Le laboratoire de la Dialectique de la raison: Discussions, notes et fragments inédits 2760633632, 9782760633636

La Dialektik der Aufklärung (Dialectique de la raison), ébauchée par Theodor W Adorno et Max Horkheimer, les deux fondat

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Le laboratoire de la Dialectique de la raison: Discussions, notes et fragments inédits
 2760633632, 9782760633636

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La Dialektik der Aufklärung (Dialectique de la raison) ébauchée pendant leur exil américain par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, les deux fondateurs de l’École de Francfort, a été publiée sous forme fragmentaire en

horkheimer • adorno

Pensée allemande et européenne

1944, puis rééditée avec des variantes importantes en 1947. Depuis sa redécouverte dans les années 1960, elle est devenue un texte aussi mythique que controversé. Le présent ouvrage rassemble des notes, des fragments textes permettent non seulement d’observer la naissance des thèmes centraux de la Dialectique de la raison, mais aussi de prendre la mesure du chemin parcouru par les auteurs et de leurs doutes concernant la possibilité d’une nouvelle critique de la raison. Ils offrent un aperçu unique sur le mode de gestation d’un texte philosophique majeur en même temps qu’un témoignage de la façon dont les deux auteurs affrontent la pression du contexte historique. Textes traduits par Julia Christ et Katia Genel.

Le laboratoire de la Dialectique de la raison

et les protocoles des discussions entre les deux auteurs. Ces

Max Horkheimer

et

Theodor W. Adorno

Le laboratoire de la Dialectique de la raison Discussions, notes et fragments inédits

isbn 978-2-7606-3363-6

34,95 $ Disponible en version numérique

www.pum.umontreal.ca

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Les Presses de l’Université de Montréal PUM

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Le laboratoire de la Dialectique de la raison

Pensée allemande et européenne collection fondée par Guy Rocher dirigée par Philippe Despoix et Augustin Simard

Universels quant à leurs préoccupations critiques, les ouvrages publiés dans cette collection pluridisciplinaire sont indissociables de l’univers intellectuel germanique et centre-européen, soit parce qu’ils proviennent de traditions de pensée qui y sont spécifiques, soit parce qu’ils y ont connu une postérité importante. En plus des traductions d’auteurs aujourd’hui classiques (tels Simmel, Weber ou Kracauer), la collection accueille des monographies ou des ouvrages collectifs qui éclairent sous un angle novateur des ­thèmes propres à cette constellation intellectuelle.

Max Horkheimer Theodor W. Adorno

Le laboratoire de la Dialectique de la raison Discussions, notes et fragments inédits Traduits par Julia Christ et Katia Genel

Publié avec le concours du Goethe-Institut et du Centre National du Livre

Les Presses de l’Université de Montréal

Éditions de la Maison des sciences de l’homme

La collection Pensée allemande et européenne est parrainée par le Centre canadien d’études allemandes et européennes (CCEAE, Université de Montréal), publie des ouvrages évalués par les pairs et reçoit l’appui du Deutscher Akademischer Austausch Dienst (DAAD). http://www.cceae.umontreal.ca/La-collection-du-CCEAE Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Horkheimer, Max, 1895-1973 [Philosophische Fragmente. Français] Le laboratoire de la Dialectique de la raison : discussions, notes et fragments inédits (Pensée allemande et européenne) Traduction de : Dialektik der Aufklärung. Comprend des références bibliographiques. iSBN 978-2-7606-3363-6 1. Philosophie allemande - 20e siècle. 2. Siècle des lumières. I. Adorno, Theodor W., 1903-1969. II. Titre. III. Titre : Philosophische Fragmente. Français. IV. Collection : Pensée allemande et européenne. B3279.H8473P514 2014

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C2014-940101-9

Dépôt légal : 1er trimestre 2014 Bibliothèque et Archives nationales du Québec © Les Presses de l’Université de Montréal, 2014 iSBN 978-2-7606-3363-6 © Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013 iSBN 978-2-7351-1634-8 © S. Fischer Verlag, Francfort/Main, 1985 iSBN (pdf) 978-2-7606-3366-7 iSBN (epub) 978-2-7606-3367-4 Photo de couverture : Someone looks down Palisades Beach Road at the beautiful homes as cars pass Dick Whittington Studio © University of Southern California, USC Libraries Special Collections Mise en page : Elisabeth Petereit et Anita Westrup Groupe de recherche sur la culture de Weimar Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour leurs activités d’édition. Elles remercient aussi de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). imprimé au canada

Avant-propos La Dialectique de la raison (Dialektik der Aufklärung), de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, a été publiée sous une forme fragmentaire en 1944. Elle était alors intitulée Fragments philosophiques et n’a circulé que de façon confidentielle dans l’entourage de l’Institut de Recherche sociale, comme brochure en hommage à Friedrich Pollock. Lorsque l’ouvrage paraît en 1947 sous le titre la Dialectique de la raison dans une version remaniée et corrigée, c’est encore sous une forme fragmentaire – Fragments philosophiques demeure son sous-titre. Pourtant, cette œuvre magistrale n’est pas l’élaboration soudaine de thèses provocantes sur la raison vectrice de domination en vertu de son incessante auto-destruction mais le fruit d’une lente réflexion sur la possibilité d’une critique de la raison. Un grand nombre de matériaux, de discussions sur les thèmes abordés, de fragments laissés de côté car inaboutis ou non présentables en constituent les travaux préparatoires ; ils représentent un véritable « laboratoire de la Dialectique de la raison » que nous présentons ici au public français sous un titre qui en souligne le caractère expérimental. Il s’agit d’une traduction à quatre mains d’une partie des écrits préparatoires, notes et discussions entre les deux auteurs, tels qu’on les trouve rassemblés dans le volume 12 des Gesammelte Schriften de Max Horkheimer publié pour la première fois en 1985 par Gunzelin Schmid Noerr1. Ces documents sont susceptibles d’éclairer les circonstances dans lesquelles les auteurs ont écrit et leur vision de l’époque, aussi bien que la lente genèse de cet ouvrage mystérieux et d’apparence hermétique, dont l’interprétation est

1. Max Horkheimer, Nachgelassene Schriften 1931-1949, in  : Gesammelte Schriften, vol. 12, Francfort-sur-le-Main, Fischer 1985.

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controversée dès sa parution et surtout au moment de sa redécouverte dans les années 1960. Les matériaux présentés ici visent non seulement à faciliter l’accès à cet ouvrage majeur du xxe siècle et à en renouveler l’interprétation sur cette base philologique élargie, mais ils permettent plus généralement de comprendre la formation de la Théorie critique, le tournant radical pris avec l’écriture de la Dialectique de la raison2 – sur fond de claires continuités malgré tout – et de revenir enfin sur ce qu’on appelle l’échec ou l’impasse de la Théorie critique. Ce recueil permet de rectifier l’interprétation dominante de la Théorie critique, qui voit le plus souvent dans la Dialectique de la raison une rupture avec le programme critique précédent, avec le destinataire de la critique et finalement l’espoir de transformer la société. Les travaux préliminaires que nous souhaitons mettre à la disposition du public donnent accès au volet optimiste, si l’on ose dire, du projet de « sauvetage de l’Aufklärung », qui n’apparaît pas comme tel dans l’ouvrage ; cet aspect éclaire le projet critique de l’École de Francfort sous un nouveau jour. Nous avons distribué les différents types de textes en deux sections. La première section du présent volume traite des questions de méthode et regroupe essentiellement des protocoles de discussions (sur la dialectique, le langage, la théorie de la connaissance, le marxisme), ainsi que le fragment « Copule et subsomption » qui se trouve discuté lors de ces entretiens. La deuxième section rassemble à la fois des matériaux préparatoires et des matériaux périphériques de la Dialectique de la raison : elle contient les notes qui ont été laissées de côté lors de la publication du dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé « Notes et esquisses »3, et d’autres qui sont partiellement reprises ; des textes portant sur des thèmes 2. Ainsi que la manière dont les recherches propres de Horkheimer le conduisent à l’ouvrage écrit en commun avec Adorno et à l’ouvrage qu’il publie en 1947 en son nom, Éclipse de la raison (cf. Max Horkheimer, Éclipse de la raison, trad. par J. Debouzy, suivi de Raison et conservation de soi, trad. J. Laizé, Paris, Payot 1974.). 3. Th. W. Adorno / M. Horkheimer, Dialectique de la Raison, trad. par E. Kaufholz, Paris, Gallimard 1974, pp. 217-281.

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repris dans l’ouvrage (notamment sur l’antisémitisme et sa « psychologie »), ainsi que des textes et discussions revenant sur la thèse développée dans l’ouvrage et sur la possibilité de « sauver » l’Aufklärung, sur la confiance dans l’histoire et sur la raison en tant qu’elle est « en conflit avec elle-même ». Les textes présentés dans ces deux sections sont donc de trois types : des « protocoles » de discussions entre Horkheimer et Adorno sur différents thèmes liés au projet d’une Dialectique de la raison, des notes et esquisses demeurées le plus souvent non publiées, et des textes de Horkheimer portant sur les thèmes de l’ouvrage et constituant le matériau des discussions autant que du livre lui-même. Concernant d’abord les discussions transcrites, elles ont eu lieu entre Horkheimer et Adorno entre 1939 et 1946. Un certain nombre d’entre elles ont eu lieu entre 1939 et 1941, c’est-à-dire avant l’achèvement de la Dialectique de la raison qui paraît pour la première fois en 1944. La plupart des protocoles ont été rédigés par Gretel Adorno, qui a assisté aux discussions et les a prises en notes sur le vif. Les discussions portent sur les questions de méthode que pose l’élaboration d’une dialectique matérialiste confrontée à l’autodestruction de la rationalité : la lecture de Marx, le rapport de la dialectique au positivisme, les sciences sociales, la phénoménologie, la psychanalyse. Elles constituent les jalons du projet d’une « logique dialectique » formulé dès les années 1930 et concrétisé par Horkheimer et Adorno dans l’ouvrage écrit en commun. Elles sont précieuses en ce qu’elles font prendre la mesure du chemin parcouru entre la formulation du projet et son résultat final. Mais elles offrent également – involontairement, puisqu’elles n’ont pas été destinées à être publiées – une sorte de tableau analytique des problèmes méthodologiques auxquels la Dialectique de la raison se veut la réponse. Ces discussions sont particulièrement riches parce qu’elles font état des hésitations dans les chemins théoriques empruntés et parfois abandonnés et surtout des justifications de la méthode de la Théorie critique et de sa forme finale, éléments qu’on ne trouve pas clairement formulés dans les textes méthodologiques publiés. Adorno et Horkheimer, dans l’intimité du débat entre deux chercheurs liés d’amitié qui n’ont pas honte de s’exposer l’un

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à l’autre et de se montrer vulnérables, hésitants ou incertains sur le plan théorique – et de temps à autre également habités par une idée fixe –, avancent ici leurs réflexions critiques sur la société dans laquelle ils vivent. L’objectif de ces discussions semble avoir été de trouver une position philosophique possible dans une situation où la théorie de la société doit faire face à ce qui est compris par les deux auteurs comme une défaillance structurelle du sujet révolutionnaire, voire même du sujet tout court. Dans une telle situation qui semble acter la mort de la critique, comprise comme ce qui va au-delà de l’existant, ils redéfinissent ensemble la méthode de recherche appropriée pour saisir d’un côté le plus fidèlement possible la complexion actuelle de la société capitaliste et de l’autre, ouvrir dans la réalité effective une perspective non idéaliste sur un possible qui va précisément au-delà de l’existant et sur lequel la critique pourrait s’appuyer. Nous avons repris en second lieu des notes et esquisses. Une partie de ces notes et esquisses rédigées entre 1939 et 1942 (dans le présent volume : les « Notes et esquisses à propos de la Dialectique de la raison, 1939-1942 ») constituent, autant par leur forme que par les thèmes qui y sont élaborés, la trame du dernier cha­ pitre de la Dialectique de la raison. Ces ébauches sont toutes de la main de Horkheimer ; elles sont souvent le fruit d’un va et vient avec Adorno et de corrections manuscrites de Pollock (suivant les indications de l’éditeur allemand, nous précisons à chaque fois les divergences avec le manuscrit des archives Horkheimer). Certaines de ces ébauches n’ont pas été retenues pour la publication parce qu’elles étaient « trop provisoires » selon Horkheimer, d’autres sont reprises sous une forme ou sous une autre dans l’ouvrage publié. Une autre partie des notes que nous publions dans ce volume préparait vraisemblablement un travail destiné à prolonger la Dialectique de la raison et qui n’a pas été mené à bien sous cette forme. Ce sont les notes dites « new-yorkaises », datant de 1945. On trouve également une troisième série de notes que l’éditeur allemand a rassemblées sous le titre « Notes dispersées, 1940-1949 ». Elles exposent les sujets de préoccupation théoriques et philosophiques dont sont tissés la Dialectique de la raison mais aussi Éclipse de la raison [1947] ; certaines reviennent sur leurs acquis pour proposer

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de nouvelles réflexions. Ces textes font également apparaître une évolution au niveau de la forme d’exposition de ce qu’on peut à juste titre appeler des « formes brèves » – formes dont Adorno et Horkheimer espéraient qu’elles présentent la bonne réponse à l’impossibilité objective du système philosophique à une époque où « le monde lui-même est devenu système 4». En ce sens, ces notes et esquisses constituent un lieu privilégié à partir duquel on peut reconstruire les transformations du concept de dialectique opérées par Horkheimer et Adorno. En troisième lieu, ce volume rassemble des articles de Max Horkheimer qui, soit, ont été le point de départ d’une discussion entre Horkheimer et Adorno – comme c’est le cas pour le texte « Copule et subsomption » –, soit abordent directement les problèmes dont traite la Dialectique de la raison : la psychologie de l’antisémitisme (le texte de Horkheimer sur la question de l’antisémitisme forme, avec la discussion de ce texte avec Adorno, la matrice du chapitre « Éléments de l’antisémitisme » qui paraît dans l’ouvrage publié5), « La confiance dans l’histoire », « La raison en conflit avec elle-même ». Ces deux derniers textes sont postérieurs à la parution de la Dialectique de la raison, Horkheimer y revient sur l’ouvrage écrit en commun : dans « La confiance dans l’histoire », il développe encore une fois l’impossibilité objective d’une philosophie de l’histoire positive et dans « La raison en conflit avec elle-même », il pose le problème de la possibilité de la critique, ce qui contribue à ouvrir une perspective sur ce qui peut et doit venir après la critique de l’Aufklärung, à savoir un geste qui tente de la sauver, malgré tout – comme le développe le protocole de discussion sur le sauvetage de l’Aufklärung. Évoquons pour conclure une difficulté rencontrée lors de notre traduction. Nous présentons ici des textes préparatoires à un ouvrage

4. Th. W. Adorno, Dialectique négative, trad. par le groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot 2003, p. 32.   5. Cf. Th. W. Adorno / M. Horkheimer, Dialectique de la Raison, op. cit., pp. 177-216. 

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dont une traduction en langue française existe déjà (Dialectique de la Raison, traduit par Eliane Kaufholz). Dans la plupart des cas, nous n’avons pas repris la traduction d’Eliane Kaufholz. Il nous a semblé que cette traduction avait privilégié en 1974 une approche plutôt littéraire du texte, qui garde ainsi en français la force rhétorique éblouissante qu’il a en allemand, mais au prix de perdre en quelques endroits sa rigueur conceptuelle. Cette traduction a permis de rendre l’ouvrage accessible au grand public et a contribué à la réception dans la philosophie politique et sociale de l’œuvre d’Adorno et de Horkheimer. Notre but avec la publication des travaux préparatoires à cette œuvre majeure de la philosophie du xxe siècle est à présent de privilégier la précision conceptuelle, ces textes étant fort utiles pour les chercheurs en philosophie, en histoire des idées ou en sciences sociales, même si ce primat se paie en partie par une certaine âpreté de l’expression. Nous n’avons conservé de la traduction originaire que son titre, et encore écrivons-nous « raison » avec une minuscule, afin de ne pas hypostasier un objet dont la critique est certes centrale dans la « Dialectique de l’Aufklärung », mais à laquelle l’ouvrage ne saurait être réduit. Dans le livre d’Adorno et de Horkheimer, l’Aufklärung est bien moins que la faculté de l’esprit nommée « raison » (Vernunft) : il s’agit plutôt d’une manière de procéder de la pensée qui est déjà présente dans la pensée mythique et se poursuit jusqu’à nos jours sous la forme d’une rationalité limitée au calcul. Aussi n’est-il pas étonnant de constater qu’il revient, selon les auteurs, à la raison de sauver la raison de ce qui en elle, s’oppose à elle-même. Toute­fois il est vrai que l’« Aufklärung » de Horkheimer et d’Adorno n’est pas seulement le mouvement historique de l’Aufklärung allemande (notamment le projet systématique de Kant), ni les seules Lumières françaises (le projet encyclopédique), même s’il arrive que les textes réunis ici partent de ces analyses historiques. Ce qu’ils désignent par le terme « Aufklärung » fait éclater le cadre habituel de l’histoire de la philosophie et ne peut être assigné à un moment historique précis : il s’agit d’une pratique millénaire, d’une possibilité de la raison qui, en d’autres circonstances historiques et matérielles, pourrait réaliser d’autres possibilités contenues en elle. Le concept d’Aufklärung, bien qu’il résonne de manière familière, nous semble

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donc être un concept nouveau, forgé par les auteurs pour le besoin de leur propos. Ainsi la « traduction » correcte du titre de l’ouvrage de Horkheimer et d’Adorno ne pouvait être selon nous que « Dialectique de l’Aufklärung ». Si nous avons malgré tout conservé la référence au titre français « Dialectique de la raison », c’est en quelque sorte par convention, mais aussi et surtout pour que les lecteurs puissent se repérer. La difficulté des textes présentés ici tient essentiellement au ca­­rac­ tère allusif de certains, lié à leur caractère provisoire : concernant les protocoles de discussion, certains passages sont rapides et ne font qu’évoquer certaines idées sans les développer. Ils conjuguent un langage parlé et une discussion technique, ce qui suscite un effet déroutant. Même s’il s’agit de protocoles, ces textes sont bien conscients de la conceptualité qu’ils mettent en place. De même, concernant les notes et esquisses non publiées et conservant un caractère provisoire, certains passages y sont obscurs ou frappants. Nous nous sommes efforcés dans la mesure du possible d’éclairer les allusions et les références par des notes. Souhaitant limiter autant que possible toute intervention qui relèverait d’une interprétation philosophique de ces textes, les notes des traductrices sont donc des éclaircissements historiques ou philologiques permettant l’intelligibilité du texte dans sa matérialité propre. Nous les avons voulues aussi descriptives et concises que possible. Tous les textes rassemblés dans cet ouvrage sont également précédés de remarques éditoriales liminaires qui sont l’œuvre de l’éditeur allemand et fournissent des renseignements précieux sur la genèse des textes. Les chiffres entre crochets dans le texte principal renvoient à la pagination du tome 12 des Œuvres de Horkheimer ou au manuscrit ou tapuscrit original, dans les cas où on a retraduit à partir de l’anglais. Tous les textes entre crochets, qu’il s’agisse des notices éditoriales, de mots ou de signes dans le texte principal ou des notes de bas de page, reprennent les éléments de l’édition allemande établie par Gunzelin Schmid Noerr. Les notes de bas de page qui ne sont pas entre crochets se trouvent dans les manuscrits et tapuscrits originaux. On a ajouté le cas échéant la référence à l’édition française. Les notes explicatives des traductrices

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sont appelées par des lettres et se trouvent à la fin de chaque texte. Cette traduction n’aurait pas été possible sans le concours du directeur de la collection Philia, Gérard Raulet, qui a mis en place le projet d’édition et soigneusement relu l’ensemble du manuscrit. Nous tenons également à remercier les Archives Horkheimer à Francfort-sur-le-Main et notamment M. Stephen Roeper dont la disponibilité et la sollicitude nous a permis d’accéder à tout instant aux manuscrits originaux des textes rassemblés dans ce volume. Julia Christ Katia Genel

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Première partie  Rationalité et méthode L’élaboration de la dialectique matérialiste

Theodor W. Adorno et Max Horkheimer [Discussion sur la différence entre le positivisme et la dialectique matérialiste] (1939) [Les tapuscrits portent les titres suivants : 1. « Entretien avec Max : Teddie », « 2e jusqu’au 7e entretien », VIII jusqu’à X. Certains paragraphes portent des dates. Les tapuscrits se trouvent aux Archives Adorno. Les protocoles qui suivent ont été rédigés par Gretel Adorno ; ce fait a pu être établi grâce à des ajouts manuscrits de la main de Gretel Adorno. Dans le tapuscrit, les interlocuteurs sont désignés par les abrévia­tions « M » (pour Max) et « T » (pour Teddie). Dans la présente édition, nous avons remplacé ces abréviations par les patronymes des interlocuteurs. Bien que les discussions ne déploient pas explicitement le projet d’une œuvre commune de Horkheimer et Adorno, ils entre­ tiennent un lien objectif étroit avec ce projet. C’est de ces réflexions que la Dialectique de la raison, achevée pour l’essentiel en 1944, est née. Les « Notes et esquisses » qui figurent dans cette œuvre ont été en partie rédigées par Horkheimer dès 1939. Les thématiques centrales traitées dans la première partie [A] des entretiens qui suivent, à savoir le concept d’individu, la critique du positivisme et le concept de mythe, renvoient clairement aux motifs fondamentaux de la Dialectique de la raison. Adorno et Horkheimer projetaient d’écrire, à la suite de la Dialectique de la raison, une œuvre sur la dialectique matérialiste ou la logique dialectique ; ce sujet est discuté non seulement dans la deuxième partie [B] des entretiens qui suivent, mais également dans les « Discussions sur le langage et la connaissance, sur la domination de la nature dans l’homme et sur les aspects politiques du marxisme » qui ont eu lieu en automne 1939.]

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[437] [A. Origine et fin de l’individu] [1. Sur le changement de fonction des concepts « bourgeois » dans la théorie critique (I) : l’homme, la propriété, l’individu] (3 janvier 1939) Se pose la question de la détermination de l’homme dans la société sans classes. Le problème apparaît sous deux formes : 1) Y a-t-il spontanéité de l’esprit sans complexe d’Œdipe ? 2) Quelle figure l’individu revêt-il dans la société sans classes ? Autrement dit : est-il cette concrétude effectuée qui, dans la société bourgeoise, n’apparaît qu’en tant qu’idéologie, ou est-il cet universel effectué au sens du vide et de l’arbitraire dénoncés par Hegel ? La supériorité de Hegel par rapport à Schopenhauer et Kierkegaard consiste en sa conception de l’homme, qui saisit ce dernier comme simple fonction dans l’histoire ou encore dans la reproduction de la vie sociale ; c’est là une représentation incomparablement plus fidèle à la réalité que les conceptions apparemment concrètes de l’individu telles qu’on les trouve chez les penseurs psychologiques ou existentiels. En revanche, leur conception ne présente nullement un telos utopique, mais se comporte à l’égard de l’image que Hegel dresse de la société capitaliste et qu’il hypo­stasie comme idée de la même manière que la production restreinte de marchandises se comporte à l’égard de la société capitaliste développée elle-même. Dans la mesure où la thèse postulant que l’homme est universellement remplaçable et fonctionnel se trouve en relation avec la reproduction réelle du tout social et non en relation avec l’intérêt particulier, Hegel, tout autant que Marx, l’aurait considérée comme progressiste par rapport à celle postulant l’individu singulier privé ou « privatif ». Il incombe à la théorie critique de défaire [auflösen]a l’une et l’autre thèses : celle de l’homme remplaçable qui n’est déterminé qu’en tant qu’appendice de sa fonction tout autant que celle de l’individu singulier privatif. [438] À propos du sauvetage du concept de propriété. Marx fait porter l’accent de sa critique sur le concept de propriété privée ; cela signifie implicitement que la sécurité et le bonheur que la

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propriété procure doivent échoir en partage à tous. La conception collectiviste de la socialisation [Vergesellschaftung], mais dans un sens économique, telle qu’elle pointe à l’horizon en Russie et en Allemagne, se tourne contre cette revendication de bonheur elle-même. Ce n’est pas sans raison qu’on a inventé le concept de « socialisation » [Sozialisierung] de la pauvreté. À propos du statut des catégories économiques. Le marxisme n’est pas l’économie politique « vraie ». En aucun cas il ne faut dévier de l’explication économique, sauf dans l’économie elle-même. Les catégories de l’économie marxienne relèvent de l’« anatomie » de la société, mais en ce sens ironique qu’elles présupposent, au niveau de la théorie de la connaissance, la lutte contre cette société. Elles ne sont pas des catégories descriptives. (Exemple : il serait ridicule d’appréhender comme un état de faitb descriptif la définition de l’exploitation comme différence entre le temps de travail dépensé par l’ouvrier et le temps de travail nécessaire à la production de ses moyens de subsistance). Le sens de l’économie marxienne est plutôt que Marx part de ce qui, dans la théorie bourgeoise, est plus que descriptif (par exemple l’échange juste) ; et il montre que cette même société qui se déploie sur la base de ces principes les contredit, alors que l’effectuation de ces principes aboliraitc la forme même de la société. Marx n’a pas en tête de montrer de manière positiviste en fonction de quelles lois on échange « effectivement », mais il arrache à la société bourgeoise les critères de la légalité qu’elle a elle-même constitués, il montre qu’elle ne peut pas satisfaire à ces critères et il les maintient en même temps comme expression négative d’une constitution sociale juste. Il nous faut procéder de la même manière avec des catégories bourgeoises fondamentales comme celle d’individu. Concernant la question 2, notre thèse, en attendant, est que l’individu n’est pas réalisé effectivement dans la société bourgeoise mais qu’il est une idéologie, en ceci que la société bourgeoise, à tous ses niveaux, a fait ce qui maintenant se dévoile sous les traits du fascisme : elle n’a employé l’individu que de manière parfaitement abstraite. L’individu, pour cette raison même, n’est pas une catégorie fondamentale de la société bourgeoise, parce qu’il peut être appréhendé d’emblée comme une simple fonction de cette société.

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[439] 2. [Sur le changement de fonction des concepts « bourgeois » dans la théorie critique (II) : l’individu chez Hegel, Marx et Freud] (6 janvier 1939) L’idéalisme vit de l’idée selon laquelle l’individu soustrait au processus de production1 est le vrai, le meilleur. Voilà qui trouve encore un écho chez Marx, en ce sens qu’il saisit l’homme comme simple appendice de la machine et considère comme étant l’homme authentique et véritable celui qui se trouve au-delà du processus de production, tandis que nous, nous concevons cet homme-là, c’est-à-dire l’homme dans la sphère de la consommation, comme étant aussi estropié que celui de la sphère de la production. On trouve déjà des tendances qui s’opposent à cette conception au sein de l’idéalisme lui-même, par exemple chez Hölderlin, là où dans la « fantaisie du soir2 », toute la splendeur échoit à la sphère de la production, tandis que la seule chose qui reste au poète, c’est de se dissoudre [auflösen] dans le rêve, c’est-à-dire, à proprement parler, la mort et la folie. La position de Goethe dans Les années de voyage de Wilhelm Meister, où il pousse très loin l’exigence de la spécialisation, est très proche de cela. La conception marxienne de l’homme reste en deçà de sa conception de l’économie dans la mesure où Marx, dans l’économie, ne demande pas la suppression de la division du travail mais sa maîtrise, alors que l’image de l’homme qu’il propose de manière fragmentée et fragmentaire est mesurée à l’aune d’un stade situé avant ou à côté de la division du travail.

1. [Le tapuscrit dit « produit de production ».] 2. [Poème de Hölderlin qui dit, entre autres : « Et moi, où vais-je donc ? Les mortels vivent / De travail et salaire ; alternant peine et paix / Tout pour eux est gaieté ; pourquoi en mon seul cœur / L’aiguillon ne veut-il jamais dormir ? » La traduction du poème de Hölderlin à laquelle nous nous référons se trouve in : Anthologie bilingue de la poésie allemande, trad. et éd. par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard 1993, p. 463.]

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Il faut éliminer tout à fait le concept d’individu, il n’est qu’idéologie ; car, au sens de la quaestio facti, « il » n’« y a » pas d’individu du tout dans la société bourgeoise, non seulement parce que la liberté qu’on prédique à son propos n’a pas été réalisée, mais aussi parce qu’on ne peut comprendre la substantialité de l’individu que si on la considère comme socialement déterminée. (Voilà un point décisif que Hegel a percé à jour.) [440] L’élimination de la question du « il y a », eu égard à l’individu, est l’une des tâches les plus essentielles du travail. La recherche positiviste étudie toujours des phénomènes isolés. Et Hegel n’est pas aussi dialectique que nous lorsque nous disons qu’il n’y a même pas de société. Hegel croit que le mouvement dialectique peut être conservé comme « résultat », sous la forme de la science  ; et le système est le schéma qui ordonne cette science, dans la mesure où le caractère achevé du système confère au mouvement – qui n’est que le tout lui-même – le caractère de quelque chose de particulier et de fixe. Dans la mesure où, chez Hegel, le concept de système est le support de la catégorie de totalité, peut-être est-il même possible de dire que la catégorie de totalité reste en deçà de la dialectique. Cela est profondément lié à l’abolition de toute opposition dans le tout qui, chez Hegel, apparaît comme accomplie ; elle implique l’identité de la pensée et de l’être et, en dernière instance, la primauté de la pensée. La psychologie n’est rien d’autre que le délire consistant à croire qu’on pourrait transformer l’individu, qu’on pourrait transformer la société, en s’en tenant à ce que cet individu – une monade au sein de la société – est devenu. L’individu n’est qu’un décor. Cette identité de l’homme dont la psychanalyse prétend qu’elle est le principe central de l’individu, il n’y en a tout simplement pas, et certainement pas dans la situation actuelle. La psychanalyse est la tentative insuffisante de rendre compte des transformations historiques auxquelles l’individu est assujetti. De fait, dans la position de départ de la psychanalyse, l’individu n’est déjà plus là, c’est-à-dire que le mécanisme de la concurrence, qui est à la base de la formation des monades, dysfonctionne déjà à tel point que la constitution de la monade n’advient déjà plus, que le « comportement rationnel » de l’homme ne prévaut que

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dans des strates infiniment fines de son comportement. L’analyse cherche maintenant à rendre compte aussitôt de cette situation transformée et à sauver cet individu qui n’est déjà plus là. Cela se manifeste d’une part dans le fait qu’elle met en place le principe du Moi qui est censé prendre en compte le principe de réalité comme moment de l’identité, alors que cela fait belle lurette que seul se comporte en conformité avec le principe de réalité celui qui réagit sans identité propre, de façon béhavioriste. D’autre part, malgré sa reconnaissance des « conflits », elle [441] cherche, à travers ses catégories, à calmer la contradiction entre le motif de concurrence et l’exigence de bonheur, en concevant l’inconscient lui-même exclusivement en catégories monadologiques et relevant de la logique de la concurrence. Il n’y a pas à proprement parler de libido chez Freud, bien qu’il en parle en permanence ; et c’est précisément par ce motif que Freud se place dans la continuité de cet énorme mépris pour le genre humain bourgeois qui va de Machiavel et Hobbes jusqu’à Schopenhauer et Nietzsche. (Cf. dans ce contexte la thèse plus tardive de Horkheimer disant que c’est précisément à Hegel que les philosophes individualistes ont toujours reproché de sacrifier l’individu sur l’autel de l’histoire ou d’oublier l’existence au profit de l’idée qui, elle, ne connaît pas ce genre de mépris.) Il faut toutefois noter que le motif bourgeois de mépris du genre humain n’a pas seulement un côté sardonique mais aussi un côté critique. Il n’y a plus ce genre d’hommes qu’on trouve dans les romans du xixe siècle. L’analyse, qu’on prétend tellement destructrice, veut sauver l’individu qui n’existe déjà plus du tout. Les contradictions résultent d’un homme sans identité propre et d’une société qui est également sans identité propre. Les hommes sont des centres de réactions. Objection de Horkheimer : S’il n’y a pas de médiation psychologique entre l’individu et la société, alors, dans une société rationnelle, il ne peut pas en aller vraiment autrement avec les inhibitions et pulsions de l’homme.

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3. [Des aspects positivistes de la psychanalyse (1) : Exclusion du nouveau] (8 janvier 1939) 1) Le motif de la genèse critique de la psychanalyse : elle veut rendre l’homme capable de jouir et de travailler. Cela est faux parce qu’elle veut uniquement rendre l’homme apte à cette forme de société qu’elle croit éternelle. Aujourd’hui la capacité à jouir et la capacité à travailler ne renvoient pas à la même chose. [442] 2) La question de l’élévation d’un principe spécifique (à savoir la découverte du sens des symptômes) au rang d’un principe total est très caractéristique de l’analyse. C’est pourquoi elle n’est pas si différente de la théorie gestaltiste. Et pour de bonnes raisons. Car il arrive bien souvent à la théorie positiviste de se rendre compte que les diagnostics résultant de son travail ne possèdent pas de vérité pris isolément, mais n’en acquièrent que dans un contexte englobant. Mais comme le positivisme, par principe, ne dispose pas de moyen théorique qui lui permettrait l’organisation de ce tout, il fait assez souvent montre d’un penchant pour l’hypostase du principe particulier de la recherche, qui s’impose à lui au sein d’un « champ d’investigation » [Gegenstandsbereich] déterminé, en principe universel, afin de pouvoir mettre la main sur ce contexte qui, par principe, transcende les préceptes positivistes. C’est exac­ tement ce qui se passe dans l’analyse où, réellement, le « champ d’investigation » [Gegenstandsbereich] – l’individu – est précisément celui qui, en tant que totalité, ne peut pas être mis à jour à partir de ses principes propres. 3) Horkheimer insiste sur le fait qu’il faut selon son point de vue mettre l’origine spécifique de la découverte analytique au centre de l’interrogation, parce qu’on peut ainsi pénétrer plus profondément l’enchevêtrement originaire de l’analyse, et de la psychologie dans son ensemble, avec leur fonction historique. À l’origine, il ne s’agit pas là de la question de la capacité à jouir, et même pas des névroses dans un sens plus large, mais d’une question circonscrite portant sur les symptômes hystériques. (Cf. l’interprétation de

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l’aversion fondamentale envers l’hypnose, qui est liée à l’angoisse des médecins d’être accusés d’agissements sexuels déplacés au cours de l’hypnose ; dans cette aversion se manifeste déjà un moment social.) La figure clé dont il faut ici esquisser la physiognomonie est la femme hystérique. Elle est liée à l’Art Nouveau, à Ibsen, à l’ « émancipation » et est, d’un côté, une figure historiquement très déterminée ; mais, de l’autre côté, c’est précisément en tant que telle qu’elle a une longue préhistoire. Elle représente un cas de rébellion authentique, mais son émancipation est fausse, dans la mesure où elle ne revêt pas une forme sociale et demeure dans le domaine de la « formation de symptômes ». Ainsi le bonheur qui lui échoit en partage n’est-il pas authentique mais un simple ersatz de satisfaction. L’analyse a dès lors d’emblée pour fonction de venir à bout de l’hystérique en la réconciliant, de quelque manière que ce soit, avec l’existant [443], cette pénurie vitale [Lebensnot] hypostasiée par Freud. L’analyse sert à l’uniformisation des hommes. Si l’ancêtre de l’hystérique est la sorcière, alors l’analyse n’est pas seulement préfigurée, comme elle le voudrait, par la confession, mais en vérité aussi par l’inquisition. La psychologie a été inventée pour « accrocher » les gens. La découverte de l’individu est dans son origine identique à son enchaînement. Il importera d’identifier l’analyse comme positivisme. L’invention de l’individu est déjà un moyen pour l’opprimer. Le bon côté de l’analyse : ce qui est rebelle, mais d’une mauvaise manière, se voit démonté, mais également d’une mauvaise manière. Qu’est-ce qu’on veut véritablement démonter de l’enfance ? L’image que l’adulte a de son enfance. L’enfance, telle qu’elle apparaît à l’adulte comme ce qui aurait été possible, mais qui n’est pas devenu effectif. Chez l’enfant, la toute-puissance des pensées est particulièrement forte. L’analyse veut faire en sorte que les hommes en perdent l’habitude, puisque ce ne sont pas des pensées effectives mais de simples pensées. Est avancée la proposition d’orienter le travail sur des concepts aujourd’hui proscrits, comme celui de saboteur, au lieu de l’orienter sur la psychanalyse. L’élément progressiste de l’analyse consiste dans ce qu’elle a apporté concernant la conception de l’individu comme décor.

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On pourrait dire que les catégories analytiques servent – de quelque manière distordue que ce soit – à percer à jour que l’individu est lui-même « une histoire de luttes de classes ». Deux aspects sont à retenir : 1) La critique dirigée contre l’analyse est étroitement liée à la critique dirigée contre le positivisme. 2) L’analyse est conçue comme une tentative pour ranger les hommes dans des catégories. Mépris pour tout ce qui est spirituel, de Machiavel et Hobbes jusqu’à Pareto ; voilà à quoi est lié l’élargissement sociologique du concept d’idéologie. Le trait fondamental du positivisme consiste en ceci qu’il tâche, par principe, d’exclure le nouveau. Freud ne cesse de répéter que l’analyse ne serait pas quelque chose de nouveau. Voir le stoïcisme, Aristote : la thèse de l’immuabilité de la nature humaine. Freud dit qu’il faut se faire au cours du monde (Héraclite). Qu’il n’y ait rien de nouveau – voilà ce qui se cache également derrière la thèse analytique sur le sens des symptômes qui est toujours un sens antidaté [444], se référant à ce qui a déjà été. Il est possible d’identifier le caractère positiviste de nombreux motifs analy­tiques. Le Moi analytique est l’unité de la conscience positiviste. La régression est la rétention. On part toujours de quelque chose d’intentionnel, d’un donné immédiat et on infère le sens à partir de là. Toute l’architecture de l’inconscient chez Freud est au fond adéquat à l’architecture positiviste de la connaissance. C’est précisément ici qu’on peut repérer le moment rationaliste de l’analyse que nous avons désigné comme tel ci-dessus et qui a parfois été perçu justement comme tel par ses ennemis bourgeois lesquels, sur ce point, n’avaient pas si tort que cela. Selon une des explications de la genèse de la psychologie, on a voulu apprendre à connaître le client. Cette interprétation est très superficielle. La fonction de la psychologie a été d’emblée politique et sociale, d’autant plus que les clients n’existaient pas à l’époque dont on parle. La psychologie est importante pour le mécanisme de la domination. Au xvie siècle : Gracian, Paracelse, l’empirisme chez Bacon. Question : Ne pourrait-on pas concevoir le travail de telle sorte qu’on examine la question de savoir si les produits finaux de

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la bourgeoisie, les choses ultimes, ne furent pas également les tout premiers ? Les phénomènes dans lesquels se manifeste la bourgeoisie sont des archi-phénomènes.

4. [Des aspects positivistes de la psychanalyse (II) : L’unité du sens de toutes les expériences vécues] (11 janvier 1939) Freud, même dans ses explications sociologiques, revient toujours à l’hystérie. La religion et la culture accomplissent ce qu’accomplit pour l’hystérique le symptôme. Il n’y a pas une différence si considérable entre refoulement et sublimation. Au fond, Freud dis­ pose de quelque chose d’assez semblable à ce dont disposent Pareto et Mannheim, à savoir d’un concept total d’idéologie. La seule vérité qu’il connaît, ce sont les sciences de la nature. Horkheimer pose la question de savoir si cela n’appartient pas même déjà à l’archi-histoire bourgeoise ; si on ne le trouve pas par exemple chez Hobbes, où tout apparaît comme mystification, convention et comme moyen servant à la domination des hommes [445] et où la réalité se voit attribuer seulement un « monde corporel », au sens du concept de nature chez Démocrite. Ensuite on reprend le fil de la question portant sur les traits positivistes de la théorie freudienne. La discussion suivante a pour fil directeur la question de savoir dans quelle mesure le concept d’« unité de sens » de toutes les expériences vécues d’un individu (unité qui, chez Freud, constitue l’individu) est une présupposition positiviste ; et pas n’importe laquelle, mais une présupposition qui coïncide avec le concept d’unité de la conscience hérité de la critique de la connaissance. Ce lien est postulé par Adorno et Horkheimer doute de son existence. Désormais la discussion déborde en permanence le cadre circonscrit par la question initiale concernant l’origine de cette théorie freudienne et tourne autour de la question de savoir si l’on peut à juste titre postuler cette unité et si, au cas où elle s’avère problématique, le concept d’individu ne s’effondre

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pas lui-même. Horkheimer objecte que cette thèse ne vaut que pour Cornelius et pour des positivistes qui d’une certaine manière « font du Kant », mais pas pour les positivistes d’aujourd’hui et pas non plus pour Mach (« on ne peut sauver l’individu »), et, au fond, déjà pas pour Hume. Adorno pense qu’il ne s’agit là d’une contradiction qu’en apparence. Il est certes vrai que Hume conteste la dignité ontologique du Moi, mais toute son analyse concernant la critique de la connaissance, au sein de laquelle une place centrale est accordée aux relations d’intentionnalité qu’entretiennent les expériences vécues entre elles, n’a de sens que dans le cadre de cette identité et sert en même temps à démontrer la genèse de cette identité. Lorsqu’il s’occupe de la raison théorique, Kant ressemble sur ce point à Hume. D’un côté, la démonstration du paralogisme qui déduit la substantialité de l’âme des données de la conscience équivaut à la critique humienne du Moi. De l’autre côté, il maintient l’unité de la conscience constitutive comme unité transcendantale de la synthèse, comme ce « Je pense » qui doit pouvoir accompagner toutes mes représentations. Et évidemment Kant entreprend dans les autres parties du système de sauver le Moi. Surgit ici pour la première fois l’idée selon laquelle il se peut que la pensée bourgeoise soit caractérisée [446] de part en part par sa tendance, d’une part, à dénier le Moi comme spontanéité alors que, d’autre part, elle le maintient comme schéma passif, comme quelque chose qui se rapporte aux objets, à ce qui lui est donné et qui était là avant lui. Il n’incombe pas à la critique de l’individu de nier ce fait ; elle doit au contraire déployer la dialectique de ces deux concepts du Moi. C’est précisément cette détermination du Moi par ce qui a déjà été là (par la rétention) qui fait le lien entre Freud et les positivistes ; et sa thèse selon laquelle « toutes nos expériences vécues ont un sens » ne se définit pas autrement qu’à travers cette relation, dans la mesure où le sens même de cette thèse revient à parler d’une « unité de la conscience ». Horkheimer : Pourquoi alors souligner le moment de l’unité ? Réponse : L’unité dont tout le monde parle est au fond toujours définie par ce qui a été là avant. On recourt à la déduction transcendantale de Kant. Alors qu’on ne cesse pas d’y parler de spontanéité, c’est précisément là qu’il y en

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a le moins. L’ « appréhension dans l’intuition » se réfère uniquement à ce qui est donné et elle est aux yeux de Kant tout à fait passive. Les deux niveaux supérieurs de la synthèse – la reproduction par l’imagination et la reconnaissance par le concept – sont rapportés à ce qui est passé : la syllabe « re » marque ce fait. La performance de la conscience revient à une simple réminiscence et une simple reconnaissance. Au fond, tout revient à dire ici que la pensée ne peut rien par elle-même et ne fait que mettre de l’ordre dans ce qui est déjà là. Toute la conception de l’unité a pour seul sens l’idée selon laquelle c’est toujours et toujours la même chose. C’est comme le bourgeois qui dit d’un pianiste que ce dernier au fond ne fait rien, si ce n’est appuyer dans l’ordre sur les touches. (Cf. le passage du protocole précédent concernant la « toute-puissance » de la pensée). Cette tendance se voit renforcée à l’extrême chez Kant à travers sa doctrine du schématisme, qui, de par son sens, revient à dire que même la performance ordonnatrice du mécanisme catégoriel est en vérité déjà liée par l’intuition elle-même. Même là où l’avenir entre en scène sous forme de protention, [447] il est pensé sur le mode du passé. Les philosophes bourgeois parlent toujours d’horizons ouverts ; en vérité leur horizon est bel est bien délimité. Ce qu’ils appellent l’unité de la personne est au fond simplement l’unité du matériau. Il n’est rien de plus instructif que de voir que chez Kant, la question de la constitution de l’unité de la conscience coïncide avec celle de la constitution de l’objet. Comment cette identité naît-elle ? L’unité consiste précisément en ceci que toute expérience vécue est réduite à sa ressemblance avec quelque chose qui aurait déjà été vécu auparavant. L’expérience vécue n’est véritablement vécue que dans la mesure où nous la reconnaissons. C’est une tendance universelle de tous les penseurs bourgeois – des psychologues empiristes de la réflexion tout aussi bien que des rationa­ listes – que de ramener tout à du déjà connu. Objection : mais chez Descartes, il s’agit là en apparence de quelque chose de spontané, des « innatae » idéales. Réponse : précisément en apparence. « On y trouve tout ce qui va de soi. » Les ideae innatae sont définies chez lui de manière semblable aux impressions des sens chez les empiristes, à savoir par leur simplicité. Cela signifie qu’elles sont si abstraites qu’on trouve en elles aussi peu de production de contenu

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que dans les qualités des sens chez les empiristes. On pourrait dire de manière paradoxale que Descartes partage avec eux l’idéal de ne surtout plus devoir penser quoi que ce soit, de dénoncer comme « confus » tout ce qui, dans la connaissance, est à proprement parler performance et de le ramener au concept complètement vide de contenu. Au fond, l’idéal du rationaliste consiste à réduire tout à des choses sur lesquelles il ne faut plus réfléchir ; c’est exactement la même chose que chez les empiristes, y compris Spinoza. Horkheimer pense que par rapport à ces concepts épistémologiques, un autre concept du Moi est en jeu chez Freud. Pour autant que le principe du Moi s’impose, il y a chez lui une unité, une unité économique : le quantum de libido constant. Ce concept d’unité est également problématique en ce qu’il présuppose l’individu abstrait comme étant quasiment autosuffisant. En réaction à l’exigence de décomposer [auflösen] ce concept d’unité même, Horkheimer développe la thèse évoquée au début de la discussion, selon laquelle cette unité se voit de fait décomposée [aufgelöst] chez les néopositivistes. Horkheimer trace une sorte de parallèle entre les positivistes et Hegel, pour ce qui concerne la décomposition [Auflösung] de tout concept ontique. Il veut les « sauver » ; [448] s’ils savaient ce qu’ils ont détruit, ils seraient terriblement effrayés, et puis l’affaire serait réglée. Ils ont de fait décomposé [aufgelöst] toutes les catégories en faveur des simples règles du jeu de la communication et les traitent comme quelque chose qui n’a pas de pertinence. Ces règles du jeu représentent l’échafaudage de la connaissance. (On ne peut parler de règles du jeu que si, par ailleurs, on est sérieux.) Horkheimer pense que les positivistes logiques pourraient même concéder cela et que la différence entre jeu et sérieux a perdu toute signification à leurs yeux. Le positiviste dit : je regarde le langage ; certaines relations sont constantes. Il faut démontrer et constater ces relations syntaxiques. Vérifier un fait, cela ne signifie rien d’autre que comparer deux phrases sous l’angle de leur accord avec ces règles du jeu. Aucun énoncé qui se rapporte à un « étant », aucun jugement d’existence ne peut honorer ses engagements. Et, face à une procédure de ce genre, aucun mode d’emploi n’est concevable qui permettrait de transformer, par le mouvement, l’impossibilité d’honorer ses

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engagements en possibilité de les honorer. La conception positiviste des concepts ne connaît aucune « médiation ». Les positivistes vivent du fait que les hommes se comprennent sur la base de multiples choses qui n’apparaissent absolument pas dans leur théorie de la connaissance. Le positiviste logique présuppose le langage, y compris tous ses éléments irréductibles à des règles du jeu. Horkheimer pense que, même sur ce point, il est difficile de lesd attaquer puisque, par opposition au positivisme d’ancienne facture, ils se sont libérés de tout psychologisme et rétorqueraient à toute objection de ce genre qu’elle se réfère à la genèse et non à la validité logique. Objection contre cela : c’est précisément ce partage, appartenant également au fonds de commerce de la pensée bourgeoise, qui ne peut pas être accepté. Il contient en son sein l’ensemble du mécanisme de la réification [Verdinglichung] du résultat par rapport à sa production, mécanisme dont même la pensée de Hegel n’est pas entièrement affranchie. En ce point, certes décisif, les positivistes ne vont pas assez loin dans leur entreprise de décomposition [Auflösung] et restent, pour cette raison même, dans la sphère du simple « il y a ». Le partage entre genèse et vérité échoit à la critique. L’histoire est un élément de la vérité elle-même. Certes, elle n’est qu’un élément et non la vérité elle-même. (Horkheimer renvoie ici à la difficulté rencontrée par Sohn-Rethel.) Concernant la méthode : Poursuivre l’idée que les antinomies bourgeoises originaires, couvertes par le raffinement du positivisme moderne, peuvent plus facilement être saisies là où elles se sont fait jour la première fois, [449] comme chez Hume et Kant. Cette idée s’articule avec l’idée précédente selon laquelle la genèse est un moment de la vérité elle-même. Adorno : Il semble qu’on soit face à une double problématique : d’un côté, les positivistes dénient l’existence du Moi, dénient l’identique, et de l’autre côté, par le biais de la reconnaissance, tout débouche sur de l’identique. Il fau­ drait prendre en compte cette duplicité. Peut-être est-ce l’homme véritable qu’ils dénient; mais on trouve malgré tout une unité, à savoir celle de l’identité du passé et de ce qui est à venir. Horkheimer objecte : Freud n’a-t-il pas d’une certaine manière raison, lorsqu’il dit que toutes les expériences vécues ont un sens, c’est-à-dire qu’elles s’intègrent dans le complexe de la conscience ?

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Peut-on réellement contester ce fait ? Réponse : pas de manière isolée. Mais « la vérité est le tout » ; de la même manière qu’il faut défaire [auflösen] le concept d’unité de la conscience, il faut défaire [auflösen] le concept qui en constitue le pôle opposé, à savoir celui de « donné » ou d’« expérience vécue ». Horkheimer : Voilà ce que Hegel a de fait accompli ; chez lui l’immédiat est toujours déjà ce qui est médiatisé. Dans la « Grande Logique », Hegel a également sacrifié le concept de donné. Dans l’édition de Kant par Schopenhauer, on trouve : « Jetez le concept de donné, il provient de l’Ancien Testament.  » On ne peut attaquer la conception de Freud qu’à partir du moment où l’unité devient elle-même autonome. Peut-on isoler une expérience vécue singulière  ? Ne faut-il pas déjà attaquer le concept de motion pulsionnelle lui-même ? C’est précisément à ce moment chez Freud que les gestaltistes s’en prennent, à ce qu’il y a de rationaliste chez Freud et que nous aimions jadis tant. Concernant ce point, il faut d’abord constater que les deux écoles ont raison là où elles s’opposent l’une à l’autre et que la critique gestaltiste de Freud vise en partie juste. Mais il faut ensuite prendre ici dans un sens légèrement différent l’objection selon laquelle il s’agirait là de rationalisme. Il faudrait l’articuler avec l’objection avancée dans une discussion antérieure3, selon laquelle il n’y a, à proprement parler, pas de libido du tout chez Freud. La théorie des pulsions de Freud est partout construite selon le modèle de la psychologie de la connaissance dominante à son époque. Même une érection se présente chez lui, en termes husserliens, sous le titre d’intentionnalité, au même titre que la perception du vert. Au fond il n’y a que la sphère de la connaissance dans l’homme et tout le reste tend à être institué à partir d’elle. Cela vaut particulièrement pour [450] le concept freudien d’inconscient qui, au fond, n’est jamais rien d’autre que le passé. On pourrait formuler cette objection contre le rationalisme également de la manière suivante : au fond, le motif matérialiste est impuissant. Les  expériences  vécues  sont construites comme si toutes nos expériences, y compris nos expériences somatiques et tout

3. [Il s’agit de la discussion du 6 janvier 1939, cf. supra dans ce volume.]

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ce qui a trait à la jouissance, étaient formées selon le modèle de nos performances de connaissance. (Ajout : il faudrait ici rappeler la terminologie freudienne qui parle en permanence des « performances » des différentes instances psychologiques. Il est possible que la source commune du concept bourgeois de connaissance et du rationalisme de la psychologie se trouve dans le concept de travail.) Thèse : il faut comprendre de manière dialectique la question de savoir si l’on peut récuser la psychologie. La psychologie est la forme périssable de la conscience que l’homme a de lui-même dans la phase capitaliste. Qu’en est-il de la névrose de l’homme primitif ? Parler de névroses de ce genre n’est exact qu’en rapport avec la forme de société dominante. Il n’y a névrose que dans la mesure où il y a individu. Objection de Horkheimer : on ne peut quand même pas dire qu’il n’y ait pas d’individu dans la société primitive ou dans la société médiévale ; mais toute l’attaque menée contre l’individu s’adresse au fond seulement à l’individu « émancipé », à la monade. (Ce point crucial de la discussion n’est pas éclairci ici.) Thèse : L’individu est un phénomène nécessaire, mais simple apparence. Le fait qu’il y ait individuation ne relève pas du hasard, mais est nécessairement lié au mouvement de la société dans son ensemble. L’erreur réside en ceci : on élève le phénomène au niveau de l’essence. Pourquoi suppose-t-on d’un côté le principe de l’individu en général, si de l’autre on peut ensuite montrer que de tels individus, qui existent sous le règne de ce principe, il n’y en a pas. Horkheimer pense qu’Adorno ne nie pas l’individu mais l’individu en tant que spontanéité. C’est la spontanéité qui relève de la légende, non l’individu. L’individu comme source de force a été introduit dans la philosophie par Leibniz. L’individu et la volonté sont très liés, cf. Schopenhauer. Kant : l’individu comme individu autonome, législateur dans la raison pratique. Adorno : Il n’y a pas de concept d’« être soi-même » sans signification théologique déterminée. [451] Horkheimer : On ne se réalise qu’en tant qu’angoisse. Adorno : Je crois bien qu’il y a quelque chose comme un « être soi-même ». De l’autre côté, l’individu est la caricature, le mirage de ce qu’on est. Le concept de « soi-même » est ici évidemment

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hautement problématique. Il est incroyablement difficile de formuler ce qu’on vise ici par ce « soi-même » sans tomber dans des catégories existentielles. Horkheimer défend ici le point de vue selon lequel c’est dans la situation d’angoisse qu’on peut d’abord trouver la clé de ce dont on discute ici. Dans ce contexte il dit quelques mots allant dans le sens d’une « totalité [Komplex] de conscience » : si l’on présuppose qu’un patient sur la table d’opération souffre de douleurs terribles sous anesthésie et que l’effet véritable de l’anesthésie consiste au fond dans le fait qu’il ne se souvient simplement pas de ces douleurs, que la totalité [Komplex] de conscience est suspendue, alors cela suffit d’une certaine manière pour faire en sorte que le patient se soumette tranquillement à l’opération, car c’est quasiment quelqu’un d’autre qui subit ces douleurs. Horkheimer met cette question en relation avec la « protention et la rétention », que l’on doit – contrairement à ce que fait la théorie de la connaissance habituelle – opposer par principe l’une à l’autre ; c’est-à-dire qu’il met cette question en relation avec le passé et l’avenir. Il ne faut accorder qu’une importance très mineure au propos d’un patient, ou de son analyste, soutenant qu’il aurait, en tant qu’individu, assisté dans le passé de sa première enfance à une scène spécifique. En revanche, il faut accorder une importance d’autant plus grande à ce moment où on se « saisit soi même » dans la peur des douleurs à venir. 5. [À propos du concept d’individu : propriété, angoisse, émancipation] (19 janvier 1939) Il faut établir des distinctions au sein de la thèse selon laquelle l’individu n’existe pas. Horkheimer pense qu’on ne peut pas la maintenir dans son universalité abstraite ; elle débouche sur la thèse hégélienne, qui nous est bien familière, selon laquelle, au fond, il n’y a que le tout qui existe, l’existence de l’individu ne pouvant être prédiquée qu’au sens où il est déterminé par le tout.

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[452] Bien qu’Adorno accepte la nécessité d’introduire une différenciation dans la proposition selon laquelle l’individu n’existe pas, il croit que cette critique de l’individu doit, dans ses moments essentiels, aller bien au-delà de ce que Horkheimer a jusqu’ici résumé comme résultat. L’individu lui-même, et non seulement le concept d’individu, doit être historiquement décomposé [aufgelöst]. Sa décomposition [Auflösung] et sa critique historiques paraissent à Adorno contenir la possibilité de percer à jour ce qui peut être sauvé du concept d’individu, sans qu’on retombe finalement dans un concept abstrait de l’individualité bourgeoise. Dans ce contexte Horkheimer reprend les déterminations de l’entretien précédent ; il pense que ces déterminations doivent essentiellement être faites en ayant recours à la catégorie de propriété, qu’il considère être celle qui constitue à proprement parler l’individu. Ce faisant, Horkheimer établit un rapport étroit entre le concept de propriété et celui d’angoisse ; ce dernier a déjà été évoqué comme un constituant de l’individu dans l’entretien précédent. Notre thèse concernant le « caractère réflexe [reflektorisch] », c’est-à-dire le fait que les hommes ne sont plus aujourd’hui des individus dans un sens déterminé, est définie par Horkheimer, par stricte antithèse à la conception analytique courante, comme un défaut d’angoisse. Les hommes ne pouvant en effet plus, dans la phase actuelle, acquérir la sécurité de la propriété, ils ne connaissent plus du tout l’angoisse spécifique liée à la propriété, et ce manque d’expérience de l’angoisse aurait pour effet une insuffisance de la formation du Moi. Voir, par exemple, ces hommes qui, dans les ex­péditions aériennes, mettent leur vie en jeu « parce qu’au fond cela ne change plus rien », par opposition par exemple au courage de certains intellectuels au xviie siècle. (Ajout : d’une certaine manière, quoique tordue, Heidegger a percé cela à jour lorsqu’il détermine toutes les catégories de l’« inauthenticité » précisément en les opposant à l’angoisse. Mais seulement d’une manière abstraite­­ ment anthropologique. La philosophie de l’existence, tout comme le gestaltisme ou la psychanalyse, n’est pas seulement fausse, mais également abstraite au sens hégélien du terme.)

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À la suite Adorno improvise, dans le cadre de la philosophie de l’histoire, une théorie de l’individu lui-même : ce qui dans l’individu est plus qu’apparence [Schein] a trait au moment de centralisation, à l’unité maintenue dans la diversité [453] de l’expérience. Cette centralisation elle-même est peut-être originairement déjà liée au concept de propriété (Du point de vue de l’histoire de la philo­ sophie, les concepts d’unité de l’être – concept dont il se peut qu’il reflète l’identité de la propriété détenue – et d’unité du Moi – c’està-dire l’unité de la pensée – se trouvent d’emblée corrélés l’un avec l’autre et même identifiés l’un à l’autre.) Est réfléchie ici l’histoire d’Œdipe. Où est-ce que l’expérience de l’individu entre pour la première fois en scène de manière décisive ? Au seuil du mythe et de l’ère historique, à savoir dans le devenir émancipé de l’homme (cf. Benjamin, également Rosenzweig). Or c’est bien ce qui, par rapport aux conceptions idéalistes, se trouve associé à la propriété. La réponse d’Œdipe à la question du Sphinx mythique, qu’il voue ainsi au néant, constitue l’identité de l’homme contre le caractère disparate des âges de la vie. Au moment même où le mot « homme » en tant que dénomination de l’individuel précipite le Sphinx dans l’abîme, femme et empire deviennent la propriété de celui qui était condamné à l’errance. Au moment où il conjure la diversité mythique, lui échoit ce dont il est propriétaire. Ajout : une interprétation matérialiste de l’Œdipe devrait faire attention à la perturbation du rapport entre les générations tel qu’il est donné dans le motif de l’inceste. Il se peut que le tabou qui frappe l’inceste soit lui-même lié au fait que l’individu ainsi que son appropriation défait [auflöst] cette organisation tribale de la propriété propre à l’âge mythique, qui se met en scène dans le rapport entre les générations et survit à l’âge bourgeois. Peut‑être que celui qui couche avec sa mère est voué à la malédiction de la société parce qu’il vole ce qui n’appartient pas à l’individu mais à la lignée telle qu’elle s’exprime dans le rapport des parents à leur fils. Peut-être tout le crime d’Œdipe ne consiste-t-il en rien d’autre que d’être devenu individu et d’avoir possédé quelque chose. Peut-être la frayeur éprouvée face à l’inceste ne reflète-t-elle que la frayeur éprouvée face à cette prétention démesurée. (Cette thèse est évidemment une pure antithèse ; il va de soi que des motifs

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historiques bien plus anciens entrent en jeu dans la prohibition de l’inceste.) Le seuil où l’on passe du mythe à l’état émancipé est le lieu de la tragédie. Objection de la part de Horkheimer, par rapport à Antigone : cette dernière représente face à Créon le stade tribal, plus ancien, en s’opposant à la cité ; et elle ne peut pas ne pas sombrer parce qu’elle se trouve entre deux lois [454] dont la plus progressiste se retourne contre elle. Horkheimer s’interroge sur le lien que l’on pourrait considérer comme existant entre le mythe et l’origine de l’individuel. Réponse : l’objet du mythe est le sujet qui s’émancipe. Les deux sont identiques et ne le sont pas en même temps, c’est-à-dire que l’identité du sujet ne se constitue que dans la « transition ». C’est elle qui est la vraie « médiation », c’est-à-dire que dans un certain sens elle est incluse dans l’immédiateté (l’être humain naturel, si l’on veut) et malgré cela, elle est séparée de lui par le saut qualitatif. Or, si la « teneur en vérité » de l’individu par rapport au mythe doit être saisie par les catégories d’identité et d’univocité, alors la catégorie décisive de la transition est le langage. Il faudrait établir au moyen de cette catégorie le lien par lequel le langage est origi­ nairement associé à la propriété. La propriété serait ici ce domaine des choses auxquelles l’homme, en s’émancipant, est à même de donner leur nom. La synthèse originaire, le fait d’identifier l’identité dans les phénomènes comme une « chose », a la même signification qu’en prendre possession. (Ajout : toute pensée, en ce sens, porte en son sein le moment de la propriété, tout transformé qu’il soit.) Horkheimer demande qu’on détermine la fonction de ces considérations dans le contexte de nos réflexions théoriques. Réponse : ce casse-tête qu’est le concept d’individu ne peut pas être résolu tant que la critique ne cesse pas de procéder plus ou moins de l’extérieur, en prenant pour ligne directrice le rapport entre l’individu et le tout, et non en essayant d’appréhender le tout dans l’origine de l’individu même. Il faut saisir le concept d’individu de manière génétique. Horkheimer : Est-ce que cette démarche ne relève pas de l’histoire des idées ? Adorno : Il ne s’agit pas là de l’histoire du concept, mais de l’individu lui-même. Avant l’émancipation, il n’y a pas d’individu.

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Horkheimer : En attaquant le problème de cette manière, ne détermine-t-on pas le concept d’histoire de manière théologique ? Car biologiquement parlant, l’individu existe bien avant. Adorno : Je n’en suis pas si sûr. Les mythes sont racontés par des individus, mais ils reflètent des objets et des états de chose pré-individuels. [455] Les mythes sont des tentatives pour trouver des mots pour le stade pré-individuel de l’humanité, pour lequel le langage n’a pas de mots. Le caractère métaphorique et imagé du mythe se voit expliqué à partir de cette relation inadéquate au niveau de la philosophie de l’histoire. Adorno, en prenant des précautions, avance la formulation suivante : à un certain stade les hommes furent quelque chose comme des abeilles ou du corail, plutôt que ce qu’on appelle aujourd’hui des individus. La réalité de l’individu lui-même se constitue dans la sphère de la propriété. Horkheimer objecte que la méthode s’expose en ce point sans défenses suffisantes aux objections les plus habituelles et les plus faciles des positivistes. Un positiviste pourrait faire de ce problème une simple bagatelle, un problème de définition, et expliquer qu’il n’y a aucune difficulté à monter des thèses sur l’origine historique de l’individu si le concept d’individu est lui-même déjà défini de manière historique, par exemple à travers le langage. Adorno : Qu’est-ce que c’est, un individu, biologiquement parlant ? Horkheimer avance en guise d’exemple méthodologique, pour une possible réponse : un exemplaire d’une espèce déterminée d’être vivant. Adorno objecte qu’il s’agit là d’une détermination bien formelle. Il y a énormément d’êtres vivants chez lesquels il est très difficile de déterminer ce qui relève de l’individuel et ce qui relève du collectif. Horkheimer et Adorno se mettent toutefois d’accord sur le fait qu’il faut, dans des questions de définitions comme celle qui les préoccupe, mettre à l’écart des cas extrêmes tel que celui du corail, etc. Adorno tente une nouvelle approche  : Si l’on soulève la fameuse pierre sous laquelle grouillent des fourmis, toute fourmi

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singulière tombe sous ce concept biologique d’individu ; mais suivant l’expérience qu’on fait de la fourmilière, c’est une bien piètre substantialité qui revient à ce concept d’individu. La phase mythique est la phase du grouillement. Horkheimer : L’individu commence là où l’impulsion prend son point de départ dans le particulier et non plus dans le collectif. – Au fond, en disant grouillement, vous pensez plutôt à des vers qu’au dispersement centripète des fourmis. – Horkheimer revient à l’exemple de l’empereur romain [456] qui a fait s’écrouler un pont pour se réjouir du grouillement. Adorno : Voilà qui serait une forme de régression vers le corps collectif. Horkheimer voit surtout le moment décisif du pouvoir qui est ici en jeu : à savoir que l’impuissant sous la forme du grouillement devient doublement impuissant. Des schèmes de cette régression se révèlent extrêmement éclairants pour caractériser le fascisme. Le concept fasciste de masse lui-même est ici de mise. À la fin, Horkheimer souligne le lien de ces considérations avec sa propre théorie de l’angoisse. En effet, le moment où l’individu se constitue par ses prises de distance avec le tout serait identique à la première expérience de l’angoisse, dans la mesure où notre angoisse se tourne surtout contre l’idée de retomber dans le non-identique amorphe. Toute cette théorie serait à interpréter comme la tentative d’une philosophie de l’histoire de l’angoisse, opposée par là à son interprétation anthropologique ou psychologique. En outre, Horkheimer constate que cette question relevant de la philosophie de l’histoire se reproduit chez Freud dans la théorie du Moi et du ça au sens où le ça, dont le Moi ne « sait rien », est l’élément pérenne de ce qui n’entre pas dans l’identité. L’entretien débouche sur le postulat selon lequel il faut saisir les concepts apparentés de mythe, d’émancipation et d’individu de manière économique.

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6. [Le mythe comme seuil entre nature et culture (I) : La genèse de la pensée] (23 janvier 1939) Horkheimer pose la question de savoir ce qu’on entend à proprement parler par mythe : est-ce que ce sont les évènements préhistoriques eux-mêmes, leur récit ou encore ce que les hommes ont cru des ces récits ? Réponse : les récits mythiques sont déjà des critiques du mythe. Tous les catholiques disent que le mythe relève de l’enfantillage, le Christ en revanche relèverait de la virilité adulte. De Bonald : ce n’est pas la conscience qui forme les hommes mais le langage, les mots. Il considère le langage comme étant révélé. Dans les critiques, il est toujours attaqué parce qu’il s’opposerait à la psychologie. Il forme l’antithèse parfaite par rapport à Locke. Tous les philosophes bourgeois disent que les mots provoquent de la confusion. De Bonald dit qu’au fond, les mots seuls sont la vérité. Anti-nominalisme extrême. Horkheimer : Dans le mythe d’Œdipe il est aussi important qu’Œdipe résolve l’énigme par la pensée autonome qu’il pose l’identité de l’homme. Adorno  : N’est-ce pas la même chose quand il dit  : c’est l’homme ? « Synthèse », cela veut dire unité de l’homme et unité de la pensée en même temps. Il faut comprendre le « Je pense » kantien de manière littérale ; il présente les deux faces : « je » et « pense ». Horkheimer définit le seuil au-delà duquel on rencontre le mythe par le moment où l’homme proclame le pouvoir qui lui incombe par la pensée : le début de l’« humanisme ». Adorno renvoie au mythe de Persée qu’il interprète du point de vue de la philosophie du langage. L’image de Méduse sur le bouclier, qui ne peut pas être regardé sans que celui qui regarde succombe à la nature mythique, est l’identification de Méduse, d’une certaine manière le premier concept. (Ajout : Il faudrait ici décliner la dis­ tinction entre nom et concept.) Horkheimer : La psychologie n’a absolument rien à faire avec ce que nous appelons la pensée.

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Adorno : Ce qui nous regarde c’est le sujet transcendantal et non pas l’individu. Horkheimer : Le concept de psychologie est équivoque. Elle n’a pas affaire à l’homme mais seulement à l’individu, à un objet naturel. La pensée ne pourra jamais être expliquée de manière psychologique. Au fond nous ne visons pas l’individu mais la pensée. Adorno : Là où ils disent individu, nous devons dire : ce qui passe sur le devant de la scène, la pensée. Horkheimer : Quand Adorno dit que les hommes aujourd’hui ne seraient plus du tout des individus à proprement parler, il faudrait, au sens strict, modifier cette affirmation et dire qu’ils ne sont plus rien d’autre que des individus. Horkheimer, en employant un langage hégélien, exprime ce rapport en termes de philosophie de l’histoire : l’esprit du monde qui [458] a eu besoin de l’individu pour s’imposer, l’a désormais dépassé et l’a laissé comme une coquille vide sur le bord de son chemin. Ce qui aujourd’hui s’appelle encore individu s’est, en vérité, dépouillé de sa substantialité.

7. [Le mythe comme seuil entre nature et culture (II) : Souvenir, ruse. Le positivisme de Schopenhauer. À propos du concept de nouveau] (25 janvier 1939) Le débat, qui a cette fois-ci dans son ensemble le caractère d’une improvisation et est mené par les deux interlocuteurs sous la réserve de « l’irresponsabilité », tourne de nouveau dans un premier temps autour du concept de mythe et se rattache à l’essai de Caillois sur la mante religieuse. Horkheimer : Mettons que la théorie de Caillois soit correcte, pourquoi alors la manière de se comporter de la mante peut-elle être rapportée, du point de vue de la philosophie de l’histoire, à un stade prélinguistique ? Car il peut tout simplement s’agir d’une interprétation distordue de la réalité, tout à fait semblable à

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la conception que certains primitifs se font des saignements lors de la défloration, qui veut qu’ils soient dangereux pour l’homme ; et dans les superstitions populaires, en Europe également, on trouve encore aujourd’hui ce motif selon lequel l’homme, lors de la défloration, pourrait contracter une infection. (On renvoie à la défloration eu égard à la question de savoir comment il faudrait peut-être comprendre les mythes des femmes dévorant des hommes ; pour le reste ce renvoi poursuit seulement l’objectif méthodologique d’obliger à préciser une problématique relevant de la philosophie de l’histoire en la confrontant à une interprétation relevant du sens commun.) Adorno : Même une interprétation relevant du sens commun devrait prendre en considération le moment historique. De toute évidence, il règne une différence qualitative [459] entre des phases où de telles représentations, comme celle de la mante, fondent de manière constitutive la conscience, et des phases où elles ne sont conservées qu’en tant que vestiges. Et il faudrait souligner en outre que, dans le cadre du mode de comportement de la mante, qui aime le mâle et le détruit, le concept d’identité personnelle n’a guère de sens. – Si je comprends bien votre objection, vous croyez que le seuil qui sépare de la simple nature n’est pas identique à l’entrée dans le langage. Horkheimer : Si, sur ce point je vous donnerais raison. Penser et entrer dans le langage sont une seule et même chose. Adorno : Quand les positivistes, à travers la logicisation totale du langage, veulent créer une pensée sans langage, ils veulent au fond supprimer la pensée elle-même. Horkheimer : On pourrait dire également qu’ils ne recon­ naissent plus que le langage et éliminent le rapport dialectique entre langage et pensée. Mais cela reviendrait au même. Horkheimer donne quelques indications littéraires concernant ce problème. Cassirer n’a rien à apporter. Quelques indications quant à philosophie du langage de Bossuet. Horkheimer reprend le fil de sa question initiale. Pourquoi les contenus mythiques sontils « prélinguistiques » ? Les mythes ne sont-ils pas au contraire une sorte de tentative d’explication et ne relèvent-ils pas comme tels de la sphère du langage ?

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Adorno : N’est-ce pas déjà très psychologisant ? Ce ne sont pas des tentatives d’explication mais des souvenirs de choses et de stades réels bien plus anciens pour lesquels on manque de mots. Dans un mythe, on ne représente pas un état de choses mais cet état de fait se voit déjà modifié afin d’être approprié aux relations humaines auxquelles il est transposé et ajusté. Les récits mythiques sont des reproductions de l’expérience prélinguistique dans un monde qui s’est déjà soustrait à cet état prélinguistique. Ils ne se développent qu’à partir du moment où naît un conflit entre l’être humain identique et la femelle dévorant le mâle. Malgré toutes les réticences qu’on peut et doit avoir à l’égard du travail de Caillois, Adorno considère qu’il a de la valeur précisément parce qu’il exclut par principe des explications psychologiques de ce genre et qu’il réduit plutôt les mythes à des processus réels. [460] (Une manière de les interpréter qui, depuis Vico, a une grande tradition dans la philosophie de l’histoire.) Horkheimer : Quand un homme sauvage se met à faire de quelconques opérations irrationnelles en manipulant des cheveux ou des flèches de son ennemi, il s’agit là bel et bien aussi d’une mo­dification, dans la mesure où la représentation de l’objet et l’objet ne s’accordent pas. (Ajout : le mot modification est employé de deux manières différentes. Adorno vise par là l’inflexion [Abwandlung] que subit un état de fait par le simple fait qu’il est prononcé ; Horkheimer vise par ce terme la transformation [Veränderung] de la réalité empirique par le monde de représentation magique. Nous avons omis de préciser cette différence.) Adorno interprète précisément ce non-accord entre représen­ tation et réalité auquel Horkheimer renvoie comme l’expression d’une situation historique conflictuelle. Horkheimer (formulation importante) : La relation réelle entre l’homme et la nature se convertit historiquement en relation entre celui qui se souvient et ce dont on se souvient. Au stade de la formation des mythes l’homme fait l’expérience de la nature sous la forme du souvenir. Adorno : Il y a là chez Caillois un solide motif darwiniste qui possède à la fois un côté bien matérialiste et un côté réactionnaire. Au fond, il veut dire que les hommes sont encore aujourd’hui des ani­­ maux et que la nature brute survit dans leur mode de représentation.

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Horkheimer : Mais on ne peut quand même pas déterminer de manière téléologique toute la nature par sa tendance à évoluer vers l’homme. La formation des mythes s’empare précisément de la nature extrahumaine, et même de la nature anorganique (par exemple du coucher du soleil), de manière indéniablement animiste et personnifiante. Qu’est-ce que cela a à voir avec l’état prélinguistique ? Adorno répète obstinément : le seuil qui sépare de la nature est le seuil du langage. Horkheimer : L’homme commence là où commence le langage. Adorno : Le mythe (qui signifie « mot ») est une situation exemplaire parce que dans le mythe, les hommes essaient [461] de rendre compte de l’expérience immédiate de ce qui est dépourvu de langage par les moyens du langage. Horkheimer  : Dans votre conception de la duplicité du mythe, vous pouvez presque aller encore un pas plus loin et dire que l’existence du mythe prouve que Darwin a raison. De manière inversée par rapport à Caillois, le mythe nous explique que l’homme a jadis été un animal et qu’il est devenu autre chose, tandis que Caillois s’enthousiasme au fond à l’idée qu’il soit encore animal. Adorno : La duplicité se trouve précisément en ce point : le mythe atteste en même temps à quel point l’homme succombe inéluctablement au règne de la nature [Naturverfallenheit] et a la possibilité de s’en affranchir. (Référence à la manière de concevoir dialectiquement le mythique dans le livre sur Kierkegaard). Le ca­ractère paradoxal des mythes ne permet ni d’accepter telle quelle la catégorie d’individuel ni de la contester. Les conflits qui sont contenus dans les mythes sont des schémas pour saisir l’origine de l’individuel et, précisément, pour saisir ce qui y est « effectif » tout aussi bien que pour saisir ce qui relève de l’apparence individuelle. Voilà le « saut qualitatif ». Ce qu’il nous faut « sauver » de l’individu, c’est ce moment de la pensée, ou encore du langage, qui entre dans la vie, et non la particularisation biologique. Horkheimer : Le concept d’individuel que nous voulons retenir serait donc un concept sans aucune détermination psychologique. Adorno : Il y a une catégorie mythique qu’il faudrait analyser de manière précise : la ruse. Les hommes se soustraient à la nature

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par la ruse. Œdipe par exemple dissipe l’énigme du Sphinx par un tour de passe-passe, il ne la résout pas vraiment. Horkheimer : Ce qui se cache ici, c’est la critique de la fausse exigence adressée à la pensée par la nature. Comme si nature et  pensée  pouvaient désormais être mises dans une relation d’identité. Le malentendu de l’ontologie qui veut faire l’exégèse du « sens de l’Être » consiste en ceci qu’elle ne prend pas en compte ce moment de débrouillardise ou de ruse ; autrement dit : elle n’a plus de relation à la situation dans laquelle l’homme, par la pensée, se soustrait au complexe aveugle de la nature. En langue souabe, on emploie le même mot pour pensée et débrouillardise. [462] (Si on retient ici le motif de la langue souabe on pourrait donner une toute nouvelle interprétation à la « ruse de la Raison » hégélienne. Ajout : ou encore, ce que Hegel appelle la Raison n’est peut-être rien d’autre que la ruse ?) Adorno : Les récits mythiques eux-mêmes sont déjà des actes de débrouillardise. Ainsi Shéhérazade qui se soustrait, en récitant des histoires, à la menace de mort proférée par celui qui représente face à elle le véritable commandement mythique : venger la fidélité bafouée. Par la suite, d’autres motifs sont ajoutés à cette théorie de la ruse. Adorno croit que le moment de la restriction de la raison qu’il nous faudra ensuite critiquer dans la raison bourgeoise se trouve déjà dans les récits mythiques puisque la pensée ne s’y manifeste que sous forme de ruse. Horkheimer, quant à lui, insiste sur le fait que ce qui est contenu dans la ruse à l’encontre de la nature, ou bien dans la disparité entre la réponse rusée et la question, est le constat que le monde « n’a pas de sens » et que la nature ne saurait être « comprise ». Adorno évoque l’histoire du nœud gordien comme preuve supplémentaire du caractère disparate de la question et de la réponse surtout pour le moment de la spontanéité dans la ruse. Horkheimer : La pensée est un produit de l’angoisse et c’est pour cette raison que le fait d’exiger d’elle de mener vers l’absolu premier et de procurer la sécurité relève de la chute originelle. Tout ce qu’elle peut faire est de rendre l’homme capable de venir à bout de situations angoissantes. Dans l’exacte mesure où les « questions »

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portant sur la nature expriment de telles situations angoissantes, il est correct de les poser comme questions : mais pas comme des questions ontologiques. Adorno : Et la réponse qui ne convient pas à la question convient quand même, au sens où elle abolit les questions : elle convient en tant que critique de la question. Horkheimer : S’il en est ainsi, le positivisme a le dernier mot. Ce sont bien les positivistes qui trouvent que tout problème n’est qu’un pseudo-problème ; mais vous voulez dire tout à fait autre chose. Ici, il faut absolument corriger le tir. La question n’est nulle­ ment dépourvue de sens, seulement il n’y a pas de réponse à la question. Les positivistes en revanche nieraient même l’existence d’une situation où il faut recourir à la ruse. [463] Horkheimer cherche en ce point à exprimer une expérience fondamentale à travers une parabole : je crois que toute la nature attend pour ainsi dire que nous trouvions le mot juste. Chaque homme est au fond un coup d’essai, et cela a pris une éternité pour y parvenir. Une masse obscure ; de temps à autre quelques étincelles qui brasillent, il faut alors que cela advienne. Chacun n’a que très peu de temps. La vie est une ronde d’étincelles dansée sur une énorme étendue noire. Adorno : La relation avec Schopenhauer est claire : la tentative de la volonté, éternellement réitérée mais vaine, de se transcender elle-même dans l’individuation. Toute cette strate est absente chez Hegel. Si l’on considère Hegel comme la seule philosophie, notre tâche la plus précise serait une critique de Hegel qui prouve à la fois qu’elle est philosophiquement à la hauteur de sa philosophie et qu’elle prend en compte ces expériences dont Horkheimer a parlé. Horkheimer : Schopenhauer est victime de son langage ; malgré toute la force de son langage, c’est précisément la cons­tance de sa manière de parler qui l’enchaîne et qui le rend capable d’exprimer le philistinisme. Tandis que Hegel dissout [auflöst] tout ce qu’il pense et le met en mouvement. Adorno renvoie à ce trait de caractère spécifique de Schopenhauer qu’est son obstination, à cette façon de toujours dire « raison de plus », qui déduit de l’impossibilité de résister au malheur une sorte de conjuration du malheur.

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Horkheimer : S’y ajoute le moment positiviste, qui est fort chez Schopenhauer. On a l’impression que la seule fonction de ses remarques pénétrantes consiste à dire qu’il ne faut surtout pas commettre d’actions honnêtes et convenables. Ce qui est mauvais chez Schopenhauer, c’est qu’une attitude de rébellion aurait dû découler de sa philosophie alors que chez lui tout sert à soutenir le pur contraire. Adorno : De surcroît, l’argumentation en faveur de la négativité du monde, menée de manière métaphysique par Schopenhauer, part en vérité des présupposés historiques de la société de classes. La catégorie schopenhauerienne de l’ennui présuppose par exemple des interdictions ayant valeur de tabou qui restreignent à tel point le plaisir qu’il en devient ennuyeux. Un concept tel que celui de satiété n’aurait pas sa place chez Lenau, ni chez Goethe d’ailleurs. [464] Horkheimer : Pour sauver Schopenhauer, il faut quand même dire que toutes les déceptions ainsi que tout le défaitisme de sa philosophie ne se produisent que parce qu’il a énoncé l’exigence de bonheur la plus extraordinaire jamais faite dans l’histoire. Adorno : L’exigence de bonheur poussée à bout se retourne en dénonciation du bonheur. Il faudrait analyser le concept d’ennui. À cette époque il apparaît partout en Europe : Baudelaire, Kierkegaard. Ceci est probablement lié au fait que se manifestent pour la première fois à cette époque les limites qui sont imposées aux forces productives au sein de la société bourgeoise. Horkheimer : Chez Schopenhauer, l’ennui n’est pas aussi crucial que chez Heidegger où il est décrit de manière très adéquate comme tonalité affective [Gestimmtheit]. Suit une brève discussion sur la question de savoir dans quelle mesure Schopenhauer a lui-même été un philosophe existentiel et en quoi il renvoie au-delà des philosophes existentiels. Puis Adorno reprend la discussion sur le concept de nouveau. Adorno : On s’est mis d’accord sur le fait que le positivisme et, pour l’essentiel, également le criticisme, ne connaissent pas à proprement parler le nouveau. Or, qu’est-ce alors que le nouveau lui-même. Est-il quelque chose qui tombe du ciel, qui arriverait pour ainsi dire sur terre comme un météorite venant d’un autre monde et composé d’éléments qu’on ne saurait pas loger

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dans le système périodique ? Ne trouve-t-on pas nécessairement dans le nouveau sa propre relation effective à ce qui a été ? Et pas n’importe où, mais dans ce qui est le plus nouveau, ne trouve-t-on pas une relation à ce qui est le plus ancien ? Et comment sera-t-il possible de démarquer ce concept de nouveau par rapport à la diffamation dont il est l’objet dans la philosophie bourgeoise ? On peut du moins dire en tout état de cause que le nouveau ne consiste pas dans les éléments mais dans leur configuration. Horkheimer : La preuve éclatante de la fausse conception du nouveau dans l’ensemble du monde bourgeois est la thèse de Bossuet selon laquelle Dieu penserait de toute éternité une vérité une et toujours la même. Le pauvre Dieu. C’est bien ce qui plairait aux bourgeois. Horkheimer rappelle au sujet de la thèse disant que le nouveau est l’ancien la sentence de Horney : la beauté est une douleur ancienne. Adorno : Mais ce n’est pas à proprement parler le nouveau. Les associations qui me viennent à l’esprit face à cette beauté sont essentiellement l’apparence et la consolation. (La consolation est une catégorie qui relève de l’apparence.) La main qui se pose sur la blessure [465] appartient à la « douleur ancienne ». Le nouveau que nous visons est ce qui est dépourvu d’apparence ; c’est ce qui n’a rien à voir avec l’émotion ni avec le domaine maternel. Horkheimer : Le motif du paradis perdu. Le nouveau, c’est l’inconnu. Adorno : Si l’on fait s’émanciper le nouveau totalement de l’ancien et qu’on le saisit comme ce qui est absolument différent, on court le risque de l’épuiser totalement jusqu’au bout. On ne peut saisir le nouveau que comme étant une réponse à certaines questions : non comme flottant librement en l’air, mais comme moment du revirement dialectique. Horkheimer : Les animaux, lorsque le nouveau advient, deviennent des hommes. Vous visez aussi par le concept de nouveau le fait que tout le monde est ensorcelé et qu’il faut trouver le mot juste pour briser le charme [Bann]. La conception qui entend par nouveau la « configuration des éléments » et non les éléments eux-mêmes est très ancienne chez les bourgeois : Locke, et évidemment aussi Leibniz.

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Adorno : Il s’agit là de l’imagination. Tout le monde a dénoncé l’imagination et il faut la sauver de ces dénonciations. Mais de l’autre côté, l’imagination ne connaît rien d’absolument nouveau. Il faut trouver une formulation de l’imagination comme organon du nouveau. Adorno cherche à concrétiser le concept de nouveau en le mettant en relation avec notre concept de pensée. Le nouveau, n’est-ce pas toujours et encore ce qui s’origine dans la spontanéité, dans la pensée ? Ne se trouve-t-il pas au fond seulement dans ce qu’on fait ? La pensée est capable de créer, à partir d’éléments finis, une configuration infinie. Horkheimer : Par là vous vous installez dans un voisinage dangereusement proche de l’idéalisme. Adorno : Oui, et il faudrait en outre objecter que dans une telle conception du nouveau la performance de la pensée lui revient indépendamment des éléments, comme une sorte d’activité libre, comme si la pensée ainsi que la configuration n’étaient pas exigées par les éléments eux-mêmes. Sinon on resterait ici en deçà de l’automouvement du concept dans la logique dialectique et on retomberait dans un dualisme idéaliste. Ces réflexions rendent de fait impossible de déterminer le nouveau comme une performance de la pensée. Horkheimer clôt le débat en résolvant la tentative même de fournir une « détermination » du nouveau elle-même. [466] Nouveau et ancien… On peut certes déterminer l’ancien mais pas le nouveau. On ne peut déterminer le nouveau que négativement, en se comportant de manière critique à l’égard de l’ancien. Le concept de théorie critique est l’organon du nouveau. C’est la question de la révolution qui décide de ce qui est nouveau. Ce n’est pas un hasard si tous les énoncés positifs sur la société sans classes sont soit impossibles, soit répugnent carrément à la conscience révolutionnaire. « Si seulement l’existant cessait d’être ; le fait que nous vivons isolés au lieu qu’il y ait une communauté d’hommes véritables serait le cadet de nos soucis. Seule la haine peut-être déterminée. »

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[467] [B. La dialectique matérialiste est-elle possible

comme un mode déterminé de connaissance ?]

[8. Le rapport entre fait et théorie (I): une problématique relevant des sciences particulières ou de la philosophie ?] (3 février 1939) L’entretien se consacre aux questions philosophiques de principe qui s’étaient posées lors du dernier séminaire sur Spinoza. À la demande de Horkheimer, Adorno formule les questions à discuter de la manière suivante : 1) Y a-t-il un concept rigoureux de vérité si l’on exclut radi­ calement la présupposition de l’identité du sujet et de l’objet ? 2) Comment faut-il se représenter une dialectique dans laquelle il ne reste plus de place ni pour l’identité ni pour la totalité ? (Selon notre conception, les deux concepts ne peuvent pas être détachés l’un de l’autre.) On pourrait presque dire : est-ce que la dialectique matérialiste est possible comme mode de connaissance ? Adorno : Je suis d’avis qu’on peut instituer un tel concept de connaissance, mais seulement de manière négative. Horkheimer souhaite clarifier quelques questions préliminaires spécifiques avant de traiter ces questions de principe. L’entretien qui suit a pour objectif essentiel d’élucider le concept de fait. Les positions prises sont les suivantes : les deux interlocuteurs reconnaissent le concept de fait (comme ce qui «  n’est pas identique »), ils ont de légères divergences en ce qui concerne la position de la science dans la formulation du « fait ». Alors que Horkheimer considère que la différence de notre formulation des faits – c’est-à-dire de la formulation dialectique – est essentiellement une différence relevant de la théorie philosophique par rapport à laquelle les faits apparaissant dans les sciences positives restent indifférents jusqu’à un certain degré, Adorno est d’avis que [468] la formulation dialectique des faits qui les saisit comme quelque chose de non statique et comme quelque chose qui n’est pas « en soi » nonidentique, mais, au contraire, comme quelque chose qui ne vaut à

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chaque moment qu’en relation à l’homme, que cette formulation donc intervient dans les sciences elles-mêmes, et que le concept traditionnel de fait, tel qu’on le rencontre par exemple dans la psychologie, ne doit pas seulement être décomposé [aufgelöst] philosophiquement, mais au sein de la science elle-même. Horkheimer développe tout d’abord, en allant dans le sens de sa propre conception, la différence entre le concept spécifiquement philosophique et le concept scientifique de vérité. Les deux auraient leur origine chez Descartes. 1) La connaissance comme bien dont la possession est désirable, la vérité dans le sens de la certitude ; 2) dans quelle mesure un savoir est-il à même de faire avancer la science ? Adorno : Le rationalisme poursuit un autre but de connaissance que l’empirisme. Horkheimer : Non, c’est seulement l’effet de leurs relations confuses. Adorno va chercher chez Descartes les deux exigences formulées à l’égard de la connaissance indiquées par Horkheimer : le « sum cogitans » serait un principe philosophique visant une sécurité dernière et absolue, la géométrie analytique, quant à elle, poursui­vrait le principe d’exactitude. La différence désignée par Horkheimer reviendrait, dans la langue de la philosophie plus tardive, à celle de la vérité et de l’exactitude. Horkheimer : Au terme du développement bourgeois, les positivistes identifient la vérité et l’exactitude. Mais au début, on voulait atteindre la félicité dans la connaissance, même Kant. Adorno : Est-ce que c’était vraiment un motif si réel ? Je ne crois pas en l’amor intellectualis dei comme étant une force du développement de la philosophie. Horkheimer cite l’exemple de Murger sur son lit de mort : j’ai lu Voltaire et cela me suffit4. Il y a là au fond certainement la représentation de la vérité comme bien possédé, mais cette représentation a aussi quelque chose de très compréhensible et il ne suffit 4. [En français dans le texte. Source non identifiée ; si c’est Henry Murger dont il est question ici, il faut noter que ses dernières paroles n’ont pas été rapportées. cf. Robert Baldick, The First Bohemian. The life of Henry Murger, Londres, Hamish Hamilton 1961, chap. X.]

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pas simplement de la décomposer [auflösen] sociologiquement en s’en moquant. On peut se reposer dans le savoir. Adorno : – et elle est d’une naïveté touchante : le contenu de l’incertitude [469] prend, comme appropriation subjective, la forme de la certitude, le rien la forme du quelque chose. Horkheimer : Voilà qui se trouve déjà dans l’approche car­ tésienne : faire du doute l’unique principe de connaissance. Adorno : Est-ce que toute cette histoire de doute était bien sérieuse ? Horkheimer : Le doute est profondément enraciné dans la société bourgeoise. Adorno : Je ne fais que mettre en doute que le caractère critique de ce « mettre-tout-en-question » ait été sérieux. J’ai le sentiment que toutes les questions radicales chez les bourgeois reviennent à ceci qu’ils peuvent garder la plus-value avec bonne conscience et sans devoir croire en quoi que ce soit. Quand on lit Descartes attentivement, on voit qu’il ne doute absolument pas en réalité, mais « croit en lui-même ». Ici entre en jeu le motif que Horkheimer a lui-même développé dans la critique du scepticisme5. Du reste l’entreprise du doute a une longue préhistoire : les pères de l’Eglise, Campanella, saint Thomas. Horkheimer : Mais malgré tout, à côté du motif traditionnel, on trouve chez Descartes dans la dubitatio un motif bourgeois nouveau, archi-positiviste : d’où est-ce qu’on le sait ? Adorno : Est-ce que ce que les Américains disent est identique avec le doute universel ? Ne trouve-t-on pas là le volet pratique de ce qui est simple idéologie dans le doute universel ? Horkheimer : Le motif positiviste est globalement bourgeois ; il provient même en partie de Kant. À partir de là, Horkheimer dirige la discussion vers le problème du « fait » : dans la mesure où ce doute bourgeois veut savoir ce qu’il en est, effectivement et avec certitude, ne touche-t-il pas à quelque chose de très juste ?

5. [« Montaigne et la fonction du scepticisme », in : Max Horkheimer, Théorie critique. Essais, trad. par le groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot 1978, 22009, pp. 241-288.]

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Adorno : On veut seulement en arriver au principe que l’intérêt propre est la sécurité. Il ne faut pas transcender le sujet, parce que la manière de considérer les choses d’un point de vue subjectif garantit que le crime que le sujet commet dans la société ne devient pas manifeste. Horkheimer énonce à ce moment sa formule économique sur l’origine objective de l’idéologie comme apparence nécessaire : l’entrepreneur doit en vertu de sa position sociale [470] être persuadé que l’excédent social proviendrait également de c et non seulement de v6. Adorno : Eh bien, c (le capital constant) n’est rien d’autre que ce qui appartient au sujet. (Ajout : au fond, on peut dire que dans l’ensemble de la philo­ sophie bourgeoise, la « vie » de l’individu est considérée selon le modèle du capital. Quand on suppose cela, votre citation préférée de Schopenhauer, selon laquelle le bilan de la vie7 serait mauvais, prend un sens extraordinaire.) Horkheimer fait remarquer que c’est une simple analogie. Adorno : On pourrait essayer de prouver que tout concept de connaissance qui part du sujet relève toujours de l’échange d’équivalents. Pour une même quantité de pensée, on obtient un même quantum d’objets. L’idée de l’échange juste se trouve déjà dans le concept d’adéquation. Horkheimer : Nous ne mettrions pourtant jamais en doute que la science telle qu’elle se constitue d’après Descartes est exacte. On pense seulement que c’est ridicule de considérer cela comme de la théorie.

6. [Ce sont les abréviations des termes de capital constant et capital variable, cf. Karl Marx, Das Kapital, vol. 1, 7e chapitre, MEW, t. XXIII, Berlin, Aufbau 1968, p. 226 sq. En français : Le Capital, trad. par J.-P. Lefebvre, Paris, Presses universitaires de France 1993 (Septième section, chap. XXIII, p. 686 sq.).] 7. [« Si l’on tient ensemble l’indescriptible artifice de l’institution, la richesse indicible du moyen, et le caractère rudimentaire de ce qui est par là recherché et atteint, s’impose l’idée selon laquelle la vie est une affaire dont le bénéfice est loin de couvrir le coût. » (Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. par A. Burdeau, Paris, Presses universitaires de France 2004 notamment Livre deuxième, chap. XXVIII, pp. 202-213.).]

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Adorno : Je serais ici plus prudent. La question de savoir si c’est de la théorie ou non ne peut pas être séparée de la question de la vérité de la science cartésienne elle-même. Ce n’est que si nous parvenons à prouver, en progressant de manière scientifique et à partir des présupposés de la science, que ces présupposés – qui, selon notre conception à tous les deux, se réduisent au principe de contradiction – conduisent nécessairement à des contradictions, qu’il nous sera possible d’« introduire » une « théorie » qui, de façon légitime, abolit l’approche cartésienne elle-même. Le mérite de Hegel est d’avoir clairement montré que le principe de contradiction conduit constamment à des contradictions à un niveau plus élevé. Nous ne pouvons pas dire que la science cartésienne serait certes juste8, mais [471] ne serait pas une théorie, sans retomber en deçà de Hegel, dans la mesure où la « connaissance réflexive » [Reflexionserkenntnis] et la pensée spéculative se trouveraient l’une à côté de l’autre sans être médiatisées entre elles. Horkheimer : Mais Hegel accorde pourtant de la validité à la science. Et pour nous, les constatations de la science valent également en partie. C’est la constatation qui est le centre vital de la science cartésienne ; elle ne devient fausse que lorsqu’on dit qu’elle est la vérité. Adorno : N’est-ce pas une approche très extérieure ? N’est-ce pas aller trop loin dans la reconnaissance du penser scientifique ? N’estce pas déjà faire subir une abstraction à la production de la pensée ? Il faudrait bien plutôt dire que la constatation scientifique est l’un et l’autre : exacte et fausse. Adorno donne l’exemple de l’enquête sur la musique9, qui se réfère à la préférence et à l’aversion dans le conflit du swing et de la musique sweet. Même dans l’extrême correction de la procédure scientifique, les résultats exacts peuvent être en même temps faux au sens où, dans le contexte de société dans lequel nous vivons, les catégories de like et dislike sont déjà en vérité invalidées 8. [Le tapuscrit dit : fausse.] 9. [Un des écrits non publiés du vivant d’Adorno sur le Princeton Radio Research Project, dont il a dirigé la section musicale. Un chapitre de cet écrit Current of music s’intitule « Like and Unlike » ; en français : Th. W. Adorno, Current of Music. Éléments pour une théorie de la radio, trad. par P. Arnoux, Paris Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010.]

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aux yeux des consommateurs, et ne persistent qu’en apparence. En se limitant à la pure constatation, la constatation est déjà fausse. Horkheimer : Mais la phrase qui l’inclut demeure exacte si on la rapporte à cette enquête précise. Dans tout ce que nous disons, l’élément factuel est contenu. Adorno : – mais seulement de manière médiatisée. Horkheimer : Oui, le moment factuel doit aussi entrer dans la dialectique. Adorno accepte également cela. Son exigence selon laquelle la théorie doit être elle-même médiatisée par la progression critique de la science, revient, selon une de ses tendances, à cette même position eu égard au factuel. Or, on ne peut pas prévoir par avance si le moment du factuel qui est dialectiquement aboli correspond à ce qui est respectivement appelé factuel dans la science bourgeoise. Tant qu’on s’exprime de cette manière, tant qu’on dit que les faits sont tels ou tels et sont seulement faussement « interprétés » [472], on reste encore au niveau positiviste. On ne peut trancher l’exactitude ou la fausseté des faits que dans le contexte d’une théorie développée. Horkheimer : Mais je tiens à souligner plus fortement la signification positive du moment du factuel pour la théorie dialectique. Nous aussi, nous devons travailler avec des contenus de choses que l’on peut contrôler, sinon nous ne disposons plus de critère distinguant entre sens et non-sens. Adorno : On doit ici être très subtil. On doit déterminer la différence qui existe entre le concept positiviste de fait et notre concept de contenu de choses. Horkheimer : La pensée bourgeoise revient toujours à dire que l’on est soi-même la vérité. Adorno : Mais cela me paraît être seulement la moitié de la vérité dialectique. La pensée bourgeoise est en même temps carac­ térisée par l’exigence que le vrai soit toujours seulement ce que je ne suis pas moi-même, à savoir un factuel qui est déductible. (Ajout : cette opposition est véritablement l’antinomie originaire de la pensée bourgeoise, et en même temps précisément celle qui commande le mouvement de l’esprit bourgeois. Ce serait une exigence décisive pour nous que de la formuler en concepts économiques

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exacts). Il n’y a pas de plus grand reproche contre une science que de dire qu’elle serait subjective. Pour clarifier les divers concepts de faits, Adorno donne l’exemple de Freud. Horkheimer celui de Picasso. Ce que Freud mentionne comme état de fait de l’hystérie, nous devons le résoudre de manière critique. En revanche, les éléments pragmatiques que Horkheimer introduit pour caractériser la jeune fille bleue de Picasso par opposition à des éléments « factuels », correspondent à des desiderata de la théorie dialectique, parce qu’ils sont déjà eux-mêmes médiatisés, c’est-à-dire parce qu’ils contiennent déjà tous dans leur « immédiateté » la théorie (par exemple l’énoncé : la beauté de la jeune fille est liée à son indigence et à sa vulnérabilité, et, lorsqu’on s’en réjouit et qu’on l’humilie pour ainsi dire une seconde fois par cette joie, on abolit la première humiliation). Or, si les contenus de choses évoquées par Horkheimer dans le cas de Picasso ont une plus haute valeur pour la connaissance que les états de fait affirmés par Freud de façon positiviste, c’est qu’ils sont introduits dans l’œuvre d’art comme quelque chose qui a déjà été historiquement, comme matériau de l’œuvre d’art et comme étant en relation avec sa fin, et non comme des éléments existants en soi de manière statique [473]. Nous ne nions pas les faits, mais nous refusons la séparation statique entre faits et théorie. On ne peut pas trier en un moment donné les faits et les interprétations. Ce n’est pas la méthodologie scientifique qui décide, mais l’histoire. (Ajout : le fait est toujours ce qui demeure comme caput mortuum du processus historique. Les contenus de choses dont nous parlons ne sont en réalité jamais quelque chose de premier, mais toujours quelque chose de dernier : ils sont les résidus de ce qui reste d’indissoluble face à un état pleinement développé de la théorie. N. B. : Cela débouche ici évidemment sur la difficulté désignée par Horkheimer selon laquelle on ne peut en effet pas, comme cela semble suggéré par l’expression de « théorie pleinement développée », projeter par avance l’achèvement de la dialectique, la « totalité ». À cet endroit, notre « discussion préliminaire » dépend de la discussion principale sur la vérité non identique). Horkheimer : Mais cela n’est toutefois que l’un des aspects. J’aurais bien pu prendre également d’autres énoncés, par exemple

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que la jeune fille de Picasso est une blonde de type germanique. Mais alors vous auriez dit non, c’est faux. Adorno : C’est dans la progression de la théorie que se révèle la cohérence ou l’incohérence. Horkheimer : Non, pas seulement à l’intérieur de la théorie. Adorno : Je ne crois pas qu’il y ait une couche de matière en dehors de la théorie, c’est déjà positiviste. Horkheimer : Qu’est-ce que la théorie chez vous ? Une théorie est pourtant une tension entre elle-même et la réalité ; on veut par là venir à bout du monde. Adorno : Dieu sait que la théorie n’est pas l’esprit saint. On peut aussi peu réduire la théorie à la spontanéité qu’à la pensée, mais elle contient les faits en elle-même. On peut prendre des décisions au sein du tout de la théorie et non pas en un point déterminé. Horkheimer : La théorie comme moyen pour les hommes de venir à bout du monde. Adorno : Le concept spéculatif consiste en ceci que l’on va au-delà de la constatation. Il peut dans certaines conditions mettre en doute les faits. Horkheimer : À tout instant, il y a quelque chose que la théorie doit maîtriser [474]. Nous n’avons pas de dialectique achevée. Adorno : Oui, et c’est là la frontière qui nous sépare de Hegel ; chez lui, tous les faits sont déjà maîtrisés. Je crois que nos conceptions sont ici bien plus semblables qu’il ne paraît au premier abord. Je dis toujours que la théorie fait très peu, presque rien, elle résout seulement les questions qui lui sont apportées par le matériau. Je dois certes suivre les faits, mais cette obligation n’implique pas seulement que je dois suivre les faits par souci de correction ; en outre, je suis appelé à suivre la direction qu’ils indiquent parce que le fait lui-même, à nos yeux, revêt déjà la figure de la question. Le factum est aussi peu achevé que la théorie. Horkheimer : Mais dans la situation effective, on a toujours la théorie et les faits comme un antagonisme que l’on doit surmonter. Les plus progressistes parmi les positivistes eux-mêmes commenceraient en fait par reprendre à leur compte votre critique du concept de fait et diraient par exemple qu’on ne peut jamais faire ressortir ce qui est factuel que dans la progression de la recherche, etc.

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Voilà la situation qui règne entre nous : votre intention est de montrer que les sciences bourgeoises sont des foutaises, moi j’ai l’impression d’assister à une dérive vers la gauche ; vous pourriez être contraint, parce que vous allez trop loin, de retourner au point de départ. J’ai peur qu’en procédant de cette façon, on élimine trop de choses d’un coup. Adorno  : Avec l’accroissement du positivisme, les faits de­viennent toujours plus problématiques. Horkheimer : Lorsque, par exemple, on est arrêté à tort, on doit pourtant établir les faits. Adorno : Je ne veux pas contester qu’il y a des faits, mais il est possible que dans chaque cas scientifique particulier, quelque chose soit, en tant que fait, réifié et hypostasié, et ne puisse résister à la critique. Horkheimer : Vous dites que les positivistes ne sont pas encore assez nets. Adorno : Exactement. J’en reviens à mon vieux principe de la critique immanente, et en réalité c’est bien cela aussi que j’ai voulu faire valoir dans mon exigence de « médiation » de la théorie par la science, quand j’ai attaché d’emblée de l’importance au fait que les questions « philosophiques » ne se laissent pas séparer des questions scientifiques [475]. Exceptionnellement, je voudrais me référer pour le coup à notre Husserl, qui a objecté aux positivistes qu’il serait en réalité bien plus positiviste qu’eux en ceci qu’il suivrait jusqu’au bout le principe de description et trouverait ce faisant que ce ne sont pas les simples données, mais aussi les idéalités, qui font partie de la description. (Certes, de son côté il hypostasie les idéalités.) Horkheimer : Vous mettez toujours l’accent sur un seul aspect, que je vous concède depuis le début. Mais d’un autre côté, j’ai l’impression que vous devez choisir entre deux maux : en effet, soit vous présupposez une théorie achevée, soit vous vous trouvez dans l’impossibilité de différencier entre pure imagination et cons­ tatation exacte. Adorno : Je parle toujours de matériau, jamais de faits. Le ma­­ tériau est quelque chose de très semblable au capital, qui contient déjà en lui la nature et le travail.

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Horkheimer : Vous pourriez me dire : ce que vous dites, c’est Cornelius, Mach, etc. Vous exposez en revanche Mannheim, Troeltsch, Simmel, etc. Il m’importe seulement de ne pas oublier ce moment : il y a quand même quelque chose comme un acte où l’on « enlève le voile » (la fausse arrestation). Adorno : Peut-être l’état de fait a-t-il une signification seulement dans ce sens politique. Comme preuve d’une injustice, donc seulement dans la négativité, lorsque quelqu’un prouve en effet qu’une exigence posée par le bourgeois, à savoir celle d’« établir les faits », n’a pas été satisfaite. C’est à cela que revient la casuistique de Karl Kraus. Du reste, si vous ramenez ironiquement notre opposition à celle entre les partisans de Mach et ceux de l’historisme, alors je crois que, précisément en ce qui concerne le concept de « fait », ces deux écoles vont s’entendre très rapidement. Simmel par exemple insiste en permanence sur le fait que l’homme aurait « formé » de telle ou telle manière tel ou tel « fait » – là se trouve justement cette opposition statique que j’attaque.

[9. Le rapport entre fait et théorie (II). Différence entre les « intérêts » guidant la connaissance du positivisme et de la dialectique matérialiste.] L’entretien poursuit la discussion du séminaire sur Spinoza, qui se réfère à la possibilité d’une critique rationnelle du positivisme. Adorno : Le chemin à suivre pour aborder le problème me semble être celui-ci : que l’on détermine l’intérêt spécifique qui nous guide dans toute cette affaire, au lieu de traiter simplement de façon abstraite de la différence entre les positivistes et nous. Le concept de fait par exemple, tel qu’on l’a utilisé dans le séminaire, est déjà trop général.   Horkheimer : C’est-à-dire que ce concept ne permet pas de faire apparaître l’opposition spécifique entre eux et nous. La différence est à peu près celle-ci : dès que le positivisme veut déterminer ce que la science serait, il en vient à des concepts tels

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que « être d’accord » ou non, il est important de faire des prophéties. Ces termes proviennent d’une représentation pauvre de ce qui se passe dans le monde. Les hommes veulent se protéger des forces imprévues de la nature. L’opposition avec nous peut être démontrée en ce point précis : un tel schéma conceptuel peut être en soi cohérent, mais la réalité effective ne fonctionne pas comme ça. Un tel problème ne joue un rôle que rapporté à la question de la certitude et de la communication. Mais on ne peut pas décrire ce qui doit être satisfait si l’on veut donner une exposition de ce qui se passe effectivement, ce à quoi nous nous intéressons. Il est tou­ jours absurde de polémiquer contre les affirmations des positivistes lorsqu’ils disent qu’il faut absolument qu’on puisse toujours vérifier de manière contrôlée ce qu’on dit. Adorno : Je veux néanmoins maintenir l’idéal de la réfutation du positivisme et ne pas me contenter de leur opposer en quelque sorte de l’extérieur, et sur la base d’un intérêt autre que le leur, une théorie d’une autre sorte. Dans cette intention, on doit par exemple partir du point que les « faits » ne sont aucunement quelque chose d’immédiat, mais quelque chose de très médiatisé. La dialectique s’établit à partir des étapes des déterminations par la réflexion, y compris le concept d’essence. On peut concevoir ces déterminations [477] comme des tentatives, reproduites à des niveaux toujours plus élevés, de corriger la faute originaire résidant dans la représentation d’un donné immédiat ; cette faute recule devant chaque concept, mais se manifeste toujours à nouveau. (Ajout : c’est exactement le lieu où se trouve ce que j’ai appelé le concept aporétique.) Horkheimer : Si, au cours du séminaire, j’ai utilisé le concept de fait sans distinguer les deux points de vue, c’est parce que la méthode dialectique n’est aucunement une méthode ésotérique, mais justifie, elle aussi, rationnellement son être ainsi et pas autrement. On ne peut pas dire une seule phrase qui n’indiquerait pas un état de fait dont un autre ne puisse finalement se convaincre également. Adorno admet ce point commun avec les positivistes et essaie ensuite de saisir la différence spécifique concernant l’« intérêt ». Or, celui-ci est toutefois l’intérêt social, c’est-à-dire que les faits qui constituent pour eux l’instance dernière de la connaissance sont

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pour nous quelque chose qui dérive jusqu’à un point extrême des mécanismes sociaux et, qui plus est, quelque chose qui est dans une large mesure un produit socialement nécessaire, qui voile tout simplement le vrai. Le motif qui nous intéresse dans le combat contre le positivisme est au fond socialement déterminé. Horkheimer : Je crois que si le positivisme exerçait sa connaissance de soi, il aurait bel et bien raison. Il se trouve là-dedans un désespoir qui a raison. La certitude en effet que dans la sphère de l’immédiat et du phénomène, il n’y a en réalité rien de sûr ni de « vrai ». Dans ce sens, la théorie critique doit accueillir en elle le motif positiviste précisément de façon critique. Adorno : Nous croyons que le concept de fait est tellement suspect parce que nous voyons constamment que dans la vie réelle, les faits singuliers sont de telle facture qu’ils contribuent à voiler le capitalisme. Adorno cherche à démontrer l’incompatibilité du marxisme avec le concept positiviste – individuel – de fait à travers différents exemples : 1) On ne peut mettre l’exploitation sur le compte d’aucun entrepreneur particulier, mais on peut la démontrer socialement. Horkheimer : Cela est encore bien positiviste, c’est-à-dire que la réduction de l’ensemble de toutes les plus-values particulières à la masse d’ensemble des plus-values et de là au taux moyen de profit, telle que l’impose la médiation du marché [478], est quelque chose que les positivistes affirmeraient pouvoir représenter par le concept de fait. Adorno : Lazarsfeld par exemple habillerait cela de la façon suivante : pour arriver à la loi de la valeur ou à la plus-value, il faudrait partir d’autres faits que de l’entrepreneur individuel, à savoir précisément des chiffres moyens, mais cela n’aurait toutefois aucun rapport avec la structure logique de la théorie. Comme toutes les discussions de cette sorte avec des positivistes se déroulent chaque fois selon ce schéma, je voudrais considérer comme le noyau véritable de l’argumentation la question de savoir si, comme les positivistes le veulent, la forme de la connaissance est par principe indépendante du contenu et doit être séparée de ce dernier, ou si le contenu et la forme de la connaissance ont, de manière essentielle, quelque chose à voir l’un avec l’autre.

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Horkheimer : Dès que nous coulons nos formulations dans le moule du langage, il n’y en a aucun morceau que l’on ne puisse interpréter également de façon positiviste. En parlant, on a toujours d’emblée quelque chose de partiel, on rapporte une situation à une autre. Nous nous disons toujours que nous ne voulons pas du tout dire cela ainsi. Nous sommes toujours pris par le mot par lequel nous ne voulons pas être pris, parce que nous avons le tout en arrière-plan, tandis que les positivistes s’en tiennent à quelque chose de partiel et le tiennent pour exprimable de façon positiviste, alors qu’au fond, cela ne nous importe absolument pas. Adorno : Et nos difficultés sont en cela encore bien plus fondamentales que celles d’un hégélien. Nous ne pouvons pas dire en effet que le tout est le vrai, nous pouvons seulement dire que le tout qui n’est pas est le vrai. C’est la situation de Münchhausen. Horkheimer : Pour autant précisément que le langage n’est pas pensée mais communication, le positivisme a raison. C’est comme si quelqu’un était un critique qui ne parlait que de la mesure dans laquelle les mots prononcés sur scène sont compréhensibles ou non, mais n’en venait jamais à parler de la chose même. Lorsqu’on polémique avec le positivisme, on est pro­ bablement toujours à la traîne. Adorno : Mais je ne peux pas me contenter de cela. Je crois en effet qu’il n’y a qu’une vérité. On doit réfuter ces autres points de vue. Horkheimer : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Cependant je crois [479] qu’en même temps, le moment de la praxis s’ajoute et que la différence ne peut pas être déterminée simplement au niveau de la théorie. Voici précisément l’expression du fait que nous ne sommes pas des philosophes de l’identité qui ont à proposer une philosophie achevée. Adorno : Je vous le concède. Or, si la théorie au caractère achevé, reposant en elle-même, s’avère problématique, le renvoi non médiatisé et prématuré à la praxis peut, au niveau théorique, fonctionner sous certaines conditions comme simple bouche-trou. Du reste, ce n’est pas un hasard si les positivistes seraient précisément très enclins à intégrer le concept de praxis, c’est-à-dire, par exemple, à faire dépendre la constitution de la forme logique des fins que la connaissance poursuit.

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Horkheimer : J’applique le concept de praxis seulement pour attirer l’attention sur le fait qu’une prise de décision ne peut jamais être motivée par la seule théorie. Adorno formule sa thèse programmatique en vue d’une réfutation du positivisme : on peut prouver que la pensée qui exige d’elle-même de respecter le principe de non contradiction conduit à des contradictions. On peut d’un autre côté montrer qu’une pensée qui part des contradictions de la réalité effective est à même de découvrir une partie même de ces contradictions auxquelles la pensée bourgeoise s’arrête. Horkheimer : Seulement cela n’a pas encore été montré. Je crois qu’il sera très difficile de le montrer car le positivisme, au fond, ne prétend pas du tout à la vérité. (Ajout : au contraire, il prétend pouvoir accomplir, par le biais de quelque chose qu’on pourrait appeler une technique de la pensée, des tâches à chaque fois posées et fixées par avance.) Adorno rattache à cela son deuxième exemple de la différence [entre le marxisme et le concept positiviste de fait] ; cette différence se caractérise justement par la différence des prétentions à la vérité [Wahrheitsanspruch]. Par exemple, on trouve ici en Amérique très souvent l’opinion selon laquelle l’intelligence d’un homme peut être mesurée à sa capacité à résoudre des problèmes (Seashore). On vous soumet quelque chose et on doit pouvoir le résoudre ; si l’on pense quelque chose qui ne « colle » pas, on est un imbécile. Face à cela, je dirais que nous ne voulons pas résoudre des problèmes, mais poser des problèmes ou bien les éliminer. Horkheimer : Même cela, le positivisme l’approuverait. [480] Dans l’élimination de ce qu’on appelle les pseudo-problèmes, il n’y a justement pas plus forts que les positivistes. Adorno : Sauf que les pseudo-problèmes éliminés par les positivistes sont justement les problèmes réels. Horkheimer : Le positiviste dirait, eh bien, quels sont les problèmes réels ? Adorno : Selon Wittgenstein, est vrai ce qui est le cas. Suivant cette « définition », des complexes logiques de choses peuvent aussi bien « être le cas » que des faits. Il faudrait que nous analysions le concept d’« être-le-cas ». Apparemment, on ne peut pas le réduire davantage.

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En réalité, il n’est qu’une simple périphrase pour décrire l’état de fait formel selon lequel quelque chose est transformé en objet de jugement ; en effet, tandis que ce qui est le cas a l’air de contenir en soi un rapport à la vérité, l’irréductibilité des questions wittgensteiniennes naît justement du fait que tout rapport de ce genre, qu’il soit pris au sens d’un jugement d’existence ou seulement ou sens d’un jugement logico-formel, est éliminé. D’ailleurs, l’énoncé « quelque chose est le cas » pris de cette façon isolée, tel qu’il est censé constituer chez Wittgenstein le fondement légitime [Rechtsgrund] de la connaissance, n’a absolument pas de sens, et la phrase ne devient juste que mesurée à l’aune de ce à la place de quoi elle est prononcée. D’un point de vue logique elle n’a pas de dignité plus élevée que quelque chose qui « est » abstraitement. Horkheimer : Le positivisme est centré sur le fait que la question de savoir si le problème est résolu peut être mesurée à l’aune de certaines instances ; mais nous ne conférons pas de valeur à ces instances. Habituellement, il s’agit là de commissions qui accordent des prolongations à des projets de recherche. Adorno : Mais qui décide donc ce qui a du sens et ce qui en est dépourvu ? Horkheimer : Peut-être moi. Adorno : Lazarsfeld souscrirait même à cela. Il dirait que cela dépend de l’objectif que vous vous donnez. Horkheimer : L’énoncé positiviste dit : je fais une hypothèse indiquant quel événement doit survenir dans le futur sous des conditions déterminées. Contre cela, nous pouvons du moins dire que nos énoncés ne se présentent pas de cette manière. Il peut y avoir aussi des énoncés qui sont vrais sans que de tels événements ne surviennent. Adorno : Schiller : les natures roturières paient avec ce qu’elles font, les natures nobles avec ce qu’elles sont10. Cette phrase contient quelque chose de très beau [481], l’incommensurable de l’essence et de l’apparence.

10. [Citation non identifiée.]

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Horkheimer : On pourrait dire au positiviste : tu as parfaitement raison. Mais nous partons du fait que les vérifications ne marchent pas. Sous cette présupposition, la science devient si passe-partout et trompeuse qu’elle s’abaisse à du baratin. Tous les énoncés que le positivisme tient pour effectifs sont des énoncés qui se rapportent à des complexes au sein desquels on s’attend à l’advenir de quelque chose, et qui sont liés à la reproduction dans sa forme actuelle. Nos énoncés sont liés à la critique du système sous la présupposition de la destruction. La divergence dans ces intentions me semble si grande que votre exigence me paraît impossible à exaucer. Adorno : Encore un exemple : l’impossibilité de vérifier le « like » et le « dislike »e (voir le travail sur le fétichisme11). La légitimité de cette affaire a pour source un concept déterminé d’observation. Les positivistes excluent certaines possibilités de l’expérience. Le concept d’expérience est préalablement faussé de telle manière que l’on exclut d’emblée ce qui est juste. Le chercheur exclut par cette réification [Verdinglichung] les expériences importantes. Il ne peut plus regarder, il s’est départi du bon sens. Chez nous, l’observation est un acte qui coïncide avec le tout de l’expérience et de la théorie qui ont précédé dans une sorte d’amorçage ou d’illumination, et c’est précisément cela qu’on ne peut pas objectiver par des conditions d’expérience. Cela semble d’une très grande importance12 que les empiristes logiques détrui­­sent précisément l’expérience. Horkheimer donne ici une analyse qui conduit à une très nette distinction entre notre méthode et la méthode positiviste, et qui énonce d’une façon pleinement rationnelle la différence. Le positiviste dit : je vais découper un processus d’ensemble de telle manière qu’il puisse, par voie de vérification, être à tout moment reproduit et compris. (Les critères de vérité chez les positivistes se 11. [Th. W. Adorno, « Über den Fetischcharakter in der Musik und die Regression des Hörens », Zeitschrift für Sozialforschung, VII, 1938, p. 321 sq., en particulier p. 338. Traduction française : Le caractère fétiche de la musique, trad par C. David, Paris, Allia 2001.] 12. [Le tapuscrit dit : accorder une grande importance.]

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trouvent toujours dans le futur, et ce qui a été se soustrait d’une certaine manière chez eux à la question de la vérité [482] ; par exemple, pour les positivistes, les deux énoncés : il a plu hier et il va pleuvoir demain se tiennent au même niveau de prétention à la vérité, parce qu’on ne peut décider, pour les deux, que le surlendemain. C’est en ce point qu’on pourrait amorcer avec rigueur la critique du positivisme.) Mais le positiviste ne pourrait pas le faire, car le tout se modifie constamment, non seulement le monde objectif, mais aussi bien l’expérience et les catégories de celui qui l’observe. Nous allons dans le sens de l’histoire. Les positivistes ne comptent pas avec le fait que l’exactitude de l’observation dépend de la transformation permanente de l’observateur. Lazarsfeld s’imagine une commission qui décide. Mais les critères d’après lesquels celui qui observe lui-même juge, voire « observe », changent en réalité si vite dans la réalité effective que le critère de la commission perd tout sens. Nous avons défini l’intérêt dans un sens qui n’est plus statique. Est intérêt ce qu’on ne peut pas limiter à une période déterminée ou à un groupe déterminé et qu’on ne peut pas définir psychologiquement, mais ce qui est basé sur l’expérience. Quant à la différence avec le non-sens, nous dirions par exemple : le critère est le caractère approprié d’une expérience qui rencontre une situation historique (exemple : Dewe13f, l’antisémitisme). Quelque chose doit jaillir à la lumière. La prétention à la vérité de la théorie de Horkheimer concernant le moment antisémite qui est inclus même dans une discussion appa­ re­mment critique à l’égard de l’antisémitisme resterait vraie, même si Dewe mourait avant que l’antisémitisme n’éclate définitivement en Amérique, de telle sorte que son attitude ne puisse plus être vérifiée. Adorno : Le moment où l’observation se heurte à la situation historique est étroitement lié à la conséquence avec laquelle la théorie est développée en elle-même. Horkheimer : Il doit se justifier devant le tribunal de notre haine. Lazarsfeld dirait qu’il est aussi question chez vous d’une prophétie dans la mesure où au moins un homme est d’accord avec vous, soit Adorno, soit, éventuellement, seulement vous-même.

13. [Nom non identifié.]

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Adorno : On pourrait créer un type propre de connaissances, comme celles de Karl Kraus qui se réfèrent aux fautes d’impression : votre théorie sur Dewe ou la mienne sur l’harmonisation fautive de la musique populaire légère [483], que l’on ne peut certes pas vérifier, et encore moins médiatiser psychologiquement, mais qui n’ont pas moins, en tant que conséquences de l’expérience globale de la réalité, le strict caractère d’une connaissance. (Ajout) : Horkheimer sur la question de l’origine de l’individu à partir de14 l’angoisse. Il pense au seuil auquel des individus s’isolent de la horde communiste originaire. Leur individuation tient probablement aux modes de comportement qu’ils adoptent pour se soustraire aux punitions collectives qui sont infligées pour l’infraction au tabou. En général il y a un lien absolument décisif entre individu et punition. Cela apparaît aussi de manière distordue chez Freud, à savoir dans le lien qu’il établit entre le moi et la censure. Mais chez lui, les choses marchent sur la tête, c’est-àdire qu’il veut décomposer [auflösen] les catégories de la punition dans le mécanisme psychologique, tandis que nous voulons le concevoir comme simple forme de réflexion d’un complexe de choses social objectif passé. À ce sujet : l’idée que le moment de la punition est aussi virtuellement contenu dans les mythes à partir desquels nous étudions l’origine de l’individuation. Œdipe, Persée, si la ruse ne leur réussis­­ sait pas, ils seraient dévorés. Peut-être que le Sphinx et la Gorgone sont des divinités collectives, personnifications d’interdictions taboues auxquelles les individus apostats se soustraient. Suivre les indications en ce sens chez Durkheim.

14. [Le tapuscrit dit : dans.]

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[10. Rapport entre fait et théorie (III) : Dialectique inachevée ou négativité déterminée ?] (5 avril 1939) Horkheimer : Le matérialisme énonce que notre pensée est fonction du cerveau ; le point de vue kantien pose ensuite contre cela que notre cerveau est une fonction de la pensée, c’est-à-dire que la matière doit seulement être comprise comme étant constituée conformément à la conscience. Adorno : Dans le sens de notre conception selon laquelle la véritable mesure de l’idéalisme serait le caractère identique du sujet et de l’objet [484], la thèse selon laquelle le cerveau est hypostasié ontologiquement et que toute pensée se place en identité avec ce principe serait déjà idéaliste. Horkheimer : Vous avez dit une fois dans un entretien, qui avait la forme d’une improvisation, que la théorie, malgré toute son hostilité contre l’identité, serait dans un certain sens toutefois la « réalité » elle-même ou plutôt son « image », dans la mesure en effet où elle représente davantage qu’un simple moyen de communi­ cation positiviste. On trouve quelque chose de cela – à savoir le fait qu’il n’y a pas de réalité sans théorie et que la tension entre réalité et théorie est le « fondement », pour autant qu’on puisse vraiment parler de « fondement » – dans l’approche transcendantale. Il y a certainement du vrai dans la pensée transcendantale : ce moi, y compris ce corps, sont d’abord posés dans la pensée. Adorno : Le moment transcendantal est vrai dans la mesure où il s’impose au-dessus de l’individualité et la transforme en simple phénomène [Erscheinung]. Mais il faut aussi peu réduire « l’esprit » au transcendantal qu’au cerveau. Ils doivent tous deux être compris comme des moments de tension, et le lieu de cette tension est le processus social. En ce sens, Adorno formule la chose suivante : le rôle que le matérialisme vulgaire accorde au cerveau est en réalité celui qui revient à la société. Horkheimer : Mais nous devons aussi dissoudre [auflösen] le concept de société. Dilthey a un bon côté : il dit qu’il ne veut rien

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avoir à faire avec la sociologie. En réalité, la société n’est rien d’autre qu’une série de manifestations superficielles qui, en un certain sens, cachent leur propre essence. Pour Dilthey, la sociologie, de la même manière que l’histoire, est la tentative d’élever arbitrairement une sphère partielle à la « totalité ». Adorno : Mais la critique que Dilthey fait de la sociologie réductrice ne touche pas au concept de société que nous avons en réalité en tête. Elle doit en grande partie être comprise à partir du fait que Dilthey était un penseur extrêmement nominaliste, un homme qui au fond applique le primat de l’individu particulier sur l’universel et qui exerce sa critique sur le concept de « la » société à partir de la simple psychologie individualiste. Horkheimer : Mais là aussi il y a quelque chose d’exact. On doit aussi peu hypostasier les positions que nous avons critiquées au début que celle de la société [485]. La société est toujours en même temps une société composée par les individus et elle a une réalité en vertu de la réalité de ses individus : elle n’est pas une entité. Adorno : Précisément, ce qui dans la philosophie apparaît comme une fonction transcendantale et qui est attribué au cerveau par le matérialisme doit être défini dans la réalité effective comme le moment social dans la pensée ; mais cela ne vaut qu’en relation aux hommes. Il n’y a rien d’individuel dans la synthèse, mais l’expression du complexe de fonctions au sein duquel les individus sont tous pris. Horkheimer : D’abord il faut dire que pour la société comme réalité quelque chose comme le cerveau ou le moi empirique est constitué dans la pensée. On ne peut pas le présupposer. Adorno : Les concepts transcendantaux et empiriques sont eux-mêmes des résultats de l’hypostase de moments partiels qui sont déjà faux. S’il y a quelque chose d’exact dans la raison, c’est bien l’idée qu’il n’y a pas de factum qui ne soit quelque chose de constitué, mais cette pensée n’est que la moitié de la vérité. S’il n’y a de faits que constitués, alors il n’y a constitution que comme constitution de faits. Hegel a très bien vu que la division statique de la connaissance en forme et contenu est erronée, et même Kant, malgré le dualisme entre forme et contenu, a exprimé ce fait puisque l’a priori ne possède chez lui son caractère de validité qu’en relation à l’expérience.

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Horkheimer rappelle ici la fonction spécifique du concept kantien de chose en soi. Le fait que la chose en soi chez Kant devienne une figure métaphysique a pour signification dans ce contexte que l’on doit attribuer au factum, dans « l’ontologie » kantienne, en quelque sorte la même dignité qu’à la constitution, c’est-à-dire que la chose en soi est chez Kant aussi peu réductible que le sujet transcendantal. Adorno : La vérité ne réside en rien d’autre qu’en l’auto-production et reproduction mutuelle du factum et de la constitution. Il n’y a pas d’élément « premier ». Ce qui est premier est déjà une réification dans la mesure où il fait abstraction du caractère « historique » inhérent à la vérité et pose en même temps le principe idéa­ liste de l’identité, la réductibilité au principe premier qui coïncide toujours et nécessairement avec la réductibilité à « l’esprit », peu importe si ce principe premier est appelé matière ou tout ce qu’on voudra. [486] Ma réponse à votre question de départ concernant la dignité du matérialisme et de l’idéalisme serait par conséquent la suivante15 : je dirais que la théorie critique n’a absolument pas à poser la question de l’élément premier. Dès lors que l’on accepte seulement de se poser cette dimension de la question, on a déjà succombé au concept de fétichisme. Horkheimer ne souhaite pas, dans ce contexte, parler de maté­ rialisme et d’idéalisme, mais plutôt de trois approches : 1) Le matérialisme qui dit que penser est un produit du cerveau, c’està-dire qu’on recourt radicalement ici à la factualité. Adorno : Objection : d’un point de vue méthodique, le positivisme n’est vraiment pas si différent de cela, c’est-à-dire que la question de savoir si les faits auquel on réduit tout, sont des formations matérielles, comme le cerveau, ou des « expériences  vécues » spatio-temporelles, ne fait pas du tout de différence de principe. Husserl a précisément vu cela de manière très aiguë. On pourrait aussi exprimer cela de la manière suivante : si on considère les expériences vécues via les faits comme l’instance dernière de la vérité, alors on peut à partir de là atteindre sans rupture des unités comme

15. [Le tapuscrit dit : je répondrais par conséquent de la manière suivante.]

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le cerveau, et inversement, la question de la constitution vaut dans la même mesure pour l’expérience empirico-psychologique vécue et pour le cerveau. Horkheimer : 2) Le point de vue solipsiste qui hypostasie l’individu comme monade et la conscience individuelle comme esprit. Adorno : Objection : il me semble que cela appartient au 1). Le sens du solipsisme est que l’individu avec son isolement spatiotemporel est élevé au statut de critère via les faits. Horkheimer fait valoir contre cela l’impossibilité théorique de jamais parvenir depuis le point de vue du solipsisme au-delà de ce dernier, par exemple de parvenir à une réalité matérielle qui ne possède de toute façon alors que le caractère d’un acquis frauduleux, c’est pourquoi il ferait l’hypothèse de trois principes, et non de deux. [Adorno] Ajout : Il me semble que dans notre discussion, différents points de vue et principes de répartition interfèrent. Il se révèle probablement en effet que le problème que Horkheimer fait précisément valoir, celui d’accéder à la réalité à partir du solipsisme [487], coïncide avec le problème de tirer des faits du chapeau à partir de la simple constitution – tandis que d’un autre côté pourtant, le solipsisme lui-même, comme je l’ai soutenu dans la discussion, relève de la philosophie des faits. Le solipsisme ne peut vraisemblablement pas être une troisième approche, c’est un concept aporétique par excellence, c’est-à-dire une tentative de cons­truction d’un point d’indifférence entre la philosophie des faits et la philosophie de la construction. En tant qu’il est une telle tentative, il n’est toutefois pas plus que l’expression √-1, c’est-à-dire la nomenclature et l’hypostase d’un problème insoluble en principe. Si le solus ipse est un factum, alors on ne voit pas en principe d’où il veut faire découler son primat ontologique sur les autres faits, par exemple sur les autres Moi. S’il est le pur principe de pensée au-delà duquel, comme le dit Horkheimer, on ne peut aller, alors sa propre factualité est déjà un acquis frauduleux comme en commettent les professeurs solipsistes, y compris Husserl, avec le Moi étranger. Tout le solipsisme est un point d’indifférence raté. Horkheimer : 3) La philosophie transcendantale, qui débouche nécessairement sur Hegel. Il n’y a pas d’idéaliste qui ait compris l’idéalisme en dehors de Hegel.

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Adorno : En un certain sens, à savoir au sens de l’abolition de la « question de la fondation », il n’y a chez Hegel, ni dans aucun idéalisme conséquent, de théorie de la connaissance. Ce point de vue, qui correspond à la plus haute conscience que la classe bourgeoise ait atteinte par elle-même, est pour nous à présent tout aussi inacceptable, en tant qu’il est la forme la plus haute de l’identité, malgré la critique implicite de l’élément « premier », par exemple dans la doctrine de l’être de Hegel. Horkheimer fait ici la proposition d’une dialectique inachevée. Adorno : Nous avons dit que la critique de Hegel envers Kant est justifiée ; mais cela vaut aussi inversement. Hegel ne peut rien contre l’objection selon laquelle ce qui n’est pas là est hypostasié. Ajout : Si Hegel critique la limitation kantienne des catégories au domaine fini16 de l’expérience, on pourrait aussi bien critiquer chez Hegel le traitement de l’infini comme un donné, c’est-à-dire que Hegel tombe sous la critique kantienne des antinomies [488] dont la mobilisation compte pourtant précisément au nombre des plus grandes performances théoriques de Hegel. Le procès entre Kant et Hegel ne peut pas être mené à son terme sur le sol de la pensée bourgeoise. Horkheimer : Schelling a cherché à dépasser la « rechute » hégélienne de la philosophie critique dans la philosophie précritique, mais cela ne lui a pas réussi, il est resté mythologique. Adorno se lance dans un discours contre le concept de dialectique inachevée. Ces messieurs qui parlent plus volontiers de dialectique réelle plutôt que de matérialisme, les Grisebach et les Tillich, accueilleraient à bras ouverts un concept de dialectique inachevée, sans parler du dernier Rickert, qui a imaginé un système ouvert. Je veux soulever la question de savoir si notre approche à nous n’est pas véritablement différente au plan « ontologique » de l’approche hégélienne, c’est-à-dire si le concept de factum n’a pas déjà chez Hegel une tout autre dimension que pour nous, si les éléments de la philosophie hégélienne ne sont pas déjà si préformés par le tout que chez lui l’opposé factuel se tient depuis

16. [Dans le tapuscrit, « au domaine fini » est mis à l’accusatif et non au datif.]

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le début sous l’emprise du principe d’identité. Si nous parlons de l’immédiat, il est véritablement non identique. Chez Hegel, il est non identique seulement dans la mesure où tout le processus n’est pas déjà déployé dans l’immédiat. Toute la différence avec Hegel réside dans une couche encore plus profonde que la différence entre la totalité et l’inachèvement ; il s’agit de savoir si tout ce qui tombe dans le cercle de la pensée apparaît uniquement comme simple pensée, ou si on peut le considérer comme quelque chose d’effectif qui ne tombe pas dans le cercle de la pensée, mais qui en même temps ne peut pourtant être compris que dans la relation à la pensée. Il ne faut pas qu’on ait l’impression que nous disons que le principe hégélien est totalement exact ; mais c’est seulement une représentation de l’absolu, du donné aveugle de l’infini, qui joue ici, comme s’il n’y avait en principe qu’une différence quantitative entre lui et nous. Ce qui importe est de donner une autre fonction au schéma hégélien, de l’utiliser à d’autres fins, plutôt que de distinguer entre achevé et non achevé. Hegel n’est pas simplement à « limiter » de manière critique, mais c’est à son ontologie qu’il faut sérieusement confronter une autre, à savoir l’ontologie ironique selon laquelle il n’y a plus d’ontologie et que le concept de fondement ontologique lui-même doit être suspendu. [489] Adorno avance la proposition d’un travail sur le concept hégélien de l’être où il faudrait montrer que Hegel a cherché de fait au début de sa Logique à liquider le concept de philosophie première (prima philosophia), mais qu’il a été toutefois contraint sous l’emprise du principe d’identité à y revenir, de sorte que la dignité qui revient au commencement dans l’être est bien moindre, d’un point de vue constitutif, que ce que l’intelligence de Hegel aurait voulu. Horkheimer élève ici l’objection du sur-radicalisme nihiliste : à quelle sorte de question ce que nous faisons doit-il alors être une réponse, si nous ne sommes plus en mesure d’énoncer quoi que ce soit de déterminé sur le rapport de l’être et de la conscience ? Adorno : Les questions réellement décisives de la métaphysique, on ne peut y répondre vraiment que négativement. Une négation déterminée de la position hégélienne serait l’optimum d’une vérité théorique telle que je peux me la représenter. Horkheimer : Vous dites : Hegel a déjà choisi la position, je n’ai plus besoin que de critiquer. Mais mon point de vue n’est

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pas pour autant purement négatif, puisque dans l’exécution de cette critique sont contenues des positions déterminées au plan du contenu qui seulement ne peuvent être immédiatement dites dans la situation actuelle. Adorno : Nous ne devons pas répondre aux questions de la philosophie bourgeoise, car elles sont l’expression des antinomies bourgeoises et, par là, des concepts aporétiques. On peut seulement les supprimer résolument, c’est-à-dire mettre à jour les racines sur la base desquelles ces questions sont posées. Un monde théorique dans lequel ces questions ont disparu, se présentera de façon très différente. Ajout : Il me paraît important de détacher le concept de négativité déterminée exposé ici pour la première fois de la tendance positiviste à convertir les questions véritables en pseudo-problèmes. Les questions que nous liquidons étant des questions socialement nécessaires, ce sont des questions véritables et non des pseudoquestions, mais ce sont des questions auxquelles on ne peut tout simplement pas répondre. Or le mode de leur résolution est en un certain sens une réponse à ces questions, et non simplement leur élimination. Elles sont véritablement « abolies » [aufgehoben]. À cet endroit encore, le positivisme est quelque chose comme la caricature de la dialectique. [490] Horkheimer : Est-ce que cette formulation négative n’est pas qu’un simple tour de passe-passe ? Comment cela se passe-t-il en réalité ? Même quand on dit qu’on veut tout supprimer, il y a quand même une position derrière. Adorno : On doit supprimer les questions dans la mesure où elles ne sont pas vraies ; il y a donc bien derrière une position de vérité, mais cette position ne peut pas du tout être déterminée autrement que par la dissipation [Auflösung] de l’apparence. Horkheimer : Si vous analysez ce qu’est la vérité, alors vous arrivez à ceci que la vérité est quand même d’une manière ou d’une autre une pensée. Adorno : On ne doit pas définir la vérité comme pensée, sinon on est déjà dans la philosophie de l’identité. Le concept de vérité se soustrait à la fixation dans les termes de la critique de la connaissance. La vérité n’est pas autre chose que la quintessence de la négation de ce qui est faux.

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Horkheimer : Alors on doit simplement dire non à tout. Adorno : Il n’y a pas d’autre critère de la vérité que la déterminité de la dissipation [Auflösung] de l’apparence. Horkheimer : Vous pourriez par là en arriver à voisiner de très près avec une théorie irrationaliste du genre de celle de Klages ou de Gelb, selon laquelle la pensée n’entre en scène que là où il y a une perturbation. L’abolition de cette perturbation conduirait à la vie immédiate. Horkheimer reprend face à cela à son compte la formulation hégélienne de la Phénoménologie selon laquelle la vérité est le tout17. La vérité est le tout, c’est l’expression résumant le savoir théorique dont nous disposons, et toute pensée abstraite particulière et isolée a toujours pour arrière-plan le tout. Dans ce tout, la négation, la négation positive, joue un rôle important, à savoir qu’elle est l’abolition de toute vérité partielle. La dialectique inachevée, par là je veux dire que la vérité n’est en aucune manière finie ou certaine, mais qu’elle est bien plutôt toujours mise en question, comme Paulus18 le dirait. Nous dirions que l’on doit se battre pour elle. [491] Adorno : On devrait essayer de n’introduire le concept de praxis que là où rien d’autre ne va. Horkheimer : Je dois décrire ce que la théorie signifie ici, cependant la praxis veut seulement dire que l’on ne peut se reposer dans la pensée. En ce point, une négation naît en moi : le tout ne se repose pas, il est soumis à des évolutions ultérieures. Adorno : Vous croyez aussi que le vrai serait dans le tout. Qu’est-ce que cela signifie ? Cette phrase ne doit pas être comprise chez Hegel comme désignant le fait que le tout est le tout de la connaissance scientifique disponible, mais le mouvement que la pensée traverse. Ce concept du tout présuppose en effet le principe d’identité et de totalité. Vous ne pouvez vraiment dire cela que 17. [Cette phrase se trouve dans le manuscrit quatre interventions plus tôt : avant la phrase de Horkheimer « Si vous analysez… ». Une note marginale de la main de Gretel Adorno renvoie à un passage de la page suivante du tapuscrit. Il manque toutefois le signe marquant ce passage.] 18. [Il s’agit de Paul Tillich.]

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si vous dites que la réalité est entièrement comprise dans la pensée. C’est inacceptable pour nous. Horkheimer : Le tout est tout notre édifice théorique. Adorno : Nous sommes d’accord sur le fait qu’il nous faut éliminer l’interprétation idéaliste de cet énoncé : le vrai est le tout. Il nous faut tout autant aussi éliminer l’interprétation scientiste, à savoir que le tout que vous avez en vue ne peut pas être moins que « l’état de la connaissance » qui est grevé non seulement de toute la relativité des simples déterminations de la réflexion au sens hégélien, mais en outre de toute l’apparence du monde bourgeois. Après l’élimination de ces deux significations, il me paraît toutefois tout aussi difficile de tirer une conclusion univoque de votre interprétation selon laquelle le vrai est le tout, que de ma négation déterminée. Et je crois que vous devez à présent exposer ce que vous entendez par là. Horkheimer : Dans ce que vous reprochez à l’édifice global de la connaissance, votre objection se dirigerait contre une interprétation positiviste de la phrase de Hegel. Par rapport à cela, je dirais que je suis ici presque monadologique. Adorno : Je n’ai à vrai dire jamais compris l’hypothèse d’une relativité de la vérité, et je crois que ce que vous appelez ici mona­ dologique vise exactement la même expérience. Notre accord réel est celui-ci : ce que nous pensons, nous le tenons pour vrai, mais ce que les autres pensent, nous le tenons pour des mensonges. Horkheimer : Toutes les difficultés que les penseurs bourgeois ont formulées comme étant le problème du caractère absolu ou relatif de la vérité [492], cela vient au fond du fait que personne ne veut être seul avec son avis. Adorno : Le fait de savoir si ce que je pense est vrai ne m’intéresse pas, parce que je sais que c’est vrai. Vous faites selon moi l’erreur suivante : tandis qu’au fond, la justification de la vérité derrière laquelle, comme vous venez juste de le dire, il n’y a qu’un désir de consensus vous intéresse exactement aussi peu que moi, vous tenez néanmoins compte de ce besoin de justification dans la mesure où votre concept de vérité est un brin trop subjectiviste. Vous retenez le concept de vérité en tant que concept de pensée.

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Horkheimer : Je suis le sujet absolu, cette phrase doit immédiatement être de nouveau abolie en montrant que ce sujet peut faire des erreurs. Si cependant vous ne définissez pas la vérité dans des catégories de pensée, qu’est-ce alors que la vérité ? Ajout : Il me paraît de la plus haute importance pour notre reformulation de la dialectique de rendre clairement dialectique le point de vue « monadologique » atteint ici ainsi que le caractère particulier de « lieu de passage » que le Moi comme absolu reçoit par là. En ce point toutefois, l’identification politique est effectivement incontournable. La monade, à laquelle nous pensons, est… Adorno : Je crois avoir critiqué le concept de pensée de la vérité comme idéaliste. Vous me présentez à présent l’objection selon laquelle je ne peux rien dire sur le concept de vérité si je ne le conçois pas comme catégorie de pensée. Probablement il se trouve que, pour le moment, nous entendons par catégories de pensée des choses différentes. Mais quoi qu’il en soit, je ne peux pas faire mystère de mon opinion selon laquelle une formulation du concept de vérité sans un concept déterminé de théologie négative est impossible. Horkheimer : On pourrait ainsi exprimer l’opposition en disant que là où je dis non achevée, vous dites : fonction de la négation positive. Cela reste quand même seulement une très fine nuance.

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Notes des traductrices a. «  auflösen  ». Le verbe auflösen est utilisé de façon récurrente dans cette discussion ; dans le langage courant, il signifie littéralement « dissoudre ». Toutefois, dans le texte présent, Adorno et Horkheimer l’utilisent surtout à un niveau conceptuel. La référence du concept d’« auflösen » est de toute évidence la psychanalyse freudienne, notamment L’interprétation du rêve, où Freud explique que l’objectif de l’interprétation psychanalytique n’est pas de parvenir à une solution (Lösung) du problème posé par le symptôme (on n’interprète pas en vue d’un sens caché du symptôme) mais à sa résolution (Auflösung). Ainsi Freud : « Je sais que pour ces formations perçues comme des symptômes de maladie [pour des symptômes hystériques] la résolution (Auflösung) de la maladie et la solution (Lösung) de l’énigme ne font qu’un. » (S. Freud. L’interprétation du rêve, trad. de J.-P. Lefebvre, Paris, Seuil 2010, p. 137) « Auflösen » signifie donc faire disparaître un problème ou une question, et non lui apporter une solution ou une réponse. Autrement dit : le fait de le faire disparaître est l’unique solution du problème. Nous avons par conséquent traduit le terme « auflösen » par le verbe utilisé par les traducteurs de Freud, à savoir « résoudre ». En de rares occurrences, lorsqu’une traduction par « résoudre » n’est pas possible en français, nous utilisons d’autres verbes (dissoudre, décomposer, défaire) et nous signalons l’allemand entre crochets. b. « Tatbestand ». Dans leur échange, Horkheimer et Adorno utilisent un très grand nombre de notions appartenant au lexique du fait et de la factualité : Tatsache, Faktum, faktisch, Faktizität, Tatbestand. Une deuxième série de notions appartient au lexique de la chose (Sachverhalt, Sachgehalt). Les auteurs opposent ces deux lexiques : le langage des « faits » serait l’apanage du courant positiviste qui est l’objet de leur critique dans cette discussion, le langage des choses en revanche est le leur. Nous avons donc rendu les notions qui se réfèrent au « fait » au sens d’un simple « donné » par « fait » (Tatsache, Faktum), « factuel » (faktisch) ou état de faits (Tatbestand). Nous avons traduit l’autre lexique qui se réfère aux « choses » dans

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leur complexité en mobilisant précisément le champ sémantique de la « chose : Sachverhalt par complexe de choses, Sachgehalt, par « contenu de choses ». c. « aufheben ». Ce terme d’obédience hégélienne a traditionnellement été traduit de multiples manières (« relève / relever », « sursumption / sursumer », « suppression / supprimer », « abolition / abolir »). Le terme allemand peut revêtir trois significations : ramasser ou relever ; mettre quelque chose de côté ou à l’abri, le conserver ; et mettre quelque chose hors de vigueur, le supprimer. Aucun terme français ne nous ayant paru pouvoir réunir ces trois significations, nous avons opté pour une traduction systématique par les termes « abolition » et « abolir ». Le paradigme de l’ « abolition », par opposition à celui de la « suppression », garde un caractère plus abstrait et rejoint la signification de la « mise hors de vigueur » ; il permet ainsi de laisser entendre que ce qui a été mis hors de vigueur continue néanmoins à exister. Ainsi, ce qui a été aboli entre dans l’histoire, mais reste par là même encore présent. d. Le texte allemand passe ici subitement du singulier au pluriel. Il semble bien que le pluriel se rapporte aux positivistes logiques dont, de fait, n’apparaît qu’un seul – le positiviste logique « en soi »… – dans ce qui précède. e. Adorno se réfère selon toute probabilité aux travaux de Carl Emil Seashore (1866-1949), psychologue de profession, qui développa très tôt un test censé mesurer la capacité à comprendre ou à faire de la musique (Seashore Tests of Musical Ability, 1919). Ce test est constitué d’une série d’items musicaux que le sujet exposé au test écoute dans un premier temps ; dans un deuxième temps, il est prié de reconnaître, parmi d’autres items, ceux qu’il a déjà entendu. Le  test examine plusieurs domaines de compétence (tonalité, rythme, etc.). Seashore élargit ce test par la suite et développe, avec son collègue Norman Meier (1900-1977), le Meier-Seashore Art Judgment Test (1929), test censé évaluer les compétences en jugement esthétique. Une des tâches du test consiste à déterminer, parmi deux dessins proposés, lequel est de meilleure qualité. Par la suite (1940), Seashore applique le même modèle de test à la capacité linguistique (Seashore-Eckerson Recognition Vocabulary Test, 1940). Ce test QCM évalue la connaissance de ce que les

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f.

concepteurs considèrent comme étant le « vocabulaire de base » de la langue anglaise, en proposant, à côté de chaque mot de ce stock de base, des synonymes possibles parmi lesquels on doit choisir celui qui correspond. Dewe : nom inconnu. Il ne s’agit pas du philosophe John Dewey, mais il pourrait s’agir d’un procureur new yorkais, candidat à la présidentielle à la fin des années 1930, appelé également Dewey.

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Max Horkheimer [Copule et subsomption] (1939)

[Dans la version présente, qui est la dernière version dont nous disposons bien qu’elle ne soit probablement pas la version définitive, le tapuscrit se trouvait parmi les écrits posthumes d’Adorno. Une version antérieure se trouve dans les Archives Horkheimer à l’intérieur d’un carton qui contient également un tapuscrit du texte « Logique matérialiste » de Herbert Marcuse. Selon l’étiquette de ce carton, les deux travaux sont en rapport avec un cours magistral que Horkheimer dispensa à l’université Columbia de New York. Aucun manuscrit ni notes de ce cours magistral n’ont été conservés. Le présent texte n’est pas le manuscrit d’un exposé mais constitue de toute évidence, dans sa forme conceptuelle concentrée, un morceau du cours magistral. Le sujet, à savoir une critique du jugement de subsomption qui va au-delà des alternatives proposés par la querelle des universaux, entretient une relation complexe tout autant avec des écrits publiés qu’avec des écrits non-publiés. On pense à la discussion du positivisme dans « La dernière attaque contre la métaphysique1 », à l’idée d’une connaissance non-classificatrice telle qu’elle est exposée dans la Dialectique de la raison2 ou encore à l’interprétation de la copule comme étant une catégorie du pouvoir qui se trouve dans l’aphorisme des écrits posthumes « Péché originel et copule3 ». 1. [Cf. Max Horkheimer, « La dernière attaque contre la métaphysique (1937) », in : M. Horkheimer, Théorie Critique, Paris, Payot 2003.] 2. [Cf. Max Horkheimer / Theodor W. Adorno, Dialectique de la Raison, Paris, Gallimard 1974, p. 233 (Notes et esquisse : « Classification »).] 3. [Cf. Max Horkheimer, « Erbsünde und Kopula », in : M. Horkheimer, Gesammelte Schriften, vol. 12, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1985, p. 277 sq. Cf. infra dans le présent ouvrage.] 78

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Le tapuscrit est à la base d’une discussion4 entre Horkheimer et Adorno au cours de laquelle les deux protagonistes avancent des objections à l’égard de la position défendue dans ce texte. Peut-être ces objections furent-elles la raison pour laquelle Horkheimer renonça à continuer le travail sur ce manuscrit et, avant tout, à le publier. En 1946, il reprit le sujet de la philosophie du langage dans l’article « La confiance dans l’histoire »5 ; ce dernier demeura également non-publié.] [70] La logique discursive est complètement fixée sur l’opposition entre l’universela et le particulier. Selon elle, le langage doit ramener l’événementialité temporelle à des concepts atemporels et la multiplicité à l’unité ; l’affaire du langage par excellence* est la subsomption. En suivant cette logique, la science formule des invariants qui font retour dans les événements. Les propositions qui expriment ces invariants s’appellent « lois ». On peut donc rapporter la logique discursive à une réalité effective extérieure à l’histoire, peu importe le degré auquel l’universel est différencié et référé à de nouveaux cas spéciaux. L’idée d’un ordre stable des espèces et la présupposition secrète selon laquelle rien, au fond, ne change ne peuvent être détachées de la logique discursive. Le langage fait en sorte que le nouveau se manifeste sous la forme de l’ancien ; il prouve que tout entre dans le cadre de ce qui existe depuis toujours. Le langage, c’est ce qui appose un cachet aux choses. La question de savoir ce que signifie cette fonction, dans quelle mesure elle est fondée dans les choses mêmes, bref la question de la vérité du langage est un sujet de controverses depuis qu’il y a de la philosophie. Selon la conception réaliste, l’universel existe et seul l’universel existe. Les premiers philosophes enseignèrent qu’il n’y a qu’une grande chose : l’eau, le feu, l’air. Le langage arraisonne les sens selon lesquels il n’y a pas une chose mais une multitude 4. [Cf. M. Horkheimer / Th. W. Adorno, « Diskussion über Sprache und Erkenntnis », in : M. Horkheimer, Gesammelte Schriften, vol. 12, op. cit., pp. 493-525. Cf. infra dans le présent ouvrage.] 5. [Cf. M. Horkheimer, « Vertrauen auf Geschichte », in : M. Horkheimer, Gesammelte Schriften, vol. 12, op. cit., pp. 119-130. Cf. infra dans le présent ouvrage.] 79

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de choses. Il dit : l’arbre est de l’eau, la maison est de l’eau, le ciel est de l’eau ; la seule chose qui est, c’est l’eau. Or, on ne discute pas ce qui signifie ce « est », c’est-à-dire l’être spécifique de l’archè. Des manières d’exister particulières ne peuvent pas être pensées. La différence entre l’« être premier » et les choses individuelles est nulle, parce que les choses individuelles prises pour elles-mêmes sont nulles, parce qu’elles ne sont que l’être premier. Toute parole, pour différente qu’elle puisse sonner, ne traduit au fond que le même geste désignant le singulier par une unique expression : eau – eau ; air – air ; et ainsi de suite. Lorsque, plus tard, on a présupposé plusieurs archè au lieu d’une seule, l’affaire s’est compliquée, sans pour autant changer dans son principe. La chose singulière n’était plus la substance universelle [71] mais un mélange de substances. Il suffit de prendre le concept d’« avoir » et celui de « propriétés ». Une chose a plusieurs propriétés, elle est un mélange de plusieurs éléments. Ainsi entra en scène la contradiction, sans pour autant éclater au grand jour. Tant qu’on rapporte toutes les choses individuelles à une seule archè, une même fonction logique suffit. Mais si cette chose individuelle est du feu de la même manière que cette autre chose est de l’eau, on nie qu’il y ait une différence entre les principes. Ils n’ont pas d’autre être que celui qu’ils ont dans le singulier qui, pris pour lui-même, est nul. Si donc l’inhérence des archè aux choses est la même, cela veut dire que les principes, eux aussi, sont les mêmes. Or, l’inhérence est formulée à travers la copule et la logique discursive n’en connaît qu’une seule. Le langage dans son être pousse vers le monisme et vers la philosophie de l’identité. Les successeurs des philosophes de la nature ont désubstantialisé les substances ; ils ont transposé le rapport entre une chose constitutive du monde [Weltding] et les êtres singuliers multiples en un rapport entre l’universel et le particulier. Rien n’est sauf l’universel. Dès que l’on parle, un être particulier est désigné comme étant un universel. À part cela, on ne peut pas parler, on peut au mieux donner des noms. La connaissance, au sens traditionnel, vise toujours en dernière instance un être immuable et atemporel, même si l’on prétend le contraire. Si l’on abandonne l’exigence que toute proposition doive s’adapter au schéma de la subsomption d’un sujet

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particulier, au moyen de la copule, sous un concept prédicatif préformé, alors la logique formelle cesse d’être universelle [universal]. Cette dernière est particulièrement liée au postulat selon lequel des énoncés verbaux doivent pouvoir être traduits en énoncés substantivistes : tout événement « est » un cas particulier de son espèce. La proposition « il hait » réduit le processus à de la haine abstraite qui ne hait pas elle-même mais qui « est » sous la forme sublimée propre à la manière d’ « être » de l’universel, dont la conception est calquée sur l’ « être » chosal de l’archè. Selon la logique formelle, il n’y a qu’une seule activité : « être », et « être » n’est pas une activité effective, pas une spontanéité, mais c’est la durée atemporelle du genre déduite de la persistance propre aux choses; c’est ce qui est éternellement le même. Si l’on ne considérait pas les énoncés verbaux comme étant équivalents aux propositions prédicatives dans lesquelles on peut les traduire, il devrait y avoir autant de logiques que de verbesb. Si le rapport logique des mots ne se restreignait plus à des relations [72] comme celle entre ce qui « embrasse » et ce qui « est embrassé », entre « universel » et « particulier », « substance » et « accident », alors il y aurait autant de relations logiques que de constellations dans la réalité. Aristote et Hegel ne se distinguent pas par leur tendance à identifier la logique et la métaphysique, mais bien en ce qu’Aristote enferme le monde dans des limites simples et fixes et le réduit à la hiérarchie rigide reflétée par ses lois logiques, tandis que Hegel voulait au contraire faire parler, dans la logique, la réalité historique différenciée, et l’a pourtant de nouveau noyée, finalement, dans la nuit éléatique. La logique hégélienne, elle aussi, est au service de la philosophie de l’identité. Le nominalisme se croit loin de ces difficultés. D’après lui, la copule a simplement la fonction subjective du souvenir. « Celui-là est un bourreau » signifie que certains des traits de « celui-là » me semblent familiers. Le « est » ne dirait rien sur lui ou sur sa victime, il désignerait le rapport de mon impression actuelle à ma mémoire. Je suis présent toujours seulement en tant qu’activité de penser, je parle toujours du rapport entre mes impressions et mon système d’ordre, jamais des autres hommes eux-mêmes. Si, selon le réalisme, le langage renvoie à une réalité fantomatique derrière le temps,

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dans le nominalisme la copule se contente de la fonction de coller sur les phénomènes des signes ou des marques qui mettent ce qui arrive en lien non pas avec la réalité, mais avec l’ensemble de notre système de signes ou de marques. Le langage ne signifie plus rien d’autre que lui-même ; le fait de rapporter quelque chose à l’ordre stable des espèces, dont la conception est commune aux deux écoles, n’a plus d’autre sens que la mise en rapport. En parlant, surtout dans la science, on ne vise ni n’exprime strictement rien, on « opère » simplement. Selon le nominalisme, le langage est muet. Il n’y a pas de relation spécifique entre le mot et la chose, de relation au sens d’expression, de signification, d’opinion, etc. On peut examiner, comme le fait le nominalisme ancien, les relations psychologiques entre des représentations morales et autres phénomènes de la conscience, ou, comme le nouveau, constater les relations physiques entre des mots, des processus cérébraux, des mouvements du visage ou d’autres choses : c’est encore l’affaire des disciplines concernées. Mais distinguer entre « objet » et quelque chose qui ne serait pas objet, voilà qui n’aurait pas de sens. [73] C’est du nominalisme que découle la toute-puissance de la science positive, l’impossibilité même de la mettre en question. La tentative faite par Kant pour reconnaître et limiter dans le même temps la physique et le nominalisme est allée bien au delà du nominalisme. Son affirmation de l’autonomie de la personne est affectée par tous les problèmes du réalisme. Elle ramène la réalité éphémère de l’homme empirique à un être éternel. Les nominalistes ne veulent pas parler de la vérité du langage. Ils veulent décrire ce qui se passe dans la science ou dans les jugements populaires. À la place de la philosophie, c’est-à-dire à la place de la critique du savoir disciplinaire, s’installe chez eux l’apologie de ce savoir. Ils n’ont pas de préjugés et adaptent leurs conceptions de la logique à l’usage que les professeurs d’universités en font. C’est chez eux qu’ils vont chercher les exemples de ce qu’est « connaître ». Si jamais les disciplines procédaient autrement, cela arrangera également ces philosophes. Sur la base de l’expérience ainsi acquise, ils subsument la pensée sous le concept d’opération, qui toutefois n’est bon précisément que pour les affaires linguistiques qu’on vient de décrire. Ce qu’on appelle les règles du jeu de la pensée, que le

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nominalisme présente comme des « lois » – les axiomes de la logique formelle – nous disent autant de choses décisives sur un langage réel que la loi physique de la gravité sur une révolution effective. La querelle des universaux ne concerne pas du tout l’universalité de la logique discursive. À quelques exceptions près, les deux partis ont admis comme fonction du langage le fait qu’il réduise le nouveau au connu. Dans le langage ainsi compris, les concepts qui saisissent le nouveau sont toujours disponibles. Même l’ars inveniendi est lié à la mathesis universalis, de la même manière que les forces productives sont couplées à la forme de la société existante. La résistance du langage contre les barbares se métamorphose en hostilité contre la spontanéité. Le « est » dans la phrase sur le bourreau signifie au fond que sa qualité est fondée dans la nature des choses, qu’il ne peut en être autrement. Selon le mythe platonicien, il a, pour ainsi dire, choisi le caractère de bourreau avant sa naissance et doit, dorénavant, le porter inéluctablement. Un indice temporel qui restreint la durée de la qualité à un instant, à un an ou dix ans ne touche pas du tout à la fonction du « est ». L’inévitable se rapporte alors à cette durée. Il ne peut changer ; car ce n’est pas le verbe « changer » mais le verbe « être » qui a la fonction de copule. [74] La phrase disant que A est à l’instant 1 un bourreau peut, au mieux, être correcte à coté d’une autre phrase disant que A à l’instant 2 est ministre. Ce faisant, l’identité de A ne peut être maintenue dans un sens strict ; car de A = A devrait suivre selon la logique discursive (« si deux grandeurs sont égales à une troisième alors elles sont égales entre elles ») que les ministres sont des bourreaux. Mais ce n’est pas le genre de cette logique de s’intéresser aux contradictions. Elle élimine l’identité de la personne et se déclare solidaire avec l’immuabilité du système. Les concepts restent séparés, peu importe ce qui se produit dans la réalité. Le « est » dans le langage de la logique discursive provient de l’« être » d’une nature fantomatique. Les relations humaines aujourd’hui correspondent à l’usage du langage. On pose cette question qui, selon Schopenhauer, dépasse toutes les autres en importance : qu’est-ce que quelqu’un est ? On mène des conversations qui n’ont plus d’autre sens que celui de la percer à jour, et l’appareil d’État a tendance à s’adapter à cette logique.

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Un tel est un rouge, un juif, un fasciste, un lâche, un trotskiste, un étranger – voilà sur quoi il est jugé et de quoi dépend son bonheur ou son malheur. Il est subsumé, saisi, classé, enfermé et assassiné. La logique discursive triomphe : la constatation et la classification, le « statement », l’énoncé qu’on peut démontrer – cela seul a de la valeur. Et qu’est-ce qui serait plus facile à prouver que précisément ce qui peut coûter la tête à quelqu’un ? Ce qui pourrait le sauver, ce sont d’habitude des connaissances d’un autre ordre.

Notes des traductrices

* En français dans le texte. a. « Das Allgemeine ». Nous traduisons conformément à l’usage par « l’universel ». Là où Horkheimer emploi le terme « universal » nous traduisons également par « universel » en mettant l’allemand entre crochets. b. « Zeitwort ». Littéralement « mot de temps » est le terme allemand pour dire verbe (Verb).

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Max Horkheimer et Theodor W. Adorno [Discussion sur le langage et la connaissance, la domination de la nature en l’homme, les aspects politiques du marxisme] (1939) [Tapuscrit sans titre à l’exception de [1] ; parties individuelles datées [1][3], [6], [8] : Archives Max Horkheimer, MHA : IX 213.5,4,3,2,1 ; [4], [5], [7] : Archives Theodor W. Adorno. Les protocoles ont été écrits par Gretel Adorno, à l’exception du deuxième datant du 13 octobre 1939, dont le compte rendu est d’une qualité nettement moins bonne que le reste. Les initiales « T » et « M » signifient Teddie et Max. Le deuxième protocole utilise les initiales « W » et « H » pour Wiesengrund et Horkheimer. Ces indications ont été unifiées par la mention des noms Adorno et Horkheimer. Dans le deuxième protocole, on trouve en outre de façon isolée l’abréviation « L », par laquelle est manifestement désigné Leo Löwenthal. La série de discussions suit encore moins que d’habitude de façon rigoureuse un thème délimité. Dans le premier entretien, les discutants se réfèrent au texte de Horkheimer « Copule et subsomption » publié dans le présent volume. Les discussions [2], [6] et [7] sont étroitement liées aux travaux d’Adorno sur Husserl, dont un résumé est paru en 19401. Le reste des entretiens est consacré à la discussion d’un travail de

1. [Adorno, « Husserl and the Problem of Idealism », in : Journal of Philosophy, vol. 37, n° 1, p. 5 sq. ; cf. Gesammelte Schriften, vol. 20. Voir aussi Zur Metakritik der Erkenntnistheorie, in : Gesammelte Schriften, vol. 5, Francfort-sur-le-Main 1971, ainsi que les remarques éditoriales p. 385 sq. Traduction française : Contribution à une métacritique de la connaissance. Etudes sur Husserl et les antinomies de la phénoménologie, trad. par C. David et A. Richter, Paris, Payot 2011.]

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plus grande envergure – la Dialectique de la raison2 devait être issue de ce plan – et de quelque chose comme un manifeste. Ce « manifeste », qui devait apparemment présenter de façon programmatique les traits fondamentaux du marxisme comme théorie critique, n’a toutefois pas été élaboré sous cette forme.] [494] [1.] Discussion faisant suite au manuscrit de Max [Horkheimer] sur la copule et la subsomption3 (2 octobre 1939) Adorno : La problématique dans son ensemble présuppose une dignité ontologique de la copule. Il serait décisif d’analyser la copule avec l’intention de déterminer si une telle dignité ontologique de la copule existe et ce qu’il en est de la prétention des positivistes selon laquelle la copule n’a aucun contenu. Horkheimer : Dans l’histoire de la logique et de l’idéalisme allemand, la copule sert de passage vers l’essence du concept de sujet. Exemple : Celui-ci est un homme. Le concept de l’espèce prend la fonction de l’essence et la copule a pour fonction de soumettre le singulier à l’essence et de transférer la réalité à l’essence. La subsomption du singulier sous l’essence s’apparente à l’anéantissement du singulier. « N’est réel que l’essence ». Dans la parole, le singulier est rayé. Chez Hegel, il en va ainsi : ce qui ne peut plus être subsumé n’est qu’existence minable. Adorno : La pensée directrice est la suivante : la signification de l’être représente par principe une certaine relation [Relation], de telle sorte que chaque fois qu’on formule l’énoncé « il est », on affirme que le « il » tombe sous quelque chose qui a déjà été là. Horkheimer : Il s’agit de l’interprétation de l’être, à savoir d’expérimenter ce qui se passe réellement lorsqu’on dit de quelque chose qu’« il est ».

2. [Parue à Amsterdam en 1947.] 3. [Cf. supra dans ce volume.]

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Adorno : Dans l’être, en ce qu’il est subsomption du particulier sous l’essence, se cache au fond déjà le moment de l’identité. Ce qui est là [495], ici et maintenant, est la même chose. Le concept d’être se réduit ainsi complètement à la fonction d’identité. Horkheimer : Objection : si je dis « celui-là est un homme en colère », je ne fais qu’attirer l’attention de quelqu’un d’autre sur quelque chose. Selon mon intention, je ne subsume pas dans ce cas, mais je ne fais qu’indiquer d’une certaine manière ce qui est nouveau dans ce qui a déjà été là. Adorno : Votre théorie est une terrible attaque contre le langage. Mais ce qui est donné dans le langage, n’est-ce pas plus dialectique ? Lorsque je nomme quelque chose, est-ce toujours une fonction analytique ? La copule, signifie-t-elle dans tous les cas la même chose ? Horkheimer : Si elle ne le fait pas, on arrive à un pluralisme. Parfois la copule a la fonction, parfois elle ne l’a pas ; s’il en est ainsi, ce que j’appelle la logique unique est interrompu. Comment cette autre relation est-elle censée être ? Je fais grandement honneur au langage, je le prends très au sérieux. Adorno : Chez Hegel, il y a aussi un autre motif : tout est ce qu’il est, et précisément pour cette raison, n’est pas ce qu’il est. Horkheimer : Mais au fond cela n’est rien d’autre qu’un processus interminable de rectification, un processus d’identification qui devient de plus en plus concret, de plus en plus différencié. Le système dans son ensemble en arrive quand même à la fin à la subsomption de tout ce qui est : à l’être. Chez Hegel, « est » ne peut, à proprement parler, être prédiqué que de l’être lui-même. J’ai encore l’idée en tête – idée dont il faut probablement se débarrasser – que le langage prétend désigner ce qui est. Adorno : Il se pourrait tout de même que cette manière de penser sous la forme du « il est »4 comprenne en même temps la seule possibilité d’aller au-delà de ce qui est simplement. Je ne peux imaginer de critique qui ne soit pas aussi cette sorte d’identification. La logique dans laquelle nous vivons constitue une sorte de mur

4. [Les guillemets sont des ajouts de l’éditeur.]

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devant la réalité. Mais on y est tellement enfermé que son dépassement n’est pas possible autrement qu’en restant en même temps à l’intérieur. Votre texte éveille le sentiment qu’il faudrait au fond disposer d’un autre langage. Horkheimer : Je crois aussi que ce n’est qu’un aspect de la chose, mais il est tellement difficile d’en désigner l’autre. La solution nominaliste est mauvaise, une mauvaise régression vers l’infini. [496] Adorno : Le manuscrit fait une différence entre ontologie et nominalisme. Je dirais que si l’analyse de la copule était juste, cela aurait pour conséquence d’annuler la différence entre ontologie et nominalisme. Les deux ont le caractère de ce qui « reconnaît », de ce qui « subsume ». Horkheimer : C’est ce que je dis dans mon travail. Adorno : Mais, de la sorte, on annulerait tout simplement la possibilité de pouvoir faire une différence entre ontologie et nominalisme. Horkheimer : Les deux acceptent la structure. Adorno  : Qu’est-ce que cela signifie alors de parler de l’ontologie et d’un concept métaphysique de l’être, si l’être n’est rien d’autre que la fonction d’identité ? Pourquoi peut-on attribuer une substantialité au concept d’être ? Horkheimer : Le langage se réduit à la désignation. Adorno : Mais peut-on encore reconnaître au concept d’être le poids ontologique sur lequel vous insistez tellement, si l’être n’est qu’un processus de subsomption sous ce qui était déjà là ? Horkheimer : Il me semble pourtant que quelque chose d’autre se cache encore dans cet être, à savoir le renvoi vers la chose, la chose naturelle. Quand je parle de l’être de l’espèce, du connu ou de ce qui est vieux, s’y cache alors la persistance de la nature éternelle dans laquelle tout doit rester comme avant. Adorno : Le logicien pourrait toutefois résoudre cela en dési­ gnant cet élément de l’être comme une pure fétichisation de la fonction d’identité et en l’excluant en conséquence. Horkheimer : Mais le chemin se fait en sens inverse : il n’y a pas d’abord la fonction d’identité qui serait ensuite fétichisée, il y a d’abord la croyance en l’être éternel ou substantiel, et ce n’est que dans la mesure où cette croyance se tient au fondement que

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la fonction d’identité peut se constituer. Ce n’est pas en raison d’une réalité effective qu’on invente les dieux, mais les dieux sont présupposés afin que le concept d’une réalité effective univoque puisse être durablement maintenu. Je ne mythologise pas l’être identique, mais je ne peux prendre la mesure de l’être identique qu’en revenant à ces processus. [497] Adorno : Constellation de la logique et du mythe : la logique est mythique. La pensée logique est la pensée prélogique. La contrainte du logos comme système est le moment contraignant de la nature auquel on est soumis. Ainsi, il y a d’une certaine manière deux interprétations possibles de la logique : 1) La copule ne signifie rien du tout : un blanc fonctionnel – les positivistes. 2) Par le fait qu’on le maintient à l’arrêt, le langage tombe sous la responsabilité de la nature aveugle. En arrachant cette chose singulière à la nature et en l’exposant comme un être pour soi, je la rejette pour ainsi dire dans la nature, au sens où je ne dis au fond rien d’autre que le fait que je la subsume précisément sous la nature. Horkheimer : Il me semble que dans ce monde, le langage rapporte tout à un ordre aussi mauvais que celui que représente le monde lui-même. Un meilleur langage ne semble être possible que dans un monde meilleur où, en revanche, il ne serait plus nécessaire. Vous pouvez argumenter par et dans le langage que le langage, en tant que tout, promeut quelque chose qui le dépasse. Adorno : Hegel dit que l’être, en tant que fonction, n’est vraiment rien, c’est comme dans le positivisme. Il en conclut que l’être est en même temps le riena. Or le fait que l’être n’est rien d’autre que ce processus de subsomption et qu’il n’a, par là même, aucune existence, n’ajoute-t-il pas au principe de subsomption – posé en lui-même – l’aiguillon qui le rend autre ? Horkheimer : En disant « ceci est ceci », on le nie à proprement parler déjà. « Il devient », et non plus : « il est ». La dialectique de l’être, du rien et du devenir occupe d’une certaine manière une place à part dans la dialectique hégélienne dans son ensemble. Hegel dit que la seule chose possible lorsque l’on subsume est que l’espèce soit une sorte de point de passage. Or la position de l’être, et son identification avec le rien, est bien plus abstraite que tout ce qui vient après.

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Adorno : Le début de la logique hégélienne dit simplement : être, être simple, sans aucune détermination ultérieure. Pas de phrase. Il expose la copule dans son caractère abstrait, sans la rapporter à un τόδε τι. Je ne crois pas que ce soit un hasard que Hegel commence avec « être ». La signification [de ce commencement] réside dans le détachement de l’être par rapport au τόδε τι. [498] Horkheimer : Le secret, la catégorie suprême pour lui et, au fond, pour toute la logique discursive, est l’être : la copule doit être subsumée sous elle-même. Adorno : C’est soit le rien, soit la nature, qui est hypostasié. Vous avez dit que ce serait un miracle qu’on puisse dire ou penser quelque chose qui ne relève pas du technico-administratif. Je dirais que le fait que ce « est » ne soit absolument rien réside uniquement dans le fait que l’être n’est rien d’autre que la subordination à quelque chose de déterminé, c’est-à-dire qu’il s’est tourné, d’une certaine manière, contre l’opération qu’on est en train d’accomplir. Que cette subsomption n’est rien, voilà qui se cache également dans la logique. Cet « être rien » de la subsomption signifie que toute identité singulière est rongée par une maladie. Hegel a compris justement que le concept d’être avec lequel on opère ici, cet être qui n’a pas de contenu, relève du rien ; que toute subsomption qui s’opère dans la finitude est fausse ou insuffisante. Horkheimer : Mais chez Hegel, il y a des corrections permanentes. Toute phrase isolée est incorrecte. Or le langage rentre pourtant dans ses droits, au sens où tout va bien à la fin. Si cela ne se passe pas ainsi, alors les phrases perdent leur sens. Adorno : Hegel est très malin lorsqu’il ne prétend pas à une quelconque existentialité au début de la Logique. En réalité, il fait de la phénoménologie ! Si, au début, il dit « être », cela signifie précisément la tentative de ne pas accorder le prédicat « être » à l’être lui-même. En un certain sens, on ne peut pas échapper à la logique discursive, mais en un autre sens, on peut toutefois la dépasser. Horkheimer : La réticence qu’on peut avoir à parler est liée à la réticence qu’on éprouve à l’égard de la pensée prédicative.

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[2. La logique génétique de Husserl. Nommer comme fonction originaire du langage] (13 octobre 1939) Horkheimer : La différence entre la logique formelle et la logique génétique semble être importante parce que la logique génétique constitue la tentative d’introduire de la dialectique [dans la logique]. Pour Husserl, le « génétique », le « transcendantal » ainsi que la phénoménologie génétique signifient presque la même chose. L’erreur de la logique génétique est qu’il [Husserl] essaie de fonder la constitution de quelque chose comme un jugement dans le sujet fictif. Adorno : Le choix de ce sujet transcendantal est en un sens tout aussi peu fondé que la logique formelle elle-même. C’est par peur de l’empirie, au sein de laquelle le caractère de la vérité peut se perdre, qu’il le rend si abstrait. Horkheimer : Chez lui, la logique génétique est identique à la psychologie essentielle de la conscience. Adorno : La tentative de Husserl qui vise à fonder de manière transcendantale la logique formelle revient à une tautologie : penser est penser. Au premier sens : théorie. Au second sens : penser en tant qu’accomplissement d’actes de penser rapportés à un sujet abstrait, l’égo transcendantal… Cons­titution de la théorie dans le sujet. Horkheimer : L’idéal est purement kantien. La psychologie génétique désigne la fonction sans laquelle les structures concernées ne pourraient pas être produites. Adorno : Il faut quand même dire que la tentative de fonder l’un sur l’autre a quelque chose d’absurde. Horkheimer : Nous ne voulons pas procéder ainsi. Le rapport au sujet ne nous intéresse pas tant. Nous voulons peut-être remonter aux premières Recherches logiques. Adorno : On peut pousser la critique de Husserl jusqu’au point où on perçoit que le sujet constitutif. ???b

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[500] Le formalisme à travers lequel il tente de fonder le forma­ lisme logique véhicule des présupposés déterminés du point de vue du contenu. Ce qu’il a fait, c’est tenter de pousser jusqu’au bout la position de l’idéalisme. Nous pourrions déterminer ici les points où l’idéalisme se retourne. Horkheimer : Qu’est-ce qu’il fait là par exemple ? Il parle du sujet au sens logique comme quelque chose qui, identifiant, dans le processus d’une série de performances…c Voilà qui suppose compris quelque chose dont la compréhension n’est censée être générée que par cette construction génétique elle-même. Adorno : C’est en cela que consiste toute l’intuition catégorielle. Husserl : le moment d’auto-aliénation. Il n’a jamais compris cette idée. En ce point, il reste en-deçà de l’idéalisme avancé. Horkheimer : Dans un premier temps, je voulais justement réduire… Adorno : Il dit que tout jugement contient en lui, selon son sens, sa propre genèse. Horkheimer : C’est bien ce que Kant a fait dans la déduction transcendantale. De la pure philosophie transcendantale… Adorno : … dont on a abstrait le moment de la spontanéité. Horkheimer : Il revient toutefois dans des performances comme l’identification. Adorno : Husserl prend plus tard une certaine coloration heideggerienne, il reprend les expressions pseudo-concrètes de Heidegger. Horkheimer : Dans l’intuition catégorielle, rien ne relève plus de la spontanéité… Avec cela, nous ne pouvons rien faire. Je reviens au problème : il faut concevoir le sens de la performance linguistique non en retraçant sa constitution mais en examinant le fait « linguistique » : en posant la question de savoir ce que signifie le fait que je puisse simplement dire quelque chose. On ne peut jamais déterminer cela qu’en référence au présent. On ne peut pas déterminer de cette façon ce qu’une forme linguistique déterminée signifie abstraction faite du présent. Pour autant qu’il est scientifique ou politique, le langage désigne dans le présent ce qui procède à des classifications et à des fixations ; je voudrais signaler que c’est cette performance linguistique scientifique dont nous ne pouvons pas sortir.

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[501] Adorno : Nous devrions faire entrer dans ce débat la question du rapport entre expérience et théorie. Les choses que nous faisons sont nourries de deux sources : 1) La source qu’est la progression dans la formation de la théorie dialectique. 2) L’expérience que nous faisons. La communication entre ces deux idées est essentielle pour notre méthode. Horkheimer  : À quel point la théorie dialectique est-elle encore de la « théorie » ? Si nous disons théorie, c’est déjà faux. La théorie, c’est de la déduction à partir de principes fixes. Dans toute l’Amérique, on comprend toujours la théorie économique, et en général la théorie dialectico-matérialiste ainsi : on déduit de l’économique. Tout cela a quelque chose de fétichiste… Le seul progrès depuis notre dernière discussion : le fait de parler, au sens où nous pouvons l’entendre aujourd’hui, est probablement toujours critique. Il semble que le langage ne puisse désigner que quelque chose de fixe. En le désignant, il le juge en même temps. Adorno : Le langage s’oppose diamétralement au mythe. Dans l’affirmation du langage se cache en même temps la négativité de ce qui est exclu par lui. Horkheimer : Ainsi, ce qu’on peut nommer par le langage se trouverait déjà attaqué. Si je dis « ceci est ceci », alors aucune concordance pour ainsi dire [complète]5 ne réside nécessairement dans ce jugement. Löwenthal : L’être, c’est l’être. Adorno et Horkheimer : Non. Adorno : C’est seulement une fois nommé qu’on a cette impression : « L’être, c’est l’être ». Dans la création linguistique se cache autre chose, à savoir qu’être n’est pas être, qu’il est arrêté en vue de ce qui, finalement, apparaît dans le langage et qu’il est par là même transformé en un sens précis. Le langage est là afin d’ôter aux choses, au moment où on les nomme, leur caractère effrayant, leur pouvoir. Horkheimer : Je crois qu’on peut précisément inverser cela. …

5. [Le tapuscrit est à cet endroit déchiré. L’éditeur a reconstitué le mot manquant en comptant les lettres.]

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Löwenthal et Adorno : La magie ainsi que l’anti-magie sont des fonctions du langage. Horkheimer : Entre nominalisme et réalisme… Le nominalisme devrait compléter le réalisme au sens où il est immanent au langage que l’homme qui parle sache nécessairement qu’il y a quelque chose d’humain qui, par le langage, est arrivé aux choses. Toutes les fonctions linguistiques n’ont pas pour conséquence de remplir cette fonction ontologique brutale (?d). Dans la nomination, on ne conçoit pas nécessairement le nom comme étant identique à la chose. …

Dans son sens, le langage contient toujours quelque chose de la tension entre sujet et objet. C’est seulement par là que la dialectique devient possible. Horkheimer : Nominalisme et réalisme sont l’un et l’autre non-vrais de la même manière. Le réalisme croit que le langage touche toujours de manière exacte. Le nominalisme croit qu’il ne touche jamais. Ce qui est correct se trouve au milieu.6 Je ne vois pas en quoi cela pourrait nous avancer beaucoup. Il faudrait sinon concevoir la théorie elle-même à partir du sens de la fonction synthétique qui est opératoire dans le langage. Elle est anti-idéaliste au sens où elle constitue une relation entre les hommes qui n’aboutit jamais vraiment. …

Étiqueter quelque chose ne signifie pas : « ceci est ceci », mais « par là même j’ai mis quelque chose7 hors-jeu ». Voilà ce que Hegel entend par « négation positive ». Adorno : C’est bien cela que j’ai essayé de désigner par le moment de la steresise. Horkheimer : Par là, on ne dépasse pas la logique discursive. 6. [«  Ce qui est correct se trouve au milieu.  » Ajout manuscrit de Max Horkheimer.] 7. [« quelque chose » est une correction manuscrite de Horkheimer ; à l’origine : « erreurs ».]

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Adorno : Nous sommes d’accord. Discussion sur le concept de steresis. Adorno croit que lorsqu’il détermine une chose, l’abstraction de tout ce que cette chose n’est pas se cache dans cette opération. Horkheimer : Je pensais que vous visiez par là la fonction kantienne de la distinction. Il est possible que nous parlions exactement de la même chose : critiquer signifie distinguer. Adorno  : Quand j’énonce quelque chose, je distingue, puisqu’en le faisant, je dis que « x » est ceci et pas cela. [503] Löwenthal : Subsomption. Adorno : Je ne vois pas pourquoi je devrais opposer l’acte de la subsomption à l’acte de la nomination. Horkheimer : J’avais d’abord cette idée hégélienne selon laquelle je ne peux dire « ceci est une chose quelconque » sans que le processus de pensée ne doive aller plus loin, car cet énoncé n’est qu’une affirmation isolée qui n’est pas le tout. Le moment du provisoire : 1) il n’est pas le tout ; 2) il est subjectif. Ce n’est pas encore la formulation correcte. Adorno : Je dirais ici que l’énoncé selon lequel c’est quelque chose de provisoire relève de la psychologie… Horkheimer : Dans tout énoncé se trouve une contradiction, puisqu’un être singulier s’y voit mis en équivalence avec une espèce. Adorno : Tâche : le sens de la fonction du jugement. Si nous disons « ceci est une table », c’est dans le « ceci » que se cache toute la fonction synthétique que nous voulons expliquer. Elle se cache déjà dans la fonction du sens. Il faut analyser la composition organique du langage lui-même. Horkheimer : Kant dit que c’est la même chose. Suit une discussion sur Kant. Horkheimer : Au fond, on peut comprendre les jugements à partir du simple signifier. On ne peut comprendre la prédication déployée qu’à partir de la simple nomination. La simple nomination est la fonction originaire de ce qui est développé ensuite plus avant dans tous les jugements. Tout le problème réside dans la nomination. Les énoncés ultérieurs, plus différenciés, ne sont rien d’autre qu’une nomination différenciée. Kant l’avait déjà vu. Le problème, dans son ensemble, réside dans le fait que j’épingle une perception.

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Adorno : Alors c’est un problème spirituel. Horkheimer : Si nous imaginons un homme primitif, qu’est-ce au fond que la prononciation d’un nom ? Rien d’autre qu’un acte de reconnaissance. C’est quelque chose de connu. Là où le langage entre en scène, c’est une remémoration. Adorno : Dans la Bible, Adam donne des noms aux êtres. Horkheimer : Oui, mais c’était au paradis, c’est-à-dire avant la chute. [504] Adorno : Si Adam était un homme primitif, lorsqu’il a nommé chien le premier chien, ne l’a-t-il pas alors reconnu comme chien ? Horkheimer : Cela ne me regarde pas en l’occurrence. Adorno : Qu’est-ce qu’il a fait réellement ? Horkheimer  : C’est précisément ce qu’on ne peut se représenter : qu’il ait donné des noms aux choses. C’est cela que le langage ne fait pas. Adorno : Si Adam nomme le chien « chien », alors à partir de ce moment-là, il est un chien. Horkheimer : Adam n’avait pas encore de langage ; car il était seul. Cela n’a été du langage qu’au moment où il a indiqué l’arbre en disant « arbre » et où Ève l’a ensuite répété. Pour qu’il y ait langage, il faut être deux. …

Adorno  : La plupart des activités intellectuelles tendent aujourd’hui à abrutir les hommes. Horkheimer : L’interdiction de prononcer le nom de Dieu signifie véritablement qu’en prononçant ce nom, les hommes s’arrogent un pouvoir qu’ils n’ont pas. Adorno : C’est la limite qui est imposée à la logique extensive. Horkheimer : En étant nommées, les choses ne perdent pas seulement leur caractère effrayant mais elles en acquièrent un nouveau. Le nom peut être effroyable, détruire un homme. Adorno : N’est-ce pas lié à la question de la confrontation entre la nature et la société ? Avec la nomination, les objets perdent le caractère effrayant qui leur revient en tant qu’objets de la nature et acquièrent le caractère effrayant de l’objet social. Si quelqu’un a

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un cancer, ce qui effraie les gens est moins le phénomène naturel « cancer » que le phénomène social. Horkheimer : La nomination de sa disparition de par sa subsomption sous une catégorie médicale est un moyen à travers lequel les vivants referment le cercle interrompu par cet événement. On claque pour ainsi dire le couvercle du cercueil. Adorno : La même chose vaut pour la « guerre ». L’effroi est subsumé sous une catégorie juridique. Horkheimer : Ce qui nous semble tellement horrible en cela, c’est que cette nomination linguistique clôt un processus de pensée qui ne devrait pas être clos ainsi. [505] [3. Le noyau temporel de la vérité. Expérience et utopie dans la théorie dialectique] (18 octobre 1939) Sont discutés les différents thèmes qui pourraient devenir, le cas échéant, l’objet de futurs grands travaux. 1) Les questions de la mythologie et de la logique moderne. (Tous les dieux des Grecs proviennent de noms sacrés.) 2) La logique extensive comme ce qui préfigure la limitation du monde à ce qui est. (Dans quelle mesure le fait d’opérer avec des concepts prédonnés est-il déjà de la philosophie de l’identité ?) 3) Le lien entre la philosophie de l’identité et la logique discursive. (Question de la possibilité d’une dialectique non-identique.) 4) Dans quelle mesure la vérité est-elle liée à la forme linguistique ? (Adorno : Vieux sujet de Benjamin, cf. la préface du livre sur le baroque8, ne relève pas d’intentions. Horkheimer  : Il se pourrait pourtant que la vérité ne soit jamais quelque chose qui n’est pas dans la pensée. 8. [Cf. Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, in : Gesammelte Schriften, t. I.1. Traduction française : Origine du drame baroque allemand, trad. par S. Muller, Paris, Flammarion 1985.] 97

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Adorno : Je crois qu’il n’y a pas de vérité hors de la relation [Relation] à la pensée. Horkheimer : Dans la théologie, la vérité est identique au logos ; depuis quelques centaines d’années, il n’y a qu’une phrase qui puisse être vraie.) Nouvelle approche, sans tenir compte des autres thèmes. Horkheimer : La philosophie de la vie est toujours fausse, une philosophie de la mort serait plus correcte. Si je désigne quelque chose comme existant, alors j’éteins secrètement par là même le temps, je prétends subrepticement à l’éternel. Mais le temps a son pouvoir. Ce qui a existé disparaît. Cela ne serait pas tellement grave si la conscience qui a disparu pouvait du moins être retenue. Mais cette représentation, elle aussi, est éphémère. Dès qu’on fait intervenir le temps, la non-vérité de tout jugement d’existence éclate au grand jour : tout est oublié, rien ne reste. Je trouve qu’un optimisme considérable se cache dans la négation positive de Hegel. [506] Quelque chose est nié, qui est au fond trop abstrait ; en réalité, on parvient à la fin au Néantf. Adorno : C’est une question théologique. Horkheimer : Nous devons nous décider : soit l’historisme a raison et il n’y a de vérité que pour un temps déterminé ; soit la vérité doit être rapportée à quelque chose d’éternel qui ne tombe pas dans le domaine de la disparition. Adorno se réfère à Karl Kraus. Adorno pense que l’erreur de Kraus consiste dans le fait que son concept de langage est trop peu théologique. En ce point, nous devons nous faire les compagnons de route de la grande théologie juive, contre le fétichisme. Horkheimer : Vous vous comportez de la manière suivante : vous êtes vraiment contre les fétiches et vous les démolissez constamment, mais vous le faites de telle sorte que, certes, vous ne vous prononcez pas sur l’objet positif de la théologie négative, mais vous ne laissez aucun doute quant au fait qu’il existe. Kraus pourrait vous objecter que pour sa part, il va plus loin. Si la philosophie doit avoir un sens, elle devrait commencer là où vous vous tenez sur la réserve. Mais dès qu’on ouvre la bouche, on fétichise. Pour ce qui concerne l’essentiel, je crois que ces nominalistes détestables ont davantage

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raison que les réalistes, qui sont pourtant bien plus sympathiques, quant au fait que le langage ne touche rien. Adorno : Si le positivisme était désespéré, il serait la vérité. Horkheimer : C’est précisément dans la nuance entre le désespéré et le cynique que se loge l’essentiel. Adorno : Vous avez caractérisé de manière très exacte deux moments dans ma pensée : d’une part, je suis au fond convaincu du fait que les positivistes n’ont pas raison ; s’ils avaient raison, le monde serait l’enfer. Mais d’autre part, je n’ai, moi non plus, aucune doctrine secrète. Je crois toutefois que la manière de regarder qui est la mienne trouve à même les choses le reflet de cette source de lumière qui ne peut pas être l’objet des intentions ou des pensées. Horkheimer : Peut-on vraiment se tirer d’affaire avec des telles formulations ? Ma difficulté est la suivante : je parviens toujours à atteindre exactement le point que nous atteignons maintenant, à savoir le désespoir objectif. En quoi le désespoir objectif et le désespoir subjectif se distinguent-ils ? [507] Je persiste : mon désespoir est une affaire psychologique, sinon je serais obligé d’objectiver l’espoir. Adorno : Le moment de l’objectivation de l’espoir se trouve également dans Marx. Horkheimer : En ce point, le sociologique est aussi mauvais que le psychologique. Adorno : Je dirais que c’est l’espoir visant l’utopie. Que je sois influencé par certaines pensées métaphysiques et que vous ayez liquidé tout l’héritage positiviste du marxisme : cela ne relève pas du hasard. Cela est dû au fait que nous ressentons de manière obscure le caractère misérable d’une connaissance dans laquelle l’élément des « traces » n’est pas contenu. Le sceau confirmant l’authenticité de toute connaissance est le reflet de la possibilité en elle. C’est en cela que consiste mon expérience philosophique fondamentale et en cela que consiste le moteur critique chez vous. Le critère du langage dépasse cela. Horkheimer : On pourrait déterminer nos différences linguistiques de la façon suivante : chez vous, en de multiples endroits, apparaît quelque chose qui relève du sacerdoce, chez moi quelque chose qui relève du confort de la simplification. Si nous en avions tous les

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deux une conscience plus exacte, nous pourrions procéder de manière plus rigoureuse. Adorno : C’est au fond la critique du langage qui décide de la vérité de la métaphysique. Je crois qu’il y a une sorte de connais­ sance bien déterminée qui a une telle force de frappe que sa singularisation contient déjà la possibilité du tout. C’est le concret fragmenté. Horkheimer : Les concepts de tout et de partie ne sont plus de service non plus. Il s’ensuit une discussion sur la remarque qu’Adorno a faite à propos de l’effet du petit tambour dans le Cahier bleu9. Horkheimer : Cette phrase a la forme d’une analogie. J’ai le soupçon que toutes les connaissances que vous avez en vue sont des analogies. C’est la forme de pensée petite-bourgeoise qui si­gnifie toujours quelque chose. Adorno : L’analogie ne joue aucun rôle essentiel ici [508], la phrase appartient à un contexte théorique. Il s’agit de comprendre le langage de la musique à la manière dont Siegfried comprend le langage des oiseaux. Horkheimer : Peu importe ce que vous dites, vous l’accompagnez toujours de clins d’œil signalant que vous en savez plus. Adorno : C’est la seule chose qui reste de la théologie : le clin d’œil des augures. – Je reprocherais à votre prose qu’elle contient un moment où elle est d’accord avec ce qui est. Votre prose est endessous des expériences que vous voulez communiquer, la mienne est au-dessus de ce que je peux communiquer. Horkheimer : Chez nous deux, la forme et le contenu sont un peu dépareillés. Chez vous, on a l’impression qu’aucun centre lumineux n’est présent. Cela tient probablement au fait qu’un certain occasionalisme habite la formulation « reflet ». Tout est bon pour y relier les choses les plus importantes. 9. [« Petit tambour : trois petits coups rapides d’un seul instrument éveillent le sentiment d’une foule éloignée en marche. Ainsi on rappelle que toute musique, même celle qui est la plus solitaire, s’adresse à la multitude dont elle conserve le geste. » (Adorno, « Motive », in : Gesammelte Schriften, t. XVI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp 1978, p. 280 sq.).]

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Adorno : Les distinctions entre l’important et ce qui est sans importance, qui nous sont prescrites, doivent être mises entre parenthèses. Horkheimer : À la rigueur, vous seriez capable de communiquer la phrase sur le petit tambour avec la même intensité qu’une connaissance très décisive. Adorno : Mon instinct me dit que la connaissance qui y est exprimée est très importante. Horkheimer : Je voudrais bien définir cela d’une façon plus claire que par l’instinct. Adorno : Vous me soupçonnez d’irrationalisme. Horkheimer : Je crois que ce que vous appelez « instinct » remonte à des expériences décisives. Adorno : La valeur d’une connaissance dépend essentiellement de la profondeur ainsi que de la densité qui s’y sont cristallisées. Benjamin dit que la plus petite cellule vaut le reste du monde tout entier10. Problème de la théorie et de l’expérience. Aujourd’hui, vous êtes aussi méfiant à l’égard de la théorie achevée, mais autrefois vous avez exigé [509] que toute connaissance prouve qu’elle a droit de cité au sein du tout de la théorie. Moi, au lieu de cela, j’exige la densité de l’expérience. Toute connaissance singulière qui manque de construction est sans intérêt. Quelle est la relation entre des expériences véritables et une théorie véritable ? Les connaissances singulières ne doivent pas être aveugles. Dans la théorie, tout doit se trouver à égale distance du centre. Horkheimer : Comme dans le Manifeste du parti communiste, alors. Les phrases représentent des expériences. Nous devrions tenter de faire un texte avec ce genre de tendances… Les expérien­ces décisives auxquelles vous faites également toujours référence ont 10. [Cf. la formulation suivante d’Adorno sur Benjamin : « Pour lui, l’imagination philosophique, c’est la capacité d’« interpoler dans le plus petit détail » et une cellule de la réalité observée pèse autant à ses yeux – une formulation personnelle, là aussi – que tout le reste du monde. » (« Introduction aux « Écrits » de Benjamin », in : Adorno, Gesammelte Schriften, t. XI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp 1974, p. 570. Traduction française in : Notes sur la littérature, Paris, Flammarion 1984, p. 400.).]

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certainement été faites dans l’enfance. L’enfant, face à la mère, a toujours le droit à un bonheur absolu. Adorno : Cela est lié à la question de l’enfant unique. Tout dépend de la reconstruction de l’enfance. Référence au passage sur Schönberg dans l’article sur le fétichisme11. Toute la puissance par laquelle nous parvenons à dépasser la régression dépend de la profondeur avec laquelle nous pénétrons cette couche. Nous ne renonçons pas. Horkheimer : Nous ne sommes pas désillusionnés et ne lâchons pas la possibilité. Votre « reflet » est lié à l’expérience de la possibilité, du bonheur. Or, comment doit-on alors se comporter face au reproche selon lequel il s’agirait de subjectivisme psychologique ? La structure catégorielle au sein de laquelle un énoncé de ce genre est condamné comme subjectif n’est pas une structure catégorielle différente de celle qui porte l’énoncé. C’est par là qu’on peut invalider ce reproche. La deuxième position n’est en aucune manière supérieure à la première. Tout le positivisme se réfère nécessairement au physicalisme. Ainsi on ne peut faire d’expérience du tout. Il faudrait montrer un jour que les expériences dont nous imaginons que même un Martien pourrait les partager avec nous ne sont nullement plus objectives que celle que nous faisons seuls et uniquement pour nous. Adorno essaie de justifier la phrase avec le petit tambour : ce qu’on reproche, analytiquement, à ma connaissance, c’est sa naïveté. Mais cette position n’est-elle pas déjà l’aveu qu’on ne croit pas au bonheur ? Ma naïveté n’est-elle pas une forme de connaissance supérieure à la forme non naïve de l’analyse ? [510] Horkheimer : Ce n’est pas que j’aie abandonné l’exigence de bonheur, mais je ne crois pas au bonheur. Celui qui croit vraiment au bonheur est naïf, dans le mauvais sens du terme. Adorno : Il faut que nous soyons à la fois beaucoup plus naïfs et beaucoup moins.

11. [Th. W. Adorno, « Über den Fetischcharakter in der Musik und die Regression des Hörens », in : Zeitschrift für Sozialforschung, VII, 1938, pp. 321 sq. Traduction française : Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, trad. par C. David, Paris, Allia 2007.]

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[4] Concernant la question de la domination de la nature [en l’homme] (23 octobre 1939) Adorno : Trouve-t-on chez Marx l’expression « domination de la nature » ? Horkheimer : Non, confrontation de l’homme avec la nature. – Le fait que les interdits que la classe dominante impose aux dominés sont rendus tabous chez les dominés est une loi de la révolution dans la société de classes. Promiscuité de l’aristocratie : les femmes bourgeoises devaient être abstinentes. Adorno : La classe prolétarienne est celle sur laquelle pèsent des renoncements considérables. Elle ne peut en venir à bout qu’en faisant siennes ces tendances. Les prolétaires ne peuvent pas ne pas développer en eux-mêmes un mécanisme de censure bourgeois. Horkheimer : Cette domination de soi-même n’est-elle pas également une sorte de domination de la nature ? Adorno : La domination de la nature a deux côtés : la technique et le fait de [se dominer]12 soi-même. Y a-t-il un sens à parler d’une abolition des contradictions dans le communisme ? Le concept de « non-contradictoire » ne cache-t-il pas la domination de la nature ? Une société sans contradictions serait une société dans laquelle toutes les pulsions partielles seraient unifiées dans la génitalité. L’élimination des contradictions sociales s’exprimerait de la manière suivante : la société sans classes serait une société issue d’un principe, au sens d’un système déductif. Ce moment de l’unité sans contradictions ne se base-t-il pas lui-même sur l’oppression ? N’y a-t-il pas nécessairement autant d’oppression que d’absence de contradiction ? – Le concept de bonheur est un concept obtenu à partir de la société de classes elle-même. Même le concept psychanalytique est centraliste. Serait heureux, pour Freud, [511] un homme chez qui

12. [Le tapuscrit dit : maîtrise (Beherrschung) et non domination (Herrschaft).]

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le développement sexuel se fait de telle sorte que toutes les pulsions partielles se laissent subsumer sous le primat de la pulsion génitale. La sexualité génitale n’est-elle pas un appauvrissement terrible par rapport aux possibilités d’expérience ? Horkheimer : Marx dirait que dans la société communiste les hommes pourraient faire ce qu’ils veulent. Adorno  : Ce que les hommes veulent n’est pas une instance dernière ; car « ce qu’ils veulent » peut être lui-même le résultat de la société de classes. Horkheimer : Le génital n’est pas simple domination. Adorno : Les pulsions partielles font valoir quelque chose de juste face à la génitalité. Horkheimer  : Qu’est-ce que vous entendez ici par «  le génital » ? Freud désigne par là le coït normal. Je défendrais un concept plus large du génital : on pourrait, par exemple, appeler « génital » tout ce par quoi les hommes accèdent au plaisir, peu importe de quelle manière. Adorno : Mais le plaisir ne devrait pas nécessairement aboutir à une satisfaction des organes sexuels. Je crois que le plaisir préliminaire est plus que la jouissance. Horkheimer : Chez Freud, le concept global est celui de libido. Adorno : Il y a une certaine indigence chez Freud ; tout revient toujours au complexe d’Œdipe. C’est comme si cela était lié à la génitalité (la question de l’ordre des générations). Il serait toutefois important de prendre au sérieux le contenu manifeste du rêve au même titre que la pensée latente du rêve. La teneur sociale décisive réside précisément dans ce qui est manifeste. – Je crois que l’idéal du caractère génital est très mauvais. Son représentant typique est Siegfried, que le jeune Wagner conçoit comme prolétaire. La fausseté du bonheur qui peut être atteint dans la société bourgeoise est étroitement liée à cela. Horkheimer : Les hommes ne peuvent imaginer leur bonheur autrement que sous la forme du « toujours la même chose » ; c’est la mort. Ce qui serait important, ce serait qu’on se débarrasse de la mort. Adorno : Nous essayons de formuler quelque chose dont nous savons qu’on ne peut le formuler –

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[512] La question de la suppression de la mort et la question de l’opposition entre pulsion de mort et pulsion génitale sont étroitement liées. Horkheimer : En guise de médiation : se réjouir de la douleur. Mourir peut être à tel point le désir de deux amants que le coït semble banal à côté. La liberté consisterait à ne plus jouer le jeu. Adorno : Les utopies des hommes sont très modestes. [5. Aspects de la théorie politique. Esquisse du « manifeste » (I)] (25 octobre 1939) On essaie de fixer certains points pour le schéma du « Manifeste ». 1) Actualité du marxisme. 2) Orientation dans cette situation. La confusion ne provient pas du fait que le monde est devenu incompréhensible, mais du fait que le monde s’est entouré d’un tel brouillard. À la surface, les hommes ont affaire aux plus terribles contradictions. 3) Chaque phrase singulière doit énoncer quelque chose que chacun a déjà pensé par lui-même. Adorno : En outre chaque phrase fait voler en éclats la façade. Horkheimer : L’opacité, n’est-ce pas une façade ? Adorno : Toute cette affaire doit se faire sur le ton du « Haut les cœurs ! ». Horkheimer : Au fond, les choses sont aujourd’hui plus fa­ciles que sous le libéralisme. Adorno : La complexité n’est qu’un voile qui a pour but de cacher la simplicité. 4) Le savoir portant sur des rapports singuliers compliqués est une des astuces les plus importantes par lesquelles on sabote la connaissance effective. Les faits se sont aujourd’hui tendanciellement transformés en voiles cachant la réalité. Dès qu’on évoque un fait dans une conversation, tout le monde

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réagit avec un [513] silence pénétré13. Tout ce qu’on attend est que quelqu’un vienne et explique comment il faut faire. La foi dans les faits a encore un autre côté : la réceptivité à l’égard d’interprétations étrangères s’installe à la place de la réflexion propre. En outre, la chose suivante se cache aussi derrière la foi dans les faits [Fakten] : ce que quelqu’un pense, cela pourrait également être autre chose, mais les faits, voilà quelque chose de solide. La réception d’une pensée ne prend plus la forme d’une controverse objective mais prend celle de l’enregistrement du fait. Horkheimer : L’idéologie bourgeoise n’exige nullement qu’on dise la vérité sur les hommes, elle n’exige que le maintien de certains tabous. 5) La situation politique. 6) La question de la théorie politique. 7) En rapport avec 6) certaines choses philosophiques, des questions concernant la culture et la science. Parmi les Allemands, il y a encore des idoles à faire tomber : Einstein et Thomas Mann14. La culture ne consiste déjà plus dans un savoir sur les questions économiques ou sur les arrière-plans de Chamberlain ; et pas non plus dans le plaisir érotique raffiné ou dans le dernier Husserl. La culture, c’est le peu de choses qui reste lorsqu’on ne veut plus jouer le jeu, lorsqu’on essaie de sortir la tête de l’eau. 8) Le programme politique. Les prolétaires allemands ont la tâche de renverser leur gouvernement et les prolétaires français ont la tâche de faire la même chose avec le leur, mais dans les deux cas le but n’est pas le même. Pour les Français, il s’agit de mener la guerre contre l’Allemagne, car le gouvernement actuel est l’allié secret de l’Allemagne. C’est la tâche de tous les prolétaires de supprimer les obstacles qui s’opposent à un ordre rationnel du monde. Le meilleur moyen pour y parvenir est la guerre avec l’Allemagne. Mais dans la bouche 13. [Ce paragraphe (« Dès qu’on évoque… ») est inséré dans le tapuscrit entre le point 7 et le point 8.] 14. [Le paragraphe « Parmi les Allemands … tête de l’eau », comme explicitation du point 7, est inséré dans le tapuscrit entre le point 13 et le point 14.]

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de tous les pays occidentaux, ce mot d’ordre relève du mensonge. Il faut laisser de côté la Russie jusqu’au moment où l’on a des conditions rationnelles dans son propre pays [514], afin d’imposer, éventuellement par la violence, également une meilleure société en Russie. Ces choses-là sont vraiment très simples. Il faudrait dire : « Dans les vingt dernières années, on vous a rebattu les oreilles de ce que vous ne vouliez pas croire en 1918 et qui est encore moins vrai aujourd’hui, à savoir que le monde n’est pas mûr pour le socialisme. » Ni maintenant ni dans cent ans. Adorno : Vous êtes alors d’avis que les rapports de pouvoir actuels ne devraient pas être pris en compte au niveau des objectifs politiques ? Horkheimer : Avant la révolution, on a toujours l’impression que ce serait parfaitement impossible et fou. Adorno : Il faudrait montrer de quelle manière le prolétariat peut tendanciellement imposer une exigence de ce genre. Horkheimer : Je ne dirais pas qu’il faut poser cela comme objectif. Ce serait du sectarisme. Je voulais seulement dire, eu égard à la complexité évoquée tout à l’heure, que c’est particulièrement simple d’exposer ce que le prolétariat aurait à faire. La perspective est la suivante : si le monde n’était pas complètement aveuglé, alors le prolétariat pourrait immédiatement mener à bien cette affaire. Adorno : Peut-être les raisons pour lesquelles les prolétaires ne le font pas se trouvent-elles vraiment dans la sphère culturelle. (La culture se dissout dans la publicité.) Nous devons rester en dehors, nous ne devons pas nous identifier avec le prolétariat. 9) Critique du prolétariat. 10) Anthropologie. La question de la société de chômeurs ; les transformations que les hommes ont subies. Dissolution de l’homme ; dépérissement des intellectuels. 11) Concept de raison. La société sans classes dans un sens critique. 12) En quel sens il n’y a plus de bonheur dans cette société et en quel sens l’image du bonheur se trouve déformée du fait qu’elle s’oriente selon cette société.

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L’utopie est la critique de l’existant. Dès qu’on critique l’existant, on vous explique : « Vous demandez trop ». 13) Socialisme et administration. Manipulation et spontanéité. [515] 14) Socialisme et domination de la nature. La question de l’anarchie. L’ennemi se trouve à l’intérieur des murs. Horkheimer : L’éternelle recherche du coupable est liée à la logique. Adorno évoque le livre issu du Project g : une statistique de Manhattan. Une tentative virtuelle d’organiser le monde sous forme de prison. Horkheimer : Dès qu’on critique quelque chose, quelqu’un vient et pose la question « Mais qu’est-ce que tu veux exactement ? ». Adorno : Au fond, tout un chacun doit savoir que le monde est aujourd’hui l’enfer. Horkheimer : Le savoir libérateur n’est séparé des hommes que par une cloison très fine. Si nous attaquons les statistiques, on nous explique que ce sont les moyens par le truchement desquels on pourra, plus tard, tout faire mieux. Nous ne pestons pas contre les moyens, mais une application rationnelle de ces moyens serait déjà largement possible dans cette société, alors que l’évolution actuelle est tout simplement funeste. Adorno : Mais qu’est-ce que les hommes feront plus tard avec leur temps libre : que du sport ? [6.] Discussion sur les concepts universels. (8 novembre [1939]15) Horkheimer : Les concepts platoniciens ne sont fondamentale­ ment rien d’autre que des explicitations du bien, de la justice. Nous croyons qu’une universalité humaine, que l’homme comme être universel, réside dans l’avenir mais n’est pas encore une réalité.

15. [Version dactylographiée : 1938.]

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Universalité et norme sont liées. Dans les concepts universels se cache la croyance naïve selon laquelle la norme serait déjà effective. Même Marx a cette idée que tout se passe comme cela doit se passer. Toute la logique, telle que nous la connaissons, est ainsi : les structures formalistes sont, d’un point de vue objectif, premières. Tout ce qui est universel est accepté par et dans la pensée – y compris dans la pensée nominaliste – comme a priori. [516] Adorno : Tout revient à la question de savoir ce qui est premier. Ce qui importe est de constituer la philosophie ultime et non la philosophie première. Ce qui est le premier chez les réalistes et les nominalistes importe finalement peu. Horkheimer : Mais nous opérons, nous aussi, avec le concept d’universel. La première chose qui s’impose ici est le concept de puissance. On pourrait choisir la mauvaise échappatoire et dire que l’universel chez nous n’est qu’en puissance. Or, nous n’en parlons pas non plus dans le sens de la potentialité. Dans toute la philo­ sophie, l’universel a été ce qui est objectivé. Adorno : Le positivisme dirait : l’universel est un moyen de communication. Horkheimer : Le positivisme ne dirait certes pas que l’homme est universel, mais que le vécu ou la sensation le sont bien. Adorno : Il ferait recours à la langue vernaculaire. Horkheimer : Ce qui s’exprime ici est le fait que l’universel et le particulier, tels que les établit la doctrine hégélienne des concepts de réflexion, sont intenables. Adorno : L’universel et le particulier ne forment pas une opposition fixe ; c’est le schéma de l’abstraction qui crée cette appa­rence. Ces concepts sont eux-mêmes des abstractions par rapport aux enchevêtrements de la réalité ; dans les faits, c’est le tout, le complexe des processus réels qui décide de la dignité de ces concepts. On peut adopter les positions suivantes à l’égard du concept d’universel : d’un côté, il y a la position ontologique, fétichiste. Des concepts qui ont été déduits de l’état enchevêtré du monde se voient hypostasiés et transfigurés de manière magique. De l’autre côté, il y a le particulier : le concept universel n’est que la synthèse abstraite des données [Daten] particulières. Le concept de particulier qui se trouve au fondement de cette position est déjà

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une abstraction. Dans le processus social, il n’y a rien de particulier au sens rigoureux du terme. On ne peut pas réduire l’universel au particulier, il est plus qu’un simple schéma de représentation de ce dernier. Jusqu’ici c’est du bon vieux Hegel, sans aucune catégorie d’identité. Horkheimer : Nos deux expositions souffrent d’un commun défaut : en quel sens la question de l’universel ou du particulier est-elle posée ici ? [517] Adorno : Saint Paul16 dirait que nous interrompons le processus de pensée en certains points et que nous ne réfléchissons pas sur l’essence de la vérité mais seulement sur certains processus d’oppression. Horkheimer : Notre véritable opposition à saint Paul n’est quand même pas une opposition entre universel et particulier. Si l’on nous demande « qu’en est-il alors de la liberté ? », nous avons le sentiment que cette question n’a pas de sens. Saint Paul pose la question parce qu’il est en manque d’assurance et en quête de sécurité. Il ne croit plus en Dieu avec ses divers commandements. La question « qu’est-ce qui est ? » s’installe à la place de Dieu. Si l’on sait cela, on saura ce qu’on a à faire. Notre refus de croire en des concepts universels éveille leur colère : sans eux, on serait désorienté et il n’y aurait plus de morale. Ce qu’on nous reproche, c’est du relativisme. Nous dirions que les concepts de relativisme et de non-relativisme sont liés à des représentations de commandements selon lesquels il faut agir. Adorno : Le relativisme trouve toujours son origine dans le fait d’en demander beaucoup. Lorsqu’on découvre que cela ne fonctionne pas de cette manière, on laisse tomber. Horkheimer : C’est dans des concepts comme l’« intuition » qu’on s’aperçoit de l’identité entre relativisme et position absolutiste. Le point d’intersection se trouve chez un homme comme Simmel. La science signifie tout à fait autre chose pour ces gens que pour nous. Nous ne demandons pas « pourquoi » afin de permettre une réponse à cette question. Ce qui est important pour

16. [Paul Tillich.]

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nous, c’est ce qu’on doit nécessairement demander maintenant, dans cet instant précis. Adorno : Sur ce point saint Paul serait d’accord avec vous ; mais nous ne sommes pas non plus existentiels. Horkheimer : Nous doutons en général de la nécessité de poser des questions. Le concept même de « poser des questions » et de « recherche » est déjà douteux. Adorno : Dans le concept de « poser des questions », il y a des choses mythologiques, chrétiennes. Le pécheur qui doit répondre et qui a terriblement peur. Mais nous n’avons pas encore donné de réponse à la question de savoir comment nous nous positionnons par rapport à la question de la liberté. Nous n’interrompons pas le mouvement de la pensée, mais nous le dirigeons dans une autre direction, nous déterminons le concept en fonction de son importance, au sein de la constellation où il apparaît. [518] Horkheimer : Où est le principe qui tient ensemble notre pensée ? Adorno : Je pense à des images stellaires. Nous déterminons telle étoile comme étant la roue du Grand Chariot, cette étoile est au sein de telle constellation. Ce qui importe, c’est de réaliser, dans une situation réelle, la liberté dans la spontanéité des ouvriers. La liberté, ce n’est pas seulement que les ouvriers se comportent de telle ou telle manière ; elle va bien au-delà de cela et a à voir avec l’homme. La liberté ne peut être construite abstraitement à partir de la possibilité, elle ne devient lisible que dans la situation concrète. Le trait le plus minime est le représentant de l’utopie. Horkheimer : Votre version indique très clairement contre quoi vous vous défendez, mais à part cela nous ne sommes pas très avancés. Je veux bien essayer d’expliquer ce que le réaliste entend par universel. L’idée que cette chaise est une chaise a immédiatement, dans l’expérience, la qualité que la chaise se manifeste encore une fois ici comme chaise. On peut montrer la même chose à partir du concept d’homme. L’expérience d’une foule de singularités n’est en rien plus naturelle que l’expérience d’une foule de concepts universels. Adorno : Plus un homme s’accomplit dans son être singulier, plus il devient homme. Chez l’animal, le nom propre a l’air d’un sarcasme.

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Le nominaliste dirait que l’homme sauvage voit d’abord l’arbre et ne remarque qu’après que les arbres ont quelque chose en commun qu’il appelle « arbre ». Le réaliste dirait que l’homme sauvage comprend à partir d’un exemplaire la possibilité de tous les arbres possibles. Dans un exemplaire, l’arbre est là. Notre position serait la suivante : l’homme sauvage, au moment où il voit pour la première fois l’arbre, le manque tout simplement ; il ne voit l’arbre que lorsqu’il est capable de le catégoriser. Horkheimer : L’erreur des deux consiste dans le fait de faire comme si l’arbre était quelque chose d’isolé. Adorno : La connaissance réside exactement dans l’acte du déclenchement. Horkheimer : Il faut qu’on se préserve de deux choses : 1) La séparation du τόδε τι de l’εἶδος, 2) aucun εἶδος n’existe de manière isolée. Les εἲδη ne forment pas de système fixe mais une constellation. Chez nous, l’universel [519] n’est pas aboli dans un système. Tout donne à penser que nous en sommes arrivés à la catégorie de durée17 de Bergson. Adorno : Nous ne croyons pas que la vérité est écrite dans l’histoire, mais que l’histoire est dans la vérité. Les autres sont dynamiques par rapport au particulier et statiques par rapport à l’universel. Chez nous c’est précisément l’inverse : nous sommes dynamiques par rapport à l’universel. Au sein du particulier, le caractère dynamique de l’universel signifie une pétrification qui touche presque à la mort. Horkheimer : En dernière instance Bergson ramène tout à la forme abstraite. Adorno : Nous ne pouvons pas opérer avec un concept comme celui de vie. Chez Bergson, le capitalisme se voit nié à partir de la posture contemplative de celui qui se situe au-delà de la sphère de production. Certes Hegel dit que cette dernière est l’auto-aliénation de l’homme, mais c’est dans cette auto-aliénation que réside la possibilité d’accéder à soi-même. Bergson ne connaît pas de négation positive.

17. [Cf. M. Horkheimer, « Zu Bergsons Metaphysik der Zeit », in : Zeitschrift für Sozialforschung, III, 1934, pp. 321 sq. et dans Kritische Theorie, t. I, p. 175 sq.]

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Horkheimer : Hegel avait jeu plus facile. Avec la négation positive, il dispose également de la direction dans laquelle les différences peuvent être abolies. Cette direction provient chez lui de l’identité. Mais chez nous, d’où nous provient la direction ? Hegel dit que l’universel est le particulier et le particulier l’universel : à y regarder de près, l’un s’avère être l’autre. Nous employons effectivement la méthodologie hégélienne pour dire que ses abstractions sont intenables. Adorno : C’est exactement la question de la possibilité d’une théorie non-identique. Horkheimer : Soit nous devons nous borner à dire que cette pensée marche dans la situation actuelle, y correspond, soit nous parvenons à constater que tout se résout en ce qui serait de la mauvaise négation. En réalité, il faut accepter que tout est dans un état de fluctuation permanente ; sans détermination d’une direction les deux difficultés persisteront toujours. Adorno : Cela donne toujours l’impression que nous dissolvons les concepts, que nous faisons de la critique, de manière assez semblable à ce que dit Hegel, à y regarder de près. La différence décisive se trouve dans le « nous ». [520] Tant que nous nous comportons de la manière dont nous le devons, nous sommes perdus. Pour nous, il s’agit de déterrer le noyau d’expérience qui se cache dans la philosophie de l’identité. Si nous critiquons un phénomène ce n’est précisément pas que nous lui donnons une direction qu’à proprement parler nous ne pouvons pas lui donner, mais la direction réside toujours dans la chose. Il y a une expérience que je voudrais mettre très fortement en avant : nous ne faisons que très peu. Un compositeur par exemple ne fait presque rien. Le mouvement des concepts, est-ce vraiment quelque chose qui ne vaut que sous le présupposé de la philosophie de l’identité, ou n’est-ce pas plutôt que quelque chose comme un mouvement des concepts se présente en permanence dans notre expérience spirituelle, et que nous ne faisons que le reconstruire [?18] Dans la question de la direction se cache

18. [Le point d’interrogation a été ajouté par l’éditeur.]

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encore un concept de subjectivité qui est idéaliste et qui donne l’impression que cela ne tient qu’au sujet. Or celui qui sait que les sujets se retrouvent dans la réalité sans le vouloir ne peut pas surmener le sujet au point de lui faire porter la charge d’impulser cette direction. Connaître, ce n’est rien d’autre que suivre la trace de ce [mouvement]19 des concepts. La part subjective se réduit au moment de la spontanéité. Horkheimer : Et au moment de l’angoisse. Sinon nous ne penserions pas. Adorno : Dans l’automouvement des concepts se cache une expérience dont nous devons nous emparer afin de percer à jour le moment de la direction. Il faudrait indiquer ce moment et le déterminer comme étant un moment social. Horkheimer : Si vous postuliez cela comme une théorie de la pensée, ce serait de nouveau faux. La pensée serait alors un questionnement poussé par l’angoisse qui s’interroge sur la si­gnification de tout cela. La signification est percée à jour du fait qu’on laisse les choses s’expliciter elles-mêmes. Nous ne pouvons pas abandonner la position qui est la nôtre : chez nous quelque chose comme de la haine entre dans cet automouvement. Car on vise une direction déterminée, au sens où l’on veut que la lumière soit de nouveau. On suit une trace perdue. Exemple : Kafka. Adorno : Au fond je ne peux pas comprendre que je suis censé avoir de la spontanéité alors qu’il y a, à l’extérieur, de la détermination. J’ai besoin à proprement parler [521] de toute ma spontanéité pour ne rien faire mais voir ce qui est réellement. Je dois faire plus d’efforts pour faire ce que je ne fais pas, mais ce qui est fait. L’effort maximal afin d’atteindre un effet minimal. Horkheimer : À vous voir penser, je ne peux pas me défaire de l’impression que c’est à peu près comme vous dites. Vous êtes le penseur le plus près des choses et le plus objectif [sachlich] que je connaisse. Adorno : La spontanéité consiste dans l’extinction de la subjectivité.

19. [Tapuscrit : « mouvements ».]

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Horkheimer : Mais l’ensemble de nos expériences antérieures entre dans ce processus. Ce que nous disons dépend de ce qui doit être là à un moment donné. Adorno : La subjectivité est incluse dans la connaissance, sous la forme de sa propre négation. Une connaissance engage toutes nos expériences, juste pour anéantir notre expérience. [7. La connaissance comme relation entre essence et apparence] (15 novembre 1939) Adorno : Nous n’exprimons que ce que nous savons au fond déjà. Nous ne sommes intéressés que par des connaissances que nous ne pouvons pas déjà prévoir. Le véritable critère de la qualité, de la dignité d’une connaissance, est son imprévisibilité, le fait qu’elle ne va pas de soi, en ce sens qu’on ne peut pas l’appréhender à partir de la déduction. Horkheimer : Nous ne visons précisément pas ce que les positivistes exigent d’une connaissance, à savoir qu’elle soit cohérente. Si nous lisons le journal et que nous prenons un coup après l’autre, cela entre quand même dans notre théorie. Adorno : Oui, mais dès qu’on fait entrer quelque chose dans un ordre, il n’est alors plus vrai. Ma thèse ne vaut que pour des connaissances dans le sens concis du mot. Horkheimer : Nous ne cessons jamais de nous étonner des choses, même si nous les anticipons par la théorie. La théorie consiste dans le complexe des expériences qu’on ne peut toutefois jamais nommer correctement. La théorie est ce qui guide, l’instinct qui fait en sorte qu’on ne soit pas dupe. [522] Adorno : La différence entre essence et apparence est un élément de la théorie. Chaque connaissance doit se trouver au cœur de la contradiction entre essence et apparence. Pour les positivistes, il n’y a pas de différence entre essence et apparence, pour nous cette

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différence est constitutive. Renvoi au travail sur Wagner20 : « Comment est-il possible de comprendre le Ring dans son ensemble comme berceuse excessive de la classe bourgeoise ? » J’ai tendance à dire que c’est bien là une connaissance effective. Or, où se trouve alors la différence avec des énoncés dont nous sommes si éloignés comme ceux de Marcuse ou de Neumann lors de la discussion autour de Korsch et la démocratie ?h Horkheimer : Votre théorie a quelque chose de particulier : elle veut sérieusement encore sauver la bourgeoisie. Dans le choix des mots se cache une relation au paradis. La théorie, cela signifie à proprement parler tout voir par rapport à ces choses et non de manière médiatisée. Adorno : En un certain sens, toutes les choses se tiennent à égale distance. Horkheimer : Oui, elles sont proches et ne le sont pas. La proximité se cache dans le choix des mots. Dire que quelque chose n’est pas proche veut dire qu’on a besoin d’une intensité, qu’on doit savoir le tout pour comprendre. Adorno : Le fait de songer au sauvetage de la bourgeoisie est lui-même lié au fait que la possibilité de ce qui serait correct est incluse tout aussi bien dans le jour le plus sombre de la bourgeoisie que dans le dernier jour avant l’avènement de la société sans classes. Il faut inclure ce moment dans toute connaissance effective. J’ai toujours tendance à dire que la totalité n’est pas le tout, mais ce qui est abandonné, singulier. Horkheimer : Vous voulez dire qu’il faut toujours développer à nouveau l’essence d’une chose. Adorno : – et que l’essence se soustrait par principe à la vérification. Horkheimer : La vérification peut être un simple jeu. Adorno : Les philosophes de l’existence disent également que la subjectivité est la vérité ; ils sont eux aussi contre la vérification. 20. [Cf. Th. W. Adorno, Versuch über Wagner, in : Gesammelte Schriften, t. XIII, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp 1971, p. 128. Traduction française : Essai sur Wagner, trad. par H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard 1993.]

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La vérité de nos phrases ne consiste pas dans l’appropriation que nous en faisons ; au fond, elle n’a rien à voir avec nous. Nous essayons d’élaborer [523] un concept déterminé d’expérience qui sera le fondement légitime de la connaissance. On ne peut définir l’expérience en termes subjectifs. Nous nous trouvons dans une opposition double : 1) contre la logique de non-contradictioni, et ceci non seulement au niveau formel, c’est-à-dire contre la logique de non-contradiction formelle, mais également au niveau du contenu : nous nous opposons à la logique en tant qu’elle prend son point de départ dans des systèmes prédonnés ; 2) on n’a pas le droit, face à cela, de faire valoir le moment de la subjectivité, de la tension. Horkheimer : C’est une vue tout à fait curieuse qui s’ouvre ici : un phénomène est donc donné et est en même temps confronté à tout ce qu’on sait jusque-là. Adorno : L’immédiat est médiatisé dans la mesure où tout entre vraiment dans un tel phénomène ; il n’est pas médiatisé dans la mesure où l’on a d’abord le phénomène. Horkheimer : On s’approche de l’immédiat à la fois comme petit futé et comme naïf. Adorno : En ce point, je suis fidèle à quelque chose dans la phénoménologie de Husserl. Certes, elle n’a pas réussi, mais il y a quelque chose de juste dans la méthode. Husserl aussi a combattu à la fois la déduction et l’induction. Horkheimer : Par « futé » je veux dire qu’on a à l’esprit toutes les expériences antérieures mais qu’on sait en même temps, grâce à ses expériences, à quoi il faut s’attendre. Aucune subsomption, mais une position dans laquelle on se laisse toujours de nouveau décevoir. Adorno : On pourrait également dire qu’il faut avoir toutes les expériences passées à l’esprit et être toutefois capable de faire de nouvelles expériences. Une tension infinie entre un savoir présent du passé et un savoir tout aussi présent du possible. Je crois que la capacité à faire l’expérience du nouveau dépend d’une sorte de fidélité bien déterminée. C’est uniquement en supportant certaines pensées jusqu’au point où elles se renversent que de nouvelles expériences deviennent possibles.

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Horkheimer : Que voulez-vous dire au juste par « essence » ? Même chez Marx, la tension entre essence et apparence est posée du fait qu’il considère la société dans la perspective de la société communiste. Adorno  : L’essence est considérée dans la perspective du paradis. Horkheimer : Nous formulons comme Spinoza. – L’essence dans l’apparence [524] consiste dans une relation du phénomène – de ce qui est donné – au possible. Il n’y a qu’une théorie. Adorno : Je crois que la différence entre réalité effective et possibilité n’est, par rapport à ce dont nous parlons actuellement, que l’expression du fait que nous devons mourir. Nous parlons de possibilité, mais cela n’a pas de sens d’identifier si elle est effective ou possible. Horkheimer : Je préfère exprimer tout sur le mode conditionnel : « serait » est un irréel. Adorno : Je ne peux comprendre comment un homme pourrait seulement respirer si cette possibilité ne pouvait pas devenir réalité effective. [8. Rapport au marxisme. Esquisse du manifeste (II)] (20 novembre 1939) On parle d’un possible début du « Manifeste ». Adorno : Tout le monde dit que le marxisme est fini. Par rapport à cela, nous disons, non, il n’est pas fini, mais il importe de lui être fidèle. Or, si on lui est effectivement fidèle, cela engage de poursuivre le développement du programme dialectique. On pourrait également commencer par la fiction du chaos ; dire qu’en réalité tout est très simple. Au fond tout le monde sait ce qui est, mais personne ne veut le dire. Ensuite seulement, le marxisme, la fidélité. La solidarité comme fidélité à la théorie signifie la même chose que la transformation déterminée telle qu’elle est ébauchée dans les choses. Puis l’analyse politique, sous deux aspects : elle est marxiste et frappe au visage les pétrifications théoriques et politiques.

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Horkheimer : Ce qu’il faut combattre dans le marxisme, c’est ce qui est pragmatique en lui. On pourrait par exemple également commencer par un événement du jour, la fusillade des étudiants tchèques21. [525] Adorno : Oui, ils sont certes morts contre le fascisme, mais pour la Tchéquie. Horkheimer : Après six mois on ne peut plus distinguer cette fusillade de celles des fascistes en Roumanie22, et la différence s’estompe à juste titre. Un autre début possible serait de commencer par un phénomène médical (le cancer). J’aurais encore préféré quelque chose qui est complètement hors-champ, quelque chose de botanique par exemple ; rien de sociologique. Ou que pensez-vous d’une interprétation de texte ? Adorno : Je reviens de nouveau à ma fiction du chaos. Horkheimer : Sauf qu’il ne s’agit pas de la simplicité, mais de l’opacité. Adorno : N’est-il pas vrai que le problème qu’il n’y a pas de bonheur renvoie au processus capitaliste de travail ? Théorie du fun. Horkheimer : Tout le mouvement ouvrier qui lutte pour le fun est devenu vulgaire.

21. [Depuis le 28 octobre, l’ancienne fête nationale de Tchécoslovaquie, se produisaient de façon répétée à Prague des protestations contre la domination allemande. Au cours des affrontements, l’université tchèque a été fermée. Environ douze étudiants ont fait l’objet d’une exécution sommaire. Cf. Neue Zürcher Zeitung du 20 novembre 1939, p. 1.] 22. [Référence non identifiée.]

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Notes des traductrices a.

« Nichtigkeit ». Le terme allemand renvoie au champ sémantique de « nichts » et désigne l’insignifiance complète de quelque chose. Nous le rendons ici en nous référant au terme « rien ». b. Le tapuscrit ne donne pas la suite de la phrase d’Adorno. c. Il peut s’agir d’une citation de Husserl, mais nous ne l’avons pas identifiée. d. Le point d’interrogation figure dans le manuscrit ; il n’est pas ajouté par l’éditeur du texte allemand. e. Steresis : littéralement « privation ». Le concept connaît son premier usage chez Aristote : d’une part dans la Physique (139b, 19 ; trad. et présentation par Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion 2002, p. 121) où Aristote discute la question de savoir si la privation est identique à la négation ou est elle-même une figure que la nature peut revêtir ; il tranche en faveur de la deuxième solution et accorde à la privation le statut de figure « car la privation elle aussi en un sens est figure » (ibid.). D’autre part, Aristote discute le concept dans la Métaphysique (1022b, 22 sqq. ainsi que 1055b 3 sqq. ; trad. et notes par J. Tricot, Paris, Vrin 2000) ; de nouveau son souci semble être de distinguer la privation de la négation, au sens où la privation n’entraîne pas l’anéantissement de l’être qui est « privé » d’un de ses attributs. En outre, Aristote fait ici de la « privation » un mode l’opposition logique : la privation s’oppose au fait d’avoir quelque chose ou d’être pourvu de quelque chose. Aristote distingue deux manières dont un être peut être privé de quelque chose : soit l’attribut dont il est privé ne lui revient naturellement pas (la plante est privée d’yeux) soit cet attribut lui reviendrait naturellement (un homme est privée d’yeux, donc aveugle). La première forme de privation peut être dite l’habitude de l’être concerné ; la deuxième s’oppose à l’habitude (et aussi, chez Aristote, à l’entéléchie) de l’être concerné. Le concept de privation a été récusé dans les temps modernes du fait de ses implications normatives liées à la philosophie de la nature d’Aristote. Toutefois Hegel, sans évoquer le concept de steresis, fait du « manque » un principe de la dialectique, précisément parce que

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le manque n’est pas une négation mais le signe que le sujet qui est privé de quelque chose peut dépasser ce stade de manque provisoire ; le manque, ainsi compris, serait même le propre du sujet, capable de supporter et de dépasser la privation (cf. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. par B. Bourgeois, Paris, Vrin 2004, § 459). Citons en dernier lieu la reprise du concept par Husserl, pour qui la privation est une forme spécifique de la synthèse : un être privé d’un prédicat se trouverait en opposition avec lui-même, si tant est qu’on attende que le prédicat lui revienne. Ainsi Husserl rejoint d’une certaine manière Aristote en adoptant sa définition de la privation comme « opposition logique », mais souligne plus clairement qu’Aristote que la privation est un acte de synthèse introduisant un différend dans l’être concerné (Recherches logiques, t. III : Éléments d’une élucidation phénoménologique de la connaissance, Recherche VI, trad. par Hubert Élie, Lothar Kelkel et René Schérer, Paris, Presses universitaires de France 2009 (Epiméthée), p. 64 sq.). f. Comme le jeu autour d’« être rien » est fini, nous reprenons ici la traduction habituelle du substantif « Nichts », à savoir « le néant ». g. Il doit s’agir du Princeton Radio Research Project auquel Adorno participa depuis 1939, sous la direction du sociologue Paul Lazersfeld ; ce projet avait pour but d’étudier les habitudes d’écoute des Américains (concernant ce projet et le rôle qu’Adorno y joua, cf. Th. W. Adorno, Current of Music. Éléments pour une théorie de la radio, trad. et postface de Pierre Arnoux, Paris / Québec, Éditions de la Maison des sciences de l’homme / Les Presses de l’Université Laval 2010). La remarque d’Adorno reste toutefois étonnante dans la mesure où le livre officiel issu du projet (Paul Lazersfeld, Radio and the Printed Page: An Introduction to the Study of Radio and Its Role in the Communication of Ideas, New York, Duell, Sloan and Pearce 1940) ne contient aucune statistique de Manhattan. h. Herbert Marcuse (1998-1978), philosophe allemand, membre éminent de l’École de Francfort. Marcuse ne retourna pas en Allemagne avec Adorno et Horkheimer mais continua sa carrière aux États-Unis. Franz Leopold Neumann (1900-1954), juriste, philosophe et théoricien de droit autrichien, membre de l’Institut de recherche sociale à la fin des années 1930 et dans les années 1940. Auteur notamment de Béhémoth. Structure et pratique du national-socialisme 1933-1945 (trad. française

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par Gilles Dauvé et Jean-Louis Boireau, Paris, Payot 1987), livre paru en 1942 dans lequel Neumann défend la thèse selon laquelle le national-socialisme ne serait pas une structure étatique mais une forme de vie commune où la domination fonctionne sans avoir besoin de recourir à une quelconque règle de droit. Il appartient à ce qu’on appelle, depuis un article d’Axel Honneth, la « périphérie » de l’École de Francfort («Kritische Theorie. Vom Zentrum zur Peripherie einer Denktradition », in id. : Die Zerrissene Welt des Sozilaen. Sozialphilosophische Aufsätze, Francfort-sur-le-Main, 1999, pp. 25-72). Karl Korsch (1886-1961), théoricien marxiste allemand, auteur notamment de Marxisme et philosophie [1923] (traduction française par Baptiste Dericquebourg, Guillaume Fondu et Jean Quétier, Paris, Allia 2012) où Korsch applique la théorie marxiste de l’histoire au marxisme lui-même, récusant ainsi toute orientation théorique fixe du marxisme et, a fortiori, du parti communiste dont il critiqua le dogmatisme léniniste et, plus tard, staliniste. La discussion à laquelle Adorno fait référence ne fait pas partie des discussions dont les manuscrits ont été conservés. Aussi ne pouvons-nous pas en rétablir le contenu. i. « Konsequenzlogik ». Terme husserlien d’origine (cf. Edmund Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. par Suzanne Bachelard, Paris, Presses universitaires de France (Épiméthée) 1996, § 15, pp. 79) traduit par « logique de la conséquence », il désigne un principe logique selon lequel des propositions qui s’enchaînent ne doivent pas être en contradiction les unes avec les autres ; on aurait également pu traduire par « logique de cohérence ».

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Max Horkheimer et Theodor W. Adorno Discussion sur la dialectique 1939 (?) [Tapuscrit sans titre, sans date. MHA : IX 213.7,6a. Dans le tapuscrit, les locuteurs sont désignés par le sigle H pour Horkheimer et W pour Wiesengrund. Les sigles ont été uniformément remplacés par les noms Horkheimer et Adorno. On n’a pu établir qui a rédigé les protocoles. Une version antérieure de la deuxième moitié du tapuscrit, contenant une série d’ajouts manuscrits, a bien été conservée, mais on n’a pu identifier leur auteur. La datation de 1939 donnée ici s’appuie seulement sur le fait que le tapuscrit était rangé dans les matériaux posthumes avec les protocoles de la « Discussion sur le langage et la connaissance, la domination de la nature en l’homme, les aspects politiques du marxisme » datant de l’automne 1939. Par conséquent, cette datation est assez incertaine. Le fait que le thème traité est en connexion étroite avec celui de la « Discussion sur la différence entre le positivisme et la dialectique matérialiste » datant du début de l’année 1939 est néanmoins aussi un élément en faveur de cette datation. D’un autre côté toutefois, certains raisonnements et formulations, comme le concept de fait donné (Gegebenheit) central dans la discussion, ou la référence partielle de Horkheimer à certains principes positivistes, renvoient à des étapes bien antérieures de la formation de la théorie. Rappelons ici par exemple la cinquième des discussions sur « Science et crise. Différence entre l’idéalisme et le matérialisme », qui date du semestre d’hiver 1931-1932. De même, la théorie des images dialectiques évoquée dans la discussion, qu’Adorno a reprise à Benjamin et développée plus avant, renvoie à l’année 1931, et notamment à la leçon inaugurale « L’actualité de la philosophie » donnée par Adorno. Les discussions sur les images dialectiques s’étendent toutefois sur une période si longue qu’un classement exact paraît difficilement possible.]

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[527] Horkheimer : Vous m’objectez qu’il y aurait une contradiction, ou bien plutôt un cercle, entre mon positivisme et le rôle que je reconnais à la dialectique. D’un côté, j’affirme en effet que la dialectique ne serait qu’une mise en forme conceptuelle de connexions à l’intérieur de ce qui est donné [Gegebenes], mais de l’autre côté cependant, j’admets que la dialectique serait applicable au rapport entre le fait donné [Gegebenheit]a et la mise en forme subjective elle-même. Ce dernier point signifie que je devrais également reconnaître que le sujet connaissant se tient lui-même dans l’histoire et ne peut donc pas être pensé comme étant quelque chose d’invariable ; le sujet serait conditionné historiquement de multiples manières aussi bien que le fait donné dans son rapport au sujet. En bref, votre reproche peut être formulé de la manière suivante : la dialectique ne saurait signifier dans ma bouche un simple abrégé du donné, parce que les rapports des faits donnés sont eux-mêmes intégrés dans l’histoire. Adorno  : Puis-je essayer d’éclairer le point de départ du problème sous un autre angle : le concept de dialectique a été employé jusqu’ici – y compris à l’intérieur de la discussion marxiste dans la mesure où elle a pris au sérieux le concept de dialectique – de façon essentiellement idéaliste, c’est-à-dire qu’on a conclu d’un mouvement général et conceptuel, au mouvement particulier et réel à l’intérieur de l’histoire. Ce schéma est maintenu dans la dialectique marxiste, même là où les contenus dialectiques appartiennent à l’économie ; par exemple, chez Lukács, les rapports de production sont, dans le cadre de la domination bourgeoise de classe, un concept général à partir duquel sont déduits par exemple les mouvements particuliers des idéologies. Je vous accorde que cette conception idéaliste de la dialectique est insuffisante, c’est-à-dire qu’en elle, formellement, la prétention de la subjectivité à maîtriser le monde avec ses concepts continue à être proclamée alors même que le contraire est affirmé par le contenu de la doctrine. Ma [528] concession réside dès lors en ceci que je tiens la méthode positiviste, dans la mesure où elle s’attache étroitement au fait donné, pour supérieure à une méthode qui partirait, d’une manière ou d’une autre, des formes conceptuelles générales pour concevoir les états de faits singuliers [Tatbestand]. Le problème de la dialectique est

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donc déterminé selon deux directions : d’un côté, le fait donné, auquel doit s’attacher l’orientation, est lui-même dialectiquement constitué et n’est pas le point de départ absolu de la construction dialectique. De l’autre côté, la construction dialectique, selon nous, n’a pas de caractère obligatoire tant qu’on ne peut pas la retrouver immédiatement dans une analyse des faits donnés. Résoudre le paradoxe de ce problème est la tâche d’une théorie de la dialectique. Horkheimer : Il me semble que vous avez en réalité formulé, d’un autre point de vue, le même problème que j’ai désigné tout à l’heure. Mais je veux revenir à ma formulation et me défendre contre l’objection : on ne peut pas dire que « le » sujet ou « le » fait donné est intégré dans « la » dialectique. J’admets que l’on peut toujours poser la question des conditions de certaines problématiques, celle des conditions de l’application de méthodes spécifiques ainsi que celle qui porte sur la genèse historique de nos faits donnés. Mais les problèmes qui sont désignés par ce genre de problématiques ne peuvent-ils pas être posés de façon sensée seulement si nous recourons, à propos de chaque cas particulier, à des faits donnés spécifiques qui, au moins par rapport à la recherche à laquelle il faut procéder par la suite, ne sont pas conçus de façon dialectique ? Je ne peux imaginer aucune recherche, qu’elle relève de la sociologie ou des sciences de la nature, qui soit menée sans que l’exigence positiviste ne soit rigoureusement maintenue. Je crois que la question de l’implication du sujet et de l’objet dans la dialectique historique ne peut absolument pas être posée à ce niveau de généralité et que par suite, aucune objection contre la position positiviste ne peut être élevée à partir de ce problème. Par positivisme, je n’entends rien de plus que l’exigence méthodique que chaque question scientifique, voire chaque question faisant sens en général, soit posée de telle manière qu’on puisse y répondre en faisant référence à un donné déterminé qui se trouve dans le réel. [529] Adorno : Je suis d’accord avec vous sur le fait que les concepts de « sujet », « objet » et « dialectique » ne peuvent être appliqués comme des concepts globaux de nature telle qu’ils constituent le processus historique de façon complète et que des choses singulières en sont le résultat. Si vous appelez fait donné [Gegebenheit] ces états de fait [Tatbestand] concrets, auxquels

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on doit recourir pour énoncer quelque chose sur le mouvement historique qui fasse tout simplement sens, alors je serais d’accord avec vous là-dessus. Je crois toutefois que dans votre conception, le concept de fait donné s’est largement transformé lui-même par rapport au concept positiviste. Pour le concept positiviste ou empiriocriticiste de fait donné, deux états de faits [Tatbestand] sont fondamentaux : d’une part, que le fait donné auquel on parvient est la justification ultime de tout être en général ainsi que de tout mouvement historique, qui ne peut être conçu que comme étant la forme des rapports de ce donné, tandis que dans votre théorie sur la relation entre ces faits donnés et le mouvement historique, rien n’est fixé puisqu’ils peuvent eux-mêmes aussi être donnés historiquement et remplir seulement la fonction pratique de connaissance suivante : nous pouvons justifier à partir d’eux dans quelle mesure nous employons nos catégories historiques à bon droit sans que ces catégories historiques elles-mêmes puissent nécessairement être ramenées au concept de fait donné. En second lieu, dans le positivisme, ce qui justifie la légitimité d’un fait donné n’est de toute façon situé que dans la subjectivité, et la réduction de tous les complexes à des faits donnés équivaut, dans la pratique positiviste, à une réduction à l’immanence subjective. Mais puisque vous refusez, tout comme moi, une détermination statique de la relation entre le sujet et l’objet, la réduction aux faits donnés ne peut plus signifier une réduction à la pure subjectivité. Elle perd pourtant son strict caractère exclusif, dès le moment où elle n’est plus définie par la subjectivité. Car il est dès lors possible que de l’être objectif participe à la construction du donné, même s’il est impossible de repérer la part particulière qu’il représente dans la connaissance. Mais la dialectique ne signifie rien d’autre que le fait que de telles constellations changeantes du sujet et de l’objet ont lieu. Je crois que se dessine ici une conséquence qui rejoint très étroitement vos dernières conclusions. Vous refusez une détermination totale, flottante des concepts de « dialectique », « sujet », [530] « objet ». Mais c’est précisément quand je procède dialectiquement (ce pour quoi la représentation d’une dialectique totale et exclusive n’est aucunement nécessaire) que la supposition de catégories totales comme le sujet et l’objet est devenue superflue. Le sujet et l’objet

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signifient alors exclusivement des pôles à l’intérieur d’une tension, qui ne peuvent jamais être abstraits d’elle, pas même relativement à une situation déterminée. La part du subjectif et de l’objectif dans la connaissance concrète singulière ne peut pas être identifiée. Le simple fait que l’on opère avec le sujet et l’objet dans la constitution de la connaissance ne signifie alors rien d’autre que le fait que les connaissances ne reposent pas en elles-mêmes, n’ont pas de stabilité en elles-mêmes, mais qu’elles se dépassent en un certain sens du fait qu’elles sont en partie les supports d’une tension. Le concept de fait donné contiendrait alors déjà en lui-même le concept de ce qui dépasse ses propres limites [über sich hinausgreifen]. Ce serait dès lors la tâche d’une théorie de la dialectique de formuler d’entrée de jeu le concept du fait donné de telle manière qu’il remplisse déjà cette fonction dialectique. Je n’ai pas eu d’autre intention avec mon concept d’images dialectiques. Je parle d’images parce qu’il ne s’agit pas de l’être conceptuel, mais d’un être que l’on trouve de manière immédiate ; cependant il est clair que le caractère de ce que l’on trouve de manière immédiate ne serait pas défini exclusivement par la perception sensible du sujet par exemple, mais contiendrait en soi-même des conditions sociales déterminées. Ces images sont appelées dialectiques parce que, sans qu’un être conceptuel universel soit nécessaire à leur construction, elles vont, dans le sens expliqué plus haut, au-delà de leurs propres limites et entrent, sans pour autant quitter leur extension concrète, en connexion avec d’autres rapports historiques également concrets. On peut ensuite tenter de définir le problème des images dialectiques également sous la forme suivante : la tâche de la philosophie de l’histoire serait de construire des idées qui, sans aller au-delà de l’extension du matériau donné de manière fiable, contiendraient malgré tout une force permettant de mettre au jour l’agencement de ce matériau dans la réalité effective. Horkheimer : Si vos images dialectiques désignent simplement des structures du donné, et c’est ce que je crois avoir compris en vous écoutant, que signifie alors le fait de « dépasser ses propres limites », et selon quels principes distinguez-vous les images « dialectiques » des non-dialectiques ? [531] Adorno : Quant au concept de « s’étendre à autre chose » [Übergreifen] : nous avions convenu que l’on ne doit pas élaborer

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le sujet et l’objet comme des déterminations ontiques qui reposent en elles-mêmes, mais qu’il s’agit là simplement de l’expression du fait que la connaissance, au moins celle dont il est question ici, a un certain caractère de tension qui ne peut être définitivement résolu ni en faveur d’un côté, ni en faveur de l’autre. Mais si, par conséquent, des connaissances sont définies par un tel caractère de tension, alors elles ne reposent pas en elles-mêmes de la même manière que si elles étaient réductibles à un être compris comme support ultime (par exemple la conscience personnelle). Le fait que la connaissance singulière « s’étend à autre chose » est dès lors censé signifier que, du fait qu’il est impossible d’identifier dans chaque connaissance singulière ce qui a part à cette connaissance, alors même qu’elle se donne pourtant à comprendre comme une connaissance composée, chaque connaissance, pour pouvoir faire sens en général, requiert d’être comprise en connexion avec d’autres connaissances. Car le caractère de tension qu’on lui attribue relèverait bien d’une phraséologie vide si l’on ne pouvait pas fournir des critères quelconques qui indiquent le lieu où, dans les faits, se jouent de telles tensions. Il s’ensuit que la connaissance singulière se manifeste bel et bien comme constituée sous forme de tension. Mais pour que la connaissance soit à même de conserver sa tension, elle doit dépasser ses propres limites et chercher ailleurs que dans la connaissance singulière. Elle ne pourra faire cela d’une façon sensée sur le plan scientifique que si elle ne fait pas éclater en même temps le cadre du fait donné comme tel, mais fait entrer ce fait donné en constellation avec d’autres faits donnés, de sorte qu’elle parvienne soit à une résolution sensée de la tension, soit (étant donné que cette résolution incomberait finalement à la praxis) au moins à une justification intelligible. On ne peut que difficilement déterminer, avec une généralité théorique, un critère pour le choix de l’image dialectique. On peut quand même supposer que les images dialectiques sont des images d’un genre spécifique : elles s’élèvent immédiatement à partir de constellations à l’intérieur de la réalité historique effective, et ne seront jamais comme les images archaïques de Klages par exemple qui, en tant qu’images sans histoire ou issues d’une histoire originaire, se tiennent de façon invariante au fondement de

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l’être historique et pourraient être sélectionnées par une abstraction quelconque. Il est bien plutôt propre aux images dialectiques de ne pouvoir être extraites de l’histoire elle-même [532] par aucune procédure d’abstraction. Elles dépassent pourtant le fait donné, dans la mesure où une série d’images se rassemblent autour d’une image dialectique comme autour d’un centre de telle sorte que de leur constellation ressort précisément ce rapport dialectique que nous avions reconnu nécessaire à la constitution du fait donné et qui ne peut être trouvé dans l’ancien concept du fait donné. Horkheimer : Pour rendre intelligible le concept de « s’étendre à autre chose » et mettre en évidence en même temps sa nécessité, vous exposez qu’à la suite de l’impossibilité de déterminer la part absolue du sujet et de l’objet dans une connaissance déterminée, cette connaissance ne pourrait devenir compréhensible que par une connexion avec d’autres connaissances. Cette justification ne me semble pas concluante. Que l’on ne puisse déterminer absolument la part du sujet et de l’objet dans une connaissance déterminée, cela résulte immédiatement de l’impossibilité d’une connaissance absolue en général. Pourquoi devrait-il en aller autrement de la détermination de la part du sujet et de l’objet dans une connaissance que de toutes les autres tentatives pour obtenir une connaissance finale ? Mais il ne s’ensuit en aucun cas que la phrase concernée ne puisse dès lors, pour des raisons spécifiques de connaissance, être comprise de la manière même dont on peut comprendre les phrases en général. Il suit simplement de là que le parcours de la science doit accomplir la tâche nécessaire de constater de manière croissante la conditionnalité subjective. Je ne vois pas pourquoi, du fait que les conditions subjectives d’une connaissance déterminée sont encore problématiques, il en résulterait l’impossibilité de sa compréhension. Le fait que vous désigniez comme un « caractère de tension » la possibilité d’interroger la conditionnalité subjective de toute connaissance ne me convient pas non plus. On détache par là de sa terminologie traditionnelle, sans nécessité, ce problème fixé dans l’histoire de la philosophie. Qu’est-ce que signifie le fait que la connaissance doive dépasser la connaissance particulière et chercher ailleurs, afin d’être à même de préserver sa tension [interne] ? Il est possible que vous pensiez là

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à quelque chose auquel je pourrais souscrire, à savoir à la tendance nécessaire, mais par principe impossible à satisfaire, de tout effort de connaissance vers une systématicité achevée. Je crois cependant que la compréhension du caractère impossible à satisfaire de cette exigence, que nous devons à l’échec de l’expérience hégélienne [533], change le concept de la connaissance en général. C’est là probablement le reproche le plus décisif contre votre « image dialectique », à savoir que ce concept doit accomplir une performance qui, depuis Hegel, est devenue impossible : produire de la connaissance « identique ». Les lumières que vous apportez maintenant quant à ce que vous entendez par images dialectiques ne me semblent toujours pas suffire pour clarifier ce concept. Jusqu’ici, je sais seulement ce qu’il doit approximativement produire et ce avec quoi on ne doit pas le confondre. Mais vous devez toutefois vous-même remarquer que la façon vague dont vous décrivez sa propriété, qui est de grouper autour de lui, tel un centre, une série de factualités, ne peut pas nous faire avancer. En effet, dans ce « groupement », le choix nous est laissé entre la dialectique hégélienne et la Gestalttheorie, mais aussi entre beaucoup d’autres méthodes. On peut par exemple comprendre la dialectique de Hegel au sens où une procédure déterminée dans la Logique fait en sorte que toutes les catégories « se groupent » autour du concept de liberté. Qu’est-ce que le principe de groupement chez vous, ou autrement dit : quelle est votre méthode universelle absolue ? Adorno : Commençons par la méthodologie. Le rapport entre sujet et objet représente certes dans toute connaissance singulière donnée un problème qui doit être traité scientifiquement. J’admets aussi que la part subjective de la connaissance peut à chaque fois être mise en évidence de façon appropriée, et qu’en l’occurrence aucun concept n’est valable, hormis les concepts universels affirmant l’impossibilité d’une connaissance inconditionnée en général. Mais il me semble précipité de recourir déjà en ce point à cette impossibilité dernière et fondatrice. Notre problème se situe de manière spécifique : il ne peut s’agir de décomposer toute connaissance en parts subjectives et objectives, suivant un processus en principe inachevable ; ce que mon discours fait au contraire ressortir comme part subjective en général, donc finalement le simple fait donné, doit être compris

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lui-même comme produit objectivement et historiquement. Mon intention n’est pas d’aborder le problème de la dialectique par la distinction courante entre la subjectivité et l’objectivité dans la connaissance, qui, par ailleurs, ne peut certes pas être faite de façon absolue mais, comme je vous le concède, a tout à fait sa légitimité dans les limites de la connaissance [534]. La pensée qui m’impose des efforts pour élaborer un nouveau concept de dialectique est bien plutôt que, précisément, les conditions subjectives ultimes qu’il faudrait faire ressortir dans ce genre de problématiques sont elles-mêmes produites objectivement, c’est-à-dire historiquement, mais qu’à l’inverse, sans l’hypothèse d’un tel concept de fait donné concret à partir duquel la recherche s’oriente, obtenir de l’objectivité devient une possibilité tout à fait douteuse. Vous demandez : pourquoi devrait-il en aller de la détermination de la part du sujet et de l’objet au sein d’une connaissance, différemment de toutes les autres tentatives pour obtenir des connaissances finales ? Je réponds : pour ce qui concerne la détermination de la part, il n’en va certes pas autrement. Sauf qu’on ne peut pas accepter les catégories de sujet et d’objet comme telles, mais qu’elles représentent de leur côté des objectifs de recherche qui ne peuvent être résolus que par un concept de dialectique. Il s’agit donc moins de soupeser la part du sujet et de l’objet l’un par rapport à l’autre dans les connaissances singulières que de la question du sens respectif du discours sur la subjectivité et sur l’objectivité, et plus précisément de la question des rapports de fondation qui existent entre ces deux catégories, aussi bien à l’intérieur des connaissances singulières qu’au sein du complexe de la connaissance. Ce problème n’est toutefois pas résolu par le fait qu’on constate et élimine de façon croissante « la part subjective » dans les connaissances. Précisément, toute la subjectivité qui reste lorsqu’on a éliminé celle qui prend une part dans la connaissance produit aussi de manière catégorielle de l’objectivité, alors qu’à l’inverse, les catégories se voient attribuées [aux choses] de manière objective. Cette question peut sembler pour le moment très laskienneb et éloignée de la problématique concrète, mais je crois qu’elle est inévitable, si l’on ne veut pas reprendre les concepts de sujet et d’objet de façon naïve et non critique. Horkheimer : C’est l’inverse ! Il me semble que dans votre discours les concepts de sujet et d’objet se voient employés de manière

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non critique, car pour moi, le subjectif désigne simplement cette part du stock de connaissances que nous devons retrouver, sur la base des recherches singulières, comme conditionnée par le côté connaissant ; tandis que ce qui vaut comme objectif, c’est la part pour laquelle une telle opération ne réussit pas. Si vous dites que les catégories de sujet et d’objet ne peuvent être [535] acceptées d’emblée, mais représentent des tâches pour la recherche… Adorno : Oui, bien sûr. Horkheimer : … alors je dois vous répondre comme je l’ai déjà fait auparavant : cela vaut tout bonnement pour chaque concept que nous employons. L’élément non critique dans votre discours me semble justement résider en ceci que vous présupposez cette signi­ fication des concepts de sujet et objet, alors que vous ne pouvez l’attendre que de la solution des tâches philosophiques que vous avez posées et pour lesquelles vous voulez créer une nouvelle sorte de dialectique ; vous présupposez cette signification comme donnée, indépendamment de la solution de ces tâches mêmes. Quand je parle moi-même de part subjective et objective dans la connaissance, je peux montrer à chaque fois à même l’état donné de la connaissance ce que je veux dire par là. Je ne vois donc toujours pas dans quelle mesure vous pouvez, par rapport à ces deux concepts, assigner une autre tâche à la science que celle de déterminer de plus en plus par une connaissance progressive leur propre conditionnalité subjective, et par là aussi leur objet. Adorno : J’ai aussi peu hypostasié les concepts de sujet et objet que vous, et je ne comprends pas comment vous pouvez déceler dans mon propos que j’ai voulu faire en quelque sorte des présuppositions ontologiques sur le rapport entre sujet et objet. Je suppose qu’il s’agit en ce point d’un malentendu, et je suis tout à fait d’accord avec vous sur le fait que la signification du sujet et de l’objet ainsi que la manière dont leur part respective se mesure peuvent être lues dans l’état de connaissance présent. Si toutefois vous rejetez la tâche qui émerge au-delà de ce travail de détermination des parts et qui porte sur la formulation des concepts de sujet et d’objet… Horkheimer : Au-delà, il n’y a pas de tâche. Adorno : … une tâche qui survient justement et à plus forte raison au moment où l’on n’hypostasie pas les concepts – si vous

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la rejetez en supposant une docte ignorance qui proscrirait ici de faire des énoncés positifs, je dirais alors justement en ce point, et je crois, en allant dans votre propre sens, que l’on ne peut pas s’arrêter à la constatation abstraite du caractère limité de la connaissance, mais que l’on doit formuler avec la plus grande exactitude possible les énoncés qui résultent en ce point. Or, dans votre définition du subjectif et de l’objectif comme part que le connaissant et le connu prennent à [536] la connaissance, le problème me semble être certes inclus, mais pas encore expressément formulé, et pour moi il ne s’agit de rien d’autre que de montrer qu’une catégorie comme « le connaissant » ne fournit pas de point d’attache ultime de la connaissance, pas plus que le concept de « connu », mais que l’on doit établir entre ces deux concepts une relation qui ne présuppose pas naïvement je ne sais quels rapports de fondation entre eux. Si maintenant, lorsque je procède de cette manière, vous me reprochez de présupposer un concept de sujet et d’objet, alors ce reproche me semble précisément pertinent en ce qui vous concerne, vous qui interrompez l’analyse en ce point avec la référence à la conditionnalité. Mais même si nous posons que le projet de dialectique que je vise contient quelque chose d’ontologique, alors je pourrais supporter cela précisément parce que je ne crois pas – à la manière des idéalistes – être obligé de ramener toujours un fait [Faktum] ou un fait donné à d’autres faits donnés ; je crois au contraire qu’il s’agit bien plutôt, dans la connaissance, de constellations, de complexes de faits, que l’on produit afin de comprendre la totalité des faits donnés sans qu’ainsi quelque chose soit nécessairement dit sur des rapports quelconques de fondation entre les faits singuliers. Un véritable concept de dialectique devrait remplir précisément cette fonction : établir des connexions entre les faits singuliers. Horkheimer : Que des concepts comme sujet et objet ne fournissent aucun « point d’attache de la connaissance » est très certainement vrai, mais je ne comprends pas très bien comment il vous est venu à l’esprit de vouloir démontrer cela contre moi. Je ne vois pas davantage où résident pour le moment nos différences. Adorno : Après cela, je ne vois en effet pas non plus de différence concernant le problème du sujet et de l’objet. Mais l’abandon

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de ces différences n’a toutefois pas de conséquences déterminantes pour notre problème principal. Il faut en effet poser la question de savoir si on peut trouver un concept aussi bien du donné que du mouvement historique, qui compte certes – ce que je vous concéderais tout à fait – sur les concepts de sujet et d’objet tel qu’ils se présentent au niveau de connaissance actuel, mais qui ne s’étonne pas non plus du fait qu’ils se produisent l’un l’autre, et qui inclut cette dernière compréhension dans la méthode, au lieu de [537] se résigner aux différences présentes entre sujet et objet, sans tirer dans les faits de conséquences de l’hypothèse supposant leur enchevêtrement. Horkheimer : Ce que veut dire « produit historiquement » dans votre discours n’est pas très clair à mes yeux. Si vous entendez par là que les états de fait, qui sont donnés à un certain moment à tout sujet singulier, dépendent de la situation de l’ensemble de la société, alors nous sommes bien sûr d’accord. Mais ce rapport n’est en réalité rien d’autre au niveau logique que le savoir qu’on a de n’importe quelle autre dépendance. Adorno : Avec cette seule différence qu’on reconnaît ici la dépendance d’un fait [Faktum] qui, du moins au sens de la théorie ordinaire de la connaissance, émet la prétention de constituer luimême le point de départ ultime de la connaissance. Horkheimer : Et cela a-t-il jamais donné une théorie de la connaissance qui aurait affirmé que les faits donnés de chaque sujet soient inconditionnés ? Elle aurait fondamentalement nié par là la possibilité d’expliquer les phénomènes ! Adorno : Il y a ici une équivoque sur « l’inconditionné ». Même la théorie de la connaissance idéaliste a concédé la « conditionnalité » de l’être donné lui-même. Mais la conditionnalité a ici un sens simplement immanent. Le donné singulier est conditionné seulement dans la mesure où il s’intègre simplement à la totalité du complexe régulier du fait donné. Par cette sorte de conditionnalité, le donné singulier est relativisé par rapport à l’exigence d’un système de connaissance par la raison, mais en aucun cas n’est abandonnée la prétention qu’un tel système ait en dernière instance son fondement dans le fait originaire [Urtatsache] du fait donné objectif en tant que tel. Quand bien même un donné singulier se révèle comme

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relatif, le fait donné comme « catégorie » demeure inconditionné. Pour le point de vue du matérialisme dialectique, ce rapport s’est radicalement transformé. Le donné singulier doit ici non seulement être pensé comme conditionné par la totalité du donné, mais le fait que le donné [Gegebenheit] existe simplement comme catégorie doit ici lui-même être pensé comme étant fonction de quelque chose qui ne peut jamais être ramené au fait donné ou bien au complexe total des faits donnés subjectifs [538], à savoir au processus social. Sinon vous arriveriez par exemple à la conséquence de concevoir la réalité sociale dans son ensemble comme un complexe à caractère déterminé – parmi d’autres – des faits de conscience subjectifs, ce par quoi l’ancienne prétention selon laquelle la raison produit la réalité effective et non l’inverse, serait ressuscitée sous une forme affinée par la critique de la connaissance. Horkheimer : En réalité, il y a manifestement une équivoque au fondement de nos derniers propos. Mais il ne me semble pas que ce soit celle à laquelle vous pensez. Il s’agit bien plutôt d’une équivoque qui tient à ceci que l’affirmation selon laquelle toute connaissance du sujet singulier dépendrait de ce qui, à chaque fois, lui est donné est comprise comme si l’ensemble des objets que le sujet connaît en raison de ce qui lui est donné, étaient identiques avec des complexes de sa conscience. Des confusions de cette sorte, l’idéalisme en matière de théorie de la connaissance en a commises, en particulier sous la forme de l’empiriocriticisme. Mais en vérité, l’analyse de la conscience singulière en termes de théorie de la connaissance n’est en aucun cas identique au discernement des éléments effectifs du monde. Je ne crois pas vous avoir donné des raisons de m’imputer à moi-même cette confusion. Or, si ce n’est pas le cas, je ne vois pas comment l’affirmation que toute connaissance dépend en réalité du fait donné présent conduit nécessairement à considérer la réalité de l’ensemble de la société comme un complexe de simples faits donnés subjectifs. D’ailleurs, vous ne rendez pas justice à l’idéalisme si vous qualifiez la conditionnalité, au sens de l’idéalisme, d’intégration [du singulier] à la totalité issue du rapport logique régulier. Cela vaut pour des systèmes idéalistes singuliers, mais ne me semble pas aller dans le sens de Mach par exemple. Mais c’est une question moins intéressante. Il est plus important pour moi que vous déduisiez une

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conséquence idéaliste de l’affirmation que toute connaissance doive se justifier par les faits donnés. Contrairement à mon habitude, je voudrais m’opposer ici à la simplification. Adorno : Je suis d’accord avec la plupart de ce que vous avez dit concernant l’interprétation du concept de fait donné au plan du contenu. Je ne veux pas non plus me cramponner au fait que l’équivoque, que je croyais pourtant pouvoir constater assez clairement dans ce qui précède [539], se situerait précisément dans le concept de la conditionnalité. Mais si cette équivoque se rapporte dans les faits au problème de la réalité effective extra-mentale, que vous supposez comme moi, alors il me semble qu’en un point décisif, l’exigence positiviste d’une analyse pure du fait donné est rompue et que s’impose à sa place une conception qui ne peut être accomplie précisément par rien d’autre que par cette dialectique qui, pour le moment, demeure controversée entre nous. Sinon vous seriez au moins tenu de me fournir des critères qui, sur la base d’une pure analyse du fait donné, c’est-à-dire sur la base de la simple détermination des faits mentaux et des complexes qu’ils constituent – que vous ne voulez pas dépasser, de peur de devenir non-scientifique – vous permettent d’arriver à une réalité effective qui doit, de son côté, être par principe indépendante de son mode de constitution mental. Mais même s’il vous était possible de donner un tel critère – par exemple par la reprise de la structure husserlienne de la noésis et du noème – je ne tiendrais cela en aucun cas pour un progrès essentiel concernant notre problème. En effet, même si à l’intérieur du fait donné simplement subjectif, une objectivité en principe indépendante du sujet en venait à être un « fait donné », alors cela signifierait simplement le revirement d’une position idéaliste extrême à une position réaliste tout aussi immédiate, tandis que la « médiation » possible entre les deux perspectives, à savoir la relation concrète dans laquelle elles se trouvent l’une par rapport à l’autre dans l’histoire, me semble être la tâche de la dialectique. Avant qu’on en vienne à prononcer une sentence sur cette question, je dois vous prier de me répondre sur la première question, celle des critères, et de me montrer comment il peut être possible pour vous de faire éclater l’immanence subjective.

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Horkheimer : Je n’ai pas besoin de faire éclater l’immanence subjective pour cette simple raison qu’elle n’est pas du tout contenue dans l’exigence de justifier des présuppositions à même le donné. Cela nous conduirait à des débats très difficiles, si nous voulions montrer dans le détail ce que cette exigence signifie dans les domaines de connaissance particuliers. Elle prend de fait dans la physique un autre visage que dans les mathématiques ou dans l’économie. Si je peux aider en faisant une référence historique, je dirais que l’exigence positiviste de démonstration à partir du donné ne signifie rien d’autre que la formulation en termes de théorie de la connaissance du [540] principe du matérialisme sensualiste des Lumières, qui, comme il me semble, est bel et bien présent dans le matérialisme dialectique. Je crois en tout cas que je suis débarrassé de la tâche de justifier mon dépassement de l’immanence, du simple fait que la mise en équivalence du fait donné et des faits mentaux est quelque chose à propos de quoi je dirais déjà que je ne suis pas d’accord. Adorno : Tant mieux !*1 Horkheimer : Le « mens » est quelque chose dans le monde et une création conceptuelle qui doit démontrer sa légitimité comme n’importe quelle autre. Mais, et je crois qu’ici, nos esprits se séparent, vous concevez apparemment la dialectique comme un moyen de rendre encore possible en fin de compte quelque chose comme une construction unifiée, dans laquelle devrait être consigné le destin du rapport changeant entre transcendance et immanence, sujet et objet, idéalité2 et réalité. Chez moi, des analyses de différentes sortes allant dans des directions très différentes se déploient en référence à ces concepts et à leur rapport, et j’avoue que je ne suis pas à même d’unifier ce que ces analyses mettent en lumière, et que par exemple votre désir d’une dialectique médiatrice entre le réalisme et l’idéalisme ne me paraît pas du tout réalisable. Parmi les philosophes, je fais figure de quelqu’un qui n’aurait pas de point de vue, ou bien plutôt, comme on disait

1. [En français dans le texte.] 2. [Tapuscrit : idéalisme.]

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jadis, qui manque de force pour bâtir un système. En effet, je n’ai pas de « point de vue » philosophique. Mais je crois qu’il n’y a pas de raison particulière pour en avoir un. Adorno  : Approbation totale. Renoncement également, tout à fait radicalement, à la totalité et à la vision du monde [Weltanschauung]. Je pose seulement la question de savoir si les ruptures dans votre « vision du monde » viennent simplement du fait qu’une vision du monde totale est demandée, tandis qu’[elle] est abolie [par]3 la construction de l’effectif dans le moment singulier, à savoir dans l’image singulière. On concèdera la nécessité actuelle de prendre son point de départ dans le sujet et l’objet. Je suis comme vous d’avis que la dialectique ne saurait être conçue par simple recours à de quelconques présuppositions « ontologiques » de la [541] relation sujet-objet, mais qu’une conception véritable de la dialectique ne peut être trouvée que dans le fait de répondre à des questions concrètes telles qu’elles se présentent immédiatement à partir des phénomènes. Mais pour arriver à un tel concept de dialectique, il est nécessaire de montrer que les concepts de sujet et objet constituent simplement un appareil scientifique auxiliaire et ne peuvent pas servir à anticiper de telles réponses dialectiques aux phénomènes, justement pour cette raison qu’ils sont eux-mêmes de par leur origine équivoques et problématiques, aussi équivoques et problématiques que peut être, en raison de son caractère scientiste, la « réponse » dialectique aux questions des phénomènes. Horkheimer : Dans votre proposition de réponse possible, vous renvoyez toutefois toujours à ce « X » que vous appelez dialectique, tandis que je renvoie quand même à la poursuite de la recherche scientifique, ce qui au moins n’est pas aussi indéterminé.

3. [Tapuscrit : devant.]

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Notes des traductrices a.

Le vocabulaire du fait est extrêmement pluriel dans les protocoles de discussion (Faktum, Tatsache, Tatbestand, etc.). Ici c’est le vocabulaire du donné qui se ramifie en distinctions subtiles et difficiles à rendre. Nous proposons de rendre das Gegebene par ce qui est donné, pour le distinguer de Gegebenheit, caractère de ce qui est donné, que nous traduisons par le fait donné. b. Il s’agit d’une référence à Emil Lask (1875-1915), philosophe allemand néo-kantien. 

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Débat sur les méthodes dans les sciences sociales, en particulier sur la conception de la méthode défendue par l’Institut (17 janvier 1941) [Tapuscrit. Inscription sur la chemise : « Séminaire 1941 » / MHA : IX 214. Au début des années 1940, les moyens financiers de l’Institut étaient à ce point épuisés que l’on dut rechercher plus activement des financements externes pour engager de nouveaux projets. S’ajoutant à la réduction des liens institutionnels et autres contacts depuis le début de l’exil, cela eut pour conséquence d’augmenter la pression quant à la nécessité de faire connaître l’approche de l’Institut au public scientifique américain. Ce motif de la présente discussion – on ne peut pas établir qui a rédigé le protocole – devient clair, entre autres, avec l’expression de Marcuse : « Nous devons dire en trois pages à quoi ressemble notre méthode […]. » Horkheimer s’était déjà occupé de la différence entre la tradition de recherche européenne en sciences sociales, plus marquée par les sciences de l’esprit, et la tradition américaine, orientée de façon empiriste, dans la première conférence de l’Institut à l’université Columbia en 19341. Depuis ce moment-là, le rapport entre les deux traditions de recherche, schématisé par l’opposition entre le positivisme et la dialectique (matérialiste), constitua un thème permanent des discussions internes comme des publications de la Revue de recherche sociale. Dans le présent débat, la question de savoir sous quelles conditions et sous quelle forme cette différence peut être clarifiée est au premier plan. Horkheimer caractérise ici l’élément spécifique de sa méthode propre en concluant de cette façon : « Pour nous, la science est philosophie. »]

1. [Il s’agit des « Leçons sur l’autorité et la société », in : Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Fischer 1985, t. XII, p. 39 sq.].

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[543] Horkheimer : Les empiristes disent aujourd’hui qu’on ne peut pas continuer de manière purement empiriste. Il faudrait prendre en considération des points de vue théoriques. D’un autre côté, il y a des gens qui rejettent l’empirisme comme tel. Les Foundations d’ici souhaitent maintenant voir entrepris des travaux qui soient exemplaires d’une autre méthodologie que celle qui a été pratiquée jusqu’à présent dans ce pays. On attend de nous une brève présentation expliquant comment nous concevons la méthode des sciences sociales. Neumann : Ce qui est important est que cette présentation explicative soit formulée de telle sorte qu’elle ne soit pas marxiste. Horkheimer : Une des conceptions les plus répandues est la suivante : nous, pauvres Américains, sommes certes très travailleurs, nous avons également connaissance d’énormément de faits et nous avons de bonnes méthodes, mais nous n’avons pas de grandes pensées théoriques. Vous autres Européens arrivez avec votre arrogance et faites semblant de tout savoir ; ce que nous attendons de vous, ce sont des points de vue théoriques et la mise en œuvre d’enquêtes empiriques mettant à l’épreuve ces points de vues théoriques que vous apportez. Par exemple : l’idée de lutte des classes. Faites des enquêtes et montrez-nous que la lutte des classes a, dans les faits, une signification décisive pour l’interprétation des évolutions sociales actuelles. Ces enquêtes doivent dépasser la simple collection de matériaux. Moi [H.], je crois que ce point de vue [américain] recèle une erreur quant à la méthode. Neumann : Ce sur quoi ils sont universellement d’accord : il faut avoir une hypothèse de travail, mais comment on la trouve, on ne le sait pas ; c’est une question de préférence et de prise de position. Horkheimer : Cela n’est pas notre méthode, vous avez tout à fait raison. Alors quelle est-elle, notre méthode ? Je ne rejetterais pas l’idée que nous aussi nous abordons le matériau avec certaines idées en tête. Cela ne nous distingue pas de la plupart des Américains [544], bien qu’il y ait beaucoup d’Américains qui n’aient aucune représentation de la méthode, mais seulement un programme d’enquête.

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Gumperz : On ne devrait pas se rendre les choses aussi faciles. Chez les leaders dans ce domaine, il n’en est pas ainsi. Horkheimer : C’est probablement vrai pour le niveau psychologique, mais dans la théorie, on voit très bien qu’on n’en trouve pas. Il y a une espèce de mépris envers la nécessité du contenu de l’hypothèse [qu’on]2 tient en dehors du domaine de l’enquête. F. Weil : Est-ce que les Américains ne refusent pas simplement l’hypothèse et ne demandent pas qu’on aborde l’enquête de manière « non biaisée » ? Adorno : Je crois que c’est bien comme dit Gumperz. C’est l’avant-garde qui discute de l’hypothèse, les research men américains normaux sont censés aborder les choses de manière non biaisée, ils rejettent l’hypothèse. Neumann : Cette tendance n’est plus dominante. Adorno : Dans le domaine des sciences sociales, il en va certainement encore ainsi. Ce qu’on appelle l’analyse du contenu est une autre tendance américaine en vogue : on analyse d’abord les stimuli qui agissent sur les sujets. L’approche théorique, me semblet-il, ne va pas plus loin. Neumann avance à titre d’exemple Thorstein Veblen : le grand intérêt dont il fait l’objet contredit la thèse d’Adorno. Adorno : Veblen est considéré comme un hérétique. Gumperz : Plus maintenant. De son vivant même, Veblen est devenu – sous une forme très modifiée et atténuée – le Dieu de l’Université, alors qu’auparavant, il n’avait pas le droit d’enseigner. Horkheimer : Pour autant que je comprenne la théorie qui nous est donnée ici, mais également ailleurs, cela se passe de la manière suivante : on a une hypothèse et grâce à elle, on essaie de mettre en ordre les faits ; puis on prend des cas qui contredisent cette hypothèse et on la remanie en conséquence. Neumann : C’est une tendance largement répandue. Knowledge for What de Lynd3 [545] constitue déjà une déclaration de guerre

2. [Selon le tapuscrit : [qui]]. 3. [Robert S. Lynd, Knowledge for What? : The Place of Social Sciences in American Culture (1939), Princeton, Princeton University Press 1970.]

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contre cela. La thèse est la suivante : on n’a encore rien gagné en ayant une hypothèse ; ce serait une méthode positiviste. Il faut en revanche développer un système de valeurs à partir des tendances de la société américaine. Gumperz : … ce qui n’est qu’une répétition de la théorie de Veblen. Pollock : Mitchella s’est prononcé contre cela, et de manière assez violente. Gumperz : … mais dans ses articles, etc., il s’est prononcé absolument pour. Horkheimer  : Alors, comment cela se présente-t-il effectivement ? Neumann prend l’article de Max Lernerb comme exemple : des problèmes contemporains doivent être configurés de telle sorte que la structure s’y exprime. Grossmann : Mais nous nous trouvons encore devant la tâche de formuler notre propre méthode. Gumperz : Impossible de faire cela en dehors d’une discussion avec d’autres méthodes. H. Weil : Chaque scientifique est habité par le désir mélancolique de parvenir à la connaissance et d’un autre côté, il est lié aux connaissances issues de ses recherches. Il n’y a pas de recherche sans désir de savoir. Horkheimer : Peu importe ce que nous allons élaborer comme notre méthode, cette dernière sera également incluse dans la méthode des chercheurs américains. Une séparation radicale est de fait impossible. Il s’agit simplement de savoir si nous parvenons à une détermination plus précise et meilleure de la méthode que d’autres gens qui ont réfléchi à la méthode. J’essaierai, de manière tout à fait primaire, de dire où se trouve la différence, au moment où nous nous mettons à une enquête, par rapport à ce qui se passe quand quelqu’un qui nous semble particulièrement éloigné se met à entreprendre une enquête. Ce qui ne nous vient pas à l’esprit, c’est l’idée d’établir une hypothèse ; nous nous trouvons confronté à une problématique déterminée. Une question se pose : la bureaucratie est-elle dans les faits la nouvelle forme de la domination ? Évidemment nous ne répondons pas à cette question :

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« la bureaucratie est donc la nouvelle forme de la domination » [546] mais partons dorénavant de ce constat. Nous reviendrions plutôt à certaines représentations de la société que nous avons déjà et nous poserions la question suivante : d’abord est-il simplement possible de dire que quelque chose comme la bureaucratie exerce une domination effective ? Ou encore : la bureaucratie est-elle une classe ? Et nous aurions probablement tendance à dire qu’il faut d’abord comprendre ce qu’est la bureaucratie à partir du processus de transformation qui a affecté la classe dominante ces cinquante dernières années, et que ce qui s’appelle « classe dominante » est lié à la conception des rapports économiques dont nous disposons déjà. Les nouveaux faits entrent d’une tout autre manière dans l’enquête. Nous ne nous donnerions pas la peine de collecter toute une série de nouveaux faits, mais nous nous poserions la question de savoir quel est le concept de bureaucratie si on le dote d’un contenu historique, c’est-à-dire si on le met à l’épreuve des expériences des cinquante dernières années. Nous pourrions faire cela parce que nous avons une théorie déterminée qui nous lie. De leur côté, les Américains n’ont aucun fonds théorique auquel ils puissent se référer. D’où le désarroi qui apparaît souvent dès que se pose la simple question de savoir comment formuler une problématique. Le problème de la méthode n’entre de fait en scène que si aucun fonds important de connaissances n’existe (problème du conflit). Si nous avons une certaine idée de ce qu’est la société ainsi que de ses tendances, aucun problème de méthode n’apparaîtrait au moment où se poserait la question de savoir si en Amérique une domination de la bureaucratie peut se mettre en place. – Il me semble donc qu’on peut dire tout d’abord que les enquêtes et la méthode employée dépendent essentiellement de l’existence d’une théorie largement élaborée. Neumann : C’est exactement mon avis. La difficulté n’est qu’une difficulté de compréhension avec les Américains. Il faut s’attendre à l’objection suivante : qu’est-ce qui est correct dans la théorie que tu poses au fondement. Cette entente avec l’Américain qui n’accepte pas la théorie est très difficile à mettre en place. Marcuse : La problématique, chez nous, se propose quasiment à nous à la lumière d’une certaine expérience. Cette expérience n’est

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évidemment pas l’expérience à laquelle les positivistes font appel. Quelle est-elle, [547] cette expérience déterminée à laquelle nous nous référons ? De quoi avons-nous fait l’expérience à proprement parler, même avant d’en venir à la problématique ? Grossmann : Nous avons une théorie de la société de classes basée sur le profit. Si nous partons de là, la problématique est claire à nos yeux. Jusqu’à quel point cette théorie est vraie, voilà une question à laquelle nous ne pouvons répondre, nous non plus. Ou bien nous répondons avec Marx, ou nous pouvons dire à partir de nos expériences historiques que cette théorie se vérifie, par exemple, dans la lutte des classes. Horkheimer : Si nous commençons à avancer des preuves, nous entrons nécessairement dans un cercle. Car la preuve ne peut pas ne pas contenir des éléments qui sont tout aussi problématiques. Dès que vous touchez à des expériences décisives, l’autre ne suit plus. On pourrait presque définir la société bourgeoise par le fait que ce ne sont plus que les impressions les plus minables que les hommes ont en commun. Ce qui importe, et voilà le problème, c’est la compréhension, et si l’autre comprend, il ne demande plus de preuve. Ce procès de compréhension est toujours interrompu lorsqu’on parle d’expérience structurée. Adorno : On en arrive donc à la situation suivante : nous ne pouvons certes pas contourner le cercle constitué du fait [Faktum] et de l’hypothèse, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas accepter d’entrer dans ce genre de problématique, mais notre théorie peut, le cas échéant, contribuer à rendre intelligible ce par quoi est déterminé l’horizon dans lequel se font jour des questions comme celle de la possibilité de la preuve. Nous sommes capables de dire quel est le sens du fait que les hommes conçoivent comme connaissance suprême et dernière ce qui peut être saisi par des preuves. En vertu de la théorie critique, nous ne pouvons certes pas prendre sur nous la charge de la preuve, mais nous pouvons, à partir de la théorie critique, reprendre les postulats du positivisme. Par conséquent, nous ne devons surtout pas entrer dans le jeu de l’opposition entre hypothèse et fait [Faktum]. Horkheimer : Pourquoi alors la preuve est-elle exigée ? De quoi a-t-on peur ? De ceci : si nous renonçons au déchirement entre fait [Faktum] et hypothèse, alors l’humanité fiche le camp. L’humanité

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est en jeu puisqu’il faut être juste en science, puisqu’on ne doit pas accorder de la validité à ce qui n’est qu’une façon de parler. Dans la société actuelle, où il n’y a pas de vérité, nous devons nous garder de tout retour à un état dans lequel on abandonne tout critère. [548] Adorno : Comme nous ne jouons pas le jeu de cette distinction, nul besoin d’avoir peur du fait [Faktum]. En tant que dialecticiens, nous pouvons nous entendre avec les positivistes sur un point bien défini. Ce que nous avons à faire, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, d’aborder d’emblée la réalité avec des hypothèses et des systèmes achevés afin de les vérifier. Pour ma part, je reformulerais et analyserais de nouveau les concepts que j’ai sous la main, et j’en viendrais à dire que le concept est bien défini mais qu’il n’est pas du tout complètement pensé, qu’il est au contraire soumis à un présupposé historique. Je pourrais dans un premier temps examiner tous les concepts qui se présentent, jusqu’au moment où, sous mon regard, ils deviennent fluctuants. Ce qui est nouveau en cela, est que nous savons, en exerçant une telle critique, où nous voulons en venir. Mais il y a une différence si je commence en posant une hypothèse ou un système achevé, ou si je suis capable de penser de telle sorte que je mobilise la force de la théorie. Elle est au croisement de forces. Neumann : Tout cela est très convaincant, mais aux yeux des Américains c’est un cercle vicieux. Marcuse : Nous devons dire en trois pages à quoi ressemble notre méthode, mais nous n’avons fait jusqu’ici que critiquer celle des autres, au lieu d’examiner la nôtre. H. Weil : Si nous voulons enseigner à des gens depuis un point de vue nouveau le caractère utile et valable de notre théorie, alors le mieux est d’exposer la chose de la manière la plus simple qui soit : comme si tout le monde pouvait l’appliquer. La science, qu’on le veuille ou non, est une affaire qui ne peut progresser qu’à grande échelle et si nous voulons faire partie du jeu, nous pouvons y arriver en nous demandant dans quelle mesure nous sommes à même d’exposer l’affaire aux autres d’une manière qui leur permet de nous comprendre. Cela suppose de maintenir certains concepts à des fins de communication. Neumann : Il ne s’agit pas d’élaborer notre propre méthode, mais de la question : « Comment je le dis à mon enfant ? » Jusqu’ici

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nous nous sommes contentés de dire que nous voulons intégrer toutes les sciences sociales ; cela n’est pas suffisant. La question est de savoir si nous exposons notre méthode de telle manière qu’on s’attaque au problème de l’hypothèse et du fait [Faktum]. Après tout, nous nous distinguons de la sociologie au sens où nous considérons tous les phénomènes comme étant des phénomènes historiques tandis que les Américains ne le font pas. Nous devons souligner que nous ne faisons pas un travail sociologique, [549] mais un travail en sciences sociales et nous devons l’expliquer. La différence est colossale, et c’est ce que nous devons montrer. Horkheimer : Si nous traitons le problème de la manière que préconise Neumann, le résultat auquel nous arriverons ne sera pas tout à fait juste : nous allons de nouveau dire quelque chose qui, à notre avis, n’est pas décisif. Or, les autres ont le droit d’apprendre quelque chose sur ce point où l’esprit différent se loge. (Nous ne comprenons pas l’histoire de la même manière que Shotwellc ; nous ne faisons pas de la sociologie, mais des sciences sociales.) Faire ressortir ce moment qui nous est propre est très difficile, mais ce serait très bien si l’on parvenait à faire comprendre au monde extérieur quelque chose de cette intuition qui est la nôtre qu’il est impossible de décomposer la vérité en sciences sociales. Gumperz : … que la vérité n’est pas vérifiable. Horkheimer : Si l’on entre dans cette discussion de la vérifiabilité, on peut dire que le souci de la vérifiabilité, en de nombreux cas, castre la science. Car s’il faut absolument que je décompose les sciences, alors il faut faire la même chose à l’intérieur de la science et la scinder en moments singuliers ; et pour cela, il faut avoir des pensées et des idées. Neumann : Mais les Américains disent aussi que ce qu’on a compris ne devient pas faux du fait qu’on n’a pas la possibilité de le vérifier. Marcuse : D’abord il faut pousser l’interrogation plus loin et poser la question de savoir à quoi ressemblent les expériences auxquelles nous nous référons. Adorno  : Dans ce désir d’indiquer comment on peut trancher, toute la théorie est déjà incluse. Même quand il s’agit de mensonges, vous ne pouvez procéder à ce genre de réflexions

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– à condition que vous soyez un dialecticien fidèle – qu’en réduisant ce genre d’énoncés au tout. Horkheimer : La caractéristique de la science, c’est sa communicabilité. Il semble qu’actuellement, ce qui est le plus faux est également ce qui est le plus communicable. C’est Hitler qui satisfait le mieux à l’exigence d’être compréhensible. Le point central de la discussion est qu’on dit ressentir une [550] certaine méfiance si l’on regarde les sciences sociales actuelles. Est-ce qu’on peut améliorer quelque chose dans ce domaine ? Je ne toucherais pas à la question de la vérifiabilité, elle est tout à fait secondaire. De fait, ce qui est mauvais dans le fascisme tient probablement au fait que les expériences de la plupart des hommes ne sont pas suffisamment structurées, que la vérité est confondue avec le message compréhensible et l’intelligibilité immédiate avec la vérité. Le message communiqué est confondu avec le contenu, sous une forme qui ne réclame plus de pensée propre. Seidenmann : Il faudrait faire clairement ressortir les moments singuliers. La tâche serait donc de montrer quels moments sont contenus dans notre propre théorie, quels moments sont vrais et qu’aucune théorie n’est possible sans ce type de vérité. Puis il faut montrer pourquoi l’histoire, par exemple, est nécessaire pour la théorie qu’on veut avancer ici. Neumann : Une position anti-pluraliste me semble être de la plus haute importance. Horkheimer : La différence de la sociologie, ou des sciences sociales, par rapport à ce qu’on fait réside en ce que les sciences socia­les, du moins celles pratiquées en Amérique, étudient des processus susceptibles d’être répétés et sont, en un certain sens, des sciences de la nature. Par exemple, elles sont censées répondre à des questions qui posent problème dans cette société et qui peuvent ensuite être résolues, par exemple par des interventions de l’administration, sur la base des recherches que les sciences sociales ont menées. Dans le cas du problème de la bureaucratie : on constate les tendances de la bureaucratie et on montre comment on peut, dans ce pays, endiguer la domination de la bureaucratie.

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Marcuse : L’expérience que nous avons perçoit la réalité effective à la lumière de ces expériences. Notre théorie est essentiellement une théorie de la transformation. Horkheimer : Il faudrait élaborer plus avant cette différence. F. Weil : Il faudrait quand même que nous disions quelque chose sur notre conception de l’histoire et des choses du même genre. Marcuse : Il faudrait opposer la théorie de l’ordre à une théorie de la transformation. [551]Neumann : Ordre et transformation ne constituent pas des oppositions. Marcuse : Le concept de « social change » est un pur concept d’ordre. Neumann : On ne peut pas traduire « théorie de la transformation » par « theory of change ». Horkheimer : Il y a deux choses qui jouent dans le concept de transformation et que nous devons tenir à distance : 1) la transformation au sens de change et 2) le dynamisme, la transformation sans fin. Adorno : La méthode est effectivement la connaissance pourvue de contenu, la connaissance complète. Horkheimer : Les Américains veulent de nous que nous travaillions sur un petit sujet et que toute notre position devienne visible à l’occasion de ce travail. Je crois qu’on peut percevoir ici quelque chose de très positif. Des enquêtes sur des domaines restreints dans lesquelles on peut montrer cela. Le fait que, lorsque je traite un domaine, tel aspect soit éclairé, sans qu’on traite du monde entier. Adorno : Ce qui nous distingue de la science est qu’elle enre­ gistre, certes, des facts innombrables qu’elle codifie également et dont elle dispose à tout instant, mais qu’en un certain sens elle oublie pourtant tout ce qu’elle a eu à un moment donné à sa disposition. Elle peut intégrer des résultats antérieurs dans une nouvelle enquête, mais la manière dont elle pense maintenant est indiffé­rente à l’égard du fait qu’elle a déjà antérieurement établi des connaissances. Tandis que, chez nous, tout ce qui a été là à un moment donné présente une continuité. Horkheimer : Nous devrions exposer tout ce que nous appelons théorie en quelques points décisifs. Chaque enquête singulière devrait avoir un caractère clé pour la situation dans son ensemble.

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Celui qui lit cela perçoit alors la chose suivante : voilà une exigence à laquelle les sciences sociales moyennes ne satisfont pas. Pollock : Il faut dire quelque chose sur la question de la neutralité axiologique de la science. Ce qu’on entend par là est bien que toute enquête menée dans un domaine quelconque, quand elle s’en tient à appliquer certaines méthodes, est tout aussi légitime que les autres. Il faut qu’on prenne position par rapport à cela. Certes, cette question est réglée à nos yeux, mais elle est ici centrale. Adorno : En présentant notre point de vue, il faudrait opérer des différenciations telles qu’il en ressorte comme celui qui est vrai. [552] Il faut dire en ce point que nous rejetons la prétendue neutralité axiologique, au même titre que nous rejetons une science qui s’oriente selon des prétendues valeurs. Horkheimer : Nous n’allons pas pouvoir exprimer le point décisif : le fait qu’au fond nous prenons la science tellement au sérieux qu’une décision de notre vie et un tournant de toute notre existence en dépendent toujours ; le fait que la théorie est liée à la praxis et que, si notre connaissance se transforme, c’est notre rapport à la praxis qui change aussi. Pour nous, la science a encore aujourd’hui tout son sérieux, au sens pratique comme au sens politique. L’opposition entre Américains et Européens est la suivante : pour nous, la science est philosophie. On peut agir soit en vertu de croyances religieuses, de positions de valeurs purement subjectives et sans cohérence aucune, soit en vertu de la théorie et de la connaissance. C’est aussi cela qui inquiète tellement les gens.

Notes des traductrices

a.

Wesley Clair Mitchell (1874-1948), économiste américain, élève de Veblen et de Dewey. b. Maxwell Alan Lerner (“Max” Lerner) (1902-1992), journaliste américain. c. James Thomson Shotwell (1874-1965), historien canadien.

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Deuxième partie  Matériaux préparatoires et paralipomena de la Dialectique de la raison

A. Notes

Max Horkheimer [?] [Notes et esquisses de la Dialectique de la raison] (1939-1942) [Tapuscrit corrigé à la main, intitulé « Esquisses en supplément à l’ouvrage en hommage à Friedrich Pollock ». Datations sur les premières versions de notes isolées : 1939/40 ou 1942. MHA : XI 6.43-62. Le titre d’ensemble choisi par l’éditeur est rattaché au titre de la dernière section de la Dialectique de la raison1. La dernière version de ces « Notes et esquisses » existe sous forme de tapuscrit relié et entièrement paginé. Comme la Dialectique de la raison, qui est d’abord parue en 1944 comme tapuscrit polycopié sous le titre Fragments philosophiques, ce recueil est dédié à Friedrich Pollock pour son 50e anniversaire. Une remarque préalable indique la raison pour laquelle ces notes ont été séparées des Fragments philosophiques : « Les esquisses ne sont pas corrigées. Elles ont été éliminées des « Notes et esquisses » de l’hommage parce qu’elles sont bien trop provisoires. » Cela ne s’applique pas à la « Théorie du criminel » dont le dernier tiers est repris sous le titre « Extrait d’une théorie de la délinquance2 » dans les Fragments philosophiques. Le texte de ce passage reproduit ici suit la forme de la dernière publication autorisée, mais en mentionnant dans des notes de bas de page les passages dans lesquels le texte publié s’écarte du tapuscrit de base usuel. Pollock a procédé en mars 1969, selon une note, à quelques corrections et ajouts de titres à la main, manifestement dans la perspective d’une publication qui n’a toutefois jamais été réalisée. En raison de

1. [Dialektik der Aufklärung, Amsterdam, Querido 1947.] 2. [Traduction française E. Kaufholz : « Extrait d’une théorie de la délinquance », Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, Paris, Gallimard 1974, pp. 243-246.]

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la collaboration étroite entre Pollock et Horkheimer, on peut supposer que ces corrections ont très probablement été convenues avec Horkheimer. C’est pourquoi le texte principal reproduit ici suit ces corrections. Toutefois, il y a un certain nombre de simples annotations de corrections non effectuées, de point d’interrogations et autres – celles-ci sont supprimées dans la présente restitution – au point que l’autorisation par Horkheimer des corrections n’est pas établie de façon indubitable. C’est pourquoi sont consignées dans des notes de bas de page, à l’occasion des corrections de Pollock, les formulations originelles figurant sur le manuscrit de Horkheimer3. Les premières versions des « Notes et esquisses » sont environ pour un tiers datées de 1939/40, de 1942 ou bien non datées. Ces dates isolées, pour autant qu’elles existent, sont reproduites ici sous les titres correspondants. Dans le cas de la note « À propos du problème des besoins », le contexte d’origine du texte peut être indiqué. Il s’agit de la contribution à un séminaire interne à l’Institut qui a été tenu en juillet et août 1942 à Los Angeles. En dehors de la contribution de Horkheimer, des documents de synthèse de Günther Anders (Stern), Ludwig Marcuse et Adorno ont également été conservés4. Dans différentes notes, le concept de racket occupe une place importante. Il est désigné dans le paragraphe « Les rackets et l’esprit » comme « forme fondamentale de la domination ». L’essai « À propos de la sociologie des rapports de classes »5 est plus tard consacré à l’élaboration de cette théorie. Dans une note ultérieure, datant pro­ bablement de l’année 1969 comme les corrections évoquées, Pollock cite l’explication suivante du mot : « RACKET : un système pour obtenir de l’argent de façon frauduleuse ou en menaçant de violence, généralement avec le consentement apparent des victimes6. »]

3. [Le schéma de ces explications est exposé p. 18 du volume allemand : Horkheimer, Gesammelte Schriften, vol. 12, Francfort-sur-le-Main, Fischer 1985.] 4. [Les protocoles de discussion sur la contribution de Horkheimer comme sur les autres contributions à ce séminaire sont publiés dans ce même volume allemand, ibid., p. 559 sq.] 5. [Ibid., p. 75.] 6. [Webster’s Collegiate Dictionary, Springfield (Mass.) 1949.]

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[252] À propos du problème des besoins À l’occasion d’une discussion du livre d’A. Huxley Brave New World7

I À bien y regarder, l’opposition entre des besoins matériels et des besoins idéels s’avère intenable. Maintenir, sans changement aucun, des séparations de ce genre mène à de graves erreurs autant théoriques que politiques. Ce faisant, on accepte les fondements conceptuels statiques sur lesquels reposent les livres de Huxley, de Madelung8 et d’autres.

II Pour le dire de manière très générale, les besoins idéels dont on peut promouvoir la satisfaction ne sont rien d’autre que la forme sociale, la manière sous laquelle les besoins matériels doivent être satisfaits dans la société. Lorsqu’est revendiquée la « pinte de lait9 », cette revendication contient – même dans la bouche d’un homme du gouvernement – un [253] ensemble d’éléments formels qui ne sont pas formulés explicitement : que le lait soit fourni dans un récipient propre, qu’il ne contienne pas de bactéries dangereuses, qu’il ait

7. [Londres 1932 ; trad. française de Jules Castier, Le meilleur des mondes, Paris, Plon 1932.] 8. [Aage Madelung écrivit entre autres le roman utopique Zirkus Mensch (Le cirque « homme ») qui paraît en 1918.] 9. [La revendication que chaque enfant reçoive une « pinte de lait » (à peu près un demi-litre) par jour faisait partie du programme alimentaire à visée internationale de la politique de New Deal. Elle a été défendue par l’aile gauche du gouvernement de Franklin D. Roosevelt, en particulier par le ministre de l’agriculture Henry A. Wallace.]

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une certain teneur en matière grasses, etc. Si l’on se tenait à la lettre de cette revendication, on pourrait l’appliquer et on se trouverait pourtant trompé. La dialectique, quant à elle, reconnaît que ce n’est pas seulement la valeur nutritive, la nature du récipient, etc. qui jouent un rôle dans la question de savoir si l’enfant est trompé, mais également le fait, par exemple, que ni le père ni la mère ne se trouvent sous la pression d’un travail dépourvu de sens et de la peur de le perdre, que l’enfant habite une maison correcte, qu’il y ait un bon médecin à proximité, qu’aucune domination exploitatrice10 n’existe qui se reflèterait nécessairement sur les visages et dans les dispositions intellectuelles et affectives des parents et de tout le monde environnant et qui, à la longue, gâche le lait plus qu’aucun récipient sale ne pourrait le faire. L’ordre de la société fait partie du lait tout autant que sa teneur en matière grasse. Tant qu’on ne veut pas affirmer que l’on boit à la place du lait sa formule chimique, la détermination d’une coupure entre besoins matériels et besoins idéels reste hautement relative.

III Si l’on isole les êtres humains et qu’on ne les considère que sous la forme d’être vivants, il est possible de diviser les besoins en degrés. On meurt plus tôt si on n’a rien à manger que si l’on est réduit à du riz bouilli. On meurt plus tôt si l’on n’a que du riz bouilli que si l’on peut l’alterner avec des fruits crus. On meurt plus tôt dans un trou sombre et humide que dans un air respirable, plus tôt en travaillant dans une mine de plomb qu’en travaillant dans un studio cinématographique, plus tôt dans une bicoque délabrée que dans une usine sécurisée, plus tôt en travaillant quatorze heures par jour sans jamais avoir de vacances et en ayant en permanence la peur de perdre son emploi qu’en ayant ce qu’il faut de loisirs et la perspective d’une vieillesse sans soucis, plus tôt en accomplissant un travail monotone qui atrophie toute une partie de l’appareil physiologique

10. [Tapuscrit de Max Horkheimer : « exploitatrice et terroriste ».]

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[254] qu’en ayant une activité changeante et intéressante – tout cela évidemment au sens des probabilités statistiques et en référence au grand nombre. Une telle hiérarchie n’est nullement insensée et le socialisme doit être scientifique également en ce sens. La hiérarchie est pourtant rendue compliquée par de nombreux facteurs lorsqu’il s’agit de son application à la politique, par exemple par le fait qu’il n’est pas sûr du tout qu’une vie monotone, sinistre et sans perspectives, qui se termine dans la souffrance, soit une vie à laquelle il faut aspirer, quand bien même elle serait longue grâce à des conditions minimales d’hygiène. Mais la complication décisive réside dans la nature sociale de l’homme. L’effort consistant à assouvir ne serait-ce que les besoins les plus primaires est dans une large mesure illusoire s’il est couplé au maintien de situations qui mènent régulièrement à des catastrophes nationales et internationales faisant périr des millions et des millions de gens. Le besoin de mettre fin à ces catastrophes et, partant, de changer l’ordre qui les cause, reste invisible tant qu’on considère l’être humain comme un être vivant isolé ; et toutefois il n’est nullement secondaire ou tertiaire, ni plus élevé, plus noble ou plus « spirituel » que les nécessités naturelles de la vie.

IV Une fois qu’on a fait une distinction entre besoins matériels et besoins idéels, il faut indubitablement insister sur la satisfaction des besoins matériels, car, comme les thèses précédentes le montrent, cette revendication suppose en même temps la transformation de la société ; elle inclut pour ainsi dire la raison. Elle ne demande rien d’autre que l’instauration de rapports qui accorderaient à tous les hommes les meilleures conditions de vie possibles : l’abolition de la souffrance causée par la société. Souligner la revendication isolée et idéelle, en revanche, mène à un véritable non-sens. On ne peut pas faire valoir le droit à la nostalgie, au savoir transcendant, à la vie dangereuse et exiger ensuite à partir de cela la liquidation de la publicité à la radio et du drugstore. La lutte contre la culture de masse consiste dans la découverte du lien qu’elle entretient [255] avec la mauvaise domination. Il est ridicule de reprocher

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au chewing-gum qu’il porte atteinte au penchant pour la méta­ physique ; en revanche, on devrait pouvoir montrer que les profits de Wrigleys11 ainsi que son palais à Chicago sont fondés sur la fonction sociale consistant à réconcilier les hommes avec les mauvaises conditions d’existence, à les détourner de la critique. Ce qu’il faut rendre évident n’est pas que le chewing-gum nuit à la méta­ physique, mais, au contraire, qu’il est lui-même de la métaphysique. Nous ne critiquons pas la culture de masse parce qu’elle donnerait trop aux hommes ou rendrait leur vie trop sûre – nous laissons cela à la théologie luthérienne – mais parce qu’elle concourt à ce que les hommes reçoivent trop peu et des choses trop mauvaises, à ce que des couches entières de la population vivent – dans leur vie intérieure autant que dans leur vie extérieure – dans une misère effroyable, à ce que les hommes se fassent à l’injustice, bref : parce qu’elle maintient le monde dans un état où l’on doit s’attendre d’une part à des catastrophes gigantesques et, d’autre part, à voir des élites perfides comploter pour un état de paix infernal.

V Ce qu’on appelle l’idéel, comme forme du matériel, doit être politiquement mis en relief, particulièrement là où, dans la société régnante, les revendications matérielles se voient rognées et leur satisfaction employée comme moyen de corruption et de diversion afin d’introduire une scission parmi les dominés ; ce par quoi ces revendications sont transformées en « esprit ». Ce n’est nullement le seul fait des seigneurs de l’industrie, mais également celui d’autres rackets qui sont intéressés à la domination. Au sein du mouvement ouvrier, il y a sans cesse des conflits entre les intérêts individuels et ceux qui concernent tout le monde. La tentative consistant à résorber la satisfaction des intérêts universels par la satisfaction restreinte d’intérêts particuliers doit, entre autres, être contrée par la preuve qu’aucun intérêt individuel ne peut être satisfait dans

11. [Le producteur de chewing-gum.]

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la durée sans que les intérêts universels ne soient satisfaits, ce qui signifie : par une transformation effective. Souligner ce point de vue apparaît souvent comme un [256] moment idéel, théorique face aux intérêts immédiats. Dans la politique pratique autant que dans la théorie, il s’agit de démontrer face à cela que les intérêts particuliers sont aussi bien des intérêts abstraits, éphémères et idéels que ce que l’on appelle intérêts spirituels. Se crisper exclusivement sur des revendications matérielles isolées, comme le font certains groupes singuliers, peut, dans le contexte d’une certaine situation historique, constituer le même genre de position idéologique perdue que l’est la Science chrétiennea. De l’autre côté pourtant, les discours sur la nostalgie, la justice et la liberté prennent tout leur sens s’ils se réfèrent à la création de la communauté humaine.

VI Des observations comme celle que l’on trouve dans le livre de Huxley ne sont pas proprement puériles, bien au contraire ; elles ne le deviennent que lorsqu’on les maintient isolées. Elles peuvent se transformer d’observations non-vraies en observations vraies si elles entrent dans le contexte d’une critique politique du présent, qui n’a certes plus grand-chose à voir avec Huxley. La pensée dialectique ne peut absolument pas être indifférente à l’égard de la forme spécifique de déshumanisation qui s’accomplit au sein de l’homme sous le règne du monopole. Elle perpétue et prolonge la réification qui appartient de manière essentielle au capitalisme. La doctrine selon laquelle l’homme s’est transformé en appendice de la machine doit être différenciée en fonction des conditions actuelles, elle doit être prolongée et appliquée aux questions historiques. Cela pourrait expliquer par exemple rien moins que l’histoire de la social-démocratie allemande, sans parler du mouvement ouvrier américain. Autant il serait faux de vouloir attaquer les phénomènes singuliers de la culture de masse pour eux-mêmes, autant il est important de les reconnaître et de les déterminer comme les nœuds du filet qui tient les hommes ensemble et les lie à un malheur à venir.

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Poésie et morale (1942) Dans la littérature bourgeoise, la tendance explicite de l’auteur, son thema probandum, était la plupart du temps seulement extérieure. Il arrivait assez souvent que son état d’esprit – progressiste ou réactionnaire –, c’est-à-dire ses convictions conscientes, contredisent le sens de ce qu’il exposait. Que l’on songe à Splendeurs et misères des courtisanes12, où la morale bigote de la Restauration apparaît plutôt comme une chose extraordinaire qui relève la saveur de l’aventure que comme une foi véritable – aussi nostalgique que l’Ave Maria dans Winnetou13. Le positivisme de Salammbô14 à partir duquel on ne peut pas dire si les atrocités carthaginoises servent plutôt à l’émerveillement ou au dégoût du lecteur européen, se voit déjà préfiguré dans le style de Candide15 qui, lui, a indéniablement un thema probandum humain. Dans toutes ces œuvres, c’est le « divin marquis » qui est le prototype. Les aventures de Léonore et Castellina dans Aline et Valcour16 ne sont pas moins piquantes que celles de Justine et Juliette17. Et cependant la morale est inverse. L’éloge du vice esquisse le plan du déploiement des mêmes évolutions individuelles et sociales que la justification de la vertu ; et au niveau de la représentation, cela fait peu de différence si l’auteur couvre de lauriers, comme dans Juliette, le monstre qu’est Noirceuil ou, comme dans Aline,

12. [Œuvre d’Honoré de Balzac, 1839-1847, appartenant au cycle de La Comédie humaine.] 13. [Roman de Karl May, auteur allemand extrêmement populaire.] 14. [Œuvre de Gustave Flaubert, 1862.] 15. [Roman de Voltaire, 1759.] 16. [Aline et Valcour ou Le roman philosophique, roman épistolaire du Marquis de Sade, 1795.] 17. [Horkheimer se réfère aux aventures de Justine et Juliette telles qu’elles sont relatées dans les deux romans du Marquis de Sade, Justine ou Les Malheurs de la vertu [1791] et Histoire de Juliette ou Les prospérités du vice [1797].]

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les décerne au frère jumeau spirituel de Karl Mohrb qu’est RompaTesta. L’extériorité de la morale ne se montre pas seulement à l’intérieur de la même œuvre. L’analyse des vices, la psychologie de la perversion, la démonstration du lien entre athéisme et crime ne sont pas poursuivies avec moins de passion dans l’œuvre du Marquis que dans celle de De Maistre, son antipode. Si déjà les propositions sanguinaires de Saint-Fond – le terrible ministre dans Juliette – correspondent en large partie aux idées sociales que cultivait le cercle de De Maistre, alors les [258] propos tenus lors de cette première soirée à Saint-Pétersbourgc, sur la Neva, auraient pu être tenus au dîner dans le palais de ce ministred. L’éloge de l’ordre et de la justice pénale où se retrouvent, d’un côté, un président de Parlement, un prince et un ministre, de l’autre, un chevalier, un comte et un sénateur – les mêmes personnages donc – est au mot près le même, à l’exception du fait que chez le contre-révolutionnaire De Maistre, contrairement au rédacteur de l’oraison funèbre de Marat, l’intention sanguinaire n’est pas disculpée par cette sorte d’aphrodisiaque de l’imagination qu’est l’orgie qui la suit, mais qu’elle est maintenue et devient sombre pratique. Dans les deux cas, les morales opposées couvrent le même contenu comme une mince couche de rationalisation, et il semble que l’intention éthique et pédagogique dans la littérature ne soit qu’un bouclier servant à protéger la représentation de l’extraordinaire, de l’effroyable, de la même manière dont la conscience sert à l’inconscient. Comme l’extériorité, au sens d’un manque de lien interne, est esthétiquement intenable, le renoncement à la « thèse » était une cause pour laquelle la grande littérature s’est battue longtemps avant l’apparition du roman sans action ni chute, avant le symbo­ lisme et la neutralité objective flaubertienne. La littérature aspirait ardemment à suivre les pas de la science et de la politique bourgeoises et à s’en tenir strictement au donné comme l’avait fait jadis Machiavel, dont les traités politiques étaient dédiés selon le besoin à la démocratie ou à ses ennemis jurés, sans que leur valeur en soit affaiblie. La littérature, certes, n’a pas eu jeu facile. Les nouvelles de Kleist ont pour intention suprême la positivité neutre et cependant, chaque mot y respire la révolte contre le collectif. Ce n’est qu’aujourd’hui, à la fin du processus – dans

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la littérature de masse du best-seller – que le dernier reste d’un état d’esprit qui distinguerait l’œuvre d’art a été abandonné en faveur de sa version cinématographique, si bien que l’œuvre a adopté de part en part un état d’esprit, celui de l’esprit public. La neutralité objective, qui provenait originairement de la résistance contre la pression des puissances publiques, est parvenue, à l’instar de l’Aufklärung quand elle s’est renversée en philosophie positiviste, à concorder parfaitement avec elles. L’artiste représente la vie et – tout comme l’érudit – renvoie la réflexion aux clubs de débat dépourvus du sens des responsabilités, à la spéculation étourdie, au bavardage insipide. La différence entre le génie et l’auteur à succès, entre Joyce et Werfel, réside dans le fait que le génie efface consciemment la tendance jusqu’à ses dernières traces et, ce faisant, barre au pouvoir de l’existant l’accès à l’œuvre ; alors que l’auteur à succès [259] se livre à ce même pouvoir et intègre la morale dans sa routine. Dans une telle évolution se reflète le chemin parcouru par l’artisanat bourgeois en général. La morale représente un but, le sens et la fin du tout. Mais cette fin est d’abord déterminée au sein de la société par le marché anonyme, puis, consciemment, par le monopole. L’individu singulier, en revanche, n’a qu’à faire son travail et à se laisser prescrire son sens ainsi que sa fin. Il doit s’en tenir à ses affaires, à sa machine, à la construction du pont, à la recherche sur les hormones, au remplissage du réservoir d’essence. L’homme doit être un spécialiste. Or, le chemin à parcourir ainsi que la détermination du tout de la société ne se laissent assigner à aucun domaine, à moins que cet endroit ne corresponde aux terres et domaines du racket le plus élevé, aux cabinets secrets des syndicats de l’industrie et aux terrains de golf sur lesquels on décide du cours du monde. Les artistes sont censés peindre et faire des poèmes. Ils peuvent même dépeindre en termes respectueux ou progressistes – pour peu que ce soit utile à l’un quelconque de ces rackets – ces sphères très élevées et même, si ce n’est pas possible autrement, avec ce degré de méchanceté qu’un parti ou un syndicat peut même utiliser dans sa lutte contre un autre. Mais ce qui est insupportable est la théorie. L’art doit complètement se convertir à elle, s’il veut sauver le minimum de morale en vertu duquel il existe.

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Ce qui, depuis le XVIIIe siècle apparaît dans la poésie comme morale et tendance et ce qui est finalement expulsé, faisait à l’origine un avec l’essence [Essenz]. L’œuvre d’art éclairait la réalité effective d’une lumière qu’elle n’avait pas besoin d’emprunter à cette même réalité. Elle énonçait son secret. Le caractère vrai de la réalité ne devenait manifeste qu’en elle ; elle jugeait le juge. Ce n’est que dans le déclin que la vocation [Beruf] de l’œuvre d’art, consistant à dire à la réalité effective ce qu’elle est, à énoncer un verdict, s’est autonomisé et qu’il lui est devenu extérieur sous la forme de la morale et de la tendance. L’effort des grands écrivains de ne s’occuper ni de l’une ni de l’autre, et de s’en tenir à la chose même, provient de l’intuition que la représentation et le verdict ont été à l’origine une seule et même chose. Ils voulaient arrêter le déclin en renonçant à la morale conçue comme ce qui est non-artistique et donc non-vrai. Les séparations introduites par l’Aufklärung et le progrès ne se laissent pourtant pas revoir impunément, pas plus en art que dans les autres domaines. Elles sont irrésistibles et forcent la reconnaissance. Wedekind, Sternheim [260] et Brecht cherchaient à rendre justice à la scission en détachant volontairement la morale du contexte de l’action et en la proclamant cyniquement comme telle. Briser la totalité artistique – qui était de toute façon impossible à maintenir – était censé la sauver encore une fois. Ils faisaient de manière consciente ce qui est arrivé de façon à moitié inconsciente chez le Marquis de Sade et chez Balzac. La morale ainsi proclamée gagne par là en lucidité, mais non en profondeur. Cette dernière ne revenait qu’à l’unité perdue dont la substance apparemment réaliste de la poésie moderne témoigne toutefois plus fidèlement qu’une tendance qui s’accorde mal avec le contenu. La réalité effective se voit mieux éclairée et dénoncée par ce qui se passe dans les œuvres que par ce qu’elles veulent démontrer. Par son détachement à l’égard de la substance de l’œuvre d’art, la réflexion n’est pourtant pas seulement devenue plus idéologique, mais aussi plus précise. La morale consciente et réfléchie qui, comme profession régie par la division du travail, n’incombe pas à l’art mais à la philosophie, s’est départie, du moins en apparence, de l’équivocité ; et toute tentative de rebrousser chemin et de retourner vers le concret, vers le tout, est romantique et réactionnaire. Elle mène à la réanimation artificielle

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de mythologies et d’autant plus sûrement à cette braderie complète de la culture que cette manœuvre vise précisément à éviter. L’éthique d’Aristote est à la fois plus bornée et plus universelle que la tragédie d’Eschyle ; la philosophie pratique de Kant est à la fois plus pédante et plus libérale que la poésie de Goethe. Aujourd’hui, il importe de transmettre au concept philosophique l’affinité secrète que l’œuvre d’art entretient avec la nature et grâce à laquelle elle serait capable de lever son emprise, lui qui, en tant que concept abstrait, est toutefois à l’heure actuelle encore au service de cette emprise. [260] Histoire du prolétariat américain (1942) Le parcours historique du prolétariat mena à une croisée des chemins : il pouvait devenir classe ou racket. Le racket signifiait des privilèges au sein des frontières nationales, la classe signifiait la révolution mondiale. Les leaders ont ôté la décision des mains du prolétariat. [261] Aucun chemin vers la vérité18 Selon Schopenhauer, les formes de l’intuition que sont l’espace et le temps empêchent le sujet de connaître la chose en soi. Ce n’est qu’au moment de l’interruption du principe d’individuation, c’est-à-dire au moment de la mort, que l’homme serait en mesure d’intuitionner la vérité. Mais ce serait précisément à ce moment-là, quand il meurt, qu’on éteindrait la lumière qui brille en lui. On peut pourtant déjà appliquer cette théorie au vivant. Le moyen de la connaissance est le langage. Mais le langage redouble le monde. En se constituant en médium propre, il devient soit moyen de domination, soit image. Mais l’image ment et le moyen de domination extermine. L’instrument contrecarre la

18. [Titre de Friedrich Pollock. Autre titre donné par Pollock : « Langage ». Tapuscrit de Horkheimer : sans titre.]

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fin pour laquelle il existe : la connaissance. On éteint la lumière au moment où il y a quelque chose à éclairer. Or, l’effort de la cabale et de la théologie juive en général, visant à transformer le verbe [Wort] en tant que tel en vérité, est certes plus sage que l’idéalisme, mais il s’accorde toutefois avec lui sur un point : l’idéalisme transforme la conscience subjective, ou encore l’esprit objectif – bref, l’instrument – en chose. Les deux succombent à un curieux fétichisme qui leur est propre. À propos de la philosophie du droit (1942) La punition est née de la vengeance, dit-on. La société se charge de la cause des victimes. La justice est un monopole d’État précoce, administré par les rackets qui fixent les règles. La séparation des pouvoirs, la séparation entre faire, appliquer et exécuter la loi est venue après, comme une mesure de protection des citoyens face à l’exécutif. Les citoyens voulaient mettre la bureaucratie sous leur contrôle, limiter l’arbitraire en fonction de leurs intérêts. Aujourd’hui, la nécessité de partager le pouvoir disparaît en même temps qu’apparaît la concentration de la classe ; les nouveaux rackets rassemblent le pouvoir entre leurs mains [262] et l’idée de l’universalité s’amenuise dans un processus parallèle à celui de la corruption croissante du Parlement19. Depuis que la vengeance a été remplacée par l’État – ce qui a au fond constitué l’État, qu’il soit né d’une évolution intérieure ou de la conquête –, il y a eu de nombreuses théories de la punition en tant qu’elle concernait les citoyens eux-mêmes ; lorsqu’elle concernait les esclaves et les serfs, la punition était un moyen de terreur avoué. Elle est rationalisée comme rétorsion, réparation, dissuasion, protection et éducation. La société ne peut exister sans punition, et ce signe de sa faiblesse est en même temps sa marque

19. [« De la corruption croissante du Parlement » : modifications par Friedrich Pollock. Tapuscrit des archives Max Horkheimer : « du Parlement corrompu ».]

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d’infamie, qui la stigmatise comme ce qu’elle est : cette nature au-dessus de laquelle elle voulait s’élever. Toutes ces théories se dissolvent en effet dans leur réalisation. Peu importe que la raison d’une douleur infligée puisse être intelligible, la douleur est dépourvue de sens. Or c’est elle que la punition vise, à l’opposé de la médecine. La douleur n’est pas un effet involontaire de la mesure punitive, mais un effet volontaire. Le fait d’atteindre la fin morale qui pourrait l’excuser est douteux et immoral. Le pouvoir, qui emploie de manière méthodique la douleur face à l’impuissance, transforme cette dernière en moyen de ses propres fins sinistres qui sont dissimulées derrière la moralité. L’ennemi ne peut jamais être l’objet de la punition, car elle se réalise toujours sur celui qui est sans défense. C’est à travers la punition, plus nettement qu’à travers n’importe quelle autre institution, que la société proclame qu’elle représente non pas l’universalité mais la particularité, et cela resterait vrai même si elle avait la majorité à l’exception de celui-là seul qui est puni. Tout être humain pourrait accéder à l’universalité par la compréhension ; il n’aurait pas besoin de la douleur pour cela. Le recours à la douleur constitue l’aveu de l’illégalité du droit. Dans la société de classes, la particularité ressort pleinement. Les lois se trouvent dans une harmonie préétablie avec la domination des cliques qui disposent des armes et des moyens de production. La religion, et en particulier le protestantisme, a pris sur elle de soutenir cette domination en insistant sur le mal ; c’est par là qu’elle glorifie la punition. Face au pouvoir, son anthropologie dispose d’un doigt pointé vers le haut et d’une révérence respectueuse ; face à l’impuissance, elle fonde en raison [263] la punition comme étant une institution divine au même titre que la pauvreté et la guerre. Mais même la majorité la plus impressionnante qui doit se servir de la punition est encore une fausse majorité ; quiconque la transfigure fait de l’idolâtrie comme Luther20, il met encore l’esprit au service de la domination à laquelle la chair est rivée par la peur et la nécessité. Il ajoute à la misère effective le mensonge proclamant

20. [Tapuscrit M. Horkheimer : « comme Luther, le laquais des princes ».]

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que les États et les dépositaires de la violence, dont la fureur emplit l’histoire, auraient un sens divin et, par là même, que l’histoire en aurait un. Un tel mensonge était impensable avant le concept d’esprit qui n’est entré dans le monde qu’avec le christianisme et qui aurait bien pu le transformer. Un tel mensonge empoisonne les siècles chrétiens. Le caractère juif (1939/1940) La plus grande faute des Juifs consiste en ceci : depuis des millénaires, ils n’ont pas exercé de domination, ils avaient toujours besoin de protection, peu importe leur richesse. C’est pourquoi ils ont tellement de mal à comprendre que la condition de toute culture était jusqu’à présent la répression, l’intimidation, l’injustice. Ils veulent vivre tranquillement et en sécurité, avoir des possibilités d’ascension et d’évolution et reprochent aux castes dominantes du monde entier d’avoir créé les conditions sociales nécessaires pour cela. Ils demandent l’impossible. La différence entre le caractère juif et celui des gentils réside dans la froideur et le caractère distancié que l’exercice d’une discipline de fer par d’innombrables générations a conféré au membre de la ruling class et, pour finir, à tout être libre dans cette réalité effective. Les Juifs n’étaient pas libres, ils n’ont maîtrisé ni abattu personne. Ce que l’histoire a laissé persister d’eux est passé entre les mailles du filet, sinon cela n’existerait pas. Ils sont des utopistes. Dans leur conscience, ils essaient de s’assimiler à tout ce qui est gentil et dénient le manque d’expérience sur lequel leur mission est fondée. Mais leur essence, formée par l’histoire [264], les confond. Le conflit entre leur être et leur discours, entre la marque qui leur a été imprimée en tant qu’individus et celle qui leur revient comme êtres historiques, s’exprime dans tous leurs traits. Il est en même temps la garantie qui les préserve d’une trahison complète. Ils doivent témoigner en faveur de l’impossible, qu’ils le veuillent ou non.

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Solidarité (1939/1940) La solidarité est fondée dans la connaissance faite en commun. À cause du nécessaire inachèvement de la connaissance, il apparaît que la solidarité est nécessairement éphémère. Ce que les hommes ont compris – et ce en quoi ils étaient liés – peut s’avérer inexact. Les différends au sein des écoles de poésie et de peinture françaises du siècle dernier, l’adversité mortelle d’amis à propos d’un principe, les scissions des plus petits groupes et groupuscules de l’extrême gauche, leur font en tout cas davantage honneur que ne le fait la cohésion réfléchie des gangs politiques et psychanalytiques. À y regarder de près, on perçoit à la racine de ces éternelles querelles de la vieille bohème d’autres motifs que les seuls motifs théoriques. Car ce n’est pas comme si la négation d’un stade antérieur de la connaissance était raturée ; mais elle est elle-même dépassée par la négation déterminée. Le passage est exigé par la chose même, il y est inscrit. Le relâchement des forces intellectuelles peut empêcher un être singulier de l’accomplir de manière autonome. Si, en revanche, le pas a été franchi par quelqu’un, peu importe par qui, alors seul un mauvais intérêt personnel peut déterminer l’être singulier à défendre une pensée plus émoussée, plus bornée, contre une pensée plus précise et plus riche. Ce n’est pas dans un geste qui s’attache à quelque chose, pas dans un geste de fidélité, que ce qui est plus primitif est conservé même quand il est dépassé ; car c’est bien dans la conscience plus différenciée, et non dans la conscience primitive elle-même, qu’il est à l’abri. Il y a des obstacles mécaniques qui s’élèvent, tels des murs, entre le sujet et la connaissance historiquement adéquate, si bien que le sujet ne peut pas l’apercevoir même si elle existe. Pour autant l’un et l’autre, le vieux et le nouveau, ne sont pas égaux du point de vue de la connaissance. L’intérêt de la classe prolétarienne était lui aussi, selon la compréhension de Marx [265], censé ne pas être simplement opposé à l’intérêt bourgeois, mais devait objectivement être supérieur.

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Le caractère compréhensible de cette objectivité a permis aux fils de la bourgeoisie de passer dans les rangs des ouvriers en lutte. Le chemin inverse, menant du prolétariat à la bourgeoisie, était de la trahison : trahison de la vérité, mais également persistance du reste des bourgeois dans une idéologie qui était depuis longtemps évidente en tant que telle. Ce n’est pas par un fait social qu’ils étaient coupés de la connaissance, mais par le resserrement acharné de leur propre horizon sur l’avantage privé. Ils étaient décidés à renier tout et à se détourner de tout ce qu’ils avaient porté à hauts cris comme les valeurs suprêmes : la religion et la vérité, l’amour de l’humanité et la justice – jusqu’au moment où ils sont devenus trop bêtes pour défendre même leurs avantages privés et se voient à présent exterminés à bon droit, eux, et tout leur bon sens pédant. Dans les querelles de la bohème, est entré un brin d’égard pour la carrière. Cette partie de la solidarité qui est menacée par le processus de connaissance constitue ce qui est encore impur et mauvais en elle. Un certain nombre de communautés se sont pourtant désagrégées sans que la solidarité ne se soit éteinte. Elle était parfois à l’abri chez un seul individu singulier qui était abandonné par tous. Impossibilité de la poésie L’art est fondé sur la mimésis ; il imite, même s’il est abstrait. Les beaux-arts sont pourtant les seuls qui en sont capables. La poésie trouve son refuge dans l’excuse selon laquelle la figure fantastique que son langage désigne représenterait l’essence des choses. Elle serait donc un succédané des beaux-arts. Ce faisant, elle se tait pudiquement sur sa véritable prétention, si tant est qu’elle ne l’a pas oubliée. Elle veut être elle-même représentation et ce sont les beaux-arts qui ne sont qu’un élément d’elle, devenu autonome et réifié. Les beaux-arts sont du langage pétrifié. Le mot, et non l’image, est destiné à toucher la chose ; l’image, peu importe sa qualité, vise toujours à côté. Même la musique n’est qu’un élément perdu : plus proche du mot que la peinture et la sculpture – plus proche de la vérité – mais précisément dans ses manifestations suprêmes, elle n’est qu’exhalation impuissante.

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Le fait que les arts se sont [266] écartés les uns des autres est aussi peu réversible que ne l’est le processus de scission entre art et science. Mais pour abolir ces écarts, il nous manque la clé. Ce n’est ni la conscience abstraite de la raison de cette séparation, ni sa concrétisation fausse dans l’œuvre d’art totale qui nous fait avancer d’un pouce. La philosophie ne peut faire plus que d’énoncer ce fait. [266] Théorie du criminel Plus le pouvoir de disposer était fragmenté, plus la domination était médiatisée. Les possédants individuels ne réprimaient pas les plus pauvres, comme le seigneur féodal et le despote oriental, avec des satrapes et des gardes du corps, simple continuation d’une violence physique barbare ; leur volonté devait s’objectiver dans le droit et ainsi limiter la totalité du pouvoir que ce dernier représente. La loi comme moyen de la domination développe une logique propre, dont l’opposition à la domination ne peut être surmontée par l’envoi d’un fil de soiee. Celui qui s’écarte du droit chemin dans la société bourgeoise n’est plus tabou comme celui qui commet un outrage contre la solidarité primitive, ce n’est plus l’esclave et le serf en rébellion. Il ne se tient pas simplement en dehors de la société, mais il expose un conflit qui lui est nécessairement inhérent. Le principe social, auquel on doit la loi, se reproduit dans le criminel. Même à travers l’hymne religieux à l’épée intramondaine de la justice qu’entonnait le protestantisme apparaît l’origine humaine et non-humaine du droit, la volonté de la minorité qui se donne la forme de la majorité. Les nombreux seigneurs qui, bien qu’étant en concurrence entre eux, voulaient contrôler les autorités, devaient, à côté de leur pouvoir économique propre, garantir une sorte d’autonomie à la protection contre les pouvoirs concurrents et exécutants, contre les organes de la terreur ; c’est pourquoi ils se préoccupaient de la loi. Le droit pénal ne protège pas seulement le citoyen du délit, mais le protège en même temps de l’Etat, qui doit le venger. Le malfaiteur, le marginal, est cependant en tant qu’individu encore inclus dans la pensée. Le droit pénal bourgeois dérive davantage du droit civil des primitifs que des mesures prises

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par la société archaïque contre celui qui commet un outrage, dans la mesure où l’on peut parler d’un tel droit. [267] Le droit positif, « qui régit toutes les phases de la vie de la tribu », dit Malinowski21, « consiste […] en un corpus d’obligations contraignantes, qui sont considérées comme droit par l’une des parties, tandis que par l’autre, elles sont reconnues comme devoir ; elles sont maintenues en vigueur par un mécanisme spécifique de réciprocité et de publicité, qui est inhérent à la structure de leur société […]. Leur intelligibilité immédiate est garantie par l’évaluation rationnelle des causes et des effets par les autochtones, comme par nombre de sentiments sociaux et personnels ». La formulation de principes et de lois appartient à l’échange. Elle est liée à la consolidation de la propriété privée22, qui transforme finalement les hommes en sujets. Le marché produit avec l’honnêteté son contraire, il exige aussi bien la loi que l’argent. Entre ces deux médiums de l’économie, il y a un lien de parenté. Ils sont universels selon leur forme : on ne peut dire qui est celui que la loi va frapper, ni d’où est pris l’argent, même si dans la réalité, ce sont les pauvres qui attirent la première et ce sont les riches qui attirent le second. C’est justement la neutralité des médiums, leur universalité formelle, qui détermine le membre du monde bourgeois comme sujet qui, au sein de ces médiums, demeure le même. Elle seule crée le concept d’homme. La personnalité a pour présupposé des rapports de droit au moins rudimentaires, un universel. Le criminel compte sur une telle universalité. Pour autant que sa rationalité suffit, il se tient aux chances qui résultent du caractère anonyme du moyen qui s’est autonomisé et qui fait, de lui aussi, un égal. Le maudit – l’homo sacer [Heilig-Verworfener] –, le pauvre pécheur qui portait atteinte aux dieux et aux hommes, s’est transformé en quelqu’un qui enfreint la loi, le criminel : un produit de l’humanité. L’illusion qu’il y aurait parmi les bourgeois d’autres criminels que ceux qui se dressent contre la propriété est de l’idéologie au sens propre : une apparence à laquelle les individus succombent 21. [Crime and Custom in Savage Society, London, K.Paul, Trench, Trubner & Co. 1926, p. 58.] 22. [Cf. Robert Briffault, The Mothers. A Study of the Origins of Sentiments and Institutions, New York, George Allen & Unwin 1927, t. II, p. 357.] 173

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nécessairement en raison de leur rôle dans le processus social. Il est vrai qu’on ne punit plus le meurtre moins durement que le vol, comme c’était le cas dans les périodes de pénurie de biens et de manque de travailleurs23. Depuis que le Seigneur a énoncé que la vengeance était sienne, [268] l’État a monopolisé toute l’institution de la vengeance, et l’individu doit lui rendre des comptes, qu’il commette un sacrilège, un crime sexuel, une malversation ou un vol. Le fonctionnement de l’État exige des directives homogènes. Même les concepts juridiques sont nivelés. L’opposition dans laquelle ils se trouvent les uns avec les autres est effacée du fait que tout délit est mesuré à la même aune et se voit attribuer un dénominateur commun, à savoir la peine. Le schéma d’après lequel une telle réduction s’est opérée était la propriété. Le fait que la catégorie de mar­ chandise s’est emparée de toutes les branches du commerce entre les hommes, se traduit dans ceci que même le corps et la vie sont compris, attaqués et sauvegardés selon le modèle de la propriété. Tout ce qui est à la portée de l’homme se transforme en quelque chose dont quelqu’un dispose, en un objet du sujet de droit. Le droit a même participé à la constitution du corps [Körper]. De même que toute distinction logique renvoie à des séparations douloureuses dans la réalité effective, de même, la distinction des parties du corps renvoie probablement à la plus ancienne protection juridique. L’atteinte au seigneur et à sa domesticité avait son prix en fonction du préjudice qui résultait de la perte. La main était plus chère que l’oreille. Les parties du corps appartiennent au corps, et le corps appartient à la personne. L’Etat protégeait son membre en tant que propriétaire de son corps propre, et sous une telle protection l’individu s’est cons­ titué comme incarnation du psychologique. La protection juridique du corps est un cas particulier de la protection de la propriété privée. L’apogée du droit pénal coïncide avec les temps dans lesquels l’Etat central identifie sa paix intérieure avec la sécurité de la propriété. Dans le concept du criminel la société bourgeoise se confirme à elle-même qu’elle sait réunir l’intérêt général et l’intérêt particulier,

23. [« Arbeitermangel » : modification sur le tapuscrit : « Arbeitsmangel », manque de travail.]

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car c’est seulement dans la mesure où elle garantit à tout un chacun la conservation de soi qu’elle peut en même temps condamner au nom de la raison ce qu’elle poursuit au nom du particularisme. Le concept théorique du criminel ne peut pas être détaché de la conclusion du pacte souverain [Staatsvertrag], qui contraint les hommes à l’obéissance envers l’État pour cette raison qu’ils lui ont transféré pour leur propre bien le pouvoir suprême. « Par le bien », écrit Hobbes24, il ne faut pas comprendre seulement [269] la conservation provisoire de la vie par n’importe quel moyen, mais une vie la plus heureuse possible, car les hommes ne se sont réunis de leur propre chef et liés à un État conformément à un contrat qu’en vue de vivre de façon aussi agréable que la nature humaine le permet. » Si le contrat avec l’État est en vigueur, le criminel contre­vient à sa propre raison pragmatique, qui se présente à lui, sous sa forme objective, dans l’État. Voilà qui définit le criminel et le distingue de celui qui commet des outrages. Face à la pensée bourgeoise il n’y a pas d’autre péché que celui commis contre le principe du soi. La conservation de soi cohérente, organisée, est lésée par le criminel au bénéfice de la conservation de soi limitée, anarchique. Son intelligence est trop courte. Il n’est pas capable d’attendre. À lui, qui calcule tout, il manque pourtant l’intelligence calculatrice. Il est puni pour sa folie. Toute autre théorie de la peine trahit le doute de la société envers sa propre rationalité. Les concepts de pacte souverain et de raison sont équivalents pour la bourgeoisie. La société vaut à ses propres yeux comme raison concrète, la réunion de ceux qui veulent se protéger ensemble de la nature. Sur celui qui ne paie pas son incorporation d’une obéissance rigoureuse, elle exécute elle-même la pulsion destructrice de la nature, à laquelle il avait échappé grâce à elle jusque-là : en lui, la société devient violence délibérée et systématique de la nature, comparée à laquelle même la violence immédiate dans sa cruauté apparaît comme état d’innocence véritable. La marque du criminel est l’inutilité. Il saute le stade de la production et cherche à s’approprier une part aussi grande que

24. [Hobbes, De Cive (Leipzig 1918, vol. 2, III, p. 213 sq.).]

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possible de la plus-value qui circule. L’industriel, le commerçant, l’agent publicitaire, le professeur d’université s’en tiennent eux aussi à la circulation, mais ils investissent pour cela de l’engagement. En  revanche, le criminel figure à l’intérieur ce que la guerre représente à l’extérieur : le fait de subtiliser de la plus-value en mettant l’échange hors-circuit. Le chef des brigands, le condottiere, le franc-tireur, le racketteur oscillent entre le guerrier et le criminel. Sous quel pôle ils sont classés, cela ne tient pas à eux, mais à l’état de la politique intérieure et extérieure. Le crime est l’acte par excellence, l’appropriation sans échange. Il forme le pendant naïf de la propriété, qui comme lui-même ne crée pas de biens, ni en tant que travail manuel ni en tant que travail intellectuel, et obtient pourtant son tribut par la force, que ce soit en l’extorquant de manière immédiate [270] dans l’usine, ou par le détour des intérêts et des dividendes. La parenté secrète avec le crime, l’affinité sociale des pôles, c’est-à-dire celle du privilégié et du damné, pousse le premier à la vengeance. Il a tout le pouvoir armé de son côté, le criminel a au mieux une mitrailleuse. Mais la propriété, sans laquelle il n’y aurait assurément pas de moi et pas de conscience, n’en fait pas un cas de conscience quand elle impose qu’il n’y ait pas d’autre maître chanteur qu’elle-même. La vie qui est menée sans contribution pour le système et à côté de la vie qui est la sienne est contraire à l’ordre divin. Criminel et capitaliste ne visent que le bénéfice, ils ne s’intéressent à aucun ouvrage. La joie liée à l’ouvrage est une idéologie de la grande industrie pendant la période lors de laquelle celle-ci passe déjà à la liquidation des banquiers comme de la totalité de la sphère de la circulation : un schéma conceptuel de l’administration monopoliste des hommes. Le malfaiteur capitaliste n’était pas d’emblée violent. En tant que bourgeois, il préférait le profit sans effusion de sang aux actions militaires. Il s’est servi de la guerre et de l’état de siège, quand l’existence de sa classe était en question ou quand des profits supplémentaires pouvaient être obtenus. Le criminel professionnel ressent les choses d’une manière semblable. « Dans l’exécution du crime, un “bon” criminel évite la cruauté inutile et le meurtre. Ce qui compte, c’est qu’il y ait “beaucoup d’argent”. Le risque est le même, que l’on vole sept ou soixante-dix mille dollars. “Je ne suis pas partant

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pour tuer quelqu’un. Quand je peux l’éviter, je l’fais. Mais s’il le faut, s’il y a beaucoup d’argent, disons 100 000 dollars, j’abattrais quelqu’un.”25 » Le criminel représente un racket moins rationnel et plus primitif par rapport au monopole de classe protégé par l’État. Sa profession renvoie à des formes de domination ayant eu cours au début de l’ère bourgeoise ainsi qu’à des formes de domination pré-bourgeoises ; bien que méprisées, ces formes prolifèrent sous couvert de mafia ou de camorra à l’époque actuelle, comme des divinités déchues qui sont devenues, aux yeux des nouvelles religions, des puissances démoniaques. Toute domination actuelle, aussi destructrice envers les hommes qu’elle se révèle, se perpétue sous des formes dans lesquelles se reproduit en même temps la vie sociale. Le criminel au contraire, trop faible pour s’élever à une forme de domination en phase avec son temps, en vient à singer une domination qui est déjà devenue obsolète. Il ne participe pas à la [271] reproduction sociale de la vie, qui a pour but de maîtriser cette dernière. En ce sens, il est destructeur. Là où la société bourgeoise se confronte immédiatement à la nature, la production et la destruction coïncident. Dans l’abattoir, tuer et fabriquer des denrées alimentaires font un. Mais dans le rapport des classes entre elles, les fonctions sont différenciées ; l’entrepreneur dispose dans la fabrication, le policier pourchasse le criminel. La violence n’est pas moins essentielle à la bourgeoisie qu’à ces formes de la société dans lesquelles l’épée et le fouet étaient encore entre les mains des seigneurs ou de leur environnement immédiat. Partout où une tribu ou une classe a la possibilité d’une vie relativement protégée, tandis qu’il ne reste aux autres que la faim, l’insécurité et le travail, on a besoin d’une force qui frappe, qu’il s’agisse de la massue qui refuse à l’étranger l’entrée dans la grotte ou du gourdin26 qui tue les prisonniers dans les caves des commissariats de police. Suite à la division du travail, elle se cristallise au-delà de la culture dans les appareils de la répression. Dans sa police et son régime pénitentiaire, tous les instincts de la destruction trouvent asile.

25. [Frank Tannenbaum, Crime and the Community, Boston, Ginn 1938, p. 190.] 26. [Variante du tapuscrit : de la matraque [Gummiknüppel].]

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La destruction qu’exerce le crime en revanche ne lui échoit pas à cause de la division du travail. Il porte seulement préjudice à la production. Malgré l’indication éclairante de Mandeville sur la production de la destruction en général et sur la dépendance de l’artisanat par rapport au crime en particulier27, que Marx a complétée par son apologie satirique du crime et de sa signification pour la technique, l’économie et la culture28, le crime demeure un ferment de la simple régression et de la dissolution. Le criminel est juste parvenu à être un bandit honnête qui s’occupait du meurtre pour une somme fixe. Il est resté à ce niveau, comme le charlatan et le guérisseur restent encore aujourd’hui au niveau de l’alchimiste, de la transition vers les sciences naturelles. Le criminel ne veut pas renoncer à sa liberté, il veut empocher le bénéfice sans s’intégrer à l’appareil – qui aura sa peau. Il ne peut pas se rendre « sujet », quel que soit le mal qu’il se donne. Black Will, le rapace dans Arden of Feversham29 [272], se revendique, longtemps avant Beggar’s Opera30, de l’ethos du commerçant qui se tient au contrat même lorsqu’il s’avère défavorable. « Pour voler un chien, j’ai reçu 10 livres, et ici on ne gagne pas plus pour tuer un homme ; mais un marché est un marché31. » Son idéal est celui de la sécurité pour la branche commerciale dans laquelle il a son activité. « Ah, que je puisse avoir tellement à faire pendant une année et que le meurtre devienne une profession qu’un homme puisse exercer sans courir de danger du côté de la loi : saperlipopette, je serais sûrement le premier de la compagnie. »32 Will est un entrepreneur empêché. Mais le meurtre privé était une mauvaise branche, il ne faisait l’objet du commerce légal qu’aussi longtemps que celui-ci était lui-même encore à moitié tabou. Il en va autrement avec la police. Sbire et bourreau partagent avec le criminel la malhonnêteté et la brutalité 27. [Cf. Mandeville, La fable des abeilles (en allemand éd. par Otto Bobertag, Munich 1914, p. 12 ; 16 ; 73 sq.] 28. [Théorie sur la plus-value, Stuttgart 1921, t. I, pp. 385-387.] 29. [Drame d’un auteur inconnu, occasionnellement attribué à Shakespeare, publié en 1592.] 30. [De J. Gay, dont la première a eu lieu à Londres en 1728.] 31. [Arden of Feversham, réimpression de l’édition de 1592, London 1887, p. 36.] 32. [Ibid, p. 32.]

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de la profession, mais pas son autonomie. Même la violence autorisée fonctionne en effet pour de l’argent, mais cet argent n’est pas reçu sur le marché pour un service, il n’est pas un bénéfice comme pour Black Will, mais un salaire. Le policier, le procureur et le juge ne portent pas la responsabilité de l’existence et du contenu de leur métier, ils sont essentiellement des instruments. En tant que tels, ils ont du pouvoir. Ils se comptent secrètement au troisième degré [maçonnique]f, parce qu’ils se font rétribuer publiquement pour appartenir au premier. Si le criminel est le jumeau difforme et retardé du bourgeois, l’agent de police est alors son fondé de pouvoir. Le principe est le même dans les deux cas : la violence sans laquelle la propriété bourgeoise ne peut exister. Mais dans l’acte du criminel, la régression à des stades antérieurs de l’évolution se concilie avec les conséquences les plus extrêmes du progrès. Son acte dénie les tabous. En planifiant et en exécutant, le criminel ne prend en considération que le pouvoir, la loi et ses serviteurs, et non la chose elle-même. Depuis le début, la démarche de l’esprit bourgeois consistait à surmonter le sentiment de timidité devant la chose. Toutefois, après la dissolution de la nature dans les choses, qui a fixé le point à ne pas dépasser et a ainsi défini l’outrage, aucune réserve ne reste plus à la nature dans l’homme lui-même. Celui-ci bâtit sa domination de manière illimitée. [273] Une telle radicalité devient manifeste dans le criminel. Tandis que la pensée bourgeoise se tournait vers le monde afin de se libérer de la terreurg, le criminel, lui, ne recule devant aucun crime. Il apparaît que penser et faire, poussés à leur paroxysme, coïncident : l’acte découvre seulement l’impuissance des choses [Dinge], qui a déjà été réalisée par la pensée. La teneur, l’esprit de la chose [Sache], que le crime ignore, est le secret qui n’existe plus du tout après l’Aufklärung. C’est pourquoi, l’idolâtrie de la violence aveugle, en tant que désespoir d’être sauvés du cycle de l’acte et de la vengeance, par lequel le crime devient mythique, fait un avec le progrès. Le soi abstrait de l’Aufklärung, qui peut se servir de la nature à des fins de propagande, parce qu’il n’est plus attaché à aucune teneur en elle et ne connaît jamais que ses propres buts, se cristallise, dans le crime, pour faire un avec l’absence de sens de la nature totalement objectivée. Le crime est l’acte qui ne respecte rien et pourtant reste l’acte respectueux

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du primitif dans l’âme duquel ne pénètre pas l’idée d’un sauvetage possible hors du sombre cycle : un tel acte éclaire la bourgeoisie dans sa marche vers une société dynamique. Comme le criminel, la privation de liberté était bourgeoiseh. Au Moyen-âge, on incarcérait des enfants de princes qui symbolisaient une prétention gênante à l’héritage. Au contraire, le criminel était torturé à mort, pour inculquer à la masse de la population le respect pour l’ordre et la loi, car l’exemple de la dureté et de la cruauté éduque à l’amour ceux qui sont durs et cruels. La peine de prison régulière présuppose un besoin régulier de force de travail33. Elle reflète le mode d’existence bourgeois comme souffrance. Les rangées de cellules de prison dans les établissements pénitentiaires mo­dernes représentent des monades au sens authentique de Leibniz. « Les monades n’ont pas de fenêtres, à travers lesquelles quelque chose peut entrer ou sortir. Les accidents ne peuvent se détacher ou se promener hors des substances, comme le faisaient jadis les formes sensibles des scolastiques. Ni la substance, ni l’accident n’entre du dehors dans une monade34. » Il n’y a pas d’influence directe [274] d’une monade sur l’autre, la régulation et la coordination de leur vie est assurée par Dieu, ou plus précisément par la direction [Direktion]35. La solitude absolue, le fait d’être renvoyé violemment au soi propre, dont tout l’être consiste dans la maîtrise des matériaux, dans le rythme monotone du travail, esquissent l’existence de l’homme dans le monde moderne sous la forme d’un spectre effrayant. L’isolement radical et la réduction radicale au néant sans espoir qui est toujours le même, sont identiques. L’homme dans l’établissement pénitentiaire est l’image virtuelle du type bourgeois, qu’il ne doit devenir que dans la réalité effective. Ceux qui n’y parviennent pas dans le monde extérieur sont astreints à réaliser cette image, avec une pureté effrayante, à l’intérieur des murs. La rationalisation de l’existence par les établissements pénitentiaires à cause de la nécessité d’isoler le criminel de la société, voire de l’améliorer,

33. [Variante : Force de travail, de reproduction élargie.] 34. [Leibniz, La Monadologie (Erdmann, Berlin 1840, § 7, p. 705).] 35. [Cf. § 51, S. 709.]

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ne touche pas le cœur du problème. Ces établissements sont l’image du monde du travail bourgeois pensé jusqu’à son terme, une image qui inscrit dans le monde ce stigmate qu’est la haine des hommes envers ce qu’ils doivent devenir. Le faible, le retardé, l’abêti doit ès qualités supporter l’ordre de la vie, dont on s’accommode sans amour aucun ; la violence introvertie est répétée sur lui de façon acharnée. Le criminel, pour qui la conservation de soi primait sur tout le reste dans son action, a en vérité un soi plus faible et plus instable, le criminel récidiviste est un débile. Les prisonniers sont des individus malades36. Leur faiblesse les a conduits dans une situation qui a déjà attaqué le corps et l’esprit et les attaque toujours davantage. La plupart d’entre eux étaient déjà malades lorsqu’ils ont commis l’acte qui les a conduits en prison : par leur constitution, par les conditions. D’autres ont agi comme tout homme sain aurait agi dans la même constellation d’incitations et de mobiles, ils n’ont seulement pas eu de chance. Le reste était plus méchant et plus cruel que la plupart des individus libres, aussi méchant et cruel en personne que les maîtres du monde fascistes le sont par leur position. L’acte des criminels de droit commun est celui d’un esprit borné, personnel, immédiat, destructeur. Il est probable que la substance vivante, qui est la même en chacun, même dans les actes extrêmes, n’ait pu en aucun individu se soustraire à la pression de la constitution corporelle et du destin individuel qui y agissent à force égale depuis la naissance et [275] qui conduisaient le criminel à le devenir ; ni toi ni moi n’aurions agi, sans la grâce de l’intelligence qui nous a été octroyée par l’enchaînement des circonstances, autrement que celui-ci lorsqu’il a commis le meurtre. Et dès lors, en tant que prisonniers, ils sont de simples personnes souffrantes et la peine qui leur est infligée est aveugle, c’est un événement qui leur est étranger, un malheur comme le cancer ou l’écroulement d’une maison. L’emprisonnement est un mal dévorant. Cela, leurs mines le trahissent aussi, la démarche

36. [Ce paragraphe est paru dans la Dialectique de la raison (trad. française p. 244) ; dans le tapuscrit des archives Horkheimer, il apparaît comme paragraphe autonome sous le titre : « Le prisonnier » [Strafgefangener].]

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prudente, la manière compliquée de penser. Comme les malades, ils ne peuvent parler que de leur maladie. Là où, comme dans le présent, les frontières entre les rackets respectables et illégaux sont objectivement flottantes, les figures s’entremêlent aussi au plan psychologique. Mais aussi longtemps que les criminels étaient encore des malades, comme au XIXe siècle, la détention représentait l’envers de leur faiblesse. La force de se détacher de l’environnement en tant qu’individu et d’entrer en même temps en contact avec lui par les formes acceptées de commerce entre les hommes, pour s’affirmer en lui, cette force était altérée chez le criminel. Il représentait la tendance profondément ancrée dans le vivant, dont le dépassement est le signe de toute évolution : se perdre dans le monde environnant, au lieu de s’imposer activement en lui, le penchant à se laisser aller, à retomber dans la nature. Freud l’a appelée la pulsion de mort, Caillois le mimétisme37. Un tel désir inassouvi traverse tout ce qui est contraire au progrès inébranlable, depuis le crime, qui ne peut pas faire le détour par les formes actuelles du travail, jusqu’à l’œuvre d’art sublime. La tendresse envers les choses, sans laquelle l’art n’existe pas, n’est pas si éloignée de la violence crispée du criminel. L’impuissance à dire non, par laquelle la fille mineure sombre dans la prostitution, est habituellement aussi la condition de sa carrière. Chez le criminel, la négation ne contient pas en elle la résistance. Contre une telle dilution des repères qui, sans conscience déterminée, timide et impuissante imite même dans sa forme la plus brutale la civilisation impitoyable et la détruit en même temps, celle-ci érige les murs solides de l’établissement pénitentiaire et du camp de travail : son propre idéal gravé dans la pierre. De même que selon Tocqueville, les républiques bourgeoises au contraire des monarchies ne font pas violence au corps, mais s’attaquent directement à l’âme, [276] de même les peines de cet ordre s’en prennent aux âmes. Ceux qui souffrent le martyre n’agonisent plus sur la roue de longs jours et nuits durant, mais ils périssent spirituellement, comme autant d’exemples invisibles

37. [Cf. Roger Caillois, Le Mythe et l’homme, Paris 1938, p. 125 sq.]

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dans le silence des grands édifices carcéraux, qui ne se distinguent presque plus des asiles d’aliénés que par leur nom. Le fascisme joue sur les deux tableaux. La concentration du commandement sur l’ensemble de la production dans les mains des maîtres ultimes du monopole reconduit la société au stade de la domination immédiate. Avec le détour par le marché à l’intérieur des nations disparaissent aussi les médiations spirituelles, dont le droit. La pensée, qui s’était déployée dans la transaction comprise comme résultat de l’égoïsme qui devait négocier, devient complètement planification de l’appropriation violente. Le meurtrier de masse fasciste se distingue comme essence pure du fabricant allemand, qui ne diffère plus du criminel que par le pouvoir. Le détour est devenu inutile. Le droit civil, qui continuait à fonctionner pour le règlement des différends entre des entrepreneurs, qui survivent dans l’ombre du monopole, est devenu une sorte de tribunal arbitral ; la justice exercée sur ceux d’en bas, qui ne perçoit plus, mais plus du tout, les intérêts des concernés, devient simple terreur. Or, la propriété était définie par la protection juridique, qui disparaît désormais. Le monopole, comme accomplissement de la propriété privée, anéantit son concept. Ce que le fascisme maintient en matière de pacte souverain et de pacte social, qu’il38 remplace par les accords secrets dans le commerce entre les puissances, est, à l’intérieur, la coercition de l’universel que ses serviteurs exécutent de leur propre chef sur le reste de l’humanité. Dans l’État total39, les peines et les crimes sont liquidés comme des résidus superstitieux, et l’extermination nue de ce qui résiste, certaine de son objectif politique, s’étend sous le régime des criminels à travers l’Europe. L’établissement pénitentiaire fait l’effet étrange d’être, à côté du camp de concentration, comme un souvenir du bon vieux temps, comme la gazette de jadis, qui a aussi déjà trahi la vérité, paraît fade à côté du magazine sur papier glacé dont le contenu littéraire – et même [277] s’il traite de Michel Ange – remplit encore plus que les anciennes « annonces », la fonction de rapport d’activité,

38. [Version avec le neutre « Es » dans Dialektik der Aufklärung, Amsterdam 1947.] 39. [Remplacé dans Dialektik der Aufklärung par « dans l’ordre totalitaire ».]

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de marque de domination, et de réclame. L’isolement, que l’on faisait autrefois subir du dehors aux prisonniers, s’est entre-temps universellement imposé dans la chair et le sang des individus. Leur âme bien entraînée et leur bonheur sont désolés comme la cellule de prison, dont les dirigeants peuvent déjà se passer, parce que40 l’ensemble de la force de travail des nations leur échoit comme butin. La peine de prison paraît pâle face à la réalité sociale. Péché originel et copule (1942) La copule recèle le problème décisif du langage. Au fond, le langage est incompréhensible puisque la copule est incompréhensible. Un côté de la copule consiste dans le fait de relier tout ce qui est nouveau à la hiérarchie rigide des espèces, dans la mise en arrêt de l’histoire. Elle procure assurément par là un moment de réconciliation : s’estompe la peur de ce qui est totalement étranger, isolé, dès lors pris sous la protection de ce qui dure. C’est uniquement la réflexion qui décerne aux catégories logiques leur sens. Le positivisme prive de leur venin les questions « Qu’estce que la vérité ? », « Qu’est-ce que l’universel et le particulier ? », « Qu’est-ce que penser ? » et d’autres questions du même genre, en disant que la réponse à ces questions se trouve, ici aussi, dans la définition, puisque tous les jugements sont censés être des jugements analytiques. En dernière instance, on ne peut contrer cette manière d’esquiver le problème qu’en faisant remarquer que c’est la relation au pouvoir qui est en cause dans ces questions. À proprement parler, elles exigent une réponse à la question de savoir dans quelle mesure les catégories participent au bien suprême. Ce n’est pas pour rien que la théorie des néoplatoniciens, selon laquelle les concepts sont des émanations de Dieu, était respectée par les siècles les plus perspicaces. Elle trahit une intelligence abyssale du rapport entre logique et théologie.

40. [Variante : « Parce qu’avec la reproduction rétrécie de la vie ».]

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[278] On ne peut détacher l’être du pouvoir, même les Stoïciens et Spinoza le savaient. Aucune grande philosophie européenne n’a su dissoudre cette relation. Les jugements synthétiques a priori de Kant constituent une tentative pour sauver la vérité sans l’ancrer dans le pouvoir. Il l’a payée par l’obscurité métaphysique de son concept de l’apperception pure originaire et par l’absence de tout principe guidant l’établissement des catégories, qui sont les deux plus grandes faiblesses de sa théorie. Mais entre l’être et le pouvoir un abîme s’est ouvert au cours de l’histoire ; c’est pourquoi la vérité n’existe que dans la négation. Cette connaissance est le sens de la philosophie hégélienne, tant qu’elle ne s’extrait pas de l’eau, comme le baron de Münchhausen, en se tirant elle-même par les cheveux ; autrement dit : tant qu’elle ne retourne pas, en divinisant la négation déterminée et en l’intégrant à l’absolu, au néoplatonisme. La logique transcendantale n’a pas ignoré la doctrine du péché originel et est devenue, malgré sa méthode ontologique, une critique de l’ontologie. La logique dialectique, en revanche, voulait être ontologie, alors que sa méthode était l’expression la plus claire de cette désunion ; en faisant, en bonne chrétienne, de l’histoire le véhicule sûr de la vérité comme de la rédemption, elle a réinstallé la copule dans l’injustice qu’elle a toujours exercée. Ennemi (1939/1940) D’après le sens de l’ordre chrétien du monde, toutes les actions devaient correspondre à une maxime : ne rien faire qui mette en danger la béatitude éternelle. C’était de l’égoïsme, orienté vers l’audelà. Il est difficile aujourd’hui d’établir avec certitude que l’homme médiéval correspondait vraiment à cela. Selon la biographie d’anciens papes qui, après leur élection, ont essayé, horrifiés, d’échapper à cette dignité parce qu’elle mettait en danger le salut de leur âme, il semble que cette conception des choses ne soit pas tout à fait erronée. Aux temps modernes toutes les actions correspondent également à une maxime : ne rien faire qui mette en danger les revenus.

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C’est l’égoïsme dirigé vers l’ici-bas. On ne comprend l’homme bourgeois qu’à partir de cette décision ferme d’être égoïste. Toute [279] l’éducation revient à ce qu’il apprend à se mépriser si jamais il agit autrement. Dans ce cas il est mou, minable, fou. La métamorphose de l’égoïsme céleste en égoïsme terrestre a même accompli des miracles dont on sait faire l’éloge à l’époque actuelle. Il ne faut pas méconnaître le progrès colossal qui a été fait lors du passage de l’égoïsme superstitieux à l’égoïsme connaissant bien le monde. Dès lors, toute pensée qui n’était pas au service de l’avancement valait pour idéologie. Calvin a été l’exécuteur d’une révolution par rapport à laquelle celle, totalitaire, du présent paraît moins profonde. Toutefois, même cette dernière pointe une transformation dans la structure anthropologique. Hitler se moque de la nation, de la race, du peuple. Au moment où les peuples s’exterminent mutuellement, l’apparence [Schein] de leur substantialité disparaît. Hegel aurait dit qu’ils se réfutent mutuellement eux-mêmes : c’est de la dialectique pratique menée à coup de whist­ ling bombs. La préhistoire de l’humanité – au sein de laquelle nous nous trouvons – a totalement privé l’homme des voiles mythologiques et philosophiques. À la lumière de l’apocalypse, il se révèle être ce qu’il est devenu : un être aveugle à l’égard de tout sauf de sa fin la plus étroitement définie – un ennemi. C’est ainsi et pas autrement que l’être impuissant, aussi bien que l’animal, l’a toujours connu. Proposition principale et proposition subordonnée (1942) Les propositions subordonnées appartiennent à la phase juridique, argumentative de la pensée. Les hommes primitifs ainsi que les hommes totalitaires parlent en employant des propositions principales. « Le Juif sera brulé. » Dans des systèmes sociaux différenciés on disait au moins : « Si le Juif ne se convertit pas… », « L’esclave qui a volé… » ou bien « Celui qui commet un meurtre, peu importe qui il est, … ». Il y avait un lien entre humanité et subordonnées. Même si la pratique sociale douteuse marquait tout de son sceau,

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y compris l’esprit dans tous ses domaines, le concept d’universalité du droit, tel qu’il a été transmis et médiatisé par ce genre de subordonnées, appartenait à ce versant de l’idéologie qui renvoyait au-delà d’elle. Si les subordonnées tombent, elles entraînent l’idée d’universalité dans leur chute, car cette dernière vit dans la médiation. Pourtant la philosophie ne peut pas se soustraire à cette tendance qui va vers la principale ; en ce point [280], pas plus qu’à propos d’autres résultats de la désagrégation, elle ne peut renverser l’évolution. S’attacher coûte que coûte aux anciennes habitudes linguistiques prêterait à la philosophie un caractère inoffensif, et à l’existant la splendeur de l’humanité. L’argument, la restriction, la construction artistique perdent leur poids. Le style de la théorie devient plus simple, mais seulement au sens où il dénonce la simplicité en se faisant consciemment le reflet du processus barbare. Il s’assimile aux rackets par la force de la haine et devient par là même leur opposé. Sa logique devient aussi sommaire qu’est leur justice, aussi plate que leurs mensonges, aussi peu dotée de conscience que leurs agents – et dans cette opposition à la barbarie, elle devient spécifique, exacte et scrupuleuse. La désignation, sans différenciation aucune, de ce qu’on appelle « essence sociale » comme étant la quintessence du racket est infiniment différenciée, parce qu’elle dénonce de manière sommaire la brutalité sans différenciation aucune exercée à l’égard de l’impuissance. La généralisation et simplification de la philosophie qui, face à l’extermination du dernier juste, oublie que les millions qui laissent faire lui survivent, ne traduit aucun manque de finesse. En laissant de côté la subordonnée qui relativise la mutilation de l’humanité, la philosophie concède à l’horreur le caractère absolu qui en résulte. Ce qui est sacré à ses yeux est de nuancer le plus finement possible la jouissance. En revanche, dans le manque d’une description exhaustive de l’appareil, dans l’absence de connexions syntactiques expliquant le « pourquoi » et le « parce que » et le « quand », parle, au sein de la philosophie, la nuit du désespoir dans laquelle toutes les victimes sont identiques. Le réformisme se saisit de la statistique ; un seul camp de concentration suffit à la connaissance. La description des camps de concentration, qui fait de fines distinctions entre les catégories de détenus – catégories en fonctions

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desquelles ils sont humiliés – et qui retrace sérieusement les justifications officielles et les statistiques de ces institutions infernales comme si elles étaient des objets d’étude pour la Political Science, est déjà entrée dans leur apologie ; elle se comporte comme l’employé catholique s’épanchant sur la légalité et l’ordre ecclésiastique de l’Inquisition. Depuis la guerre, on traite les abominations commises là-bas avec plus de désinvolture, quoiqu’avec prudence. Mais ce n’est pas à cause d’elles qu’elle a commencé. La domination l’a déclarée parce qu’elle était menacée, et non parce que des dominés étaient assassinés. Ce n’est pas l’abomination qui était choquante [281], certainement pas, mais les exigences sans concession adressées au capital. Cela aurait été oh combien plus agréable si l’on avait pu se mettre d’accord avec des bourreaux raisonnables, avec des bourreaux exerçant dans leur propre maison. On oublia certes que la pratique fasciste ne se laisse contraindre à la spécification que face à un pouvoir réel et non face à une concurrence désarmée. Face à la faiblesse, la domination devient totalitaire. C’est qu’on peut subsumer l’impuissance, tout simplement ; le concurrent de même niveau ne se voit combattu ouvertement que tant qu’une entente adéquate aux forces n’est pas encore possible. En soi, il a droit à une subordonnée. Conscience (1939/1940) Les hommes craignent la mort davantage que les animaux : ils en ont un concept. Mais à quoi bon la conscience si elle n’est pas émancipatrice ! Face à la mort, les animaux sont envahis par une angoisse toute-puissante. Ils n’ont pas de conscience qui pourrait les en protéger. Les hommes pourtant devraient mourir plus facilement que les animaux, par décence pour ainsi dire, de même qu’on s’efforce d’être supérieur à la pure pulsion. En un jour de chaleur, on donne la première gorgée à l’enfant assoiffé ; on ne prend soi-même la soif pas tellement au sérieux, on en a davantage l’expérience. Ce n’est pas la domination de sa nature propre qui est décisive. En cela les hommes sont certainement assez avancés. L’éducation fournit

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les techniques intérieures et la science les techniques extérieures dans la lutte contre tout ce qui est menaçant. S’il faut montrer du courage, ils courent bille en tête, en réprimant la peur de la mort, au-devant des canons que chaque camp dirige sur l’autre. Ce n’est pas la maîtrise qui manque mais le petit geste de renoncement eu égard au fait qu’un plus faible pourrait être contraint de céder parce qu’il n’a pas la même vue d’ensemble. Face à la mort, les hommes devraient se montrer capables de ce geste grâce à leur conscience. Lutte et non-violence (1942) La pensée révolutionnaire attaque l’injustice dans la société existante. Son idéal est moins l’abondance que la justice. Personne ne doit être moins bien loti qu’un autre si ce n’est pas sa faute. C’est par une décision commune que les hommes doivent régler leur vie et ils doivent déterminer eux-mêmes s’ils veulent avoir plus de loisirs ou plus de richesse. Les décisions ne doivent pas être entre les mains d’une clique dominante, mais véritablement dans celles des gouvernés et la position de l’exécutant ne doit pas être meilleure, même d’un cran, que celle du citoyen ordinaire – exécuter n’est qu’une tâche comme les autres. Il ne doit pas exister dans la société de couche sur laquelle pèse le poids de la société, la misère, le souci, le travail le plus ingrat. L’organisation selon laquelle le travail dur et pénible était lié à une vie mauvaise, qui a jusqu’ici déshonoré toutes les sociétés, doit disparaître ; tant que le travail dur et dangereux n’est pas pris en charge à tour de rôle par tout le monde, à moins qu’il ne disparaisse suite à l’amélioration des conditions, il doit être compensé par des avantages qui ne reviennent pas à celui qui exerce des fonctions plus agréables. Personne ne doit se retrouver dehors ou en bas. Quand bien même la majorité aurait mis en œuvre des conditions d’existence fantastiques, si pour quelques-uns, aussi peu nombreux qu’ils soient, la misère continuait d’exister, le fait d’être membre de la société resterait un privilège, le tout un racket et la peur, le mensonge et le crime domineraient la société.

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La pensée révolutionnaire se dirige contre la société de classes elle-même. Elle veut que soit effectué dans l’humanité ce à quoi la nature dans son caractère obtus ne saurait parvenir : la vie et le bonheur pour tous. La conscience est l’organe d’une telle effectuation, aujourd’hui sous forme de nostalgie, imagination et but, demain comme quintessence des accords en fonction desquels les hommes organisent leur vie. La conscience est la liberté des hommes de se déterminer eux-mêmes à la vie juste ; si elle renie ce but, elle se trouve dans une contradiction avec elle-même qui ne peut être abolie. Si le pouvoir, la grandeur, la surhumanité se mettent à valoir pour eux-mêmes au lieu de valoir comme les moments d’une humanité libre, alors ces valeurs contiennent la proclamation [283] d’un éternel ravage que l’homme accomplit sur lui-même. Penser et domination sont irréconciliables. Or, la négation de la domination installe les hommes dans l’opposition révolutionnaire contre l’existant, les empêtre dans la lutte des classes où il y va du pouvoir qu’ils veulent supprimer. L’homme de pouvoir, le confor­miste, obtient la paix et la considération, il mène une existence productive ; le révolutionnaire s’use dans les combats qu’il mène au sein des querelles du parti d’opposition ou même de la secte. La participation à l’oppression et à la méchanceté mène à l’harmonie, la volonté d’harmonie mène à la saleté et à l’adversité. Les doctrines de l’Évangile, comme celles d’autres religions originaires, ont tenté de surmonter l’opposition par la résistance passive. Elles se refusaient à participer à l’injustice sans pour autant la combattre pratiquement. Elles annonçaient que la justice, qu’elle réside sur terre ou dans l’au-delà, ne peut pas être rendue effective par la violence. Elles prenaient sur elles la souffrance, mais pas la lutte pour le pouvoir. La hiérarchie des prêtres a certes renversé la passivité de l’esprit originel en affirmation de la violence. Leurs fondés de pouvoir théologiques – en commun accord avec les autorités instaurées par Dieu – ont motivé le pacte entre les seigneurs laïques et les princes de l’Église, l’alliance du pouvoir contre l’impuissance. Ils faussaient, accommodaient, estropiaient le sens clair et limpide du mot. Nourrir les pauvres, vêtir ceux qui sont nus, libérer les prisonniers, ne pas tuer, ne pas jurer, ne pas se défendre : tout cela, disaient-ils, ne doit pas être

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compris littéralement ; il faudrait en faire l’exégèse, l’approfondir, le limiter, et quand rien n’y faisait, ils déclaraient que tout cela était symbolique. Dans ce livre qui annonce, dès ses premières pages, le programme de la paix, de la justice, du non-conformisme avec ce qui est mauvais, comme seul le fait habituellement un pamphlet anarchiste – le Sermon sur la montagne serait aujourd’hui aux yeux de tous, sans exception, le signe de la débilité, voire du caractère criminel de son auteur – les curés ont rapidement découvert les mots qu’ils pouvaient prendre dans un sens littéral afin d’apprêter le christianisme pour les généraux et les directeurs de bagne, leurs meilleurs amis : le fouet et l’épée. Si les écritures enseignent de ne pas résister à la violence, les prêtres ne lui en ont, de fait, opposé aucune qui aurait été autre : ils ont fondé en raison la violence existante, l’ont déduite, justifiée, soutenue et bénie tant qu’elle [284] leur donnait pain et honneurs. C’était leur mission dans l’histoire du monde que de préparer un christianisme indigeste pour la domination, de le modeler jusqu’à ce qu’il devienne l’instrument de la domination. Malgré tout, le verbe [Wort] a conservé la pensée révolutionnaire comme quelque chose de nonviolent, peu importe la force avec laquelle les philistins ont cherché à l’opprimer par les bûchers et la potence : l’idée de l’abolition de l’injustice. L’opposition, déjà ébauchée dans la pensée, entre la lutte pour des conditions humaines et la non-violence s’est fixée, dans le présent, dans une antinomie apparemment insurmontable. La non-violence laisse de toute évidence le monde à la merci des États et des cliques les plus avides de pouvoir. Elle mène, sans le moindre espoir, à la victoire du pire. En revanche, la participation à des partis et à mouvements d’opposition, le fait d’entrer dans les rangs d’un front national ou international, signifie promouvoir la domination, même si c’est sous une forme modifiée. Une politique de pouvoir a des effets en retour sur ceux qui la mènent. Les États et partis qui, aujourd’hui encore, semblent être les meilleurs, seront demain déjà les pires. La lutte pratique demande une organisation rigoureuse et hiérarchique, la suspension provisoire de l’humanité, des alliances avec des scélérats, l’oppression de doutes moraux ; elle mène à suivre les alliés Churchill et Staline, Philip Murray

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et Lord Mountbatten. Aucune échappatoire ne semble permise entre le secours actif ou passif que chaque individu singulier prête au destin impitoyable. Et toutefois, une telle antinomie mène à l’erreur. Elle appartient elle-même à une réalité effective qui est mauvaise. La logique qui veut justifier de manière univoque la pratique depuis l’idée n’est pas aussi inébranlable qu’il le paraît à ceux qui s’enrôlent dans des partis. Entre le témoin de Jehova sérieux qui, au camp de concentration, atteste de manière lumineuse, en tant que martyr, la nonviolence et le membre du parti qui, afin de conquérir le pouvoir, se voit exposé au jour le jour à mille morts, il n’y a pas une si grande différence, à condition que l’un et l’autre appellent la réalité effective par son nom. Ils témoignent pour ce qui serait autre, la vérité. C’est précisément parce que la manière dont ils justifient dans le détail leur existence est nécessairement confuse et fragmentaire – car le moment de la subjectivité appartient à la connaissance la plus évidente – qu’ils sont proches l’un de l’autre. Ils expriment la pensée. Il n’y a pas de chemin pour attester la vérité [285], sinon sous la forme de la résistance concrète contre l’injustice, forme qu’une connaissance honnête jugera adéquate. Ces formes, certes, ne peuvent pas être déduites de l’idée ; pourtant c’est seulement celui qui en accomplit une de manière concrète qui exprime la vérité. La tension entre la vérité et la praxis est en transformation permanente, et ses pôles se transforment au cours de ce processus. Il y a des périodes où la soumission à la praxis du parti signifie la condition sine qua non et des périodes où cette soumission signifie la mort de la théorie. L’expression de la résistance – son expression langagière autant que son expression non-langagière – est soumise à l’histoire. Aujourd’hui les deux, le sectaire religieux ainsi que le combattant politique, portent en leur sein l’humanité, à condition qu’ils ne sacrifient la pensée à aucun pouvoir du monde – même pas à leur propre leader – mais portent la lumière contre et pour le monde. Rien n’est laissé à l’arbitraire et toutefois il n’y a pas de recette. Même l’exigence de dire la vérité ne se laisse pas déduire de manière plus certaine que n’importe quel autre sacrifice. La seule exigence que la pensée pose de manière univoque est que le mensonge ne soit pas propagé ; et même ce refus-là expose à la misère

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et à la persécution. Dans le regard de ceux qui ne se laissent pas corrompre par l’existant, des pacifiques autant que des combattants, brille la pensée. Qu’ils portent en eux inextricablement la confiance dans la possibilité du bien, qu’ils n’adaptent pas l’esprit à l’injustice et n’adressent à aucun prix leurs prières à ce qui est faux : voilà la seule garantie du fait que l’humanité, à un moment donné, fera plus que conserver la vérité, mais la rendra effective. Il y a une défiguration de la pensée révolutionnaire  : la susceptibilité liée à l’idée de soumettre sa personne propre. La pensée nie l’ordre dominant, l’opposition socialement instaurée entre bonheur et misère. Elle nie le pouvoir. Or, dans la susceptibilité à l’égard de sa soumission propre se cache exactement le même sens du pouvoir qui, actuellement, pousse l’humanité à l’abattoir. La pensée provient de l’amour de la vie. Le fait que d’autres soient privés de cette vie produit la pensée, et produit la résistance tout court. L’organe permettant de percevoir que l’autre a été trompé sur son bonheur ne se développe que là où l’on aperçoit les bénéfices de l’existence. La simple existence, celle qui n’est pas déchirée par la faim, le froid, l’humiliation et un travail démesuré, l’existence nue, apparaît comme une grâce aux yeux de ce cœur qui, quand il s’agit de l’humanité, ne se contente pas de moins que du paradis. [286] Celui qui ne pense qu’à son propre droit, l’intraitable, le révolté qui vise, soit par principe, soit par rancune, sa propre dignité, est l’ennemi de la pensée dont il fait l’éloge. La servante fidèle de l’époque révolue, celle qui n’a accordé aucune attention au temps, a une longueur d’avance sur l’ouvrier salarié qui compte intelligemment ses minutes : elle le devance par son humilité à l’égard de la vie, sans laquelle le socialisme est une nouvelle forme de folie. Sa bonne volonté naïve pour le travail, sa capacité à être rendue heureuse, son sens bête de la justice : voilà des éléments qui renvoient à un meilleur avenir. Elle est dépourvue de rancune. Ce n’est pas l’abondance de ceux d’en haut qui enflamme la pensée révolutionnaire – qui, certes, veut conserver cette abondance – mais la misère de ceux d’en bas qu’elle veut surmonter. Face à la souffrance qui se trouve dans la nature entière, et que même le socialisme devrait endurer, elle ne mise pas du tout sur l’abondance qui, au sein de l’horreur, ne procure

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jamais plus qu’un bonheur fade, mais sur l’amenuisement de la terreur qui, aujourd’hui, est associée à l’abondance. La non-violence n’habite pas moins la pensée que la lutte. Renversement de la dialectique idéaliste41 Si l’on réfléchit attentivement à la doctrine hégélienne selon laquelle le concept est l’intérieur de la chose même, sa mise en œuvre, à savoir la dialectique idéaliste, devient par elle-même matérialiste. C’est comme dans certains dessins-devinettes : si on les regarde assez longtemps, ils se renversent en une autre figure qui en est l’image au même titre que celles qui l’ont précédée. Remettre Hegel sur ses pieds n’a été tellement nécessaire que parce qu’il y était déjà. [287] Les rackets et l’esprit La forme fondamentale de la domination est le racket. Comme quelques-uns le supposent, il est possible que dans la horde primitive, un unique tyran ait dirigé et protégé le tout ; en ce que la différence de force entre lui et les membres plus faibles de la horde suit une gradation, une hiérarchie est toutefois établie dans ce cas également. Face aux moins forts, les mâles les plus forts veillent aussi jalousement sur leurs prérogatives que le patriarche face à eux. Depuis la découverte des outils, la hiérarchie n’est plus seulement déterminée par la force physique, mais bien aussi par le mode de vie qui est prescrit aux hommes via la nature des outils. De meilleures armes, des méthodes pour labourer la terre combinées à une complexion favorable du pays, rendent possible une existence plus rentable. Si un nouveau stade est atteint, la retombée dans un stade antérieur n’est pas seulement empêchée par les nouvelles habitudes et les nouveaux besoins en général, mais par la division des intérêts, qui survient en raison des nouvelles méthodes. Des nécessités propres et les savoir-faire qui leur correspondent se forment et sont développés, en opposition au reste de la société, par

41. [Titre donné par Friedrich Pollock.]

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des individus singuliers et des groupes, en fonction des positions qu’ils détiennent dans la nouvelle division du travail. Par leurs capacités et l’occupation des positions clés dans l’appareil de la société, la hiérarchie du pouvoir, à l’origine purement fondée sur les potentialités naturelles, se trouve modifiée jusqu’à correspondre enfin, au cours du développement, à la seconde nature, c’est-àdire à la nature sociale : hiérarchie non plus des forces mais de la position. La première nature, sur laquelle la société reste quand même fondée, est mutilée et réduite en esclavage. La séparation entre le haut et le bas, la domination et les dominés, se fonde sur l’organisation de tout groupe de pouvoir en lui-même, ainsi qu’envers ceux qui se tiennent encore en dessous de lui. Vers le haut, chaque groupe est relativement informe, car l’organisation durable est marquée par l’effort de ne pas glisser vers le bas. Des organisations structurées de façon pyramidale n’ont pas lieu d’être dans la hiérarchie établie ; elles sont dépourvues de fonction économique régulière et se revigorent, après des périodes d’illégalité, dans les actions révolutionnaires. Dans l’histoire jusqu’à nos jours [288], le groupe des fonctionnaires et de leurs mandants, avec la victoire de telles entreprises, a tout de suite pris sa place dans la hiérarchie modifiée et s’est durci vers le bas. Ce groupe poursuit sa fonction sociale ou s’en approprie une nouvelle, qu’il monopolise dorénavant. Le durcissement signifie la monopolisation des avantages que l’on peut obtenir de force, sur la base d’une performance déterminée et régulière dans le processus social. La propriété privée des moyens de production a été le durcissement décisif d’une fonction, celle du commandement dans la production de marchandise à l’ère industrielle. La catégorie la plus générale des fonctions exercées par les groupes est la protection. Les groupes perpétuent les conditions leur permettant de maintenir la division du travail dans laquelle ils occupent une place privilégiée, et ils rejettent violemment les modifications qui pourraient menacer leur monopole. Ils sont des rackets. La classe dominante correspond à chaque fois à une structure de rackets sur la base d’un mode de production déterminé, dans la mesure où ces rackets protègent et oppriment à la fois les couches inférieures. Ils peuvent du reste, conformément à leur

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dynamique économique, par laquelle sont façonnés leurs intérêts matériels, être divisés entre eux ; ils peuvent même, consciemment ou non, maintenir la scission et l’augmenter, tant que leurs fonctions de protection se trouvent par là consolidées. Le rapport de la classe dominante à l’unification de la domination a toujours été compliqué. La relation ambivalente du pouvoir impérial et du pouvoir papal au Moyen-âge a été par moments plus favorable à l’oppression des forces centrifuges qu’une fusion. Le maintien de l’État national dans les cent dernières années n’a également qu’en partie servi les intérêts spécifiques des bureaucraties nationales, il a aussi profité au système des rackets dans son ensemble. Le durcissement du racket vers le bas est semblable au durcissement des individus qui le constituent. Il a été, au cours de l’histoire dans son ensemble, consciemment exercé. Concernant ses propres enfants, il résidait dans l’éducation. Celle-ci n’a revêtu des traits humains que dans les périodes libérales, lorsqu’une partie déterminée des rackets se devait, pour des raisons économiques, de posséder certaines qualités obligatoires. Auparavant sa cruauté ressemblait encore à celle des rites d’initiation de la tribu primitive, qui était elle-même un racket. Pour les individus qui ne possèdent pas même le droit d’être admis dans un racket en raison de leur origine [289], la procédure ne ressemble pas à l’accueil des jeunes dans la tribu, mais à l’initiation au racket privilégié des magiciens. Il est exigé de briser complètement la personnalité : c’est la garantie absolument fiable de la loyauté future. L’individu doit renoncer à tout pouvoir et couper les ponts derrière lui. En tant que véritable Léviathan, le racket exige un pacte social sans réserve. Une série de glissements conduit du sacrifice de sa propre mère, que le futur magicien doit consentir au racket, jusqu’à la thèse de doctorat dans les universités, par laquelle l’élève démontre que sa pensée, sa manière de sentir et de parler, ont irrévocablement endossé les formes du racket académique. La capacité de l’outsider à être performant peut séduire, dans certaines situations, mais ne constitue jamais envers le racket un titre de droit qui l’obligerait à l’accueillir. Les titres de droit officiels confirment seulement l’appartenance à un racket. L’État signant au nom de tous confirme par là le fait que le détenteur fait partie d’un racket et se trouve ainsi

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inséré dans le système. La différence entre le titre légal et l’illégal, entre l’appartenance au monde et l’appartenance à la pègre, tient à ceci que le monde dispose d’une organisation englobante : nul n’est censé échapper à sa protection, celui qui est proscrit par ses instances est perdu. Même s’il y a conflit ouvert entre des organisations centrales, l’une se méfiera de tout individu avec lequel l’autre a eu des difficultés un peu sérieuses. Une chose doit alors rester hors de tout doute : ce n’est pas le manque de capacité d’adaptation qui motive le passage dans l’autre camp, mais des circonstances qui ne touchent pas aux rapports essentiels. Coriolan en fuite, dont rayonnait de loin l’affinité avec la domination, était bienvenu chez les Volsquesi. Il était un homme des rackets de gentils et avait des qualités de chef des armées qui constituent toujours une recommandation. L’esclave en fuite est le symbole du contraire. Si une organisation est si puissante qu’elle peut maintenir sa volonté sur un domaine géographique et en faire une règle durable de conduite pour les habitants, alors la domination des personnes revêt la forme de la loi. Celle-ci fixe les rapports de pouvoir relatifs. Comme d’autres médiations, le droit, en tant que médium fixé, acquiert une nature propre et une force de résistance. En devenant un élément substantiel de l’esprit, il accueille en son sein l’idée que l’harmonie [290] entre l’universalité et la particularité est nécessaire. Le sens et la fin du droit consistant à servir de ligne directrice dans la vie sociale est la cause du fait qu’il agit sans considération de la personne spécifique et sans égard pour le passé, c’est-à-dire de sa validité pour et contre chacun depuis le jour où il entre en vigueur jusqu’à sa révocation publique. Le moyen de la domination s’oppose à elle comme la réflexion à même laquelle elle se démasque. Avec l’augmentation de l’isolement vers le bas, le renforcement du monopole, la société se configurant de façon totalitaire conduit le combat contre le droit, contre toutes les médiations qui ont gagné leur vie propre et existent dans les formes du langage. L’illégalité fondamentale du racket repose dans son opposition à l’esprit, même là où il n’est pas seulement légal, mais défend les lois. Depuis qu’il y a une légalité, elle porte les traits de l’illégalité. Le racket ne connait pas de pitié pour la vie en dehors de lui ; il ne connait que la loi de la conservation de soi. Sous le monopole,

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le langage se pétrifie en un système de signes, plus muet et dépourvu d’expressivité que ne le sont les signes du morse et les systèmes uti­ lisés par les prisonniers pour communiquer en frappant des coups. Il perd complètement le sens de l’expression. Il est un mécanisme dans la production comme les leviers ou les fils métalliques, une machine à calculer de l’administration, l’incarnation des pratiques de suggestion. Le commerce spirituel des individus se réduit au fait de montrer et d’apercevoir des marques de reconnaissance. Le discours est un signe qui permet au racket d’identifier le locuteur comme étant quelqu’un de fiable, ou qui le trahit, comme se trahit le conspirateur qui laisse apercevoir la pointe de son poignard. Le langage pétrifié pointe vers le ciel son accusation, tout comme les souches nues sur les champs de batailles abandonnés. Il dénonce le monde des rackets qu’il doit servir. La bombe mère qui, jetée de l’aéroplane, libère vingt petites bombes et ne déchire pas seulement une fois, mais vingt fois, le fruit des mères, voit dénoncée sa détermination infernale précisément par le nom de la mère, qui fait la réclame pour elle. La forêt morte des paroles de cette époque va encore témoigner contre elle, quand elle sera passée. Tout racket est ligué contre l’esprit, et ils sont tous ligués les uns contre les autres. La réconciliation entre l’universel et le particulier est immanente à l’esprit ; leur opposition irréconciliable et son voilement au sein des idées d’unité et de communauté sont immanents au racket. Ce n’est pas la domination en soi qui est mauvaise, mais le moment qui en elle définit le racket, celui où elle se durcit et se ferme. Des conciliabules qui se tiennent au sein des [291] conseils des anciens de la tribu primitive jusqu’aux connivences entre l’industrie et l’armée qui se trament dans les clubs et les salles de conseils, la domination historique se manifeste comme domination mauvaise, qui a également mauvaise conscience. La brutalité des inférieurs, de laquelle on doit protéger le secret du gouvernement, n’est pas première, mais produite socialement. Le collectif sanguinaire qui traverse de façon effrayante l’histoire de l’humanité n’est que l’autre visage des rackets qui excluent, produit consciemment ou non par eux. Les costumes usés de l’aristocrate poursuivent leur existence comme costumes folkloriques, les rackets de la classe dominante continuent la leur comme brutalité des plus forts contre les plus

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faibles et comme méchanceté indescriptible de la populace à l’égard de l’impuissance. Elle est le racket du petit peuple, un bien culturel déchu. Les rackets ont toujours invoqué le caractère effrayant du collectif produit et dirigé par eux comme étant la raison de leur propre nécessité, et la simplicité d’esprit tout à fait profanej des historiens a pris la face défigurée de la masse pour sa vraie nature. Le racket a marqué jusqu’ici de son empreinte tous les phénomènes sociaux, il a régné comme racket du clergé, de la cour, des possédants, de la race, des mâles, des adultes, de la famille, de la police, du crime, et, à l’intérieur de ces milieux eux-mêmes, sous la forme de rackets singuliers en conflit avec le reste de la sphère. Il a partout dressé l’opposition entre intérieur et extérieur ; l’homme qui n’appartenait à aucun racket était dehors en un sens radical, l’homme en tant que tel était perdu. Mais même dans la tête de celui qui était isolé, les rackets régnaient encore au moyen des concepts et des schémas de jugements, de la manière de penser et des contenus qui étaient issus de leur monde. Forcer les frontières entre l’intérieur et l’extérieur est le but de la politique ; avec sa réalisation, le monde va se transformer. Dans l’idée vraie de la démocratie, qui mène dans les masses une existence refoulée et souterraine, le pressentiment d’une société libérée du racket ne s’est jamais tout à fait éteint. Déployer l’idée, cela signifie cependant faire tomber une suggestion tenace qui parvient même à mettre la vraie critique du racket à son service42. [292] Problème désuet (1939/1940) Si l’homme est aisé, la vie de la femme bourgeoise43 se déroule au XIXe siècle44 dans un luxe modeste. Elle ne fait rien qui pourrait 42. [Ajout après « stellt » dans le tapuscrit des archives Max Horkheimer : « à son service et même qui se prépare à étendre à toute la terre, voilée dans l’attaque contre les rackets affaiblis du capital financier, la dictature fasciste du monopole de l’industrie comme si elle était la démocratie. »] 43. [« bourgeoise » : ajout de Friedrich Pollock.] 44. [« au dix-neuvième siècle » : ajout de Friedrich Pollock.]

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être quelque part payé. Le matin, elle donne ses instructions à la bonne pour les commandes auprès des fournisseurs. Il lui arrive à l’occasion de nettoyer une pièce, pour montrer à celle-ci combien ça doit briller. Les enfants ont une demoiselle de compagnie. L’après-midi passe en achats, en thés et autres distractions. Quand l’homme la rencontre le soir, il est surpris par sa tristesse, qui croît avec les années et la rend amère. Il remplit ses devoirs, au plan économique et même sexuel. Une colère secrète contre la femme le saisit. La plupart du temps, il se calme ou oublie la colère, mais dans les moments importants, elle revient, en particulier si la femme, naturellement tout à fait sans raison, montre de la jalousie envers les femmes plus jeunes de sa connaissance. Elle est ingrate et bornée. Pourquoi est-ce qu’il se tue à la tâche, si ce n’est pour elle ! Ce n’est certes pas pour les enfants ; ceux-là reçoivent une bonne éducation et doivent plus tard se débrouiller tout seuls. Il en arrive à en vouloir à la femme pour ses contrariétés professionnelles, de façon toute inconsciente et tenace. C’est l’un des mécanismes automatiques pour enchaîner solidement les affects, pour rendre les êtres humainsk insensibles les uns à l’égard des autres, l’un des mécanismes pour produire l’équilibre de la société bourgeoise ! Dans la colère, l’homme s’identifie avec l’appareillage social qui le mutile lui-même et qui mutile la femme. À la barbarie de la nécessité objective, il joint la soif de vengeance subjective contre la victime. Il lui échappe que, sous la nonconnaissance qu’elle a du monde, sous son égoïsme un peu bête, sous les signes défigurés par lesquels la femme est marquée du fait qu’elle soit écartée d’une réelle maîtrise des choses, comme il est lui-même marqué par l’exercice de cette maîtrise, reste conservée vivante l’exigence sans limite que la société, autrement, étouffe déjà dans l’enfant. Dans la méchanceté insensée que – la physio­ logie aidant – l’amertume féminine grandissante atteint plus tard, se cache l’absence de résignation à l’égard de ce qui est mauvais : [293] à l’égard du caractère limité du pouvoir de l’homme et de la finitude. L’hystérique du Jugendstil est l’opposé de la philosophie stoïcienne, cette création ennuyeuse des conditions bourgeoises. Conseil aux hommes : ne pas se liguer, contre les rêves de la femme qui ne peuvent être assouvis, à l’odieuse réalité ; haïr la

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réalité que la femme a l’habitude de représenter, sans intelligence aucune, contre ses échecs professionnels, avec une haine meilleure que celle dont elle est capable ; ne pas trahir les attentes de sa jeunesse qui ne peuvent être satisfaites et en vertu desquelles il l’aimait, lorsqu’elles se sont renversées, chez elle, en désespoir. Physiognomonie  (1939/1940) Le déclin de la forme bourgeoise de la domination qui était incarnée dans l’argent se peint sur les visages de ses porteurs. Ils regardent le monde d’un air maussade, irrité, misanthrope. Ils n’aiment ni les autres, ni eux-mêmes. Quelque chose de cela était propre à la bourgeoisie depuis toujours. On s’aperçoit même dans l’amour de saint François qu’il était une légende depuis le début. Mais si les peintures à l’huile des patriciens de la Renaissance trahissent l’absence barbare de toute considération, qui a fait ses preuves dans les siècles suivants, les daguerréotypes et photographies du XIXe siècle montrent en outre une expression croissante de colère et de dégoût. Elle n’est pas nécessairement liée à la possession du pouvoir, et certainement pas à son exercice. Il suffit de penser à l’officier allemand d’avant-guerre. Mais cette expression est inscrite sur le visage du commercial du XXe siècle. L’expression pincée, abattue et chiffonnée des libéraux tardifs est liée à leur influence déclinante. Ils ne croient en rien d’autre qu’en le succès, et doivent pourtant en toute occasion appeler à l’aide les puissances militaires et autres. Leur domination immédiate est toujours davantage réduite à sermonner le comptable et à mettre le travailleur à la porte. Depuis un demi-siècle, la plupart des maîtres était, pour [294] parler avec leur idéologie, des parasites, et ils le pressentaient secrètement. Leur corps et leur esprit portent les traces du caractère purement médiatisé de la domination qu’ils exercent. Le genre nouvellement arrivé des ingénieurs et directeurs fait déjà partie d’une autre forme de domination.

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Psychologie de la religion Les Juifs ont repris la doctrine de la paix, de l’amour et de la justice de la bouche de leurs prophètes. En effet, ils maugréaient et agissaient à son encontre, mais ils ont cependant honoré ce discours comme humain. Dans le christianisme, l’annonciateur a été élevé au rang de Dieu. Quel niveau d’étrangeté, de haine et de dégoût ces principes ont-ils dû susciter dans les peuples européens, si, afin de ne pas les écarter d’un geste plein de mépris, on a dû installer celui qui les enseignait si loin au-delà de soi-même : rien moins que le niveau de la jouissance crispée que trahit, dans la théologie christique, l’immortalisation métaphysique du mal. Ce n’est pas le Ciel qui exerce le charme de la divine comédie du christianisme, mais l’Enfer – aussi bien en ce qui concerne les méfaits que les châtiments. On perçoit encore, à travers la divinisation de Jésus, le dégoût que sa doctrine a rencontré auprès de tous ceux qui n’étaient pas esclaves. On n’a supporté cette doctrine qu’à condition d’inventer le diable. Il est pour ainsi dire une compensation de l’immaculée conception. Puisqu’on ne pouvait pas faire officiellement de Jésus lui-même Belzébuth, quelles que soient les raisons économiques et sociales, alors on fit au moins jouer le rôle qui lui était réservé à un double sur lequel on pouvait désormais décharger la haine que Jésus ne manquait pas de déclencher. En revanche, pour ce qui concerne les Juifs qui ont apporté le christianisme aux peuplades allemandes et à d’autres sauvages, on ne s’est même pas donné la peine d’un tel dédoublement : ils ont été immédiatement identifiés au diable. On leur assignait d’emblée la place de celui dont l’apparition provoque un « Que Dieu nous protège » et ils faisaient l’expérience de toute la colère écumante que le fait de faire entrer en eux la civilisation à coups de matraque déclenchait chez ces Européens qui n’ont fait l’expérience de la civilisation qu’avec le christianisme. Parce qu’elle s’étendait à partir de la Méditerranée, l’antisémitisme s’est accru à mesure qu’on avançait en Europe [295] vers l’Est. En Allemagne, le diable revêtit des traits juifs et les Juifs revêtirent l’ignominie qui était réservée à l’amour, au logos, à la vérité.

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Freud, Reik, Samuel et d’autres ont bien vu cela. Là où ils hésitent, c’est sur le caractère du christianisme lui-même. Le fondement religieux de l’antisémitisme n’est pas tant à chercher chez les masses converties que dans le christianisme lui-même, qui divinise les vertus civilisatrices, ce qui est simplement l’autre face de la défiguration et de la diabolisation. Aussi vraies en soi que soient les doctrines de l’Évangile, elles se renversent par leur mutation en religion. Le diable peut avoir de nombreuses sources psychologiques, mais le mensonge à partir duquel il reçoit sa force vitale éternelle est l’idolâtrie du fils de l’homme lui-même. Elle se produit parallèlement à l’évolution de la domination, directe et indirecte. À côté de l’épée de Charlemagne, la caisse du commerçant juif pour laquelle l’affaire s’est cependant avérée mauvaise au cours des siècles y a aussi sa part. L’horreur de la civilisation provient du fait qu’on devait la payer au prix du mensonge ; et l’antisémitisme n’est finalement pas tant un déguisement de la haine contre le christianisme que la conséquence du fait que le christianisme représente déjà ce déguisement. La haine contre le Dieu est secondaire ; la haine véritable réside dans la divinisation. La croix, qui est adorée au lieu d’être détestée, est déjà la promesse infâme des machines à supplices que l’histoire européenne a exaucée avec dévouement. Depuis que la croix est devenue sacrée, tout bois semble naturellement être destiné à constituer un matériau pour la potence et le bûcher.

Notes des traducrices

a.

b.

La « Science chrétienne » ou Christian Science est une doctrine développée aux États-Unis à partir de 1866 par Mary Baker Eddy. Elle défend ce qu’elle appelle une « Science du Christ » et entend appliquer les lois qui étaient mises en œuvre par Jésus concernant les guérisons et les problèmes de l’existence. C’est une doctrine chrétienne ayant une visée pratique et une prétention scientifique. Karl Mohr est le héros du drame de Schiller Les Brigands.

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c.

Horkheimer met ici en relation Juliette et Les Soirées de Saint-Pétersbourg, qui ont lieu sur la Neva (cf. le premier chapitre « Le bourreau »). Le point commun est que le méchant peut être heureux et couvert de lauriers, comme l’indique « Le Chevalier » dans l’œuvre de De Maistre. d. À partir de 1802, De Maistre a été ministre plénipotentiaire du roi de Sardaigne, prince de Piémont et duc de Savoie, Victor-Emmanuel Ier, à Saint-Pétersbourg. e. Les sultans turcs pouvaient apparemment envoyer un fil en soie à leurs sujets, ce qui constituait un ordre les obligeant au suicide. f. Il semble s’agir du troisième degré maçonnique, celui des maîtres, par rapport aux apprentis. g. Il s’agit d’une référence à un conte de Grimm : « Von einem der auszog, das Fürchten zu lehren ». h. Ce paragraphe et les trois suivants, jusqu’à la fin (« Wirklichkeit »), figurent dans la Dialectique de la raison (traduction française p. 239 sq.). i. Coriolan est une figure de la République romaine dont la vie est relatée par Plutarque ; il inspire la tragédie éponyme de Shakespeare publiée en 1623. Caius Martius Coriolanus perd les élections consulaires et se trouve condamné à l’exil ; il s’allie avec les Volsques et revient faire le siège devant Rome ; ramené à la raison par une délégation de femmes, il conclut la paix mais est ensuite exécuté par une conspiration volsque. j. « Unheilige Einfalt ». Horkheimer fait un jeu de mot sur l’expression allemande « heilige Einfalt » (sancta simplicitas). Selon la légende, Jan Hus attaché au bûcher se serait exclamé « oh heilige Einfalt » [oh, sainte simplicité] en voyant une vieille dame apporter avec beaucoup de zèle du bois au bûcher. L’expression a pris cette signification liée à l’emploi qu’en a fait Jan Hus : on dit « heilige Einfalt » pour s’étonner que des gens contribuent de manière tout à fait naïve à accomplir un projet néfaste. En transformant le mot « heilig » [saint, sacré] en son contraire « unheilig » [profane] Horkheimer semble indiquer que les historiens ne sont pas des simples d’esprit et suggérer leur connivence avec le pouvoir.   k. « Menschen », terme que nous traduisons habituellement par « les hommes ». Dans ce texte portant sur les rapports entre les sexes, dans lequel le substantif désignant l’être humain mâle [Mann] est très présent, nous traduisons par souci de clarté « Mann » par « homme » et « Mensch » par « être humain ».

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Max Horkheimer Notes new-yorkaises (1945) [Tapuscrit avec quelques corrections, intitulé plus tardivement (par Friedrich Pollock) « Notes new-yorkaises 1945 » ; parties isolées datées de 1945. MHA : XI, 16.1, 3, 8, 9, 10 Les notes new-yorkaises rassemblées ici ne forment qu’une partie des notes de Horkheimer qui ont été par la suite présentées sous ce titre par Pollock. Les raisons de ce choix éditorial consistant à les séparer des autres parties sont expliquées dans la remarque éditoriale liminaire des Notes de 1935. En dehors de ces notes de datation antérieure, une partie intitulée par Pollock « Sur la vivisection » a été séparée. Il s’agit d’une lettre de Horkheimer au membre du Congrès Ned R. Healy datée du 22 mars 1945. On peut supposer que cette lettre a simplement servi de base pour une formulation définitive, au cas où le travail sur les Notes serait poursuivi. Cette lettre est désormais reproduite dans l’édition de la correspondance de Horkheimer. Parmi les notes new-yorkaises restantes, la note « Les Juifs et le serment » est datée de mai 1945, « Le rationnel est l’irrationnel » de février 1945 et « Mémorandum » du 11 janvier 1945. Horkheimer envoie à Adorno la note « Les Juifs et le serment » le 12 mai 1945 et lui écrit à ce propos : « Ma lettre d’hier était totalement fétichiste et virulente. C’est pourquoi j’ai dicté pour vous, même si je n’ai pourtant pas le temps, les pages que j’ai incluses. Elles ne sont pas corrigées et je sais que vous en excuserez les défauts par la hâte dans laquelle elles sont écrites. D’anciennes pensées y interviennent bien. Vu d’ici, on dirait que celles-ci servaient de cadre de référence pour un projet de recherche sur les serments juifs [Frehm of Reffrenz for

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Rihsörtschprotscheckt on se tschuisch Ohss]1. »2 « Pas corrigées » n’est pas exact : ce qui a été conservé est une version antérieure corrigée de façon manuscrite.] [297] [Le juste milieu] On pourrait être tenté de comprendre la méthode dialectique comme une méthode du juste milieu. On prononce une phrase quelconque, par exemple que la vraie pensée est celle du fou. Cette phrase appelle une antithèse qui revient sur le concept de fou et détermine quel genre de fou ou quels traits de la folie sont visés. On aurait donc également pu affirmer que le bon sens est la vérité, et puis revenir sur le concept de bon sens jusqu’au point où il ne ressemble plus en rien à celui élaboré par la philosophie anglaise. D’après cette description, la fameuse abolition des oppositions serait une manière de raboter les extrêmes, de mettre le cap sur le juste milieu*. Cette conception n’est toutefois pas aussi peu exacte que nous autres dialecticiens le souhaiterions. La description de la méthode vise juste, mais omet un petit détail qui est pourtant décisif. Ce qui guide le dialecticien qui revient sur un concept, c’est-à-dire dans la négation, n’est ni son aversion contre l’extrême, ni sa propension au plausible mais bien plutôt le fait qu’il ne se résigne pas à l’existence de la détresse et de l’horreur. C’est de cela qu’émergent l’envergure et la direction de la négation. Déterminer la vérité comme folie est inexact parce que la folie constitue également une harmonie avec l’existence, au même titre que le bon sens. La folie n’est pas niée parce qu’elle est extrême mais parce qu’elle est identique avec son opposé et n’est donc pas extrême. On peut procéder de cette manière dans tous les théorèmes dialectiques. Que la méthode dialectique – qui est celle de l’extrême – ressemble au détail près à celle du juste milieu est un fait qu’on

1. [Le cadre de référence d’un projet de recherche sur des serments juifs.] 2. [Archives Max Horkheimer : VI 1C, 61.]

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retrouve de manière correspondante dans d’autres domaines, comme, par exemple, l’esthétique ou la politique. [298] [L’appel à la liberté] Le renversement de l’appel à la liberté qui, face au féodalisme, était révolutionnaire, en slogan réactionnaire qui promeut l’initiative de l’entreprise et le monopole est un exemple de la loi dialectique affirmant que, dans la société de classes, toutes les entreprises qui se font en faveur de ceux d’en bas se renversent à la fin en moyen de domination. Des exemples : la loi pour la protection de République3, le Mann Act4, le contrat de travail au moment de l’immigration5 et même le jury populaire. [De l’origine de la vérité] Lors de la destruction de toute forme dépassée de vie historique se dégage sa vérité. Elle prend d’abord la forme de l’apparence esthétique, du souvenir, de l’utopie. Ce qui a été faux, superstitieux et cruel quand il avait encore la forme de la réalité effective, se dresse après sa mort comme une image qui s’oppose à la réalité effective l’ayant anéanti. Exemples : l’image de la liberté individuelle après le déclin du libéralisme ; le bonimenteur,

3. [Loi promulguée en Allemagne en 1922 après l’attentat contre Walther Rathenau, assassiné pour des motifs nationalistes et antisémites.] 4. [Par le Mann Act (ou White slave traffic act) promulgué en 1910 aux ÉtatsUnis, le trafic de filles et le proxénétisme sont devenus des crimes.] 5. [D’après la loi d’immigration américaine de 1917, il était obligatoire de refuser tout visa à un immigrant qui possédait déjà un contrat de travail avant même d’immigrer. La raison en était la crainte qu’avaient les syndicats de voir le marché de travail américain submergé par la main-d’œuvre étrangère bon marché que les entreprises pourraient recruter à l’étranger et puis importer aux États-Unis. Les syndicats croyaient ainsi éviter la baisse des salaires des ouvriers américains.]

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l’illusionniste, le magicien, le cirque qui s’opposent au sorcier et à l’alchimiste, lequel était déjà lui-même un reflet équivoque du mage sanguinaire. La vérité est pour ainsi dire un produit de la décomposition, elle présuppose que quelque chose meure. Son origine est la mort. Voilà le noyau légitime de la doctrine chrétienne que l’adoration de la croix a pourtant cherché à effacer. Ce rapport se trouve formulé de manière plus exacte dans l’état de fait selon lequel les parfums les plus exquis sont au fond identiques, dans leur substance, au musc. La différence est pour ainsi dire une nuance dans la conception, le rien qui pourtant est tout. [299] [Le concept dialectique] La différence entre la pensée dialectique et la pensée non dialectique peut être déterminée le plus rapidement de la manière suivante : dans la pensée non-dialectique les concepts sont fixés par des définitions de telle sorte que la seule chose qui puisse leur arriver au moment où une nouvelle connaissance apparaît est qu’ils augmentent leur extension ; dans la pensée dialectique la signification du concept elle-même se voit attaquée. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut la jeter aux orties pour autant. Cette différence ne devient intelligible que si l’on comprend que, dans la pensée dialectique, tout concept représente au fond celui de la vérité. Comme la pensée dialectique ne peut se faire qu’à travers la négation de la prétention absolue des concepts et des jugements, des concepts et des jugements qui n’élèvent pas de telles prétentions sont tout simplement absurdes d’un point de vue logique. La pensée non-dialectique suit au fond la même intention ; elle l’a simplement abandonnée et oubliée, du fait de sa résignation. En ne réfléchissant plus au mouvement qui constitue à proprement parler la pensée, en le renvoyant à la psychologie qui, quant à elle, est également absurde sans cette réflexion, elle chasse de ses concepts le développement qui les relie entre eux, c’est-à-dire l’esprit ; ils se transforment de pensées en simple contenants, en choses – ce ne sont même pas des signes, car même un signe n’est

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signe que grâce à l’intention de la pensée qui est réveillée par lui (Susanne Langer6 rate l’essentiel). Ce qui se dessine chaque jour un peu plus nettement dans la réalité sociale effective était contenu depuis le début dans la pensée bourgeoise : la liquidation du développement. Qu’on considère seulement le concept de vérité. Une fois qu’il est bien défini, par exemple comme adaequatio intellectus et rei, on ne peut fondamentalement pas en apprendre davantage sur cette idée suprême que vise pourtant tout intérêt spirituel. La seule tâche qui reste encore à la pensée par rapport à cette idée est de vérifier de façon mécanique si une proposition lui correspond ou non ; les conditions de ce [300] procédé sont rassemblées dans la prétendue logique. Ce qui s’oppose à cela est la supposition que nous ne pouvons déjà savoir ce qu’est la vérité, parce que la connaissance n’est pas achevée. D’après cette supposition, le processus spirituel ne consiste pas seulement dans l’acte de multiplier et de corriger des vérités singulières, ce qui laisse totalement intact le concept de vérité en tant qu’il reste ici purement formel ; mais la progression matérielle affecte plutôt la catégorie formelle, ce qui signifie que la différence entre « formel » et « matériel » est constamment abolie. Ce qui vaut pour le concept de vérité est également valable pour les autres concepts. Ils sont intimement liés. Abstraction faite de leur identité essentielle avec la vérité qui, à chaque fois, doit être réalisée à travers la médiation de la pensée, le rapport de chaque concept à l’objet qu’il saisit est réglé par le concept de vérité. Mais si ce dernier n’est pas fixé une fois pour toutes par une définition, alors le rapport de chaque concept singulier à ce qu’il saisit ne se laisse plus fixer une fois pour toutes par des propositions logico-formelles. La structure de la logique se voit entraînée dans la progression d’une connaissance qui se nourrit de la teneur des choses, de la même manière que, d’un autre côté, chaque pas que fait une telle connaissance est désormais significativement lesté de 6. [Cf. par exemple Philosophy in a New Key, Cambridge (Mass.) 1942 ; l’édition allemande du livre paraît en 1965. Dans sa critique de la théorie utilitariste du langage, Langer distingue entre signes (symptomatiques) et symboles (représentatifs).]

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la problématique des rapports conceptuels les plus élevés auxquels sa portée doit s’étendre. Cela ne renforce pas seulement le poids de l’empirie dont dépendent dorénavant les questions ultimesa mais lui tient également la bride haute : car ces questions, avec toutes leurs prétentions et toutes les réserves qui s’ensuivent, sont désormais impliquées dans chaque acte de connaissance empirique. Il ne faut pas croire que dans la logique dialectique, ce qu’on appelle la « recherche empirique » serait laissé de côté. Si ce qui porte aujourd’hui ce nom n’est rien d’autre qu’un produit desséché d’une abstraction qui a tendance, surtout dans les sciences sociales, à devenir un affairement vide, et qui représente précisément le résultat de la mauvaise séparation entre la logique formelle et l’expérience matérielle, alors c’est dans la fluidification de l’opposition que la pensée concrète rentre dans ses droits. Si dans la « recherche », la chose est censée être regardée sans préjugé aucun – mais elle est en réalité médiatisée par des schémas produits par la division économique du travail –, la dialectique fait à chaque instant l’expérience de la chose sous la perspective de l’intérêt philosophique ; et c’est précisément pour cette raison qu’elle en fait l’expérience dans une liberté relative par rapport à la conceptualité industrielle déformée. [301] Pour la dialectique, le phénomène est toujours l’aperception d’une nature qui a été coupée de son expression adéquate ; elle veut l’aider à atteindre cette expression. La tentative de comprendre ce qui n’est pas encore à même de s’exprimer mène à la spéculation en tant que processus dans lequel les dualismes traditionnels ne s’estompent pas mais sont durablement transformés dans leurs rapports. [La conservation de la naïveté au sein de la dialectique] L’esprit dialectique a un autre rapport à la naïveté que l’esprit non dialectique. Ce dernier est son simple opposé. Il tâche toujours de découvrir tout de suite les conditions, causes, composés et relations d’un sentiment ou d’une chose ; et même avant de les connaître à proprement parler, il en fait l’expérience sous les auspices d’une certitude qui déclare par avance qu’ils ne sont que les effets de

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quelque chose d’autre. Tout ce qui est immédiat et particulier n’est pour lui jamais rien d’autre qu’un signe de ce qui est médiatisé et universel. Il s’est donné à la réification, tout comme le simple d’esprit, au contraire, est en proie à l’apparence. La dialectique en revanche distingue. Elle transforme la naïveté sans la détruire. À l’aide de la science, elle aussi parvient à démêler les choses, mais il n’est pas rare qu’elle conserve – et même sauve – l’enchantement qui se dégage d’elles. Le fait qu’elle ait connaissance des relations, du caractère périssable et apparent des choses ne se transforme pas pour elle, comme c’est le cas pour le stoïcisme, en un motif d’apathie. C’est la conséquence du principe hégélien selon lequel chaque niveau antérieur, c’est-à-dire plus immédiat, doit être aboli et conservé dans chaque nouvelle médiation. Ce commandement contient davantage que quelque chose de purement logique dans l’ancien sens du terme. Il dit que dans la vraie Aufklärung – dans celle qui est identique à la philosophie – la mythologie ne se voit pas réduite au silence parce qu’on crie plus fort qu’elle. On apaise son pouvoir. La dialectique résiste, comme tout comportement réfléchi, à l’idolâtrie de ce qui est mort ; toutefois la folie consistant à traiter les choses avec tendresse bien qu’elles soient dénuées de sensibilité ne lui est pas étrangère non plus. Dans la réponse négative que l’esprit dialectique donne à la domination de la nature, il se soustrait à la domination par la nature sans pour autant retirer aux choses la possibilité de l’enchanter. La conservation [302] de la naïveté dans la pensée est ce que Kant a appelé « intuition intellectuelle » et a voulu réserver seulement à Dieu. Ses successeurs ont cherché à la sauver pour les hommes en créant la méthode dialectique. Si la psychologie thérapeutique était ce qu’elle devrait être, elle appliquerait tous ses efforts à découvrir les moments de la vie intellectuelle et sociale à travers lesquels le pouvoir (sous la figure du père ou du souverain politique) a rendu l’homme incapable de s’adonner aux choses afin de le livrer d’autant plus sûrement à elles. En revêtant cette fonction, la psychologie deviendrait de nouveau un instrument de la philosophie.

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Distinctions sociologiques Il est indéniable qu’une certaine réalité correspond à ces répartitions de la société en lower classes, lower middle et upper middle classes, lower et upper upper classes ; mais étonnons-nous plutôt de la fonction de satisfaction qu’elles jouent dans l’équilibre psychique des sociologues ! Entrez accompagné d’un tel spécialiste dans un restaurant où scintillent habits à queue de pie et joyaux, où l’on paie des prix mirobolants, où l’on trouve un orchestre irréprochable et où vous jouissez d’un sentiment de grandeur ainsi que du fait d’être de la partie, que ce soit pour une seule fois ; vous apprenez tout de suite que tous ces gens-là ne sont que de la middle middle class parsemée, occasionnellement, par quelques spécimens sortant de la upper middle class, mais en aucun cas n’y trouve-t-on de la high class. Ceux qui sont tout en haut sont comme des Dieux sur des sièges faits de nuages, aucun regard mortel ne peut les apercevoir. Quelle lumière doit être ce sociologue, qui attribue leur juste place dans la hiérarchie sociale à ces gens élégants autour de vous et qui fait ainsi en sorte qu’on ne les surestime pas. Tout notre respect devant cette vue acérée qui semble même encore pénétrer ces châteaux faits de nuages et, tout comme leurs habitants, englober même les millionnaires moyens. Vu d’en bas, en revanche, la chose se présente un peu autrement ; l’image est déterminée par les deux pôles de l’évolution sociale. L’humanité apparaît ici comme divisée d’un côté en la couche des profiteurs du système – les généraux, colonels et lieutenants de l’exploitation – et, de l’autre, en la grande armée des existences prolétariennes de ceux qui sont dans la misère ou n’ont pas d’autres perspectives qu’elle. La [303] première couche est infiniment mince, il est difficile d’y percevoir des différences. La théorie qui s’oriente vers la transformation de cette situation prend très au sérieux les rapports de grandeur entre les capitaux ; c’est de leurs proportions que dépendent des crises et des guerres. Dans la sphère de la production, toute opposition peut devenir significative au niveau de la société. Dans la sphère de la consommation, en revanche, se reflète immédiatement une unique opposition : celle entre jouissance et renoncement, faim et satiété, que

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cette formation subtile de catégories cherche à brouiller  bien qu’elle ait une légitimité objective. C’est seulement si l’état de fait simple et brutal de la séparation des classes se maintient malgré la complexité des concepts que ces derniers ne deviennent pas idéologie trompeuse. Mais la simplicité et la brutalité contredisent la finesse scientifique d’une intelligentsia sans attachesb. La compréhension dialectique du fait que, dans la riche succession des couches sociales parcourue de haut en bas, le mode d’existence se renverse d’un état d’abondance en un état de pénurie et en misère, est trop brute à ses yeux et elle s’arrête aux nuances. Ces messieurs-là se sentent véritablement grands quand ils parviennent à distinguer encore une fois entre lower upper et upper middle class. En réalité, ils restent bouche bée devant leur propre respect de la richesse. Les Juifs et le serment7 Que la vérité est le sens du langage, voilà quelque chose qu’on ne peut plus guère montrer. Car le montrer présuppose que ceux qui parlent soient déjà d’accord sur ce point. Or ce n’est plus le cas nulle part. Le langage est pris comme action, comme transmission de messages. Si l’on donne une hache à quelqu’un – si on lui transmet (mit-teilt) une hache – pour qu’il puisse abattre un arbre, on lui donne ainsi la formule pour exterminer la totalité de la forêt. Le cri­ tère de l’acte devient le critère de la pensée : la fonctionnalitéc, l’effet. Afin de pénétrer à partir de ce concept moderne de vérité – qui procède à sa liquidation – jusqu’à l’intention cachée, il convient d’analyser un niveau [304] médian : le serment. Dans la procédure judiciaire, le serment a toujours été un instrument. D’un côté, le témoignage servait à identifier l’assassin. Mais de l’autre côté, il n’était bon que si la parole n’était pas seulement la vérité par rapport à l’effet extérieur qu’elle produisait, mais était également la vérité en elle-même. Dans le serment, l’attention se dirigeait sur ce second moment. Il était garanti par l’invocation de Dieu.

7. [Titre de Friedrich Pollock.]

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Sa présence seule conférait à la parole une force de témoignage. Dans l’usage se révélait alors la condition du langage : en tant qu’il est vrai, il présuppose l’inconditionné. C’est uniquement par rapport à Dieu qu’il est vrai. Or, la présence de Dieu est critiquée dans la Critique de la Raison pure de Kant. L’inconditionné ne peut jamais être donné ; c’est uniquement dans le catholicisme qu’il trouve quelque place dans l’espace. Aux Juifs il est de toute façon interdit de prêter serment et l’histoire qui se rapporte à cet interdit, celle racontant le serment « more Judaico »d, c’est-à-dire la contrainte à se plier à un rituel caricatural, rend manifeste que les chrétiens eux-mêmes n’étaient plus vraiment sûrs de leur fait. C’était Hamanne, je crois, qui remarquait que la critique de la raison était critique du langage. Il ne savait pas à quel point il avait raison. En accordant une signification ontologique aux sciences de la nature, la dialectique transcendantalef a mis fin à toute prétention du mot. Et même lorsque Hegel a relativisé les sciences de la nature en les réintégrant dans le système, il l’a fait en raison du principe d’identité, c’est-à-dire en raison du présupposé dogmatique kantien qui, pour ce qui concerne son côté superstitieux, n’est en rien meilleur que l’institution vieillotte du serment et qui toutefois – et Hegel l’a démontré – se trouve caché au fond du système kantien là où il veut être vrai. Dans l’humiliation des Juifs qui ont été raillés comme ceux qui méprisent le serment chrétien, la vérité est honorée de manière négative. Il n’est pas évident de savoir si les Juifs prêtaient serment sur la Thora même s’ils n’y étaient pas contraints. Il serait particulièrement indiqué d’étudier les documents importants dans ce domaine, car c’est ici que se décide la question de l’idolâtrie juive. Le serment est magique, abjuration dans un sens ancestral. Depuis la désagrégation de la magie, tout serment juré est au fond une malédiction, une manière polissonne de jeter un sort à quelqu’un, une idolâtrie du diable. Si les Juifs avaient reconnu l’institution du serment malgré le chant de Kol Nidre8, [305] cela prouverait leur conformité avec la 8. [Kol Nidre : en allemand « Tous les vœux » ; il s’agit de la prière introduisant la veille du Jour du Grand Pardon (Jom kippour). Elle frappe de nullité tous les vœux prononcés au cours de l’année écoulée (et plus tard également ceux de l’année à venir) dès lors qu’ils concernent la personne qui les a faits. Toutefois, 214

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domination sous laquelle ils avaient à souffrir. Une certaine quantité d’une telle conformité se cache probablement aussi dans d’autres formes de cérémonial et même dans l’obstination avec laquelle ils y tenaient. Le rite juif des derniers siècles rappelle les gens terrorisés qui pouvaient survivre à condition de répéter de façon automatique des comportements de l’oppresseur. Le rite intervient en effet de la manière la plus visible dans le culte chrétien à l’occasion de l’égorgement des animaux. C’est par de telles traditions que nous payons notre persistance. Notre laideur est le reflet de leur haineg, nos mélopées sont l’écho de leurs hymnes victorieux. Dans l’existence juive, les chrétiens perçoivent leurs propres pratiques idolâtres ; en nous assommant, ils essaient désespérément de se défendre contre la tentation constamment renouvelée de rechuter. En survivant, nous leur avons rendu trop d’honneur. Même le jugement distancié mais empreint de respect de Goethe9 sur l’étrange ténacité avec laquelle les Juifs se sont maintenus à travers les siècles, porte le reflet d’une négativité justifiée : notre propre gestuelle, par laquelle nous implorons la grâce du diable, n’exprime pas seulement la peur des damnés mais également le fait qu’on s’accommode avec l’enfer. Si les Juifs étaient libérés, ils feraient de même que les chrétiens ! Dans l’affirmation presque sincère des Juifs modernes selon laquelle ils seraient toutefois – en tant qu’individus et en tant que nation – identiques aux chrétiens, les usages religieux de la diaspora se elle ne s’applique pas au serment comme engagement envers autrui. Dans l’histoire de l’antisémitisme ce rite a fréquemment servi de prétexte à des attaques infondées contre le judaïsme et la pratique du serment. Les réserves envers ce dernier, alimentées par l’exigence d’éviter absolument le parjure, ne se sont pas imposées uniformément au sein du judaïsme.] 9. [« Le peuple israélite n’a jamais valu grand-chose, comme ses guides, juges, chefs ou prophètes, le lui ont mille fois reproché ; il a peu de vertus, et il a presque tous les défauts des autres peuples : mais il n’a pas son pareil en indépendance, en fermeté, en courage, et, si c’est trop peu de tout cela, en ténacité ; c’est la nation la plus obstinée de la terre ; elle est, elle fut, elle sera, pour célébrer dans tous les temps le nom de Jehova.» (J. W. Goethe, Wilhelm Meisters Wanderjahre (Les années de voyage de Wilhelm Meister), Livre 2, chap. II, in : Werke, Hamburger Ausgabe, t. VIII, München, dtv10 1981, p. 159 sq.] 215

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dévoilent comme étant un moyen relevant de l’histoire universelle visant à y parvenir enfin. – Où trouve-t-on toutefois le courage de parler, une fois qu’on a compris tout cela ? [306] Le rationnel est l’irrationnel10 Ce qui prévaut en vérité dans la société de classes, c’est le moment théorique, abstrait, et cela précisément parce qu’il n’a pas de pouvoir sur la société. Le trop grand poids de la théorie est toujours une expression de son impuissance. Dans la théorie elle-même, les éléments spirituels, c’est-à-dire les éléments incontrôlables et irrationnels, ont nécessairement trop de poids tant que la réalité – l’empirique – représente ce qui est mauvais. La négation de la réalité s’exprime dans la présence d’un élément purement fantasmagorique et romantique dans la théorie ; le rationnel est l’irrationnel.

10. [Titre de Friedrich Pollock.]

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Mémorandum pour Dr. T.W.A., H.I.P.P.O., de Dr. M.H., M.A.M.M.11 Le 11 janvier 1945 À propos de la dialectique Ce qu’ils adoreraient faire aujourd’hui, c’est priver de leurs noms tous les arbres, fleuves, villes et hommes et leur attribuer des numéros en échange. « Plateau 77,586,233m ; source 783,216,112c ; homme 297,116,317b ». Ce n’est bien sûr pas assez pratique, parce que les numéros sont trop longs et des expressions mal définies telles que « source » ou « homme » y apparaissent encore. Des mathématiciens et des fonctionnaires administratifs qui font les choses dans les règles sauraient certainement établir des symboles plus simples et plus clairs, de telle sorte qu’à l’aide d’un unique système de signes englobant, il serait possible de distinguer sans possibilité de confusion n’importe quel salaud de n’importe quel lys des champs. La possibilité de déterminer quelque chose atteint son apogée grâce aux mathématiques. Mais en même temps, chaque homme est néanmoins appelé par son prénom, et tous les prénoms se ressemblent presque comme deux gouttes d’eau, comme Bob ressemble à Jim et Peggy à Emmy. Pour ainsi dire, tout le monde n’est plus appelé que par le même nom : GI Joeh. Les hommes et les choses [307] deviennent indiscernables les uns des autres et indéterminables. C’est le contraire de la tendance au logarithme. Nous avons déjà dit dans les Fragments12 que les deux processus sont identiques. Les extrêmes se touchent*. Je crois que c’est un 11. [La forme d’un « mémorandum » de Horkheimer à Adorno est une allusion ironique à la correspondance officielle des administrations américaines. Les « abréviations » du titre correspondent aux sobriquets animaliers dont Adorno et Horkheimer s’affublaient mutuellement : « Hippopotame = Adorno ; Mammouth = Horkheimer.] 12. [Fragments philosophiques : titre originel de la Dialectique de la raison.]

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fondement à partir duquel on peut développer les lois logiques avec une facilité particulière. Elles sont immédiatement négatives et critiques. Les extrêmes se touchent* dans la mesure où l’un et l’autre sont mauvais. A propos de l’architecture Vis-à-vis de mon bureau se trouve un bâtiment qui doit faire environ vingt-deux étages. Il porte au-dessus de son toit le numéro 432 sous forme d’un ornement en pierre. L’écriture est certes plus grande que nature, mais personne ne peut l’apercevoir depuis la rue. Mais de toute façon, le numéro n’est pas là pour que quelqu’un le voie. Le constructeur avait probablement en tête l’administration personnifiée qui, de temps à autre, avec ses ailes de géant plane sur la ville. C’est à elle que sont destinés les numéros sur les sommets des gratte-ciels. Cela fait déjà vingt ou trente ans que ce bloc a été construit, sinon on pourrait probablement lire en dessous du numéro : « De l’espace pour 2176 employés et 1512 tables de bureau ; dépasser ces chiffres est dangereux et illégal. » Depuis ma fenêtre, je vois l’Empire State Building, le plus haut bâtiment du monde. Il porte sur son sommet un appareillage difficile à interpréter, et une croix. Comme le bâtiment est de plus fraîche date que le numéro 432, il est probable que le chiffre correspondant à tous les hommes et à tous les bureaux de ce monde est indiqué sur la croix. On ne peut pas le voir d’ici. Mais l’Empire State Building invite à d’autres observations. Le soir, au moment où les lumières s’allument, on découvre que les derniers étages, malgré la pénurie de logements, ne sont pas éclairés. J’ai fait des recherches et on m’a donné pour réponse que les conditions climatiques y seraient trop difficiles ; les vents auraient un effet dérangeant et les oiseaux qui se cassent la tête contre les fenêtres nuiraient au travail. Ainsi l’Empire State Building qui n’est pas complètement éclairé rappelle à l’observateur les obstacles au progrès.

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[308] À propos du commerce Savez-vous ce qu’est un Pawlow Pouch Dog ? Je cite The Medical Brief : « Chaque chien est pourvu d’une fistulei à l’estomac (une ouverture artificielle dans l’estomac) et l’œsophage présente une ouverture découpée à peu près au milieu du cou. Les chiens avalent avec avidité des morceaux de viande placés devant eux dans des écuelles, mais l’œsophage étant coupé, la viande retombe dans la cuvette pour être avalée encore et encore. Simultanément, la fistule dans l’estomac fournit d’abondantes quantités d’un suc gastrique acide et limpide dont ces chiens produisent entre trois-quarts de litres et un litre en l’espace d’une matinée. Ce jus est passé à travers un ’filtre Chamberland’j et constitue dorénavant un article habituel de commerce vendu sous le nom de ’Suc gastrique naturel’. »k Pour Noël, on m’a offert une très élégante blague à tabac en peau de porc. Pawlow ne manque pas de monuments en Russie. Je crois qu’il a également reçu de son vivant l’Ordre de Lénine. Vous pouvez acheter des Pawlow Pouch Dogs au marché. Madame Meyer, née Julia Feinberg – la femme de notre ancien collaborateur Gerhard Meyer – travaille dans un laboratoire de ce genre à Chicago. Quand je l’ai rencontrée lors de mon passage dans cette ville, elle disait : « Tout cela est certes très juste, mais comment voulez-vous qu’on fasse sans ? » Texte sur une illustration tirée de « La femme 100têtes13» Dans la nuit, a [sic] trois heures du matin, la vérité sans peur vient s’asseoir sur le toit du numéro 432 de la quatrième Avenue à New York et attend les premiers rayons du soleil se refléter de la pointe de l’Empire State [sic].*l

13. [Cycle de collage de Max Ernst (peintre surréaliste allemand (1881-1976)) ; nous n’avons pas pu identifier l’illustration à laquelle M. Horkheimer se réfère.]

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Notes des traductrices * En français dans le texte. a. « die letzten Fragen ». Formulation courante en allemand pour désigner les questions les plus nobles de la métaphysique (existence de Dieu, immortalité de l’âme, etc.). b. « freischewebende Intelligenz ». Concept forgé par Karl Mannheim (18931947), sociologue allemand d’origine hongroise. Élève de Simmel et d’Alfred Weber, professeur à l’université de Francfort jusqu’en 1933, il est l’auteur d’un classique de la sociologie de la connaissance, Idéologie et utopie, paru en 1929 (traduction de J.-L Evard, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme 2006) où il développe notamment le concept d’une « intelligence sans attaches » qui serait celle propre à l’intellectuel. L’intellectuel, de par ses capacités réflexives, peut se détacher de ses propres conditions familiales et socio-économiques et acquérir ainsi une vue surplombante objective sur les choses. Le terme « schweben » signifie littéralement « flotter », il s’agit donc d’une intelligentsia qui flotte librement. c. « Zweckmässigkeit ». Terme du langage philosophique renvoyant traditionnellement au paradigme de la téléologie. Employé dans ce sens il est normalement traduit par « finalité ». Dans le contexte de ce texte il nous semble toutefois que Horkheimer forme le substantif sur le sens banal de l’adjectif « zweckmässig » qui, dans le langage courant, signifie tout simplement « fonctionnel ». d. Coutume judiciaire antisémite dans le Saint-Empire romain germanique qui, selon différents modes, empêchait les Juifs de prêter serment devant un tribunal et de témoigner ainsi contre un chrétien ; le but semble avoir été de rendre impossible toute plainte d’un Juif contre un chrétien. Selon le droit romain les Juifs, s’ils voulaient prêter serment devant un tribunal, devaient se plier à toutes sortes de rituels incompatibles avec la religion juive ; ainsi il devaient, par exemple, se tenir debout sur une peau de truie ensanglantée ou prêter serment la tête nue et en prononçant le nom de Dieu (tous ces exemples sont empruntés aux juridictions de l’espace germanique, auquel Horkheimer fait probablement allusion). Les chrétiens justifièrent

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officiellement ce « rituel spécial » pour les Juifs en référence à la tradition juive du Kol Nidre – prière prononcée lors de Yom Kippour et qui permet de délier les Juifs de « tous vœux, obligations, serments, promesses et engagements à caractère religieux contractés durant l’année, s’ils ont été prononcés involontairement, sous l’impulsion du moment, ou sous la contrainte » (Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, publié sous la direction de Geoffrey Wigoder, Paris, Cerf / Robert Laffont 1993 ; entrée « Kol Nidre »). Selon les chrétiens, « le Juif » ne pourrait donc pas prêter serment parce qu’il pourrait s’en dégager une fois par an. Il semble que Horkheimer lui-même croyait que la religion juive interdit les serments, ce qui, si l’on suit le Dictionnaire encyclopédique du judaïsme (op. cit., entrée « Vœux et serments »), est faux. e. Johann Georg Hamann (1730-1788), écrivain et philosophe allemand également connu comme le « mage du nord ». Hamann écrit des textes philosophiques dans un style qui frôle parfois l’éso­ térisme. Il fut un des premiers à s’attaquer à une profonde critique de la raison, entendue au sens de rationalité fonctionnelle, et fut à ce titre un inspirateur de Herder et des romantiques allemands. Hamann s’est opposé à Kant à l’occasion de sa « Réponse à la question : ’Qu’est-ce que les Lumières’ ? ». Ses principaux ouvrages sont Sokratische Denkwürdigkeiten (Mémorables socratiques, 1759) et Metakritik über den Purismus der Vernunft (1784), désormais disponible en français sous le titre Aesthetica In Nuce : Métacritique du purisme de la raison pure et autres textes, Paris, Vrin 2002. f. Horkheimer se réfère ici de toute évidence au chapitre de la Critique de la Raison pure intitulé « Dialectique transcendentale », in : Kant, Critique de la Raison pure, A 293 / B350, A 704 / B732. g. Horkheimer fait ici un jeu de mot intraduisible en français sur « Hässlichkeit » - la laideur – et « Hass » - la haine. Les deux mots semblent être liés étymologiquement, de telle sorte qu’est laid, ou ressenti comme tel, ce qu’on déteste. h. « GI ». Le nom donné aux soldats américains à partir de la seconde guerre mondiale. « GI Joe » est une sorte de concept général désignant le soldat moyen. i. Ici : orifice pratiqué sur un animal vivant pour y effectuer des prélèvements.

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j.

k.

l.

Biofiltre conçu par Charles Chamberland (1802-1908), collaborateur de Louis Pasteur, fait de porcelaine poreuse et permettant de filtrer les liquides et de retenir par exemple les micro-organismes présents dans ces liquides. La totalité du passage entre guillemets est traduit de l’anglais, langue dans laquelle le passage se trouve dans le texte allemand. Nous n’avons pas pu retrouver le numéro de la revue The Medical Brief où a paru l’article auquel Horkheimer fait référence. Comme l’astérisque l’indique, la totalité du texte est en français. Ce que Horkheimer désigne ici par « pointe » de l’Empire State Building a été traduit par nous dans le texte précédent par « sommet ». Le terme allemand qu’Horkheimer emploie dans les réflexions qui précèdent ce petit texte français est « Spitze ».

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Max Horkheimer Notes dispersées [1940-1949] [309] [L’auto-contradiction de l’empirisme logique] : Tapuscrit sans titre ni date. MHA : XI 55. Étant donné le contenu de cette note, elle pourrait avoir été écrite dans le contexte de l’article de Horkheimer « La dernière attaque contre la métaphysique »1, c’est-à-dire en 1937. Dans les manuscrits trouvés après la mort de Horkheimer, les feuillets contenant cette note se sont toutefois trouvés parmi les matériaux sur l’État autoritaire2. Ce dernier élément pourrait nous inciter à situer son écriture en 1940. Chose en soi : Manuscrit sans titre ; tapuscrit établi par Friedrich Pollock. Manuscrit sans date ; tapuscrit daté par Friedrich Pollock : 1940. MHA : XI 5a. Friedrich Pollock a probablement transcrit le manuscrit de Horkheimer dans les années soixante ; c’est à ce moment que Pollock lui a donné un titre et lui a attribué une date approximative. [À propos de la généalogie du mythe] : Manuscrit sans titre ; la date « 1941 ? » a été attribuée par Friedrich Pollock. MHA : XI 5b.

1. [Zeitschrift für Sozialforschung, VIe année, 1937, p. 4 sq. Traduction française : « La dernière attaque contre la métaphysique », in : Max Horkheimer, Théorie critique. Essais, trad. par le groupe de traduction du Collège de philosophie avec la participation de G. Coffin, L. Ferry, J. Masson, O. Masson et J.-P. Pesron, Payot 2009, pp. 195-239.] 2. [Cf. Horkheimer, « Autoritärer Staat », daté du printemps 1940, publié dans le cahier Walter Benjamin zum Gedächtnis (À la mémoire de Walter Benjamin), éd. par l’Institut de Recherche sociale, 1942, p. 123 sq. ; Traduction française : « L’État autoritaire », in : Horkheimer, Théorie critique, op. cit., pp. 327-352.]

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Les deux paragraphes de cette note sont rédigés sur une feuille double arrachée d’un cahier. Le contenu de la note ne permet pas de déterminer avec certitude l’ordre des paragraphes ; mais la configuration de l’écriture parle en faveur de l’ordre proposé ici. [310] [Principe de l’individu] : Tapuscrit sans titre ni date, comportant une correction ; l’étiquette sur la chemise contenant cette note indique : « Notes new-yorkaises ». MHA : XI 6.106. La note fait partie d’un recueil d’aphorismes dans une version inachevée dont une partie est restée non publiée, alors que l’autre a été publiée en 1944/47 dans la partie « Notes et fragments » de la Dialectique de la raison. Ce recueil portant l’étiquette « Notes newyorkaises » [I] n’est pas identique au recueil également intitulé « Notes new-yorkaise » [II] qui est reproduite dans le tome 12 des Gesammelte Schriften de Horkheimer sous les titres « Notes de 1935 »a et « Notes new-yorkaises, 1945 ». Étant donné l’emplacement de cette note, elle date probablement de 1942. [Les conséquences du zèle] : Tapuscrit sans titre. La chemise qui le contient porte l’étiquette « Notes, essais divers » ; elle n’est pas datée. MHA : XI 6a 3. La chemise contenait à l’origine non seulement la note présente, mais également des ébauches d’aphorismes faisant partie de la Dialectique de la raison ; lors du processus d’archivage des écrits posthumes de Horkheimer, ces derniers ont été attribués aux morceaux correspondants du recueil principal de ces aphorismes « Notes new-yorkaises » [I]. On peut déduire de l’emplacement de la présente note qu’elle a été probablement rédigée en 1942. [À propos de l’idéologie aujourd’hui (fragment)] : Tapuscrit sans titre ni date comportant une correction. MHA : XI 7a 3. La note a été trouvée, avec d’autres tapuscrits, dans un cahier qui contient le début du chapitre « Le concept de la raison » de la Dialectique de la raison. Étant donné cet emplacement, elle date probablement de 1942.

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[Fin de l’individu] : Tapuscrit sans titre. Sur le tapuscrit, on trouve une notice de la main de Leo Löwenthal : « Max Horkheimer ». Le tapuscrit a été daté de juillet 1945 par Leo Löwenthal. MHA : XI 16a. [À propos de la critique des sciences sociales américaines (fragment)] : Tapuscrit sans titre comportant une correction. Date inscrite sur la chemise contenant le tapuscrit : octobre 46. MHA : XI 19 5. [311] [Le destin des mouvements révolutionnaires] : Tapuscrit sans titre comportant une correction et un ajout. Date inscrite sur la chemise contenant le tapuscrit : octobre 46. MHA : XI 19 6. [La magie du concept] : Tapuscrit sans titre. Date de la main de Friedrich Pollock inscrite sur la chemise contenant le tapuscrit : septembre/octobre 1949. MHA : XI 22c 1. [Fausse déduction] : Tapuscrit sans titre ni date. MHA : XI 56. [312] [L’auto-contradiction de l’empirisme logique] [1940 ?] Il ne vaut pas la peine de beaucoup s’occuper de la philosophie de l’empirisme logique. Elle affirme qu’il n’y a pas de philosophie à côté de la science et prétend donc elle-même se borner à celle-ci. Or, la science consiste selon elle dans des activités dont découlent des pronostics. Les pronostics sont le but de la science. Mais où sont les pronostics de l’empirisme logique ? Je ne parle pas ici des pratiques mathématiques permettant d’économiser de l’énergie, que la logistique propose aux différentes branches du savoir ; celles-ci peuvent bel et bien contribuer à établir des pronostics. La question est de savoir de quelle manière les énoncés sur le physicalisme, la science, la poésie, la métaphysique, etc., qui accompagnent l’empirisme logique lorsqu’il s’attaque à la philosophie sont vérifiables. La question est surtout de savoir de quel droit il avance des critiques quelconques. Même l’affirmation que les

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préoccupations les plus absconses d’un spéculateur métaphysique tournent autour de pseudo-problèmes dépasse de loin le cadre rigide de la pédanterie logistique. Est-ce là un pronostic ? Ce genre d’affirmation est-il censé montrer que celui qui spécule produit moins d’idées pertinentes qu’un quelconque logicien vérificateur ou falsificateur ? Toute critique exercée par le positivisme – tant qu’elle ne consiste pas dans une série de propositions souvent barbares recommandant d’abréger les processus de pensée – ne peut être considérée, selon son propre point de vue, que comme une insulte sans aucun fondement. On sait que la logique du langage qui est la sienne le condamne lui-même à se taire là où la question du réel effectif se pose. Quand il parle, il ne fait que s’empêtrer dans des contradictions qui, de toute façon, ne sont pas son affaire. Il suffit simplement de les lui rappeler. Même les connaissances les plus modestes ne sont plus, aujourd’hui, des pronostics. « Tu es un salaud » pourrait en être un, mais pour peu que tu en sois un vrai, un salaud de taille, tu n’as pas besoin [313] de le montrer. Il n’est pas nécessaire que mon diagnostic soit confirmé par des actes futurs, ni même par des actes passés. Il découle de la connaissance de la réalité sociale et de ta position de complice dans cette société. Chose en soi3 (1940 ?) Si l’on veut procéder à une généralisation du type « l’événement A produit l’événement B », alors il faut qu’existe une matrice ou un fondement qui transcende l’expérience. Des propositions universelles doivent être fondées en droit et non en fait dans le lien objectif entre les événements. Si l’explication scientifique est censée avoir une signification cognitive, il faut que la causalité soit plus que la seule conjonction

3. [Titre de Friedrich Pollock. L’original de ce texte est en anglais.]

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constante. Sinon toutes les données historiques pourraient être de simples déroulements accidentels d’événements. Si les événements passés n’ont pas force de preuve pour ce qui arrivera, alors la science est aveugle, tout n’est qu’un jeu de hasard. La probabilité que tous les chemins ne soient pas des impasses constitue sur le plan de la théorie de la connaissance la valeur actuelleb des catégories comme la substance. … il introduit son ressenti personnel, enrichi de son introspection, de sa vie intérieure, dans ce qui arrive. « Science descriptive ».4 [314] [À propos de la généalogie du mythe] (1941 ?) La racine la plus profonde des mythes me semble résider dans la contrainte de la société. On vénère celui qu’on craint en s’identifiant à lui. En Amérique celui qui est dûment jugé par la cour de justice est jugé, y compris dans les sentiments du public, même si celui-ci compatit d’une certaine manière avec lui. Voilà qui est mythique. Durkheim, avec la contrainte sociale*, Freud et Caillois avec leurs explications qui s’originent dans le conflit psycho­ logique ont assurément raison, mais ils sont encore trop formels. Des représentations mythiques sont le produit de l’assimilation de la pensée individuelle à la pensée de la communauté qui est pour sa part déterminée elle-même par la domination. Les mythes sont comme des répétitions de l’obéissance – face au collectif ou face au dépositaire particulier du pouvoir [Gewalt]. Ne pas tomber dans la science ! Ne pas vouloir expliquer le mythe, mais exprimer la vérité elle-même.

4. [Le concept de ressenti (« feeling ») ainsi que le programme d’une « science descriptive » pourraient renvoyer à l’intérêt de Horkheimer pour la cosmologie d’A. N. Whitehead ; cf. les livres de ce dernier, notamment La science et le monde moderne (1925) et Procès et réalité. Essai de cosmologie (1929).]

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[Principe de l’individu] [1942 ?] L’individu n’est pas une essentialité naturelle mais spirituelle. Il contient nécessairement la réflexion sur lui-même comme un principe séparé des autres, un principe qui est doté d’une cohérence organique particulière, distincte de la vie universelle. Sans moi, il n’y a pas d’individu. Leibniz a très bien reconnu ce rapport. Il a certes fait des mo­nades des éléments de l’univers dont elles sont le miroir. Mais dans la mesure où les monades nues et sans conscience d’ellesmêmes dont les choses mortes se composent ne représentent que quelque chose de négatif, de pâtissant, elles ne sont que des monades en puissance : des individus en soi en contradiction avec leur propre essence ; de l’activité pure sous forme de simple pâtir. Avec cette contradiction, est posée une évolution biologique et historique qui la fait finalement accéder à la conscience. C’est seulement le savoir qui surmonte la contradiction et fait [315] de la substance vivante ce qu’elle est originellement : un individu. Le réel  [Reales] que Leibniz nomme «  monade  » s’appelle « concept » chez Hegel. Ce dernier se rend compte de lui-même au moment où l’individu agit et où il comprend, en participant au développement universel, qui il est. C’est à travers la subjectivité des individus que le substantiel se réalise effectivement. Mais ce processus historique se perpétue dans la mort des individus. Ce n’est pas en tant qu’individu, mais en tant que genre que la substance perdure. Hegel fait de ce qui est éphémère dans l’individu la raison de son insuffisancec relative. Le principe où la contradiction se révèle en dernière instance n’est pas la forme substantielle de l’individu singulier mais tout simplement la totalité. L’individu serait encore abstrait, même là où il pense la vérité, non seulement parce que ses pensées sont marquées par la société, mais à cause de la limitation de son existence factuelle. La différence entre le système leibnizien et le système hégélien est celle entre panthéisme et théologie. La question est de savoir si

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la progression de la dialectique qui dépasse l’individu pour accéder au genre, qui passe de l’individu singulier au cours de l’histoire dans son ensemble, de la vie particulière à la totalité achevée, n’est pas la même chose que le pas qui va du bon au mauvais infini, de l’essentiel vers la simple quantité. (Chez Hegel, il ne doit pas y avoir de reste à la fin !) [Les conséquences du zèle d] [1942 ?] Depuis la Renaissance, les écrivains ont conspué l’oisiveté. Mais le monde auquel Bacon et Machiavel ont ainsi donné le la est revenu de manière tout à fait logique au chômage de masse contre lequel on préconisait déjà à l’époque le travail zélé. Aujourd’hui, on laisse les travailleurs les plus zélés jouer au fascisme, afin d’endiguer le mal. Peut-être y a-t-il une perspective que l’humanité retourne – à un niveau plus élevé – à la vie monacale qu’elle a si profondément discréditée. Elle devrait transformer la terre en un séjour pour dieux épicuriens, et elle pourrait le faire. Dans un premier temps, on essaie cependant de le faire par l’armement total. [316] À propos de l’idéologie de la politique aujourd’hui (fragment)] [1942 ?] Aujourd’hui les professeurs d’économie annoncent qu’il n’y aurait plus d’économie. Ce qu’ils appelaient ainsi était lié au marché libre et celui-ci est en voie de disparition même là où les seigneurs du monopole le régulent provisoirement en recourant davantage à des arrangements et à des parlements dociles plutôt qu’à des commissaires fascistes. Ce qui était déjà évident aux yeux de tous, sauf des professeurs, au temps du prétendu libéralisme, à savoir que les mots « offre » et « demande » dissimulent les vraies causes des processus économiques, est désormais devenu manifeste, même pour les

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professeurs, pour une raison simple : alors qu’auparavant, on trouvait directement derrière ces deux concepts l’ordre des fortunes, l’agitation pour le profit et l’exploitation, on peut aujourd’hui voir l’ État assurer la médiation entre ces facteurs et les fluctuations de l’offre etde la demande, un État avec lequel ses sponsors ne sont pour l’instant pas tout à fait d’accord. Maintenant que l’on peut montrer, derrière le voile économique, le gouvernement et non pas les rapports nus d’exploitation, nos professeurs expliquent que les lois du marché ont été remplacées par des lois historiques, politiques et psychologiques. Ils en tiennent compte également dans la réalité effective. Ceux qui sont progressistes et réformistes passent du côté des administrations de la démocratie tardive qui, du fait de l’impossibilité d’accorder le capitalisme et la démocratie concrète, se retrouvent isolées sous la forme d’une bureaucratie de plus en plus impuissante et qui sont finalement remplacées par des instances de domination plus adéquates au monopole. Plus heureuse, la majorité des experts économiques se tient quant à elle en réserve, y compris là où elle collabore pendant la guerre avec l’administration, attendant le moment où le soleil rayonnant du capitalisme transpercera les nuages. Or, avec tout cela le concept d’économie qu’ils déclarent obsolète est plus réel que jamais. Ils l’avaient déjà renié à l’époque où des chaires de professeur en théorie économique étaient encore créées. Mais à l’époque, cela ne se faisait pas par la liquidation du mot, mais en glissant subrepticement le mot d’économie nationalee à sa place. Au lieu d’essayer de comprendre les fondements de la production et de la reproduction de la vie matérielle par la société, ils étudièrent, dans un vide complet, la formation des prix, les conjonctures, les fluctuations boursières. À l’époque, ils renvoyaient scrupuleusement toute donnée qui reliait les transactions [317] des entrepreneurs aux rapports de pouvoir effectifs en dehors de leur champ d’observation, en alléguant le caractère non-économique de ces données. Or, aujourd’hui, c’est le pouvoir étatique dans sa confrontation réelle avec les facteurs nationaux et internationaux qui est tout à coup censé être la cause ultime. Mais de même que l’économie nationale a voilé la réalité économique en hypostasiant les processus du marché, de même la concentration de l’attention sur la politique et, au mieux, sur la technologie, empêche-t-elle aujourd’hui de manière

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encore plus efficace la connaissance de l’état des choses. C’est la régression de la théorie bourgeoise à son stade initial, à Cardano et à Machiavel. Or, la régression n’est pas une répétition, mais une déformation de l’état originaire. La politique dont la redécouverte fut un progrès théorique à la Renaissance est, sous le monopole, une catégorie idéologique de la pensée, bien plus que ne le furent les lois du marché sous le libéralisme. Elle aide à hypostasier la surface. La masse dominée attribue à la politique ce qui se passe dans le monde. Elle entend l’appel et le décret, elle est informée sur la vie des puissants : cette dernière consiste en faits qui n’ont besoin d’aucune théorie. La masse subit la conséquence immédiate des actes politiques, des tractations entre rackets ; elle ressent vivement le revenu d’aide minimalf, l’augmentation des prix, le nouveau job, la guerre ; et elle accepte la grande politique comme une sorte de destin et de nature comme elle a accepté auparavant la dépression économique. Et les protagonistes partagent cette croyance : ils savent qu’ils ont une position clé. Semblables en cela à l’entrepreneur qui confondait avec la liberté les audaces qu’il commentait dans ses affaires en raison de la conjoncture, ses calculs et ses spéculations, les présidents des syndicats et ceux des gouvernements tiennent leurs décisions pour le commencement de séries d’effets. Or, qu’on gouverne ou qu’on prenne des dispositions, on doit faire dans les deux cas avec les mêmes nécessités : celles qui résultent de l’impératif de reproduire la société dans le cadre des rapports de pouvoir existants. Les deux activités ne sont pas si différentes dans ces deux périodes. L’impossibilité d’avoir une vue claire sur le marché, dont l’auto-illusion de la liberté a résulté, a seulement exprimé que les relations entre les entrepreneurs n’étaient pas rationnelles, mais qu’elles étaient des relations où primait la pure affirmation individuelle. Aujourd’hui les combats ont lieu avec des groupes beaucoup plus forts, des mouvements de capitaux atteignant des concentrations considérables. Les gouvernements sont des appareils exécutants qui [318] ne peuvent pas pénétrer rationnellement l’état des forces dont ils dépendent dans tous les cas et dont ils ressentent concrètement la pression. Ils seraient libres si5

5. [Interruption du manuscrit.]

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[Fin de l’individu] (1945) Dans la phase actuelle, aucune division du travail à l’intérieur de l’individu n’a plus lieu. Ses traits productifs se sont radicalement [atrophiés]6 pour devenir une fonction unilatérale, limitée et spécialisée. Il cesse ainsi d’être un individu. Dans des époques antérieures, les hommes devaient accomplir tout un éventail d’activités : l’homme primitif par exemple produisait les outils et les armes avec lesquels il tuait l’animal, le découpait et le préparait à ses fins, ou avec lesquels il labourait la terre et transformait ses produits en aliments ou en vêtements. Plus tard, on a pu exiger de lui qu’il sache par exemple gouverner et monter à cheval, faire des plans et de l’escrime et d’autres choses semblables. Aujourd’hui, seule la société – le collectif – constitue un tel sujet, un sujet qui a aspiré toutes les fonctions de l’homme jusqu’à ce qu’il ne lui en reste qu’une, appauvrie pour ainsi dire, que chacun est socialement condamné à accomplir. Il devient un étranger complet face au monde objectivé dont il ne produit et représente qu’une toute petite partie. Dans le temps chacun était d’une certaine manière un monde en lui-même, constitué de la diversité de ses capacités et activités, du caractère propre avec lequel il les exerçait et de l’effet en retour que ce caléidoscope de productivité individuelle avait sur sa vie intérieure. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un seul monde, en un sens véritablement ironique de ce terme, à savoir celui du collectif qui produit et reproduit constamment la déshumanisation et l’atrophie. L’objection qu’une multitude innombrable de talents et de d’habilités jusqu’à présent inconnus de l’humanité reviendrait aujourd’hui à l’individu singulier manque de conséquence. Savoir se servir [319] d’une voiture ou de la radio, exercer d’innombrables

6. [verengt : intervention de l’éditeur allemand ; le tapuscrit de Horkheimer dit verengert (rétrécies).]

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activités sportives : ce sont là des processus ayant lieu dans la sphère de la consommation et qui n’ont plus rien à voir avec les traits créateurs de l’homme. En réalité, la quantité de processus consom­ mateurs ne fait qu’augmenter l’uniformité et l’ennui ainsi que l’assimilation vide de chacun à chacun. [À propos d’une critique des sciences sociales américaines (fragment)] (1946) La différence entre la recherche américaine en sciences sociales et la théorie de la société européenne, notamment allemande, consistait au moins jusque dans les années vingt dans la différence entre science particulière et conception philosophique de l’histoire. À la différence de cette dernière, ni la Social Research ni la Social Science ne sont coupables de tendances impérialistes. Elles ne cherchent pas à conquérir une place au soleil de la division intellectuelle du travail. Elles savent jouer dans l’orchestre des disciplines et s’en tenir aux règles du jeu disciplinaire, même là où ces règles elles-mêmes ainsi que la division du travail deviennent l’objet de la recherche en sciences sociales. Comme dans les sciences naturelles, les tâches leur sont grosso modo prescrites par des besoins sociaux changeants : en ce qui concerne les premières, la cause en est la résistance de la nature, et en ce qui concerne les secondes, c’est l’administration des hommes qui devient de plus en plus compliquée. Par suite, c’est la précision des processus visant à augmenter la fiabilité des résultats qui prescrit la voie du progrès à suivre. Le souvenir des intentions philosophiques n’a pas survécu dans les sciences sociales américaines, même pas sous la forme de la conscience du renoncement. L’idée que leur sujet pourrait encore être l’identité de la société humaine et de la justice, les contradictions qui résultent de cette idée et, enfin, leur réconciliation, tout cela est encore plus loin de leur esprit que la catégorie d’ « essence » ne l’est de celui du physicien moderne. La raison logique de cette situation se trouve éclairée par l’histoire du concept dans la pensée bourgeoise. Il est l’élément

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[320] sécularisé qui restait du monde divin mythique après sa métamorphose en empire des idées éternelles, qui date du moment où Aristote faisait des formes fondamentales de la pensée l’objet d’observations qui y mettaient de l’ordre. C’est à partir de ce moment que le concept s’est divisé en sujet et objet de la compréhension logique. Le concept, la forme sous laquelle la vérité existe, devient l’objet du concept sans que l’objectivation, c’est-àdire l’opposition du concept à lui-même ou encore l’autoréflexion, soit pour autant entrée dans la conscience réfléchissante comme la forme d’être de la vérité. Il est assurément vrai que les grands aristotéliciens comme saint Thomas ont oublié que la pensée, par opposition à la perception sensible, a la capacité de se retourner sur elle-même et de saisir à travers les choses matérielles l’universel qui leur est essentiel et qui leur revient7 ; mais ce processus de réflexion ne devient toutefois pas le contenu essentiel de la philo­ sophie. Malgré toutes leurs implications théologiques, les disputes autour de la nature du concept demeurent séparées des doctrines théologiques à proprement parler ; et comme seules ces dernières donnent la réponse à la question de l’être et de l’essence de la vérité, alors il reste une contradiction non résolue entre les approches dialectiques de la scolastique et celles de la doctrine du logos extramondain, reposant éternellement en lui-même ; cette contradiction a pour effet la désagrégation de la scolastique. La mystique allemande qui commence avec Maître Eckhardt, fournit8 [Le destin des mouvements révolutionnaires] (1946) Dans des périodes historiques singulières, le bien s’est clairement opposé à l’existant sous la forme d’un mouvement religieux,

7. [Cf. [Carl] Prantl, [Geschichte der Logik im Abendlande, vol.] 3 [(1867), Darmstadt 1957], p. 111.] 8. [Interruption du tapuscrit.]

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politique ou social déterminé. La désagrégation des formes de vie dominantes a été suffisamment avancée à cette époque pour laisser apparaître le désespoir général, mais pas assez avancée pour retirer aux groupes immédiatement intéressés par le nouveau [321] la force de le saisir en esprit et de l’aider à vaincre. Le bien s’opposa ainsi à l’existant en tant que pouvoir [Gewalt] historique : au paganisme sous forme d’amour chrétien, à l’Église sous forme de tolérance, à l’exploitation privée sous forme d’économie socialiste. Comme si un voile s’était déchiré, de telles périodes ont découvert l’ancien comme une manière de se raidir contre ce qui est universellement humain et vu dans l’acharnement à le défendre une forme d’aveuglement et de petitesse. La conscience nostalgique perdit l’initiative de la décision, cette dernière alla au principe supérieur, au mouve­ ment progressiste. Mais ce mouvement lui-même a un destin. Au début, quand il demeurait encore sous la forme de la pensée de quelques âmes singulières et d’une communauté d’individus dotés de discernement, c’est-à-dire quand il existait dans un état d’exclusivité, il incluait l’humanité. Les évangiles ne prêchaient pas les croisades, ni la philosophie de la tolérance la guerre nationale. C’est seulement dans la mesure où le principe gagne en importance politique et finalement en pouvoir qu’il ne conçoit plus librement en luimême le mal et les limitations, c’est-à-dire les barrières sociales, afin de les dépasser dans le monde extérieur, mais qu’il se laisse limiter en son for intérieur par elles. En tant que principe spirituel, il prend la forme que le sceau que la nécessité lui impose. Dans la mesure où la séparation entre les hommes est désormais érigée en frontière fixe dans la pensée, le principe révolutionnaire entre en contradiction avec lui-même. D’idée supérieure qui conçoit la réalité effective, il tombe au niveau d’une injustice qui se justifie elle-même, s’adapte à son incarnation et, pour finir, forme une unité trouble avec la réalité d’une chrétienté dégoulinante de sang, la nation exploitatrice et l’État de police bureaucratique. Le vrai tombe dans l’oubli. Ce processus s’est si souvent répété – en petit et en grand, dans des groupements et sectes sociaux, philosophiques et artistiques ainsi qu’au moment où, prenant en compte le principe de réalité,

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on s’applique à mettre en œuvre dans son existence privée des connais­sances acquises dans sa jeunesse – qu’il pourrait prétendre avoir valeur de loi de la nature historique. Son exégèse bourgeoise et matérialiste cherche, en le raillant, la faute dans l’idéalité du principe qui serait trop élevé ou dans l’égoïsme de la nature humaine qui serait trop basse – ce qui est finalement la même chose. La mesure et ce qui est mesuré se confondent. L’affirmation froide de soi dans la société peut être hypostasiée comme « vraie nature » tant que l’idée de ce qui serait meilleur est mutilée par sa neutralisation [322] dans la machinerie culturelle. Idée et réalité effective, théorie et praxis semblent s’exclure mutuellement, parce qu’elles sont, en tant que solides charpentes dans l’ordre des catégories9, ramenées à un dénominateur commun ; apparaissant comme étant la même chose dans la logique statique de la superstructure de la division du travail, elles ne se rejoignent en fait qu’extérieurement. Le curé et le banquier, l’homme de l’esprit et celui du commerce, administrent de la même manière des fonctions d’un seul et même ordre ; mais pris chacun pour soi, l’un écoule Dieu et l’autre des actions. Et de même que l’Église et la Bourse sont des bâtiments installés à des endroits différents d’un même plan, de même les concepts désignent-ils des abstractions dans la même idéologie figée. Les accusations contre les bons objectifs de la jeunesse sont le fait de mauvais adultes. Elles sont la condition et le résultat du processus qu’elles sont censées expliquer. Au début du mouvement, l’idée n’est toutefois pas simple idéal. Pour le révolutionnaire, la théorie et la praxis ne sont pas deux catégories s’excluant mutuellement du même ordre logique ; il est aussi peu manichéen dans la politique qu’il l’était dans la foi. C’est dans la béatitude éternelle qu’on peut réellement atteindre que le christianisme a trouvé sa raison d’exister ; la révolution politique a trouvé la sienne dans le bonheur pour tous et le socialisme dans l’abondance infinie de biens. Les grandes idées se tenaient pour potentiellement présentes et c’est pour cette raison qu’elles étaient radicales. C’est uniquement là où l’objectif

9. [Le manuscrit de Horkheimer dit « einer … Fachwerks » ; cette faute d’accord du cas a été corrigée par l’éditeur allemand.]

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et le moyeng s’interpénètrent jusque dans la plus petite unité du chemin que l’état vrai reste différent de l’état faux comme le feu de l’eau ; le courage d’être irréconciliable naît uniquement devant la réconciliation. Le principe qui est nécessairement posé dans chaque pensée porte le nom de la vérité mais n’a pas de définition universelle. Il apparaît sous forme de négativité, comme résistance contre l’injustice qui est infligée au particulier de par sa subsomption exclusive sous un universel particulier. La violence logique et la violence sociale sont ici inséparables, elles se trouvent dans un rapport d’effectivité réciproque constant. Mais dans n’importe quelle situation historique, c’est le dépassement de l’injustice qui forme le contenu du principe et le détermine à chaque fois de manière diffé­ rente. De la même manière que la douleur physique est dominée par l’épine contre laquelle elle se rebelle, la vérité de l’existant apparaît comme sa négation. Le monde qui doit être dépassé [323] trouve son expression dans les formes de l’esprit, dans la résistance politique, artistique et théorique contre la force suggestive de la nature sociale et extra-sociale ; il est trahi par le sujet qui lui obéit. [La magie du concept] (1949) À mesure que l’Aufklärung progresse, de plus en plus de parties du monde se voient soumises au concept fixe qui s’étend et s’intensifie. Mettre quelque chose à l’épreuve du concept, c’est toujours augmenter le pouvoir ; un pouvoir qui n’appartient pas à une personne individuelle, mais, selon le sens du « concept », est un pouvoir universellement disponible. Le concept est un outil comme n’importe quel autre, les conditions de sa production et de son application correspondent à celles des autres moyens de production ; il est pour ainsi dire l’outil qui a pris conscience de lui-même, l’outil par excellence. La tendance particulièrement liée au concept – et soulignée notamment par Bergson – de tenir pour la vérité même ce qui est conservé dans la mémoire, c’est-à-dire

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dans l’avoir disponible de données recueillies, apparaît aujourd’hui, au regard de l’Aufklärung qui était jadis elle-même le moteur de cette tendance, comme un reste de magie. C’est parce qu’on croyait autrefois que la mèche de cheveux était l’ennemi absent qu’on était intimement convaincu de le tenir en son pouvoir en la possédant ; c’est parce qu’on tient en son pouvoir la chose à travers la formule conceptuelle qu’on est intimement convaincu du fait que la formule est la chose même. Le quiproquo est manifeste ; et pourtant c’est une seule et même question que celle de la destination de l’homme et celle de la relation interne entre moyen et objectif, entre praxis et vérité. Aussi folle que paraisse la fétichisation du moyen, l’identification immédiate de la fin et de l’instrument, son opposé, la séparation radicale de ces termes, détruit nécessairement tout espoir que l’homme parvienne à la vérité en un quelconque sens ; même la plus grande philosophie n’étiquette l’identité du concept et de l’être comme étant une apparence mythique que dans la mesure où cette identité est non-médiatisée, c’est-à-dire pas encore acquise : sans concept. Même cette philosophie suprême considère donc comme établi qu’en principe la civilisation rattrape [324] la vérité. Hegel a considéré son œuvre comme la démonstration que l’abîme kantien lui-même doit transformer la philosophie de Kant en farce. Tout concept est outil, tout outil est plan. Tant que ce plan n’est pas celui de l’humanité, il y a un gouffre béant entre fin et moyen. L’entrepreneur de style victorien était quelqu’un qui faisait des plans ; il était aliéné aux puissances de la société, aux mouvements des prix des marchandises, aux changements conjoncturels, aux guerres et révolutions parce que d’autres plans immédiatement opposés aux siens se confirmaient. Le marché n’a pu apparaître comme instance de régulation que parce qu’aucun de ceux qui faisaient des plans et qui s’y rencontraient n’était assez puissant pour s’imposer réellement, et entre les classes et les nations le marché a été encore plus éphémère. Plus le sujet du plan est organisé en lui-même de façon dense, plus puissant est le plan. Ce n’est qu’au moment où l’humanité est organisée de part en part en vue d’un plan commun que l’aliénation s’arrête, car alors rien d’humain n’apparaîtrait plus face à elle comme quelque chose d’étranger. Le processus s’achève lorsque le plan universel n’est plus imposé

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à l’individu singulier comme violence extérieure, même pas sous forme idéologique, en se travestissant en plan de l’individu luimême. Le plan ne doit pas être l’administration des uns par les autres de telle sorte que la différence entre les deux se soustrait au concept en ce qu’elle est le présupposé du tout. Voilà la raison marxiste, l’association libre des hommesh, qui est libre, précisément, de tout effet du pouvoir social qui n’est pas planifié par le tout. Alors, lorsque chacun devient, dans ce qu’il fait, le moyen du tout, il devient la fin du tout ainsi que de lui-même. Si le moyen est entièrement reconnu comme fin, nous serons libérés de la domination du moyen. Pour problématique que puisse paraître la construction de l’idéalisme classique comme celle de l’idéalisme prolétaire, elle est ébauchée dans la première pensée par laquelle ils essaient de maîtriser l’étant par le concept, et, même, croient toucher à la vérité, dans la première intuition de l’existence d’une relation entre l’extension du pouvoir humain et la vie « justei ». La question est de savoir si la connaissance est aussi fatalement liée à la conceptualité de la domination qu’il le paraît à la logique, elle-même fermement enchaînée par ses syllogismesj. Les tentatives pour sortir de cette logique ne sont pas très attrayantes : ni la pure médiation qui elle-même est encore sous la tutelle des catégories de la domination, ni l’abandon qui porte sur son front la marque d’une pratique magique douteuse [325], ces foutaises d’un savoir menant au Salut. Pour la pensée fatiguée par le triomphe du moyen, il n’y a qu’une manière de se sauver : augmenter ce triomphe jusqu’à ce qu’il se renverse. Il n’est pas vrai que l’Aufklärung soit finie. [Fausse déduction] Dans le caractère obtus du spécialiste, l’ordre dominant est chaque fois affirmé. La pensée s’active dans les limites de la discipline et n’ose pas toucher à la totalité. Une bonne volonté de ce genre se réjouit lorsqu’elle a réussi à accomplir une tâche et demeure dans l’obscurité pour ce qui concerne la question de savoir quelles conditions son succès va promouvoir. Elle ne reconnaît donc pas

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si elle est bonne ou mauvaise volonté. Puisqu’elle a fait quelque chose de bien, elle laisse tomber le reste. Elle commet l’erreur inverse du rebelle qui déduit d’une seule injustice la vilénie du tout. Mais les deux erreurs ne sont pas également fausses. Déduire de l’existence d’un seul mal la mauvaise constitution du monde est logiquement permis ; déduire de ses qualités sa bonté est en revanche une bévue.

Notes des traductrices

a. Nous ne reprenons pas dans ce volume les « Notes de 1935 ». b. « Barwert », terme issu du vocabulaire de la comptabilité, désignant la valeur de paiements futurs dans le présent. c. « Schlechtigkeit », littéralement : ce qui est mauvais, et plus couramment, le caractère mauvais ou gâté en un sens moral. Le terme, lié au nom de Hegel, n’est pas pris ici au sens moral ; Horkheimer se réfère selon toute probabilité au sens de ce terme auquel renvoie le concept hégélien de « mauvais infini », de l’infini qui ne se comprend pas soi-même, qui n’a pas atteint le niveau du concept. d. « Tüchtigkeit », substantif formé sur l’adjectif « tüchtig » qui signifie littéralement « vertueux », « vaillant ». e. « Nationalökonomie », terme normalement traduit par « économie politique » ; nous traduisons ici au plus près de l’allemand, sachant que le terme de « politische Ökonomie » (économie politique) est celui qu’emploie Marx comm sous-titre du Capital. La « National­ ökonomie » fait moins que Marx, elle ne fait qu’étudier les processus macro-économiques notamment au niveau de la sphère de la circulation sans les relier à la sphère de la production. f. « Notstandshilfe », terme désuet pour désigner l’aide minimale qu’un citoyen reçoit de l’État quand il ne peut pas pourvoir à ses besoins. g. « Mitte », ce terme, qui signifie milieu, figure dans le texte imprimé allemand. Pour que la phrase ait un sens, on peut supposer que le « l » de « Mittel » (moyen) a disparu dans la composition du texte.

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Notre hypothèse est corroborée par le fait que Horkheimer emploie justement ce même binôme « objectif-moyen » (Ziel-Mittel), moins courant que le couple « Zweck-Mittel » (fin-moyen) dans le texte « La magie du concept ». h. « Freie[r] Verein von Menschen », Horkheimer cite approximativement le texte marxien, qui dit « Verein freier Menschen » : association d’hommes libres. i. « Richtig », littéralement « correct », « exact », « approprié », mais aussi « juste » dans un sens technique ou moral. Quelque chose est « richtig » s’il correspond à son concept. j. « Verkettet », Horkheimer fait ici un jeu de mot sur « Schlussketten » (syllogismes) et « verketten » (enchaîner). Nous traduisons la condensation de ces deux termes par un dédoublement.

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B. Textes et discussions autour de la Dialectique de la raison

Max Horkheimer Sur la psychologie de l’antisémitisme (1943) [Tapuscrit en anglais sans titre, daté. Inscription sur la chemise : « Discours Dr. Horkheimer, Temple Israël, 4/30/43 ». MHA : IX 44. En marge des feuilles du tapuscrit, on trouve des annotations de la main de Horkheimer. Elles représentent des mots-clés ou de courts résumés sur lesquels il s’appuyait manifestement pour son exposé lors duquel il parlait librement. Elles ont donc été laissées de côté pour la version imprimée. Horkheimer a fait son exposé, comme il est indiqué sur la chemise, le 30 avril 1943 devant une communauté religieuse juive, probablement à Los Angeles. On trouve déjà de brèves indications sur l’histoire du projet sur l’antisémitisme de l’Institut de recherche sociale dans les remarques éditoriales qui précèdent le texte de l’exposé « Plan du projet de recherche sur l’antisémitisme » (New York, 1946). Etant donné que Horkheimer a prononcé les deux exposés avec un intervalle de quelques jours, il n’est pas étonnant qu’ils se recoupent en partie (dans l’exposition des deux formes de la lutte contre l’antisémitisme). On trouve un second recoupement (dans la typologie des antisémites), cette fois avec le cha­pitre introductif du recueil édité par Ernst Simmel, Anti-Semitism. A Social Disease. Dans la plupart de ses parties, le présent texte contient toutefois des formulations autonomes, qui justifient sa publication comme un tout. Elles concernent l’interprétation de l’antisémitisme à partir de Freud, avec de forts échos de la Généalogie de la morale de Nietzsche comme expression du conflit de la civilisation avec elle-même : « La civilisation a attisé, par sa propre cruauté impitoyable, les tendances mêmes qui se sont révélées lui être hostiles. […] La haine des Juifs est la haine de la démocratie, le but suprême de la civilisation elle-même. »]

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[1a] En réponse à l’aimable invitation de votre éminent rabbin, dont le nom est devenu un symbole du courage juif face à l’antisémitisme sous sa forme la plus terrible, je suis venu pour vous parler d’une enquête qui a été commencée ces dernières semaines par l’Institut de recherche sociale. Cet Institut que je représente est redevable envers l’hospitalité américaine. Lorsque les universités allemandes, à rebours de la grande tradition qui est la leur, ont cessé d’abriter un enseignement libre, je suis venu dans ce pays et j’ai exposé la situation au président de l’université Columbia de New York. Je lui ai dit en particulier ce qui était arrivé à l’université de Francfort et à quelques-uns de ses éminents instituts. Quand il m’a demandé ce qu’il en était pour moi, j’ai été amené à expliquer que quelques collègues et moi-même, qui avions souvent collaboré sur des problèmes de sciences sociales et philosophie, étions séparés, dispersés partout en Europe sans aucune possibilité de continuer notre travail commun. Quelques jours plus tard, j’étais invité à visiter une maison sur le campus de l’université Columbia, et si elle me plaisait, à envoyer des télégrammes à mes collègues en les encourageant à reprendre nos études communes dans le cadre de cette université. Ce furent les premiers pas de notre Institut dans ce pays. Tandis qu’avant la guerre nos travaux de recherche se concentraient sur des problèmes comme la famille, le chômage, l’État et le système économique ainsi que les aspects philosophiques de la démocratie, nous avons plus récemment consacré la plupart de notre temps au problème de l’effort de guerre. Nous avons analysé les institutions du national-socialisme, la morale allemande, le travail en Europe et les problèmes auxquels l’Amérique sera confrontée après la guerre. Le projet sur l’antisémitisme, qui est en train de se mettre en place, est sponsorisé conjointement [2] par l’Institut et par l’American Jewish Comittee à New York. Il se divise en deux sections : la première section, qui est la principale, recueillera des données nouvelles sur l’histoire politique et économique de l’antisémitisme totalitaire. Nous sommes convaincus qu’une meilleure compréhension de son avènement en Allemagne peut nous aider à découvrir et diagnostiquer des mouvements semblables ailleurs. Nous devons tenter d’expliquer l’échec tragique des forces démocratiques, incapables de résister à l’antisémitisme totalitaire,

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afin de tirer ici la leçon des erreurs que nous avons faites là-bas. La seconde section se réfère à la psychologie de l’antisémitisme, et c’est ce qui nous intéresse ce soir. Je dois me borner à développer quelques-unes des idées qu’il semble important de considérer à quiconque aborde ce phénomène épouvantable. L’histoire de l’humanité peut être envisagée comme un effort incessant pour accomplir tout ce que le concept de civilisation si­­ gnifie, un effort qui est constamment entravé et auquel s’opposent des forces obscures à l’intérieur des êtres humains eux-mêmes. La psychologie moderne nous a appris à considérer la nature spécifique et la direction de ces impulsions les plus obscures comme dépendant de ce qui arrive dans la société. Les différentes écoles de la pensée psychologique convergent toutes dans l’idée que l’être humain, trop faible pour faire face à des situations contraignantes de façon appropriée, situations auxquelles il est confronté depuis le début de sa vie, développe, sous la surface de sa sociabilité et de la décence, un ressentiment contre l’attitude respectueuse qu’il doit mettre en pratique continuellement, un désir secret de destruction. L’inclination pour ce désir qui passe, dans les temps de crise, au premier plan dans la vie de l’individu comme de la société, peut bien être née avec l’homme ; mais les formes qu’il revêt, le caractère terrible de ses expressions, le mal qu’il fait, [3] tout cela dépend de la réalité sociale dans laquelle les êtres humains se trouvent. La civilisation telle que nous la connaissons jusqu’ici a attisé, par sa propre cruauté, les tendances mêmes qui se sont révélées lui être hostiles. Par conséquent, la plus grande part d’une investigation de la mentalité antisémite devra s’occuper des tendances destructrices dans l’homme moderne, ces tendances qui sont dirigées non seulement contre les Juifs mais contre tous ceux qui sont plus faibles et qui peuvent aisément être discriminés, dirigées contre l’équité, la tolérance et la justice, en somme contre tout ce que la démocratie défend. La haine du Juif est la haine de la démocratie, le but suprême de la civilisation elle-même. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de traits spécifiques dans l’hostilité envers le Juif. Il y a en fait tellement de traits particuliers qu’il est presque impossible de les énumérer ici. Il a été récemment souligné que le plus frappant est la détestation de la chrétienté inhérente à la haine du judaïsme.

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Sigmund Freud, le grand explorateur de l’âme humaine, rappelle que « tous les peuples qui pratiquent aujourd’hui l’antisémitisme ne se sont qu’à une époque relativement récente convertis au christianisme et souvent parce qu’ils y ont été contraints sous menace de mort. On pourrait dire qu’ils sont tous ’mal baptisés’ et que, sous le mince vernis de christianisme, ils sont restés ce qu’avaient été leurs ancêtres, des barbares polythéistes. N’ayant pu surmonter leur aversion pour la religion nouvelle qui leur avait été imposée, ils ont projeté cette animosité vers la source d’où le christianisme leur était venu1 ». Ils voient dans le christianisme, et encore plus dans le Juif, les représentants des valeurs qu’ils abhorrent au plus profond de leur âme, alors qu’ils s’en réclament en paroles. [4] La civilisation elle-même ne peut être affranchie de la responsabilité d’avoir engendré son opposé : la barbarie. L’histoire a accompli la domestication de l’homme seulement au prix d’une souffrance continuelle. Dans l’enfance de l’humanité, toute activité était directement conditionnée par le besoin immédiat, sous la menace du danger. Les instincts vitaux, qui pour leur part n’étaient pas entravés par l’organisation sociale, guidaient les premiers hommes. Le chemin parcouru depuis cette ère, qui a conduit les hommes à s’accoutumer au travail organisé, a été un chemin douloureux ; et la nécessité de prendre des précautions pour les temps difficiles a souvent été imposée de force à leur esprit. Les conqué­rants sans pitié qui étaient venus pour régner sur les aborigènes, les tyrans et les castes d’oppresseurs militaires, en un mot la domination, ont fait le travail. L’histoire profonde de la chute et de l’expulsion hors du paradis dans le premier chapitre de la Genèse pourrait bien combiner une vérité théologique avec un souvenir historique que les peuples opprimés et travaillant dur ont gardé des jours meilleurs, encore libres du fardeau du travail organisé et régulier. Ce n’est que pendant le dernier ou les deux derniers millénaires que l’homme a appris à faire son travail sans la pression de contremaîtres impitoyables, en transformant

1. [Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme [1939], traduit de l’allemand par Anne Berman, Paris, Gallimard 1980, p. 74 sq.]

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la coercition extérieure en un pouvoir de sa conscience, dans sa propre âme, en traduisant le besoin immédiat en concepts qui englobaient le futur autant que le passé et le présent. Je me réfère ici à un processus qui conduit d’un stade dans lequel la contrainte exercée sur les masses par quelques-uns était une nécessité sociale, à un stade où la force trouve son expression dans la loi, où les hommes sont devenus capables de façonner leurs propres relations en respectant leur intérêt mutuel, faisant du travail une expression supportable et même désirable de la vie. Si nous essayons de comprendre la psychologie de l’être humain d’aujourd’hui, nous devons nous rappeler que toute cette mutation est récente. Elle a laissé ses empreintes non seulement sur les institutions de la société moderne mais aussi sur le caractère de ses individus. [5] Ils portent tous deux encore les marques des châtiments terribles, des humiliations et des tortures que l’humanité a dû subir jusqu’à ce qu’elle apprenne à respecter la loi, la propriété et la vie du prochain, la faiblesse de la femme ou de l’étranger. Ces stigmates se manifestent dans l’ambiguïté à l’égard de telles valeurs, dans la disposition de l’individu à démolir les frontières de la vie civilisée non seulement à cause d’un besoin matériel impérieux, mais aussi par amour de la violence pour elle-même. Nous pouvons encore observer ce mécanisme aujourd’hui. On dit à un jeune garçon qu’il est nécessaire de respecter son prochain, d’avoir un sens de l’équité. Cela n’est pas tant le fait de ses parents et professeurs, ou des exhortations de la religion elle-même, que celui du mépris et des coups qu’il reçoit de ses camarades de classe s’il viole l’une des règles fixées qui forment la petite société étroite de sa classe d’école, l’équipe de sport, ou quoi que ce soit d’autre. L’expérience de ce que l’histoire a fait à l’humanité est aujourd’hui infligée à chaque individu par tous les groupes dont il est membre. Et l’individu, dans la plupart des cas, paie pour l’effort qu’il fait d’intégrer les règles de la société dans son propre caractère, tout en négligeant ces mêmes règles dans de nombreux cas. Par exemple, il ne les applique pas à ceux qui n’appartiennent pas au groupe collectif puissant et coercitif dont il est devenu une partie par tant de renoncement à ses instincts. Par conséquent, les membres les plus loyaux et les plus fiables d’une unité sociale sont souvent les

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plus impitoyables envers les outsiders. Le dégoût et l’hilarité hostile que suscitent les outsiders sont un reflet de la haine secrète que ceux qui sont à l’intérieur ont pour leurs égaux et pour leur solidarité. À travers les siècles, les Juifs ont été considérés, en raison même de leur religion, comme d’éternels étrangers. En outre, leur situation économique, qui était le résultat des restrictions qui leur étaient imposées par un environnement hostile, faisait d’eux, qu’ils le veuillent ou non, les symboles du droit et de l’ordre, [6] du respect pour la vie et la propriété. Je ne veux donner ici qu’un exemple, en pointant l’affinité historique profonde entre le rôle économique des Juifs dans l’histoire européenne et les grands principes du droit civil tels qu’ils sont devenus décisifs pour la civilisation occidentale. Depuis son origine romaine, le droit civil a toujours été le droit des créanciers. Alors qu’il ne reconnaît pas de différences entre les différents groupes ou individus, mais vise à la protection universelle de la propriété, il désavantage le débiteur. Historiquement, en raison de leur rôle de créanciers, dérivant de leur fonction de marchands et de banquiers, les Juifs se trouvent généralement du côté du droit rationnel, tandis que leurs adversaires privilégient inversement un vague droit naturel fondé sur l’instinct prétendument sain de l’homme moyen. Pour comprendre le conflit tragique entre certaines strates rurales et urbaines d’un côté, et les Juifs de l’autre, qui forme l’arrière-plan de plus d’un chapitre de l’histoire européenne, nous devons reconnaître que la ruine de ces groupes sociaux a été l’effet des tendances économiques de la société prise dans son ensemble. Ceux qui en ont profité étaient les princes, la petite noblesse, la nouvelle aristocratie, et d’autres. L’argent qu’ils ont emprunté aux Juifs pouvait seulement retarder l’effondrement économique des individus, mais après, ce sont les Juifs qui ont exigé l’argent, et derrière eux se tenaient la machinerie bureaucratique des tribunaux et le maintien de l’ordre. Les Juifs étaient alors les oppresseurs apparents et non réels. Dans cet exemple, comme dans beaucoup d’autres, en particulier dans l’histoire récente des XVe et XVIe siècles, l’allié naturel du Juif a été l’État. Cependant, la haine de ses lois et du droit, comme part de la haine de la civilisation, l’indignation du paysan condamné et qu’on a enfermé, ou la veuve plongée dans la pauvreté, n’était

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pas injustifiée. Elle a seulement frappé le mauvais objet, celui qui était bien connu [7] et visible. N’est-ce pas un des faits les plus pathétiques que la Révolution française, qui a apporté aux Juifs les droits de l’homme, a commencé par une grande persécution des suzerains aussi bien que par une persécution des Juifs ? La populace les a massacrés en même temps. En procédant à l’étude de la psychologie de l’antisémitisme, nous devons fouiller profondément dans l’histoire, l’économie, et la sociologie, dans le but de comprendre l’incompréhensible, le désir de destruction, le déni de raison et de démocratie. Mais nous ne devons pas négliger la complexité et la diversité de ce phénomène. Nous devons distinguer entre antisémitisme totalitaire et prétotalitaire, entre discrimination religieuse et non religieuse, bien qu’il soit possible que le noyau soit le même dans toutes ces formes. Nous avons classifié les antisémites d’aujourd’hui selon différents types. Le succès de toute tentative de combattre l’antisémitisme dépend largement de la connaissance de ses différentes variétés, souvent imperceptibles dans la vie quotidienne. Nous devons procéder à un examen de la genèse sociale et psychologique de chaque type. Je vais devoir me contenter de vous donner quelques échantillons. Il y a ce qu’on appelle l’antisémite né. Sa répugnance est une réaction aux cicatrices de mutilation qu’une longue histoire de souffrances a marquées sur plusieurs groupes juifs. Même les noms juifs sont répugnants pour lui. Il ne peut tout simplement pas supporter les Juifs. On peut souvent observer que ce type apprécie les femmes juives si elles lui sont présentées comme non-juives. Ce trait indique qu’il est en fait attiré par les caractéristiques juives et que sa haine est une surcompensation de désirs étouffés. Nous ne croyons pas à l’antisémitisme né ou naturelb. Il y a ensuite l’antisémite philosophique-religieux. Bien que ce type ait largement disparu, il reste de nombreux hommes qui [8] considèrent les Juifs comme des partisans d’une religion hostile. Les Juifs ont crucifié le Christ. Ils sont restés fermés à tout argument pendant des milliers d’années. Le Juif est Judas. Il est l’étranger qui s’exclut lui-même délibérément de la communauté chrétienne.

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Le troisième type est le campagnard, ou antisémite sectaire. Son monde est dominé par la notion de conspiration, il croit en la domination mondiale des Juifs, il ne jure que par les « Sages de Sion ». D’un autre côté, il tend lui-même à favoriser les conspirations comme le Ku Klux Klan, qui a beaucoup en commun avec les images qu’il craint. Il a la vénération du demi-cultivéc pour les pseudo-sciences et croit que le non-commerce avec les Juifs est une sorte de bain de jouvence pour l’homme et le monde. Il y a en outre le concurrent vaincu. Sa haine provient de certains rapports économiques dont il souffre et par conséquent peut disparaître avec la transformation de ces rapports. Nous connaissons tous l’antisémite cultivé qui veut imiter l’aristocratie par une vie sociale exclusive. Il y a celui qui est furieux contre les Juifs : l’antisémitisme est un prétexte relativement mince pour sa colère réprimée. Il hait le Juif révolutionnaire qui veut améliorer les conditions sociales. Néanmoins, il est lui-même pseudo-révolutionnaire et prend pour de l’action et du dynamisme son propre désir de pogrom. Par contraste avec celui pour qui le Juif est un prétexte, il y a le fasciste antisémite pour des raisons politiques. Il est caractérisé par une intelligence sobre. Il est froid, sans affect, et peut-être le plus sans-pitié de tous. Il n’a [9] pas d’avantage immédiat à la persécution des Juifs, mais il planifie délibérément leur annihilation en connexion avec ses propres objectifs politiques. Il sait que l’antisémitisme est un excellent moyen de publicité, même dans les pays où il doit rester clandestin. En Allemagne, Goebbels est l’incarnation de l’antisémite politique fasciste, alors que Streicher est le représentant de celui pour qui le Juif est un objet de colère. Il y a encore beaucoup d’autres types et en réalité, la plupart des antisémites vont souvent apparaître comme des combinaisons et des formes intermédiaires des types que j’ai mentionnés. Ils ont tous quelque chose en commun : la haine secrète contre la civilisation, contre tout ce qui est incarné dans les Dix Commandements. La défense contre l’antisémitisme est divisée en deux parties différentes, de façon semblable au combat contre n’importe quelle maladie physique. Nous traitons le cancer dans les hôpitaux, nous soignons les malades en tentant de soulager leur douleur et de

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prolonger leur vie. Mais à côté des hôpitaux et indépendamment de leur effort, le travail infatigable de la recherche doit continuer, une étude méthodique et bien organisée qui intègre le savoir issu des différents champs de la science. De même, le combat quotidien contre l’antisémitisme, la réfutation rationnelle des mensonges et crimes de nos ennemis, devrait être accompagné par une investigation bien planifiée des tendances destructrices sous-jacentes. Notre intérêt en tant que Juifs, qui nous conduit à nous engager dans un tel travail, est identique à notre tâche comme artisans du futur de l’humanité. L’étude courageuse de l’antisémitisme pourrait même s’avérer la meilleure approche pour l’explication des sentiments anti-démocratiques des hommes et apporter de nouvelles méthodes pour porter l’état émotionnel et moral des individus au niveau qui a été atteint dans la science et l’industrie. [10] Ce que je veux dire devient assez clair si vous considérez la propagande antisémite et anti-démocratique. À première vue, elle ne fait apparemment pas appel de façon première aux tendances psychologiques destructrices mais plutôt à celles des « citoyens respectables ». En ce qui concerne cet aspect plus rationnel de la propagande antisémite, on pourrait le traiter par des mesures de contre-propagande. Les énoncés faux et les mensonges peuvent être réfutés. Les motifs qui se tiennent derrière les énoncés supposés objectifs peuvent être révélés. Les éléments de propagande, en revanche, qui sont au moins aussi dangereux et peut être plus pernicieux, sont d’une espèce différente. Il semble typique de la propagande antisémite, outre son contenu argumentatif, qu’elle tende à établir une intelligence [intelligence] profondément cachée avec les strates psychologiques les plus obscures de ses suiveurs potentiels. Dans la mesure où cette compréhension fonctionne, la propagande peut très aisément se dispenser de la vérité. Le fait même que la vérité est consciemment méprisée, qu’elle est pour ainsi dire humiliée, mutilée et détruite, satisfait ces tendances psychologiques qui engendrent l’humiliation, la mutilation, la destruction de ceux qui n’ont pas de pouvoir. C’est probablement à cette « intelligence » que la propagande antisémite doit son efficacité, excédant tout le pouvoir de rigueur rationnelle qu’elle peut porter. En raison de cette compréhension, la propagande

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antisémite devient réellement dynamique. Elle n’incite pas seulement au meurtre ; par le simple fait qu’elle défigure la vérité qui, dans l’esprit des individus, tient lieu de Dieu spirituel, elle est en même temps une répétition du meurtre lui-même. Par conséquent, la simple réfutation des mensonges des ennemis de la civilisation ne suffit pas. Les mensonges eux-mêmes, comme les images de la vérité crucifiée, défigurée, attirent l’inconscient des hommes par leurs promesses cachées selon lesquelles vont se perpétrer plus de crucifixion et de défiguration, plus de torture et de massacre dans la réalité. Les tendances destructrices [11] répondent à cette promesse cachée. Bien que les réponses puissent être différentes pour chaque type d’antisémite que je viens juste de mentionner, il y a certainement des stimuli qui sont communs à tous. Nous essayons de découvrir ce que sont ces stimuli et comment on peut les contrecarrer. On m’a souvent demandé si les auteurs de cette propagande sont réellement intelligents au point d’être familier avec les derniers résultats de la psychologie moderne. Il est bien connu, pouvez-vous objecter, que l’archiprêtre de cette propagande, M. Goebbels, qui s’est révélé encore aujourd’hui plus couronné de succès que ce que nous avons cru possible, est un auteur superficiellement éduqué, à demi-cultivé, un ancien écrivain de littérature de pacotille, et que même les connaissances scientifiques de Hitler sont à peu près aussi élevées que la valeur artistique de ses propres toiles. Mais ne nous laissons pas berner par cela. En dehors du fait que, depuis le début même du régime nazi, le sujet de la propagande en Allemagne a été étudié dans d’excellentes institutions et sous tous les angles pratiques et scientifiques, Hitler et ses disciples ont un instinct exceptionnel pour susciter le mal en l’homme. Ils n’ont pas besoin de penser très profondément, puisqu’ils font eux-mêmes partie de la moyenne de leur auditoire et de leurs partis partout dans le monde. Leur don pour impressionner les hommes est le résultat de leur proche parenté avec les impulsions obscures en l’homme. À cet égard, Mein Kampf, tout mal écrit qu’il est, constitue un chef d’œuvre. Mais nous qui voulons lutter contre cette influence même, combattre les tendances destructrices, rendre les hommes sensibles à l’argumentation ration­ nelle, nous ne pouvons compter sur nos instincts ; nous devons

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prendre le chemin plus ardu de la raison. Nous devons nous concentrer sur le sujet davantage que nos ennemis, car nous avons besoin de plus de savoir pour guérir une maladie, que pour la provoquer. L’Américain moyen n’a pas encore une idée claire, au moins pas dans son esprit conscient, de ce que l’antisémitisme totalitaire signifie réellement, [12] et quelques-uns, même dans nos propres rangs, ferment les yeux sur ce qui se passe réellement. Pour rappeler l’étendue de la catastrophe, permettez-moi de vous lire un passage tiré du Rapport du Congrès du Sénat des Etats-Unis (Congressional Record of the Senate of the United States) du 14 janvier 1943. Dans ce rapport, le sénateur Edwin C. Johnson explique que « si les hommes parlent de coopération internationale après la guerre, c’est bien qu’ils le fassent ; mais avant qu’il puisse y avoir une coopération internationale, il doit y avoir une compassion et une compréhension universelles. Dans les cœurs, doit mûrir et se maintenir la connaissance qu’Israël ne peut saigner seul, mais que ses blessures sont des blessures de toute l’humanité. Les Juifs en Europe sont massacrés en moyenne à hauteur de 7000 par jour ou cinq par minute. Au cours des dix minutes qui m’ont été allouées pour présenter ce programme, cinquante Juifs ont été ignominieusement mis à mort ». Espérons que les armes américaines vont vaincre l’ennemi sur les champs de bataille en dehors de ce pays et que la sagesse du gouvernement va empêcher les germes de la domination totalitaire de l’infester de l’intérieur, et participons à ces deux efforts de toute notre force.

Notes des traductrices a. b. c.

La pagination renvoie au tapuscrit. Cette dernière phrase ne figure pas dans la version allemande du texte. Le terme est une référence à la « Halbbildung » dont Adorno propose une théorie dans ses écrits sociologiques, cette demi-culture ou culture à moitié. Cf. Th. W. Adorno, « Théorie de la demi-culture », trad. française par P. Arnoux, J. Christ, G. Felten, F. Nicodème, dans Société : Intégration, Désintégration, Paris, Payot 2011, pp. 183-220. 255

Theodor W. Adorno et Max Horkheimer Discussions sur les « Eléments de l’antisémitisme » de la Dialectique de la raison (1943) [Tapuscrit ayant pour titres [1] Ajout au 3), [2] Ajout à la suite de la thèse 4, [3] Ajout Mimésis. Inscription sur la chemise : « Thèses Juillet 43, Thèses sur l’antisémitisme  (F. P.a) 1943. MHA  : XI 7.6,7,8b. Les protocoles ou plutôt les fragments présentés ici ont été consignés par écrit par Gretel Adorno. Ils se trouvent dans les matériaux posthumes de Horkheimer, dans une chemise contenant les tapuscrits et manuscrits de Horkheimer, quelques esquisses et notes d’Adorno et quelques autres matériaux en vue du chapitre «  Éléments de l’antisémitisme » de la Dialectique de la raison (Amsterdam, 1947). En tant qu’intermédiaires entre les esquisses et l’écriture définitive, les protocoles fournissent un aperçu – même s’il est mince – de la manière de travailler de Horkheimer et Adorno sur l’ouvrage rédigé en commun. La référence du deuxième protocole à la thèse V (et non à la thèse IV) établie par l’éditeur allemand, s’explique par le fait que dans les versions antérieures du chapitre sur l’antisémitisme, les thèses IV et V étaient numérotées dans un ordre inversé par rapport à la version plus tardive de l’impression.]

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[588] 1. Sur la thèse III : Les Juifs trahissent

le secret de la production (fragment)

Adorno : L’élimination du marché est en même temps l’expression du retour à la domination immédiate. C’est pourquoi les Juifs n’ont plus de lieu. L’anonymat disparaît. La société de classe ne se réalise pas sans reste. Il demeure toujours en elle un résidu de vie qui n’est pas reproduit, un reste de non-équivalence. La fonction économique des Juifs est à proprement parler celle du bouc émissairec, au sens où on en fait toujours les porteurs du reste du calcul économique rationnel. On peut saisir la théorie du scape goatd à partir de là. On se déchargera toujours des faux frais1 sur les Juifs. Horkheimer : [Le rôle des dominants est moins lié à leur position dans la production, comme Marx l’a cru, qu’à leur position dans la distribution.]2 Quand j’ai produit quelque chose, j’ai ma marchandise. Dans un premier temps, ce n’est qu’un titre très formel qui me donne droit à d’autres services et à d’autres titres. En un sens, toute ma position de pouvoir dans la production doit alors être considérée seulement ainsi : je suis désormais mieux équipé pour la lutte avec la concurrence. L’histoire universelle [Weltgeschichte] fonctionne par la bagarre autour de la plus-value. C’est précisément cela qu’on reproche aux Juifs, à savoir le fait de s’emparer de la plus-value, donc ce qu’on fait soi-même et à travers quoi fonctionne la société de classes dans son ensemble. Aucun capital n’est créateur, il rafle. La production ne peut être expliquée qu’à partir de la distribution. Adorno : Marx dit que l’appropriation de la plus-value s’opère dans la production, mais fondamentalement, elle n’est rien d’autre que la distribution. [589] Horkheimer : « Appropriation de la plus-value » est tout d’abord [un terme] équivoque. Cela peut vouloir dire que

1. [En français dans le texte.] 2. [Correction de l’éditeur. Le tapuscrit indique : « Le rôle des dominants dans la production est bien moins lié à leur position dans la distribution que Marx ne l’a cru. »]

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dans toute la production, la classe dans son ensemble extorque de fait la plus-value ; en ce sens, elle se l’approprie d’une certaine manière. Mais étant donné que la classe est elle-même composée d’unités avides, l’appropriation n’est pas tout à fait identique avec la production, elle se produit dans la lutte du groupe des dominants entre eux. Vis-à-vis du prolétariat, elle se produit dans la production. Adorno : Même si la société se reproduit, un grand nombre d’individus périssent cependant. Ce qui est pérenne dans la haine des Juifs est le complément de ce « périr sans cesse » dans la société de classes. Tant qu’un seul homme doit encore périr dans la société du fait de la loi de la reproduction, la société frappera à mort un Juif. Pourquoi cette répartition [des frais] touche-t-elle toujours les Juifs ?  Horkheimer : Cela ne peut être expliqué que par le concept médiateur de sphère de la circulation. Ce qui manque aux Juifs pour s’approprier la plus-value, c’est l’écran de fumée de la sphère de la production. Les Juifs trahissent le secret de la production : être là seulement pour grappiller de la plus-value. Adorno : Le fait que les Juifs n’extorquent pas immédiatement la plus-value aux travailleurs, mais volent seulement une partie de la plus-value déjà appropriée, détourne l’attention du processus fondamental de l’appropriation qui s’oppose toujours au travail, et l’appropriation apparaît seulement comme un procédé illégitime à l’intérieur de l’ordre déjà existant et légalisé de la propriété et du droit. Horkheimer : Les propriétaires d’usine sont excusés parce qu’ils paient les gains faits sur le marché avec la brutalité qu’ils commettent eux-mêmes envers les travailleurs. Ils peuvent faire des profits car, au fond, ils ne peuvent pas être heureux, étant donné qu’ils éreintent directement les autres. Leur profit est au fond le salaire du bourreau. Adorno  : L’enfant juif bourgeois, à l’âge de douze ou quinze ans, éprouve un violent dégoût envers le mensonge, la duperie, l’escroquerie, économiquement parlant : toute la sphère du commerce et de la circulation. Cette aversion est liée à la perception immédiate de l’injustice, couplée à une compréhension

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insuffisante du processus de production et à la limitation du champ de représentation à [590] la sphère de la distribution, pas à l’appropriation originaire de la plus-… [Interruption du tapuscrit]

2. Sur la thèse V: L’idiosyncrasie antisémite (fragment) [Adorno : …]3 L’idiosyncrasie antisémite appartient seulement au second type. Le lien entre les deux sortes d’idiosyncrasie est le suivant : la première sorte est le devenir pétrifié, la pétrification est toutefois mimétismee. La deuxième sorte est la nostalgie de cette situation dans laquelle il y avait encore des réactions comme celle du devenir pétrifié, donc la nostalgie du mimétisme. Horkheimer : Ce que l’idiosyncrasie déclenche, c’est toujours quelque chose à quoi on répondait originairement par une réaction qui, maintenant, est rendue taboue et dont on a dû perdre l’habitude au cours de l’histoire de la nature [Naturgeschichte]. La réaction qui importait à l’origine était le mimétisme, la biostase [Scheintod]. Le mimétisme lui-même est une régression. Ce que l’idiosyncrasie a de désespéré tient probablement à la répétition d’une situation dans laquelle on s’est résolu à ne pas retomber dans la mort : non, ne pas être mort, mais fuir. Biologiquement, le mimétisme est insuffisant. Adorno : Le désespoir dans l’idiosyncrasie est lié au fait que l’on ne parvient plus à accomplir le mimétisme. Horkheimer : Je crois que cela tient au fait que les moins rapides ont été dévorés. Adorno : L’antisémitisme et l’idiosyncrasie sont l’un et l’autre des interdits du mimétisme.

3. [La partie précédente du tapuscrit n’est pas conservée.]

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3. Sur la thèse V : Mimésis Horkheimer : Le Führer imite l’impuissance, les Juifs. L’imitation est peut-être une catégorie qui relève trop de la formule. On peut lui donner encore un contenu. Il imite l’impuissance parce qu’il veut lui-même revenir en arrière, tendance régressive. Il joue aussi [591] la dissolution par exemple, le chaotique. Dans le ton de l’agitateur, il n’y a pas seulement de l’imitation mais aussi du viol. La théorie selon laquelle la vérité est violentée doit être maintenue. Adorno : N’y a-t-il pas de connexion entre le fait de violenter la vérité et le mimétique ? Le spectateur enregistre inconsciemment le moment de non-vérité dans la mimésis. Grâce au théâtre, il violente la vérité. Le mimétique entre en scène sous une forme rationalisée. Horkheimer : Mais ce sont les choses qui sont dites qui sont non-vraies, et pas seulement la manière dont elles sont dites. Adorno : Le mimétique refoulé se rapporte également toujours, au plan du contenu, à la non-vérité. Horkheimer : Le spectateur réagit : c’est un mensonge, donc je suis pour. Je crois que vous faites porter une charge trop lourde au jeu. La littérature, qui n’est cependant pas parlée, est au fond la même chose. L’effet majeur n’est pas le mimétique. L’élément décisif est que le Führer éveille de nouveau la colère que le refoulement produit toujours lorsqu’on doit encore refouler. L’effet du mimétique découle aussi de cela : le Führer montre aux hommes ce qu’ils voudraient bien faire, et, qui plus est, sous une forme censurée. La mimésis explique le consentement, mais pas le consentement dans la colère. – Il répète l’impuissance, mais ne l’incarne pas luimême. La colère se porte donc nécessairement sur les autres, ceux du dehors. Adorno : S’il était lui-même l’impuissant, la colère irait contre le Führer. La mimésis a la fonction de distancier le sujet de sa faiblesse du fait qu’il joue la faiblesse. Horkheimer : Vous insistez trop sur la faiblesse du sujet. C’est une faiblesse très générale, à savoir la faiblesse qui, sous le régime

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des monopoles, est liée à la faiblesse du mâle. La faiblesse que le Führer joue est l’impuissance réelle, consciente d’elle-même. L’auditeur ne connaît pas tant son impuissance personnelle individuelle. Tous deux se rejoignent cependant dans la haine contre l’impuissant. Nostalgie de la dissolution. Adorno : Cette sorte de mimétisme refoulé et ce qui est destructeur sont la même chose – le « n’être plus soi-même ». [592] Horkheimer : C’est le contraire absolu de la performance réalisée par la civilisation, de la formation du moi. Adorno : La formation du moi n’est que le point le plus avancé de la civilisation, auquel elle n’est jamais totalement parvenue. Horkheimer : Le sport a aussi quelque chose de mimétique, mais en ce point réside aussi un moment ludique, inoffensif. Adorno : Le sport a toujours une tendance à se retourner en brutalité manifeste, à cela le spectateur réagit le plus fortement. Horkheimer : Le sport a quelque chose du jeu, et le jeu a encore quelque chose du rêve. Performance sportive et jeux d’argent [gambling]. La culture de masse s’est saisie du jeu. Dans le jeu, se cache la mimésis non refoulée. Votre concept de mimésis n’est probablement pas exact : la véritable régression est refoulée. Le Führer régresse devant les yeux des auditeurs d’une manière permise par la fin, au fond c’est déjà un pogrom. La mimésis refoulée est identique à la régression contrôlée. Adorno : Le Führer a en même temps plus et moins de moi que les autres. Horkheimer : Les Juifs au contraire imitent ceux qui se tiennent au-dessus d’eux, jamais les impuissants. Adorno : Le Juif riche va cependant imiter très facilement le débiteur pauvre. Horkheimer : Mais la plupart du temps, c’est l’inverse. Il imite les Gentils. Adorno  : Je crois que cela tient à une certaine absence d’inhibition dans l’imitation. L’empathie est déjà une sorte d’imitation. Horkheimer : Si le Juif qui vend du bétail imite le paysan, il dépend toutefois de lui. Mais le Führer ne réagit pas de cette façon.

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Adorno : Le Führer imite l’inconscient de l’homme qui est assis en face de lui. L’imitation propre au Juif, au contraire, est plutôt liée à la tendresse de l’ogre. C’est la tendresse qui se prépare un objet pour le dévorer. Tendresse – caresser – pincer.

Notes des traductrices a. b. c.

Friedrich Pollock. Références correspondant au classement des archives Max Horkheimer. En allemand : Schwarzer Peter. Il s’agit d’une figure qui correspond au valet de pique ou au pouilleux dans les jeux de cartes ; il est au cœur d’expressions allemandes signifiant le fait de se renvoyer la responsabilité. d. C’est la théorie du bouc émissaire : théorie des conflits entre les groupes qui établit une corrélation entre le désespoir économique et la force des préjugés et de la violence envers les groupes extérieurs. e. Nous traduisons Mimikry par mimétisme et Mimesis par mimésis.

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Theodor W. Adorno et Max Horkheimer [Sauver l’Aufklärung. Discussions sur un projet d’ouvrage au sujet de la dialectique] (1946) [Tapuscrit sans titre [1], [2], [3] : MHA : XI 18.1,2,3 ; [4] : Theodor W. Adorno Archiv. Les protocoles sont très probablement rédigés, comme la plupart des discussions entre Horkheimer et Adorno, par Gretel Adorno. Les discussions poursuivaient apparemment le but de planifier un autre travail commun sur la dialectique, une fois la Dialectique de la raison achevée. Cet ouvrage avait en fait conduit, avec son très grand scepticisme envers l’Aufklärung occidentale, à soupçonner la nature idéologique des différentes figures de la raison, qui paraissaient complètement réduites à leur forme instrumentale. En revanche, dans les discussions présentes et dans le plan du travail nouveau, qui n’a toutefois pas été réalisé sous cette forme, il s’agit d’éclairer l’impulsion, portant le scepticisme, du « sauvetage de l’Aufklärung ». Le problème décisif est en outre situé par Horkheimer dans le « passage des questions politiques aux questions logiques et métaphysiques ». Au contraire, Adorno relègue fortement les questions politiques à l’arrière-plan et défend un mouvement de pensée orienté en sens inverse : « C’est à partir du sens immanent des catégories elles-mêmes qu’il faudra concevoir leur substance historique et sociale et déterminer leur situation contemporaine […] .» Se trouve ainsi envisagée une nouvelle fois la question de savoir de quelle manière la dialectique matérialiste, loin de s’opposer de façon dogmatique à l’idéalisme, pourrait bien au contraire être fondée à partir de la critique de celui-ci.]

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[594][1. Comment une conscience de la négativité

est-elle possible ?] (3 octobre 1946)

Horkheimer : Notre sujet : sauver l’Aufklärung, ce qui signifie déterminer la relation positive entre l’absolu et la pensée. Adorno : Tracer la limite où un processus de civilisation qui se présente comme s’il était un processus d’Aufklärung commence à passer dans la non-vérité, à l’aune inhérente à la pensée elle-même. C’est par la pensée que la pensée doit être confondue de ses plus profondes erreurs, parce que la totalité est une idée fausse. Horkheimer : Nous sommes censés dire ce qu’est la pensée, ce que philosopher veut dire. Les philosophes de l’existence sont naïfs parce qu’au lieu de dérouler toute la dialectique qui concerne le concept de pensée, ils hypostasient de manière arbitraire l’un de ses moments : l’existence. En quel point notre pensée se distinguet-elle de celle des autres ? La solution de notre opposition par rapport à Schopenhauer : notre sujet est encore de saisir la vérité dans le constat qu’il n’y a pas de sens, et de sauver par là la pensée ; de ramener Schopenhauer à lui-même. Adorno : Voilà mon problème avec Schopenhauer : il est au fond habité par une contradiction logique qui persiste, à savoir que l’exigence de la pensée elle-même ne peut être conciliée avec le contenu de la pensée, si ce contenu n’est rien. Dans l’acte de penser lui-même est inclus qu’on transcende la pure facticité. Horkheimer : On ne peut exaucer le désir de ramener la pensée à elle-même que si la pensée se souvient du fait que son contenu est dépourvu de sens. Adorno : Schopenhauer est l’ancêtre de la philosophie de l’existence. Heidegger dit que la transcendance de l’Être s’effectue [595] à travers la conscience que l’on a de son caractère de néanta – L’idéalisme est toujours nihiliste parce qu’il prétend être le positif. Chez Hegel et Schopenhauer, j’ai le sentiment d’une prétention idéologique disant que la conscience de la négativité serait la réconciliation.

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Horkheimer : Il est vrai que pour moi, la conscience de la négativité est certes le point d’identité de la pensée, mais ce n’est pas la réconciliation. Adorno  : Si je suis un positiviste, vous êtes un idéaliste. À l’égard de Schopenhauer et de Hegel, j’ai à objecter le moment de la philosophie de l’identité. L’énoncé disant que la pensée n’est rien, présuppose l’identité entre pensée et être. « Être ou pensée », voilà qui ne se laisse pas ramener à ce genre de formule qui clôt la discussion ; il n’y a pas de vision du monde, mais dans la pensée – et également dans la réalité –, il y a réellement le désespoir, et l’espoir, que si la nuit schopenhauerienne existe bien, des étoiles brillent dans cette nuit. Le nihilisme schopenhauerien est encore une tentative pour sauver une totalité qui fait sens, tout en disant qu’il n’y a pas de sens. Mais tout est dépourvu de sens, et en ce que tout est dépourvu de sens, une détermination absolue de l’être est donnée, ce qui est dépourvu de sens est lui-même transformé en sens. La pensée se fait violence à elle-même si l’on dit que tout ce qui existe n’est rien. La pensée positive qui est revenue à elle-même doit être celle qui est capable de faire effectivement la distinction historique concrète entre spleen et idéal, la distinction entre espoir et désespoir. La mauvaise Aufklärung se départit, de par sa totalité absolue, du concept de différence ; la bonne Aufklärung maintient1, face au nivellement, le concept de différence. L’universel est en fait toujours le néant, mais si le concept peut mettre un point d’arrêt à sa propre universalité, alors il est à même de comprendre ce qui n’est rien. Horkheimer : Vous rejetez Schopenhauer. Mais en désignant simplement tout comme étant dépourvu de sens, il prend pour sens ce qui est dépourvu de sens. Le verdict sur la pensée conceptuelle. Le système de Schopenhauer est lui-même de l’ordre du rien. Mais vous faites un tour de magie. Vous dites [596] que la pensée n’aurait pas le droit de prétendre à la totalité mais qu’elle devrait au contraire se départir de sa force – sa violence – discursive et toucher ce qui est concret. Or vous ne pouvez faire cela avec la pensée. La négation

1. [Tapuscrit : « dans le concept ».]

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est la vérité de la pensée. Hegel est la théorie de la connaissance de Schopenhauer. Nous sommes d’accord pour ce qui concerne la critique. Mais je ne vois pas dans quelle direction nous pourrions avancer. Adorno : Hegel est pire, dans la mesure où il prétend que la totalité de la négation est positive ; et il est meilleur en ce qu’il maintient la différence au sein du mouvement du concept. Il est plus différencié en un sens éminent. Le verdict que Schopenhauer énonce au sujet du monde est une répétition conceptuelle de la violence que les hommes font subir à la nature. Horkheimer : Ce verdict est l’expression de la nature violentée. On méconnaît Schopenhauer dans un sens ontologique ; on fait de sa philosophie une ontologie. Adorno : Il dit que la volonté serait la chose en soi. Il déplace la négativité et en fait le fondement du monde, le principe métaphysique. Une plainte que l’homme porte contre la nature dans la mesure où il doit mourir. La culpabilité de Dieu est abstraite de la culpabilité de l’homme. Le bilan de la vie est négatifb. Toutes les tentatives pour penser une guérison ou une réconciliation sont vaines. La philosophie entière est constituée de ce genre de tentatives. Horkheimer : Il faut que nous formulions de manière plus claire la sortie de la pensée discursive et l’entrée dans la pensée dialectique. On sort de la négation hégélienne et schopenhauerienne et on entre dans une description. Dès lors que vous voulez formuler cela d’une façon plus suffisante, c’est l’insuffisance qui se révèle. Adorno : Nous n’avons jusqu’à présent rien dit sur l’esprit et l’idée. Horkheimer : Les étoiles sont la rédemption, la réconciliation. À proprement parler, notre opposition ne tient qu’à cette couche extrêmement fine, lorsque je dis qu’on ne peut essayer d’atteindre le positif que par l’expression du négatif et – Adorno : Je dis qu’en étant capable de désigner la négativité du négatif, vous transcendez déjà logiquement la négativité (c’est la critique hégélienne de Kant). [597] Horkheimer : Mais vous allez bien plus loin ; vous dites qu’on peut atteindre le négatif dans la pensée. Il y a du vrai dans

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ce que vous dites, mais nous n’y sommes pas encore. Je crois que vous voulez quelque chose de similaire à celui qui voulait rendre utile l’inutilité. Adorno : D’après vous, je voudrais dire, à propos de Schopen­ hauer, que ce n’est pas si grave que cela, et je dirais cela sur un ton condescendant et niais. Mais ma réaction est la suivante : dans la formule « tout est vain », j’entends le père qui veut signaler à son fils que ce n’est pas la peine de faire le fier. Le sens de mon objection, c’est que j’ai l’intuition que le verdict abstrait revient finalement à couper toute possibilité. La structure ontologique ne peut être séparée de la structure sociopolitique. On doit dire : je suis, comme Schopenhauer, identique au ver de terre et je suis différent du ver de terre. Horkheimer : Le positif est mon expérience de l’identité. Adorno : Le positif est l’expérience de la différence, mais l’expérience de la détermination concrète n’est possible que média­ tisée par l’identité. Le ver de terre et moi, nous allons tous deux périr. Ce qui est non-identique, ce sont les noms. Au fond, la figure spécifique du ver de terre doit être médiatisée par le fait que nous sommes, malgré tout, semblables [gleich] au ver de terre ; c’est uniquement ici que la différence se fait jour.

[2. Le stoïcisme politique de la théorie critique] (7 octobre 1946) Horkheimer propose d’orienter la recherche sur la dialectique de telle sorte qu’elle devienne une discussion de la politique contemporaine, notamment du conflit entre la Russie et les démocraties, qui se dessine à l’horizon ; à partir de cela, on pourrait avancer vers une critique de l’économie politique du présent et, enfin, vers les questions philosophiques à proprement parler. Le problème décisif de ce procédé réside dans le passage des questions politiques aux questions logiques et métaphysiques. On ne peut

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pas le comprendre comme un passage à un niveau d’abstraction plus élevé. Il s’agit bien plutôt de déterminer concrètement le moment d’unité où se rejoignent politique et philosophie. Nous apercevons ce moment d’unité dans [598] le maintien des impulsions radicales du marxisme et, au fond, de toute l’Aufklärung – car sauver l’Aufklärung est notre propos – sans pour autant faire le pas d’identifier ces intentions à un groupe ou parti existant empiriquement. C’est pour ainsi dire un matérialisme qui abandonne le préjugé selon lequel un quelconque moment de la réalité matérielle existante serait immédiatement le positif. Le paradoxe, le secret dialectique d’une politique vraie, consiste dans le choix d’un point de vue critique qui ne s’hypostasie pas lui-même comme point de vue positif. Si donc nos amis nous disent qu’il faudrait, en raison de l’évolution de la Russie vers la tyrannie, se retenir d’une quelconque manière dans sa critique de la démocratie, alors il est clair qu’un tel point de vue mène avec une nécessité absolue jusqu’au fascisme. Or, si, à l’inverse, en considérant le potentiel de progrès incarné par la Russie, on relâche un tant soit peu la critique de la Russie et si l’on ne dit pas toute la vérité sur la Russie, alors la politique qui en ressort à la fin n’est pas moins totalitaire. Notre point de vue philosophique, en tant que conception de la dialectique selon laquelle la pensée « se tire elle-même par les cheveux »c et doit dépasser le point de vue de la pensée, a exactement la même figure que l’exigence que nous adressons à la politique ; et notre tâche consistera à montrer comment, en détail, les problèmes logico-philosophiques de cette sorte sont identiques aux problèmes immédiatement politiques. Le danger que contient notre tentative se situe dans la lignée du stoïcisme. En se retirant du point de vue politique, ou encore politico-philosophique, jusqu’au point de vue d’une réflexion qui se soustrait à toute influence, on pose un moment de résignation face au simple étant ; une telle résignation est, de son côté, exposée au danger de donner raison à l’existant et d’abandonner le monde aux puissances. Il est nécessaire, pour une philosophie dialectique, de démontrer le caractère limité et la non-vérité du point de vue stoïque auquel correspond aujourd’hui exactement la philosophie de l’existence, sans succomber en même temps à la positivité de l’absolu.

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Là où l’efficacité politique est possible sans trahir la vérité, il faut la mettre en œuvre avec la plus grande vigueur. Du fait qu’il n’y a pas de vérité, cette efficacité va rester quasiment purement théorique. Autrement dit : [599] dans la situation historique actuelle, le salut réside dans la pensée et la politique réside dans la pensée ; nous sommes donc rejetés de manière consciente vers un point de vue stoïcien, mais nous ne voulons pas dire aux existentialistes « vous êtes des Stoïciens », nous voulons crier « nous sommes des Stoïciens parce qu’il n’y a pas de parti ». Adorno : N’oublions pas qu’il y a quand même une petite différence entre l’Antiquité tardive et maintenant ; tout simplement parce que l’état actuel des forces productives permettrait qu’on y parvienne, alors qu’à l’époque, chez Platon et Aristote, la pensée a bel et bien atteint l’utopie mais la réalité matérielle l’a rendue impossible. Dans l’Antiquité, la vérité du stoïcisme était que les hommes n’avaient pas d’autre choix que de se mettre en retrait, alors qu’aujourd’hui c’est précisément l’aveuglement de la société, c’est-à-dire la non-vérité, qui perce à jour dans l’idée que la pensée doit retourner en elle-même. Horkheimer : J’en doute parce que le christianisme des premiers siècles aurait également pu se répandre sur toute la terre. Nous sommes aujourd’hui exactement devant les mêmes difficultés et nous sommes aussi éloignés par rapport à la masse innombrable des gens. Face à la pénurie qui règne encore sur terre, un programme d’abondance reste – et pour très longtemps – un simple programme. Telles que les choses se présentent aujourd’hui, il y a de nombreux facteurs de pouvoir dans le champ politique contre lesquels on ne peut rien en tant qu’individu singulier ; et celui qui proclame ce genre de programme est toujours un individu singulier. Adorno  : Je suis de votre avis, au sens où la chose est aujourd’hui aussi difficile qu’à l’époque, du fait de la solidification du pouvoir. Qu’aujourd’hui encore, la pénurie des biens soit vraiment un obstacle qui empêcherait d’entrer dans la deuxième phase, je n’y crois pas.

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[3. Le rapport entre la critique de la raison et la critique de la société] (10 octobre 1946) Adorno fait valoir des objections contre la proposition de commencer par la dialectique politique concrète et de passer ensuite au principe de la dialectique. Il craint que ce passage ne devienne nécessairement pure analogie ou exposition des lois abstraites de la pensée qui seraient justement abstraites de la réalité politique. [600] C’est pourquoi il propose de commencer par l’analyse des catégories logiques et épistémologiques. La tâche serait ici d’examiner – telle qu’elle est déjà esquissé dans les Fragments2 – des catégories comme celles de « concept », « jugement », « sujet », « substantialité », « essence » et d’autres encore. Il ne doit pas s’agir là seulement d’examens purement logiques mais également de discussions historiques et sociales. C’est à partir du sens immanent des catégories elles-mêmes qu’il faudra concevoir leur substance historique et sociale et déterminer leur situation contemporaine ; une telle analyse doit par la suite mener à un jugement sur les moments exacts et faux des catégories en question elles-mêmes. L’exigence de Horkheimer selon laquelle il faudrait indiquer ce qu’est une pensée juste doit être obtenue à travers l’interrogation de certaines catégories centrales de la pensée elle-même. Horkheimer attire l’attention sur une difficulté : la discussion des catégories logiques peut faire abstraction des études classiques menées sur ce terrain, ou bien se confronter à elles. La première possibilité s’accorde plutôt mal avec notre méthode, la seconde demande de reprendre les auteurs concernés, avant tout Platon, Aristote et le Mill tardif, ainsi que Trendelenburg, Sigwart, Brentano, Husserl et Prantl – ce qui demande énormément

2. [Fragments philosophiques était à l’origine le titre de la Dialectique de la raison ; il est devenu le sous-titre de l’œuvre.]

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de temps. Il y a encore autre chose. Dans les «  Éléments de l’antisémitisme »3, nous avons déjà ébauché ce genre d’analyses des catégories, par exemple dans le paragraphe sur la projection, sur le fait de s’accrocher à un jugement et son dépassement, ou sur le sujet et son matériau, analyses qu’on trouve dans la Dialectique de la raison. Ce qui serait nouveau si l’on refaisait cela aujourd’hui, ce serait l’évolution de l’histoire originaire. On peut concevoir la dialectique de différentes manières, soit comme catégorie purement logique, comme la doctrine de la pensée ou simplement comme une expression de la régularité de ce qui se passe dans le monde ; soit comme logique objective ou comme métaphysique. J’ai peur d’une telle entreprise. Adorno : Nous ne pouvons pas éviter d’énoncer la prétention de notre philosophie. Nous soumettons à la critique la prétention hégélienne qui est de déterminer l’identité de la pensée et de l’être. [601] La tâche formulée dans l’image « qu’on se tire soi-même par les cheveux » signifie, par rapport à la dialectique, qu’il faut au fond prendre une décision quant à la question de savoir si et comment une philosophie dialectique peut être possible sans qu’elle présuppose ce qu’elle est censée démontrer, c’est-à-dire sans qu’elle prenne le point de vue de l’absolu. Une dialectique matérialiste au sens philosophique est-elle possible ? Horkheimer : Je voudrais revenir sur la méthode. Comment imaginez-vous ces analyses singulières ? Elles doivent pourtant avoir un lien entre elles. Vers quoi nous dirigeons-nous ? Adorno : Les catégories sont toutes reliées entre elles. Par la simple observation, l’analyse de chacune de ces catégories passe dans celle de l’autre, les concepts de « sujet » et de « raison », par exemple, ne peuvent pas être séparés l’un de l’autre. On ne peut pas séparer la raison du concept de jugement, ni le jugement du complexe qu’est le langage. Horkheimer : Mais il y a également des catégories tout autres qui, semble-t-il, sont encore plus proches du centre ; la division

3. [Il s’agit du chapitre « Les éléments de l’antisémitisme » de la Dialectique de la raison.]

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du travail par exemple, ou l’influence de la division du travail et le dépassement de cette influence. Adorno : Les catégories nommées en premier lieu désignent des thèmes, alors que la division du travail appartient au traitement de ces thèmes. Mon idée était que nous nous faisons donner des concepts et que nous les laissons se transformer, par leur analyse immanente, en concepts comme celui de « division du travail », de « réification », etc. Les catégories représentent le texte, et les catégories comme « division du travail » représentent la traduction du texte. Horkheimer : Je ne vois toujours pas où nous voulons en venir. Adorno : Nous visons une critique de la raison. Horkheimer : La dialectique est une méthode avec laquelle on peut développer une chose à partir d’une autre et, en même temps, toutes les catégories. Moi, je veux voir se dégager un thème principal, par exemple : que peut faire la théorie dans la situation actuelle ? Quelle est sa place ? Ou : comment peut-on dépasser le caractère abstrait du concept par le concept lui-même ? Adorno : Il faut que nous disions ce que doivent être la figure et la forme d’une pensée qui est passée par la totalité de la critique et qui, au sens de la philosophie de l’histoire, est exacte par rapport à sa situation. [602] Horkheimer  : Ne ferait-on pas mieux de partir d’une question comme celle-ci : « La théorie est-elle possible en général ?  ». Adorno : Nous sommes d’accord sur ce point : la chose re­­ viendra à cela ; mais il y a quelque chose en moi qui rechigne à l’idée de partir de là. Au fond, j’ai la vague intuition qu’on est confronté à l’état de la pensée tel qu’il se trouve codifié dans la philosophie, et que c’est à travers l’autocritique de cette pensée, qui est, en même temps, critique de la société, et non à travers une méditation sans attachesd, qu’on en arrivera, à partir de cette pensée même, à donner la réponse à la question de savoir comment la théorie est possible. Horkheimer : Qu’en pensez-vous : on commence par le concept de pensée lui-même, puis on passera au concept de politique, pour revenir finalement à la pensée ?

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[4. Une autocritique de la raison reposant sur la division du travail] (14 octobre 1946) Horkheimer : Là où l’on fait l’expérience du jugement reliant sujet et prédicat, et où il est accepté sans qu’on se pose de questions, la raison est encore saine, le fait qu’elle est tombée malade n’est pas encore manifeste. Adorno : Non, la raison est sa propre maladie. Horkheimer : En l’anéantissant, on assène un coup dur à la certitude de soi de la vérité. On ne peut plus se reposer sur rien. Il n’y a plus de tranquillité pour la pensée. Adorno  : Cela a trait à la dissolution de l’être, à la fonctionnalisation. Horkheimer : On ne peut même plus dire qu’il y a quelque chose qui est dissous. Adorno : Ce qui est diabolique, c’est que la raison s’empêtre de plus en plus profondément dans son travail. En faisant mieux, elle empire en même temps de plus en plus les choses. Horkheimer : L’anéantissement de la mythologie est en même temps l’anéantissement de l’innocence. Adorno : Elle constitue toujours en même temps un pas vers la destruction de la raison. – Ce n’est pas simple non plus avec la division du travail ; car nous ne pouvons pas philosopher comme s’il [603] était tout simplement possible de révoquer la situation de la division du travail, pour ainsi dire par un coup de force de la pensée. Votre intention veut au fond que nous ne présupposions pas naïvement la division du travail. Horkheimer : C’est-à-dire qu’on croit être plus proche du problème en commençant par des concepts comme celui de jugement, au lieu de commencer par la « punition » ou le « soviet ». Voilà où réside le paralogisme du XIXe siècle. Adorno : Si l’on « pense » tout simplement, alors le moment de la division du travail est déjà inclus dans cette activité elle-même. L’acte de penser, au sens de la dianoèsee, présuppose la séparation

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du travail intellectuel et du travail physique. Autocritique de la raison reposant sur la division du travail. Horkheimer : Cela fait belle lurette que le positivisme a reconnu qu’on ne représente pas la vérité en accolant un prédicat à un concept. Il a compris que le fait de manipuler des entités logiques ne se trouve dans aucun rapport de ressemblance structurelle avec la réalité. Adorno : Le positivisme a fait un travail de déblayage, au sens où il a démontré que les formes de pensée ne sont rienf par rapport à l’être. Hegel a également démontré que les formes de la conscience ne sont rien, mais il l’a fait en disant que la totalité de ces déterminations de la pensée qui relèvent du rien constituerait la vérité ou encore l’absolu. Horkheimer : Hegel a dit que la vérité était le processus de pensée au cours duquel le fait que les formes singulières de pensée relèvent du rien apparaît comme étant leur détermination. Adorno : D’un côté, nous ne pouvons pas accorder aux formes de l’esprit une substantialité ontologique et nous sommes d’accord avec le positivisme sur le fait qu’un concept comme celui d’être ne nous sert strictement à rien. Mais d’un autre côté, parce que nous sommes des théoriciens de la raison, nous ne pouvons pas simplement sauter d’un bond dans les catégories naïvement réalistes de la politique et de la société. Si l’on interroge le sens propre des catégories logico-transcendantales, alors, en vérité, ce ne sont pas ces formalismes qui apparaissent au premier plan, mais c’est la réalité historique et sociale qui apparaît comme le sens des catégories. Cette démonstration, c’est au fond le chemin [604] par lequel on peut guérir la raison de la maladie qu’est son absolutisation abstraite. Horkheimer : N’est-ce pas de la métaphysique mystique ? L’affirmation selon laquelle on suivrait le véritable intérêt de l’objet est une illusion. Hegel avait pour fil rouge la vérité absolue, l’accomplissement. Quel fil rouge avons-nous ? Adorno : Nous en avons bel et bien un, à savoir que la raison est tombée malade. Il faut que nous parvenions à relier l’idée que la raison est tombée malade, et la possibilité qu’elle se rétablisse à travers sa maladie même, avec l’exigence qu’il faut ramener les

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formes de la conscience elles-mêmes à leur réalité sociale ou anthropologique, car elles constituent à la fois son sens propre et la raison de l’insuffisance de chaque forme de conscience singulière. Horkheimer : En ce cas, nous traitons de nouveau de la dialectique de l’Aufklärung. Adorno : Nous voulons à présent montrer ce qu’est le concept d’une raison juste. Horkheimer : Pourquoi alors la raison est-elle tombée malade ? Nous nous empêtrons là dans une histoire extrêmement difficile. En y pensant, je n’ai pas du tout un sentiment de plénitude. Au fond, nous avons tellement de choses à dire et maintenant nous sommes sur le point de nous déplacer sur des terrains sur lesquels nous ne nous trouvons pas seulement en concurrence avec les produits les plus abstraits du XIXe siècle, mais où nous ne pouvons précisément pas dire ce qu’il faut que nous disions, à savoir notre opposition au monde tel qu’il est maintenant. Adorno : Vous redoutez un terrible morceau de philosophie académique. Ma crainte est que le bond de la logique à la réalité se fasse d’une façon dogmatique ou analogique. Dans tout acte de jugement, toute l’histoire est incluse. C’est uniquement si nous effectuons la médiation que ce que nous envisageons de faire a une vraie force, sinon cela reste de l’histoire de la pensée sans qu’elle affecte concrètement la vérité des caractères logiques eux-mêmes. Une question semblable se pose concernant le problème de l’être et de la pensée. C’est uniquement si nous parvenons à montrer que le sens des catégories de la conscience renvoie nécessairement à quelque chose qui va au-delà de la conscience que nous pouvons réellement surmonter l’idéalisme, et non lui opposer le matérialisme de manière seulement dogmatique. [605] Horkheimer : Nous sommes donc censés devenir un nouvel Emil Lask. Je voudrais au fond partir d’une chose qui a davantage de contenu, d’une analyse de l’affirmation de soi au sein de la société de masse par exemple. Jusqu’où faut-il qu’on participe à la conservation de soi et où commence-t-elle à devenir folie ?

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Notes des traductrices a.

La « Nichtigkeit » heideggérienne est traduite par « néantité » (Sartre) ou par « nullité » (Martineau). b. D’après la « Discussion sur la différence entre le positivisme et la dialectique matérialiste », cela renvoie à une citation de Schopenhauer, qui serait la citation préférée de Horkheimer ; cf. GS, 12, p. 470, et dans ce volume (voir supra). c. « Sich am eigenen Schopf aus dem Sumpf ziehen ». Cette formule est tirée des aventures du Baron Münchhausen, plus précisément de l’épisode où le baron s’enlise dans un marais et, comme personne ne lui vient en aide, décide de se sortir de la boue en se tirant lui-même par les cheveux. Nous ajoutons des guillemets qui ne figurent pas en allemand afin de marquer l’unité de l’expression qui, au long de ce texte, a le statut de concept. d. Nous traduisons ainsi « sans attaches », en écho à l’intellectuel sans attaches (freischwebend) de Karl Mannheim, cf. Karl Mannheim, Idéologie et utopie, trad. par J.-L. Evrard, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme 2006. e. Adorno emprunte probablement le concept de «  dianoèse  » à Aristote, comme le laissent penser les deux autres passages de son œuvre où il se sert de cette notion (cf. Th. W. Adorno, « Dialektische Epilegomena », in : Gesammelte Schriften, vol. 10.1 (Kulturkritik und Gesellschaft), Francfort-sur-le-Main. 1998, p. 769, et, id. « Zur Philosophie Husserls », in : Gesammelte Schriften, vol. 20.1, Francfort-sur-le-Main. 1998, p. 89). Chez Aristote, le concept de dianoèse apparaît dans la doctrine des vertus (cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. par Richard Bodéüs, Paris, GarnierFlammarion 2004 ; chap; I, 13, 1103a sq.). Aristote distingue deux parties de la raison, la partie dianoétique et la partie éthique ; la première rassemble les vertus de l’entendement, comme la sagesse, l’entendement et le discernement, la seconde des vertus éthiques ou morales comme la générosité et la tempérance. f. On retrouve ici, et dans les trois occurrences suivantes de « riens », la notion de Nichtigkeit (cf. note a).

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Max Horkheimer La raison en conflit avec elle-même Quelques remarques sur les Lumièresa [1946] Texte traduit de l’anglais

Noteb : Ces remarques sont fondées sur des études dans lesquelles Adorno et l’auteur se sont engagés depuis un certain nombre d’années. Quelques-uns des résultats sont contenus dans deux livres à paraître cette année, Eclipse de la raison (Oxford University Press, New York) et Fragments philosophiques (Querido, Amsterdam)c. [105] [Tapuscrit intitulé « La raison contre elle-même. Quelques remarques sur les Lumières » : « The Reason Against Itself. Some Remarks on Enlightenment », daté de 1946, MHA : X 1a. On peut déduire d’un programme de l’American Philosophical Association que Horkheimer a prononcé son exposé le 28 décembre 1946 lors du 20c Congrès annuel (« Twentieth Annual Meeting ») de cette association à l’Université d’Oregon, à Eugene (Oregon). Le texte de l’exposé repose sur les travaux conduisant à la Dialectique de la raison et à Eclipse de la raisond, comme Horkheimer le mentionne lui-même dans le titre. Malgré tout, il ne s’agit pas de simples extraits tirés de ces œuvres publiées, mais de formulations autonomes, qui ras­ semblent de façon serrée nombre de pensées fondamentales. Dans son exposé, Horkheimer aborde surtout la destruction des concepts métaphysiques dans la philosophie depuis les Lumières françaises du XVIIIe siècle, et l’interprète comme une tendance de la raison à l’autodestruction positiviste. Horkheimer s’attaque en même temps aux efforts contemporains visant à faire revivre, de façon à la fois naïve et artificielle, les vieilles doctrines métaphysiques. Au contraire, il ne reste pas d’autre voie à la philosophie que la reconstruction des contradictions de la raison.]

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[1a] L’effondrement d’une large partie des fondations intellectuelles de notre civilisation est, dans une certaine mesure, le résultat du progrès technique et scientifique. Ce progrès est pourtant lui-même une conséquence du combat pour les principes qui sont maintenant en danger, comme ceux de l’individu et de son bonheur. Le progrès a tendance à détruire les idées mêmes qu’il est censé réaliser et déployer. La capacité à penser de façon autonome est mise en danger par le processus de la civilisation technique. La raison semble souffrir aujourd’hui d’une sorte de maladie. C’est vrai dans la vie de l’individu comme dans celle de la société. L’individu paie les performances formidables de l’industrie moderne, ses aptitudes techniques accrues et son accès aux biens et services, d’une impuissance grandissante face au pouvoir concentré de la société, qu’il est supposé contrôler. Il est perpétuellement engagé dans le façonnement de toute son existence, jusqu’à l’impulsion la plus minuscule, selon des schémas préfabriqués de comportement et de sentiment. Ces développements dans l’individu sont les sous-produits du développement dans la société industrielle. Par l’application de la division industrielle du travail au domaine spirituel, la raison scientifique a été séparée de la vérité religieuse. La science, comme profession spécialisée et bien définie, nettement démarquée de la philosophie, a presque renoncé à sa prérogative : s’attaquer aux problèmes les plus décisifs de l’existence humaine. Elle peut prétendre procéder occasionnellement à une enquête sur la signification fonctionnelle des valeurs, mais leur découverte, leur expression ou leur justification appartiennent à d’autres branches de la culture. Elle abandonne la définition de buts humains [2] à la religion, la lutte pour de tels buts à la politique et leur diffusion aux médias de communication. En ce qui concerne le plan directeur des activités intellectuelles dans notre société, la pensée scientifique est au mieux le surveillant, l’architecte étant anonyme. Si le savant élève sa voix contre l’usage qui est fait de ses découvertes, il parle comme citoyen et non comme scientifique. Non seulement il doit sortir de son domaine de spécialité pour discuter de tels problèmes, mais encore, à la lumière de la séparation stricte entre la science et toute autre entreprise intellectuelle, il ne peut croire que l’idée de vérité,

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telle  qu’elle est impliquée dans sa recherche, pourrait aussi s’appliquer aux décisions suprêmes de l’individu ou de la société. La science est neutre pour ce qui concerne ce qui devrait être. Elle est consacrée à des moyens, quelles que soient les fins qu’ils puissent servir. La religion pour sa part est isolée dans sa réserve, neutralisée et bien protégée à l’intérieur du monde moderne de l’industrie. Il est vrai qu’elle remplit, en commun avec d’autres formes culturelles, d’importantes fonctions de contrôle social. Pourtant, la foi ayant été délivrée du combat mortel avec la raison séculière, la plus grande partie de la substance originelle de la religion semble s’être amenuisée. Le combat de la religion contre ses ennemis sur la scène politique a presque supplanté son combat contre les doutes à l’intérieur de la conscience de l’homme. L’accent est mis sur sa contribution au salut, sur son apport à la civilisation, plutôt que sur la vérité de sa doctrine spécifique. La religion s’occupe des buts et du destin des hommes, la science s’occupe seulement de la vérité. Cette séparation même entre la recherche de la connaissance d’un côté, et l’évaluation des normes de l’autre, menace de détruire tout sens. Le déclin de la pensée indépendante dans l’individu et la dicho­ tomie entre la vérité scientifique et la vérité religieuse dans la société sont seulement deux symptômes du même dilemme caractéristique de notre époque. La philosophie, qui est presque le synonyme de la raison, devrait au moins être capable de montrer comment la catastrophe est arrivée. Comme la civilisation technique a émergé précisément de cette raison intrépide qu’elle liquide à présent, la raison doit reconstruire l’histoire de ses vicissitudes – essayer, pour ainsi dire, de se remémorer ses origines et de comprendre ses propres tendances inhérentes à l’auto-destruction ainsi que ses mécanismes, « car [3] ce qu’on nomme chercher et apprendre n’est absolument que se ressouvenir »1. Les performances écrasantes de la raison dans la domination de la nature, autant physiques que psychologiques, l’ont rendue oublieuse des sacrifices par lesquels ces performances ont été atteintes. Par conséquent, la mentalité et la sagesse d’aujourd’hui,

1. [Platon, Menon, 81d, in : Œuvres de Platon , t. 6, trad. par V. Cousin, Paris, Vrin 1849, p. 172.]

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aussi perspicaces qu’elles soient, incluent un élément de cécité et de fanatisme2. La capacité de la raison à rendre compte de sa transformation d’un pouvoir permettant de percevoir la signification de toute chose en simple instrument de la préservation de soi est une condition de sa guérison. On peut illustrer la tendance auto-destructrice de la raison par un développement spécifique dans l’histoire de la philosophie. Le XVIIIe siècle en France a été appelé l’époque des Lumières. L’école de pensée à laquelle ce [4] terme se réfère inclut certains des plus grands noms de l’histoire humaine. Le mouvement n’était pas limité à une petite élite, mais avait une large base dans la classe moyenne française. Cependant, c’est dans le travail philosophique

2. [Pour vaincre notre cécité au milieu des faits tout récents que nous considérons, les philosophes modernes des écoles les plus antagonistes ont tenté d’esquisser des méthodologies visant à avoir de nouveau accès à ce qui est concret et non déformé. À travers un effort conscient et méthodique, ils entendent regagner la sphère pré-conceptuelle de la vie, le point de départ de toute activité de l’esprit qui puisse déterminer et délimiter les choses. La raison est supposée se saisir elle-même, en remontant le chemin jusqu’au point depuis lequel elle a commencé sa marche triomphale vers l’objectivation et la quantification.     À cet égard, malgré les contradictions entre les deux doctrines, la phénoménologie de Husserl s’accorde en réalité avec celle de Hegel. En ceci réside un des motifs les plus puissants de la théorie de la connaissance telle qu’elle prend sa source dans la dernière partie du XIXe siècle, en particulier dans le néo-kantisme. En outre, l’effort métaphysique de Bergson pour remplacer la « mémoire mécanique » par ce qu’il appelle « les souvenirs indépendants » vise à retourner depuis le monde réifié jusqu’à la réalité concrète et ainsi, à rendre l’esprit conscient de lui-même. Dans sa tentative pour « briser le cercle du donné » (L’évolution créatrice, Paris 1925, p. 210), Bergson n’est pas si éloigné de l’effort antérieur de Dewey pour franchir les murailles dressées entre les concepts intellectualistes statiques jusqu’à l’expérience véritable. Les tentatives récentes pour exposer les structures fondamentales de l’expérience qui ont pour ainsi dire été recouvertes par le voile des affaires [business] ainsi que par le langage et la mentalité scientifiques, expriment la même perplexité. Tous ces philosophes sentent que la raison, sur le point de se perdre dans ses fonctions pratiques diverses, doit réfléchir sur sa genèse pour rester identique avec la vérité.]

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des Encyclopédistes que l’idée de Lumières reçut sa formulation classique. On pourrait caractériser ce mouvement par deux citations de Voltaire : « Oh, philosophes », s’exclame-t-il, « les expériences de physique bien constatées, les arts et les métiers, voilà la vraie philosophie3. » La seconde citation, issue du même ouvrage, est que « la superstition met le monde entier en flammes ; la philosophie les éteint »4. Le mouvement des Lumières, si typique de la civilisation occidentale, exprime la croyance selon laquelle le progrès de la science viendra finalement à bout de l’idolâtrie. En réalité, il y a de bonnes raisons à cette prédiction. Les hommes ont toujours été hantés par d’innombrables peurs. Dans la culture orale, le monde était conçu en termes de forces du mal, susceptibles d’être contrôlées par des actes propitiatoires et de la magie. Le processus d’émancipation de cette conception de l’univers est le motif prédominant dans l’histoire de la culture humaine. Chaque conquête de la science a mené une attaque plus profonde dans le champ de la peur. La science donne à l’homme un pouvoir sur ce qui lui semblait auparavant complètement sous le contrôle de puissances inquiétantes. L’effroi devant la nature conçue comme Être incommensurable et imprévisible a été remplacé par la confiance dans les formules abstraites. [5] Ainsi, la nature change d’apparence. Dans l’ère pré-animiste, la nature a revêtu l’aspect de la terrible entité écrasante « Mana » ; ensuite, elle a endossé le masque de nombreux esprits et dieux qui étaient par essence vagues et indéfinissables. Dans les poèmes épiques de l’humanité, comme ceux d’Homère, les dieux ont pris des contours précis ; dans la philosophie classique comme celle de Platon, les dieux ont été transformés en idées et concepts éternels, ou comme chez Empédocle, en éléments de toutes choses. Finalement, la mythologie, comme expression adéquate de la relation de l’homme avec la nature, a disparu, et la mécanique et la physique 3. [Voltaire, Dictionnaire philosophique, Article « Xénophanes », in : Œuvres complètes, Paris, Garnier Frères, vol. 20, p. 599. (Version numérique : Collection Idéales, Le Chasseur abstrait 2005, p. 2039).] 4. [Article « Superstition », ibid., vol. 20, p. 452. (Version numérique : op. cit., p. 1898).]

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ont pris sa place. La nature a perdu tout vestige d’existence vitale indépendante, toute valeur propre. Elle est devenue matière morte, un amas de choses. Cependant la mythologie a survécu dans différentes sphères de pensée et de conduite à travers les siècles. L’idolâtrie est présente dans la dévotion absolue à une entité finie, quelle qu’elle soit : un être humain ou un pays, la nature ou la tradition. Ainsi, dans l’amour romantique, l’individu aimé est déifié ; la vie et la mort dépendent de la faveur que l’on reçoit ou non de l’adoré. La vénération envers ses ancêtres et le désir d’immortalité constituent des réactions mythologiques. En l’absence de tout résidu de mytho­logie, la piété envers le mort ou n’importe quel rite devient une mascarade vide, que les vivants jouent les uns pour les autres. Cette adoration manifeste une attitude qui n’existe plus. Les Lumières françaises ont essayé d’attaquer la mythologie sous toutes ses formes, même quand elle était incorporée aux institutions les plus puissantes du moment. Cependant, il y avait certains points en lesquels les penseurs ont, sciemment ou non, fait des compromis. Parmi ces points, il y avait le corps de principes que l’on croyait essentiel au fonctionnement de la communauté, c’est-à-dire des vérités éthiques et parfois [6] religieuses. Ces lois morales fondamentales étaient, selon les grands théoriciens des Lumières, gravées dans l’esprit de l’homme. « Il est donc prouvé », dit Voltaire, « que la nature seule nous inspire des idées utiles qui précèdent toutes nos réflexions. Il en est de même dans la morale. […] Dieu nous a donné un principe de raison universelle, comme il a donné des plumes aux oiseaux et la fourrure aux ours ; et ce principe est si constant qu’il subsiste malgré toutes les passions qui le combattent, malgré les tyrans qui veulent le noyer dans le sang, malgré les imposteurs qui veulent l’anéantir dans la superstition5. » Ce principe de raison s’exprime dans les sentiments de justice et de pitié qui étaient, selon Voltaire, les fondements de la sociétée. Voltaire n’est pas conscient de la contradiction qui existe entre cette doctrine et ses autres enseignements philosophiques.

5. [Voltaire, Essai sur les mœurs, Introduction, Chap. VII (« Des sauvages »), op. cit., vol. 11, p. 22 sq.]

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On n’embrasse pas impunément la théorie de la connaissance de Locke, en se rangeant en même temps du côté de Leibniz quand il s’agit de la vérité éthique. Il est impossible d’attaquer durablement la crainte des dieux et des démons et de maintenir pourtant le culte des catégories et des principes de la moralité universelle. C’est toutefois précisément le chemin que les philosophes fondateurs de la société moderne, y compris Locke lui-même, ont tenté de suivre. Il va à l’encontre de la logique inhérente à la pensée des Lumières elle-même. La raison scientifique, qui n’a pas moins efficacement déraciné les idées de Platon que ce dernier avait lui-même ébranlé les divinités d’Homère, n’est pas en harmonie avec la doctrine des « idées innées » ou toute loi ou principe naturel exigeant le respect comme une vérité éternelle. Selon la pensée moderne, les concepts généraux peuvent figurer dans les théories, pourvu qu’ils nous aident à prédire et influencer le cours des événements. C’est de cette manière que ces concepts participent de la vérité, si tant est qu’une telle chose existe. La science [7] ne connait aucun autre sens de ce mot. Tel est donc le verdict de la « philosophie de la science » moderne, s’il nous est permis de parler à gros traits et sans prétendre à la précision que nous admirons dans les formulations de cette philosophie. Le fait que tant de penseurs des deux ou trois derniers siècles ont essayé de réconcilier la pensée scientifique avec une certaine forme d’éthique philosophique, ainsi qu’avec la justification de certaines catégories sociales, ne doit pas nous tromper quant aux divergences de ces deux tentatives distinctes. La philosophie, dans les termes de la définition de Voltaire, à savoir comme « les expériences de physique bien constatées, les arts et les métiers », et la philosophie dans les termes de la doctrine de la « loi naturelle » ou tout concept comme celui d’« intuition » ou d’« idée innée » ne peuvent être combinés qu’artificiellement. La tendance inhérente à la première conception de la philosophie est d’attaquer et de détruire la seconde comme étant une sorte de mythologie, connue aujourd’hui sous le nom de métaphysique. Depuis le XVIe et le XVIIe siècles, la métaphysique a été l’effort de penseurs emblématiques pour dériver de la raison ce qui, auparavant, venait de la révélation : le sens et la maxime éternelle

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de la vie humaine. Ils ont essayé d’intégrer la théorie et la pratique au moyen de l’intuition ou de la compréhension dialectique. Plus le rationalisme philosophique s’est ensuite perdu en une épistémologie nominaliste et empiriciste, plus la faiblesse de la transition du premier au second concept de philosophie, de la partie épistémologique du système correspondant jusqu’aux concepts fondamentaux de la société, est devenue manifeste. Concernant la religion, les épigones des Lumières ont fait une trêve avec elle. Le besoin de foi était trop impérieux. La société industrielle mit la religion et la science dans deux tiroirs différents de son classeur en chrome. Cependant, la métaphysique, pendant ce réarrangement du bureau, a été jetée aux cabinets. Ce processus n’était pas seulement intellectuel. Ce que nous avons souligné jusqu’ici n’est qu’un aspect du développement social et économique de cette époque : [8] l’organisation de la vie sociale en vue de la lutte impitoyable pour le pouvoir sur la nature et les hommes. Nous pourrions décrire ainsi la transition vers l’époque de l’industrialisme et de la culture de masse. Les conséquences peuvent difficilement être exagérées. Le progrès industriel, tel qu’il est exprimé dans les Lumières intellectuelles, ne se borne en aucun cas à affecter des concepts tels que l’homme, l’âme, la liberté, la justice et l’humanité, qui ont un impact direct sur les problèmes moraux et pratiques. Il concerne également le sens des concepts de base de toute philosophie, au premier chef les concepts de concept, idée, jugement et raison. Tous ces termes sont encore utilisés dans le langage quotidien, autant que dans les travaux savants, que ceux qui les utilisent appartiennent ou non à l’école de la « philosophie des sciences ». Mais il n’y a pas de doctrine qui pourrait être conforme au développement moderne dans la technique et l’industrie, et en même temps être capable d’étayer ces concepts décisifs au plan culturel par un fondement philosophique adéquat, ou par n’importe quelle qualité qui pourrait inspirer la révérence qui leur fut accordée jadis. Le respect que ces principes reçoivent aujourd’hui dans les discours et les traités, comme dans le cœur des gens, ne devrait pas nous conduire à surestimer leur solidité. Ils sont sapés non seulement au sein de la pensée scientifique, mais encore dans l’esprit public. Tandis que Voltaire pensait que la métaphysique

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était seulement pour les « honnêtes gens* »6, et trop bonne pour les cordonniers et les servantes7, auxquels il voulait réserver la religion, nous voyons maintenant la religion préservée pour la société mais dans une forme neutralisée, et la raison métaphysique en discrédit, même auprès de ce qu’il appelait la « canaille* ». La disparition de la substance philosophique de toutes les idées décisives, pour ainsi dire, face aux Lumières apparemment victorieuses, est l’un des exemples des tendances autodestructrices de la raison. Il est inutile [9] de différencier ici entre la raison individuelle et la raison dans la vie sociale, puisque les effets se font ressentir dans les deux et sont provoqués par une interaction continue et très subtile des différentes forces historiques. Dès lors que nous soumettons notre culture à un examen décisif, nous devons réaliser l’étendue du processus de destruction qui s’opère. Le concept de l’individu qui, dans l’histoire de la société chrétienne, résulte de la sécularisation de l’idée de l’âme éternelle, partage le destin de toutes les catégories métaphysiques. Les entités auxquelles ces catégories se sont référées jadis mènent une existence obscure dans les esprits des hommes qui répondent encore au nom d’homme, si ce n’est à son sens. Cependant, de telles caté­gories apparaissent comme complètement irrationnelles quand elles sont confrontées avec le cadre conceptuel de la science moderne. Le respect dont le scientiste moderne pourrait témoigner à leur égard quand elles sont utilisées dans un contexte autre que celui de ses études spécifiques, ne change rien au fait que la logique interne de la science elle-même tend vers l’idée d’une vérité qui est complètement opposée à la reconnaissance d’entités comme l’âme et l’individu. La tentative positiviste de chercher refuge dans une nouvelle sorte de pluralisme en vue de maintenir, face aux Lumières scienti­ fiques, les principes moraux et religieux si nécessaires au fonctionnement de la société, trahit la crise dans laquelle la société 6. [Voltaire, Œuvres complètes, édition Louis Moland, Paris, Garnier, vol. 39, p. 167. [La référence de Horkheimer est apparemment inexacte, N.d.T]. 7. [Voltaire, Lettre à d’Alembert datée du 2 septembre 1768, in : Correspondance, Œuvres complètes, Garnier, édition Louis Moland, vol. 46, p. 112.]

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se trouve elle-même. Le pluralisme est la reprise modernisée de la doctrine de la « double vérité » qui, des averroïstes à Francis Bacon (c’est-à-dire durant la transition de l’idée religieuse à l’idée bourgeoise de l’individu), a joué un rôle si grand et se trouve maintenant, au déclin de l’individualisme bourgeois, de nouveau mise à l’épreuve. À l’origine, la double vérité était invoquée en vue de permettre à la science d’émanciper l’individu des idéologies dogmatiques. Aujourd’hui, la philosophie tente d’empêcher la science d’émanciper trop énergiquement la société elle-même des formes sécularisées [10] de dogmes comme la valeur absolue de l’âme individuelle. Mais dans l’assurance empressée des représentants les plus importants de la science, qui ne va pas jusqu’à toucher le cadre conceptuel de l’individualisme séculier ou théologique, nous notons un signe de mauvaise conscience ou de désespoir. Les temps dans lesquels les vieilles et intelligentes nations pouvaient perdre leur haute culture humaniste en un jour, comme si elle avait été une peau morte, tandis que la science elle-même était idolâtrée et appliquée jusqu’aux derniers détails des usines de mort, sont encore trop frais dans notre mémoire. Le pluralisme est un voile derrière lequel les croyances du monde occidental, séparées de l’idée d’une vérité contraignante, s’évanouissent. En ce qui concerne l’individu, il est évident que le déclin idéologique reflète le rétrécissement de sa base économique et sociale. Son avènement et son déclin sont profondément reliés au destin de la propriété de la classe moyenne. Ce qu’on appelle les facteurs transcendantaux qui constituent le moi, à savoir la mémoire et la prévision, la pensée conceptuelle, l’intégration de toutes les expériences dans une conscience identique se connaissant elle-même comme étant la même dans le passé et le futur, tous ces facteurs ont été considérablement renforcés par la situation économique du producteur indépendant et de l’homme d’affaire. L’entreprise, transmise au sein de la famille, l’a forcé à penser dans des termes qui transcendaient de loin ses besoins immédiats, et même sa propre durée de vie. Il s’est conçu lui-même comme un sujet autonome, dont ne dépendait pas seulement son propre bien-être mais la prospérité de sa famille, comme celle de sa communauté et son état. Il n’y avait pas d’instance qui lui dirait quoi produire, ou bien où

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et quoi acheter et vendre. Il devrait planifier tout cela par lui-même, compter sur ses propres calculs prévoyants. De nos jours, ces opérations tendent à être reprises de plus en plus par des instances collectives. D’un côté, les strates sociales, dont les membres, dans les siècles antérieurs, [11] ne se virent jamais fournir l’occasion de développer davantage que des rudiments d’individualité, sont maintenant transformées en une sorte de miniature de sujets économiques. Ils développent un ego dont les intérêts matériels conscients, malgré toute l’information déversée sur lui, ne s’étendent pas au-delà de leur propre durée de vie. Aussi longtemps que la prospérité dure en temps de paix comme de guerre, ils peuvent s’en remettre à leurs talents. Il en va de même pour leurs enfants. D’un autre côté, l’entrepreneur indépendant est supplanté par le directeur ou le manager. Il agit pour des intérêts économiques et politiques objectivés et doit se conformer à des groupes et des collectivités puissantes. Par suite, la structure de l’esprit humain que l’on trouve aux deux pôles de la société devient de plus en plus semblable. Aujourd’hui, la tendance est à l’ajustement croissant et à la conformité croissante, à être un bon membre des associations, corporations, unions et équipes. Comme la société endosse un certain nombre de fonctions de coordination qui étaient auparavant exercées avec tant de difficultés à l’intérieur de l’être humain, l’homme semble de plus en plus capable de s’en sortir avec un ego rétréci et de se passer de cette vie intérieure hautement développée qui a un jour défini l’individu. C’est pourquoi le concept même de l’individu est devenu romantisme. Malgré l’idéologie officielle, il semble céder aux tendances sociales réfléchies par les Lumières modernes. On pourrait se demander si notre thèse sur l’auto-liquidation de la raison dans l’histoire occidentale récente n’est pas partiale. N’y a-t-il pas de nombreux courants philosophiques et d’autres courants de l’opinion publique qui sont en contradiction avec le développement général auquel nous nous référons ? Bien qu’il y ait naturellement quelques contre-tendances importantes, tentant de soutenir les catégories qui s’effondrent, la plupart des tentatives philosophiques et religieuses visant à réanimer artificiellement les vieilles doctrines métaphysiques contribuent, contre leur gré,

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à la pragmatisation et à la dissolution des concepts qu’elles espèrent ranimer. Le contact direct ou naïf avec n’importe quelles entités ou principes supposés éternels, qu’ils relèvent d’une philosophie païenne [12] ou orthodoxe, a été perturbée par le développement technologique. Par le fait qu’ils ont été utilisés à des fins de manipulation des masses modernes, les dogmes antiques perdent, pour ainsi dire, la dernière étincelle de vie authentique. Il n’y a, au plan intellectuel, pas de voie de retour. Plus les masses ressentent fortement que les concepts qui doivent être revitalisés n’ont pas de base réelle dans la réalité sociale actuelle, plus elles peuvent être conduites à accepter ces concepts par la seule hypnose de masse, et, une fois acceptés, plus elles vont y adhérer avec fanatisme et non avec raison. Les mythologies qui représentaient jadis le niveau de développement atteint par l’humanité sont maintenant dépassées par le processus social. Pourtant ces mêmes mythologies sont souvent utilisées par les factions politiques qui veulent inverser le cours de l’histoire. Si ces factions sont victorieuses, les masses doivent embrasser leurs idéologies respectives, même si elles ne s’accordent pas avec l’expérience et les savoir-faire de l’homme dans son existence industrielle. Les masses doivent se forcer à les croire. La vérité est alors remplacée par le but et la foi naïve par allégeance tapageuse. C’est ce dont nous avons été témoin si souvent dans l’histoire et récemment en Allemagne et dans les autres États fascistes. La situation est semblable lorsque, à la place des philosophies antiques, de nouvelles croyances synthétiques doivent être suggérées à l’esprit du public. Aussi longtemps qu’elles ne sont pas imposées par l’État, elles jouent le rôle de « cures spirituelles » et de modes. Cependant, en tant que parties de la machinerie de manipulation de tout gouvernement autoritaire, elles deviennent des commandements, plus déshumanisants même que ceux qui exigent un comportement extérieur servile, parce qu’elles dépossèdent l’homme de sa propre conscience et font de lui un simple agent des tendances sociales modernes. Tout changement dans ces croyances synthétiques décrété par les petits groupes au pouvoir, quoiqu’il soit insi­gnifiant dans son contenu, est accompagné de [13] purges, de la destruction d’êtres humains, de potentialités intellectuelles et d’œuvres d’art.

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Mais si ni la renaissance de l’ancien, ni l’invention de nouvelles mythologies ne peuvent arrêter le processus des Lumières, ne sommes-nous pas voués à une attitude pessimiste, un état de désespoir et de nihilisme ? La réponse à cette objection critique est très simple, mais on l’entend si rarement de nos jours que la version sartrienne de l’existentialisme apparaît franchement révolutionnaire parce qu’elle a adopté cette attitude. L’absence d’une voie de sortie prédéterminée n’est certainement pas un argument contre un raisonnement. La résolution de suivre la logique intrinsèque d’un sujet, que la conséquence soit réconfortante ou décourageante, est la condition première de la véritable pensée théorique. Dans notre situation actuelle, il semble y avoir une sorte d’hypothèque sur toute pensée, une obligation que l’on s’impose à soi-même d’arriver à une conclusion réjouissante. L’effort compulsif pour satisfaire cette obligation est l’une des raisons pour lesquelles une conclusion positive est impossible. Libérer la raison de la peur d’être qualifiée de nihiliste pourrait être l’une des étapes de sa guérison. Cette peur secrète pourrait être au fondement de l’incapacité de Voltaire à reconnaître l’antagonisme entre les deux concepts de philosophie, une incapacité contraire à l’idée des Lumières elle-même. On pourrait définir la tendance autodestructrice de la raison dans son champ conceptuel propre comme étant la dissolution positiviste des concepts métaphysiques jusqu’au concept de raison lui-même. La tâche philosophique est alors d’insister sur le fait de mener l’effort intellectuel jusqu’à la pleine réalisation des contradictions, résultant de cette dissolution, entre les différentes branches de la culture et entre la culture et la réalité sociale, plutôt que la tentative de rafistoler les fissures dans l’édifice de notre civilisation par n’importe quelle doctrine harmonisante ou faussement optimiste. Loin de nous engager dans un rêve romantique, comme l’ont fait [14] de si nombreux critiques éminents des Lumières, nous devrions les encourager à aller de l’avant, même face à leurs conséquences les plus paradoxales. Autrement, le déclin intellectuel des idéaux les plus chers s’inscrira confusément dans les courants souterrains de l’esprit public. Le cours de l’histoire sera expérimenté de façon confuse comme un destin inéluctable. Cette expérience va engendrer un mythe nouveau et dangereux,

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qui se cachera derrière l’assurance extérieure de l’idéologie officielle. L’espoir de la raison réside dans son émancipation par rapport à sa propre peur du désespoir.

Notes des traductrices

* a.

En français dans le texte. Nous rendons ici le terme Enlightenment présent dans le manuscrit anglais (et rendu en allemand par Aufklärung) par Lumières, dans la mesure où les références sont ici françaises (Voltaire). b. Cette note figure sur la page de titre du manuscrit en anglais. La pagination indiquée enre crochets est celle du manuscrit. c. Il s’agit de la Dialectique de la raison, dont « Fragments philosophiques » est finalement devenu le sous-titre, lors de la parution de la seconde version en 1947. d. Il s’agit de la version allemande de l’ouvrage de Horkheimer Eclipse of Reason, en français : Eclipse de la raison, trad. par J. Deboury, avec Raison et conservation de soi, trad. par J. Laizé, Paris, Payot 1974. e. Voltaire évoque la commisération et la justice dans l’Essai sur les mœurs, au tout début du chapitre « Des sauvages » : « Il est donc prouvé que la nature seule nous inspire des idées utiles qui précèdent toutes nos réflexions. Il en est de même dans la morale. Nous avons tous deux sentiments qui sont le fondement de la société : la commisération et la justice. Qu’un enfant voie déchirer son semblable, il éprouvera des angoisses subites ; il les témoignera par ses cris et par ses larmes ; il secourra, s’il peut, celui qui souffre. » (op. cit., vol. 11, p. 22 sq.).

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Max Horkheimer La confiance dans l’histoire (1946) [Tapuscrit, datation (Friedrich Pollock) : « 1946 » MHA : XI 17.a. Sur les circonstances de la genèse de cet essai, qui peut être considéré comme achevé en raison de sa forme, comme sur les références aux autres écrits publiés, on ne trouve aucun document dans les écrits posthumes de Horkheimer. Le lien avec la note « Copule et subsomption », de même qu’avec les motifs de la Dialectique de la raison, est clair aussi bien sur le plan thématique que sur le plan de l’histoire de la pensée, par exemple dans le rejet du concept de progrès, encore en vigueur dans la théorie marxienne. Horkheimer va ici plus loin que dans la Dialectique de la raison sur l’aggravation de la contradiction indissoluble avec soi-même dans le langage. L’essai esquisse une transposition de la philosophie de l’histoire dans une philosophie critique du langage et présente la formulation la plus concise de la pensée de Horkheimer en philosophie du langage.] [120] Avant la pensée de l’Aufklärung, la société apparaît sous la forme d’une association des hommes ayant pour fin leur affirmation au sein de la nature. « La nécessité rapproche les hommes et les associe1 », dit Montaigne, qui, en cela, peut s’appuyer sur les anciens empiristes. « Cette association fortuite se transforme après en lois … » Selon Voltaire, ce sont les besoins qui, combinés aux passions et à la raison, ont conduit les premiers êtres en dehors de l’état de sauvagerie2. Or, à peine les hommes s’étaient-ils associés,

1. [Montaigne, Essais, livre III, chap. 9, éd. Villey, tome III, Paris 1931, p. 346.] 2. [Cf. Traité de Métaphysique, éd. Garnier, vol. 22, Paris 1879, p. 221 sq.]

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que les plus habiles d’entre eux profitèrent du penchant au bien-être des autres ainsi que de leur vanité. « On distingua donc de bonne heure les hommes en deux classes : la première, des hommes divins qui sacrifient leur amour-propre au bien public ; la seconde, des misérables qui n’aiment qu’eux-mêmes : tout le monde voulut et veut être encore de la première classe, quoique tout le monde soit dans le fond du cœur de la seconde ; et les hommes les plus lâches et les plus abandonnés à leurs propres désirs crièrent plus haut que les autres qu’il fallait tout immoler au bien public. L’envie de commander qui est une des branches de l’orgueil, et qui se remarque aussi visiblement dans un pédant de collège et dans un bailli de village que dans un pape et dans un empereur, excita encore puissamment l’industrie humaine pour amener les hommes à obéir à d’autres hommes3. » Les instincts sombres et les oppositions entre les hommes ont développé leurs forces, accru la production et eu pour effet le progrès de la civilisation. Selon Machiavel déjà, personne n’est censé ignorer l’utilité de la lutte des classes entre la noblesse et le peuple. « On prête plus d’attention au bruit et au tapage qui accompagnent ce genre de luttes qu’aux effets bénéfiques [121] qui en résultent et on ne réfléchit pas au fait que dans toute cité l’état d’esprit du peuple et celui des grands sont différents et que de leur discorde naissent toutes les lois en faveur de la liberté4. » L’idée selon laquelle l’opposition renferme une force créatrice règne dans la philosophie bourgeoise depuis Héraclite. La Logique de Hegel la désigne par le terme de « force du négatif », sa philosophie de l’histoire par celui de « ruse de la raison ». Le concept de société, qui est déjà ébauché quand elle en est à ses premiers pas, et que les théoriciens ont porté à la conscience, à savoir l’harmonie des fins sociales et des fins individuelles, de l’universel et du particulier, est effectué à travers le processus objectif de l’histoire. La doctrine marxienne applique cette conception au capitalisme. De même que les formes de société antérieures ont organisé à partir d’elles-mêmes 3. [Ibid., p. 233.] 4. [Machiavel, Itrae libre de Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, librement cité d’après l’édition de Hanns Floercke (Gesammelte Schriften, vol. 1, München, Müller 1925, p. 20).]

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les conditions des formes de société supérieures, au sens où elles ont produit des conditions plus satisfaisantes pour une plus grande partie de l’humanité, de même la société contemporaine développe tous les éléments nécessaires à la réalisation du concept de la société juste et, partant, du concept d’homme. La politique de la classe ouvrière était censée renforcer les tendances économiques et pousser au renversement. On lit dans un passage du Capital discutant la question de savoir si la législation à l’intérieur des usines est un moyen de protéger le prolétariat industriel : « Elle [la politique de la classe ouvrière] généralise et accélère la transformation de procès de travail dispersés et minuscules en procès de travail combinés à une grande échelle, à une échelle sociale, donc la concentration du capital et l’hégémonie du régime de fabrique. Elle détruit toutes les formes archaïques et les formes de transition derrière lesquelles se cache encore en partie la domination du capital, pour les remplacer par sa domination franche et directe. […] En même temps que les conditions matérielles et la combinaison sociale du procès de production elle porte à maturité les contradictions et les antagonismes de sa forme capitaliste, et donc à la fois les éléments constitutifs d’une nouvelle société et les moments du bouleversement de l’ancienne5. » Le progrès, selon cette théorie, n’est pas sans discontinuités ; car comme tout bouleversement a été précédé d’une période de déclin et de [122] tyrannie, la révolution socialiste est précédée par la période de la domination directe et sans fard du capital : le fascisme. Mais malgré toutes les rechutes, le but est selon Marx aussi sûrement ébauché dans l’histoire qu’il l’est selon les théories bourgeoises progressistes. Ce but, c’est la conservation de soi rationnelle d’une humanité associée dans la confrontation avec la nature hostile. La confiance dans l’histoire a relayé la confiance en Dieu. Elle maintient le réalisme conceptuel du Moyen-âge, au sens où l’homme réalise son propre concept à travers une efficacité adéquate

5. [Marx, Le Capital, Livre I, trad. de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Presses universitaires de France 2009, section IV, chap. XIII, sous-section 9 (Législation sur les fabriques), p. 563.]

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au cours de l’histoire. Même si ce concept n’est plus relié par aucune hiérarchie des émanations au concept de l’Etre suprême, il se trouve aujourd’hui légitimé par l’instance qu’est la civilisation rationnelle qui s’étend à travers la planète. Peu importe à quel point les mécanismes économiques, sociaux et psychologiques conditionnent de façon inconsciente le progrès, dans la mesure où la direction uniforme dans laquelle ils déploient leurs effets constitue une norme objective et prête aux intérêts humains une signification qui va au-delà de leur factualité subjective. Aux yeux du révolutionnaire, le fait de travailler à une meilleure institution de la société constitue tout autant sa destination que le fait pour le bourgeois de s’insérer dans les rapports existants. Une telle conception, par laquelle l’individu éclairé pensait échapper au nonsens de l’existence, représente une synthèse désespérée. Elle contient l’élément de l’hétéronomie : quelque chose de donné, d’aveugle, est censé guider l’homme ; en cela elle est apparentée à la croyance au destin et à n’importe quel mythe. Elle soumet l’agir au cours du temps ; le conformisme est sa sagesse. En chacune de ses actions, elle sert le mécanisme surpuissant qui conditionne tout ; la factualité muette est son idole. Toutefois, dans la mesure où elle considère l’histoire comme l’effectuation de l’homme, son principe est en même temps un principe universel : la réalisation d’un principe qui vaut pour tout un chacun. Ce n’est pas quelque chose de purement factuel qui doit être obtenu, mais quelque chose de spirituel doit être réalisé. Dans la mesure où la confiance dans l’histoire a pour fondement le concept d’homme et ne trahit ainsi pas totalement la théorie en faveur de la praxis, elle garde les yeux tournés vers la société juste. Aucun sujet ne saurait faire d’un concept la raison de son action sans prétendre en même temps que tout autre sujet puisse affirmer ce concept comme sien, quand bien même il per­ drait sa vie à cause de cette action. Voilà l’idée de l’unité de la vérité qui se trouve au fondement de l’idéalisme kantien. Le concept nie le faux [123] principe qu’est l’individualité en présupposant comme non-vraies les oppositions dans lesquelles la domination maintient les hommes. Le même jugement qui constate que la domination est ce qui existe et ce qui est puissant la dénonce déjà comme mauvaise par le fait qu’il renvoie, dans sa conceptualité

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et dans sa prétention à valoir pour tous, au-delà d’elle ; par la connaissance de l’origine d’une telle opposition dans la réalité effective uniforme, il garde les yeux tournés vers une meilleure réalité effective, au sein de laquelle les vraies oppositions pourraient se déployer. Partout où un jugement conceptuel dénie l’humanité, il se contredit lui-même. Personne ne peut employer le verbe à des fins d’humiliation, si ce n’est en accusant en même temps celui qui parle. Une telle intuition vit encore dans la croyance en l’histoire tant que cette croyance pose le concept d’homme. Elle est une forme de l’humanisme – la dernière avant le passage à la barbarie. En elle respire encore ce que le positivisme a déclaré mort et que le fascisme galvanise : le langage. En rapportant la réalité effective au concept, il rend en même temps manifeste l’abîme qui sépare la réalisation du concept et la figure qu’on touche à travers le mot. Mais le langage se comporte de manière ambivalente à l’égard de l’universel. Il subsume sous des concepts qui sont les mêmes pour tous. Or, cet universel prédiqué, qui vaut comme ce qui englobe, est connu, est fixe, n’est pas adéquat à la chose qu’il est censé toucher. Le prédicat cherche à concrétiser le sujet par quelque chose d’abstrait, à le déterminer par quelque chose d’indéterminé. Le nom du sujet est provisoire  ; le prédicat veut trouver celui qui est juste, celui qui ouvre son secret. Le jugement est une tentative pour aider l’étant à exprimer ce qu’il ne peut pas dire du fait du mutisme qui est le sien. Voilà le sens du langage, celui vers lequel il entend aller malgré sa faiblesse. La négation dialectique maintient l’idée de la vérité contre la faiblesse de la pensée discursive ; elle veut rendre justice au sujet du jugement, au particulier, puisque l’essence universelle avec laquelle le jugement le met en équivalence est toujours en même temps la cause de sa perte. La négation spécifique que pousse plus avant chaque thèse spécifique nie la copule de cette thèse parce que la copule, en produisant de l’identité, réprime logiquement dans le sujet ce qui n’a pas pu se déployer de manière pratique. Le concept sous lequel la copule le subsume ne lui est adéquat qu’en ce qu’il est limité et prisonnier. Voilà pourquoi Bergson l’a expulsé de la métaphysique, tandis que la dialectique veut transformer la compréhension de l’insuffisance du jugement singulier en support

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[124] de son accomplissement, au lieu de refuser tout simplement l’expression à la vie. L’insuffisance réside dans le caractère achevé du prédicat. L’universel conceptuel, les qualités, les formes physiques, biologiques et psychologiques constituent chaque fois la loi suivant laquelle le particulier périra, elles expriment la finitude du particulier : c’est parce que le sujet est un animal, un être humain, un homme qu’il va être réduit à néant. Le jugement ne saisit le vivant que comme nature, même là où il pense le particulier non en catégories physiques mais en catégories sociales, comme nation ou État. Toutefois le concept n’est pas simplement extérieur à ce qu’il saisit. Ce que la copule oppose au sujet comme étant sa propre essence et, dans le même geste, met en équivalence avec lui énonce indirectement quelque chose du secret de sa nostalgie, qu’elle ne sait pourtant pas nommer. Dans le concept, accomplissement et souffrance sont soudés. Sa solidité reflète fidèlement la société qui sert la vie, y compris en l’opprimant, qui épanouit l’homme en le mutilant et ne connaît « l’être chez soi » [Heimat] que sous la forme d’une protection qui opprime le protégé. La logique de Hegel est entièrement traversée par cette compréhension ; elle développe les catégories de l’absolu comme autant de figures du déclin. Elle trahit là où elle fait la paix avec le contenu d’une telle vérité. De manière aristotélicienne, elle pose finalement ce qui relève de la finitude comme l’équivalent de ce qui a survécu, le bien comme l’équivalent de ce qui demeure, ce qui est perdu comme l’équivalent des catégories en vertu desquelles il a été oublié. Cet ouvrage qui est pénétré comme aucun autre de l’injustice propre au jugement, et donc par celle de la réalité effective, s’apaise dans le système des jugements et dément le sérieux de la dialectique en accueillant le néant, la douleur et la mort dans l’empire divin de l’idée. Dans l’ensemble de la logique, l’être singulier est censé reconnaître son propre soi et se réconcilier avec le destin que la totalité lui prépare, peu importe sa détresse et les difficultés qu’il peut avoir. Il devait, précisément à travers l’esprit, se fondre dans cet ordre qui consiste en son propre déclin. Tel serait le but de la vérité. Les contradictions de l’histoire montrent l’opposition entre le particulier et l’universel, une opposition qui pousse à son propre dépassement, que Hegel, jusqu’à la Phénoménologie, espérait voir accompli par la politique.

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Au vu de l’histoire qui lui était contemporaine, il a abandonné cet espoir et s’est contenté de l’humanité relative de l’État-providence conçu comme base de la satisfaction des besoins. Il a désormais installé ce dernier dans la [125] pensée qui, sur le fondement de ce qui a été obtenu jusqu’alors dans l’histoire, accomplirait la réconciliation dans l’empire de l’esprit, dans la culture. Ainsi sa philosophie est devenue résignation, stoïcisme, comme toute philosophie bourgeoise. Il partage avec Schopenhauer et le judaïsme la vue pénétrante selon laquelle l’individu est perdu ; et avec Nietzsche, il dit « oui » à cette détresse. La philo­sophie existentielle moderne, l’entreprise heideggerienne consistant à inspirer du courage pour supporter l’angoisse transcendantale, n’est qu’une version de ce même stoïcisme, de l’ancien amor fati : l’idolâtrie du monde. Chaque pas singulier de la dialectique hégélienne, aussi longtemps qu’elle est inachevée, consiste dans l’abolition des prédications insuffisantes. Le sujet qui ne se reconnaît que comme chose ou homme n’est pas encore, dans le jugement qu’il formule ainsi, parvenu auprès de soi-même. Mais à la fin, le savoir qui se forme à travers toutes ces négations doit être le jugement absolu : le concept suffisant. La vérité divine consisterait dans la vue pénétrante sur le déchirement conflictuel du devenir, sur la totalité de ses déterminations ; elle serait la dernière marche, celle qui élève l’avant-dernière et, partant, toutes les autres, au niveau du concept. Suivant ce raisonnement, la vérité, malgré toute son objectivité, est purement intellectuelle. Elle s’effectue par un pas que la pensée, dans la religion, l’art et la philosophie, doit faire seule, et que l’histoire ne suit pas. L’élévation de la pensée, qui en fait l’achèvement lui-même et se met à la place de sa négation déterminée, a été depuis toujours une transfiguration du pouvoir du monde en intériorité du vivant. Elle lui inflige encore une fois l’injustice qui le retient déjà prisonnier. Si le concept épuise la vérité, il ne reste au sein du vivant aucune marge de manœuvre pour autre chose que le pouvoir qui l’entoure ; rien ne vaut sauf ce qui a été accaparé par le système, par le concept – le reste est rejeté comme relevant du néant, de l’irréel, du hasard. Hegel a touché comme personne d’autre l’esprit du langage : la déterminité de ce qui relève de la finitude qu’il énonce signifie en même temps

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sa souffrance et son anéantissement. Le particulier paie pour se refléter dans le langage compris comme ce qui est divin ; il paie en s’identifiant à l’universel, à la fatalité, aux figures de la domination qui règnent dans la nature et dans l’histoire, et, enfin, à la guerre. Celui qui dit « être » ne peut pas ne pas viser autre chose que le pouvoir et la mort, et s’il prend au sérieux le jugement et considère le particulier comme s’étant parfaitement fondu dans l’être, alors il y a déjà apposé le sceau du « rien », il l’a déjà marqué comme ce qui mérite de disparaître. L’identification du langage avec la vérité est diabolique, tout comme la séparation de la vérité [126] et du langage n’est rien d’autre que du désespoir muet. Telle est la plus haute idée à laquelle mène sa pénétration. Peu importe à quel point l’universel est déterminé en pensée afin de rendre justice au particulier, peu importe à quel point toute détermination fait l’effort d’énoncer de plus en plus précisément son expression : la toile des déterminations reflète le tissu du destin. C’est seulement en communiquant cette idée que le langage se transforme d’une démarche magico-mimétique en pensée. Pour lui, le concept ne vaut ni comme représentation de l’idée divine – comme c’est le cas pour le réalisme – ni comme un simple artifice sans signification – comme c’est le cas pour le nominalisme. L’universel, c’est-à-dire l’objet du concept, devient pour lui-même un négatif, ce qu’il énonce devient dénonciation. En subsumant, il spécifie la souffrance. Ce qui relie les hommes au moment où le langage nomme l’universel est moins qu’ils se laissent de nouveau saisir – cette fois-ci en pensée – par l’universel qui les saisit déjà dans la réalité effective, mais qu’ils disent ce qui a du pouvoir sur eux tous. C’est uniquement dans cette fonction que le langage ébranle les murs entre les hommes, derrière lesquels l’identique se distord en l’égalité des mutilés, en l’uniformité des dominés. Le scepticisme comme le relativisme, qui en savent long sur la manière dont la vérité est conditionnée par l’individu psychologique, ont depuis toujours, et contre leur gré, fortifié le caractère absolu de la prétention du concept, et ceci précisément en constatant son inadéquation. Ils sont des modes de la négation. Leur procédé sommaire se distingue de la dialectique par son universalité et le caractère abstrait de sa négation ; la dialectique relativise le jugement

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déterminé à travers l’antithèse déterminée et tente de réaliser la prétention sans limite par laquelle il renvoie au-delà de lui-même par la limitation. Réaliser une telle prétention en soi-même, voilà le sens de toute œuvre d’art ; par opposition au jugement, elle est totalité : elle croit contenir en elle-même la vérité, refléter l’être en tant que tout. Tout comme le jugement, elle veut dire ce qu’est la réalité effective. Or, le moment où la Neuvième Symphonie, pour ainsi dire comme une mise à l’épreuve, passe du langage musical au langage parlé révèle la misère de l’un et de l’autre. Là où le moyen esthétique ne suffit pas, le moyen logique échoue. C’est en elle, en effet, que la promesse non exaucée et l’abîme qui sépare intention et réalisation deviennent manifestes. La répétition des mots « homme » et « humanité », « fraternité » et « identité », est [127] encore plus impuissante que la durée des œuvres d’art. Le concept dépourvu de progression dialectique demeure utopie inoffensive et abstraite. Le langage a toujours été réticent face à la tentative de saisir le concept d’homme de manière positive et d’obtenir à partir de lui un autre principe que le principe de réalité ; cette tentative ne fait que mener au stoïcisme et, finalement, à l’idée de la conservation de soi. Ce que la philosophie aperçoit de plus haut, si elle prend cette forme, est une société dans laquelle on s’entend pour maintenir plus sûrement en place la domination sur tout ce qui est non-humain : l’idéal de la philosophie européenne – un idéal qui, quoique chaleureux et amical, exclut. Le langage humain ne pointe vers aucun but absolu. Le principe qui s’oppose à la réalité de fait, que l’humanisme croyait découvrir dans le concept d’homme et qu’il voyait finalement réalisé dans l’histoire, ne peut être atteint à travers aucun concept. Il forme le fondement du langage et de ses concepts sans pourtant être nommé. Les hommes qui, comme le prescrit leur concept, persévèrent dans leur existence grâce à la société, exercent de la domination, même si les conseils fonctionnent si parfaitement que l’État se meurt effectivement et que seule la nature environnante subit encore la cécité des hommes. Le pouvoir qu’ils exercent en devenant tout à fait égaux à leur concept universel a également un effet en retour sur leurs cœurs. L’universalité que la croyance en l’histoire contenait comme sa vérité n’était pas le collectif, mais l’émancipation du vivant par

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rapport à la contrainte du collectif. C’est le caractère commun de la souffrance qui a été formulé dans le concept. Il vise la liberté en pensant concrètement la non-liberté ; voilà la force réconciliatrice de la détermination par négation. Mais la confiance dans l’histoire se transforme en une telle négation  : en la conscience de la défaillance du langage qui n’aide le vivant à atteindre l’expression de soi-même qu’en en faisant un concept auquel il correspond, de la même manière que le système judiciaire s’adresse à celui qui a commis une fois un crime en l’appelant criminel et l’anéantit par là même. Une telle confiance n’est pas confiance dans le progrès, ni dans celui de l’histoire ni dans celui de la logique. La progression dans la détermination ne constitue pas une recette que le langage pourrait tout simplement suivre, même s’il a fortement besoin d’elle. Le concept universel d’homme contient un souvenir qui n’existe que sous une forme évaporée dans le concept de Juif ou celui d’Allemand ; la proposition qui s’attarde à des déterminations si précises annonce encore moins que la proposition abstraite l’abolition de la souffrance.

300

Table des matières Avant-propos

5

Première partie : Rationalité et méthode – L’élaboration de la dialectique matérialiste

13

1. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer : Discussion sur la différence entre le positivisme et la dialectique matérialiste [1939]

15

2. Max Horkheimer : Copule et subsomption [1939]

78

3. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer : Discussion sur le langage et la connaissance, la domination de la nature en l’homme, les aspects politiques du marxisme [1939]

85

4. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer : Discussion sur la dialectique [1939 (?)]

123

5. Débat sur les méthodes dans les sciences sociales, en particulier la conception de la méthode défendue par l’Institut [1941]. Discussion entre Theodor W. Adorno, Henryk Grossmann, Julian Gumperz, Max Horkheimer, Herbert Marcuse, Franz L. Neumann, Friedrich Pollock, Felix Weil, H. Weil, Alfred Seidenmann

140

302

Deuxième partie : Matériaux préparatoires et paralipomena de la Dialectique de la raison A.  Notes

151 153

1. Max Horkheimer [?]  : Notes et esquisses de la Dialectique de la raison [1939-1942]

155

2. Max Horkheimer : Notes new-yorkaises [1945]

205

3. Max Horkheimer : Notes dispersées [1940-1949]

223

B. Textes et discussions autour de la Dialectique de la raison

243

4. Max Horkheimer : Sur la psychologie de l’antisémitisme [1943]

245

5. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer : Discussions sur les « Eléments de l’antisémitisme » de la Dialectique de la raison [1943]

256

6. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer : Sauver l’Aufklärung. Discussions sur un projet d’ouvrage au sujet de la dialectique [1946]

263

7. Max Horkheimer : La raison en conflit avec ellemême. Quelques remarques sur les Lumières [1946]

277

8. Max Horkheimer  : La confiance dans l’histoire [1946]

291

303

La collection Pensée allemande et européenne (CCEAE, Montréal) et la collection Philia (Editions de la MSH, Paris) sont associées dans un programme de coédition et ont publié en commun : Georg Simmel, L’argent dans la culture moderne et autres essais sur l’économie de la vie, textes choisis et présentés par Alain Deneault, traduits par un collectif (2006). Philippe Despoix / Peter Schöttler (dir.), Siegfried Kracauer. Penseur de l’histoire, avec des contributions de Sabina Loriga, Carlo Ginzburg, Jakob Tanner, Walter Moser, Bertrand Müller, Olivier Agard, Nia Perivolaropoulou, Christian Delage, Jean-Louis Leutrat (2006). Georg Simmel, Esthétique sociologique, introduction par Philippe Marty. traduit par Lambert Barthélémy, Michel Collomb et Florence Thérond (2007). Siegfried Kracauer, Le voyage et la danse. Figures de ville et vues de films, textes choisis et présentés par Philippe Despoix, traduits par Sabine Cornille (2008). Augustin Simard, La loi désarmée. Carl Schmitt et la controverse légalité / légitimité sous la république de Weimar (2009). Theodor W. Adorno, Current of Music. Élements pour une théorie de la radio, introduction de Robert Hullot-Kentor, traduction et postface de Pierre Arnoux (2010). Ernst Bloch, Études critiques sur Rickert et le problème de la théorie moderne de la connaissance, traduction, introduction et notes par Lucien Pelletier (2011).