LE GUIDE DE L'AMATEUR D'ARMAGNAC 2903716137, 9782903716134

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LE GUIDE DE L'AMATEUR D'ARMAGNAC
 2903716137, 9782903716134

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FERNAND COUSTEAUX PIERRE CASAMAYOR

LE GUIDE DE L'AMATEUR

ntRMAGNAC PHOTOS DE MAURICE ROUX

DANIEL BRIAND/ ROBERT LAFFONT

COPYRIGHT ÉDITIONS DANIEL BRIAND · ROBERT LAFFONI' S, RUE SAINT-PANTALÉON· TOULOUSE I.S.B.N. 2-91?3716-13-7 COMPOSITION PAG PHOTOGRAVURE SERPAL IMPRIMERIE FOURNIÉ TOULOUSE CRÉDIT PHOTO : « FOLLE BLANCHE »

INSTITUT TECHNIQUE DE LA VIGNE ET DU VIN

SOMMAIRE Plaidoyer pour des hommes heureux ................... 5 Pour une patrie prédestinée.............................. 7 Quatre dates pour un record............................. 15 d'un pape gascon au blocage bordelais .......... ....... 22 Le grand départ ............. . ............................. 29 Le drame du phylloxéra et le combat commun ......... 35 L'hiver gascon, terre des hommes ....................... 48 D'Artagnan et quelques autres .......................... 56 • Les éléments de la personnalité ......................... Le terroir ................................................ Le climat ................................................ Les cépages .............................................. La catastrophe phylloxérique ........................... Après le phylloxéra ...................................... La vigne et le vin de Gascogne .......................... La distillation .............. . ............................ Dans le fût se« fait» /'Armagnac ......................

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Du« 3 étoiles » au vieux millésime ..................... ll5 La grande famille des Armagnacs ....................... 115 Du bon usage de /'Armagnac ........................... 119 L'art de la dégustation .................................. La vue ................................................... L'odorat ................................................. Le goût .................................................. Lefond de verre .........................................

125 125 126 129 131 Les produits à base d'Armagnac ........................ 132 Le grand répertoire des Armagnacs ..................... Les négociants ........................................... Les caves coopératives .................................. Les propriétaires ........................................

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Bibliographie ............................................ 191

PLAIDOYER POUR DES HOMMES HEUREUX

• Quand les Spartiates voulaient montrer aux jeunes gens le spectacle de la dégradation, ils leur désignaient, dans la rue, un Ilote ivre. Ce faisant, ils n'accusaient pas le Vin qui procurait l'ivresse, mais l'indignité de l'esclave qui le buvait. Le Vin restait bon et parfaitement digne d'être con­ sommé harmonieusement par des hommes libres. L'ivresse discréditait l'inférieur incapable de volonté et de maîtrise, non le noble jus de la vigne. L'interminable et lassant procès fait chez nous aux vins, aux eaux-de-vie, aux alcools nobles, oublie la leçon des Spartiates. C'est pourtant toujours l'ilote sans caractère que l'ivrognerie déshonore. L'art du bien boire est aussi éloigné de la saoulerie bes­ tiale que la musique de Mozart des tambours de guerre d'ur primitif. Nous sommes d'une race dont l'usage du vin a for­ tement formé le tempérament et le caractère. Et même si Diodore de Sicile a pu, en son temps, constater que les Gau­ lois en consommaient à l'excès dès qu'ils pouvaient en ache­ ter (déjà !) aux marchands italiens, nul ne contestera que, depuis ses origines, notre civilisation est liée au vin. L'histoire de l'Europe - de la Grèce platonicienne à la France de Rabelais et de Montaigne, de l'Italie de Dante à l'Allemagne de Goethe, de l'Espagne de Cervantes à l'Angleterre de Shakespeare - est accordée au vin, comme l'histoire du christianisme. Il n'y a pas de génie européen sans la vigne qui empourpre nos coteaux, le long de nos fleuves, et sans le vin qui imprègne notre littérature, nos arts. Les procureurs aveugles qui, sans discernement, s'en prennent avec une aigreur de bigots à nos vins et à nos eaux­ de-vie séculaires s'en prennent à notre culture même. Ils oublient la leçon des Spartiates. En face du triste spectacle de l'ilote ivre et de ses méfaits, ils accusent le vin civilisateur ou l'eau-de-vie que l'on en extrait, qui sont boissons d'hom­ mes li_bres et responsables.

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Quand, dans la douce nuit gasconne, la soirée se pro­ longe autour de la table accueillante, que la communion des cœurs va de pair avec une commune appréciation du foie de canard, du salmis de palombes et du magret grillé, là, tout près, au feu de la grande cheminée, alors que, sur la nappe, le « pot » d'Armagnac, aux côtés des bouteilles, des plats, des desserts, termine une nature morte à la Chardin, quand la conversation languit, que dans le verre ballon« s'ouvre » à l'air et à la température ambiante un doigt - à peine d'un« Grand Bas » doré qui« pleure » à souhait sur le cris­ tal... c'est alors que l'on peut approcher au plus près, « sen­ tir » et deviner de quoi, de quels éléments impondérables et subtils est faite notre civilisation dont un gastronome sou­ haite toujours « qu'elle transforme nos besoins en plaisirs ». Certes, la santé physique et morale de nos concitoyens nous importe autant qu'à quiconque. Plus sans doute qu'à ces pénitents renfrognés qui en ignorent tout, et les félicités et les plénitudes. Face à des anathèmes sans discrimination, ces pages, à l'intention des amateurs d'Armagnac, ne sau­ raient en aucune manière être tenues pour une provocation. Elles sont simplement une contribution modeste, mais mili­ tante, à un certain art de vivre - dans lequel se rejoignent . aussi bien les charmes et les dons de la nature que les mérites et le talent des hommes. Le vigneron, le distillateur, le négociant de souche et de tradition, fiers de leur état, sont, avec quelques autres qui peuplent à leurs côtés la planète vinicole, les desservants d'un culte. L'Armagnac qu'ils« élèvent » dans leurs chais, qui mûrit dans les « pièces » artisanales de chêne blanc gas­ con, est fait, comme le vin, pour ennoblir la vie, éveiller l'imagination, enchanter l'esprit, susciter l'amour. Et non - à l'évidence - pour procurer l'ivresse brutale où sombre la raison de l'homme. Fernand Cousteaux Pierre Casamayor

POUR UNE PATRIE PREDESTINEE

AR-MA-GNAC ! Rocailleux, chaleureux, claironnant, le nom nous viendrait, dit-on, d'un guerrier : Hermann, compagnon saxon du fougueux Clovis bien connu pour son vase célèbre. Tous étaient venus guerroyer dans cette aima­ ble région comprise entre la Garonne, l'Océan et les Pyré­ nées, que les Romains n'appelaient plus Aquitaine - dont le nom désignait désormais la région comprise entre Garonne et Loire - mais Novempopulanie, selon le souhait de l'empereur Auguste qui avait réorganisé profondément l'administration des Gaules. La Novempopulanie c'étai1 « le pays des neuf peuples » et l'on remettra ces« peuples » à leur juste mesure en rappelant qu'il en existait au moins une trentaine à peu près indépendants sur ce territoire et que leur zone particulière d'activité et de souveraineté ne dépas­ sait pas la surface de quelques cantons, parfois moins. Plus simplement, chacun d'eux correspondait essentiellement à une cité, mais une langue originale commune les unissait qui les différenciait des peuples celtes de tout le reste de la Gaule. Clovis et ses Francs - venus d'Outre-Rhin dans la nuit de Noël 406 - s'en prenaient aux Wisigoths qui, chassés d'Ukraine par les Huns, avaient, eux, franchi le Danube, traversé l'Europe et obtenu des Romains le droit de s'instal­ ler dans la région toulousaine. Ils avaient fait de Toulouse la magnifique capitale d'un immense et riche royaume qui s'étendait de la Loire à Gibraltar. L'un de leurs rois, Alaric Il, allait même installer sa cour à Aire-sur-Adour, aux confins des Landes, cœur de cette terre privilégiée où le 'bien-manger, la joie, la douceur de vivre, le sens de la fête, demeurent les marques évidentes d'une civilisation préser­ vée. En 506, Alaric Il, roi de Toulouse et monarque éclairé, avait promulgué la fameuse « loi romaine », document

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législatif remarquable n'importe quoi. Ils « nourrissaient » le foyer de bois sec, non résineux. Un bois laissant le moins de cendres possible en brûlant vivement sans fumée, dans une flamme continue qu'il faut garder constante. L'aulne est le bois idéal . On le trouve bien sûr dans les forêts gasconnes, mais il n'est pas seul à alimenter la chaudière : le chêne, le charme, le hêtre sont aussi utilisés, de même que l'orme. Des bois « sérieux » pour un feu « sérieux », permettant aux eaux-de-vie de con­ server leur caractère, leur parfum, leurs arômes. Originalité mal connue, ces mêmes bois, ces mêmes bûches avaient permis le développement, dans la Gascogne des xvuc et XVIIIe siècles, des entreprises des gentilshommes-verriers, nobles authentiques qui, depuis saint Louis, pouvaient fabriquer le verre, sans enfreindre l'interdiction de pratiquer un métier manuel au risque de perdre privilèges et titres. Jean et Georges Samalens, des(8) Stocol, colombe, jabloire, outils du tonnelier.

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cendants de l'une des plus anciennes maisons de négoce de l'Armagnac, racontent joliment l'étrange spectacle auquel, dans les années 1700, on pouvait assister en forêt de « Montpellier » près de Vic-Fezensac : « Dans une cabane de bois, un homme botté, torse nu, l'épée au côté, coiffé d'un chapeau à plume et protégé par un tablier de cuir, porte à sa bouche un long tube au bout duquel rougeoie une boule de verre en fusion ; il souffle, la boule s'enfle et peu à peu prend sa forme : une bouteille. Cet homme étrange des­ cend d'une famille qui, depuis le xmc siècle, se consacre à l'art du verre ». Il s'agissait de Jean de Granier de Cassa­ gnac, gentilhomme-verrier dont la famille a marqué la litté­ rature et la politique. Ce n'était évidemment pas seulement les forêts qui atti­ raient les maîtres verriers dans le Sud-Ouest, c'était aussi - autre don de la nature - les sables siliceux propices à la fabrication du verre. Déjà utilisés par les étonnants artisans qui, sous la direction du maître verrier landais Arnaud de Molles, l'un des artistes les plus talentueux de la Renais­ sance, réalisèrent les merveilleux vitraux de la cathédrale d'Auch, ces sables enfouis dans le sous-sol gascon permirent une activité considérable. Ainsi, toutes les bouteilles étaient autrefois de fabrication locale, soufflées à la bouche, i rrégu­ lières de lignes et de grain et de toutes dimensions, jusqu'aux dix-huit litres de la « Darne Jeanne », exposée au pittoresque musée de !'Armagnac. Leurs bouchons, fabri­ qués à Mézin, Lavardac, Pont-de-Bordes, Barbaste, ne di:• 1':1• .,;l'llt pas l'identité régionale. Faites le compte : le sol, le climat, la vigne, la forêt, le tonneau qui a précédé l'eau-de-vie, la bouteille venue à point nommé... N'y a-t-il pas véritablement dans cette accu­ mulation d'éléments favorables une prédestination, une sorte de fatalité naturelle conduisant de toute éternité la Gascogne à produire !'Armagnac ? Sans doute !

(9) Après les forêts de !'Hérault où leur installation dura un siècle et demi, les gentilshommes-verriers émigrent, au XV< siècle, entre Montauban et Carmaux, dans la forêt de la Grésigne ; au siècle suivant, ils sont dans la montagne Noire (entre Castres et Carcas­ sonne}, puis l'Ariège, enfin en Gascogne.

QUATRE DATES POUR UN RECORD Nous sommes ici sur une terre multiple et contrastée. Dans nos « païs », qu'ils soient gascons, languedociens ou quercynois, la pierre blanche alterne avec la brique couleur de sang. Nos cathédrales rouges, debout comme des forte­ resses, se reflètent dans l'eau de fleuves lents qui virent pas­ ser les légions de César. Nos vents, on l'a vu, tantôt secs et brûlants, venus de la côte latine, tantôt chargés de l'humi­ dité de l'Océan, soufflent sur nos tours capitulaires et dans les rues ombreuses de nos bourgs, balaient les coteaux, s'engouffrent dans les vertes vallées et les gorges crayeuses, galopent sur les causses et sonnent du cor entre les pierres éboulées des citadelles cathares accrochées au vide, en plein ciel, comme au travers des ruines de ces centaines de châ­ teaux gascons, pris et repris par les envahisseurs ou les « croisés » sanguinaires, bref les pillards de tout poil et de toutes intentions et qui sont là encore pour témoigner d'une pérennité, d'une ténacité sans fin. Oui, décidément, nous sommes dans ce Midi une très ancienne terre gorgée d'histoire comme une éponge est gor­ gée d'eau. Nous avons fait, il y a plus de mille ans, com­ merce avec l'Islam, correspondu avec ces Musulmans d'Espagne qui nous apportaient l'algèbre et la médecine et traduisaient Platon. Comment la Gascogne ne se serait-elle pas nourrie de ces péripéties : les Romains apportèrent la vigne, les Arabes l'alambic et, au travers d'évolutions multi­ ples, vers la fin du vie siècle, les Vascons venus d'Espagne ou des pentes pyrénéennes donnaient un nouveau nom à la Novempopulanie : il n'était plus désormais question que de « Gascogne » dont les « frontières » évolueront au gré des ans jusqu'à comprendre une partie de l'Ariège et même l'Aquitaine et le Pays Basque. Quatre siècles plus tard, le partage du duché de Garcia-Sanche fera apparaître un « comté d'Armagnac » détaché du puissant Fezensac (qui garde Auch et Eauze) pour être donné en apanage au comte

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Guillaume Garde. Comme l'informelle Gascogne qu'il recouvrit parfois presque en entier, le comté d'Armagnac verra par la suite ses dimensions évoluer fortement en fonc­ tion des conquêtes ou des manœuvres politiques, de la puis­ sance et de l'ambition des princes qui le gouvernaient, allant jusqu'en Comminges et même contrôlant une part du loin­ tain Rouergue. Ainsi, des siècles après Hermann le Franc, le nom magique « d'Armagnac » prenait rang dans l'histoire de la France. Il ne la quittera plus. La vigne n'avait certes pas attendu les Romains. Elle poussait déjà dans les forêts des premiers âges et, surgissant de la légende, voici, on ne sait trop comment, le vin boisson des dieux. La Genèse l'évoque au travers de ce que nous appellerons trivialement, pour la seule compréhension des choses, l'immense cuite du père Noé. Lequel, s'il avait eu le mérite considérable de planter sa vigne, avait cédé au plaisir bien compréhensible et très humain de boire son vin. Le ver­ rier Arnaud de Molles a rendu, à sa manière, hommage au précurseur biblique de la viticulture en représentant Noé et sa vigne dans l'un des superbes vitraux de la cathédrale Sainte-Marie qui domine Auch. Un che'f-d'œuvre ! Dès lors, pour la suite des temps, le prestige de la vigne et du vin fut définitivement acquis, leurs mérites vantés aussi bien par les Egyptiens que par le Grec Homère qui en fit non seulement le symbole de la prospérité, mais aussi - ce que nous apprécierons plus encore - celui de la féli­ cité. Déjà, nous étions loin, très très loin des « cissus », ces lianes ancêtres peu convaincantes apparues dans la forma­ tion du monde, il y a cent cinquante millions d'années ; loin aussi des « vitis », pourtant plus évolués (cinquante millions d'années), dont on fait les prédécesseurs directs de nos actuelles vignes vierges ; loin même des vitis vinifera, des lambrusques - ou lambruscs -, plants de vignes apparus il y a environ trente millions d'années un peu partout de par le monde aussi bien chez nous que, semble-t-il, au Groen­ land, et développés au fil des siècles et très répandus en Gaule. Toujours est-il que ces lambruscs ont donné la vigne et que la vigne a donné le vin d'où nous tirons l'eau-de-vie. Génie de l'homme ! De l'Orient à l'Occitanie et à la Gascogne, le chemin est clair : les Phéniciens, prodigieux commerçants, intrépides navigateurs, avaient propagé la culture de la vigne et la façon de faire du vin que les Grecs firent considérablement

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évoluer. Marseille(!) comme Agde recevaient du vin hellène logé dans des amphores enduites de poix, de cire, de résine, de soufre et . . . de plâtre. Lorsque Rome détrôna Athènes, la viticulture et l'œnologie connurent à nouveau de sensibles progrès, le commerce une nouvelle extension. Une étape décisive fut franchie quand les légionnaires romains, libérés des légions, plantèrent de la vigne dans la province narbon­ naise. La « via domitia » fit le reste en reliant la Méditerra­ née à l'Océan. Au vrai, le vin, en Gascogne comme ailleurs dans la Gaule, avait précédé la vigne. On en buvait dans les riches familles. Venant d'Italie, il parvenait à Lectoure ou Vic­ Fezensac dans des amphores campaniennes(2) dont on a découvert quelques exemplaires. Mais l'acclimatation fut rapide autour d 'Eauze ; et les raisins décorant les somptueu­ ses villas gallo-romaines de Seviac ou de Magnan situent l'engouement, confirmé par des vestiges importants de pres­ soirs à vendanges et mille autres détails affirmant le goût des hommes de ces régions pour le vin. Au point, nous rapporte l'éminent archivIBte gersois Henri Polge, que le Mérovingien Chilpéric, « duc des cités d'au-delà de la Garonne », s'eni­ vra, au cours d'une nuit de ripailles, de si abominable façon qu'on le trouva au matin « mort dans son lit étouffé par le vin ». Appelées jusqu'en 1860 « pacherenques », nom qui leur venait des échalas étayant les ceps en hauteur, les vigne: gasconnes ont connu, comme quelques autres, des période� de prospérité alternées avec les ravages des hordes sauvages d'envahisseurs. Arrachées par Domitien, elles furent replan­ tées sur ordre de Probus, ce qui confirme tristement que l'incohérence administrative ne date pas d'hier, mais se retrouve à toutes les époques. Ubu est éternel. Et il est vrai que la vigne a subi, à travers les âges, une constante et étroite servitude. Mais, ravagée par les barbares, anéantie par l'invasion arabe, en butte aux saccages de la guerre de cent ans comme des guerres de religion, la vigne armagna­ caise a toujours relevé la tête. Même le phylloxéra ne l'a pas abattue. Mieux : alors que la récolte était réduite des trois quarts par l'épidémie, cette sinistre année 1893 demeure l'un des millésimes les plus célèbres du bas Armagnac. Comme (1) Camille Jullian assure que le point de départ de la culture moderne de la vigne en France « se place à Marseille lorsque,

600 ans avant notre ère, les Grecs de Phocée l'asiatique bâtirent la nouvelle colonne et plantèrent la première souche ». (2) On peut en voir en visitant le remarquable musée de Lectoure.

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l'éclatante affirmation d'un panache hors d'atteinte des misérables contingences. Oui ! La vigne est bien « le végétal de l'homme » comme le cheval ou le chien en sont l'animal. Dans les deux cas, l'homme peut tout en espérer s'il sait leur prodiguer l'amour qu'ils attendent. Une inquiétude toutefois nous vient aujourd'hui d'un péril plus insidieux que le vandalisme ou l'épidémie, car le mal est ancré au plus profond de la nature humaine. Ce péril c'est la prime à l'arrachage - qui a déjà singulièrement dégarni le paysage viticole, en Armagnac comme ailleurs. Qui, dans nos temps incertains et mouvants, quel chef de famille, quel chef d'entreprise résiste encore aux pres­ sants appels, parfois aux obligations de ses intérêts immé­ diats ? On ne saurait demander au peuple vigneron, en posi­ tion fréquemment précaire, de fournir indéfiniment les héros et les martyrs de l'évolution économico-politique. Et puis il faut aussi compter avec les changements de mœurs et d'aspirations. Et l'Armagnac ? Il vient, il s'apprête. Les raisins de la vigne et l'alambic - inventé par les Arabes - sont là, face à face dans la Gascogne enfin réunie, où Auch - en tant que métropole religieuse - a détrôné Eauze pillée par les Sarrasins comme par les Normands, mais qui finalement, autour d'un monastère dédié à saint Lupert, renaîtra de ses cendres et de ses ruines. Il ne reste plus qu'à les rapprocher ; qu'à utiliser le vin dans ces alambics jusque-là surtout mêlés aux folles espérances des alchimistes, aux sombres machina­ tions des sorciers ou aux manipulations délicates et subtiles des fabricants de parfums. On ne saurait préciser à coup sûr qui le premier distilla le vin. Et quand. Le premier auteur de quelque notoriété à avoir écrit sur la distillation est un médecin du pape : Arnaud de Villeneuve en 1285. En 1348, à Moissac (Tarn-et­ Garonne) des actes d'archives évoquent la présence d'un alambic. L'appareil servait à distiller l'eau de rose. Mais qui fut le précurseur désigné, l'astucieux artisan qui, pour la première fois, versa le jus de la treille dans l'ingénieux appa­ reil ? Grâce aux recherches de quelques érudits, on peut situer deux dates dont l'importance nous paraît capitale (3) Parmi ces érudits et chercheurs éclairés, nous retiendrons plus particulièrement Philippe Wolff, René Cuzacq, Henri Polge, Gil­ bert Loubes et notre excellent camarade Henri Dufor, auteur de Armagnac, eaux-de-vie et terroir (éd. Privat), dont les recherches très complètes constituent un remarquable apport historique.

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pour affirmer, sans discussion possible, l'antériorité des eaux-de-vie d'Armagnac sur tout autre alcool de vin fabri­ qué en France et sans doute au monde. Ces dates sont les suivantes : 1 4 1 1 et 144 1 . Expliquons-nous. 141 1 , les documents des archives de la Haute-Garonne sont formels : un nommé Antoine se signalait alors à Tou­ louse en distillant du vin. Il obtenait ce qu'on appelait « aygue ardente » ou « aygordent » (eau ardente), dite aussi « aygue de bita », c'est-à-dire eau-de-vie, nom qui lui restera. Une vingtaine d'années plus tard, ce sont les époux Nouvel qui, toujours à Toulouse, se font apprécier par leurs telents de « brûleurs » et la qualité de leur « aygue ardente »C4>. 1441 : cette année-là, dans une langue gasconne savou­ reuse, le fameux manuscrit d'Auch, Recettes alchimiques, précise une trentaine d'utilisations possibles de l'eau-de-vie en tant que médicament. Ce qui n'est pas nouveau, il s'en faut. Mais c'est la première fois qu'un écrit mentionne sa consommation et ses effets euphorisants contre la mélanco­ lie : « Si l'homme la boit. .. », indique le parchemines>, et aussi de même, bue » (iem beguda), elle aiguise l'enten­ dement et rend bonne la mémoire, conserve jeune, donne la joie et l'allégresse », précise le manuscrit. « Memoria juven­ tus ». Cinq cents ans après, le délicieux écrivain gascon Joseph de Pesquidoux n'écrivait pas autre chose sur I'Armagnac, dans le merveilleux langage qui le conduisit à l'Académie française. A ces deux dates, qu'avec Henri Dufor nous tenon: pour décisives dans l'histoire de l' Armagnac, doivent s'en ajouter deux autres. La première est un inventaire, en 143 1 , pour l'héritage du sieur comte à Vic-Fezensac. Le texte men­ tionne expressément des tonneaux et un pressoir à côté d'autres biens usuels. Texte capital puisque, pour la pre­ mière fois, par écrit officiel, l'eau-de-vie est associée à un environnement de futailles. On peut aisément en déduire (4) On ne saurait déduire de ces faits que Toulouse est le berceau de !'Armagnac. Simplement que ses habitants aimaient l'eau-de­ vic de vin et que leur inclinaison pour !'Armagnac ne date pas du bon président Fallières. La logique historique conduit toutefois à s'interroger sur le lieu précis où Antoine et les Nouvel avaient ins­ tallé leurs alambics. Situés sur la rive gauche de la Garonne (aujourd'hui quartier Saint-Cyprien), ils étaient bien « gascons », mais situés sur la rive droite (au Capitole ou à Esquirol), ils s'avé­ raient ... languedociens. Quelques centaines de mètres qui ont leur importance. (S) Elle peut soigner aussi « les matrices des dames », le mal de rate, les brûlures, les phlegmons, etc.

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que ces fûts, du moins certains, ont contenu un certain temps de « l'aygordent » ; peut-être après avoir contenu du vin. C'est déjà le problème de l'action importante du bois sur l'eau-de-vie qui s'impose au travers de cet héritage ; c'est-à-dire un phénomène majeur de l' Armagnac (ainsi d'ailleurs que du Cognac). La seconde date n'indique, il est vrai, qu'une conséquence logique des précédentes, mais n'en pèse pas moins de tout son poids dans l'affaire. Il s'agit de 1461 où les eaux-de-vie, mentionne la chronique de l'épo­ que!6), figurent sur le marché de Saint-Sever (Landes) comme un produit commun dont la vente est frappée de taxes. Durant ce xve siècle donc, « l'aygordent » ou « l'aqua ardens » (l'eau brûlée) que l'on appelle aussi « l'aqua de vita », « laygo de bito » (l'eau-de-vie) à cause de ses vertus supposées, vantées dans l'usage thérapeutique, qui a été son destin premier, cette eau-de-vie est - avec la plus grande . certitude - produite dans le Sud-Ouest par distillation du vin, bue dans le Gers et vendue sur les marchés landais ainsi qu'un produit familier, largement répandu, dont le profit n'échappe pas à la fiscalité de l'époque. Sans doute, bien des détails l'indiquent et non des moindres, l'eau-de-vie était connue auparavant. Arnaud de Villeneuve évoque la distillation du vin, sans entourer l'opération de quelque mystère ou difficulté que ce soit. C'est très banalement qu'il explique : « Reçois le vin " nègre " ou blanc, clair et odori­ férant et distille toute l'eau ardente dans un vase sur un feu très doux et rectifie jusqu'à ce qu'elle soit sans aucun pro­ blème ». Ce qui rejoint des descriptions bien antérieures et l'utilisation de l'alcool dans la fameuse école de médecine de Salerne (XIIe siècle). En 1309, un traité sur « les moyens de conserver sa jeunesse » évoque les effets de l'eau-de­ vie, considérée comme une sorte d'élixir de longue vie « sus­ ceptible d'arrêter le vieillissement ». L'auteur n'était pas le premier à considérer l'alcool comme un médicament miraculeux ; il n'était pas non plus le dernier. Encore au xvme siècle, la médecine utilisait l'eau-de-vie dans de nombreux médicaments. C'est à cette époque-là, 1649, que le pays d'Armagnac se signale par une création de grande ampleur : la « brûle­ rie » fixe que Thomas de Maniban fit construire dans le vaste château du Busca et que l'on peut toujours voir dans (1) On dénombrera en 1804 plus de 150 tonneliers en activité dans le seul département du Gers.

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la commune de Masencôme(2). Pour approvisionner cette distillerie, la plus importante de l'époque, le régisseur Pierre Laborde, achetait en bas Armagnac le complément de vins blancs nécessaire. Les Maniban seront vite imités. A la fin du siècle, la plupart des grands propriétaires de vignes e n pays d'Armagnac auront au moins deux « chaudières », deux alambics installés soit à poste fixe sur un support e n maçonnerie, soit montés sur chariots à roues et susceptibles d'être déplacés par un attelage de bœufs. Bien que les alam­ bics aient été quelque peu améliorés, l'installation des Mani­ ban offrait des possibilités de débit très supérieures. Dans tout le pays d'Armagnac et dans les ports mariti­ mes (Bayonne, Bordeaux) ou fluviaux (Mont-de-Marsan, Dax, Saint-Sever, Lavardac), les différentes professions concernées par le commerce de !'Armagnac s'organisaient. Distillateurs, négociants, intermédiaires, de toutes tailles et en tous domaines, se multipliaient. Le dernier quart de ce XVIIe siècle voyait - signe précurseur de l'explosion arma­ gnacaise désormais toute proche - le premier navire quitter Bordeaux(3) avec une cargaison d'eau-de-vie et traverser l'Atlantique pour la livrer en Amérique. Opération dou­ teuse: 51 barils étaient attendus à Saint-Domingue pour « faciliter » le trafic d'esclaves ! Il est vrai que les temps sont propices à tous les change­ ments, à toutes les inventions. Eclosion et propagation des idées novatrices, généralisation de catégories sociales « éclairées » et ouvertes, Révolution française, Empire, Restauration, naissance des Etats-Unis d'Amérique, Répu­ blique... jamais la France, jamais le monde ne connurent - sur une période de deux siècles - pareils bouleverse­ ments. Comment le petit monde armagnacais eût-il pu rester à l'écart de la formidable aventure qui voyait se modifier si profondément les mœurs, les mentalités, les clivages sociaux. Dès le fastueux siècle « des lumières », où le goût pour le beau et la qualité s'affirme, où se précise le souci, le besoin de changement, !'Armagnac est pris dans le mouve­ ment. Vers lui affluent des demandes qui disent assez qu'il séduit désormais des amateurs qui sont aussi des connais­ seurs. De Paris les ordres partent pour faire acheter de vieux et respectables Armagnacs dans des terroirs bien précis, sou(2) Les Maniban avaient eu des responsabilités uès importantes au Parlement de Toulouse. (3) L'Angleterre avait acheté en 1670 6000 pièces (alors de 250 litres).

LE GRAND DÉPART

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vent autour de Cazaubon. On sait« payer le prix de la qua­ lité » : quatre, cinq, six fois plus que Je cours des eaux-de­ vie moyennes. C'est le temps où I'Armagnac apparaît sur la table du roi. Il ne s'agit pas de promotion spontanée, de« miracle » d'une notoriété toute neuve. Simplement de la foi, de l'atta­ chement que les Gascons vouent à leur Armagnac. De leur compétence aussi et de leur entregent. Le mari d'une descen­ dante des Maliban, la comtesse d'Ivry, est premier maître d'hôtel de la table royale. Il n'en faut pas plus pour que les « grandes » eaux-de-vie vieillies(4) soient appréciées à la Cour. Considérable consécration ! Mais déjà la Révolution est là, avec les formidables changements qu'elle provoque. Jusqu'au phylloxéra, jusqu'à cette terrible décennie de la fin du siècle qui voit la plus grande partie du vignoble gas­ con anéanti, I'Armagnac prospère et se développe en tous domaines, élargit sa clientèle, améliore sensiblement ses méthodes de production comme sa puissance commerciale. La recherche de la qualité, les précautions« d'élevage », les soins apportés aux « mariages » - ces mélanges qui ont à juste titre de multiples défenseurs et sont la condition de léj permanence - suivent l'exemple de la distillation devenue� peu près irréprochable. Dans le même temps, des éléments extérieurs concou­ rent à favoriser tous les aspects du commerce, toutes les for­ mes de débouchés. Préfigurant le xxc siècle, ce sera l'ouverture du marché américain et l'apparition de la bou­ teille personnalisée pour la vente au détail, puis les facilités de transport apportées, bien tardivement, par l'aménage­ ment de la rivière Baïse que l'on rend navigable jusqu'à Condom, puis Saint-Jean-Poutge. La facilité d'utilisation de la Charente, belle voie navigable, en fonction des besoins a constitué par contre pour le Cognac un avantage incontes­ table , en particulier pour l'exportation. Cocasserie à retenir, car elle est de toutes les époques et de tous les pouvoirs, ces travaux sur la Baïse préconisés et espérés depuis deux siècles, décidés, exigés déjà par un arrêt du conseil d'Etat de 1668, se terminent alors que le gronde­ ment syncopé des premières locomotives se précise, que la (4) Le marquis d'Ivry était aussi capitaine des chasses royales. La marquise, par l'intermédiaire de ses intendants dont le Toulousain Chaubiac suivait de très près la production de ses domaines de Cazaubo� Auzieu, Mauléon d'Armagnac, Campagne d' Arma­ gnac entre'autres, et connaissait fort bien les qualités et... les bon­ nes adresses.

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noire fumée du chemin de fer monte d'un proche horizon. Le rail, élément clé de la révolution industrielle, s'installe dans la vie économique des provinces, il atteint la Gascogne. Une gare est construite à Lavardac, qui porte à la navigation sur l'adorable Baïse un coup dont elle ne se remettra pas. Après avoir atteint le record d'un millier de passages durant l'année 1845, les gabarres se feront à partir de 1880 de plus en plus rares. La vie s'éloignera des berges verdoyantes mais l'eau-de-vie sera plus vite transportée vers les lieux du com­ merce. La voie de l'Amérique est ouverte par les sentiments : c'est le cœur, la reconnaissance envers la France, le ressenti­ ment envers l'Angleterre, qui conduisent les premiers Etats libérés et désormais « unis » d'Amérique à boycotter le whisky au profit des eaux-de-vie françaises, à la demande de Benjamin Franklin et des ligues patriotiques. L' Arma­ gnac traverse l'Atlantique. Quelques années auparavant il avait, plus simplement, traversé la Garonne, ce qui lui était habituel, mais cette fois d'originale façon : dans des bou­ teilles de verre fabriquées par les verriers gascons et qu'un garçon de Cazaubon entreprenant et habile vient vendre au détail à Toulouse. C'est Pierre Bedout, qui fera vite de très bonnes affaires ; ses descendants ont toujours pignon sur rue. Alors que l'exorbitant privilège bordelais est enfin sup­ primé par Louis XVI, qui n'eut pas loisir d'en être récom­ pensé, la demande d'Armagnac dépasse toutes les espéran­ ces. Au point que les phénomènes pervers se multiplient : la taxation d'abord. L'Etat ne saurait laisser passer pareille aubaine et ce n'est- hélas ! - que le début d'une pression qui s'exprime alors dans l'incohérence et ne fera a u fil des siècles que s'alourdir. Mais à côté de ces « bavures » indissociables d e l'expansion, il y a tout le formidable avantage qui découle d'une situation très favorable et de la prise de conscience d e ces déboires par toutes les catégories concernées : les vigne­ rons les premiers, mais aussi les distillateurs dont le rôle a pris une très forte importance, et chez lesquels le spécialiste affirme vite son talent, et les négociants, indispensables pour concrétiser tous ces efforts, les traduire en richesses, constituer l'intermédiaire nécessaire entre le producteur et les souhaits d'une clientèle dont il faut certes ne pas mécon­ naître l'attente mais plus souvent stimuler l'envie.

(5) Le boycott cessera en 1783.

LE DRAME DU PHYLLOXERA ET LE COMBAT COMMUN Alors que l'Empire et ses ambitions secouent les trônes d'Europe, les hommes du pays d'Armagnac se penchent sur leur avenir. On parle beaucoup non seulement des travaux sur la Baïse mais peut-être plus encore de ce classement des terrains, des zones de production que demandent les uns et qui réjouissent les autres au gré de leurs intérêts respectifs. Pratiquement, une division existe entre le bas Armagnac . gersois et landais, le plus prisé, la Tenarèze... et le reste. On avance l'exemple de Bordeaux et de ses crus, ou au contraire on excipe de la nécessité de valeurs bien réelles, mais plus anonymes et surtout plus globales. Jules Seillan, conseiller général mais surtout viticul­ teur, esprit curieux, cultivé, chercheur, le négociant Emile Duran et V. Rendu sont à la pointe de ces propositions de classement dont on sait qu'elles devaient finalement aboutir - après bien des controverses - au décret de 1909, texte qui souleva et continue d'entretenir des discussions très pas­ sionnéesCl). L'amateur d'Armagnac ne peut rester indifférent, et moins encore ignorant, face à cette classification, à sa rai­ son d'être, aux péripéties qui ont conduit au décret cosigné par les ministres Aristide Briand et Joseph Caillaux, et qui reste dans la législation sous le nom de « décret Fallières ». Armand Fallières, alors président de la République, était un pur Gascon né à Mezin, avocat à Nérac, propriétaire d'un domaine dans l'Armagnac. Il ne pouvait, quoi qu'on en ait dit, se désintéresser du problème, ne pas au moins écouter les attendrissants plaidoyers comme les féroces réquisitoi­ res, qui « montaient » du pays natal en une singulière caca(1) Jules Seillan, spécialiste de premier plan est fort connu pour ses travaux sur les cépages, les terrains, l'œnologie en général. Son petit livre, Topographie des vignobles du Gers et de l'Armag - --­ paru en 1850 et trois fois réédité, est un document de pre ordre. Il fut fondateur de la Société d'Agriculture de France

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phonie, véhiculés souvent par des amis chers, ou des proté­ gés politiques tel le député Masclanis qui attirait l'attention sur la situation d'Eauze, d'Aignan et de Montréal-du-Gers. La commission interdépartementale mise en place sous l'autorité du préfet du Gers décida à l'unanimité de codifier sur le terrain les trois appellations qui différencient d'une manière certaine - sinon satisfaisante - les eaux-de-vie. Dans la foulée, la commission étendit l'appellation« Arma­ gnac» aux deux cantons d'Auch, à ceux de Masseube, de Fleurance et de Lectoure. Tant au cours de l'enquête que des débats passionnés, hauts en couleur et, comme il sied à toute assemblée gas­ conne, marqués, en marge des intérêts fermement défendus, par l'ironie et le bon sens, quelques positions fortes s'affir­ mèrent. Surtout, deux grandes tendances s'affrontèrent autour de la question clé : fallait-il ou non différencier des catégories particulières ? Parmi les plus fermes et les plus convaincants opposants à la classification, le négociant de Condom, P.-L. Janneau, descendant de l'une des premières maisons de commerce créées en Armagnac et grand-père de Pierre Janneau, l'un des dirigeants actuels les plus éclairés du négoce. Son argumentation était la suivante : « La créa­ tion de trois zones rendra tout commerce impossible. Nous serons obligés d'avoir des magasins séparés pour chaque catégorie d'eau-de-vie, et sous quelle dénomination par exemple pourrons-nous vendre du Ténarèze coupé - on dit aussi plus joliment marié - avec du Haut-Armagnac ? Occupons-nous simplement, et plus généralement, de !'Armagnac, sans vouloir établir des zones qui n'ont rien de certain au point de vue de la qualité intrinsèque ». Ceci rejoignait la thèse des producteurs de Bretagne-d'Armagnac (à la frontière de la Ténarèze) qui souhaitaient, eux, que soient purement et simplement supprimées les zones déjà existantes car « la vérité est plutôt qu'il y a dans toute la contrée armagnacaise certains lots de vins capricieusement placés qui donnent des eaux-de-vie plus ou moins nuan­ cées». Ah ! qu'en termes galants... Mais P.-L. ]anneau, en homme de métier, s'inquiétait de l'avenir : « Nous ne pourrons lutter contre Cognac. Là-bas, le commerce s'est entendu ; il a supprimé les appel­ lations et s'assurera ainsi avant peu le monopole mondial (2) Ce n'était que rendre justice au passé du Lectourois dont la production avait été appréciée par des premiers prix remportés au concours d'Auch de 1903 pour des eaux-de-vie provenant de Ter­ raube.

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des eaux-de-vie ». Avertissement hélas prophétique(3), encore que les causes réelles de la supériorité commerciale du Cognac dépassent de loin la simple différence de régle­ mentation en matière d'appellation. On n'étonnera pas le lecteur en assurant que, parmi les partisans de la classification - de loin les plus nom­ breux -, tous espéraient, ouvertement ou confusément, et parfois contre toute équité, être classés « Bas-Armagnac » « parce que tout simplement c'est le cru le meilleur ! », lan­ çait le député de Condom, Lazies, le 14 juin 1907, du haut de la tribune de la Chambre. Une position dépassionnée et judicieuse, qui, depuis ces joutes oratoires ou épistolaires de 1907, demeure tout à fait à l'ordre du jour et mériterait à coup sûr d'être reconsidérée, a été défendue par les producteurs de Riscle aux confins des Hautes-Pyrénées. Les Risclois proposaient • eux aussi la subdivision de la zone d'appellation en trois parties, mais ils souhaitaient que ce découpage légalise tout simplement ce qui leur apparaissait comme la réalité des choses ; position au demeurant plus répandue qu'on ne le croit parmi les amateurs compétents. Leur découpage pre­ nait en compte en effet la création d'une appellation « Grand-Bas Armagnac » (incluant l'Armagnac landais) que l'usage tend d'ailleurs, 75 ans après, à reprendre et à répandre pour singulariser des eaux-de-vie véritablement remarquables et un « triangle d'or » de la production aux mérites exceptionnels. Les deux autres appellations étaient le Bas-Armagnac et l' Armagnac tout court qui recouvrirait la Ténarèze et les terrains situés plus à l'est. Disparaissent les noms : « Ténarèze », dont on a vu déjà qu'il ne rimait pas à grand-chose, et « Haut-Armagnac » qui ne peut qu'induire en erreur le consommateur, sans profit aucun pour l'économie armagnacaise. S'il est admis qu'il faut absolument différencier les zones de production, ce qui n'est toujours pas évident après 75 ans de pratique, c'est la formule des Risclois, soutenus bien sûr par les producteurs de Hontanx et quelques autres, qui a nettement notre préférence. On doit remarquer d'ailleurs que ces trois appellations sont aujourd'hui concrétisées largement par le négoce et la terminologie courante. On appelle simplement et raisonna(3) Il se vend de par le monde dix fois plus de Cognac que d' Arma­ gnac. (4) Ne serait-ce que pour favoriser l'action commerciale et en par­ ticulier les ventes à ) 'étranger.

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blement « Armagnac » les productions du haut Armagnac et de la Ténarèze pour laquelle nous avons parfois, comme André Daguin et Lucien Vanel, quelques faiblesses qui - faut-il le préciser? - n'altèrent pas notre jugement glo­ balement très favorable aux« Bas » et aux« Grands Bas », entrés dans le vocabulaire des initiés au mépris du législateur et dont la qualité est reconnue depuis le XVIIIe siècle. Les « maisons de commerce » s'installent, prennent consistance, précisent leurs ambitions, s'attaquent sérieuse­ ment aux marchés ; elles s'installent à partir de 1830 à Pont­ de-Bordes-Lavardac ou à Condom, dès que la Baïse le per­ met. Dirigées par des hommes de qualité, ces maisons, dont six ont fêté leur centenaire (Castarède à Pont-de-Bordes­ Lavardac, Dartigalongue à Nogaro, Janneau à Condom, Cavé à Lannepax, Samalens à Laujuzan et Damblat à Castelnau-d'Auzan - qui a depuis cessé son activité) furent le moteur, le fer de lance de l'Armagnac. Soucieuses de leur réputation, de la qualité de leurs eaux-de-vie, leurs préoccu­ pations allaient - et vont toujours, au-delà des « terroirs » - vers des opérations très minutieusement con­ trôlées de coupages destinés à assurer la pérennité de leurs Armagnacs. Cela passait par le contrôle rigoureux des vieil­ lissements, la connaissance parfaite des stocks et des carac­ téristiques, sinon de chaque pièce, du moins de chaque lot. La superficie plantée en vigne s'est encore accrue depuis le début du siècle. En 1872, 100 000 hectares de plan­ tation permettent de récolter 1 500 000 hectolitres de vin qui, distillés pour les deux tiers d o n n e r o n t 100 000 hectolitres d'alcool pur. La production des eaux­ de-vie a pratiquement doublé depuis le début du XIXe siècle. Devant !'Hérault et la Gironde, le Gers est devenu le premier département viticole français. Sur 108 000 hectares, 17 "lo de la superficie du Gers, la vigne triomphante étale des trésors à nul autre pareils dans un département qui n'a pratiquement rien reçu d'une révo­ lution industrielle qui a enrichi Paris, le Nord et l'Est. Il semble que la route de la prospérité soit désormais sans embûches. Pourtant un nuage : l'arrêt, pour quelques années, des ventes aux Etats-Unis plongés dans la Guerre de Sécession. C'est un coup dur, mais passager, encore que ses conséquences soient considérables. L'ouragan vient d'ailleurs, et même pas de cette grêle qui pourtant cause au cœur de l'été bien des soucis et bien des dégâts. L'ensemble du vignoble français est en proie au phylloxéra, insecte microscopique qui attaque la racine des ceps et les tue en 2 ou 3 ans, irrémédiablement. La Gasco-

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gne semblait préservée, pourtant le parasite diabolique - venu vers 1860 d'Amérique, détecté à Bordeaux en 1868 - s'en prenait à !'Armagnac que ne ménageaient pas pour autant les maladies traditionnelles : mildiou et oïdium. Et la mort était là ! La mort du pays d'Armagnac. Les trois quarts du vignoble périrent durant cette décennie tragi­ que. Quant au triomphant piquepoult, cépage idéal, « l'ami » de si longue date du viticulteur gascon, produc­ teur d'eaux-de-vie parfumées, si souples, cette« folle blan­ che » presque de légende, s'avérait plus sensible que bien d'autres aux maladies cryptogamiques. On ne pouvait soupçonner les viticulteurs gascons de résignation ou de découragement, ni penser qu'ils se tourne­ raient vers le maïs déjà tentant. Non I Ils repartirent à l'assaut, réengagèrent la lutte contre une nature dont la tra­ hison, après tant de siècles de complicité, les avait pris de court et un instant terrassés. Le déchaînement des maladies cryptogamiques compli­ quait sérieusement les essais souvent anarchiques de replan­ tation. « Trouver des plants nouveaux à la fois résistants au phylloxéra, adaptés à des sols bien particuliers et triom­ phants des maladies cryptogamiques représentait la quadra­ ture du cercle », constatent les spécialistes. Elle est trouvée ou à peu près. Mais dans ce pays d'Armagnac ruiné, où bien des propriétés se sont vendues à l'encan pour une bouchée de pain, la surface consacrée à la vigne aura diminué de plus de la moitié lorsque le président Fallières signe le décret de 1909 sur l'Armagnac, qui donne à« l'or blond » de Gasco­ gne l'assise territoriale et l'identité œnologique qui est la sienne aujourd'hui. La viticulture française avait mis une vingtaine d'années, parfois plus, à se remettre de l'attaque du phylloxéra qui, en Gascogne, avait causé la disparition des trois quarts des plan­ tations. Après l'âge d'or du second Empire, après les records de surface plantées en pays d'Armagnac, de récolte, de vin et de distillation d'eau-de-vie qui avaient fait de cette partie de la Gascogne une région prospère et optimiste, la chute était d'une brutalité inouïe. Dans ces départements en marge de l'aventure industrielle qui ailleurs se développait, la vigne représentait beaucoup dans les moyens d'existence des popu­ lations rurales. Parfois même elle représentait tout. On ima­ gine mal aujourd'hui l'ampleur du désastre et le désespoir des hommes. En 1914, à la veille de la guerre, le vignoble est loin d'avoir retrouvé sa superficie, mais sa production est bonne. Elle prépare la poussée de fièvre qui suit la victoire et

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favorise fortement l'Armagnac. Au point que le nombre de négociants en gros (une quinzaine avant la guerre) décuple, alors que les Etats-Unis redeviennent des clients intéres­ sants. Bien vite pourtant, l'Armagnac connaît de sérieuses difficultés : mévente, mauvaises récoltes, chute des cours en particulier. En 1937, la production qui, au début du siècle, dépassait 100 000 hectolitres (dont une bonne partie expor­ tée par mer) n'atteint que 5 000 hectolitres (d'alcool pur) sous le double effet de la crise économique et de mauvaises récoltes. A la veille de la seconde guerre, la production d'Armagnac pour la campagne 1939-1940 dépasse à peine 22 000 hectolitres d'alcool pur. 250 000 hectolitres de vin , ont été distillés sur une récolte de 1 800 000 hectolitres pro­ venant de 53 000 hectares de vignes dont la moitié dans les cépages armagnacais imposés par la législation. La triste période de l'occupation, les incohérences administratives de Vichy, la frénésie, les facilités, l'aimable anarchie, pour tout dire, qui suivirent la libération ne sont pas d'un grand secours dans l'information de l'amateur d'Armagnac. A ceci près : en 1941, fut créé le Bureau national de répartition des vins et eaux-de-vie d'Armagnac qui, sous le nom de Bureau national interprofessionnel (B.N.I.A.), existe tou­ jours. Où en est donc aujourd'hui, l'Armagnac? Quel est son avenir? Avant toute chose, et dût notre passion en souffrir, il faut savoir que les ventes de l'Armagnac représentent un peu moins du dixième seulement des ventes du Cognac, que ces derniers sont le dixième des ventes du Whisky et que celui-ci vend le dixième à peu près de l'ensemble des spiritueux parmi lesquels le Rhum et la Vodka lui sont supérieurs. Mais si, sur le plan global, le rapport est à peu près neuf fois supérieur en faveur du Cognac (il varie évidemment d'une année sur l'autre), on doit considérer que le Cognac exporte 80 % de ses ventes alors que l'Armagnac n'a réalisé à l'étranger ces dernières années que 55 à 60 % de son chiffre d'affaires, ce qui constitue pour lui un progrès très considérable. On peut donc dire qu'il se vend en France une bouteille d'Armagnac pour trois de Cognac ; 40 % des ventes étant, sur le marché intérieur, réalisées dans le dernier trimestre de l'année. Les grandes maisons du négoce armagnacais, quelle que soit leur qualité très réelle, n'avaient pas les moyens finan­ ciers suffisants pour tout à la fois accroître sensiblement leurs stocks et assurer les très importants efforts de promotion sus­ ceptibles de conquérir des parts de marché significatives. Elles n'avaient pas davantage les moyens, dès les années

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1950, de suivre les nouvelles modes de consommation des spi­ ritueux qui bouleversaient les données du problème et mirent du temps à s'adapter aux profonds changements qui, avec l'apparition des grandes surfaces, révolutionnaient la distri­ bution. L'Armagnac était victime de ses particularismes, de ses excessives divisions, de son morcellement, de l'individua­ lisme de ses servants pourtant les plus fidèles. Il y a peu de temps encore, !'Armagnac, cette eau-de-vie de caractère, était produit par mille quatre cents bouilleurs de cru et une trentaine de bouilleurs professionnels achetant le vin à près de neuf mille producteurs revendiquant le droit de l'appellation. C'est assez dire l'extraordinaire diversité à l'origine des eaux-de-vie. Et, par voie de conséquence, les · prodiges que doivent déployer les maîtres de chai, les spécia­ listes de l'élevage et des assemblages, pour tenter d'assurer un semblant de continuité dans les catégories mises en vente, sans laquelle il n'est pas de commerce important possible. Alors que de nouvelles productions de liqueurs, de nou­ velles appellations d'eaux-de-vie régionales venaient compli­ quer sérieusement les marchés nationaux et internationaux sur lesquels s'exerçait une très forte pression des Rhums, des Whiskies, de la Vodka, etc., et que le Cognac tirait son épin­ gle du jeu, la situation de la production d'Armagnac évoluait sensiblement. De 1953 à 1965, le vignoble perdait un bon quart de sa superficie et cette contraction allait s'amplifiant pour atteindre un tiers durant les années 1965-1982. Il restait alors un peu moins de 28 000 hectares plantés dont 15 000 seulement susceptibles d'être distillés. Où étaient les records prodigieux de la fin du siècle dernier ? Lassés par une rémuné­ ration insuffisante de leur travail, par un manque évident d'organisation, par les difficultés croissantes et les aléas de la viticulture, les propriétaires arrachaient les ceps (prime à l'arrachage) et vendaient leurs droits, se retournaient vers d'autres activités agricoles (maïs, élevage) ou quittaient la terre, voire la région. Durant trois ans - 1948, 1949, 1950 - , les producteurs n'avaient pratiquement pas distillé, car les prix de vente du vin leur rapportaient des revenus immédiats plus importants que la vente d'Armagnac vieilli ; or ils avaient un pressant besoin d'argent frais pour faire face aux besoins crois­ sants de l'exploitation. La foi dans l'Armagnac se perdait. Il semblait, se souvient Abel Sempé, que l'on n'ait plus cons­ cience qu'un Armagnac se distille pour être vieilli au moins trois ans et si possible cinq et dix et que chaque année il doit être distillé une quantité immédiatement vendue. Les cris d'alarme se multipliaient trop souvent en vain, les pouvoirs publics, alors comme aujourd'hui, faisant la

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sourde oreille, refusant sans le dire de prendre en considéra­ tion un dossier pourtant convaincant et vital pour toute une région. Déjà les décrets ayant trait à la lutte contre l'alcoo­ lisme portaient en 1954 un rude coup à l'Armagnac. Pourtant, les professionnels de l'Armagnac, ayant réformé heureusement en 1962 leur bureau interprofession­ nel, luttaient de toutes leurs forces, de tous leurs arguments pour prendre leur part de l'expansion qui partout multipliait les affaires. La qualité du vignoble susceptible de fournir la distillation s'améliorait sensiblement ainsi que les rendements à l'hectare et les efforts commerciaux. Entre 1965 et 1981, le rendement passait de 3,63 hectolitres d'alcool pur par hectare à près de 5 hectolitres, ce qui rentabilisait mieux la viticulture et permettait de compenser le rétrécissement du vignoble. En 1983, avec 15 000 hectares plantés en cépages distillables (sur 28 000 au total), la production d'Armagnac a dépassé 51 000 hectolitres contre 22 000 avant la guerre, avec une superficie plantée double. Les cris d'alarme réitérés étaient tout de même entendus. Des mesures favorisant le stockage, le vieillissement, la politi­ que de qualité et l'expansion étaient prises, insuffisantes, cer­ tes, mais elles constituaient un ballon d'oxygène bienvenu. La multiplication des efforts faisait le reste. De moins de 13 000 hectolitres d'alcool pur en 1964, les ventes passaient en 1973 à 44 000 hectolitres, 46 000 en 1979, retombaient à 41 000 en 1982 après les brutales mesures fiscales que l'on sait. Ainsi les ventes avaient presque quintuplé en quinze ans, les exportations représentant 56 % des ventes globales et la vente en bouteilles ayant nettement dépassé les ventes en vrac (55 OJo), ce qui exprime la nette progression du rayonnement et de la notoriété de l'Armagnac dans le monde. En 1969, sur un total de 2 800 000 bouteilles vendues, l'exportation en recevait un peu moins d'un million. En une décennie, sur 8 millions et demi de bouteilles, près de la moitié allaient à l'exportation. La vente en bouteilles, dont l'expansion condi­ tionne si fortement le développement de l'Armagnac, a quin­ tuplé en quinze ans et il est vendu aujourd'hui sous ce condi­ tionnement deux fois plus d'Armagnac qu'il n'en était vendu au total (vrac + bouteilles) dans le monde en 1965. La pro­ gression des ventes en bouteilles se poursuit d'ailleurs, en dépit des aléas multiples, au rythme de 8 à 10 % l'an. Ce qui consti­ tue un signe encourageant à ne pas sous-estimer. Pour mieux situer l'échelle des valeurs, retenons simple­ ment qu'en 1984 le Cognac a expédié plus de 127 millions de bouteilles dont onze millions à peu près pour le marché fran­ çais contre près, de 116 millions livrées à l'étranger. Les ventes

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en bouteilles dont l'augmentation conditionne le développe­ ment de l' Armagnac avaient été favorisées par la réglementa­ tion imposée dans l'immédiate après-guerre (1948) parallèle­ ment à la liberté de distillation rendue aux bouilleurs de cru professionnels. Ces mesures n'étaient qu'un élément d'un ensemble devenu - ce qui chez nous n'étonnera personne - le plus complexe du monde en matière d'eaux-de-vie. Triste privilège dont I' Armagnac se passerait aisément. Après quelques années de béate euphorie durant lesquel­ les furent vendues des eaux-de-vie indistinctes et parfois médiocres, on assistait à un double phénomène : l'apparition de la grande distribution, des super puis des hypermarchés élargissant très fortement la sollicitation d'une clientèle moyenne aux revenus croissants ; les demandes d'un Arma­ gnac de qualité s'accentuaient heureusement. Une clientèle de connaisseurs, de plus en plus nombreux, appréciait et récla­ mait des Armagnacs bien distillés, bien vieillis dont l'origina­ lité les distinguait de toutes autres eaux-de-vie ou spiritueux. Approvisionnement, constitution et financement des stocks, recherche des qualités susceptibles de couvrir l'ensem­ ble du marché potentiel (des marchés devrait-on écrire), mise en place de nouvelles attitudes commerciales, efforts de pro­ motion et d'adaptation face à une concurrence très puissante, rien n'a changé véritablement en ce dernier demi-siècle, les problèmes d'hier demeurent les problèmes d'aujourd'hui. La création du Groupement d'intérêt professionnel du négoce (le G.I.N.A.C.), comme celle de l'Union des caves coopératives de l' Armagnac (U.C.V.A. à Eauze) répondaient à des besoins bien réels et au souci légitime de regrouper des forces éparpillées, de se donner les moyens de satisfaire la clientèle. La coopération mobilisa des stocks considérables, les plus importants jamais constitués ; outil remarquable pour assurer une qualité d'élevage de coupages susceptible de présenter et de maintenir la qualité des Armagnacs vendus dans les catégories traditionnelles. Las ! L'efficacité de la commercialisation et de la gestion fut loin de correspondre aux logiques ambitions des créateurs et des instigateurs. La coopération en fut sérieusement affectée