Le hasard est-il contingent ? 9782343171517, 2343171513

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Le hasard est-il contingent ?
 9782343171517, 2343171513

Table of contents :
Le hasard est-il contingent ?
Avant-propos
Le hasard du « jeune sujet »
L’acquiescement au hasard
Ouvrages consultés

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Se demander si le hasard peut-être contingent est une question qui semble saugrenue tant ces termes semblent synonymes. Toutefois Jean Piaget a mis en évidence le fait que l’idée de hasard n’est comprise qu’en opposition à celle de causalité réversible. C’est à partir de cette constatation que sera décrite la notion de hasard chez Aristote, chez Spinoza et chez Nietzsche.

Bertrand Dejardin

LE HASARD EST-IL CONTINGENT ?

DÉBATS

Bertrand Dejardin

LE HASARD EST-IL CONTINGENT ?

LE HASARD EST-IL CONTINGENT ?

Bertrand Dejardin, docteur en philosophie et lettres (Université catholique de Louvain), est l’auteur d’ouvrages sur Machiavel, Montaigne Spinoza, Kant, Hegel, Nietzsche et Freud.

ISBN : 978-2-343-17151-7

11,50 €

OUVERTURE

PHILOSOPHIQUE DÉBATS

Le hasard est-il contingent ?

Ouverture philosophique Collection dirigée par Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Roberto MIGUELEZ, Sur la rationalisation, Essais, 2019. Hamdou Rabby SY, Déconstruire l’imposture identitaire, Humanisme et éthique de la déconstruction, 2019. Jean-Michel CHARRUE, La philosophie néo-platonicienne de l’éducation, Hypatie, Plotin, Jamblique, Proclus, 2019. Komi KOUVON, La responsabilité éthique dans les sociétés postcommunicationnelles, 2019. Nikos FOUFAS, De la force et de la violence chez Thucydide, 2019. Christian MARTIN, L’amour de l’art ou l’évanescence du discours, 2019. Lauréline CHRETIEN, Amour libre et anarchie, La révolution sexuelle selon E. Armand, 2019. Marie-Pierre FRONDZIAK, Croyance et soumission, De la critique de la religion à la critique sociale, réflexions à partir de Spinoza et Freud, 2019. Karim BEN HAMIDA, L’utopie du cerveau global. Le web 2.0 et la construction sociale de la connaissance, 2019. Enrique DUSSEL, Vingt thèses de politique, 2018. Fabrice MOUSSIESSI, Essai d’épistémologie comparative chez Imré Lakatos. Pour une nouvelle interprétation de la rationalité scientifique, 2018.

Bertrand DEJARDIN

Le hasard est-il contingent ?

Du même auteur aux éditions L’Harmattan L’immanence ou le sublime, Observations sur les réactions de Kant face à Spinoza dans la Critique de la faculté de juger, 2001 Pouvoir et impuissance, Philosophie et politique chez Spinoza, 2003 Terreur et corruption, Essai sur l’incivilité chez Machiavel, 2004 L’art et le sentiment, Éthique et esthétique chez Kant, 2008 L’art et la raison, Éthique et esthétique chez Hegel, 2008 L’art et la vie, Éthique et esthétique chez Nietzsche, 2008 L’art et l’illusion, Éthique et esthétique chez Freud, 2009 Éthique et esthétique chez Spinoza, Liberté philosophique et servitude culturelle, 2012 Nietzsche ou la « sagesse sauvage », 2016 La liberté, la pensée et la mort chez Platon et Montaigne, 2018 La liberté, l’existence et la mort chez Spinoza et Freud, 2018

© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-17151-7 EAN : 9782343171517

« Quelle est notre seule doctrine ? [...] On est nécessaire, on est un fragment de fatalité, on fait partie d'un tout, on est dans le tout. » NIETZSCHE, Crépuscule des idoles, vol. 12, « Les quatre grandes erreurs », § 8, p. 95.

Avant-propos « La chance de ma vie, ce qu’elle a d’unique peut-être, tient à ce qu’elle a de fatal. » NIETZSCHE, Ecce homo, « Pourquoi je suis si sage », § 1, p. 245.

C’est arrivé par hasard, il y a près de cinquante ans. Je devais me rendre à la faculté de droit pour y suivre un cours de droit pénal. Sur le chemin, il y avait une boutique de bouquiniste avec une haute devanture en verre fin. L’intérieur était sombre et étroit, coupé en deux par un comptoir en chêne derrière lequel se trouvait une vendeuse sans âge, sans expression, portant, chaque fois que je l’ai vue, un cache-poussière bleu délavé qui me donnait l’impression d’être dans un bureau des objets perdus. J’ai vu à la vitrine un livre d’occasion intitulé Logique et connaissance scientifique, sous la direction de Jean Piaget. Je ne sais pourquoi je l’ai acheté. Mais à l’époque, après trois ans de droit, j’avais l’impression de ne rien apprendre qui vaille. Il eût suffi que le régime politique dans lequel nous vivions fût anéanti pour que tout l’édifice juridique dont nous apprenions les éléments s’effondrât. J’avais envie de savoir quelque chose de vrai, mais je n’avais pas beaucoup de goût pour l’étude des sciences de la nature et j’avais renoncé à la médecine par peur du travail qu’exigeaient ces études et qui me semblait au-delà de 7

mes forces. Je m’ennuyais, et c’est peut-être pour cette raison que j’ai acheté cet ouvrage. Aussitôt arrivé dans la salle de cours, je l’ai ouvert par hasard, le deuxième de la journée, sur un article intitulé « Le hasard » et rédigé par Piaget lui-même. J’y ai découvert la définition qu’en donnait l’auteur et l’importance qu’il avait dans la formation intellectuelle de l’enfant. Je me souviens parfaitement de l’impression que m’a faite ce texte : j’ai confusément compris que la pensée ne se déploie pleinement qu’avec la conscience du hasard, et que la vérité réelle ne se conçoit qu’entourée d’incertitudes. Il m’a semblé alors que, contre cette habitude de subordonner la vérité à la certitude et à l’exactitude, le hasard avait quelque chose de nécessaire, voire qu’il était la nécessité même pour la pensée vraie. J’ai ressenti que s’ouvrait une perspective aussi vaste que lumineuse, comme si j’avais devant moi un ciel bleu sous lequel les choses pouvaient se distinguer clairement. Ce sentiment mélangeant lumière et liberté ne m’a jamais quitté. Je n’ai, à partir de cet instant, plus rien entendu de cette science conventionnelle qu’est le droit. J’ai abandonné mentalement cette ville grise cernée par les fumées de ses industries en déclin, où j’avais commencé ces études d’une science qui ne repose que sur des arguments. Mais, autre hasard, dans la même faculté officiait une professeur de droit public qui était, ou avait été, ministre et qui avait largement participé aux révisions de la Constitution modifiant la structure de l’État belge. À l’examen de fin d’année, je fus interrogé sur la nouvelle loi. Le professeur attendait que je lui décrive les pouvoirs des régions nouvellement créées et leur rapport avec l’État fédéral selon une science complexe que seule son immense expertise semblait assumer. N’ayant rien compris à ce que ce professeur enseignait depuis six mois, 8

je n’eus d’autre réponse à proposer que de lui dire que, en Belgique, il y avait neuf provinces, ce qui mit fin immédiatement à l’examen. Alors qu’il aurait pu conclure cet entretien en me collant légitimement un zéro jusqu’à la session de rattrapage, il a cru de son devoir de ministreprofesseur de me faire savoir que j’étais le plus mauvais étudiant qu’il avait jamais rencontré durant toute sa carrière. Après avoir reçu ce grade académique que j’étais le seul, d’après lui, à avoir mérité, lequel grade contrastait avec ceux de mes amis qui terminaient leur année avec la grande ou la plus grande distinction, je n’ai éprouvé ni honte ni désespoir et je me souviens avoir accepté cette contre-distinction comme un fait insignifiant ; j’en ai toutefois déduit qu’il contenait implicitement une invitation à me congédier moi-même de cette faculté, ce qui a ouvert la voie à un nouvel avatar dont je jure solennellement qu’il s’est déroulé comme je vais le raconter. Conscient de devoir aller étudier ailleurs, j’ai pris le train pour m’inscrire à la faculté de droit de Louvain. Je suis entré dans un wagon vide et, juste au moment où les portes se fermaient, un individu est entré, jeune, vêtu d’un jean et d’un blouson du même tissu. Il s’est assis en face de moi, sans rien dire, et a déposé sur la tablette le livre bleu des programmes de l’Université catholique de Louvain. Je lui ai demandé de le consulter et, toujours silencieux, il l’a poussé vers moi. Je l’ai ouvert et j’ai pu prendre connaissance, après celui de la faculté de théologie et de droit canon, du programme de la faculté de philosophie. Comme si c’était une évidence incontestable et sans réfléchir aux conséquences, j’ai su que je devais m’y inscrire, non sans avoir demandé à cet énigmatique messager quelles études il souhaitait entreprendre ; il m’a proposé en guise de réponse une geste vague de la main. Nous nous sommes quittés, je ne l’ai jamais revu, même 9

pas dans l’immense hall de l’alma mater s’enregistraient les inscriptions des candidats.



Vingt-huit ans plus tard, après un long séjour dans le bagne de la sidérurgie, j’ai soutenu une thèse de doctorat à Louvain-la-Neuve et déposé, comme l’imposait le règlement, une thèse annexe sans dissertation intitulée La doctrine de J. Piaget concernant la formation de l'intelligence chez l'enfant repose sur la définition de l'intellect absolu de Cournot. Est-ce à dire que le hasard fait bien les choses ? Ce serait peut-être une présomption vaniteuse que de croire que cette suite d’événements fortuits ait abouti à quelque chose de valeur ; ce serait aussi entretenir cette funeste confusion entre la chance que l’on se croit capable de saisir et le hasard qui nous saisit sans que nous l’ayons jamais voulu. C’est sans doute ce que voulait dire Nietzsche dans la citation mise en exergue : en rabattant la chance au niveau du fatum, du fait aussi inexplicable qu’insignifiant, il nous rappelle cette évidence qu’au moment où un fait se produit, il ne nous annonce pas ce qui suivra de lui ; ce n’est qu’après coup qu’il se révèle chanceux ou non. Il vaudrait mieux s’en tenir à cette idée que le hasard se situe par-delà bien et mal et que le seul avantage qu’il faille en attendre consiste à avoir la force d’assumer le fait que le hasard détermine ce que nous sommes et ce que nous ferons, en vertu d’une nécessité dont aucune logique ne rendra compte, et cela à tout jamais : si, comme l’a écrit Mallarmé, « un coup de dés jamais n’abolira le hasard », c’est avant tout parce que, si le sort pouvait mettre fin à la fatalité, ce serait encore par un hasard qui, finalement, triomphe toujours, nécessairement...

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Le hasard du « jeune sujet » « Le possible est une tentation que le réel finit toujours par accepter. D'ailleurs le hasard oblige sans lier avec une nécessité absolue. » G. BACHELARD, L'intuition de l'instant, p. 55

La survenance brutale du hasard Tout a donc commencé avec la lecture d’un texte de Jean Piaget qui écrit : « l'idée de hasard n'est pas comprise [par l’enfant] tant qu'il n'y a pas d'opérations réversibles, par opposition auxquelles pourrait être construite la notion de séquences à interférences imprévisibles.1 » Ce qui est étonnant, c'est le fait que Jean Piaget semble montrer qu'un enfant accède à la plénitude de son intelligence lorsqu'il distingue le hasard du nécessaire et lorsqu'il en accepte la réalité, on serait tenté de dire la nécessité. Et ce qui laisse rêveur, c'est que, dans la perspective des expériences psychologiques de Jean Piaget, l'intelligence servirait peut-être moins à manipuler des formes logicomathématiques qu'à s'accommoder du contingent après l'avoir repéré de façon adéquate. 1 « Le hasard », in Logique et connaissance scientifique, pp. 616 et s., dont toutes les citations de Jean Piaget sont extraites, sauf indication contraire.

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Toutefois, cette observation ne nous dit pas ce qu’est le hasard ; tout juste apprend-on quand et comment la conscience de l’irréversibilité de certains événements survient : il faut d’abord que l’enfant soit habitué à manipuler des relations logiques et qu’il perçoive leur réversibilité et leur prévisibilité. Il est important de se souvenir que ce n’est pas la survenance d’un fait qui provoque la recherche de causes ou des enchaînements causaux qui pourraient l’expliquer et répliquer cette explication ; c’est au contraire la pratique des liaisons réversibles qui rend possible la conscience du hasard, tout se passant comme si le hasard mettait fin à l’illusion de l’intelligibilité totale. Autrement dit, il faut que l’enfant soit logique avant d’être réaliste, c'est-à-dire ici fataliste, voire cynique, envers les capacités de l’intellect à résoudre n’importe quel problème. Ceci incite à penser, et c’est la thèse de Piaget, que l’intelligence ou la pratique des relations logico-mathématiques ne résulte pas de l’apprentissage scolaire, car cette pratique est spontanée : c’est l’existence de cette prédisposition à relier des faits de manière causale qui rend possible l’enseignement des liaisons de plus en plus complexes : si l’enfant ne naissait intelligent, ce n’est pas l’instruction ou l’éducation nationale qui pourrait faire qu’il le devienne. L’intelligence ne s’apprend pas ; elle est ce par quoi l’être humain apprend, pour autant que la scolarité ne lui ait pas fait perdre le goût et le plaisir de penser. Cependant, la conscience du hasard est liée à la définition qu’en donne Piaget et qu’il emprunte à Cournot : « Le hasard, c'est le mélange ou [...] l'interférence de séries causales indépendantes. L'aléatoire est donc essentiellement caractérisé par son aspect irréversible, donc non déductible dans le détail des événements, en opposition avec les séries bien ordonnées que la pensée peut dérouler ou reconstituer déductivement 12

dans les deux sens. 2 » Le hasard, c’est la croisée de chemins, une épreuve cruciale qui compromet le cours des concaténations causales, lesquelles, prises en elles-mêmes, sont sans doute intelligibles alors que leur rencontre ne l’est pas : le hasard n’est donc pas caractérisé par l’absence de causes, mais, au contraire, par une surabondance de causes indépendantes les unes des autres auxquelles s’ajoute le fait qu’un individu quelconque constate l’apparition d’un fait fortuit et le reconnaisse comme tel sans lui accoler une justification fausse ou mystique : pour que le hasard existe, il faut que quelqu’un y acquiesce. Le projet de Jean Piaget ne consiste ni à décrire comment le hasard est vécu par l'enfant ni à tenter de le définir à partir de ces expériences, mais à en montrer la genèse structurelle et nécessaire dans l'esprit d’un « jeune sujet » : « Dès les premières années de son existence, l'être humain doit faire face à des situations aléatoires, et il s'y adapte par des comportements que l'on a souvent décrits en termes de “probabilités subjectives”. Mais autre chose est de tenir compte du hasard dans l'action proprement dite (par exemple ne pas désobéir trop complètement à un ordre, pour si jamais on est attrapé, mais le tourner quand même suffisamment au cas où ce que l'on fait demeure inaperçu), et autre chose est de comprendre sa nature et de s'en donner une notion adéquate. » Ce qui apparaît, c’est que le hasard n’est pas simplement une opportunité possible, une éventualité dont tout être humain pourrait tenir compte pour se soustraire à certaines obligations et 2 A. COURNOT, Essai sur les fondements de la connaissance, p. 38 : « Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre d'autres événements qui appartiennent à des séries indépendantes les unes des autres sont ce qu'on nomme des événements fortuits, ou des résultats du hasard. » Voy. aussi le Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l'histoire, t. I, p. 94.13

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aux sanctions imparables qui résultent du fait d’y contrevenir. C’est en cela que le hasard n’est pas seulement une chance à saisir, mais un fait invincible qui n’est, en soi, ni favorable ni défavorable. Le hasard est un genre d’événement qui doit être reconnu comme tel ; or, ce n’est pas son utilité présupposée qui le distingue des faits réversibles et causalement intelligibles : le hasard est avant tout une notion et, paradoxalement, la notion intelligible de l’inintelligibilité intrinsèque de certains faits, comme le montre l’expérience suivante qu’il faut décrire entièrement : « On présente aux sujets une boîte rectangulaire légèrement inclinée vers un de ses petits côtés, où une dizaine de casiers (avec petites rainures les séparant) sont meublés de cinq perles blanches alignées, suivies de cinq noires successives. On annonce au sujet qu'on va faire basculer la boîte et que les perles sortiront ainsi de leurs casiers et se promèneront librement. La question est de savoir si en rendant à la boîte son inclinaison initiale les perles se retrouveront rangées comme au départ ou si elles se mélangeront. On peut demander en outre à l'enfant de dessiner les trajets des perles tels qu'il les prévoit. Or, aux niveaux antérieurs à toute opération réversible, les jeunes sujets demeurent réfractaires à toute idée de mélange irréversible : les perles reviendront chacune à sa place, ou si ce n'est pas le cas, les noires iront chez les blanches et vice versa, en un chassécroisé régulier qui s'annulera ensuite par retour aux positions initiales ; ou encore si le mélange est constaté à l'expérience. Il y aura ensuite “démélange’’ ! On pourrait voir en de telles affirmations une réversibilité proprement dite, qui contredirait ce que nous venons de dire du niveau préopératoire de ces sujets : mais la réversibilité consiste en un passage d'un état A à un état B aussi significatif que A avec retour de B en A, tandis qu'ici A est conçu comme un ordre permanent et B comme un désordre momentané 14

comparable à ce qu'Aristote appelait un “accident” par opposition à l'essence. Au niveau des opérations réversibles, le mélange est, au contraire, admis en tant qu'irréversible, en tant qu'état positif résistant à la déductibilité de détail. » L’organisation de cette expérience est très instructive : elle met en scène un jeu dans lequel l’enfant ne risque aucune sanction, mais seulement une déception, celle qui procède du fait que les billes ne reviennent pas, contre toute attente, au même endroit ; ce qui laisse supposer qu’il y a chez le « jeune sujet » une dilection spontanée pour la réversibilité qui permet de retrouver un état antérieur au mélange, témoignant d’une préférence pour un certain ordre stable, ou pour une permanence de situation contre le trouble produit par le basculement de la boîte rectangulaire : tout se passe comme si, pour l’enfant, l’aléatoire ne devait pas perturber radicalement l’ordre originel des choses qui se trouvera cependant être définitivement perdu. Or, l’enfant est saisi par le fait que les billes ne rejoindront jamais la place qu’elles occupaient avant d’être bousculées ; mais il est également troublé par son impuissance, car il a beau tracer hypothétiquement les trajets inverses des billes, celles-ci s’obstinent à ne pas les suivre. Il est face au chaos, et cela, contre son attente. Le hasard est décevant ; on serait tenté de dire que, face au hasard, le « jeune sujet » n’a pas de chance. Nous verrons avec Spinoza et Nietzsche comment le philosophe surmonte cette déconvenue et en quoi consiste le fait que, avec le hasard, le réel ne se conforme pas aux présomptions de l’être humain et à ses postulats logiques. Le hasard et la finalité Ce texte de Jean Piaget, semble corroborer empiriquement une des positions les plus fameuses d'Aristote suivant laquelle il n'y a pas de science de 15

l'accident : « Nous avons établi ce qu’est l’accident, quelle est la cause qui le produit, et aussi qu’il n’y a pas de science de l’accident. 3 » Le Stagirite définit ainsi l'accident : « les autres êtres, au contraire, ne sont ni nécessairement ni toujours, mais seulement le plus souvent. C’est là le principe, c’est là la cause de l’être par accident, car tout ce qui n’est ni toujours, ni le plus souvent, nous disons que c’est par accident.4 » En n'étant ni nécessaire ni habituel, l'accident reste inintelligible, et aucune notion ne peut être formée qui en rende compte dans quelque science que ce soit : « Puis donc que nous parlons des différentes acceptions de l'Être, nous devons faire remarquer d'abord que l'être par accident n'est jamais objet de spéculation. Ce qui le montre bien, c'est qu'aucune science, ni pratique, ni poétique, ni théorétique, ne s'en préoccupe. » Du hasard, rien ne peut être su et rien ne peut être dit, si ce n’est qu’il est et qu’il est par accident, c'est-à-dire qu’il est sans cause réversible. Mais la cause qui fait défaut au hasard est avant tout la cause finale. Chez Aristote, le hasard est l’être qui ne répond à aucune finalité. Avant d’aller plus loin, et pour éviter certaines confusions, il faut se poser la question de savoir s’il est légitime d’assimiler le hasard – comme rencontre de deux chaînes causales indépendantes – à ce qui n'est ni toujours ni souvent. Il est possible que le hasard aristotélicien et le hasard moderne diffèrent en ce que le fortuit moderne ne se caractérise pas essentiellement par sa rareté, mais avant tout par son imprévisibilité et son irréductible inintelligibilité, lesquelles caractéristiques importent plus que la fréquence avec laquelle il faut s’incliner devant l’évidence du hasard. On y reviendra plus loin après avoir vu que le contingent du Grec est lié à une autre notion. 3 ARISTOTE, Métaphysique, E 2 1028 b 5. 4 Meta., E 2 1026 b 30.

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Le contingent est, pour Aristote, avant tout le corruptible : Pierre Aubenque écrit en effet que : « le propre du corruptible – tel homme, tel animal, telle institution – est de pouvoir n'être pas, ce qui est la forme la plus radicale de ce pouvoir-être-autrement qui définit précisément la contingence. Le corruptible est donc une espèce du contingent, peut-être même est-il le contingent par excellence, dans la mesure où tous les pouvoir-êtreautrement supposent comme leur fondement le pouvoirne-pas-être » 5 . Il faut toutefois distinguer le fait corruptible, et donc contingent, de la corruptibilité considérée comme telle : en effet, un discours sur la corruptibilité n'est pas impossible : « c'est précisément parce qu'elle n'est pas corruptible que la corruptibilité est elle-même objet de science.6 » S'il n'y a pas de science de l'accident, c'est donc principalement parce qu'il est contingent, c'est-à-dire sans nécessité propre. La science aristotélicienne est en effet réservée au nécessaire : « L’objet de la science au sens propre est quelque chose qui ne peut être autre qu’il n’est.7 » Il en résulte que le Stagirite distingue l'opinion et la science : « La science et son objet diffèrent de l’opinion et de son objet, en ce que la science est universelle et procède par des propositions nécessaires et que le nécessaire ne peut être autrement qu’il est. 8 » Au contraire, l'opinion est « l'appréhension d'une prémisse immédiate et non nécessaire »9. Toutefois, il faut distinguer entre l'opinion qui peut porter sur du nécessaire dont la cause est ignorée et un 5 P. AUBENQUE, Le problème de l'être chez Aristote, p. 326. 6 Ibid. 7 ARISTOTE, Sec. Analyt., I,2,71 b 15/8 ; de même, « connaître ce qu’est une chose revient à connaître pourquoi elle est », Sec. Analyt. II, 2, 90 a 30/166. 8 Sec. Analyt., 33 88b 30/154. 9 Ibid.

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discours qui porte sur le contingent reconnu comme tel : affirmer qu'il n'y a rien à dire à propos du contingent n'est pas une opinion, mais une vérité nécessaire qui tient à la nature même du hasard ou du corruptible. Il est donc utile, comme le fait Pierre Aubenque, de distinguer la contingence proprement dite de l'ignorance des causes d'un fait : « le contingent n'est pas un nécessaire qu'on ignore, il est des choses dont aucune science ne pourra faire qu'elles ne puissent être autrement. 10 » La contingence est une fatalité, mais le discours sur la finalité n’est pas contingent. Dans la mesure où il n'y a pas de science du corruptible, mais une science de la corruptibilité, et dans la mesure où, chez Aristote, la corruptibilité est liée à la matière et au mouvement, la question se pose de savoir si cette science de la corruptibilité n'est pas la physique ellemême. Pierre Aubenque soulève le problème en ces termes : « Il y aurait donc une nécessité de la corruption et des formes dérivées du mouvement – transport, altération, accroissement – qui ferait du corruptible et du mouvant un objet possible de science. Cette remarque pourrait évidemment fournir une nouvelle issue et justifier notamment une physique comme science des êtres corruptibles et en mouvement. Aristote ne s'interdira pas tout à fait cette solution, hors de laquelle le monde naturel serait voué à l'incohérence.11 » Le corruptible est donc profondément problématique, et cela pour deux raisons au moins. Le premier problème est relatif à la notion même de contingence : un fait contingent pouvant être ou ne pas être, ou encore être autrement qu'il n'est, ne nous manifeste jamais sa nécessité, mais bien sa présence inquiétante car, face à lui, nous sommes moins dans l'ignorance de sa nécessité que 10 P. AUBENQUE, Le problème de l'être chez Aristote, p. 325. 11 Op. cit., p. 327.

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dans la certitude qu'il n'en a aucune et que, néanmoins, il est là, de manière inexplicablement nécessaire, mais nécessairement inexplicable : inexplicablement nécessaire, car le contingent existe incontestablement tel qu’il est, mais nécessairement inexplicable, parce qu'il est nécessairement sans cause : en effet, il n'y a ni cause de tel fait contingent ni cause de la contingence en tant que telle – « Il n'y a donc pas non plus de cause déterminée de l'accident, il n'y a qu'une cause fortuite, autrement dite indéterminée. 12 » Or, savoir, c'est connaître la cause : « Nous estimons posséder la science d’une chose d’une manière absolue et non pas à la façon des sophistes, d’une manière purement accidentelle, quand nous croyons que nous connaissons la cause par laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est celle d’une chose et qu’en outre, il n’est pas possible que la chose soit autre qu’elle n’est. 13» Précisément parce qu'il est sans cause propre, le contingent interdit toute élucidation logique de son existence. Logique et causalité sont réciproquement liées. Il n'y a pas de cause universellement déterminante de l'accident. Comme le souligne Franz Brentano, « aucun être par accident n'est antérieur aux étants en soi »14. Plus grave peut-être est le fait que, se retournant vers l'universel, nous ne trouvons aucune explication de l'accident : « Mais le grand mérite de l’universel, c’est qu’il fait connaître la cause. 15 » Or, c'est de façon universelle qu’il n'y a pas de causalité spécifique de l'accident. Brentano écrit en effet qu’« une cause véritable est refusée à l'être par accident »16 . Brentano fonde son 12 Meta., D 1025 a 25. 13 Sec. Anal., I2,71 b 10. 14 BRENTANO, Aristote, les significations de l'être, pp. 26 et 30. 15 Sec. Analyt., I 31, 88 a5/148. 16 BRENTANO, op. cit. p. 30, voy. aussi A. MANSION, Introduction à la physique d'Aristote, p. 297.

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affirmation sur un texte de la Métaphysique où l’on peut lire ceci : « Tandis que les autres êtres sont les effets de leurs puissances productives, les accidents ne relèvent d'aucun art, ni d'aucune puissance déterminée, car de ce qui est ou devient par accident la cause aussi est accidentelle. Ainsi, étant donné que toutes les choses ne sont pas nécessaires et éternelles, ni dans leur être, ni dans leur devenir, mais que la plupart des choses rentrent seulement dans ce qui arrive le plus souvent, il en résulte nécessairement l'existence de l'être par accident : par exemple, ce n'est pas toujours, ni le plus souvent, que le Blanc est musicien, mais puisqu'il lui arrive de l'être quelquefois, il le sera par accident. Sinon, tout serait nécessaire. Conclusion : c'est la matière, laquelle est susceptible d'être autre qu'elle n'est le plus souvent, qui sera la cause de l'accident.17 » Or, de la matière il n'y a rien à connaître, et cela constitue la seconde difficulté concernant le contingent. Pour Aristote, l'accident est aussi lié à la matière et à la cause finale. Aristote posant la question de savoir « à quelle sorte de cause est lié l'accident. Est-ce la matière, ou la cause finale ou à la cause motrice ? 18 », précise plus loin que « de plus, tous les êtres qui sont engendrés, soit par la nature, soit par l'art, ont une matière, car chacun d'eux est capable à la fois d'être et de ne pas être, et cette possibilité, c'est la matière qui est en lui » 19 . Mais le Stagirite ajoute, quelques lignes plus bas, « la matière, enfin, est inconnaissable par soi. Or, la matière est ou sensible, ou intelligible : la matière sensible, c'est celle qui 17 Meta., E2 1027 a 5 ; nous donnons le texte de la métaphysique, cité par BRENTANO, en entier. On pourrait ajouter dans le même sens Phys., II 4 197 a 8 : la fortune « comme cause absolue, elle n'est cause de rien ». 18 Meta., E 3 1027 a 15. 19 Meta., Z 7 1032 a 20, cité par P. AUBENQUE, op. cit., p. 456, note 1.

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est, par exemple, de l'airain, du bois, ou toute matière susceptible de changement ; la matière intelligible est celle qui est présente dans les êtres sensibles, mais pris non en tant que sensibles, les êtres mathématiques, par exemple »20. On voit donc que le corruptible ne peut faire l'objet d'aucune science, parce qu'il est contingent, mais, en sens inverse, le contingent ne peut pas être connu précisément, parce qu'il est matériel et donc corruptible. Le rapport de l'accident à la cause finale accentue encore l'étrangeté du contingent : si le contingent est inintelligible ou illogique, c'est, à la fois, parce qu'il a une cause indéterminée et parce qu'il n'y a pas de cause en soi de la contingence, mais c'est également parce que l'accident est un fait sans finalité : « le cuisinier, tout en ne visant que le plaisir, peut bien préparer un mets utile à la santé, ce résultat n'en est pas moins étranger à l'art culinaire ; aussi disons-nous qu'il était accidentel : le cuisinier peut, en un sens, l'atteindre, mais ce n'est pas d'une manière absolue. Tandis que les autres êtres sont les effets de leurs puissances productives, les accidents ne relèvent d'aucun art, ni d'aucune puissance déterminée, car de ce qui est ou devient par accident, la cause aussi est accidentelle.21 » Ainsi, l'accident « n'a, en quelque sorte, qu'une existence nominale » et il « est ainsi manifestement quelque chose de voisin du non-être »22. Pierre Aubenque commente ce passage en disant : « Lorsque j'attribue à l'homme le prédicat blanc, je lui attribue en fait le nom « blanc » et non pas la définition du blanc, et encore cette attribution nominale n'est-elle rendue possible que par la conjonction précisément accidentelle de l'homme et de la blancheur ». Ce qui permet de conclure que « la prédication cesse, et l'accident retourne au non20 Meta., Z 1036 a 10 21 Meta., E 1027 a 3. 22 Meta., 1026 b 14 et 20.

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être »23. S'il n'y a pas de science de l'accident, c'est donc parce qu'il ne répond à aucune finalité déterminante et absolue. Pour que les choses soient claires, en paraphrasant l’exemple du cuisinier, on pourrait dire que, si un maçon construit une maison, il peut se faire que son bâtiment soit également beau, mais sa beauté ne découle pas du but poursuivi par sa construction qui est d’ériger une maison d’habitation. Si le même maçon avait pour intention de bâtir un immeuble qui soit à la fois habitable et beau, il pourrait se faire aussi qu’il soit difficile à chauffer : mais ce dernier effet est, par rapport aux finalités qui ont causé la construction, contingent ou accidentel. Le contingent est donc frappé d’un double déficit : il est corruptible et il est sans finalité, c'est-à-dire sans cause intrinsèque – naturelle ou matérielle –, et sans cause extrinsèque – finale ou intentionnelle – qui justifient son existence. En ce sens, l’accident relève du non-être, non pas parce qu'il n’existe pas, mais parce qu’il est dépourvu de toute nécessité, de toute causalité spécifique avec pour conséquence qu’il n’y a rien à en dire si ce n’est qu’il est, mais qu’il aurait pu ne pas être, et c’est précisément cette possibilité qui fait qu’il est, d’une certaine façon, un non-être qui n’est reconnu que si on le nomme et le prédique d’un sujet qui lui donne une existence qu’il ne possède pas par lui-même ; si cette maison est belle, c’est d’abord parce qu'elle existe, d’une existence qui ne dépend pas de sa beauté. Toutefois, Alban Urbanas fait justement remarquer que l'assimilation de l'accident au non-être et à un simple nom est une position qu'il faut nuancer : « Quant aux définitions des qualités sensibles, elles se fondent sur des expériences immédiates et véridiques de celles-ci et ne peuvent nullement se concevoir comme nominales. Elles désignent des êtres particuliers d'une existence tout à fait 23 P. AUBENQUE, op. cit. p. 138.

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objective. Nous voyons donc que, au regard du statut objectif qu'il reconnaît au contingent sensible, il n'est pas cohérent pour Aristote de soutenir, sans réserve, que l'accident n'a qu'une existence nominale. » Il s'agit avant tout, pour Aristote, de contester toute valeur à la sophistique : « Si les sophistes sont coupables de traiter du non-être en traitant de l'accident, ce n'est pas en raison d'une négativité ontologique de l'accident, mais de la méthode fallacieuse qu'ils emploient dans l'étude de l'être. De ce point de vue, Aristote est en droit d'affirmer que la sophistique n'est qu'une discipline “apparente et sans réalité”. 24 » On devine ce qui oppose Aristote et les sophistes : pour le philosophe, l’accident existe ; ce n’est pas rien, mais il n’y a rien d’autre à en dire, et c’est en ce sens que l’accident ne peut être objet de science ; le sophiste, au contraire, en dit trop, car il déduit de l’inexplicabilité de l’accident son inexistence : parce qu'il n’a rien à en dire, il ajoute cependant « ce n’est rien ». Or l’accident est quelque chose. Il peut être ressenti, constaté, et même nommé lorsqu’il est relié au sujet qui le subit : si telle maison est belle, c’est un fait qui peut perdurer autant que la maison existe, bien qu’on ne sache ni pourquoi elle est belle ni en quoi consiste sa beauté ou la beauté en soi. L'accident est donc bien, pour Aristote, ce que nous appellerions aujourd'hui un pur fait, du moins en ce qui concerne un des points essentiels qui nous occupent ici, à savoir qu'il n'y a rien à en dire, sauf qu’il s’est produit. Toutefois, s'il n'y a pas de science de l'accident et si ce dernier relève du non-être, c'est aussi parce que le contingent se distingue du nécessaire par sa rareté. Dans sa Physique, Aristote définit l'accident en fonction de son caractère exceptionnel : « D'abord, on reconnaîtra que l'expérience montre des faits qui se 24 A. URBANAS, La notion d’accident chez Aristote, p. 153-4, voy. aussi Fr. BRENTANO, Aristote et les significations de l'être, p. 31.

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produisent toujours de même, et des faits qui se produisent fréquemment ; or, il est évident que la fortune n'est dite la cause ni des uns ni des autres et que les effets de la fortune ne sont ni parmi les faits nécessaires et constants, ni parmi les faits qui se produisent la plupart du temps.25 » Mais, dans le même ouvrage, le Stagirite distingue aussi le hasard et la fortune – tous deux aussi rares l’un que l’autre – par rapport à la finalité : « La fortune et le hasard sont des causes par accident, pour des choses susceptibles de ne se produire ni absolument ni fréquemment, et en outre susceptibles d'être produites en vue d'une fin. 26 » C’est dans leur rapport à la finalité que le hasard (automaton27) et la fortune (tukè) se distinguent : « Mais ils diffèrent en ce que le hasard a plus d'extension ; en effet, tout effet de fortune est de hasard, mais tout fait de hasard n'est pas de fortune.28 » La différence réside aussi en ce que la fortune concerne surtout l'activité pratique, alors que le hasard concerne les êtres inanimés et les animaux. Toutefois, comme on va le voir, cette distinction entre le hasard et la fortune est apparue à certains exégètes comme plus formelle que réelle. En effet, ces experts donnent à penser que le hasard et la fortune ont en commun de contrevenir à la finalité de la science. Aristote 25 Phys, II 196 b 10. 26 Phys, II 197 a 32. 27 A. MANSION observe, Introduction à la physique d'Aristote, p. 299, « […] la similitude des mots qui en grec désignent le hasard et la spontanéité. Il est à remarquer d'ailleurs que le mot hasard lui-même n'est qu'une traduction approximative de automaton. » C'est justement cette spontanéité qui perturbe la finalité naturelle et qui conduit à la formation de monstres, « ces phénomènes exceptionnels qui dans le monde physique vont à l'encontre de la finalité : Aristote n'en cite point qu'il attribue explicitement au hasard, mais l'explication qu'il donne des cas de monstruosités nous force à regarder celles-ci comme des productions dues au hasard, entendu au sens large. » 28 Phys., II 197b 36.

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est convaincu que, le plus souvent, tout a une cause, que cette cause peut être connue, et que la connaissance de celle-ci est la condition nécessaire et suffisante de la formation d’une vraie science, comme la physique. Il pourrait y avoir, dans la philosophie du Stagirite, une hypothèse discrète selon laquelle, l’ordre des causes est premier et déterminant ; or, comme il est admis que l’accident est rare, il ne met pas en péril la connaissance par les causes : le hasard est certes anormal, mais, parce qu'il est peu fréquent, le principe de causalité demeure légitime parce que, le plus souvent, tout ce qui existe a une cause : ce dont il n’y a pas de science n’a pas une importance suffisante pour réfuter ce dont il y a une science. On devine alors que la caractéristique essentielle du hasard, dont Aristote ne nie pas l’existence, c’est sa rareté et son irréversibilité : parce qu'ils sont peu fréquents en comparaison des faits qui ont une cause et parce qu'ils ne se reproduisent jamais identiquement, ni le hasard ni la fortune ne menacent l’ordre du monde et la science qui le décrit : ils apparaissent comme des accidents insignifiants – au statut proche du non-être – qui ne contrecarrent pas la finalité des sciences qui est de connaître ce qui est immuable. Mais il reste que, si le hasard et la fortune étaient fréquents, cette finalité serait vaine. C’est donc bien la finalité de la science qui tient la contingence en respect. En effet, Aristote assimile en quelque sorte le hasard à la fortune, car c'est elle qui est définie, comme l'observe Octave Hamelin : « La fortune est une cause par accident survenant dans les choses qui, étant en vue d'une fin, relèvent en outre du choix » 29 . Commentant cette

29 O. HAMELIN, Le système d'Aristote, p. 278 : « Or, au lieu de définir le hasard, c'est la fortune qu'il définit ; mais on voit que peu importe et que la fortune, si elle surajoute à ceux du hasard un

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distinction, Thomas d’Aquin rapproche, lui aussi, l'accident sensu stricto et la fortune : « Le hasard, selon Aristote, est une cause qui agit en-dehors de notre intention. Aussi les choses accidentelles, absolument parlant, ne sont ni intentionnelles ni volontaires.30 » Le hasard apparaît donc comme un fait brut qui vient rompre un ordre habituel dont il se distingue parce qu’il est à la fois exceptionnel et que, au milieu des événements qu’il bouleverse, on ne trouve aucune cause qui justifie sa survenance. Par contre la fortune, bonne ou mauvaise, suppose une cause intentionnelle à laquelle elle s’ajoute et dont elle dépend fortuitement : sans l’intention du maçon de construire sa maison, jamais celle-ci n’aurait pu être belle, bien que sa beauté ne découle pas de la volonté du constructeur ; c’est bien en cela « que tout effet de fortune est de hasard, mais tout fait de hasard n'est pas de fortune ». C’est par chance que la maison du maçon est belle, mais si un météorite la détruit, c’est par hasard : la brutalité du hasard est plus pure que celle de la fortune, et sa contingence plus radicale et plus indiscutable. On a annoncé plus haut que la notion de hasard selon Aristote et celle des modernes, dont Cournot, pourraient différer radicalement. Un texte de Hamelin incite à le croire. L’auteur décrit les deux conditions qui font qu'un événement peut être dit fortuit : « D'abord il faut que ce qui sera un fait de hasard soit en principe susceptible d'être une fin, soit de l'homme, soit de la nature : tel le fait de rencontrer un débiteur sur la place publique, comme dit la physique, ou de trouver un trésor, comme dit la métaphysique (A, 30), second exemple qui est devenu classique et se retrouve jusque chez Cournot. Il faut ensuite que ce fait susceptible d'être une fin soit pourtant caractère propre, doit contenir tous les éléments constitutifs du hasard. » 30 Somme théologique, II Q 64, a 8.

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arrivé sans avoir été effectivement pris pour fin. Déterminé par des causes à tout autre égard, il n'en a pourtant pas en tant qu'il est susceptible d'être une fin. Capable de relever d'une activité téléologique, il n'a pourtant été produit par aucune activité téléologique, ou du moins par aucune activité qui ait été téléologique en tant qu'elle l'a produit.31 » Le hasard heurte la raison, parce qu'il est contingent : « dire que la fortune est quelque chose de contraire à la raison est correct – car la raison est du domaine des choses qui sont toujours ou la plupart du temps, la fortune de celles qui font exception. 32 » Le hasard heurte d’autant plus la raison qu'il ne répond à aucune finalité : « la fortune paraît être du domaine de l'indéterminé et impénétrable à l'homme et on peut émettre l'opinion qu'il n'y a pas de faits de fortune.33 » Le fait que Hamelin se réfère lui aussi à Cournot suggère que, entre le hasard comme « interférence de séries causales indépendantes » et le hasard comme acte sans finalité, il n'y aurait guère de différence. Toutefois, on doit observer que la rencontre fortuite de deux chaînes de causes n'a nul besoin de l'idée de finalité pour être fortuite, comme le montre cet exemple emprunté à Cournot : « Quand un homme extrait, les yeux bandés, des boules d'une urne qui renferme autant de boules blanches que de noires, l'extraction d'une boule blanche n'a rien de rare ni de surprenant, pas plus que l'extraction d'une boule noire ; et pourtant, l'un et l'autre événement doivent être considérés comme des résultats du hasard, parce qu'il n'y a manifestement aucune liaison entre les causes qui font

31 O. HAMELIN, op. cit., p. 278. 32 Phys., 197 a 18. 33 Phys., 197 a 8.

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tomber sur telle ou telle boule les mains de l'opérateur et la couleur de ces boules.34 » Lorsque Hamelin observe très justement qu'Aristote définit le hasard par la fortune, Piaget semble faire l'inverse : le hasard absorbe la fortune ou, pour le dire autrement, l'irréversibilité de l'événement se substitue à son a-finalité : c'est parce que l'événement ne pourra ni être expliqué par une cause antécédente ni être répété systématiquement qu'il est fortuit. C'est bien le même genre d'événement qu'Aristote et Piaget décrivent, dans la mesure où, dans les deux cas, il s'agit d'un accident incompréhensible. Mais, dans un cas, l'accident est incompréhensible et donc imprévisible – sans cause et sans finalité – alors que, pour Aristote, il est inexplicable parce qu'il est incompréhensible et il est incompréhensible parce qu'il ne correspond à aucune fin, parce qu'il n'obéit à aucune cause spécifique et parce que l'accident est lié à la matière, dont il n'y a rien à dire. Ou, pour le dire autrement, on devine que pour Aristote, le hasard déçoit une attente de causalité intelligible – finale ou efficiente – parce que celle-ci est la plus fréquente, tandis que pour Cournot et Piaget, le hasard est inintelligible en ce que lui aussi rompt l’habitude des relations réversibles, mais sans pour autant lui attribuer la rareté par rapport à un ordre naturel des choses qui devrait être le plus souvent logique. Jean Piaget n'indique nullement que le hasard contredit une finalité naturelle. En effet, la notion probabiliste du hasard fait l'économie de la notion de finalité. Jean de la Harpe, en commentant l'idée de hasard chez Cournot – notion à laquelle se réfère Jean Piaget – indique justement : « Le hasard peut bien consister dans l'absence de finalité, mais il conviendrait d'ajouter : là où on s'attendait préalablement à la trouver. Autrement dit, cette 34 COURNOT, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, p. 40.

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raison peut être de divers ordres : elle peut consister en une relation permanente parmi d'autres variables, ou bien en un rapport mathématique comme dans les lois naturelles, ou enfin dans une relation de finalité. Or, le hasard, c'est d'abord le défaut de raison ; ce n'est que subsidiairement le défaut de finalité, si cette raison ne peut être qu'une relation de finalité.35 » Pour Piaget, « l'idée de hasard n'est pas comprise tant qu'il n'y a pas d'opérations réversibles, par opposition auxquelles pourrait être construite la notion de séquences à interférences imprévisibles.36 » En effet, le psychologue observe qu'il « est spécialement intéressant pour l'épistémologie physique de constater que l'idée de hasard, elle aussi, ne se construit spontanément qu'en référence avec des cadres 1ogicomathématiques alors qu'un examen superficiel de comportement pourrait faire croire qu'elle s'impose par simple effet cumulatif de l'expérience ». L'auteur se livre donc à une série d'expériences dont le but est de montrer qu'un enfant commence toujours par anticiper la récurrence des événements et qu'il n'accepte l'irréversibilité d'un fait qu'au moment où il est muni des structures logico-mathématiques lui permettant de concevoir la probabilité d'un fait au lieu d'attendre son occurrence nécessaire : « Or, l'intérêt de la genèse de l'idée de hasard est que, au niveau où l'enfant n'a pas encore atteint la réversibilité opératoire (absence de conservations, etc.), il n'est point apte à construire la notion du fortuit, faute précisément de référence à l'opération réversible, qui permet de dissocier dans le réel ce qui est déductible et ce qui résiste à la déduction en raison de mélanges ou d'interférences diverses. » 35 J. DE LA HARPE, De l'ordre et du hasard, le réalisme critique d'Antoine Cournot, p. 259. 36 J. PIAGET, déjà cité.

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Il faut en effet remarquer que l'interférence de séries indépendantes de causes est une interférence de causes qui s'enchaînent entre elles de façon nécessaire37. Ce qui est incompréhensible, c'est le croisement des deux séries de causes : il n'existe pas une cause antécédente qui justifie la rencontre des deux enchaînements causaux et la cause de la rencontre ne se trouve dans aucune des deux séries. De même, la notion d'interférence fortuite fait l'économie de la corruptibilité comme celle de la contingence : ce n'est ni la matière dont sont composés les éléments qui se rencontrent ni le fait d'être rare qui constituent la caractéristique du hasard. De plus, l'irréversibilité d'un accident n'implique nullement que des accidents similaires ne puissent pas se reproduire de la même manière ou de façon fréquente 38 . Pour Piaget, ce n'est pas la rareté qui fait le hasard, mais une double inconséquence : il est, premièrement, impossible d'en prévoir les séquences à coup sûr et de répéter systématiquement l'événement, mais, de plus, il est également impossible de pouvoir retrouver la situation qui précédait l'événement fortuit, de « revenir en arrière » : tout accident est un événement définitif, irrémédiable, et donc, on y reviendra, tragique. 37 A. BARREAU, « Sur l'interprétation du hasard », in Encyclopédie philosophique universelle, p. 1122 : « quand on dit qu'une suite de nombres se présente au hasard, cela ne veut pas dire que cette suite ne soit pas nécessaire (les mathématiciens ont montré depuis que l'engendrement d'une suite aléatoire répond à un algorithme particulièrement compliqué) ; cela veut dire seulement, comme Cournot le remarque après Lambert, que les formules mathématiques qui expriment, par exemple, avec une approximation indéfinie la détermination du rapport de la circonférence au diamètre sont “indépendantes de la construction de notre arithmétique décimale”. » 38 Ibid., « le calcul des chances permet de déterminer les lois du hasard (une pièce de monnaie non biaisée, lancée en l'air, retombera un nombre presque égal de fois sur pile et face, pourvu que les épreuves soient assez nombreuses).... »

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Si l'on compare les éléments de l'accident pour Aristote et pour Piaget, si l'on oppose, en d'autres termes, une notion ontologique de l'accident à sa genèse psychologique, bien des éléments de leur doctrine semblent comparables. En éliminant des aspects de l'accident comme la corruptibilité de la matière ou la finalité qui sont trop spécifiques à Aristote, il faut remarquer que l'absence de causes spécifiques de l'accident, l'impossibilité de comprendre le fait même de l'accident, la priorité du nécessaire et l'antériorité des structures logiques pour repérer le fait accidentel se retrouvent dans les conceptions du hasard chez Aristote et chez Piaget. Dans les deux cas, c'est la connaissance ou l’attente du nécessaire qui permet de conclure à l'existence d'un cas fortuit et, dans les deux cas, de l'accident il n'y a rien à dire, si ce n’est qu’il s’est produit automatiquement ; dans les deux cas, il n'y a pas de causes propres qui puissent rendre compte du hasard. Autrement dit, Piaget vérifie empiriquement ce qu'Aristote avait vu, à savoir que la connaissance du nécessaire précède et conditionne la reconnaissance du fortuit, tout comme elle empêche que soit déployé un discours cohérent au sujet de l'accident, puisqu'il n'a pas de cause et que la science est science de la cause : tout discours sur le hasard relève de l'opinion, car « l'opinion est instable telle est la nature que nous avions reconnue à son objet »39. Il reste cependant que la notion d'accident chez Aristote n'est pas assimilable à la notion de hasard chez Piaget : le hasard moderne n'est pas le hasard antique, il n'est plus contingent, et cela, parce que le nécessaire qui sert de révélateur au hasard n'est plus le même. Ce qui caractérise la contingence aristotélicienne, c'est le fait, pour un étant, de ne pas être nécessaire, et c'est parce qu'il n'est pas nécessaire qu'il n'y a pas de science de l'accident – « la 39 Sec. Anal., I 33 89 a 5.

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science est universelle et procède par des propositions nécessaires, et le nécessaire ne peut être autrement qu’il est. 40 » Mais en plus, l'accident est une notion qui est relative à l'ordre de la nature, ordre éternel troublé par l'accident : Augustin Mansion note en effet que « ce qui intéresse Aristote, c'est l'ordre qui se traduit par une récurrence constante des mêmes phénomènes et qui donne ainsi à l'organisation du monde la stabilité grâce à laquelle il persiste dans l'être qui est son bien. 41 » Dans cette perspective, le hasard et les phénomènes étranges sont avant tout des accidents ou des erreurs de la nature, erreurs qui, au regard de la régularité des mouvements immuables des cieux et des phénomènes généraux, sont insignifiantes ; Aristote les néglige donc42. Or, dans le texte de Piaget qui nous occupe, le hasard n'est pas conçu comme un accident rare et inhabituel de la nature, mais comme un événement que le sujet ne peut pas ne pas rencontrer. Le hasard, qui était objectivement contingent, devient subjectivement nécessaire. Jean Piaget n'a en effet jamais dit que le hasard n'était pas nécessaire, il se contente de dire qu'il est imprévisible et irréversible, et que son irréversibilité est patente dès qu'un enfant est en mesure de manipuler les structures logico-mathématiques. En d'autres termes, la possession par un enfant de structures logiques le conduit inexorablement à admettre qu'il y a du 40 Sec. Analyt. 33 88b 30/154, déjà cité. 41 A. MANSION, op. cit., p. 323. 42 Ibid., p. 331 : « Et on comprend, d'autre part, l'indifférence que montre Aristote pour les événements dont la rareté ou l'étrangeté interdit d'en faire une étude scientifique analogue, alors qu'il admet qu'ils sont liés de façon nécessaire à leurs causes. Comme ces causes ne sont pas déterminables, il néglige les faits qui en dépendent, sans même se donner la peine de distinguer avec précision dans quelle mesure la contingence, qui affecte ici la connaissance, affecte aussi l'ordre réel. »

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hasard, de l'aléatoire et de l'irréversible : « Une fois élaborée une telle notion (la notion de séquences à interférences imprévisibles) sous une forme initialement négative, l'opération assimile en retour le hasard, sous la forme d'un calcul des cas possibles considérés en leur ensemble. Ce calcul, d'abord simplement additif puis (dès onze à douze ans) combinatoire, conduit alors aux notions de probabilité : distributions, mise en relation des cas favorables et des cas possibles, etc. » On serait tenté de dire que Piaget démontre empiriquement que l'âge de raison commence, pour un enfant, dès qu'il renonce à croire que tout est prévisible, ou que tout est rationnel... Il faut cependant souligner que, pour Aristote comme pour Piaget, il n'y a rien à dire de tel fait contingent pris en soi et isolément, mais les expérimentations de Piaget supposent que, pour soi, compte tenu des structures logico-mathématiques, le caractère irréversible de certaines situations apparaît nécessairement : la contingence de l'accident est une expérience psychologique prévisible, et c'est précisément l'inéluctabilité de la reconnaissance du hasard que Piaget met au jour. Autrement dit, ce que Piaget suppose, c'est que le hasard n'a rien de rare, mais qu'au contraire il est fréquent. C'est précisément la fréquence des séquences aléatoires qui rend possible une expérimentation : en effet, pour qu'elle soit probante, l'expérimentation suppose, par définition, la répétition de certains faits qui provoqueront chez un enfant de onze ans toujours les mêmes conclusions : il y a du fortuit. Piaget ajoute que cette rencontre avec le hasard conduira à « une structuration du réel, complétant les structurations causales élémentaires décrites précédemment et fournissant le point de départ d'explications probabilistes dans les domaines où les séries

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causales interfèrent sans déduction possible des mélanges en leur détail ». Le point de vue sur l'aléatoire n'est donc plus du tout le même : autant le fortuit était refoulé du côté du non-être par Aristote, autant le rapport au hasard devient-il constitutif du monde de l'enfant, au point d'être « un point de départ d'explications probabilistes ». Du non-être pour Aristote, le hasard devient probabilité pour Piaget, ce qui permet d'éviter l'autre écueil qui le menace, à savoir le non-sens, car l'accident, en étant compris comme un événement irréversible sans pour autant être rare, répond génétiquement à des structures mentales dont on est en droit de penser qu'elles-mêmes n'ont peut-être rien d'éternel 43 : d'un monde où le vrai était l'universel à un monde où le vrai ressortit sans doute à l'idéal de la Mathesis universalis et des formes structurelles a priori, ce serait paradoxalement la notion de hasard qui s'en trouverait valorisée, car une probabilité est sans doute moins insignifiante que le non-être dans la mesure où elle permet d'évaluer les chances qu’un fait se reproduise, même si la raison nous a convaincus que toute probabilité conserve une part d’incertitude. Ce n'est donc plus la contingence intrinsèque du fortuit qui caractérise l'accident, ce sont les limites de la pensée 43 J. PIAGET, op. cit., p. 150 : « Il n'existe, en effet, point de genèse sans structures, car toute genèse consiste en la transformation progressive d'une structure antérieure sous l'influence de situations nouvelles, et toute genèse aboutit à la construction d'une nouvelle structure du fait que toute genèse, même si elle débute et se déroule sous le signe de déséquilibres partiels, consiste tôt ou tard en un rétablissement d'une nouvelle forme d'équilibre correspondant à cette nouvelle structure. » « La question est donc d'établir si la raison évolue sans raison ou si la raison de la constitution d'une nouvelle structure comporte par ailleurs la nécessité d'une intégration des structures précédentes. », p. 114 ; voy. aussi G. BACHELARD : « la conscience de la rationalité s'éduque dans le changement même des systèmes de rationalité ! », Le matérialisme rationnel, p. 24.

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logico-mathématique qui confirment celles du sujet face à l'aléatoire, et la relative liberté qu'il lui offre. Le hasard est devenu, dans les expérimentations de Piaget, un événement nécessaire, non pas en soi, mais pour soi, car les limites de l'anticipation que permettent les structures logico-mathématiques apparaîtront nécessairement : le hasard devient donc une expérience inévitable et le contingent un avatar psychologique parfaitement normal qui, considéré de façon expérimentale, permet de préciser quelles sont les structures mentales qui régissent l'aperception du réel : si la raison permet de repérer le hasard, le hasard permet à rebours de préciser quelles sont les limites de l’intellect. Sauf à imaginer un entendement humain infini, la reconnaissance du hasard est une expérience nécessaire de la raison. C'est Cournot qui a vu que le hasard est sans doute invincible, car un entendement infini n'est pas un entendement pour qui rien n'est fortuit, comme s’il pouvait concevoir toutes les articulations causales qui forment le réel, mais un entendement qui discerne à coup sûr le fortuit du nécessaire : « Il n'est donc pas exact de dire, avec Hume, que “le hasard n'est que l'ignorance où nous sommes des véritables causes” ou, avec Laplace, que “la probabilité est relative en partie à nos connaissances, en partie à notre ignorance” : de sorte que, pour une intelligence infinie qui saurait démêler toutes les causes et en suivre tous les effets, la science des probabilités mathématiques s'évanouirait, faute d'objet. Sans doute le mot de hasard n'indique pas une cause substantielle, mais une idée : cette idée est celle de la combinaison entre plusieurs systèmes de causes ou de faits qui se développent chacun dans sa série propre, indépendamment les uns des autres. Une intelligence supérieure à l'homme ne différerait de l'homme à cet égard qu'en ce qu'elle se tromperait moins souvent que lui, ou même, si l'on veut, 35

ne se tromperait jamais dans l'usage de cette donnée de la raison. Elle ne serait pas exposée à regarder comme indépendantes des séries qui s'influencent réellement, ou, par contre, à se figurer des liens de solidarité entre des causes réellement indépendantes. Elle ferait avec une plus grande sûreté, ou même avec une exactitude rigoureuse, la part qui revient au hasard dans le développement successif des phénomènes. Elle serait capable d'assigner a priori les résultats du concours de causes indépendantes dans des cas où nous sommes obligés de recourir à l'expérience à cause de l'imperfection de nos théories et de nos instruments scientifiques. 44 » Ce n'est plus tant le fait que le logos s'exténue devant le contingent qui compte pour la pensée moderne, mais c'est le fait que la raison est vouée à rencontrer le hasard par la nécessité même des relations a priori essentiellement limitées qui constituent tout intellect humain ou divin, si un tel entendement existe. Il reste à préciser ce qui m’a surpris dans texte de Piaget : s'il n'y a pas de science de l'accident, il y a peutêtre une science qui se nourrit de la contingence, une science pour laquelle chaque expérience est avant tout une mise à l'épreuve des principes rationnels : la rationalité semble ainsi mesurer ses limites et trouver dans la contingence de quoi se remettre en question ou modifier l'ordre de ses règles. Gaston Bachelard disait justement qu'un axiome n'avait rien d'absolu : « L'axiomatique – formation essentiellement factice – nous place devant une organisation de deuxième position. On axiomatise ce que déjà l'on connaît. On axiomatise pour bien administrer la rigueur de la connaissance. L'axiomatique est une reprise, jamais un vrai départ » 45 . Le réel – et sa forme la plus ordinaire, le possible – reste bien l'autre exigence du

44 COURNOT, Essai sur les fondements..., p. 4. 45 G. BACHELARD, Le rationalisme appliqué, p. 28

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savoir qui ne peut se réduire au déploiement infini de formes logiques. Le réel est invincible et c'est lui qui donne toute la mesure du savoir, et non le savoir qui impose ses normes au réel : ou bien la raison découvre la cause d'un fait, ou bien c'est la contingence qui nous met au défi de reconsidérer nos principes. Dans cette perspective, le contingent et le « pouvoir être autre » sont sans doute plus proches de l'être que du non-être, et seraient ainsi plus nécessaires, en soi comme pour nous, que le « toujours et plus fréquent ». « Tout ce qui arrive est hypothétiquement nécessaire ; c'est là un principe qui soumet le changement dans le monde à une loi, c'est-à-dire à une règle de l'existence nécessaire sans laquelle il n'y aurait pas même de nature 46 », écrivait Kant. C'est peut-être, au contraire, l'éventualité que le contingent favorise le déploiement d'une science de l'être en tant qu'être de telle sorte que la vraie science ne soit plus celle de la régularité, ni celle de la récurrence du même, ni celle des hypothèses certifiées par des principes, mais au contraire celle des faits imprévisibles, car ce sont eux qui se donnent à voir, souvent à craindre, parfois à espérer, et qui déterminent le destin de l’être humain.

46 KANT, Critique de la raison pure, p. 960.

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L’acquiescement au hasard « J’affirme la nécessité fatale de toutes choses et de toutes actions. » SPINOZA, Lettre LXXV à Oldenburg

Avec la révolution copernicienne et le triomphe de la rationalité mathématique – la mathesis universalis –, – on entre dans une ère déterministe caractérisée par la révocation de la cause finale dont la validité heuristique est devenue dérisoire par rapport à celle de la cause efficiente. C’est ainsi que Descartes peut écrire : « Tout ce que vous dites ensuite pour la cause finale doit être rapporté à la cause efficiente ; ainsi, de cet usage admirable de chaque partie dans les plantes et dans les animaux, etc., il est juste d’admirer la main de Dieu qui les a faites, et de connaître et glorifier l’ouvrier par l’inspection de ses ouvrages, mais non pas de deviner pour quelle fin il a créé toutes choses.47 » Avec Spinoza et avec Nietzsche, le triomphe de la rationalité déterministe est une victoire équivoque qui se retourne contre la raison elle-même en ceci que, si tout ce qui existe est déterminé par une causalité efficiente infinie – sans but ni fin –, la raison elle-même et l'homme 47 R. DESCARTES, Méditations métaphysiques. Réponses aux cinquièmes objections, p. 821. 39

ne peuvent se soustraire au déterminisme de la nature (comme du reste, à celui de la culture ) ; il s’ensuit que, pour eux, la raison ne peut rationnellement conforter l'homme dans son illusion d’être doté d’une subjectivité transcendantale et inconditionnée assurant l’autonomie de ses facultés de juger. Le rationaliste intègre doit prendre conscience de sa puissance autant que de son impuissance, avec pour conséquence qu’il fait face à la contingence de l’être humain lui-même dont l’existence n’a de justification qu’imaginaire : rationnellement, il devient nécessaire d’acquiescer à la fatalité du hasard ; c’est ce que vont faire Spinoza et Nietzsche. L’acquiescement intellectuel au contingent chez Spinoza Contrairement à Aristote pour qui il y a du contingent dans la nature, Spinoza pense au contraire que rien ne se produit par hasard, que rien n’aurait pu ne pas être ou être autre qu’il n’est. Avec Spinoza, on se trouve face à un univers déterministe, un monde dans lequel tout est nécessaire sans être subordonné à aucune causalité finale ou intentionnelle dans la mesure où ce monde n’a pas été voulu et créé par un Dieu souverain et transcendant ; tout ce qui est existe par la seule puissance de Dieu ou de la nature, puisque ces termes sont, chez Spinoza, synonymes : « La Nature n’agit pas pour une fin ; cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature agit avec la même nécessité qu’il existe.48 » Dieu, la nature,

48 Préface de l'Éthique 4. On cite ce texte bien connu de l’Appendice de l’Éthique, 1 : « J'ai expliqué dans ce qui précède la nature de Dieu et ses propriétés, savoir : qu'il existe nécessairement ; qu'il est unique ; qu'il est et agit par la seule nécessité de sa nature ; qu'il est la cause libre de toutes choses et en quelle manière il l'est ; que tout est en Dieu et dépend de lui de telle sorte que rien ne peut ni être ni être conçu sans lui ; enfin que tout a été prédéterminé par Dieu, non certes par la

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l’Être infini, la substance causa sui et la puissance infinie ne sont qu’une seule et même réalité nécessaire en soi et dans laquelle tout obéit à une seule et unique nécessité. Pour ce qui nous occupe, l’inintelligibilité et l’irréversibilité de certains faits ne procèdent ni de la rencontre fortuite de deux chaînes causales indépendantes l’une de l’autre ni d’une impénétrable intention d’un Dieu qui rappellerait au commun des mortels son existence par des événements exceptionnels. La rareté, l’accident unique n’apportent pas la preuve qu’un fait est dû au hasard ni par rapport aux causes efficientes ni par rapport à la cause finale. Un fait rare n’est pas moins nécessaire que ceux qui sont plus fréquents. Et dans cet univers où tout a une cause, le croisement de deux lignes causes a lui aussi une cause qui le soustrait à la contingence, à savoir la puissance infinie de la nature. En effet, cette puissance ne serait ni infinie ni absolue si un fait quelconque pouvait être déterminé par une causalité différente de celle de la nature tout entière, car cela supposerait que le hasard pourrait rivaliser avec elle, ce qui est contraire à son infinitude. Le hasard et la contingence ne défient pas Dieu ou la nature : « Il n’est rien donné de contingent dans la nature, mais tout y est déterminé par la nécessité de la nature divine, à exister et à produire quelque effet d’une manière précise.49 » Mais il reste cependant que « pour nulle autre cause maintenant une chose n’est dite contingente, sinon eu égard à un manque de connaissance en nous »50. Le hasard découle de notre ignorance des causes nécessaires qui liberté de la volonté, autrement dit par un bon plaisir absolu, mais par la nature absolue de Dieu, c'est-à-dire sa puissance infinie. » 49 1, XXIX. 50 1, scolie 1, XXXIII. Voy. aussi SPINOZA, Pensées métaphysiques, I, chap. III, p. 256 : « La possibilité et la contingence ne sont rien que des défauts de notre entendement. »

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produisent un effet. Or, l’entendement de l’être humain est fini, avec pour conséquence qu’il ne peut connaître ce que sait l’entendement infini auquel il reste, par essence, incommensurable : « L'entendement de Dieu en tant qu'on le conçoit comme constituant l'essence divine diffère de notre entendement tant à l'égard de l'essence qu'à l'égard de l'existence et ne peut convenir en rien avec lui.51 » Il s’ensuit que l’être humain vit dans un monde qui lui semble sans cesse bouleversé par des événements dont la survenance est imputée au hasard, lesquels sont alors conçus comme des accidents, c'est-à-dire comme des faits qui n’auraient pas dû se produire. Cette présomption repose toutefois sur un préjugé selon lequel l’être humain, bien que naissant ignorant des causes, ne pourrait distinguer le nécessaire du contingent : ce présupposé est celui de la finalité en vertu de laquelle « la Nature ne fait rien en vain (c'est-à-dire rien qui ne soit pour l'usage des hommes) ». L’exemple donné par Spinoza est bien connu : « Si, par exemple, une pierre est tombée d'un toit sur la tête de quelqu'un et l'a tué, ils démontreront de la manière suivante que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n'est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (et en effet il y en a souvent un grand concours) ont-elles pu se trouver par chance réunies ?52 » On voit une séquence se dérouler comme suit : des faits semblent fortuits en ce que deux trajectoires causales, celle du promeneur et celle de la tuile, se rencontrent, mais ce croisement ne peut être contingent, car la nature ne fait rien en vain. C’est donc bien une certaine forme de causalité qui permet de repérer ce qui semble être dû au hasard. En effet, dans une réaction infantile, le contingent 51 1, scolie XVII : « Touchant la volonté, on procédera de même, comme chacun peut le voir aisément. » 52 Appendice 1.

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ne peut être accepté, car il met en péril la causalité finale qui attribue à tout événement une raison d’être qui préserve, chez l’être humain, le sentiment qu’il est apte à comprendre tout ce qui arrive. Et cette dilection pour l’explication des faits, dont témoigne une irrépressible suite de « pourquoi », aboutit à cette ultime raison qui justifie la chute de la pierre sur la tête d’un passant, à savoir « la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance ». Le déni de réalité chez Spinoza est le déni de la contingence et de l’inintelligibilité qu’elle implique, incompréhensibilité surmontée par la trompeuse intelligibilité du finalisme ; tout fait quelconque doit avoir une cause, parce que Dieu l’a voulu ainsi. Certes, la volonté de Dieu apparaît comme une cause mystérieuse, mais elle n’en est que plus convaincante, car elle ne fait que déplacer la justification de l’accident vers un être toutpuissant en qui le hasard trouve une explication ultime, absolument et indiscutablement nécessaire, bien que celleci échappe à l’être humain. L’ignorant peut croire qu’il existe au moins un être qui sait pourquoi les événements les plus imprévisibles se sont produits tels qu’ils sont advenus. La contingence semble donc virtuellement surmontée ; le hasard n’existe plus, car tout accident rare a une raison d’être qui n’est pas moins nécessaire pour être inaccessible à l’entendement humain. Elle gagne même en nécessité ce qu’elle perd en compréhension, car si la raison ou la cause d’un fait fortuit est la volonté même de Dieu, il n’en devient aussi inintelligiblement nécessaire que nécessairement inintelligible. L’imaginaire, ou la connaissance du premier genre, rend donc possible de combiner le mystère avec la nécessité et de surmonter l’humiliation du hasard qui impose à l’être humain de reconnaître son impuissance à le comprendre, à le prévoir et donc à le contrer. Or, cette doctrine finaliste et infantile

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falsifie le réel au point que « la Nature et les Dieux sont atteints du même délire que les hommes »53. L’antidote que Spinoza oppose à ce fantasme, dont les conséquences sont fatales à la liberté, est la raison et ses axiomes de la causalité efficiente et réversible, la seule qui exprime la vérité d’un fait54, à savoir : 1) « tout ce qui est, est ou bien en soi ou bien en autre chose » ; 2) « ce qui ne peut être conçu par le moyen d’une autre chose doit être conçu par soi » ; 3) « d’une cause déterminée suit nécessairement un effet et, au contraire, si nulle cause déterminée n’est donnée, il est impossible qu’un effet suive » ; 4) « la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe ». Dit autrement, toute chose existante a une cause ; l’absolu est cause de lui-même et le relatif est l’effet d’une cause autre ; toute cause engendre un effet et, sans cause, aucun effet n’est possible. De plus, l’intelligibilité d’un effet dépend de la cause qui l’a produit ; les axiomes 3 et 4 assurent donc le passage de la cause à l’effet et celui de l’effet à la cause : la connaissance par la cause est réversible. Il s’ensuit implicitement, mais la suite de l’Éthique le démontrera à suffisance, que le principe de causalité réversible et l’hypothèse qu’il existe une volonté divine sont antinomiques : si la volonté divine ne peut être conçue autrement que comme une volonté libre, un fait qui en résulte aurait pu ne pas être si Dieu ne l’avait pas voulu. La volonté est une cause contingente et irréversible. Or, la seule connaissance vraie est celle qui expose des causes nécessaires et la nécessité de leurs effets. Toute autre 53 Appendice 1. 54 « pour la question de savoir quelle idée d’une chose, parmi de nombreuses autres, permet de déduire toutes les propriétés d’un objet, je n’observe qu’un seul principe : cette idée ou définition doit exprimer la cause efficiente de l’objet », SPINOZA, Lettre LX à Tschirnaus.

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forme de connaissance relève d’hypothèses mystiques. En effet, l’intransigeance de Spinoza est telle que la connaissance par la cause est une connaissance par une cause qui existe et qui ne peut que précéder l’effet, ce qui exclut le recours à une cause finale vers laquelle tend l’effet qui n’existera pleinement qu’au moment où il l’aura rejointe. Chez Spinoza, le déficit de la causalité finale ne se trouve pas tant dans la cause elle-même, mais dans l’effet qui reste indéterminé tant qu’il n’a pas atteint sa fin. Or, les choses qui existent en réalité, sous nos yeux, sont déjà déterminées à exister telles qu’elles sont, et c’est de leur existence réelle, présente, et non de leur existence à venir, qu’il s’agit de rendre compte. Le réel, c’est le présent, le donné actuel – et non ce qui est en devenir vers une cause finale –, et c’est de cela dont il faut comprendre la nécessité, à savoir l’origine naturelle des choses, et non leur finalité. Telle est la tâche de la raison ou de la connaissance du deuxième genre qui, dans la deuxième partie de l’Éthique, conduit à admettre que l’être humain n’est pas une substance, qu’il est un mode fini de la nature et que la connaissance rationnelle est elle-même réduite aux notions communes. La puissance de la raison est de connaître les limites de la raison ; dans la mesure même où l’être humain est un mode fini de la nature, son intellect est luimême fini, c'est-à-dire qu’il n’est ni final – en devenir – ni infini, c'est-à-dire coextensif à un entendement infini. Ce statut ontologique condamne l’être humain à être rationnellement conscient du déterminisme absolu de la nature ; mais, en même temps, il prend conscience que certains faits resteront pour lui inintelligibles, c'est-à-dire apparemment contingents. Toutefois, cette contingence tient à la nature de l'homme, et non à la nature tout entière dans laquelle tout ce qui existe existe nécessairement, en ce compris 45

l'homme tel qu’il est, c'est-à-dire incapable de tout comprendre, et cela sans espoir qu’avec le temps il accède à un savoir rationnel absolu. En effet, la finitude de l'homme est intransgressible ; l’être humain est un mode ou un effet déterminé de la nature autant en ce qui concerne son essence que son existence. Il ne lui sera jamais possible de connaître dans sa totalité l’ensemble des causes finies qui conditionnent l’existence d’un être fini. Il n’en a pas la puissance, et c’est en cela que la connaissance du deuxième genre est humiliante : dans un univers où tout est nécessairement conditionné par des causes efficientes et déterminantes, la finitude de l’entendement humain est telle qu’elle l’oblige à admettre nécessairement que certains faits apparaîtront toujours contingents, non pas parce qu'ils le sont en soi, mais parce qu'ils procèdent d’une nécessité causale dont l’intelligibilité dépasse – ne fût-ce que quantitativement – les capacités de l’intellect humain. La conception du contingent est donc structurellement et nécessairement liée à la condition existentielle de l’être humain. C’est l’exploit de la raison que de le reconnaître, comme c’est le déficit majeur de la connaissance du premier genre d’être incapable d’acquiescer à cette évidence qu’il existe des événements dont aucune science n’est possible, accidents qui nous laissent a quia. Mais, chez Spinoza, l’autre performance de la raison est de conduire à la connaissance du troisième genre ou science intuitive qui rend possible un acquiescement au réel dont l’imaginaire anthropomorphique et finaliste est incapable, acquiescement concomitant à la liberté. Il faut également rappeler que, dans l’univers spinoziste, il n’y a que des individus, infinis ou finis, soit la nature tout entière ou les modes déterminés existant en

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acte55. Or, en vertu de la proposition 1, 2856, un mode fini ne doit son existence qu’à une autre cause finie. Il est donc humainement impossible d’embrasser la totalité des causes justifiant l’existence d’un étant déterminé. Il s’ensuit que chacun apparaît comme un être dont la nécessité objective ou généalogique échappe à la raison pour laquelle il reste en partie inconnaissable, pour soi comme pour les autres : du fait même des limites de la connaissance du deuxième genre, l’existence de chaque individu est certes nécessaire en soi, mais elle est en grande partie inintelligible et imprévue. Et c’est bien ce qui ressort du corollaire de la proposition 2, XLIV57, proposition capitale, car elle fixe rationnellement la puissance et l’impuissance de la raison elle-même. Si l’on sait qu’un mode singulier est une modification de la substance et si l’on sait aussi que l’essence actuelle d’un mode est de persévérer dans son être58, ces deux considérations sont communes à tous les êtres existants, mais elles ne nous apprennent rien sur la nécessité réelle de tel être donné qui, de ce point de vue, demeure un inconnu. Or, nous ne rencontrons que des modes finis, des individus certes possibles, puisqu’ils 55 Éth., 2, scolie du Lemme VII.« La nature ne crée pas de nations ; elle crée des individus qui ne se distinguent en nations que par la différence des langues, des lois et des mœurs reçues. »Tractatus theologico-politicus., XVII, p. 575. 56 « Une chose singulière quelconque, autrement dit toute chose qui est finie et a une existence déterminée, ne peut exister et être déterminée à produire quelque effet, si elle n’est déterminée à exister et à produire cet effet par une autre cause qui est elle-même finie et a une existence déterminée ; et à son tour cette cause ne peut non plus exister et être déterminée à produire quelque effet, si elle n’est déterminée à exister et à produire cet effet par une autre qui est aussi finie et a une existence déterminée, et ainsi à l’infini. » 57 « Les principes de la Raison sont des notions qui expliquent ce qui est commun à toutes choses, et n’expliquent l’essence d’aucune chose singulière. », 2, démonstration de coroll. II de XLIV. 58 Éth., 3, I à VII.

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existent, mais dont la nécessité particulière nous reste inaccessible. L'homme fait donc face sans cesse au contingent, et toute rencontre avec un être singulier est due au hasard. Ce n’est plus la rareté qui caractérise le hasard, car le contingent n’est plus un événement exceptionnel qui s’inscrit inexplicablement dans un univers constitué par des relations causales nécessaires ; si tel est l’univers de Spinoza, il reste que le contingent est devenu, du fait même de la finitude de l’entendement humain, une expérience inévitable, du moins pour celui qui prend conscience de la puissance et de l’impuissance réelles de la raison, car seule la raison sait ce qu’elle ne peut et ne pourra jamais connaître. Certes, « il est de la nature de la raison de considérer les choses, non comme contingentes, mais comme nécessaires »59. Mais, la conséquence est que la raison doit donc considérer sa puissance et son impuissance, son manque de connaissance comme nécessaires, et donc comme intransgressibles. Mais, chez Spinoza, s’il n’y a pas de savoir rationnel absolu, il existe une connaissance du troisième ; il s’agit de la science intuitive « qui procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses »60. Cette science intuitive ne renie pas les acquis de la raison ; au contraire, elle les prolonge. Si elle accède à l’essence des choses, ces choses sont soit la nature tout entière soit ses modes finis et infinis ; cette science se déploie à partir de certains attributs de Dieu, lesquels attributs sont la Pensée et l’Étendue ainsi que la puissance infinie propre à une substance causa sui. C’est cette puissance qui détermine

59 Éth., 2, XLIV. 60 Éth., 2, scolie 2 de XL.

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l’essence des choses singulières 61 qui consiste, pour chacune d’entre elles, à persévérer dans son être propre selon les propositions bien connues de l’Éthique 362. Si la science intuitive vise l’essence des choses, c’est alors cette persévérance existentielle qui en est l’objet. Spinoza a renoncé à l’illusion qu’il existe un univers harmonieux et ordonné en fonction d’une finalité unique, fiction anthropomorphique typique de la connaissance du premier genre63 ; la connaissance du deuxième genre lui a substitué un monde totalement conditionné par une causalité efficiente infinie, selon des lois universelles, certes concevables par l’être humain, mais qui ne permettent pas de rendre compte de l’origine de chaque chose singulière prise en elle-même. C’est encore plus vrai pour la science intuitive, car si la persévérance des modes finis participe de la puissance infinie de la nature ou de Dieu, elle n’obéit à aucune finalité connaissable. Cette persévérance est une efficience sans fin, sans orientation et qui demeure donc imprévisible : du point de vue de la raison, l’origine d’un mode est insaisissable, mais du point de vue de la connaissance du troisième genre, son destin, la manière dont il persévère dans le monde tel qu’il se le représente, est imprédictible. Lorsque Spinoza écrit « plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu »64, il nous dit en même temps que plus nous assumons rationnellement et intuitivement la 61 Corollaire de la proposition 1, XXIV : « Dieu n'est pas seulement la cause qui fait que les choses commencent à exister ; mais aussi celle qui fait qu'elles persévèrent dans l'existence. » 62 VI et VII : « Chaque chose, autant qu’il est en elle (quantum in se est), s’efforce de persévérer dans son être » et « l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien d’autre en-dehors de l’essence actuelle de cette chose ». 63 « Il ne manque pas de Philosophes qui se sont persuadés que les mouvements célestes composent une harmonie », Appendice 1. 64 5 XXIV.

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contingence dans laquelle les choses existantes apparaissent, plus nous concevons la nécessité avec laquelle cette contingence est intransgressible, car si tout procède de la seule nécessité de la nature tout entière et de sa puissance infinie, cette infinitude nous confirme notre finitude et les limites qu’elle impose à toute science. Mais alors se pose la question de savoir, face aux choses singulières, ce qu’il est encore possible de penser et de comprendre. Face au hasard, que faire ? Renoncer à penser ? Ou retomber dans les fictions de l’imaginaire en donnant un sens final à ce qui n’en a pas ? Ce qui revient, dans les deux cas, à s’asservir à l’ignorance. Or, le déploiement de la science intuitive se trouve dans la cinquième partie de l’Éthique intitulée « De la liberté » ; il se fait aussi que la connaissance du troisième genre se nomme également acquiescentia in se ipso et amor intellectualis Dei (sive naturae). C’est en vertu de cette synonymie que l’attitude du philosophe, de l’esprit affranchi des dogmes de l’imaginaire, mais aussi des certitudes superficielles de la raison, se manifeste le plus distinctement : comprendre les choses, c’est acquiescer à leur contingence et à leur persévérance erratique, et, pour y acquiescer, il faut les aimer d’un amour intellectuel, c'est-à-dire d’un amour qui n’est pas affecté et conditionné par un désir passionnel toujours aveugle65. Et pour aimer, sans passion, la réalité actuelle de chaque individu, il faut d’abord acquiescer à sa propre finitude, c'est-à-dire acquiescer au fait qu’un mode, dont l'homme, n’est pas nécessaire en soi, car seule la substance, Dieu ou la nature tout entière, est causa sui. Comprendre le singulier consiste donc avant tout à assumer le fait de provenir d’une nécessité absolue qui nous est fatalement inconnaissable ; cette assomption implique d’avoir 65 4, LIX, « un désir d’une affection qui est une passion est appelé “aveugle” par nous ».

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compris qu’aucune finalité transcendantale ou divinité intentionnelle ne nous sauvera de l’immersion dans la quantité, pour reprendre le juste mot de Ch. Ramond, qui est aussi, selon moi, l’immanence des modes dans une nécessaire contingence qui ne peut être surmontée que fictivement, qu’en régressant dans l’imaginaire. Singulière science que cette science intuitive de la singularité, car elle est sans objet : en effet, mais, très brièvement pour ne pas sortir du cadre de cette étude, la connaissance du troisième genre prend en compte l’essence actuelle des individus, le fait que chaque individu persévère, autant qu’il est lui, dans son être – la seule réalité individuelle dispensée de persévérer dans son être étant la substance causa sui. Il s’ensuit que la connaissance du troisième genre est une science de la finitude individuelle et de la « nécessité fatale » d’où tout individu procède. Mais elle est aussi science de son action dont la finalité est réflexive, car tout individu persévérant dans son être devient l’acteur de sa propre fin selon la représentation imaginaire, rationnelle ou éthique – c'est-à-dire métaphysique et physique – qu’il en a. Dans le premier cas, fanatique de la finalité transcendantale, il se heurte sans cesse aux protestations du hasard en souffrant des déconvenues auxquelles ses croyances le condamnent ; dans le deuxième, il agit rationnellement selon les principes incontestables que sont les axiomes de la causalité efficiente et réversible pour devenir comme un sauveur technologique plus utile aux êtres humains que ne le furent jamais les théologiens et les métaphysiciens dont l’autorité se nourrissait de l’ignorance de ceux qu’ils asservissaient à leurs régimes théologico-politiques toujours totalitaires ; dans le troisième cas, l'homme médite sa puissance autant que son impuissance face à l’infinie puissance de la nature dont il n’est qu’un mode ; il saisit alors son destin à la fois dans cette nature qui n’a pas été créée pour lui et dans son 51

monde culturel où il croit pouvoir se réfugier, souvent au prix de douloureux renoncements. Mais qu’est-ce qu’aimer intellectuellement le réel dans ses infinies modalités individuelles, si n’est penser, non pas délirer selon ses désirs, non pas calculer dans le confort des vérités certifiées par des axiomes universels, mais penser en vérité dans l’incertitude de la contingence, autre nom de la finitude ? La question, chez Spinoza, n’est pas de savoir si le hasard existe ou n’existe pas ; s’il n’existe pas en soi, nier son évidence pour nous, c’est croire en un dieu souverain et donc se réfugier passivement dans « l’asile de l’ignorance », comme Spinoza l’a montré dans l’Appendice de l’Éthique 1. La question reste cependant de savoir ce qu’il y a lieu de faire lorsque, a quia, un enfant – quel que soit son âge – ne peut qu’acquiescer à l’évidence de l’inexplicable et de l’irréversible, au risque de perdre confiance en lui. Avec Spinoza, la réponse est simple : il faut l’aimer intellectuellement, c'est-à-dire le penser au-delà des certitudes axiomatiques, logiques, scientifiques, causalistes, il faut le penser outre les évaluations et les finalités esthético-éthiques de l’imaginaire, par-delà bien et mal, et penser sans fin, sans intention, sans terme, sans but. Et donc penser librement ; penser la contingence et y acquiescer, c’est, chez Spinoza, accéder à la « liberté ou à la béatitude ». L’acquiescement passionnel à la fatalité chez Nietzsche Nietzsche ne partage pas l’amour intellectuel de Spinoza. Chez Nietzsche, le hasard ne découle pas des déficits naturels de la rationalité déterministe ou de la finitude de l’entendement humain ; c'est, au contraire, le refus de reconnaître l’évidence et la nécessité naturelles du fatum qui atrophie la passion philosophique en l'enfermant dans l’idolâtrie de la logique et de ses postulats, ferveur 52

ascétique d’un « intellect châtré » 66 dont les idées fixes procèdent des ruminations vengeresses du ressentiment. Chez Nietzsche, l’amor fati et l’acquiescement expriment une passion philosophique liée au fait que le hasard et la volonté de puissance sont une seule et même chose. La volonté de puissance n’est pas, comme pour Kant, une faculté autonome et inconditionnée qui pourrait décider de ce qu’elle veut sans être déterminée par l’objet de la volonté. Cette autonomie, chez Kant, apporte la preuve que le sujet pratique est libre et que le jugement esthétique est désintéressé, puisque, pour l’auteur de la Critique de la faculté de juger, ce jugement détermine a priori la valeur d’un objet sans être influencé par lui. La volonté de puissance n’est pas non plus la volonté d’être puissant comme si cette puissance était désirable et comme si elle pouvait être voulue par une faculté ou une instance subjective indépendante de la puissance ellemême. La volonté de puissance est une volonté qui procède d’une puissance que la volonté n’a pas voulue, puissance qui la sous-tend, l’anime et lui donne vie. La volonté de puissance ne témoigne d’aucune autonomie du sujet et encore moins de son indépendance envers ce qui est voulu, mais, au contraire, de l’immanence de l'homme en un monde que seule la sagesse dionysiaque est capable d’appréhender. Dans un texte vertigineusement explicite, Nietzsche nous apprend que la volonté de puissance, le monde et l'homme sont une seule même réalité mettant fin à l’illusion que la volonté et la puissance se distinguent l’une comme une faculté du sujet et l’autre comme une force naturelle : « Et savez-vous bien ce qu'est “le monde” pour moi ? [...] Ce monde : un monstre de force, sans commencement ni fin ; une somme fixe de force, dure comme l'airain, qui n'augmente ni ne diminue, qui ne s'use 66 GM., « Que signifient les idéaux ascétiques? », § 12, p. 307.

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pas mais se transforme, dont la totalité est une grandeur invariable, une économie où il n'y a ni dépenses ni pertes, mais pas d'accroissement non plus ni de bénéfices ; enfermé dans le “néant” qui en est la limite […], une force partout présente [...] une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer, avec de gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de ses formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, [...] se glorifiant dans la sainteté de ce qui doit éternellement revenir, comme un devenir qui ne connaît ni satiété, ni dégoût, ni lassitude : voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même,[...] voilà mon par-delà bien et mal, sans but, à moins que le bonheur d'avoir accompli le cycle ne soit un but, sans vouloir, à moins qu'un anneau n'ait la bonne volonté de tourner éternellement sur soi-même – voulez-vous un nom pour cet univers ? [...] Ce monde, c'est le monde de la volonté de puissance – et nul autre ! Et vous-mêmes, vous êtes aussi cette volonté de puissance – et rien d'autre !67 » Dans cet univers de violence se trouvent abolies toutes les distinctions formelles entre l'homme et le monde, entre le sujet et l’objet, entre la connaissance et ce qui est connu, entre le passé et le futur, entre l’identité immuable et le flux incessant du devenir, entre les causes et les effets, que ces causes soient efficientes, formelles, matérielles ou finales. Se trouve donc congédié tout ce qui permet de distinguer à coup sûr ce qui est immuablement nécessaire et ce qui est dû au hasard, car pour qu’une telle distinction soit possible, il faut d’abord avoir sacrifié à la 67 FP. XI, Automne 1884-Automne1885, 38 [12], pp. 343-4. Sur le statut de la volonté de puissance, P. WOTLING, La philosophie de l'esprit libre, pp. 309 et s.

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primauté de la rationalité, à celle d’un ordre logique sans lequel le contingent ne peut être reconnu comme tel : dans un univers sans finalité, il n’y a plus de hasard 68. Or, la grande œuvre de Nietzsche consiste à renverser l’ordre des valeurs : il s’ensuit, notamment, que ce n’est pas le hasard qui contrevient à la logique, à la dialectique ou aux vérités scientifiques avec leurs lois systématiques. Ce sont au contraire les fictions de la raison qui, loin de mettre au jour la vérité du monde, falsifient, refoulent, dénient cette réalité que seul un philosophe dionysiaque ose regarder sans crainte, à savoir que tout est contingent : « Car toutes choses ont été baptisées à la fontaine d’éternité, par-delà bien et mal et bien et mal ne sont qu’ombres passagères, humides fléaux, nuages errants. En vérité, ce que j’enseigne est bénédiction et non blasphème, quand je dis : “Au-dessus de toute chose s’étend le ciel de la Contingence, le ciel de l’Innocence, le ciel du Hasard, le ciel du Caprice.” “Par hasard” – c’est la plus vieille noblesse du monde, je l’ai restituée à toutes choses, je les ai libérées de la servitude de la finalité. Comme une cloche d’azur, j’ai posé sur toutes choses cette liberté, cette sérénité céleste, le jour où j’ai enseigné qu’au-dessus d’elles et par elles il n’y a pas de “vouloir éternel” qui agisse. J’ai mis à la place de ce vouloir ce caprice et cette folie, du jour où j’ai enseigné : “en toutes choses, une seule est impossible – la rationalité !” [...] O ciel au-dessus de ma tête, ciel pur, ciel haut ! La pureté, à mes yeux, c’est qu’il n’y a plus désormais d’éternelle araignée de la raison, d’éternelles toiles d’araignée de la raison.69 » La puissance du hasard conduit à évoquer ce qu’il faut entendre par l’éternel retour qui ne peut signifier le retour 68 « Dès lors que vous savez qu'il n'y a point de but, vous savez qu'il n'y a point de hasard ? Ce n'est qu'au regard d'un monde de buts que le mot hasard a un sens », GS., Le gai savoir, § 109, p. 138. 69 Ainsi parlait Zarathoustra, « Avant l'aurore », pp. 215-16.

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éternel du même, comme l’avait affirmé Heidegger : dans le monde de Nietzsche où tout procède de l’innocence de la contingence, dans ce monstre froid où tout se modifie sans cesse, le même, le permanent et l’identité sont engloutis dans un mouvement éternel et sans but, sans terme ; ce qui revient sans cesse, ce sont les imprévisibles métamorphoses de la volonté de puissance, celles de la création sans cesse renouvelée et celles des destructions qui s’ensuivent70. La volonté de puissance « implique »71 le hasard. L’inversion des valeurs qui hante toute l’œuvre de Nietzsche est donc aussi marquée par le fait que ce n’est plus la réversibilité des relations logiques qui permettent de discerner ce qui échappe à l’ordre monotone des vérités rationnelles ; c’est au contraire la conscience surhumaine du hasard qui met au jour la vanité des structures logicomathématiques, vaines en ce qu’elles paraissent nécessaires, immuables et universelles alors qu’elles ne sont qu’une exception, elle-même fortuite, à la puissance du contingent. Et c’est ce qui s’est produit, selon Nietzsche, depuis Socrate qui a subverti la nature et la vie autant par peur que par haine, et sans doute par haine de ce dont il avait peur, à savoir la vie elle-même72 : « Alors que chez tous les hommes productifs l’instinct est une force 70 « L'acquiescement à l'impermanence et à l'anéantissement, le “oui” dit à la contradiction et à la guerre, le devenir, impliquant le refus de la notion même d' “être”, – en cela, il me faut reconnaître en tout cas la pensée la plus proche de la mienne qui ait jamais été conçue. La doctrine de l'éternel retour, c'est-à-dire du mouvement cyclique absolu et infiniment répété de toutes choses, – cette doctrine de Zarathoustra pourrait, tout compte fait, avoir déjà été enseignée par Héraclite. Du moins, le stoïcisme, qui a hérité d'Héraclite la plupart de ses représentations de base, en a gardé des traces. », Ecce homo, « La naissance de la tragédie », § 3, p. 288. 71 DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, p. 22. 72 Le crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 12, p. 69.

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affirmative et créatrice, et que la conscience prend une allure critique et dissuasive, l’instinct, chez Socrate, se fait critique, et la conscience créatrice. 73 » Socrate est le premier à avoir inversé le rapport de l'homme et du monde : au lieu d’oser pressentir instinctivement la puissance naturelle avec laquelle la volonté ne fait qu’un, Socrate subordonne la vie à la raison dialectique en surévaluant la vérité logique. La pensée devient législatrice et corrige la nature en fonction de sa rationalité : Socrate est « celui qui voulait corriger l’existence »74, c'est-à-dire lui imposer des vérités qui lui semblaient certaines en tant que relations causales réversibles et toujours identiques à elles-mêmes75. Or, dans l’univers nietzschéen, ce qui est le plus certain rend fou 76 d’une folie qui prive l'homme de la connaissance de ce qui est. Et ce qui existe en réalité ne demeure pas identique à soi sans pour autant être inscrit dans un devenir guidé par une cause finale77. Toutefois, si 73 La naissance de la tragédie, § 13, p. 99. 74 Ibid., § 13, p. 98. 75 « La logique est liée à cette condition : supposons qu'il y ait des cas identiques », FP., XI, Automne 1884-automne 1885, 40 [13], p. 368. 76 « Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou », EH., « Pourquoi je suis si avisé » § 4, p. 260. La logique qui croit fonder la vérité des jugements de réalité est en fait un jugement de valeur : « Il faudrait dévoiler et réviser les jugements de valeur qui enserrent la logique, par exemple ceux-ci : “ce qui est certain a plus de valeur que ce qui est incertain”, “la pensée est notre fonction suprême” ; de même, le rôle de l’optimisme dans la pensée logique, le sentiment de triomphe qu’inspire toute conclusion, l’aspect impératif du jugement, l’innocence de la foi en l’intelligibilité des concepts » FP., XI, Automne 1884 - automne 1885, 40 [27], p. 380. 77 « […] principe dans toute l'histoire de l'humanité jusqu'à nos jours, aucun but, aucune secrète direction raisonnée, aucun instinct mais hasards, hasards, et hasards – et certains favorables. », FP., Début 1880, 1[63], p. 303 ; « Principes : il n'y a aucuns buts dans la nature, il n'y a pas d'esprit, sauf celui des hommes et des êtres apparentés à

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la cause finale est révoquée, ce n’est pas pour laisser place à la causalité efficiente et réversible, chère à la physique mathématique 78 : les enchaînements d’événements ne procèdent d’aucune causalité, mais constituent une suite d’avatars qui se déroulent sans raison79. On ne peut mieux défaire le mythe rassurant de la réversibilité : un fait ne s’explique pas par une cause suffisamment déterminante pour que, de la cause à l’effet et de l’effet à la cause, le chemin soit toujours possible. Nietzsche peut donc écrire sans difficulté que le monde n’est pas logique80 et que rien en lui n’est prévisible, si ce n’est l’éternel retour des imprévisibles formations auxquelles la volonté de puissance donne vie : tout, dans la nature, comme dans le phénomène culturel, est hasard et aventure ; l’ordre, la loi et l’harmonie ne sont plus qu’une croyance, ou un mensonge 81 , qui favorisent l’illusion de l’autonomie du

l'homme, il n'y a pas de miracles et pas de providence, il n'y a pas de créateur, pas de législateur, pas de faute, pas de punition », FP., Été 1880, 4 [55], p. 389. 78 « Les mathématiques et la mécanique ont été longtemps considérées comme des sciences d'une valeur absolue, et de nos jours seulement on ose soupçonner qu'elles ne sont ni plus ni moins que de la logique appliquée, fondée sur l'hypothèse précise et indémontrable qu'il existe des “cas identiques” », FP., Début 1880, 1[63], p. 303. 79 FP., V, Été 1881 - été 1182, 11 [81], p. 342 : « Il n'existe pas pour nous de cause et d'effet, mais rien que des suites... » 80 FP. Automne 1880, 6 [253], p. 518, « il n'arrive rien dans la réalité qui corresponde rigoureusement à la logique », FP., Fin 1880, 7 [ 59], p. 574, « rien ne se passe dans le réel qui corresponde rigoureusement à la logique », La volonté de puissance, vol. I, I, § 110, p. 48. La logique est « une surestimation de la conscience », FP., IX, Hiver 1883-1884, 24 [2], p. 675. 81 « L’intellect est le tout premier et unique menteur. » FP., Juilletaoût 1879, 42 [3], p. 437.

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sujet et de son indépendance face aux forces monstrueuses du monde82, . On sait contre qui lutte Nietzsche : le nihiliste « qui juge que le monde tel qu’il est ne devrait pas être et que le monde tel qu’il devrait être n’est pas »83 ; mais il combat aussi une des formes du nihilisme les plus perverses : le fatalisme, mais le fatalisme passif seulement, le fatalisme russe, sans révolte 84 ; c’est la passivité, symptôme de décadence, qui lui semble morbide ; or, l’antithèse de la passivité, ce n’est pas l’action libre, celle d’un sujet pratique transcendantal qui se croit soustrait au déterminisme de la nature ou qui croit pouvoir échapper aux contraintes de la civilisation. Un tel sujet autonome est un être fictif qui hérite de Socrate l’illusion nihiliste de pouvoir « corriger l’existence » selon sa volonté ou selon sa raison. Pour Nietzsche, l'homme est immergé dans la volonté de puissance, dont l’autre nom est, dans la Naissance de la tragédie, « magma chaotique »85 en qui se dissolvent toutes les distinctions formelles et lieu de « la dilacération du principium individuationis »86. Le contraire de la passivité est la passion, et cette passion consiste à savoir ce qui est, non d’un savoir rationnel et logique, mais d’une « sagesse sauvage »87 ou 82 « Donc, la croyance à la liberté de la volonté est une erreur originelle de tous les êtres du règne organique, aussi ancienne que les tendances logiques qui existent en eux », HH., § 18, p. 46. 83 FP., Automne 1887 9[60], p. 40. 84 Ecce homo, « Pourquoi je suis si sage », § 6, p. 252. « Nous ne devons pas avoir de fausse confiance et surtout ne pas continuer à nous en remettre au hasard. C'est le plus souvent un démolisseur insensé », FP., IV, Début 1880 - printemps 1881, 1[63], p. 303. 85 La naissance de la tragédie, § 12, p. 96. 86 La naissance de la tragédie, § 2, p. 48. 87 « Pareille à la voile, frémissante sous l'impétuosité de l'esprit, voyez-la courir sur la mer, ma sagesse, ma sagesse sauvage », Ainsi parlait Zarathoustra, « Des sages illustres », p. 149 ; « Ma

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dionysiaque, consciente d’exister dans un monde sans fin, sans but, sans origine, où tout se transforme sans cesse ; consciente aussi d’être face à une fatalité et d’être un moment de cette fatalité 88 ou, pour reprendre un terme spinoziste, un mode de la puissance infinie de la nature. Cette sagesse sauvage, double antithèse de la passivité et des manies présomptueuses des logiciens, porte un nom en qui se synthétisent la passion et le fatalisme : l’amor fati ou l’acquiescement : on devine alors que cette passion philosophique est tout sauf une dilection intellectuelle pour la virtuosité de la dialectique et qu’elle ne ressemble en rien à cette érudition typique des collectionneurs de concepts. Quel est cet amour ? Sur quoi porte cet acquiescement ? En quoi consiste cette passion ? La passion de celui qui aime le fatum est la passion de vérité, non celle des certitudes qui rendent fou, mais la passion de ce qui est, passion qui est une épreuve existentielle radicale, celle du philosophe : « On ne doit pas restreindre la notion de “philosophe” au seul philosophe qui écrit des livres, et encore moins à celui qui couche sa philosophie dans des livres. Stendhal nous fournira un dernier trait pour compléter cette esquisse du philosophe à l'esprit libre ; je le souligne pour l'instruction du goût allemand, car il va à l'encontre de ce goût. “Pour être bon philosophe, déclare ce dernier grand psychologue, il faut être sec, clair, sans illusion. Un banquier qui a fait fortune a une partie du caractère requis pour faire des découvertes en philosophie, c'est-à-dire pour voir clair dans ce qui

philosophie sauvage fut enceinte sur des sommets solitaires », FP., IX, Été 1882 - printemps 1884, 13 [1], p. 239. 88 Le crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 8, p. 95 : « Quelle est notre seule doctrine ? [...] On est nécessaire, on est un fragment de fatalité, on fait partie d'un tout, on est dans le tout. »

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est”. 89 » Ce qui est, c’est le « magma chaotique », la dissolution du sujet autonome dans le monde pensé comme volonté de puissance ; ce qui existe, c’est l'homme comme fragment des processus insensés qui s’y déploient ; or, c’est cela aussi qui doit être aimé par un esprit libre, libre donc des structures logico-mathématiques qui favorisent la représentation d’un univers logique, idéal, mais fictif 90 : « Ma formule pour ce qu’il y a de grand dans l’homme est amor fati : ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l’inéluctable, et encore moins se le dissimuler – tout idéalisme est une manière de se mentir devant l’inéluctable –, mais l’aimer... »91. Voir clair dans ce qui est, ne rien vouloir que ce qui est, et l’aimer, y acquiescer, voilà donc ce qui constitue le destin tragique de l’esprit libre et donc du philosophe, tragique, car à la fois rebelle, solitaire, immoral et dépositaire d’une vérité d’autant plus vraie qu’elle demeure incertaine au risque de heurter les belles intelligences. Telle est la passion philosophique 92 : elle doit assumer la vérité du réel dans toutes ses transformations qui surgissent de la volonté de puissance : « La philosophie telle que je l’ai jusqu’à présent comprise et vécue, c’est la recherche délibérée des aspects même les plus maudits et les plus infâmes de l’existence. 93 » Nietzsche, en effet, avec une désinvolture foudroyante, oppose la lucidité du philosophe à toutes les formes de 89 Par-delà le bien et le mal, « L'esprit libre », § 39. 90 « Le modèle d'une fiction totale est la logique », FP., XI, Automne 1884 - automne 1885, 34 [249], p. 233. 91 Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », § 10, p. 275. 92 « Avant moi, on ne connaît pas cette transposition du dionysisme en une passion philosophique », Ecce homo, « Naissance de la tragédie », § 3, p. 288. 93 FP., XIV, Début 1888 - début janvier 1889, 16 [32], p. 244.

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connaissances certifiées, toujours implicitement morales ou, ce qui revient au même, décentes, car fidèles à une finalité imaginaire : s’il laisse l’intelligence de ce qui est connu aux savants, il leur conteste le génie : « utiliser et reconnaître le hasard, cela s'appelle génie, utiliser ce qui répond à un but, ce qui est connu, moralité.94 » C’est donc la pensée du hasard, de la fatalité, qui fait de l'homme un philosophe, à la condition qu’il y acquiesce95, qu’il l’aime et qu’il s’accepte lui-même comme un moment du fatum, d’un acquiescement qui ressemble à l’acquiescentia in se ipso de Spinoza : « s’accepter soimême comme un fatum, ne pas se vouloir différent – en de telles circonstances, c’est la raison supérieure »96 : penser vraiment, non pas connaître, calculer, déduire, comparer, juger et conclure, non pas concevoir la contingence comme si elle n’était qu’un accident exceptionnel perturbant, sans raison apparente, un univers ordonné, c’est penser dans la contingence avec elle et par elle, car, pour le génie, c’est le hasard qui est nécessaire97, c’est sa puissance qui, dans le chaos qu’est le monde, existe et détermine tout ce qui s’y produit et s’y détruit.

94 FP., Début 1880,1 [95], p. 309. 95 « L’acquiescement à la vie, jusque dans ses problèmes les plus éloignés et les plus ardus ; le vouloir-vivre sacrifiant allègrement ses types les plus accomplis à sa propre inépuisable fécondité – c’est tout cela que j’ai appelé dionysien, c’est là que j’ai pressenti une voie d’accès à la psychologie du poète tragique », Le crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 5. « La connaissance de la réalité, l'acquiescement à la réalité, voilà, pour l'homme fort, une nécessité aussi impérieuse que, pour l'homme faible, sous l'inspiration de sa faiblesse, la fuite devant la réalité – bref, l'« idéal » [...] Ils ne sont pas libres d'accéder â la connaissance : les décadents ont besoin du mensonge – c'est l'une des conditions de leur survie »,Ecce homo, « Naissance de la tragédie », § 3, p. 287. 96 Ecce homo, « Pourquoi je suis si sage », § 6, p. 254. 97 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, p. 222.62

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S’il est vrai qu’il n’y a pas de science de l’accident, il existe cependant un savoir qui commence avec lui, savoir qui porte le nom, chez Spinoza, de connaissance du troisième genre et, chez Nietzsche, de « sagesse sauvage », propre à l’esprit libre, c'est-à-dire au philosophe.

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Épilogue « Cette peur de la croyance à la fatalité est elle aussi fatalité. » NIETZSCHE, Le voyageur et son ombre, § 62, p. 211.

On l’a compris, la chance n’est pas le hasard et croire en la chance est encore une croyance. Or, acquiescer au hasard suppose d’avoir renoncé à toutes les croyances. La confondre avec le hasard est une façon d’adoucir la brutalité du fatum en faisant d’elle une occasion à saisir dont une intuition prémonitoire et malicieuse aurait préalablement compris les avantages qu’il y avait à en tirer. C’est encore réhabiliter le sujet en lui conférant une faculté d’anticipation qui, dans la nature tout entière de Spinoza ou dans le monde comme volonté de puissance, semble aussi dérisoire et ridicule qu’inexistante. La chance semble surtout compenser l’effroi que provoque le chaos en apparaissant comme un accident partiellement surmonté ; elle donne l’impression qu’une certaine lucidité est capable de percer le secret du hasard afin que, sinon sa survenance, du moins ce qui découle de sa fatalité, puisse être prévu et utilisé : la chance est un demi-hasard, mais elle en est surtout la contrefaçon ; elle se donne comme occasion à saisir en confortant l’être humain dans l’illusion d’avoir la puissance de se réapproprier la contingence pour l’asservir à ses fins. C’est oublier que, si 65

un événement imprévisible tourne à l’avantage de celui qui l’a pris comme une bonne opportunité, cette évaluation n’est validée qu’après l’avoir saisie, car, au moment où il s’y accroche, il ignore tout de ce qui va suivre : le chanceux fait le malin après coup comme s’il l’avait été avant. Or le hasard est et demeure irréductiblement et simultanément saisissant et insaisissable et, contrairement à ce qu’affirmait le Stagirite, non pas rare mais fréquent, voire constant. Mais ce qui apparaît surtout, et de manière discrètement violente dans le texte de Piaget d’où est partie cette réflexion, c’est le fait que reconnaître le hasard est l’exploit ultime de l’intelligence. Le seul fait qui pourrait ne pas être accidentel serait alors que l’usage de la logique causaliste conduit inévitablement à accepter l’irréversibilité des faits en ouvrant le passage qui mène des certitudes formelles et prévisibles à une vérité réelle et imprévisible. C’est aussi en ce sens que ce texte est violent, car ce qui s’y joue, c’est une désillusion existentielle, celle qui anéantit les pouvoirs d’un intellect transcendant et inconditionné se croyant capable de formuler des jugements irrévocables sur ce qui est pour laisser place à une pensée immanente, certes affranchie de tous scrupules logiques, mais jetée dans une aventure sans cause ni fin dont la vérité ne lui apparaît que dans l’incertitude. Mais il est vrai aussi qu’à ce moment, la pensée, ainsi totalement convertie et extravertie par la fatalité du réel, semble se renforcer dans la contemplation infinie de ce qui est. Et c’est en ce sens également que, pour le philosophe, pour celui qui transgresse les certitudes formelles, le hasard est la nécessité même, l’inévitable accident de la pensée à partir duquel elle se révèle à elle-même. La pensée naît d’un rêve brisé par la fatalité ; ce rêve est celui de la croyance en la finalité des événements, en la 66

réversibilité des causes et en l'immuable enchaînement des liaisons nécessaires ; mais ce rêve est aussi celui de l'adéquation entre les axiomes de l'entendement et la logique du monde qui favorise cette présomptueuse illusion que l'être humain est capable de comprendre et de maîtriser le cours des choses. La fin de ce délire anthropocentrique fut, pour certains, une libération de la pensée, libération qui, chez Spinoza, porte le nom d’amour intellectuel ou connaissance du troisième genre et, chez Nietzsche, celui de passion philosophique ou de sagesse sauvage, une façon de penser paradoxale et troublante qui semble cependant d’une invincible nécessité alors même que son objet se dérobe sans cesse à toute saisie définitive. Penser, non pas raisonner intelligemment ou calculer rigoureusement, commence au moment où, sans doute aidé par le hasard, n’importe qui, savant ou non, acquiesce au fait qu’il y a de la vérité dans l’incertitude et de l’incertitude dans la vérité. À cet instant, s’ouvre une perspective infinie, car éternellement vérifiable : s’il est vrai que le hasard est logiquement imprévisible, il est également certain, comme l’avait prédit poétiquement Mallarmé, qu’il se reproduira toujours sous d’autres formes accidentelles, lesquelles nous rappelleront que ce dont il n’y a pas de science est justement ce qu’il importe de penser. Il s’ensuit alors que la pensée libre se déploie, non sans la raison, encore moins contre elle, mais au-delà de ses axiomes, dans une passion provoquée par l’éternel et invincible retour du hasard ; en ce sens, la philosophie est un savoir fatal.

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Ouvrages consultés

ARISTOTE, La métaphysique, 2 tomes, traduc. J.Tricot, Vrin 1974. ARISTOTE, Physique I-IV, trad. J.Carteron, les belles-lettres, 1926 AUBENQUE P., Le problème de l’Etre chez Aristote, Presses Universitaires de France, 1977 BACHELARD G ., Le Rationalisme Appliqué, Presses Universitaires de France 1970 BACHELARD G., L'intuition De L'instant, ed.Gonthier, 1932 BACHELARD G., Le matérialisme rationnel, Presses Universitaires de France, 1963 BARREAU A., « Sur l'interprétation du hasard », in Encyclopédie philosophique universelle, Presses Universitaires de France, Paris, 1990. BRENTANO, Aristote et les significations de l'être, trad. . P.David, Vrin, Paris, 1992. COURNOT A. Essai Sur Les Fondements De La Connaissance, Hachette, Paris, 1912. COURNOT A. Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l'histoire, tome I, Hachette, Paris, 1961. DE La HARPE J. De l'ordre et du hasard , le réalisme critique d'Antoine Cournot, Neuchâtel, 1936. DELEUZE G., Nietzsche et la philosophie, Presses Universitaires de France, Paris, 1977. DESCARTES, Œuvres philosophiques, 3 volumes, Edition F. Alquié, Bordas, Paris, 1992.

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DIXSAUT M., Nietzsche, Par-delà les antinomies, Vrin, Paris, 2012. KANT, Critique De La Raison Pure, trad. Alexandre J.-L. Delammare et François Marty, La Pléiade, Gallimard , Paris 1980 MANSION A. Introduction à la physique d'Aristote, ed. de l'Institut Supérieur de Philosophie, Louvain-la-Neuve, 1987. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Geneviève Bianquis, GF-Flammarion, 2006, Paris. NIETZSCHE, Œuvres philosophiques complètes, textes établis par G.Colli et M.Montinari, Gallimard, Paris. PIAGET J. « Le hasard » in Logique et connaissance scientifique, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1967. SAINT THOMAS, Somme Théologique, les éditions du Cerf, Paris, 1994. SPINOZA , Éthique, trad. Ch.Appuhn, Vrin, Paris, 1983. SPINOZA, Tractatus theologico-politicus, trad. J. Lagrée et P.-F. Moreau, Presses Universitaires de France, Paris, 1999. URBANAS A. La notion d’accident chez Aristote, Bellarmin Montréal, Les Belles-Lettres, Paris, 1988. WOTLING P., La philosophie de l'esprit libre, Flammarion, Paris, 2008. WOTLING P., Nietzsche et le problème de la civilisation, Presses universitaires de France, Paris, 2012 .

70

Table des matières

Avant-propos, p. 7

Le hasard du « jeune sujet », p. 11 La survenance brutale du hasard

11

Le hasard et la finalité

15

L’acquiescement au hasard, p. 39 L’acquiescement intellectuel au contingent chez Spinoza

40

L’acquiescement passionnel à la fatalité chez Nietzsche

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Épilogue, p. 65 Ouvrages consultés, p. 69

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PHILOSOPHIE AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions DE L'UNIVERS ÉTERNEL À L'ÉTERNITÉ DE L'HOMME Jean-Jack Micalef Cet ouvrage retrace l'odyssée de l'univers et celle du devenir de l'Esprit incarné dans l'homme. L'auteur postule un univers éternel n'ayant jamais fait l'objet d'une création. Il s'oppose à la cosmologie du Big Bang qui s'inscrirait dans la tradition religieuse d'une genèse du monde. Un univers éternel permet de penser l'essence éternelle de l'homme dont la naissance ne serait plus exceptionnelle dans le cosmos. En effet, le sens général de l'évolution aurait une seule finalité : accoucher de l'Esprit pour que l'univers se comprenne lui-même à travers l'esprit de l'homme. (Coll. Ouverture Philosophique, 230 p., 24,5 euros) ISBN : 978-2-343-16813-5, EAN EBOOK : 9782140115073

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MÉLANGES PHILOSOPHIQUES VOLUME 3 Christophe Yahot Ce volume III se veut un creuset et un lieu de ralliement de recherches transdisciplinaires sur les problématiques contemporaines. En témoignent les débats sur les enjeux de la monarchie, de l'adaptation des médias au numérique, l'esthétique alimentaire. La vigueur scientifique des auteurs tient pour beaucoup à leurs capacités d'ouvrir des perspectives innovantes dans cette conjoncture de crises de la modernité. Les uns nous conduisent aux sources de la spiritualité pour le devenir de l'humain ; les autres nous invitent à explorer les pistes de la « philosophie éco-citoyenne » pour un développement durable. (Coll. Harmattan Côte-d'Ivoire, 214 p., 22 euros) ISBN : 978-2-343-16798-5, EAN EBOOK : 9782140114700

BOÎTES NOIRES ET GILETS JAUNES Regards croisés sur la socialité à l'ère de l'anthropocène Sous la direction de Jean-François Petit, Vincent Puig, Vincent Laquais La période actuelle de l'anthropocène se caractérise par un bouleversement des équilibres systémiques. Cette situation nouvelle analysée par l'IRI et Ars Industrialis fait apparaître des questions nouvelles qui concernent, notamment, les réseaux sociaux, l'architecture du web, la gouvernementalité algorithmique, la contribution comme question politique, technologique et économique. Ces analyses croisent celles élaborées pendant trois ans au sein du groupe PHILOPRAT concernant l'identité collective dans une société d'individus, le statut des émotions et des peurs, l'enjeu des normes, le posthumanisme et le transhumanisme, le Buen Vivir et la capacitation, les Biens communs et les Commons. (Coll. Ouverture Philosophique, 258 p., 26 euros) ISBN : 978-2-343-16932-3, EAN EBOOK : 9782140114526

DARYUSH ASHOURI Un intellectuel hétérodoxe iranien Mohsen Mottaghi, Reza Rokoee Préface de Farhad Khosrokhavar Daryush Ashouri fait partie des intellectuels laïques qui s'appuient sur une tradition philosophique occidentale, pour éclairer quelques aspects des problèmes de la société iranienne. Ce livre se propose de mettre à la disposition des lecteurs francophones la traduction de quelques-uns de ses textes représentatifs des problématiques qui ont mobilisé les milieux intellectuels en Iran durant les cinquante dernières années. En regardant la trajectoire intellectuelle de Daryush Ashouri, on constate qu'il fait partie des quelques rares intellectuels iraniens qui ne se sont pas laissé influencer par les deux orthodoxies de leur époque que sont le marxisme et la religion musulmane. (Coll. L'Iran en transition, 254 p., 25 euros) ISBN : 978-2-343-16665-0, EAN EBOOK : 9782140112232

CROYANCE ET SOUMISSION De la critique de la religion à la critique sociale Réflexions à partir de Spinoza et Freud Marie-Pierre Frondziak Nous nous croyions sortis de la soumission. Pourtant, nous devons constater un retour en force de toutes les formes d'acceptation à des injonctions extérieures. Contre l'idée de servitude volontaire, l'auteur se propose, partant de Spinoza et de Freud, de comprendre ce qu'est l'essence même de la soumission et comment elle produit des croyances, dont les plus puissantes sont religieuses. Le progrès du savoir devait détruire les superstitions et donc l'asservissement. On propose ici l'inverse : c'est parce qu'ils sont d'abord soumis à leurs propres affects que les hommes croient en des superstitions. Seule la connaissance de cette mécanique affective peut laisser espérer une libération. (Coll. Ouverture Philosophique, 212 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-16365-9, EAN EBOOK : 9782140112379

À QUOI SERT LA CULTURE ? Gilles Lévêque La culture classique qui, pendant des siècles a nourri et élevé les esprits, était fondée sur une conception de l'homme désormais morte, notamment d'avoir subi les assauts de la science et du capitalisme. Elle n'est pourtant pas sans avoir laissé une héritière, à savoir la culture dite exigeante, celle qui est aujourd'hui diffusée dans les structures culturelles, mais dont on ne voit plus quelle fonction on pourrait lui assigner. Cette culture exigeante ne serait-elle au fond rien d'autre qu'un divertissement raffiné pour personnes distinguées ? Se réduirait-elle à n'être que l'expression identitaire, sans vérité ni universalité, d'un groupe social parmi tant d'autres ? Sa prétention à nous éclairer sur le monde et sur la vie ne serait-elle qu'une illusion ? Faudrait-il lui préférer la culture de masse, qui pour sa part échappe à l'accusation d'élitisme ? Autant de questions auxquelles cet ouvrage entend répondre. (Coll. Pour Comprendre, 276 p., 28,5 euros) ISBN : 978-2-343-16894-4, EAN EBOOK : 9782140114243

LA BIOÉTHIQUE AU XXIE SIÈCLE Sous la direction de Abraham Rudnick. Traduit de l'anglais par Kouider Nizar. Préface de Bertrand Saint-Sernin Cet ouvrage traite de questions aussi diverses que la fin de vie, la procréation médicalement assistée, la recherche sur les cellules souches, les nanotechnologies et la bioéthique spéculative. Comment prendre des décisions dans un contexte particulier de fin de vie où le traitement de maintien de vie prolonge la souffrance ? Comment élaborer une éthique des nanotechnologies ? Tels sont quelques-uns des enjeux éthiquement complexes que ce livre examine. (Coll. Ouverture Philosophique, 288 p., 30 euros) ISBN : 978-2-343-16924-8, EAN EBOOK : 9782140114281

VIVRE SUR TERRE Comment dépasser le nihilisme contemporain Julien Lebrun En ce début de 21e siècle, malgré les catastrophes écologiques annoncées, aucun changement majeur n'a été mis en place. Nous semblons incapables de prendre en compte ce que les scientifiques ne cessent de nous répéter. Cette inertie ne s'explique pas par l'absence de solutions. Cette passivité repose en réalité sur notre conception du monde. Depuis l'avènement de la science moderne, nous percevons notre environnement comme un support inerte, taillable et corvéable à merci. Notre modèle social repose ainsi sur le déni d'une réalité pourtant évidente : nous n'existons pas sans environnement. Reprendre conscience de ce que nous sommes - comme du monde dans lequel nous vivons - constitue donc l'enjeu majeur de ce siècle. Il est temps de réapprendre à vivre sur terre. (Coll. Questions contemporaines, 230 p., 23,5 euros) ISBN : 978-2-343-16111-2, EAN EBOOK : 9782140112584

EDITH STEIN De l'idéologie à la foi Enoch Tompte-Tom Avec Edith Stein, nous entrons dans une dimension où la quête de la foi n'est pas exclusivement du domaine de la philosophie ni de la théologie. Pour mieux comprendre Edith Stein, il n'est pas possible de parler de la foi en philosophie et en théologie en dehors de certains préalables. Ces préalables sont vus sous les approches de philosophes et théologiens afin de souligner la similitude entre la philosophie et la théologie par rapport à la quête de la foi. Le chemin de la croix poursuivi par Edith Stein est un chemin peu ordinaire. Malgré sa sympathie pour la philosophie de Thomas d'Aquin, elle prend position en ce qui concerne la philosophie chrétienne qui doit être envisagée comme une solution à un problème ontologique et épistémologique : celui de la Vérité et de la Foi. (Coll. Ouverture Philosophique, 210 p., 19,5 euros) ISBN : 978-2-343-16693-3, EAN EBOOK : 9782140112669

LA SUBSISTANCE Pour une philosophie de la résurrection Clotaire Bambi-Kimpoudi Les questions de l'être, de la vérité, de la liberté, de la méthode et de la mort, qui rebondissent sous des colorations nouvelles, ne nécessitent-elles pas leur reconstruction en leur donnant un sens qui aborde les défis et dilemmes de notre temps ? N'exigent-elles pas de forger, à partir des nouveaux concepts fédérateurs, un système explicatif sur le sens de l'existence, au lieu de s'attarder à commenter et à critiquer les anciens systèmes de pensée ? Ce livre essaie de forger un système explicatif, le « subsistantialisme », qui assigne à la philosophie d'être une philosophie de la résurrection. (Coll. Harmattan Congo-Brazzaville, 268 p., 27 euros) ISBN : 978-2-343-16637-7, EAN EBOOK : 9782140112256

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Se demander si le hasard peut-être contingent est une question qui semble saugrenue tant ces termes semblent synonymes. Toutefois Jean Piaget a mis en évidence le fait que l’idée de hasard n’est comprise qu’en opposition à celle de causalité réversible. C’est à partir de cette constatation que sera décrite la notion de hasard chez Aristote, chez Spinoza et chez Nietzsche.

Bertrand Dejardin

LE HASARD EST-IL CONTINGENT ?

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Bertrand Dejardin

LE HASARD EST-IL CONTINGENT ?

LE HASARD EST-IL CONTINGENT ?

Bertrand Dejardin, docteur en philosophie et lettres (Université catholique de Louvain), est l’auteur d’ouvrages sur Machiavel, Montaigne Spinoza, Kant, Hegel, Nietzsche et Freud.

ISBN : 978-2-343-17151-7

11,50 €

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