origny-le-Butin ne peut « entretenir ses pauvres, déplore le sous-préfet. J’ai tout lieu de croire, assure-t-il, que ceux qui sont incomplètement secourus mendient dans les communes voisines 61 ». Or, ne l’oublions pas, la Basse-Frêne, où réside Louis-François, constitue l’épicentre de la misère sur le territoire de cette petite commune. Origny-le-Butin « est peuplé de moitié d’indigents attirés par la proximité de la forêt de Bellême à qui il faudrait donner du pain, la commune secoure [sic] 107 pauvres ; elle n’a que 58 kilos de pain à leur offrir par chaque semaine 62 ». Or, il en faudrait 321 kilos. La municipalité reçoit la permission de combler le déficit

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en puisant dans le fonds destiné à la maison d’école ; et le maire réclame l’ouverture d’un atelier de charité. Il semble difficile, cette fois, à la commune de Vaunoise d’aider sa voisine puisque l’indigence y touche 15 % de la population 63. La forte mortalité des enfants placés en nourrice constitue un autre indice de l’intense misère dont souffrent les habitants d’Origny-le-Butin. Entre 1840 et 1848, 31 de ces « petits-Paris » ont été inhumés dans le cimetière de la paroisse. Au printemps de l’année suivante, la crise industrielle relance la misère, notamment chez les sabotiers. Les maîtres sont obligés de congédier leurs ouvriers « parce qu’ils ne peuvent se procurer d’argent pour faire fabriquer et parce qu’ils ne peuvent écouler la marchandise 64 ». À Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, 150 personnes sont inoccupées, dont 130 ouvriers du bois. À Origny-leButin, 15 d’entre eux sont privés de travail ; et l’on peut raisonnablement penser que Louis-François Pinagot est du nombre, compte tenu de l’effectif des sabotiers de la commune. Le conseil municipal n’en refuse pas moins fermement la création d’un bureau de bienfaisance – que le maire qualifie de bureau de charité – décidée par la préfecture le 9 décembre 1847. Origny n’a point les ressources nécessaires, et, pour comble de malheur, « M. le desservant sur qui on pourrait le plus compter est malade depuis plus d’un an » et « les trois quarts du temps, il ne fiait pas d’affaires » ; « ce qui empêche le revenu de l’église 65 ». Sans compter que la commune a dépensé quatre mille francs pour faire bâtir une petite tour afin d’y placer les cloches et de « supprimer le chochet [sic] qui ébranlé [sic] l’église 66 ». Pour ces raisons, le conseil municipal refuse toute idée de souscription obligatoire en faveur des pauvres. En revanche, il souhaite que l’on

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force l’adjudicataire du chemin en cours de réparation à n’embaucher que des ouvriers de la commune 67. La misère sévit à nouveau, interminable, en 1853, 1854 et 1855. La cherté des subsistances entretient l’angoisse chez les ouvriers de la forêt. Dès le mois d’octobre 1853, les mendiants recommencent à parcourir les campagnes, malgré l’interdiction 68. Le nombre de pauvres se situe entre 800 et 1 000 à Saint-Martin-duVieux-Bellême, soit plus du tiers des habitants de la commune. En outre, l’hiver 1853-1854 se révèle très rude. Le conseil municipal d’Origny-le-Butin, qui parle en février de « misère la plus absolue », campe sur ses positions. Il refuse toujours de verser des fonds pour l’organisation d’un atelier de charité. Il demande l’autorisation d’utiliser à nouveau les crédits prévus pour la location ou la construction d’une maison d’école et il sollicite un secours qui lui permette d’acheter des aliments 69. Selon le sous-préfet, la charité est alors beaucoup « moins active » qu’en 1847. Les difficultés nées de la crise qui a suivi l’instauration de la République, le prélèvement de l’impôt des quarante-cinq centimes, « la dépréciation de toutes les valeurs », les menaces de pillage formulées durant le premier semestre de 1848 et la rancœur qu’elles ont suscitée retiennent la générosité 70. Toutefois, à en croire le recensement des indigents effectué dans l’arrondissement de Mortagne au cours de l’année 1854, leur nombre paraît avoir quelque peu diminué 71. Durant l’hiver 1854-1855, la mendicité se déploie à nouveau à Origny-le-Butin, et le conseil municipal réclame, une fois de plus, un secours 72. On murmure ici sur la longueur inédite de la cherté des subsistances. En octobre 1855, 57 individus sont encore inscrits sur la liste des indigents de la commune, soit 12 % de sa population. Deux mois plus tard, la rigueur de l’hiver force, de nouveau, à interrompre les travaux dans la forêt de Bellême 73.

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Le préfet sollicite, sans succès, du ministre de l’Intérieur un secours exceptionnel à l’intention de cette pauvre région. La situation ne se rétablit qu’au printemps 1856. Louis-François Pinagot est alors âgé de cinquante-sept ans et demi. Il songe à l’acquisition d’une petite maison où finir ses jours. Il ne connaîtra plus de ces moments d’intense misère. La modernisation des pratiques agricoles, la fluidité accrue des produits, la construction d’un marché national modifient les données de l’économie. L’élévation brusque et paradoxale des revenus des sabotiers, la substitution des gantières aux fileuses, bientôt associées à l’exode, atténuent la misère à la Basse-Frêne. Le Second Empire marque ici la fin d’un monde. La régression de la mendicité autorise une autre politique à son égard. En 1865, le préfet estime que le temps est venu de l’interdire dans le département de l’Orne ; ce qu’il fait par un arrêté en date du 3 février. Il assure que, désormais, les « vrais pauvres » sont secourus et que « les mendiants d’habitude ont repris le travail 74 ». Le ministère approuve l’interdiction, qui s’accompagne d’une organisation plus serrée des comités de charité, de la constitution obligatoire de listes d’indigents et d’un appel aux curés et aux desservants afin qu’ils distribuent plus attentivement des secours. La guerre de 1870, nous l’avons vu, ouvre une nouvelle période de difficultés, mais d’un tout autre type ; et si Louis-François Pinagot en a souffert, cela ne l’a sans doute pas taraudé aussi longuement que ces interminables périodes de disette qui ont scandé son existence. Cette souffrance ne doit pas, toutefois, nous faire oublier qu’il fut aussi un paroissien et un citoyen ; c’est ce qu’il nous faut à présent considérer.

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LE

PAROISSIEN, LE GARDE ET L’ÉLECTEUR

La construction de la citoyenneté tend à monopoliser l’attention des historiens du politique, spécialistes du XIXe siècle 1. Quelle est la pertinence de cet objet appliqué à un Louis-François Pinagot analphabète et indigent, obscur habitant de la Basse-Frêne ? D’une certaine manière, on pourrait penser qu’il n’est pas totalement aberrant. Louis-François a vécu le temps du lent apprentissage d’un droit fondateur de la démocratie, celui du suffrage universel masculin ; et le fait d’être installé à la lisière d’une forêt ne suffit pas à exclure du débat politique. À quelques centaines de kilomètres d’Origny-leButin, les bûcherons du Cher ont réussi à exprimer collectivement, de bien des manières, et ce durant des décennies, ce que l’on peut considérer comme une opinion relevant du politique 2. Mais que pouvons-nous savoir des convictions de Louis-François Pinagot ? Possédons-nous les moyens de pénétrer son système de représentations du pouvoir et des modes de relation ou d’échange qu’il lui était possible d’entretenir avec ses détenteurs ? Quel était son imaginaire politique ? Pouvons-nous même répondre à cette simple question : s’est-il jamais intéressé aux débats qui transcendaient la localité et les communautés emboîtées, tissées de relations interpersonnelles, au sein desquelles il a vécu ? A-t-il même suivi ceux qui se déployaient à cette

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échelle infime ? Les traces sont minuscules qui permettent d’esquisser, souvent par simple induction, une réponse hésitante à ces diverses questions. Mais il en va de même de la quasi-totalité des individus de ce temps. L’analyse des débats politiques, des stratégies et des résultats électoraux ne pourra jamais élucider les attitudes individuelles de ceux qui n’ont jamais proclamé leurs opinions, c’est-à-dire de l’ensemble de la population, mis à part quelques rares militants ou quelques individus pompeusement baptisés médiateurs culturels. La détection des opinions politiques pose déjà de délicats problèmes aux administrateurs du XIXe siècle, obligés de procéder à des enquêtes que nous pouvons qualifier de sauvages et de rédiger des rapports péremptoires dont la valeur scientifique pourrait nous apparaître très faible, si nous ne savions que l’histoire la plus savante s’est construite sur ces fondations incertaines 3. Quoi qu’il en soit, si nous voulons ne serait-ce qu’approcher la réalité, il importe, d’entrée de jeu, d’interroger les procédures d’élaboration de ce savoir et de revenir à cette science politique balbutiante, fondatrice d’histoire. Un fait demeure certain : elle s’est spontanément développée selon des imaginaires territorial, social et politique, soudés par un néo-hippocratisme latent, associé à une vague théorie des tempéraments. Ce savoir mérite que l’on s’y attarde, sans ironie aucune. En effet, s’efforcer de détecter les logiques de sa construction ne doit pas conduire, pour autant, à sa totale disqualification. Des observateurs sagaces ont pu couler dans ce moule, selon les taxinomies qu’il induit, le fruit d’observations minutieuses ou d’intuitions perçantes. L’attention portée au territorial peut révéler des continuités très significatives. En outre, les structures de l’imaginaire qui guident le regard et la plume des observateurs de ce temps

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inspirent aussi la profondeur sociale et contribuent à modeler les comportements collectifs. Considérons donc la manière dont les préfets de l’Orne, les sous-préfets de l’arrondissement de Mortagne et leurs informateurs, gendarmes, policiers ou notables, portent leur regard sur « les populations » de leur ressort. Une première constatation étonne. Il en est, parmi les plus lucides, qui, déjà, partagent notre sentiment d’impuissance ; qui avouent se trouver face à l’impénétrable et qui confient en haut lieu leur regret de ne pas disposer de véritables instruments d’information et de mesure. Précisons toutefois qu’il s’agit d’une minorité, courageuse. Le 12 juin 1828, le préfet Séguier déclare baisser les bras. Il refuse de se plier aux injonctions des circulaires ministérielles qui exigent de lui la rédaction de rapports consacrés à « l’état des esprits ». Il s’en explique auprès du ministre de l’Intérieur : « Votre excellence n’ignore pas que je n’ai à ma disposition aucun fonds pour entretenir une police secrète dont les agents, pénétrant dans les diverses classes de la société, pourraient me rendre compte des opinions exprimées par telles ou telles personnes, et des faits qui sont de nature à modifier de mille manières l’esprit public. Ce n’est donc que par les fonctionnaires de l’ordre administratif et par moi-même qu’il m’est possible de recueillir des données sur ce sujet ; mais il est certain que de la sorte nous ne pouvons être informés que très imparfaitement de la manière de penser des individus dont les principes seraient contraires au gouvernement. J’avais donc pensé que des comptes rendus périodiques ne seraient pas d’un grand intérêt pour votre excellence, puisque chacun d’eux ne peut être que la répétition de ce que contiennent les précédents 4. »

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Cette attitude, toute d’honnêteté, vaut au préfet Séguier d’être sévèrement tancé ; ce qui l’amène, le 22 octobre, à présenter un rapport dans lequel il recourt à un stéréotype ; façon la plus aisée de se plier aux injonctions. Il brode sur le thème du calme, de la modération, de l’atonie des « esprits » dans son ressort ; alors que nous savons par ailleurs que l’Orne fut, en 1792, le théâtre des plus violents massacres et, dans sa partie de bocage tout au moins, le berceau de la plus terrible des chouanneries. On pourra, certes, faire remarquer qu’il n’y a là rien de contradictoire : la violence physique de la rébellion peut être lue comme une prise de parole de la part de ceux qui, précisément, ne disposent pas des moyens rhétoriques de participer au débat politique que suggère la formule : « état des esprits 5 ». « Les divergences d’opinion, assure Séguier à propos de son département, y existent comme ailleurs, mais avec le caractère de modération qui est propre à ses habitants. Chacun a son journal et raisonne un peu d’après l’impulsion de son guide politique ; mais tout cela se fait avec un calme tel qu’il y a partage sans discussion. On n’entend dans les cercles presque aucune discussion politique et quand elles ont lieu on prête l’oreille et on répond à des gens d’opinions opposées, sans chaleur et sans passion 6. » Il assure encore, le 20 décembre : « Celui [le département] de l’Orne est un de ceux de la France qui offre le moins de variations sous cet aspect. Beaucoup de choses concourent, outre le caractère phlegmatique de ses habitants, à le maintenir dans cet état fort désirable pour l’administration 7. » Le raisonnement s’approfondit en abyme : Mortagne n’est qu’une « ville sans mouvement et sans vie 8 », habitée par des rentiers. Nous retrouvons là le schème balzacien de la ville de province, toute rouillée, évocatrice du

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passé, théâtre de la lenteur, voire du temps arrêté 9. Séguier, résigné à l’obéissance, n’en demeure pas moins dubitatif : « Les renseignements que je recueille de côté et d’autre sont tellement empreints de la manière de voir de ceux qui les procurent et tellement discordants entre eux, que je suis sans cesse ballotté de la crainte à l’espérance 10. » À ce stade originel du renseignement politique, la discordance et la partialité éclatent avec tant d’évidence que la synthèse ne peut sembler que fallacieuse 11. Le véritable intérêt d’une telle démarche réside en l’effort de systématisation d’une quête qui repose sur la sagacité de l’observation et de l’écoute. Varions les échelles d’analyse et penchons-nous sur les rapports émanant de la sous-préfecture de Mortagne, que l’on pourrait penser plus proche de l’opinion. La coïncidence entre le ressort et la zone percheronne du département invite ici à soumettre l’observation aux figures d’une région, dont nous avons tenté de retracer la difficile fabrication 12. Un imaginaire percheron, tout à la fois territorial, social et historique, sert ici de support à l’explication du politique ; ce qui était fort difficile à l’échelon départemental, compte tenu de la diversité ornaise. Une étude quantitative n’est pas nécessaire pour fonder la vérité de ce mécanisme car, à la lecture de ces nombreux rapports, nous n’avons pas rencontré un seul texte qui mette en doute les stéréotypes qui suivent 13 : « Les habitants de l’ancien Perche, écrit le sous-préfet Chartier-Desrieux le 30 septembre 1834, sont froids et paisibles ; ils se laissent facilement conduire, dès qu’on respecte leurs intérêts. Ils aiment la liberté, non pour en abuser ; ils se montrent plus désireux de droits politiques pour les posséder que pour en user. » « Ils ne sont susceptibles d’aucun genre d’enthousiasme. Ainsi, les hommes

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de parti y trouveraient-ils peu d’aliments à leurs passions 14. » Beaucoup plus tard, le 24 avril 1853, l’un de ses successeurs écrit : « La population de l’arrondissement de Mortagne est en général froide, indifférente, sans initiative politique. Honnête, sobre et sensée, mais égoïste et manquant d’énergie, on la remue difficilement soit pour le bien soit pour le mal ; absorbée par l’amour du clocher et le soin des intérêts privés, elle s’occupe peu de politique et des intérêts généraux : les intérêts départementaux, communaux, sont les seuls dont elle s’inquiète ; aussi, faire de bonne administration est-il, dans ce pays surtout, le moyen le plus sûr de continuer la popularité du gouvernement, d’acquérir de l’ascendant sur l’esprit public. » « Assez instruit, doué d’une intelligence lente mais tenace, le Percheron est trop positif pour avoir de l’élévation dans les idées, ce qu’il rachète d’ailleurs par une entente merveilleuse des affaires. On peut lui reprocher de manquer de franchise, jamais il ne dit sa pensée tout entière, jamais il n’entre ouvertement en lutte avec l’autorité, mais en cas de mauvais vouloir, il lui oppose une force d’inertie qui fatiguerait la volonté la plus résolue. On peut lui reprocher encore d’être ergoteur, de se faire un malin plaisir de marcher adroitement à côté de la légalité, enfin d’avoir une répulsion instinctive pour tout ce qui est innovation. En politique, prudent à l’excès, craignant sans cesse de se compromettre, le Percheron ne va jamais au-devant des événements. Dans les circonstances solennelles, il attend que la France se prononce, que l’impulsion vienne du dehors et le force dans son insouciance pour se décider à prendre parti 15. » On aura remarqué l’accent mis, cette fois, sur le travail de l’administration, le lien plus serré entre l’écoute, la

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mesure et la volonté d’agir sur l’opinion, « d’acquérir de l’ascendant sur l’esprit public » et d’y « contrarier activement les influences ». Là réside l’écart entre la monarchie de Juillet et le Second Empire. Pour le reste, les schèmes fondamentaux sont tous évoqués dans ce rapport : la lenteur/la ténacité/le manque d’élévation, « l’esprit positif » et la prudence ; sans oublier la résultante : la force d’inertie. On connaît la logique de la construction de tels discours, la cohérence de cette géographie des tempéraments dont il est de bon ton de se gausser, oubliant qu’elle était fortement intériorisée en même temps que postulée ; au point que l’on ne sait plus trop si elle reflète ou si elle crée les comportements 16. Cet imaginaire, politique et territorial à la fois, se complique d’un système de représentations fondé sur une découpe en « classes », alors fort usuelle. Dès le 30 décembre 1817, Blondel d’Aubers, le sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne, affirme, péremptoire : « L’esprit public ne règne guère que dans la classe raisonnante de la société. Dans celle-ci il n’y a point de fixité d’opinion. Elle a sa hausse et sa baisse comme les effets de la Bourse. Sa boussole, les deux tiers de l’année, sont les événements du jour ; aujourd’huy ce sont les débats des chambres. Les mêmes débats, les mêmes inquiétudes règnent et dans la chambre des députés et dans les salons, mais c’est la preuve incontestable de l’indépendance des opinions ; ce sont les effets nécessaires d’un gouvernement constitutionnel ; effets qui ne peuvent que tourner à l’avantage de l’esprit national […] 17. » « Je passe maintenant à la classe des cultivateurs, à celle du peuple… Elle se laisse conduire et ne voit dans tout ce qui est d’intérêt général que par les yeux des autres. Mais il n’en est pas de même de tout ce qui tend à améliorer ou à blesser des intérêts, alors l’égoïsme la

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fait sortir de son indifférence habituelle, et elle s’inquiète alors beaucoup de savoir si les contributions sont les mêmes cette année que l’année dernière, si la conscription lui enlèvera beaucoup d’enfants ou d’ouvriers. Cependant on doit considérer l’opinion de cette classe comme bonne ; elle est tranquille, obéissante et point exaltée 18. » On retrouve ici une conviction, maintes fois explicitée par les administrateurs normands, selon laquelle « l’esprit public », alors objet d’analyse et de mesure, ne concerne que la « classe raisonnante », soumise à l’événement, avide d’information, capable de se hisser au niveau de l’intérêt général et composée d’individus qu’il est possible de distinguer les uns des autres ; par opposition aux masses tout à la fois inertes et potentiellement violentes, inaccessibles aux fluctuations de l’événement politique, soumises à une fixité inaltérable. Entre cette masse pesante et les esprits sur lesquels se fonde le jeu du régime constitutionnel, se tiennent « les classes extrêmes 19 », « mécontentes par habitude ». Inaccessible à l’intérêt général qui constitue la chose publique, le peuple 20 se révèle paradoxalement soumis aux bruits, c’est-à-dire à une imprévisible incohérence, sans prise directe avec le débat parlementaire ; ce qui rend tout à la fois impossible et dérisoire l’analyse de ce que l’on pense en son sein. « Les variations de l’esprit public, écrit pour sa part le sous-préfet le 18 avril 1835, observées sur des masses occupées des travaux lents et parfois pénibles de l’agriculture n’offriraient que peu de résultat à l’œil le plus exercé. Les populations industrielles et manufacturières sont plus mobiles, par suite de la variété de leurs produits 21. » Ce lien établi entre la lenteur du travail, l’étroitesse de la diffusion des produits et celles des opinions, ou bien entre l’immobilité des êtres et celle des

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esprits redouble la concurrence ressassée entre la main et le cerveau 22. Les masses « s’occupent fort peu de théories et de systèmes politiques 23 », résume pour sa part le préfet Derville en 1835. Faute de mieux, il convient de prendre au sérieux toutes ces assertions, puisque l’imaginaire social qui les engendre est aussi celui qui fonde alors l’aptitude des individus à se forger des opinions, à se tenir disponibles à l’information et à se sentir autorisés au débat. Que faut-il déduire de tout cela en ce qui concerne précisément Louis-François Pinagot ? Beaucoup, si l’on se réfère à la forte emprise des stéréotypes et si l’on se fie à la sagacité de ces observateurs ; assez peu quand on sait la modicité des moyens de mesure dont ils disposent, quand on connaît leur soumission à des systèmes de représentations préétablis et leur négligence à l’égard de l’opinion des masses. Reste qu’il s’agit là de la trace fondamentale ; et qu’il nous faut bien, sur ces bases fragiles, procéder par induction, déduction, intuition et attribuer à Louis-François les traits qui le sont aux masses percheronnes. À l’échelon individuel, l’opinion politique de notre sabotier nous demeure inaccessible. Nous pouvons tout juste réfléchir aux conditions de possibilité de son élaboration et au repérage de la participation ou de l’abstention de LouisFrançois à quelques rares scrutins. Jamais nous n’avons constaté sa présence au sein des foules ameutées. À défaut de ce qui aurait pu constituer une forme d’expression, nous devons nous en tenir à la probabilité de la sympathie suscitée par la proximité sociale – ce postulat euclidien mais fort peu convaincant de l’histoire sociopolitique – et à une éventuelle intervention dans les débats de la localité.

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Traquons donc Louis-François Pinagot citoyen. Si l’on devait s’en tenir à l’exercice des droits, il faudrait commencer cette chasse subtile en 1848, c’est-à-dire au seuil de sa vieillesse. Auparavant, il ne participe à aucun scrutin, d’aucune sorte, mis à part l’élection des officiers et des sous-officiers de la garde nationale, à partir de 1830. Mais la citoyenneté est aussi exercice de devoirs ; elle s’élabore, en outre, selon le regard posé sur ceux qui possèdent des droits et qui les exercent. Dans cette perspective, reprenons le fil de cette histoire en 1815, lorsque Louis-François Pinagot, âgé de seize, puis dix-sept ans, se trouve au cœur de sa « jeunesse » ; ce qui nous autorise à postuler son éveil à ce qui transcende le cercle de la famille et du voisinage. Nous pouvons alors supposer chez lui une anxiété sourde, suscitée par les incertitudes de l’avenir. Durant les Cent-Jours, il a dû se sentir menacé par la conscription, à laquelle il lui eût été difficile d’échapper dans l’hypothèse d’une guerre longue. Il a pu même subir la tentation d’une future insoumission. Certes, l’Orne ne se situe pas au cœur de la géographie du refus 24. Année après année, le préfet La Magdelaine se félicite, non sans imposture, du bon déroulement des opérations de recrutement dans son département. Il n’en a pas moins été obligé, en 1811, de recourir à une colonne mobile contre 474 déserteurs. Il est vrai que ceux-ci n’étaient que 71 dans l’arrondissement de Mortagne 25. En cette année 1815, Louis-François Pinagot a pu observer l’exercice du suffrage universel masculin 26 ; dans son esprit, le souvenir de cette cérémonie s’est peutêtre noué, seize ans plus tard, à ce qu’il a pu observer en avril 1831. Était-il en âge d’entendre les échos de la politique nationale, de la suivre dans sa mobilité, si grande en 1815, et d’en comprendre les enjeux majeurs ? Autant

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de questions qui nous renvoient à la conjoncture politique locale et à l’« état des esprits », au cours de cette année terrible. Le département de l’Orne était resté calme lors de la première Restauration 27, mis à part quelques troubles antifiscaux suscités par l’hostilité aux droits réunis ; ce qui n’étonne pas dans une région si sensible à ce qui lie la boisson et le politique. En revanche, la fin des Cent-Jours est, ici, marquée par des mouvements royalistes assez vifs, qui n’affectent guère, il est vrai, les communes rurales du Perche. Le 24 juin, à la sortie des vêpres, une foule agitée contraint le maire de Gacé à retirer le drapeau tricolore du clocher. Le lendemain, entre sept et huit heures, un groupe de jeunes gens, âgés de quatorze et quinze ans, promènent le drapeau blanc dans les rues de la ville. Le soir, vers neuf heures, trois cents personnes se rassemblent, puis parcourent les rues jusqu’à deux heures du matin en criant : « Vive le Roi !, Vive la fleur de lys 28 ! » Un grand nombre de ces individus, note La Magdelaine, « sortait des auberges et était ivre » ; classique marquage péjoratif des attitudes de l’adversaire, qui sera utilisé tout au long du XIXe siècle. Durant les heures qui suivent, le mouvement se propage aux communes voisines. Le lendemain, un rassemblement, composé de sept à huit cents individus, s’en prend aux emblèmes de l’Empire qui décorent le centre de la ville de Vimoutiers 29. Le drapeau tricolore est, là aussi, enlevé et déchiré. La foule promène le drapeau blanc dans les rues, puis le place au sommet du clocher. Ce recours au folklore, on ne peut plus classique, s’étend, cette fois encore, aux communes voisines. Des rixes éclatent à Séez tandis que le bocage s’agite. Un drapeau blanc est arboré au sommet du clocher de l’église de Sérigny, à proximité d’Origny-le-Butin 30. Il est donc possible que le jeune

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Louis-François Pinagot ait été vaguement témoin de cette agitation des esprits. Mais il y a plus évident. À la fin de l’année, le marquis de Puisaye, membre de la chambre des représentants [sic], tente de lever une « année royale et catholique » dans les environs de Bellême et de Rémalard. La tentative fait long feu. Selon le préfet, elle a toutefois suffi à engendrer dans le peuple de ces cantons la croyance en « l’imminence d’une guerre civile » ; « les uns disent contre le roi et les autorités, les autres contre les Jacobins 31 ». Le fantôme de la chouannerie se trouve ainsi réactivé par les « menées » des ultras. L’opinion du Bellêmois est « égarée », anxieuse, alors qu’en d’autres régions la « Terreur blanche » se déchaîne. Le fait que nous connaissions l’inanité de ces craintes ne doit pas nous conduire à les sous-estimer. Entre cette année terrible et la chute des Bourbons, il y a gros à parier que les troubles de subsistances de 1817 32, qui minent la confiance en la stabilité du régime et de la dynastie et qui accréditent, près d’Origny-leButin, la rumeur selon laquelle la France est vendue à l’étranger 33, constituent les événements, de portée nationale, qui ont semblé les plus saillants à Louis-François Pinagot. Qu’a-t-il pu, durant ces quinze années, ressentir d’autre qui ressortisse au politique ? Directement concerné, cette fois, par le recrutement militaire, il lui a bien fallu porter attention à ce risque. Qu’en est-il alors dans la région ? Selon les rapports triomphalistes du préfet, l’appel des 80 000 hommes appartenant aux classes 1816 et 1817, prévu le 10 septembre 1818, s’effectue, ici, dans le plus grand calme. Partout, le tirage se déroule dans la tranquillité et la « soumission exemplaire ». Les cantons du voisinage de Mortagne se distinguent, en ce domaine, par leur extrême docilité 34. La levée de 40 000 hommes de la

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classe 1818, celle de Louis-François Pinagot, décidée le 28 avril 1819, se déroule, elle aussi, sans le moindre problème. Les jeunes gens du département ont partout répondu « sans murmure » à l’appel 35. Le sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne se révèle particulièrement satisfait. On note même à la préfecture, ce qui semblait difficile, « de sensibles améliorations dans l’opinion publique depuis l’année dernière relativement à la loi de recrutement 36 » (du 10 mars 1818). Celle-ci a été fort bien accueillie ; et les jeunes gens ont désormais la conviction qu’elle assure l’égalité. À lire une notation du préfet La Morélie, datée du 7 août 1819, on peut imaginer les réactions de LouisFrançois : « Les jeunes gens, écrit-il, ont accueilli avec allégresse la proclamation de la clôture provisoire de la liste du contingent, les cris, de Vive le Roi ! se sont toujours mêlés aux accents de leur joie 37. » Louis-François Pinagot pouvait être de ceux-là puisqu’il avait assurément tiré un bon numéro (le 55) à moins qu’il n’ait bénéficié d’une exemption 38. Cela dit, il convient de se méfier du triomphalisme des membres de l’administration préfectorale. On apprend ainsi, au détour d’un rapport daté du 23 septembre 1819, que, parmi les jeunes gens des classes 1816 et 1817 appelés sous les drapeaux, 220 ont déserté 39. Ordre a été donné aux maires de rechercher ces insoumis. Or les édiles ont fait preuve de beaucoup de sympathie à leur égard. Les uns ont feint d’ignorer la présence des déserteurs au sein de leur commune ; d’autres n’ont pas hésité à leur délivrer des passeports pour se rendre à la ville. Seul un petit nombre de ces insoumis ont été arrêtés. Bien peu ont rejoint spontanément leur corps. Les fêtes de souveraineté 40, qui se déroulent au jour dit dans l’ensemble du royaume, constituent alors la façon la plus efficace de rendre sensible la nature du

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régime et les événements de portée nationale. Jusqu’au plus profond des campagnes, on rappelle, chaque année, l’anniversaire du roi-martyr ; curés et desservants lisent en chaire le testament du malheureux Louis XVI. Chaque municipalité se doit aussi de célébrer la fête du roi : la Saint-Louis, le 25 août, puis la Saint-Charles, le 4 novembre. Vingt et une communes de l’arrondissement de Mortagne décident des réjouissances à l’occasion du baptême du duc de Bordeaux, en juin 1821. Trois ans plus lard, le glas annonce partout la mort de Louis XVIII. L’écho du sacre de Charles X se répercute avec une ampleur comparable 41. Malheureusement, aucun texte n’a été conservé qui détaille les cérémonies qui se sont, en ces occasions, déroulées à Origny-le-Butin. Afin d’imaginer la liesse, considérons le rapport adressé le soir de la Saint-Charles par le maire d’Origny-le-Roux, le 4 novembre 1825. Une grand’messe a été célébrée « avec le tedeom [sic] ». « Nous avons fait sonner la cloche dès la veille de la fête et fiait carioner, le jour, nous y avons asisté avec une cantité des abitans ase considérable. Nous ni avon vu rien que de la guesté et de la moure pour notre monarque et des cris de vive Charlle dix 42. » À la mort de Louis XVIII le curé d’Origny-le-Roux a « sonné le trépassement ». La commune avait auparavant fêté le baptême du duc de Bordeaux. Cette activité festive et la liesse qu’elle suscite se déploient en un temps qui correspond, initialement, aux dernières années de la « jeunesse » de Louis-François ; c’est-à-dire, à cette courte période qui s’étend entre la communion et le mariage. Il est alors permis de danser, de courtiser les filles et de se livrer à une série de pratiques folkloriques 43, que l’on peut penser particulièrement intenses en bordure de la forêt 44.

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L’éveil au politique ou, si l’on préfère, l’attention portée aux affaires publiques, ressortit alors, pour l’essentiel, aux débats qui se déroulent dans le cadre de la localité. Que peuvent donc représenter le maire et son conseil municipal aux yeux du jeune Louis-François Pinagot ? À première vue, l’on pourrait penser que l’institution lui demeure totalement opaque. Sous la Restauration, le « conseil 45 » n’est pas élu ; ses membres sont nommés. À Origny-le-Butin, il se compose de tout petits notables, pour la plupart propriétaires-cultivateurs. Les travailleurs du bois en sont exclus. Or, il se trouve que Louis Pôté, le beau-père de LouisFrançois, fait partie, non du conseil municipal, mais de l’effectif des contribuables les plus imposés ; ce qui lui permet de participer à certaines décisions. En outre, il est le fondé de pouvoir de Me de Villereau, de Bellême, qui possède près de dix hectares à Origny-le-Butin. Ce qui lui vaut, à titre d’exemple, d’être, en compagnie de l’ami César Buat, présent à l’assemblée du 5 octobre 1824 destinée à préparer la confection du cadastre communal. Louis Pôté figure sur la courte liste des propriétaires chargés du classement des fonds selon leur valeur ; il est de ceux « qui connaissent les différentes parties du territoire 46 ». Tout porte à croire que Louis-François Pinagot a pu percevoir, au fil des conversations familiales, l’écho, fût-il lointain, des débats alors suscités par ce classement certainement très brûlant. À la fin de l’année 1815, le maire d’Origny-le-Butin, est Fidèle, Armand de Bloteau. Jacques Pinagot, le père de Louis-François, connaît très bien les membres de sa famille, dont il sera le fondé de pouvoir. Or, Fidèle de Bloteau a provoqué la seule « affaire » politique survenue à Origny-le-Butin qui ait retenu l’attention des instances nationales. Ce drame de l’émigration, qui se déroule si

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près de Louis-François, tout empreint d’une saveur balzacienne 47, mérite que l’on s’y attarde. En septembre 1815, Fidèle, Armand de Bloteau, ancien capitaine au régiment d’Aunis et officier d’étatmajor de la 6e division de l’armée catholique et royale vendéenne, a été nommé maire d’Origny-le-Butin en remplacement du sieur Morel, que le préfet, le vicomte de Riccé, estime « mauvais serviteur du roi 48 ». À l’évidence, l’ancien émigré, qui se targue « d’appartenir 49 » à la duchesse de Duras, jouit d’appuis considérables. Très vite, il apparaît toutefois que sa tête s’égare. « Un jour qu’on recherchait un mauvais sujet dans sa commune », jugeant l’action de la gendarmerie insuffisante, il a « fait sonner le tocsin et monter la garde à tous les habitants autour de la maison de cet individu ». « Ne l’ayant pas trouvé, il [a] fait incarcérer sa femme, mis à la porte les enfants en bas âge et envoyé la clef à la sous-préfecture 50. » Le vicomte de Riccé décide donc de rétablir Morel dans ses fonctions, s’apercevant, un peu tard, que celui-ci « professait de bons principes et jouissait de l’estime des honnêtes gens ». La mesure – qui sera maintenue – soulève une tempête de protestations de la part des ultras qui soutiennent celui qu’ils considèrent comme un « homme plein d’honneur et de sentiments », « qui n’a jamais désemparé le parti de son légitime souverain 51 ». Le marquis de Puisaye, le prince de Broglie, le marquis de Frotté, députés, le vicomte de Chabot, maire de la Perrière, et plusieurs édiles des environs plaident avec véhémence en faveur du malheureux Fidèle de Bloteau ; lequel écrit, pour sa part, au ministre, en 1816 : « la cruelle révolution m’a enlevé mon état et ma fortune. Il me reste l’honneur » ; et de souhaiter une « fin de carrière honorable 52 ». Rien n’y fait. Au fil des ans, l’ancien émigré sombre dans une nostalgie délirante ; ce qui le conduit à tenir des propos

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jugés séditieux contre les nobles, le clergé, le gouvernement. Le 15 septembre 1819, peu de temps après qu’il a été le témoin de Louis-François le jour de son mariage, un mandat d’amener est décerné contre lui. La gendarmerie se présente à La Brumancière, à trois heures et demie du matin. Mais Fidèle de Bloteau s’est « en quelque sorte fortifié dans son château où il [a] réuni armes et munitions 53 », après avoir pris le soin de créneler les murs et d’ouvrir des meurtrières. Le maire d’Origny, appelé en renfort, se voit menacé d’un coup de fusil au cas où il oserait mettre le pied dans la cour du « château ». À cinq heures, Morel use d’un subterfuge : il envoie son fils, un enfant, qu’une servante introduit dans la demeure. Les gendarmes, qui s’étaient cachés à proximité, se précipitent à l’intérieur. Mais Fidèle de Bloteau s’est préparé une position de repli. Il se retranche dans sa chambre. Il y a entreposé « trois grosses tourtes de pain ». La pièce communique avec la cave ; ce qui lui assure de ne pas manquer de vivres. L’assiégé s’est replié avec un fusil et un sabre ; il a, par avance, pratiqué des ouvertures dans la porte. Alors commence un long palabre. L’ancien maire accable les gendarmes d’injures ; puis, une heure durant, il se livre à « une espèce de confession générale », avouant avoir été infidèle à sa femme et avoir engrossé une fille, ce dont il demande pardon à Dieu. Il accuse les gendarmes d’être les envoyés de ses ennemis, les nobles, et d’être « poussés par la magie du diable ». D’ailleurs, il a vu celui-là, récemment, à l’intérieur de la cathédrale de Séez. Il avait les sourcils rouges et il était déguisé en prêtre. Fidèle de Bloteau entrecoupe ses propos de « cris séditieux » : « Vive Louis XVII ! Vive les Bourbons ! Vive l’Ancien Régime ! À bas le gouvernement 54 ! » Ouvrant une fenêtre, il tire dans la cour, au cri réitéré de : Vive Louis XVII !

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Après avoir revêtu un uniforme du régiment d’Aunis, il se résout à ouvrir la porte, avec fracas. Il se présente aux gendarmes, « un crêpe au bras ainsi qu’un à la poignée de son couteau de chasse […], un gros bâton pendu à son bras et armé d’un fusil ». Un corps à corps s’ensuit Le lieutenant de gendarmerie est légèrement blessé. Le pauvre M. de Bloteau lui tend alors la main et se déclare son prisonnier. On l’emmène à la prison de Mortagne. Tout le long du chemin, notamment dans les rues de la ville, le forcené hurle : Vive Louis XVII ! « Arrivé sur la place, écrit le lieutenant, il nous pria de nouveau de le fusiller. » Finalement, on décide de l’élargir, pour aliénation mentale. Les malheurs de l’ancien émigré, dont le délire pétri d’histoire hisse le drame au niveau d’un destin emblématique, sont, à coup sûr, entrés dans la chronique orignacienne. Ils constituent de ces incidents qui font événement dans le cadre local, qui alimentent récits et commentaires, qui suscitent la prise de position, qui sollicitent l’évocation du passé 55. À l’évidence, il en fut question à la veillée, chez les Pinagot. Restent les modes de participation à la vie collective. Je n’en perçois qu’un qui ait alors concerné Louis-François ; il s’agit du travail sur les chemins. En effet, l’obligation de la « corvée » – c’est encore le terme le plus usuel pour désigner cette contrainte – frappe personnellement « tous ceux qui sont portés sur l’un des rôles des contributions directes », « ainsi que le fils vivant avec [eux] et les domestiques mâles valides si âgés de vingt ans accomplis ». Elle s’applique aussi à « chaque bête de trait ou de somme, [à] chaque cheval de selle ou d’attelage, [à] chaque charrette 56. » Ce qui, initialement, frappe particulièrement le voiturier Jacques Pinagot. À Origny-le-Butin, tout individu concerné est tenu à une ou deux journées de travail, selon les années. Il est,

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certes, permis de se « racheter en argent ». Le prix de cette exemption oscille entre un franc et un franc vingt centimes par jour ; ce qui est dissuasif. Nous savons, en outre, avec certitude, que les Pinagot se « libèrent en travaux » – pour cinq francs –, comme il est indiqué sur le registre des délibérations municipales. Il en va de même de Louis Pôté, le beau-père, qui est astreint à onze francs en 1828, compte tenu de son cheptel, et de JacquesAugustin Drouin, l’oncle de Louis-François. Les jours de « corvée », la cloche de l’église sonne le rassemblement des travailleurs ; cette publicité donnée au labeur collectif contribue à rendre sensible l’intérêt commun. Force est de le reconnaître : tout cela est bien mince et tout conduit à penser que pendant le premier quart du XIXe siècle, les habitants d’Origny-le-Butin se sont sentis, par défaut, plus intensément paroissiens que citoyens. L’abondance des signes de la souffrance suscitée par la privation des cérémonies du culte en témoigne. La suppression des sonneries de cloches, l’interruption de la célébration des offices, le délaissement du cimetière et, plus encore, l’absence de prêtre ont été ressentis comme une dépossession, comme un abaissement qui portait gravement atteinte à l’identité de la communauté. Pendant près de vingt ans, les obstacles opposés à la pratique religieuse et à la fréquentation des catéchismes ont nourri l’animosité contre Vaunoise, la voisine trop heureuse. Jamais, cependant, le dépit n’a conduit à la violence. Sans doute Louis-François Pinagot a-t-il partagé la rancœur collective ; nous savons que ce fut le cas de son beau-père, le fermier Louis Pôté. Cette souffrance lancinante résulte, à l’évidence, d’un déficit de la recommandation. L’absence de grand notable prive la communauté de l’appui nécessaire à l’écoute de la doléance. À Origny-le-Butin, on comprend mal les ressorts de la politique concordataire et l’on ne

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sait pas avancer les arguments efficaces. La situation se dénoue finalement, entre 1820 et 1827, grâce à l’intervention du châtelain de Lonné, le comte d’Orglandes. Le 10 fructidor an XII (28 août 1804), quand le danger se profile, le conseil municipal réclame la réunion de Vaunoise à Origny. Il présente ses arguments en un texte qui expose clairement le système d’appréciation des édiles 57. « L’église d’Origny-le-Butin est bien décorée, placée au milieu d’un pâtis agréable et salubre, étant élevée et au centre de la commune. » Celle de Vaunoise, en revanche, est « d’un mauvais abord ». Très « éloignée des habitations », on n’y accède que par des chemins difficilement praticables. À l’intérieur de l’église d’Origny, « il y a des ornements pour le service divin ». En outre, « il est facile de trouver, à proximité, un logement convenable pour le desservant ». L’église de Vaunoise est trop petite pour pouvoir bénéficier de la réunion. Elle se trouve « placée dans un endroit isolé ». On ne peut y laisser les ornements sans que ceux-ci risquent d’être volés. Il n’est pas, dans son voisinage, de maison propre au logement d’un desservant. Les habitants d’Origny-le-Butin se disent, en outre, disposés à « fournir tout ce qui serait nécessaire » à un prêtre. La location des bancs les aiderait à subvenir aux dépenses. La commune obtient initialement gain de cause avant que, par un revirement dont nous ignorons les motifs, elle se trouve réunie à Vaunoise, pour le spirituel 58. Le 14 thermidor an XIII (2 août 1805), le conseil municipal crie à l’injustice et clame sa douleur de « quitter une église si belle 59 ». Il obtient un court délai de grâce. Le 20 novembre 1806, en effet, une décision impériale confère à l’église d’Origny le statut d’annexe ou d’oratoire de Vaunoise 60. Mais deux ans plus tard (1808), en application du décret du 30 septembre 1807

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qui ordonne le réaménagement de la carte des paroisses et des succursales, le couperet tombe. La succursale d’Origny-le-Butin est supprimée et, du fait de la réunion opérée au profit de Vaunoise, l’église se trouve désaffectée. Elle dispose alors d’une sonnerie de deux cloches, dont l’une pèse 188 kilos, et renferme un trésor composé, entre autres objets de valeur, d’un calice d’argent massif, d’une boîte en argent destinée aux saintes huiles, d’une custode à la feuille d’argent et d’un bel encensoir en cuivre 61. Durant douze ans, le conseil municipal et les habitants d’Origny-le-Butin ne cessent d’assaillir le sous-préfet de leurs doléances. Avec acharnement, ils s’emploient à préserver l’avenir 62. Le 3 décembre 1808, au lendemain de la suppression, le conseil unanime demande que l’église obtienne le statut de chapelle. Selon un marchandage qui s’accorde aux pratiques de l’arrangement en usage dans la commune, il s’engage à rétribuer un chapelain. Ce jour-là, les édiles offrent à celui qui pourrait venir s’installer à Origny-le-Butin un traitement annuel de quatre cents francs et cent vingt francs d’indemnité de logement. En 1809 et en 1810, ils proposent cinq cents francs et cent cinquante francs d’indemnité. Le conseil municipal offre en outre de prendre à sa charge tous les frais d’entretien de l’église et du presbytère. Il n’est pas entendu. Une ordonnance royale datée du 25 août 1819 fait renaître l’espoir. Le 5 octobre, trente-trois habitants d’Origny-le-Butin adressent une pétition aux vicaires généraux du diocèse de Séez 63. Il s’agit de tous les petits notables de la commune. Ils arguent, cette fois, de la piété des habitants, qui ont su entretenir leur église désaffectée ainsi que leur cimetière et qui n’ont pas hésité, pour ce faire, à souscrire une somme de deux cents francs. Ils évoquent les risques que la distance

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excessive fait courir à la pratique religieuse. « Jamais, assurent-ils, réunion ne fut plus affligeante » ; l’éloignement constitue un « obstacle insurmontable à l’assistance aux offices », compte tenu des « chemins, impraticables pendant huit mois de l’année ». L’église de Vaunoise se révèle trop petite « non un peu mais de moitié ». Autant d’assertions qui nous conduisent à supposer que la pratique de Louis-François Pinagot devait être quelque peu négligente. Afin d’obtenir gain de cause, les habitants offrent même une « cotisation volontaire » en vue d’acquérir un presbytère. Le 7 novembre, le conseil municipal, unanime, réclame l’érection d’Origny-le-Butin en succursale 64. Le sous-préfet se dit favorable. En 1820, le conseil municipal obtient satisfaction. Reste à faire l’acquisition d’un presbytère, puisque l’ancienne bâtisse a été vendue au cours de la Révolution. Entre 1822 et 1827, le projet polarise les efforts de la municipalité 65. Un tel achat implique, en effet, de se saigner à blanc. Origny-le-Butin ne possède pas de biens communaux dont la vente eût permis de faire face à la dépense. En octobre 1823, la préfecture accorde à la commune la permission de contracter un emprunt de 4 799 francs afin d’acquérir une maison voisine de l’église 66. Pour la commune d’Origny, la somme est colossale. Une enquête est ouverte et vingt-huit individus sont entendus. Parmi eux figure Louis Pôté. Il partage l’avis commun – qui était, sans doute, celui de son gendre – et « déclare que l’acquisition était bien nécessaire 67 ». Reste à rendre la maison digne d’un desservant. Les habitants participent de bon cœur aux travaux. C’est qu’il s’agit de « conserver le prêtre », c’est-à-dire le « curé » Pigeard qui s’est installé dans la nouvelle succursale en 1826 et qui sait se contenter d’un humble logement composé d’une chambre, d’un cabinet et d’une

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cuisine 68. L’année suivante, le comte d’Orglandes supplie le ministre des Cultes « de prendre en pitié les malheureux habitants d’Origny 69 ». Il obtient cinq cents francs. Le desservant décide, pour sa part, de faire preuve d’abnégation. Il accepte de rester. Il se passera, déclaret-il, de rideaux, de tentures de lit et « d’autres objets dont il a besoin 70 ». Du moins les habitants lui ont-ils promis d’effectuer gratuitement les charrois qui lui seront nécessaires. En 1828, constatant que « M. le curé n’a aucun appartement pour loger son bois de chauffage et pour loger les chevaux des personnes qui vont chez lui », le conseil municipal décide de lui construire un bûcher et une écurie 71. La communauté des habitants d’Origny-le-Butin a retrouvé, à grand prix, la maîtrise sacrale de son territoire ainsi que son identité religieuse, un temps menacée par les prêches de deux apôtres de la Petite Église. Ses cloches animent désormais son espace sonore. Mais ce succès attache un boulet aux finances de la pauvre commune. Au cours des difficiles années du milieu du siècle, nous l’avons vu, les réparations de l’église et du clocher, la réfection de la sonnerie, l’entretien du presbytère l’emportent sur la construction d’une maison d’école. Ils ont priorité sur le soulagement de la misère. En 1830 et 1831 se déroulent des épisodes décisifs dans le processus de construction de la citoyenneté. Or, cette courte période fut celle, sinon du glissement de Louis-François Pinagot dans une profonde misère, du moins de la reconnaissance officielle de son indigence ; événement qui dut profondément retentir sur l’image qu’il avait de lui-même et sur le regard des autres. Le 13 mai 1831, Louis-François est inscrit sur la liste des seize individus que le conseil municipal « croira devoir exempter de la cotisation mobilière… attendu leurs

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faibles ressources 72 ». Il se trouve, du même coup, dispensé de « corvée ». Tel est le résultat d’un vote à bulletins secrets déposés sur le bureau du conseil. LouisFrançois figure sur la liste au côté de Louis-Sébastien Pinagot, l’oncle des Querrières, dès lors à la dérive, et de Marin Pôté, son beau-frère, victime, comme sa sœur Anne, d’un tragique déclassement. L’heure n’est donc pas favorable à la famille. Ces deux années n’en sont pas moins celles de l’accès à certains éléments de la citoyenneté. Revenons donc aux événements politiques. Le 9 août 1830, jour de l’intronisation de Louis-Philippe Ier, alors simple lieutenant général du royaume, le ralliement de l’arrondissement de Mortagne au nouveau régime est proclamé en un style administratif sans surprise. « J’ai acquis la certitude, écrit le sous-préfet, que le drapeau tricolore a été arboré généralement dans les communes du ressort avec un enthousiasme inconcevable, tout est tranquille, et le patriotisme – comprimé – sort de son foyer avec la rapidité de l’étincelle électrique 73. » Une fois de plus, c’est le déploiement d’un drapeau qui autorise la mesure de l’état des esprits. On peut donc penser qu’à Origny-le-Butin, le changement de régime s’est effectué sans heurt ; et que, pour Louis-François, il eut pour résultat essentiel l’enrôlement dans la garde nationale. Cette institution mérite donc un point d’orgue. Le 5 août 1830, le préfet provisoire prescrit la formation de gardes nationales dans toutes les communes du département. Elles seront « composées de tous les citoyens âgés de dix-huit à soixante ans 74 ». Cette mesure, prise en application des lois du 14 octobre 1791, se trouve répercutée dans l’arrondissement de Mortagne le 9 août 1830 75. À dire vrai, son exécution se révèle très lente. À la fin du mois d’octobre, aucune des communes rurales du canton de Bellême ne l’a encore mise en application 76.

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Le gouvernement demande au préfet de s’employer à « déterminer les gardes nationaux à adopter l’uniforme rural 77 », c’est-à-dire la blouse gauloise ou, mieux, un ensemble plus sophistiqué composé de la blouse, d’une giberne, d’un sabre et, si possible, d’un shako avec son pompon ; tel est l’uniforme remis le 1er mai 1831 au gagnant d’un concours organisé dans la petite commune de la Mesnière, à l’occasion de la fête du roi 78. Le vainqueur est un garçon tisserand de vingt-deux ans, soldat de la garde. Que le gouvernement ait songé à enjoindre cet uniforme indique une volonté de fonder le régime sur un imaginaire social et historique bien précis. Reste que le prix de la blouse gauloise – de quinze à dix-huit francs – la met hors de portée d’un Louis-François Pinagot. À en croire les préfets qui se succèdent, les gardes nationaux des campagnes ornaises seraient toutefois prêts à cette dépense si on leur fournissait des armes. Les hommes déclarent, non sans raison, que « l’uniforme sans fusil n’est qu’une vaine parure 79 ». Or, à la date du 10 novembre, sept cents fusils seulement ont été distribués aux gardes du département 80. Plusieurs historiens ont vu dans cette réticence à l’armement des masses une occasion manquée pour le régime de s’enraciner solidement et pour Louis-Philippe Ier de se donner la figure d’un « Napoléon du peuple 81 ». Le préfet a beau réclamer des fusils pour les vingt-quatre communes les plus importantes, il n’est pas entendu ; pas plus que les pétitionnaires qui font part, ici et là, de leur désir d’en recevoir. Il en est ainsi des gardes de Tourouvre et du Theil, pour s’en tenir à des localités percheronnes. Une compagnie d’infanterie de la garde nationale existe bien à Origny-le-Butin, sans qu’il m’ait été possible de savoir le jour exact de sa formation. En avril 1831,

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elle compte cent hommes : quatre officiers, six sous-officiers et quatre-vingt-dix soldats, dont Louis-François Pinagot 82. À cette date, aucun d’eux n’est armé, fût-ce d’un fusil d’emprunt ; aucun n’est habillé de la blouse gauloise ; aucun n’est équipé. En 1855, lorsque les armes seront réintégrées dans les magasins de la Guerre, la garde nationale d’Origny-le-Butin déclarera n’en posséder aucune 83. Mais, pour ces paysans comme pour nous, l’essentiel ne réside pas dans le caractère militaire de l’institution. L’enrôlement dans la garde concerne l’élaboration de la citoyenneté. Il procure à la majorité des individus qui la composent la première occasion de participer à une élection ; à l’exception toutefois des hommes mûrs qui avaient pu voter en 1815, voire en 1793. Pour Louis-François, l’expérience est nouvelle ; et nous savons qu’il a effectivement participé au premier scrutin 84. Jusqu’à la fin du règne, l’élection des officiers et des sous-officiers se déroule à Origny-le-Butin, comme dans les autres communes. Le 29 juin 1831, à midi, les gardes du « service ordinaire » sont convoqués « en la salle de la maison commune » – probablement l’habitation du maire. À l’issue de l’appel, les soixante-cinq électeurs présents désignent le capitaine 85. Le 31 mai 1834, les gardes sont quatre-vingt-cinq, et les électeurs soixantequatre 86. Le 25 avril 1848, deux mois après l’instauration de la IIe République, soixante-douze gardes sont inscrits sur la liste et cinquante-sept de ces électeurs sont présents ; ce qui indique une participation presque identique à celle que l’on relève sous la monarchie de Juillet. Aucun des Pinagot ne recueille de voix à l’occasion de ces nombreux scrutins. Cette éviction apparaît significative de leur statut. L’activité des compagnies, aussi réduite soit-elle, ne se borne pas à l’élection des chefs. En 1831 et en 1832,

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la garde nationale des campagnes, bien que dépourvue d’armes, fait preuve d’un certain zèle. Les revues sont nombreuses qui font accourir vers le chef-lieu de canton des milliers de soldats. Il faut bien saisir ce que ces moments de présentation, voire d’ostentation de soi, constituent pour des habitants des campagnes qui ne se rendent à la ville qu’à l’occasion de foires ou de marchés, sous l’œil goguenard, méprisant ou familier à l’excès, de prétentieux citadins. En 1831, à l’occasion du voyage du roi, les gardes rurales de Normandie se relaient ou se massent sur son chemin, notamment lors du franchissement des limites des circonscriptions administratives 87. Or, il est une géographie des attitudes ; de minuscules clivages fragmentent l’institution. Le 21 juin 1831, mille cent hommes, venus de dix communes voisines, se réunissent au Mêle 88. Parmi eux figurent les soixante-dix gardes d’Essay, tous habillés de la blouse gauloise, grâce, sans doute, aux efforts ou à la générosité de Rœderer, nouveau maire de la commune. Les revues de la garde, qu’il multiplie, fournissent à l’ancien sénateur de Normandie l’occasion d’une pédagogie politique. Il enseigne aux soldats d’Essay la Constitution et les libertés 89. Mais il n’est rien de tel à Origny-le-Butin, commune située à quelque vingt-cinq kilomètres du Mêle. Ici, pas de grand notable de la fortune, de la naissance ou du talent ; personne pour transmettre l’idéologie libérale. Origny ne possède même pas de ces petits médiateurs que l’on rencontre dans nombre de communes rurales. En un mot, Louis-François Pinagot n’a pas eu l’occasion d’entendre – sinon de comprendre – l’éloquence politique d’un grand notable. L’institution ne s’enracine pas véritablement dans les communes du canton de Bellême. Sur les 2 883 gardes que compte cette circonscription le 14 décembre 1831,

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327 seulement sont habillés, 157 déclarent avoir l’intention de s’acheter une blouse ; 259 sont armés et 245 équipés. Il faut dire que 187 d’entre eux sont d’anciens militaires 90. Chez les Pinagot, on ne s’est ni armé, ni habillé, ni équipé. D’autant qu’à Origny-le-Butin, il eût été dérisoire de le faire. « Cette belle institution est menacée par le ridicule », note le préfet de l’Orne quelques années plus tard (1835) ; ceux qui ont fait les frais de leur habillement et de leur équipement sont objets de risée 91. L’activité de la garde se résume donc aux quelques revues du bataillon cantonal, aux élections triennales, suivies de la cérémonie de la prestation des serments – pratiques solennelles dont il convient de réestimer l’importance –, à la participation aux fêtes nationales, aux banquets et à quelques exercices, le dimanche. La fréquence et l’intensité de ceux-ci varient selon les communes. Le zèle semble s’être très vite affaissé à Orignyle-Butin. À la fin de l’année 1832, la garde refuse de se doter d’un conseil de discipline. Cette année-là, le conseil municipal ne lui attribue que quinze francs pour tout crédit. Sur le papier, la garde d’Origny forme l’une des compagnies du bataillon dont le centre se situe à Saint-Martin-du-Vieux-Bellême. En fait, comme en bien des communes rurales, être soldat de cette formation signifie d’abord, une fois les pauvres exercices ou les tristes revues du dimanche tombés en désuétude, défiler et banqueter à l’occasion des fêtes nationales ou locales. Ce qui noue la garde nationale à la liesse des activités festives et à l’éclat des cérémonies officielles constitue donc l’essentiel pour ce qui nous occupe ; et cela n’a rien de négligeable. Dans l’Orne, comme dans l’ensemble du pays, la désaffection grandit à l’égard de l’institution dès 1834. Cette année-là, déjà, les gardes de l’arrondissement de

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Mortagne n’exécutent que rarement les manœuvres prévues. L’abstention gagne, déplore le préfet, quelques mois plus tard. Si l’on excepte Alençon et deux autres villes du ressort, le service n’est désormais « commandé que dans les cas extraordinaires, telles [sic] que fêtes patronales, foires […] les réunions pour les revues et manœuvres devenues de plus en plus rares, n’attirent plus qu’un petit nombre d’hommes dans un département où n’a jamais existé d’esprit militaire [souligné], où la plus part des gardes nationaux ne sont armés que de bâtons ». En bref, « le zèle est à peu près éteint ». « L’instruction militaire, qui n’a jamais été fort avancée, est totalement abandonnée. L’habillement et l’équipement, au lieu de faire des progrès, sont, presque partout, dans un état rétrograde. » « Dans ce pays essentiellement paisible, il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, d’avoir une organisation régulière et permanente de la garde nationale qui ne s’accorde guère avec les habitudes et les mœurs très peu militaires de ses habitants. Comment d’ailleurs faire comprendre aux paysans la nécessité de ces déplacements plus ou moins rapprochés pour aller, sans armes et dépourvus d’uniforme que beaucoup n’ont pas le moyen de s’acheter, à des réunions qui n’ont souvent d’autre but que de leur faire perdre leur temps et de les entraîner à des dépenses 92. » Sur le rapport du sous-préfet de Mortagne, qui incrimine le refus d’armer les gardes, on note ironiquement dans les bureaux de la préfecture que l’argument ne tient pas : au sein des gardes nationales des campagnes, à en croire l’auteur de la remarque, « on ne veut pas d’armes 93 ». À nous d’estimer le rôle que ces pauvres démonstrations de virilité et de civisme, vite menacées par le ridicule et la désaffection, ont pu jouer dans l’élaboration d’une conscience politique chez Louis-François Pinagot.

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Je serais, pour ma part, porté à croire que la garde a revêtu pour lui une certaine importance pendant les premiers mois de sa restauration et que, par la suite, son rôle tendit à se confondre avec le déroulement des fêtes nationales. Celles-ci sont alors nombreuses et génératrices d’enthousiasme, même dans les campagnes ; qu’il s’agisse des fêtes de Juillet, célébrées parfois du 27 au 29 mais, plus souvent, reportées au dimanche suivant, ou de la fête du roi, le 1e mai 94. Malheureusement, aucun document ne nous apprend comment ces fêtes furent célébrées à Origny-le-Butin. Il nous faut donc, une nouvelle fois, considérer les communes voisines et tenter d’imaginer ce que ces manifestations ont pu représenter pour Louis-François Pinagot. Le 28 juillet 1833, on célèbre les héros de Juillet à Origny-le-Roux. Le matin, la garde nationale, composée de quarante-cinq hommes, est appelée au son de la caisse. « Le conseille municipal assemblée, le commandan de la garde a fai maneuvrer lest garde nationaux pan dan une heure et de mis, ansuitte on a donné une course, et trois frans a cellui qui est arivié le premier, et trois fran pour une sibe [cible] et celui qui a tiré le plus près, daprest on a distribué dest liquide à tous ceux présens a la ceremoni, on ne sest désamparé qua neufe heure du soir et on na recond’huit tambour batan les vincue [vainqueurs] dest jeu a leur domisille an chantan des chanson analogue [ ?], des cris de vive Louis Philipe avec baucou de répétition. Notre curé a asisté un instan a notre ceremoni avec baucou de gueté 95. » L’année suivante, le 24 juillet, le conseil municipal de Bellavilliers décide l’achat de poudre et de balles à l’occasion de la fête nationale, « pour faire tirer un pavois, et que celui qui le gangneré ne pairé pas sa cotte part dans le banqué qui aura lieu le soir, et pour lequel chaque

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personne sera admise moyenent une retribution de soixante centimes 96 ». En 1831, Damemarie, situé à douze kilomètres d’Origny-le-Butin, fête le roi, le 1er mai, comme il convient. Le maire a fait mettre les gardes nationaux sous les armes ; du moins « ceux qui pouvaient s’armer » ; puis il les a passés en revue, à dix heures du matin. Le desservant a célébré une grand’messe pour la Saint-Philippe et Saint-Jacques. À l’issue de la cérémonie, un « grand exercice » « a eu lieu avec en d’oussiâsme [sic] ». À l’issue des vêpres, après qu’un Te Deum a été chanté en présence de la garde, le maire et les conseillers ont reçu le serment des officiers. La journée s’est terminée par un « pavois de tire » et une « dence public ». « La commune a assisté toute entière a cette fette homme et femme, jeûne comme en ciens en leurs habits de grande fêttes, cette fêtte était même plus brillentte que celle ditte patronnalle de la commune jour d’assomption, le jour ce terminant tous le monde ces retiré avec la plus grande tranquilité et manifestant un grand contentement. Le maire, l’adjoint, tous les membres du conseil municipal et le capitaine de la garde nationalle ont dinés tous ensemble pour la plus grande union 97. » Bien que les cérémonies religieuses y paraissent d’une moindre ampleur que sous la Restauration ou que, plus tard, sous le Second Empire, la fête nationale dans ces campagnes est loin de revêtir alors un caractère laïc. On aura noté l’allusion à la confrontation, plus qu’à la compénétration, de la fête nationale et de la fête patronale traditionnelle (l’assemblée) qui blasonne la localité, même si les programmes de ces deux manifestations diffèrent assez peu. La fête nationale fournit aux individus qui ne possèdent pas le droit de vote l’occasion la plus favorable de ressentir l’écho, ne serait-il qu’assourdi, de ce qui constitue la référence à la nation.

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Il ne faudrait pas, pour autant, sous-estimer l’importance de la loi du 21 mars 1831 qui rend électifs les conseils municipaux. Elle limite la proportion des électeurs à 10 % de la population dans les communes les plus importantes mais elle autorise une large participation dans les plus petites 98. À cette échelle, la loi constitue un événement de grande portée. Certes, LouisFrançois Pinagot n’acquiert pas, alors, le droit de vote, mais deux membres de sa famille et nombre d’individus de son entourage participent à la cérémonie du scrutin. Il a pu les entendre se décider et, surtout, prêter solennellement serment de fidélité au roi et à la charte, avant de remettre leur bulletin au président du bureau. Contrairement à ce qu’on laisse trop souvent penser, dans les communes de cette taille, l’exercice du droit de vote, le 23 avril 1848, ne constituera pas une totale nouveauté. À l’échelle du département de l’Orne, l’effectif des électeurs, tel qu’il est fixé par la loi de 1831, équivaut à la moyenne nationale. Il en va, globalement, de même si l’on considère les 517 communes de moins de 3 000 habitants 99. Origny-le-Butin, en revanche, compte 53 électeurs en 1831, soit 14 % de ses habitants et 45 % des hommes en âge de voter 100. Parmi ceux qui bénéficient du nouveau droit, figure Louis Pôté, le beaupère de Louis-François. Cette année-là, il participe aux deux tours de scrutin. En 1834, il obtient même deux voix. En cette première expérience d’un scrutin élargi, les suffrages se dispersent : chacun vote pour soi ou pour le voisin le plus estimé. Les résultats dessinent spontanément la carte et l’échelle des prestiges au sein de la commune. Cela dit, aucun Pinagot ne figure sur la liste électorale. Ils appartiennent tous à cette moitié des individus qui

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demeure exclue du suffrage. Les propriétaires-cultivateurs forment l’essentiel de l’effectif des électeurs. Parmi ceux qui viennent d’acquérir le droit de vote, on relève aussi la présence du hongreur Tertereau, que nous connaissons bien, du charron et de trois autres travailleurs du bois (deux sabotiers et un scieur de long). En bref, à l’occasion de ces premiers scrutins municipaux, un clivage s’approfondit, qui distingue, dans l’exercice de la citoyenneté, deux catégories de la population orignacienne. Lors de la première élection du « conseil », 31 des 53 électeurs votent au premier tour (58 %) et 25 au second (47 %). Jacques Drouin, le sabotier, l’oncle de Louis-François s’est abstenu. Il agira de même en 1837 et en 1840. François Courville, l’autre sabotier-électeur, a voté au premier tour, mais pas au second. Ce qui donne à penser qu’en 1831 déjà, les travailleurs du bois exercent leur nouveau droit avec moins d’empressement que les cultivateurs. Au fil des années, le taux de participation fléchit légèrement. Au premier tour, il s’élève à 45 % en 1840 et en 1843. Pour autant que ces élections aient sollicité son attention et son intérêt, on peut supposer chez Louis-François Pinagot deux sentiments contradictoires. À l’occasion des veillées, il a sans doute suivi certains épisodes des campagnes électorales, puisque son beau-père, l’un de ses oncles, plusieurs voisins et quelques ouvriers du bois pouvaient participer aux scrutins. Chaque parentèle, au sein de la commune d’Origny-le-Butin – sans oublier qu’elles forment des réseaux croisés –, possède désormais ses électeurs ; et les langues ont dû se trouver vivement sollicitées. Sans doute, je le répète, Louis-François a-t-il assisté aux appels et aux prestations de serment. Mais, dans le même temps, il a pu ressentir douloureusement son exclusion de la cérémonie. Quand la moitié, ou presque, des hommes d’une commune exercent un droit

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de vote, ne point faire partie de cet effectif peut sembler quelque peu humiliant. Mais n’est-ce pas raisonner en fonction de sentiments bien éloignés de ceux de notre pauvre sabotier ? Quoi qu’il en soit, l’exclusion n’a pu que valoriser l’obtention du droit de vote, en mars 1848. Reste toutefois à tenter de mesurer ce que cela a pu représenter aux yeux de Louis-François. Le nouveau droit diffère assez profondément de celui qui avait été naguère accordé aux 53 électeurs d’Orignyle-Butin. Il ne se limite pas, cette fois, aux scrutins municipaux. Il se situe à une tout autre échelle. Chaque homme, âgé de vingt et un ans et plus, peut désormais participer, aussi, à l’élection des conseillers généraux et des représentants à l’assemblée constituante. Il sera, plus tard, appelé à contribuer à celle du président de la République et des membres de l’assemblée législative. Ce mode de participation à la vie politique nationale pose à Louis-François Pinagot deux sortes de problèmes. L’exercice du nouveau droit suppose une connaissance du hors-groupe, sinon de la société globale – pour autant que cette expression ait un sens – et de l’univers conceptuel qui autorise une bonne compréhension du déroulement des débats nationaux 101. En ce qui concerne la pratique même du vote, la rédaction du bulletin et sa vérification supposent que l’analphabète ait une totale confiance en celui ou ceux auxquels il s’adresse ; qu’il s’agisse de la transcription de son souhait ou de la garde du secret de son vote. Plus qu’un autre, il se sent soumis aux influences. Il est aussi menacé de la peur du ridicule. Il peut craindre de ne pas savoir voter, à l’issue de la longue marche vers le chef-lieu de canton – ou de section de canton –, lorsqu’il sera solennellement appelé à remettre son bulletin, sous l’œil plus ou moins goguenard des petits notables du bureau.

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Force est de l’avouer : nous ne saurons jamais rien des sentiments, des convictions ou des émotions politiques de Louis-François Pinagot. Un événement se déroule à deux kilomètres de la Basse-Frêne qui pourrait suggérer – si l’on se réfère à l’identité de statut – son ralliement à la République : le 3 avril 1848, des « ouvriers » – sans doute des sabotiers – du Gué-de-la-Chaîne, alors section de la commune de Saint-Martin, plantent un arbre de la liberté en plein cœur du village. Ils sont allés le couper dans la forêt domaniale ; ce qui soulève, de la part de l’administration, des protestations identiques à celles naguère suscitées par les pratiques folkloriques de la jeunesse. Au garde général qui leur demande s’ils ont obtenu l’autorisation du maire, ces ouvriers « ont répondu qu’il n’y avait plus de maître depuis que la République [avait] été proclamée 102 ». On retrouve ici l’habituelle conviction de la vacuité des autorités, lors des périodes de transition du pouvoir. La liste électorale d’Origny-le-Butin est affichée au début du mois d’avril, en vue d’éventuelles réclamations. Louis-François Pinagot y figure, ainsi que sur celle du 31 mars 1850 103. Il est alors désigné sous le nom de Louis-François Pinagot, dit Pôté, afin de le distinguer de son oncle des Querrières et de son fils aîné. Malheureusement, nous ignorons s’il a participé, en avril 1848, à l’élection des représentants à l’assemblée constituante. Nous savons seulement que les ruraux du Bellêmois se plaignent alors de la nécessité de se rendre au chef-lieu de canton afin d’y exercer leur droit. En revanche, le déroulement des élections partielles du mois de juin nous est connu. Sur les 123 électeurs de la commune d’Origny-le-Butin, 45 seulement participent au scrutin ; ce qui montre, déjà, une certaine réticence. Un seul Pinagot vote. Il est prénommé Louis, sans que nous sachions s’il s’agit de Louis-François, de son oncle ou de

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son fils. Étienne Pinagot, le cousin germain sabotier, et son fils, bûcheron, s’abstiennent, ainsi que JacquesAugustin Drouin et son fils. Globalement, la participation des sabotiers et des scieurs de long est inférieure à la moyenne. Lors de l’élection du conseil municipal, le 30 juillet 1848, 51 des 124 électeurs inscrits 104 participent au scrutin. Louis-François Pinagot, dit Pôté, ne vote pas. Son fils s’abstient, lui aussi. Seul Louis Pinagot, journalier, se déplace. Il s’agit de l’oncle ; l’on peut donc supposer qu’il en était de même lors du scrutin de juin. Jacques Drouin, le père, s’abstient ; mais son fils, sabotier lui aussi, exprime cette fois son opinion. Aucun des quatre Courville ne vote. Sur un effectif de 17 sabotiers et de 7 scieurs de long, 8 seulement remettent un bulletin (6 et 2). Leur participation est donc assez nettement inférieure à la moyenne. En bref, rien ne nous prouve que Louis-François Pinagot, dit Pôté, ait, pour l’heure, utilisé son droit de vote. Il s’est abstenu en juillet, sans doute aussi en juin ; et la disparition des bordereaux nous empêche de savoir ce qu’il en fut lors du scrutin du mois d’avril et de ceux du mois d’août qui avaient pour but l’élection des conseillers généraux et des conseillers d’arrondissement. Une donnée n’en demeure pas moins certaine : les travailleurs de la forêt et les ouvriers du bois, pour la plupart analphabètes, n’ont exercé leur nouveau droit de vote qu’avec timidité. Louis-Napoléon Bonaparte semble initialement peu connu dans la région. Lors du scrutin de juin 1848, il ne recueille que cinq voix dans le canton de Bellême. La candidature du prince à la présidence demeure secrète, dans l’arrondissement de Mortagne, jusqu’au 17 septembre. Ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, des placards

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l’annoncent, que le sous-préfet, qui soutient la candidature officielle de Cavaignac, s’empresse de faire arracher, sans réussir à en découvrir les auteurs, qu’il qualifie de « meneurs 105 ». Le 11 novembre, force lui est toutefois de reconnaître que le ralliement au prince prend l’allure d’un raz-demarée dans son arrondissement. « Quant aux campagnes, écrit-il, elles paraissent vouloir nommer Louis-Napoléon Bonaparte, les paysans, pleins d’ignorance, de préjugés, d’illusions ridicules ne voteront pas pour un homme, mais pour un nom, un souvenir [souligné]. La renommée de Napoléon est tellement répandue dans les campagnes, sa popularité est telle que son nom suffit pour entraîner les masses ignorantes, ils attachent à celui qui porte ce nom je ne sais quel prestige, quelle puissance merveilleuse […] suivant eux, Napoléon diminuera les impôts, ranimera le crédit, leurs chevaux et leurs bœufs se vendront à un prix élevé […] il nous faut un maître nous nommerons un empereur, il se fera empereur comme son oncle […] il [ira] là-bas pour faire nos affaires. Tels sont leurs propos. « Néanmoins quelques vieux paysans se rappellent ce qu’ils ont souffert sous Napoléon, mais ils ne peuvent lutter contre la verve et l’enthousiasme des vieux militaires qui racontent, au cabaret, les exploits du grand homme 106. » On trouve rassemblées en ce texte les attentes supposées des paysans, généralement présentées d’une manière plus synthétique ; ce qui donne à penser que le souspréfet analyse l’état des esprits avec une précision particulière. C’est ici la liaison établie entre l’ignorance et la force du souvenir, entre la renommée et l’illusion décrétée, qui structure le système de représentations de la paysannerie. La restauration de l’Empire et celle du crédit, la hausse du bétail, sinon la diminution des impôts,

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constituent les paysans en meilleurs prophètes que le savant sous-préfet, contempteur d’« illusions ridicules ». Cela dit, dans le Bellêmois plus précisément, on relève alors une certaine réticence à l’égard du prince. À la différence de bien des communes du département, Orignyle-Butin ne lui accorde pas l’unanimité, loin de là. Reste que la césure majeure, en ce qui nous concerne, résulte de l’application de la loi du 31 mai 1850, qui abolit le suffrage universel masculin. À Origny-le-Butin, elle se révèle ravageuse ; le nombre des électeurs se trouve réduit de 43 % (− 53). L’effectif des détenteurs du droit de vote ne dépasse guère, désormais, celui des électeurs municipaux de la monarchie de Juillet. De 127, le nombre des inscrits tombe à 74 107. La Basse-Frêne se trouve presque totalement rayée de la liste électorale. Tous les membres de la famille Pinagot se voient privés du droit de vote, à l’exception d’Eugène, l’un des fils de Louis-François, alors soldat au 62e régiment de ligne cantonné à Versailles. En ont-ils éprouvé un fort dépit ? Il serait abusif de le prétendre. La privation d’un droit, qui fondait la citoyenneté, a peut-être été rendue moins amère au sein de la famille par la pratique antérieure de l’abstention. Le rétablissement du suffrage universel masculin, dans la nuit du 2 décembre 1851, entraîne le retour massif, intégral, des Pinagot sur la liste électorale. On y lit les noms de Louis-François, de son père, de son oncle, de ses cousins ; seul manque désormais le fils aîné, dont il est précisé qu’il a quitté la commune. Les habitants de l’Orne ne participent pas à l’insurrection qui suit le coup d’État 108. À en croire les résultats du plébiscite et, plus probante, l’intensité de l’activité festive, le Bellêmois se rallie, cette fois, massivement. L’Écho de Mortagne manifeste l’adhésion des autorités locales avec une force dans le dithyrambe qui indique l’intensité antérieure de l’angoisse. Mortagne s’associe, le

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11 janvier 1852, à la fête qui se déroule sur l’ensemble du territoire 109. Il en sera de même à Bellême le 5 décembre 1852 lors de la célébration de la restauration de l’Empire 110. Mais à Origny-le-Butin, la réticence exprimée le 10 décembre 1848 ne s’efface pas lors du plébiscite. Sur 117 votants, 16 électeurs optent pour le non et un autre dépose un bulletin blanc, soit au total 15 % des inscrits ; proportion considérable si l’on tient compte de l’ambiance et des conditions dans lesquelles se déroule le scrutin. Bien plus tard, à l’occasion du plébiscite du 8 mai 1870, 19 électeurs, sur un total de 119 votants, exprimeront leur opposition. Mais laissons là ce qui ressortit aux résultats électoraux, pour analyser la participation de Louis-François, de ses parents, de ses compagnons de labeur, aux scrutins qui se sont succédé entre 1852 et 1871, et dont les procès-verbaux ont été conservés 111. À ce propos, une constatation s’impose : le progressif apprentissage des pratiques électorales par les travailleurs du bois. Sur les quinze sabotiers inscrits, trois seulement votent lors des élections municipales de 1855. LouisFrançois s’abstient, comme tous les Pinagot et comme son compère Renaud. Au sein de la famille, seul Jacques Drouin participe au scrutin. En cette aube de l’Empire, à la Basse-Frêne, on ne vote que très parcimonieusement. Lors des municipales de 1859, Louis-François utilise son droit, mais la participation ne progresse pas encore en son milieu. Seuls trois sabotiers, un bûcheron et un scieur de long ont voté, soit un total de cinq travailleurs du bois sur vingt-quatre inscrits. De la même façon, six journaliers seulement ont participé au scrutin sur un total de vingt-quatre. Il n’en va plus de même en 1868. Cette année-là, onze sabotiers et sept scieurs de long exercent leur droit, soit

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un total de dix-huit votants sur vingt-neuf inscrits. Et neuf journaliers sur douze expriment leur opinion. Cela dit, la famille de Louis-François ne participe que modestement à ce processus. En 1868, Pierre-Théodore, Victor-Constant, le cousin Jacques Drouin, le gendre Bourdin s’abstiennent ; en revanche, Louis-François vote, aux deux tours de scrutin. En 1869, il participe aux élections législatives ainsi que Pierre-Théodore, le sabotier qui vit à ses côtés, et que son fils Louis, le cultivateur. Quinze des vingt sabotiers et scieurs de long inscrits ont exercé leur droit de vote, soit 75 %. La proportion reste toutefois inférieure à celle des cultivateurs, puisque 86 % de ceux qui étaient inscrits ont exprimé leur suffrage. Durant les dix-huit années de l’Empire restauré, le statut social de Louis-François Pinagot évolue comme, sans doute, l’estime qu’on lui porte ainsi que le sentiment de sa position au sein de la communauté. Nous l’avons vu s’extirper de l’indigence. L’essor paradoxal de la saboterie, la substitution de la ganterie à la filature, la relative prospérité de l’agriculture, l’activité soutenue de l’exploitation de la forêt et le fait que tous ses enfants aient atteint l’âge de travailler jouent peu à peu en sa faveur. Première étape de cette modeste ascension : à l’âge de cinquante-huit ans, il accède à la propriété. En 1856, il achète à Jean Trouillet, de la Basse-Frêne, une masure au cœur du village. L’habitation, d’une surface totale de 85 mètres carrés, ne possède que deux ouvertures. Son revenu fiscal est estimé à sept francs, c’està-dire que la petite maison se situe au niveau le plus bas qui soit sur le rôle des contributions. Un jardinet de 250 mètres carrés lui est annexé 112. Il convient donc de ne pas surestimer l’acquisition. Fait significatif : les pauvres époux Lebouc, dont nous connaissons l’intense

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misère, réalisent, à ce moment, le même type d’opération. Quoi qu’il en soit, Louis-François Pinagot, l’indigent de naguère, longtemps dispensé du versement de la contribution mobilière, figure désormais sur la liste des propriétaires de la commune. À cela s’ajoute l’amitié ancienne de César Buat. Ce cultivateur constitue le prototype de ces notables minuscules auxquels le Second Empire aime à confier l’administration des plus petites communes rurales. On peut parier que les relations amicales ainsi nouées entre Louis-François et le maire ont contribué à l’accroissement de son prestige au sein de la commune ; d’autant que Louis-François est un homme honnête ; jamais il n’a été pris en flagrant délit de braconnage ou d’acte de violence ; il a su élever dignement ses enfants et marier deux de ses filles à des jeunes gens honorables de la commune, malgré la réputation médiocre de sa parentèle. L’essentiel, en la matière, n’en reste pas moins l’ascension de Louis-François, son fils aîné. Celui-ci, revenu à Origny-le-Butin en 1866, s’est installé à La Croix, où il s’était fait bâtir une maison 113. Au début de la guerre contre la Prusse, le 7 août 1870, Origny-le-Butin élit dix conseillers municipaux. Seize « citoyens » recueillent des suffrages 114. Quarante-sept sont nécessaires pour être élu. Louis-François Pinagot, le fils, figure en treizième position sur la liste de ceux qui ont été mentionnés par les électeurs. Trente-six d’entre eux ont voté pour lui. Il entame ainsi sa percée dans l’opinion de la commune. Le 30 avril 1871, quelques semaines après le départ des Prussiens, les électeurs d’Origny-le-Butin élisent à nouveau dix conseillers. César Buat, qui préside le bureau, ouvre la séance à huit heures et demie du matin. « La boîte du scrutin » est munie de deux serrures. La clé de la première se trouve entre les mains du président ;

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la seconde entre celle du plus âgé des scrutateurs, l’ancien maire Mathurin Guillin. Les électeurs sont appelés à voter par ordre alphabétique. Ils remettent leur bulletin au président qui les dépose dans la « boîte ». Sur les cent vingt-quatre inscrits, cent neuf participent ce jour-là au scrutin ; ce qui montre l’intérêt alors suscité par ces élections municipales. Louis-François Pinagot recueille cinquante-deux voix ; ce qui le place en onzième position ; mais neuf citoyens seulement ont obtenu la majorité absolue ; ce qui impose un second tour pour l’élection du dernier conseiller. Le nouveau scrutin se déroule le 7 mai 1871. Il est ouvert à huit heures du matin et clos à « deux heures du soir », à l’issue du réappel. Cent huit bulletins sont remis au président. Louis-François Pinagot, qui obtient cinquante-deux voix, l’emporte d’un bulletin sur son concurrent. Il est le seul nouvel élu du « conseil ». Le fait que les suffrages du second tour ne se soient pas dispersés prouve qu’il y a bien eu campagne, que les électeurs se sont concertés et répartis en deux camps. À l’issue du scrutin, les bulletins sont brûlés publiquement. À nous d’imaginer l’émotion du père Pinagot, alors âgé de près de soixante-treize ans. L’indigent sabotier de naguère, analphabète, voit son fils aîné accéder à la notoriété au sein de sa commune natale. Par lui, il lui est désormais possible d’être bien informé des affaires locales, voire d’y participer à sa manière ; c’est ce qu’il nous faut à présent considérer. Louis-François Pinagot, le fils, se montre un conseiller très actif. Il est de tous les débats, en première ligne. Avec Michel Virlouvet – un cultivateur – et son ami Sichou, il représente les travailleurs du bois ou, plutôt, les habitants installés en bordure de la forêt, contre les gens du bourg et les cultivateurs aisés. Pour la première fois de son existence, le père Pinagot se trouve amené à

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prendre parti dans les conflits qui opposent deux fractions de la commune. Fait nouveau : les documents conservés aux archives municipales laissent entrevoir les passions que suscite désormais, à Origny-le-Butin, la gestion des affaires communales. Celle du chemin de la forêt n’était certes pas nouvelle. Le problème s’était déjà posé le 10 février 1840 115. Le poids considérable des bois débités obligeait la commune à réparer souvent le mauvais chemin qui unissait la lisière à celui de la Perrière ; ce qui ne manquait pas de susciter une certaine acrimonie à l’égard de l’administration forestière. Le 13 octobre 1854, le conseil avait demandé, sans succès, le classement vicinal de ce chemin ; demande réitérée le 10 mai 1856. Il s’agissait alors de « déboucher » la forêt et « la contrée » qui « renferme vingt-huit habitations sur une contenance d’environ quatre-vingts hectares de mauvais terrain, possédé par diverses personnes dont la plupart sont ouvriers forestiers très peu aisés ». Le seul chemin qui, indirectement, permet d’accéder à cette « contrée » est impraticable au moins six mois de l’année par son état marécageux « provenant de l’infériorité de la largeur » et de l’absence de « fossés possibles ». Le conseil déplore « la gêne qu’éprouvent les citoyens de cette contrée qui ne peuvent circuler par le chemin avec des voitures qu’à l’aide d’une grande force, notamment les ouvriers qui ont bien de la peine à trouver par qui faire transporter chez eux le bois et autres objets pour le besoin de leur maison personnelle ». Il convient de prendre très au sérieux cette affaire si l’on veut bien comprendre les difficultés auxquelles Louis-François Pinagot s’est heurté, toute sa vie durant. Après enquête, l’agent voyer avait refusé le classement du chemin de la forêt, lequel, à son avis, ne présentait « aucun intérêt autre qu’un intérêt local pour quelques

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habitants seulement ». Selon la décision du conseil, les citoyens sont invités à présenter – entre le 23 mars et le 23 avril 1856 – leurs observations à la maison commune et à se décider pour ou contre le classement du chemin de la forêt. Le maire tente ainsi d’en appeler à l’opinion dans l’espoir de vaincre l’opposition de l’administration. Le résultat est net : quatre-vingt-onze habitants se déclarent contre le classement et trente-sept seulement en sa faveur. En clair, ceux qui pensent ne retirer aucun avantage des travaux – la majorité – se montrent hostiles à toute nouvelle dépense. Cette affaire divise la commune en deux camps ; cette césure durera plus de vingt ans. Nonobstant ce résultat, et malgré l’opposition de neuf conseillers qui estiment que le chemin « arrive à la forêt en impasse », César Buat réclame, sans succès, le classement du chemin. L’affaire en reste là jusqu’aux dernières semaines de l’Empire. Au printemps de 1870, la question se pose à nouveau. Par sept voix contre deux, le conseil municipal demande le classement d’un chemin rural du bourg d’Origny à la forêt, par la Basse et la Haute-Frêne, à condition que cela n’implique aucune imposition supplémentaire. Il n’est pas entendu. Le 14 novembre 1871, le conseil municipal estime que deux chemins nécessitent le classement : celui de la forêt et celui qui relie le bourg d’Origny à la limite de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême. Dans l’impossibilité de mener de front les deux projets, l’assemblée municipale se décide pour le second, par sept voix contre trois. Les cultivateurs l’emportent sur les travailleurs de la forêt. L’année suivante, à la fin du mois d’avril, un registre est ouvert à la mairie. Les électeurs et les contribuables « intéressés dans la commune » peuvent y faire consigner leur avis. Trente-neuf d’entre eux optent pour le chemin de la forêt, lequel « débouchera une trentaine de ménages ». Ils reçoivent, en toute logique,

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l’appui de l’administrateur forestier. Mais soixante-douze électeurs ou contribuables prennent parti en faveur de l’autre chemin. La première des pétitions, telle qu’elle figure sur le registre des délibérations, à la date du 5 mai, comporte les signatures – ou les croix – de trois marchands de bois – dont un de Bellême –, de plusieurs fabricants de sabots et de quatre sabotiers, sans compter celles des Pinagot. Louis-François, le père, s’est, en effet, déplacé. Il a inscrit sur le registre la seule trace manuscrite et même la seule trace individuelle que nous possédions de lui : il s’agit d’une croix ample et malhabile, qui ne ressemble pas exactement aux autres ; ce qui prouve que chacun des analphabètes pétitionnaires a dessiné la sienne. On se doute de l’émotion que j’ai pu ressentir quand, après des mois d’enquête et d’intimité avec la personnalité insaisissable de Louis-François, j’ai découvert cette trace et tenté de reconstituer le geste qui l’avait inscrite sur le papier ; trace manuscrite d’un homme de soixante-quatorze ans qui, peut-être, était amené pour la première fois à saisir le porte-plume. Au conseil, Louis-François Pinagot, le fils, et ses amis Virlouvet et Sichou défendent, bec et ongles, le projet forestier. Ils vont jusqu’à garantir une subvention de six cents francs, au cas où celui-ci serait retenu ; c’est que les habitants de la lisière tiennent à être « débouchés ». Le parti opposé présente une pétition qui comporte quarante et une signatures et trente croix. Entre les deux camps, il n’est donc pas de véritable clivage culturel, le conflit relève d’une opposition territoriale. Le 14 décembre 1872, le préfet, sans doute sollicité par l’administration forestière, demande que le conseil municipal examine la pétition des partisans du chemin de la forêt. Le maire est hostile à cette remise en question des résultats de l’enquête. On discute à l’infini du

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nombre de ménages qui seraient ainsi « débouchés ». Finalement, par sept voix contre trois, le conseil municipal confirme son choix et se montre défavorable au classement. Mais Pinagot, Virlouvet, Sichou, alliés, cette fois, à César Buat, vont bientôt tenter d’obtenir leur revanche. En 1873, ils s’opposent à la construction d’une maison d’école sur un terrain appartenant à la veuve Trottier, que le conseil municipal envisage d’exproprier. Selon les quatre conseillers, l’entreprise serait trop onéreuse ; mieux vaut réparer le local alors utilisé, bien qu’il soit bas de plafond. Le 11 août 1873, le projet d’exproprier la veuve Trottier recueille cinq voix contre quatre. Le 3 décembre 1873, il est approuvé, ainsi que la construction d’une maison d’école, par six conseillers. Virlouvet, Sichou et Pinagot ont quitté la salle de réunion. Ils sont minoritaires au conseil, mais pas, cette fois, dans l’opinion de la commune 116. Le 7 juin 1874, le projet est déposé à la mairie. Des groupes d’habitants se succèdent pour exprimer verbalement leur avis. Parmi eux, on relève, une nouvelle fois, nombre d’analphabètes. Sur les cinquante-trois déclarations, dix seulement sont favorables au projet de construction d’une maison d’école ; trente-huit individus souhaitent l’achat du local alors utilisé. Le projet de construction n’aboutira qu’en 1878 après que l’inspecteur aura dressé un tableau très sombre de l’école d’Origny-le-Butin 117. Celle-ci se compose de « deux pièces malpropres dont une à l’étage n’est accessible que par une échelle meunière ». Il n’est pas « d’autre cour de récréation que les rues avoisinantes ». L’école se trouve dépourvue de « lieux d’aisances, les enfants vont où ils peuvent […] près de l’école, dont elle n’est séparée que par un chemin, se trouve une large mare non entourée de barrières ». L’été, des miasmes s’en exhalent. En

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bref, la maison d’école devrait subir une démolition presque complète. Le débat de juin 1874 révèle deux systèmes d’appréciation antagonistes. La vie entière de Louis-François éclaire la logique de l’opposition à l’édification d’une maison neuve. Pour l’heure, le conseiller Pinagot l’emporte avec le soutien de ses amis. Mais, visiblement, il est malade. Depuis quelques mois, le trait de sa signature s’affaisse, le graphisme se désorganise. Quelques semaines plus tard, le 19 août, Louis-François Pinagot a la douleur de perdre ce fils qui, sans doute, faisait sa fierté. Il ne lui survit que deux ans. Il s’éteint à son tour, le 31 janvier 1876, au village de la Basse-Frêne, dans sa petite maison à deux ouvertures, non loin de ses enfants survivants et de ses petits-enfants. Le glas de la cloche d’Origny sonne, ce jour-là, le terme d’une existence, dont nous n’avons pu que discerner la fallacieuse atonie, comme lissée par les modes d’enregistrement et de conservation de la trace. Ainsi s’achève, non cette biographie impossible, mais cette évocation de Louis-François Pinagot qui était, à ce jour, englouti, sans chance aucune de laisser trace dans le souvenir des hommes. Qu’il me pardonne cette évanescente résurrection et la multiplicité des figures de ce qu’il fut, telles qu’elles vont se dessiner dans l’esprit des lecteurs. Qu’aurait-il pensé de ce livre que, de toute manière, il n’aurait pu lire ?

NOTES La graphie des noms de lieux et des noms de personnes est soumise à des variations dans les textes que nous utilisons. Abréviations : AN : Archives nationales. ADO : Archives départementales de l’Orne. AM : Archives municipales. AP : Archives paroissiales.

PRÉLUDE 1. La tentative a, certes, été effectuée d’analyser les autobiographies de gens ordinaires, rédigées par des inconnus, le plus souvent à l’intention de leurs descendants. Mais cette écriture demeure pétrie d’une visée d’héroïsation de soi : « J’étais un petit et j’ai vécu dignement », veulent nous dire les auteurs. Quant au genre romanesque qui constitue la série de vies des simples, il n’est pas besoin de dire qu’il relève de la fiction et non de l’histoire. Reste les monographies communales. Elles sont de deux sortes : les unes relèvent d’une ethnologie de l’intérieur et sont fondées sur la nostalgie et les souvenirs d’enfance ; les autres, inaugurées par les chercheurs américains Laurence Wylie et Patrice Higonnet, réactivent la monographie locale du XIXe siècle, enrichie d’un projet anthropologique ; mais c’est le village qui constitue leur objet. Elles n’entrent pas dans notre propos ; pas plus que les travaux d’anthropologie structurale fondés sur l’étude de l’alliance et de la parenté. 2. Michel Foucault (éd.), Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère. Un cas de parricide au XIXe siècle, Paris, Gallimard-Julliard, 1973. Carlo Ginzburg, Le Fromage et les Vers. L’univers

320 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1980, rééd. Paris, Aubier, 1993.

1. L’ESPACE D’UNE

VIE

1. Cf. infra, p. 111-114. Bien entendu, un bref séjour hors de la commune peut nous avoir échappé s’il a été effectué entre deux recensements ou entre les événements de la vie privée ou publique de Louis-François enregistrés par les documents d’archives. 2. Cf. à propos d’une autre région, Tina Jolas, « Bois communaux à Minot », Revue forestière française, numéro spécial Société et forêts, 1980, p. 218-230. 3. Nous reprenons ici la distinction classique établie par MarieClaire Pingaud, à propos de Minot en Châtillonnais : Paysans en Bourgogne. Les gens de Minot, Paris, Flammarion, 1978. 4. À titre d’exemple, cette ambivalence concerne aussi les bûcherons du Cher étudiés par Michel Pigenet, Ouvriers, paysans nous sommes. Les bûcherons du centre de la France au tournant du siècle, Paris, L’Harmattan, 1993. 5. Cf. Marie-Claude Groshens, « Habitat et forêt », Revue forestière française, numéro cité, 1980, p. 263-273. 6. Bien que ce type de cueillettes semble avoir davantage concerné les promeneurs bourgeois que les forestiers. 7. Bornage, fossés, confrontation et quantité de la forêt de Bellesme, 1782, ADO M 2192*. 8. Arrêt du Conseil d’État du 24 juillet 1783, qui approuve le projet de nouvel aménagement, ADO M 2192*. 9. Il le fut, notamment, en 1857. Forêt de Bellesme, avant-projet d’aménagement, 1858, ADO M 2194. 10. Ibid. 11. La seule contestation que nous ayons relevée concerne des arbres qui s’étaient développés sur le talus qui borde le fossé, à Origny-le-Butin, et dont le curé de la Fresnais (Sarthe) prétendait être le propriétaire. 1846-1854, ADO M 2178. 12. Nous utiliserons dans l’ouvrage le terme « village » dans le sens qui lui est donné par les habitants. Il désigne ce que le langage poétique du XIXe siècle, puis la géographie vidalienne nomment un hameau. Il n’aura donc pas le sens de commune, qui lui est attribué sous ces influences.

NOTES

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13. À la fin de l’Ancien Régime, la forêt de Bellême était de l’apanage de Monsieur. À ce moment, la forêt constituait un lieu privilégié d’investissement de la noblesse, cf. Denis Woronoff, Révolution et espaces forestiers, Paris, L’Harmattan, 1988, préface de Michel Vovelle, p. 6. Le plan d’aménagement cité, approuvé en Conseil d’État en 1783 (ADO M 2192*) illustre cette sollicitude des grands. 14. Sur cette enquête : Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Archives contemporaines, 1988. 15. Dureau de La Malle, Description du bocage percheron, des mœurs et coutumes des habitants…, Paris, Imprimerie de Fain, 1823, p. 37. Paul Delasalle s’extasie lui aussi : Une excursion dans le Perche, Paris, 1839, p. 22. 16. Léon de La Sicotière, Notice sur l’arrondissement de Mortagne, Caen, Le Roy, 1837, p. 10. 17. Elle est partie d’un assez vaste ensemble constitué d’éléments sensiblement de même taille : forêt du Perche proprement dite, forêt de Valledieu, forêt de Saint-Mard de Reno et, à proximité, forêt de Bourse et forêt de Perseigne. En outre, la forêt de Bellême est bordée par le bois de Montimer et celui de Chêne-Galon ainsi que par les taillis d’Eperrais et de Saint-Ouen. Cf. ADO M 2194*. 18. Cf. Roger Dupuy, « Forêt et contre-révolutions », Denis Woronoff (dir.), Révolution et espaces forestiers, op. cit., p. 37-44. 19. Sur tous ces points, cf. Bornage, fossés…, op. cit., 1782, et Forêt de Bellesme, avant-projet d’aménagement, op. cit., 1858. 20. Enquête ordonnée en 1844 et publiée, en ce qui concerne le canton de Bellême, par Georges Courtois, greffier de justice de paix, en 1883. Us et coutumes du canton de Bellême, recueillis jusqu’en 1882, Bellême, imprimerie Ginoux, 1883. Résultats déjà insérés en 1846 dans l’annuaire du département. 21. ADO M 2181. Tolérance confirmée par un arrêté ministériel le 19 septembre 1893, au bénéfice des indigents communaux. 22. Ibid. À l’exception, toutefois, d’une tolérance épisodique, par exemple lors de la terrible sécheresse de 1870. 23. Cf. infra, p. 139-152. 24. C’est ici aborder le débat suscité par les conséquences de la Révolution sur les zones boisées ; voir à ce propos : Denis Woronoff, op. cit. 25. Rapport du 20 frimaire an VI. AN F1 CIII Orne 8. 26. Honoré de Balzac, Les Chouans, Paris, Hetzel, 1845, p. 56. 27. Souligné par Rougier de La Bergerie, Les Forêts de la France, Paris, Arthus Bertrand, 1817 ; à propos de l’Orne (p. 356) : « Les

322 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT saisons y sont tellement devenues irrégulières, que les récoltes de fruits n’y sont plus assurées. » 28. Évolution très perceptible dans le « discours aménagiste » qui est celui des archives forestières. 29. On peut les suivre dans l’état de 1825. ADO M 2192*. 30. Voir l’Atlas portatif conservé aux ADO M 2193. 31. Plus précisément : 1 748 hectares au lieu de 1 205 ; initialement les futaies s’étendaient sur 1 220 hectares. 32. Cf. ADO M 2193 et M 2194. 33. ADO M 2193. 34. ADO M 2197. 35. On peut en suivre avec précision les modifications grâce, notamment, à l’Atlas portatif réalisé en 1834. 36. Andrée Corvol, « La Forêt », Pierre Nota (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1992, t III : Les France, vol. 1 : Conflits et partages, p. 672-738. 37. ADO M 2194, Histoire de l’aménagement de la forêt de Bellême, p. 52. 38. La longueur utile, pour l’industrie, est de vingt-cinq à vingthuit mètres ; ce qui implique des arbres d’une centaine d’années. La marine utilise des arbres de deux cents ans et plus. 39. Docteur Jousset, Histoire de la forêt de Bellême, Mamers, Fleury et Dangin, 1884, p. 25. 40. Cf. Peter Sahlins, Forest Rites. The War of the Demoiselles in Nineteenth Century France, Harvard, Harvard University Press, 1994. 41. ADO M 2194. 42. Docteur Jousset, op. cit., p. 14. 43. AM de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, ADO E dépôt 89/66. 44. ADO M 2181. 45. Cf. Gilles Bry de La Clergerie, Histoire des pays et comté du Perche et duché d’Alençon, Paris, Le Mur, 1620 ; Paul Delasalle, op. cit., p. 5-9 ; Louis Dubois, Annuaire statistique du département de l’Orne, 1809. À en croire Louis Dubois, la fontaine de la Herse aurait été réparée et décorée, vers 1769, par le grand maître des eaux et forêts de la circonscription d’Alençon. En 1717 déjà, l’inscription latine qui indique que la source était dédiée à Vénus avait fait l’objet d’une communication à l’Académie. En 1834, Joseph Odolant-Desnos reproduit la liste des vertus de la source et déplore qu’elles n’aient pas été vantées par un médecin célèbre. Cf. Joseph Odolant-Desnos, « Orne », La France, description géographique, statistique et topographique par M. Loriol, Paris, Verdière, Mortagne, imprimerie de Glaçon, 1834, p. 10-11.

NOTES

323

46. Destin, on ne peut plus classique, d’une source thermale de petite importance. Sur ce processus, cf. Roy Porter, The Medical History of Waters and Spas, Londres, Wellcome Institute for the History of Medicine, 1990. Le rapport de Chaudru figure aux AM de SaintMartin-du-Vieux-Bellême, ADO E dépôt 89/149, « source d’eau minérale de la Herse ». 47. Louis Charles Nicolas Delestang, Chorographie du IVe arrondissement communal du département de l’Orne ou du district de la souspréfecture de Mortagne, Argentan, 1803. 48. Annuaire statistique du département de l’Orne, op. cit., p. 170. 49. Docteur Jousset, Histoire de la forêt de Bellême, op. cit., p. 39. 50. Paul Delasalle, op. cit., p. 9. 51. Abbé Louis-Joseph Fret, Antiquités et chroniques percheronnes…, Mortagne, imprimerie de Glaçon, 1838-1840, t. I, p. 176. 52. Paul Delasalle, op. cit., p. 6. 53. Docteur Jousset, Histoire de la forêt de Bellême, op. cit., p. 40. 54. Cf. Bernard Kalaora, Le Musée vert ou le tourisme en forêt, Paris, Anthropos, 1981. 55. Docteur Jousset, Histoire de la forêt de Bellême, op. cit., p. 27. 56. Docteur Jousset, La Croix de la Feue Reine, par abréviation Croix-Feue-Reine, Croix-Furène, Mortagne, imprimerie de Loncin et Daupeley, 1855, p. 2. 57. Docteur Jousset, Histoire de la forêt de Bellême, op. cit., p. 34-36. 58. Forêt de Bellesme, avant-projet d’aménagement de la forêt, 1858, ADO M 2194. 59. Docteur Jousset, Histoire de la forêt de Bellême, op. cit., p. 39. 60. Abbé Louis-Joseph Fret, Antiquités…, op. cit., t. III, p. 524. 61. Les précisions suivantes sont tirées des recensements. AM d’Origny-le-Butin, ADO E dépôt 88. Malheureusement, ces bordereaux ne permettent pas de saisir la pluriactivité ; c’est ainsi que les documents judiciaires indiquent la présence d’aubergistes ou d’artisans qui ne figurent pas sur les bordereaux de recensement. 62. ADO 13U583 et 13U585. 63. Cf. infra, p. 287-289. 64. Quatre ans avant sa mort, on relève, en outre, deux couturières, un menuisier et, cette fois, la présence d’un ménage d’instituteurs. 65. Louis Charles Nicolas Delestang, Chorographie…, op. cit., p. 54. 66. Cf. Dominique Margairaz, Foires et marchés dans la France préindustrielle, Paris, École des hautes études en sciences sociales,

324 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 1988, et Alain Corbin, Le Village des « cannibales », Paris, Aubier, 1990, Flammarion, rééd. Paris, coll. « Champs », 2016. 67. Cf. Annuaires de l’Orne, 1820. 68. À titre d’exemples, les travaux consacrés à la fabrication de l’image de la Bretagne (Catherine Bertho, « L’invention de la Bretagne. Genèse sociale d’un stéréotype », Actes de la recherche en sciences sociales, no 35, novembre 1980, et Denise Delouche, La Découverte de la Bretagne, Lille, Presses de l’université de Lille-III, 1977) ou du Limousin (Caroline Girard, « Les sociétés d’originaires et la réponse à l’image noire du Limousin à travers le Limousin de Paris », Gilles Le Béguec et Philippe Vigier (dir.), Limousins de Paris. Les sociétés d’originaires du Limousin sous la IIIe République, Limoges, Presses de l’université de Limoges, 1990), en attendant la publication des travaux de François Guillet consacrés à l’image de la Normandie. En ce qui concerne le département de l’Orne, dans son ensemble, soulignons une source importante mais tardive, consacrée essentiellement aux monuments du passé et à l’histoire des communes : Le Département de l’Orne archéologique et pittoresque par MM. Léon de La Sicotière et Auguste Poulet-Malassis, Laigle, Beuzelin, 1845. 69. Cf. Alain Corbin, les pages consacrées au site de la Trappe selon Chateaubriand dans « Invitations à une histoire du silence », Foi, fidélité et amitié en Europe à la période moderne, Mélanges Robert Sauzet, Publications de l’université de Tours, 1995, p. 303. On songe, évidemment, à Édouard Herriot, Dans la forêt normande, Paris, Hachette, 1925. 70. Alain Corbin, « Paris-province », Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1992, t. III : Les France, vol. 1, p. 776-824. 71. Louis Charles Nicolas Delestang, Chorographie…, op. cit., p. 3. 72. Repris par Louis Dubois dans la série d’articles qu’il publie à partir de 1809 dans l’Annuaire de l’Orne. 73. Léon de La Sicotière, Notice sur l’arrondissement de Mortagne, Caen, Le Roy, 1837, p. 11. 74. Cf. série de rapports du préfet de l’Orne, 1834-1837. ADO M 268. 75. Joseph Odolant-Desnos, « Orne », op. cit., p. 64. 76. Cf. Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France, op. cit., passim. 77. En cela, nous sommes en plein accord avec Claude Cailly qui écrit que la province du Perche a été vécue sans que ceux qui la vivent en perçoivent clairement les contours (Claude Cailly, Mutations d’un espace proto-industriel. Le Perche aux XVIIIe-XIXe siècles, préface de

325

NOTES

Denis Woronoff, Fédération des amis du Perche, 1993, p. 22). Selon l’auteur, les historiens du Perche, nostalgiques d’un passé révolu, ont systématisé « une réalité socioculturelle profonde » et l’ont « étendue au plan politique et idéologique ». 78. À titre d’exemple, l’analyse très minutieuse d’Odile BarubéParsis, Les Représentations du Moyen Âge au XIXe siècle dans les paysbas français et leurs confins picards, Paris, université de Paris-I, 1995. 79. P. Pitard, Légendes et récits percherons, Alençon, imprimerie C. Thomas, 1875, p. 5. 80. On ne relève pas toutefois de tentative d’appropriation d’espace analogue à celle qui a été relevée à propos de la construction de la légende de la forêt de Brocéliande. 81. Annuaire cité du département de l’Orne, p. 109-111 et 114. 82. Dureau de La Malle, op. cit., p. 19-20. Joseph OdolantDesnos (« Orne », op. cit., p. 64 sq.) fournit d’abondantes précisions sur les croyances en ces êtres surnaturels ; contrairement à Dureau de La Malle, il assure que les revenants conservent dans l’Orne un « empire incroyable », notamment la crainte inspirée par les âmes damnées qui viennent quêter les prières des vivants et qui poussent des cris effrayants. Chasse Artus, Hennequin ou mère Harpine désignent une « troupe prétendue d’esprits infernaux traversant les airs, ayant la mère Harpine pour chef redoutable, et laissant tomber sur vous des lambeaux de cadavres ». Le loup-garou est un criminel inconnu dont le diable s’est emparé pour sept ans. En revanche, le gobelin ou cheval Bavard est un bon diable, qui peut tout au plus faire preuve de malice. Sur toutes ces croyances, qui imprègnent l’espace régional, on trouve une abondante bibliographie dans un instrument de travail essentiel : Léon de La Sicotière, Bibliographie des usages et des traditions populaires du département de l’Orne, Vannes, Lafolye, 1892. 83. Dureau de La Malle, op. cit., p. 5-6. 84. Paul Delasalle, op. cit., p. 1-2 ainsi que la citation qui suit. 85. Dureau de La Malle, op. cit., p. 9. 86. Ibid., p. 21.

2. « L’INFINI D’EN

BAS

»

1. À ce propos, cf. Philippe Boutry, « Le clocher », Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1992, t. III, Les France, vol. 2, Traditions, p. 56-89.

326 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 2. Sur l’espace sonore des campagnes du XIXe siècle, cf. Guy Thuillier, « Bruits », Pour une histoire du quotidien au XIXe siècle en Nivernais, Paris-La Haye, Mouton-EHESS, 1977, p. 230-244, et Alain Corbin, « Prélude à une histoire de l’espace et du paysage sonores », Le Jardin de l’esprit, Genève, Droz, 1995. 3. Cf. Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, postface de Gérard Namer, rééd., Paris, Albin Michel, 1994. 4. Alain Corbin, Les Cloches de la Terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994, « Le triomphe de la dissidence », p. 43-47. 5. Cf. les inventaires précis effectués en 1810 et en 1850. ADO E dépôt 88/85. 6. Autant d’affirmations fondées sur la lecture des dictionnaires biographiques et des résultats des multiples enquêtes départementales. 7. Cf. Daniel Fabre, « Une culture paysanne », André Burguière et Jacques Revel (dir.), Histoire de la France. Les formes de la culture, Paris, Seuil, 1993, notamment p. 193-200. 8. Jean-François Pitard, Fragments historiques sur le Perche. Statistique par commune, Mortagne, 1806, « Origny-le-Butin ». 9. Sur cette évolution dans un département bas-normand, voir Gabriel Désert, Les Paysans du Calvados, 1815-1895, Lille, Presses de l’université de Lille-III, 1975. 10. En 1852, le froment couvre 2 329 hectares dans le canton de Bellême, et l’orge 2 034. 11. ADO M 1832. 12. Claude Cailly (Mutations d’un espace proto-industriel. Le Perche aux XVIIIe-XIXe siècles, Fédération des amis du Perche, 1993, p. 155168) insiste sur la lenteur de cette évolution. En 1837, Léon de La Sicotière souligne le peu de recul de la jachère dans le Perche. Selon les résultats de l’enquête agricole de 1840, les prairies artificielles ne couvrent que 8 % de la superficie de l’arrondissement de Mortagne, déduction faite de celle des forêts et des bois. 13. Outre les résultats des enquêtes agricoles dites décennales, cf. Georges Courtois, Us et coutumes du canton de Bellême, recueillis jusqu’en 1882, Bellême, 1883, passim. 14. Léon de La Sicotière, Louis de Frotté et les insurrections normandes, Paris, Plon, 1889, t. I, p. 124-126. 15. Il convient, toutefois, de considérer avec prudence les résultats de cette enquête. Cf. Gilbert Garrier, « Les enquêtes agricoles décennales du XIXe siècle : essai d’analyse critique », Pour une histoire de la statistique, Paris, INSEB, 1975, t. I, p. 271-279.

NOTES

327

16. Voir répartition de la population selon les types d’habitat dans la commune d’Origny-le-Butin au début du siècle. ADO Z 390. 17. Cf. infra, p. 164. 18. Sur ce qui précède, Georges Courtois, op. cit. 19. AM d’Origny-le-Butin, ADO E dépôt 88/28. 20. À titre d’exemple, concernant une région pas très éloignée, voir Arlette Schweitz, La Maison tourangelle au quotidien. Façons de bâtir, manières de vivre (1850-1930), Paris, Publications de la Sorbonne, 1997. 21. ADO E dépôt 88/36. En 1879, on estime ainsi que peuvent être « cantonnés dans les maisons, établissement, écuries, abris, bâtiments de toute nature » : cinq cent cinquante hommes à la BasseFrêne, deux cents à la Haute-Frêne, vingt-deux à la Basse-Croix, cent cinquante à l’Hôtel-aux-Oiseaux, cent aux Querrières. 22. Cf. infra, p. 163-164. 23. Marie-Rose Simoni-Aurembou, « L’alphabet du quotidien. Petite chronique du canton de Thiron au XIXe siècle (manuscrit d’Arsène Vincent [1831-1881]) », Cahiers percherons, no 69-70, 1982. 24. Émile Pelletier, Visites agricoles dans l’arrondissement de Mortagne…, Caen, Hardel, 1862, p. 106-108. La ferme est située dans la commune de Saint-Ouen-la-Cour. 25. Recensement de 1872. ADO E dépôt 88. 26. ADO M 1832. 27. ADO M 965. 28. On songe, bien entendu, au livre d’Ervin Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1973. 29. En ce qui concerne les précisions qui suivent : ADO E dépôt 88 – ensemble de bordereaux de recensement figurant dans les AM d’Origny-le-Butin. 30. Claude Cailly (op. cit, p. 553 sq.) détecte, à propos du Perche, une croissance modérée du volume de la population de 1801 à 1851, puis un net déclin au cours de la seconde moitié du siècle. Dès les premières décennies, le Perche est une terre d’émigration ; celle-ci précède l’affaissement du mouvement naturel. Voir aussi l’Atlas historique et statistique de la Normandie occidentale à l’époque contemporaine, Caen, Éditions du Lys, 1994. 31. À l’exception, initialement du moins, de la famille de Fidèle, Armand de Bloteau, cf. infra, p. 260-262. 32. Yves Lequin, La Mosaïque France. Histoire des étrangers et de l’immigration, Paris, Larousse, 1988. 33. C’est-à-dire la totalité de celle qui est en âge de travailler car mis à part, peut-être, le sieur de Bloteau, il n’est pas, ici, d’individu oisif.

328 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 34. Cf. infra, p. 127-128. 35. Georges Courtois, op. cit., p. 38. 36. Cf. Yvonne Creebow, « Dans les campagnes, silence quotidien et silence coutumier », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 10, Le Silence au XIXe siècle, 1994. 37. Cette année-là, dix-huit femmes ou filles sont désignées comme mendiantes, toutes sont aussi des fileuses. Neuf d’entre elles sont célibataires, trois sont veuves et six sont mariées. Les deux tiers, donc, vivent dans la solitude. Les autres mendiants de la commune sont quatre enfants et neuf hommes, dont six journaliers. 38. Cf. infra, chapitre IX et cartes figurant dans la thèse de Stéphane Muckensturm, « Indigence, assistance et répression dans le Bas-Rhin (1789-1870) », université de Strasbourg, 1995. 39. Cf. infra, p. 267. 40. En 1871, Pierre Renaud a fait l’acquisition d’une troisième maison dans le village.

3. AFFINITÉS

ÉLECTIVES ET PARENTÈLES

1. Cf. Martine Segalen, Nuptialité et alliance. Le choix du conjoint dans une commune de l’Eure, Paris, Maisonneuve et Larose, 1972. 2. Sur tous ces points, et à propos de la famille en Haute-Normandie, cf. la thèse de Gemma Gagnon, « La criminalité en France. Le phénomène homicide dans la famille en Seine-Inférieure de 1811 à 1900 », École pratique des hautes études en sciences sociales, 1996. 3. En Normandie, les mécanismes de la parenté et de la vicinité diffèrent donc profondément de ce qui a été relevé par Yves Pourcher, Élisabeth Claverie, Pierre Lamaison et Rolande Bonnain dans les régions du sud du Massif central ou du Midi aquitain et pyrénéen, caractérisées par l’importance de la famille autoritaire. 4. Les actes d’état-civil (naissances, mariages, décès) des communes d’Origny-le-Butin et de la Perrière constituent, avec les bordereaux de recensement, le matériau de ce qui suit ; les dates d’installation dans la commune ont été glanées dans les documents du fonds ADO E dépôt 88. 5. Louis-François a-t-il véritablement noué des relations avec sa demi-sœur et son demi-frère âgés de trente-cinq et de trente-sept ans de moins que lui ? C’est assez peu probable. À l’âge de douze ans, la première (Jeanne-Françoise) a été placée comme domestique chez un

NOTES

329

cultivateur de la Croix et, à dix-sept ans, chez un autre, au VieuxHêtre. 6. Liste électorale 24 juillet 1848. Origny-le-Butin, ADO E dépôt 88/54. 7. ADO E dépôt 88/33. 8. Cf. infra, chapitre V. 9. Nous utilisons la dénomination du statut communément usitée dans la région jusqu’au milieu du XXe siècle. 10. Cf. infra, p. 142. 11. Cf. infra, p. 155. 12. ADO E dépôt 89/70. Registre pour l’inscription des livrets d’ouvriers, 1855-1856. 13. Pour reprendre, une fois encore, une expression alors usitée. 14. ADO E dépôt 88/33. Conscription. États nominatifs, classe 1839. 15. Sur tous ces points, ADO E dépôt 88, cadastre, folio 107. 16. ADO E dépôt 88/35 et 38. 17. ADO E dépôt 88/33. États nominatifs, classe 1845. 18. Armand (1857) ; Élise-Mélie (1858) ; Marie, Florine (1860) ; Émile, Frédéric (1862) et Élise, Léontine (1868). 19. ADO E dépôt 88/33. 20. Et au nom de laquelle le curé d’Ars accomplissait des miracles. 21. ADO E dépôt 88/33 sq. 22. À ce propos, Gemma Gagnon, thèse citée, passim. 23. Concernant le XIXe siècle, l’étude la plus ample et la plus précise sur les logiques du choix et les réseaux de témoins lors du mariage est celle d’Alain Pauquet, « La société et les relations sociales en Beny au milieu du XIXe siècle », thèse, université de Paris-I, 1993. 24. Cf. infra, p. 260-262. L’étude de la parenté spirituelle a été réalisée à l’aide du registre paroissial, AP d’Origny-le-Butin. 25. Les travaux de Claude Cailly permettent d’inscrire les comportements des habitants d’Origny-le-Butin dans un ensemble plus vaste. La transition démographique s’était amorcée, dans le Perche ornais, plus tôt que dans la Beauce voisine ou que dans le Perche Gouet. Au début du XIXe siècle, la natalité, qui fléchissait depuis le milieu du XVIIIe siècle, était inférieure à la moyenne nationale. En outre, elle s’affaisse plus vite que dans le reste du pays au cours du XIXe siècle. Ce mouvement n’est pas dû à une baisse de la nuptialité, tout au contraire ; ainsi l’âge au mariage décroît sous la monarchie de Juillet. C’est la baisse de la fécondité, donc le comportement des couples, qui pèse sur le mouvement naturel. Cela dit, les cantons agricoles de

330 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT l’arrondissement de Mortagne, dont celui de Bellême, conservent une fécondité plus forte que celle de leurs voisins. 26. Autre expression alors usitée pour décrire cette situation. 27. ADO E dépôt 88/33. 28. ADO E dépôt 88. Registre des délibérations municipales, séance du 12 novembre 1871. 29. Cf. infra, p. 222-223.

4. LE

LANGAGE DE L’ANALPHABÈTE

1. ADO E dépôt 88/33. États nominatifs de conscription, classe 1818. 2. Louis Charles Nicolas Delestang, Notice statistique de la souspréfecture de Mortagne, Mortagne, 1810, p. 6. 3. ADO R 673. 4. Déploré aussi par Jean-Marie Le Mouroux, « Les listes de tirage au sort, source d’histoire sociale. Exemple : l’arrondissement de Mortagne en 1818 », Revue d’histoire économique et sociale, 1973, no 51, p. 183-212. 5. D’autant que Louis-François n’a jamais figuré sur les registres d’écrou des prisons (ADO série Y). 6. Cf. Jean-Paul Aron, Paul Dumont, Emmanuel Le Roy Ladurie, Anthropologie du conscrit français d’après les comptes numériques et sommaires du recrutement de l’armée (1819-1826), Paris-La Haye, Mouton, 1972. 7. Mais pas impossible puisque certains jeunes gens de son âge, originaires de cette commune, savaient lire et écrire. 8. ADO T 27. Situation des écoles, canton de Bellême, 1819 (ainsi que citation suivante). 9. Notons par ailleurs que le maître de Chemilly pratique la méthode individuelle, qui n’est pas la plus efficace. 10. En ce qui concerne l’histoire du processus d’alphabétisation dans l’Orne, de ses rythmes selon les régions, voir Joseph Chollet, « Instruction, alphabétisation et société enseignante dans l’Orne au XIXe siècle », thèse de doctorat de 3e cycle, université de Caen, 1977, et pour situer le Grand Ouest : Gabriel Désert, « Alphabétisation et scolarisation dans le Grand Ouest au XIXe siècle », Donald N. Baker et Patrick J. Harrigan, The Making of Frenchmen. Current Directions in the History of Education in France, 1679-1979, Waterloo, Historical Reflections Press, 1980, p. 143-205.

NOTES

331

11. ADO E dépôt 88, registre des délibérations municipales, 10 fructidor an XII. 12. ADO E dépôt 88, recensement de 1872. 13. Vingt et un garçons et vingt-huit filles, âgés de six à vingt ans, savent lire et écrire, quatre garçons et cinq filles savent « lire seulement ». Seuls dix-sept garçons et seize filles sont encore analphabètes. 14. Quarante-huit hommes et trente femmes savent lire et écrire ; quatorze et vingt-huit savent « lire seulement », soixante-sept hommes et soixante-dix femmes demeurent analphabètes. 15. Alain Corbin, « Pour une étude sociologique de la croissance de l’alphabétisation au XIXe siècle. L’instruction des conscrits du Cher et de l’Eure-et-Loir (1833-1883) », Revue d’histoire économique et sociale, no 1, 1975, p. 99-120. 16. Joseph Chollet, thèse citée, passim. 17. C’est seulement en 1869 que le conseil municipal envisage de loger un instituteur. 18. Or, à en croire l’inspecteur, celles-ci se révèlent d’une faible capacité. 19. Cf. infra, p. 152 sq. 20. ADO E dépôt 88, registre des délibérations municipales, séance du 14 septembre 1832 et du 10 août 1833. 21. ADO M 43. Rapport du préfet sur la situation du département, 1835. 22. ADO E dépôt 88, registre des délibérations municipales, séance du 8 février 1846. 23. Ibid. 24. Mais la commune lui refuse ses soixante francs. 25. ADO T 425. 26. Attesté par la série de bordereaux figurant dans ADO T 425. 27. ADO E dépôt 88, registre des délibérations municipales, séance du 16 mai 1854. 28. Ibid., séance du 14 février 1854. 29. ADO T 425. État de situation des écoles primaires, canton de Bellême. 30. Ibid. 31. Ibid. 32. ADO E dépôt 88, registre des délibérations municipales, séance du 1er décembre 1869. 33. Ibid., séance du 26 février 1870. 34. Cf. Marie-Rose Simoni-Arembou, Trésor du parler percheron, Mortagne, Association des amis du Perche, 1979, p. 16 sq. Sur ces

332 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT questions, un bilan : Philippe Vigier, « Diffusion d’une langue nationale et résistance des patois en France au XIXe siècle », Romantisme, nos 25-26, 1979. En ce qui concerne l’Orne, nous utilisons : « L’enquête philologique de 1812 dans les arrondissements d’Alençon et de Mortagne. Vocabulaires, grammaire et phonétique », publié par Louis Duval dans Actes de la société philologique, t. XVIII, 1888. En ce qui concerne le patois normand, cf. Julien Gilles Travers, Glossaire du patois normand par M. Louis du Bois, Caen, Hardel, 1856. 35. Louis Duval, « L’enquête philologique de 1812 », op. cit., p. 103. 36. Dans cette perspective, on l’aura compris, notre propos n’est pas une étude relevant de l’ethno-linguistique, il est uniquement descriptif, et vise à fournir des matériaux à l’imagination. 37. « L’enquête philologique de 1812 », op. cit., p. 109 sq. 38. Nous avons encore pu constater l’emploi du terme par les personnes âgées, tout au long des années 1940. 39. Abbé Louis-Joseph Fret, « Une veillée au Perche », Le Diseur de Vérités, 1842. 40. Nous revenons, ici, aux observations de Delestang. 41. Georges Courtois, Us et coutumes du canton de Bellême, recueillis jusqu’en 1882, Bellême, 1883, p. 45 et 60-61. 42. Bernard Traimond, « Ethnologie historique des pratiques monétaires dans les Landes de Gascogne », thèse, université de Paris-I, 1992. Guy Thuillier, « La monnaie », Aspects de l’économie nivernaise au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1961, p. 113-131. 43. Et les nombreuses cartes d’extension des « patois » qui en ont été tirées. 44. Toutes les citations qui précèdent sont extraites du rapport de l’inspecteur des écoles primaires, arrondissement de Mortagne, AN F17 9331. 45. Cité par Charles Joret, Des caractères et de l’extension du patois normand. Étude de phonétique et d’ethnographie, Paris, Vieweg, 1883, p. 105. 46. Achille Genty, Les Œuvres poétiques en patois percheron de Pierre Genty, maréchal ferrant. 1770-1821, Paris, Aubry, 1865, pour toutes les citations qui suivent : p. LVII et LXVI. 47. En effet, Léon de La Sicotière (cf. Notices littéraires…, sur l’abbé Fret, op. cit., p. 19) assure que ces poésies sont d’Achille Genty lui-même. 48. En 1883, sept ans après le décès de Louis-François, Charles Joret considère que l’« idiome du Corbonnais », en usage dans le Haut-Perche, ne constitue qu’une transition entre le normand et

NOTES

333

l’« idiome manceau ». Il se caractériserait, notamment, par l’emploi du io au lieu du é ; ce que Delestang avait déjà constaté – morceau se dit ici morcio et non morsé, couteau se dit coutio et non couté ou coutia. Charles Joret, op. cit., p. 111. 49. Ce qui contredit, quelque peu, ce que nous avons relevé, cf. supra, p. 51. 50. Ainsi que les citations qui suivent : Abbé Louis-Joseph Fret, « Un dîner de famille au Perche pendant les jours gras », Le Diseur de Vérités. Almanach, spécial au Perche, et Scènes de la vie percheronne, revues par l’abbé Gaulier, La Ferté Macé, Meynaerts, 1873, p. 16-34. 51. Les vieux portent des « chapeaux retapés à l’antique », un habit de « couleur marron à larges et nombreux boutons, (de) larges boutonnières simulées, le gilet écarlate à grandes poches, retombant jusque sur les cuisses, la culotte à jarretières, les belles guêtres blanches remontant par-dessus les genoux, et attachées au-dessus du mollet avec de biaux ribans en laine rouge, et, enfin, les souliers à bout rond, ornés de larges boucles argentées ». Les « bonnes mamans » ont mis les vêtements de leur mariage auxquels elles demeurent très attachées. « La simple et modeste cornette est accompagnée d’un beau fichu de mousseline brodée, du corset à longues basques, à courtes et larges manches, du jupon en gros retors fond bleu clair, et enfin de la belle devantière de toile orange […] remontant presque jusqu’au menton. » Ibid., p. 19. 52. « Une veillée au Perche », Le Diseur de Vérités, op. cit., 1842, et La Chapelle-Montligeon, 1896, p. 2. 53. Cf. infra, p. 168. 54. Cf. Jean Tulard, Le Mythe de Napoléon, Paris, Armand Colin, 1971, et Napoléon ou le mythe du sauveur, Paris, Fayard, 1977.

5. LE

SABOTIER, LA FILEUSE ET LES GANTIÈRES

1. ADO 12 U 380, 6 septembre 1836. 2. Georges Courtois, Us et coutumes du canton de Bellême, recueillis jusqu’en 1882, Bellême, 1883, p. 46. 3. ADO 12 U 374, audience du 18 décembre 1812 et du 27 mars 1813 ; ADO 12 U 375, audience du 20 décembre 1818. 4. Cf. ADO M 981. Police du roulage. Enquête du préfet de l’Orne. 5. Comme nous avons pu le constater à propos de l’amour vénal, du jeu ou des sonneries de cloches (Les Filles de noce. Misère sexuelle

334 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT et prostitution aux XIXe et XXe siècles, Aubier, 1978, Les Cloches de la Terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994). 6. ADO 12 U 374, 375, 378 et 380. 7. ADO 12 U 374 ; le 30 décembre 1809 déjà, Jacques Pinagot pris en flagrant délit d’enlèvement d’un fagot assure qu’il s’agissait d’un « morceau de bois qu’il avait trouvé dans la forêt ». 8. ADO 12 U 374. 9. Cf. les résultats de l’enquête sur le travail agricole et industriel décidée par l’assemblée constituante en 1848 et publiés, en ce qui concerne le canton de Bellême, par L’Écho de l’arrondissement de Mortagne, 31 décembre 1848, 7 janvier, 17 juin, 24 juin et 1er juillet 1849. 10. Entre 1870 et 1920, en effet, et particulièrement entre 1890 et 1910, une entreprise revivaliste, très perceptible dans la carte postale, risque de conduire à surestimer toutes les pratiques qui relèvent du pittoresque. 11. ADO 13 U 584. 12. Par exemple, Roger Verdier, L’Art en sabots, Saint-Martin-dela-Lieue, 1993, t. I, p. 70 sq. 13. Trésor de la langue française, article « Sabotier », et L’Écho de l’arrondissement de Mortagne, 3 juin 1849. 14. ADO 12 U 975, 14 mars 1819. 15. ADO 12 U 975, 9 septembre 1819. 16. ADO 12 U 975, 31 octobre 1825. 17. ADO 12 U 1009, procès-verbal du 24 septembre 1822. 18. Sans doute Mathurin Guillin, que nous reverrons. 19. ADO 13 U 5/83, 22 janvier 1836. 20. ADO 12 U 974, 2 février 1824. 21. ADO 13 U 5/94, procès-verbal du 31 octobre 1854. 22. ADO M 1288. 23. ADO M 1923, tableau de la situation industrielle, 4e trimestre 1867. 24. Nous nous rangeons, ce faisant, à l’avis du meilleur spécialiste, Claude Cailly, qui écrit que les sabotiers œuvraient « dans le cadre d’ateliers dispersés à domicile » (Mutations d’un espace proto-industriel. Le Perche aux XVIIIe-XIXe siècles, Fédération des amis du Perche, 1993, p. 46). 25. Assertion de Lemay, dans l’affaire citée ci-dessus, 13 U 5/94. 26. Cf. Raymond Humbert, Métiers d’hier et d’aujourd’hui. Le sabotier, Paris, Berger-Levrault, 1979.

NOTES

335

27. Comme le prouvent un grand nombre de délits évoqués au chapitre suivant. 28. ADO 12 U 462, 4 février 1852. 29. Cf. Roger Verdier, op. cit., t. I, p. 59 sq. 30. ADO M 268, rapport du 3 avril 1834. 31. ADO M 2194. 32. Sur ces précisions : « Le sabotier », Cahiers percherons, no 59, 1978, consacré au musée des Arts et Traditions populaires, du prieuré de Sainte-Gauburge-de-la-Coudre, p. 30 sq. Pour le développement qui suit, nous utilisons la cassette de la visite du musée du Sabot à Neuchâtel-en-Saosnois et le catalogue du musée du Sabotier à la Haye-de-Routot (Eure), rédigé par Alain Joubert ; sans oublier les ouvrages cités de Raymond Humbert et de Roger Verdier. 33. Ou hache à bûcher. 34. En effet, les techniques diffèrent de canton à canton, comme le montre la comparaison effectuée entre les trois musées désignés ci-dessus. 35. Cahiers percherons, numéro cité, p. 32. 36. Ibid. 37. Cf. Jacques Léonard, Archives du corps. La santé au XIXe siècle, Rennes, Ouest-France, 1986, notamment p. 18-20, à propos des « rythmes paisibles ». 38. Cf. Roger Verdier, op. cit., t. I, p. 8. 39. Cf. Raymond Humbert, op. cit., p. 41. 40. Alain Corbin, Le Village des « cannibales », Paris, Aubier, 1990, chapitre III, « La liesse du massacre », p. 106. 41. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. Arts de faire, Paris, UGE, 1980, p. 270-276. 42. Alain Corbin, Les Cloches de la Terre, op. cit., p. 186, d’après le mémoire de maîtrise de Laurent Morin, Les Incendies de 1830 en Basse-Normandie, université de Paris-I, 1992. 43. Raymond Humbert, op. cit., p. 78. 44. Roger Verdier, op. cit., t. I, p. 19. 45. Ibid., p. 17, pour les notations qui suivent. 46. Anne-Marie Sohn (Du premier baiser à l’alcôve, Paris, Aubier, 1996, passim) a toutefois appelé à la prudence : la subtilité des conduites de sexualité en ce milieu contredit les appréciations, souvent à l’emporte-pièce, des ethnologues. 47. Cf. Claude Cailly, Mutations d’un espace proto-industriel…, op. cit., passim. 48. Louis Charles Nicolas Delestang, Chorographie du IVe arrondissement communal du département de l’Orne ou du district de la souspréfecture de Mortagne, Argentan, 1803, p. 110.

336 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 49. Raymond Humbert, op. cit., p. 24. 50. Le terme d’« ouvrier » est, en effet, parfois utilisé pour désigner celui qui n’est pas maître sabotier. 51. ADO 13 U 5 81, 13 septembre 1822. 52. ADO 13 U 5 82, 1er août 1827. 53. ADO 13 U 5 80, 16 juillet 1819. 54. Louis Dubois dans Annuaire statistique du département de l’Orne, 1809, p. 159. 55. Joseph Odolant-Desnos, La France, description géographique, statistique et topographique par M. Loriol, Paris, Verdière, p. 90. 56. AM de Bellême, ADO E dépôt 495/107. 57. ADO M 1922. Claude Cailly estime qu’il s’agit de l’enquête industrielle la plus crédible. En revanche, il se montre très critique à l’égard des états fournis en 1867 et durant les années suivantes. 58. ADO M 1923. Tableau de la situation industrielle, 4e trimestre 1867. 59. ADO M 2194. 60. Telle est la thèse principale et convaincante de Claude Cailly, Mutations d’un espace proto-industriel, op. cit. 61. Ibid., p. 406. 62. Cf. infra, chapitre IX. 63. À Saint-Martin, les sabotiers n’étaient que 110 en l’an VIII, sans compter 12 marchands (cf. Claude Cailly, op. cit., p. 67). Ils sont 222 en 1841 et 280 en 1861. En 1855-1856, on recense 345 sabotiers à Bellême et Saint-Martin (AM de Bellême, ADO E dépôt 495/107). L’enquête de 1862, il est vrai, ne fait état que de 244 ouvriers pour l’ensemble du canton, répartis en vingt établissements (ADO M 1922). Ils seraient alors 22 à Origny-le-Butin. Sur le tableau de l’industrie de l’arrondissement de Mortagne dressé à la préfecture en 1867, figurent 598 sabotiers, 40 sabotières et 90 enfants, employés dans cette industrie (ADO M 1923). Ce niveau se maintient, approximativement, jusqu’à la guerre (cf. tableaux figurant dans le carton ADO M 1923). Une autre série de documents font état de 700 sabotiers à Bellême et dans ses environs, en 1869 ; de 798 en 1872 et de 795 en 1874 (AN F12 4526). 64. Expression utilisée par Claude Cailly. 65. AN F12 1626. Sur les fileuses du Bellêmois, Claude Cailly, op. cit., p. 445 sq. 66. ADO M 268. 67. AN F12 1626. 68. Ibid. 69. ADO 13 U 5 81, 25 septembre 1823.

NOTES

337

70. ADO 13 U 5 86, 18 novembre 1853. 71. AN F12 1326 72. L’Écho de l’arrondissement de Mortagne (enquête industrielle citée, 1848), numéro du 17 juin 1849. 73. AM de Bellême, ADO E dépôt 495/107. 74. Notons que les bordereaux de l’enquête réalisée en 1848 (cf. L’Écho…, op. cit.) font état de 121 fileuses et de 398 gantières dans le canton de Bellême ; ce qui ne concorde pas avec les autres données. 75. Selon les calculs de Claude Cailly. 76. ADO M 1922. 77. ADO M 1923. 78. Claude Cailly, op. cit., p. 407. 79. Alain Corbin, « Le grand siècle du linge », Le Temps, le désir et l’horreur, Paris, Aubier, 1991, p. 23-52. 80. Cf. Françoise Pytel, Christian Pytel, Claude Cailly, Le Filet dans le Perche. Histoire d’une industrie à domicile, Meaucé, 1990. 81. ADO 13 U 5 94, 12 janvier 1855. 82. Cf. Françoise et Christian Pytel, Claude Cailly, op. cit., p. 27, ainsi que les citations qui suivent. 83. Léon de la Sicotière, Notes statistiques sur le département de l’Orne, op. cit., 1864, p. 67. 84. En 1848, le salaire de la gantière du canton de Bellême se monte à 5 centimes par heure, soit 0,60 franc pour une journée de douze heures (L’Écho de l’arrondissement de Mortagne, numéro du 17 juin 1849). En 1852, dans le même canton, les gains varient « selon l’adresse, l’habileté, la promptitude et le genre de filet » (ADO M 1832). En moyenne, ils se montent à 0,90 franc. En revanche, sur les documents qui concernent Bellême et Saint-Martin en 1855-1856, il n’est plus question que de 0,65 franc (ADO E dépôt 495/107). Plus pessimiste encore se révèle l’auteur du bordereau de l’enquête départementale réalisée en 1862, puisqu’il estime que la gantière n’obtient que de 0,45 franc à 0,60 franc par jour « pour un travail assidu » et que les fillettes ne gagnent que de 0,15 franc à 0,20 franc (ADO M 1922). En revanche, sur le tableau qui reflète la situation de l’industrie ornaise durant le quatrième trimestre de 1867, on lit que les salaires de la gantière s’échelonnent entre 0,75 franc et 1,25 franc par jour (ADO M 1923). 85. L’Écho de l’arrondissement de Mortagne, numéro du 24 juin 1849. 86. ADO M 1923, sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne, 24 juin 1868.

338 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT

6. LES

PLAISIRS DE L’ARRANGEMENT

1. Ainsi que les définissent les magistrats ; il ne saurait être, de ce fait, question de parler d’une illégalité diffuse. 2. On connaît aujourd’hui l’écart qui sépare la délinquance réprimée, la délinquance perçue de la délinquance réelle ; et les statistiques ne font bien souvent que désigner les inégalités de la visibilité ou les aléas de la sévérité. 3. Il va de soi qu’à l’intérieur de la forêt les limites communales perdent de leur pertinence et se brouillent ; ainsi, plusieurs villages de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême font partie de l’espace quotidien de Louis-François. 4. ADO 12 U 374, procès-verbal du 18 juin 1811. 5. ADO 12 U 376, procès-verbal du 23 juin 1818. 6. ADO 12 U 974, 18 juin 1823. 7. ADO 12 U 462, 17 juin 1850. 8. ADO 12 U 462, 28 novembre 1850. 9. ADO 12 U 385, 22 décembre 1850. 10. ADO 12 U 462, 1er février 1851. 11. ADO 12 U 374, 4 août 1812. 12. ADO 12 U 378. 13. ADO 12 U 460, 6 novembre 1844. 14. ADO 12 U 459, 29 janvier 1842. 15. ADO 12 U 975, procès-verbal du 27 octobre 1819. 16. ADO 12 U 974, 13 juin 1823. 17. ADO 12 U 974, 21 mars 1823. 18. ADO 12 U 974, 1er mars 1823. 19. ADO 12 U 460, 18 février 1844. 20. ADO 12 U 374, 18 mars 1812. 21. ADO 12 U 374, 28 avril 1812. 22. ADO 12 U 374, 24 novembre 1812. 23. ADO 12 U 374, procès-verbal du 29 décembre 1812. Même type de découverte, la même année, au Pissot, chez Gueunet, futur compère de Louis-François. 24. La série de délits : ADO 12 U 379, 10 mai 1831 ; ADO 12 U 381, 19 octobre 1839 ; ADO 12 U 460, 19 juillet 1844. 25. ADO 12 U 376, procès-verbal du 15 mars 1817. 26. ADO 12 U 378, procès-verbal du 3 avril 1828. 27. ADO 12 U 378, procès-verbal du 11 décembre 1828. 28. ADO 12 U 381, procès-verbaux du 12 mars 1837, du 8 septembre, du 7 janvier 1838.

NOTES

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29. Déjà rencontré, cf. infra, p. 141 et 145. ADO 12 U 381, procès-verbal du 3 février 1839. 30. ADO 12 U 380, procès-verbal du 29 mars 1836. 31. ADO 12 U 381, procès-verbal du 13 août 1837. 32. Cf. Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, « Traces », p. 139-181, ou JeanMarc Berlière, « L’institution policière en France sous la IIIe République », thèse, université de Dijon, 1991, et Dominique Kalifa, L’Encre et le Sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995, passim. 33. ADO 12 U 1009, procès-verbal du 2 septembre 1822. 34. Cf. supra, p. 113. 35. ADO 12 U 380, 29 août 1835. 36. ADO 12 U 459, 12 juillet 1843. 37. ADO 12 U 462, 10 avril 1847. 38. Cf. infra, p. 240-243. 39. ADO 12 U 462, 29 avril 1847. 40. À ce propos, Frédéric Chauvaud, « Tensions et conflits. Aspects de la vie rurale au XIXe siècle d’après les archives judiciaires. L’exemple de l’arrondissement de Rambouillet (1811-1871) », thèse, université de Paris-X, 1989, et Passions villageoises au XIXe siècle. Les émotions rurales dans les pays de Beauce, du Hurepoix et du Montais, Paris, Publisud, 1995. 41. En octobre 1848, Jean-Louis Denin, ex-huissier à Bellême, porte plainte contre Louis-Baptiste Lesueur, sabotier à Origny-leButin. Il prétend s’être rendu au bourg de cette commune « à l’effet de traiter d’arrangement avec un sieur Boulay ». Ce qui l’a conduit à visiter plusieurs pièces de terre. Lesueur assure ne lui avoir jamais commandé aucune « besogne » et que si Denin a fait des voyages, c’est « pour son agrément personnel ». ADO 13 U5 84. 42. ADO 13 U5 83, 1836. 43. ADO 13 U5 82, 12 décembre 1828. (Les références qui suivent concernent la date des audiences du juge de paix.) 44. ADO 13 U5 84, 9 février 1849. 45. ADO 13 U5 83, 23 juin 1837. 46. ADO 13 U5 83, 9 novembre 1838. 47. Il convient, en effet, de distinguer le cidre pommé (ou cidre tout court) et le cidre poiré (souvent dénommé poiré), qui est rare à Origny-le-Butin mais abondant dans la partie occidentale du département ADO 13 U5 83, 22 janvier 1836. 48. ADO 13 U5 84, 13 mars 1846. 49. ADO 13 U5 83, 1er septembre 1837.

340 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 50. Nous avons noté une série d’autres cas dans lesquels la « pipe de cidre » constitue l’un des termes de l’arrangement. 51. ADO 13 U5 86, 13 janvier 1854. 52. ADO 13 U5 84, 25 juin 1847. 53. ADO 13 U5 82, mars 1826. 54. ADO 13 U5 83, no 51, 1832. 55. ADO 13 U5 83, 8 juillet 1831. 56. Chaque « pièce de terre » a une identité, définie par une appellation. 57. ADO 13 U5 85, 18 janvier 1850. 58. Alain Corbin, Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle, Paris, Marcel Rivière, 1975 (rééd. Presses de l’université de Limoges, 1998), t. I, p. 163-172. Voir aussi Jean-François Soulet, Les Pyrénées au XIXe siècle, Toulouse, Éché, 1986, t. I, p. 82 sq. 59. Il faudrait comparer, en effet, avec une enquête effectuée à l’aide de l’enregistrement des mutations par décès. 60. Le terme est alors couramment employé pour désigner ces prêteurs modestes. 61. Ces trois affaires : ADO 13 U5 84, 16 septembre, 14 octobre 1842 et 20 mars 1846. 62. ADO 13 U5 81, 1er mars 1822. 63. Déjà rencontré, cf. supra, p. 123. Cette fois : ADO 13 U5 82, 19 août 1825. 64. ADO 13 U5 80, 5 octobre 1821. 65. ADO 13 U5 80, 19 mai 1820. 66. À titre d’exemples, le 13 août 1841 (ADO 13 U5 83) Marin Duc, cultivateur à Origny-le-Butin, se voit réclamer 41 francs par la veuve Laporte, marchande drapière à la Perrière. Le 20 mars 1846 (ADO 13 U5 84), Armand Pitou, marchand quincaillier à Bellême réclame 231 francs « pour marchandises » à Tessier, ancien maréchal à Orignyle-Butin. 67. Cf. supra, p. 144. Ici : ADO 13 U5 80, 9 juillet 1820. 68. ADO 13 U5 83, 28 février 1834 ; nous avons rencontré Biardeaux à plusieurs reprises. 69. Cf. supra, p. 67. 70. ADO 13 U5 86, 15 juillet 1853. 71. ADO 13 U5 80, 5 et 12 février 1819. 72. ADO 13 U5 82, 1er août 1827. 73. ADO 13 U5 84, 25 septembre 1846. 74. ADO 13 U5 84, 22 janvier 1847. 75. Cf. supra, p. 146. Ici : ADO 13 U5 84, audience du 8 juin 1849, délit du 23 mai. En toutes ces affaires, il est fait appel à la

NOTES

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mémoire des lieux. Le 6 mai 1853 (ADO 13 U5 85), Jean Barré, cultivateur au bourg d’Origny, est accusé d’avoir pioché un sentier sans permission ; le juge recourt à la mémoire de cinq témoins pour définir le tracé. 76. ADO 13 U5 81, 24 décembre 1824. 77. ADO 13 U5 82, 19 mai 1826 (faits remontant au 10 mai). 78. ADO 13 U5 83, 25 mai 1838. 79. ADO 13 U5 82, 19 août 1825. 80. ADO 13 U5 82, 1829. 81. ADO 13 U5 84, 16 mars 1849 (accord du 21 février). 82. ADO 13 U5 84, 4 mai 1849. 83. ADO 13 U5 83, 16 novembre 1838. 84. ADO 13 U5 80, 14 avril 1820. 85. Cf. Gemma Gagnon, La Criminalité en France. Le phénomène homicide dans la famille en Seine-Inférieure de 1811 à 1900, passim. 86. À ce propos Sandra Gayol, « Sociabilité à Buenos Aires : les rencontres dans les débits de boissons. 1860-1900 », thèse, École pratique des hautes études en sciences sociales, 1996 (à propos d’une tout autre société, où le défi occupe une grande place). 87. Deux délinquants forestiers, cf. supra, p. 151. 88. ADO 13 U5 80, 14 juillet 1820. 89. ADO 13 U5 80, 11 novembre 1822. 90. ADO 13 U5 83, 29 décembre 1837. 91. ADO 13 U5 83, 29 septembre 1837. 92. ADO 13 U5 85, 22 mars 1850. 93. Cf. Alain Corbin, Le Temps, le désir et l’horreur, Paris, Aubier, 1991, p. 39-40. 94. ADO 13 U5 80, 9 juin 1820. 95. ADO 13 U5 83, 25 février 1831. 96. ADO 13 U5 83, 1836. 97. Que l’on songe, dans l’ordre de la fiction, à celle qu’imagine George Sand dans Les Maîtres sonneurs. 98. Malheureusement, les documents conservés aux archives départementales de l’Orne et concernant la conciliation sont inutilisables pour notre propos. 99. Cf. François Ploux, « Les Formes du conflit et leurs modes de résolution dans les campagnes du Lot (1810-1860) », thèse, université de Paris-I, 1994, et « L’arrangement dans les campagnes du HautQuercy, 1815-1850 », Histoire de la justice, no 5, 1992. 100. Cf. Philippe Grandcoing, La Bande à Burgout et la société rurale de la châtaigneraie limousine, 1830-1839, Limoges, SELM, 1991.

342 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 101. Cf. notamment, ADO E dépôt 88, « Nomination de maires et adjoints », pour la période qui s’étend du 5 messidor an VIII au 31 mai 1828, et ADO Z 381 en ce qui concerne la décennie suivante. 102. Cf. infra, chapitre IX. 103. Abbé Louis-Joseph Fret, Le Diseur de vérités, 1842. 104. Sur tous ces points : ADO Z 370 et AN F19 347, affaires de culte. Orne. En ce qui concerne la résistance régionale aux interdits concernant les fêtes supprimées, voir Alain Corbin, Les Cloches de la Terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994, p. 119-122. 105. Ordonnance du 7 juin 1814. 106. ADO Z 370, lettre du 29 août 1821. 107. Lettre au maire de Bellême et autres, 13 juillet 1814, ADO Z 370. 108. Rappelons qu’il s’agit de l’heure solaire. 109. ADO 13 U5 83, 31 mars 1843 (pour les faits des 19 et 20 mars). 110. ADO 13 U5 83, 4 avril 1845 (pour les faits du 29 mars). 111. ADO 13 U5 94. Jugements de simple police. Faits du 13 novembre 1851. 112. ADO 13 U5 94, 1852. 113. ADO 13 U5 94, 17 juin 1855. 114. Ibid. 115. ADO 13 U5 83, 22 janvier 1836. 116. ADO 13 U5 94, 1852. 117. ADO 13 U5 83, juillet 1840. 118. ADO 13 U5 94, procès-verbal du 26 novembre 1852. 119. ADO Z 386, rapport du maire de la Chapelle-Montligeon, 7 mars 1824. 120. ADO M 1298, préfet de l’Orne au ministre de l’Intérieur, 10 juillet 1835. 121. ADO M 1298, lettre du maire de Tourouvre au sous-préfet ; et rapport du conservateur des forêts en tournée d’inspection, 4 août 1835. 122. L’essentiel, en la matière, est bien la notion d’excès, déterminée par le seuil de tolérance, lui-même fluctuant. 123. ADO 13 U5 84, 21 février 1845. 124. Ainsi que les citations qui suivent, procès-verbal de l’adjoint, 25 novembre 1851. 125. Cf. Alain Corbin, Les Cloches de la Terre, op. cit., p. 277-283. 126. Et sur son entrelacs avec le politique, cf. le charivari d’Essay, Alain Corbin, « Les aristocrates et la communauté villageoise. Les

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NOTES

maires d’Essay », Maurice Agulhon (dir.), Les Maires en France du Consulat à nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 347-367. 127. AN, F10 1649. Eaux et forêts. Tolérance. Orne. Gros dossier sur une foire dans la forêt de Bellêmc. Voir aussi AN, F12 1262.

7. LE

PASSÉ DÉCOMPOSÉ

1. Convient-il d’adopter une position aussi catégorique que celle d’Oscar Lewis qui écrit, à propos du Mexique, « les pauvres éprouvent l’impossibilité à se projeter dans l’avenir et à se situer par rapport au passé » ? (The Children of Sanchez, Autobiography of a Mexican Family, New York, 1963). 2. On sait que le XIXe siècle est le premier à se penser selon un nombre ordinal ; ce qui rend douteux que Louis-François ait très tôt assimilé cette novation. 3. Ils ont été finement analysés par Jean-Claude Martin, en introduction du répertoire numérique de la sous-série 70 B des ADO, Documents relatifs à la convocation des États généraux de 1789, Alençon, 1988. 4. Une expérience menée naguère en Limousin nous a convaincu de cette capacité. Alain Corbin, « Prélude au Front populaire. Contribution à l’histoire de l’opinion publique dans le département de la Haute-Vienne (1934-1936) », thèse de 3e cycle, 1968, p. 98. 5. Plus précisément, une quinzaine de cahiers sur cent quatre. 6. Christine Peyrard, « Les Jacobins de l’Ouest. Formes de politisation dans l’Ouest intérieur pendant la Révolution française », thèse, université de Paris-I, 1993, 4 volumes, p. 559. 7. Gérard Bourdin, Aspects de la Révolution data l’Orne, 17891799, Saint-Paterne, 1991, p. 8. 8. Cf. Léon de La Sicotière, Louis de Frotté et les insurrections normandes, 1793-1832, Paris, Plon, 1889, t. I, p. 299 sq. Nous utiliserons le travail de cet érudit à propos des précisions qui suivent. 9. Message du Directoire, 21 fructidor an VII (7 septembre) au Conseil des Cinq-Cents, cité par Léon de La Sicotière, op. cit., t. II, p. 288. 10. Sylvie Denys-Blondeau, « Aspects de la vie politique de l’Ouest intérieur à l’époque de la transition directoriale. L’exemple ornais », thèse, université de Rouen, 1995, p. 108. 11. Léon de La Sicotière, op. cit., t. II, p. 435.

344 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 12. Ibid. 13. ADO M 1265. « Secours, dégâts faits par les chouans, lettre du maire de la Perrière au préfet, 12 messidor an IX. » 14. État dressé par le sous-préfet Delestang, sans date, ADO M 1269. 15. Commentaire de l’état désigné ci-dessus. 16. Ibid. 17. Louis Duval, Le Département de l’Orne en 1799-1800, Alençon, A. Manier, 1901, p. 242. 18. Cf. les travaux cités de Léon de La Sicotière ; Louis Duval, Paul Nicolle, Georges Lefebvre, Christine Peyrard, Sylvie DenysBlondeau, Jean-Claude Martin, Pierre Flament, Gérard Bourdin ; sans oublier la synthèse de Gabriel Désert, La Révolution française en Normandie, Toulouse, Privat, 1989, et l’ouvrage collectif À travers la Haute-Normandie en Révolution, 1789-1800, Comité régional d’histoire de la Révolution française, 1992 ; ensemble d’ouvrages utilisés pour le récit qui suit. 19. Notamment Christine Peyrard et Sylvie Denys-Blondeau. 20. Cf. Gérard Bourdin, op. cit., p. 19-20. 21. Docteur Jousset, La Révolution au Perche…, Mamers, 1878, 4e partie : « Saint-Martin-du-Vieux-Bellême pendant la Révolution », notamment p. 7-9. 22. Fonds de la maréchaussée d’Alençon, liasse non cotée : « révolte de la populace de Bellême », utilisée par Christine Peyrard. 23. Sans doute ce terme désigne-t-il, ici, l’ensemble des travailleurs du bois. 24. Christine Peyrard, op. cit., t. I, p. 5. Pour l’ensemble de ces troubles, voir la carte qui figure dans cet ouvrage. 25. Cf. Georges Lefebvre, La Grande Peur de 1789, rééd. Paris, Armand Colin, 1988, notamment p. 123 sq. et 189 sq., et Gérard Bourdin, op. cit., p. 17. 26. Cf. Christine Peyrard, op. cit., t. I, p. 163, et ADO L 5165. 27. Sur ces outils, cf. supra, p. 117. 28. Christine Peyrard, op. cit., t. I, p. 163, et ADO L 5165. 29. Ibid. 30. Cf. Paul Nicolle, « Le mouvement fédéraliste dans l’Orne », Annales historiques de la Révolution française, 1936, p. 498. 31. Georges Trolet, Histoire du Perche, Nogent-le-Rotrou, 1933, p. 199. 32. Christine Peyrard, op. cit., p. 571. 33. Christine Peyrard, op. cit., p. 560. 34. Ibid., p. 570.

NOTES

345

35. Alain Corbin, Les Cloches de la Terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994, passim. 36. Pierre Flament, Deux mille prêtres normands face à la Révolution française, 1789-1801, préface de Pierre Chaunu, tableau, annexe, non paginé. 37. Qu’il s’agisse de Gabriel Désert ou de Gérard Bourdin. 38. En témoigne l’histoire des charités normandes, faite par Michel Bée, « La croix et la bannière. Confréries, église et société en Normandie du XVIIe au début du XXe siècle », thèse, université de Paris-IV, 1991. La société populaire a pu être lue, dans la région, comme un substitut laïcisé, jacobin et sans-culotte des charités ; ce tissu aurait permis à la culture jacobine de se propager dans les campagnes. « Dans les districts de Bellême et de Mortagne, […] 80 % des clubs ont été établis dans des communes ayant, avant 1789, une charité. » Les mois de novembre et de décembre 1792 ont été marqués, dans le Perche, par un mouvement de défense des charités (Christine Peyrard, op. cit., t. I, p. 171). À cette interprétation du processus qui fait de la sociabilité laïque préexistante un relais pour les idées jacobines, s’oppose celle qui se fonde sur cette antériorité pour souligner la diversité de sens et de convictions des sociétés jacobines, trop vite postulées comme inspirées par une idéologie identique. Sur ce problème, cf. les débats lors du colloque consacré à la politisation des campagnes, qui s’est tenu à l’École française de Rome les 20-23 février 1997 (actes, à paraître). 39. Docteur Jousset, La Révolution au Perche…, op. cit., 4e partie, p. 45-46. 40. Sur ces nombreux incidents : Louis Duval, La Réouverture des églises en l’an III dans le district de Bellême, Bellême, imprimerie de Levayer, 1907, en ce qui concerne Saint-Germain-de-la-Coudre, p. 9. 41. Ibid., p. 10. 42. Ibid., p. 11. 43. Ibid., p. 12. 44. Ibid. 45. Nous employons ici, improprement, le terme massacre puisqu’il ne s’agit que de l’assassinat d’un seul individu. 46. Pierre Caron, Les Massacres de septembre, Paris, La Maison du livre français, 1935. 47. Christine Peyrard, op. cit., t. I, p. 161 sq. 48. Alain Corbin, Le Village des « cannibales », op. cit., p. 192-193. On y trouvera référence, notamment, aux travaux de Michel Bée, Denis Crouzet, Emmanuel Le Roy Ladurie et Pieter Spierenburg.

346 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 49. Saint-Martin-du-Vieux-Bellême est alors dénommé VieuxBellême. 50. Christine Peyrard, op. cit., t. I, p. 161. 51. Auquel n’appartient pas Origny-le-Butin, alors rattaché à celui de la Perrière. 52. Cf. les récits de Paul Nicolle : « Les meurtres politiques d’aoûtseptembre 1792 dans l’Orne », Annales historiques de la Révolution française, 1934, p. 108 sq., et de Pierre Flament, « Louis-François, Charles Du Portail de La Bénardière assassiné à Bellême le 19 août 1792 », Cahiers percherons, no 43, 3e trimestre 1974, p. 21-48 et surtout les documents conservés dans le carton L 6317 des ADO. 53. Docteur Jousset, La Révolution au Perche…, op. cit., t. IV, p. 6. De fait, il faut attendre le dernier quart du siècle pour que les érudits Léon de La Sicotière et Louis Duval consacrent des travaux de qualité à la Révolution dans l’Orne ; sans oublier les écrits, mineurs ceux-là, du docteur Jousset, qui nous intéressent au premier chef puisqu’ils concernent le Bellêmois, et plus particulièrement Saint-Martin. 54. La comparaison peut être établie avec la Franche-Comté, étudiée par Denis Saillard, « La mémoire de la Révolution française en FrancheComté (1815-1914) », thèse, université de Paris-I, 1995. Il faut, toutefois, attendre 1876 pour que l’abbé Jean-Baptiste Nicolas Blin publie son histoire des Martyrs de la Révolution dans le diocèse de Séez. 55. Sur l’emploi et le sens de ce terme, cf. Bronislaw Baczko, Comment sortir de la Terreur, Thermidor et la Révolution, Paris, Gallimard, 1989. L’abbé Louis-Joseph Fret emploie le terme à propos du filleul de l’abbé du Portail (Antiquités et chroniques percheronnes…, Mortagne, imprimerie de Glaçon, 1838-1840, t. III, p. 309). 56. Abbé Louis-Joseph Fret, op. cit., t. III, p. 309. 57. Ibid., t. III, p. 310. 58. Ibid., t. III, p. 309. 59. Ibid., t. III, p. 310. 60. Paolo Viola, The Rites of Cannibalism and the French Revolution, 21-24 juin 1990, Milan Group, 5th Biennal Symposium. 61. Sur tous ces épisodes, cf. docteur Jousset, La Révolution au Perche…, op. cit., 4e partie, passim. 62. ADO L 6317. 63. Christine Peyrard (op. cit, t. I, p. 181) montre la faible présence des paysans et l’absence des paysans pauvres dans les rares clubs jacobins du Perche ornais (cf. la composition de celui de Longny). Elle présente toutefois la thèse d’une précoce culture jacobine dans les campagnes, fondée (cf. p. 685) sur une longue pratique contestataire des communautés rurales et des quartiers urbains et, comme

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NOTES

nous l’avons dit, sur les confréries de charité ; ainsi, la « révolution paysanne » ne serait « ni autonome ni paysanne » (p. 688). Notre propos n’est pas, ici, d’entrer dans un tel débat puisqu’il s’agit pour nous de la reconstruction mémorielle ; Christine Peyrard nous semble toutefois surestimer quelque peu la pénétration et l’ancrage des idéologies dans les campagnes ornaises ainsi que le rôle des médiateurs culturels qui en auraient assuré la transmission. 64. Cf. infra, p. 256-257.

8. LES

INVASIONS

1. Nous entendons par là les années qui s’écoulent entre sa mise au travail et son mariage, à l’âge de vingt ans. 2. Notamment, André Armengaud, L’Opinion publique en France et la crise nationale allemande de 1866, Paris, Les Belles Lettres, 1962, et Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française, 18701914, Paris, PUF, 1959. 3. Docteur Jousset, Petite histoire d’une petite ville par un de ses citoyens, Mamers, Fleury et Dangin, 1887, p. 56. 4. Georges Creste, « Souvenirs d’invasion », Bulletin de la société percheronne d’histoire et d’archéologie, 1907, t. VI, p. 51-64. Les citations de Marin Rousseau sont extraites des lettres retranscrites dans cet article. 5. Concernant ce récit, cf. Henri Tournouër, Les Prussiens dans l’Orne en 1815, Alençon, imprimerie alençonnaise, 1921. 6. Ibid., p. 29. 7. Cité par Henri Tournouër, ibid., p. 23. 8. L’Orne a, en effet, fourni aux Prussiens 715 939 rations de viande et 513 503 rations de pain ; ainsi que 8 107 quintaux de blé, 1 237 quintaux de farine et 24 762 kilos de tabac ; sans compter les 24 531 quintaux d’avoine, les 17 113 quintaux de foin et les 5 892 quintaux de paille destinés aux animaux. Le département a dû, en outre, procurer un habillement complet à huit mille fantassins et à deux mille cavaliers : ibid., p. 26. AN F7 9686, rapport du préfet, 31 juillet 1815. 9. AN F7 9686, rapports du préfet, le vicomte de Riccé les 28 et 31 juillet 1815. 10. Abondants dossiers, ADO série R. À titre d’exemple, les pillages à Pervenchères : AN F7 9686, pétition des habitants de la commune, 3 septembre 1815.

348 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 11. ADO R 94 et Henri Tournouër, op. cit., p. 21. 12. Cité par Henri Tournouër, op. cit., p. 24. 13. Cf. infra, p. 231. 14. Ensemble d’incidents ADO R 94. 15. ADO R 129, cité par Henri Tournouër, op. cit., p. 18. 16. À la différence des paysans de Hautefeye (Dordogne), qui ne peuvent par conséquent s’en souvenir en 1870 (Alain Corbin, Le Village des « cannibales », Paris, Aubier, 1990, passim). 17. La sensibilité aux messages sensoriels et l’imaginaire de l’autre ont, en effet, évolué entre les deux périodes. Un exemple d’appréciation de la présence olfactive : le docteur Jousset (Bellême. Les Prussiens de 1870-1871, Mamers, Fleury et Dangin, 1880, p. 36) assure qu’après la guerre, il fallut aérer l’hôpital empesté pendant six mois. Malgré cela, « l’odeur restait douteuse ». Mais, dans son esprit, il s’agit de la « perniciosité spéciale de la guerre » et non de celle des Prussiens en particulier, dont il célèbre le courage à l’intérieur de l’établissement. 18. AN F1 CIII Orne 9. Rapport du préfet, 1er juillet 1870. 19. Ibid. Rapport du préfet, 1er août 1870. 20. Ibid. 21. Ibid., ainsi que les citations qui suivent. 22. Cf. Stéphane Audoin-Rouzeau, 1870. La France dans la guerre, Paris, Armand Colin, 1989. 23. AN F1 CIII Orne 9. Rapport cité du 1er août, ainsi que les citations suivantes. 24. ADO Z 495, 1870-1871. Garde nationale mobilisée et compagnies de francs-tireurs. Louis Bergeron s’engage le 11 octobre 1870. 25. Ibid. 26. Ibid. 27. Cf. Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., passim. 28. Le journal de Marie de Semallé, multigraphié par les soins de membres de sa famille, nous a été remis puis déposé par M. Jousselin, que nous remercions, dans la bibliothèque du Centre de recherches en histoire du XIXe siècle, de la Sorbonne. Nous indiquerons dans le texte la date de chacune des citations. 29. À comparer à celles qui circulent alors dans la Dordogne : Alain Corbin, Le Village des « cannibales », op. cit., p. 62 sq. 30. Au début de son roman, Le Calvaire. 31. Cf. P. Pitard, Garde mobile de l’Orne, 4e bataillon. Campagne 1870-1871, Mortagne, 1872. L’analyse de cette campagne par ce témoin conforte celle de Stéphane Audoin-Rouzeau et l’évocation d’Octave Mirbeau qui, dans l’ordre de la fiction, multiplie les images

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NOTES

de bétail débandé, évoque les soldats qui « roulent dans la campagne », l’exode, les réactions des paysans qui s’enferment. Tout cela s’accorde, il est vrai, au projet littéraire de l’auteur (Le Calvaire). 32. P. Pitard, op. cit., p. 20, et frère Amédée Philippe, Les Prussiens à Bellême pendant la guerre de 1870-1871, Bellême, Levayer, 1903. 33. Cette hantise de l’incendie s’associe étroitement, dans l’imaginaire, à l’irruption des Prussiens, cf. Alain Corbin, Le Village des « cannibales », op. cit., p. 62. 34. Docteur Jousset, Bellême. Les Prussiens…, op. cit., p. 23. 35. ADO E dépôt 88, registre des délibérations du conseil municipal, Origny-le-Butin, 20 décembre 1870. 36. Mais peut-être Marie de Semallé ne fait-elle, ici, que colporter une rumeur. 37. Cf. docteur Jousset, Bellême. Les Prussiens…, op. cit., p. 37 sq. 38. Ibid., p. 38. 39. ADO R 158. Bordereaux communaux concernant cette occupation. 40. Ibid. 41. Docteur Jousset, Bellême. Les Prussiens…, op. cit., p. 42. 42. ADO R 158, « Liste par ordre des besoins divisée en cinq catégories des personnes de la commune (Origny-le-Butin) qui ont eu à souffrir de l’occupation prussienne ». 43. Docteur Jousset, Bellême. Les Prussiens…, op. cit., p. 42-43. 44. Ibid., p. 43. 45. ADO E dépôt 88, registre des délibérations du conseil municipal, 1er mars 1871. 46. ADO R 158. 47. ADO O 1591. 48. ADO R 158. Calculs effectués par l’analyse des billets de logement. 49. Docteur Jousset, Bellême. Les Prussiens…, op. cit., p. 9. Pour calmer l’hostilité, il argue d’une origine germanique des populations régionales (p. 50) : « Dans notre province du Perche nous sommes tous enfants de race prussienne », comme en témoigne, selon lui, la fréquence de toponymes germaniques.

9. « L’AUDACE

DES PAUVRES

»

1. Un pauvre paysan limousin auquel nous demandions, en 1967, au cours d’une enquête orale, s’il avait perçu la grande crise économique des années 1930, nous répondit qu’il se souvenait fort bien

350 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT des bonnes années – lorsque le veau de son unique vache avait survécu – et des mauvaises années – celles au cours desquelles le veau avait crevé. Alain Corbin, « Prélude au Front populaire. Contribution à l’histoire de l’opinion publique dans le département de la HauteVienne (1934-1936) », thèse de 3e cycle, 1968, p. 98. 2. Cf. supra, p. 188 sq. 3. Deux thèses leur ont été récemment consacrées : Denis Beliveau, « Les révoltes frumentaires en France dans la première moitié du XIXe siècle », thèse, EHESS, 1992, et Nicolas Bourguinat, « Ordre naturel, ordre public et hiérarchies sociales. L’État et les violences frumentaires dans la France de la première moitié du XIXe siècle », thèse, université de Lyon-II, 1997. En ce qui concerne plus précisément les forêts : Frédéric Chauvaud, « Le dépérissement des émotions paysannes dans les territoires boisés au XIXe siècle », La Terre et la Cité. Mélanges offerts à Philippe Vigier, Paris, Créaphis, 1994. 4. À l’issue d’une enquête et de la rédaction d’un rapport de Léon de La Sicotière. Conseil général de l’Orne, session de 1864. Rapport de M. Léon de La Sicotière sur l’assistance et l’extinction de la mendicité, Alençon, imprimerie de C. Thomas, 1864. 5. AN F11 390. Subsistances. Orne. An IV-1813. Rapport du préfet La Magdelaine au ministre de l’Intérieur, 22 floréal an X. 6. Ibid. 7. Il convient de souligner cette obligation maintenue tout au long du XIXe siècle et qui a pu se révéler très lourde en cas d’insurrection ou de révolution ; à ce propos, cf. Pascal Plas, « De la responsabilité civile au cas de dommages causés par les barricades en France, XIXe siècle-début du XXe siècle », Alain Corbin et Jean-Marie Mayeur (dir.), La Barricade, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 283-296. 8. AN F11 390. Rapport du préfet, 1er prairial an X. 9. AN F11 715. Rapport du préfet La Magdelaine, 7 août 1812. 10. AN F11 715. Rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 22 septembre 1812. 11. Soulignons le terme de fermentation qui signale la proximité du vocabulaire politique de celui de la théorie infectionniste. 12. AN F11 715. Rapport du préfet, 22 septembre 1812. 13. Les décrets des 4 et 8 mai 1811 ont été répercutés dans l’Orne les 11 et 16 mai 1811. 14. Ensemble de citations extraites d’une lettre du préfet, 13 novembre 1812, AN F11 715. 15. AN F11 715. Lettre du préfet de l’Orne, 11 novembre 1812.

NOTES

351

16. AN F11 715. Rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 22 septembre 1812. 17. AN F11 715. Lettre du préfet, 11 novembre 1812. 18. Tableaux adressés par la préfecture de l’Orne au ministre de l’Intérieur, 1er juillet 1812, AN F11 715. 19. AN F11 715. Préfet au ministre de l’Intérieur, 24 décembre 1812. 20. AN F11 715. Préfet au ministre de l’Intérieur, 7 août 1812. 21. Avis du maire de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, ADO E dépôt 89/69. 22. Ensemble de citations : AN F11 731. Préfet au ministre de l’Intérieur, 18 décembre 1816. 23. AN F11 731. Préfet au ministre de l’Intérieur, 23 mai 1817. 24. ADO M 1291, rapport du sous-préfet de Mortagne au préfet de l’Orne, 10 mai 1817. 25. Récit de l’affaire d’Igé par le maire, AN F11 731. 26. Rapport du préfet de l’Orne au ministre de l’Intérieur, 9 mai 1817, AN F11 731 et F7 9686. 27. ADO M 1291, rapport du sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne au préfet, 10 mai 1817. 28. AN F11 731. Lettre du préfet au ministre de l’Intérieur, 11 mai 1817. 29. AN F11 731. Arrêté du préfet de l’Orne, 17 mai 1817. 30. Ibid., ainsi que pour ce qui suit. 31. Un spécimen de ces cartes de mendicité figure en ADO Z 531. 32. ADO Z 531. Lettre du préfet au sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne, 12 janvier 1818. 33. Maire de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême. ADO E dépôt 89/ 109. Il faut en effet savoir que si le glanage est alors toléré dans le canton de Bellême, il n’en va pas de même du râtelage – droit de ramasser avec un râteau – ou du chaumage – droit d’arracher les chaumes (cf. Georges Courtois, Us et coutumes du canton de Bellême, recueillis jusqu’en 1882, Bellême, 1883, p. 33). 34. ADO Z 531. État des indigents des communes du canton de Bellême, 18 janvier 1818. 35. ADO Z 531. Lettre du maire d’Origny-le-Butin au souspréfet, 2 janvier 1818. 36. Ibid. 37. ADO Z 531. Lettre du maire de Bellême au sous-préfet, 18 janvier 1818. 38. ADO Z 531. Maire de Saint-Martin-du-Vieux-Belllme, 1er février 1818.

352 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 39. AN F7 6771. Rapport du préfet, 20 décembre 1828. 40. AN BB18 1171. Procureur de Mortagne au garde des Sceaux, 8 mai 1829. 41. AN BB18 1171. Procureur de Mortagne au garde des Sceaux, 14 mai 1829. 42. AN BB18 1171. Procureur au garde des Sceaux, 27 avril 1829. 43. AN F2I 1289. Préfet au ministre de l’Intérieur, 31 janvier 1831. 44. AN F2I 1289. Préfet au ministre de l’Intérieur, 25 janvier 1832. 45. AN BB18 1171. Lettre du 27 avril 1829. 46. AN F2I 1289. Circulaire du préfet Clogenson, 3 novembre 1830. 47. Ibid. 48. Ils ont fait l’objet d’un mémoire : Catherine Freeman, « Rébellion armée à Bellême ». Examination of a Food Riot in Nineteenth Century Normandy through the Use of a Judicial Archive, Alençon, 1985, ADO J 364. Documents concernant l’affaire : ADO 4 U 216 et AN BB18 1379. 49. AN BB18 1379. Témoignage du sous-préfet Jean-Victor Bessin dans le rapport du juge d’instruction des 27 et 28 septembre 1839. 50. Ibid. 51. Procureur du roi au garde des Sceaux, 24 septembre 1839, AN BB18 1379. 52. AN BB18 1379. Procureur du roi au garde des Sceaux, 27 octobre 1839, et garde des Sceaux au ministre de l’Intérieur, 2 novembre 1839. 53. ADO 4 U 216. 54. ADO M 1299, lettre du sous-préfet au préfet, 22 octobre 1846. 55. Sur les troubles de Buzançais : Philippe Vigier, « Buzançais, le 13 janvier 1847 », La Vie quotidienne à Paris et en province pendant les journées de 1848, Paris, Hachette, 1982, et Yves Bionnier, Les Jacqueries de 1847 en Bas-Berry, chez l’auteur, 1979. 56. ADO M 1299. 57. Lettre au ministre de l’Intérieur, ADO M 1299. 58. Rapport au préfet, 25 février 1847. ADO M 1299. 59. ADO M 1299, « Moyens de secourir les pauvres pendant l’hiver 1846-1847 », Origny-le-Butin. 60. ADO E dépôt 88, registre des délibérations municipales, séance du 3 janvier 1847.

NOTES

353

61. ADO M 1299, commentaire dans « Moyens de secourir… », op. cit. 62. ADO E dépôt 88, délibération du conseil d’Origny-le-Butin, 3 janvier 1847. 63. ADO M 1299, « Moyens de secourir… », op. cit. 64. ADO M 44, rapport du maire de Bellême, 29 mars 1848. 65. ADO E dépôt 88, registre des délibérations municipales, Origny-le-Butin, séances des 15 août et 4 septembre 1848. 66. ADO E dépôt 88, séance du 8 octobre 1848. 67. ADO E dépôt 88, séance du 4 septembre 1848. 68. AN F1 CIII Orne 9. Rapport du sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne, 29 octobre 1853. 69. ADO E dépôt 88, Origny-le-Butin, délibérations du conseil municipal, séances des 14 janvier et 3 février 1854. 70. AN F1 CIII Orne 9. Rapport du sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne, 25 décembre 1853. 71. En juillet, on y dénombre, en effet, 5 385 « indigents, permanents » et 6460 « indigents temporaires », soit un total de 11 845 individus, sur une population de 121 854 habitants : AN F1 CIII Orne 9, rapport du sous-préfet et résultat de l’enquête statistique effectuée sur la mendicité dans l’arrondissement, 15 juillet 1854. 72. ADO E dépôt 88, séance du 3 février 1855. 73. ADO M 965, rapport du commissaire de police cantonal de Bellême, 16 et 20 décembre 1855. 74. AN F1 CIII Orne 14, février 1865.

10. LE

PAROISSIEN, LE GARDE ET L’ÉLECTEUR

1. En témoignent, à titre d’exemples, les travaux de Pierre Rosanvallon, Philippe Braud, Michel Offerlé, Yves Deloye, Olivier Ihl, Bernard Lacroix et nombre de thèses préparées sous leur direction. Soulignons, à ce propos, celle d’Éric Phelippeau, « Le baron de Mackau en politique. Contribution à l’étude de la professionnalisation politique », thèse, université de Paris-X, 1995, consacrée à la construction de l’homme politique et aux mécanismes de la campagne électorale dans le département de l’Orne. 2. Michel Pigenet, Ouvriers, paysans, nous sommes. Les bûcherons du centre de la France au tournant du siècle, Paris, L’Harmattan, 1993. 3. Notamment la quasi-totalité des thèses et des ouvrages d’histoire politique régionale des trente dernières années, assez négligents à l’égard des fonds d’archives privés.

354 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 4. AN F7 6771, lettre du préfet Séguier au ministre de l’Intérieur, 12 juin 1828. 5. Sur ce que recouvre la formule, dans l’esprit des observateurs de l’administration, cf. Alain Corbin et Nathalie Veiga, « Le monarque sous la pluie. Les voyages de Louis-Philippe Ier en province (1831-1833) », La Terre et la Cité, op. cit., p. 217-229. 6. AN F7 6771, rapport du préfet Séguier, 22 octobre 1828. 7. AN F7 6771, rapport du préfet Séguier, 20 décembre 1828. 8. Ibid. 9. Cf. Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac, Paris, CDU-SEDES, 1982. 10. AN F7 6771, rapport du préfet Séguier, 21 octobre 1829. 11. Dans les bureaux de la préfecture, la synthèse s’effectue, le plus souvent, par collage. 12. Cf. supra, p. 34-41. 13. Les citations qui suivent ne relèvent donc pas du statut de la preuve mais de celui de l’exemple. 14. ADO M 268. Rapport du sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne au préfet, 30 septembre 1834. 15. AN F1 CIII Orne 9, rapport du sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne, 24 avril 1853. 16. Une bonne étude sur la logique, la construction et l’instrumentalisation du tempérament régional au XIXe siècle : Pierre-Yves Saunier, L’Esprit lyonnais. XIXe-XXe siècle, Paris, CNRS Éditions, 1995. 17. AN F7 9686, rapport du sous-préfet d’Aubers au préfet de l’Orne, 30 décembre 1817. On aura remarqué l’accent mis sur ce qui lie l’inquiétude et l’opinion politique. 18. Ibid. 19. Ibid. 20. Sur cette notion, au XIXe siècle, cf. Alain Pessin, Le Mythe du peuple et la société française du XIXe siècle, Paris, PUF, 1992. 21. ADO M 268. Rapport du sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne au préfet, 18 avril 1835. 22. Sur la logique de cette concurrence : Alain Corbin, Le Temps, le désir et l’horreur, Paris, Aubier, 1991, « Histoire et anthropologie sensorielle », p. 227-244. 23. ADO M 43. Rapport du préfet de l’Orne sur la situation de son département, 1835. 24. Telle qu’elle a été établie, notamment, par Jean Vidalenc. 25. AN F9 312, rapport du préfet La Magdelaine au ministre de l’Intérieur, 19 juin 1811.

NOTES

355

26. Sur la participation de l’électorat populaire dans la Sarthe durant les Cent-Jours, cf. Jacques Hantraye, Les Vautours de Bonaparte. L’état des esprits et la vie politique de la vallée du Loir (Sarthe) au début de la seconde Restauration (1815-1817), mémoire de maîtrise, université de Paris-I, 1992. 27. AN F1 CIII Orne 14, rapport du préfet, 7 mai 1814 sur les émeutes à Argentan et à Laigle et sur le Te Deum à Alençon, le 9 mai, à l’occasion du changement de régime. 28. AN F7 9686, rapport du préfet au ministre de la Police générale, 27 juin 1815. 29. Ibid. 30. Ibid. 31. AN F7 9686, rapport du préfet de l’Orne au ministre, 9 novembre 1815. Ces menées se poursuivent en février 1816 (rapport du 28 février). 32. Cf. supra, p. 231-235. 33. ADO E dépôt 89/69. 34. AN F7 4111, tableaux fournis par le vicomte de Riccé en octobre, novembre et décembre 1818. 35. AN F9 230, rapport du préfet de l’Orne, 15 juillet 1819. 36. Ibid. 37. AN F9 230, rapport du préfet de l’Orne, 7 août 1819. 38. Cf. supra, p. 83. 39. AN F1 CIII Orne 9, rapport du préfet de l’Orne, 23 septembre 1819. D’autres rapports, datés des années 1824 et 1825, font, eux aussi, état d’un nombre considérable de déserteurs dans le département de l’Orne (AN F7 4111). 40. Cf. Alain Corbin, « La Fête de souveraineté » et « L’impossible présence du roi », dans Alain Corbin, Noëlle Gérôme, Danielle Tartakovraky, L’Usage politique des fêtes, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 25 et p. 77. Sur les fêtes de la Restauration : Françoise Waquet, Les Fêtes royales sous la Restauration ou l’Ancien Régime retrouvé, Paris, Arts et métiers graphiques, 1981. Sur l’anniversaire du « roi martyr » dans les campagnes, cf. Bernadette Evenas, Les Cérémonies expiatoires de la mort de Louis XVI sous la Restauration, mémoire de maîtrise, université de Paris-I, 1992. 41. Cf. ADO Z 370 ; dossier sur la célébration de chacune de ces fêtes dans l’arrondissement de Mortagne. Sur la mort de Louis XVIII, cf. Pascal Simonetti, « Mourir comme un Bourbon. Louis XVIII, 1824 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1995, p. 91-106, et, plus précisément, sur l’écho du décès : Catherine Beaucourt, La Mort de Louis XVIII, mémoire de maîtrise, université de Paris-I, 1996.

356 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 42. Cf. ADO Z 370, maire d’Origny-le-Roux, 4 novembre 1825. Sur l’usage de la cloche lors des fêtes de souveraineté, cf. Alain Corbin, Les Cloches de la Terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994, p. 248-264. 43. Cf. supra, p. 175-177. 44. Un exemple d’intensité sémantique des pratiques folkloriques au sein et à la lisière de forêts : Peter Sahlins, Forest Rites, The War of Demoiselles in Nineteenth Century France, Harvard, Harvard University Press, 1994. 45. Dans les campagnes ornaises, il n’est pas besoin de préciser qu’il s’agit du conseil municipal. 46. ADO E dépôt 88, registre des délibérations municipales d’Origny-le-Butin, « assemblée du 5 octobre 1824 ». 47. On songe évidemment, à propos de ce personnage, aux romans alençonnais de Balzac, La Vieille Fille et Le Cabinet des antiques. 48. AN F1 bII Orne 20, Origny-le-Butin. Lettre du préfet de l’Orne, le vicomte de Riccé, au ministre, 16 janvier 1816. 49. AN F1 bII Orne 20, requête de M. de Bloteau, 1er mars 1816. 50. AN F1 bII Orne 20, rapport du préfet. 51. AN F1 bII Orne 20, pétition en faveur de M. de Bloteau, 17 février 1816, et lettre des membres de la députation de l’Orne, 28 décembre 1815. 52. M. de Bloteau, requête citée. 53. ADO M 1295, procès-verbal du lieutenant de gendarmerie, 15 septembre 1819, ainsi que les citations qui suivent. 54. Il s’agit, bien entendu, de celui au sein duquel le duc Decazes occupe une position prééminente. 55. Cf. supra, p. 105. 56. ADO E dépôt 88, registre des délibérations du conseil municipal d’Origny-le-Butin, séance du 25 décembre 1826. Les précisions qui suivent sont extraites du même registre. 57. ADO E dépôt 88, registre des délibérations municipales, 10 fructidor an XII. 58. En effet « Vaunoise avait été supprimée et réunie à Origny-leButin, mais les circonstances particulières ont depuis fait réunir Origny-le-Butin à Vaunoise ». État des biens et rentes rendus aux fabriques. 25 ventôse an XIII, ADO Z 525. 59. ADO E dépôt 88, 14 thermidor an XIII. 60. AN F19 758, « État des édifices du culte dans les succursales supprimées par réunion, en exécution du 30 septembre 1807 », diocèse de Séez.

NOTES

357

61. ADO E dépôt 88/85. Inventaire du mobilier du trésor de l’église, 1810. 62. Sur ces offres successives : ADO E dépôt 88/2. 63. AN F19 758. Pétition des habitants d’Origny-le-Butin, 5 octobre 1819. 64. Ibid., et ADO E dépôt 88, registre des délibérations du conseil municipal, 7 novembre 1819. 65. Ces péripéties sont relatées dans le dossier ADO 11 V 96. Fabrique d’Origny-le-Butin, an XIII-1834. 66. AN F3 II 21, Origny-le-Butin, préfet de l’Orne, 31 octobre 1823. 67. ADO 11 V 96. 68. ADO O 655. Description du presbytère acquis le 6 février 1824. 69. ADO 11 V 96. 70. Ibid. 71. Ibid. 72. ADO E dépôt 88, registre des délibérations du conseil municipal, séance du 13 mai 1831. 73. ADO M 43, lettre du sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne au préfet de l’Orne, 9 août 1830. Sur le ralliement de la province au nouveau régime, cf. Pamela Pilbeam, « Popular Violence in Provincial France after the 1830 Revolution », English Historical Review, no 359, vol. 91, 1976, p. 278-297, et “The Three Glorious Days”, the Revolution of 1830 in provincial France », Historical Journal, 1983, vol. 26, no 4, et Roger Price, « Popular Disturbances in the French Provinces after the July Revolution of 1830 », European Studies Review, 1971, vol. 1, no 4, p. 323-350. 74. AN F9 616, rapport du préfet, état de situation de la garde nationale dans l’Orne, octobre 1830. Sur la garde nationale, cf. Louis Girard, La Garde nationale (1814-1870), Paris, Plon, 1964. 75. ADO M 43, lettre du sous-préfet citée, 9 août 1830. 76. Mais à Bellavilliers, commune de la lisière septentrionale de la forêt de Bellême, la garde compte cent six inscrits et trois de ses membres sont déjà pourvus d’un uniforme. 77. Cf. AN F9 616, lettre du préfet de l’Orne, 7 novembre 1830. 78. ADO Z 370, récit de la fête du roi à la Mesnière par le maire, 2 mai 1831. 79. AN F9 616, lettre citée du préfet, 7 novembre 1830. 80. AN F9 616, lettre du préfet, 10 novembre 1830. 81. Cf. Louis Girard, op. cit., passim, et Bernard Ménager, Les Napoléon du peuple, Paris, Aubier, 1988. 82. AN F9 616, tableau de l’organisation et des effectifs de la garde nationale daté du 1er avril 1831.

358 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 83. AN F9 616. 84. Cf. ADO E dépôt 88/41, feuille d’émargement des élections à la garde nationale. 85. ADO E dépôt 88/42. 86. Les effectifs sont sensiblement identiques lors des élections de 1837, de 1840 et de 1846. Pour toutes les précisions qui précèdent : ADO E dépôt 88 (archives municipales), Origny-le-Butin, 40 (garde nationale, recensement), 41 et 42 (bordereaux d’élection de la garde). 87. Alain Corbin et Nathalie Veiga, « Le monarque sous la pluie, les voyages de Louis-Philippe 1er en province (1831-1833), op. cit., passim. Notons toutefois que le roi ne passe pas à proximité d’Orignyle-Butin lors de son voyage en Normandie. 88. AN F9 616, rapport du préfet sur les revues de la garde nationale, 21 juin 1831. 89. Alain Corbin, « Les aristocrates… », Les Maires du Consulat…, op. cit. 90. AN F9 616, relevé numérique des gardes nationales cantonales, 14 décembre 1831. 91. ADO M 43, rapport du préfet de l’Orne, 1835. 92. ADO M 268, rapport du préfet de l’Orne, 18 avril 1834. 93. ADO M 268, note sur le rapport du sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne, 4e trimestre 1834. 94. L’étude la plus précise sur ces fêtes dans un cadre régional est celle de Rémy Dalisson, « De la Saint-Louis au cent cinquantenaire de la Révolution. Fêtes et cérémonies publiques en Seine-et-Marne de 1815 à 1939 », thèse, université de Paris-I, 1997. 95. ADO Z 370, lettre du maire d’Origny-le-Roux, 28 juillet 1833. 96. ADO Z 370, lettre du maire de Bellavilliers, 24 juillet 1834. 97. ADO Z 370, lettre du maire de Damemarie, 1er mai 1831. 98. Sur l’importance de ces élections municipales, cf. André-Jean Tudesq, « Institutions locales et histoire sociale : la loi municipale de 1831 et ses premières applications », Annales de la faculté des lettres et sciences humaines de Nice, 3e-4e trimestres, 1969. Philippe Vigier, « Élections municipales et prise de conscience politique sous la monarchie de Juillet », La France au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1973. Rachel Gauducheau, Le Déroulement des élections municipales sous la monarchie de Juillet en fonction de la loi du 21 mars 1831, mémoire de maîtrise, université de Paris-I, 1992, et surtout Christine Guionnet, « Élections et modernisation politique », thèse, École des hautes études en sciences sociales, 1995, et L’Apprentissage

NOTES

359

de la politique moderne. Les élections municipales sous la monarchie de Juillet, Paris, L’Harmattan, 1997. 99. Cf. le tableau récapitulatif figurant dans l’Annuaire du département de l’Orne, 1841, « renseignements statistiques sur les élections municipales faites en 1834, 1837 et 1840 ». 100. Pour les précisions qui suivent : ADO E dépôt 88/53. Procèsverbaux des élections municipales et 88/54 : liste des votants. 101. Comme le font remarquer Yves Deloye et Olivier Ihl, « Le XIXe siècle au miroir de la sociologie historique », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 13, 1996, p. 54-55, les historiens ont trop vite assimilé l’apprentissage des pratiques électorales à l’entrée dans l’univers conceptuel qui est celui des débats idéologiques, fondement de la représentation démocratique. Sur la bibliographie concernant le fait que les individus participent aux activités politiques selon leur statut socio-économique et leur niveau d’instruction, voir Christine Guionnet, L’Apprentissage de la politique moderne…, op. cit., p. 235. 102. ADO M 44, lettre d’un informateur au commissaire du gouvernement, 4 avril 1848. 103. ADO E dépôt 88/53 et 54 ; pour toutes les précisions qui suivent. 104. La liste a été vérifiée et remaniée afin de tenir compte du départ de certains électeurs hors de la commune. 105. ADO M 44, lettre du sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne au préfet, 20 septembre 1848. 106. ADO M 44, lettre du sous-préfet de l’arrondissement de Mortagne, 11 novembre 1848. 107. Sans compter neuf militaires originaires de la commune. 108. Cf. la synthèse de Ted Margadant, French Peasants in Revolt. The Insurrection of 1851, Princeton, Princeton University Press, 1979. 109. ADO Z 385. 110. ADO E dépôt 88/53. 111. Cf. listes d’émargement conservées ADO E dépôt 88. 112. ADO E dépôt 88. Cf. folio 43 de l’atlas cadastral de la commune, et ADO 3 Q 1817, registre des mutations par décès, LouisFrançois Pinagot. 113. ADO E dépôt 88 ; registre des « maisons construites ou reconstruites », folio 107. 114. Sur l’élection de Louis-François Pinagot, le fils : ADO E dépôt 88/53. 115. Le récit de ce qui suit est élaboré à l’aide du registre des délibérations du conseil municipal d’Origny-le-Butin, ADO E dépôt 88. Il en va de même des citations.

360 LE MONDE RETROUVÉ DE LOUIS-FRANÇOIS PINAGOT 116. Pour ce qui concerne ce débat sur la maison d’école, voir le dossier dans ADO Z 425. Origny-le-Butin, 1873-1896. 117. ADO O 655.

TABLE Prélude .................................................................... 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10.

L’espace d’une vie............................................. « L’infini d’en bas » .......................................... Affinités électives et parentèles ......................... Le langage de l’analphabète ............................. Le sabotier, la fileuse et les gantières................ Les plaisirs de l’arrangement ............................ Le passé décomposé ......................................... Les invasions .................................................... « L’audace des pauvres » ................................... Le paroissien, le garde et l’électeur...................

7 23 51 73 95 121 155 199 225 249 271

Notes ....................................................................... 319

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N° d’édition : L.01EHQN000893.N001 Dépôt légal : mars 2016