Le Frolinat et les révoltes populaires du Tschad, 1965–1976 [Reprint 2019 ed.] 9783110813319, 9789027976574

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French Pages 526 [528] Year 1978

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Le Frolinat et les révoltes populaires du Tschad, 1965–1976 [Reprint 2019 ed.]
 9783110813319, 9789027976574

Table of contents :
Introduction
PREMIÈRE PARTIE: LES CAUSES DE L'INSURRECTION
Chapitre I. Tchad, une néo-colonie
Chapitre II. Le Tchad est double: l'époque pré-coloniale
Chapitre III. Le Tchad est double: la période coloniale
Chapitre IV. Le Tchad est double: l'indépendance
DEUXIÈME PARTIE: DESCRIPTION DE L'INSURRECTION
Chapitre V. La naissance de la révolte
Chapitre VI. Le Frolinat d'Ibrahima Abatcha (1966-début 1968)
Chapitre VII. L'entrée en scène du B.E.T.
Chapitre VIII. Le Frolinat victorieux
Chapitre IX. Le Frolinat d'Abba Sidick
Chapitre X. L'intervention militaire française
Chapitre XI. La défection de la deuxième armée
Chapitre XII. Le regain
Chapitre XIII. Le déclin de Tombalbaye et le coup d'État militaire
Chapitre XIV. Le Frolinat et l'aide étrangère
TROISIÈME PARTIE: LA SIGNIFICATION DE L'INSURRECTION
Chapitre XV. Le discours du Frolinat
Chapitre XVI. Le discours des rebelles
Chapitre XVII. Conclusions
Épilogue. Le Frolinat de Goukouni
Annexes
Bibliographie
Index
Table des matières

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Le Frolinat et les révoltes populaires du Tchad, 1965-1976

CHANGE AND C O N T I N U I T Y IN AFRICA

MONOGRAPHS UNDER THE AUSPICES OF THE AFRIKA-STUDIECENTRUM • LEIDEN

Editorial

Board:

J. F. Holleman, Leiden Ali A. Mazrui, Kampala I. Schapera, London

MOUTON PUBLISHERS • THE HAGUE • PARIS • NEW YORK

ROBERT BUIJTENHUIJS

Le Frolinat et les révoltes populaires du Tchad,1965-1976

MOUTON PUBLISHERS • THE HAGUE • PARIS • NEW YORK

ISBN 90-279-7657-0 © 1978, Mouton Éditeur, La Haye, Pays Bas Couverture par Jurriaan Schrofer Printed in the Netherlands

A la mémoire

de tous les Tchadiens qui ont

«témoigné»

Introduction

Quand j'ai choisi les révoltes tchadiennes comme sujet d'étude, je savais que je pouvais m'attendre à avoir des ennuis. En même temps, j'avais des raisons impératives de maintenir mon choix. Certaines de ces raisons ont un caractère général et valent pour tout mouvement révolutionnaire. La première est d'ordre méthodologique. Comme l'a dit G. Balandier: «L'une des premières règles de méthode que doit respecter la science sociale... est la recherche de niveaux 'privilégiés' d'observation et d'analyse; elle peut tenter alors de déceler des agencements réels, des liaisons dynamiques et non seulement des rapports logiques, des 'choses sociales en mouvement' plus que des structures fixées; elle s'impose de le faire, si elle entend saisir la société dans sa vie même et dans son devenir, à l'occasion de circonstances ou de conjonctures qui mettent cette dernière en cause, dans sa totalité ou presque» (Balandier, 1 9 6 1 , p. 23). Les phénomènes révolutionnaires nous offrent, incontestablement, un tel niveau privilégié d'observation et d'analyse dans lamesure où une société secouée par un mouvement de contestation connaît alors en général son «heure de vérité»: la situation de crise qu'elle traverse met au jour des tensions, des conflits et des antagonismes existant déjà, souvent depuis longtemps, mais jusqu'alors cachés et refoulés. Une «sociologie des profondeurs» et une anthropologie dynamique ne sont possibles que par l'analyse de telles situations de crise. A ces considérations méthodologiques s'ajoute une raison d'ordre politique et moral. J e partage, dans leurs grandes lignes, les thèses de chercheurs tels que W. F. Wertheim, K. Gough et J. Copans qui pensent que les anthropologues des générations précédentes ont trop souvent accepté la situation coloniale comme une donnée fixe et de plus négligeable, au lieu de la considérer comme un système à

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combattre. J'estime que nous ne devons pas commettre la même erreur en ce qui concerne l'impérialisme et le néo-colonialisme, et que les anthropologues qui se sentent solidaires des différents mouvements de libération et d'émancipation du tiers monde doivent essayer d'être utiles à la révolution mondiale en cours, non seulement en tant que militants politiques, mais aussi en tant qu'anthropologues. J'ai suggéré dans une publication antérieure (Buijtenhuijs, 1975b) qu'il est plus facile de parler d'anthropologie révolutionnaire que de la faire et j'avoue que je suis assez sceptique sur l'utilité des sciences sociales dans le domaine révolutionnaire. L'analyse d'un mouvement de contestation, du passé ou en cours, peut servir la causedes révolutionnaires,ailleurs,dans lamesureoù elle leur montre les difficultés à surmonter, les fautes à ne pas commettre ainsi que les situations et les données dont ils peuvent tirer profit. Cependant, les faits rapportés dans des ouvrages consacrés aux mouvements révolutionnaires et même nos interprétations de ces faits sont en quelque sorte «neutres» et peuvent être utilisés par n'importe qui à n'importe quelle fin. En principe les chances que ces études servent les services de renseignements impérialistes sont aussi grandes que les chances qu'elles servent les mouvements révolutionnaires. On peut seulement espérer que les révolutionnaires en tirent néanmoins davantage profit dans la mesure où ils les utilisent dans le cadre d'une analyse politique plus juste, plus en accord avec l'évolution de l'histoire mondiale. Dans ce cas, l'analyse scientifique des phénomènes contestataires se justifie politiquement et apporte une contribution — aussi modeste soit-elle — à la cause révolutionnaire. Mon choix s'est porté plus particulièrement sur les révoltes du Tchad pour deux raisons: 1. Contrairement à d'autres mouvements révolutionnaires en Afrique noire auxquels des études sérieuses ont été consacrées (Angola, Guinée-Bissau, Kenya, Zaïre), les révoltes du Tchad n'ont pas encore été l'objet de recherches universitaires. Toute la documentation se limite jusqu'ici à un certain nombre de reportages de journalistes, dont certains sont d'un niveau très élevé, et à quelques ouvrages provenant des comités de soutien au Frolinat. Il m'a semblé qu'il fallait combler cette lacune au plus vite. 2. Après l'étude d'une révolte anti-coloniale (le mouvement «mau mau» du Kenya), j'ai préféré analyser le cas d'une révolte postcoloniale. Étant donné que la plus grande partie de l'Afrique noire a

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conquis son indépendance politique, une telle analyse me semble pouvoir fournir plus de renseignements utiles pour l'avenir du continent africain et pouvoir contribuer davantage à la cause de l'émancipation des peuples africains. Je n'entends nullement sous-estimer le combat des populations de l'Afrique australe contre la domination blanche: je pense seulement que leur victoire est de toute façon acquise à long terme et que l'analyse de leur situation particulière de dépendance est déjà beaucoup plus avancée. J'ai mentionné au début de cette introduction les ennuis auxquels je m'attendais et qui, en effet, n'ont pas fait défaut tout au long de mon enquête. Il convient de s'y arrêter un peu plus longuement, car ces ennuis, dans la mesure où je n'ai pas pu les surmonter, limitent la portée et la valeur même de ce livre. Le problème principal se situe au niveau de la documentation, et je dois dire, après coup, que je l'ai sous-estimé au début, malgré mes appréhensions initiales. En principe, l'anthropologue peut se baser sur quatre sources de documentation différentes : les publications antérieures (livres, articles, presse quotidienne, etc.), les archives officielles, les informateurs ayant été témoins des événements que l'on veut étudier et les séjours sur le terrain. En ce qui concerne le Frolinat et les révoltes du Tchad, la première source pose peu de problèmes. Si les analyses sérieuses de l'insurrection tchadienne sont très peu nombreuses, le Frolinat a publié un nombre impressionnant de documents, de brochures et de tracts, qui constituent autant de «matière première» pour l'anthropologue. En même temps, il existe des études de grande valeur sur l'histoire, l'ethnographie et l'évolution politique du Tchad. Bien que les premières publications du Frolinat, de la période 1966-1968, soient aujourd'hui introuvables, la plus grande partie de cette documentation est accessible aux chercheurs. Par contre, dans le cas d'une révolte récente ou en cours, les archives sont fermées et, vu les passions que soulèvent en général les mouvements de contestation, il est inutile d'espérer des dérogations. Ceci vaut surtout pour les archives officielles qui se trouvent dans ce cas précis au Tchad ou en France. En ce qui concerne les archives des mouvements révolutionnaires, leur accessibilité est liée au choix des informateurs. En théorie, un chercheur «neutre» travaillant dans des conditions idéales ne devrait

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pas «privilégier» tel informateur plutôt que tel autre, mais chercher les informations partout où elles se trouvent, c'est-à-dire chez les deux parties en conflit. Dans la pratique, ces conditions idéales ne se réalisent jamais, d'abord parce que le chercheur ne peut pas être vraiment neutre. Quand deux parties sont engagées dans un combat sans merci, où leurs intérêts vitaux (ou ceux qu'ils considèrent comme tels) sont e n j e u , le chercheur peut difficilement se soustraire aux choix politiques. Dans le cas présent, j'avoue que mes sympathies sont du côté du Frolinat, malgré toutes les réserves que l'on peut avoir au sujet de cette organisation et de ses dirigeants, et que je n'avais aucune sympathie pour le régime Tombalbaye; l'avènement, en avril 1975, du régime militaire à N'Djamena n'a guère modifié mes sentiments. J'étais donc naturellement enclin à approcher d'abord les révolutionnaires tchadiens et à faire d'eux mes premiers informateurs. Sans aucun doute mon enquête y a-t-elle gagné en profondeur. Après une période initiale d'hésitations, les responsables du Frolinat que j'ai pu rencontrer à Alger et en Libye m'ont en général bien accueilli et ont répondu assez librement à mes nombreuses questions. Lors d ' u n séjour en Libye, en octobre-novembre 1975,1e Dr Sidick m'a même ouvert une partie des archives du Frolinat. Ce que je gagnais d ' u n côté, je le perdais cependant en partie de l'autre côté. En effet, plus je gagnais la confiance du Frolinat, plus il me devenait difficile d'approcher les milieux officiels en France ou au Tchad. Dans l'esprit de mes interlocuteurs du Frolinat, leurs ennemis devaient également être les miens et ils ne m'auraient jamais pardonné d'éventuelles tentatives pour jouer un double jeu. J e pouvais d'ailleurs craindre que les milieux officiels tchadiens ne soient informés de mes activités et de mes rencontres en Afrique du Nord, ce qui rendait d'autant plus improbable toute attitude de compréhension de leur part à l'égard de ma recherche et de ma personne. C'est pourquoi je n'ai pas essayé d'aller au Tchad, tout en sachant que je perdais ainsi une partie de mes informateurs potentiels, en même temps que la possibilité de faire des recherches sur le terrain du côté gouvernemental. Quant aux recherches sur le terrain du côté des insurgés, elles étaient également exclues ou en tout cas très difficiles à réaliser. Contrairement à la Guinée-Bissau ou à l'Angola, où des journalistes et des chercheurs pouvaient parcourir les zones libérées dans des conditions

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de sécurité certes relatives mais du moins acceptables, le Tchad n'a pas connu de telles régions, à l'exception peut-être du Tibesti à partir de 1974. Etant donné l'éloignement géographique du Tibesti, une expédition chez les révolutionnaires toubou était cependant exclue pour des raisons financières. Dans d'autres régions du Tchad, la situation était trop fluctuante et trop incertaine pour que je puisse envisager un séjour de longue durée sur le terrain. Au cours des dernières années, quelques journalistes et cinéastes, ainsi que quelques représentants des comités de soutien français, ont effectué des «stages» de courte durée auprès des unités combattantes du Frolinat (en général dans des régions périphériques), mais les difficultés rencontrées par certains d'entre eux et les dangers encourus m'ont fait renoncer à une telle entreprise. Disons honnêtement qu'il me manque le courage physique des grands reporters tels que Thierry Desjardins et Raymond Depardon, et que je n'ai pas non plus les convictions politiques solides d'un Basil Davidson. D'ailleurs, le fait que je ne lise ni ne parle l'arabe, et encore moins les autres langues du Tchad, aurait limité l'intérêt d'un séjour sur le terrain. La documentation sur laquelle se base cette étude est donc limitée et mon livre n'a rien de définitif. Sur ce point je peux reprendre à mon compte les remarques faites par J.Tronchon dans l'introduction d'un ouvrage remarquable sur l'insurrection malgache de 1947: «Cet ouvrage ne résout pas tous les problèmes soulevés par l'insurrection. Il devrait toutefois permettre de s'en faire une idée plus exacte. Il reste que je m'en suis tenu àun niveau global, entrant rarement dans le détail des faits. Cela nécessiterait des monographies qui relèvent davantage de l'histoire locale. Ces dernières pourront aussi servir de base à l'élaboration d'une histoire exhaustive de l'insurrection: en valorisant les incidences régionales, elles permettront éventuellement de nuancer les interprétations globales proposées ici» (Tronchon,p. 11). J'en suis exactement au même point que J.Tronchon e t j e n e p e u x que faire appel à l'indulgence du lecteur, ainsi qu'à son esprit de coopération. Ce livre est en effet un peu une bouteille jetée à la mer. J'espère que les lecteurs qui s'intéressent aux problèmes tchadiens et qui disposent d'informations et de connaissances auxquelles je n'ai pas eu accès voudront bien me faire part de leurs observations et m'envoyer des corrections ou des suppléments d'information. J ' e n

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tiendrai compte dans des publications ultérieures et je les en remercie d'avance. Un deuxième problème, auquel je me heurte seulement aujourd'hui, au moment d'entreprendre la rédaction de ce livre, est d'ordre politique et moral et se situe au niveau des engagements. Dans une publication antérieure, j'ai déjà évoqué ce problème que je présentais alors de la façon suivante: «Un problème... se pose à ceux qui veulent étudier une révolution en cours. Supposons qu'un anthropologue 'engagé' fasse un séjour dans un des territoires libérés des colonies portugaises et qu'il y découvre que la réalité politique, économique et sociale reste en dessous des idées proclamées par les responsables de la révolution. J e pense qu'une telle découverte est assez probable, la pratique et l'idéal révolutionnaires ne se recouvrant jamais totalement. Faut-il alors publier ces faits ou les passer sous silence? Dans le premier cas, on risque d'aider la propagande contrerévolutionnaire qui s'en servira aussitôt. Dans le deuxième cas, on est amené à aller à l'encontre de l'éthique traditionnelle de notre profession d'anthropologue» (Buijtenhuijs, 1975b,p. 459). Or, même sans aller sur le terrain, j'ai constaté chez les révolutionnaires tchadiens un certain nombre de pratiques et de façons de penser qui sont à mon avis critiquables. J'aurais pu les taire, respecter à fond mon engagement du côté du Frolinat et faire une croix sur l'éthique professionnelle. Ce serait cependant négliger un autre facteur dont je n'ai pas tenu compte dans l'article cité ci-dessus: en analysant une révolté donnée, le chercheur «engagé» ne conclut pas seulement un «contrat moral» avec le groupe révolutionnaire spécifique qu'il étudie, mais aussi avec tous les mouvements révolutionnaires dans le monde entier. Or, cacher les erreurs, les fautes et les insuffisances des uns ne sert que les intérêts limités de ce groupe unique (en l'occurrence le Frolinat), mais risque de nuire aux intérêts des autres qui ont besoin, pour élaborer leur propre stratégie, de faits concrets et d'analyses critiques, et non pas de rêves et de mythes. Comme l'a fait G. Chaliand dans son livre Mythes révolutionnaires du tiers monde, j'ai donc décidé de ne pas «raconter des histoires», mais d'entreprendre «une entreprise critique qui, sous les programmes, les déclarations et les slogans, s'efforce de cerner les faits», en faisant cependant une exception pour certains faits dont la diffusion pourrait directement mettre en danger mes informateurs du Frolinat ou leurs amis sur le terrain. Cette décision n'a pas été facile

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et je crains que certains responsables du Frolinat ne l'acceptent pas aisément. Cependant, je ne vois pas d'autre solution pour quelqu'un qui est chercheur et non pas responsable d'un comité de soutien. En ce qui concerne le plan de ce livre, une division en trois parties m'a paru s'imposer. Dans la première partie, j'essaierai de déterminer avec le plus de précision possible les causes des insurrections tchadiennes. Pour comprendre les «événements» du Tchad, il ne suffit pas d'énumérer toutes les revendications politiques, sociales et économiques qui ont préoccupé les populations insurgées, car certaines de ces revendications existent également ailleurs au Tchad, chez des populations non touchées par la révolte, ou dans des pays voisins. Notre interrogation doit donc procéder d'une façon plus systématique et répondre à trois questions essentielles: 1. Pourquoi y a-t-il eu des révoltes au Tchad et non pas dans un pays voisin comme le Niger? 2. Pourquoi ces révoltes se sont-elles déclarées après l'indépendance dans un pays qui est resté relativement calme tout au long de la période coloniale? 3. Pourquoi ces révoltes ont-elles touché principalement, sinon exclusivement, le Nord du pays et non pas le Sud? La deuxième partie de ce livre sera consacrée à la description des insurrections tchadiennes. Le plus facile aurait été ici de procéder en respectant la chronologie. Malheureusement, ce ne fut pas toujours possible. La révolution tchadienne, en effet, n'est pas un bloc sans faille, mais est constituée de plusieurs composants, en partie liés entre eux, en partie autonomes. Nous avons d'une part une organisation révolutionnaire, le Frolinat, dont les dirigeants et les centres de décision se trouvent en Afrique du Nord, et d'autre part plusieurs maquis sur le terrain. Le Frolinat représente ces maquis à l'extérieur et les contrôle dans une certaine mesure, mais les liens ne sont pas suffisamment solides pour que les phases principales de l'évolution des maquis et du Frolinat coïncident entièrement dans le temps. Pour cette raison, un certain va-et-vient entre les maquis et l'organisation de l'extérieur s'impose qui nécessitera parfois des renvois en arrière. La troisième partie de cette étude s'efforcera de dégager la signification des insurrections tchadiennes. Y seront analysés: le discours idéologique du Frolinat et le discours (ou les discours) des rebelles sur

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le terrain, dans la mesure où l'on peut connaître ce dernier. Y seront analysés également: les dynamismes sociaux et culturels que les événements du Tchad permettent de déceler. Ces dynamismes se situent à différents niveaux: au niveau du jeune État tchadien en tant que société nationale en devenir; au niveau du Tchad septentrional en tant qu'ensemble ayant acquis une certaine unité historique et culturelle, mais non pas politique ; au niveau des différentes sociétés « ethniques» qui ont pris part au mouvement insurrectionnel tchadien. Comme je l'ai indiqué ci-dessus, l'analyse sera très insuffisante à ce dernier niveau, faute de données. L'analyse de la dimension locale de la révolte, région par région, ethnie par ethnie, clan par clan, est aujourd'hui impossible, sauf peut-être pour les Téda. Dans le dernier chapitre de ce livre, j'essaierai de formuler quelques conclusions d'ordre plus général. J e situerai d'une part le Tchad par rapport aux autres pays de la zone sahélienne, pays qui ont tous plus ou moins les mêmes problèmes ethno-politiques, sans pour autant connaître la même évolution que le Tchad. Cet élargissement de notre horizon nous permettra en même temps de revenir sur les causes profondes des insurrections tchadiennes. Je soulèverai d'autre part quelques problèmes ayant trait à l'évolution politique de l'Afrique noire toute entière et notamment celui des perspectives révolutionnaires dans cette partie du globe. Avant de conclure cette introduction, quelques remarques d'ordre technique s'imposent, dont la première a trait à la terminologie géographique. Au Tchad, on a l'habitude de désigner par «Nord» toutes les régions qui ont été touchées par l'islam, c'est-à-dire les préfectures du Kanem, du Lac, du Chari-Baguirmi, du Guéra, du Batha, du Salamat, du Ouaddaï, du Biltine, ainsi que le B. E.T. (Borkou-EnnediTibesti). Ces régions, qui couvrent plus ou moins les zones sahariennes et sahéliennes du pays, comprennent les trois quarts du Tchad du point de vue superficie et s'opposent au «Sud», c'est-à-dire les préfectures du Mayo-Kebbi, du Tandjilé, du Logone-Occidental, du Logone-Oriental et du Moyen-Chari. Malgré le déséquilibre géographique, le Nord et le Sud se partagent à peu près équitablement la population du Tchad, ce qui donne au Sud une densité de population nettement plus élevée. Dans ce livre, j'utiliserai cette terminologie consacrée par l'usage. Les nécessités du récit nous amèneront parfois à distinguer, à l'intérieur du Nord-Tchad, des zones qui se différencient par leur degré

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de participation à la révolution tchadienne. Ces zones sont respectivement le B.E.T., l'Ouest (Kanem et Lac) et le Centre-Est. En ce qui concerne les citations et les références à la littérature, j'ai décidé de les donner entre parenthèses dans le texte même, et non pas en bas des pages. Le lecteur intéressé trouvera les titres et les références exactes des ouvrages cités dans la bibliographie qui comporte deux parties. La première comprend tous les livres et articles utilisés pour cette étude, la deuxième les documents, qui se divisent, à leur tour, en quatre catégories: les Documents Frolinat, les Documents C. C.F.A. N. (Conseil de commandement des forces armées du Nord: tendance du Frolinat animée par Hissein Habré), les Documents officiels (c'est-à-dire émanant des gouvernements tchadienet français), et les Documents divers. Ces documents sont classés non pas par ordre alphabétique, mais par ordre chronologique, et numérotés pour ne pas alourdir inutilement les références dans le texte. Quelques-uns des documents du Frolinat cités dans la bibliographie n'existent qu'en version arabe et dans la plupart des cas je n'en ai obtenu qu'une traduction rudimentaire. J e les ai cités néanmoins en français dans la bibliographie, d'abord parce que je ne suis pas arabisant moi-même, et ensuite parce que ce livre vise avant tout un public général et non pas celui des orientalistes. Quant aux citations de ces textes arabes, elles ne sont peut-être pas toujours fidèles, à la lettre, à la version arabe, mais en respectent l'esprit. A la fin de ce livre, je reproduis textuellement les quelques documents-qui me paraissent les plus significatifs et les plus révélateurs pour comprendre l'insurrection tchadienne, et qui n'ont pas été publiés ailleurs. Une publication de tous les documents en ma possession aurait nécessité plusieurs centaines de pages, c'est pourquoi j ' y ai renoncé. Ma documentation est cependant accessible aux chercheurs intéressés qui peuvent s'adresser à l'Afrika-Studiecentrum (Centre d'études africaines) de Leyde. J e dois toutefois préciser que, si j'ai vu et lu moi-même tous les documents mentionnés dans la bibliographie, je n'ai pas toujours réussi à en obtenir une copie. Terminons maintenant cette introduction par quelques remerciements bien mérités. J'exprime d'abord ma reconnaissance à tous mes informateurs sans lesquels je n'aurais pas pu écrire ce livre. La plupart d'entre eux font partie du Frolinat, comme le Dr Sidick, secrétaire général du

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Front, qui m'a consacré beaucoup de son temps et qui est certainement celui qui m'a appris le plus au sujet de la révolution tchadienne. Parmi les autres responsables du Frolinat, je citerai plus particulièrement Mohammed Saleh Abdelmolla et Abdoulay qui m'ont reçu à plusieurs reprises à Alger, ainsi que Mahamat Abba, Abdelgader Yacine, Goukouni Wedeye et Adoum Togoï qui m'ont beaucoup aidé à Tripoli. J'ai également tiré profit de mes conversations avec une vingtaine de responsables locaux et de combattants de base du Frolinat. Pour des raisons de sécurité je préfère taire leurs noms. Du côté français, mes informateurs se divisent en plusieurs catégories. Je citerai d'abord les camarades des différents comités de soutien (Groupe Information Tchad, Collectif Tchad de Paris, Comité Sahel, ainsi que le cinéaste Didier Baussy), qui ont souvent facilité mes contacts avec le Frolinat et qui ont partagé avec moi toutes leurs informations. J'inclus dans cette catégorie deux étrangers, Christer Westerdahl et Jiirgen Germer, qui m'ont fait part de leurs expériences personnelles au Tchad et qui m'ont été d'un secours précieux. Du côté officiel, les contacts ont été plus difficiles pour les raisons déjà indiquées. J'ai cependant pu rencontrer quelques administrateurs et militaires français ayant servi au Tchad, ce qui m'a permis d'équilibrer quelque peu mes informations. Comme certains d'entre eux désirent rester anonymes, je préfère ne donner aucun nom, de crainte que les propos et les informations des «anonymes» soient attribués aux autres, avec tous les risques que cela peut comporter dans certains cas. Il en est de même pour les chercheurs, les coopérants et les religieux français qui ont bien voulu m'aider dans ma tâche en me faisant profiter de leur connaissance directe du Tchad. Eux aussi préfèrent souvent garder l'anonymat, de sorte que je suis amené à ne nommer personne. Cette restriction ne vaut pas pour les journalistes, et c'est avec plaisir que j'exprime ma reconnaissance à Thierry Desjardins et à Christian Castéran pour leurs très utiles informations. En dehors des informations, ce livre doit beaucoup à l'apport de Martin Custers, de W.A. R.Shadid et de A.Shadid, qui ont traduit les documents arabes cités dans la bibliographie. Martin Custers m'a également servi d'interprète à Tripoli lors de quelques interviews avec des combattants de base. Je remercie également Mme M.-J. Font, Mlle Ingrid Huis et Mlle J. Silva qui ont tapé les différentes versions de ce texte. Jean Copans,

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Christian Coulon et Albert Wirtz ont bien voulu lire la première version de ce livre et je leur suis reconnaissant pour leurs remarques critiques, tout en précisant que je suis le seul responsable des erreurs matérielles et d'appréciation qui se trouvent encore dans la version finale. Parmi mes correcteurs, je mentionne spécialement MarieFrance Henry qui s'est chargée d'améliorer mon français parfois hésitant. En dernier lieu, je remercie le Centre d'études africaines de Leyde qui a financé ma recherche. Son directeur, Gerrit Grootenhuis, a suivi mon enquête du début à la fin et a toujours été disponible pour m'aider à résoudre les nombreux problèmes intellectuels et matériels que j'ai rencontrés au cours de mon entreprise. Son soutien sans faille m'a été d ' u n grand secours. Merci aussi à Michèle, qui a su créer à la maison un climat de calme et de détente propice à ma recherche.

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In tro du ction

PREMIÈRE PARTIE

Les causes de l'insurrection

CHAPITRE I

Tchad, une néo-colonie

A . UNE SITUATION DE DÉPENDANCE

L'indépendance du Tchad, proclamée le 11 août 1960, a modifié les relations avec l'ex-métropole sur le plan politique. Par contre, au niveau de l'économie, il n ' y a pas eu de bouleversement ou de révision déchirante. Écoutons l'avis d ' u n journaliste averti qui conclut après quinze ans d'indépendance: «Depuis son accession à la souveraineté internationale, le Tchad peut être considéré comme le type même de la néo-colonie française. LesTchadiens se contentaient des signes extérieurs du pouvoir tandis que les Français... dirigeaient réellement le pays... Sur le plan économique, il n'est un secret pour personne que le commerce est contrôlé par les firmes françaises. Les produits autres que français sont rares. Par exemple, acheter une voiture de 'marque étrangère' est une véritable aventure: les agences mènent à dessein une politique de pénurie et conseillent avec insistance: 'Consommer français, c'est plus sûr'. En matière d'orientation économique, la tâche a été confiée à des assistants techniques présents dans tous les ministères sous le titre de 'conseillers'. Véritables garants de la domination de leur pays, ils préconisent naturellement des choix qui sauvegardent les intérêts français» (Kebzabo, 1975b, p. 14). Ce jugement quelque peu impressionniste mérite d'être élaboré et en partie qualifié. Si nous définissons la situation néo-coloniale comme un développement économique axé sur des intérêts étrangers et non pas sur des intérêts autochtones, un développement dont les principaux centres de décision se trouvent à l'extérieur, il ne fait aucun doute que le Tchad répond à la définition. Plusieurs séries de faits, qui montrent la dépendance du Tchad vis-à-vis de l'étranger, et notamment de la France, peuvent être citées ici: 1. L'appartenance du Tchad à la zone franc met le pays à la merci

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Les causes de

l'insurrection

des fluctuations de la monnaie française et donc dans une situation de subordination de fait. Il convient de signaler ici que la consultation des États africains en cas de modification de la parité du franc, prévue par les accords franco-tchadiens de 1960 (ainsi que par d'autres accords franco-africains), n'a jamais été respectée (Lavefve, p. 20). 2. En ce qui concerne les échanges commerciaux, la France se taille la part du lion, bien que cette part ait tendance à diminuer au cours des années. D'après J.Cabot et Ch.Bouquet: «Les principaux clients du Tchad... sont largement dominés parla France, dont la part (42% en 1967) s'accroît ou diminue selon la production du coton. Les pays africains absorbent 37% des exportations tchadiennes; il s'agit surtout des voisins qui achètent le bétail sur pied, la viande réfrigérée, le natrón et le poisson séché... La France est le premier fournisseur du Tchad: elle alimente 33% des achats du pays. Les autres pays de la C.E.E. participent pour 14% à l'approvisionnement... Les importations des pays africains représentent 33% du total: les produits pétroliers nigérians en constituent la majeure partie» (Cabot et Bouquet, p. 112-113). 3. La dépendance du Tchad sur le plan commercial ne se traduit pas seulement par le rôle prépondérant de la France, mais se reflète également dans la nature des produits échangés. Les exportations sont largement dominées par quelques matières premières dont notamment le coton (70 à 80% du total des exportations contrôlées selon les années) et les produits d'élevage (viande et cuirs, qui représentent 15 à 20% du total des exportations). Par contre, le Tchad importe la quasi-totalité de ses biens d'équipement, faute d'industrie locale, ainsi que du carburant, et même de nombreux produits de consommation courante («Tchad 74», p. 7). Or, cette structure des échanges commerciaux met le Tchad dans une situation désavantageuse, dans la mesure où l'évolution des termes d'échange joue contre lui. De plus, le pays subit tous les désavantages d ' u n e monoculture de fait, dans la mesure où il dépend trop exclusivement du coton pour ses exportations. 4. Le secteur industriel, dans la mesure où il existe, est largement dominé par les intérêts étrangers, bien que l'État tchadien participe actuellement à certaines sociétés industrielles. Ces sociétés sont d'ailleurs peu nombreuses et jouissent, chacune dans son domaine, d ' u n quasi-monopole. Les principales sont la Cotonfran (aujourd'hui

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Cotontchad) avec un chiffre d'affaires, pour 1969, de 7440 millions de francs C. F. A. sur un chiffre d'affaires industriel global de 13 990 millions, la Société textile du Tchad (1319 millions) et Prodel-Farcha (687 millions) qui est surtout actif dans le domaine de l'élevage [Tchad, une néo-colonie, p. 48). Dans le domaine de l'import-export, trois sociétés se partagent le marché: laN.S.C.K.N. (Nouvelle Société commerciale du Kouillou-Niara), la S.C.O.A. (Société Commerciale de l'Ouest africain) et la C.F.A.O. (Compagnie française pour l'Afrique de l'Ouest). En ce qui concerne les investissements privés, ils bénéficient au Tchad d'avantages considérables. Comme le dit P. Lavefve : « Le Tchad a... pris des mesures propres à encourager les investissements privés en promulguant notamment le code des investissements et en signant avec la France une convention d'établissement. Le code des investissements a permis aux détenteurs de capitaux de classer le Tchad 'parmi les pays ayant le régime d'investissement le plus favorable'» (Lavefve, p. 28). Quant aux investissements français, plus particulièrement, la liberté totale des transferts entre le Tchad et la France est garantie, alors que la conven tion d'établissement assimile les Français et les entreprises françaises aux personnes et entreprises nationales. A noter cependant que cette convention a été dénoncée par la partie tchadienne en mars 1976.

B . L'EXEMPLE DU COTON

Il ne fait donc aucun doute que le Tchad est resté étroitement dépendant de la France sur le plan économique, malgré plus de quinze ans d'indépendance formelle. Une question intéressante se pose cependant dans ce contexte: dans quelle mesure le Tchad a-t-il été et est-il encore utile à la France? Même les militants de gauche français ont quelques difficultés à répondre à cette question, comme le montrent les auteurs de Tchad, une néo -colonie qui, tout en affirmant que «ce pays est pillé systématiquement par le capitalisme, français en particulier» (p. 32), concluent cependant quelques pages plus loin que «le Tchad ne fut pas à proprement parler une 'colonie de pillage'; son intérêt réside dans la position stratégique qu'il occupe au cœur de l'Afrique et qui permet de contrôler

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les régions économiquement vitales pour l'impérialisme français» (P-58). Si les détracteurs les plus implacables du néo-colonialisme ont eux-mêmes des problèmes à ce sujet, il peut être utile d'examiner la question de plus près.Une première constatation s'impose: le Tchad est un pays extrêmement pauvre qui, d'après les statistiques des Nations unies, fait partie des vingt-cinq pays les plus démunis du monde. De plus, les perspectives pour l'avenir immédiat ne semblent guère brillantes: «Une étude réalisée par une commission d'experts européens travaillant dans le cadre du Ceditom (Centre Européen pour le Développement Industriel et la mise en valeur de l'OutreMer) fait apparaître le Tchad à l'avant-dernier rang des pays africains pour son aptitude à l'industrialisation» (Lavefve, p. 16). A cause de la pauvreté des sols, du manque de ressources énergétiques et des difficultés de liaison, ces mêmes experts concluent que le Tchad n'a «aucune vocation industrielle» (ibid., p. 17). On peut donc supposer que les bénéfices réalisés parla France au Tchad doivent être nécessairement limités et que ce pays n'est pas une cible de choix pour l'impérialisme. De plus, du fait de sa pauvreté même, le Tchad peut constituer autant une charge qu'un atout pour la métropole. La balance commerciale est en effet en permanence déficitaire, et il en est de même du budget de l'État,uniquement équilibré parla «subvention d'équilibre» fournie annuellement par la France, qui finance aussi une grande partie des projets de développement. Même si, comme le fait remarquer P. Lavefve (p. 25-26), cette aide est souvent liée dans la mesure où les fournisseurs et les matériaux nécessaires à la réalisation des projets doivent être originaires de la zone franc, de sorte qu'elle constitue une aide à l'exportation des entreprises françaises, ce sont néanmoins les contribuables français qui fournissent les crédits nécessaires. Il s'effectue donc dans ce cas précis un transfert, à partir des contribuables français, vers certaines industries françaises par l'intermédiaire de l'appareil étatique tchadien qui «prélève» bien sûr une partie des fonds. Le même schéma se retrouve ailleurs et notamment pour le coton. Étant donné l'importance de ce produit pour l'économie tchadienne (70 à 80% des exportations, les deux tiers de l'activité capitaliste du pays), nous nous pencherons un peu plus sur cet exemple pour essayer de bien démonter les différents rouages de l'exploitation capitaliste au Tchad.

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Tous les auteurs s'accordent à dire que le coton a été introduit au Tchad, non pas dans l'intérêt des paysans autochtones, mais dans l'intérêt de l'industrie française du textile. Comme le disent J. Cabot et Ch. Bouquet: «... la coercition fut nécessaire au cours des premières campagnes, à partir de l'année 1925. 'Les cultivateurs, habitués à une agriculture de subsistance, ne virent pas l'intérêt d'un surcroît de travail destiné à leur procurer les signes monétaires dont ils ignoraient l'usage jusqu'alors'(Jean Cabot). Les moyens dépression utilisés étaient, en outre, malhabiles: les chefs de canton furent intégrés à l'entreprise et, la plupart du temps, se chargèrent avec beaucoup de zèle d'assurer le succès des plantations. En échange, ils avaient le privilège de distribuer à chaque cultivateur la somme correspondant à sa récolte, souvent amputée de l'impôt. Parfois, le champ du chef faisait l'objet d'une corvée villageoise... Derrière l'administration, qui ordonnait à chaque imposable de cultiver chaque année une 'corde' de coton (36 à 49 ares selon les terres disponibles), apparaissait la Coton-franc..., établie dès 1926, dotée du monopole de fait depuis 1934» (Cabot et Bouquet, p. 83-84). La position des cultivateurs de coton est donc assez ambiguë: ils sont restés propriétaires des sols mais ils ont en même temps perdu le libre usage d'une partie de leurs terres, consacrée par décision administrative à une culture commerciale. Ils restent donc tributaires du mode de production traditionnel, consacrant une partie de leur temps et de leur force de travail aux cultures de subsistance, tout en ayant également un pied dans le mode de production capitaliste. D'après les derniers chiffres, ce statut économique ambigu serait le lot d'environ 600 000 planteurs individuels qui ensemencent chaque année entre 270 000 et 300 000 hectares (Kolingar.p. 1). Nous avons rencontré jusqu'ici deux «acteurs» participant à la production du coton: les paysans tchadiens et la Cotonfran (Cotontchad depuis 1971) qui a pour mission d'assurer en exclusivité l'achat, l'égrenage, le transport et la commercialisation du coton et de ses sous-produits. Quand il s'agit d'établir le bilan des pertes et des profits de l'opération coton, d'autres acteurs apparaissent cependant. Il est d'ailleurs malaisé d'en dresser le bilan exact et de percer le rideau de fumée qui entoure l'opération. Pour ne pas trop prêter le flanc à une certaine critique, j'essaierai le plus possible de ne pas citer d'auteurs marxistes ou anti-impérialistes sur ce point, mais des auteurs «neutres» qui s'abstiennent eux-mêmes de porter des

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jugements. I. Sangue répond assez bien à ces critères. Cet auteur écrit au début de 1971: «La Cotonfran assure aux planteurs un prix garanti fixé depuis 1960 à 26 francs C. F. A. par kilogramme de coton-graine brut. L'augmentation du coût de la vie a certes été préjudiciable à ces derniers, mais elle a été compensée par l'augmentation de la production et de la productivité si bien que depuis 1960 le revenu réel des cultivateurs a néanmoins pu s'accroître. La garantie de prix accordée par la société cotonnière n'est pas entièrement à sa charge. En effet, la Caisse de Stabilisation des Prix du Coton... subventionnée en partie par le Fonds Européen de Développement, a en moyenne au cours des dernières années remboursé quelque 6 francs C.F.A. par kg. Dans l'ensemble le résultat des campagnes, depuis 1960, a été favorable à tous les participants aux opérations. Le gouvernement tchadien a enregistré au terme de la période un solde, négatif certes, mais de faible ampleur. Les sommes versées par l'intermédiaire de la C.S.P. C. pour soutenir les cours ont été légèrement plus élevées que les recettes procurées au Trésor tchadien (5 748 millions de francs C.F.A. contre 5 737 millions de francs C.F.A. au cours de la dernière décennie). Pour la même période, le bilan de la Cotonfran a fait apparaître un bénéfice. Ces résultats peuvent d'ailleurs s'améliorer dans le courant de la prochaine décennie» (Sangue, p. 18). Essayons de traduire ce jugement pudique en termes plus crus. Il semble clair, d'abord, que la Cotonfran est la principale, sinon la seule, gagnante de l'opération, car elle réalise un bénéfice, que l'auteur omet de préciser, mais qui serait substantiel d'après d'autres sources. P. Gardot, par exemple, affirme que la Cotonfran a réussi à «dégager plus d ' u n milliard de francs C. F. A. de bénéfice net depuis dix ans» (Gardot, p. 12). En ce qui concerne l'État tchadien, il joue quitte, tout au plus, mais ne peut pas être considéré comme faisant partie des gagnants. Il convient de noter que le Trésor tchadien gagne cependant sur un autre plan dans la mesure où le coton est pratiquement la seule source de devises, indispensables pour assurer les importations. D'autre part, depuis que la Cotontchad a remplacé la Cotonfran, l'État tchadien détient 45 % des actions de la société ; depuis 1971, celui-ci participe donc directement aux bénéfices. Tournons-nous maintenant du côté des perdants. Il s'agit d'abord des contribuables européens qui, par l'intermédiaire du F.E.D., sont

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sollicités pour subventionner le coton tchadien. Depuis 1950, en effet, les cours mondiaux se sont effondrés, et le coton tchadien qui était payé 200 francs le kilogramme en 1950, ne rapportait plus que 131 francs en 1965 (Heim, p. 439). Comme le prix de revient du coton est supérieur au cours mondial, les subventions sont une nécessité absolue si l'on veut continuer à assurer les bénéfices de la société cotonnière et à maintenir le prix payé aux paysans producteurs. Nous nous trouvons donc à nouveau en présence de transferts monétaires à partir du Trésor tchadien et des contribuables européens vers une société capitaliste, en grande partie étrangère, et, en apparence du moins, vers les producteurs tchadiens. Un examen plus détaillé de la situation de ces derniers nous permettra cependant de constater que, tout en profitant des subventions du coton, ils sont néanmoins les grands perdants de toute l'opération. Constatons d'abord qu'entre 1951 et 1970-1971 le prix d'achat du coton au producteur est resté pratiquement stationnaire, d'abord de 25 francs C. F. A. et à partir de 1957 de 26 francs. Ensuite le prix d'achat a augmenté quelque peu: 1971-1972, 28 francs; 1972-1973, 29 francs; 1973-1974, 31 francs; 1974-1975,43 francs le kilo (Kolingar,p. 10). Étant donné l'augmentation du coût de la vie qui a atteint et même dépassé 5,5% par an, au cours de la période 1960-1969 (Degand, p. 567), les producteurs tchadiens ont donc dû augmenter la production et leur productivité, comme le signale I. Sangue, pour pouvoir maintenir leurs revenus monétaires réels. Je souligne ici les mots «revenus monétaires», car il est probable que leur niveau de vie a néanmoins baissé; l'augmentation de la production cotonnière, en effet, a dû se faire en partie au détriment des cultures vivrières, production souvent oubliée par les économistes «modernes», mais d'une importance vitale pour les paysans africains. Encore la situation ne serait-elle pas trop grave si les producteurs tchadiens bénéficiaient d'un revenu élevé. En réalité, il n'en est rien. Le paysan tchadien, disent J. Cabot et Ch. Bouquet, «consacre cent journées de travail à son champ de coton; il va porter la récolte dans l'un des 1800 centres d'achat créés par la Cotonfran. On lui paie 26 F C. F. A. le kilogramme, à condition que le coton soit bien trié et que des fibres jaunes ne se mêlent pas aux blanches. Ceci lui rapporte, bon an mal an, 7 000 à 8 000 F C. F. A. si sa femme l'a aidé dans sa tâche» (Cabot et Bouquet, p. 85). En d'autres termes, la rémuné-

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ration du producteur tchadien et de sa femme s'établit à 70-80 francs C.F.A. par jour. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant de constater que «la culture du coton n'est q u ' u n e vieille habitude répétée chaque année sans enthousiasme» (ibid.). Même cette constatation, déjà assez amère, est en réalité encore un euphémisme. Certes, en théorie, la culture du coton n'est plus, depuis 1955, une obligation exécutée sous la menace de la chicote. Cependant, devant la baisse de la production et le peu d'empressement des paysans à continuer une culture qui leur rapportait si peu, le gouvernement du Tchad «indépendant» s'est vu obligé de recourir aux vieilles méthodes de contrainte. Écoutons un témoin sur l'expérience du village de Boum Kébir dans le Moyen-Chari: «En 1962, le chef de village subit un emprisonnement de quinze jours pendant le mois de septembre, parce que son zèle à propager la culture du coton avait été jugé déficient... et deux émissaires spéciaux furent envoyés de la sous-préfecture pour mettre 'bon ordre' à la production cotonnière de Boum Kabir» (Pairault, p. 276). C'est évidemment un sujet tabou dans la société tchadienne d'aujourd'hui, mais je crois pouvoir affirmer que l'événement relaté par Cl. Pairault n'a probablement rien d'exceptionnel. Dans les réunions confidentielles, en effet, on se laisse parfois aller à des confidences, comme ce haut fonctionnaire tchadien qui affirmait, en mars 1970, au sujet de la prime de rendement allouée aux chefs de canton dans les zones cotonières: «Le coton est une culture imposée, et l'on connaît les difficultés de cette culture. C'est la raison pour laquelle des primes de rendement ont été instituées... Nous pouvons penser que lorsque la culture du coton ne sera plus obligatoire, parce qu 'elle sera devenue rentable, la prime pourra être supprimée» (Documents officiels 27, p. 7-8; c'est moi qui souligne). L'aveu est de taille. En 1970, la culture du coton n'était donc encore d'aucune utilité pour le cultivateur tchadien. On peut également se demander dans quelle mesure le coton profite au peuple tchadien en tant que collectivité. Certains faits donnent à réfléchir. Les auteurs de l'ouvrage collectif Atlas pratique du Tchad notent, par exemple, au cours des années soixante une baisse inquiétante de la production de mil et de sorgho ( 1 9 6 2 : 7 1 5 0001; 1965: 805 000 t ; 1970: 651 000 t); ils remarquent en guise de commentaire: «D'ailleurs l'amélioration des variétés des mils et des sorghos n'a jamais

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bénéficié des efforts fournis pour les cultures commerciales, et la modernisation des méthodes culturales n'a fait l'objet d'aucune intervention» {Atlas pratique du Tchad, p. 48). Cette baisse de la production vivrière ne s'expliquerait-elle pas en grande partie par le fait que la population paysanne était trop occupée à cultiver le coton, mettant ainsi en danger l'équilibre alimentaire du pays? Si cela est exact, la culture du coton, poussée à l'extrême, serait donc en partie responsable, non pas de la sécheresse qui a frappé durement le Tchad au début des années soixante-dix, mais de la famine qui s'est ensuivie. Certains auteurs n'hésitent pas à tirer cette conclusion: «La domination croissante des économies sahéliennes parle système capitaliste mondial a donc entraîné une tendance à la polarisation du secteur primaire vers l'exportation, du moins quant à sa partie monétarisée. Or, depuis quelques années, les affirmations simplistes des économistes bourgeois telles: 'Le Tchad vit du coton', ont été, de fait, remises en cause... Si les bourgeoisies locales et impérialistes vivent en effet des produits d'exportation par l'exploitation des paysans africains, la subsistance de ces derniers ne tient, en fait, qu'à la quantité et la répartition des céréales produites par euxmêmes. Les dizaines de milliers de morts, paysans et nomades du Sahel, n'ont pas péri d ' u n manque de coton, d'arachide et de minerai de fer» («Impérialisme français et sécheresse», p. 9). Il est d'ailleurs intéressant de voir dans ce cadre que le prix d'achat du coton au producteur a fait un grand bond en avant en 1974-1975, et cela pour la première fois depuis l'indépendance. Cette augmentation était-elle liée au fait qu'à la même époque, du fait de la sécheresse, le prix des produits vivriers avait augmenté considérablement, de sorte que le paysan avait, plus que jamais, intérêt à faire des cultures vivrières plutôt que du coton? Dans ce cas, on serait en droit de taxer le gouvernement tchadien de l'époque d'insouciance, voire de cynisme! J e me suis longtemps arrêté à l'exemple du coton pour pouvoir démonter certains des mécanismes de la dépendance néo-coloniale du Tchad. Avant de terminer cette partie de l'exposé, signalons encore une autre «anomalie», qui n'en est pas une dans le cadre des structures impérialistes. La totalité de la production cotonnière du Tchad est vendue à l'étranger. Cependant, «une partie du coton tchadien reprend la mer sous forme de pagnes aux motifs 'africains'

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après passage dans les usines de Normandie, des Vosges ou du Yorkshire» (Cabot et Bouquet, p. 94). Évidemment, il eût été plus simple d'assurer tout ce processus sur place, mais il a fallu attendre sept ans, après l'indépendance, pour voir s'ouvrir à Sahr (ex-Fort-Archambault) la Société textile du Tchad, usine qui peut traiter environ 3 % de la production moyennne du Tchad (ibid., p. 95). Ce qui montre que l'ex-métropole, et les puissances impérialistes en général, sont lentes à transférer vers les pays de la périphérie les activités économiques les plus lucratives et qui peuvent contribuer le plus à un développement véritablement autonome et soutenu.

C . L'EXPLOITATION DU NORD

Le mode de production capitaliste touche, au Tchad, avant tout les zones cotonnières, qui coïncident avec les cinq préfectures du Sud. Le Nord du pays est resté beaucoup plus à l'abri, bien qu'il y ait quelques exceptions de moindre envergure. Dans le Centre-Est du pays, certains groupes de paysans cultivent l'arachide destinée essentiellement à l'autoconsommation. A partir de 1962, le B.D.P. A. (Bureau pour le développement de la production agricole) est intervenu dans ce domaine en créant des fermes expérimentales et des «groupements villageois» dans l'espoir de dégager des surplus commercialisables susceptibles d'alimenter des huileries industrielles. Si cette action avait été couronnée de succès, elle aurait pu avoir le même résultat que la culture du coton dans le Sud quant à l'intégration des paysans dans le mode de production capitaliste. Cependant, les populations des zones «encadrées» par le B.D.P. A. ont montré peu d'enthousiasme pour la culture de l'arachide nouveau style et les quantités commercialisées sont restées inférieures aux prévisions. La plus grande richesse du Nord, sinon la seule, est constituée par le bétail. Le Tchad possède, en effet, le troupeau le plus important de lçi zone sahélienne après le Mali; à lui seul le troupeau bovin représentait, aux prix moyens du marché, une valeur de plus de 15 milliards de francs C.F.A. (Atlas pratique du Tchad, p.54; cette estimation date d'avant la sécheresse). Le même Atlas pratique du Tchad affirme que «l'élevage tient la première place des ressources véritablement nationales» (p. 54; c'est moi qui souligne), ce qui constitue une condamnation implicite de la culture du coton de la part des auteurs.

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Même ces ressources véritablement nationales ne sont, cependant, pas restées entièrement à l'abri des intérêts étrangers. Une société française, Prodel (Société frigorifique des produits des éleveurs tchadiens), qui contrôle l'abattoir de Farcha près de N'Djamena, traite la plus grande partie de la viande exportée. En 1965, dernière année précédant la révolte, cette société avait un chiffre d'affaires de 687 millions de francs C.F.A. (Lavefve, p. 47). En 1967, le gouvernement créa, avec des capitaux français, allemands et israéliens, les abattoirs de la SIVIT à Sahr (à l'époque FortArchambault). De l'aveu des autorités mêmes, la commercialisation du cheptel tchadien se heurte cependant à des obstacles de taille: «Avec le marché extérieur de la viande qui s'élargit, on va pouvoir diriger sur les deux abattoirs modernes du territoire un nombre de bovins toujours plus grand. En principe, ce devait être pour les pasteurs l'occasion de renouveler leur méthode traditionnelle d'élevage, en réduisant la transhumance et en améliorant la qualité bouchère des bêtes. Cependant, le mode de vie nomade auquel les éleveurs restent très attachés, les courants commerciaux traditionnels qui prolongent des contacts séculaires entre peuples opposent de très sérieux obstacles à la modernisation du secteur de l'élevage et à la promotion sociale des pasteurs» (Diguimbaye et Langue, p. 193). Ce sont surtout les abattoirs de Sahr qui ont eu à pâtir de cette «mauvaise volonté» des pasteurs tchadiens, pour des raisons sur lesquelles nous aurons à revenir plus tard. Pour le moment, nous nous contenterons de constater que l'État tchadien a beaucoup de difficultés à contrôler le secteur de l'élevage et que les éleveurs préfèrent souvent vendre leur bétail sur pied au Nigeria, au Cameroun, au Soudan ou en R.C. A., sans passer par les circuits officiels. De cette façon, ils se dérobent en même temps aux structures néo-coloniales.

D . INTÉRÊTS STRATÉGIQUES ET RIVALITÉS INTER-IMPÉRIALISTES

Au début de ce chapitre, nous nous sommes posé la question de savoir si le Tchad a été utile à la France sur le plan économique. Nous avons vu que la réponse doit être nuancée. Vu la pauvreté de son sol et de son sous-sol (du moins jusqu'à une date récente) et vu son déficit budgétaire chronique, comblé par l'État français, le Tchad n'a probablement pas été un «bon placement» pour la France en tant

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que collectivité nationale. Cependant, certaines entreprises privées ont pu y réaliser des bénéfices substantiels. Mais l'intérêt d ' u n e colonie ou d ' u n e néo-colonie, pour la métropole, ne se limite pas uniquement aux considérations économiques dans le sens strict du terme. Dans le cas du Tchad notamment, les considérations stratégiques ont joué également un rôle important. Jusqu'en septembre 1975, en effet, la France disposait librement de la base 173 de N'Djamena où étaient stationnées en permanence les forces françaises de l'escale aérienne du Tchad. C'était, avec les bases de Dakar et de Diego-Suarez (Madagascar), un des trois pivots du dispositif militaire français en Afrique noire. La base de N'Djamena jouait même un rôle particulièrement important au sein de ce dispositif. Elle permettait non seulement de contrôler l'Afrique noire et d ' y intervenir éventuellement en cas de troubles par le truchement d ' u n e division d'intervention aéroportée, basée dans le Sud-Ouest de la France, mais aussi —comme l'ont suggéré de mauvaises langues arabes — d'exercer une surveillance plus discrète sur toute l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient. En tout cas, lors de l'intervention militaire française au Tchad en 1969, ces intérêts stratégiques ont très souvent été montés en épingle pour justifier l'action française. Un autre point mérite d'être signalé dans ce cadre. En analysant l'accord quadripartite en matière de défense signé le 15 août 1960 entre la France, la R.C.A., le Congo, et le Tchad, P. Lavefve relève un détail intéressant: «... la dernière des annexes traite des matières premières et des produits stratégiques et attribue à la France une préférence pour l'acquisition des matières et produits définis à l'article 2, parmi lesquels on relève l'uranium et les hydrocarbures, qui ne sont pas consommés par les signataires africains... Le texte assure la priorité à la France de la vente des produits susnommés et même en certaines circonstances une réservation totale puisque 'lorsque les intérêts de la défense commune l'exigent', les Etats africains sont invités à limiter ou à interdire leur exportation à destination d'autres pays» (Lavefve, p. 62). Au moment de la signature de cet accord, le souci de la France de s'assurer le contrôle des ressources stratégiques du Tchad pouvait paraître quelque peu prématuré, dans la mesure où le sous-sol tchadien n'en contenait pas, du moins dans l'état des recherches de l'époque. Cependant, les choses ont évolué depuis. Aujourd'hui, il est beaucoup question de l'uranium, du tungstène, du vanadium, du

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tantale, du zinc, de l'étain et du cuivre que l'on aurait découvert au Tibesti. De ces ressources fantomatiques, dont il n'existe, à ma connaissance, aucune estimation sérieuse quant aux réserves exploitables, c'est surtout l'uranium qui excite les esprits, car il pourrait mettre en activité, par l'intermédiaire de la France, le pool européen qui entrerait en concurrence avec le pool américain (Paolini, p. 7). En ce qui concerne le pétrole, les recherches sont déjà beaucoup plus avancées. Après des prospections infructueuses, de 1962 à 1965, par des compagnies françaises, qui auraient coûté plus d'un milliard de francs C.F.A. (Cabot et Bouquet, p. 54), la recherche pétrolière a été reprise récemment par une compagnie américaine, la Continental Oil Company (Conoco),associée à la Shell. D'après des dépêches de l'A.F.P. de 1974 et 1975, cette compagnie a découvert des gisements de pétrole, notamment dans le Kanem et dans le Sud du pays, tout en réservant encore son jugement sur les possibilités d'une exploitation rentable, qui nécessiterait en tout cas des investissements importants étant donné l'éloignement du Tchad de la mer (voir notamment A.F.P., 21 novembre 1975). Il n'est d'ailleurs pas facile de savoir exactement comment une compagnie pétrolière américaine a pu prendre pied au Tchad. Certains auteurs suggèrent que la France, après avoir consulté le gouvernement tchadien, aurait délibérément abandonné les recherches pétrolières aux Américains, étant donné le prix élevé d'une exploitation éventuelle (Castéran, 1972b, p. 52). D'autres auteurs, par contre, croient déceler dans ce domaine des «contradictions interimpérialistes» habilement exploitées par feu le président Tombalbaye. Ils suggèrent en effet que la France savait depuis longtemps que le sous-sol tchadien contenait des minerais et gisements importants, mais qu'elle disposait ailleurs de gisements plus accessibles et plus économiques. Les richesses du Tchad n'étaient donc pas «prioritaires», raison pour laquelle on a essayé d'en cacher temporairement l'existence. Les Tchadiens auraient alors fini par perdre patience et auraient accordé des permis d'exploration à des sociétés non françaises dans l'espoir que celles-ci éprouveraient moins de réticences à exploiter immédiatement les richesses existantes (Schlosser, p. 33). En tout cas, les États-Unis s'intéressent depuis quelque temps davantage au Tchad qu'au début de l'indépendance et ont soutenu le régime Tombalbaye, soit directement, soit par l'intermédiaire du Zaïre ou d'Israël. Jusqu'en décembre 1972, date à laquelle le président

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Tombalbaye a brusquement rompu ses relations avec Israël, ce dernier pays a joué un rôle très actif au Tchad, en apportant des aides substantielles dans différents domaines. Il est d'ailleurs intéressant de noter que les relations entre le Tchad et l'État hébreu datent déjà d'avant l'indépendance (dès octobre 1959, M.Tombalbaye s'est rendu à Tel Aviv à la tête d'une importante délégation) et que ces relations ont dès le début suscité la méfiance de la population musulmane. A la suite de la mission d'octobre 1959, un des leaders politiques musulmans devait en effet déclarer: «Si nous avons besoin de maîtres en certains domaines techniques, nous croyons que c'est en France que nous devons les chercher, car ils sont sûrement les plus compétents... La mission en Israël ressemble fort à un défi et je me demande si le vrai but de ce voyage ne fut pas de créer un malaise et un mécontentement religieux dans la fraction la plus importante de la population tchadienne» (déclaration de M. Koulamallah, A.F.P., 21 octobre 1959). Quoi qu'il en soit, cette hostilité latente de la population musulmane n'a nullement empêché M.Tombalbaye de développer les liens avec Israël qui, en 1971, assurait la formation des cadres du mouvement de la jeunesse tchadienne, participait activement au reboisement, équipait et faisait fonctionner l'imprimerie nationale. Les Compagnies tchadiennes de sécurité furent également équipées d'armes israéliennes. D'ailleurs, le Frolinat a affirmé à plusieurs reprises que des instructeurs israéliens participaient directement aux combats contre la rébellion, ce qui a toujours été démenti du côté gouvernemental. Que les Israéliens, dans le cadre de leur stratégie d'encerclement du monde arabe, aient eu intérêt à soutenir le président Tombalbaye contre le Frolinat ne fait en tout cas aucun doute, comme nous le verrons plus loin.

E . NÉO-COLONIALISME ET RÉVOLUTION

La question fondamentale qui se pose à la fin de ce chapitre est la suivante: l'exploitation néo-coloniale du Tchad explique-t-elle, à elle seule, les soulèvements qui se sont produits dans certaines régions du pays? Quelques observateurs, appartenant notamment aux comités européens de soutien au Frolinat, n'hésitent pas à répondre à cette question par l'affirmative.

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Ainsi, par exemple, les auteurs de la brochure «Tchad. Une révolution africaine», qui affirment: «Aujourd'hui, après douze ans 'd'indépendance', les conditions de vie du peuple tchadien se sont encore détériorées par rapport à ce qu'elles étaient sous l'occupation française. Pourtant il n'a pas épargné sa sueur. L'économie a connu un certain essor, des industries de transformation ont fait leur apparition. Mais le peuple n'en a tiré aucun profit... Les fruits du travail du peuple lui ont été extorqués par les monopoles étrangers... avec la complicité de l'administration bureaucratique au pouvoir... Misérable, lésé parles monopoles, saigné à blanc par les impôts, analphabète... le peuple n'a plus qu'une alternative, la révolte. Il n'a rien à perdre et tout à gagner» («Tchad. Une révolution africaine», p. 7-9). Dans une certaine mesure, je partage ce point de vue. Il ne fait en effet guère de doute qu'un pays qui a vu son revenu par tête diminuer de 1,3% par an au cours de sa première décennie d'indépendance (Degand, p. 567) doive s'attendre à une réaction violente de la part de sa population, surtout si des sociétés étrangères ont pu, pendant la même période, drainer du pays des profits considérables. Il ne fait pas de doute non plus que le fait que l'économie tchadiennc toute entière soit entre les mains de la bourgeoisie impérialiste et qu'il n'existe pratiquement pas de bourgeoisie locale ayant une assise économique a renforcé l'exploitation du peuple tchadien par sa propre classe dirigeante. «La seule assise de la bourgeoisie tchadienne, lit-on dans Tchad, une néo-colonie, c'est l'appareil d'État. C'est l'État qui lui permet de s'enrichir, ce qui explique l'emploi de la force pour prélever les impôts, le seul moyen d'obtenir de l'argent étant de pressurer les populations au travers de l'appareil de l'État. Houphouet, par exemple, n'avait pas besoin de ça: il avait une assise économique et avait des possibilités vis-à-vis des planteurs de cacao, de café... Au Tchad, il n'existe rien de tout cela, ce qui explique l'oppression, le mécontentement, et l'apparition de 'jacqueries' avant la rébellion organisée» {Tchad, une néo-colonie, p. 60). D'ailleurs, certains textes du Frolinat, et notamment ceux de son fondateur et premier secrétaire général, Ibrahima Abatcha, montrent clairement qu'il existe au sein de ce mouvement un courant anti-impérialiste puissant pour lequel la situation néo-coloniale du Tchad a été la principale cause de révolte. La situation de dépendance du Tchad doit donc nécessairement servir de toile de fond si l'on

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Les causes de l'insurrection

veut comprendre le sens et la signification des révoltes tchadiennes. Par contre, elle n'explique pas tout. Elle n'explique pas pourquoi il y a eu des révoltes au Tchad, alors que tout est resté calme dans des pays comme le Niger ou la R.C. A.; à moins que l'on puisse soutenir que l'oppression néo-coloniale y a été moins forte, ce qui reste à prouver. Elle explique encore moins le fait paradoxal que la révolution tchadienne, en douze ans d'existence, a touché exclusivement les régions du Nord, qui sont beaucoup moins intégrées aux modes de production capitalistes, alors que les régions cotonnières, plus directement exploitées par le capitalisme français et international, n'ont pratiquement pas bougé. Si les schémas conceptuels de l'analyse anti-impérialiste suffisaient pour rendre compte des «événements» du Tchad, c'est là qu'aurait dû se produire la révolte et non pas dans le Nord. Il est donc probable que les insurrections tchadiennes ont encore une autre dimension que j'essaierai de dégager dans les trois chapitres suivants.

CHAPITRE II

Le Tchad est double: l'époque pré-coloniale

A . LE GRAND CLIVAGE

«Toute personne de bonne foi ne peut, aujourd'hui, mettre en doute le fait que le Tchad est double, qu'il se compose de deux parties distinctes, contrastées par le milieu géographique et l'élément humain. » Ainsi commence une brochure du Frolinat (Documents Frolinat 33, p. 1), qui ne fait d'ailleurs que reprendre un jugement exprimé quelques années plus tôt par A. Le Rouvreur (p. 24). Il n'est évidemment pas possible de séparer d'un seul trait le Tchad en deux, parce que les différents clivages,qui se superposent,ne coïncident pas tout à fait quant à leurs limites, alors qu'il existe également des zones indécises où tout s'imbrique et se mélange. Le premier clivage que l'on observe à l'intérieur du Tchad est d'ordre climatique et géographique: le Tchad du Nord est une région de savanes courtes, de steppes et de déserts, où les précipitations ne dépassent pas 700 millimètres par an et sont souvent moindres, alors que le Sud est une zone de grandes savanes boisées où les pluies sont abondantes. Ces différences de milieu naturel déterminent à leur tour les activités humaines. Le Sud, en effet, est une région à vocation exclusivement agricole, alors que dans leNord prédominent les activités pastorales. C'est le 13 e parallèle qui constitue la charnière évidente entre pasteurs et paysans. Ici, deux précisions s'imposent cependant. D'abord, si le TchadSud est un pays exclusivement agricole où l'élevage est pratiquement impossible, l'économie traditionnelle du Nord est plus variée; seules les populations sahariennes font de l'élevage leur activité principale sinon exclusive, alors que dans la zone sahélienne, entre le 11e et le 13 e parallèle, la plupart des groupes humains se consacrent aussi, ou même surtout, à l'agriculture. Ils s'opposent cependant

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aux populations du Sud dans la mesure où ils ont tous du bétail. Deuxièmement, il serait erroné de voir l'opposition entre le Nord et le Sud du Tchad en termes de nomades et de sédentaires, comme on le fait parfois dans certains articles de presse. En réalité, beaucoup de paysans-éleveurs du Nord sont des sédentaires ou des semi-sédentaires et les vrais nomades ne constituent qu'une minorité. Sur le plan «racial», l'opposition entre le Nord et le Sud du Tchad est moins nette qu'on ne le pense parfois. Une erreur qu'il convient d'éviter à tout prix, dans le contexte tchadien, c'est de parler de «Noirs» et de «Blancs». A l'encontre d'autres pays sahéliens, comme le Niger, le Mali et la Mauritanie où l'on trouve des populations nomades blanches, le Tchad ne contient pratiquement pas de groupes humains de race blanche. En ce qui concerne les Toubous du B. E.T., R.Capot-Rey dit: «'Nomades noirs du Sahara', telle est la définition qu'en donne un des hommes qui les connaît le mieux, le Colonel Chapelle; à condition de bien mettre la majuscule là où elle est, et de ne pas se montrer trop exigeant pour la coloration de la peau, il y a là une définition qui mérite d'être conservée. Dans un désert où les pasteurs, Arabes, Maures, Touaregs, sont des Blancs, l'existence d'une population nomade qui n'appartient pas à la race blanche constitue une remarquable exception» (Capot-Rey, p. 82). Quant aux Arabes du Tchad, population minoritaire, mais relativement nombreuse, ils se divisent en trois grands groupes: les Hassaouna, les Djoheïna et les Ouled Sliman. Seuls ces derniers, venus au Tchad depuis un siècle seulement, sont restés des Arabes blancs, alors que les deux autres groupes, implantés depuis beaucoup plus longtemps, sont considérés à juste titre comme des Arabes noirs. Dans leur quasi-totalité, les populations du Nord et du Sud appartiennent donc à la race noire, bien qu'à des sous-groupes différents. Par contre, l'opposition entre le Nord et le Sud est nette sur le plan religieux. Dans le Sud, la plupart des populations sont restées animistes, bien que des conversions au christianisme se soient produites çà et là. Au Nord, par contre, règne l'islam qui, comme le dit un texte du Frolinat, «a fini par être à la base de toute l'organisation politico-sociale, par régir la pensée philosophique, par devenir le support et le véhicule des valeurs morales et intellectuelles auxquelles le Tchadien du Nord demeure attaché» (Documents Frolinat 33, p. 1). Dans certains cas, l'implantation de l'islam est déjà très ancienne, comme auKanem dont le sultan se convertit dès le 1 I e siècle. Ailleurs,

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elle s'est faite plus tardivement, mais, aujourd'hui, on peut dire sans hésitation que le Nord-Tchad est musulman à 95%. En gros, la limite de l'islam tchadien coïncide avec la limite de l'élevage, bien que celle «entre Islam et animisme passe nettement plus bas, tantôt au nord, tantôt au sud du 12 e parallèle et elle est beaucoup plus nuancée et difficile à préciser» (Le Rouvreur, p. 24). Il faut tenir compte aussi des îlots importants de communautés musulmanes, notamment commerçantes, établies dans le Sud, surtout en milieu urbain. Or, l'appartenance religieuse a entraîné des conséquences politiques dans la mesure où les populations animistes du Sud ont conservé des structures politiques de type lignager, sans centralisation des pouvoirs, alors qu'en zone islamisée des empires et des sultanats se sont créés, dont les plus importants ont été l'empire du Kanem et les sultanats du Ouaddaï et du Baguirmi. Malheureusement, les contacts entre ces deux mondes politicoreligieux ont eu, le plus souvent, un caractère violent. Ph. Frémeaux donne quelques précisions intéressantes sur les sultanats tchadiens, qui expliquent en grande partie ces heurts: « L'étendue des territoires réellement contrôlée par ce pouvoir était probablement assez réduite; or, étant donné la faible densité de la population, ce n'est pas le surproduit susceptible d'être prélevé sur un espace peu étendu qui pouvait permettre à un groupe politico-militaire d'assurer son existence, d'où la nécessité de mener une politique de conquêtes ou plutôt de razzias afin de s'approvisionner en chevaux, esclaves, femmes, et en denrées de toute sorte. Du fait de problèmes internes (lutte pour le pouvoir) et surtout de problèmes externes (la nécessité pour chaque état de piller à l'extérieur n'est évidemment pas sans entraîner des querelles entre états),un tel système ne pouvait pas connaître de réelle stabilité» (Frémeaux, p. 16). Or, en bien des cas, les populations du Sud constituaient la cible préférée des razzias des sultans tchadiens, d'abord parce que leurs possibilités de résistance militaire étaient limitées du fait de leurs structures politiques décentralisées, et ensuite parce qu'elles appartenaient, par opposition au Dar ai-Islam (le pays de l'islam), au Dar al-Abid (le pays des esclaves) dans la dichotomie du monde propre à l'islam traditionnel. Pendant des siècles, en effet, les populations du Sud ont été, pour les sultanats du Nord, une source constante d'esclaves, dont une partie était d'ailleurs acheminée vers l'Afrique du Nord et le Moyen Orient. Comme le dit P. Hugot (1966, p. 50), il

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est difficile de chiffrer la perte en substance humaine que le Tchad doit à la traite arabo-orientale, mais nous savons en tout cas que l'esclavage fut souvent pratiqué à grande échelle. D'après Nachtigal, le sultan Ali du Ouaddaï ramena de l'expédition qu'il mena, en 1870, au Baguirmi, véritable plaque tournante de la traite des Noirs, plus de trente mille esclaves (Hugot, 1966, p. 50), alors que pour leBaguirmi, le nombre ramené annuellement était encore estimé au début du 20 e siècle à plus de cinq mille (Lebeuf, p. 74). A partir de la seconde moitié du 19e siècle, la traite des Noirs fut d'ailleurs encore aggravée par des interventions étrangères. Dans la partie septentrionale du Tchad apparut alors la confrérie Senoussiya qui, à partir de ses bases libyennes deKoufra et de Gouro, entreprit une véritable tentative de mainmise politique et s'installa temporairement dans le B.E.T. et dans le Kanem jusqu'à ce que la conquête française l'en chasse. Une partie des populations du Tibesti et du Borkou s'était d'ailleurs ralliée aux senoussistes au moment où la confrérie était à son apogée. Bien que la Senoussiya se soit livrée au Tchad à des activités d'intermédiaire et de transporteur d'esclaves, les conséquences de ce trafic ont été beaucoup moins importantes que celles provoquées par l'apparition, vers la fin du 19e siècle, d'un conquérant soudanais, Rabah, qui envahit le Tchad pour s'y tailler un nouvel empire. Il réussit en effet à détruire Massénya, capitale du Baguirmi, et à conquérir l'empire du Bornou où il se serait peut-être maintenu de façon durable s'il ne s'était heurté aux troupes françaises. En 1900, il fut tué lors de la bataille de Kousséri, près de l'actuel Fort-Lamy, engagement violent qui coûta également la vie au commandant Lamy. La plupart des auteurs que j'ai consultés sur les bouleversements que les campagnes de Rabah ont provoqués au Tchad soulignent les ravages causés par les razzias esclavagistes dont il s'est rendis coupable. P. Hugot affirme par exemple que: «Pour certaines régions, comme celle du Lac Iro, dont la population sarakabba et goula a été presque entièrement décimée par les bazinguer rahbistes, on peut évaluer à 40 000 le nombre des malheureux emmenés en déportation. Mais Rabah a sévi en bien d'autres secteurs, pour lesquels nous possédons peu de renseignements, sinon celui du halo de terreur qui y entoure encore son nom» (Hugot, 1966, p. 50). Il va sans dire que les souvenirs de cette période n'ont pas encore entièrement disparu, comme le montre le mémoire d'un jeune

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fonctionnaire tchadien qui note sur sa région d'origine : « Rabah n'est pas passé à Léré, ni ses soldats. Toutefois, les Moundang racontent que Rabah: Rabé est un homme très fort. Il pile les enfants dans les mortiers et les mange» (Djonfené, p. 6). Nous pouvons donc conclure que, dès l'époque pré-coloniale, le Nord et le Sud du Tchad différaient sur bien des points et entretenaient des rapports de caractère antagoniste. Nous devons noter également que, jusqu'à la fin du 19 e siècle, c'est-à-dire jusqu'à la conquête française, le Nord musulman, fort de ses structures étatiques et de ses armées bien organisées, dominait le Sud militairement, sans avoir été toutefois jusqu'à la conquête politique du «pays des esclaves».

B . LE TCHAD EST MULTIPLE

Traitant du grand clivage Nord-Sud qui domine toutes les oppositions au Tchad, nous avons été amenés à considérer le Nord comme un bloc plus ou moins homogène. Une telle attitude est en partie justifiée: «Malgré une grande diversité ethnique..., nous dit par exemple A. Le Rouvreur, le nord-Tchad présente aujourd'hui une certaine unité, ou plutôt se présente comme une communauté assez bien soudée, provoquée et commandée par des impératifs économiques... dont le premier est le caractère complémentaire qu'offrent le genre de vie pastoral des éleveurs du nord, et le genre de vie des paysans du sud [c'est-à-dire de la zone sahélienne]. Ces impératifs ont créé une symbiose très frappante entre des peuplades foncièrement différentes... Nous croyons à une évolution du nord-Tchad dans le sens d'une communauté naturelle dont les membres prennent chaque jour davantage conscience, mais les limites de cette communauté s'arrêteront forcément et s'arrêtent déjà à la zone d'influence du nomadisme, c'est-à-dire à la limite des terrains parcourus par les pasteurs arabes» (Le Rouvreur, p. 53). Ajoutons à ces remarques de Le Rouvreur que vers le milieu du 19 e siècle le royaume du Ouaddaï avait pratiquement fait l'unité politique du Tchad musulman (Pascal, p. 3). Il convient cependant de ne pas aller trop loin dans ce domaine. Bien qu'ayant atteint un certain degré d'unité économique, culturelle et même politique, le Nord-Tchad contient de nombreux

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groupes ethniques. Comme le dit A. Le Rouvreur dans l'introduction de Sahéliens et Sahariens du Tchad, «c'est en face de plus de cinquante peuplades que nous nous trouvons ici» (Le Rouvreur, p. 6), «peuplades» qui sont souvent très différentes les unes des autres sur le plan des structures politiques, des activités économiques et des mœurs. De plus, l'autorité des sultanats fut souvent nominale, notamment quant aux régions périphériques, et J.A.Works a certainement raison quand il emploie pour la zone sahélienne du Tchad le terme de «frontier situation». Il est indispensable, pour la suite de cette étude, de se pencher u n peu plus sur la diversité ethnique et culturelle des populations du Nord et d'énumérer brièvement les principaux groupes humains auxquels nous avons affaire. En commençant par la zone saharienne, c'est-à-dire en gros le B.E.T., nous trouvons d'abord un ensemble ethnique bien distinct, connu au Tchad et ailleurs sous le nom de Toubous. Selon les auteurs, leur nombre est estimé entre 100 000 et 195 000 âmes, sur une population totale d'environ 3 250 000 personnes en 1964. D'après A. Lebeuf, les Toubous sont «des pasteurs semi-nomades qui vivent dispersés dans les pâturages la majeure partie de l'année, mais demeurent néanmoins fermement attachés à leur territoire d'origine. Dans le Nord, la récolte des dattes les fait se regrouper dans leurs palmeraies de juillet à septembre, tandis que, dans le Sud, chaque saison des pluies les ramène dans leurs villages permanents. Ainsi, si l'élevage est à la base de leur économie, ils sont aussi directement intéressés à l'exploitation de leur sol» (Lebeuf, p. 13). Cependant, les Toubous, tout en partageant ensemble un mode de vie très distinct, admirablement décrit par J. Chapelle, ne forment pas véritablement une unité et le vocable même de «toubou» fait problème. Comme le dit A. Le Rouvreur: «Toubou est un m o t imaginé par les Kanembou pour désigner les habitants du massif du Tibesti et plus généralement les gens dont ils croient qu'ils ont habité ce massif dans le passé. Pour former ce mot, les Kanembou ont emprunté aux intéressés eux-mêmes le terme tou qui désigne le Tibesti et ils y ont ajouté leur suffixe bou qui traduit une notion d'appartenance, d'origine... Le vocable emprunté aux Kanembou s'est étendu jusqu'à recouvrir toutes les populations qui parlaient la langue des Toubou ou des dialectes apparentés... Les Toubou dans leur langue propre ne connaissent pas de terme pour désigner l'ensemble linguistique

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dont nous venons de parler; ils n'ont pas conscience du fait qu'ils mériteraient de constituer une unité» (Le Rouvreur, p. 264-266). LesToubous eux-mêmes se disent «Téda» ou «Daza» selon qu'ils parlent le dialecte «téda» ou le dialecte «daza». Les premiers, qui comptent environ 13 000 personnes, d'après une estimation de O. Lopatinski (p. 80) effectuée au début des années soixante, sont les habitants originaires du Tibesti. Leur langue est employée au nord d ' u n e ligne passant par Siltou, Yarda, et Ounianga, alors que le dazaga est parlé au sud de cette ligne (Le Rouvreur, p. 266), avec cependant quelques exceptions qui ajoutent à la confusion dans ce domaine. Or, entre eux, les Téda et les Daza, appelés aussi parfois Goranes 1 , ne semblent guère s'aimer, si l'on veut en croire certains auteurs, comme J. Clanet qui dit au sujet des relations entre Téda et Daza dans le Kanem: «Depuis 1973, des ferrick [tentes, campements] borkouans ont émigré au Kanem... La méfiance dont ils sont l'objet ne s'est pas encore dissipée et on les charge ou les rend responsables du moindre incident. Il y a là une véritable frontière entre les populations qui parlent malgré tout la même langue, ou du moins deux dialectes très proches, et qui continuent à se mépriser et à se dénigrer l'une, l'autre. Les Daza affirment que les Téda sont capables de voler un âne si l'occasion se présente. Et quand il leur arrive de perdre leurs sandales, ils s'écrient: il n ' y a pas de Téda, il n ' y a pas de chien qui peut bien avoir emporté mes souliers. Les Téda ont un comportement analogue» (Clanet, p. 74). Cette dernière remarque est confirmée par O. Lopatinsky qui note que les Téda du Tibesti utilisent un terme d ' u n cinglant mépris pour désigner les Daza et les autres groupes ethniques avec lesquels ils sont en contact (ils les appellent yabad, c'est-à-dire sédentaires) et qu'aucun Téda ne peut accepter d'être traité de ce n o m ; c'est une insulte qui se lave dans le sang (Lopatinsky, p. 34). Notons encore que si les Téda semblent avoir un certain sentiment de leur unité, il n'en est pas de même des Daza qui, eux, se rattachent plus volontiers à des unités ethniques de taille encore plus réduite comme les Annakaza, les Doza, etc. Il convient aussi de rappeler que l . C e terme est d'ailleurs à exclure formellement de notre vocabulaire, d'abord parce qu'il est d'origine étrangère comme le mot toubou, mais encore plus parce qu'il est utilisé tantôt pour désigner les seuls Daza, tantôt pour désigner tous les groupes toubou.

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les Toubous, malgré leur particularisme prononcé, entretiennent des relations suivies avec certaines populations non sahariennes du Tchad; ces relations s'expliquent par le fait que l'économie saharienne ne peut pas subvenir à tous leurs besoins et qu'ils sont obligés de se tourner vers le Sud pour les échanges indispensables à leur survie. A plusieurs reprises dans le passé, ils ont d'ailleurs été mêlés à l'histoire du Sahel en prêtant leur concours à tel ou tel conquérant ou en jouant un rôle dans la formation de tel ou tel État. En nous tournant maintenant vers la zone sahélienne, nous devons traiter d'abord des différents royaumes et sultanats tchadiens. Le plus ancien d'entre eux est celui du Kanem, fondé probablement vers le 9 e siècle et dont le centre se déplace plus tard vers le Bornou, le Kanem devenant alors une simple province du royaume bornouan, situation qui durera jusqu'au 19 e siècle où le Kanem retrouvera pour une courte période son indépendance de fait. Au début des années soixante, A. Le Rouvreur (p. 62) estimait les Kanembou, population noyau du Kanem, à environ 65 000 âmes. Plus au centre du Tchad se trouve le sultanat du Baguirmi qui a également connu ses heures de gloire au cours de l'histoire tchadienne, mais qui était déjà très affaibli à la fin du 19 e siècle à la suite des incursions rahbistes.On peut également mentionner le sultanat du Fitri (population noyau: lesBoulala,estimée à 42 000 personnes), inféodé vers la fin du 18 e siècle au Ouaddaï et réduit à un rôle secondaire. A l'Est, s'était formé, au début du 17e siècle, le royaume du Ouaddaï, fondé par Abd-el-Karim, prince musulman originaire du Soudan et que la tradition rattache à la famille des califes abbassides deBagdad. Comme nous l'avons vu ci-dessus, le royaume du Ouaddaï s'est agrandi régulièrement au cours de son histoire jusqu'à la conquête française au début du 20 e siècle. D'après J. Cabot et Ch. Bouquet, le groupe ouaddaïen est numériquement le plus important du Tchad avec 16% de la population totale (Cabot et Bouquet, p. 37). Il comprend essentiellement les Maba et apparentés (population noyau, estimée par A. Le Rouvreur à 170 000 personnes), les Massalit (48 000), les Zaghawa (comptant 40 000 personnes, y compris la population voisine des Bideyat) et les Dadjo (65 000). Tout au long de l'histoire, les différents royaumes du Tchad se sont livrés à des guerres incessantes et sanglantes. Ils ont ainsi une histoire en commun qui les sépare en même temps très nettement entre eux. La zone sahélienne est également parcouruepar des groupes arabes

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qui représentent environ 9 % de l a p o p u l a t i o n totale du Tchad (Cabot et B o u q u e t , p. 3 7 ) , mais qui ne constituent pas une unité politique. C o m m e nous l'avons vu, ils se divisent en trois grands groupes, les Hassaouna, les D j o h e ï n a et les Ouled Sliman, à leur tour fractionnés en sous-groupes, seules unités considérées c o m m e vivantes par les intéressés eux-mêmes. En 1 9 5 4 , le n o m b r e total des Arabes du Tchad aurait été de plus de 3 7 5 0 0 0 , dont quelques groupes numériquement très importants c o m m e les Missirié (environ 6 0 0 0 0 ) , les Ouled Rachid ( 4 0 0 0 0 ) et les Salamat ( L e b e u f , p. 9 2 ) . D e u x choses sont à noter au sujet des Arabes. D ' a b o r d , ce sont essentiellement des pasteurs n o m a d e s et semi-nomades qui détiennent la plus grande partie du cheptel tchadien. « L e u r vie est intimement liée à celle de leurs t r o u p e a u x » ( L e b e u f , p. 9 4 ) , et l'agriculture est pour eux une activité secondaire. Ensuite, « à part les Ouled Sliman venus en conquérants deTripolitaine au K a n e m , dans le courant du XIX e siècle, les Arabes, quels q u ' i l s soient, ont pénétré de façon pacifique.Ils se sont toujours trouvés dans une situation précaire, imp o s é e par les Sultans du Baguirmi, du O u a d d a ï , du Fitri, du Sila, ou m ê m e d'autres chefs locaux moins importants» ( L a t r u f f e , p. 12). De ce fait, ils n'ont jamais j o u é de rôle politique important et sont en quelque sorte restés extérieurs à l'histoire tchadienne. Un dernier groupe mérite encore d'être signalé, celui des Hadjeraï ( 4 % de la p o p u l a t i o n totale), habitant les régions montagneuses du Guéra dans le Centre. Ce groupe est intéressant dans la mesure où il constitue une p o c h e non musulmane. Réfugié dans des zones inaccessibles, il a toujours farouchement défendu son indépendance, n o t a m m e n t contre le O u a d d a ï . D'après tous les observateurs autorisés, l'islam fait, depuis vingt ou trente ans, des progrès f o u d r o y a n t s en milieu hadjeraï, mais les cultes traditionnels y survivent encore, m ê m e aujourd'hui. L'unité du Nord-Tchad, réalisée en grande partie sur le plan religieux, culturel et é c o n o m i q u e , reste très problématique sur le plein politique, et t o u t au cours de l'histoire les bruits et les fureurs de la guerre ont secoué la région. Ces conflits sont d'ailleurs de types différents. N o u s avons déjà fait allusion aux guerres sanglantes auxquelles se livraient entre eux les différents sultanats, guerres qui mobilisaient souvent un n o m b r e impressionnant de guerriers et qui décidaient parfois du sort de dizaines de milliers de personnes. Mais il y eut aussi des conflits plus localisés, soit entre différents groupes

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de pasteurs pour la possession de puits ou de pâturages, soit entre pasteurs et cultivateurs, obligés par des impératifs économiques de vivre en étroite symbiose, mais dont les intérêts sont parfois divergents. Ceci est notamment le cas vers la fin de la saison agricole, quand les troupeaux des uns risquent de s'égarer dans les champs des autres, détruisant ainsi la récolte sur pied. Si la colonisation française a mis fin aux grandes guerres entre les sultanats, il n'en a pas été de même pour les conflits locaux. En 1947, par exemple, un affrontement sanglant se produisit dans le Batha, mettant aux prises des fractions missirié et ratatine. Cette bataille intertribale d'Oum Hadjer fit plus de cent quatre-vingts victimes en deux jours. Dix ans plus tard, en 1957, ce fut au tour des Arabes dag a n a e t des Peuls de s'affronter dans la partie méridionale du Bahr-el Ghazal. L à encore, il y eut plus de cent morts. L'indépendance n'a pas non plus mis fin à ces batailles intertribales. Un document émanant du gouvernement tchadien énumère, pour la période allant de juin 1966 à septembre 1 9 6 9 , u n e vingtaine de conflits, dont quelques-uns se soldèrent par des dizaines de morts (Documents officiels 9, p. 3-5). Pas plus que le Nord, le S u d ne constitue une unité culturelle ou ethnique, ce que l'on a souvent tendance à oublier depuis qu'a éclaté la rébellion. Le groupe «sudiste» le plus important est celui des Sara (environ 3 0 % de la population totale) qui, de Pala à K y a b é , comprend un certain nombre de fractions: Mbaye, N'Gambaye, Madjingaye, Daye, G o u l a y e , K a b a , etc. Au Mayo-Kebbi, vivent des groupes relativement bien individualisés, parmi lesquels les Massa, les Moundang, les Mouloui, les Moussei, les Marba, les Toupouri, etc. Au sud du Logone, se sont installés les L a k k a et les M ' B o u m ; ils se rapprochent des ethnies centrafricaines, mais ne représentent que 3% de la population totale. Autour de L a ï , on trouve les Nantchéré, les Kabalaye,les S o m r a ï , l e s Gabri et les Gam (4%). Il reste enfin quelques groupes islamisés,tels que les K o t o k o , les Kanouri et les Niellem (3%), qui occupent le bas Chari (voir Cabot et Bouquet, p. 35-37).

C . QUELQUES CONCLUSIONS PROVISOIRES

L'opposition Nord-Sud se présente au Tchad sous des aspects particuliers qui distinguent ce pays de quelques-uns de ses voisins. Si au Niger, au Mali et en Mauritanie les populations du Nord et du Sud

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s'opposent parfois, comme ce fut le cas au Mali en 1963-1964, cette opposition ne concerne pas les mêmes groupes qu'au Tchad. Ces trois pays, en effet, comprennent une zone saharienne et une zone sahélienne, mais ne s'étendent pas plus au sud. S'y opposent alors des nomades sahariens blancs et des paysans sahéliens noirs;le schéma répond dans ces cas davantage aux stéréotypes classiques que l'on retrouve dans la presse française quand il est question des problèmes sahélo-sahariens. Dans le cas de la Mauritanie, les nomades blancs ont eu le dessus, grâce à leur supériorité numérique, alors qu'au Mali et au Niger les Noirs sahéliens se sont emparés du pouvoir politique. Il y a eu certes des conflits parfois sanglants dans ces pays, notamment au Mali et, àun degré moindre, en Mauritanie, mais ces conflits sont en quelque sorte adoucis, me semble-t-il, d'une part parce qu'il s'agit de populations qui, déjà avant la colonisation, vivaient en symbiose pour des raisons économiques (complémentarité des activités pastorales et agricoles), d'autre part parce que dans ces trois pays tout le monde, ou presque, se réclame de l'islam. Or, au Tchad, la situation est très différente. Comme le dit J. Le Comec, le Tchad est le plus étendu en latitude de tous les anciens territoires français: 16 degrés de latitude nord (du 8 e au 24 e parallèle), soit 1800 kilomètres environ (Le Cornée, p. 3). De ce fait, le Tchad comprend trois zones climatiques et humaines, les zones saharienne, sahélienne et tropicale; l'opposition entre Sahariens et Sahéliens, qui existe de façon latente comme nous le verrons par la suite, y est tout à fait secondaire par rapport au grand clivage qui oppose le Nord musulman, dans son ensemble, au Sud animiste ou chrétien. Il n'y a qu'au Soudan que l'on retrouve cette situation et il est significatif que ce soit précisément dans ces deux pays que des guerres civiles ont éclaté, bien que les modalités de ces conflits aient été très différentes. Précisons encore que le caractère spécifique de l'islam tchadien autant que la position «géopolitique» du Sud sont à même d'aggraver les problèmes. L'islam tchadien, en effet, est axé sur Le Caire et le Soudan et de ce fait plus politisé que l'islam des confréries de l'Ouest africain. De plus, beaucoup de musulmans tchadiens sont arabophones et se rattachent donc davantage au monde arabe que leurs coreligionnaires de l'ancienne A.-O.F. En ce qui concerne le Sud, un coup d'oeil sur la carte nous apprend que les régions animistes et

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chrétiennes du Tchad sont littéralement encerclées par l'Islam, prises en tenaille entre le Nord du Nigeria et le Soudan, ce qui explique peut-être des réactions de défense primaires, basées sur la peur. Il faut ensuite prendre en considération les données démographiques. Sur ce plan, le Nord et le Sud sont à peu près égaux: bien que les chiffres avancés par les différents auteurs ne coïncident pas tout à fait, tous accordent au Nord une légère supériorité avec environ 57% de la population totale (Le Cornee, p. 5) ou 52% {Atlas pratique du Tchad, p. 38)2. La répartition religieuse de la population tchadienne coïncide grosso modo avec les données démographiques citées ci-dessus, bien qu'avec de légères variantes. Comme il s'agit d'un problème épineux et éminemment politique, il est malaisé de donner le pourcentage exact des musulmans tchadiens. Certains auteurs leur accordent une majorité substantielle. Mgr Dalmais, par exemple, affirmait en 1963: «Le Tchad est un pays à prépondérance musulmane. Sur une population totale de 2700 000 habitants officiellement recensés (chiffre estimé inférieur à la réalité) on doit compter au minimum 1 500 000 musulmans, étant bien entendu que nous appelions musulmans tous les Islamisés, même s'ils le sont à des degrés variables» (Dalmais, 1963, p. 1). Ce chiffre, avancé par un évêque catholique dans une publication semi-confidentielle, ne me semble guère suspect. Par contre, l'enquête démographique par sondage de 1964 estime à 41 seulement le pourcentage des musulmans (Cabot et Bouquet, p. 38). Il est encore plus difficile d'évaluer le pourcentage des arabophones au Tchad. L'Atlas pratique du Tchad (p. 36) renonce à avancer un chiffre précis et affirme seulement que l'arabe est la langue la plus répandue si l'on tient compte aussi des innombrables bilingues. Le nombre de personnes ayant l'arabe comme langue maternelle s'élève probablement à quelque 300 000 individus (Frémeaux, p. 12), alors que 8% des Tchadiens lisent et écrivent l'arabe, contre 5% le français (Cabot et Bouquet, p. 38). Le problème se situe surtout au niveau des bilingues. Or, même si l'on écarte comme fantaisistes certaines publications du Frolinat qui attribuent à 70, voire même 80% des Tchadiens la maîtrise de la langue arabe, il ne fait 2. Les différences entre ces estimations s'expliquent probablement par le fait qu'elles ne concernent pas les mêmes années: il semble en effet que le taux de croissance des populations du Sud soit supérieur à celui des «Nordistes».

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aucun doute que de nombreux musulmans tchadiens utilisent l'arabe comme langue véhiculaire et en ont au moins des connaissances rudimentaires. Leur nombre semble d'ailleurs s'accroître régulièrement. Mgr Dalmais dit à ce propos : « La langue arabe a un très grand prestige auprès des musulmans du Tchad et ce prestige, bien sûr, est d'origine religieuse... La connaissance de l'arabe se répand de plus en plus à tel point que certaines populations ont pratiquement oublié leur langue d'origine et ne parlent plus que l'arabe» (Dalmais, 1963, p. 30). Les considérations précédentes nous permettent de conclure que le grand clivage du Tchad oppose des blocs pratiquement égaux sur le plan numérique. Une telle situation risque d'être néfaste en cas de conflit, parce que chacune des parties peut alors espérer obtenir la victoire finale et a donc intérêt à prolonger l'affrontement jusqu'à ses limites, alors que dans une configuration qui oppose une minorité négligeable à une majorité écrasante, la première sera peut-être moins empressée à prendre les armes et, surtout, renoncera probablement plus vite à la lutte étant donné que ses chances d'arracher la victoire sont objectivement très réduites. On peut conclure ce chapitre par la constatation que le Tchad n'est q u ' u n e création artificielle de la colonisation et que beaucoup de ses habitants ne sont que des «Tchadiens par hasard» (Castéran, 1972b, p . 38). Comme le dit A. Le Rouvreur, après avoir analysé le clivage fondamental qui coupe le territoire tchadien en deux: «Paradoxalement, les limites naturelles avec les pays et territoires voisins sont infiniment moins faciles à définir; disons plutôt qu'elles n'existent pas. LeOuaddaï se prolonge au Darfour, le pays a le même aspect montagneux et des populations Massalit et Zaghawa ethniquement et économiquement semblables des deux côtés de la frontière; de même, le Kanem s'étend au Niger avec les mêmes dunes mortes et les mêmes populations Kanembou, Arabes et Toubous; de même encore, au Borkou et auTibesti on trouve les même nomades Toubous qui parcourent les mêmes déserts qu'au Fezzan et au Kawar. Ce fait est grave : nous allons trouver des populations plus proches, de toutes les manières, de leurs voisins 'étrangers', que des voisins qui leur sont politiquement rattachés, et cela va ajouter encore aux forces centrifuges qui s'exercent naturellement de façon si puissante déjà dans le domaine purement économique» (Le Rouvreur, p. 24). Le colonisateur français semble d'ailleurs avoir senti jusqu'à quel point les frontières du Tchad étaient artificielles, puisque à plusieurs

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reprises il a procédé à des ajustements à l'intérieur de ses propres possessions coloniales. Certaines circonscriptions du Sud, notamment, ont été rattachées tantôt au Tchad, tantôt à l'Oubangui-Chari, et ce n'est que le 28 décembre 1937 qu'un arrêté aplacé dans le ressort du Tchad les départements du Mayo-Kebbi, du Logone et du MoyenChari (Vernhes et Bloch, p. 22). Vu les résultats désastreux de cette union depuis l'indépendance, on est enclin à se demander si l'administration française n'aurait pas mieux fait d'attribuer ces territoires définitivement à l'actuelle R.C.A. Dans le Nord, leTibesti a été d'abord rattaché au Niger, le rattachement à l'A.-E.F. ne datant que du 18 février 1930. En ce qui concerne le B.E.T., il s'en est d'ailleurs fallu de peu que sa partie septentrionale ne soit rattachée à la Libye par un accord entre colonisateurs français et italiens. En effet, quand la limite nord des territoires tchadiens fut fixée, en 1899, par la déclaration additionnelle franco-anglaise, le gouvernement turc, alors maître de laTripolitaine, refusa de reconnaître cet accord. En s'appuyant sur le derdé duTibesti, qui cherchait à se soustraire à l'avance des troupes françaises, le pouvoir turc réussit même à implanter quelques garnisons au Tibesti, notamment à Bardai", dont la dernière ne disparut qu'en juin 1913. Le gouvernement italien s'est ensuite appuyé sur ces faits pour formuler, en tant qu'héritier de l'administration turque en Libye, un certain nombre de revendications territoriales qui furent satisfaites par l'accord Mussolini-Laval du 7 janvier 1935. Cet accord ramenait la frontière du Tchad plus au sud en cédant à l'Italie un territoire de 114 000 kilomètres carrés. Les instruments de ratification, cependant, ne furent jamais échangés et l'accord fut dénoncé en 1938 par la partie italienne (Hervouet, p. 11). Les administrateurs militaires français de l'époque respectèrent néanmoins cette cession, comme le montre un rapport administratif de mai 1937 qui note au sujet des itinéraires empruntés par les Téda en voyage qu'«il y aura lieu de voir de près cette question en tenant compte de la région cédée à l'Italie, afin de donner dès maintenant des habitudes aux nas [hommes] qu'il n'y aurapas trop à changer par la suite» (Lopatinsky, p. 328-329). Comme nous le verrons par la suite, les revendications italiennes ont été reprises plus récemment par le colonel Kadhafi et la frontière septentrionale du B.E.T. n'est toujours pas définitive.

CHAPITRE III

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A . LA CONQUÊTE FRANÇAISE

Avant d'analyser, dans ce chapitre, les conséquences de la colonisation française, nous évoquerons d'abord brièvement les principales étapes de la conquête militaire du Nord-Tchad, en laissant de côté le Sud. Le fait principal à retenir est que dans certaines parties du Tchad la pénétration française s'est faite de façon pacifique, par la conclusion de traités avec les gouvernants traditionnels, alors qu'ailleurs la France n'a pu établir sa domination que par la force. Dans l'Ouest du Tchad, en effet, les différentes missions françaises purent tirer profit de la rupture d'équilibre provoquée par l'irruption de Rabah, qui constituait une terrible menace pour les souverains autochtones de la région. Pour se mettre à l'abri de cette menace, ceux-ci firent appel à la France, ce qui donna lieu à des traités de protectorat, d'abord avec le Baguirmi en octobre 1897, ensuite avec le Kanem en novembre 1899. Si les troupes françaises eurent à se battre dans l'Ouest, ce ne fut pas contre une résistance autochtone, mais contre un autre envahisseur «étranger», Rabah, définitivement vaincu le 22 avril 1900 à Kousséri. Dans le Nord et dans l'Est, par contre, les populations autochtones opposèrent aux colonnes françaises une résistance parfois farouche. Quant à l'extrême Nord, cette résistance fut animée en partie par une puissance «étrangère», la confrérie senoussiste libyenne, implantée depuis quelques décennies dans le Tibesti, le Borkou et l'Ennedi, ainsi que dans une partie du Kanem. Fin 1902, les senoussistes essuyèrent un premier échec à Bir Alali où des combats très durs eurent lieu, mais ce n'est qu'en novembre 1913 que le colonel Largeau put s'emparer du centre senoussiste d'Ain Galakka, après une lutte acharnée de plusieurs jours.

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Si la prise d'Ain Galakka mit fin à la résistance de la Senoussiya, elle ne signifia pas pour autant la fin de la guerre dans le B. E.T.. Au Tibesti, en effet, le derdé Chaï continua encore quelque temps le combat. M. Hervouet décrit sa résistance dans les termes suivants: «La colonne du Commandant Lofler quitte le Kaouar [au Niger] le 24 novembre 1913 pour atteindre Zouar le 10 décembre, Bardai le 23 juin 1914 et Aozou le 9 juillet après un violent combat contre les Toubous. Nos reconnaissances se heurtent à maintes reprises aux Toubous et à la résistance organisée par le Derdé Chaï qui finalement s'enfuit à Koufra. Les soumissions furent arrachées une à une, famille par famille, mais finalement la majeure partie de la population se ralliait» (Hervouet,p. 9). A noter encore que le Tibesti fut évacué en 1916 et ne fut réoccupé qu'en 1929. Dans l'Est du Tchad, enfin, la France se heurta à la résistance du Ouaddaï dont le sultan avait d'ailleurs conclu une alliance politique avec le chef de la Senoussiya. Ici encore, la guerre connut des hauts et des bas, et à deux reprises, en 1910, des colonnes françaises furent anéanties ou sévèrement battues. Ce n'est qu'en 1911 que le sultan Doudmourrah fut obligé d'abandonner le combat.

B . L A COLONISATION FRANÇAISE DANS LE SUD

Nous avons vu dans le chapitre précédent qu'à la fin du 19e siècle le Nord-Tchad avait une avance considérable sur le Sud dans les domaines militaire et politique et qu'il représentait en quelque sorte l'«évolution», si l'on se place dans une perspective qui tienne compte des dynamismes authentiques de l'histoire «interne» de l'Afrique. Or, cinquante ans de colonisation ont suffit pour renverser complètement le courant. A la fin de la période coloniale les populations du Sud apparaissent comme les gagnantes de cet intermède dans l'histoire tchadienne et elles se trouvent, du moins temporairement, dans le «sens de l'histoire». Nous étudierons dans ce chapitre «l'évolution différenciée qu'ont connue les populations tchadiennes sous la période coloniale selon la zone climatique où elles résidaient» (l'expression est de Ph. Frémeaux, p. 13) et nous essaierons d'en dégager les conséquences. Nous verrons que cette évolution différenciée est d'une part le résultat de facteurs «externes» au Tchad, à savoir les

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modalités de la politique coloniale française, parfois élaborée de façon consciente, parfois sans qu'aient été analysées ou perçues les conséquences qu'elle devait entraîner, et qu'elle tient d'autre part à certains dynamismes internes, propres aux différentes sociétés autochtones. Dans le Sud du Tchad, et notamment en pays sara, les bouleversements provoqués par la colonisation ont été plus profonds et les cultures traditionnelles y ont été atteintes dans leur essence même, alors que les sociétés traditionnelles du Nord ont beaucoup mieux résisté aux changements. Cela tient d'abord au fait que, dans le Sud, les administrateurs français avaient affaire à un milieu plus malléable. Nous avons vu que les structures politiques n'y dépassaient guère le niveau villageois et on peut parler ici de sociétés «anarchiques» ou plutôt acéphales. Or, nous dit P. Teisserenc: «Cette organisation socio-politique très décentralisée a très mal résisté à l'épreuve de la colonisation. L'administration coloniale a progressivement coiffé l'administration traditionnelle... L'affaiblissement de l'autorité traditionnelle s'est accompagné de l'affaiblissement des institutions et des croyances sur lesquelles cette autorité reposait. Ainsi le pays a vu son organisation politique et religieuse se démanteler petit à petit sous l'effet de la colonisation» (Teisserenc, 1 9 7 2 , p . 26). Étant donné les nécessités administratives, la France a, en effet, été obligée de créer des chefferies purement artificielles et de nommer des chefs dont l'autorité, par définition, ne pouvait s'appuyer sur aucune tradition. D'autre part, le Sud a eu le bonheur, ou le malheur, de pouvoir être économiquement «utile» à la France, à l'encontre des régions sahéliennes et sahariennes où l'on ne trouvait aucune ressource directement exploitable.C'est l'introduction du coton, dans les années vingt, qui, plus que toute autre chose, a déterminé l'évolution des cinq préfectures du Sud, et par là, indirectement et à plus long terme, celle des régions du Nord. Le coton, en effet, introduisait les cultivateurs dans le mode de production capitaliste, en détruisant partiellement les bases de leur économie de subsistance traditionnelle. Le coton appelait également des routes et d'autres infrastructures, des usines d'égrenage et le salariat ; il amenait le pouvoir colonial à porter ses efforts de développement — aussi modestes qu'ils aient été —en premier lieu sur le Sud. L'introduction du coton a eu également des conséquences sur

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le plan de l'enseignement, conçu, d'après I.H. Khayar, dans une optique plutôt utilitaire: «De par son esprit et ses méthodes, l'enseignement colonial privilégiait les régions dont l'exploitation des richesses demandait la formation et la collaboration des autochtones. Le parallélisme entre l'évolution de la scolarisation dans les régions cotonnières du Tchad et l'amélioration de la culture du coton dans ces régions explique la conception de l'instruction coloniale et son développement» (Khayar, p. 99). Vers 1960, le réseau scolaire était donc beaucoup plus dense au Sud qu'au Nord, toutes proportions gardées, bien sûr, car la scolarisation ne fut jamais poussée très loin au Tchad, pays pauvre par excellence 1 . Jusqu'ici nous avons privilégié les dynamismes «externes» aux conséquences négatives pour les sociétés traditionnelles du Sud. Il y eut aussi des dynamismes «internes», propres aux sociétés autochtones. Les populations du Sud auraient très bien pu bouder les possibilités offertes par le salariat et surtout par l'enseignement. Or, c'est le contraire qui s'est produit: le Sud a répondu avec enthousiasme à l'appel de l'école, si bien qu'au moment de l'indépendance la quasitotalité des élites modernes du Tchad étaient originaires des régions cotonnières, alors que le Nord accusait un retard considérable. On peut donc dire qu'en acceptant en quelque sorte le jeu colonial, les populations du Sud, et plus particulièrement les Sara, ont «objectivement» profité de la colonisation et qu'elles ont su l'utiliser à leurs propres desseins. Les Sara n ' o n t d'ailleurs pas seulement entendu et suivi la cloche de l'école, mais ont également répondu avec un certain enthousiasme au son du clairon. Comme le dit u n observateur militaire: «Tirailleur 'Sénégalais' du Tchad fut longtemps synonyme de Sara et garantie de qualité» (Aerts, p. 55). D'après le même auteur (p. 58-59), les deux tiers des anciens militaires et anciens combattants que le Tchad comptait vers 1954 étaient originaires du Sud, avec les Sara et, à un moindre degré, les Toupouri, les Moundang et les Massa comme principaux réservoirs de recrutement. Parmi les populations du Nord, seuls les Hadjeraï ont constitué une source importante pour l'armée coloniale: cinq dix-huitièmes du recrutement, alors que le dernier 1. Voir p. 57 et p. 80 pour des données plus précises sur l'enseignement tchadien.

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dix-huitième fut assuré par le Ouaddaï (ibid., p. 59). Sur ce plan encore, les Sara et certains autres groupes sudistes ont su s'assurer, au cours de la période coloniale, une avance considérable.

C . LA POLITIQUE «MUSULMANE»

Quant à la politique poursuivie par les administrateurs français dans les régions musulmanes, les avis des intéressés eux-mêmes sont partagés. Certains affirment que la France les a négligés sur le plan économique et tenus à l'écart sur le plan politique. Une brochure du Frolinat suggère, par exemple, que les relations entre l'administration et les populations musulmanes ont été tendues tout au cours de la période coloniale: «Une illustration de cette hostilité larvée est donnée par l'existence des Services spéciaux dits: Services des Affaires Musulmanes et Arabes qui avaient pour mission la surveillance, et au besoin, la neutralisation des éléments 'subversifs', c'est-àdire, des personnes de culture arabe» (Documents Frolinat 33, p. 3). M. Paolini va même plus loin: «Les populations islamiques furent celles qui opposèrent toujours une réelle résistance à la colonisation, pendant que certaines communautés du Sud ont été plus souvent disposées à la collaboration: il n'est donc pas étonnant que la France, en prenant ses dispositions pour la continuité de ses intérêts au Tchad... ait confié l'administration du pays à une minorité du Sud» (Paolini, P-l)Une publication officielle du ministère de l'information tchadien, datant de novembre 1969, donne cependant un son de cloche tout à fait différent. Au sujet de la période coloniale, ce texte dit: «Au fur et à mesure de l'évolution politique, les clivages sont soigneusement entretenus au nom de la religion, des coutumes et des privilèges. L'intention est vieille comme l'atteste un témoignage selon lequel 'il faut considérer que la population islamisée, infiniment plus évoluée que celle du reste du pays, mérite de la part de la nation colonisatrice des égards et des attentions d ' u n caractère particulier'. L'observation est déjà rapportée en 1934 dans son rapport de Mission par Raym o n d Susset, membre du Parlement français» (Documents officiels 7, P-3). Si les deux parties en cause, car le document officiel cité ci-dessus exprime évidemment un point de vue sudiste, estiment que le

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pouvoir colonial les a lésées, le problème mérite d'être analysé de plus près. On peut constater d'abord que la France s'est peu occupée du développement économique du Nord, pour la bonne raison qu'il n'y avait pas grand-chose à développer, du moins du point de vue d ' u n pouvoir colonial s'intéressant avant tout aux cultures d'exportation. On peut même ajouter que certaines régions ont connu une stagnation, sinon un déclin économique certain. C'était notamment le cas du Ouaddaï. Au cours de la seconde moitié du 19 e siècle le Ouaddaï était une région prospère (Abéché, sa capitale, fut la seule véritable ville de toute l'A.-E. F. avant l'arrivée des Européens) qui entretenait des relations commerciales suivies avec le Bornou, le Darfour et le Bassin méditerranéen. En ce qui concerne le commerce transsaharien, R. First affirme que, jusqu'en 1850 environ, la route reliant le Bornou au Fezzan était la plus importante, mais qu'ensuite la piste du Ouaddaï à la Cyrénaïque par Koufra l'a surclassée progressivement (First, 1974, p. 37). Or, l'irruption française sur la scène tchadienne a entièrement détruit la puissance du Ouaddaï. Elle a non seulement mis fin à la traite des esclaves, article important du commerce transsaharien à partir d'Abéché, mais surtout elle a déplacé vers l'Ouest les principaux axes de communication. En effet, le hasard des conquêtes a voulu que la France se soit d'abord installée dans les régions conquises à l'issue de la bataille de Kousséri; c'est là qu'a été créée, pratiquement de toutes pièces, la capitale Fort-Lamy, qui est devenue par la suite le centre névralgique des échanges et du commerce de la colonie au détriment d'Abéché. Il y a donc eu une rupture de l'histoire interne du Tchad avec des conséquences graves pour les régions de l'Est. En plus, le Ouaddaï a été frappé dès le début de l'ère coloniale par une famine qui a sévi dans d'autres régions du Sahel à l'époque, mais dont les conséquences, au Ouaddaï, furent particulièrement désastreuses. D'après J. Suret-Canale, «un pamphlet de l'époque estime à la moitié de la population les pertes causées par la famine de 19131914 au Ouaddaï. Le général Hilaire estime que la population du Ouaddaï est passée de 700 000 habitants en 1912 à 400 000 en 1914» (Suret-Canale, p. 175). D'après plusieurs auteurs, le Ouaddaï ne s'est jamais relevé de ces désastres. «Abéché, n'est que la 4 e ville du Tchad avec 24 000 habi-

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tants. Elle est en déclin depuis sa grandeur passée...» {Atlas pratique du Tchad, p. 74). P. Hugot (1965, p. 110), pour sapart, évoque la «situation économique angoissante de l'Est-Tchadien» au début de l'indépendance. Notons encore que, d'après des données que l'on trouve dispersées dans l'ouvrage de A. Le Rouvreur, l'Ouest-Tchad a beaucoup moins souffert sur le plan économique et aurait même nettement amélioré sa situation. En ce qui concerne l'enseignement dans le Nord-Tchad, nous pouvons être assez bref. Rien, ou à peu près rien, n'a été fait par le pouvoir colonial dans ce domaine. Comme le dit très bien un observateur anonyme: «Pas d'école, pas d'histoire, cela a été la devise des Belges au Congo, cela aurait pu être celle des administrateurs du Nord Tchadien» («Les événements du Tchad», p. 42). Les résultats de cette politique ont été désastreux à long terme. Vers la fin de la période coloniale, A. Le Rouvreur (p. 459) estime le taux moyen de scolarité pour le Kanem, le Batha, le Ouaddaï et le B. E.T. à 1,5% à peine, et il ajoute à cette constatation un exemple particulièrement frappant: «... pour tout le district d'Adré soit 100 000 habitants, il n ' y a q u ' u n seul individu qui soit titulaire du certificat d'études» (Le Rouvreur, p. 460). Il est vrai que des efforts considérables ont été entrepris vers la fin de la période coloniale pour permettre aux populations du Nord de rattraper leur retard dans le domaine de l'éducation. Cependant, ces tentatives n'ont pas connu de succès retentissants, en grande partie parce que les parents ne montraient aucun enthousiasme à envoyer leurs enfants à l'école, à l'encontre de ceux du Sud. V. Thompson et R. Adloff (p. 290) font par exemple état de deux écoles ouvertes au Ouaddaï, en 1956, avec en moyenne une vingtaine d'élèves, écoles qui durent être fermées quatre mois plus tard, les classes s'étant entièrement vidées entre-temps. On serait donc tenté de conclure que le gouvernement colonial n'est pas le seul à blâmer et que les populations du Nord sont en partie responsables de leur propre retard éducationnel. Si elles avaient accepté de jouer le jeu colonial, comme les Sudistes, elles se seraient trouvées, à l'heure de l'indépendance, dans une situation beaucoup moins désavantageuse. De là à les taxer d'«arriérées» ou d'«indécrottables», hostiles à tout progrès, il n ' y a q u ' u n pas, que je refuse de franchir. Les parents du Nord, en effet, n'étaient pas systématiquement

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hostiles à toute éducation, mais refusaient une certaine forme d'éducation, laïque, occidentale, donnée en français par des étrangers de France ou du Sud-Tchad. Si le gouvernement colonial s'était, dès le début, engagé à offrir un enseignement de type «mixte», c'est-à-dire teinté de valeurs modernes et occidentales, mais respectant les principes de l'islam et donné en partie en arabe, le Nord se serait peutêtre montré moins réfractaire à la scolarisation de ses enfants. En effet, les tentatives autonomes et indépendantes n'ont pas manqué dans le Nord pour trouver des voies propres dans ce domaine. J'en veux pour preuve le succès rencontré dans l'Est du pays par le faki Illech de l'Al-Azhar du Caire, qui fonda en 1947 à Abéché le «mahad el illmi», sorte de collège d'enseignement secondaire arabe qui comptait en 1951 déjà deux cents cinquante élèves (Beyries, p. 20). Cependant, cette «institution non contrôlée par nous et trop imprégnée dans ses professeurs des tendances de l'Islam du Proche Orient» (ibid., p. 12) ne trouvait grâce ni aux yeux de l'administration française, ni aux yeux du sultan d'Abéché, craignant pour son prestige et pour le peu de pouvoir qu'il lui restait; il fut mis fin à cette expérience par l'expulsion de Mohammed Illech. Une autre preuve peut être trouvée dans le nombre croissant de jeunes Tchadiens s'inscrivant àl'université Al-Azhar du Caire (quatorze en 1947, cent vingt en 1951, d'après Beyries, p. 20) et qui joueront plus tard un rôle important dans la formation du Frolinat. Pour contrecarrer l'emprise du «mahad el illmi» et dans le but de stopper la «fuite des cerveaux» vers Le Caire, et subsidiairement vers Khartoum, l'administration créa, en 1952, le collège franco-arabe d'Abéché qui connut un succès considérable et qui comptait, dès 1958, huit cents élèves dont une bonne moitié originaires du Ouaddaï (Thompson et Adloff, p. 297). Le collège comportait deux sections, l'une à prédominance d'études françaises et pratiquement identique aux écoles secondaires françaises, l'autre à prédominance d'études arabes offrant des cours en arabe comparables à ceux des écoles supérieures islamiques égyptiennes. En principe il s'agissait là d'une expérience intéressante, bien que très ambiguë, comme le montre le jugement suivant de P. Hugot: «Ce sont, à vrai dire, les classes secondaires de la section arabe qui font la renommée de l'établissement... Mais il n'est pas moins intéressant de constater l'extraordinaire succès du recrutement au cycle primaire, et la nette préférence qui s'y manifeste, parmi les élèves, pour la section franco-

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arabe, aux dépens de la section arabo-française. Bien qu'il soit encore un peu tôt pour juger de sa portée exacte, il est dès maintenant clair que, du point de vue de la diffusion du français, l'opération est payante» (Hugot, 1957,p.7; c'est moi qui souligne). Par ce souci non avoué de francophonie, et par les intentions de ses fondateurs de contrecarrer les idéologies pan-arabes et pan-islamiques venant de l'est, et notamment de l'Egypte, le collège francoarabe se caractérise donc comme une expérience contrôlée et en quelque sorte «manipulée» qui ne devait pas forcément entraîner l'adhésion des éléments les plus éclairés et les plus modernistes parmi les populations musulmanes. Passons maintenant à la politique poursuivie par le colonisateur français sur le plan administratif. Certains auteurs n'hésitent pas à porter u n jugement d'ensemble sur toute la période coloniale dans le Nord du Tchad, comme le montre la citation suivante: «... les chefs reconnaissaient la souveraineté du pouvoir colonial, se soumettaient à ses ordres, lui remettaient l'impôt. En contrepartie, l'administration respectait les coutumes, et surtout la religion, l'Islam, consolidait le pouvoir des chefs en leur offrant l'appui des gardes, remettait en fait la justice aux mains des dits chefs, s'interdisait en quelque sorte tout effort de changement ou de modernisation de la société» («Les événements du Tchad», p. 42). Cette citation, qui suggère un système d'administration indirecte dans le style classique de lord Lugard, contient une certaine vérité, mais ne correspond pas entièrement aux faits. D'abord, la politique française f u t beaucoup moins consciente et beaucoup moins entière que ce jugement nous le fait croire. J. F. Nodinot fait à ce sujet une remarque amusante et probablement assez juste: «Dans cette zone soudanaise, toutes les générations d'administrateurs se reposèrent le même problème. Faut-il maintenir l'autorité des chefs traditionnels ou commander directement le pays? Chacun en général donna à ce problème une solution opposée à celle de son prédécesseur» (Nodin o t , p . 13). Tout en acceptant cette opinion quelque peu désabusée, on peut néanmoins systématiser un peu plus et distinguer deux étapes dans la politique française à l'égard des sultans et des chefs traditionnels du Nord. Dans une première phase, probablement en grande partie à cause de l'«hostilité déclarée» de la plupart des sultans (Masson, 1938a,

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p. 18), la France poursuivit une politique que l'on peut caractériser comme étant «anti-sultan», en morcelant les anciens royaumes et en plaçant à la tête des chefferies des hommes fidèles à la cause française. Au Baguirmi, par exemple, le sultan Gaourang est, dès 1915, «confiné dans une autorité morale et transformé en une sorte de chef de province honorifique»; en 1917, il n'est que chef du canton de Massénya, c'est-à-dire d ' u n e partie seulement de son ancien sultanat (Le Comee, p. 43). Une instruction de 1922 précise, au sujet du même sultan de Baguirmi, que son rôle est «celui d ' u n auxiliaire supérieur, agent à la fois d'information, d'exécution et de propagande, investi auprès des indigènes et des chefs de l'autorité que lui confère son rang et que nous lui confirmons, mais n'ayant, sauf dans le détail, aucune initiative à prendre, aucun ordre à donner qui n'ait été soumis au chef de la circonscription ou qui n'émane de lui... Il n'est pas question d'installer au Baguirmi un protectorat» (ibid., p. 49). C'est donc, comme le dit encore Le Comee, la fonctionnarisation du sultan. Dans le Ouaddaï, la politique française fut encore plus brutale: «Au Sultan que nous avions vaincu, dit Y. Kelinguen, succéda un prétendant qui s'était lié dès le début à notre fortune. Cette expérience fut brève... La monarchie ouaddaïenne s'écroule en 1912 après la révolte des Kodoï, et l'autorité française lui substitua un système d'administration directe qui dura jusqu'en 1935» (Kelinguen, p. 37). D'après certains administrateurs français, cette période f u t caractérisée par la destruction systématique des cadres de commandement traditionnels au Ouaddaï (Works, p. 297). En 1935, cependant, l'administration française revient quelque peu sur ses pas et décide de réaliser «le vœu des populations qui désiraient la restauration de la monarchie ouaddaïenne» (l'expression est de Y. Kelinguen, p. 38; elle est suspecte quant aux vœux des populations). Le nouveau sultan, Mohammed Ourada, est un prince du sang, fils du sultan Brahim, mais il semble avoir été choisi parmi les princes héritiers parce qu'il était u n « ami du progrès et de la France» (Schweisguth,p. 13) qui avait été élevé dans des écoles françaises et tenu longtemps éloigné du Ouaddaï. L'analyse de Ch. Schweisguth montre d'ailleurs que le sultanat ainsi restauré n'était q u ' u n pâle reflet de ce qu'il avait été auparavant et que le nouveau sultan ne recouvrait q u ' u n e infime partie de son autorité et de ses attributions anciennes.

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La restauration de la monarchie ouaddaïenne faisait partie d ' u n e politique plus générale, «la politique, dite des 'grands turbans' (le turban, ou kadmoul, étant l'insigne et le symbole de la chefferie). Elle tendait, en regroupant les cantons, à renforcer l'autorité et les moyens de ceux qui les commandaient» (Hugot, 1965, p. 65). Elle attribuait aussi, plus qu'avant, l'autorité à des chefs appartenant aux anciennes familles régnantes. Cependant l'administration continuait à intervenir, quand bon lui semblait, dans les règles de succession aux différentes chefferies,de sorte que l'autorité des chefs autochtones f u t loin d'être acquise dans la plupart des cas. Cette perte d'autorité fut d'ailleurs aggravée par la rapacité de certains gouvernants qui, sous le couvert de l'administration française, n'hésitaient pas à poursuivre leurs propres desseins en pressurant les populations paysannes et nomades. Après la seconde guerre mondiale cette situation donna parfois lieu à des conflits aigus entre les chefs et la population. Dans le Batha, par exemple, la chefferie semble avoir été complètement déconsidérée dès 1955: «...les abus des chefs, favorisés par la richesse des troupeaux et l'étendue des zones de nomadisation, y avaient provoqué une détérioration de la situation politique et sociale telle que l'administration était intervenue pour la reprendre en main» (Le Cornée, p. 188). Des problèmes du même ordre existaient au Kanem où des incidents éclatèrent en 1958 au sujet de la propriété et l'usufruit des plantations de palmiers-dattiers plantés vers 1925 sur ordre de l'alifaqui se réservait la moitié de la récolte de ces plantations, sauf libération immédiate des planteurs par l'abandon de la moitié des champs en pleine propriété (ibid., p. 196). A l'époque, le problème f u t réglé par le gouvernement au détriment du sultan. Dans le Ouaddaï, les conflits entre chefferie et population locale datent déjà d'avant la seconde guerre mondiale et y ont souvent pris un caractère aigu. Ils sont à la base d ' u n important mouvement migratoire inter-étatique, du Tchad vers le Soudan, phénomène qui ne touche pas seulement le Ouaddaï proprement dit, mais aussi les autres régions de l'Est et, à un degré moindre, du Centre. En 1955,1e nombre de Tchadiens travaillant au Soudan était évalué à soixante quinze mille (Le Rouvreur, p. 197), estimation qui est probablement très en-dessous de la réalité. Or, Le Rouvreur ne laisse subsister aucun doute sur les motivations des migrants ouaddaïens: échapper aux exactions du sultan et de ses représentants, au recrutement de

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main-d'œuvre pour la réfection des routes après la saison des pluies, aux réquisitions de mil pour l'armée et l'administration, à la brutalité et la malhonnêteté des gardes, aux impôts, sur lesquels les chefs, à tous les échelons, prélevaient leur dîme et qui frappaient surtout les pauvres (ibid.,p. 195-196). Par rapport à la situation encore semi-féodale du Ouaddaï, le Soudan apparaissait aux yeux des populations concernées comme une sorte de paradis sur terre, notamment au cours des années cinquante, car, comme le fait remarquer P. Hugot, les jeunes administrateurs soudanais pouvaient alors se permettre au Darfour et au Kordofan de faire «table rase des vestiges d'un passé féodal», délivrant ainsi les paysans des exactions des chefs tribaux (Hugot, 1957,p. 8). Cette situation était très bien perçue de l'autre côté de la frontière, comme le montre une lettre signée par «le peuple ouaddaïen» et envoyée à M. Rogué, conseiller de l'Union française, vers 1954. Après avoir dénoncé les nombreux abus du sultanat, cette lettre conclut en effet: «Pour toutes ces raisons, il restera qu'une chose que les pauvres Ouaddaïens se décident: émigrer au Soudan anglo-égyptien, terre de justice et de liberté» (citée par Schweisguth,p. 58). Sur le plan purement économique, aussi, la comparaison entre les deux pays était défavorable au Tchad et les salaires élevés que l'on pouvait obtenir dans les plantations de coton du Gézirah étaient certainement pour beaucoup dans les motivations des «partants». En dernier lieu, le séjour au Soudan «représentait... pour le jeune Tchadien une initiation virile, c'est un peu le service militaire ou le tour de France du Compagnon» (Schweisguth, p. 110), tour de France dont de nombreux participants ne revenaient d'ailleurs pas, préférant s'installer définitivement au Soudan où l'on trouve actuellement des villages entiers de Tchadiens, dont certains portent le nom du lieu d'où sont partis leurs fondateurs (Hugot, 1965, p. 108). Comme nous l'avons dit, cette migration, qui intéressait surtout les jeunes hommes de seize à trente ans, partant généralement sans femme, ne touchait pas seulement l'Est du Tchad, mais aussi certaines régions du Centre. Analysant la situation démographique de la subdivision deMelfi (Guéra), P. Blondiaux en arrive,par exemple, aux constatations suivantes: «Pour une seule année (1951 ou 1953 suivant la date à laquelle ont été faits les recensements) 329 jeunes hommes ont émigré au Soudan. Le total des individus partis ou non encore revenus atteignait en 1952 environ 1030 unités, et l'enquête

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ne peut pécher par optimisme car les villageois perdent vite le souvenir et ne songent plus guère à ceux qui les ont quittés il y a 15 ou 20 ans» (Blondiaux,p. 66-67). Étant donné que la subdivision de Melfi comptait à l'époque un peu plus de sept mille hommes de seize à soixante ans, on peut eh déduire q u ' u n homme sur huit environ se trouvait au Soudan. Vers 1955, cependant, le mouvement se serait quelque peu ralenti, principalement parce que «depuis la proclamation de l'indépendance du Soudan, le coton connaît la crise, les salaires ont baissé et l'embauche est devenue rare» (Le Rouvreur, p. 197). Comme nous le verrons par la suite, les migrations ont repris de plus belle au cours des années de l'indépendance et les migrants du Soudan ont joué un rôle important dans le Frolinat, raison pour laquelle j'ai traité ce phénomène quelque peu en détail dès maintenant. En nous penchant ensuite sur le domaine religieux, nous abordons un terrain où, de l'avis de certains observateurs, l'action coloniale française a eu des conséquences plutôt favorables pour le Nord, conséquences qui étaient probablement en partie voulues et en partie non voulues ou du moins non délibérées. Pour ce qui est des conséquences non délibérées, nous donnons la parole à A. Le Rouvreur qui dit au sujet de l'islam tchadien: «L'Islam ici ne s'est pas répandu, comme dans certaines régions de l'A.-O. F., par le truchement de marchands ambulants, de colporteurs... C'est tout simplement le pasteur arabe qui a rempli ce rôle... Loin d'être freinée par la présence française, la contagion de l'Islam s'est au contraire accélérée depuis cinquante ans. Il a fallu la paix pour que le nomade puisse, sans risquer sa sécurité, s'avancer loin au sud à la recherche de nouveaux terrains de parcours; il a fallu la paix surtout pour favoriser l'essor et la multiplication des marchés qui provoquent les contacts entre pasteurs et paysans» (Le Rouvreur, p. 58). Certains textes d'avant-guerre, émanant d'anciens administrateurs français, montrent en même temps que la puissance colonisatrice voyait l'évolution décrite ci-dessus d ' u n œil relativement bienveillant. En parlant du pays massa, dans le Sud du Tchad, A. Guintini fait par exemple quelques remarques caractéristiques de l'esprit de l'époque: «En pays massa, l'islamisation peut être considérée comme le premier pas des fétichistes vers une civilisation supérieure, leur élévation d ' u n degré sur l'échelle des civilisés... Faire acte d'hostilité vis-à-vis de l'Islamisme, le persécuter, sévir contre lui, animé par une

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inexplicable islamophobie, est une politique peu recommandable et parfaitement inefficace» (Guintini,p. 50). Loin d'entraver le prosélytisme musulman,les Français l'ont même parfois favorisé, en contribuant par exemple à la construction d ' u n e nouvelle mosquée àFort-Archambault, en 1926 (Works, p. 219),alors que, d'après un de mes informateurs, la mission catholique a eu bien du mal à s'installer à Fort-Lamy, longtemps considérée comme «ville musulmane» par l'administration. Il convient cependant de nuancer quelque peu ces propos. Comme le dit P. Hugot, l'islam du Tchad a gardé un caractère individuel et orthodoxe et ses centres nerveux coïncident avec ceux de la chefferie traditionnelle. L'islam a pris ainsi un aspect de conservatisme social et il a joué, du moins pendant un certain temps, «en faveur de l'ordre colonial, dans la mesure où celui-ci soutenait l'autorité des chefs, mise en péril par les cadres politiques nouveaux dégagés du suffrage populaire» (Hugot, 1966, p. 47). Or, c'est cet islam-là, conservateur et garant de l'ordre établi, que la France a soutenu, en favorisant notamment les activités de la confrérie Tidjanya, considérée comme favorable à la colonisation, alors qu'elle a combattu de toute sa force l'influence de l'islam réformiste et «politisé» de l'Est, comme nous l'avons vu quand nous avons analysé la politique française en matière d'enseignement. Il y eut donc, et notamment après la seconde guerre mondiale, les «bons» musulmans dont on favorisait discrètement les entreprises, et les «mauvais» musulmans que l'on expulsait, lorsqu'ils étaient des étrangers, ou que l'on coupait le plus possible de leurs sources d'inspiration en Égypte, au Soudan et en Libye. Dans un autre domaine encore, l'œuvre coloniale a favorisé les desseins des populations du Nord, ou du moins de certaines catégories d'entre elles. Ayant déjà l'expérience du commerce national et même international avant l'intervention française, certains groupes de commerçants musulmans ont su profiter de la paix coloniale pour étendre leurs activités vers d'autres régions en conquérant une large part du secteur commercial de l'économie coloniale (Hugot, 1966, p. 44). Le résultat en a été que vers 1960 la presque totalité des soixante quatre mille commerçants et artisans tchadiens étaient musulmans (Dalmais, 1963, p. 12); les plus grosses fortunes cependant n'étaient pas entre les mains de ressortissants tchadiens, mais détenues par des communautés commerçantes étrangères (libyennes,

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soudanaises, haoussas et bornouanes). P. Dalmais résume la situation vers la fin de la période coloniale dans les termes suivants: «Il est évident que le commerce et l'élevage, comme l'industrie du transport, favorisent au Tchad la formation d ' u n e aristocratie financière qui est presque entièrement composée de musulmans... On en revient donc, sous la forme économique, à l'ancienne domination politique d ' u n e minorité islamisée» (Dalmais, 1956, p. 41). La montée d ' u n e bourgeoisie commerciale musulmane au Tchad, cependant, n'a pas été le fruit d ' u n e politique délibérée de la puissance coloniale, mais tient avant tout à certains dynamismes internes aux sociétés traditionnelles du Nord. On peut dire en quelque sorte que les populations du Nord ont, elles aussi, «objectivement» profité de la colonisation, mais pas dans les mêmes domaines que les Sara et les autres Sudistes, les unes monopolisant le secteur commercial, les autres les domaines de l'éducation et de l'appareil étatique. Il est difficile de dire lequel des deux groupes a profité le plus de la situation coloniale. Il est peut-être permis de penser que, jusqu'à la fin des années cinquante, un certain équilibre existait entre eux, équilibre qui a été brusquement rompu avec l'avènement de la loicadre et surtout de l'indépendance politique. A partir du moment, en effet, où les élites politiques et administratives modernes ont pris en main les rênes de l'État, elles surclassaient les élites commerciales sur lesquelles pesait maintenant la menace de voir les nouveaux détenteurs du pouvoir politique venir porter la concurrence sur leur propre terrain. On sait en effet qu'en Afrique noire indépendante c'est souvent le pouvoir politique qui engendre la prospérité économique et non l'inverse, comme ce f u t le cas pour les vieilles bourgeoisies occidentales. Deux conclusions s'imposent au terme de cette analyse de la politique «musulmane» au Tchad: 1. Si la France a parfois favorisé certains projets et certaines forces musulmanes, contrairement aux affirmations du Frolinat n'attribuant au pouvoir colonial que des actions négatives à l'égard de l'islam, il s'agit avant tout de forces conservatrices, telles que les sultans et les chefs, ainsi que les confréries les moins contestataires. Par contre, et là le Frolinat a raison, la France s'est opposée à l'islam moderne taxé de pan-arabisme et considéré comme dangereux pour le b o n ordre colonial. 2. L'œuvre coloniale a probablement moins bouleversé les struc-

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tures politiques, économiques et culturelles traditionnelles dans le Nord que dans le Sud. Les changements qui sont malgré tout intervenus ont été avant tout négatifs, et la colonisation n'a apporté que très peu de choses nouvelles ou positives. Les sociétés du Nord-Tchad pouvaient donc apparaître comme des entités immuables, préservées de la modernisation et du changement; en réalité elles étaient en partie vidées de leur substance et elles pouvaient s'écrouler à tout moment, sans qu'une solution de rechange ait été élaborée.

D . LA POLITIQUE FRANÇAISE DANS LE B.E.T.

Dans le B.E.T., traité par les administrateurs coloniaux, et à juste titre, comme une entité à part, le pouvoir français a essayé d'intervenir le moins possible. Cependant les quelques interventions que la France s'est crue obligée d'exécuter ont bouleversé la vie traditionnelle des Toubous, en portant notamment atteinte à ses bases économiques extrêmement fragiles. La première intervention, l'interdiction des rezzous, fut une décision justifiée à tout point de vue, si l'on tient compte non seulement des intérêts toubou mais aussi et surtout des intérêts des autres habitants du Tchad. Malheureusement, pour les Toubous, les rezzous faisaient partie intégrante de leur vie quotidienne. C'est par les rezzous et les vols de bétails qu'un homme toubou affirmait sa virilité et il était admis que les jeunes hommes, pour se marier, devaient déjà avoir prouvé leur valeur par un vol d'animaux (Chapelle,p. 273 et 297). Comme le dit encore J. Chapelle, les rezzous et le pillage des caravanes furent généraux dans le Sahara tout entier, mais «... ce qui est particulier aux Toubous, c'est leur persistance dans le brigandage malgré notre présence. Alors que les autres Sahariens ont compris depuis longtemps que ce jeu était périmé, les Toubous ne se résignent pas à le voir disparaître» {ibid., p. 332). A la décharge des Toubous, on pourrait peut-être faire remarquer que les rezzous les faisaient en partie vivre, bien qu'aux dépens des autres, et que l'interdiction française menaçait donc leur équilibre économique. La deuxième intervention française, l'interdiction de l'esclavage, fut une décision, de nouveau, justifiée d'un point de vue humanitaire, mais qui a entraîné également des conséquences graves sur le plan économique.En interdisant l'esclavage les Français ont,en effet,

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donné le coup de grâce aux activités agricoles auparavant entièrement entre les mains des captifs, un Toubou libre refusant de s'adonner à ces activités indignes d ' u n homme noble. Au Tibesti surtout, les captifs, maintenant affranchis, ont progressivement quitté le massif et leurs anciens maîtres, et les palmeraies de dattiers sont négligées. Le même problème s'est posé au niveau des jardins, et on est donc obligé de constater que l'abolition de l'esclavage, tout comme l'interdiction des rezzous, a entraîné un appauvrissement de la société toubou. Sur un troisième point encore, l'économie traditionnelle des Sahariens en général et plus particulièrement celle des Toubous a été menacée, bien que cette menace date d ' u n e époque beaucoup plus récente. «Le nomadisme traditionnel, affirme R. Capot-Rey, est, autant q u ' u n mode d'élevage, un style de relations à longues distances, dont l'aspect politique et guerrier est bien mort mais dont l'aspect commercial subsiste par endroits seulement» (Capot-Rey, p. 93). Or le nomadisme, en tant qu'organisation commerciale, est aujourd'hui concurrencé par la pénétration des transports modernes, et comme le dit le même auteur, «on ne voit pas comment, à la longue, les bénéfices laissés par les transports chameliers ne cessant de diminuer, le niveau de vie ne pourrait pas se détériorer» (ibid., p. 92). D'après Capot-Rey (p. 88), au début des années soixante, la concurrence des automobiles ne se faisait pas encore sentir au Tibesti, mais nous savons que plusieurs sociétés de transport exerçaient déjà leurs activités dans le B.E.T. dès cette époque. L'évolution économique que nous venons de décrire n'est pas propre au seul B.E.T., mais a affecté toutes les sociétés sahariennes. Au Tchad, cependant, le problème risquait de prendre des proportions plus dramatiques qu'ailleurs car, de l'avis des observateurs autorisés, les Toubous sont de tous les Sahariens de loin les plus pauvres. La moindre détérioration de l'économie traditionnelle pouvait donc leur être fatale. Heureusement pour les Toubous, la colonisation a apporté également quelques compensations pour les pertes économiques encourues. D ' u n e part,l'armée et l'administration militaire françaises ont employé des centaines de Toubous comme gardes nomades et comme boys, et ceux-ci faisaient à leur tour vivre des centaines d'autres personnes. D'autre part, vers la fin de la période coloniale, l'administration débloquait périodiquement du mil, du sucre et d'autres

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denrées, pour les vendre aux Toubous à des prix correspondant à leur pouvoir d'achat, évidemment maigre (Lopatinsky, p. 107; Massip, p. 114). En dernier lieu, on peut encore mentionner les cantines scolaires qui, au Tibesti, nourrissaient deux fois par jour une soixantaine d'enfants (Lopatinsky, p. 108). La situation économique et alimentaire fut ainsi en quelque sorte gelée et les pertes encourues par l'économie toubou furent temporairement masquées par les «bienfaits» de la présence française. Comme nous le verrons par la suite, cette situation allait changer avec l'indépendance.

E . LA LUTTE POUR L'INDÉPENDANCE

Au Tchad, le réveil politique a eu lieu relativement tard par rapport à certains territoires français de l'Afrique de l'Ouest, et le premier parti véritablement nationaliste n'a été fondé qu'en février 1947, c'est-à-dire peu de temps après le congrès R.D.A. (Rassemblement démocratique africain) de Bamako. Au début, les activités politiques n'intéressaient q u ' u n nombre limité de personnes dans la mesure où l'électorat était très restreint. Ce n'est que la loi-cadre qui amena le suffrage universel en 1956. Au début surtout, les limitations de l'électorat tchadien favorisaient les représentants du Sud (et les Européens). Le droit de vote étant fonction de certaines qualifications professionnelles et éducatives, se qualifiaient notamment: les chefs, les fonctionnaires et les commis, ainsi que les anciens militaires. Comme nous l'avons vu, les dernières catégories se composaient surtout de Sudistes et plus particulièrement de Sara, dont l'avance dans le domaine de l'éducation se traduisait également par une avance sur le plan politique. En analysant maintenant l'évolution politique du pays de 1947 à 1960, nous devons d'abord constater que la vie politique tchadienne, tout au long de la lutte pour l'indépendance, a été très complexe sinon parfois passablement embrouillée. En essayant d'en dégager les grandes lignes, nous serons donc obligés de schématiser et d'utiliser des cadres conceptuels auxquels une partie des faits échappe. On peut dire, en gros, que pendant les premières années d'activité politique les différents partis se sont plus ou moins conformés au diptyque gauche-droite de la science politique contemporaine ou, pour utiliser les termes d'une publication semi-officielle: «Dès le

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début de la vie politique tchadienne, deux forces vont s'affronter. Le progressisme lutte pour l'émancipation politique, sociale et économique du pays. Le conservatisme, au contraire, s'en tient au statu quo» (Diguimbaye et Langue, p. 23). Le progressisme, au Tchad, est représenté au début par le P. P.T. (Parti progressiste tchadien), fondé en 1947 par Gabriel Lisette, fonctionnaire colonial originaire de la Guadeloupe et qui avait été élu auparavant comme représentant du Tchad à l'Assemblée nationale française. Affilié au Rassemblement démocratique africain (R.D. A.) dont il constitue une section locale, le P. P.T. conteste dès le début le pouvoir colonial en faisant campagne pour un programme radical, résumé dans le slogan: «Plus de coton, plus de chefs, plus d'impôts». J. Le Cornée (p. 98) fait même état d ' u n «apport marxiste» qui aurait servi de «catalyseur» dans la lutte anti-coloniale du P.P.T.. Ce jugement est sujet à caution, mais il montre bien où il faut situer le parti de M. Lisette sur l'échiquier politique. Plus tard, le P. P.T. s'est acquis la réputation d ' u n parti sudiste, sinon exclusivement sara, et cela à juste titre. Au cours de ses premières années d'existence, cependant, la question ethnique ne jouait q u ' u n rôle limité, alors que le clivage gauche-droite dominait. Certes, le parti est né au Sud, et les deux principaux lieutenants de Lisette, très souvent absent du Tchad à cause de ses activités politiques parisiennes, furent d'origine sara (il s'agit de Jules-Pierre Toura Gaba et de François Tombalbaye), mais d'après M. Tombalbaye lui-même certains de ses fondateurs étaient du Nord; Issembé,le Dr Bada et Adoum Agenaye militaient dès le début dans les rangs du P. P.T. dans le Batha, alors qu'Abba Sidick se distinguait à Abéché (Documents officiels 34). A la suite de ces «héros de l'époque» (l'expression est de M.Tombalbaye), un certain nombre de Nordistes se sont engagés dans les rangs du P. P.T.. Ph. Frémeaux a donc raison de dire que: «un enseignement dominant peut être tiré de cette première période: le clivage entre les forces réactionnaires et 'progressistes' paraît beaucoup plus important que les clivages ethniques ou religieux. Les différentes listes d'entente conduites par le P. P.T. réunissent côte à côte saras chrétiens et musulmans. Le P. P.T. lui-même compte en son sein de nombreux musulmans... En fait, la classe politique tchadienne, quelle que soit son origine ethnique ou religieuse, a en commun u n trait dominant: l'opportunisme. Ainsi, aussi longtemps qu'il s'agira d'évincer la chefferie pour accéder au pouvoir, tous les partis vont

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se trouver d'accord; mais dès lors qu'il faut partager le maigre gâteau accordé par le pouvoir colonial, les divisions vont renaître de plus belle...» (Frémeaux,p. 26). Comme l'indique cette citation, le P. P.T. se trouvait avant tout opposé à la chefferie qui, avec l'appui discret ou ouvert de l'administration française et d'un certain nombre d'anciens commis connus pour leur loyauté à la France, fut àlabase de l'U.D.T. (Union démocratique tchadienne). Ce parti se distingua par deux traits particuliers: 1. Alors que tous les grands partis africains de l'après-guerre s'étaient affiliés à des partis politiques français de gauche (P.C.F., S.F.I.O., M.R.P.), l'U.D.T., par contre, établit des liens intimes avec le R.P. F. du général de Gaulle. Cette différence s'explique en partie par la position très spéciale qu'a occupée le Tchad dans l'histoire de la «Francelibre» (ralliement immédiat au général de Gaulle du gouverneur Éboué, épopée saharienne de la colonne Leclerc) et qui y a créé, autant parmi les Européens que parmi certaines catégories d'Africains, une «mystique gaullienne» dont l'U.D.T. se réclamait plus particulièrement. 2. Si le P.P.T., au début, était un parti «mixte» sans exclusivité religieuse, l'U.D.T., par contre, était une formation «musulmane», dans la mesure même où elle était l'émanation de la vieille chefferie. Comme le dit P. Hugot: «Une force... restera longtemps aux chefs: celle de l'Islam, qui leur permettait face aux kirdi des régions cotonnières, de maintenir la cohésion de leurs populations sous la bannière religieuse. C'est une des caractéristiques originales de la vie politique tchadienne de cette époque que l'Islam se soit posé en défenseur de l'ordre colonial, contre de nouveaux venus issus pour la plupart des Missions catholiques et protestantes» (Hugot, 1965, p. 79). Cette affirmation fait apparaître en même temps que le P. P.T., malgré son recrutement parmi la fraction radicale et anti-coloniale des Nordistes, fut néanmoins perçu par certaines forces musulmanes comme le parti du Sud. D'après Ch. Schweisguth, ce fut notamment le cas au Ouaddaï. Au sujet des victoires électorales de Gabriel Lisette en 1945-1946, cet auteur dit en effet: «Après la victoire de ce candidat, les gens du Sud donnèrent un peu l'impression qu'ils étaient les maîtres, le bruit courait qu'ils allaient remplacer les Européens... Le résultat... était la constitution d'un bloc ouaddaïen musulman décidé à se défendre contre ceux qu'il considère comme des esclaves. La

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question politique prend dès le départ un tour religieux» (Schweisguth,p. 43). L'évolution politique du Tchad entre 1947 et 1960 peut se résumer dans la formule suivante: «... la première assemblée locale (19471952) est exclusivement à droite, ou presque, la seconde (1952-1957) est à droite avec une faible minorité de gauche, la troisième (19571959) est à gauche avec une forte minorité de droite, et la quatrième (1959) est à gauche avec une faible minorité de droite; cette évolution traduit le développement (et l'embourgeoisement) du P. P.T. qui arrive au pouvoir en 1957» (Le Comec,p. 99). Parallèle à cette montée irrésistible du P. P.T. se poursuit la lente dégradation de l'U.D.T. et de ses successeurs dont il ne restera que des débris quand sonne l'heure de l'indépendance. Cependant la montée du P. P.T. ne suit pas le même rythme partout et des différences régionales importantes persistent, comme le montrent les données apportées par J. Le Cornée (p. 241-242). Les élections législatives du 31 mai 1959, notamment, se soldent par une victoire sans précédent du P. P.T., mais si le P. P.T. forme un bloc homogène dans le Sud et l'Ouest, et si l'on constate une «pépétéisation» du Guéra, du Salamat et du Chari-Baguirmi, la droite se maintient partiellement dans le Ouaddaï ainsi que dans le B.E.T.. De plus, il y a 55% d'abstentions inégalement réparties géographiquement, ce qui fait dire prophétiquement à Le Cornée: «... les 2/3 des inscrits dans le 'Tchad médian' et plus de 80% des inscrits dans le 'Tchad nord' sont politiquement 'disponibles'... il y a là une sérieuse inconnue pour l'avenir du pays» (Le Cornée, p. 242). Il semble en effet que M. Lisette ait eu, dès le début, des difficultés à maintenir le caractère national de son mouvement. «En moins de deux ans, dit J. A. Ballard,laplus grande partie de son soutien africain avait été éliminé du Nord musulman» (Ballard, 1966, p. 269). Ce que le P.P.T. gagnait d'un côté en mordant sur l'électorat des partis conservateurs pro-chefferie, il le perdait de l'autre en forfaitant sa crédibilité auprès de la fraction progressiste de l'électorat musulman qui se regroupait en partie sous la bannière d'un nouveau parti, le M.S. A. (Mouvement socialiste africain), fondé en 1952, et qui constitue après cette date la troisième force dans la vie politique tchadienne. Le M.S. A. est un parti intéressant qui révèle à souhait les différentes contradictions traversant la société tchadienne en général et sa

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partie musulmane plus particulièrement. Déjà son fondateur, Ahmed Koulamallah, est un homme hors du commun, comme il ressort du portrait esquissé de lui par J. Le Cornée: «Celui-ci, parent par sa mère de la famille royale baguirmienne [mais d'origine soudanaise par sa famille paternelle] avait d'abord été le représentant du Sultan Youssouf, à Massenya, mais ce dernier l'avait écarté en raison de ses intrigues; de même, c'est après des dissensions internes à l'U.D.T., où, étant trésorier du parti, et par ailleurs gérant de coopérative, il était accusé dans l'un et l'autre cas de malversations, qu'il va se réfugier dans la dissidence 'socialiste'...; on remarquera ce que peut avoir d'anormal une étiquette 'socialiste' pour un aristocrate baguirmien, musulman et, par ailleurs, chef de la confrérie religieuse des Tidjania» (Le Comec, p. 124). La tension entre un programme radical et d'inspiration socialiste (le M. S. A. était affilié àlaS.F.I.O. française) et un recrutement musulman et régionaliste (Koulamallah comptait surtout des supporters à Fort-Lamy et dans le Baguirmi) a donné lieu à une situation particulièrement cocasse à l'approche de l'indépendance. Le même Koulamallah, en effet, qui est craint en France comme «nassérien et antifrançais» (Hugot,1965, p. 83), refuse alors le statut d'État indépendant et préfère que le Tchad demeure Territoire d'Outre-Mer. Il a fallu les pressions de ses amis S. F. I.O. pour que Koulamallah cède sur ce point. «D'ailleurs, commente J. Le Cornée, la réserve du M.S.A. s'explique aisément: connaissant le retard du Nord, les chefs politiques musulmans voulaient gagner du temps et attendre, avant l'indépendance, d'avoir rattrapé le Sud — à tout le moins d'avoir diminué l'écart — sur le plan du développement politique» (Le Cornée, p. 231). Les soucis de M. Koulamallah furent d'ailleurs partagés par les autres leaders musulmans. Lors d'une séance de l'assemblée législative, en avril 1960, MM. Jean Baptiste et Djibrine Kherallah, également des leaders influents du Nord, déclarent en effet: «La voie de l'indépendance est pleine de dangers et nous ne prendrons position que lorsque nous connaîtrons le contenu des accords; nous nous refusons donc à engager les populations que nous représentons» (A.F.P., 17 avril 1960). Les leaders en question admettent donc eux-mêmes qu'ils représentent des «populations» et non pas des «classes» ou des «couches sociales» et Ph. Frémeaux a raison de dire que: «C'est avec une classe

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politique divisée selon le clivage religieux que le pays va accéder à l'indépendance» (Frémeaux,p. 30). Malgré les débuts prometteurs du P. P.T. sur le plan inter-ethnique, il y a donc eu une «rechute» qu'il convient d'analyser de plus près. Ph.Frémeaux l'attribue uniquement à des facteurs propres à la classe politique tchadienne, comme il ressort des passages suivants de son mémoire: «En fait, la classe politique tchadienne, quelle que soit son origine ethnique ou religieuse, a en commun un trait dominant: l'opportunisme. Ainsi, aussi longtemps qu'il s'agira d'évincer la chefferie pour accéder au pouvoir, tous les partis vont se trouver d'accord; mais, dès lors qu'il faut partager le maigre gâteau accordé par le pouvoir colonial, les divisions vont renaître de plus belle entre tous les 'ministrables'. C'est à ce stade que les vieilles oppositions ethniques ou religieuses vont diviser une classe politique totalement homogène quant à ses intérêts et à son programme: il n'y a pas assez de places pour tout le monde! C'est parce qu'il n'y a pas de réelles divergences que la division pourra s'opérer selon ces clivages... Comme la suite le montrera, le tribalisme sera toujours un moyen plus q u ' u n e fin pour les dirigeants tchadiens» (ibid., p. 26). J e suis d'accord avec Frémeaux et d'autres observateurs de la scène politique africaine, comme par exemple R. L. Sklar, que le «tribalisme» n'est pas toujours un facteur indépendant, mais une «variable dépendante» utilisée par des hommes politiques sans scrupules pour .masquer des intérêts de classe. Cependant, ce n'est pas entièrement par hasard qu'au Tchad le clivage s'est opéré selon le critère religieux. Les hommes politiques tchadiens qui, jusqu'à l'indépendance, étaient obligés de solliciter les suffrages de l'électorat à l'occasion d'élections pluri-parti, ont dû se rendre compte que les «arguments» religieux appelaient à des instincts profonds chez leurs électeurs, et leur permettaient de s'assurer à bon compte une popularité sans faille dans leurs circonscriptions respectives. Il nous reste, au terme de cette analyse de la vie politique tchadienne avant l'indépendance, à évoquer brièvement le rôle joué par l'administration française et à esquisser la situation à la veille de l'indépendance. Il ne fait aucun doute que la puissance coloniale, dans un premier temps, ne voyait guère d ' u n œil bienveillant le P. P.T. et appuyait, plus ou moins discrètement, les partis pro-chefferie du

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Nord. Pour l'assemblée régionale, par exemple, le découpage électoral favorisait le Nord musulman, de sorte qu'en 1946-1947 le Nord bénéficiait de douze sièges, alors que le Sud n'en avait que neuf pour une population à peu près égale (Le Comec, p. 118). Le même auteur suggère d'ailleurs que la défaite de M. Lisette, lors des élections législatives du 17 juin 1951, au profit d'une liste U.D.T. apparaît plus sévère que normale, vu le rapport des forces en présence, et que des interventions administratives n'ont pas été étrangères à cette situation (ibid., p. 124-125). Ajoutons que le futur président Tombalbaye lui-même fut radié des cadres de l'enseignement en raison de ses activités politiques au sein du P.P.T.. Cependant, la défaveur du P. P.T. auprès de l'administration ne dure pas. Après des débuts militants, le parti s'embourgeoise progressivement, cherche des alliances électorales au Nord avec des éléments plutôt conservateurs, et abandonne ses positions anti-coloniales les plus virulentes. Assagis et devenus «raisonnables», les leaders du P.P.T. deviennent donc potentiellement des «interlocuteurs valables». Ils le deviennent définitivement quand la montée du M. S. A. d'Ahmed Koulamallah fait peser sur le Tchad la menace d'un radicalisme musulman et arabe inspiré par l'Égypte et le Moyen-Orient. Ace moment un renversement des alliances s'opère: l'administration renie les partis pro-chefferie, qui ont montré depuis longtemps leur incapacité à freiner la montée du nationalisme, et s'allie au P. P.T.. Celui-ci, débarrassé de toute entrave, vole alors vers la victoire et arrive au poteau de l'indépendance en position largement majoritaire. N'exagérons pas cependant. Quand M. Paolini (p. 2) affirme que «la France, en prenant ses dispositions pour la continuité de ses intérêts au Tchad... [a] confié l'administration du pays à une minorité du sud, celle des Sara, chrétienne», elle n'a que très partiellement raison. Le P. P.T. a connu une période militante durant laquelle ses dirigeants furent loin d'être des hommes de paille de l'administration; c'est grâce à ce passé militant, et contre l'administration, que le parti a réussi à s'implanter. Sa victoire finale était déjà acquise avant que les administrateurs coloniaux lui donnent le dernier coup de pouce. Que les populations musulmanes aient manqué le coche et aient dû aborder l'indépendance en position minoritaire sur le plan politique est en grande partie dû à leur réveil politique tardif et non pas à une discrimination anti-musulmane de la part de la France. La France n'a pas systématiquement combattu les partis musulmans,

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mais s'est toujours opposée au parti le plus radical du moment. Les aléas de l'évolution différentielle des différentes régions du Tchad ont voulu que le dernier et le plus radical ait été d'inspiration musulmane.

F . CONCLUSIONS

Tout au long de ce chapitre, nous avons pu constater que l'œuvre coloniale,en partie consciemment, en partie sans en avoir l'intention, a bouleversé les rapports de force existant au Tchad avant l'intervention française, et ceci en jouant sur des dynamismes internes autant que sur des dynamismes externes. Si, vers la fin du 19 e siècle, le Nord musulman dominait militairement le Sud et le surclassait politiquement, la situation s'était inversée vers 1960. Durant la période coloniale, le Nord, militairement vaincu par la France, s'est enlisé dans ses structures et ses cadres traditionnels, refusant dans presque tous les domaines (sauf celui du commerce) de «profiter» de la situation coloniale et de l'«utiliser». Le Sud, par contre, a adopté l'attitude inverse. Mettant à profit la colonisation, surtout par le truchement de l'école, les Sara se sont distingués comme un «peuple guide» q u i a animé et «gagné» la lutte pour l'indépendance, en se situant résolument dans le sens de l'histoire. Il y a été aidé en partie par le pouvoir colonial qui, pour des raisons économiques, a développé en premier lieu le «Tchad utile», c'est-à-dire le pays sara et les autres régions cotojinières, ce qui a renforcé les clivages culturels et ethniques existants, en leur donnant une dimension supplémentaire et, par là, une signification nouvelle. Ce schéma est loin d'être unique en Afrique. Au Kenya, par exemple, les Kikuyu ont joué le rôle de «peuple guide» (voir Buijtenhuijs, 1971) et au Nigeria les Ibo. Cependant le cas des Sarapose une énigme que je ne suis pas arrivé à résoudre. Quant aux Kikuyu et aux Ibo, en effet, on peut expliquer le dynamisme dont ils ont fait preuve lors de la période coloniale en montrant qu'il existe une continuité à travers l'histoire; ces deux groupes ethniques, par la nature de leurs structures politiques, connaissaient déjà avant l'intervention coloniale un degré de compétitivité qui favorisait les initiatives personnelles et qui a facilité ensuite leur emprise sur le système colonial.

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Les causes de

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Au Tchad, par contre, la situation était tout à fait différente, si l'on veut en croire P. Teisserenc. Cet auteur affirme en effet que: «Traditionnellement le système politique waddaïen était basé sur la rivalité pour la prise du pouvoir entre certaines familles. On retrouvait d'ailleurs cette rivalité à tous les échelons de la hiérarchie sociale, tant chez les nobles que chez les gens du peuple. Ainsi, alors qu'à Fort Archambault nous trouvons une société non ou peu compétitive, comme c'est le cas d'un grand nombre de sociétés à organisation clanique, à Abéché nous aurions un système politique plutôt monarchique qui donne davantage libre cours à la rivalité» (Teisserenc, 1973, p. 534). Le même auteur précise encore, au sujet de la société sara, que «l'organisation très socialisée du village est incompatible avec la promotion individuelle» (ibid., p. 546). A première vue, les habitants du Ouaddaï semblaient donc mieux armés pour profiter de la situation coloniale et des apports de l'Occident que les populations sara. Faut-il croire que ce sont l'islam et la culture musulmane qui ont amené les Ouaddaïens à se cantonner dans le domaine traditionnel en dédaignant profondément et viscéralement la compétition, ouverte par la conquête, dans d'autres domaines? Il se peut que ce facteur ait joué, car les autres «peuples guides» que nous avons cités sont d'anciennes populations animistes, ce qui n'est peut-être pas un hasard. Et comment juger et évaluer le cas sara? Peut-être qu'une analyse plus approfondie de leur société traditionnelle nous révélerait des dynamismes internes qui ont échappé à la vigilance de P. Teisserenc? A moins que celui-ci ait raison, ce qui expliquerait pourquoi les Sara se sont distingués dans le domaine politique, axé sur la poursuite d'une promotion collective, mais non pas, comme les Kikuyu et les Ibo, aussi dans le domaine économique et commercial. La question reste posée, car ces hypothèses ne sont pas tout à fait satisfaisantes.

CHAPITRE IV

Le Tchad est double: l'indépendance

A . PAS D'INDÉPENDANCE AU NORD

Sur le plan matériel, les quinze premières années d'indépendance n'ont guère apporté de progrès aux populations du Nord. La carte montrant la répartition des activités industrielles du Tchad est éloquente à cet égard: toutes ces activités sont concentrées à Fort-Lamy et dans le Sud du pays, alors qu'aucune activité industrielle n'est signalée dans la zone touchée par la révolte, à l'exception de deux usines d'égrenage à Am Timan. A Abéché, quatrième ville du pays et capitale régionale de l'Est, aucun établissement industriel n'est implanté {Atlas pratique du Tchad, p. 59). Telle était la situation industrielle au début des années soixantedix. Si l'on compare cette situation avec celle de 1960, on s'aperçoit que, si le Nord n'a fait aucun progrès au cours de cette période, le Sud, par contre, a connu quelques améliorations. Tous les investissements réalisés dans cet intervalle l'ont été, en effet, dans le Sud, à l'exception peut-être du domaine de l'infrastructure (routes). Or, cette politique différentielle sur le plan des investissements semble en partie avoir été le fait de technocrates apolitiques soucieux d'affecter les rares crédits disponibles là où ils étaient immédiatement rentables, c'est-à-dire dans les zones cotonnières, mieux pourvues en infrastructures et en matières premières à transformer. Cependant le facteur politique a également joué un rôle important. Il semble bien que le régime Tombalbaye ait décidé, consciemment et dès le début de l'indépendance, de faire de Fort-Archambault (situé dans la région d'origine du président!) le pôle industriel du Tchad et le carrefour des voies de communication. Cette politique a eu parfois des résultats aberrants, comme dans le cas des abattoirs de la SIVIT, créés en 1967: «C'est, nous disent J. Cabot et Ch. Bouquet,un très

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b o n exemple de l'économie de gaspillage dont sont largement responsables les pseudo-experts étrangers, mais qui coûte très cher au Tiers Monde. En effet, un simple coup d'œil sur les chiffres révèle qu'en deux ans les abattoirs de Sahr..., en fonctionnant à un rythme normal, anéantissent la totalité du troupeau bovin de la préfecture du Moyen Chari» (Cabot et Bouquet, p. 97-98). Situés, en effet, dans une zone qui n'est que très secondairement une région d'élevage, les abattoirs de Fort-Archambault dépendent, par la force des choses, des arrivées de bétail du Nord; or, les troupeaux, qui doivent parcourir plusieurs centaines de kilomètres à pied, arrivent à Fort-Archambault dans un état d'épuisement accentué et leur amaigrissement se traduit pour l'éleveur par une perte sèche. Il n'est donc pas étonnant que les éleveurs du Nord aient boudé l'abattoir de Fort-Archambault qui enregistrait en 1969 un déficit de 87 millions C.F.A. e t q u i a f e r m é ses portes en 1971(«Tchad 74», p. 11). Il est peut-être un peu trop facile d'attribuer la responsabilité de cette aberration uniquement à des «pseudo-experts étrangers», comme le font Cabot et Bouquet, car on peut se demander si certains «pseudo-dirigeants» du Tchad n'ont pas un peu poussé à la roue. Évidemment, cette inégalité régionale dans la répartition des valeurs économiques a été très bien perçue par les révolutionnaires tchadiens, comme le montre une brochure du Frolinat: «Toute l'économie du Tchad est orientée vers la mise en valeur exclusive du sud... Progressivement le nord s'est vidé de ses forces vives, par la dégradation du niveau de vie, la cessation de toute activité économique, la paupérisation accélérée des masses rurales écrasées par des impôts de toutes natures» (Documents Frolinat 18, p. 13 et 16). Le président Tombalbaye, lui-même, semble d'ailleurs s'être rendu compte qu'il était allé trop loin dans ce domaine, si l'on veut en croire une interview du début de 1971 dans laquelle il déclara: «Nous avons créé çà et là quelques usines. C'est le Sud qui a été jusqu'ici le plus favorisé. Nous espérons porter à l'avenir notre effort d ' u n e manière particulière sur le Nord. Il semble d'ailleurs pour nous-mêmes, comme pour pas mal d'économistes et de géologues, que les chances de développement soient plus grandes dans le Nord du pays que dans le Sud» («Le Tchad à l'heure de la réconciliation», p. 9). Sincère ou pas, cette déclaration de bonnes intentions, inspirée probablement par la découverte de nouveaux minerais et d'hydro-

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carbures, est venue beaucoup trop tard pour pouvoir encore influencer le cours des choses sur le plan politique. Signalons en passant que dans le domaine médical la discrimination entre le Nord et le Sud est beaucoup moins accusée, comme le montre le tableau suivant concernant la répartition des équipements sanitaires et hospitaliers (Atlas pratique du Tchad, p. 68): Régions

Hôpital Centre médical Infirmerie Dispensaire

Batha B.E.T. Biltine Chari-Baguirmi Guéra Kanem Lac Ouaddaï Salamat



1 1 —

1 —

— —

1 1 1







Total Nord

2

4

Logone-Occidental Logone-Oriental Mayo-Kebbi Moyen-Chari Tandjilé

1





Total Sud

2



1

3 2

7 6 2 12 4 3 4 9 1

20

48

2 2 3 4 2 2 —

1

2 3 4 1

5 6 10 13 6

4

10

40

1 2 —



Même si l'on soustrait des totaux du Nord les chiffres concernant le Chari-Baguirmi, certainement gonflés par ceux de la capitale FortLamy, habitée par de nombreux Sudistes et notamment par la classe politique et bureaucratique, les populations du Nord se trouvent encore légèrement favorisées dans ce domaine. Malheureusement, je n'ai pu trouver de statistiques ni en ce qui concerne la répartition des personnels médicaux et leurs qualifications professionnelles, ni sur l'attribution des médicaments et du matériel. Par contre, dans le domaine de l'enseignement, les écarts entre le Nord et le Sud sont toujours considérables; d'après I.H.Khayar

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(p. 134-138), ils se sont même aggravés au cours de la décennie 19601970. Or dans ce domaine les conséquences de la discrimination régionale sont particulièrement graves, comme le signale J. Bugnicourt: «L'essentiel du pouvoir politique et administratif, une large part des moyens de diffusion des idées et des opinions, des secteurs entiers de l'activité économique appartiennent à ceux qui transitent par le système scolaire. On comprend que le problème de l'impact, à tous les niveaux, de l'éducation et de la formation, soit fondamental pour les régions retardées» (Bugnicourt, 1971a, p. 145). Reportons-nous aux chiffres. D'après P. F.Gonidec (p. 14) les taux de scolarisation pour l'année 1965-1966 s'établissent comme suit: Nord B.E.T. Kanem Lac Batha Biltine Ouaddaï Salamat Guéra Chari-Baguirmi

6,3% 5,3% 3,5% 3,8% 2,8% 3,8% 14,6% 28,7% 22,6%

Sud Mayo-Kebbi Tandjilé Logone-Occidental Logone-Oriental Moyen-Chari

28,9% 40,5% 51,4% 58,4% 55,0%

Seuls, parmi les préfectures du Nord, le Guéra et le Chari-Baguirmi s'approchent du taux de la préfecture la moins favorisée du Sud; en ce qui concerne le Chari-Baguirmi, ce taux relativement favorable ne veut probablement pas dire grand-chose car il comprend sans doute aussi les nombreux enfants du Sud scolarisés à Fort-Lamy. J.Bugnicourt ( 1 9 7 1 a e t b ) rapporte encore d'autres données révélant les écarts entre le Nord et le Sud: le grand nombre d'écoles incomplètes au Nord qui ne permettent pas aux enfants de poursuivre leur scolarisation au-delà d ' u n certain niveau, à moins de quitter leur lieu d'origine (Bugnicourt, 1971a, p. 170), ainsi que la répartition inégale des maîtres qualifiés qui se retrouvent surtout dans le MoyenChari, le Chari-Baguirmi et le Mayo-Kebbi (Bugnicourt, 1971b, p. 768). Sur un seul point, cependant, le Nord semble relativement favorisé: le ratio maître-élèves y atteint dans la plupart des cas des proportions considérées comme «normales», alors que, dans les préfectures

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du Sud, les enfants s'entassent littéralement dans les classes (Bugnicourt, 1971a, p. 170-171). Évidemment la responsabilité de cette situation n'incombe pas aux seules autorités; les parents des élèves potentiels y sont également pour quelque chose. Écoutons d'abord le jugement plutôt négatif et désabusé de R. Pascal: «Depuis l'indépendance les écoles [dans le Nord] ne sont plus entretenues et les maîtres sudistes, victimes des tracasseries de la population, ne pensent qu'à regagner leur pays. Les griefs des parents contre l'école publique sont nombreux. C'est d'abord pour eux une école d'immoralité puisqu'on n'y apprend pas le Coran et que les enfants y perdent le respect des anciens... Les maîtres, surtout, sont des Saras, des Khafris. On se hérisse en songeant que ces sous-hommes puissent exercer quelque autorité sur les enfants des serviteurs de Dieu» (Pascal, p. 6). I.H.Khayar, qui a réalisé une étude remarquable sur l'éducation dans le Ouaddaï, formule le même avis, mais en termes plus neutres: «... la grande majorité des parents — plus précisément les musulmans — considèrent l'école publique tchadienne comme une institution idéologique d'État cherchant à imposer une culture étrangère» (Khayar, p. 130). D'après une enquête menée par cet auteur en 1969-1970, les trois quarts des Ouaddaïens environ refusent l'école publique; quant à ceux qui l'acceptent (un quart environ), la plupart préfèrent une école publique bilingue (arabe d'abord, français ensuite) et 5% seulement des personnes interrogées manifestent leur adhésion à l'enseignement public tel qu'il est (ibid., p. 153). L'utilisation de la langue arabe semble souvent être la clef du problème: «Certaines familles ouaddaïennes, en effet, acheminent leurs enfants vers les villages frontaliers du Soudan où les écoles publiques dispensent un enseignement en langue arabe ainsi que des éléments de la religion islamique» (ibid., p. 158). Or, le gouvernement du Tchad indépendant a fait certainement quelques efforts dans ce domaine. Comme le dit déjà le préambule de la constitution tchadienne: «L'enseignement public est laïque; il se donne en langue française, une place particulière est faite à la langue arabe.» Cet article de la constitution s'est traduit dans les faits par l'introduction d'un enseignement facultatif de la langue arabe dans le programme d'enseignement primaire. Cet enseignement est laïque et se distingue de l'enseignement confessionnel donné dans

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les écoles coraniques. Il ne supplante pas le programme classique des études du premier degré (Diguimbaye et Langue, p. 328). Dans quelques lycées aussi, l'arabe est enseigné à partir de la quatrième comme seconde langue. Signalons encore que le gouvernement subventionne une toute petite minorité des nombreuses écoles coraniques, qui scolarisaient, en 1961, 38 306 élèves contre 79 000 élèves dans les écoles publiques (Dalmais, 1963, p. 31). Cependant ces efforts sont jugés insuffisants par les parents d'élèves du Nord qui souhaiteraient, au minimum, un enseignement véritablement bilingue, tenant compte des valeurs de l'islam. Un autre problème touchant le Nord-Tchad ne peut être résolu que si le gouvernement adopte une politique différente en ce qui concerne la langue arabe. Il s'agit desTchadiens du Nord étudiants dans des pays arabes et qui seraient, d'après une brochure du Frolinat de 1970, au nombre d'environ 500 contre 200 à Paris, Bruxelles et aux États-Unis (Documents Frolinat 35, p. 10; ces chiffres, cependant, sont sujets à caution). Évidemment, tant que le français restera la seule langue officielle du Tchad, les diplômés des universités arabes se trouveront écartés de l'administration et de l'armée 1 , et il se crée ainsi une véritable «contre-élite» frustrée du pouvoir et des débouchés économiques et donc «disponible» pour des actions politiques, comme l'a montré l'histoire du Frolinat. Les observations que nous venons de faire au sujet de l'enseignement au Tchad nous permettent de constater que le retard du Nord est en partie un « faux» retard ou du moins un retard artificiellement créé et entretenu. Si le Nord-Tchad faisait partie de la Libye ou du Soudan où l'arabe est la langue officielle, les enfants y auraient été scolarisés dans les mêmes proportions qu'ailleurs dans ces pays et les élites arabophones auraient eu beaucoup moins de mal à s'employer dans l'administration ou dans d'autres domaines de la vie publique. Mais toutes les demandes visant à faire de l'arabe la deuxième langue nationale et administrative du Tchad sont restées sans réponse. Le président Tombalbaye lui-même n'a jamais caché son admiration pour la langue française et son mépris pour la langue du 1. Il convient d'ajouter que certains d'entre eux ont parfois acquis des diplômes dont l'équivalence est difficile à établir; c'est le cas notamment de ceux qui sortent de l'université avant tout théologique de l'Al-Azhar (Documents officiels 15, p. 2).

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Coran, comme le montrent par exemple les passages suivants d'un discours de juin 1965: «Il faut qu'à tout prix soit développé au Tchad l'enseignement de la langue française... car... certaines de nos difficultés majeures proviennent de la multiplicité de nos langues et de la prétention insupportable de quelques-uns de vouloir pratiquer une langue dont le rayonnement universel est pratiquement nul à cause de son champ d'application limité et de ses différenciations locales, et surtout, du fond de la philosophie» (A. F.P., 27-28 juin 1965). Le Bréviaire du militant du P. P.T., paru en janvier 1966, a ceci à dire sur la question linguistique: «La république a pris ses responsabilités il y a 6 ans, en optant pour l'intérêt commun dans tous les domaines. C'est ainsi que le français est devenu notre langue nationale: LA SEULE. Cela est inscrit dans notre Constitution et toutes les raisons qui ont été jugées bonnes au moment où ce choix a été fait demeurent valables. Il convient donc désormais — et plus que jamais — que le maximum d'efforts soient faits pour en étendre l'usage partout et jusque dans les coins les plus reculés de brousse» (Documents officiels 3, p. 1). La situation néo-coloniale du Tchad n'est évidemment pas étrangère à cette politique de francophonie à outrance. La «Mission pour la réforme administrative», instaurée au début de 1969 dans le cadre de l'intervention militaire et administrative française contre l'insurrection, s'y est donnée à cœur joie, comme le montrent les passages suivants d'une fiche établie conjointement par le gouverneur Lami, chef de la M. R. A., et Jean-Marc Léger, secrétaire exécutif de l'Agence de coopération culturelle et technique des pays francophones: «Pour nous Africains, la langue française libère. Elle a été dans un passé récent l'instrument de notre libération et elle est aujourd'hui l'instrument de notre participation au Concert des Nations et à la construction d'une civilisation que l'on veut universelle. Elle fait de nous, pour reprendre les termes du Président Bourguiba, des hommes à part entière pour qui le bon sens est la chose la mieux partagée et qui énoncent clairement ce qu'ils conçoivent bien» (Documents officiels 2, p. 1). Il n'est pas étonnant dans ces conditions qu'un bon nombre de Nordistes, profondément attachés à la langue arabe, ne se soient pas reconnus dans l'État francophone et francisé mis en place lors de l'indépendance en août 1960. Beaucoup d'entre eux n'ont d'ailleurs pas dû se reconnaître non plus dans l'armée de cet État. Comme à

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l'époque coloniale, en effet, l'armée tchadienne a continué après l'indépendance à recruter principalement parmi les gens du Sud et les Hadjeraï. D'après des échos qui me sont parvenus, une des raisons pour lesquelles fut limogé le général Doumro, commandant en chef en 1972, tiendrait précisément au fait qu'il avait saboté une décision gouvernementale de donner à l'armée une certaine ouverture sur le Nord en réengageant sous d'autres noms des militaires sara libérables. Comme le général Doumro, à cette occasion, ne fut pas couvert en haut lieu, il est permis de penser que le gouvernement était effectivement conscient du danger que représentait une armée entièrement accaparée par une minorité ethnique. Il semble en effet que la situation était en train de s'améliorer vers 1972, où l'armée comptait 38% de musulmans (Villaumé, p. 39). Nous avons évoqué jusqu'ici la stagnation qu'a connue le NordTchad depuis l'indépendance dans quelques domaines spécifiques. Tournons-nous maintenant vers la situation globale et essayons d'évoquer le «climat» général qui régnait dans les campagnes du Nord lors des premières années de l'indépendance. Ce climat, très lourd, disons-le tout de suite, f u t déterminé par le remplacement des fonctionnaires coloniaux français par des cadres autochtones, événement qui, normalement, aurait dû être accueilli avec joie par les populations, mais qui, pour plusieurs raisons, ne le f u t point. Au moment de l'indépendance, le Tchad manquait cruellement de cadres aptes à exercer des postes de commandement, non seulement au sein du gouvernement et dans l'administration centrale, mais aussi au niveau régional: en 1960 le pays comptait par exemple u n seul licencié en droit et un seul élève diplômé de l'Ecole nationale de la France d'Outre-Mer («Les événements du Tchad», p. 44). La relève des administrateurs français s'est donc faite à la dernière minute et certains d'entre eux sont d'ailleurs restés en poste bien audelà de l'indépendance (Gentil, 1965, p. 167-175). Par conséquent les gouvernements issus de la loi-cadre de 1958 ainsi que le premier gouvernement indépendant ont dû recourir à des moyens de fortune pour former à la hâte et par des stages accélérés les premiers administrateurs du Tchad; en 1959, par exemple, la quasi-totalité des maîtres tchadiens qualifiés furent envoyés à Paris pour apprendre à servir dans l'administration (Area Handbook for Chad, p. 123). Hélas, beaucoup de ces anciens instituteurs, commis et cadres subalternes ont succombé à 1 Vpivuvr du pouvoir. Comme le dit un auteur

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anonyme: «N'ayant reçu aucune formation préalable, pour la plupart, n'ayant retenu de leurs prédécesseurs que les formes et les gestes, ils ont cru qu'il suffisait de porter un insigne et d'être accompagné de gardes pour recevoir pleine et entière obéissance» («Les événements du Tchad», p. 44). Cette situation était la même pour tout le Tchad, mais elle f u t encore aggravée dans le Nord par le fait que la quasi-totalité de ces nouveaux promus étaient originaires du Sud, du fait du retard du Nord sur le plan de l'enseignement 2 . La relève hâtive des administrateurs y a donc eu des conséquences particulièrement désastreuses et les fonctionnaires du Sud se sont rapidement déconsidérés par leurs abus et leur mépris pour la population autochtone, «se comportant dans leur pays, le Tchad, comme en pays à conquérir, qu'il faut 'pacifier', rançonner» (Documents Frolinat 33, p. 5). L'«invasion» du Nord par des gens du Sud ne se situait d'ailleurs pas seulement à l'échelon le plus élevé des préfets et des sous-préfets, mais à tous les niveaux. Dans les villes musulmanes du Nord (et même en brousse), en effet, un très grand nombre de fonctionnaires étaient des chrétiens ou des animistes: instituteurs, infirmiers, postiers, commissaires de police, agents spéciaux, etc. Il n'est donc pas étonnant, encore une fois, que la population du Nord ait eu de la peine à se reconnaître dans le nouvel État indépendant et que la relève administrative opérée en 1960-1961 l'ait plongée «dans une réserve circonspecte, dans une certaine contrariété, dans une attente interrogative» («Les événements du Tchad», p. 42). Deux événements allaient contribuer, vers 1964-1965, àprécipiter les choses et à faire sortir la population de sa «réserve circonspecte» pour la plonger dans une attitude d'hostilité ouverte. Il s'agit de deux événements liés: le recouvrement des impôts et l'emprunt national de 1964. En ce qui concerne l'emprunt national, sorte de prêt obligatoire à l'Etat pour permettre à celui-ci de lancer un certain nombre de projets de développement que le budget national n'était pas en mesure de financer, l'idée en était peut-être valable, mais son application désastreuse. 2. Cette situation risque d'ailleurs de durer encore longtemps. «En sept ans d'E.N. A., peut-on lire dans un document officiel datant de 1970, pas un seul jeune homme du Ouaddaï n'est entré à l'E.N.A.» (Documents officiels 18, p. 29); jusqu'en 1975, les cinq sixièmes des élèves de l'École nationale d'administration de N'Djamena étaient originaires du Sud.

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«D'abord on demanda beaucoup trop, ta ponction sur la niasse monétaire globale fut excessive et ses effets purement économiques néfastes. La mise en recouvrement de cette contribution obligatoire donna lieu à des abus innombrables et quelquefois scandaleux... Ce f u t souvent une mise en coupe réglée du pays par des collecteurs venus des villes» («Les événements du Tchad», p. 45). Ajoutons que, partout dans le Nord, les collecteurs étaient accompagnés de gardes armés et qu'ils faisaient parfois payer aux paysans illettrés des sommes représentant cinq fois la valeur inscrite sur les bons (AreaHandbook for Chad, p. 124). Déplus, d'après l'aveu d ' u n ministre tchadien lui-même, la date de l'emprunt national f u t mal choisie: «C'est en avril-mai que les impôts sont perçus. Les préfets et sous-préfets qui venaient de passer en brousse se sont présentés une deuxième fois pour collecter le véritable impôt, et les paysans n'ont pas compris car ils étaient persuadés qu'ils avaient déjà payé. Leur réaction a été parfaitement normale» (Documents officiels 21, p. 7). En ce qui concerne l'impôt, commençons par constater que même en période «normale» les populations du Nord, avant et après l'indépendance, étaient en position défavorable, en ce sens qu'elles payaient d ' u n e part l'impôt personnel, d'autre part une taxe sur le bétail. A. Le Rouvreur remarque à ce sujet: «Cette formule d ' i m p ô t à caractère moyenâgeux crée une inégalité entre, d ' u n e part, l'éleveur et, d'autre part, le paysan au sud du Sahel qui est seulement cultivateur, car il n'existe nulle part d ' i m p ô t foncier; sans doute, cette inégalité est-elle atténuée par le fait que la capitation est plus forte dans le sud et surtout dans les centres urbains, mais elle existe au moins dans son principe» (Le Rouvreur, p. 97). La taxe sur le bétail est d'ailleurs assez élevée par rapport aux revenus monétaires de la plupart des éleveurs qui atteignent seulement quelques milliers de francs par an. Pour 1964, J.M. Massip donne les chiffres suivants: chameau 190 francs C. F. A., bovin 175 francs, mouton ou chèvre 15 francs (Massip, p. 108). Or, en 1965, la situation fiscale s'aggrave encore, d ' u n e part à cause d ' u n e augmentation considérable du rendement de la taxe civique (impôt de capitation), d'autre part à cause de la majoration de la taxe sur le bétail, alors que dans le Centre-Est et l'Ouest les malversations de la part des fonctionnaires se généralisent. D'après les descriptions de témoins oculaires de l'époque, la levée de l'impôt, comme le recouvrement de l'emprunt national, ressemblait alors à

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une mise en c o u p e réglée du p a y s , semblable à ce qui se passait parfois en France sous l'Ancien Régime q u a n d les paysans étaient taillables et corvéables à merci. C o m m e l'a très bien vu Ph. F r é m e a u x , l'ensemble de ces mesures et de ces abus correspond à une nécessité interne et inéluctable du régime tchadien: « L a différence essentielle entre le Tchad de 1 9 6 0 et celui de 1 9 4 5 est le remplacement des administrateurs coloniaux par la P . B . A . [petite bourgeoisie administrative] tchadienne... Dans un pays où l ' i m m e n s e majorité de la p o p u l a t i o n produit j u s t e assez p o u r survivre, le produit social aisément disponible... est très réduit. E n conséquence, les improductifs — l ' É t a t — devront nécessairement exploiter fortement la p o p u l a t i o n s'ils veulent être n o m b r e u x et bien payés. On devine aisément les conséquences possibles» ( F r é m e a u x , P-32). Une de ces conséquences a été une nouvelle vague de migrations vers les pays frontaliers et n o t a m m e n t vers le S o u d a n . L e total des Tchadiens résidants à l'étranger est d'ailleurs difficile à établir. C o m m e nous l'avons vu a u p a r a v a n t , à l ' é p o q u e coloniale, le contingent « s o u d a n a i s » f u t évalué à quelque 75 0 0 0 personnes. En 1969, d'après les auteurs de Tchad, une néo-colonie (p. 10), il y avait: au en au en au au au en

Soudan Libye Niger R.C.A. Nigeria Cameroun Congo Arabie séoudite

Total

1000 50 20 30 15 15 5 1

0 0 0 de Tchadiens 0 0 0 Tchadiens 000 000 000 000 000 000

1136 000

J ' a i longtemps hésité à reprendre à m o n c o m p t e ces estimations, qui sont également celles du Frolinat, car les estimations officielles sont en général moins élevées. D'après une dépêche de l'A. F. P. du 10 juin 1 9 7 0 , le président Numeiry citait le chiffre de 5 0 0 0 0 0 Tchadiens au S o u d a n ; du c ô t é tchadien on avançait un chiffre de 150 0 0 0 à 2 0 0 0 0 0 p o u r la seule région de K h a r t o u m . Cependant, dans une publication ultérieure parue avec l'accord et le soutien du gouverne-

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ment du Tchad, on lit la phrase suivante: «Le domaine des mouvements migratoires est mal connu. On considère généralement que près d'un million de Tchadiens résident ou voyagent à l'étranger» (Atlas pratique du Tchad, p. 38). Les deux parties se retrouvent donc finalement sur le chiffre d'environ un million de migrants. Cela veut dire, d'abord, que les estimations de la période coloniale étaient très en dessous de la réalité, car même le Frolinat donne pour le nombre de Tchadiens ayant quitté le Tchad entre 1963 et 1968 un chiffre relativement modeste: 100 000 (Frémeaux, p. 14). Cela veut dire aussi que l'on peut difficilement mettre en doute l'ampleur des migrations qui ont suivi l'indépendance, qui est attestée par quelques études locales. En ce qui concerne le canton de DiongorAboutelfan, un élève de l'E.N.A. remarque par exemple dans son mémoire: «Après l'indépendance du pays les émigrations n'ont pas cessé. Elles s'accentuent vers le Soudan à cause de l'impôt. Certains villages se vident... Cette émigration s'est accentuée à partir de 1962... La faute est à la pauvreté» (Abras, p. 6). Il s'agit certainement d'une protestation d'ordre économique, comme l'indique A. Abras, mais aussi d'une protestation politique, comme le soutient le Frolinat: «Quelles sont les causes de ces départs massifs? La conscience universelle doit être avertie que les Tchadiens ne fuient pas en quête de travail, mais qu'ils fuient l'enfer du fascisme deTombalbaye et la tyrannie de son régime» («Aperçu sur le Tchad», p. 39). Déclaration un peu pathétique, certes, mais conforme à la vérité. Il ne fait aucun doute que les centaines de milliers de Tchadiens qui ont quitté leur pays lors de l'ère coloniale et encore plus depuis l'indépendance ont en quelque sorte «voté avec leurs pieds» et que bon nombre d'entre eux n'attendent que «la victoire de la révolution tchadienne» pour regagner leur pays, comme le suggère un document interne du Frolinat (Documents Frolinat 49, p. 3). Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que les émigrants tchadiens au Soudan se conforment à un modèle de «contestation» propre à l'Afrique traditionnelle. Dans les sociétés autochtones d'Afrique noire, en effet, le mécontentement populaire à l'égard d'un régime tyrannique et injuste ne s'exprime que rarement, voire même jamais, par des mouvements véritablement révolutionnaires, mais tantôt par des rébellions visant simplement à changer les dirigeants en place sans toucher aux structures politiques, tantôt par des

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sécessions collectives ou plus ou moins individuelles. Au sujet du pèlerinage à La Mecque en pays haussa, J.A.Works dit, par exemple: «Embarking on the long voyage to Mecca provided an outlet for ail sorts of dissatisfied groups. Scholars used it as a form of ideological protest while larger groups escaped taxes and widespread oppression through religious migration» (Works, p. 310). Les faits et les réflexions que nous avons rapportés au cours de ce chapitre nous amènent à deux conclusions: 1. L'indépendance du Tchad s'est traduite pour les populations du Nord par une rechute sur le plan économique, ou pour employer une formule du Frolinat: «Si l'insurrection a éclaté au Nord-Tchad, c'est pour la simple raison qu'il a fait les frais du bilan négatif de l'Indépendance» (Documents Frolinat 33, p. 15). Cette détérioration de la situation économique n'est pas seulement signalée par les révolutionnaires tchadiens, mais également par des auteurs «neutres» que l'on ne saurait taxer de sympathie pour la rébellion. Ainsi I.Sangue qui affirme qu'en ce qui concerne le Sud «centré sur la culture du coton, le revenu de sa population s'est accru, alors que les habitants du nord... ont, eux, connu une stagnation, voire une baisse de leur pouvoir d'achat déjà inférieur à celui du Sud» (Sangue, p. 19). 2. Dans l'introduction de cet ouvrage, trois questions ont été posées: pourquoi y a-t-il eu des révoltes au Tchad et non pas dans un pays voisin comme le Niger? pourquoi ces révoltes ont-elles éclaté dans le Nord et non pas dans le Sud? pourquoi ces révoltes se sontelles produites après l'indépendance et non pas avant? A la lumière de ce que nous venons de voir, on peut dire que la dernière question est mal formulée. En effet, il n'y a pas eu d'indépendance au Nord, en quelque sorte, car la domination française y a été remplacée par une domination de fonctionnaires sudistes, représentant un régime aussi «étranger» au Nord que le régime colonial. Plusieurs auteurs ont formulé des observations allant dans le même sens. Au lieu de les citer, je préfère donner la parole à un représentant du Nord, qui dit, au début des années soixante-dix, dans une lettre à un ami: «Abéché — Lamy — Ati — Largeau — ces villes sont mortes... Abéché... rien n'est fait depuis que tu as quitté, rien-rien, et ceci est valable pour Largeau —Ati. Ces 3 villes vont dans un sens négatif... par rapport à 1960.Tout est mort, terne, les gens... ils vivent traqués, ceux qui en ont marre s'en vont, d'autres se résignent et résistent dans l'espoir que ça changera.»

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Toutes ces villes, poursuit l'auteur, sont investies de «policiers, de militaires armés jusqu'aux dents et des saras transformés en boucliers brandissant à la moindre remarque leur guillotine... c'est le cas... de toutes les villes du Nord... pour vivre en paix va au Sud... tu te sens moins traqué mais on te fait comprendre que tu es indésirable... mon dieu... où faut-il vivre alors... Tu me diras au Tchad... mais quel Tchad?» Cette lettre décrit les conditions de vie dans un pays occupé et non dans un pays nouvellement indépendant. Certes, il faut tenir compte du fait qu'elle est postérieure àl'éclatement de la révolte; le quadrillage administratif et militaire du Nord était alors plus pesant qu'avant, mais on est en droit de supposer q u ' u n e ambiance d'occupation régnait dans le pays dès 1960-1961. Nous avons vu que l'exploitation néo-coloniale sévit surtout dans les zones cotonnières du Sud-Tchad ; certaines indications nous font d'ailleurs penser que dans le Sud aussi les fonctionnaires de l'Etat indépendant ont parfois abusé de leur situation en maltraitant les paysans. Au début de ses activités au Tchad, la Mission pour la réforme administrative ne se limitait pas aux régions du Nord révoltées, mais encadrait également l'administration dans le Sud, ce qui prouve que la situation n ' y était peut-être pas non plus comme elle aurait dû l'être. Cependant, comme le dit assez cyniquement un proverbe arabe, que le gouverneur Lami — dit-on — aimait citer: Le mouton ne gémit pas s'il est tondu par son propre berger. Dans le Sud, il y a au moins eu une indépendance formelle, les paysans ont pu se reconnaître dans les nouveaux administrateurs, qui étaient des leurs. «Subjectivement», il y a eu un progrès, qui a pu faire illusion pendant quelque temps. Ce n'était pas le cas dans le Nord occupé. On peut encore se demander, en fin de compte, pourquoi les populations du Nord ont moins bien supporté la domination sara que la domination française, sous laquelle elles sont restées relativement tranquilles après une résistance farouche lors de la conquête? Deux facteurs peuvent être avancés pour répondre à cette question. Sans vouloir faire l'apologie de l'œuvre coloniale, on doit constater d'abord que les administrateurs français, du moins vers la fin de la période coloniale, étaient plus honnêtes dans le détail et plus équitables. Certains d'entre eux avaient pour les populations du Nord de la sympathie et du respect; ils connaissaient parfois à fond ces populations et nous devons quelques-uns des meilleurs ouvrages ethnolo-

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giques sur le Nord-Tchad à d'anciens administrateurs ou militaires. Leur attitude relativement honnête — au sein d'une situation globale d'exploitation — contraste favorablement avec le mépris et la rapacité de nombreux fonctionnaires du nouveau régime. Les populations locales ont très bien ressenti cette différence, comme le montre cette interview d ' u n habitant de l'Ennedi qui s'explique sur les raisons qui l'ont fait adhérer au Frolinat: «Avant, c'était la France qui commandait ici, il y avait des chefs. Après, la France est partie, ils ont travaillé beaucoup ici, c'était devenu le régime Tombalbaye. Tombalbaye nous montre sa force, et nous ne pouvons pas aller avec lui, et à cause de ça nous avons commencé ici avec le Frolinat. Avec Tombalbaye, même de l'eau, il faut payer avec de l'argent. On paye l'impôt. On nous prend nos animaux de force. On nous chicotte pour rien du tout. Pour cela, tout le monde est en révolte contre lui. Avant ce n'était pas comme cela» («Tchad 74», p. 47). De plus, la France avait militairement vaincu le Nord-Tchad et y avait montré sa force. Comme l'indique P. Teisserenc (1973, p. 532), la résistance culturelle n'a jamais cessé dans le Nord, et notamment dans le Ouaddaï; la France n'était donc pas aimée, mais du moins elle était crainte et respectée. Or, il n'en était rien pour les nouveaux maîtres sara qui ne pouvaient se réclamer d'aucune tradition guerrière «honorable». Au sujet des Touaregs du Mali, A. Chaventré fait une remarque intéressante dans ce cadre: «Les Touaregs nous reprochent... de les avoir 'donnés' (c'est leur mot) aux Noirs. Ils ne comprennent pas que nous ayons pu partir sans combattre et surtout que nous les ayons placés sous l'autorité de noirs par lesquels ils ne furent pas vaincus bien au contraire» (Chaventré, p. 51). De tels sentiments ont certainement traversé aussi certains esprits nordistes tchadiens. Les nouveaux administrateurs du Sud ont donc commencé leur carrière avec un handicap considérable; ils auraient peut-être pu le surmonter, s'ils s'étaient conduits différemment dès le début, mais pour le plus grand malheur du Tchad, ils ont plutôt aggravé la situation en se conduisant comme des conquérants dans un pays qu'ils n'avaient point vaincu. B . VERS UN RÉGIME DE PARTI UNIQUE

Nous avons essayé d'analyser les effets de l'indépendance dans le Nord, tels qu'ils se sont exprimés au niveau régional. Il nous reste

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maintenant à esquisser l'évolution politique du Tchad sur le plan national. Elle est déterminée par deux facteurs: la montée d'un parti, le P. P.T., qui devient progressivement le seul parti autorisé, et la montée d'un homme, François Tombalbaye, qui s'empare en quelques années de la totalité du pouvoir politique en écartant, l'un après l'autre, ses principaux concurrents et lieutenants. Posons-nous d'abord la question: qui est Tombalbaye? J. A. Ballard brosse de lui le portrait suivant: «Pendant de nombreuses années, François Tombalbaye... fut le prototype du militant et de l'organisateur politique ardent. Travaillant sans être payé, harassé par l'administration, renvoyé de son poste dans l'enseignement, il était dans une large mesure responsable pour la position du Moyen-Chari comme seul bastion sûr du P. P.T. lors des élections de 1951 et de 1952. Coupé des discussions politiques du comité exécutif à Fort-Lamy, son contact principal était Lisette directement, et jusqu'en 1956 il fut son lieutenant le plus loyal et le plus inconditionnel. En conséquence, les leaders du parti à Fort-Lamy, plus sophistiqués, et notamment son grand rival, Toura Gaba, avaient tendance à le dédaigner. Il était même omis du premier Conseil de Gouvernement de Lisette..., et ainsi commençait son éloignement de Lisette» (Ballard, 1966, p. 299-300). Il n'est d'ailleurs pas le seul à s'éloigner de celui qui avait incarné, depuis ses débuts politiques, le P.P.T.. Comme le ditP. Hugot (1965, p. 85), la tutelle d'un citoyen étranger, admise tant que le Tchad était encore une colonie, le fut beaucoup moins dès que le pays fut en marche vers l'indépendance, et en janvier 1959 le gouvernement Lisette est renversé par une coalition essentiellement musulmane qui n'arrive cependant pas à former un gouvernement stable. C'est alors que sonne l'heure de François Tombalbaye qui, le 24 mars 1959, devient premier ministre. Il est difficile de dire quelles forces il représentait alors. D'après certains observateurs, il «fut catapulté au pouvoir par des personnalités du nord qui voulaient se débarrasser à l'époque de M. Gabriel Lisette» (Lebeer, p. 17). Une dizaine d'années plus tard, Tombalbaye a lui-même confirmé cette version des événements dans une «déclaration à la Nation» datant d'avril 1970: «Cette vérité que je proclame maintenant n'a été jusqu'ici connue de personne. Ce sont les parlementaires musulmans du M. S. A. (parti de M. Koulamallah) et de l'U.D.I.T. (parti de M.Jean Baptiste) voulant éliminer les divisions

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et instaurer un ordre nouveau fondé sur l'unité et la justice sociale, qui firent de moi le suprême magistrat de l'État... Ceux qui m'ont porté au pouvoir, ce ne sont donc ni les chrétiens, ni les animistes, ni le P.P.T., mais les fervents de l'Islam» (Bulletin de l'Afrique noire, n° 596, 22 avril 1970). La réalité semble plus complexe. D'après J. Le Cornée (p. 236237), M. Tombalbaye a effectivement bénéficié de certaines dissensions au sein des milieux musulmans, et notamment de l'appui de M.Jean Baptiste, mais certainement pas de celui de M. Koulamallah, auquel il succède en tant que premier ministre et qu'il exclut de son premier gouvernement. Ce ne sont donc pas les milieux les plus radicaux du Nord qui l'ont «catapulté au pouvoir», mais certains leaders musulmans plus modérés. Au sein du P. P.T. même, la domination de M. Tombalbaye se heurtait à l'opposition de M. Lisette et d'un groupe de députés radicaux du Logone (Ballard, 1966, p. 271-272). Là encore, M. Tombalbaye était donc plutôt l'expression d'une tendance modérée. Ajoutons à cela que, d'après un haut fonctionnaire français en service au Tchad àl'époque,la montée de M. Tombalbaye au sein de son propre parti s'explique avant tout par sa qualité de «militant de base», moins «intellectuel» que Lisette ou même Toura Gaba et donc plus près des masses populaires du Sud. Quoi qu'il en soit, après ces débuts difficiles et contestés, François Tombalbaye s'installe progressivement dans le personnage d'un premier ministre, position qu'il occupe toujours lorsque le Tchad accède à l'indépendance en août 1960. Libéré de la tutelle politique française, il commence alors à renforcer son pouvoir en faisant le vide autour de lui. Dès le 24 août 1960, Gabriel Lisette, vice-premier ministre et président du P. P.T., alors en mission en Israël, est démis de toutes ses fonctions, interdit de séjour au Tchad et déchu de la nationalité tchadienne. Cette mesure provoque aussitôt le dépôt d'une motion de défiance contre le gouvernement, signée par les députés du Logone (que Lisette représentait également) et plusieurs autres élus, ainsi que des remous sur le plan local, matés, d'après J. Maraby (p. 43), par les troupes françaises. Plusieurs leaders logonais, dont André Mougnan, sont arrêtés et le Logone est divisé en trois préfectures. Fin novembre 1960, le gouvernement se voit d'ailleurs obligé d'envoyer un ministre résident à Moundou qui y déclare dès son arrivée:

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cette mesure est «une mesure exceptionnelle qui n'est prise que très rarement et je vais vous expliquer pourquoi elle a été décidée. Il s'agit d'abord de mettre à la raison un certain nombre de fauteurs de troubles et d'agitateurs professionnels qui excitent à la division et veulent dresser la population contre le Gouvernement. Ceux-là seront mis hors d'état de nuire. Des sanctions exemplaires ont été décidées contre eux et je suis là pour les faire appliquer» (Tchad-Matin, 24 novembre 1960). Ensuite, c'est le tour de Jean Baptiste, révoqué de ses fonctions de maire de Fort-Lamy et qui perd son mandat parlementaire le 20 juillet 1961. Il est suivi de près par M. Ahmet Kotoko, leader musulman du Mayo-Kebbi et président de l'assemblée nationale, destitué le 3 octobre 1961. D'après une déclaration officielle, MM. Ahmet Kotoko et Jean Baptiste auraient fomenté un complot ayant pour but de renverser le gouvernement et de faire disparaître le chef de l'État (A. F.P., 5 octobre 1961). La série noire des évictions se termine provisoirement en juillet 1962 quand M. Toura Gaba est à son tour limogé du gouvernement et placé en résidence surveillée pour avoir mené une «politique anti-nationale». Entre-temps, M. Tombalbaye s'était attaqué non seulement aux hommes, mais également aux organisations. En janvier 1962, en effet, le gouvernement annonce la dissolution de tous les partis autres que le P.P.T., parce que «il n'y a pas d'opposition constructive au Tchad, il n ' y a qu'une poussière de partis qui ne sont que la manifestation d'ambitions et d'appétits mal définis que de soi-disant chefs politiques cachent sous un prétendu souci du bien public» (A. F.P., 19 janvier 1962). Cette mesure frappait le M.S.A. et certains autres partis de tendance «musulmane», mais également le M.E.S.A.N., parti du Sud ayant des affiliations avec le parti au pouvoir en R.C.A.. Jusqu'ici on peut dire que, si M. Tombalbaye se comportait de façon dictatoriale, il faisait néanmoins preuve d'un certain esprit d'«équité» dans la mesure où il donnait tantôt un coup à gauche, tantôt un coup à droite, ou plutôt tantôt au Nord, tantôt au Sud. Or, à partir de 1963, la balance commence à pencher sérieusement au désavantage des musulmans. Notons d'abord que si M. Tombalbaye respectait encore un certain équilibre entre le Nord et le Sud pour les postes les plus élevés (ministres, députés), cela n'était déjà plus le cas dans des domaines plus «obscurs», où dès le début les diplômes des élites du Sud créèrent un déséquilibre profond, accusé par la

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politique du régime: «Systématiquement, dit une brochure du Frolinat, les éléments du Nord sont éliminés des postes de responsabilité de l'État: Diplomatie, Administration, Armée, Police. Le même processus d'éviction est appliqué dans les Conseils d'Administration des organismes bancaires ou économiques du pays: Banque de Développement, Gestion de l'Emprunt National,CO. NO.MA., SO.NA.COT., etc.» (Documents Frolinat 18, p. 11). Le processus décrit ici n'est pas une pure invention du Frolinat; il est attesté par des observateurs politiques étrangers, tels que J. A. Ballard (1966, p. 301). Jusque-là,cependant, la composition du gouvernement, qui comptait un nombre à peu près égal de musulmans et de non-musulmans, pouvait encore faire illusion. A partir de mars 1963, ce ne sera plus le cas. Un important remaniement ministériel a d'abord lieu le 5 mars; il provoque notamment le départ de M. Djibrine Kherallah, leader musulman influent, et ramène le nombre des ministres originaires du Nord à cinq sur un total de quinze. Ensuite, dans la nuit du 21 mars, M. Tombalbaye fait arrêter plusieurs dizaines de dirigeants musulmans, dont le président de l'assemblée nationale, Mahamat Abdelkerim, un ministre, Abo Nassour, un secrétaire d ' É t a t et deux députés. D'après une dépêche de l'A.F.P., du 23 mars 1963: «Ces arrestations font suite aux remous provoqués dans les milieux musulmans par le dernier remaniement ministériel. Les personnalités arrêtées sont accusées de subversion et tentative de renversement du gouvernement.» Il semble, en effet, que M. Mahamat Abdelkerim avait protesté contre le remaniement ministériel du 5 mars et avait agi au sein du P. P.T. pour que le nouveau gouvernement soit dissous (Documents Frolinat 11). Cette fois-ci, M. Tombalbaye ne se contente pas de révoquer simplement ses adversaires ou de les mettre en résidence surveillée. Au cours de l'été 1963, les principaux détenus sont jugés par une cour criminelle spéciale pour trafic d'influence et pour avoir porté atteinte à l'intégrité du territoire national. M. Abo Nassour, en particulier, f u t accusé «d'avoir pris contact avec des officiers soudanais et de leur avoir livré les plans des dépôts d'essence de Fort-Lamy. Abo Nassour a été également convaincu d'avoir envisagé le ralliement du Nord du Tchad au Soudan» (A. F.P., 9 juin 1963). D'autres encore se voyaient reprocher la création d ' u n parti de l'Islam avec des fonds

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provenant du Cameroun, comme il ressort d ' u n e dépêche de l'A. F. P. du 15 juin 1963: «La Cour a poursuivi l'audition de nombreux témoignages sur les activités d'IssaMboudou, ancien député tendant à créer àMassakory un parti de l'Islam, exploitant contre le gouvernement légal du Tchad le fait que les trois autres chefs d ' É t a t riverains du Lac fussent musulmans. Ces attaques contre le président François Tombalbaye provoquaient souvent des manifestations d'unité nationale chez les musulmans de Massakory. » En d'autres termes, ce procès se situait ouvertement dans un contexte d'opposition entre le Nord et le Sud. A peu près à la même époque se déroulait un autre procès politique contre les leaders de l'U.N.T. (Union nationale tchadienne), parti progressiste d'audience restreinte créé en 1958. Ses principaux dirigeants, le Dr Outel Bono et Mahamat Abba, avaient également été arrêtés fin mars 1963 sous l'accusation d'avoir comploté contre la sécurité de l'État (voir chapitre suivant). A la suite de ces procès quelques condamnations très lourdes furent prononcées: MM. AboNassour et Outel Bono furent condamnés à mort (mais graciés plus tard par le chef de l'État), et MM. Mahamat Abdelkerim, Issa Allatchimi et Mahamat Abba à la détention perpétuelle 3 . Il n'est pas étonnant, étant donné l'appartenance religieuse des inculpés et la tournure des débats lors du procès, que l'opinion musulmane se soit, à cette époque, sérieusement inquiétée du cours que prenait alors la politique tchadienne. Auparavant, il y avait, d'ailleurs, déjà eu une première alerte de moindre importance. Il s'agit de l'interdiction, en juin 1962, de la confrérie Tarbya qui se réclamait de cheikh Ibrahima Nyass de Kaolack et qui constituait une branche progressiste de la Tidjanya. D'après un observateur, cette interdiction s'expliquerait par le fait que la Tarbya, au Tchad, regroupait «trop de personnalités musulmanes [et] pouvait faire office de parti» (Pascal, p. 9). Une nouvelle intervention, de la part du gouvernement, contre les principaux chefs musulmans encore en liberté finit par sceller définitivement la rupture entre les communautés du Nord et du Sud, dans la mesure où, pour la première fois, le sang coule. Cette fois-ci les leaders visés sont MM. Ahmed Koulamallah, Djibrine Kherallah et 3. Certains d'entre eux furent libérés dès 1965, comme Issa Allatchimi et Mahamat Abdelkerim. D'autres sortirent de prison quelques années plus tard, comme Abo Nassour et Mahamat Abba, le dernier en 1971.

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Jean Baptiste qui, le 16 septembre 1963, tenaient une réunion politique (interdite par la loi) au domicile de M. Kherallah à Fort-Lamy. D'après un journaliste les événements se seraient déroulés comme suit: «Le président Tombalbaye fit envoyer un inspecteur sur les lieux... L'officier de police et ses adjoints furent molestés par les amis de M. Koulamallah qui se groupèrent pour défendre leur chef. M. Tombalbaye donna alors l'ordre de procéder à l'arrestation des trois leaders, mais la foule armée de coupe-coupe, de machettes et de bâtons, grossit rapidement et se heurta aux forces de police qui arrivaient sur les lieux et durent faire appel à une compagnie de l'armée tchadienne pour réprimer la bataille rangée qui dégénérait en émeute. En quelques minutes, les manifestants étaient dispersés» {Le Courrier d'Afrique, 20 septembre 1963). D'après les autorités, il y aurait eu ce jour-là dix-neufs morts et une vingtaine de blessés. D'après une déclaration de l'U.N.T. (en quelque sorte le pré-Frolinat,comme nous le verrons par la suite), il y eut une centaine de morts et au moins quatre cents blessés; la même source suggère que l'armée française a participé à la répression de l'émeute (Documents Frolinat 7, p. 1). Quoi qu'il en soit, les trois leaders sont arrêtés4, ainsi que quelques centaines de leurs partisans, et l'état d'urgence est proclamé sur l'ensemble du territoire tchadien. M. Tombalbaye réagit d'ailleurs en termes particulièrement violents, comme le montre un communiqué de la présidence de la République qui se termine ainsi: «Le Tchad n'a jamais connu la haine et le racisme... Koulamallah, Jean Baptiste et Djibrine Kherallah, leur place est en Afrique du Sud, au pays de M. Verwoerd» (Bulletin d'information du Tchad, 21-22 septembre 1963). Vu la popularité dont jouissaient les trois hommes arrêtés, ce communiqué équivaut pratiquement à une déclaration de guerre à la population musulmane, et A. Maisonneuve a raison de dire: «On ne peut... être assuré que leur arrestation suffise à supprimer l'opposition dont ils étaient les chefs, mais dont les ferments et les troupes subsistent. Plus que jamais, deux Tchad sont face à face et les chances de la guerre civile sont presque aussi grandes que celles de la pacification par l'élimination des opposants» (L'Observateur du MoyenOrient et de l'Afrique, 27 septembre 1963). 4 . MM. Kherallah et Koulamallah seront libérés en 1971. M.Jean Baptiste disparaît en prison; il a probablement été tué sur ordre du chef de l'État.

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Les causes de

l'insurrection

Paroles prophétiques, sans aucun doute. Cependant, les émeutes de Fort-Lamy signifient en quelque sorte la fin d'une époque. C'est en effet la dernière fois que se manifestent les «grands» leaders musulmans, c'est-à-dire les élites progressistes du Nord ayant participé à la lutte pour l'indépendance et y ayant acquis un renom et des positions politiques importantes. C'est également la première et la dernière fois que les masses urbaines se manifestent sur la scène politique tchadienne. Ensuite, il est encore question brièvement d'un fantomatique «Comité du Nord du Tchad» qui aurait adressé, le 14 mars 1964, une lettre au général de Gaulle critiquant la politique du gouvernement tchadien, et qui était probablement formé d'«éléments conservateurs du Nord» (Frémeaux, p. 41), mais on sent bien que le cœur n'y est plus. Les leaders musulmans connus disparaissent alors discrètement de la scène politique ou se rallient au régime pour accepter des postes plus ou moins honorifiques. La lutte reprendra, mais avec d'autres acteurs et d'autres moyens. Il y a donc une coupure historique, qui n'est toutefois pas totale. Les premières organisations révolutionnaires, qui deviendront plus tard le Frolinat, se réclament en effet des «héros» du 16 septembre 1963, comme le montrent deux communiqués de l'U.N.T., publiés respectivement le 16 septembre 1964 et le 16 septembre 1965 (Documents Frolinat 7 et 11). Le premier document notamment qualifie les événements du 16 septembre comme «la plus spectaculaire manifestation qui eut lieu dans notre pays, et durant tout le processus de la lutte de libération nationale que mène notre peuple» (p. 1). Un lien subsiste donc, bien qu'il soit mince et avant tout d'ordre «sentimental»

C . RÉSUMÉ

En schématisant un peu, on peut distinguer trois phases dans la dialectique de l'histoire tchadienne au cours des derniers siècles. Dans une première phase, le Tchad musulman du Nord domine le Sud animiste militairement et le surclasse politiquement. Dans une deuxième phase, l'œuvre coloniale renverse le courant, et les Sara et, à un degré moindre, les autres populations du Sud émergent comme nouveaux «peuples guides», utilisant la situation coloniale dans la mesure du possible et arrachant l'indépendance. Après l'indépen-

Le Tchad est double: l'indépendance

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dance, la situation change de nouveau. Comme les Kikuyu, «peuple guide» du Kenya, les Sara et le P. P.T. se contentent des positions acquises, continuent et renforcent même leur domination sur le Nord, et s'installent confortablement, du moins pour certains d'entre eux, dans la situation «néo-coloniale». C'est alors qu'intervient la «reprise de l'initiative» des populations du Nord-Tchad, représentée par l'insurrection armée et le Frolinat, qui pose le problème de l'indépendance économique et se situe par là dans le sens de l'histoire. Peut-on dire alors que les populations qui animent l'insurrection deviennent les nouveaux «peuples guides» du Tchad? Nous verrons que la question est difficile à résoudre dans la mesure où l'insurrection a différentes dimensions: nationale, régionale et ethnique, qui se complètent parfois, mais se contredisent le plus souvent.

DEUXIÈME PARTIE

Description de l'insurrection

CHAPITRE V

La naissance de la révolte

A . LES INSURRECTIONS PAYSANNES

Nous avons vu que septembre 1963 constitue une coupure dans la contestation politique du Nord-Tchad, coupure qui s'exprime notamment par u n changement d'acteurs. Après l'effacement, volontaire ou involontaire, des anciens politiciens du Nord, deux groupes ou couches sociales prennent la relève: les masses paysannes du Centre-Est, et une élite politique «mineure», en général très jeune et arabophone, qui est restée jusqu'ici dans l'ombre et qui n'a que très peu ou même pas du tout participé aux combats pour l'indépendance. Les moyens de lutte changent également: des joutes oratoires parlementaires et des combines politiques en coulisses, on en vient à la rupture du dialogue et à la lutte armée. Les débuts de cette lutte armée sont cependant difficiles à décrire. Les événements qui ont mené à la guerre sont souvent passés inaperçus,^ l'époque, et les documents écrits sur cette période sont rares, alors que les principaux acteurs n'ont pas eu le sentiment qu'ils «faisaient l'histoire», comme me disait l'un d'entre eux; beaucoup sont morts ou sont retombés dans l'anonymat et les rares survivants qui sont encore actifs sur le plan politique n'ont gardé de leurs débuts que des souvenirs imprécis. De plus, la lutte armée n'a pas été déclenchée par un seul groupe, mais par différents courants agissant le plus souvent en ordre dispersé. Nous allons présenter ces différents courants, dans l'ordre où ils sont entrés sur le champ de bataille, ce qui nous imposera parfois des retours en arrière sur le plan chronologique. C'est aux masses paysannes que revient l'honneur d'être mentionnées en premier. Nous avons analysé déjà le climat lourd qui régnait depuis l'indépendance dans les campagnes tchadiennes et nous

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l'insurrection

savons par quelques informations dispersées que pratiquement dès le début des incidents ont eu lieu entre les paysans et les autorités. Pour l'année 1962, par exemple, un texte de l'U.N.T. fait mention de «la bataille entre les forces gouvernementales et la tribu Balala. Cette tribu appartient à la secte mystique pour l'éducation religieuse et s'était soulevée contre le colonialisme [sic!] qui accumulait les méfaits et les atteintes à ses croyances, jetant ses professeurs et ses membres dans les prisons. Il y eut plus de 400 personnes arrêtées dont beaucoup passèrent leur vie dans les cachots. Parmi ceux qui trouvèrent la mort dans cette incarcération atroce figuré le savant Aba Mahalem chef de secte religieuse» (Documents Frolinat 12; voir annexes). La presse de l'époque n'a jamais parlé de cet incident qui est, par conséquent, difficile à interpréter. J'ai pensé un moment qu'il était peut-être lié à l'interdiction de laTarbya (voir chapitre iv, page 96), dont il constituerait une des retombées sur le plan local, mais je ne dispose d'aucun élément d'appréciation pour vérifier cette hypothèse. Un autre événement, survenu en janvier 1964, a fait par contre suffisamment de bruit pour qu'on en retrouve des échos dans les dépêches de l'A. F.P.: «Une manifestation a fait 3 morts et quelques blessés à la fin de la semaine dernière à Am Timan... Conduite par le fils d'un chef de canton de cette région, une centaine d'hommes armés ont investi les locaux de la préfecture. Les forces de l'ordre ont réussi à dégager les bâtiments mais ont perdu 2 hommes au cours de la lutte alors qu'un manifestant était tué. Bien que les milieux officiels observent la plus grande discrétion à propos de cet incident, on croit savoir que c'est parce qu'il n'avait pas été retenu comme candidat à la députation à l'occasion des récentes élections législatives au Tchad, que le principal responsable de cette manifestation a tenté ce coup de force...» (A. F.P., 7 janvier 1964). Cette version de l'incident, puisée aux sources officielles, semble assez près de la réalité si on la recoupe avec celle de l'U.N.T., sauf pour le nombre des victimes qui est estimé à une centaine par les milieux musulmans (Documents Frolinat 12; voir annexes). Il y a eu sans doute d'autres accrochages dans les campagnes tchadiennes au cours de la période 1961-1965, mais comme les deux incidents que nous avons mentionnés ci-dessus, ils étaient de caractère local et d'ampleur restreinte. Il n'en sera pas de même des événe-

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ments de Mangalmé, en pays moubi (préfecture du Guéra)1, survenus fin octobre 1965 et sur lesquels nous nous arrêterons plus longtemps. Voici d'abord une description des faits «nus», fournie par une dépêche de l'A.F.P., immédiatement après l'incident: «M.FrançoisTitinibaye, directeur du ministère de l'intérieur tchadien, et M. Ahmed Senoussi, questeur de l'assemblée nationale tchadienne, ainsi que six autres personnes [des gendarmes] ont été tuées au cours d'un incident qui s'est produit à Mangalmé... Le préfet de la région a été également blessé. L'incident... a commencé un jour de marché qui amène toujours un rassemblement de population et provoque une certaine effervescence» (A.F.P., 31 octobre 1965). De nouveau, cette description assez sèche et «professionnelle» des faits semble correspondre à la réalité. Cependant, l'interprétation de ces faits donnée plus tard par une certaine presse française est fausse, dans la mesure où elle suggère une explosion de colère brusque et aveugle de la part d'une population aux réactions «sauvâges» et imprévisibles. Ainsi par exemple G. Gohier qui dit: «Trois cents paysans Moubis chargeant au pas de course ou au grand galop des chevaux, armés de piques, de sagaies, ont investi le bourg, tué les gardes nationaux, les gendarmes, le percepteur... Depuis 1965, le Centre-Est du pays était aux mains de paysans révoltés qui, ivres de kif, se jetaient sur les villages, tuaient, pillaient, violaient» (Gohier, p. 71-72). Plus tard, en 1975, Th. Desjardins porte le jugement suivant sur l'affaire de Mangalmé: «On connaît encore mal les circonstances de cet éclatement de la rébellion. Mais on a l'impression qu'au début, ces paysans à bout de nerfs, écrasés par les impôts, affamés, ont attaqué à la sagaie les représentants de la capitale. Une vraie et simple jacquerie, à l'africaine» (Desjardins, 1975c, p. 64). De tels jugements reposent sur une connaissance insuffisante des faits et, plus grave encore, correspondent à une interprétation des phénomènes révolutionnaires qui se révèle erronée dans la plupart des cas. Le sujet est suffisamment important, tant pour comprendre les révoltes du Tchad que sur le plan théorique, pour que nous nous y arrêtions. R. Aya, un théoricien des phénomènes révolutionnaires, d'origine américaine, dit à ce propos: «Theories of révolution fall into three main lines of thought: (1) the outside-agitator model, 1. Le groupe ethnique des Moubi regroupait, en 1962, environ 25 000 personnes, agriculteurs sédentaires, mais possédant des troupeaux (Tchad, une néo-colonie, p. 63).

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which images revolutions and lesser public disturbances to be the work of subversives who, with a sinister genius for cajolery and coercion, provoke otherwise disinterested masses to violence; (2) the volcanic model, through which civil strife appears to be the periodic eruption of social-psychological tensions that boil up in human groups like lava under the earth's crust or steam in a boiler; and (3) the political model, in which the sound and fury of public violence signify changing power balances between contenders for control of the state. What the other models dismiss as the handiwork of secret agents or mere nihilistic thrashing about is seen to be the byproduct of ongoing power struggles between incumbent authorities and sets of challengers, who take to the streets (or hills) when legal means fail to bring a redress of grievances, just and equitable performance on the part of officialdom, or a reform of the policy that accomodates their claims» (Aya, p. xx). En ce qui concerne le «modèle volcanique», le même auteur précise encore: «The tacit assumption is that since political reasoning happens only in the halls of government, party, or trade union, popular action stems not from principle but from brute impulse» (ibid.). Or, les passages sur les événements de Mangalmé que nous avons cités ci-dessus relèvent implicitement du «modèle volcanique». Il est à noter d'ailleurs que M. Tombalbaye, à cette occasion, a eu également recours au schéma 1, celui des «agitateurs de l'extérieur». Le 19 novembre 1965, on apprend, en effet, l'arrestation de plusieurs personnalités politiques dont M. Robert Delsia Soussia, ministre et député du Mayo-Kebbi, Mahamat Baroud, ministre, Paul Djibrine, député du Mayo-Kebbi, Abderahim Djallal, député du Batha, ainsi que Mahamat El Goni, député du Batha et ministre, accusés d'avoir voulu «renverser le gouvernement de la République; le but de cette action subversive était de réinstaller les sultanats, ou de les remplacer dans certaines régions par de nouvelles féodalités de nature politique» (Le Monde, 21-22 novembre 1965). Sur la lancée de ces accusations, M. Tombalbaye leur attribuait en même temps la responsabilité d'avoir «téléguidé» les événements de Mangalmé (A. F. P., 4 novembre 1965). Comme ces charges n'ont jamais été reprises par la suite, on est en droit de penser qu'elles ne reposaient sur aucune preuve tangible et que M. Tombalbaye s'est simplement servi de cet incident pour charger encore davantage des hommes politiques dont il voulait de toute façon se débarrasser.

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Si l'on reprend maintenant dans le détail le cours des événements qui ont mené à la rébellion de Mangalmé, on s'aperçoit que ceux-ci ne correspondent ni au schéma des «agitateurs de l'extérieur», ni au «modèle volcanique», mais au schéma 3, le «modèle politique». C'est d'ailleurs le président Tombalbaye lui-même qui, en mars 1971, et pour accabler quelques-uns de ses collaborateurs tombés en disgrâce, a révélé les éléments qui nous permettent de placer l'incident de Mangalmé dans son véritable contexte politique. Après avoir mentionné les nombreux abus qui se sont produits en 1964-1965 sur le plan de la perception des impôts, M. Tombalbaye déclara en effet: «A bout de patience, les Moubis décidèrent un jour d'envoyer une délégation à Fort-Lamy pour y rencontrer le chef de l'État et lui exposer la situation. Le destin a voulu qu'à ce moment je sois absent de la capitale. Les politiciens compromis dans cette affaire..., sentant le danger que représentait pour eux une telle rencontre, chassèrent les Moubis de la capitale après avoir arbitrairement emprisonné quelques-uns d'entre eux» (Info-Tchad, 24-25 mai 1971). Cette version semble véridique et n'a pas été inventée pour les besoins de la cause; dans ses grandes lignes, elle est confirmée par M. Bachar (p. 16), ainsi que par certains rebelles moubi ralliés au gouvernement en janvier 1971 (Info-Tchad, 26 janvier 1971). Il semble que cette mission infortunée des délégués moubi, qui comptait probablement au moins un chef de canton en son sein, ait eu lieu en juin 1965 (Derogy, p. 18), donc plusieurs mois avant l'affrontement armé de Mangalmé, et qu'elle intéressait plus particulièrement les Moubi du Habada (Bachar, p. 16). C'est après ces événements q u ' o n en vient aux armes: d'abord en septembre, quand le préfet du Batha se présentera lui-même à Gormolo, à dix kilomètres au nord de Mangalmé, où il sera attaqué par les paysans et blessé à la jambe («Les événements du Tchad», p. 4 0 ; Bachar, p. 16), ensuite en octobre,lorsque les autorités essaieront de collecter les impôts sans tenir compte des protestations antérieures. Il semble, d'ailleurs, que les événements d'octobre aient également eu lieu en plusieurs étapes et qu'il y ait eu d'abord des affrontements au village de Bitchotchi (à soixante kilomètres au Nord de Mangalmé) et après seulement au chef-lieu même (Bachar, p. 16; Derogy, p. 18). L'insurrection de Mangalmé, ou plutôt l'insurrection moubi, est donc le fruit d ' u n e situation où les voies légales pour exprimer des revendications politiques sont bloquées et où la population n'a plus

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aucune possibilité de se faire entendre par les autorités. L'insurrection a d'ailleurs également eu une dimension interne et exprime le refus de l'autorité du sultan Bachar de Mangalmé par deux des fractions moubi sur trois, à savoir les Kibissimi de Bitchotchi et les Zilébini de Labado (Bachar, p. 4). Il s'agit probablement d'un conflit ayant eu pour enjeu la nomination à la chefferie, car une déclaration de M. Tombalbaye lui-même laisse entendre que la population de Mangalmé a aussi été incitée à la violence par «la rancœur d'un candidat malheureux qui, s'étant présenté deux fois aux élections à la chefferie de canton de Mangalmé, n'avait pas été élu» (A. F. P., 4 novembre 1965). Nous avons donc, aujourd'hui, une idée plus exacte de ce qui s'est passé en pays moubi, en octobre 1965. Quant à la suite, nous n'en savons presque rien, du moins pour ce qui est de la période 1965-1966. Tout ce qu'on peut dire, c'est que la répression menée par l'armée tchadienne a fait plusieurs centaines de victimes (Frémeaux, p. 48), et qu'elle n'est pas venue à bout de l'insurrection. Or c'est là que se situe la nouveauté de l'événement. Comme le dit un texte anonyme: «La révolte de Mangalmé marque un changement... Pour la première fois, une révolte, bien que durement réprimée, ne se terminait pas, pour le peuple, par un recul. L'armée tchadienne a dû s'affronter à des groupes d'autodéfense qui se créaient spontanément dans les villages, et... c'est également la première fois dans l'histoire récente du Tchad, que la répression d'une manifestation durait plusieurs jours et se heurtait à une résistance armée» («Enquête pour un film contre l'impérialisme français», 1974, p. 28). Non seulement le gouvernement n'arrive pas à réprimer la révolte au Dar Moubi, mais celle-ci se propage ensuite dans les régions voisines du Guéra, du Batha, du Ouaddaï et du Salamat. A l'exemple des Moubi, des villages entiers du Centre-Est prennent la brousse ou se libèrent spontanément, sans qu'il y ait d'interventions de l'extérieur. Un combattant de base du Frolinat, originaire du Batha, m'a décrit dans les termes suivants ce qui s'est passé dans son village après Mangalmé: «Et puis il y a eu une révolte et mécontentement contre le gouvernement. Ainsi nous avons provoqué une guerre contre les gardes nomades qui sont dans notre village, les ont envoyé après 8 morts et plusieurs blessés de notre côté. Jusqu'à présent il n'y a aucun garde nomade dans notre village» (interview, fin 1975). Les habitants de ce village, après s'être débarrassés des représen-

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tants du gouvernement, sont donc tranquillement restés chez eux sans être inquiétés par les forces de l'ordre. Dans d'autres cas, les villageois se sont terrés tous ensemble dans la brousse en formant des bandes plus ou moins irrégulières. Ces bandes rebelles quittaient rarement leurs régions d'origine et, ne disposant pas d'armes modernes, elles évitaient le plus souvent le contact avec l'armée tchadienne (Frémeaux, p. 61-62). Comme le signale un document officiel, rédigé en janvier 1970 parle gouverneur L a m i , c h e f d e la M.R.A., des cantons entiers choisissent, parfois, de lier leur sort avec la rébellion, et cela avant t o u t pour des raisons politiques: «Nous avons constaté... au cours des tournées avec les préfets et sous-préfets, les résultats nocifs produits par la mise en place, sur intervention politicienne, de chefs de canton imposés de force à la population au lieu et place des chefs détenant l'autorité coutumière. Dans sept cas au moins que nous avons constatés, ce procédé a entraîné le départ en dissidence de la population qui a basculé en bloc dans le camp des bandits et des hors-la-loi» (Documents officiels 16, p. 7). Certains de ces chefs de canton évincés ont joué plus tard un rôle actif dans la révolte et au sein du Frolinat. Ce f u t notamment le cas d'El Hadj Issaka, commerçant arabe et ancien chef de canton d'Harazé-Djombo-Assinet (Batha). Avec lui, cependant, nous quittons déjà le domaine de la révolte paysanne spontanée pour rencontrer un autre courant qui est à la base de l'insurrection tchadienne et du Frolinat. Sur ce courant, que l'on peut appeler le courant «centrafricain», je ne dispose que de quelques renseignements qui proviennent principalement du Dr Abba Sidick lui-même. Après avoir été évincé de la chefferie, El Hadj Issaka s'est exilé en République centrafricaine où il rencontre parmi les milliers de réfugiés tchadiens un certain nombre de gens qui «n'ont pas admis l'indépendance octroyée par la France au Tchad... ou plutôt offerte àTombalbaye» («Dix-neuf questions àAbbaSiddick», p. 4). Il y noue des amitiés et y organise un petit groupe de partisans. En septembre 1965, il se rend avec quelques-uns d'entre eux au Soudan sur invitation de Mohammed El Baghalani, un des futurs fondateurs du Frolinat, qu'il avait auparavant rencontré àBangui et qui lui fait savoir qu'il est possible d'obtenir des armes et de recevoir un entraînement militaire au Soudan (interview avec Abba Sidick, octobre 1975). C'est au Soudan que lui

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et les siens jurent sur le Coran de lutter contre le régime Tombalbaye jusqu'à la mort. El Hadj Issaka n'est toutefois pas resté longtemps au Soudan et il n'y a probablement pas trouvé le soutien et l'aide matérielle qu'il espérait. Retourné en R.C.A., il entre cependant en territoire tchadien, fin décembre 1965. Comme El Hadj Issaka n'a, pour autant que je le sache, laissé aucun écrit et qu'il a disparu en 1971 (voir chapitre IX), il est difficile de se faire une idée du personnage et de ce qu'il représentait. D'après le Dr Sidick (interview, novembre 1974), c'était une sorte de «bandit d'honneur» qui connaissait très bien le terrain où il opérait, mais qui se battait contre le gouvernement pour des motifs religieux et régionalistes, son principal grief étant le caractère anti-musulman du régime de Fort-Lamy. Quoi qu'il en soit, El Hadj Issaka a fait sur le terrain la jonction avec certains groupes de paysans en révolte et a installé un maquis embryonnaire dans le Dar Sila au sud-est d'Abéché. Depuis cette date la R.C.A. a toujours été une source importante pour le recrutement des maquisards; le Dr Sidick assure que, de tout temps, les forces du Frolinat ont été composées pour un bon tiers de gens de la R.C.A. (parmi lesquels beaucoup de commerçants), pour un tiers de gens du Soudan et pour un tiers de gens de l'intérieur (interview, novembre 1974)2.

B . LE F.L.T. ET LES «SOUDANAIS»

L'action se déplace maintenant au Soudan, où, comme nous l'avons vu, vivaient vers 1965 des centaines de milliers de Tchadiens, certains depuis très longtemps, d'autres depuis l'indépendance et donc en quelque sorte en tant que réfugiés politiques. Or, certains d'entre eux ne sont pas restés inactifs. En novembre 1959, P. Gentil mentionne déjà l'existence «d'un comité de dissidents siégeant à Khartoum; comité que ses membres, originaires du Ouaddaï... appellent 'Comité du Tchad libre'... Mais jusqu'à ce jour, cette association n'a guère fait parler d'elle» (Gentil, 1965, p. 142). 2. Ces chiffres sont cependant sujets à caution. Nous verrons plus tard que la section R.C.A. du Frolinat a joué un rôle dans l'ascension du Dr Sidick au sein du Front. Il se peut donc que celui-ci ait voulu donner plus d'importance à ce courant qu'il n'en a en réalité.

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Les choses deviennent plus sérieuses en juin 1965, quand M.Tombalbaye déclare que tous les ressortissants soudanais seront expulsés du Tchad si le Soudan ne cesse de donner asile aux opposants tchadiens résidant à Khartoum sous le nom de «gouvernement de la république islamique du Tchad en exil». Il est difficile de savoir quelles étaient les forces, derrière ce «gouvernement en exil», et quels étaient ses buts. D'après Ph. Frémeaux: «Ce soi-disant gouvernement semble surtout composé—je n'ai pu avoir d'informations précises à ce sujet — d ' u n mélange hétéroclite d'élites musulmanes réactionnaires pour l'essentiel originaires du Centre-Est du pays (Ouaddaï en particulier) qui tentaient à cette époque d'étendre leur influence sur les émigrés tchadiens au Soudan... La négociation aboutit rapidement...; le 1 er juillet 1965, tous les opposants tchadiens sont expulsés du Soudan; une grande partie de l'opposition musulmane réactionnaire se trouve ainsi désorganisée» (Frémeaux, p. 47). D'autres précisions sont apportées par un article paru dans Marchés tropicaux-. «Tout d'abord, 'Union générale des Tchadiens au Soudan', le groupement a pris le nom de 'Front national de la libération du Tchad'... M. François Tombalbaye... l'accusait, preuves à l'appui, d'avoir mis au point un programme anti-national et révolutionnaire, qui se résumait en trois points: céder la partie Nord du Tchad à des gouvernements étrangers qui voudraient en exploiter le sous-sol, et tout d'abord procéder à des recherches de gisements pétroliers; ensuite renverser le gouvernement actuel du Tchad et le remplacer par une équipe de Musulmans, à l'exclusion de Chrétiens; enfin, charger chaque Musulman du Tchad de convertir un Chrétien à l'Islam» [Marchés tropicaux, 3 juillet 1965, p. 1633). Les deux auteurs sont donc d'accord pour attribuer au «gouvernement en exil» des visées réactionnaires et islamiques, dans le dernier cas, même, aux aspects particulièrement inquiétants. Cette thèse correspond probablement en partie à la réalité. Nous savons en effet que certains réfugiés tchadiens au Soudan sont des partisans farouches d ' u n islam intégriste et d ' u n État quasi théocratique au Tchad (j'ai vu des lettres émanant de ces milieux) et on doit probablement chercher parmi eux les animateurs du gouvernement islamique en exil. Cependant, les deux auteurs divergent sur un point important, à savoir le lien qu'il y aurait eu entre ce gouvernement et le «Front national de la libération du Tchad» (F.L.T.). Or, il se peut que ce lien ait existé effectivement, mais il est beaucoup plus probable

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que le président Tombalbaye a consciemment créé la confusion en prêtant au F. L.T. un rôle et des objectifs qui n'étaient pas les siens. En tout cas, si le gouvernement en exil n'est que le F. L.T., vu par les yeux de M. Tombalbaye, il importe d'en redresser l'image. D'après un document émanant du F. L.T. lui-même, le mouvement, qui s'appelait d'abord Mouvement national de libération tchadien (M.N.L.T.), a été fondé le 20 avril 1965. Son président, Hassan Ahmed Moussa, aurait appartenu à l'aile gauche du M. S. A. d'Ahmed Koulamallah et serait parti au Soudan après l'interdiction du M.S.A., donc au début de 1962 («Enquête pour un film contre l'impérialisme français», 1974, p. 30). D'après le Dr Sidick (interview, novembre 1974), le F.L.T. disposait d'une organisation assez importante dès la fin de 1965, avec des cadres valables; il récoltait des fonds substantiels auprès des travailleurs tchadiens des champs cotonniers du Gézirah et utilisait, au début, une campagne d'alphabétisation comme couverture. D'après une lettre du 6 décembre 1970, rédigée en arabe et signée par M. Ahmed Moussa lui-même, le programme du F. L.T. se résumait en cinq points: 1. Renverser le régime dictatorial et le colonialisme sioniste. 2. Libérer le pays de toutes les formes de domination étrangère. 3. Atteindre l'indépendance totale. 4. Instaurer l'unité nationale et l'égalité en droit entre tous les groupes. 5. Rehausser le niveau de vie et le bien-être de la population sur les plans économique, culturel, social, scientifique, et médical. Ce programme succinct (que je donne ici en traduction «non autorisée») n'a rien de très révolutionnaire et correspond bien à l'appellation de «Front de libération national» qu'a adoptée le mouvement. Dans un autre document cependant, que je donne également en traduction rudimentaire, le F. L.T. va un peu plus loin; il y affirme que la révolution doit aboutir à «une république tchadienne démocratique... un État africain entièrement indépendant, ayant pour ordre économique un socialisme national (ayant sa couleur propre) découlant des conditions les plus profondes» (Documents divers 3, p. 1). Cependant, selon la plupart des observateurs et notamment d'après mes informateurs du Frolinat, le F. L.T., malgré son programme nationaliste, était en réalité un mouvement régionaliste, composé exclusivement de Ouaddaïens. Vu son implantation et son

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recrutement exclusivement «soudanais»,cette affirmation est probablement proche de la vérité. Une autre source décrit Ahmed Moussa comme «un intégriste allié aux frères musulmans soudanais et égyptiens» qui entendait mener d'avantage une guerre religieuse q u ' u n e lutte nationaliste {Jeune Afrique, n°774, 7 novembre 1975), information qui me semble douteuse. Quoi qu'il en soit, fin 1965, le F.L.T. se sent assez fort pour déclarer la guerre au régime de M. Tombalbaye et pour engager des opérations militaires, dont les plus spectaculaires sont deux attaques en règle contre le poste frontalier d'Adré, actions effectuées en plein jour et repoussées, d'après la version gouvernementale, avec des pertes sévères pour les attaquants (A.F.P., 12 décembre 1965). Ce sont les seules actions du F.L.T. qui aient eu l'honneur des communiqués de presse à l'époque, mais il y en a eu d'autres. Un document arabe, émanant d ' u n e organisation rivale, les «Fils du Tchad», dresse, début juillet 1966, le bilan suivant des activités du F. L.T. sur les confins tchado-soudanais: treize villages furent brûlés et les habitants chassés et dépouillés de leurs biens; vingt-cinq commerçants furent tués et dépouillés, ainsi que cent cinquante paysans ou voyageurs; mille trois cent cinquante vaches furent dérobées aux nomades arabes (Documents divers 1, p. 1-2). Les combattants du F.L.T. sont décrits ici comme des bandits et des voleurs de grand chemin plutôt que comme des révolutionnaires, ce qui peut être en partie vrai, dans la mesure où dans toute guerre de guérilla la frontière entre opérations militaires et actions de brigandage est floue, pour la raison principale que les maquisards dans les régions rurales sont obligés de vivre sur le pays pour se maintenir. Il se peut aussi q u ' u n e partie des actions dénoncées par les Fils du Tchad aient été le fait d'éléments incontrôlés agissant pour leur propre compte sous couvert d'engagements politiques vagues et douteux. Ph. Frémeaux mentionne en effet des «groupes armés qui, depuis octobre 1965, maintiennent un climat d'insécurité au Ouaddaï et dans le nord du Salamat» (Frémeaux, p. 55). Ceux-ci étaient soit des éléments plus ou moins indépendants, soit sous l'obéissance d'El Hadj Issaka, car le F.L.T., au cours de la période 1965-1966, semble avoir mené ses actions de l'extérieur, c'est-à-dire du Soudan; il s'agissait surtout de raids éclairs, les guérilleros se repliant chaque fois, après leurs coups de main, de l'autre côté de la frontière.

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Nous constatons donc que, dès la fin de 1965, la paix était troublée dans le Centre-Est tchadien, d'une part par les insurrections paysannes ayant éclaté à la suite de Mangalmé, d'autre part par les actions du F.L.T. sur la frontière tchado-soudanaise, et en dernier lieu par les maquis embryonnaires d'El Hadj Issaka. Or, dès cette période, le gouvernement tchadien se sent menacé et réagit avec sévérité. Fin décembre, par exemple, M. Tombalbaye déclare devant l'assemblée nationale: «Le temps de la faiblesse est révolu. Tout mouvement contre l'autorité sera réprimé avec une vigueur inconnue jusqu'ici au Tchad. Ceux qui pensent qu'ils peuvent braver la légalité seront impitoyablement châtiés» (A. F.P., 23 décembre 1965). A ce moment, le président tchadien ne savait pas encore qu'il ne s'agissait alors que d ' u n début d'agitation et de contestation. D'autres éléments allaient se joindre à la lutte pour la transformer ou du moins tenter de la transformer en une véritable révolution. Avant de porter notre attention sur ces groupes et sur ces personnalités, nous devons encore terminer brièvement notre tour d'horizon de la scène soudanaise. J ' a i déjà mentionné, en passant, une organisation s'intitulant les Fils du Tchad, qui était également hostile au régime du président Tombalbaye et qui aurait bénéficié du soutien des Frères musulmans (Decraene, 1967b). D'après le seul document dont nous disposons, il s'agit en effet d ' u n e organisation d'inspiration musulmane intégriste, qui correspond d'ailleurs, mieux que le F. L.T., au portrait brossé par le journaliste de Marchés tropicaux du gouvernement islamique en exil dont il a été question ci-dessus. Pour ce qu'on en sait, ce mouvement ne s'est jamais livré à des actions armées, tout en critiquant sévèrement celles du F.L.T., avec lequel il semble avoir été à couteaux tirés, notamment pour des motifs religieux. Son communiqué du 10 juillet 1966 s'en prend violemment aux leaders du F. L.T., ainsi qu'à ceux de l'U.N.T., en disant: «Nous nous étonnons qu'ils critiquent l'Islam au Tchad, alors qu'ils ne respectent pas eux-mêmes le jeûne du Ramadan... Qu'est-ce que c'est comme Islam? Ce n'est pas l'Islam nouveau, nous ne le voulons pas au Tchad» (Documents divers 1, p. 2). Ce jugement jette d'ailleurs un doute sérieux sur le caractère confessionnaliste prêté au F.L.T. par Jeune Afrique.

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C . L'U.N.T. ET LES ÉTUDIANTS DU CAIRE

Avec l'Union nationale tchadienne (U.N.T.), nous sommes en présence d ' u n groupe de révolutionnaires qui a été le dernier à rejoindre le maquis, mais d o n t l'existence est antérieure à celle des autres mouvements et courants analysés jusqu'ici. Sa création r e m o n t e en effet au 16 septembre 1958, quand le référendum de De Gaulle avait provoqué l ' u n i o n sacrée de tous les partis politiques tchadiens, y compris le M.S. A., pour voter «oui». Un petit groupe se détache alors du M.S.A., auquel se joignent quelques intellectuels progressistes jusqu'alors indépendants; il prend le n o m d ' U n i o n nationale tchadienne et fait campagne pour le «non» au référendum du 28 sept e m b r e ; avec peu de succès d'ailleurs, car les résultats du scrutin sont parfaitement éloquents: sur 818 387 suffrages exprimés, il y a 804 355 «oui» (98%) et 14 032 «non» (Le Cornée, p. 229). Nullement découragée par ces résultats médiocres, l'U. N.T. continue son combat p o u r l'indépendance immédiate avec, à sa tête, u n bureau territorial de quatorze membres parmi lesquels figurent quelques noms d o n t on entendra parler par la suite. Son premier président, Issa Danna, disparaîtra bientôt de la scène politique, mais son secrétaire général, Mahamat Abba, commis, Arabe noir originaire du Ouaddaï, né en 1930, jouera un rôle important au sein de la révolution tchadienne. On note également, parmi les dirigeants de l'U.N.T., les noms d ' I b r a h i m a Abatcha, Mahamat Ali Taher et Aboubakar Djalabo O t h m a n . M. Outel Bono, étudiant en médecine à Toulouse où il dirige L'Etudiant tchadien, mensuel de l'Association des étudiants tchadiens en France (A. E.T. F.), est également lié à l'U.N.T.. En ce qui concerne l'orientation politique de l'U.N.T., trois choses sont à remarquer: d'abord, c'est u n parti d ' i m p l a n t a t i o n essentiellement urbaine qui, d'après Mahamat Abba lui-même, défendait plus particulièrement les chômeurs, les ouvriers et les syndicats (interview, novembre 1974); ensuite, l'U.N.T. regroupe u n certain n o m b r e d'«éléments marxisants» («Dix-neuf questions à A b b a S i d dick», p. 4 ) ; J . Le Cornée (p. 257) y voit m ê m e «la relance possible d ' u n d é f u n t parti communiste tchadien»; enfin les quatorze membres du bureau territorial ont «tous une patronymie spécifiquement arabe» (i&îÎqJ.);si l'U.N.T. exprime des options socialistes et radicales, il s'agit d ' u n «socialisme arabe», comme le m o n t r e la revendication

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de l'égalité culturelle et administrative entre'les langues arabe et française et aussi les quelques passages anti-sionistes qui figurent dans les versions arabes de son programme politique (Documents Frolinat 84, p. 2). Entre octobre 1958 et mars 1963, les documents que j'ai consultés ne font pas mention de l'U.N.T., mais son nom figure sur la liste des associations politiques interdites en janvier 1962. Fin mars 1963, cependant, quelques-uns de ses dirigeants, dont notamment Mahamat Abba et le Dr Bono, sont parmi les hommes politiques arrêtés à la suite du remaniement ministériel du début de ce mois. Comme nous l'avons vu, lors du procès qui s'ensuivit, ils furent condamnés respectivement à la détention perpétuelle et à la peine capitale (commuée plus tard en détention à vie) pour avoir comploté contre la sécurité de l'État. Y a-t-il vraiment eu complot de la part de ce groupe à audience, après tout, très restreinte? Il est difficile de répondre à cette question, mais les comptes rendus du procès rédigés par P. Gentil permettent de penser qu'il y a eu effectivement un début de conspiration, qui n'était cependant que dans sa phase préparatoire. Le Dr Bono est en effet accusé d'avoir envoyé à Mahamat Abba «des instructions pour créer un réseau clandestin, qui provoquerait des manifestations. Mahamat Abba prétend qu'il ne s'agit que de correspondances amicales sans idée de complot, mais Kodebri Nagué [président de la Cour] lit une lettre d'Outel Bono qui, le 29 janvier 1962, prescrivait d'organiser le travail clandestin, en attendant que le moment soit venu de relever la tète» (Gentil, 1965, p. 292). Mahamat Abba confirme cependant qu'il n'a pas eu l'intention de fomenter une rébellion: «'Vous avez pourtant proclamé votre volonté de renverser le gouvernement Tombalbaye, répond le Président Kodebri Nagué: Outel Bono vous avait demandé de dresser une liste de partisans, en indiquant ceux qui vous semblaient les plus sûrs...' Mahamat Abba est prié de préciser le sens des appréciations qu'il portait sur ses partisans; par exemple lorsqu'il écrivit: 'militant prêt à rencontrer des difficultés; homme de cœur ne reculant pas devant les difficultés; militaire ayant travaillé dans les explosifs, et prêt à tout'» (ibid.). La thèse du complot n'est donc pas une pure invention. Un autre élément permet d'ailleurs de penser que les dirigeants de l'U. N.T. envisageaient dès 1962 l'emploi éventuel de moyens «illégaux». Après

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l'interdiction des partis politiques, en janvier, ils décident en effet d'envoyer quelques-uns des leurs à l'étranger pour assurer la continuité du mouvement dans le cas où la situation deviendrait trop difficile au Tchad. C'est ainsi qu'Ibrahima Abatcha, alors deuxième secrétaire général adjoint, part pour le Ghana où il sera rejoint plus tard par Aboubakar Djalabo et Mahamat Ali Taher. Or, dans un texte manuscrit rédigé en octobre 1975, Mahamat Abba insiste sur le fait qu'Ibrahima Abatcha et les siens furent dûment mandatés par l'U.N.T. et qu'ils avaient pour mission de préparer la lutte armée à laquelle le comité directeur du parti s'était alors décidé (Documents Frolinat 84, p. 1). Au cours des années suivantes, c'est surtout Ibrahima Abatcha qui émerge, par ses activités inlassables pour créer un front de libération tchadien, parmi les exilés de l'U. N.T. à Accra. Malheureusement nous savons très peu de chose sur le personnage d'Abatcha. Sa carte d'identité que j'ai vue à Alger donne comme date de naissance approximative l'année 1938 et indique qu'il était de coutume «Bornou», donc de l'Ouest du Tchad où les Bornouans constituent un groupe d'immigrés venus du Nigeria du Nord. D'après mes informateurs du Frolinat, Abatcha est né à Fort-Lamy et avait été commis des services administratifs financiers du Tchad, comme Mahamat Abba. Vers la fin de la période coloniale, il aurait fait une année de prison, à cause de ses activités politiques ou pour indélicatesses dans l'exercice de ses fonctions (je n'ai pas pu avoir de précisions à ce sujet). Il parlait le français, l'anglais et l'arabe dialectal, mais, n'ayant pas été à l'école coranique, il ne savait pas écrire l'arabe. Quant à sa formation politique, elle aurait été rudimentaire au moment de son départ du Tchad. Au Ghana, son horizon politique s'élargit rapidement. Il y est pris en main et patronné par les dirigeants de l'U. P.C. du Cameroun, qui ont déjà une expérience solide des maquis et de la clandestinité et qui l'aident à établir des contacts avec les organisations progressistes du tiers monde (Mohammed Saleh Abdelmolla, interview, novembre 1975). A la suite de ces contacts, Ibrahima Abatcha participe en tant qu'observateur à quelques conférences inter-africaines au Ghana et est également invité pour des conférences au Viêt-nam du Nord et en Indonésie. D'après ses écrits de l'époque, qui sont le plus souvent, il faut le dire, des déclarations de circonstance, Abatcha se situe résolument

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du côté des mouvements révolutionnaires les'plus progressistes. Il s'y réclame de la révolution algérienne et du combat de l'U.P.C. au Cameroun, se déclare solidaire de la lutte de libération des peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine, fustige l'impérialisme américain autant que le néo-colonialisme français, et proclame à plusieurs reprises son adhésion à Mao Tsé-Toung, comme par exemple dans un communiqué de presse du 17 février 1964: «... l'UNION NATIONALE TCHADIENNE... a accueilli avec joie et soutient intégralement la déclaration du Président MAO TSE-TOUNG pour la formation d'un Front uni le plus large possible contre l'impérialisme Américain. Car la formation d'un tel front UNI anti-US est devenue une nécessité exigeante de notre époque révolutionnaire» (Documents Frolinat 5, p. 1). Parmi ses écrits de cette époque, un texte tient une place spéciale dans la mesure où il traite plus particulièrement de la situation tchadienne. Il s'agit d'un appel intitulé «Pour un front uni national de libération» publié, fin 1963, dans le premier— et probablement dernier—numéro d'un journal d'opposition, Al Sehy (La Vérité). Dans ce texte, Ibrahima Abatcha prélude sur la formation du Frolinat, trois ans plus tard. Le texte fait notamment appel à «tous les partis, à toutes les organisations estudiantines, mouvements féminins, associations sportives, etc.» et se termine ainsi: «Donc, Tchadiennes, Tchadiens, constituons-nous en un front uni national de libération, et livrons une guerre sans merci contre nos envahisseurs. Nous vaincrons» (voir annexes). C'est une véritable déclaration de guerre au régime du président Tombalbaye; il convient de noter également que le combat auquel appelle Ibrahima Abatcha y est présenté comme une lutte nationale et anti-impérialiste sans aucune référence, sauf, en passant, à des thèmes régionalistes ou musulmans. En 1965-1966, Abatcha va ensuite s'employer à transformer cette déclaration de guerre verbale en une lutte armée authentique. Pour ce faire, il quitte le Ghana et se rend d'abord à Alger où l'U.N.T. avait déjà un représentant (il s'agit probablement d'Aboubakar Djalabo). C'était encore à l'époque de Ben Bella (début 1965), et, selon le Dr Sidick (interview, octobre 1975), il aurait pu obtenir une aide matérielle substantielle de l'Algérie, s'il avait fait preuve d'un peu plus de patience. D'après un de mes informateurs, qui affirme avoir vu lui-même la

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lettre en question, Abatcha se serait adressé, lors de son séjour en Algérie, aux étudiants tchadiens en France pour leur demander de se joindre à la lutte contre le régime Tombalbaye. D'après le même informateur, ceux-ci, tout en étant hostiles au président tchadien, «n'y croyaient pas trop» et n'auraient jamais répondu officiellement à l'invitation d'Abatcha. Celui-ci se rend alors en Égypte et c'est là qu'il réussit à recruter ses premières troupes pour la guerre de guérilla: son projet de déclencher la lutte armée trouve en effet un accueil favorable auprès de certains étudiants tchadiens du Caire qui, contrairement à leurs collègues de France, sont prêts à répondre à son appel. La raison de cette attitude n'est pas difficile à trouver; comme le disait Ibrahima Abatcha lui-même, en exagérant quelque peu d'ailleurs: «Au Tchad, 70% des Tchadiens parlent l'Arabe, et 40% sont instruits rien qu'en Arabe, mais le gouvernement refuse catégoriquement d'adopter l'Arabe comme deuxième langue officielle du pays... Quant aux Tchadiens qui ont eu la chance d'être admis dans les Universités Arabes ils sont très mal vu par le gouvernement et... on ne les admet pas de travailler dans l'administration du pays. Donc, que faut-il faire des cadres et intellectuels Arabes?» (Documents Frolinat 3, p. 2). Il n'est donc pas étonnant que les étudiants cairotes en mal de débouchés aient accueilli avec faveur un homme capable de tenir de tels propos, à l'encontre de ceux de France dont l'avenir au Tchad semblait assuré. Cette «contre-élite» arabophone n'avait d'ailleurs pas attendu l'arrivée d'Abatcha pour se manifester, car dès 1944, certains d'entre eux auraient présenté au gouverneur général Félix Éboué, alors en visite en Egypte, une pétition contenant leurs revendications politiques (Documents Frolinat 64, p. 6) 3 . Plus tard, il s'est fondé au Caire une «Association des enfants du Tchad» (à caractère non politique, m'a-t-on affirmé, et qui fonctionnait déjà en 1959), qui s'est scindée en deux branches à cause de divergences ethniques. La rupture serait intervenue en 1964; lors d ' u n passage du président Tombalbaye au Caire, les fractions pro- et anti-Tombalbaye 3. Je n'ai jamais vu le document en question et son existence est incertaine. La fille de M. Éboué, qui accompagnait son père lors de son séjour en Égypte et lui servait de secrétaire privée, affirme qu'elle n'a jamais entendu parler d'un tel mémorandum. D'après elle, des étudiants tchadiens sont peut-être venus «saluer» son père et lui ont exposé leurs problèmes de vive voix, mais elle doute qu'ils aient pu présenter un document écrit.

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s'affrontent violemment avec comme résultat plusieurs morts et blessés (Mohammed Saleh Abdelmolla, interview, novembre 1974). Début 1965, quelques «anti-Tombalbayistes» créent alors un petit comité plus ou moins secret, comprenant six étudiants ou élèves du secondaire et animé par le cheikh Aboubakar Abdel Hakim, professeur à l'Al-Azhar, aujourd'hui âgé déplus de quatre-vingts ans. Il est à noter que, parmi les six étudiants du comité, l'un est mort plus tard au maquis, alors que quatre autres jouaient encore en 1976 un rôle actif au sein des délégations extérieures du Frolinat. Un seul a abandonné la lutte 4 . C'est avec ce petit comité semi-secret, aux idées imprécises, qu'Ibrahima Abatchaprend contact. En même temps, il réussit, probablement de nouveau par l'intermédiaire de réfugiés camerounais de l'U.P.C., à contacter l'ambassade de la Corée du Nord qui lui propose un stage politico-militaire. Parmi les étudiants du Caire, sept volontaires se déclarent alors, qui deviendront, avec Ibrahima Abatcha, les premiers cadres politico-militaires des maquis tchadiens. Il s'agit de: Aboubakar Mahamad Trei, Abdoulaye Makboul, Hissein Ahamat Django, Bahar Dannah Douas, Abdelrasoul Mahamad Dankar, Taher Mahamat Moussa et Mahamat Hissein Abdallah 5 . Vers juin 1965, ces sept volontaires partent en Corée, où ils restent trois mois et subissent un entraînement (donné entièrement en arabe, m'a-t-on dit). Ils sont de retour en octobre 1965 et repartent aussitôt au Soudan en compagnie d'Ibrahima Abatcha. De là, ils rejoignent les maquis tchadiens, probablement en mai 1966 (Mohammed El Baghalani, interview, mars 1977). Abatcha, cependant, reste temporairement au Soudan pour y recruter d'autres combattants parmi les nombreux réfugiés tchadiens et pour y fonder enfin son front uni de libération nationale, qu'il appelait de ses vœux depuis 1963. En ce qui concerne les combattants, il réussit à gagner à sa cause quelques militaires tchadiens ayant appartenu à l'armée soudanaise, dont un sous-officier, deux officiers 4. Il s'agit de: Ismael Mohammed Djibrine, Abderrahman Mohammed Abdallah, Mohammed Saleh Abdelmolla, Maloum Boucar, Youssouf Djoumar et Abdelrasoul Mahamad Dankar (mort au combat). 5. Aujourd'hui cinq d'entre eux sont morts au combat, un a abandonné la lutte, officiellement pour des raisons de santé, et le septième, d'après les dernières informations dont je dispose, continuerait le combat, mais au sein d'une branche dissidente du Frolinat établie au Soudan.

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subalternes et u n officier supérieur (Documents Frolinat 16, p. 1). Le plus connu d'entre eux est Hadjaro Adam Senoussi, Tchadien né au Soudan où il a toujours vécu, et qui aide Abatcha à former d'autres combattants. Sur le plan politique, Abatcha prend contact avec les leaders du F.L.T. ainsi qu'avec Mohammed El Baghalani, ancien membre de l'U.N.T. qui a quitté le Tchad en septembre 1963 et qui entretient, comme nous l'avons vu, des relations avec El Hadj Issaka, déjà actif sur le terrain. A tous, il propose un front uni de lutte et certaines réponses sont apparemment favorables.

D . LA CRÉATION DU FROLINAT

C'est le 22 juin 1966 qu'est créé à Nyala (Soudan) le Frolinat 6 . D'après la légende du Frolinat d'aujourd'hui, l'événement aurait eu lieu lors d ' u n grand congrès réunissant toutes les tendances de l'opposition tchadienne au Soudan et plus particulièrement des délégations importantes de l'U.N.T. et du F. L.T.. Toutes ces organisations auraient alors été d'accord pour se fondre au sein du «nouveau-né» et continuer ensemble la lutte armée au Tchad. Mais cette légende pose quelques problèmes. Elle n'explique pas comment il a été possible que le congrès constitutif du Frolinat adopte tel quel l'ancien programme de l'U.N.T. et attribue les postes de direction les plus importants exclusivement à d'anciens dirigeants de l'U.N.T., alors que le F.L.T. était nettement majoritaire au sein de l'émigration tchadienne. Elle n'explique pas non plus pourquoi Ahmed Moussa, aussitôt après le 22 juin, retire le F.L.T. de la nouvelle organisation pour continuer seul le combat. Elle n'explique d'ailleurs pas non plus — et, pendant longtemps, cela a été un problème personnel pour moi — pourquoi il est si difficile de rencontrer vivant un des nombreux militants qui auraient participé au congrès de Nyala. La réponse à ces questions est simple: la légende du Frolinat est en partie fausse. D'après Matar NashrDhahab (interview, novembre 1975), qui était personnellement à Nyala, les choses se sont en réalité 6. Au sujet de ce sigle, Ph. Frémeaux remarque: «Initialement abrégé FROLINAT, le Front de Libération Nationale Tchadien a adopté par la suite l'orthographe suivante: FRO.LI.NA., pour revenir début 1970 à l'abréviation initiale développée désormais: Front de Libération Nationale du Tchad et non plus tchadien» (Frémeaux, p. 60).

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passées ainsi: en juin 1966, Abatcha, pressé d'entrer au maquis comme les sept «Coréens» et craignant qu'Ahmed Moussa ne profite de la supériorité numérique de son F.L.T. pour se faire élire secrétaire général du Frolinat en gestation, réunit autour de lui quelques dizaines de personnes. Certaines d'entre elles étaient des dirigeants du F.L.T., mais d'après ce que j'ai pu comprendre, elles ne représentaient pas officiellement ce mouvement; son président, Ahmed Moussa, était d'ailleurs à ce moment en prison à Khartoum pour «anarchie» (Mohammed El Baghalani, interview, mars 1977), c'està-dire pour intervention dans la politique intérieure du Soudan et pour avoir mis en danger la sécurité du pays7. D'après Matar Nashr, Abatcha avait l'intention de réunirplus tard un grand congrès pour «légaliser» la situation, mais, dès juin 1966, il rejoint le maquis d'où il ne devait plus sortir. D'ailleurs, en sortant de prison, Ahmed Moussa dénonce aussitôt la réunion de Nyala, en la stigmatisant comme une manœuvre de division inspirée par l'impérialisme et le sionisme (Documents divers 3, p. 1) et en faisant savoir qu'il s'oppose à toute tentative d'unification sous l'égide de l'ancienne U.N.T.. On a donc nettement l'impression qu'Ibrahima Abatcha a voulu forcer la main aux dirigeants du F. L.T. en réunissant son comité restreint à Nyala. En tout cas, le grand congrès projeté par Abatcha n'a jamais eu lieu et c'est ainsi que la réunion de Nyala est devenue définitivement le congrès constitutif du Frolinat. Quoi que l'on pense des procédés employés par Abatcha, on peut dire rétrospectivement que l'histoire lui a donné raison. Le F. L.T., après des débuts prometteurs, n'a pas réussi à se défaire de son orientation régionaliste, et bien qu'il ait continué la lutte armée, son influence est restée circonscrite au Ouaddaï, notamment à la souspréfecture d'Adré à la frontière soudanaise, avec peut-être quelques incursions dans le Biltine voisin. A plusieurs reprises les combattants du Frolinat se sont d'ailleurs heurtés aux partisans d'Ahmed Moussa. Le Dr Sidick déclare à ce sujet: «Nos combattants du Frolinat furent obligés de mener contre eux des actions de destruction car ils allaient contre la révolution. Ils razziaient la population, les commerçants ambulants... Pas d'actions contre le gouvernement de Tombalbaye. En contre partie, jamais l'ennemi, ni les troupes françaises 7. Ce fait est attesté par un communiqué du F.L.T. du 25 décembre 1971 (Documents divers 3, p. 1); il m'a été confirmé ensuite par le Dr Sidick, après quelques hésitations il est vrai.

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ni les troupes gouvernementales n'ont mené d'actions répressives contre les hommes en uniforme de Mahamat Moussa» {Tchad, une néo-colonie, p. 143). Jusqu'en 1976 le F.L.T. semble cependant avoir gardé une présence militaire très réduite sur le terrain. Le mouvement a également essayé d'intervenir parfois dans les luttes de clans au sein du Frolinat, en cherchant à s'allier à telle tendance contre telle autre et en appelant à l'unité (Documents divers 3), sans grand succès d'ailleurs. En fin de compte, le F. L.T. a sombré dans l'oubli et n'a jamais joué de rôle important dans la lutte armée au Tchad. C'est au Frolinat qu'a incombé la tâche de diriger cette lutte et il importe donc de voir de plus près les structures et le programme du mouvement tels qu'ils ont été établis lors de la réunion de Nyala. D'abord le programme, que je publie ici intégralement dans la version donnée par Tchad, une néo-colonie (p. 156-157), en précisant que ce programme est le même que celui que l'U.N.T. avait adopté début 1962 après la dissolution des partis politiques autres que le P.P.T..

Programme politique du

FROLINAT

1. Lutter par tous les moyens pour renverser le régime néo-colonialiste et dictatorial que la France a imposé à notre peuple depuis le 11 août 1960, après avoir hissé et maintenu au pouvoir une clique de marionnettes dociles à exécuter sa nouvelle politique tendant à perpétuer la domination, l'oppression et l'exploitation extrêmes de notre peuple sous une nouvelle forme, la plus subtile, la plus dangereuse et la plus barbare, mais qui n'en demeure pas moins la dernière: le néo-colonialisme, en vue de reconquérir l'indépendance nationale et totale de notre patrie. 2. Évacuer toutes les bases et troupes étrangères qui sont stationnées sur le sol de notre patrie et qui constituent par là même un grand danger permanent, non seulement pour la sécurité extérieure et intérieure de notre peuple et une aliénation de notre souveraineté, mais aussi une menace et un danger permanents pour les autres pays frères africains, comme l'a si justement prouvé l'envoi de ces troupes du Tchad durant les événements du Cameroun et d'ailleurs.

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3. Instaurer un gouvernement de coalition nationale démocratique et populaire. Réaliser une large démocratie progressiste en promulguant les libertés de presse, de parole, de réunion,de croyance, de circulation, d'association, etc. Amnistier tous les détenus politiques. 4. Appliquer une politique conséquente à la campagne. Réaliser la Réforme Agraire. Et, en se basant sur le principe «la terre à ceux qui la travaillent», distribuer gratuitement la terre aux paysans pauvres. Aider et soutenir efficacement les paysans dans tous les domaines: politique, économique, social et culturel. Augmenter, assurer et stabiliser les prix et l'écoulement des produits agricoles. 5. Augmenter d'un tiers le salaire des ouvriers, relever les salaires, les traitements des fonctionnaires et soldats, supprimer toutes les taxes et amendes arbitraires, diminuer l'impôt personnel, procurer du travail aux chômeurs. Réaliser l'égalité des sexes, procurer des soins gratuits aux malades. Améliorer constamment les conditions de vie du peuple. 6. Encourager et protéger les petits et moyens commerçants des grosses firmes étrangères, supprimer le monopole économique des pays impérialistes, notamment de la France et des autres membres de la C.E.E., nationaliser les secteurs-clé de l'économie nationale. Édifier une économie nationale indépendante. Appliquer une politique de fiscalité raisonnable et équitable. 7. Édifier une culture et une éducation démocratiques, progressistes et à caractère national. Adopter l'arabe et le français comme langues officielles, lutter efficacement contre l'analphabétisme en vue de sa radiation complète. 8. Établir des relations diplomatiques avec tous les pays, sauf Israël et l'Afrique du Sud, sur la base des dix principes de la Conférence de Bandoung et des cinq principes de la coexistence pacifique. Appliquer une politique extérieure de neutralisme positif, soutenir activement les mouvements de libération nationale, défendre la paix mondiale. Ce programme appelle quelques commentaires. On constate d'abord l'absence de toute référence régionaliste ou religieuse, mis à part la revendication de l'arabe comme deuxième langue officielle, et le refus d'établir des relations diplomatiques avec Israël; par contre, le programme se dresse clairement contre le néo-colonialisme, ce qui

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prouve qu'il s'agit là d ' u n e dimension importante si l'on veut comprendre la révolution tchadienne. D'autre part, ce programme répond à la phase de la lutte de libération nationale, dans le schéma de Mao Tsé-Toung, dans la mesure où il fait appel à un éventail assez large de catégories sociales. En dehors des paysans et des ouvriers, le Frolinat s'intéresse, en effet, aux commerçants «nationaux» et, en passant, aux fonctionnaires. Un oubli intéressant cependant: les éleveurs. Nous verrons plus tard que ce détail est probablement significatif (voir chapitre x v i , p. 406). Voyons maintenant les structures du nouveau mouvement, telles qu'elles sont données dans la «Déclaration commune de l'Union Nationale Tchadienne (U.N.T.) et du Front de Libération du Tchad (F. L.T.)» {Tchad, une néo-colonie, p. 153). On s'aperçoit clairement, à la lecture de ce document, dont l'introduction ne correspond que partiellement à la réalité, que c'est sur celui-ci surtout que se fonde ce que j'ai appelé «la légende du Frolinat». Le document dit en effet ceci: «Animées par le devoir sacré de réaliser les profondes aspirations populaires et dans l'intérêt supérieur de la Patrie, se sont rencontrées du 19 au 22 juin 1966, les deux délégations de l'Union Nationale Tchadienne et du Front de Libération du Tchad... Après avoir échangé les points de vue... les deux délégations ont décidé la fusion des deux organisations en un Front... Le FROLINAT est donc la seule organisation appelée à diriger l'action révolutionnaire à partir du 22 juin 1966. Un Comité Central de 30 membres a été constitué à raison de 15 membres de l'Union Nationale Tchadienne (U.N.T.) et de 15 membres du Front de Libération du Tchad (F.L.T.). Le Secrétariat est formé de 10 membres dont 5 pour l'U.N.T. et 5 pour le F. L.T.. Le frère Ibrahim Abatcha est désigné comme Secrétaire Général du FROLINAT. Une délégation de 4 membres présidée par le frère Abou Bakar Djalabou a été désignée pour représenter le Frolinat à l'Extérieur. Au Comité Central, 8 sièges à pourvoir (sur les 30) dans les proportions suivantes: — Mouvement syndical: 2 sièges; — Organisations estudiantines: 2 sièges; — Organisations féminines: 2 sièges; — Représentants des commerçants: 2 sièges...

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Les deux délégations se sont entendues pour que le Drapeau de la Révolution se compose des couleurs suivantes: rouge en haut — bleu en bas — triangle blanc jointant la hampe, en son milieu, un croissant et une étoile verts.» Comme le programme du Frolinat, ce schéma d'organisation fait apparaître le souci d'Ibrahima Abatcha d'appliquer une stratégie de front de libération national: les sièges réservés, au comité central, au mouvement syndical, aux étudiants, aux femmes et aux commerçants doivent être interprétés dans ce sens. Il fait apparaître aussi, et ceci confirme nos soupçons quant à la participation réelle du F. L.T. au congrès, que malgré la répartition proportionnelle des sièges dans les différents organismes dirigeants du Frolinat, I'U.N.T. s'attribue la part du lion dans la «division du travail», car les deux postes de première importance, dont les titulaires sont désignés nommément, lui reviennent. Sur un détail cependant, Ibrahima Abatcha n'a pas obtenu satisfaction, à savoir le drapeau rouge que ses partisans utilisaient déjà au maquis. Or, le drapeau du Frolinat sera finalement frappé du croissant et de l'étoile verts de l'islam pour des raisons politiques et tactiques évidentes. Il circule à ce sujet une histoire amusante que m'ont rapportée, en mai 1973, les deux responsables du bureau du Frolinat à Alger: un des premiers actes d'Abatcha en rejoignant le maquis tchadien aurait été de descendre le drapeau rouge et de hisser le nouveau «Drapeau de la Révolution», ceci pour respecter scrupuleusement la volonté populaire. Il existerait même une photo de cette curieuse cérémonie. Avant de déplacer maintenant notre attention vers le Tchad, pour entrer au maquis avec Ibrahima Abatcha, une dernière mise au point s'impose. Il s'agit d'un inventaire un peu plus systématique des dirigeants du nouveau mouvement. Comme nous l'avons vu, ils viennent d'horizons divers et appartiennent à différents courants: 1. En premier lieu, nous avons un groupe numériquement faible, mais qui imprime au Frolinat son caractère anti-impérialiste et socialiste et qui occupe les postes les plus importants au sein du mouvement. Ce sont les dirigeants de l'ancienne U.N.T. dont notamment Ibrahima Abatcha, Aboubakar Djalabo, et Mahamat Ali Taher. Il est intéressant de noter que Djalabo et Taher sont tous les deux originaires du Kanem, donc de l'Ouest, comme Ibrahima Abatcha. C'est peut-être cette prépondérance des gens de l'Ouest dans la direction

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de l'U.N.T. qui a rebuté les leaders du F.L.T., organisation exclusivement ouaddaïenne. D'après les informations que j'ai obtenues auprès de Mahamat Abba (interview, novembre 1975), Djalabo et Taher se trouvaient dès 1965 à Alger en tant que représentants de l'U.N.T. dont Djalabo était le vice-président ou premier secrétaire général adjoint. Taher aurait servi quelque temps dans la police égyptienne et y aurait reçu une formation militaire rudimentaire, alors que Djalabo aurait fait un séjour en Arabie séoudite (Abba Sidick, interview, octobre 1975). Leur culture politique aurait été rudimentaire. 2. Les étudiants du Caire constituent un deuxième groupe, numériquement plus important, dans la direction du Frolinat. C'est parmi eux qu'Abatcha a recruté ses volontaires pour la Corée, et ce sont eux également qui ont fourni une partie des cadres ayant servi plus tard dans les délégations extérieures du Front. Ils représentent probablement davantage l'Est du Tchad et éventuellement le Centre. On les décrit parfois comme «traditionalistes», ce qui est, à mon avis, un jugement trop hâtif. Ceux d'entre eux que j'ai rencontrés ne correspondent pas à cette définition; ils ont par exemple tous abandonné l'islam en tant que religion. 3. Sur le troisième groupe, les anciens militaires tchadiens de l'armée soudanaise, nous ne savons presque rien. Il semble cependant qu'ils aient joué un rôle important sur le plan militaire, car d'après un document qui date probablement du début de 1967 et qui fait en quelque sorte l'inventaire des forces de l'intérieur du Front, sur les vingt-six cadres militaires des maquis tchadiens, douze avaient reçu leur formation au Soudan, contre sept en Corée du Nord, deux en Chine populaire et cinq en Égypte (Documents Frolinat 16, p. 1). Il se peut qu'il se soit trouvé parmi eux quelques transfuges du F. L.T.. Une personnalité occupe une place spéciale dans l'organigramme du Frolinat, à savoir Mohammed El Baghalani, qui apparaîtra bientôt comme le troisième homme dans la hiérarchie du mouvement, après Ibrahima Abatcha et Djalabo. Les données sur lui sont contradictoires. Il dit lui-même avoir été membre de l'U.N.T. dès le début des années soixante, ce qui est nié par Mahamat Abba et d'autres responsables du Frolinat d'aujourd'hui. Ayant quitté le Tchad après les événements de septembre 1963, il s'est en tout cas rendu en R.C. A. où il a rencontré El Hadj Issaka, et ensuite au Soudan où il a entrepris d'organiser les réfugiés tchadiens au nom de l'U.N.T. et où il a été «récupéré» par Ibrahima Abatcha. Il représente des courants

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plus traditionalistes parmi les musulmans du Tchad, et c'est probablement en tant que porte-parole de ces forces qu'il a été élu à la direction du Frolinat. Beaucoup de mes informateurs le disent lié aux Frères musulmans, mais au cours d'une interview, en mars 1977, il m'a affirmé n'avoir jamais eu de relations avec ces milieux. Ajoutons encore que Baghalani est un Arabe noir du Ouaddaï et qu'il a fait des études littéraires arabes au Soudan. En fin de compte, les cadres politiques et militaires du Frolinat, malgré leur provenance diverse, ont tous quelques caractéristiques en commun: 1. Il sont tous jeunes ou même très jeunes. Le document sur les forces intérieures des maquis tchadiens affirme notamment que «l'âge des cadres se situe entre vingt-cinq ans et quarante-cinq ans» (Documents Frolinat 16, p. 1). Or, la tranche d'âge de trente à quarante-cinq ans est probablement représentée uniquement par les anciens militaires de l'armée soudanaise, les leaders de l'U.N.T. et les étudiants du Caire n'ayant pas trente ans à l'époque. 2. Ce sont tous des hommes politiquement neufs et qui n'ont joué aucun rôle dans les partis «musulmans» traditionnels ayant participé au combat pour l'indépendance politique du Tchad. 3. Un certain nombre d'entre eux sont des «étrangers», soit parce que, tout en étant Tchadiens, ils ont passé une grande partie de leur vie à l'étranger (Hadjaro, le cheikh Abdel Hakim qui aurait passé cinquante ans de sa vie au Caire), soit parce que, tout en ayant vécu longtemps ou toute leur vie au Tchad, ils sont d'origine étrangère comme Abatcha (originaire du Bornou) et peut-être Baghalani, auquel certains prêtent des origines partiellement soudanaises. Cette prépondérance de non-Tchadiens au sein du Frolinat est également un facteur qui a rebuté les leaders du F. L.T.. Le slogan de ce mouvement: «Le Tchad aux Tchadiens», en effet, ne vise pas uniquement la présence française au Tchad, mais constitue également un reproche voilé au Frolinat, par rapport auquel le F. L.T. tient à se démarquer comme organisation «authentiquement» tchadienne. 4. Tous les leaders du Frolinat, pratiquants ou non, sont de confession musulmane et on ne trouve aucun représentant du Sud parmi eux. A noter cependant que quelques Sudistes ont rejoint plus tard le Frolinat et ont même occupé des postes de commandement au sein des forces armées du Front. Cependant, et le fait est révélateur, en passant dans les rangs delà révolution tchadienne,ils abandonnent en général leur ancien nom et se choisissent un nom à consonance arabe.

CHAPITRE VI

Le Frolinat d'Ibrahima Abatcha (1966-début 1968)

A . L'ACTION À L'EXTÉRIEUR

Nous avons vu que la création du Frolinat, le 22 juin 1966, est postérieure à l'éclatement de l'insurrection tchadienne et que différents groupes avaient déjà pris les armes avant d'être rejoints par Ibrahima Abatcha et les «Coréens». De l'aveu du gouvernement tchadien luimême, des combats très durs se sont déroulés dans le pays tout au long de l'année 1966. Le 7 août, M. Tombalbaye dresse devant l'assemblée nationale le bilan de ces affrontements. Après avoir précisé que lors des émeutes de Mangalmé les rebelles auraient eu treize morts, «M. Tombalbaye... a affirmé qu'une série d'incidents frontaliers s'étaient produits depuis plusieurs mois dans la province du Ouaddaï... L'un de ces incidents, survenu le 17 juillet dernier, aurait fait cent vingt-deux morts... M. Tombalbaye a déclaré que depuis octobre dernier des bandits venant de l'Est s'étaient introduits en territoire tchadien et y avaient, à plusieurs reprises, attaqué des gardes nationaux» {Le Monde, 9 août 1966). D'après une dépêche de l'A. F. P., le président tchadien aurait encore déclaré à cette occasion que «l'action des rebelles, qui ont parfois mis en ligne des bandes de 150 hommes, a pris, en certaines occasions, l'aspect de véritables attaques de commandos contre des postes des forces de l'ordre» (A.F.P.,7-8 août 1966). Le total des pertes se serait élevé à deux cent dix-sept morts du côté des rebelles et vingt-quatre morts du côté des forces de l'ordre («Tchad-Soudan: mauvais voisinage», p. 11). Or, il convient de noter que M. Tombalbaye faisait uniquement allusion aux événements du Ouaddaï, probablement inspirés en grande partie par le F.L.T., et qu'il jetait un voile pudique sur les insurrections paysannes qui se propageaient plus particulièrement dans le Centre. On peut donc

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penser que le nombre de victimes, entre octobre 1965 et juillet 1966, doit être supérieur au chiffre annoncé par les autorités. C'est sur cette conjoncture d'insurrections paysannes et de violences dans les régions frontalières que vient se greffer l'organisation révolutionnaire d'Ibrahima Abatcha. Nous allons voir dans ce chapitre comment s'est faite la jonction entre les différentes forcés en présence, mais avant d'aborder ce sujet, nous étudierons brièvement l'action menée par le Frolinat à l'extérieur au cours de la première période de son existence. On doit souligner d'abord que la naissance du Frolinat est pratiquement passée inaperçue, du moins dans la presse occidentale. Dans la «chronologie des principaux événements africains en 1966», publiée par Le Mois en Afrique (n° 13) en janvier 1967, aucune mention n'est faite du Frolinat ou de l'insurrection tchadienne. Le Dr Sidick lui-même, qui séjournait à l'époque à Paris où il suivait activement l'évolution politique du Tchad, affirme qu'il n'a entendu parler du Frolinat qu'en décembre 1966, et cela tout à fait par hasard (interview, novembre 1974). Ce «black-out» du Frolinat durera jusqu'en septembre 1968, date de la première intervention militaire française au Tchad. Cette situation s'explique par deux facteurs. Elle tient d'abord à une raison interne à la presse française et occidentale qui, le plus souvent, ne se préoccupe de l'Afrique noire que lorsque les intérêts nationaux y sont enjeu (voir notamment Buijtenhuijs et Baesjou pour une analyse plus détaillée de ce phénomène). Ainsi, l'insurrection tchadienne ne passera d ' u n «événement brut» à une «nouvelle» que lorsque des troupes françaises seront engagées contre les insurgés. On doit, cependant, ajouter que les journalistes parisiens et autres ne sont pas les seuls à blâmer. Au cours de son mandat de secrétaire général, Ibrahima Abatcha a en effet négligé l'action à l'extérieur en se consacrant exclusivement à la lutte armée à l'intérieur du Tchad. D'après ceux qui l'ont connu à cette époque, il n'est sorti qu'une seule fois du maquis entre juin 1966 et sa mort, début 1968, et, pour autant que je sache, il n'a écrit aucun texte politique au cours de cette période. Le Dr Sidick, qui lui succédera à la tête du Frolinat, lui a reproché cette attitude (interview, octobre 1975); celui-ci pensait qu'il y avait suffisamment de cadres valables à l'intérieur et que la présence d'Abatcha était d'avantage nécessaire à l'extérieur. La première phase de l'insurrection tchadienne se caractérise donc

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par une coupure très nette entre les maquis de l'intérieur et les délégations du Frolinat à l'extérieur: les cadres les plus politisés étaient tous au maquis et en sortaient très peu ou pas du tout (Abatcha et les sept «Coréens»), alors que l'appareil de l'extérieur était dominé par des gens comme Baghalani et Djalabo, nettement plus traditionalistes. Or, les dirigeants actuels du Frolinat ont tendance à accuser ces premiers cadres de l'extérieur de négligence dans l'exécution de leurs tâches, voire de trahison. Négligence d'abord parce que les structures du Frolinat définies lors du congrès de Nyala restaient à l'état squelettique ; le comité central de trente membres, notamment, semble avoir mené une existence tout à fait fantomatique. Négligence encore, parce que l'information et la formation politique étaient laissées à l'abandon. Le Frolinat a publié quelques brochures en arabe durant cette période, mais rien en français, ce qui explique en partie le silence de la presse occidentale. En ce qui concerne les militants du Front à l'étranger, la délégation extérieure se préoccupait surtout de récolter des fonds auprès des comités de soutien, dont il existait, fin 1966, une quarantaine au Soudan, un en Égypte,un au Liban-Syrie, un en Arabie séoudite, un en Irak et un au Koweit (Documents Frolinat 16, p. 3). En ce qui concerne Baghalani, qui servait au Soudan de courroie de transmission entre Abatcha et l'extérieur, on l'accuse carrément de trahison. Le moins que l'on puisse dire, en effet, est que ce rouage a mal fonctionné. Comme nous l'avons vu, Abatcha s'était assuré l'aide de la Corée du Nord, et ses idées politiques le portaient à s'adresser principalement aux pays de l'Est pour un soutien continu. Il se heurtait sur ce plan à Baghalani, et peut-être aussi à Djalabo; le premier surtout était farouchement opposé à toute relation avec des pays communistes (Abba Sidick, interview, octobre 1975), et il semble qu'il se soit empressé de dévier de la ligne prescrite par Ibrahima Abatcha en coupant tous les contacts établis par celui-ci. Au maquis, Abatcha a en effet rédigé plusieurs lettres, dont une, datée du 10 mars 1967, au représentant permanent de l'U. R. S. S. auprès du secrétariat de l'Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques, et une autre, datée du 30 janvier 1968, à l'ambassadeur de la Corée du Nord au Caire, pour leur demander une aide matérielle ainsi qu'une reconnaissance officieuse du Frolinat. Or, ces lettres n'ont jamais été transmises à leurs destinataires, parce que, d'après le Dr Sidick

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et d'autres responsables duFrolinat d'aujourd'hui,elles ont été interceptées par Baghalani1. Les leaders de la délégation extérieure du Frolinat cherchaient par contre leurs appuis auprès des pays arabes. Djalabo, qui était déjà installé en Algérie en 1965, continuait, avec Mahamat Ali Taher, à y assurer une permanence et contactait également d'autres nations arabes. Une dépêche de l'A.F.P. de Bagdad, du 28 décembre 1966, annonce par exemple que le premier ministre de l'Irak a accepté la demande présentée par une délégation du Front national de libération du Tchad, dirigée par Mansour Farhan Moustafa et Abou Bakr Halayo Osman (il s'agit très probablement de Djalabo), d'ouvrir un bureau à Bagdad. Le premier ministre irakien aurait également promis à cette occasion de «fournir à ce mouvement libérateur toute l'aide possible». La même dépêche précise que la délégation du Frolinat avait déjà visité la République arabe unie et la Syrie, et qu'elle devait se rendre par la suite au Koweit et en Arabie séoudite 2 . Nous pouvons donc conclure qu'Ibrahima Abatcha, après avoir marqué de son sceau le congrès de Nyala où il a pu faire voter un programme politique et des structures organisationnelles correspondant à ses idées, a par la suite perdu son emprise sur le Frolinat en tant qu'organisation de l'extérieur et que son influence s'est limitée, après le 22 juin 1966, aux maquis de l'intérieur.

B . LES MAQUIS

Comme le dit très bien Ph. Frémeaux au sujet des tout premiers débuts de l'insurrection tchadienne: «D'une part nous avons des populations qui prennent la brousse, d'autre part des groupes réduits qui prennent les armes» (Frémeaux, p. 60). Parmi ces derniers, les principaux sont ceux d'Ibrahima Abatcha et d'El Hadj Issaka. Comment la jonction entre ces différents éléments va-t-elle alors s'opérer? 1. J'ai vu, en 1975, les originaux de ces lettres àTripoli. Cependant, d'après Baghalani lui-même (interview, mars 1977), l'histoire des lettres interceptées est fausse. 2. Il est intéressant de noter que, dès décembre 1966, une dépêche de l'A. F.P. fait mention du Frolinat. Elle ne semble pas avoir été remarquée par les journalistes spécialisés dans les affaires africaines; en tout cas, elle n'a pas été reprise dans la presse française.

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Comme le dit encore Frémeaux: «Abatcha... est rentré au Tchad sans disposer de contacts à l'intérieur du pays et sans stratégie réelle de prise du pouvoir... [Il] était un militant sincère et un peu bouillant qui, désireux de lutter alors que la base commençait à bouger, était prêt à s'entendre avec quiconque pouvait fournir un premier encadrement aux masses populaires» (ibid., p. 59). C'est dans cette optique qu'il faut voir l'alliance conclue, probablement dès l'été 1966, entre Abatcha et El Hadj Issaka, qui se seraient rencontrés pour la première fois sur le terrain, dans la région d'Am Timan (interview avec un combattant de base, novembre 1975). D'après les renseignements dont je dispose, El Hadj Issaka connaissait infiniment mieux le terrain qu'Abatcha et c'est grâce à lui, surtout, que les premiers maquis du Frolinat ont pu «tenir le coup». C'est sûrement pour cette raison qu'Abatcha lui a confié aussitôt le poste de chef d'état-major, de préférence aux «Coréens» et en écartant Hadjaro qui prétendait également à cette fonction en tant qu'ancien officier de l'armce soudanaise. Selon la plupart des observateurs, ce choix était justifié du point de vue militaire. Même du côté français, on décrit Issaka comme un chef militaire valable et une personnalité suffisamment prestigieuse pour que des légendes se soient créées autour de lui; apparemment les combattants le voyaient partout (parfois le même jour à deux endroits différents distants de huit cents kilomètres). Du point de vue politique, cependant, le choix était plus discutable dans la mesure où Issaka représentait un courant de pensée plutôt traditionaliste et régionaliste, ce qui posera plus tard des problèmes. Après avoir trouvé un commandant militaire, il fallait encore des troupes à Abatcha, et c'est au recrutement des combattants et à leur formation politique et militaire qu'il consacra tout son temps, assisté des sept «Coréens». Au début de la révolte, les huit hommes semblent avoir sillonné le pays en tous sens, se présentant partout dans les villages pour expliquer le but de leur action et pour inviter les hommes à se joindre à eux. Exemplaire, à cet égard, est le témoignage d'un combattant de base dont l'adhésion au Frolinat date d'octobre 1968. Il s'agit du même informateur qui a relaté auparavant comment son village s'est libéré des gardes nomades. Son récit continue ainsi: «Seulement nous entendons parler des frères combattants des F.P.L. [Forces populaires de libération], mais on les prend pour des

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Soudanais. Heureusement un jour sont venus vers 10 h les groupes de SABOUN [l'un des «Coréens»] armés de MAS 36 et AS 2 et plusieurs lances et aussi des couteaux. Encerclant tout le village personne n'a pu sortir. Tout d'un coup Saboun a pris la parole: 'Il y a quelques années que vous entendez parler de la révolution au Tchad. C'est nous les promoteurs de cette révolution. Nous ne sommes pas des étrangers ni nés sous des arbres dans le sable. Nous sommes vos enfants, nous appartenons à vous. Nous avons pris cette arme (en nous la montrant), pour un but et ce but est à atteindre. C'est-à-dire notre objectif c'est vous faire sortir de cette misère d'exploitation,de vous libérer de l'impérialisme et du néo-colonialisme et de donner l'indépendance à notre chère mère, la patrie. Il ne faut jamais avoir peur de nous; tout ce que nous vous demandons, c'est de connaître l'objectif et les principes du Front. Il faut être des gens hospitaliers envers nous.' Après ils sont allés rester près de notre village sous un arbre et nous avons apporté à manger et à boire. Dans ce groupe je connaissais deux gars de notre région. Après une semaine, j'ai dit à mes épouses et fils, au revoir, je pars lutter avec ces frères. Ainsi j'ai suivi les combattants au mois d'octobre 1968» (interview, fin 1975). Cette rencontre entre la rébellion et la révolution est exemplaire, et le même schéma se retrouve dans quelques autres «biographies» de combattants de base que j'ai pu obtenir. Dans tous les cas, les combattants du Frolinat se présentent au village et expliquent, directement ou indirectement par l'intermédiaire du chef de village, leurs objectifs, après quoi ils réussissent à obtenir l'adhésion de nouvelles recrues. Chaque fois, les informateurs mentionnent explicitement la présence, à la tête du détachement du Front, d'un des sept «Coréens», présence qui semble souvent avoir été décisive. Chaque informateur se «rattache» ainsi à.son «Coréen». Il semble que chacun des «Coréens» avait son propre secteur où il animait l'insurrection, mais qu'ils se rencontraient relativement souvent sous la présidence d'Abatcha. D'après un informateur qui dit avoir fait partie, pendant un an, du groupe d'Abatcha, celui-ci avilit avec lui en permanence trente à quarante combattants et se déplaçait tous les dix jours (le plus souvent de nuit); il allait partout dans le Centre-Est et s'adressait chaque matin aux combattants pour leur expliquer le sens de la révolution et les exhorter à bien se conduire avec la population locale. D'après le même informateur,

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Abatcha faisait aussi très souvent des discours aux paysans et dans la région d'Am Timan, par exemple, les gens se souviennent encore de ses paroles. Le récit que nous venons de donner montre également que les combattants du Frolinat se sont heurtés à un certain nombre de difficultés dans leur tâche de recruteurs de la révolution. La population, mal informée à leur égard, prenait en effet les premiers combattants pour des étrangers, des «Soudanais», d'où une certaine méfiance et parfois des réticences difficiles à vaincre. Comme nous l'avons vu, c'était d'ailleurs en partie vrai: certains des premiers cadres du Frolinat avaient séjourné longtemps à l'étranger et leur prise de contact avec les réalités tchadiennes a pu être difficile. On doit d'ailleurs souligner à cet égard qu'à l'encontre des insurrections paysannes spontanées, la révolution d'Ibrahima Abatcha correspond plus ou moins au schéma des «agitateurs de l'extérieur» tel que l'a défini R. Aya, avec cette différence cependant que les «agitateurs» du Frolinat ne se trouvaient pas face à des «massses désintéressées», mais face à des populations paysannes ayant des griefs fondamentaux qu'elles ne pouvaient pas exprimer par des voies légales. Ce dernier facteur explique pourquoi les combattants du Front ont finalement pu se faire admettre comme «les enfants du peuple» qu'ils désiraient être. Sur un autre plan encore, Abatcha et les siens ont eu des résistances à vaincre. Comme nous le disait un autre combattant de base (interview, novembre 1975), les forces du Frolinat n'avaient, au début surtout, ni armes ni nourriture et elles étaient obligées de vivre sur le pays; la population les prenait donc souvent pour des bandits avec lesquels elle préférait éviter les contacts. Il n'y à d'ailleurs aucun doute que certaines bandes mal contrôlées, notamment au Ouaddaï, tenaient plus du banditisme que de la révolution et se permettaient parfois des excès anti-populaires: pillages, incendies de village, viols, etc.. (Frémeaux, p. 61). Conclusion du même informateur: «Au début de la révolution les combattants ont mené une amère vie par manque de compréhension du peuple à leur égard. » Une dernière remarque s'impose au sujet du recrutement des combattants: la plus grande partie des recrues étaient de très jeunes gens, âgés de dix-huit à vingt-cinq ans (Sidick, 1970a, p. 16). D'après un observateur anonyme, il s'agissait, «surtout au Guéra, de jeunes renvoyés des écoles primaires en raison de leur âge ou de leurs mauvais

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résultats» («Les événements du Tchad», p. 48), mais cette information est contraire à mes propres renseignements: parmi les quelques combattants de base que j'ai rencontrés, certains avaient suivi un enseignement coranique, mais aucun n'était allé à l'école française. Voyons, maintenant, comment l'armée d'Ibrahima Abatcha a évolué au cours de la période pendant laquelle il en a assuré le commandement général et politique. En ce qui concerne la première phase, nous disposons d'un document anonyme, portant le titre «Les forces de l'intérieur» (1966) 3 . On y trouve l'appréciation suivante sur les maquis d'Abatcha: «Les forces des maquis opérant à l'intérieur du Tchad sont groupées en dix commandos de dix combattants chacun. Leur armement provient en grande partie des armes de récupération. A l'heure actuelle, elles disposent de six mitrailleuses de marque probablement française, soixante mousquetons modèle 36, le reste de l'armement est hétéroclite: lances, sabres, cimeterres, arcs et flèches. Les éléments de couverture et de soutien sont recrutés dans la masse rurale et paysanne. Leur puissance de feu est nulle. Ils apportent un appui moral, favorisent les complicités et recueillent les renseignements» (Documents Frolinat 16, p. 1). Le même rapport signale les principaux défauts de ces groupes de commandos: «1) Insuffisance d'armement — dans un groupe il y a six armes à feu; 2) Manque de coordination des diverses actions menées; 3) Inopportunité des attaques menées en plein jour en saison sèche» (ibid., p. 2). Un autre document intitulé «Formation d'une armée révolutionnaire» et signé par Aboubakar Djalabo permet de se faire une idée sur les progrès réalisés au cours des six ou dix mois suivants (le document, bien que non daté, se rapporte à la situation de mi-1967 ou fin 1967 au plus tard). Il y est dit notamment que l'armée de l'intérieur compte déjà quinze mille «soldats combattants» (ce qui est sans doute très au-dessus de la réédité), que quinze militaires des forces de l'ordre ont rejoint les rangs des forces révolutionnaires avec leurs armes et que les révolutionnaires disposent maintenant de quatre cents fusils. Le rapport ajoute cependant assez honnêtement 3. Ce document a probablement été rédigé par le Dr Sidick et se base sur les renseignements que celui-ci a obtenus auprès du bureau du Frolinat d'Alger au cours d'une «mission de reconnaissance» effectuée début 1967.

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que les combattants du Front manquent de tout: vêtements, aliments, médicaments et chaussures, et qu'ils se voient obligés de refuser des volontaires parce que le manque d'armes se fait toujours cruellement sentir (Documents Frolinat 17, p. 2). Par manque de documents et de témoignages, il est difficile de se faire une opinion plus précise sur ce que représentait l'armée d'Abatcha. Les communiqués militaires publiés par le Frolinat au cours de cette période nous permettent cependant de donner quelques précisions sur l'implantation des maquis et sur les faits d'armes qu'ils ont réalisés4. Il convient cependant d'utiliser cette source avec beaucoup de précaution. D'une part, les communiqués sont loin d'être complets: bon nombre d'engagements n'ont jamais été signalés par les combattants sur le terrain, et notamment ceux qui se sont soldés par un échec; dans d'autres cas, les documents «bruts» provenant du terrain ont été perdus en cours de route et ne sont donc jamais arrives à la délégation extérieure du Frolinat, chargée de les centraliser et de les diffuser; d'autres encore sont effectivement parvenus à la délégation extérieure qui a omis de les signaler pour diverses raisons5. D'autre part, les communiqués militaires du Frolinat ne sont pas toujours véridiques. Pour autant que j'ai pu le constater, chaque communiqué correspond en général à un événement qui s'est réellement produit; cependant quand il s'agit de la nature de cet événement, et surtout des pertes des deux côtés, les données du Frolinat sont sujettes à caution. Parfois, ce sont les combattants de base qui, dans le feu du combat, ont surestimé les pertes de l'ennemi ou qui ont voulu embellir leurs faits d'armes; quelques documents bruts annoncent par exemple la mort de tel ou tel militaire tchadien nommément désigné qui se révélera plus tard bel et bien vivant. Parfois aussi, c'est la délégation extérieure du Frolinat qui apporte des «retouches» aux documents bruts du terrain. Si on fait, par exemple, le compte du nombre des morts du côté gouvernemental annoncés par 4. Ces communiqués ont été publiés dans «Aperçu sur le Tchad», Tricontinental, n° 34, janvier 1969. On en trouve une version abrégée dans Tchad, une néo-colonie. 5. Au cours de la lutte, le Frolinat a par exemple perdu plusieurs de ses dirigeants dont Ibrahima Abatcha, Aboubakar Djalabo et Mahamat AliTaher, mais leur mort n'est signalée dans aucun des communiqués militaires que j'ai eus sous les yeux.

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les communiqués du Frolinat entre le 1 er janvier 1967 et le 31 mars 1968 (soit une période de quinze mois seulement), on arrive à un total de mille environ. Comme l'armée tchadienne ne comptait à l'époque que quelques milliers d'hommes, ce chiffre paraît suspect a priori, comme sont d'ailleurs suspects également les rares communiqués gouvernementaux. En ce qui concerne l'implantation des maquis, une autre complication intervient. En effet, l'absence d'affrontements militaires dans telle ou telle région peut signifier soit que les forces du Frolinat y sont absentes, soit qu'elles y sont omniprésentes et tellement fortes que les forces de l'ordre ne s'y aventurent plus. Pour toutes ces raisons, les remarques qui vont suivre sont donc données sous réserve. Entre le 21 juin 1966 et la fin de la même année, le Frolinat ne revendique que neuf actions militaires. Certaines de ces actions ne sont pas localisées avec suffisamment de précision, mais d'après ce qu'on en sait, elles se limitent aux trois préfectures suivantes: le Salamat, le Ouaddaï (raid sur la localité d'Am Dam, le 21 juin 1966), et le Guéra (bataille importante au centre de Mangalmé, le 3 juillet, au cours de laquelle l'armée tchadienne aurait eu vingt-trois morts, et un affrontement de moindre envergure dans la même ville, le 22 juillet). Le gouvernement, pendant cette période, fait porter l'essentiel de ses efforts sur l'Est du Ouaddaï, frontalier avec le Soudan. Le commandant Malloum, nommé à la tête de la zone opérationnelle, bloque la frontière et entreprend, à partir de juillet, des ratissages systématiques pour raréfier les attentats sans pouvoir détruire les groupes rebelles (probablement en grande partie d'obéissance F. L.T.), ceux-ci évitant le plus possible le contact (Bromberger, 16 mars 1967). Vers la fin de l'année, le président Tombalbaye porte le jugement suivant sur la situation: «La lutte contre le banditisme est en bonne voie, les opérations menées par les éléments subversifs dans les zones troublées de l'Est sont en très nette régression... Nous pouvons d'ailleurs espérer que la nouvelle position prise par la République du Soudan dans cette affaire portera un coup sensible aux bandes d'insoumis» (A. F.P., 12 novembre 1966). Les événements de 1967 ont cependant vite fait de démentir cet optimisme officiel. Au total, le Frolinat revendique trente-deux actions au cours de cette année et, fait encore plus important, dès le début de l'année la révolte déborde le cadre des trois préfectures initialement touchées. En janvier déjà, une première action est signalée

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dans le Batha; fin mai on constate une expansion de l'insurrection vers l'Ouest où elle atteint la préfecture du Chari-Baguirmi: attaque contre Bokoro, suivie en juillet par des actions à Massalassef et à Ngama. Début décembre, les communiqués militaires du Frolinat signalent un fait d'armes dans le Kanem (l'exécution d ' u n chef progouvernemental dans le Bahr-El Ghazal), ainsi q u ' u n affrontement dans la préfecture du Lac, où l'ennemi aurait subi des pertes sévères: jusqu'à trois cents tués et plusieurs blessés («Aperçu sur le Tchad», p. 37). D'après une source semi-officielle cependant, cette dernière action se serait soldée par un échec total pour les forces du Frolinat. Une bande importante de rebelles se déplaçant dans une zone découverte avec un troupeau de vaches aurait été repérée par l'aviation (probablement française!) et ensuite anéantie par l'armée tchadienne. Cette dernière version semble plus près de la réalité. Après décembre 1967 et jusqu'à aujourd'hui, en effet, les forces du Frolinat ne se sont jamais plus aventurées dans les préfectures du Lac et du Kanem (pour des raisons sur lesquelles je reviendrai) ; cette anomalie dans le développement de l'insurrection s'accorde mieux avec une défaite initiale qu'avec la victoire écrasante que revendiquent les communiqués du Frolinat. A noter encore que ni en 1966 ni en 1967 les dits communiqués ne signalent d'actions dans le Biltine. D'après les rares renseignements dont je dispose, il semble bien que le gouvernement avait, dès 1967, perdu le contrôle des campagnes, notamment dans le Centre du pays: en avril déjà, un ethnologue travaillant dans ces régions était obligé de suspendre prématurément ses travaux sur le terrain parce que sa sécurité ne pouvait plus être garantie. Abatcha, lui-même,se montrait d'ailleurs très optimiste (un peu trop, certainement) dans sa lettre du 10 mars 1967 au représentant d e l ' U . R . S . S . auprès de l'Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques. Sur le plan politique, dit Abatcha, le Frolinat a réussi à obtenir l'adhésion de toutes les couches sociales de la population tchadienne, et sur le plan militaire les succès de nos détachements «ne sont pas moins remarquables»; au total, affirme-t-il, les partisans ont tué plus de cinq cent vingt-trois gendarmes, gardes nomades et soldats fantoches et blessé plus de neuf cent vingt-six autres. Essayons maintenant d'analyser de plus près le caractère des actions revendiquées par le Frolinat ou mentionnées par des sources gouvernementales et par des observateurs neutres. On constate d'abord que les affrontements sont, après tout, relativement rares

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(trente-deux actions pour toute une année) et que la guerre civile est à ce moment loin d'être une réalité quotidienne. D'après Ph. Frémeaux (p. 61-62), cela s'explique parce que les bandes rebelles de villageois en fuite, ne disposant pas d'armes modernes, essaient en général d'éviter le contact avec l'armée tchadienne, alors que celle-ci, dans les zones où les insurgés sont mieux encadrés, ne semble pas empressée à en découdre avec la rébellion: «De ce fait, les affrontements vont être relativement rares, d'autant plus que les rebelles sont surtout soucieux de s'implanter dans les campagnes et ne disputent guère à l'A. N.T. [Armée nationale tchadienne] le contrôle des préfectures sauf à l'occasion de coups de main épisodiques» (ibid., p. 62). On peut supposer, en second lieu, que la plupart des actions entreprises par le Frolinat au début de la guerre ont été de peu d'envergure et que certaines n'ont même pas été signalées. Ces actions étaient surtout destinées à pallier le manque d'armes à feu dont souffrait le Front. Les informateurs qui m'ont relaté comment ils se sont engagés dans les rangs du Frolinat au cours de cette période, sont tous d'accord pour dire qu'au début de leur «carrière» militaire ils ne portaient pas d'armes à feu, et que ce n'était qu'après une période d'entraînement et d'épreuves qu'ils obtenaient un fusil, s'il y en avait de disponibles. Cela n'empêchait pas les maquisards de se lancer à l'occasion dans des combats de plus grande envergure, comme le montrent les communiqués militaires suivants: «3 juillet 1966. Un combat a opposé nos combattants à la soldatesque de Tombalbaye dont l'effectif s'élevait à 100 soldats dans le centre de Mangalmé... Au cours de ce combat, l'ennemi a enregistré 23 morts et 6 blessés graves. Nos combattants ont en outre récupéré 6 fusils de guerre marque M 36, une mitrailleuse lourde, 3 grenades et 50 cartouches de divers calibres» («Aperçu sur le Tchad», p. 33; cet engagement est confirmé, dans son mémoire, par M. Bachar qui fut lui-même blessé à cette occasion). «16 décembre 1967. Aux environs du centre de Massakory, préfecture du Chari-Baguirmi dans le village de Doumtoum, une bataille acharnée a opposé nos forces aux forces réactionnaires néo-colonialistes, les pertes ennemies se chiffrent à 34 tués et de nombreux blessés, 4 camions de 5 tonnes ont été incendiés» {ibid., p. 37). Du côté officiel, on signale également des batailles acharnées se soldant par de nombreuses victimes:

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« L e 27 décembre 1967, un c o m b a t entre les rebelles et l'armée régulière causa soixante-deux morts dans la région d'Iranga, à cinquante-six kilomètres au sud de N o k o u » (Comte, 1 9 6 8 , p. 1 6 ; à n o t e r que les c o m m u n i q u é s du Frolinat signalent à la m ê m e date une bataille qui aurait duré sept heures, mais sans indiquer le lieu de cet engagement: « A p e r ç u sur le Tchad», p. 3 7 ) . Q u a n t aux objectifs visés par les forces du Frolinat durant cette période, on peut en distinguer plusieurs catégories: 1. Des attaques de grande envergure ont eu lieu contre des chefslieux de préfecture ou des postes administratifs. D'après un observateur, les insurgés « a t t a q u e n t le plus souvent avec quelques armes à feu, mais surtout avec des armes blanches: sagaies et sabres. Ils se regroupent 2 ou 3 0 0 pour faire une attaque puis ils se dispersent» (lettre d ' u n coopérant français). L e m ê m e observateur ajoute q u ' i l s'agissait parfois de véritables assauts, les h o m m e s attaquant au p a s de course alors que les f e m m e s , à l'arrière, poussaient des you-you. J ' a i l'impression que c'étaient le plus souvent des actions inspirées et dirigées par un c o m m a n d o du Frolinat, disposant d'armes à feu, avec la participation massive d'éléments recrutés, p o u r l'occasion, au sein de la p o p u l a t i o n locale et qui se dispersaient ensuite p o u r se fondre dans les masses paysannes. 2. L e m ê m e observateur affirme qu'en 1 9 6 8 les rebelles attaquaient des écoles de brousse et des dispensaires, «car l'école représente l'administration en place, et les rebelles recherchent des médicaments et de l'argent: en juillet 1 9 6 8 , la mission de Baro est attaquée, les rebelles prennent de l'argent, et tabassent un peu les missionnaires. Des missions protestantes sont attaquées au m ê m e m o m e n t » . L a plupart de ces faits d'armes n'ont pas été signalés par les c o m m u n i q u é s du Frolinat. 3. A ces attaques du genre «raid éclair» s'opposent les embuscades sur les routes du Centre-Est, embuscades dirigées soit contre les forces gouvernementales, soit contre des c o m m e r ç a n t s considérés c o m m e anti-nationaux ou des camions appartenant aux sociétés coloniales. C'est au cours d ' u n e telle embuscade, tendue le 21 février 1 9 6 7 à Siref (près d'Am T i m a n ) , q u ' o n t été tués le préfet du S a l a m a t et un député de la m ê m e préfecture, ainsi q u ' u n certain n o m b r e de militaires tchadiens et de militants du P.P.T. 6 . 6. Les chiffres concernant les pertes rebelles ne concordent pas du tout à

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4. Des actions d'un genre particulier sont effectuées contre des chefs gouvernementaux considérés par les patriotes comme des traîtres. Les communiqués militaires du Frolinat de la période 19661967 en donnent plusieurs exemples: «18 août 1966. Dans le village deDjili, nos patriotes ont arrêté le chef traître et son compagnon Abdallah Ahmed qui effectuaient une sinistre inspection ayant trait à la récupération de l'impôt auprès des paysans ; la somme de 110 800 francs C. F. A. déjà récupérée par ceux-ci fut restituée aux paysans par nos patriotes» («Aperçu sur le Tchad», p. 33). «3 février 1967. Le chef traître des tribus Bourgoude et Maraou dans le centre d'Am Dam, préfecture du Ouaddaï, nommé Bachir a été exécuté sur-le-champ, après un verdict populaire où celui-ci a reconnu toutesles atrocités qu'il avait commises contre les paysans, ceci n'a duré qu'une heure environ» (ibid., p. 34). Dans ces cas, sur lesquels nous reviendrons plus tard, les combattants du Frolinat apparaissent donc comme des «Robin des Bois» modernes, prenant la défense des masses paysannes contre les autorités et leurs complices au niveau local. Le Frolinat a d'ailleurs toujours gardé, ou du moins affecté de garder, ce côté «bandits d'honneur». Une dernière remarque s'impose, concernant la répartition des activités militaires du Front, au cours de l'année. Les auteurs de Tchad, une néo-colonie font, en effet, une remarque intéressante à cet égard: «A l'époque pré-coloniale, les activités guerrières n'avaient lieu qu'en saison sèche pour des raisons évidentes: non seulement destinées à capturer des esclaves, du bétail et des chevaux, les campagnes militaires visaient aussi l'approvisionnement en denrées alimentaires, ce qui eût été impossible si la guerre avait arrêté la production. De la même façon, les révolutionnaires tchadiens respectent la trêve de l'été et ne reprennent guère la lutte armée avant la fin du mois d'octobre» {Tchad, une néo-colonie, p. 14). Cette observation, qui suggère une armée de «paysans en armes» retournant aux champs chaque année lors de la saison agricole (qui se

cette occasion. Le Frolinat revendique quarante tués du côté gouvernemental et n'avoue que deux «patriotes» légèrement blessés («Aperçu sur le Tchad», p. 34). Du côté gouvernemental on affirme que les rebelles, accrochés par l'armée tchadienne lors de leur retraite, auraient eu une cinquantaine de morts et que la bande en question aurait été pratiquement «anéantie» (A. F.P., 24 février 1967).

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situe au Tchad en juillet-octobre, pendant la saison des pluies), est en effet confirmée par une analyse des communiqués militaires du Frolinat de 1967. Les actions mentionnées se répartissent comme suit: -Janvier-mai 18 engagements 5 engagements -Juin-octobre 9 engagements — Novembre-décembre Cependant, l'image d'une armée paysanne interrompant les combats pendant l'été est partiellement erronée. D'après mes informateurs du Frolinat, les combattants d'Ibrahima Abatcha ont été, dès le début, des guérilleros «professionnels» à plein temps. Si, au cours de la saison des pluies, le rythme des combats se ralentit, c'est avant tout parce que les routes sont alors coupées, de sorte que les forces de l'ordre rencontrent plus de difficultés à intervenir contre les insurgés. Ceux-ci sont, par conséquent, moins actifs sur le plan militaire, mais redoublent leurs activités sur le plan politique: encadrement, propagande et formation politique des paysans. Nous terminerons ce chapitre sur les événements qui se sont produits au début de 1968 et qui constituent une coupure importante dans l'histoire du Frolinat dans la mesure où ils entraînent la mort d'Ibrahima Abatcha. D'après un communiqué militaire du Frolinat, l'affaire aurait débuté de la façon suivante: «20 janvier 1968. Une embuscade a été tenue par nos guérilleros sur la route entre Goz Beïdaet Abéché; au cours de l'accrochage 3 soldats ennemis ont été tués, parmi lesquels se trouve un mercenaire européen. D'autre part nous avons capturé également 2 mercenaires européens et d'autres soldats réactionnaires. Pendant la deuxième journée un mercenaire européen qui tentait de s'enfuir a été abattu» («Aperçu sur le Tchad», p. 37). En réalité, les mercenaires européens étaient un vétérinaire espagnol, un médecin français de l'hôpital d'Abéché (tous les deux effectivement tués) et une infirmière française, qui effectuaient une tournée médicale en brousse. C'était la première fois que les combattants du Frolinat s'en prenaient à des Européens et leurs motivations dans cette affaire ne sont pas très claires. Il se peut, comme l'ont suggéré des coopérants français en poste au Tchad à l'époque, que les rebelles aient visé avant tout le vétérinaire espagnol, dont les activités (vaccination du bétail) ont pu être confondues par eux avec un recensement du bétail pour des raisons fiscales non avouées. Il se peut aussi que les combattants aient voulu utiliser l'infirmière

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comme otage, pour obtenir une rançon ou pour se signaler à l'attention de la presse française, comme l'a fait plus tard Hissein Habré avec Mme Claustre. Quoi qu'il en soit, il s'agissait d'une bavure d'un dirigeant local «plutôt fanatique» qui a agi de son propre chef sans avoir consulté au préalable ses supérieurs. Il est désavoué aussitôt par Ibrahima Abatcha qui se rend sur les lieux et prend l'infirmière sous sa garde personnelle. Certains affirment même qu'il aurait lui-même libéré son otage (Pouget, 1969a) et que celle-ci aurait ensuite indiqué aux forces de l'ordre l'emplacement de son camp. La plupart des témoins de l'époque s'accordent, par contre, à dire que l'infirmière a été libérée par l'armée tchadienne, qui avait lancé, sur ordre personnel de M. Tombalbaye, une opération de ratissage de grande envergure, et que c'est à cette occasion qu'Ibrahima Abatcha a trouvé la mort, le 11 février 1968. Au sein du Frolinat, sa disparition sera durement ressentie. Dans la délégation extérieure, elle ouvrira une sorte de «guerre de succession» qui durera jusqu'au début de 1970, car malgré son peu d'emprise sur les rouages de l'extérieur, sa présence à la tête de l'organisation masquait certaines divergences qui se manifesteront maintenant ouvertement (voir chapitre ix). Sa mort désorganise également, pendant plusieurs mois, les maquis. Moins cependant qu'on pourrait le penser (voir chapitre vra), car Abatcha semble avoir été avant tout un «maître à penser» politique et un recruteur pour la révolution; son emprise réelle sur la plupart des unités combattantes était par contre limitée. Les événements qui ont mené à sa mort sont là pour le prouver. Il semble qu'Ibrahima Abatcha ait su greffer son organisation révolutionnaire sur les insurrections paysannes déjà existantes, comme c'était son but en juin 1966, mais que cette greffe, faute de temps, restait encore précaire et artificielle au moment de sa mort. Il faut d'ailleurs noter que, vers la fin de 1968, la plupart des «Coréens» étaient également morts et que la direction des maquis incomba dès cette date à El Hadj Issaka et à des hommes de sa trempe.

C H A P I T R E VII

L'entrée en scène du B.E.T.

A . L'ARRIÈRE-PLAN DES ÉVÉNEMENTS

L a m o r t d ' I b r a h i m a Abatcha coïncide à peu près avec l'éclatement, en mars 1 9 6 8 , d ' u n e nouvelle insurrection populaire: celle du B. E.T.. Nous analyserons, au cours de ce chapitre, les débuts de cette révolte avant de porter de nouveau notre attention sur les maquis du CentreEst et sur le Frolinat en tant qu'organisation révolutionnaire en exil. Avant d'entrer dans le vif du sujet, une remarque s'impose. L a plupart des données dont je dispose concernent plus particulièrement le Tibesti et les populations téda, qui font en quelque sorte écran en cachant ce qui s'est passé dans le reste du B. E.T.. Très souvent, dans les articles de presse et même dans des publications plus importantes, le Tibesti et le B.E.T. sont d'ailleurs confondus, les auteurs attribuant au monde toubou tout entier ce qui n'est propre qu'aux populations téda. J'essaierai d'éviter le plus possible cette erreur, mais, dans l'état actuel de nos connaissances, je serai obligé de donner beaucoup de précisions sur le Tibesti en ne formulant que quelques hypothèses provisoires sur le Borkou et l'Ennedi. L a première question qui se pose au sujet de l'insurrection du B.E.T. est de savoir pourquoi elle a éclaté deux ans et demi après les révoltes du Centre-Est, et donc apparemment sans lien direct avec celles-ci. L a réponse à cette question doit être cherchée d'abord au niveau de l'évolution administrative différente qu'a connue le B. E.T. après l'indépendance. A l'encontre du reste du pays, le B.E.T. est resté sous administration militaire française jusqu'en janvier 1965; ce n'est qu'à cette date que les premiers administrateurs tchadiens (également des militaires) font leur entrée dans la région. Dans l'enthousiasme général, si l'on veut en croire un rapport officiel (le rapport Galopin) qui note à l'égard du Tibesti: «Au départ des Troupes

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françaises..., l'Armée Nationale Tchadienne-prend normalement la suite du pouvoir. Le Sous-Lieutenant RODAÏ qui prend la charge de Sous-Préfet est chaleureusement accueilli par la population qui lui fait confiance pour marcher ensemble sur la voie du progrès» (Documents officiels 0, p. 2). Ce climat de confiance ne durera que quelques mois. Jusque-là les administrateurs militaires français s'étaient en quelque sorte interposés entre les populations locales et les nouvelles autorités du Tchad indépendant, en servant d'écran protecteur et de bouclier; les seuls incidents qui ont été signalés à cette époque se sont produits lors des élections législatives, au début de 1962, quand il y eut des émeutes à Faya-Largeau où la population protestait contre le candidat imposé par le P.P.T. (Frémeaux, p. 36). Le contact direct entre lesToubous et les administrateurs tchadiens (dans leur quasi-totalité des Sara ou du moins originaires du Sud) soulevait, par contre, de graves problèmes et instaurait le même climat «lourd» qui s'était installé lors de la relève administrative dans les campagnes du Centre-Est en 1960-1961. En tout cas, dès l'automne 1965, des incidents éclatent dans le Tibesti, dont le rapport Galopin donne une version assez détaillée et peu favorable aux autorités militaires de l'époque: «Dans la nuit du 2 au 3 septembre, à Bardai, une querelle survenue au cours d'une danse entre civils et militaires, se solde par la mort d'un soldat de l'A.N.T.; trois autres sont également blessés. Des sanctions sont immédiatement prises par le sous-préfet... L'agglomération est encerclée par les forces de l'ordre. La population, sans distinction d'âge et de sexe, est rassemblée et conduite dans la cour de la prison. Ordre est donné à tout le monde de se mettre nu; les gens sont frappés à coups de crosse, de chicote, de baïonnette. Dans l'après-midi du 3, vers 18 heures, le chef de bataillon Odingar Noé [préfet du B.E.T.] ordonne la libération des femmes et des enfants, mais laisse tous les hommes en prison. Le 4, après son départ, le sous-lieutenant Rodai... procède à l'interrogation des prisonniers. Un des hommes, Issa Aramini, en meurt; un autre, Idriss Barkimi, dont un bras est meurtri profondément, devra être amputé quelques jours plus tard à Fort-Lamy. Mahamat Guedamini, blessé par balle à la tête, est hospitalisé à Bardai; il ne récupérera jamais toutes ses facultés» (Documents officiels 0, p. 2-3) Des problèmes semblables se posaient ailleurs dans le B. E.T., et

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notamment dans l'Ennedi: «Nous avons pu constater, écrit J.M.Massip, à l'occasion de nos derniers voyages en mai et septembre 1965 et à la lumière des nouvelles récentes que nous avons reçues, une certaine incompréhension entre les nouvelles autorités (originaires du sud du pays) et les nomades. Ce sentiment se traduisait par une inadaptation prononcée au pays et aux coutumes, un refus net de considérer les règlements coutumiers et des réactions autoritaires parfois brutales» (Massip, p. 182). En ce qui concerne le Tibesti, la situation empire encore après le départ du sous-lieutenant Rodai qui sera remplacé par le lieutenant Alafi. Tous les observateurs européens ayant séjourné au Tibesti à l'époque sont d'accord pour dire que cette nomination fut un désastre. Alafi, pro-Français et qui se conduisait très bien envers les Européens, semble s'être conduit, à l'égard de la population téda, comme une véritable brute, humiliant systématiquement ses administrés par des ordres insensés, des vexations et des passages à tabac; il aurait lui-même supprimé plusieurs Toubous «récalcitrants». Point particulièrement grave: àl'encontre des officiers méharistes français, il ne respectait pas les coutumes locales et notamment la dia (le prix du sang), institution particulièrement importante pour le bon équilibre de la société toubou. Le rapport Galopin (publié en grande partie dans Tchad, une néo-colonie, p. 63-65) abonde en exemples de la mégalomanie de cet «apprenti-dictateur», comme l'appelle un communiqué militaire du Frolinat («Aperçu sur le Tchad», p. 38). Il n'est donc pas étonnant que plusieurs témoins européens qui l'ont connu personnellement, en réponse à la question: Pourquoi les Téda du Niger, à l'encontre de leurs homologues du Tchad, ne se sont-ils jamais révoltés?, se soient écriés spontanément: Parce qu'ils n'ont pas connu de lieutenant Alafi. Comme le dit encore le rapport Galopin: «La goutte qui fera déborder le vase est la décision concernant la mise en culture obligatoire de certaines zones de tous temps reconnues stériles» (Documents officiels 0, p. 4). D'après un géographe allemand, cette décision fut probablement prise à la suite d'une erreur de certains «experts» du ministère de l'agriculture, venus en tournée au Tibesti 1. Le rapport Galopin se base sur des rencontres avec les principaux chefs rebelles qui ont eu lieu en mai 1968. Les leaders actuels des forces armées du Nord m'ont confirmé l'authenticité de ce rapport qu'ils considèrent comme véridique dans ses grandes lignes (interviews avec Goukouni et Adoum Togoï, mars 1977).

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à un moment où il avait plu, et qui avaient été induits en erreur par la verdure (très temporaire) des lieux. Évidemment les Téda prenaient très mal cette décision, non sans raison d'ailleurs: «De nos jours encore, nous dit O. Lopatinsky, travailler la terre est resté le stigmate de la plus complète déchéance. Il est vrai que le sol est tellement aride, les techniques tellement primitives et les récoltes tellement dérisoires que la culture dans ces conditions requiert une abnégation véritablement animale autant que les qualités humaines de courage, de ténacité et de savoir-faire» (Lopatinsky, p. 357). Les Téda refusent donc d'obéir, sous la conduite de leur chef traditionnel, le derdé, homme déjà âgé qui occupe sa charge depuis 1938. Celui-ci a d'ailleurs d'autres raisons d'être mécontent des autorités. En 1966, en effet, le président Tombalbaye lui a retiré, comme à tous les chefs traditionnels, la justice coutumière, et, fidèle à cette politique, le gouvernement a refusé, l'année suivante, le secrétariat du tribunal de Bardai à Goukouni, fils cadet du derdé (Comte, 1970b, 5 mai). Outragé dans son honneur de notable traditionnel et menacé par le lieutenant Alafi pour la non-exécution des cultures obligatoires, le derdé se résigne alors, en décembre 1966, à s'exiler en Libye, bientôt suivi par plus d'un millier de Téda (Documents officiels 0, p. 5). Il est difficile de connaître les motivations exactes qui ont animé ce vieux chef, d'esprit encore très traditionaliste. Au début de 1970, il a montré à un journaliste français, Michel Honorin, le brouillon d'une lettre qu'il avait envoyée au président Pompidou: «... ce document semble traduire une incrédulité douloureuse, un étonnement pathétique: 'J'ai servi la France sous les ordres du "lieutenant" Massu et du "colonel" Leclerc, commence par rappeler le Sultan. Ils connaissaient bien nos problèmes. Aujourd'hui... nous, les révolutionnaires, nous combattons pour renverser le régime de Tombalbaye. Lorsque le Tchad a eu son indépendance... Tombalbaye a fait des siennes, emprisonnant les ministres musulmans, menaçant les autres, nommant les gens de sa tribu partout. Quand j'étais au Tibesti, je lui ai conseillé de ne pas faire cela. Le sous-préfet m'a menaçé de me promener tout nu dans les villages et me tondre avant de me fouetter. Alors, j'ai pris le maquis'» («Au Tchad pour quoi faire?», p. 64). C'est le seul document dont on dispose pour le moment pour comprendre le départ du derdé; départ, qui, évidemment, n'a rien

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arrangé auTibesti. La situation n'y fait qu'empirer, notamment à la suite d'un événement plutôt rocambolesque qui se situe peu après la fuite du derdé. Le lieutenant Alafi, en effet, probablement pour intercepter un certain nombre de fuyards téda, s'est rendu en territoire libyen où, à la suite d'un malentendu, il a été fait prisonnier et incarcéré à la prison de Tripoli. Quand il revient enfin au Tchad, le gouvernement commet l'erreur de le maintenir à la sous-préfecture de Bardai, où il continue à sévir de plus belle, essayant de se venger de ses déboires libyens sur le dos de ses administrés téda. Il n'est donc pas étonnant, après tout cela, que le mécontentement soit à son comble au Tibesti et que la révolte y gronde. En ce qui concerne le reste du B.E.T., les renseignements sont beaucoup moins précis. Une interview du lieutenant-colonel Djogo, préfet du B.E.T., permet cependant de penser que la situation y ressemblait à celle du Tibesti. M. Djogo définit par exemple sa politique de la façon suivante: «Amener les nomades à se consacrer à l'agriculture pour améliorer leur nourriture quotidienne. Les inciter à ne plus se contenter de dattes, mais à consommer, et donc à cultiver mil, blé et patates douces» (Decraene, 1967a, p. 33). A la question: «Comment les persuader de leur intérêt?», il répond ensuite: «Ils sont trop jaloux de leur passé pour que la persuasion suffise à les convaincre. Ce serait trop long.» Et de conclure que les habitants du Borkou et du Tibesti sont donc en «voie de sédentarisation» (ibid., p. 34): sédentarisation dont lesToubous ne voulaient nullement et à laquelle ils se sont opposés par une guerre de guérilla, «guerre de mouvement» par excellence. Nous avons obtenu une réponse au moins partielle à la question de savoir pourquoi les Toubous ne se sont pas révoltés en même temps que les populations du Centre-Est. La relève des fonctionnaires français par des administrateurs tchadiens y a lieu environ trois ans plus tard et lesToubous ont ainsi été protégés quelque temps d'une indépendance qui ne signifiait rien pour les populations du Nord, comme nous l'avons montré. Il est d'ailleurs intéressant de noter que l'intervalle entre la relève administrative et l'insurrection de la base est à peu près le même pour le B.E.T. et pour le Centre-Est: de trois à quatre ans. Un point mérite cependant encore d'être souligné. D'après un officier supérieur français ayant servi au Tchad lors de l'intervention française, la situation dans le B. E.T. différait sur un point essentiel de

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celle du Centre-Est: dans le premier cas la cause première de mécontentement était les maladresses des administrateurs nouvellement promus et leur mépris pour la population locale; dans le second cas, le grief principal de la population était la malhonnêteté généralisée des fonctionnaires (interview, août 1974). D'après cet informateur, les administrateurs militaires du B. E.T. ne se seraient pas laissés aller à encaisser plusieurs fois l'impôt pour arrondir leurs propres fins de mois. J e ne suis pas tout à fait sûr que cette information soit exacte, car un géographe allemand en poste à Bardai en 1965-1966 m'a affirmé qu'il y a également eu des abus au niveau des impôts. L'arrivée des militaires tchadiens dans le B.E.T. n'a pas seulement eu des conséquences négatives sur le plan psychologique et au niveau administratif, mais a également entraîné des suites économiques. Nous avons vu auparavant que la colonisation française, en interdisant les rezzous et l'esclavage, a détruit en partie l'équilibre fragile de l'économie toubou, mais que ces pertes avaient été compensées par la création d'emplois par l'armée française et par des distributions gratuites ou à prix modiques de vivres. Or, comme le dit O. Lopatinsky : «Ainsi se trouvaient résolus de façon commode de nombreux problèmes de consommation. Un tel système économique est cependant bien précaire, car il est soumis à toutes les fluctuations de la stratégie et de la politique. On le vit après notre départ lorsqu'une squelettique garnison tchadienne, chichement payée mais exagérément tracassière, nous succéda» (Lopatinsky, p. 291). Avec l'installation de l'armée tchadienne, en effet, disparaissaient les distributions de vivres, alors que le nombre d'emplois diminuait, les militaires du Sud, au lieu d'engager sur place des auxiliaires pour les besognes domestiques et autres, préférant emmener avec eux des serviteurs du Sud. Par conséquent, conclut O. Lopatinsky, au sujet du Tibesti: «La conjoncture actuelle n'est pas favorable à la vie économique... Les derniers boutiquiers qui avaient cru pouvoir survivre dans le massif ont émigré vers des cieux plus propices au négoce» (ibid., p. 291-292). Il ne fait aucun doute que ces facteurs économiques doivent être pris en considération si l'on veut comprendre l'insurrection toubou de 1968. S'ils n'ont peut-être pas été perçus par les intéressés euxmêmes comme causes déterminantes de leurs actions, ils n'ont pas moins joué un rôle en profondeur. Notre hypothèse est d'autant plus plausible que lesToubous, et surtout lesTéda du Tibesti, ont toujours

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vécu à la limite du «minimum vital» sur le plan économique et alimentaire, comme l'attestent tous les auteurs.Dans une telle situation d'équilibre économique très précaire, le moindre changement peut avoir des «conséquences fort pénibles» (Chapelle, p. 395). Il est d'ailleurs probable que des facteurs climatiques dont les conséquences se sont fait sentir parallèlement à la relève des administrateurs français par les militaires tchadiens ont contribué à parachever la destruction des bases économiques fragiles de la société toubou. En ce qui concerne le Tibesti, nous savons que le massif a joué, au cours de l'histoire du peuple téda, tantôt le rôle d'un pôle d'attraction, tantôt celui d'un pôle de répulsion, et qu'il y a eu «des flux et des reflux à l'intérieur du domaine toubou» plus en général (d'Arbaumont, 1954a, p. 304). Nous savons également que certains auteurs comme Schneider attachent une grande importance à l'alternance des périodes de sécheresse et d'humidité au Tibesti, pour expliquer l'histoire des groupements téda (ibid.). Or, dès le début des années cinquante, le Tibesti fonctionnait de nouveau comme un pôle de répulsion. J. Chapelle affirme du moins que: «Aujourd'hui il existe... un important mouvement de descente et de dispersion vers les plaines et les oasis, affectant des groupes relativement nombreux; de sorte que le Tibesti donne l'impression, dans la période de tranquillité générale qui a suivi la pacification, de se dépeupler» (Chapelle, p. 43-44). Or, la sécheresse qui s'est abattue au cours des dernières années sur les zones sahélo-sahariennes a accéléré encore ce mouvement. La grande famine ne se situe qu'au début des années soixante-dix, mais les premiers indices se sont fait sentir bien auparavant. Dès 1968, nous disent Sheets et Morris (p. 11), certaines populations nomades du Mali, du Niger et du Sénégal, poussées par la faim, ont commencé à abandonner leurs lieux d'origine. Plus près du Tchad, le même phénomène s'est produit: «Chassés par la sécheresse et le marasme économique des années 1968-1969 des ressortissants nigériens d'origine toubou émigrèrent en Libye et se placèrent comme manœuvres sur les champs pétrolifères de ce pays» (Faujas, p. 47). Une dépêche de l'A. F.P. de 1971 laisse entendre que la situation était la même au Tibesti: «Il a été décrété que les populations de la sous-préfecture du Tibesti ne payeront plus la taxe civique et l'impôt sur le bétail 'jusqu'à nouvel ordre' en raison de la 'situation économique déplorable qui y prévaut'. Cette région... a été durement

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marquée par la rébellion et sa répression. De plus la sécheresse qui y sévit depuis cinq ans a entraîné le départ de la plupart des troupeaux vers le sud» (A. F.P., 4 juin 1971; souligné par moi). Il est donc fort probable que l'exil desTéda qui a suivi, en 1967, le départ du derdé, ait répondu autant à des contraintes économiques qu'à des motivations politiques. On peut d'ailleurs se demander si la sécheresse n'a pas joué un rôle semblable dans les débuts des insurrections paysannes du Centre-Est. D'après un ethnologue ayant travaillé dans le Centre du Tchad en 1966-1967, la sécheresse y sévissait déjà à cette époque et la population locale était réduite à se nourrir en partie de feuilles de nénuphar. Cette information concorde avec les données sur les variations de la superficie du lac Tchad, rapportées par J. Cabot et Ch. Bouquet (p. 16), données qui montrent que la sécheresse au Tchad a débuté en 1965.

B . LES DÉBUTS DE LA GUERRE DU B.E.T.

Le premier coup de feu dans le B.E.T. a été tiré le 5 mars 1968 dans la localité d'Aozou au Tibesti, proche de la frontière libyenne. D'après la version officielle, il s'agissait d'un incident d'ordre tout à fait local découlant des revendications sectorielles et très partielles de quelques dizaines de gardes nomades toubou qui s'étaient mutinés et qui avaient massacré la petite garnison de l'armée tchadienne à Aozou. D'après cette version officielle toujours, ces faits n'avaient aucun lien ni avec le Frolinat ni avec la dissidence du derdé. Il est exact que les gardes nomades d'Aozou ont joué le rôle de détonateur dans cette affaire, mais pour le reste la version gouvernementale ne résiste pas à un examen même superficiel des faits. Toutes les informations qui ont transpiré par la suite montrent en effet que les forces en présence du côté des insurgés dépassaient très largement le nombre de quelques dizaines de gardes nomades. Après un premier échec, le 7 mars 1968, un détachement de trente et un soldats gouvernementaux réussit, le 10 mars, à reprendre Aozou, où il est aussitôt encerclé et bloqué par les forces adverses. Bientôt la situation devient désespérée sur le plan alimentaire car les vivres ne passent plus. D'après une revue militaire française, la situation se dégrade encore davantage au cours de l'été: «En juillet 1968, un convoi est attaqué entre Bardai et Aozou. Le convoi et son escorte

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sont décimés, le matériel récupéré...Des pourparlers s'engagent, mais le chef d'état-major de l'armée tchadienne décide de dégager Aozou par la force. Une colonne, forte de deux compagnies, dont la compagnie de parachutistes tchadiens, est attaquée et contrainte au repli entre le 17 et le 24 août. Les pertes sont sérieuses, 7 tués et 13 blessés» (Jaubert, p. 22; ces événements sont confirmés par les communiqués militaires du Frolinat: Documents Frolinat 22). Il est déjà étonnant qu'un petit groupe de gardes nomades toubou ait été en mesure de repousser, à deux reprises, des colonnes militaires importantes, et on est amené àpenser qu'ils ont dû bénéficier, pour le moins, de quelques complicités. Or, la suite des événements dément encore davantage la version officielle des faits. Fin août, le président Tombalbaye se voit en effet contraint de faire appel aux troupes françaises pour dégager Aozou, parce que, d'après un communiqué officiel: «Les fauteurs de troubles ont adopté une position extrême mettant en danger l'intégrité du territoire national» (A.F.P., 28 août 1968)2. L'aide française lui est effectivement accordée et le 6 septembre Aozou est dégagé sans combat (Jaubert, p. 22). Officiellement, la mission française, qui prendra fin en novembre, se limitait à un soutien logistique à l'armée tchadienne et ne faisait appel qu'à des troupes françaises déjà présentes au Tchad dans le cadre de la base de Fort-Lamy, mais elle suffit cependant à ridiculiser la thèse officielle. Comme le dit très bien G. Comte: «Il existait... une disproportion flagrante entre l'envoi d'une compagnie de parachutistes dans le Tibesti,lamise à la disposition des forces tchadiennes de notre base d'appui de Fort-Lamy, et une révolte théoriquement très limitée... D'après cette thèse, le Général de Gaulle aurait donc pris la responsabilité d'une action militaire pour venir à bout de 'quelques gardesnomades inconscients'» (Comte, 1968, p. 18-19). En réalité, il ne s'agissait pas d'une simple mutinerie des gardes nomades d'Aozou, mais d'un soulèvement du Tibesti tout entier inspiré par le derdé. Un observateur européen ayant vécu à l'époque au Tibesti m'a, par exemple, affirmé que dès mars 1968 toute la cuvette de Zouar s'était vidée de ses habitants, tout le monde ayant pris «le caillou» (interview, mai 1976).D'aprèslemême informateur, 2. Comme nous le verrons plus loin, quelques années plus tard le président tchadien se souciera beaucoup moins de cette intégrité et abandonnera Aozou à l'armée libyenne.

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peu de temps auparavant, des rumeurs teintées d'espérances messianiques circulaient partout au Tibesti: le derdé allait revenir à la tête de mille chameaux et avec lui la pluie reviendrait 3 ; les «Tchadiens» (c'est-à-dire les Sara) allaient partir et les Français reviendraient, etc.. C'est ce soulèvement général du Tibesti qui explique pourquoi la première intervention militaire française s'est prolongée au-delà de la reprise de Aozou, début septembre; il fallait également dégager les postes de Bardai et de Zouar assiégés par les insurgés téda {Tchad, une néo-colonie, p. 79). Or, dans la version des événements relatée ci-dessus, le soulèvement du Tibesti garde un caractère strictement local et «ethnique» et n'aurait aucun lien avec les insurrections paysannes du Centre-Est. En réalité, derrière le derdé, porte-parole local de la révolte, se trouvait le Frolinat, en la personne notamment de Mahamat Ali Taher. Le Dr Sidick m'a donné, en novembre 1974, la version suivante des débuts de l'insurrection du Tibesti: dès 1967, la délégation extérieure du Frolinat (bureau d'Alger) était entrée en contact avec le derdé réfugié en Libye et qui réclamait des armes. Le Frolinat était favorable à une telle aide, dans la mesure où des activités guerrières dans le B.E.T. pouvaient soulager la première armée du Front dans le Centre-Est. Cependant, à cause des tergiversations du derdé, qui suivait en cela les conseils de patience qui lui étaient prodigués par le roi Idriss I er , le Frolinat perd le contact. C'est alors que Mahamat Ali Taher, à ce moment en poste à Alger, part en Libye, avec l'accord des autres dirigeants du Frolinat, pour essayer de déclencher luimême la lutte armée dans le B.E.T.. Originaire du Kanem et comprenant les différents dialectes téda et daza, il est relativement bien placé pour entreprendre une telle tâche. D'après le responsable actuel des forces armées du Nord, Goukouni, fils cadet du derdé (interview, mars 197 7), Mahamat Ali Taher aurait trouvé en Libye un terrain relativement bien préparé, car certains jeunes parmi les réfugiés toubou en Libye préparaient déjà la lutte armée, achetaient des armes et avaient fondé des comités secrets. Deux groupes, plus ou moins autonomes, s'étaient constitués dès 1966: 1. A Sehba existait un comité animé par quelques anciens mili3. Ce qui montre que la sécheresse préoccupait déjà les esprits à l'époque, comme je l'ai suggéré ci-dessus. A noter également que le pouvoir du derdé a de tout temps été associé avec la pluie (voir Kronenberg, p. 86).

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taires libyens dont notamment Adili Youssouf, El Hadj Hassan Mahamat et Saleh Adoum. Ce groupe était en liaison avec le derdé et a suivi jusqu'à la fin de 1967 ses conseils de patience. 2. A l'université islamique de Beïda s'était créé un petit groupe d'étudiants toubou dont Ali Sougoudou était le principal responsable. Ce groupe était en contact avec certains Toubous employés à Faya-Largeau, parmi lesquels Goukouni et son oncle Mahamat Kichéda. L'arrivée de Mahamat Ali Taher en Libye accélère alors les événements et, au début de 1968, les deux groupes rentrent au Tibesti pour y déclencher la lutte armée. Le groupe de Sehba se rend à Zouar et à Bardai" pour inciter la population à la révolte, alors que les étudiants de Beïda (une douzaine au total, sous la conduite de Mahamat Ali Taher) portent leurs efforts sur Aozou. Taher réussit, fin janvier 1968, à gagner à sa cause le responsable des gardes nomades d'Aozou, Sidimi Chahaï, et c'est ainsi qu'il réussit, le 5 mars, à s'emparer du poste, tous les gardes nomades s'étant ralliés au Frolinat. Étant donné que le Dr Sidick et Goukouni, qui sont en lutte ouverte depuis la fin de 1971 (voir chapitre xi), sont tous les deux d'accord pour attribuer à Mahamat Ali Taher un rôle important dans le déclenchement de la révolution dans le Tibesti, je n'ai aucune raison de mettre en doute la véridicité des faits rapportés ci-dessus. Il existe d'ailleurs un document qui confirme cette version des événements. Il s'agit d'un document manuscrit fait à Bardai, le 15 septembre 1968, et intitulé «Communiqué du commandement militaire du Front de libération nationale tchadienne au Tibesti sur les opérations de guerre menées par l'armée de libération nationale au cours delapériode allant du 5 mars 1968 au 30 août 1968». Ce texte commence ainsi: «5 mars 1968: attaque d'envergure des patriotes contre le poste d'Aozou. Les combats ont commencé à 5 heures 30 et se sont poursuivis jusqu'à 8 heures et les patriotes se sont emparé d'Aozou. Bilan: 7 soldats gouvernementaux tués, 2 sous-officiers capturés... Nous déplorons 1 mort parmi les patriotes. Les 2 sous-officiers furent tués par les gens d'Aozou» (Documents Frolinat 22, p. 1). Le dernier événement mentionné par ce texte est la victoire des «patriotes» sur la colonne de secours essayant de dégager Aozou: «30 Août 1968: 100 soldats fantoches dirigés par le lieutenantcolonel N'Djogo empruntèrent un sentier très étroit pour amener des vivres aux 31 soldats affamés et encerclés par les patriotes, ils se

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sont heurtés à une patrouille des patriotes, bientôt les troupes de N ' D j o g o prirent la fuite. Bilan: 17 soldats ennemis tués et nous déplorons 4 tués du c ô t é des patriotes — voyant que les 31 soldats affamés et encerclés ne pouvant plus avoir des provisions de la part de leur gouvernement fantoche, ils se sont rendus... c'était la plus flotte grande victoire de nos patriotes. Le drapeau du FROLINA actuellement sur le poste d'Aozou» ( D o c u m e n t s Frolinat 2 2 , p. 3 ; souligné par moi). Cependant, après la reprise du p o s t e d'Aozou par les forces gouvernementales les c o m b a t s semblent avoir temporairement cessé. D'après une revue militaire française: « U n e trêve, puis des négociations, menées par un officier français, le capitaine Galopin, s'engagent fin septembre. L a situation se normalise, et une délégation T o u b o u se rend à Fort-Lamy, du 3 octobre au 4 novembre, p o u r y rencontrer le président T o m b a l b a y e . Les entretiens sont placés sous le signe de la détente, des engagements sont pris, et, le 19 novembre, les troupes françaises quittent le Tibesti... Les pourparlers se poursuivent: une deuxième entrevue a lieu en février 1 9 6 9 , mais des divergences apparaissent entre l e s T o u b o u s » ( J a u b e r t , p. 2 2 ) . Ces désaccords ont eu plus tard une influence certaine sur l'insurrection au Tibesti, et avant de poursuivre l'historique des événements, nous serons obligés de faire un retour en arrière p o u r mieux comprendre les clivages p r o f o n d s qui divisaient la société téda.

C . LE CONFLIT INTERNE DU TIBESTI

N o u s avons déjà parlé à plusieurs reprises du derdé du Tibesti sans entrer dans le détail de ses fonctions. Il est t e m p s maintenant de nous y arrêter un peu plus, car d'après les observateurs européens c'est autour de la personne du derdé que s'est cristallisé le clivage qui a produit la scission de l'insurrection du Tibesti. L a littérature sur ce sujet est relativement abondante et nous ne nous lancerons pas dans une analyse ethnologique minutieuse qui nous éloignerait trop de notre sujet principal. L e lecteur intéressé peut se reporter p o u r de plus amples détails à l'ouvrage fondamental de J . Chapelle, ainsi q u ' a u x publications de Hervouet, d ' O . L o p a t i n s k y et de J . d'Arb a u m o n t . N o u s ne dégagerons ici que les quelques points fondamentaux nécessaires à la compréhension de la rébellion au Tibesti.

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On doit noter, d'abord, que la société téda est en principe une société acéphale, sans véritable chefferie, et que les Téda, ainsi que les Toubous en général,font preuve d'un individualisme extrême qui s'exprime dans la dimension très réduite des familles, et dans l'absence de toute relation d'autorité à l'intérieur de la société, même entre père et fils dès que celui-ci a dépassé l'âge de quatorze ans. P. Huard et M. Charpin (p. 576) parlent à cet égard d'une «humanité moléculaire», diluée parfois jusqu'à «l'invisibilité». On comprend dans ces circonstances que les «chefs» toubou ne jouent qu'un rôle très effacé. «Le lieutenant Laboubée, nous rappelle J. d'Arbaumont, a écrit fort bien que 'l'autorité du Chef dans un groupement Toubou est limitée pour cette raison très simple que le plus misérable de ses feudataires se juge très capable d'assurer le commandement et a d'autre part, bien ancrée en lui, la volonté de n'agir qu'à sa guise'» (d'Arbaumont, 1954a, p. 288). Il en est ainsi des chefs à tous les niveaux, y compris au niveau suprême où l'on trouve le derdé, qui n'était, avant la colonisation, qu'une sorte de juge suprême respecté par tous les Téda, mais dont la compétence était limitée, et qui n'était qu'un notable parmi d'autres. Cependant, l'avant-dernier derdé, Chaï, qui a régné de la fin du 19 e siècle jusqu'en 1938, en jouant habilement sur les besoins de centralisation de la lointaine administration turque d'abord, française ensuite, sut étendre ses attributions en y incluant notamment le droit de lever certains impôts. Au cours de la période coloniale, le derdé a ensuite été intégré aux structures administratives françaises. M. Hervouet dit par exemple : « C'est en principe le conseiller du chef de district pour la coutumeToubous et à ce titre il émarge au budget» (Hervouet, p. 6). A ce titre le poste de derdé pouvait donc donner lieu à certaines convoitises. Nous devons insister, ensuite, sur le fait que la charge de derdé n'est pas héréditaire, mais élective, et que l'élection d'un nouveau derdé doit répondre, pour être légitime, à un certain nombre de critères, que l'on peut résumer, à la suite de J. d'Arbaumont (1954a, p. 292), dans les règles suivantes: 1. Le derdé doit appartenir à un clan «noble», celui des Tomagra, dont l'arrivée au Tibesti est relativement récente, mais qui a su s'imposer, par la force et par la ruse, à l'ensemble des Téda. 2. Il doit être choisi à tour de rôle parmi trois des familles du

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clanTomagra, les familles Lai, Arami et Erdi. 3. Un clan de statut inférieur, celui desTozoba, détient, en vertu de son installation très ancienne au Tibesti, le privilège de choisir le nouveau derdé, les notables de ce clan constituant une sorte de collège électoral qui doit respecter les deux premières règles, mais qui jouit dans les limites de celles-ci d'une certaine liberté de manœuvre. Or, la succession du derdé Chaï, en 1938, a donné lieu à une situation embrouillée dans la mesure où le vieux chef a essayé de fausser la coutume en rapportant quelque temps avant sa mort aux administrateurs français des légendes destinées à favoriser la position de sa propre famille, mais qui n'avaient qu'un lointain rapport avec la réalité historique. C'est ainsi que son propre fils, contrairement à la coutume établie, posait sa candidature à la succession. L'administration française, après une « enquête longue et scrupuleuse» (Chapelle, p. 97), semble avoir fait respecter la coutume en favorisant l'élection de l'actuel derdé, Ouadaï Kefedemi. Ses adversaires cependant ne désarmèrent point et «le jour même de son élection le nouveau Derdé, assis sur une natte, essuya une volée de trois sagaies, dont l'une le blessa au bras» (Chapelle, p. 97). Comme l'administration française soutenait, de toutes ses forces, l'autorité du nouveau derdé, les esprits se calmèrent bientôt, du moins en apparence. En profondeur, cependant, le feu continuait à couver, comme l'ont montré les événements de 1968-1969. Lors des négociations entre le gouvernement tchadien et les insurgés du Tibesti, le désaccord qui se manifeste au sein des différentes délégations tèda suit en effet, en partie, les anciens clivages. Au moment de l'insurrection, en mars 1968, l'union sacrée de tous les Tèda s'était faite momentanément et Sougoumi Chaïmi, fils de l'ancien derdé Chaï et vieux rival du nouveau titulaire, avait rejoint la rébellion lancée par Ouadaï Kefedemi et ses fils (Comte, 1970b, 5 mai). Ce qui prouve d'ailleurs à quel point les abus et les tracasseries de l'administration militaire ont pu exaspérer la population tèda. Les négociations, par contre, ont donné lieu à des tractations et à des manœuvres en tout genre. Après avoir reçu, en novembre 1968, El Hadj Moulinaye, fils aîné du derdé, le président Tombalbaye a joué la carte de Sougoumi Chaïmi et de Sidimi Chahaï, responsable des gardes nomades d'Aozou, qui semble avoir mal supporté la «tutelle» de Mahamat Ali Taher et du Frolinat. Ceux-ci apparaissaient à FortLamy àia tête d'une délégation toubou en février 1969 et y reçoivent

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des promesses portant notamment sur le remplacement des administrateurs militaires par des administrateurs civils originaires de la région. Ayant conclu un accord avec le gouvernement, Sidimi Chahaï est nommé sous-préfet de Bardai alors que Sougoumi Chaïmi sera désigné député du Tibesti. Entre-temps Mahamat Ali Taher intervient auprès de Goukouni et des autres dirigeants de la tendance «derdé», «pour leur expliquer que la lutte n'est pas régionale mais nationale et qu'ils ne sauraient obtenir satisfaction dans le cadre du régime actuel» (Frémeaux, p. 92). Il parvient effectivement à les convaincre et quand Sidimi Chahaï revient de Fort-Lamy après avoir fait la paix avec le gouvernement, il se voit contesté par des hommes déterminés à continuer la lutte. A la tête d'une colonne militaire, il essaie alors d'entreprendre la reconquête du Tibesti, mais se heurte à ses adversaires lors d'une série d'affrontements, entre le 12 et le 16 avril 1969, sur la piste Zouar-Largeau (Documents Frolinat 23). Sidimi Chahaï trouve la mort dans cette bataille, ainsi qu'El Hadj Moulinaye. Après ces affrontements, la rupture est consommée entre les deux «clans» téda, dont l'un se range définitivement dans le camp gouvernemental alors que l'autre s'allie au Frolinat. Il est d'ailleurs à noter que les intéressés eux-mêmes n'interprètent pas tous ce clivage de la même façon. Nous avons vu que deux conflits se superposent en quelque sorte: celui, récent, qui oppose Sidimi Chahaï à Mahamat Ali Taher, et celui, plus ancien, qui oppose Sougoumi Chaïmi au derdé. Or, les observateurs européens, y compris des journalistes comme G. Comte, insistent surtout sur l'importance du clivage traditionnel autour du derdé. Goukouni, par contre, affirme que ce conflit n'a pas du tout joué et explique la scission intervenue au sein de l'insurrection par les désaccords entre Sidimi Chahaï et Mahamat Ali Taher. Il est difficile de dire où se trouve la vérité. En tant qu'anthropologue j'ai naturellement tendance à mettre l'accent sur 1'«affaire du derdé», affaire qui correspond tout à fait aux canons de l'anthropologie dynamique. J e suis cependant obligé de reconnaître que le derdé lui-même ne semble pas avoir perçu le clivage en termes de familles ou de clans, mais en termes régionaux. Dans une lettre à Abba Sidick datée du 24 mars 1969, il affirme en effet: «Tous les gens de Bardai sont en faveur de la paix, mais les gens de Zouar et Aozou sont en faveur de la guerre.» Cette phrase s'explique cependant peut-être parle fait que l'autorité de l'ancien derdé Chaï

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fut de tout temps limitée à Bardaï, comme l'ont noté plusieurs administrateurs français, et que les clivages «familiaux» et territoriaux se superposaient donc plus ou moins. En tout cas, l'insurrection au Tibesti et le clivage qui a résulté des négociations de 1968-1969 ont opéré un changement fondamental dans la conjoncture politique téda. Élu avec l'appui et la bénédiction de l'administration française, le derdé actuel a toujours su garder la sympathie des militaires français en poste au Tibesti, aux intérêts desquels il s'identifiait étroitement, à tel point que O. Lopatinsky le décrit comme une simple marionnette, ayant perdu une grande partie de son prestige auprès de ses administrés (Lopatinsky, p. 230). Pendant ce temps le clan adverse est relégué dans un rôle obscur et se situe en contre-courant de la conjoncture. Au cours de la période 1967-1969, le renversement des alliances s'opère. Le derdé part en guerre contre la nouvelle administration et y regagne une partie de sa popularité et de son autorité, alors que le clan adverse s'assure les grâces du gouvernement. Sougoumi Chaïmi gagne, dans l'opération, le poste de député ainsi qu'une solide réputation de traître auprès des fractions téda qui soutiennent la rébellion. Tout ce qui précède (les combats d'Aozou, l'intervention militaire française, les négociations avec le gouvernement et la scission au sein des forces combattantes) ne concerne que le seul Tibesti. En ce qui concerne les débuts de l'insurrection dans leBorkou et dans l'Ennedi mes informations sont beaucoup plus maigres. D'après une source militaire française (Jaubert, p. 22), tout y était encore calme au début de 1969, ce qui est exact. Le premier communiqué militaire du Frolinat concernant ces régions date, en effet, du 16 février 1969 et mentionne une attaque surprise contre le poste de Kirdimi, près d'Aïn Galaka dans le Borkou [Tchad, une néo-colonie, p. 80). D'après mes informateurs du Frolinat (Abba Sidick, Goukouni, AdoumTogoï),l'insurrection dans leBorkou et dans l'Ennedi a été principalement l'œuvre de Mahamat Ali Taher, aidé par un certain Abrahim Girgi, originaire de l'Ennedi, par quelques lycéens de Largeau, ainsi que par les étudiants de Beïda qu'il avait déjà recrutés auparavant. Dès 1968, en effet, Taher semble s'être rendu personnellement dans le Borkou où il a gagné à la cause du Frolinat certains gardes nomades selon le scénario qui lui avait déjà réussi auparavant à Aozou. En même temps, il avait envoyé dans l'Ennedi une délégation conduite par Abrahim Girgi.

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Nous pouvons donc conclure que le Frolinat, par l'intermédiaire de Mahamat Ali Taher, a joué un rôle de premier plan dans le déclenchement de l'insurrection du B.E.T., et que Taher, toutes proportions gardées, a fait pour le B.E.T. ce qu'Ibrahima Abatcha a fait pour le Centre-Est: recrutement de combattants à l'extérieur et ensuite rentrée sur le terrain où la révolte grondait déjà et où les conditions de la lutte armée étaient réunies. Goukouni, dans une interview avec A. Paolini datant probablement de 1970, a d'ailleurs également reconnu l'importance de l'apport idéologique du Frolinat en affirmant que la «destitution des autorités tribales a pris un départ rapide, après que nombre de combattants et cadres politiques du centre et de l'est aient rejoint les populations du B.E.T.» (Paolini, p. 3). Paolini conclut même à une intégration effective des deux fronts de lutte, ce qui semble cependant exagéré vu la nature du terrain et les difficultés de communication. Comme nous le verrons par la suite, l'intégration des forces rebelles du Centre-Est et du B.E.T. ne s'est faite qu'au plus haut niveau, par la cooptation de Goukouni dans la direction politique du Frolinat; sur le terrain, les deux maquis ont mené une existence largement autonome et les nouvelles faisant état «d'un déplacement des rebelles de l'est vers le nord» (A. F. P., 4 septembre 1968) étaient beaucoup trop alarmistes. Il est cependant certain que le Frolinat a détaché, début 1969, quelques cadres du Centre-Est au B.E.T. pour aider le nouveau maquis à s'organiser et à se politiser.

CHAPITRE VIII

Le Frolinat victorieux

A . L'ÉVOLUTION DE LA GUERRE CIVILE

Malgré la mort d'Ibrahima Abatcha et en partie grâce à l'entrée en scène du B.E.T. sur le plan révolutionnaire, la période du début de 1968 jusqu'à l'été de 1969 est une période faste pour les forces armées du Frolinat, qui gagnent partout du terrain et menacent sérieusement le régime chancelant de M. Tombalbaye. Nous allons décrire dans ce chapitre cette étape de la guerre civile du Tchad, qui durera jusqu'à l'intervention militaire française. D'abord, quelques mots sur l'évolution des maquis du B.E.T.. Il s'agit ici d ' u n e «révolte en miniature», si l'on prend en considération uniquement le nombre des combattants. D'après un géographe allemand (interview, juillet 1973), il n ' y aurait eu, en 1968, que deux cents Téda armés dans la rébellion, alors que le général Cortadellas avance pour tout le B.E.T., pour le printemps de 1969, le chiffre de sept à huit cents combattants (A.F.P., 26 août 1972). Ce chiffre doit être assez proche de la réalité et constitue d'ailleurs un score «honorable» pour une population totale ne dépassant pas cent mille habitants. De plus, ces quelques centaines de partisans ne disposent que d'armes à feu hétéroclites, qui sont dans la plupart des cas presque des pièces de collection. Vers la fin des années cinquante, J. Chapelle porte l'appréciation suivante sur l'warsenal» militaire toubou: «L'armement toubou se compose de poignards, de lances et d'armes de jet qui sont: des javelots et des couteaux de jet... Ils possèdent des fusils qu'ils tiennent cachés. Ils s'en étaient déjà procuré un assez grand nombre entre 1928 et 1931 lors de l'exode des Arabes tripolitains fuyant l'armée italienne et se réfugiant en territoire français... Ces armes avaient été ensuite en majeure partie retirées aux Toubous. Mais depuis 1945, et surtout ces dernières années,

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de nombreuses armes ont été acquises en Libye. Malgré des saisies importantes, on peut supposer que l'armement des Toubous n'est pas négligeable» (Chapelle, p. 248-250). C'est donc avec des armes de la seconde guerre mondiale, provenant en bonne partie de l'armée italienne et de YAfrika Korps du maréchal Rommel, que les Toubous partent en guerre en 1968. Au début de l'insurrection ils n'ont certainement pas reçu beaucoup d'armes nouvelles; le derdé écrit, à ce sujet, dans une lettre du 24 mars 1969 à Abba Sidick: «... maintenant j'ai envoyé une charge de provisions et 2 fusils avec des munitions», ce qui constitue un effort pathétique et dérisoire. Il n'est donc pas étonnant que les insurgés toubou manquent en permanence de matériel de guerre. Le « Rapport sur le déroulement des événements survenus du 12 au 16 avril 1969 sur la piste Zouar-Largeau» se termine par exemple par une phrase caractéristique : «Surtout nous sommes dépourvus des munitions» (Documents Frolinat 23, p. 3). Cependant, ces quelques centaines de maquisards mal armés obtiennent rapidement des succès remarquables qui s'expliquent essentiellement par deux facteurs: la nature du terrain et la trempe des hommes. Comme l'explique un journaliste français, l'insurrection du B.E.T. est «diluée et informe puisque sur un territoire plus grand que le territoire français quelques centaines de rebelles formés en bandes sont extrêmement difficiles à 'contrer' fût-ce par une armée moderne» (Castéran, 1972b, p. 39). On peut ajouter à cela qu'il ne s'agit pas de n'importe quel territoire, mais d'une région désertique où règne un climat connaissant tous les extrêmes et où les routes et les pistes sont pratiquement absentes. Le massif du Tibesti, notamment, constitue un terrain idéal pour la guerre de guérilla; c'est un «formidable bastion défensif dont l'accès peut être interdit par quelques poignées d'hommes et que nul envahisseur jusqu'au X I X e siècle n'a jamais sérieusement tenté de disputer à ses occupants» (Chapelle, p. 41). Sur ce terrain, qui se prête à merveille à la guerre de guérilla, vont évoluer des hommes qui s'y prêtent aussi bien. Donnons de nouveau la parole à J. Chapelle: «... Les Toubous appartiennent à une race homogène provenant sans doute d'un lointain métissage de noirs et de blancs, et établie depuis longtemps dans son habitat actuel.Cette ancienneté d'habitat explique leur remarquable adaptation au milieu: leur résistance à la

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fatigue et à la soif est, en effet, extraordinaire et supérieure à celle de tous les autres nomades... Les raids qu'ils accomplissent, avec des provisions insignifiantes d'eau et de dattes, dépassent certainement les exploits analogues des autres Sahariens, et ne sont limités que par la résistance de leurs montures. A pied, ils sont imbattables... Leur agilité est surprenante et 'quasi animale', et dans les rochers on croirait voir de véritables mouflons» (ibid., p. 16-17). Ce n'est d'ailleurs pas uniquement une question de qualités physiques et d'endurance. Par leur mode de vie traditionnel, aussi, les Toubous sont en quelque sorte «prédestinés» à la guerre de guérilla moderne. J. Chapelle, qui insiste sur les liens affectifs qui lient l'homme toubou à sa femme et à ses enfants et sur la cohérence de la cellule familiale restreinte, note, aussi, que l'homme marié est très souvent absent de sa tente, soit pour s'occuper de ses troupeaux, soit en voyage de commerce ou en rezzou, et que sa femme s'occupe alors, tout naturellement, seule du campement. Donc: «Malgré les obligations qu'il a envers sa famille et le sentiment de ses responsabilités, l'homme se trouve extrêmement libre. S'il quitte sa tente, c'est pour faire son métier d'homme, et une fois en route il suivra son inspiration ou sa fantaisie. Ses voyages se prolongeront pendant des mois, sans que sa femme s'inquiète de savoir où il est ni ce qu'il fait» (ibid., p. 290-291). On peut donc en conclure que les combattants toubou n'ont fait que reprendre leur mode de vie traditionnel en partant en dissidence, contrairement à ce qui s'est passé dans le Centre-Est où la coupure entre la vie d'un paysan-éleveur et l'existence d'un guérillero est beaucoup plus nette. Ceci explique probablement, en partie, pourquoi le recrutement des combattants dans le B.E.T. a posé, dès le début, beaucoup moins de problèmes que pour Ibrahima Abatcha et les siens dans le Centre-Est. Étant donné les maigres forces armées tchadiennes dans le B.E.T., l'insurrection, servie par le terrain et par ses hommes, fait rapidement tache d'huile dans la zone saharienne. Il est difficile de se faire une image précise de la situation, mais il semble bien qu'au printemps 1969 l'armée tchadienne ne tenait que les principaux centres tels que Faya-Largeau, Bardai, Aozou et Fada, et qu'elle avait perdu le contrôle du reste du territoire, y compris certains postes de moindre importance. Zouar, par exemple, semble avoir été contrôlé par les

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l'insurrection

insurgés pendant quelque temps, et, en juillet ou en septembre 1969 (la date n'est pas tout à fait sûre), les révolutionnaires s'emparent du poste d'Ounianga, lieu stratégique situé sur la piste Largeau-Koufra. Même dans les quelques postes qu'elle tenait encore, l'armée tchadienne était littéralement encerclée. D'après des témoins européens, elle ne contrôlait même pas l'ensemble de l'oasis de Bardai", mais seulement le fort militaire et les bâtiments publics; les rebelles se tenaient sur les rochers entourant l'oasis et descendaient librement le soir et la nuit. Précisons encore qu'au début les forces révolutionnaires du B. E.T. n'étaient ni très bien structurées, ni vraiment unies et qu'il s'agissait plutôt de petits groupes relativement autonomes et isolés. Ce n'est qu'en juillet 1969 qu'une première réunion de tous les responsables de la région aura lieu et qu'un véritable commandement uni sera créé avec Mahamat Ali Taher comme commandant en chef et responsable du Borkou, Ali Sougoudou comme chargé des affaires étrangères, en poste en Libye, Abrahim Girgi comme chargé des finances et responsable de l'Ennedi,et Goukouni comme chargé des affaires intérieures et responsable du Tibesti (Goukouni, interview, mars 1977). Un peu plus tard, probablement vers la fin de 1969, les combattants toubou s'intègrent davantage dans les structures militaires du Frolinat, en adoptant le nom de «Deuxième Armée de marche des forces populaires de libération du Frolinat». Quant aux maquis du Centre-Est où El Hadj Issaka assure la continuité après la mort d'Ibrahima Abatcha et de la plupart des «Coréens», il y a eu d'abord un ralentissement des activités militaires à la suite de la disparition d'Abatcha, en février 1968; ralentissement qui se traduit notamment par l'absence de communiqués militaires jusqu'au début de juillet. Cette accalmie ne durera pas longtemps et, comme dans leB.E.T., une période faste s'ouvre pour les maquis du Centre-Est à partir de l'été 1968. Une première question se pose: à combien s'élève le nombre des combattants? Des chiffres précis sont difficiles à obtenir, mais les estimations varient entre deux mille à quatre mille hommes, dont environ le dixième seulement armés d'armes à feu. Ils sont donc assez peu nombreux, surtout si l'on tient compte de la population totale du Centre-Est qui dépasse un million d'habitants. Du côté du Frolinat,on avance parfois des chiffres beaucoup plus élevés allant jusqu'à dix mille ou quinze mille hommes, mais ces estimations incluent non

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seulement les combattants «réguliers», mais aussi les «miliciens» qui sont au nombre de dix mille environ et sur le rôle desquels nous reviendrons. Il ressort des remarques précédentes que l'une des plus grandes difficultés des forces armées rebelles tenait à l'approvisionnement en armes: le Frolinat n'arrivait pas à armer tous les volontaires, d'autant plus que les armes prises aux forces «officielles» s'avéraient très vite inutilisables faute de munitions adéquates (Abba Sidick, in Association professionnelle de l'enseignement supérieur). Ces quelques milliers de combattants forment ensemble une force militaire qui s'intitule d'abord «Armée de libération nationale» (le sigle A.L.N. est encore utilisé dans un document datant d'octobre 1969) et qui prend, fin 1969 ou début 1970, le nom de «Forces populaires de libération, Première Armée», par opposition à la deuxième armée du B.E.T.. Un document interne du Frolinat, émanant de l'état-major d'El Hadj Issaka et datant de 1969, précise que les armées du Frolinat sont divisées en quatorze «compagnies révolutionnaires», dont trois dans le B.E.T., et onze dans le Centre-Est, chaque compagnie comprenant à son tour cinq à six groupes: sur les onze compagnies du Centre-Est, les dix dernières sont désignées par des indications d'ordre géographique («la compagnie orientale», etc.), alors que la première figure dans le document comme «la compagnie principale au centre de la Sous-Préfecture d'Amtimane» (Documents Frolinat 28, p. 5-6). Elle comprenait probablement l'état-major d'El Hadj Issaka. Le document cité ci-dessus ne fournit pas d'autres indications sur l'organisation des forces armées, mais un autre texte du Frolinat, également de 1969, donne les précisions suivantes: «Quant aux Forces Combattantes, elles relèvent de la Direction Politique du Front... Les Forces Combattantes sont dirigées par des Conseils Militaires élus démocratiquement. La Direction Politique, par un vote, entérine les décisions prises par les Conseils Militaires. Toutes les responsabilités, au sein des Forces Combattantes, sont électives. Les Délégués Militaires, élus par les Conseils Militaires, sont membres du Conseil National de la Révolution» (Documents Frolinat 33). Le gouvernement tchadien a également fourni quelques indications sur les forces combattantes du Frolinat, qui ont été résumées ainsi par un journaliste français: «Dans chaque préfecture, un chef de région a été mis en place et doté de responsabilités politiques et militaires. Cet homme, dont les épaulettes portent trois étoiles vertes

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sur fond rouge, est entouré d'un P.C. mobile avec secrétaires, comptables et infirmiers qui, d'une zone-refuge où il se dissimule, peut entrer en contact avec trois à six chefs de groupe, selon le cas. Le chef de groupe a sous ses ordres quarante à soixante-dix hommes... Le décryptage d'un 'journal de marche' saisi par des légionnaires a aussi révélé l'existence, dans certaines unités rebelles, d'un tribunal militaire qui règle les litiges, casse de leur grade les plus indisciplinés, sanctionne les pillards» (Isnard, 23 septembre 1969). Sur le papier, cette organisation semble relativement rigide, mais sur le terrain les structures étaient plus souples pour des raisons que le secrétaire général du Frolinat a révélées dans une interview accordée à la revueTricontinental: «Les communications sont très difficiles. Nous ne disposons pas de radio; les liaisons se font à cheval ou à dos de chameau. Nous sommes très isolés: il faut compter un jour ou deux de marche pour passer d'un groupe à l'autre... Étant donné la difficulté des communications, nous avons constitué des groupes de combat autonomes, capables de se passer de l'appui du voisin ou du haut commandement pour mener une action, sauf s'il s'agit d'une opération étudiée à l'avance et qui requiert la coordination de deux ou trois groupes de combat» (Documents Frolinat 44, p. 14). On peut encore ajouter que cette armée se voulait une armée véritablement «nationale» et non pas un amalgame de groupes de combat «ethniques» ou régionaux implantés dans leur région d'origine et constitués uniquement de combattants locaux. D'après un de mes informateurs du Frolinat (interview, mai 1973), les Forces populaires de libération ont toujours appliqué une politique consciente de brassage ethnique et les unités combattantes effectuaient des rotations perpétuelles entre les différentes zones de combat. D'après Abba Sidick, ces rotations s'effectuaient tous les trois mois («Dixneuf questions à Abba Siddick», p. 4). Il est cependant difficile de savoir si cette politique a été réellement appliquée au cours de la période 1968-1969. Nous savons, en tout cas, qu'elle s'est parfois heurtée à un refus systématique de la part des combattants. D'après le Dr Sidick (interview, novembre 1974), les responsables militaires de l'intérieur ont fait une grave erreur en 1969: ayant «libéré» certaines régions du Centre-Est, ils se seraient ensuite laissé aller à faire du «sur place» et n'auraient pas su entraîner leurs subordonnés à quitter leurs sanctuaires pour porter la guerre jusqu'aux portes de Fort-Lamy, seule possibilité d'éliminer

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définitivement le régime Tombalbaye1. Il y eut d'ailleurs d'autres refus de ce genre, ce qui explique probablement pourquoi le règlement militaire des F.P.L., établi en 1972, mentionne le refus de quitter sa région d'origine pour combattre ailleurs parmi les différentes formes de discrimination raciale, tribale ou religieuse passibles de la peine capitale (Documents Frolinat 56, article 8). Or, en 1968-1969, cette petite armée de maquisards mal équipés parvient à mettre en déroute l'armée nationale tchadienne qui s'effondre littéralement. Il ne faut d'ailleurs pas se faire trop d'illusions sur les effectifs et la puissance de feu de celle-ci. D'après un journaliste français, elle était en effet beaucoup trop petite pour contrôler tout le pays (Comte, 1970a, p. 13). En outre, elle était mal commandée et les militaires tchadiens n'avaient pas le moral. Comme le dit encore le même journaliste: «Après avoir rançonné un village, leurs détachements prirent souvent la fuite à la vue des rebelles. Tout au long de l'été 1969 ces débandades inspirèrent une folié confiance aux insurgés. En octobre, une rumeur exaltante courait les maquis: 'Dans six mois, nous aurons gagné. Alors nous ne paierons plus jamais d'impôts. Nous serons devenus les autorités!'» (Comte, 1970b, 6 mai). D'autres sources confirment cette image: une revue militaire française signale, par exemple, que les opérations militaires des trois premiers mois de 1969 se seraient terminées par la défaite de quatre pelotons de gendarmerie (Jaubert, p. 22), alors qu'à la fin de 1968, déjà, deux compagnies de l'armée régulière auraient pris la fuite devant un soulèvement local survenu à cent kilomètres au sud-est de Fort-Lamy (Comte, 1968, p. 19). L'insécurité régnait donc partout et l'armée tchadienne était contrainte de se replier sur les centres importants pour se mettre à l'abri des attaques adverses, comme il ressort de la «Directive sur le 1. Le P.A.I.G.C. de la Guinée-Bissau a connu des problèmes semblables, comme il ressort d'une déclaration d'Amilcar Cabrai lui-même: «First of all... we liberated the southern and a little part of the north central regions. Then in 1964 we began to say to our guerilla fighters in the south that the time had come for them to go into the eastern part of our country... But we found that our guerillos were not at all of this opinion. 'We've liberated our own country', they said to us: 'now let these others... liberate theirs'» (Davidson, p. 102). En Guinée-Bissau cependant le mouvement de libération avait à sa tête des cadres politisés, capables de convaincre les partisans d'adopter une position plus «nationale».

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l'insurrection

stationnement des unités de la Garde Nationale et Nomade du Tchad» signée le 25 août 1969 par le président Tombalbaye lui-même. Cette directive dit notamment: «La chute récente d'un poste isolé, tenu par un groupe de gardes nomades, a prouvé qu'il était dangereux de maintenir de petites garnisons hors de portée d'intervention rapide de moyens de renfort. De même, certaines patrouilles ou escortes trop faibles sont tombées dans des embuscades sans pouvoir réagir et ont succombé sous le nombre» (Documents officiels 4, p. 1). Avec l'armée tchadienne sombrait également l'administration civile dans le Centre-Est. D'après le général Cortadellas (A. F. P., 26 août 1972), sur une centaine de postes administratifs le gouvernement n'en tenait plus que quinze au printemps de 1969; l'insécurité sur les routes était d'ailleurs telle que les préfets des régions troublées étaient obligés de prendre l'avion pour se rendre à Fort-Lamy (Comte, 1969, p. 13). Les rares postes que le gouvernement tenait encore étaient alors transformés en véritables châteaux forts entourés de barbelés (Wood, p. 29) et assiégés par les forces rebelles, comme l'avouent les documents officiels de l'époque; voici un exemple parmi d'autres qui concerne le Ouaddaï: «Goz Beïda est une île constituée par le P.C., et c'est tout. L'autorité de l'État ne dépasse pas la murette du poste la nuit et 3 ou 4 kms tout autour dans la journée. Avant de songer à créer des P. A., il faudrait d'abord rouvrir la route qui est absolument inaccessible. Il n'y a plus un commerçant à Goz Beïdaparce que la route est tout à fait impratiquable... D'autre part, tous les chefs de canton sont réfugiés depuis 3 ou 4 ans au chef-lieu» (Documents officiels 20, p. 9). Il aurait été intéressant de reprendre en détail la carte du Tchad pour voir quelles sont exactement les zones où le Frolinat était particulièrement fort et quelles sont les zones restées à l'abri de l'insurrection jusqu'en 1969; il aurait également été instructif de savoir quels groupes ethniques participaient activement à la révolte et quels groupes se tenaient à l'écart ou même s'opposaient à l'insurrection. Dans l'état actuel de nos connaissances, il est impossible de donner une image exacte et détaillée de la situation, mais quelques documents officiels nous permettent cependant de nous approcher quelque peu de ce but. Il s'agit en premier lieu du procès-verbal d'une réunion de la «Commission de réforme administrative», le 4 mars 1970 à Fort-Lamy, lors de laquelle un officier supérieur français dressait le bilan provisoire de l'action de l'armée française, ce qui permet

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rétrospectivement de repérer quelques points respectivement «noirs» et «blancs» sur la carte. Il s'agit ensuite d'une fiche de la «Mission pour la réforme administrative», intitulée «Opération de réinstallation des chefs de canton» et également datée du 4 mars de la même année. Nous allons reprendre ces documents zone par zone. L'exposé de l'officier français débute ainsi: «Je commence par le Ouaddaï géographique (Ouaddaï et Biltine). Jusqu'en fin 1969, la menace montait jusqu'à Am-Zoer. Un gros effort a été fait sur les populations et plusieurs milices ont été créées. Le sultan Ali Silek de son côté a mis sur pied un goum et a circulé dans la région aux côtés du préfet. L'état d'esprit de la population a été ainsi changé dans un sens favorable. Le résultat a été la destruction de plusieurs bandes F.L.T., accrochées par les auto-défenses. Aujourd'hui, la menace qui pesait sur l'axe Abéché-Adré peut être considérée comme terminée. La zone pacifiée a tendance à descendre vers le sud, et l'on peut espérer que prochainement, elle atteindra la rivière Batha. Après le Batha, nous entrons dans le fief hors la loi, où nous n'avons q u ' u n petit îlot isolé, Goz-Beïda. Après GozBeïda, la zone est encore plus sombre jusqu'à Bahr Azoum. Sombre à tous les points de vue puisqu'elle est couverte de forêts où les rebelles ont tendance à se réfugier» (Documents officiels 25, p. 2). Il semble donc qu'au début de 1970 la révolte n'avait pas encore réellement pénétré dans le Biltine. Les remarques citées ci-dessus sont en effet confirmées par la fiche «Opération de réinstallation des chefs de canton» qui note que pratiquement tous les chefs de canton de cette préfecture résident dans la localité où s'exerce leur fonction, sauf deux ou trois qui sont absents pour des raisons n'ayant rien à voir avec la rébellion (Documents officiels 24). Du côté du Frolinat, l'absence d'implantation révolutionnaire dans le Biltine, ainsi que dans le Nord du Ouaddaï, a également été signalée. Dans une interview accordée en août 1975, le Dr Sidick décrit cette zone comme une sorte de «no man's land» jusqu'à l'été de 1971 (Groupe d'information sur le Tchad, p. 52). En ce qui concerne la préfecture du Ouaddaï, on remarque d'abord la présence persistante de bandes F. L.T. dans la région entre Abéché et Adré, fief habituel d'Ahmed Moussa. Les remarques de notre officier français permettent également de conclure que, si le Sud du Ouaddaï était en grande partie contrôlé par les forces du Frolinat, leur implantation dans le Nord de la préfecture était plus

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Description

de

l'insurrection

incertaine et plus vulnérable. Certains coopérants et chercheurs français nous ont confirmé que l'insurrection n'a jamais pu compter sur tout le Ouaddaï et que l'armée française a eu moins de mal à y rétablir l'ordre que dans le Centre. L'exposé sur la situation militaire continue, ensuite, par une description de la situation dans le Batha: «Au Batha, un gros effort a été fait pour faire participer la population à la mission de pacification. De très nombreux goums et milices ont été mis en place et là aussi, de très beaux résultats militaires ont été obtenus... Toutefois, dans le Batha, s'il y a des zones bien contrôlées, il subsiste quelques taches, situées grosso-modo dans le bassin de la rivière Batha et dans la partie Ouest du département, vers le lac Fitri. Nous trouvons là quelques bandes, souvent non implantées mais venant de l'extérieur. En résumé, dans le département du Batha, la pacification est en bonne voie» (Documents officiels 25, p. 3). Sur cette préfecture les précisions apportées par la fiche «Opération de réinstallation...» sont suffisamment détaillées pour être reprises en entier, c'est-à-dire canton par canton: Sous-préfecture

d'Ati

Sous-préfecture

d'Oum

— Canton Bilala-Yao «Fitri»: le chef de canton est sur place àYao et il existe quelques milices villageoises dans cette zone, mais «tout l'Ouest et le Sud du canton sont sur l'expectative, voire hostiles, par suite de cruelles exactions dont les habitants ont été victimes de la part de l'A.N.T. ou de la C.T.S. en 67-68.» — Canton Kouka-Koundjourou: chef de canton surplace, mais «le Sud et l'Est de ce grand canton échappent à l'action de l'Administration». — Canton Medogo-Birni: chef de canton réfugié à Ati, dispensaire de Bimi détruit. «Ce canton vit à l'écart de l'Administration.» — Canton Salamat-Remokho: chef de canton sur place; apparemment c'est une zone calme. Hadjer

— Canton Massalat-Oum Hadjer: zone apparemment calme. — Canton Mesmedjé-Assafik: le chef de canton a été réinstallé à Assafik, début janvier 1970, mais la «reprise en mains du Sud du canton» n'est pas encore effectuée. — Canton Kouka-Adjop : apparemment calme.

Le Frolinat victorieux

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— Canton Missirié Noir-Asnet : le chef de canton est sur place à Asnet et l'école fonctionne, mais il s'agit cependant d'une population «très dispersée, turbulente, anarchique». — Canton D. H. O.K.-DopDop: le chef de canton est àOum Hadjer, mais sa réinstallation est imminente. L'école est cependant fermée. — Canton Missirié Rouge-Koundjar: apparemment pas trop de problèmes. «Le grand seigneur Goudja O. Hamata, capable du meilleur comme du pire, est incontestablement le chef le plus puissant et le plus influent du Batha, avec Bichara chef des Ouled Rachid de l'Ouadi-Rime. Doit être surveillé et encouragé à la fois, car il rend d'énormes services en assurant la paix dans tout le Dar Missirié...» — Canton des Sedomis-Ourel: chef de canton sur place, apparemment pas de problème. — Canton Zioud-Am Sack: assez calme, mais l'école et le dispensaire ont été endommagés lors d'une attaque des H.L. L. [hors-la-loi] en 1968. — Canton Ratatine-Harazé-Djombo: le chef actuel doit être destitué «pour multiples délits de droit commun ayant provoqué la désaffection de 90% de la population à l'égard du gouvernement». Sous-préfecture de l'Ouadi-Rime (Djedaa) — Canton Ouled Rachid-Ar Rouhout (Djedaa): le chef de canton est sur place, l'école et le dispensaire fonctionnent, mais: «Le chef Bichara s'est toujours illustré de façon très déplaisante (détournement d'impôts, exactions, pillages, sévices, assassinats). D'importantes fractions des Ouled Rachid (Hamidés) sont en conflit avec lui.» — Canton Diaatné-Al Boutai: «Tribu intéressante, courageuse, moins turbulente que les autres... Les Diaatné se sont distingués au Fitri et continuent à être à l'avant-garde de la lutte contre les H. L. L..» — Canton Khozzam-Karkour: le chef de canton est sur place mais le canton est difficile à administrer. — Canton Ouled-Himet: population nomade et turbulente; conflits avec les Goranes de Moussoro. — Canton Salamat-Zifferat: canton nomade; rien à signaler. J'ai tenu à reproduire en détail cette énumération parfois fastidieuse pour différentes raisons. Elle nous apprend qu'à l'intérieur d'une même préfecture ou sous-préfecture, la situation pouvait être différente d'un canton à l'autre, d'un groupe ethnique à l'autre. Elle montre notamment qu'il existait même à l'intérieur des zones

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fortement touchées par la révolte des poches de résistance où les forces armées du Frolinat n'avaient aucune prise, soit parce que la population leur était hostile, soit parce qu'elles ne s'y étaient jamais aventurées pour des raisons diverses. Les appréciations apportées ci-dessus nous apprennent aussi que les raisons qui ont incité la population à prendre le maquis ont parfois été d'ordre purement local: tel chef malhonnête ou cruel fait basculer ses administrés dans les rangs de la rébellion; tel autre, respecté par la population, la maintient dans la «légalité». Continuons maintenant notre tour d'horizon en compagnie de notre guide militaire de la M.R.A.: «Passons au Guéra, où d'énormes efforts ont été faits par les forces armées, mais où malheureusement les résultats n'ont pas été concluants. La situation est stagnante, et la population nous échappe. C'est d'ailleurs l'endroit où il y a le moins de milices villageoises susceptibles d'être constituées... Au Guéra donc, un gros effort est à accomplir sur la population. Le Salamat est le département déshérité. Les forces de l'ordre n'ont pu intervenir qu'à une époque récente, pour la raison très simple qu'il s'agit d'une contrée inondée. Quoi qu'il en soit, depuis janvier, l'action militaire est intense, et nous n'assistons plus à cette pression adverse qui pesait sur les trois chefs-lieux: Abou-Deïa, Haraze Mangueigne et Am Timan. Actuellement, selon leur propre expression, les gens dorment tranquilles,... mais il reste un gros effort à faire, car on peut dire qu'au Salamat, toute la brousse appartient aux bandits. Un seul canton a pu être réinstallé, celui de Foulounga, et avec d'énormes difficultés. En résumé, vide administratif total. Dans le Moyen-Chari, il convient de se limiter à la sous-préfecture de Kyabé, où la situation était vraiment désespérée au début de la saison des pluies de 1969. Les bandits faisaient arracher le coton. Un vent de panique soufflait... Mis au courant de cette situation, le Président de la République a envoyé des renforts, et la physionomie de la région a été complètement transformée. A l'heure actuelle, plusieurs cantons totalement rasés par les bandits ont été entièrement réinstallés. Je cite par exemple Baltoubaye... Au Chari-Baguirmi, les exactions, nombreuses il y a un certain temps, ont tendance à diminuer. On ne peut toutefois pas dire que la situation soit très saine. A Bokoro par exemple, la population n'a pas encore sincèrement basculé du côté de l'Administration. Au

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mieux, elle est indifférente. Dans cette préfecture, il y a une ligne assez délicate s'étendant du Lac Fitri au canton Dékakire. Le Kanem est calme. Les troupes y sont peu nombreuses mais très actives et ont porté, il y a quelques mois, un coup d'arrêt à des bandes qui descendaient du Nord» (Documents officiels 25, P-3).

On voit donc, à la lumière de ce document confidentiel, que vers l'été de 1969 la situation était vraiment désespérée pour le gouvernement Tombalbaye. Si les Forces populaires de libération ne contrôlaient pas la totalité des neuf préfectures du Nord, elles étaient néanmoins très fortement implantées dans au moins six d'entre elles, à savoir le B.E.T., le Salamat, le Guéra, le Batha, ainsi que dans une partie du Ouaddaï et du Chari-Baguirmi. Seules les préfectures du Kanem, du Lac et du Biltine échappaient à leur emprise. Par contre, en s'emparant de la région de Kyabé, elles avaient mordu sur la préfecture méridionale du Moyen-Chari et lancé une pointe en direction de Fort-Archambault, centre névralgique du Sud-Tchad.

B . L'OFFENSIVE ÉCONOMIQUE

Les forces armées du Frolinat ne limitaient pas leurs actions au seul domaine militaire. Elles se livraient aussi aune «guerre économique» implacable contre le régime Tombalbaye, dont les conséquences ont été graves pour l'économie tchadienne. Certains journalistes se sont posé à ce sujet la question de savoir si le Frolinat cherchait délibérément à paralyser l'économie du Tchad ou s'il s'agissait simplement d'initiatives locales de certains chefs de bande, d'actes en quelque sorte irréfléchis et sans arrière-pensées stratégiques. D'après les documents dont je dispose, la première hypothèse doit être retenue. Ceci ressort, par exemple, très clairement d'un texte manuscrit datant de 1969 et provenant de l'état-major d'El Hadj Issaka. Ce texte, intitulé «L'attitude intérieure de lutte armée» et rédigé en très mauvais français, mentionne par exemple: «Les décisions données par le Secrétariat général de l'armée, informe à tous les combattants de libération d'interdire toutes la production agricole de peuple en direction des villes, lait, huile, viande, et toutes les choses principal de nourritures» (Documents Frolinat 28, p. 4). Et le texte attire ensuite l'attention des combattants sur

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«l'interdiction du commerce du betaille en direction du Sud vers fort-Archambaul, pour anéantir économiquement cette ville là où les agents de douane arrachent des taxes mensuelles sans loie de nos cityoens et maltraitant les arrêtés politiques. Les grains de sémage du coton, arrachide, et sésame, rassemblé en cantité dans le village a été totalement brulé, et fut l'interdiction de cette culture...» (ibid., p. 5). Quelque temps après, en juin 1970, la délégation extérieure du Frolinat dresse le bilan suivant de cette offensive économique: «La Première Armée a détruit complètement les ressources financières (appelées pompeusement 'bases économiques') de l'administration fantoche; elle a libéré des vastes régions fertiles et contrôle toutes les routes ce qui a amené la fermeture des usines; ellle a supprimé partout les impôts; en ce qui concerne le coton..., la production annuelle est tombée de 150 000 tonnes à 113 000 tonnes. Le FROLINAT a invité les populations à faire de la culture vivrière au lieu de cette culture industrielle qui... n'a pas amélioré son niveau de vie» (Documents Frolinat 35, p. 12). Essayons maintenant d'analyser de façon plus systématique les différents volets de cette offensive économique et de mesurer ses conséquences pour l'économie tchadienne. On constate, en premier lieu, que les forces armées du Frolinat s'attaquent aux principaux produits d'exportation sur lesquels repose la balance commerciale du pays, c'est-à-dire le coton et le bétail. En ce qui concerne le coton, nous avons vu que les combattants du Front faisaient arracher les plantes cotonnières dans les zones du Moyen-Chari qu'ils contrôlaient, très probablement avec l'accord de la population, lasse d'une culture qui ne lui rapportait rien ou presque rien. De plus, en 1968 et en 1969, les communiqués militaires des forces années du Front mentionnent à plusieurs reprises des attaques contre des centres et des usines de la Cotonfran où les stocks sont brûlés, «après que ce coton fut payé aux cultivateurs» comme le précise un journaliste sympathisant du Frolinat (Doh, p. 19). Les combattants s'attaquent aussi aux camions de la Cotonfran qui transportent la récolte (Documents Frolinat 27). D'après les chiffres officiels, la période où les forces du Frolinat furent actives sur ce plan correspond effectivement à une baisse de la production cotonnière, comme il ressort d'une statistique concernant la production de coton-graine de 1967 à 1973 («Tchad 74», p. 10):

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102 033 tonnes 1967-1968 148 000 tonnes 1968-1969 117 035 tonnes 1969-1970 95 018 tonnes 1970-1971 108 802 tonnes 1971-1972 104 215 tonnes 1972-1973 Y a-t-il effectivement un lien de cause à effet? Probablement, car un article publié par Info-Tchad indique, comme principales raisons de la baisse de la production cotonnière au cours des années 19691970 et 1970-1971, «une pluviométrie capricieuse, un encadrement insuffisant et surtout une désaffection des paysans pour la culture du coton» (Info-Tchad, 1 er août 1972, p. 3). En ce qui concerne le bétail, le Frolinat empêche les éleveurs d'approvisionner les abattoirs de la SIVIT à Fort-Archambault; cette entreprise aberrante enregistre alors en 1969 un déficit de 87 millions de francs C.F.A. et ferme ses portes en 1971 («Tchad 74», p. 11). Les auteurs de «Tchad 74» ajoutent encore à ces chiffres la remarque suivante: «Depuis longtemps, les éleveurs préféraient vendre leur bétail sur pied au Nigéria, au Cameroun et en R.C.A. que de l'écouler à vil prix à Farcha ou à la SIVIT. Aujourd'hui, avec la rupture quasi totale des liaisons entre la capitale et le centre-est, les circuits de commercialisation se sont déplacés vers le Soudan ou la R.C.A.. Le Frolinat encourage et contrôle ces mouvements, qui s'accompagnent de la généralisation du système de troc» («Tchad 74», p. 11). L'action du Frolinat n'a d'ailleurs pas eu comme seul résultat la fermeture de l'abattoir de Fort-Archambault, mais aussi une baisse de la production, ou du moins des exportations de viande contrôlées par l'État. Si le Tchad exportait 83 000 tonnes de bovins en 1966, il n'en exporte qu'environ 21 000 tonnes pour les années 1968,1969 et 1970 (Messiant, p. 65). On peut se demander cependant si cette baisse est due à l'action du Frolinat ou à la sécheresse. Les chiffres pour le Niger voisin sont en effet assez semblables: les exportations de bovins y passent de 9 000 tonnes en 1966 à 4 000 tonnes en 1968 et à 2 500 tonnes en 1969 (ibid.). Signalons enfin que la production d'arachide est également en baisse au cours de la même période: 1962, 140 000 tonnes; 1965, 117 970 tonnes; 1968, 87 760 tonnes; 1971, 70 740 tonnes. J. Cabot et Ch. Bouquet (p. 67-68), qui rapportent ces données, affirment

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que cette baisse de la production est due en partie aux «troubles qui affectèrent précisément ces régions». En second lieu, les forces du Frolinat essaient de paralyser les voies de communication et les circuits commerciaux. D'après un coopérant français en poste au Tchad en 1968-1969, au moins deux camions par semaine furent brûlés sur la route Fort-Lamy-Abéché au cours de cette période et le gouvernement était obligé d'organiser des convois sous escorte militaire pour assurer un minimum de transports. L'insécurité régnait également sur les pistes reliant le CentreEst à Fort-Archambault, ainsi que sur la route reliant cette ville à la R.C.A. («Enquête pour un film contre l'impérialisme français», 1972, p. 29). Or, d'après des documents confidentiels de la M. R. A., les résultats de ces actions furent désastreux. Le gouverneur Lami, chef de la mission, écrit du moins dans un rapport au président de la République du Tchad du 28 janvier 1970: «Dans la totalité des préfectures du Centre et de l'Est, l'approvisionnement en carburant et en denrées de première nécessité (thé, sucre, pétrole, tissu..., etc.) fait complètement défaut. Les boutiques des commerçants sont vides, celles de la SONACOT également. Pour la seule préfecture du Guéra dont les besoins ont été chiffrés par le Préfet à 2 100 tonnes, 80 tonnes seulement ont été acheminées à ce jour» (Documents officiels 16, p. 4). A plusieurs reprises, M. Lami reviendra encore sur cette «situation dramatique» (Documents officiels 22, p. 7). On doit noter cependant que les actions contre les transporteurs tchadiens furent en quelque sorte une arme à double tranchant. Un texte du Frolinat affirme du moins qu'un nommé Mahamat Senoussi aurait recruté, à une date non précisée, quatre cents jeunes hommes de la région d'Oum Hadjer: «Ces jeunes armés par l'État sont repartis dans plusieurs régions sur l'axe Abéché-Fort-Lamy et ce sont ces jeunes qui ont brûlé la plupart des camions appartenant à des commerçants nordistes... C'était dans l'idée deTombalbaye, faire d'une pierre deux coups: ruiner les commerçants musulmans et en même temps faire endosser les responsabilités de ces dégâts par les rebelles» (Documents Frolinat 26). En détruisant les circuits commerciaux, le Frolinat lésait en effet les intérêts des commerçants musulmans considérés, comme nous le verrons plus tard, comme une «clientèle» potentielle. En dernier lieu, les forces du Frolinat, en empêchant les collecteurs d'impôt de circuler, mettent en danger l'équilibre budgétaire

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de l'État déjà touché par la baisse des exportations. «En 1969, note un journaliste, le nombre des Tchadiens qui n'ont pas payé la taxe civique forfaitaire et la taxe sur le bétail s'est accru, puisque 56% des sommes dues n'ont pas été recouvrées, contre 30% l'année précédente» (Comte, 1970b, 6 mai). On peut d'ailleurs dire, en conclusion de cette analyse, que le Frolinat reprend en quelque sorte à son compte le vieux slogan du P. P.T. d'avant l'indépendance: plus d'impôts, plus de coton, plus de chefs. Nous verrons en effet plus tard que la révolution tchadienne s'en est pris également à la chefferie et aux féodalités traditionnelles, tout comme le P.P.T. avant l'«assagissement» de ses dirigeants. La guerre civile a donc eu des conséquences désastreuses pour la situation économique et financière du Tchad. Fin 1969, un observateur français affirme en effet que celle-ci «se détériore du fait de l'accroissement considérable des dépenses militaires. Le premier plan quinquennal, lancé en 1966, est compromis: il a fallu le réviser au bout de deux années. Le montant des ressources attendues est passé de 47 à 26,2 millions de francs C.F.A.... En 1969, le budget militaire atteint 13,5% des crédits de fonctionnement, alors que l'éducation nationale n'en a que 11%, et la santé publique 7%. Pratiquement donc, la révision du plan a consisté à sacrifier les équipements éducatifs et sociaux, ne préservant que quelques pôles de développement où les investissements peuvent être productifs — c'est-à-dire en réalité dans le sud du pays, ce qui ne fait qu'accentuer les inégalités régionales, et aviver le mécontentement du nord» (Urfer, p. 695). En ce qui concerne les dépenses militaires, on peut encore ajouter qu'elles passent, pour l'exercice budgétaire de 1970, de 2,7 milliards à 3,8 milliards de francs C. F.A., atteignant le pourcentage exceptionnel de 33% des recettes fiscales propres du Tchad (A.F.P., 27 janvier 1970). Le Frolinat gagne donc en quelque sorte sur tous les fronts.

C . LES ZONES «LIBÉRÉES»

Un texte du Frolinat datant de janvier 1969 contient la phrase suivante: «Grâce à la confiance et au soutien de nos masses populaires le FROLINA a réussi à se renforcer militairement et politiquement

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à l'intérieur du pays en libérant des régions entières du territoire national...» («Aperçu sur le Tchad», p. 31). Une telle affirmation suscite nécessairement quelques questions que l'on peut formuler ainsi: jusqu'à quel point le Frolinat contrôlait-il véritablement le Centre-Est du Tchad? dans quelle mesure le Frolinat avait-il réussi à créer une administration parallèle dans les zones abandonnées par les forces gouvernementales? En ce qui concerne la première question, on doit commencer par constater que le Frolinat ne contrôlait pas tout le Centre-Est du pays et qu'il subsistait parfois des poches non contrôlées et des enclaves de résistance, comme nous l'a montré le tour d'horizon de la situation militaire que nous avons effectué au début de ce chapitre. D'autre part, même dans les zones comme le Salamat, où les insurgés régnaient en maîtres, le Frolinat ne contrôlait aucune ville ni aucun chef-lieu de préfecture ou de sous-préfecture. On pourrait même aller plus loin et affirmer que, vu le nombre réduit de ses combattants, le Frolinat ne pouvait pas non plus contrôler réellement les campagnes, même quand celles-ci étaient abandonnées par le gouvernement; la présence de quelques milliers de guérilleros sur un territoire presque aussi grand que la France constitue en effet une «couverture» bien légère. Il faut cependant resituer le problème dans le contexte africain. Plusieurs auteurs, comme A.R. Zolberg, ont insisté sur la faiblesse matérielle de la plupart des États africains et ont montré que le contrôle qu'ils exercent sur les différentes activités de la communauté nationale et sur les zones périphériques de leur territoire est en grande partie hypothétique. Il faut donc respecter les proportions. En ce qui concerne le Tchad on doit admettre que si, pour la communauté internationale, la présence d'un sous-préfet avec quatre commis et quelques dizaines de gardes constitue une preuve suffisante pour reconnaître le contrôle effectif d'une région donnée par le gouvernement national, la présence de quelques centaines de guérilleros devrait également faire l'affaire. Certains documents officiels de l'époque montrent d'ailleurs que la présence même très légère et intermittente des forces du Frolinat a suffi dans les zones contestées pour entraîner l'adhésion de la population locale. Le gouverneur Lami remarque par exemple lors d'une réunion administrative: «La population ne demande qu'une chose: que l'on s'occupe d'elle. Je l'ai personnellement constaté au

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cours de mes tournées. Les populations sont pour les bandits tout simplement parce qu'elles ne voient plus qu'eux depuis trois ans. Qu'elles revoient l'Administration, elles seront pour le gouvernement» (Documents officiels 25, p. 19). On peut donc estimer que le Frolinat contrôlait dans la mesure du possible les «zones libérées» dont il était question dans la citation ci-dessus. Avait-il également créé l'embryon d'une administration? A cette question, la réponse doit être plus nuancée. Il est certain que les dirigeants du Frolinat sur le terrain ont eu, dès le début de l'insurrection, des velléités de se substituer à l'administration officielle et de se conduire comme les véritables autorités du pays, comme le montre, par exemple, un communiqué militaire du 6 mars 1967: «Nos forces révolutionnaires ont arrêté 3 chasseurs touristes européens qui chassaient aux environs de la rivière Fodjo, préfecture du Salamat, ceux-ci ont été relâchés après vérification d'identité mais toutes leurs armes et leurs munitions ont été saisies : ils ont reçu en outre l'avertissement de ne plus chasser dans la zone sans autorisation préalable de nos forces révolutionnaires» («Aperçu sur le Tchad», p. 34; souligné par moi). On peut interpréter de la même façon des incidents rapportés, également en mars 1967, par un journaliste français: «Les rebelles ont attaqué un poste sanitaire, ligoté l'infirmier, saisi les médicaments. Puis ils ont procédé, dans les villages environnants, à des distributions de produits pharmaceutiques» (Bromberger, 16 mars). Là encore, et les cas de ce genre ont été relativement fréquents, les forces du Frolinat semblent avoir voulu assumer une tâche normale pour tout gouvernement constitué. Plus tard, le Frolinat annonce des projets plus précis et d'une ampleur bien plus considérable, comme dans le texte suivant datant d'octobre 1969: «L'ALN, en libérant la plus grande partie de la superficie du Tchad, a rétablie la sécurité totale dans plusieurs villages et petites villes... D'autre part, le FRO LI NA envisage d'ouvrir dans ces régions des petites écoles pour combattre l'analphabétisme, et installer des infirmeries pour soigner les Paysans et leurs familles et des Centres d'information pour tenir la population constamment informée de l'avance de la lutte armée dans l'ensemble du pays» (Documents Frolinat 26, p. 4). A cette époque, il s'agissait donc encore de projets et on peut conclure sans risque de se tromper que les dirigeants des maquis n'ont

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réussi, ni à mettre sur pied une administration «centrale» dans les zones «libérées», ni à offrir aux populations contrôlées les services que l'on peut normalement attendre d'un gouvernement, tels que: enseignement, infrastructure sanitaire, etc.. Une seule organisation «civile» de caractère national semble avoir existé: 1'«Union des jeunesses tchadiennes», création spontanée, au départ, et qui avait «pour tâche principale de fournir au pays le Tchadien de demain par la mobilisation, l'alphabétisation et la formation idéologique» (Documents Frolinat 35, p. 16). Aucun texte du Frolinat n'a jamais donné la moindre information sur les réalisations de cette organisation et on peut donc raisonnablement penser qu'elle a plus été un vœu pieux qu'une réalité. S'il n'existait pas d'administration parallèle du Frolinat au niveau national ou régional, il n'en était pas de même au niveau local. Chaque village «libéré» était en effet doté d'un comité de village chargé, d'après un texte de l'époque, «d'éduquer politiquement le peuple et de lui faire comprendre la nature et les perspectives du Front» (Documents Frolinat 44, p. 24). Pour la période 1968-1969, les renseignements sur le fonctionnement et les attributions de ces comités sont rares, la plupart des témoignages datant de 1972-1975. Nous les étudierons donc plus tard en détail, mais on peut affirmer, dès maintenant, que ces comités se chargeaient, sous le contrôle des maquisards, d'un certain nombre de tâches qui sont partout dans le monde celles d'un «conseil municipal». Les villages «libérés» disposaient également d'une organisation d'auto-défense: les milices populaires. Un des premiers textes du Frolinat traduits en français («Formation d'une armée révolutionnaire») donne les précisions suivantes sur ces organisations de base: «Dans chaque village était formée une milice populaire. Cette milice avair pour rôle d'informer les forces révolutionnaires [de] la pénétration de l'armée fantoche dans n'importe quel village. Les forces de l'ordre sont faibles et isolées dans les dits villages, la milice avait aussi une mission de désarmer les forces de l'ordre et de remettre les armes récupérées aux forces révolutionnaires. La milice populaire est considérée comme la base de la révolution dans les villages. Elle est en contact permanent avec les révolutionnaires en activité. Ainsi ont été constitués des comités locaux dans chaque village. Leur rôle est de financer les maquisards et de subvenir à leurs besoins (denrées alimentaires)» (Documents Frolinat 17, p. 1).

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A l'encontre des combattants réguliers qui se déplaçaient souvent, ces «auxiliaires de la révolution» restaient sur place dans leurs villages et n'étaient pas des guerriers à plein temps. Parfois ils participaient cependant aux combats, comme le montre un communiqué militaire du 11 novembre 1968: «Une attaque engagée par les forces ennemi aux forces révolutionnaires au village de Kingi auprès de gama, un combat encouragé par le peuple libre employant les baillonettes, les sagaies et les sabres durant 4 h soldant ce comba 172 du côté énémis et un grand nombre blessés, 72 morts du côté populaire, 29 morts du côté révolutionnaire et 33 blessés et 4 fusils perdus» (Documents Frolinat 27) 2 . Il ne fait aucun doute que par «peuple libre» il faut entendre «milice populaire». Celles-ci constituaient aussi une sorte de réserve militaire dans laquelle les forces du Frolinat puisaient régulièrement pour compenser leurs pertes. Tout membre des F. P. L. devait, en principe, avoir effectué au préalable un stage dans les milices populaires («Dix-neuf questions à Abba Siddick», p. 6).

D. TOMBALBAYE: LE S.'LENCE ET LE MÉPRIS

Jusqu'en 1970, le gouvernement tchadien a systématiquement essayé de minimiser les événements du Nord-Tchad, soit en les passant sous silence, soit en les taxant de «banditisme». Citons, comme exemple, une nouvelle parue dans le Sud-Ouest du 20 octobre 1970: «Le Président Tombalbaye a exposé, hier après-midi, devant les cadres politiques et administratifs du Tchad la situation intérieure, déclarant notamment: 'Ce qui se passe dans le centre et l'est tchadiens est du véritable banditisme', car il s'agissait de 'mécontents qui volent le bétail et qui ont pris asile dans la brousse, mais ne cherchent absolument pas à abattre le régime en place'. Cependant, le chef de l'État a admis que la situation était différente pour le B. E.T., reconnaissant qu'il s'agit dans ce secteur d'une rébellion avec un programme politique bien déterminé.» Les documents que le gouvernement tchadien a diffusés en novembre 1969 pour expliquer sa position sur la rébellion (Documents 2. Ce communiqué vient directement du maquis et n'a pas été publié officiellement par le Frolinat, ce qui explique le français très approximatif. Normalement les communiqués militaires sont réécrits par la délégation extérieure.

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officiels 5 à 15) contiennent des dizaines de ¿perles» de ce genre. Le texte intitulé «Banditisme ou rébellion I»,dans lequel le porte-parole du gouvernement essaie de démontrer, dictionnaire en main, que les révolutionnaires tchadiens sont vraiment des bandits, est à cet égard particulièrement révélateur. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que les autorités françaises se soient parfois senties obligées d'emboîter le pas, comme le montre une déclaration de M. Yvon Bourges devant l'assemblée nationale française fin 1969: «... la dégradation de l'administration territoriale [au Tchad], génératrice d'abus et d'insuffisances, la faiblesse des moyens pour assurer la sécurité et la paix publiques, ont permis des actes de banditisme» (Bourges, p. 32)3. Fin 1970-début 1971, le gouvernement tchadien reconnaîtra enfin le caractère politique de l'insurrection, mais le terme de «bandits» continuera à être utilisé régulièrement, comme le montre la revue militaire tchadienne Askar, fondée en 1971. C'est un peu enfoncer une porte ouverte, mais il est tentant d'opposer à la thèse gouvernementale un passage d'un romancier turc qui connaît particulièrement bien le phénomène du banditisme social pour y avoir consacré deux romans: «Ahmed le Grand était un personnage légendaire dans les montagnes... Ahmed le Grand était une terreur aussi bien qu'une joie pour les populations. Il avait su maintenir ensemble ces deux sentiments pendant des années. Si un bandit n'arrive pas à les inspirer tous les deux à la fois, il ne peut survivre plus d'un an dans la montagne. C'est la terreur et l'amour qui font vivre les bandits. L'amour seul est insuffisant; la terreur seule, c'est la haine» (Kemal, p. 72). Les insurgés tchadiens, obligés par la force des choses de vivre en partie sur le pays, ont, sans aucun doute, commis parfois des actes proches du banditisme et ont certainement constitué une «terreur» pour les populations du Nord. Au moment où j'écris ces lignes, ils tiennent cependant le maquis depuis onze ans, malgré une intervention militaire française qui a duré plusieurs années. La conclusion s'impose d'elle-même. Les déclarations sur le banditisme étaient surtout destinées à 3. On serait tenté de répliquer que les actes de banditisme dont parle M. Bourges ont plutôt été le fait des fonctionnaires sudistes que des insurgés qui ont pris le maquis justement pour se protéger d'un «banditisme» institutionnalisé et légalisé.

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l'étranger. Une autre interprétation de la révolte fut parfois utilisée à usage interne. On la perçoit entre les lignes dans cette dépêche de l'A.F.P. du 27 février 1968 relatant un discours de M. Tombalbaye aux travailleurs de Fort-Lamy: «Enfin... évaluant la force que pouvaient représenter dans le pays les bandes d'Ibrahima Abatcha, dont la mort, le 11 février dernier, a été annoncée... dans un communiqué officiel, le président Tombalbaye a estimé insignifiante l'influence au Tchad de celui qui se présentait comme le nouveau Rabah.» C'était là jouer sur d'anciens souvenirs du Sud-Tchad, ceux de l'esclavage et des campagnes sanglantes des armées rahbistes, qui sont encore très vivaces dans certaines régions. C'était réveiller les craintes que les «fanatiques musulmans», profitant de l'indépendance, ne tentent de rétablir leur ancienne domination politique et militaire sur un Sud-Tchad sans défense. Ces craintes existent sans aucun doute et je sais par expérience qu'elles sont partagées par des ethnologues français ayant travaillé auprès des populations non musulmanes. J. Pouillon les a d'ailleurs exprimées ouvertement: «Si l'idée de soutenir le pouvoir de Tombalbaye est burlesque, je ne vois pourtant pas comment je pourrais souhaiter le triomphe des islamisés. Le projet d'une 'république islamique' que propose le Frolina, avec un programme qui a surtout pour but de séduire une gauche française peu informée, ne signifie rien pour une bonne moitié du pays ou ne peut lui rappeler que les razzias d'autrefois et les captures d'esclaves... La simple inversion de la situation présente transformerait le Tchad en un nouveau Soudan...» (Pouillon, p. 1 200). Les deux interprétations de l'insurrection qui ont eu cours à l'époque dans les milieux officiels ont conduit M. Tombalbaye à une politique d'immobilisme qu'il était probablement de toute façon décidé à mener. L'argument rahbiste lui permettait de réaliser à bon compte l'union sacrée du Sud et d'occulter en même temps un certain nombre de problèmes politiques et économiques graves et réels qui auraient pu mobiliser les masses sudistes contre le gouvernement s'il n'y avait pas eu cette manœuvre de diversion basée sur la guerre civile. L'argument du banditisme lui permettait de ne rien faire dans le Nord, en dehors des campagnes de répression qui s'abattaient régulièrement sur le pays. Des bandits, par définition, n'ont pas de programme politique et il était donc inutile d'essayer d'améliorer en quoi que ce soit les conditions de vie des populations du Nord. Or, comme nous l'avons vu, les «bandits d'honneur» d'Ibrahima

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Abatcha avaient bel et bien un programme, celui que le Frolinat avait adopté en juin 1966. Le fait qu'ils n'ont pas pu le diffuser librement au Tchad et qu'il était par conséquent inconnu du public tchadien, ainsi que de l'opinion internationale, montre simplement que leurs revendications étaient en partie justifiées. Au Tchad, depuis l'indépendance et plus particulièrement depuis l'interdiction de tous les partis d'opposition en janvier 1962, toutes les voies légales d'opposition politique étaient bloquées et les populations paysannes plus particulièrement n'avaient plus aucun moyen de se faire entendre par les autorités. Les événements qui ont conduit à 1'«émeute» de Mangalmé le prouvent amplement. Au lieu d'écouter la voix de la révolte, le président Tombalbaye s'est contenté de tirer profit du fait que tous les moyens d'expression légaux étaient hors d'usage pour dénier à celle-ci toute signification politique ou économique. Le Tchad a payé cher cette erreur.

CHAPITRE IX

Le Frolinat d'Abba Sidick

A . LA SUCCESSION D'IBRAHIMA ABATCHA

Notre analyse des maquis tchadiens nous a déjà conduits jusqu'à l'été de 1969. Depuis la mort d'Ibrahima Abatcha, en février 1968, cependant, des changements importants sont intervenus au sein du Frolinat en tant qu'appareil révolutionnaire de l'extérieur, changements qui ont eu peu de conséquences pour la lutte armée jusqu'à la fin de 1969, mais qu'il convient d'analyser maintenant pour pouvoir comprendre la suite de la guerre civile tchadienne. On doit d'abord constater que la disparition d'Ibrahima Abatcha a semé le désarroi parmi ses principaux lieutenants, comme le montre un document manuscrit daté du 19 mars 1968 et signé par Mohammed El Baghalani, représentant du Frolinat au Soudan. Ce document affirme d'abord que «notre révolution bénie» traverse une période grave, car les organismes exécutifs du Frolinat fonctionnent mal, ce qui donne lieu à des flottements dans la direction et à un ralentissement des activités révolutionnaires. Pour résoudre ce problème, poursuit le document, les comités dirigeants du Soudan se sont réunis le 19 mars 1968 et ont décidé de former un bureau politique intérimaire chargé de guider la révolution jusqu'à l'installation définitive d'un directorat à trois, proposé par certains projets de réorganisation du Frolinat. Suit alors la composition du bureau politique intérimaire, que je publie ci-dessous avec quelques commentaires; ce sera la seule fois où il nous sera donné de connaître tous les membres du bureau politique du Frolinat. En effet, je n'ai pu obtenir de liste complète ni pour la période d'avant mars 1968, ni pour celle d'après. Le fait est significatif et nous y reviendrons.

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Composition du bureau politique du Frolinat en mars 1968 Ibrahima Abatcha Aboubakar Djalabo

Abba Sidick

Mohammed El Baghalani

Mohammed Saleh Abdelmolla

Hassan Habar

Hadjaro Adam

Matar Nasr Dhahab

secrétaire général premier adjoint (déjà à la tête de la délégation extérieure du Frolinat depuis sa création en juin 1966) deuxième adjoint, chargé des relations étrangères (voir cidessous) troisième adjoint, chargé des relations intérieures (représentant du Frolinat au Soudan depuis juin 1966 où il a joué un rôle particulièrement important, comme nous l'avons vu) secrétaire à l'information et à l'orientation (ancien membre du comité secret des étudiants tchadiens au Caire en 1965; en 1968 en poste au bureau du Frolinat à Alger) secrétaire aux finances (personnalité sur laquelle je n'ai pas de renseignements complémentaires) secrétaire aux combattants (ancien officier de l'armée soudanaise ayant entraîné quelques-uns des premiers volontaires du Frolinat) secrétaire à la coordination (ex-étudiant du Caire expulsé d'Égypte à la suite de la bataille fratricide des étudiants tchadiens au Caire; établi depuis au Soudan)

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Cette liste contient quelques anomalies. On note, par exemple, l'absence d'El Hadj Issaka,qui avait cependant pris sans heurts la succession d'Ibrahima Abatcha à la tête de l'armée du Centre-Est, mais dont on semble faire peu de cas à l'extérieur; on note également, chose plus grave encore, la présence, à la tête du Frolinat, d'un secrétaire général mort depuis plus d'un mois, fait que personne ne pouvait ignorer, flanqué de trois adjoints. Cette anomalie permet de penser que les trois adjoints, entre eux, n'ont pas su se mettre d'accord pour la nomination d'un nouveau secrétaire général et que le bureau politique intérimaire était surtout destiné à masquer les problèmes internes et à gagner du temps. Cette hypothèse est en effet exacte. Pendant presque deux ans les trois adjoints s'affronteront plus ou moins ouvertement pour briguer la succession d'Ibrahima Abatcha, affrontement qui voit finalement la victoire du Dr Abba Sidick. Il importe donc de faire d'abord connaissance avec cette personnalité, avant de voir comment elle a su s'imposer à la tête du Frolinat. Par rapport aux autres dirigeants du Front, Abba Sidick se distingue sur au moins deux points. C'est d'abord un nouveau venu qui n'a été membre ni de l'U.N.T. ni des comités de l'Égypte ou du Soudan, et qui n'a adhéré définitivement au mouvement qu'en 1967, et de plus en secret. C'est d'autre part un homme «connu» au Tchad et qui a déjà un passé politique. Né le 25 décembre 1924 à Mobaye (R.C.A.), de père tchado-soudanais (son grand-père fut un des généraux de l'armée de Rabah) et de mère centrafricaine, médecin africain, Abba Sidick a été un des «pères fondateurs» du P. P.T. et fut secrétaire général du parti jusqu'en 1959. Sans avoir fait partie de l'assemblée nationale tchadienne, il a été à plusieurs reprises ministre de l'instruction publique avant l'indépendance, la première fois dans le gouvernement Lisette formé le 13 mai 1957; il est resté pratiquement sans interruption au gouvernement jusqu'en mars 1959, quand M. Tombalbaye a formé son premier gouvernement. Il est difficile de savoir quelle tendance le Dr Sidick représentait au sein du P.P.T. de l'époque. D'après Ph. Frémeaux, il «ne s'est jamais fait remarquer pour ses positions extrémistes au sein du P.P.T.» (Frémeaux, p. 72). Ce jugement n'est peut-être pas tout à fait juste. D'après P. Gentil, il fut, avec Moussa N'Garmin, le seul ministre qui manifesta, en septembre 1968, «une opposition discrète mais résolue» au référendum de De Gaulle (Gentil, 1965, p. 93), ce qui le situe quand même à gauche dans le P.P.T.. J. Le Cornée (p. 257) le désigne

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d'ailleurs comme «très progressiste» et affirme qu'il animait, en 1959-1960, un «Comité de coordination des mouvements de jeunesse» faisant la liaison entre les «Jeunesses socialistes» et les «Jeunesses P.P.T.». Abba Sidick lui-même (interview, novembre 1974) m'a confirmé qu'il occupait en effet un tel poste et qu'il recevait alors chez lui un certain nombre de «jeunes un peu excités» aux idées marxisantes, pour lesquels il avait de la sympathie, mais qu'il ne prenait pas trop au sérieux. Il en était de même pour l'U.N.T. dont il désapprouvait la stratégie «urbaine» et avec laquelle il n'avait pas de contacts suivis. Il a parfois pris, en tant que ministre de l'instruction publique, des positions que l'on peut qualifier de «nordistes». R. Issaka Alamdou nous assure, en effet, qu'«on n'a pas encore oublié le souvenir qu'a laissé le Docteur Abba Sidick... en s'opposant à la construction d'un nouveau collège catholique dans un pays qui ne comptait que dix bacheliers... au moment de son indépendance» (Issaka Alamdou, p. 196). Il a également proposé de baptiser certaines rues de FortLamy du nom d'hommes politiques du Nord musulman d'avant la colonisation, ce qui ne fut pas du goût de certains représentants du Sud. Quoi qu'il en soit, en 1960, le Dr Sidick quitte temporairement la scène politique pour s'exiler volontairement à Paris où il se spécialise dans la chirurgie. De son propre aveu, dès 1959, la politique tchadienne ne l'intéressait déjà plus et son seul désir était alors de se perfectionner dans son métier. D'après un haut fonctionnaire français, à l'époque en poste au Tchad, cette version est probablement véridique. Il aurait quitté la scène politique de son propre gré, sans y avoir été poussé par ses collègues «politiciens». Abba Sidick, lui-même, assure qu'il serait probablement resté en dehors de la politique si Tombalbaye n'avait pas pris, après l'indépendance, une «mauvaise tournure», et qu'il a définitivement rompu avec lui après les émeutes de Fort-Lamy de septembre 1963. A partir de ce moment, il redevient plus actif sur le plan politique, et en 1964 il fonde, avec une dizaine d'étudiants tchadiens à Paris, un «Comité d'étude et d'action» qui, jusqu'à la fin de 1966, semble s'être plutôt consacré à l'étude qu'à l'action. En décembre 1966, il apprend plus ou moins par hasard l'existence du Frolinat et, après avoir examiné le problème, le Comité d'étude et d'action décide de le mandater pour entrer en contact avec cette nouvelle organisation.

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Les premiers contacts ont lieu en février ou mars 1967 à Alger où le Dr Sidick rencontre Aboubakar Djalabo avec lequel il conclut une sorte de protocole d'accord. Cet accord est cependant remis en question par Mahamat Ali Taher qui, d'après Abba Sidick, se méfiait des «intellectuels» et était absent d'Alger lors de son passage en Algérie. Pour le moment l'adhésion du Dr Sidick au Frolinat est donc retardée, mais le comité parisien continue à s'intéresser à l'affaire et aide le Frolinat dans le domaine de l'information et de la propagande. En 1967 déjà, Sidick et les étudiants de Paris rédigent un texte en arabe intitulé «Pour comprendre la situation au Tchad», destiné à favoriser la cause du Frolinat dans le monde arabe. Fin 1967, ils font imprimer le tract «Tchadien tu n'es pas un homme libre» qui sera diffusé au Tchad avec un en-tête du Frolinat. En 1968, les choses deviennent cependant plus sérieuses. De février à mai, Abba Sidick entreprend un long voyage qui l'amène successivement à Alger, au Caire et à Khartoum, et au cours duquel il rencontre tous les dirigeants du Frolinat à l'extérieur. D'après son propre témoignage, il aurait été particulièrement bien reçu par les étudiants du Caire1, auxquels il soumet un projet de réorganisation du Frolinat que ceux-ci adoptent tel quel. C'est à cette époque également que les comités du Frolinat au Soudan incluent Abba Sidick dans le bureau politique provisoire en spécifiant que son rôle devra être celui d'un «porte-parole du Front au sein de l'opinion francophone». C'est alors que les choses se gâtent. La décision des comités du Soudan, en mars 1968, de ne pas nommer de nouveau secrétaire général est évidemment un compromis bâtard qui ne satisfait personne et qui laisse à la tête du Frolinat une sorte de triumvirat aux compétences mal définies, bien que Djalabo semble être le primus inter pares dans l'ordre de préséance. Or, fort de l'appui des étudiants du Caire, parmi lesquels Mahamat Idriss Soleyman joue un rôle important, le Dr Sidick essaie, à partir de mars 1968, de s'imposer comme seul secrétaire général du Frolinat. Baghalani et Djalabo, alliés temporaires, mais qui se méfient l'un de l'autre et qui ont chacun leurs 1. Après avoir fourni une partie des premiers cadres du Frolinat, les étudiants cairotes restent actifs au sein du mouvement. En 1968, une «nouvelle vague» commence à se manifester parmi eux, dont quelques-uns occuperont plus tard des postes importants au sein de l'organisation, tant à l'extérieur que dans les maquis.

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ambitions personnelles, s'y opposent. Ils sont d'abord soutenus par les comités du Soudan, mais par la suite ceux-ci se divisent, comme il ressort d'une lettre de Mahamat Idriss au Dr Sidick du 10 avril 1969, dans laquelle il affirme que sur les vingt-huit comités soudanais «16 nous ont soutenus et le 12 non». Or, d'après un échange de lettres qui a eu lieu entre octobre 1968 et février 1969, le Dr Sidick essaie à cette époque de manœuvrer et de gagner du temps. En octobre 1968, en effet, Baghalani, envoyé par les comités du Soudan et par les dirigeants militaires du Frolinat, rejoint Djalabo à Alger pour mettre sur pied l'organisation définitive du Front. Ils invitent Abba Sidick, qui se trouve à ce moment à Rome, à venir à Alger pour collaborer à cette tâche, mais celui-ci se dérobe chaque fois et évite ainsi d'affronter ses deux adversaires ensemble. Il se rend par contre en Libye, où on lui offre un poste de médecin et où il crée un nouveau secteur du Frolinat qui sera un peu son fief personnel. Baghalani est donc contraint de quitter l'Algérie sans que des décisions définitives aient pu être prises. Par l'intermédiaire des étudiants du Caire, Sidick se met alors en rapport avec Hadjaro, qui maintient les contacts entre le Soudan et les maquis de l'intérieur, et qu'il arrive à gagner à sa cause. Celui-ci part au front en avril 1969 pour mettre les combattants au courant de la situation et pour faire campagne en faveur du Dr Sidick. Il se heurte, semble-t-il, à El Hadj Issaka, auquel il avait disputé, en 1966, le poste de commandant en chef des forces armées, mais il réussit à convaincre un certain nombre de dirigeants militaires. Ceux-ci, que le Dr Sidick désignera plus tard comme les «officiers libres», exigent alors que les forces armées du Centre-Est tiennent un congrès général qui se réunit, en effet, en octobre 1969. Or ce congrès, dit le «premier congrès de consolidation de la première armée », élit le Dr Sidick comme seul secrétaire général du Frolinat, du moins d'après une lettre manuscrite du 16 octobre 1969, en provenance du commandement général: «Monsieur le Docteur Aba Sidig. A l'intérêt général du travail révolutionnaire les officiers et soldats du front dans les territoires occupés, ont fixé une conférence dans laquelle fut la formation du pouvoir militaire pour cystème intérieur du travail. Au cour de cette conférance révolutionnaire M. le Docteur vous êtez choisi en même temps d'être en tête du front, au nom de tous

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les officiers et soldats vous etez élu d'être frère dirigeant général révolutionnaire. Le Secrétariat Général. » D'après le Dr Sidick lui-même (interview, octobre 1975), aucune des délégations extérieures du Frolinat n'a assisté à ce congrès militaire, à l'exception toutefois de la délégation centrafricaine. Nous savons en tout cas que les responsables du bureau politique du Frolinat de la R.C.A. ont envoyé, le 16 décembre 1969, une lettre au Dr Sidick dans laquelle ils expriment leur satisfaction au sujet de sa nomination et qui constitue une sorte d'acte d'allégeance au nouveau secrétaire général. Le Dr Sidick, en s'appuyant sur la première armée, marque donc des points et réussit à tourner la situation en sa faveur. Cependant, même en octobre 1969, sa situation n'était pas définitivement établie comme le fait apparaître le «Manifeste final du IIIe Congrès de Consolidation de la Ire Armée» qui s'est tenu à Komou du 27 août au 6 septembre 1970. On y lit notamment: «Notre premier Congrès de consolidation s'est tenu dans la 'zone principale' le 15 octobre 1969, il a été décidé la dissolution des organes supérieurs du Front à l'extérieur, et annoncé la constitution d'un Comité de trois membres, dirigé par le Docteur Abba SIDIK... Des aspects négatifs au sein de ce congrès représenté par un manque d'analyse claire de la situation militaire et un certain esprit de conciliation qui a dominé ce congrès ont failli remettre en causes ses réalisations positives n'était la vigilence révolutionnaire dont a fait preuve l'ensemble des formations du FROLINAT. C'est ainsi que le Comité tripartite s'est mis au travail malgré les manœuvres d'obstruction d'un de ses membres, Mohammed EL BAKALANI IMAM» (Documents Frolinat 36, p. 2). Le premier congrès de consolidation n'avait donc pas tranché définitivement le problème de la succession d'Ibrahima Abatcha; la direction «triumvirale» avait été maintenue, et seul l'ordre de préséance avait été changé, en faveur d'Abba Sidick et au détriment de Djalabo. Peu à peu, cependant, Abba Sidick réussit à avoir les coudées plus franches. Son premier concurrent à disparaître est Djalabo qui se rend à l'intérieur vers la fin de 1969 et y trouve la mort peu de temps après dans des circonstances mal éclaircies. Tous les membres du Frolinat que j'ai consultés sur ce point sont d'accord pour dire que Djalabo a été tué lors d'un affrontement avec les troupes

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franco-tchadiennes. Beaucoup d'entre eux pensent cependant qu'il est tombé, non pas sous les balles françaises, mais sous celles de ses propres compatriotes, en l'occurrence les partisans du Dr Sidickou, plus probablement, de Baghalani. Aucune preuve matérielle ne nous permet cependant de confirmer cette accusation. Nous sommes mieux renseignés sur le sort de Baghalani. Celui-ci a été exclu du Frolinat en juin 1970 pour malversations et indélicatesses. D'après un document en arabe, intitulé «A ceux qui ont à cœur les intérêts de notre révolution» et qui est un compte-rendu des travaux d'une commission d'enquête de treize membres installée pour se pencher sur les opérations financières de Baghalani, celui-ci, lors d'un voyage au Koweit en 1969, avait collecté des sommes importantes auprès des Tchadiens vivant dans ce pays. Il aurait gardé une partie de cet argent pour lui-même ou du moins pour des activités révolutionnaires contrôlées par lui seul et, bien qu'il ait lui-même demandé qu'une commission soit nommée pour laver son nom de tout blâme, il n'a pas réussi à la convaincre de sa bonne foi (Documents Frolinat 34). Il est difficile de savoir si Baghalani a vraiment «volé» l'argent du Frolinat. Le compte-rendu de la commission est assez confus sur certains points, mais il semble bien que son administration était en désordre, qu'il avait réclamé pour ses dépenses personnelles des sommes exagérées et qu'il refusait de transmettre les sommes en sa possession à Abba Sidick en tant que premier secrétaire-général du Frolinat. Évidemment, sa mauvaise gestion financière n'était en partie qu'un prétexte commode pour se débarrasser d'un homme qui était en désaccord avec Abba Sidick sur le plan politique. Le manifeste final du troisième congrès de consolidation de la première armée (27 août-6 septembre 1970) ne laisse subsister aucun doute sur ce point. Parmi les décisions du congrès on relève en effet la formule suivante: «L'ex-délégué du Secrétaire Général, M. EL BAKALANI IMAM, fut désigné comme étant l'instigateur de la plupart des problèmes internes, en suscitant des divisions et des haines d'ordre tribal et en prônant une ligne politique qui voulait dévier la Révolution afin d'en faire un instrument à la solde de certains mercenaires qu'il dirigeait, il fut éloigné de toute responsabilité et suspendu en tant que membre du Front en attendant le jugement du Bureau Politique» (Documents Frolinat 36, p. 3). Les véritables reproches qu'Abba Sidick et les siens adressaient à

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Baghalani étaient qu'il dirigeait un courant confessionnaliste au sein du Frolinat et qu'il avait un esprit régionaliste ou plutôt «tribaliste», dans la mesure où il ne voulait travailler qu'avec ceux qui étaient comme lui des Arabes, à l'exclusion des autres groupes ethniques du Centre-Est. Tout en étant exclu de la direction du Frolinat et suspendu en tant que membre du mouvement, Baghalani a cependant continué la lutte par ses propres moyens. Il semble avoir bénéficié de l'appui au moins moral du gouvernement de Khartoum (ainsi que des Frères musulmans du Koweït) et il subsistait grâce aux collectes effectuées auprès des travailleurs tchadiens en Arabie séoudite et au Koweit (de La Guérivière, 1972, p. 16). Fin 1971 (àpartir du 9 septembre, précise u n manifeste du F. L.T.: Documents divers 3, p. 1-2), des batailles sanglantes ont opposé les forces du Frolinat aux partisans de M. Baghalani. D'après un journaliste suédois qui a séjourné quelques semaines, au début de 1972, dans une base du Frolinat du Centre-Est, les forces de Baghalani auraient ouvert les hostilités en attaquant avec succès un camp du Frolinat à l'intérieur du Tchad et en exterminant la quasi-totalité de ses occupants, hommes, femmes et enfants. Mis au courant de ce forfait, les commandos du Frolinat auraient immédiatement rejoint le Soudan, à marche forcée, pour encercler la petite ville soudanaise où Baghalani avait établi son quartier général. La bataille se serait terminée par une défaite sanglante pour Baghalani. Mais celui-ci a réussi à s'échapper avec quelques-uns de ses partisans; jusqu'en 1976 il est resté actif et même certains dirigeants du Frolinat d'aujourd'hui reconnaissent que s'il ne représente plus véritablement une force physique, il représente encore une force morale et idéologique ; les maquisards de l'intérieur discutent ses idées et respectent sa personnalité. En 1970, le Dr Sidick se trouve donc finalement seul à la tête de la délégation extérieure du Frolinat. Il ne lui reste plus qu'à renforcer son emprise sur les maquis de l'intérieur qui, certes, avaient fait pencher la balance en sa faveur lors de la lutte pour le pouvoir, mais ceci très probablement contre le gré de leur commandant en chef, El Hadj Issaka. Celui-ci s'était en effet fait forcer la main, lors du premier congrès de consolidation en octobre 1969, par le groupe des «officiers libres». Or ceux-ci n'en restent pas là. Lors d ' u n deuxième congrès, le 3 juin 1970, ils obtiennent la démission provisoire du chef

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de la première armée, ainsi que de son adjoint et du trésorier, et la constitution d'une direction provisoire et d'une commission d'enquête chargée de la révision générale de la stratégie militaire (Documents Frolinat 36, p. 2). La décision finale intervient lors du troisième congrès de consolidation (août-septembre 1970), comme le montrent les recommandations formulées à cette occasion par les congressistes: «Sur recommandation de la Commission militaire d'enquête, ils ont tranché sur le cas de certains chefs de groupe et de secteur, de même que furent accusés, le chef militaire, son adjoint, le trésorier des combattants d'erreurs organisationnelles, le premier fut suspendu de toute activité révolutionnaire pendant 10 mois, le second pour quatre mois, en attendant qu'il soit statué définitivement sur leur sort, tout en tenant compte de leur passé militaire au service de notre Nation... Élection d'une nouvelle direction de la Première Armée de Libération composée de 5 membres constituée de la manière suivante: (a) 1 responsable général de la l r e Armée; (b) 1 premier adjoint chargé des questions militaires; (c) 1 deuxième adjoint chargé des questions politiques; (d) 1 trésorier; (e) 1 commissaire politique. Élection d'un conseil militaire composé de 25 membres comprenant le comité des 5 précédemment cité» (Documents Frolinat 36, p. 3). Il s'agissait donc d'un véritable «coup d'État » au sein des forces armées. Que reprochait-on exactement à El Hadj Issaka? D'après le Dr Sidick (interview, novembre 1974), le principal grief des combattants était qu'il avait négligé ses tâches militaires et notamment l'approvisionnement en armes des forces combattantes. Cette négligence ne se remarquait pas trop au début, le Frolinat contrôlant de vastes zones libérées à l'intérieur desquelles il n'était plus inquiété par les forces de l'ordre. Les carences du haut commandement se seraient révélées lors de l'intervention militaire française; à ce moment seulement les maquisards se seraient rendu compte qu'ils étaient incapables de se défendre contre une armée moderne, étant donné leur puissance de feu très réduite. D'après plusieurs informateurs, un autre facteur a joué un rôle dans la destitution d'El Hadj Issaka: son esprit régionaliste et surtout ses inclinations «arabes». Comme Baghalani, Issaka était un Arabe noir et au moment du «coup d'État » au sein des forces armées, tous

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les autres responsables de la première armée étaient également de descendance arabe. Cette question est peut-être liée à celle de l'achat des armes. Un combattant de base des F. P. L. m'a en effet assuré qu'Issaka achetait effectivement des armes avec l'argent qu'on lui confiait, mais qu'il ne les donnait ensuite qu'aux combattants originaires de sa propre région, c'est-à-dire d'Oum Hadjer dans le Batha. On peut donc déceler les germes d'un conflit entre les combattants de l'Est et les forces arabes du Batha. Il ne semble cependant pas qu'El Hadj Issaka se soit fait l'allié de Baghalani contre Abba Sidick; toutes les indications montrent qu'il tentait plutôt de suivre sa propre voie en s'appuyant sur son prestige militaire et sur sa position de commandant en chef: tentative peut-être pour faire prévaloir le fusil au détriment du commissaire politique, problème commun à beaucoup de mouvements de guérilla et de libération. On peut en effet supposer que les «officiers libres», inspirés par les étudiants du Caire, représentaient en quelque sorte la primauté du contrôle politique sur l'armée, Issaka représentant la voie proprement militaire. Il est en effet significatif que le successeur d'El Hadj Issaka, Adoum Hagar, fut un ancien étudiant du Caire, qui n'avait pas fait partie des «Coréens», mais était entré au maquis dès 1966. Sur le sort d'Issaka après sa destitution, les renseignements sont peu précis. D'après une source gouvernementale (.Info-Tchad, 24 juillet 1974), il a été passé par les armes par les maquisards en 1970. D'après un de mes informateurs du Frolinat, par contre, il serait tombé, début 1972, dans un combat à la frontière soudanaise opposant les forces d'Abba Sidick aux partisans de Baghalani. Cette dernière version des événements me paraît la plus vraisemblable.

B . LE FROLINAT «NOUVEAU STYLE»

Nous avons vu comment Abba Sidick s'était imposé comme secrétaire général du Frolinat après la mort d'Ibrahima Abatcha. Nous devons maintenant analyser de plus près les changements que son accession à la tête du mouvement a provoqués sur le plan politique et au niveau des structures. Nous devons également essayer d'évaluer son rôle en tant que secrétaire général et sa contribution à la lutte du Frolinat. Sur le plan idéologique, l'arrivée du Dr Sidick à la tête du Frolinat

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signifie l'abandon du programme du 22 juin 1966 (ancien programme de l'U.N.T.) et l'adoption d'un nouveau programme, rédigé par Sidick dès 1968 et qu'il présente lui-même comme un texte provisoire. Dans une interview non publiée de 1970 il déclarait en effet: «Nous n'avons pas fait de programme, nous avons plutôt fait un canevas de programme, i.c., il y a des chapeaux, des points de repère pour permettre à tous les militants de donner leur opinion sur chacun de ces chapeaux... Nous avons distribué ce canevas avec une lettre explicative en demandant aux organisations de traiter ces chapeaux.» Précisons tout de suite qu'aucun véritable débat n'a eu lieu au sujet du nouveau programme. Le Dr Sidick, d'après ses propres dires (interview, avril 1974), a bien reçu un certain nombre de réponses de la part de la base, mais elles ne représentaient pas un grand intérêt et ne contenaient aucune réflexion politique fondamentale. Il ne s'est donc pas cru obligé de modifier le programme-canevas, en quoi que ce soit, et celui-ci, de programme provisoire, est devenu le programme définitif du Frolinat. Nous le reprenons ci-dessous, tel qu'il a été publié dans Tchad, une néo-colonie (p. 157-158): Le Front de Libération Nationale du Tchad n'entend pas renverser le pouvoir actuel du Tchad et procéder ensuite à une simple passation de service. Le Front de Libération Nationale du Tchad dénonce la politique conduite par le Gouvernement de Tombalbaye. Les Tchadiens peuvent juger sur place eux-mêmes les résultats de cette politique. Le Front de Libération Nationale du Tchad veut procéder à la transformation des bases archaïques de la Société Tchadienne, dans le respect des grandes traditions nationales, en créant les conditions valables d'une société nouvelle, respectueuse de la dignité humaine, soucieuse du progrès matériel et culturel de tous ses membres, sans discrimination quelconque. La volonté librement affirmée de mener, du Nord au Sud du pays, une vie nationale commune, l'interdépendance des intérêts socioéconomiques,doivent constituer les bases mêmes de l'État Tchadien. Le Front de Libération Nationale du Tchad proclame-. Sur le plan intérieur: L'instauration d'un pouvoir démocratique, laïque, populaire, progressiste.

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Un pouvoir démocratique: — C'est la garantie des libertés fondamentales de l'individu: libertés d'opinion, de réunion, de presse, libertés syndicales, religieuses. — C'est la reconnaissance des droits et des particularismes des communautés nationales dans tous les domaines. Un pouvoir laïque: — C'est l'exclusion de toute discrimination quelle qu'elle soit. Un pouvoir populaire : — C'est le nécessaire respect de la volonté du Peuple Tchadien librement exprimée dans tous les domaines, hors de toute contrainte quelle qu'elle soit. Un pouvoir progressiste : — C'est la réforme des structures anciennes administratives, politiques, sociales, économiques, en vue de bâtir un État moderne, socialement avancé. — C'est, dans le respect des cultures et des traditions nationales intellectuelles, l'éducation gratuite, obligatoire, étendue à toutes les couches de la population, enseignement classique traditionnel, éducation des masses par les moyens audio-visuels. Aucun pays ne peut se développer, sans élever le niveau culturel général de sa population. L'axiome «qui ne sait lire doit apprendre» doit être popularisé largement, la lutte contre l'analphabétisme est moins un problème technique que politique. L'éducation doit répondre aux aspirations profondes des communautés nationales et aux besoins pressants du monde moderne sans cesse en mouvement. Sur le plan extérieur-. Membre des Nations Unies, le Tchad fera honneur à ses obligations internationales. La paix, l'indépendance nationale, la démocratie, tels seront les principes qui devront inspirer la politique étrangère de la Nation, sans pour autant exclure les relations préférentielles que la raison, les impératifs géo-politiques et culturels doivent imposer nécessairement à tout Gouvernement soucieux du bonheur et de l'avenir de la Nation Tchadienne. Il n'y a pas de démocratie sans le respect et la défense de la personne humaine. Le Gouvernement Tchadien de demain accordera le droit d'asile politique à tous ceux que la persécution frappe en leur pays. Le Gouvernement de demain assurera de son soutien actif les mouvements de Libération Nationale qui luttent pour l'émancipation de leur pays.

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Le Front de Libération Nationale du Tchad convie tous les Tchadiens conscients de leur responsabilité d'homme libre à la réalisation de cette tâche. Que tous se dressent pour bâtir de leurs mains le Gouvernement de demain qui conduira le Tchad vers la véritable démocratie, condition indispensable à la réalisation du mieux-être, de la justice et de la paix. Comment faut-il juger ce nouveau programme? C'est le terme de «modéré» qui vient le premier à l'esprit. Le Dr Sidick lui-même a d'ailleurs déclaré que «le canevas économique et culturel d'inspiration radicale-socialiste que nous avons ébauché n'est pas de nature à effrayer les Français» (Lambotte). Il n'est pas de nature non plus à faire frémir d'ardeur contestataire les révolutionnaires du tiers monde. Comme le remarque Ph. Frémeaux: «Tissu de banalités sur la dignité de l'homme tchadien et les libertés démocratiques, ce programme est largement en retrait sur le programme de l'U.N.T. adopté en 1966, il annonce même, de manière très claire quoique sous-entendue, que le Tchad de demain aura des relations privilégiées avec la France... De fait, il n'est plus fait allusion dans ce programme à la réforme agraire ou à la suppression des monopoles impérialistes, mais seulement à de vagues 'réformes de structures' dont le contenu n'est pas précisé» (Frémeaux, p. 74-75). Jugement très dur, sans aucun doute, mais Frémeaux a raison sur le fond. Le programme-canevas du Dr Sidick ressemble plus à la plate-forme d'un parti social-démocrate européen qu'au projet de société d'un mouvement de libération du tiers monde, et Ibrahima Abatcha se serait certainement estimé trahi s'il avait pu prendre connaissance de ce manifeste. Passons maintenant à l'organisation du Frolinat. Là encore les mesures proposées par le Dr Sidick sont radicales: tous les organismes existant depuis 1966 (comité central, secrétariat exécutif et délégation extérieure) sont supprimés et remplacés par d'autres. Trois documents nous permettent de connaître en détail le nouvel organigramme du Frolinat: le «Projet de réorganisation du Front», que le Dr Sidick a rédigé dès 1967 et qu'il a fait circuler en 1968 à l'intérieur du Frolinat, obtenant notamment l'adhésion des étudiants du Caire; 1'« Additif au Projet de réorganisation du Front», rédigé en octobre 1969 et qui définit un certain nombre d'amende-

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ments au premier texte, rendus nécessaires par la situation de crise que le Frolinat traversait à l'époque; le « Schéma d'organisation d'un secteur du Front», de mars 1969. Il serait tentant de reprendre ces documents en détail, mais l'exercice, à mon avis, ne vaut pas la peine dans la mesure où la plupart des organismes définis dans ces textes n'ont jamais eu de vie réelle. Il est donc préférable de ne donner que l'essentiel des dispositions concernant l'organisation du Frolinat. Le Frolinat est une organisation politico-militaire qui se fonde sur deux organismes de base différents: les forces armées et les secteurs de l'extérieur. Les forces armées comprennent la première armée du Centre-Est et la deuxième armée du B.E.T. ayant chacune à leur tête un commandant en chef assisté par différents conseils militaires. Étant donné les difficultés de liaison, il n'existait pas de commandement unifié en 1969-1970; les deux armées menaient une existence pratiquement autonome, la coordination n'étant assurée qu'au plus haut niveau politique, c'est-à-dire à l'extérieur. Les commandants militaires assurent les liaisons avec les comités de village de l'intérieur et avec les milices populaires. En ce qui concerne les secteurs, ils sont formés dans tous les pays étrangers où vit une communauté tchadienne de quelque importance. D'après 1'«Additif au Projet de réorganisation» (Documents Frolinat 31, p. 3-4), les secteurs sont au nombre de six: Secteur I Soudan Secteur il Moyen-Orient. Ce secteur comprend la Syrie, le Liban et l'Irak (secteur Ha), l'Arabie séoudite et le Koweit (secteur Ilb) Secteur m République centrafricaine Secteur IV Nigéria Secteur V Libye Secteur VI Les étudiants, tant dans le monde arabe (Caire, Beïda) qu'en Europe et à Brazzaville Les organismes de base des secteurs sont les comités de soutien, dont le nombre de membres ne doit pas dépasser cinquante, à l'exception du secteur vi. A la tête de chaque secteur se trouve un délégué permanent assisté d'un comité exécutif de sept membres. Les forces armées et les secteurs de l'extérieur sont représentés à différents niveaux dans les organismes centraux du Frolinat qui sont respectivement:

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1. Le congrès, considéré comme l'autorité suprême du Frolinat, mais dont aucun document ne définit les modalités ou la périodicité des réunions. Il est cependant censé évaluer la politique du Frolinat qui a été suivie entre deux réunions, examiner le programme politique du Frolinat, et définir les principes de base et les lignes directrices auxquels les organismes permanents du Frolinat doivent se conformer (Documents Frolinat 31, p. 7). Depuis 1966, cependant, aucun congrès du Frolinat n'a eu lieu. 2. Le conseil national de la révolution qui est «à la fois le Gouvernement et le Parlement du Mouvement; il a pour tâche de déterminer la politique générale du Frolinat, de fixer sa stratégie et ses objectifs à court ou long terme» (Documents Frolinat 29, p. 2). Le nombre de ses membres ne doit pas dépasser trente. Les forces armées envoient des délégués au conseil national de la révolution (en principe les commandants en chef et les commandants régionaux), ainsi que les secteurs de l'étranger. Le conseil national de la révolution ne s'est jamais réuni non plus. 3. Le bureau politique, qui comprend le secrétaire général, les commandants en chef des deux armées, et un ou plusieurs délégués de chacun des secteurs de l'étranger. Le bureau politique est l'organe exécutif du C.N.R.. Dans la pratique, le bureau politique est le seul organisme directeur du Frolinat qui ait une existence réelle. Étant donné la dispersion géographique de ses membres, les réunions du B.P. sont loins d'être régulières, mais d'après le Dr Sidick (interview, novembre 1974), les quatre membres présents en Libye se réunissaient tous les quinze jours, et les autres membres assistaient à la réunion dans la mesure du possible. En 1974, cependant, le nombre des membres était réduit, car certains d'entre eux étaient morts et d'autres en prison2. Cette organigramme en grande partie fantomatique laisse une liberté d'action très large au secrétaire général du Frolinat, dont les différents textes, auxquels nous nous sommes référés, ne précisent clairement ni le mode d'élection, ni la durée du mandat. Essayons maintenant, en guise de conclusion, d'évaluer le rôle d'Abba Sidick en tant que secrétaire général du Frolinat et la contri2. Il m'a été impossible, à l'époque, d'obtenir la liste complète des membres du bureau politique. Interrogé sur ce point, le Dr Sidick évoquait des raisons de sécurité, certains membres étant à l'intérieur du Tchad alors que d'autres travaillaient dans la clandestinité dans les pays voisins.

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bution qu'il a apportée au mouvement et à la révolution tchadienne. On constate en premier lieu qu'il n'a pas été élu «régulièrement» dans ses fonctions et que sa «nomination» n'a jamais été légitimée par une décision ultérieure d'un des organismes supérieurs du Frolinat définis dans l'organigramme que nous avons analysé ci-dessus. Nous avons vu, en effet, qu'il s'est imposé après une lutte âpre pour le pouvoir et qu'il s'est appuyé sur un certain nombre de groupes ou de courants au sein du Front, mais jamais sur le Frolinat tout entier. Les groupes qui ont été les plus actifs en sa faveur sont les étudiants du Caire, les «officiers libres» de la première armée, dont il tient en quelque sorte sa «légitimité», ainsi que le secteur R.C.A. dans une phase ultérieure; il bénéficiait également du soutien du secteur Libye qu'il venait lui-même de créer. Par contre, les comités du Soudan furent divisés à son égard, fait grave dans la mesure où ce secteur était numériquement de loin le plus important. Autre fait grave: certains secteurs ne semblent pas avoir été consultés, du moins d'après les renseignements dont je dispose. Il s'agit notamment des secteurs du Nigeria et du Moyen-Orient (secteurs numériquement peu importants) et surtout de la deuxième armée du B. E.T. qui n'a jamais tenu de «congrès de consolidation» et qui n'a jamais eu à donner le moindre avis au sujet de la nomination du Dr Sidick. Nous verrons plus tard les conséquences de cette négligence3. On constate ensuite que le Frolinat s'est en quelque sorte installé dans le provisoire depuis la mort d'Ibrahima Abatcha. Non seulement le mouvement a à sa tête un secrétaire général qui n'a jamais été régulièrement élu ou confirmé dans ses fonctions, mais il doit également se contenter d'un programme-canevas dont l'auteur luimême convient qu'il s'agissait au début d'un texte provisoire que les militants de base auraient dû amender afin de le rendre définitif. De plus, les structures du Frolinat sont régies par un document intitulé «Projet de réorganisation du Front» qui n'a pas été adopté officiellement et dont on n'a même pas pris la peine de changer le titre. En troisième lieu, on doit remarquer que l'arrivée à la tête du mouvement du Dr Sidick marque une coupure très nette avec l'époque d'Ibrahima Abatcha en ce qui concerne les relations entre la délégation extérieure et les maquis de l'intérieur. Nous avons vu en effet 3. Lederdé,cependant, suivait le Dr Sidick, qui aurait utilisé cet appui pour renforcer sa position vis-à-vis de la première armée (Goukouni, interview, mars 1977).

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qu'à l'époque d'Abatcha tous les cadres les plus politisés étaient à l'intérieur et que le travail à l'extérieur fut négligé ou délégué à des hommes aux options politiques beaucoup moins nettes. Le Dr Sidick prendra l'option inverse et consacrera le plus clair de son temps au travail à l'étranger. Le «Projet de réorganisation du Front» revient à plusieurs reprises sur ce sujet: «... il n'est pas opportun que le Secrétaire-Général du Mouvement reste à l'intérieur. Sa présence ne s'y justifie que dans la mesure où le Frolinat contrôle militairement une portion du Territoire National» (Documents Frolinat 29, p. 1). On comprend que le Dr Sidick ait voulu se démarquer sur ce point d'Ibrahima Abatcha qui a en effet trop négligé le travail à l'extérieur, mais on doit également constater qu'il est lui-même tombé dans l'autre extrême. Pour autant que je sache, il ne s'est jamais rendu dans les zones de combat, même pas à l'occasion des différents congrès de consolidation qui ont décidé de son avenir dans le mouvement. Ses contacts avec les maquis se sont de tout temps limités à des rencontres avec les principaux responsables militaires dans des pays frontaliers et la plupart des combattants sur le terrain ne le connaissent pas personnellement. La plupart des autres dirigeants des secteurs de l'extérieur (qui sont en même temps membres du bureau politique) ne connaissent pas non plus les réalités de la lutte sur le terrain. Évidemment, une telle situation ne peut qu'affaiblir leur autorité et leur prestige auprès des combattants de base. On comprend aisément, dans ces circonstances, que l'autorité du Dr Sidick n'ait pas été acceptée sans murmures par tout le monde et qu'il se soit régulièrement heurté à des oppositions. Depuis la fin de 1971 ces oppositions se sont cristallisées autour d'une pierre d'achoppement principale, la tenue d'un congrès qui régulariserait la situation, élirait un bureau politique définitif et évaluerait la ligne politique et militaire suivie depuis la mort d'Ibrahima Abatcha. Hissein Habré et les responsables de la deuxième armée ont été les premiers à poser cette exigence et le problème a été jugé suffisamment important par eux pour qu'ils fassent sécession en 1971 (voir chapitre xi). Au début de 1973, ce fut le tour des combattants de la première armée, ce qui a provoqué quelques démissions au bureau d'information du Frolinat à Alger. Depuis, la question du congrès a littéralement hanté les esprits, tant dans les maquis que dans les secteurs de l'étranger.

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Or, chaque fois que la question du congrès a été évoquée, le Dr Sidick a réagi avec une certaine brutalité, comme le montre une interview qu'il donna en octobre 1975 à la revue Afrique-Asie : «Q. On a récemment parlé d'un prétendu congrès du Frolinat qui chercherait à vous éliminer du secrétariat général. Qu'en est-il? — R. Le Frolinat est une organisation très décentralisée dont la direction est confiée au secrétaire général. Il n'y a pas eu de congrès du Frolinat et, dès lors que je suis seul habilité à le convoquer, je peux vous affirmer qu'il n'en est pas question pour le moment. Certes, il y a des congrès annuels des forces armées, mais... je vous précise une fois de plus qu'aucun congrès du Frolinat n'est actuellement envisagé» (Malley, 1975b, p. 45). Cette déclaration contient deux «erreurs». D'abord, aucun des documents régissant l'organisation interne du Frolinat ne précise que seul le secrétaire général du mouvement peut convoquer un congrès ; rédigés en temps de crise, ces documents sont au contraire extrêmement vagues sur ce point et laissent seulement entendre que le congrès se réunira quand les circonstances seront redevenues «normales», c'est-à-dire probablement après la fin de la lutte interne pour le pouvoir (Documents Frolinat 31, p. 8). Ensuite, à l'époque où le Dr Sidick donnait cette interview, bon nombre de ses plus proches collaborateurs à Tripoli, et notamment quelques membres influents du bureau politique, ne faisaient que parler du congrès qu'ils espéraient réunir quelque part en 1976. Cette situation a donné lieu à une nouvelle scission du Frolinat sur laquelle je reviendrai. Jusqu'ici, j'ai été relativement négatif au sujet d'Abba Sidick et il convient, à la fin de cette analyse, de rééquilibrer quelque peu notre jugement. Sidick a eu dès le début des partisans convaincus au sein du Frolinat (les étudiants du Caire, les «officiers libres») et il en a gardé jusqu'à la fin. Ceux-ci avaient, bien sûr, leurs raisons, que l'on peut résumer en deux points: 1. En 1968-1969, le Dr Sidick apparaissait comme un homme au-dessus des factions et surtout au-dessus des ethnies, à l'encontre de Djalabo et de Baghalani auxquels beaucoup de combattants reprochaient un esprit tribaliste et des visées politiques étroites et traditionalistes (Abdelgader Yacine, interview, novembre 1975). 2. Étant donné sa maîtrise de la langue française, sa culture générale et sa carrière politique antérieure, Abba Sidick apparaissait comme la seule personnalité en mesure de faire connaître le combat

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du Frolinat à l'étranger et d'obtenir des aides de l'extérieur. La question des armes a surtout joué un rôle capital dans sa nomination, comme il ressort d'une lettre de Mahamat Idriss du 10 avril 1969: «Pour le travail nous vous félicitons mais seulement ce que nous avons peur que les gens de Abakar [Djalabo] n'aye pas faire de propagande que Docteur est en Lybi pour son travail personnel, se pourquoi nous voulons que vous faite moyen possible de faire envoyer les armes au Front pour faire calmé un peu leur propagande.» Or, il ne fait aucun doute que le Dr Sidick a réussi là où Djalabo et Baghalani avaient échoué. En utilisant à fond les contacts qu'il avait établis lors de sa carrière antérieure, il a su obtenir quelques aides, y compris des armes (voir chapitre xrv). Il a également organisé le secteur information du Frolinat. Ce n'est qu'en 1969 que le monde extérieur commence à prendre au sérieux la révolution tchadienne, en partie à cause de l'intervention militaire française qui internationalise le conflit, mais aussi grâce aux efforts personnels d'Abba Sidick.

CHAPITRE X

L'intervention militaire française

A . POURQUOI L'INTERVENTION FRANÇAISE?

Nous avons vu que les combattants du Frolinat avaient réussi à plusieurs reprises, fin 1968-début 1969, à mettre en déroute des unités régulières de l'armée tchadienne et que la plupart des postes administratifs dans le Centre-Est avaient été évacués par les autorités. Au cours des six premiers mois de 1969, les forces armées du Frolinat se montraient de plus en plus entreprenantes: d'après les statistiques officielles, deux cent vingt-sept incidents furent enregistrés pour cette seule période (Isnard, 23 septembre 1969). Devant la gravité de cette situation, le président Tombalbaye se voit contraint de faire, pour la deuxième fois, appel aux forces militaires françaises qui étaient déjà intervenues en 1968 pour une mission limitée dans le B.E.T.. Quelles étaient les raisons exactes qui ont amené le président tchadien à confier la lutte contre la rébellion à une armée étrangère? D'après certains témoins, M. Tombalbaye se serait rendu compte, au début de 1969, que Fort-Lamy était directement menacé par les détachements du Frolinat. Le Dr Sidick, dans une interview non publiée datant de 1970, a déclaré lui-même à ce sujet: «C'était en avril 1969. La capitale était menacée parce que nos forces opéraient à 75 km de Fort-Lamy. Nous nous étions donné comme objectif d'entrer à Fort-Lamy au mois d'août.» Certains militaires français, dans des conversations privées, ont confirmé ce point de vue, et il est certain que l'insécurité était grande, même dans les environs de la capitale. Un journaliste français rappelle, par exemple, que les ambassadeurs accrédités auprès du gouvernement tchadien avaient reçu pour consigne de ne pas aller en voiture à plus de dix kilomètres de Fort-Lamy, leur sécurité ne pouvant pas être assurée (Limagne, 1972).

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Il semble cependant que la menace qui pesait sur Fort-Lamy ait été exagérée et que la véritable raison de l'appel à l'aide se situe ailleurs. D'après un autre témoin, la centrale électrique située en dehors de la ville ne fut même pas gardée à l'époque, ce qui indique que FortLamy n'était pas encore une ville assiégée. Nous savons d'ailleurs, par des déclarations ultérieures d'Abba Sidick (interview, novembre 19 74), que la prise de la capitale n'était pas la préoccupation la plus importante des responsables militaires du Frolinat. Ceux-ci, véritables «seigneurs de la guerre», comme le disait le Dr Sidick luimême, s'employaient avant tout à renforcer leur emprise sur les zones libérées du Centre-Est, et ne se montraient pas trop empressés à porter la guerre jusque dans l'Ouest du pays. Leur horizon régionaliste limité rendait donc peu probable la chute imminente de la capitale. La panique deTombalbaye s'explique plutôt par la situation militaire préoccupante dans le Centre-Est même. Dès août 1968, la population d'Abéché semble avoir vécu dans la psychose d'une attaque imminente sur la ville et en 1969 la situation s'était encore aggravée: «Subsequent French intelligence reports, nous dit C.R. Mitchell, compiled during the first weeks of military operations in the country, stated that, when French forces first arrived in April 1969 in the eastern area, the insurgents were preparing to take Mangalmé..., had five other main towns surrounded, and were in a position to ensure the fall of Mongo... within a few weeks» (Mitchell, p. 168). Ces renseignements étaient probablement exacts. Un document du Frolinat, émanant du quartier général d'El Hadj Issaka, annonce en effet une grande offensive pour avril 1969: «Les décisions prises par les chefs dirigeants des compagnies de force armée révolutionnaire au secrétariat général en datte du 19 mars 1969 annonce à tous les armées de libération d'engager à tous côtes des attaques contre les villes disposant auprès des bases de révolution» (Documents Frolinat 28, p. 1). D'après un observateur anonyme bien renseigné, c'est cette offensive imminente sur les petites villes du Centre, et notamment dans le Guéraet le Chari-Baguirmi, qui a amené le président Tombalbaye à solliciter l'aide française («Les événements du Tchad», p. 40). On peut également se poser la question de savoir pourquoi le général de Gaulle et le gouvernement français ont accordé cette aide militaire au président tchadien. Pour ne pas trop alourdir ce texte, je

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préfère traiter cette question dans une publication séparée, car elle relève en partie de considérations purement françaises qui se situent en dehors de notre sujet principal. Résumons simplement en quelques points l'arrière-plan de l'intervention française qui, comme le dit Ph. Frémeaux, «a donné ses lettres de noblesse à la rébellion tchadienne» (Frémeaux, p. 1). 1. La décision d'intervenir militairement au Tchad fut prise par le général de Gaulle seul, conseillé par quelques-uns de ses collaborateurs les plus proches, sans consultation ni du gouvernement français, ni de l'assemblée nationale. D'après une source militaire française, les milieux gouvernementaux, craignant un nouveau Viêtnam, furent «bouleversés» par la décision gaullienne, et plusieurs hommes politiques haut placés, dont notamment MM. ChabanDelmas et Giscard d'Estaing, ne se sont jamais vraiment ralliés à l'aventure tchadienne, préférant pratiquer une sorte de politique de l'autruche. La décision du général de Gaulle, dit-on encore, était avant tout d'ordre sentimental. Le Tchad, faisant partie intégrante de l'épopée de la France libre, ne pouvait pas être abandonné au «triste» sort que lui préparaient les insurgés du Frolinat. 2. Les intérêts directs de la France au Tchad étaient limités, comme nous l'avons vu auparavant (chapitre i). Des considérations d'ordre stratégique (la base de Fort-Lamy) et la présence éventuelle de pétrole et de matières premières d'importance stratégique ont cependant joué un rôle pour faire adhérer ensuite la plupart des officiels et des militaires français à la décision du chef de l'État. 3. Des considérations politiques à l'échelle de tout le continent africain expliquent peut-être mieux pourquoi la décision d'intervenir au Tchad a été appliquée fidèlement par le gouvernement et les autorités françaises à tous les niveaux. On décèle en effet dans les publications officielles justifiant l'intervention une théorie «des dominos» qui s'appuie sur la thèse que l'abandon d'un seul gouvernement «légal» africain suffirait pour que la France perde sa crédibilité auprès de l'ensemble des dirigeants de l'Afrique noire et pour qu'elle perde ainsi la place à laquelle elle peut légitimement aspirer sur la scène politique mondiale. 4. Ceci n'explique cependant pas pourquoi la France s'est acharnée à sauver un régime «légitime» au Tchad tout en ayant abandonné auparavant des présidents africains tout aussi (ou tout aussi peu) légitimes en R.C.A. ou au Congo. La réponse, fournie

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par un haut fonctionnaire chargé des affaires africaines et malgaches, est révélatrice pour la politique française dans le tiers monde: «Sur le plan local, il était clair... que la situation était très différente de ce qu'elle avait pu être dans les divers États où s'étaient déjà produites des difficultés politiques, notamment les coups d ' É t a t militaires. Il ne s'agissait pas de substitution d'équipes dirigeantes, d'espèces de crises ministérielles, mais au contraire de l'action de bandes s'appuyant sur le mécontentement des masses paysannes et pastorales... Le développement de cette action... ne pouvait aboutir qu'à une anarchie croissante» (Mialet, p. 16-17). C'est donc l'irruption des masses paysannes sur la scène politique africaine qui a fait peur à la France. 5. On peut mettre en doute la «légitimité» de l'intervention française. L'accord d'assistance militaire technique du 19 mai 1964 entre la France et le Tchad prévoit en effet que les forces armées du Tchad peuvent faire appel «pour leur soutien logistique» au concours des forces armées françaises (article 7) et que la République française met à la disposition de la République du Tchad des personnels militaires pour faciliter, sous les ordres de son état-major national, l'organisation et l'instruction de ses forces armées (article 8). Il n ' y est cependant nullement question de l'envoi d ' u n corps expéditionnaire servant sous commandement français et remplaçant l'armée tchadienne dans des actions opérationnelles contre une rébellion intérieure. C'est probablement pour cette raison q u ' u n e publication officielle tchadienne a tenté d'assimiler maladroitement l'action du Frolinat à une attaque extérieure: «Pendant que le P. P.T. et le Gouvernement étaient accaparés par les problèmes économiques et sociaux, certains pays soi-disant progressistes, formaient des brigades de hors-la-loi chargées de chasser les gens légalement installés au pouvoir. On doit, dès lors, se demander si l'on a affaire à une révolution intérieure ou à une intervention extérieure; cette dernière seule justifierait l'application des accords de défense entre les gouvernements tchadien et français» (Documents officiels 12, p. 2). Si les milieux officiels tchadiens eux-mêmes ont eu des doutes sur la légitimité de l'intervention militaire française, on ne peut que s'y associer.

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B . L'ACTION MILITAIRE

L'intervention militaire française,qui débute effectivement le 14 avril 1969, commence par une période de rodage qui voit l'installation du corps expéditionnaire dans le$ zones de combat. On doit d'ailleurs préciser qu'à l'échelle de l'armée française il s'agit d'une opération d'ampleur limitée, car les forces armées tchadiennes, comprenant environ huit mille hommes à l'époque (y compris la Gendarmerie, les Gardes nationaux et nomades et les Compagnies tchadiennes de sécurité), sont renforcées par sept compagnies de combat françaises, ne totalisant que quelque deux mille hommes (Documents officiels 25, p. 4). Il s'agit surtout d'unités de la Légion étrangère (2 e R.E.P.) et plus tard de troupes d'infanterie de marine. A ces effectifs s'ajoutent les forces permanentes de la base de Fort-Lamy qui, elles, se limitent à un soutien logistique aérien, ainsi que quelques centaines de conseillers militaires français qui servaient déjà sous uniforme tchadien et dont le nombre est augmenté. Effectifs limités donc, mais considérables par rapport aux effectifs du Frolinat (cinq mille combattants tout au plus, en incluant ceux du B.E.T.) et redoutables par leur armement moderne et l'appui aérien dont ils bénéficient. Comme nous l'avons dit, les premiers mois ont surtout été une période de rodage. Le général Arnaud, premier commandant des forces d'intervention françaises, manquait d'ailleurs d'«agressivité» et se contentait d'épauler l'armée tchadienne, sans prendre d'initiatives personnelles. De plus, la saison des pluies empêchait l'armée française de déployer toutes ses forces. Il y eut cependant dès le début des affrontements importants, rapportés par J. Derogy dans le plus pur style de la Légion: «Les 16 et 18 avril [1969] arrivent les deux compagnies du Rep, dont la colonne prend la route d'Ati pour arriver le 26 à Mongo... Trois jours plus tard, c'est l'embuscade, à 100 km au nord-est: 'Un coup de pot, me dit le commandant dans son P.C.... Avec leur pistolet mitrailleur, leurs dix fusils de traite et les sagaies de leurs valets d'armes, ils auraient pu faire un carton. Pas un de mes gars touché! On en à mis cinquante au tapis. Et on est entrés dans Mangalmé au moment où cinq cents hors-la-loi allaient donner l'assaut. Après l'accrochage, les chefs se sont sauvés à cheval avec les armes'» (Derogy, p. 19). Au début de l'intervention française les insurgés ont donc tenté à plusieurs reprises de submerger les unités de la Légion étrangère par

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le nombre, en attaquant de front contre les mitrailleuses lourdes, en bandes de plusieurs centaines d'hommes. Après quelques défaites sanglantes, ces attaques massives ont cependant cessé. La guerre du Tchad commence sérieusement et d ' u n e façon plus systématique avec l'arrivée au Tchad du général Cortadellas qui remplace, à partir du 1 er septembre 1969, le général Arnaud, et qui met en place un plan stratégique q u ' u n e revue militaire française a résumé de la façon suivante: «... l'immensité du pays et l'effectif relativement faible des forces armées engagées, ont conduit à la fois à disperser celles-ci pour agir sur l'ensemble des zones troublées, tout en conservant la possibilité de rassembler rapidement une force de réserve allant d ' u n e à deux compagnies pouvant intervenir à la demande sur toute l'étendue du territoire. Il fallait conserver aussi une grande souplesse pour éventuellement pouvoir concentrer jusqu'à six compagnies, à des distances de 3 à 400 km et parfois 1000 de leurs bases pour pouvoir agir en force sur des groupes rebelles repérés. Ceci n'a été possible que grâce à l'aviation de transport et aussi aux hélicoptères... qui permettaient seuls la souplesse tactique» («Les troupes de marine au Tchad», p. 20). Grâce à cette tactique, la puissance des troupes françaises fut décuplée face à un adversaire dont la mobilité était limitée par l'absence de tout véhicule sur le terrain, et dont les unités, dans l'isolement, se trouvaient chaque fois opposées à des forces adverses qui les surclassaient sinon en nombre, du moins en puissance de feu. Voyons maintenant comment les opérations militaires françaises se sont déroulées respectivement dans le Centre-Est et dans le B. E.T.. En ce qui concerne le Centre-Est, le général Cortadellas distingue luimême deux phases: «Au début, nous avons eu affaire à des troupes, des bandes extrêmement nombreuses — 200 à 300—très fanatisées et inexpérimentées. Il était facile de les trouver, de les déceler avec des petits avions et des hélicoptères, et puis on s'arrangeait pour les affronter et les détruire. J e dis détruire car... ces bandes très fanatiques se ruaient sur nos gens... à l'arme blanche, et se faisaient très héroïquement massacrer» (général Cortadellas, interview, FranceEurafrique, mars 1970). Cette phase, qui consistait à «casser les bandes» en fractions plus faibles, a été confiée à la Légion étrangère et a duré grosso modo jusqu'en juillet 1970 (A. F.P., 16 juin 1971). Or les sources militaires françaises et les informateurs du Frolinat

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sont d'accord pour dire que cette première phase, dans le Centre-Est, a été indiscutablement un succès pour l'armée française. Les attaques aériennes, notamment, se révélèrent désastreuses pour les maquisards. Une brochure éditée par un comité de soutien au Frolinat dit ceci: «Habitués à combattre une armée mal équipée, mal entraînée, les 'rebelles' furent surpris par l'intervention massive de l'aviation, des troupes aéroportées, des automitrailleuses. Jusque là, les guérilleros circulaient dans la campagne en troupes importantes, souvent à cheval, et stationnaient dans des bases fixes. L'une de ces bases, au Moyen-Chari, fut l'objet d'une attaque aérienne surprise, qui fit 300 morts» («Tchad 74», p. 34). Ce fut d'ailleurs l'occasion,pour l'armée française, d'expérimenter un nouveau type d'armement, à savoir un canon de 20 millimètres monté sur hélicoptère et baptisé hélicoptère pirate. Ce dispositif se révéla d'une «incomparable efficacité contre des bandes de hors-laloi en guenilles, pourvus de misérables escopettes» (Comte, 1970d, P- 27). Les témoignages du Frolinat confirment ce jugement: très vite les Forces populaires de libération furent contraintes d'abandonner le principe des bases fixes qui avait eu cours jusque-là pour adopter la tactique des bases «mobiles». Les grandes unités du Frolinat éclatent et c'est le début de la deuxième phase des opérations militaires dans le Centre-Est: la poursuite systématique des «débris» des bandes rebelles restés sur le terrain (A.F.P., 16 juin 1971). Cette phase des combats, dite de «pacification», fut confiée à l'infanterie de marine. Le rôle de l'aviation et des hélicoptères reste important, mais les troupes françaises effectuent maintenant davantage de sorties sur le terrain, y compris à pied et à cheval. Les engagements deviennent peut-être plus fréquents en nombre, mais les effectifs engagés des deux côtés se réduisent. Une revue militaire française porte le jugement suivant sur cette période: «Dans le centre, outre l'action sur Abou Deïa où 60 rebelles furent mis hors combat, les nombreuses opérations de détail... ont permis de pacifier peu à peu le centre du pays. Plus de deux cents engagements furent la condition de ce résultat. Mais la population reprenait petit à petit confiance» («Les troupes de marine au Tchad», p. 20). Cette affirmation contient une part de vérité, mais nous verrons plus tard que la deuxième phase des opérations (la poursuite des « débris» des bandes rebelles) n'a pas entièrement réussi. Ajoutons qu'en

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1970 les forces d'intervention ne respectaient plus la «trêve de l'été» et continuaient leurs actions tout au long de la saison des pluies, en patrouillant à pied ou à cheval dans un rayon de quinze à vingt kilomètres autour des garnisons ou en mettant à terre dans une zone donnée une ou deux sections qui, «nomadisant plusieurs jours et plusieurs nuits, visitaient les villages éloignés des centres et poursuivaient les bandes installées dans des régions qu'elles estimaient à l'abri des Forces de l'Ordre» («Au Tchad, avec le 3 e R.I.Ma.», p. 21). line fait aucun doute que ces opérations, en saison de pluies, ont considérablement gêné les combattants du Frolinat, habitués à cette période de repli et de repos qui leur permettait de reconstituer leurs forces et de se consacrer à des tâches de ravitaillement. Dans le Guéra surtout les conséquences en furent graves, comme nous le verrons plus loin. Les «succès» obtenus dans le Centre-Est n'étaient d'ailleurs pas uniquement ceux de l'armée française. L'armée tchadienne, «recyclée» et étroitement encadrée par les conseillers militaires français, participait aux opérations, ainsi que certaines sections de la population autochtone constituée en «milices villageoises» et en «groupes d'auto-défense» là où l'on trouvait suffisamment de volontaires «sûrs»pour leur confier des armes à feu. Le 5 février 1970,cinquantetrois milices villageoises avaient déjà été créées dans le Centre-Est (Documents officiels 22, p. 7). Une source militaire française donne la description suivante de ces groupes d'auto-défense: «Les milices groupent un certain nombre d'hommes choisis parmi la population par les chefs de canton. Sous la responsabilité de ces derniers, les miliciens fournissent un service volontaire et bénévole. Installée en général au centre du village, la Milice comporte un réduit le plus souvent constitué par la demeure en 'dur' du chef de canton et une large enceinte entourée d'épineux à l'intérieur de laquelle sont installés un poste de gendarmerie et les cases des miliciens. Des blockhaus en terre sont aménagés aux quatre coins de l'enceinte et une tour permet de surveiller l'ensemble du village et ses environs... Les installations des milices s'attachent avec succès à mettre en état de défense une fraction du village sans pourtant perturber le cadre de vie quotidienne» («Au Tchad, avec le 3 e R.I.Ma.», p. 20). ' Je dispose cependant de peu de renseignements sur l'implantation exacte des milices villageoises, et il n'est pas possible de se former une idée précise de leur efficacité, sauf pour un cas particulier, celui des

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Missirié, sur lequel je reviendrai dans la troisième partie de ce livre. Portons maintenant notre attention sur le B. E.T.. La guerre contre les maquisards toubou se distingue sur deux points des opérations militaires effectuées dans le Centre-Est. Elle fut à la fois moins intensive dans la mesure où le corps expéditionnaire n'était pas constamment présent dans ces régions désertiques et n ' y faisait des incursions aéroportées que lorsque l'aviation avait repéré des concentrations de combattants importantes, ce qui n'était que rarement le cas. Plus dure en même temps, comme l'explique un journaliste français: «Les combattants du B.E.T.... tendent de véritables embuscades et livrent des engagements plus soutenus. Ils sont mieux armés que les dissidents du centre. Ceux-ci se limitent pour l'instant à des actions isolées et s'esquivent ou se fondent dans la population aussitôt leur coup accompli» (Isnard, 23 septembre 1969). Cette appréciation est confirmée par les faits: si on fait le compte des militaires français tués au Tchad entre 1969 et 1972 et avoués officiellement par l'armée française, on arrive à un total de quarante et un, dont un ou deux décédés en France après avoir été blessés au front tchadien. Or, trente et un d'entre eux sont tombés dans le B.E.T., contre dix dr.ns le Centre-Est. Même si l'on ajoute à ce total les trois officiers, dont le fils du général Le Pulloch, mort en hélicoptère le 18 février 1972 dans le Ouaddaï (simple accident technique selon l'armée française, ce qui est contesté et par le Frolinat, et par le général Le Pulloch), on arrive à la conclusion que 75% des pertes françaises sont dues aux actions de la deuxième armée du B.E.T.1. Comme les effectifs de cette armée ne constituaient qu'environ le quart des effectifs totaux des forces armées du Frolinat, la disproportion devient d'autant plus significative. En ce qui concerne l'évolution de la guerre dans le B.E.T., on ne peut pas distinguer les mêmes phases que dans le Centre-Est. L'armée française parvient parfois, par des actions aéroportées, à «casser des bandes» mais, étant donné l'étendue du terrain des opérations, elle ne sera pas en mesure d'exploiter ces succès en poursuivant les «débris» par des opérations de ratissage systématiques comme dans le 1. Même si l'armée française a dissimulé une partie de ses pertes, ce qui est possible dans le cas des légionnaires, souvent des étrangers anonymes, il n'y a aucune raison de croire qu'elle aurait plus particulièrement masqué ses revers dans le Centre-Est; si le nombre de tués doit être augmenté, la répartition géographique des pertes reste probablement la même.

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Centre-Est. Après un certain temps, les «bandes» du B.E.T. se reconstituent et tout est à recommencer. On ne peut donc pas parler de phases successives, mais plutôt d'une alternance de périodes chaudes et de périodes calmes. La première période chaude se situe en septembre 1969. D'après une dépêche de l'A.F.P. du 20 septembre, l'opération a commencé le 5 septembre «à la suite de renseignements parvenus à Fort-Lamy et faisant état d'une concentration de rebelles autour de Largeau, qu'ils s'apprêtaient à investir». Après douze jours d'accrochages et de poursuites, un communiqué de l'armée française annonce la mort ou la mise hors de combat de soixante et onze maquisards, dont Mahamat Ali Taher (dit «Abadi»), responsable du Frolinat pour l'ensemble du B.E.T., Kossei Darkalami, chef militaire du Borkou, et Yaya Kébirmi, chef militaire de l'Ennedi; ce dernier, grièvement blessé, est mis en lieu sûr par ses partisans. Les forces de l'ordre n'auraient eu qu'un seul tué. Il s'agit donc d'une défaite sévère pour le Frolinat qui perd notamment quelques-uns de ses cadres les plus valables. Mahamat Ali Taher est alors remplacé par Goukouni à la tête de la deuxième armée. La deuxième période chaude se situe en mars 1970 et a pour théâtre l'Ennedi. Nous avons vu que la deuxième armée s'était emparée, en 1969, du poste d'Ounianga sur la piste Largeau-Koufra. Lors d'une réunion administrative, le 24 février 1970, au cours de laquelle un haut fonctionnaire tchadien avoua que le gouvernement avait abandonné le projet de réoccuper Ounianga, le gouverneur Lami, chef de la M.R. A., avait insisté lourdement sur l'importance stratégique de cette oasis: «C'est très important car c'est la clé de Koufra. L'axe routier est très fréquenté parles commerçants libyens, soudanais et tchadiens. Il faut donc une implantation administrative et une sécurité totale sur cet axe. C'est très important pour les exportations et les importations» (Documents officiels 20, p. 3). Il semble que le gouverneur Lami ait su se faire écouter par le délégué militaire français, car le 23 mars les troupes franco-tchadiennes donnent l'assaut et après cinq jours de combat Ounianga Kébir, Gouro et Ounianga Sérir sont définitivement repris. D'après une source officielle, les rebelles auraient eu quatre-vingt-quatre tués à cette occasion,contre cinq militaires français (A. F. P.,31 mars 1970). L'armée française se serait également emparée de soixante et un fusils et de quatre tonnes de vivres stockées dans les grottes de Gouro

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(G.C., 1970a, p. 338). Il s'agit donc à nouveau d'une défaite du Frolinat, bien que celui-ci avoue moins de pertes. Un journaliste d'AfricAsia cite un responsable du Frolinat qui déclare au sujet de cette bataille: «A la fin, nos munitions commencèrent à s'épuiser et nos forces se retirèrent sans avoir subi de grandes pertes» (Aboukarim, 1970, p. 23). Le 11 octobre 1970, les forces françaises subissent à leur tour des revers. Ce jour-là, les insurgés toubou, dont la presse avaitunpeu trop vite annoncé l'essoufflement après la reprise d'Ounianga, tendent une embuscade à un détachement motorisé de l'armée française dans le Borkou. Résultat, onze morts du côté français et dix blessés dont un est décédé par la suite en France. D'après le Frolinat, ce raid faisait partie d'une offensive générale suivant un plan élaboré en juin 1970, offensive qui aurait échoué dans le Centre-Est pour des raisons de ravitaillement, mais qui se serait déroulée selon les prévisions dans le B.E.T. (Documents Frolinat 44, p. 13-14). Il est difficile de savoir si cette offensive générale a vraiment été dans les objectifs du Frolinat dès juin 1970 ou si elle a été inventée après coup pour les besoins de la cause. Nous savons en tout cas que l'embuscade du 11 octobre ne fut pas un événement tout à fait isolé. A la miseptembre déjà, l'armée tchadienne avait subi, du côté de Zouar (Tibesti), un désastre comparable: douze morts et un blessé (A. F. P., 12 octobre 1970). L'embuscade du 11 octobre pose cependant un problème. Une dépêche de l'A.F.P. remarque en guise de commentaire à cet événement: «A la suite de ce combat meurtrier, deux faits retiennent l'attention des observateurs: l'équipement important des rebelles, en particulier l'apparition depuis quelques semaines d'armement collectif moderne (fusils mitrailleurs et mortiers en particulier), ce qui est nouveau dans cette région du Tchad où traditionnellement le guerrier porte un fusil souvent ancien. D'autre part, la tactique employée est également nouvelle: 'c'est une embuscade réglementaire', disait un officier, alors que jusqu'à présent les Toubous individualistes avaient plutôt tendance à livrer des combats souvent sanglants, jamais structurés» (A.F.P., 14 octobre 1970). La presse de l'époque affirme, pour expliquer les changements qui ont apparemment eu lieu dans les maquis du B.E.T., qu'au cours de l'été un certain nombre de guerriers toubou ayant appartenu à la garde royale du roi Idriss de Libye, et désœuvrés depuis la déposition

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de celui-ci, auraient rejoint la révolte du Tibesti avec leurs armes. Les estimations sur le nombre de ces nouvelles recrues varient d'ailleurs: elles vont de deux cents (Wood, p. 29) à quatre cents hommes (G.C., 1970b, p. 668). D'après une source militaire française, ces anciens gardes royaux, avant de rejoindre le B.E.T., auraient même reçu un entraînement spécial au camp de Koufra, organisé et encadré par des instructeurs de l'armée libyenne 2 . La version du Frolinat, cependant, est légèrement différente. D'après Goukouni (interview, mars 1977), le gouvernement libyen aurait appris en 1970 q u ' u n complot se tramait contre lui,complot élaboré par des exilés libyens et qui comprenait notamment une attaque armée sur Sebha menée à partir du Tchad. A la suite de cette découverte, les autorités libyennes ont expulsé tous les ressortissants tchadiens de Libye. Une partie d'entre eux a rejoint le Frolinat, mais il n ' y aurait pas eu d'anciens gardes royaux parmi eux. Les nouvelles recrues ont effectivement subi un entraînement en Libye, et elles ont également été dotées d'armes modernes libyennes. Vers la fin de l'été 1970, ces nouveaux combattants ont rejoint les forces armées du B.E.T.. Quoi qu'il en soit, après l'embuscade du 11 octobre, le ton change dans la presse française et on peut même dire qu'un vent de panique se lève. J. de La Guérivière intitule un de ses commentaires «La guerre du B.E.T. aura lieu», et les mêmes journalistes qui avaient affirmé, quelques mois plus tôt, que l'insurrection du B.E.T. s'essoufflait, prévoient maintenant une guerre de longe durée. Il semble cependant que l'on ait exagéré à l'époque l'ampleur et la signification de l'événement. L'exploit des guerriers toubou du 11 octobre, en effet, ne se renouvellera pas. La quantité d'armes modernes introduites dans le B.E.T. semble avoir été surestimée. Par la suite, on n ' y fait plus allusion, et jusqu'en 1975, les observateurs insisteront sur la vétusté des armes employées par les combattants du B.E.T. (voir par exemple Desjardins, 1975c, p. 50). Le danger était donc probablement moins réel qu'on ne le pensait à l'époque. A moins que ce ne soit la réaction rapide et massive de l'armée française qui ait pu circonscrire ce danger avant que la situation ne se dégrade totalement. A la suite de l'embuscade du 11 octobre, en 2. Le même informateur ajoute encore que cesToubous, foncièrement indisciplinés et individualistes, se seraient rapidement rebellés contre leurs instructeurs et que le stage se serait terminé prématurément.

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effet, le commandement français semble avoir décidé de «mettre le paquet» dans le B.E.T., et au cours des derniers mois de 1970 de durs combats s'y déroulent, notamment à Zouar, le 23 octobre. Lors de ce combat deux des fils du derdé trouvent la mort, mais Goukouni, qui a été le plus actif d'entre eux, échappe au massacre. D'autres combats ont lieu près de Fada dans l'Ennedi,le 27 et le 28 novembre; les forces franco-tchadiennes réussissent à y défaire un détachement du Frolinat d'environ quatre-vingts hommes qui «s'était manifesté à plusieurs reprises..., en entrant dans la bourgade de Fada en tirant sur le poste tenu par des Tchadiens encadrés par des français» (A.F.P., 30 novembre 1970). Une dépêche de l'A.F.P. du 2 décembre 1970 fait le bilan des opérations des derniers mois en constatant que «si en moins d'un mois, les forces françaises ont perdu 14 morts, elles ont tué au moins 150 rebelles et fait une dizaine de prisonniers, selon les communiqués officiels, récupérant plus de 100 armes». A la suite de ces engagements, la situation se stabilise plus ou moins dans leB.E.T.. Les survivants de la deuxième armée se regroupent, certes, et continuent à tenir le maquis, mais ils ne sont plus en mesure d'inquiéter sérieusement les forces françaises. Quelques combats sont encore signalés en 1971, mais ils sont de moindre envergure, bien que, dans un de ces affrontements, le général Cortadellas perde son propre fils qui servait sous son commandement.

C . LA MISSION POUR LA RÉFORME ADMINISTRATIVE

Quand le général de Gaulle, en avril 1969, accorde au président Tombalbaye l'aide militaire française, ce soutien est assorti d'une condition: la remise en ordre de l'administration tchadienne, notamment au niveau préfectoral et sous-préfectoral, remise en ordre dont on espère qu'elle remédiera aux causes qui ont provoqué l'insurrection. C'est à cette tâche que s'attèlera la «Mission pour la réforme administrative», placée sous la responsabilité de l'ancien gouverneur Pierre Lami, qui s'était déjà acquitté d'une mission semblable dans les zones troublées du Zaïre, pour le compte du général Mobutu, et qui se présente lui-même comme un «expert en décolonisation». D'après une dépêche de l'A. F. P., le président Tombalbaye lui-même aurait déjà été préoccupé depuis quelque temps par «l'efficacité des

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fonctionnaires d'autorité à l'intérieur du pays»; pour des raisons bien particulières, cependant,car dans un discours devant la Jeunesse du P.P.T. il avait surtout «fait le procès d'une certaine administration, qui s'avérait incapable notamment d'assurer une rentrée normale des impôts» (A.F.P., 13-14 avril 1969). Le gouverneur Lami, toutefois, voit plus grand. Sa première tâche sera «de renvoyer à leurs postes, dans les zones peu sûres, les fonctionnaires tchadiens flanqués de conseillers français habitués à coucher sur la natte et à partager la boule de mil, pour regagner la confiance des villageois» (Castéran, 1971c, p. 16). Il s'occupe également de la réinstallation des chefs de canton et de la création de milices villageoises, stratagème qui fait partie depuis longtemps de la panoplie du parfait petit expert en contre-insurrection. L'encadrement des fonctionnaires tchadiens en brousse montre d'ailleurs jusqu'à quel point ceux-ci s'étaient éloignés de la population locale et jusqu'à quel point ils la méprisaient. Une fiche de la M. R. A. formule, en effet, les recommandations suivantes à l'adresse des autorités tchadiennes: «Enfant du pays, fils de paysan ou d'éleveur, l'administrateur tchadien doit tout faire pour éviter d'apparaître aux yeux des populations dont il a la charge comme un étranger, comme un 'Nassara' [un Blanc] à la peau noire... L'administrateur tchadien... devra donc connaître les populations de sa circonscription. Connaître, cela signifie d'abord qu'il devra leur donner leur véritable appellation et renoncer, au moins dans la terminologie officielle, à l'usage de sobriquets péjoratifs ou injurieux... Connaître, cela signifie encore que l'administrateur tchadien devra faire l'effort, que faisaient les administrateurs français de l'époque coloniale, d'apprendre et de parler une ou plusieurs langues en usage dans leur circonscription» (Documents officiels 3, p. 3). Recommandations qui suscitent des commentaires ironiques de la part du Frolinat: «Avouez que c'est tout simplement une honte de constater que ce soit l'ancien colonisateur qui revienne dire aux soi-disants dirigeants tchadiens: 'allez mollo mollo avec vos frères de peau'» (émission du Frolinat, Radio-Tripoli, 8 novembre 1971). Précisons encore que le gouverneur Lami ne se limite pas dans ses actions aux seules régions touchées par l'insurrection, mais qu'il s'occupe aussi, à tout hasard, des zones «sudistes» où il effectue régulièrement des tournées.

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L'encadrement des fonctionnaires tchadiens par des conseillers français, cependant, n'a pas été jugé suffisant pour remettre les choses en ordre et pour enlever à l'insurrection sa raison d'être, ou ce que l'on supposait être sa raison d'être. L'élément principal de la stratégie de la M.R.A. sera de «faire donner» les sultans et les chefs traditionnels, ce qui constitue une rupture totale d'avec la politique suivie jusqu'alors par le président Tombalbaye. Nous avons vu en effet qu'avant l'indépendance le P.P.T. avait bâti sa campagne autour du slogan: plus d'impôts, plus de coton, plus de chefs. Cette politique fut poursuivie après l'indépendance, du moins en ce qui concerne la chefferie. Début 1963, par exemple, lors du 4 e Congrès du P.P.T. à Fort-Archambault, le président Tombalbaye lance un avertissement solennel et superbe aux chefs: «L'évolution présente de notre pays ne peut se juger des hauteurs d'une selle caparaçonnée, pas plus qu'elle ne peut se faire au pas lent des chameaux. Il est temps, Messieurs les Chefs, que vous descendiez de vos chevaux» (Lentin, p. 14). La survie de la chefferie devenait ainsi de plus en plus problématique. En 1963, les autorités tchadiennes retirent aux chefs de canton la perception de l'impôt, et trois ans plus tard les sultans se voient dépossédés du pouvoir de rendre la justice de paix. Sont interdits également les cumuls de mandats parlementaires et de postes de chef. Comme le dira plus tard le gouverneur Lami dans un rapport au président de la République du Tchad: «C'est un miracle et une preuve de la solidité de la chefferie traditionnelle qu'elle ait pu résister, subsister et jouer un rôle malgré les coups répétés qui lui ont été assénés entre 1960 et 1969» (Documents officiels 16, p. 6). Critique à peine voilée à l'adresse du président Tombalbaye qui, lui aussi, vire maintenant de bord comme le montrent plusieurs de ses déclarations postérieures, dont la plus surprenante est peut-être celle-ci, qui date d'août 1973: «Nous voilà maintenant arrivés à un autre problème: celui des chefferies traditionnelles que la colonisation a arbitrairement balayées au profit d'un ordre dont elle avait besoin pour mieux assurer sa domination au Tchad et dans le reste de l'Afrique. Les Chefs symbolisent la tradition. Ils représentent l'âme du pays. L'autorité de l'État africain est constituée selon le type de l'autorité des chefs, autorité paternelle et d'ordre sacral... Tout système tchadien conçu sans les chefs, sera toujours déficient... Le Chef, c'est un père revêtu d'un caractère sacré. Il n'a pas de sujets, mais

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des enfants. Il parle et ses enfants l'écoutent et lui obéissent, parce qu'il revêt la personne même de Dieu» (Info-Tchad, 28 août 1973). Entre 1963 et 1973, le président Tombalbaye a donc effectué un long chemin qui s'est inscrit dans les faits lors de l'intervention de la Mission pour la réforme administrative en 1969-1970. Le 27 septembre 1969, en effet, lors d'un conseil des ministres extraordinaire, deux décrets sont adoptés qui associeront à nouveau les chefs traditionnels à l'administration régionale du pays. Trois responsabilités leur sont confiées: le recouvrement de l'impôt, le maintien de l'ordre public et l'exercice de la justice de paix. Certains adversaires du président tchadien ont vite fait d'interpréter ces décrets comme le rétablissement intégral des anciens sultanats et de l'ancienne féodalité. En réalité, les choses n'allaient pas aussi loin, comme le montrent les discussions qui ont eu lieu, tout au long des premiers mois de 1970, au sein de la Commission pour la réforme administrative réunissant ministres et hauts fonctionnaires tchadiens d'une part, conseillers français d'autre part. Plusieurs questions, dont on devait tenir compte pour la rédaction définitive des textes législatifs régissant le statut des sultans et des chefs traditionnels, se posaient en effet. Les sultans seront-ils révoquables ou non? Oui, répond M. Bangui, ministre d'État, car «nous ne tenons pas à créer une féodalité quelle qu'elle soit» (Documents officiels 27, p. 13). Les sultans seront-ils subordonnés aux préfets? Oui, dit encore M. Bangui: «Dernièrement le Sultan Ali Silek, lors de la célébration de la fête de l'Indépendance, a adressé au Président de la République un télégramme dans lequel il s'exprimait au nom de la population du Ouaddaï. Dans ces conditions, je ne sais plus où nous allons. J'estime que dans une province, celui qui doit parler au nom de la population c'est le Préfet» (Documents officiels 20, p. 5). Les sultans et les chefs exerceront donc les pouvoirs qui leur sont attribués «sous l'autorité et sous le contrôle du préfet et dessowjpréfets intéressés» (Documents officiels 20, p. 9; souligné par moi), même dans les cas où l'autorité du chef s'étend sur plusieurs souspréfectures (cas du Ouaddaï). La réforme de la chefferie est donc en partie artificielle; elle est probablement allée moins loin que ne le voulait le gouverneur Lami, mais elle constitue néanmoins un changement très net par rapport aux pratiques administratives en usage à l'époque. Il est certain que le gouverneur Lami lui-même attendait beaucoup

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de cette nouvelle «politique des sultans», tant sur le plan du «rendement» administratif que sur le plan de la lutte contre l'insurrection. En ce qui concerne ce dernier point, il déclara à un envoyé spécial du Figaro: «Les brigands pilleurs de troupeaux et massacreurs de bergers, croyez-moi, les sultans les connaissent tous! Les chefs coutumiers ont des méthodes et des moyens pour rétablir l'ordre. La preuve? Dans le Biltine où les sultans ont pris l'affaire en main, il n'y a pas de brigandage!» (Pouget, 1969b). En réalité, le rétablissement de la chefferie traditionnelle n'a pas donné les résultats escomptés, comme nous le verrons plus loin. La raison principale en est que la politique de M. Lami était fondée sur un postulat faux qu'il a défini lui-même de lafaçon suivante: «Après des siècles d'existence, les sultans disposent d'une autorité de fait, nécessairement supérieure à celle dont jouissent les agents, parfois très inégaux, envoyés sans formation suffisante par un État ne voici tout juste dix ans. La sagesse ne consiste donc pas à se passer des chefs, mais à donner une consécration officielle aux pouvoirs qu'ils détiennent effectivement, pour les ramener à soi» (Tchad, une néocolonie, p. 102). C'était peut-être vrai pour quelques-uns d'entre eux, et notamment au niveau des chefs de canton, mais certainement pas pour la majorité. Voyons, par exemple, l'avis de Ch. Schweisguth, émis dès 1957, au sujet du sultan Ali Silek du Ouaddaï: «Son orgueil dynastique, sa susceptibilité, son intransigeance naturelle,... le vieillissement, un entourage intéressé, l'ont excité dans sa nostalgie du passé, dans la revendication de ses prérogatives féodales, et dans sa morgue du 'meskine' [homme du commun]... Le sultan ne rend plus guère service, ni à la population ni à l'administration» (Schweisguth, p. 103-104). Et Schweisguth de conclure que le peuple méprisé par Ali Silek «commence à prendre conscience, sinon de ses devoirs, du moins de ses droits» (ibid., p. 104). Face à l'insurrection populaire, M. Lami et les autorités tchadiennes se retournent donc vers le passé, pensant que le «bon peuple» des régions islamisées réclamait ses «bons» rois d'antan. En réalité, les révolutionnaires tchadiens regardaient vers l'avenir et ne se battaient nullement pour le rétablissement d'une chefferie qu'ils détestaient et que détestait, avec eux, la majorité des gens du Nord. En ce qui concerne le premier volet de la politique de M. Lami,

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l'encadrement des fonctionnaires tchadiens et leur recyclage, il se basait également sur une interprétation erronée de l'insurrection tchadienne. «La colonisation, nous dit G. Balandier, a transformé tout problème politique en un problème technique relevant de la compétence administrative» (Balandier, 1969, p. 188). Or, dix ans après l'indépendance, M. Lami commet exactement lamême erreur. Certes, les populations du Nord s'étaient en partie révoltées contre l'incompétence et les abus des administrateurs territoriaux, mais il ne suffisait pas de remplacer ceux-ci par de «bons» administrateurs pour que la révolte cesse comme par enchantement. L'insurrection tchadienne traduisait également des revendications politiques, en partie d'ordre régional (lutte pour la reconnaissance de la langue arabe), en partie d'ordre national (lutte contre le néo-colonialisme). De telles revendications ne pouvaient évidemment pas trouver satisfaction dans le cadre de l'assistance technique offerte par la M.R. A., qui renforçait au contraire l'emprise du néo-colonialisme (et de la francophonie!) sur le Tchad. L'expérience du gouverneur Lami a donc été un échec. Échec d'abord parce que, pour les raisons que nous avons énumérées cidessus, les mesures préconisées par la M. R. A. ne pouvaient pas donner les résultats escomptés. Échec ensuite parce que les autorités tchadiennesne collaboraient avec la M.R. A. que du bout des lèvres et n'étaient nullement décidées à abandonner certaines pratiques dont, en fin de compte, tous ceux qui appartenaient à la «classe politique» profitaient plus ou moins. Dans un rapport secret, M. Lami aurait lui-même critiqué très sévèrement la mauvaise volonté du président Tombalbaye et des autorités tchadiennes à remettre en question leur politique et notamment à mettre fin à toute corruption dans la gestion du pays. On est amené à conclure aussi, à la lecture des rapports confidentiels que M. Lami adressait à la présidence, qu'il avait un don certain pour éveiller les susceptibilités et blesser l'orgueil de ses interlocuteurs tchadiens. En avril 1970 donc, le gouvernement français se voit obligé de rappeler M. Lami à Paris, probablement à la demande expresse de M. Tombalbaye et peut-être aussi à la demande du général Cortadellas, qui approuvait en grande partie la politique de son homologue civil, mais qui semble avoir voulu jouer lui-même le rôle de «proconsul romain» en centralisant entre ses mains pouvoirs militaires et civils. Après le départ de M. Lami, la

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M. R. A. change en tout cas totalement d'orientation, son successeur, M. Paillard, se contentant de jouer les seconds rôles comme nous le verrons ci-dessous.

D . TOMBALBAYE: LA RÉCONCILIATION

Nous avons vu que, jusqu'en 1969, le président Tombalbaye a passé la révolution tchadienne sous silence ou a attribué les événements qui ensanglantaient le Nord du pays à des «bandits» et des «pillards», éventuellement soutenus par l'étranger. Or l'intervention militaire française oblige les autorités tchadiennes à reconnaître les faits tels qu'ils sont, et les conseils prodigués parle gouvernement français, par l'intermédiaire de M. Lami et du général Cortadellas, incitent M. Tombalbaye à définir une politique à l'égard du Nord-Tchad, politique qui faisait défaut jusqu'ici. Cette politique, que l'on voit apparaître dans les années 19701971, commence nécessairement par une autocritique de la part des autorités tchadiennes, ou pour être plus précis, elle commence par une critique féroce de M. Tombalbaye à l'égard de ses collaborateurs. Pour apprécier le ton et le style de cette critique interne, voici quelques extraits d'un discours prononcé par le chef d'État tchadien le 21 mai 1971: «Il faut avoir le courage de le dire, nous avons trop souvent ignoré les funestes manœuvres de ceux qui, parmi nous, membres influents du Parti ou du gouvernement ont délibérément sacrifié l'intérêt général... à leurs intérêts particuliers et sordides. C'est ainsi qu'en son temps fut pris un Décret abolissant les droits des notables... Pour qui connaît notre pays et son peuple, de telles manœuvres constituaient un véritable suicide politique car elles bafouaient le plus souvent l'autorité de Chefs traditionnels reconnus... et portaient à l'Islam un véritable préjudice moral que beaucoup ressentaient comme une injure pure et simple... Ce triste bilan ne s'arrête pas là. L'injustice dans la perception de l'impôt venait s'y ajouter encore. Il convient de noter ici que les premières erreurs sont parties de le capitale. Dans les bureaux, loin des réalités, l'établissement de l'impôt s'est fait au hasard sans tenir vraiment compte de la population réelle des Préfectures. Dans cette situation, nos responsables administratifs de circonstance ont

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évidemment déployé le maximum d'efforts pour satisfaire leurs protecteurs et leurs besoins... Il va de soi que rien de tout cela n'était signalé au pouvoir central à qui au contraire on s'efforçait de cacher la réalité» [Info-Tchad, 24-25 mai 1971). Ayant reconnu ainsi un certain nombre des erreurs du passé, le président Tombalbaye était désormais en mesure d'essayer d'y remédier. Dans ce but, une nouvelle politique sera lancée vers la fin de 1970, la politique dite de «réconciliation nationale», destinée à compléter la politique de réforme administrative qui avait été entamée en 1969 sous l'impulsion du gouverneur Lami. La politique de réconciliation nationale comprend différents aspects dont le premier est d'ordre économique et social et consiste à apporter aux populations du Nord un certain nombre d'améliorations matérielles. Au niveau national, cette option s'exprime dans le remaniement gouvernemental du 23 mai 1971 qui ramène au pouvoir quelques ministres musulmans (nous y reviendrons) et qui est interprété par certains observateurs comme la revanche des «politiques» sur les «technocrates». Les technocrates, dont notamment l'ancien ministre du plan et de la coopération, Georges Diguimbaye, auraient voulu donner la priorité à la création d'industries de transformation dans le Sud du pays, politique justifiée sur le plan économique, car elle aurait brisé la monoculture du coton; M. Tombalbaye, par contre, voulait donner la priorité absolue à un objectif politique: rallier les populations des régions septentrionales: «Celles-ci, explique un journaliste, pourraient être particulièrement sensibles à une réforme qui consisterait à autoriser chaque préfecture à utiliser directement à des travaux locaux une partie des impôts perçus sur place» (de La Guérivière, 1971b, p. 17). Sur le plan local, aussi, des mesures furent prises pour «acheter» les populations et pour les éloigner de la rébellion et du Frolinat. Comme l'affirmait M. Tombalbaye, dans une interview d'avril 1971, les rebelles «... étaient des gens qui demandaient tout simplement qu'on s'occupe d'eux, qu'on leur fore des puits, qu'on leur construise des écoles, qu'on leur ouvre des pistes pour la circulation de leur bétail. C'étaient des citoyens qui voulaient acquitter leurs taxes civiques une seule fois» («Le Tchad à l'heure de la réconciliation», p. 11). Or, la M.R.A. de M. Paillard, dépouillée de ses rêves politiques

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grandioses et déchargée de ses responsabilités administratives au profit de l'armée française, sera plus particulièrement affectée à ces tâches locales en pratiquant ce que M. Paillard appelait lui-même «la politique des puits». P. Lavefve donne les précisions suivantes sur la campagne 1971 de la M.R.A.: dotée d'un effectif de cinquantequatre personnes et d'un budget de fonctionnement de 2 875 000 francs français, la M.R.A. a bénéficié de concours financiers d'un montant de 7 millions de francs français; elle a réalisé le forage de quatre-vingts puits nouveaux, la réparation de soixante-six autres, ainsi que la construction d'une vingtaine de bâtiments d'intérêt social (écoles et dispensaires), toutes actions ayant pour but de rallier les populations du Nord au gouvernement (Lavefve, p. 88)3. Or, comme le dit à juste titre un journaliste du Monde, cette politique partait du «postulat que la dissidence n'a pas de fondement idéologique et s'appuie essentiellement sur les revendications matérielles des populations» (de La Guérivière, 1971a, 4 mars). Sur ce postulat était également basée la décision de suspendre jusqu'à nouvel ordre la taxe civique et l'impôt sur le bétail dans la souspréfecture du Tibesti. La politique de réconciliation nationale comporte aussi un aspect plus directement politique dans la mesure où elle essaie de «récupérer» certaines élites musulmanes tenues éloignées du pouvoir depuis 1963. Dans un élan de «générosité», M. Tombalbaye commence par libérer les prisonniers politiques. La première amnistie intervient en avril 1971: cent vingt détenus sont libérés à Fort-Lamy dont soixante-dix-huit rebelles pris les armes à la main, mais parmi lesquels on trouve aussi les derniers condamnés du procès de l'été 1963, ainsi que les opposants ayant été incarcérés à la suite des émeutes de Fort-Lamy en septembre 1963 (A. F.P., 20 avril 1971). Début mai, le président tchadien entreprend un voyage de onze jours à travers huit préfectures du Nord et du Centre du pays; à chaque halte, des prisonniers sont élargis, prisonniers d'envergure locale et dont personne n'avait jamais parlé. Au total, huit cent vingt-trois détenus auraient ainsi retrouvé la liberté (Info-Tchad, 23 août 1971). Intervient ensuite le remaniement ministériel du 23 mai 1971 qui 3. A peu près en même temps l'armée française ensablait d'autres puits dans les régions menacées par les rebelles (B.E.T. et Nord du Biltine) pour obliger les populations à se regrouper près des postes contrôlés par les forces de l'ordre (Documents Frolinat 68, p. 18).

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donne la moitié des sièges à des musulmans et qui fait apparaître sur la scène politique certaines anciennes vedettes du Nord, telles que Djibrine Kherallah, Baba Hassane et Mahamat Abdelkerim, accusés en 1963 d'avoir comploté contre la sécurité de l'État, mais réhabilités aujourd'hui dans le cadre de la politique de réconciliation nationale. Or, une telle politique n'aurait pu réussir que si les insurgés du Nord s'étaient reconnus dans ces hommes politiques nouvellement propulsés au pouvoir. Pour le noyau dur de la révolution, cependant, ce n'étaient pas les savants dosages ethniques et religieux qui comptaient, mais la solution d'un certain nombre de problèmes politiques. L'opération «récupération des anciennes élites politiques du Nord» est donc restée sans portée sur les troubles dans la mesure où elle était sans rapport avec les préoccupations des masses rurales (Frémeaux, p. 102). Sous l'influence de ses conseillers français, le président Tombalbaye fait donc un certain nombre de concessions, d'ampleur limitée, mais néanmoins réelles, pour essayer de vaincre sur le plan politique une insurrection que les forces militaires franco-tchadiennes n'arrivaient pas à extirper définitivement sur le terrain. Quels ont été les résultats de cette nouvelle politique? Avec le recul du temps, on peut dire qu'ils ont été modestes mais que le gouvernement tchadien a néanmoins réussi à marquer quelques points contre la rébellion dans le Centre du pays. C'est dans une dépêche de l'A. F.P. du 8 novembre 1970 qu'il estpour la première fois question de l'événement que l'on appellera plus tard «le ralliement des Moubi». «A la suite de contacts noués par des chefs rebelles avec l'administration, une trêve non officielle est observée dans une importante partie du centre du Tchad depuis le 5 septembre... Pour l'instant on ignore les raisons qui ont poussé les rebelles à accepter cette trêve... Mais la destruction annoncée de stocks de ravitaillement pendant la saison sèche semble avoir gêné les rebelles qui, par ailleurs, ont eu à affronter une vingtaine de milices villageoises dont certaines se sont montrées agressives. De plus, le commandement francotchadien a multiplié les sorties de ses troupes malgré un terrain détrempé. Les services franco-tchadiens ont par ailleurs signalé de graves dissensions au sein de la rébellion à la suite du limogeage... de plusieurs chefs dont El Hadj Issaka. Enfin on fait état de la lassitude des populations et des rebelles après plus de quatre années de troubles.»

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Début janvier 1971 cette trêve aboutit à un accord entre le gouvernement du Tchad et quelques centaines de maquisards moubi commandés par Abdoulaye Yaya et Mahamat Hamdane. Il est intéressant de voir quelles ont été les concessions faites par M. Tombalbaye pour obtenir ces ralliements car elles nous renseignent sur les motivations des rebelles. Voici le texte de l'accord: «1. — Les délégués Moubi désigneront un représentant qui siégera au sein du Bureau Politique National [du P.P.T.]; —Tous les prisonniers ayant combattu dans les rangs des bandes Moubi, quelle que soit l'ethnie à laquelle ils appartiennent, seront libérés par les autorités; — La Sous-Préfecture de Mangalmé sera organisée en 3 cantons... dont les chefs seront élus; — Deux postes administratifs seront créés àBitchotchi et Saougna; — Des écoles et des dispensaires seront ouverts dans les centres importants; — Des puits seront creusés en fonction des besoins; — Les anciens hors-la-loi seront reclassés selon leurs capacités et des secours seront attribués aux victimes des événements survenus en pays moubi depuis 1965...4; — La sécurité sera assurée par la création de milices et la présence d'un élément d'intervention des forces de l'ordre. 2. En contre partie, les anciens hors-la-loi s'engagent à restituer les armes de guerre encore en leur possession» [Info-Tchad, 7 janvier 1971). Évidemment ce ralliement moubi, résultat direct de la politique des puits, mais antérieur à l'opération de récupération des élites musulmanes, fut monté en épingle par le gouvernement. Ne s'agissait-il pas, quelle aubaine pour les autorités, des mêmes Moubi qui avaient été à l'origine de l'insurrection, à Mangalmé, en 1965? Il était alors tentant de suggérer que ce ralliement n'était qu'un début, et que l'insurrection était en voie d'essoufflement. Les autorités tchadiennes n'y ont pas manqué. Or, il ne faut pas exagérer la portée de cet événement. D'une part, comme l'indique déjà une dépêche de l'A.F.P. du 6 janvier 1971, l'accord ne régnait pas à l'intérieur du groupe moubi et le ralliement 4. Plus tard, deux «chefs de bande» deviennent chefs de canton, après des élections; certains de leurs partisans sont incorporés dans les milices villageoises ou admis à suivre un stage de culture attelée.

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n'était pas total. D'après le Dr Sidick (interview, octobre 1975), Abdoulaye Yaya et Mahamat Hamdane avaient profité de l'absence temporaire du commandant régional du Frolinat, en septembre 1970, pour entamer les pourparlers avec les autorités. Celui-ci cependant avait su rétablir en partie la situation et sur les cinq cents maquisards que comptait le détachement, environ la moitié seraient restés fidèles à la cause du Frolinat. D'autre part, les Moubi ne comptaient qu'environ vingt-cinq mille personnes et ne sont donc pas un groupe numériquement important dans le Centre-Est du Tchad. Or le ralliement moubi n'a pas provoqué la moindre réaction en chaîne, et il ne concernait donc qu'une petite minorité de la population totale du Centre-Est. L'accord de paix conclu entre le gouvernement et les chefs rebelles moubi nous apprend cependant deux choses: 1. Certains Tchadiens du Centre-Est ont rallié l'insurrection pour des «raisons ponctuelles» et leur horizon ne dépassait pas le cadre strictement régional ou ethnique, car aucune des clauses de l'accord de paix n'avait de portée politique et nationale. Le fait que le ralliement moubi n'a pas été suivi ailleurs montre d'autre part que beaucoup de combattants avaient dépassé les motivations de ce genre et que leur combat était devenu un combat politique. 2. L'emprise du Front sur certains maquis de l'intérieur était relativement lâche à l'époque. Comme on lui demandait s'il avait entendu parler du Frolinat, un des rebelles ralliés répondait: «Les émissaires du Frolina venaient transmettre les instructions et collecter les impôts» (de La Guérivière, 1971a, 4 mars). Il y avait donc une chaîne de commandement, comme le montre aussi le fait que le Frolinat avait nommé dans la région un responsable qui n'était pas lui-même d'origine moubi. Cependant, la plupart des combattants étaient originaires de la région et ne l'avaient jamais quittée tout au long de leur engagement dans les rangs des F. P. L., contrairement au principe de rotation géographique des maquisards que le Frolinat appliquait théoriquement. De plus, l'autorité du chef de zone était faible, car il n'a pas pu empêcher le ralliement de la moitié de ses troupes. A peu près à la même époque où se déroulèrent les négociations avec les rebelles moubi, le gouvernement tchadien était en pourparlers avec certaines sections du Frolinat à l'extérieur. Il s'agit d'une part du derdé du Tibesti que le président Tombalbaye qualifie, en août 1970, de «notable national» auquel toutes les prérogatives dans

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les domaines de la justice coutumière et de la police locale seront rendues s'il consent à rentrer au Tchad avec les honneurs (A. F. P., 21 décembre 19 70). Vers la mi-décembre, M. AboNassour, président de l'assemblée nationale (un autre «revenant» qui a bénéficié de la politique de réconciliation nationale) se rend personnellement à Tripoli pour s'entretenir avec le derdé, mais les contacts n'aboutissent pas, probablement pour des raisons internes au Tibesti. Le derdé, en effet, à l'encontre de son fils Goukouni, ne semble jamais avoir adhéré de cœur à l'idéologie révolutionnaire du Frolinat, dans lequel il ne voyait qu'un allié commode pour un combat à caractère avant tout local. Ceci ressort notamment d'une lettre du 29 juillet 1970 du préfet du B.E.T., El Hadj Souleyman Djouma, à Goukouni, dans laquelle le préfet lui annonce d'abord un peu prématurément que son père, le derdé, fera bientôt sa rentrée au Tchad. En effet, poursuit alors M. le Préfet: «Tous les problèmes concernant les propres ennemis de votre père et de votre famille ont été étudiés par mes soins. Notamment la question de la Dia de 2 personnes à votre charge a été étudiée et la solution a été trouvée. Le Gouvernement se chargera du paiement du sang de deux personnes sur la base des indemnités fixées par la coutume Toubou. La partie adverse est d'accord... Maintenant que vos droits sont garantis et mis à votre portée, vous devriez en profiter.» Le conflit politique entre les différentes fractions téda a donc joué un rôle important dans les négociations, mais ni Goukouni, ni son père n'accepteront finalement l'accord. Le premier pour des raisons politiques, le second parce qu'il exige le limogeage de son rival, Sougoumi Chaïmi, ce que le gouvernement refuse de crainte qu'il prenne, à son tour, le maquis (Vernhes et Bloch, p. 29). Début 1971, le gouvernement prend également contact avec quelques membres du réseau du Frolinat en R.C. A.. Apparemment, ces hommes, qui reconnaissent comme chef un certain Abderamane Hassane, avaient été arrêtés en R. C. A. et mis ensuite à la disposition du gouvernement tchadien. Une fois rentrés au Tchad, ils acceptent de rencontrer M. Tombalbaye auquel ils transmettent «les recommandations de leurs partisans». Celles-ci se résumaient ainsi: «restauration de la justice et de l'égalité dans tous les domaines entre le nord et le sud — suppression des exactions dont souffrent les populations du nord de la part des autorités — libération des détenus politiques — engagement de pourparlers avec les autres leaders du

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Frolinat» (A.F.P., 21 janvier 1971). On ne sait pas exactement si ces exilés sont restés ensuite au Tchad ou s'ils sont repartis en R.C.A. pour essayer d'obtenir d'autres ralliements. En tout cas, ces «ralliés» étaient loin de représenter tout le réseau de la R.C. A., car, par la suite, le gouvernement tchadien n'est pas revenu sur ces faits pour en faire un argument de propagande dans le cadre de la campagne de réconciliation nationale. Ajoutons encore, pour compléter ce dossier, que le président Tombalbaye aurait eu aussi, à la même époque, des contacts avec Ahmed Moussa du F. L.T.. Un fonctionnaire français en poste à FortLamy m'a en effet assuré que M. Moussa s'est rendu à plusieurs reprises dans la capitale où il aurait bénéficié d'un accueil semi-officiel. Ces contacts, cependant, n'ont pas abouti et Ahmed Moussa restera en exil jusqu'en octobre 1975. Nous pouvons donc conclure que la politique de réconciliation nationale a connu un succès très limité. C'était la première fois que le président Tombalbaye formulait une politique logique et cohérente en réponse à la révolution tchadienne, mais cette réponse était trop limitée et pas assez «politique» pour qu'elle soit acceptable pour la plus grande partie des insurgés.

E . LA FIN DE L'INTERVENTION FRANÇAISE

L'intervention militaire française se termine, officiellement, en juin 1971. C'est la fin d'une période de très durs combats sur le terrain, mais également des offensives politiques de la M.R.A. et des «réconciliateurs nationaux». Il convient maintenant de dresser le bilan de cette période, mais auparavant nous devons préciser ce qu'il faut entendre exactement par «la fin de l'intervention militaire française». Cette fin se limite finalement au retrait du corps expéditionnaire engagé directement et de façon permanente dans les combats. Par ailleurs, rien ne change, et la présence militaire française continue, après juin 1971, à peser très lourdement dans la balance tchadienne. Les conseillers militaires français qui encadrent l'armée tchadienne restent: ils seront toujours au nombre de six cents (c'est-à-dire un conseiller français pour environ treize militaires tchadiens). Le général Cortadellas lui-même prolonge d'ailleurs son séjour au Tchad

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jusqu'en août 1972 avant de passer la main au général Malloum. Le Frolinat a donc raison de constater que l'armée nationale est «aussi tchadienne que la COTON FRAN» et de suggérer que la véritable armée nationale serait plutôt «cette armée de paysans qui ont jeté le bulletin de vote pour prendre le fusil» (émission du Frolinat, Radio-Tripoli, 11 janvier 1972). Restent aussi les forces françaises habituellement basées à FortLamy, soit environ sept cents aviateurs et six cents soldats du 6 e R.I.A.O.M. (Tchad, une néo-colonie, p. 133). Ce ne sont pas à proprement parler des unités combattantes, mais, comme le précisait le général Cortadellas, «elles peuvent cependant, mais seulement à la demande expresse des autorités tchadiennes, être amenées à intervenir à partir de leurs trois bases» (A.F.P., 26 août 1972). Or, le gouvernement tchadien ne s'est pas privé de formuler de telles demandes, notamment dans le domaine vital de l'appui aérien: reconnaissance et repérage de bandes rebelles, mitraillage de celles-ci après repérage, transport des troupes tchadiennes vers les zones de combat. A plusieurs reprises le Frolinat affirmera d'ailleurs avoir abattu des hélicoptères français (voir Documents Frolinat 54), ce qui sera démenti dans la quasi-totalité des cas par les autorités françaises. Celles-ci n'ont cependant pas toujours pu nier le rôle de l'aviation française au niveau logistique. Après l'enlèvement de Mme Claustre, par exemple, elle participa à un largage de parachutistes tchadiens sur Bardai, opération que le ministère de la coopération (sic ! ) a été obligé de reconnaître (Le Figaro, 6 mai 1975). Même au niveau des armées de terre, des opérations mixtes se sont poursuivies jusqu'en 1974, si l'on veut en croire des sources proches du Frolinat que je cite ici sous réserve : «Le 28 juillet 1972, des troupes françaises ont attaqué un campement des F.P.L. àHadjerMeram; le 10 septembre 1972, à la suite de l'occupation par les F.P.L. de la ville de Mongo, ce sont des troupes françaises aéroportées qui ont dégagé la ville. En mars 1973, un violent accrochage a eu lieu près d'Harazé Mangagne (Salamat)...; deux hélicoptères alouette auraient été abattus, et 40 soldats français mis hors de combat... Le 20 décembre 1973, sur la route MongoBitkine, un officier français a été tué dans une embuscade. Actuellement, les opérations mixtes ont pris fin, notamment à la suite d'un 'incident' au cours duquel un officier français aurait fait fusiller un officier et 4 soldats tchadiens coupables d'avoir massacré

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27 paysans... Il semble qu'en tout cas, les troupes terrestres ne participent plus aux opérations, en raison de pertes trop lourdes qui risqueraient de s'ébruiter» («Tchad 74», p. 32). En 1973, la présence militaire française sera même renforcée par la création de la base de Sahr (ex-Fort-Archambault) où seront stationnés douze hélicoptères SA 330 et environ six cent cinquante militaires français (Documents Frolinat 68, p. 12). Or, la création de cette base ne fait nullement partie d'une quelconque «stratégie tous azimuts» au niveau mondial, mais se situe dans le contexte de la lutte contre le Frolinat. Il s'agit plus particulièrement d'un élément dans le dispositif de défense destiné à protéger le «Tchad utile», c'est-à-dire les zones cotonnières, contre les incursions des F.P.L.. Comme le dit un journaliste de Zone des tempêtes, «les combattants tchadiens ont poussé des pointes jusqu'à l'extrême-sud (près de la frontière delà R.C.A.) et les stratèges français craignent une action en tenaille» (Camara, p. 14). Le «désengagement» français, somme toute, est donc très relatif et quand sa présence militaire prend vraiment fin, en septembre 1975, dans des circonstances dont nous reparlerons plus tard, la France se voit obligée de rapatrier environ deux mille militaires (Le Monde, 24 septembre 1975)! Cet appui continu dont bénéficie l'armée nationale tchadienne explique en partie pourquoi le Frolinat a eu tant de mal à remonter le courant après juin 1971. Essayons maintenant de faire le point de la situation à l'époque où le corps expéditionnaire français quitte le Tchad. Du côté français, les pertes ont été légères, si l'on veut en croire les sources officielles. Nous avons vu que les autorités françaises ont avoué quarante et un tués au combat, auxquels il faut ajouter une dizaine de morts dans des accidents. Quant à l'aviation française, le ministre de la défense nationale, M. Debré, admettra dans son bilan final qu'«au cours d'engagements avec des éléments adverses, trois appareils ont été touchés, le 17 avril 1971, et un autre détruit, le 14 février 1972, entraînant la mort d'un pilote» (Le Monde, 5 janvier 1973). D'après le Frolinat, cependant, les pertes des forces françaises auraient été beaucoup plus élevées. Un comité de soutien français les estime à au moins quatre cents (Groupe d'information sur le Tchad, p. 32), et les communiqués militaires du Frolinat mentionnent à plusieurs reprises des engagements qui se seraient terminés par la mort de dizaines de militaires français (voir par exemple Hinstin,

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1975a, 26 août). Il est difficile de savoir où est la vérité. En ce qui concerne les communiqués du Frolinat, il ne fait aucun doute qu'ils sont parfois «retouchés» par la délégation extérieure du Front. Dans au moins un cas (le communiqué militaire n° 33, du 7 décembre 1974, relatif à la bataille d'Am Djerass), le communiqué officiel revendique la mort de dix-huit militaires français qui ne figurent nullement dans le rapport manuscrit envoyé par l'état-major des F. P. L. sur le terrain. Quant aux sources officielles françaises, je peux seulement dire qu'il n'y apas eu de bavures. Les dépêches de l'A. F.P. de l'époque donnent en général les noms ou au moins la nationalité (dans le cas des légionnaires) des victimes du côté français. Or, dans la presse militaire française, y compris dans les publications «spécialisées» des unités effectivement engagées au Tchad, je n'ai trouvé aucun nom de militaire français tué au Tchad qui n'ait pas été relevé dans les dépêches de l'A. F. P.. Je pense donc que si l'armée française a caché un certain nombre de pertes (chose relativement facile pour la Légion étrangère), ce nombre ne peut en aucun cas être très élevé. Voyons maintenant les pertes du Frolinat. Elles ont sans doute été lourdes, surtout au début, lors des attaques en rase-mottes de l'aviation française sur les bases fixes des F.P.L.. Du côté du Frolinat, nous ne disposons cependant d'aucun chiffre précis, alors que du côté gouvernemental les estimations varient. En juillet 1970, par exemple, Le Monde diplomatique affirme que «selon les statistiques établies par les services du général Edouard Cortadellas..., le Frolinat aurait perdu, depuis le début de 1969, environ 2 800 hommes, dont plus de 2 000 pour la seule année écoulée» (R.P., p. 10). Dans son bilan final, dressé peu avant son départ du Tchad, le général Cortadellas est cependant plus modeste, car il dit: «Deux mille morts ont pu être recensés chez les rebelles. Enfin, durant cette période, environ quatre mille rebelles, à la suite du premier ralliement des 'Moubis'... ont cessé le combat» (A.F.P., 26 août 1972). Cette déclaration est certainement fantaisiste. Dans le même bilan, M. Cortadellas estime en effet les forces rebelles, au début de l'intervention française, à environ quatre mille hommes dans le Centre-Est et sept cents à huit cents dans leB.E.T.. L'armée française aurait donc neutralisé, d'une façon ou d'une autre, plus de rebelles (douze cents pour être précis) qu'il n ' y en avait dans les maquis tchadiens. Même en tenant compte de l'engagement de nouvelles recrues au cours de l'intervention française, ces chiffres sont trop

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«beaux» pour être vrais. L'«erreur» se situe probablement plus au niveau des ralliés, car le chiffre de quatre mille est totalement invraisemblable, qu'au niveau des tués. Il se peut en effet, étant donné les disparités dans le domaine de l'armement, que les pertes du Frolinat aient été assez proches du chiffre de deux mille, avancé par le général Cortadellas. L'armée française s'est donc battue avec efficacité. A-t-elle également combattu dans l'honneur? La réponse à cette question n'est pas facile à donner. Le Frolinat, pour sa part, n'a pas hésité à accuser l'armée française d'assassinats systématiques, de tortures, de viols et de pillage comme dans le passage suivant, qui est d'ailleurs encore relativement modéré: «C'est un dossier lourd d'horreur et de barbaries que la France laissera au Tchad. Le FROLINAT dénonce encore les crimes des militaires français sur les populations civiles surtout les vieillards, les femmes et les enfants. C'est l'assassinat systématique d'un peuple dont le seul 'tort' est d'avoir dit 'non' aux conditions d'esclavage, d'avoir voulu vivre et travailler dans la dignité» (Documents Frolinat 38, p. 2). Dans quelques cas, la presse occidentale a repris ces accusations. Il y eut notamment le témoignage du légionnaire Hans Joachim Faust (probablement un pseudonyme) dans Stem (septembre 1970) affirmant que: «Dans la brousse, ça marchait bien. On torturait drôlement. Les anciens, ceux qui avaient fait l'Indochine et l'Algérie se rappelaient un certain nombre de trucs et les utilisaient» {Tchad, une néo-colonie, p. 127). Il y eut également, dans AfricAsia, le témoignage, peu favorable pour l'armée française, d'un militaire français sur le déroulement des opérations dans les campagnes tchadiennes (voir Burgos), ainsi que quelques lettres de militaires français dans Le Nouvel Observateur. Le général Cortadellas s'est insurgé avec véhémence contre ces accusations dans une lettre au Monde diplomatique: «Il y a en effet des généraux —parachutistes de surcroît —qui n'ont jamais admis le principe de la torture et ne se sont jamais voilé la face devant les actes de leurs subordonnés. Je suis de ceux-là... Au long de cette campagne [du Tchad], le respect des biens et des personnes, le civisme, l'aide aux populations,... le soin à tous les blessés, l'esprit de charité tout court, ont été les idées-forces de toutes mes directives, de tous mes ordres, de tous les contrôles personnels que j'ai exercés inlassablement sur le terrain» {Le Monde diplomatique, septembre 1972).

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Qui faut-il croire? On peut d'abord constater, chiffres à l'appui, que l'armée française faisait peu de prisonniers. En septembre 1969, par exemple, un journaliste français affirme: «Officiellement les troupes françaises et tchadiennes ont tué 983 rebelles et fait 41 prisonniers» (Isnard, 23 septembre 1969). Les autres chiffres dont je dispose révèlent ce même décalage entre le nombre de tués et le nombre de prisonniers, ce qui montre que les militaires français exterminaient impitoyablement les maquisards sur le terrain, contrairement à ce qu'affirme une revue militaire française (L'Ancre d'or«Bazeilles», n° 130, novembre 1971, p. 25). Révélateur à cet égard est le récit de la mort de Mahamat Ali Taher rapporté également par J. Isnard: celui-ci était déjà blessé quand un légionnaire le vise de nouveau et l'achève. Je pense également que les troupes françaises, et notamment la Légion, ne se sont pas toujours privées de brutaliser la population non combattante lors de leurs opérations de ratissage. Un observateur français, pourtant peu favorable à la révolution tchadienne, m'a décrit les légionnaires comme des «hommes de corde et de sac», et l'on peut lire une critique voilée à leur égard dans une phrase du rapporteur officiel à l'assemblée nationale française affirmant que «la Légion Étrangère [fut] bientôt remplacée par l'Infanterie de la marine, plus apte à pacifier que la Légion» (Assemblée nationale, p. 4). Que les légionnaires torturaient également des prisonniers pour obtenir des renseignements, comme l'affirme Faust, je n'en doute point. J'ajoute cependant que le général Cortadellas est très probablement sincère quand il affirme n'avoir jamais encouragé de telles pratiques. Quant à l'armée tchadienne, elle s'est, en tout cas, déconsidérée dès le début de l'insurrection par ses exactions et sa brutalité à l'égard de la population civile, alors que la police tchadienne torturait systématiquement les prisonniers politiques, y compris les simples suspects. Les témoignages du Frolinat sont nombreux sur ce point (voir Documents Frolinat 47 et 48); ils sont confirmés du côté français (voir Le Monde du 19 avril 1975). Essayons maintenant de voir comment la situation se présentait sur le terrain au moment du «désengagement» français. D'après le général Cortadellas: «L'intervention militaire a rempli son contrat au Tchad et actuellement le problème n'est plus tant militaire qu'administratif, économique et social» (A. F.P., 25 janvier 1972).

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On peut dans les grandes lignes souscrire à ce jugement. Quant au B.E.T., la situation de la deuxième armée semble avoir été déplorable, comme il ressort d'une lettre de Goukouni à Abba Sidick, datée du 24 mai 1971: «Votre du 11 m'a beaucoup rassurée au point de vue de l'armement, car... il nous fait vraiment défaut. Ce n'est pas avec quelques centaines de fusils et 100 cartouches par combattant que nous pouvons tenir face à un ennemi doté d'armes les plus perfectionnées... Pour le moment les 3 détachements sont nourris par des collectes et la population, vous devez savoir que tout cela est mince. Il y a un détachement qui est resté 8 jours sans aucune nourriture (même dattes) buvant de l'eau et les fruits secs du palmier «DOUM», dans ces conditions inutile dépenser au combat, ni se défendre même...» Cependant, vers la fin de 1971, quelques groupes de rebelles subsistent dans le B.E.T.; le général Cortadellas les évalue à trois ou quatre cents hommes et précise qu'ils hésitent de plus en plus à se manifester (A.F.P., 25 janvier 1972). Même M. Cortadellas semble cependant avoir eu des doutes au sujet de la situation dans le B. E.T., car en janvier 1972 il aurait également déclaré que «c'est une région habitée par des nomades qui, même au temps de la colonisation, n'ont jamais été contrôlés; je crois qu'il faut tirer un trait dessus et les laisser dans leurs pierres. On ne pourra jamais les soumettre» (Bernetel, 1972a, p. 24). Dans le B.E.T. donc, l'incendie est éteint en apparence, mais le feu couve sous les cendres. Même chose, ou à peu près, dans le Centre-Est. J. Jolly écrit par exemple en juillet 1971: «Les rebelles du Ouaddaï sont tous passés au Soudan où ne subsiste qu'un camp d'entraînement proche de la frontière tchadienne. De tous les territoires en dissidence, seul le Chari-Bàguirmi demeure une zone d'insécurité. Les particuliers qui utilisent la route reliant Fort-Lamy à Mongo hésitent encore à voyager sans convoi militaire... Plus de 60 cantons sur 92 ont rallié le gouvernement central» (Jolly, 1971). Ce témoignage est confirmé par d'autres journalistes français. Sur le plan militaire, le Frolinat était sans aucun doute en difficulté dans le Centre-Est et on note l'absence de tout incident militaire entre le 21 août 1971 et le 18 février 1972 (Frémeaux, p. 122). Cependant, ici aussi, des éléments des F.P.L. subsistent et refusent de se rendre. Ce noyau irréductible fait peut-être temporairement le mort, mais est prêt à reprendre le combat le moment venu.

L'intervention

militaire française

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Ajoutons, en guise de conclusion de ce bilan, que si l'armée française a gagné la guerre sur le plan strictement militaire, la M. R.A. et surtout le gouvernement tchadien n'ont pas su exploiter cette victoire sur le plan politique. Nous avons déjà eu l'occasion de souligner les limites et les failles de la politique de réforme administrative et de réconciliation nationale, qui prenait pour problèmes d'ordre technique ce qui était en réalité des problèmes politiques et qui se limitait à donner satisfaction à quelques revendications matérielles et ponctuelles sans s'attaquer aux problèmes de fond que posait la révolution tchadienne. Cependant, si les mesures proposées par la M. R.A. avaient été réellement appliquées, la rébellion aurait peutêtre pu être vaincue ou du moins affaiblie. En réalité il n'en était rien, comme l'affirme P. Alexandre: «The Chad government... seems to have thought, that, due to the very success of French military and diplomatic intervention, reforms were no longer necessary, and that there was no need to respond to French political advice. In fact, Chad civil servants in the pacified areas jeopardized the results of the French administrative reforms to the extent that most of the French requested repatriation» (Alexandre, p. 49). En mars 1970, le gouverneur Lami, encore relativement optimiste, s'était écrié lors d'une réunion confidentielle: «Il est impensable que l'Administration tchadienne ne soit pas en mesure d'exploiter les bons résultats obtenus par l'action opérationnelle des Forces Armées» (Documents officiels 25, p. 6). Or, l'impensable s'est produit. Après un sursaut qui n'a duré que les six premiers mois de 1971, quand la campagne de réconciliation nationale battait son plein, le président Tombalbaye et son entourage sont revenus à des solutions de facilité et ont opté une fois de plus pour l'immobilisme. La situation se dégradera alors de nouveau, «poursuivant en cela un processus que l'intervention française n'avait... que contribué à contenir» (Frémeaux, p. 110).

CHAPITRE XI

La défection de la deuxième armée

A . LA NAISSANCE DU CONFUT

Nous verrons dans le chapitre suivant que les maquis tchadiens, après le retrait du corps expéditionnaire français, ont réussi à se réorganiser et à remonter en partie la pente. Cependant, avant cette renaissance de l'insurrection se situe une série d'événements dont les conséquences ont été graves tant pour les maquis de l'intérieur que pour le Frolinat entant qu'appareil politique de l'extérieur. Il s'agit d'un conflit qui prend naissance en 1971 et qui oppose les responsables politiques et militaires toubou de la deuxième armée au Dr Sidick et aux siens. Malgré des tentatives discrètes de la part des autorités libyennes 1 pour essayer de réconcilier les deux parties, ce conflit mènera rapidement à la rupture totale et à la défection de la plus grande partie de l'armée du B.E.T. qui continuera le combat contre le régime Tombalbaye, mais en dehors du Frolinat du Dr Sidick, connu désormais comme le Frolinat «orthodoxe». La cause immédiate du conflit remonte probablement à des mesures prises par le Front en août 1971. Jusqu'à cette époque les deux armées du Centre-Est et du Nord avaient été pratiquement autonomes et se battaient sous commandement séparé. Comme le disait le Dr Sidick dans une interview d'octobre 1970: «Sur le plan militaire, nos forces sont groupées en deux armées... Il n'existe pas de liaison sur le plan opérationnel, mais la coordination stratégique est assurée par le bureau politique» (de La Guérivière, 1970,p. 17). Dans la pratique, cette coordination stratégique se traduisait par l'appartenance de Goukouni, en tant que responsable de la deuxième 1. Depuis l'accession du Dr Sidick à la tête du Frolinat, le quartier général du mouvement ne se trouve plus au Soudan, mais à Tripoli où a été créé un nouveau secteur du Front.

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armée, au bureau politique, au sein duquel il était d'ailleurs, pour autant que je le sache, le seul représentant du B. E.T.. Sur le plan opérationnel, par contre, Goukouni agissait à sa guise, la contribution du Frolinat à la lutte du B.E.T. se limitant à la fourniture de vivres et d'armement. Or, cette situation change en août 1971, du moins sur le papier. Le 16 et le 17 de ce mois se tient la conférence de Koufra qui réunit le Dr Sidick, Abdelgader Yacine (responsable du secteur v), trois représentants de la première armée, l'officier de liaison responsable du ravitaillement des deux armées, et Goukouni, seul représentant des forces toubou. But principal de la conférence, d'après le compte rendu rédigé parle Dr Sidick: «Établir des relations définitives entre les deux unités du Frolinat opérant dans des secteurs différents en vue d'arriver rapidement au commandement unique» (Documents Frolinat 43a, p. 1). La conférence ne s'arrête d'ailleurs pas là, car elle discute également de certains «problèmes relatifs à la 2e Armée», et notamment des difficultés de ravitaillement. Le compte rendu de la conférence précise à ce sujet que : «Pour pallier cette insuffisance la conférence a décidé un certain nombre de mesures: a) regroupement de certaines unités pour faciliter leur ravitaillement et leur instruction; b) stockage de vivres; c) recensement nominal ou numérique de tous les combattants pour faciliter l'établissement de la ration alimentaire journalière et mensuelle; d) emplacement exact sur la carte des unités afin de faciliter leur ravitaillement éventuel par parachutage. Toutes ces mesures tendent en dernier ressort à renforcer la capacité offensive de la 2 e Armée. Le Cdt de la 2 e Armée doit entreprendre aussitôt que possible le recyclage des cadres, des combattants, afin de préparer celle-ci aux opérations décisives, futures» (ibid., p. 2). C'était la première fois que la direction du Frolinat s'intéressait de si près à la deuxième armée et il est fort probable que Goukouni a eu peur de perdre non seulement son autonomie opérationnelle, mais aussi, par le biais de l'unification des deux armées, son commandement. Quelques années plus tard, en août 1975, le Dr Sidick a reconnu lui-même les craintes de Goukouni, sans en admettre le bien-fondé: «Une des causes qui ont poussé Goukouni à s'élever contre la fusion est qu'il pensait que cela pourrait amener son élimination comme responsable politique et militaire; parce qu'il voyait cela sur un plan purement régional, et que, pour lui, l'existence d'un

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seul état-major l'amenait à penser q u ' o n avait décidé son élimination des organismes suprêmes du Frolinat... Toujours est-il qu'il n'était pas p o u r la fusion, alors que celle-ci était une nécessité p o u r la coordination du travail politique et des actions armées» ( G r o u p e d'information sur le Tchad, p. 52). . J e dois cependant ajouter ici que G o u k o u n i lui-même a toujours nié que cette affaire ait j o u é un rôle dans le conflit avec le Dr Sidick. En mars 1977, il m ' a affirmé qu'il était, lui aussi, favorable à l'unification des deux armées et qu'il avait rédigé, dès 1 9 7 0 , un rapport en ce sens. Tout en considérant G o u k o u n i c o m m e un informateur digne de foi, j ' a i tendance à ne pas le suivre sur ce point précis. En tout cas, le Dr Sidick n ' a pas tenu c o m p t e des hésitations de G o u k o u n i ; celui-ci, mis en minorité lors de la conférence de K o u fra, organise alors sa défense. Ce ne sont pas les c o m b a t t a n t s de la deuxième armée qui ont réagi les premiers, mais les étudiants t o u b o u de l'université islamique de B e ï d a , qui «reprochèrent à M. A b b a Siddick de n'être q u ' u n révolutionnaire en paroles et de s'enrichir avec les fonds collectés parmi les Tchadiens en L i b y e , n o t a m m e n t les quelque 15 0 0 0 travailleurs émigrés» (de L a Guérivière, 1 9 7 2 , p. 17). D'après le Dr Sidick lui-même (interview, o c t o b r e 1 9 7 5 ) , les étudiants de B e ï d a auraient ouvertement manifesté dans les rues p o u r amener le gouvernement libyen à l'expulser. Les travailleurs tchadiens émigrés suivirent alors le m o u v e m e n t de contestation lancé par les étudiants en créant des «comités populaires» sans en référer au bureau politique de Tripoli (de L a Guérivière, 1 9 7 2 , p . 17). Mahamat K i c h é d a , frère cadet du derdé, prend la tête de ce m o u v e m e n t «ouvrier» et s ' o p p o s e ainsi directement à Abdelgader Yacine, responsable du secteur V et étroitement lié au Dr Sidick. D'après J . de L a Guérivière ( ibid . ) , plusieurs centaines d'étudiants et de travailleurs t o u b o u auraient alors été expulsés de Libye, à la demande de l'appareil du Frolinat. Q u o i qu'il en soit, le derdé et les responsables de la deuxième armée reprennent maintenant le relais ; après le rejet, de la part du Dr Sidick, de propositions tendant à une réorganisation c o m p l è t e de l'appareil politique du Frolinat, ils publient, en octobre, un c o m m u n i q u é en arabe annonçant la destitution d'Abba Sidick {ibid.). A p p a r a î t alors un étrange personnage, qui se rendra par la suite célèbre p a r l'enlèvement de M m e Claustre, mais dont les débuts dans la révolution tchadienne sont obscurs et d o u t e u x . Il s'agit de Hissein

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Habré, avec lequel nous devons faire connaissance avant de poursuivre ce récit. Habré est né en 1942, à Largeau, et appartient au groupe ethnique des Annakaza, un des rameaux numériquement les plus importants desToubous du Borkou. Fils d'un berger pauvre, il termine cependant ses études primaires et est employé dans l'administration à Largeau où il devient représentant du personnel. Dans cette dernière fonction il se fait remarquer de ses supérieurs français, parce qu'il est incorruptible, et le colonel Chapelle obtient pour lui une bourse d'études à Paris (Desjardins, 1975c, p. 95). Il y suit des cours à l'Institut de droit public, ce qui lui donne l'équivalent du baccalauréat, et s'inscrit ensuite à la Faculté de droit et à l'Institut des sciences politiques. Muni d'une licence, il rentre au Tchad au début de 1971 où on lui confie le poste de sous-préfet de Moussoro dans le Kanem. Il ne restera cependant pas longtemps au Kanem car, en octobre 1971, il apparaît à Tripoli. C'est à ce moment que les pistes commencent à se brouiller. Il a probablement été envoyé en Libye par le président Tombalbaye, «pour tenter soit une négociation, soit une manœuvre de diversion, soit pour faire un peu d'espionnage ou pour essayer de récupérer quelques opposants, on ne sait pas très bien» (ibid.). Pour des raisons qui n'ont pas encore été éclaircies, Hissein Habré «trahit» alors une première fois en proposant ses services au Dr Sidick. D'après des rumeurs, il se serait en même temps proposé pour le poste (à créer) de secrétaire général adjoint du Frolinat. Abba Sidick, qui supporte mal les dauphins, lui aurait par contre suggéré un stage de six mois au bureau d'information du Frolinat à Alger, emploi tout à fait subalterne que Habré refuse. A la suite de ces négociations, Habré «trahit» pour une seconde fois en s'approchant du derdé et de Goukouni, déjà plus ou moins ouvertement en dissidence. Or l'accueil que lui réservent les responsables de la deuxième armée est beaucoup plus chaleureux. Goukouni, «conscient que sa faible culture politique ne lui permet pas de faire le poids en face du docteur Abba Sidick... propose à Hissein Habré de prendre la direction de cette deuxième armée à sa place: Hissein, venu en négociateur, reste sur place et devient le patron de la rébellion du Nord» (Desjardins, 1975b). Comme je l'ai dit, les revirements successifs de Habré sont difficiles à comprendre et ses motivations sont obscures. Des indices sérieux permettent de penser que sa première trahison procède plus

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de la peur que d'une option politique quelconque; arrivé à Tripoli, il se serait en effet rendu compte assez rapidement que sa mission de semer la discorde au sein du Frolinat et surtout de ramener au bercail le derdé et Goukouni était vouée à l'échec; il aurait alors eu peur de rentrer les mains vides au Tchad, où le président Tombalbaye, inquiet de son silence, avait déjà arrêté un de ses cousins (lettre anonyme adressée au secteur V du Frolinat). On doit cependant souligner pour sa défense qu'une fois accomplie sa volte-face, il est resté fidèle à la cause de la révolution toubou, comme l'ont montré les événements plus récents. A mon avis, le Frolinat «orthodoxe» a eu tort de continuer à le traiter jusqu'en 1976 comme un «agent de Tombalbaye» (Documents Frolinat 83). Une telle accusation relève plus du dépit que d'une analyse politique sérieuse. Par la suite, Habré a eu mille fois l'occasion de faire la paix avec le gouvernement tchadien en obtenant des avantages appréciables pour lui-même et pour les populations du B.E.T.. S'il ne l'apas fait, c'est qu'il a épousé l'idéologie révolutionnaire du Frolinat, ce qui n'exclut d'ailleurs pas certains rêves de grandeur personnelle qui sont le propre de tous les hommes politiques, y compris du Dr Sidick. Quoi qu'il en soit, le ralliement de Hissein Habré donne une impulsion nouvelle à la dissidence des responsables militaires toubou, qui partent maintenant ouvertement à l'attaque. Sur ordre personnel de Goukouni (télégramme du 23 novembre 1971 de Goukouni à Ali Sougoudou), les combattants de la deuxième armée, à Koufra, enlèvent plusieurs collaborateurs du Dr Sidick, dont le responsable du ravitaillement des F. P. L., le responsable du comité du Frolinat de Koufra ainsi que deux représentants de la première armée. Les mobiles de cet enlèvement ne sont pas très clairs: il s'agissait peutêtre d'une tentative pour liquider physiquement quelques-uns des dirigeants de la tendance Sidick, mais il est plus probable que Goukouni et Habré ont voulu se servir de leurs otages pour faire pression sur le Dr Sidick. De toute façon, l'enlèvement échoue, car l'armée libyenne intervient et libère les prisonniers dans les quarante-huit heures. Le gouvernement libyen tente alors de s'interposer entre les deux parties en conflit en convoquant les «belligérants» pour une conférence de réconciliation à Benghazi. Cette tentative se solde par un échec et les autorités libyennes prennent alors le parti du Dr Sidick, en expulsant Hissein Habré, et en emprisonnant Goukouni, qui ne sera relâché

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qu'au début d'avril 1972 (A.F.P., 29 avril 1972). La tendance Sidick profite de ces événements pour destituer Goukouni de son commandement et pour procéder avec d'autant plus d'empressement à l'unification des deux armées du Frolinat. Cette dernière manœuvre, cependant, se heurte à l'opposition farouche des combattants du B. E.T.. Adoum Togoï, qui a rejoint le Frolinat au début de 1972 et s'est rapproché au cours de l'été 1972 de la tendance derdé, note dans son journal lors d'une visite à Sebha: «Interrogé plusieurs personnes à Sabha sur le sort de Goukouni en particulier les combattants de Borkou, Ennedi et Tibesti en congé à Sabha. Leur réaction était: Nous voulons Goukouni qu'il se retourne sinon la 2 e armée ne marchera pas... Il paraît que les combattants ont adressé une lettre aux autorités libyennes réclamant Goukouni» (entrée du 22 juillet 1972). Il se peut que la lettre à laquelle Togoï fait allusion ait effectivement été envoyée. Un journaliste de Jeune Afrique affirme, du moins, que les autorités libyennes ont organisé une nouvelle réunion de réconciliation en août 1972 qui a également échoué (S.K., 1975c). Après ce deuxième échec, les troupes du B.E.T. se décident définitivement à faire cavalier seul, tout en continuant à se réclamer du Frolinat.

B . LES MOTIVATIONS DES DISSIDENTS

Nous avons vu que la tentative d'unification des deux armées du Frolinat a servi de détonateur dans le conflit entre Abba Sidick et les responsables de la deuxième armée. Étant donné l'ampleur que prendra aussitôt le conflit, il doit y avoir eu des raisons plus profondes à la base de la scission. Une première hypothèse doit être aussitôt écartée: celle d'un conflit politique. Tous les manifestes diffusés plus tard par Hissein Habré montrent à l'évidence que rien ne le sépare du Dr Sidick sur le plan idéologique. C'est notamment le cas du «manifeste politique» diffusé le 11 ]um\914:\>ax Die Deutsche Welle en échange de la libération du Dr Staewen, un des otages de Bardai. Mis à part les quelques passages, d'une extrême virulence, contre le Dr Sidick, le lecteur non averti pourrait facilement prendre ce texte pour un produit du Frolinat «orthodoxe»: même style, même contenu. Citons par exemple les objectifs poursuivis par les auteurs de ce manifeste :

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«L'instauration d'un pouvoir authentiquement national, populaire et démocratique ; L'adoption de la voie socialiste du développement; La reconnaissance, le libre exercice et la garantie des libertés fondamentales; L'unité de la nation tchadienne; L'égalité en droit; L'éradication du tribalisme et des pratiques discriminatoires; Le progrès économique, social et culturel; Le relèvement du niveau de vie; La prise en main et le contrôle de l'économie nationale, notamment la nationalisation des secteurs clefs de l'économie ; Le maintien, le renforcement et le développement des bonnes relations avec tous les pays épris de paix, de justice, de liberté et de progrès dans le respect de la charte des nations unies et des cinq principes de la conférence de Bandoung; Le démantèlement et le retrait de la base militaire française du territoire national et l'interdiction de toute présence militaire étrangère sur le sol national; La lutte contre le colonialisme et le racisme sous toutes ses formes; Le non-alignement» (Documents C.C. F. A.N. 3, p. 3). Mises à part les quelques allusions à la voie socialiste du développement, que l'on trouve d'ailleurs également dans certaines publications du Frolinat «orthodoxe», comme nous le verrons plus loin, ce manifeste ne s'éloigne pas beaucoup du programme politique du Dr Sidick; il ne s'agit nullement d'un retour à la ligne révolutionnaire et «tiers-mondialiste» d'Ibrahima Abatcha. Certes, quelques journalistes français, dont notamment Th. Desjardins, ont présenté Hissein Habré comme le «Mao de l'Afrique noire», sorte d'ultrarévolutionnaire aux convictions marxistes prononcées. Ceci n'est que de la littérature. Je pense que Desjardins a suggéré lui-même à Habré quelques-unes de ses déclarations politiques radicales et qu'il a systématiquement réécrit son discours. Le conflit entre Sidick et les responsables de la deuxième armée était plutôt d'ordre personnel, d'une part, ethnique d'autre part. Le principal grief de Goukouni était que le secrétaire général ne tenait pas suffisamment compte des intérêts propres des populations toubou, notamment dans le partage des responsabilités au sein de

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l'organisation et en ce qui concerne la répartition du ravitaillement en armes et en vivres. En ce qui concerne le premier point, Goukouni et les siens avaient en grande partie raison. Nous avons déjà vu que la deuxième armée n'a joué aucun rôle dans la lutte pour le pouvoir après la mort d'Abatcha, et que le Dr Sidick fait découler sa «légitimité» d'une décision prise par la première armée et par elle seule. Incontestablement, les combattants du B.E.T. ont joué à l'époque le rôle de parents pauvres. Quant à la situation en 1971, il est en effet vrai que les responsables de tous les secteurs du Frolinat à l'étranger étaient originaires du Centre-Est et que les Toubous n'avaient qu'un seul représentant au bureau politique, à savoir Goukouni. Dès septembre 1971 donc,les dirigeants toubou ont commencé à formuler des exigences au sujet de leur représentation au sein des organismes dirigeants du Frolinat 2 . Ils exigeaient notamment le remplacement du délégué permanent du secteur v, Abdelgader Yacine, par Mahamat Kichéda, président des comités populaires des travailleurs tchadiens en Libye. Cette revendication se fondait notamment sur le fait que le B.E.T. est frontalier avec la Libye et qu'il était donc normal que le Frolinat y soit représenté par un ressortissant toubou 3 . Le Dr Sidick s'est formellement opposé à cette exigence car elle allait à l'encontre de la ligne politique non tribaliste du Frolinat (interview, octobre 1975). Pour lui, les postes de responsabilité devaient être attribués à des gens ayant fait la preuve de leurs capacités et non pas selon des critères régionalistes ou ethniques. Or, Abdelgader Yacine, en rédigeant, au nom du Frolinat, un mémorandum qui avait favorablement impressionné l'équipe dirigeante du colonel Kadhafi (voir chapitre xiv), s'était montré à la hauteur de sa tâche. Par contre, toujours d'après le Dr Sidick, les chefs toubou n'auraient pas été capables de maintenir les bonnes relations avec les autorités libyennes, car ils ne parlaient même pas l'arabe. Leur céder aurait été du 2. On doit cependant noter ici que le responsable du «secteur autonome» de Fort-Lamy était également d'origine toubou et qu'il faisait peut-être partie du bureau politique (je n'ai pas pu obtenir de précisions sur ce point). Étant donné qu'il était dans l'impossibilité de sortir du Tchad, son appartenance aux organismes dirigeants du Frolinat était de toute façon purement théorique. 3. D'après le Dr Sidick (interview, octobre 1975), ses adversaires exigeaient également la nomination du derdé comme co-président du Frolinat. A mon avis, cette affirmation est sujette à caution.

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«tribalisme», et donc un retour en arrière, contraire aux intérêts à long terme du Frolinat. Dépourvus sur le plan des responsabilités politiques, les chefs de la deuxième armée se sentaient également négligés sur le plan du ravitaillement, question qui a joué un rôle important dans leur combat contre le Dr Sidick. Nous avons déjà eu l'occasion de citer la lettre de Goukouni à Abba Sidick du 24 mai 1971, lettre qui constitue un appel pressant pour que le Frolinat envoie des armes et des vivres aux combattants du B.E.T. et qui montre que ceux-ci, incapables de pourvoir eux-mêmes à la totalité de leurs besoins, se trouvaient dans une situation déplorable. Or, l'aide du Frolinat semble avoir été nettement en dessous des espérances de Goukouni. De son côté, Abba Sidick semble avoir eu l'impression que les vivres effectivement envoyés profitaient trop à certains familiers du derdé et pas assez aux véritables combattants. Ces soupçons se reflètent probablement dans l'exigence, formulée lors de la conférence de Koufra, de procéder à un recensement nominal ou numérique de tous les combattants du B.E.T. pour établir la ration alimentaire journalière et mensuelle (Documents Frolinat 43a, p. 2). Goukouni a bien dû avoir une idée approximative du nombre des combattants sous ses ordres, mais apparemment les chiffres fournis par lui ne faisaient pas foi. Je sais en tout cas qu'une crise alimentaire grave sévissait dans le B.E.T., fin 1971, crise qui frappait plus particulièrement le Borkou où le détachement du Frolinat était littéralement en déroute (interview d'un représentant du secteur V, octobre 1975); ce n'est peut-être pas par hasard d'ailleurs que l'officier de liaison chargé du ravitaillement des F. P. L. figure parmi les personnes enlevées à Koufra en novembre 1971. Il est difficile de savoir qui avait raison sur ce point. Il est en tout cas certain que Goukouni, pour tous les problèmes d'«intendance», s'en remettait au Frolinat, et le Dr Sidick a peut-être fait des promesses qu'il n'a pas pu tenir par la suite, soit parce que l'organisation du Frolinat s'est montrée défaillante, soit parce que Goukouni était trop généreux à l'égard de certains noncombattants proches de sa famille. Quant au ravitaillement en armes, le Dr Sidick, tout en affirmant qu'il n'a jamais totalement négligé la deuxième armée, admet luimême avoir favorisé les forces armées du Centre-Est. Il invoque cependant comme excuse que l'armée du Nord «mène un combat de fixation de l'ennemi», mais que «rien de décisif ne se passera à ce

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niveau» («Dix-neuf questions à AbbaSiddick»,p. 6). Vue sur le plan national, la population du B. E.T., en effet, ne fait pas le poids, et une victoire politico-militaire ne peut être obtenue que dans le CentreEst du pays. Le Dr Sidick oublie cependant trop facilement que la deuxième armée avait accusé les coups les plus durs lors de l'intervention militaire française et qu'elle pouvait revendiquer, à elle seule, les trois quarts des pertes françaises. Du point de vue stratégique, il avait peut-être raison d'affecter la plupart des armements modernes à la première armée, mais pour des raisons tactiques, il aurait dû montrer plus de souplesse. Les revendications des responsables toubou culminent finalement avec la demande de convocation d ' u n congrès général du Frolinat. Ils espéraient probablement y trouver un accueil plus favorable à leurs desiderata et pouvoir y mettre le Dr Sidick en position minoritaire. Or, comme nous l'avons déjà vu, celui-ci n'a jamais montré la moindre inclination à réunir un tel congrès, et il était évidemment encore moins tenté de céder sur ce point en pleine période de crise. Goukouni et ses amis se sont donc vu opposer une fin de non-recevoir, refus qu'ils n ' o n t jamais tout à fait accepté. On peut dire, en dernière analyse, que le Dr Sidick s'est heurté avant tout à l'esprit d'indépendance légendaire du peuple toubou. Dans l'introduction de son livre Nomades noirs du Sahara, J. Chapelle affirme que ce peuple «apparaît au premier abord comme un peuple de parias du désert, mais c'est pourtant un peuple libre, qui a su, au cours des siècles, sauver l'indépendance de ses tentes, vivre à sa guise, et se faire craindre et respecter de ses voisins» (Chapelle, p. 1). Or on retrouve cet esprit d'indépendance dans certains documents émanant de la direction de la deuxième armée, et notamment dans une lettre envoyée par «les combattants de la 2 e Armée» à Mahamat Idriss, chargé de procéder à l'unification définitive des deux armées du Frolinat: «Tu prétends organiser les combattants... du B.E.T.. Cela veut dire que nous sommes incapables de nous organiser nous-mêmes et que sans toi rien ne se ferait. C'est là une injure bien de toi... Garde-toi de te mêler des affaires de la 2 e Armée. Il appartient uniquement aux combattants de la 2 e Armée de régler leurs problèmes.» Le Dr Sidick a donc commis une erreur tactique en voulant enlever à Goukouni et aux siens leur autonomie opérationnelle. Ajoutons cependant à ces remarques que les torts ne sont pas uniquement

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du côté du Dr Sidick. L'esprit d'indépendance desToubous implique aussi un certain mépris pour tout ce qui est non-Toubou, sentiment qui est en quelque sorte le revers de la médaille. Plusieurs informateurs du Frolinat «orthodoxe» m'ont affirmé qu'il était difficile, sinon impossible, de travailler avec les gens de Goukouni, parce que ceux-ci considéraient les représentants de la première armée comme des «gens du Sud», au même titre que les Sara, et les méprisaient dans la mesure où ils s'adonnaient à l'agriculture, travail réservé chez eux aux esclaves. Certains combattants du Centre-Est ont été détachés auprès de la deuxième armée, mais ce brassage de combattants n'a jamais très bien marché; la plupart de ces envoyés ont demandé eux-mêmes leur rappel. Nous avons dit auparavant que le Tchad n'est pas seulement double, mais multiple. La défection de la deuxième armée montre que le Tchad est au moins triple.

C . LA LUTTE POUR L'ENNEDI

Triple ou quadruple? Nous avons traité jusqu'ici la deuxième armée comme une entité bien structurée et bien soudée sous le commandement unique de Goukouni. Or les événements de 1972-1973 montrent que cette image n'est pas tout à fait exacte et que la deuxième armée aussi connaissait des divisions internes. Celles-ci éclatent vers la fin de 1972, avec le retour sur le terrain de Hissein Habré et de Goukouni qui essaient de reprendre en main l'ensemble des combattants du B. E.T. et qui forment à cette fin le Conseil de commandement des forces armées du Nord (C.C. F. A.N.) 4 . Le Frolinat «orthodoxe» tente de s'y opposer en se retranchant notamment dans l'Ennedi, région qui joue, depuis un an environ, un rôle capital dans la stratégie du Dr Sidick et des responsables de la première armée, comme le montre le compte rendu de la conférence de Koufra d'août 1971. En dehors de l'unification des deux armées du Front, cette conférence avait en effet un autre but, lié au premier, et cer4. Le C.C. F. A.N. a été fondé lors de la conférence de Gomour, fin octobre 1972. Hissein Habré en prend la présidence, Goukouni est vice-président. Adoum Togoï, qui s'est joint aux forces armées du Nord au cours de l'été 1972, après avoir participé à une opération de commandos sur Fort-Lamy pour le compte du Dr Sidick (voir chapitre XII), est nommé commandant en chef de la deuxième armée.

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tainement aussi important: «Ouvrir une version tchadienne de la piste Ho Chi Min en vue de ravitailler directement la l r e Armée qui, jusqu'à présent, pour son ravitaillement dépend du Soudan. A cet effet une base stratégique sera édifiée en Ennedi pour permettre l'établissement de cette liaison» (Documents Frolinat 43a,p. 1). Or, dès la fin de 1971, Hissein Habré et Goukouni auraient essayé de couper cette «piste Hô-Chi-Minh» en demandant aux combattants de l'Ennedi de refuser tout contact avec les combattants de la première armée et surtout d'intercepter tout envoi d'armes, de munitions et de médicaments (Documents Frolinat 83, p. 3). Comme nous l'avons vu, cette tentative, dont faisait probablement partie l'enlèvement des collaborateurs d'Abba Sidick à Koufra, a échoué, mais un an plus tard Habré et Goukouni récidivaient. Or, à cette époque, la situation était d'autant plus préoccupante pour le Frolinat «orthodoxe» qu'entre-temps le Soudan avait fermé ses frontières aux combattants des F.P.L. et expulsé les responsables du secteur i de Khartoum (voir chapitre xiv). Le ravitaillement de la première armée dépendait donc plus que jamais de la piste de l'Ennedi, où une base stratégique, proche de la frontière libyenne et accessible en Toyota, avait effectivement été édifiée. Pour contrer la tentative du C.C. F.A.N. de couper les contacts entre la direction politique du Frolinat en Libye et les combattants du Centre-Est, le Dr Sidick dépêche sur les lieux un de ses collaborateurs les plus sûrs. Il s'agit de Mahamat Idriss Soleyman, qui avait déjà été un de ses plus grands partisans parmi les étudiants du Caire quand il affrontait, en 1968-1969, la coalition Djalabo-Baghalani, et qui avait été nommé ensuite représentant du Frolinat au Soudan. Expulsé du Soudan au printemps de 1972, Mahamat Idriss est alors chargé officiellement de procéder à l'unification définitive des deux armées du Frolinat, position dans laquelle il coiffe temporairement le chef de l'état-major de la première armée, Adoum Hagar. Mahamat Idriss concentre ses efforts sur l'Ennedi en essayant de préserver cette région pour le Frolinat «orthodoxe», tâche dans laquelle il réussit partiellement. Les combattants de l'Ennedi, en effet, sont divisés entre eux, et hésitent sur la conduite à suivre. Fin 1972, Adoum Togoï note du moins dans son agenda: «Les combattants de l'Ennedi se divisent en 3 groupes —60 neutres, 60 clique S. Te [c'est-à-dire pour Mahamat Idriss et Sidick] —40 chez nous.» Il semble que les clivages au sein de la deuxième armée aient suivi

La défection

de la deuxième

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les lignes de faille des anciens clivages ethniques. Une lettre du 8 mai 1973 des combattants du B. E.T. — tendance Habré —aux combattants d e l ' E n n e d i révèle du moins que lors d ' u n e tentative de réconciliation qui s'est déroulée début 1973, «les combattants de la tribu Ounia» se seraient formellement opposés à ce que Goukouni reprenne son poste de commandant en chef de la deuxième armée. Pourquoi? La lettre ne le dit pas et on en est donc réduit aux hypothèses. L'opposition des Ounia est peut-être liée aux événements qui se sont déroulés dans la palmeraie d'Ounianga Kébir en 1969-1970, palmeraie occupée par Goukouni en 1969 mais définitivement perdue en mars 1970. Goukouni a-t-il commis àcette époque des erreurs stratégiques ou tactiques que les Ounia, autochtones de la région, ne lui ont pas pardonnées? Si tel est le cas, ce problème se greffe sur un conflit plus ancien opposant les Ounia à certains groupes téda. J.M. Massip donne quelques précisions intéressantes à cet égard: «Les Tedda Gourou ont commencé à s'installer en Ennedi il y a u n e quarantaine d'années. Déjà les hommes de moins de 35 ans ne parlent que le dazaga... Les Tedda ont dû 'se faire une place'en Ennedi au détriment des autres populations. C e l a n ' a p a s été sans mal... Dans la zone la plus peuplée de la dépression du Mourdi, vers N'Kaola, ils ont ainsi repoussé, vers le sud, Tébia et Ounia, s'appropriant les meilleurs pâturages et les meilleurs points d'eau. Se conduisant partout en maîtres, ils saccagent les arbres, plus que les autres, et méprisent les Ounia...» (Massip, p. 137-138). On peut penser que ces relations envenimées ont pu servir d'arrière-plan à l'opposition des combattants ounia à l'égard de Goukouni, Téda du Tibesti. Le Dr Sidick (interview, 1974) m'a également signalé la fidélité exemplaire des Bideyat (Sud de l'Ennedi) à la cause du Frolinat «orthodoxe». Or, d'après J. Chapelle (p. 134), les Bideyat sont les vrais habitants de l'Ennedi, et leur appartenance au monde toubou est sujette à caution d'après certains auteurs (Le Rouvreur, p. 432). J. Chapelle affirme d'autre part que les Ounia se rapprochent des Bideyat bien qu'ils parlent le dazaga (Chapelle, p. 124 et 134-135). On constate donc que le clivage qui oppose entre eux les combattants du B. E.T. ne suit pas la ligne de faille entre Téda et Daza, dont nous avons souligné l'importance dans la première partie de ce livre, mais qu'il divise plutôt les «vrais» Toubous et ceux qui, tout en se

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rattachant plus ou moins au monde toubou, constituent des éléments marginaux et probablement récents au sein de cet ensemble somme toute assez hétéroclite. La plupart des groupes daza, en effet, et notamment ceux du Borkou, ont suivi Hissein Habré, et Mahamat Idriss n'a jamais essayé d'étendre son influence dans le Borkou, et encore moins dans le Tibesti. Il a cependant réussi à conserver une grande partie de l'Ennedi pour le Frolinat du Dr Sidick et à garantir ainsi le fonctionnement ininterrompu de la «piste Hô-Chi-Minh à la tchadienne», non sans quelques difficultés d'ailleurs, car en février-mars 1973 de sanglantes batailles éclatent entre les forces du C.C. F. A.N. et celles de Mahamat Idriss. Le premier affrontement a eu lieu le 17 février à Bimé, suivi d'autres engagements le 18 février, le 6 mars et le 9 mars. Ces affrontements auraient fait une vingtaine de morts (une dizaine de chaque côté) et de nombreux blessés. A la suite de ces engagements, les forces de Habré et de Goukouni se sont repliées sur le Tibesti et la partie septentrionale du Borkou. D'après le Dr Sidick (interview, octobre 1974), elles auraient échappé de peu à l'anéantissement total, car lors de la dernière rencontre, les forces de Habré se sont vues encerclées et elles n'auraient pu rompre l'encerclement que parce que les combattants de l'Ennedi n'ont pas été capables de donner l'assaut final et ont même relâché leur vigilance «pour aller boire du thé». Habré et les siens ont cependant dû abandonner une partie de leurs bagages et de leurs documents dans leur fuite. Le récit du Dr Sidick est probablement en grande partie véridique, car l'agenda d'Adoum Togoï, dans lequel il a noté ses activités et ses déplacements depuis janvier 1972 jusqu'en avril 1973, se trouve aujourd'hui effectivement entre les mains du Dr Sidick; cette pièce constitue une partie du «butin» que Mahamat Idriss s'est acquis dans les batailles de l'Ennedi, qui stabiliseront la situation militaire dans le B. E.T. pour plusieurs années, selon les lignes de clivage que j'ai indiquées.

CHAPITRE XII

Le regain

A . L'ÉVOLUTION DES MAQUIS DU CENTRE-EST

Nous avons vu que l'intervention militaire française a porté des coups très durs à la rébellion du Centre-Est et que les militaires français ont reconquis en grande partie le territoire perdu par l'armée tchadienne. Fin 1971, la presse française s'extasiait, presque à l'unanimité, devant le calme qui régnait dans le Centre-Est sur le plan militaire, calme réel, car le Frolinat lui-même n'avait signalé aucun incident depuis le 21 août. Il semble d'ailleurs que le Frolinat, durant les six derniers mois de 1971, ait volontairement réduit ses activités dans le Centre-Est et «renvoyé ses combattants dans leurs villages pour mener un travail de popularisation de la lutte» (Frémeaux, p. 122). Et pourtant, quelques mois plus tard, la situation se dégrade de nouveau. En mars 1972 déjà, un journaliste français publie un article sous le titre révélateur: «La guerre du Tchad: un dernier quart d'heure qui se prolonge». Cet auteur raconte d'abord comment des miliciens missirié ont affronté avec succès un détachement du Frolinat fort d'environ cinq cents hommes dans le Salamat, information que «le Ministère Tchadien de l'Information ne... donnapas: ç'aurait été reconnaître qu'un groupe de cinq cents rebelles avait pu se constituer dans le sud du pays, alors qu'officiellement les bandes ne dépassaient pas quelques dizaines d'hommes dotés de deux ou trois fusils de chasse» (Simonneau, 1972, 21 mars). L'auteur se tourne ensuite du côté de Mongo, dans le Guéra, où il a «senti peser encore l'insécurité malgré l'optimisme officiel. Le commandant français... laisse échapper: 'Ici, nous n'avons pas le temps de nous ennuyer. J ' a i au moins une affaire par jour... Il y a quatre jours, c'est un convoi militaire qui a été mitraillé àBokoro...

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Les milices sont assaillies par des bandes relativement importantes à la recherche d'armes.' Au moins deux bandes stationnent dans le coin... assurant la protection de cadres qui font des allers et retours au Soudan.» Du côté du Ouaddaï, enfin, la situation ne semble guère plus brillante: «A Abéché... la rébellion pèse de tout son poids... Le Ouaddaï est classé 'zone préoccupante'. On n'y voit pas la fin de la rébellion» (iibid.). A la barbe du général Cortadellas, toujours au Tchad en tant que conseiller militaire, le Frolinat a donc pu reprendre l'initiative des opérations. Pourtant, lors des six premiers mois de 1972, le mouvement subira deux défaites, qui sont certainement des échecs à court terme, mais peut-être pas tout à fait, dans une perspective plus large. Il s'agit d'abord de la bataille d'Am Dagachi qui a fait rage, du 18 au 24 février, dans la région d'Am Dam (préfecture du Ouaddaï), et dans laquelle furent engagées quelques centaines de guérilleros fortement armés et bien entraînés. D'après le général Cortadellas (A. F. P., 26 août 1972), ce détachement formait l'avant-garde de plusieurs colonnes, totalisant plus d'un millier d'hommes, qui venaient de subir un stage d'entraînement en Libye où ils avaient également reçu des armes modernes: mortiers, roquettes, mitrailleuses, fusils mitrailleurs, mines, etc.. Cette version des faits est en partie véridique, sauf que le stage en Libye, qui a eu lieu au cours de l'été 1971, n'a réuni qu'une cinquantaine d'hommes, ou tout au plus une centaine, d'après des combattants de base ayant effectivement pris part à cet entraînement. Ces hommes sont en effet rentrés au Tchad au début de 1972, où ils ont ensuite rassemblé, dans les régions du Ouaddaï frontalières avec le Soudan, plusieurs centaines de combattants restés dans le maquis. Répartis sur plusieurs colonnes, ces combattants se sont alors dirigés vers le Centre du Tchad, probablement dans le but de lancer une attaque d'envergure sur Mangalmé. Interceptée à Am Dagachi, l'avant-garde de ces détachements aurait été détruite par les forces franco-tchadiennes, ce qui aurait entraîné la débandade, ou du moins l'éclatement des autres unités. C'est du moins la version officielle de cet affrontement que le Frolinat, pour sa part, revendique comme une grande victoire (Documents Frolinat 51), et au cours duquel l'aviation française a perdu au moins un hélicoptère, soit à cause d'un incident technique, soit parce que l'appareil a été

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effectivement abattu par les F.P.L. {Le Monde, 22 février 1972). J e pense personnellement que la bataille d'Am Dagachi représente une défaite pour le Frolinat et que l'entrée au Tchad du détachement formé en Libye a déçu les espoirs de l'état-major des F.P. L., qui semble bien avoir visé la prise de Mangalmé ou même un raid sur Fort-Lamy, d'après certains militaires français. Et pourtant, il est vrai en même temps que cette bataille marque un «véritable tournant» dans le Centre-Est, comme le dit la brochure «Tchad 74» (p. 34). Si l'on sait lire entre les lignes, cette vérité perce même dans les communiqués officiels du général Cortadellas qui déclara plus tard au sujet des combattants venus de Libye: « L a plupart devaient être mis hors combat... Mais une bande de trois à quatre cents hommes a réussi à rester au Tchad, où ils représentent maintenant une réelle menace de recrudescence de la rébellion» (A.F.P., 26 août 1972). N'oublions pas non plus que les rescapés de la bataille d'Am Dagachi disposaient d'armes modernes fournies par les Libyens et que les F. P. L. possédaient ainsi pour la première fois dans l'histoire du Frolinat un potentiel militaire plus ou moins équivalent à celui des forces tchadiennes. L a deuxième défaite du Frolinat fut l'échec de l'opération Askanit, raid de commandos sur Fort-Lamy entrepris le 5 juin 1972 à partir d ' u n pays voisin, et dont le but principal était d'effectuer des actions de sabotage et de liquider certains hommes politiques du Nord farouchement opposés au Frolinat. Les responsables politiques du Front escomptaient même, en cas de réussite totale de l'opération, l'effondrement du régime Tombalbaye; le secteur autonome de Fort-Lamy devait alors prendre le pouvoir et former un gouvernement provisoire (Documents Frolinat 46, p. 3). Or, cette opération, placée sous la direction de Mahamat Abba, Adoum Togoï et un certain Jean-Claude Gentil, métis tchadien dont la carrière au Frolinat a été brève, a lamentablement échoué à cause d'une préparation trop hâtive et à cause d'un manque de coordination entre les différents secteurs du Frolinat associés à l'opération 1 . Les conséquences ont été graves, car cet échec a conduit au démantèlement quasi total du secteur autonome de Fort-Lamy ainsi qu'à la fermeture du bureau du Frolinat au Nigeria (secteur iv) d'où étaient venus les commandos. 1. Le commando, d'une quinzaine d'hommes, par suite d'une trahison fut arrêté dans les faubourgs de Fort-Lamy sans avoir pu entrer en action.

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C'était non seulement un échec sur le plan matériel, mais également sur le plan psychologique. Pour la première fois, le Frolinat tentait de porter la lutte jusqu'au cœur de la capitale tchadienne, suivant en cela les vœux à peine formulés, mais certainement réels, des populations du Nord, qui s'expriment, par exemple, dans une lettre d'un étudiant du Nord à un de ses amis travaillant pour le Frolinat en Algérie: «Pourquoi vous ne faites pas des actions à FortLamy même... un commando au conseil des ministres... au lieu de faire des coups en brousse... soyez beaucoup plus directs car les gros bourgeois, les tenants du budget... et les plus grands responsables se trouvent à Fort-Lamy...; ils entendent parler de villages brûlés, des Nordistes tués, mais... cela ne les touche pas directement... Ce sont les villages Nordistes qui sont brûlés, des Nordistes... tués... Je comprends votre attitude... mais je t'assure que d'après ce que j'ai constaté auprès du peuple ils sont mécontents qu'on agisse de cette manière. Les gens disent: 'Ils n'ont qu'à saboter Fort-Lamy'.» Or, le sabotage de Fort-Lamy a échoué, et l'image de marque du Frolinat en a certainement souffert. Et pourtant, là encore, les résultats à long terme n'ont pas été entièrement négatifs pour le Front. Il semble bien que l'opération Askanit ait provoqué chez M. Tombalbaye une réaction de panique et de colère qui l'a amené à jeter aux orties le masque souriant de la réconciliation nationale arboré depuis plus d'un an. Les arrestations à Fort-Lamy et dans le reste du pays se chiffraient par centaines, la répression était farouche et aveugle, et c'est àpartir de l'été 1972 que commence le «déclin» deTombalbaye que nous analyserons plus en détail au chapitre suivant. En ébranlant la confiance du président tchadien en lui-même et en l'obligeant à abandonner sa politique d'ouverture au Nord, le Frolinat a marqué des points sur le plan psychologique, malgré l'échec matériel du «coup de poing sur Fort-Lamy». Malgré les défaites d'Am Dagachi et de Fort-Lamy, la situation dans le Centre-Est ne se présente donc pas trop mal pour le Frolinat vers la fin de l'année 1972. Dès le printemps, plusieurs détachements des F.P.L. opèrent de nouveau si près de Fort-Lamy que les responsables de l'opération Askanit donnent l'ordre aux commandos de les rejoindre aussitôt leurs actions à Fort-Lamy accomplies (Documents Frolinat 46, p. 3); d'après des coopérants français, l'insécurité régnait de nouveau dans le Centre du pays dès l'été, à tel point que les administrateurs-conseillers français n'osaient plus sortir de leurs

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postes. Grâce aux armes libyennes, les combattants du Frolinat sont mieux à m ê m e d'affronter l'armée tchadienne, et,en décembre 1972, Jeune Afrique note que «depuis la suspension de l'intervention française, les troupes tchadiennes sont constamment en difficulté» [Jeune Afrique, 23 décembre 1972, p. 20). Que se passe-t-il ensuite en 1973-1974? Il est très difficile de se faire une opinion précise sur la situation au cours de cette période, les renseignements dont je dispose étant fragmentaires et surtout contradictoires. On peut cependant constater, d'une part, que M. Tombalbaye perd rapidement le contrôle des campagnes du Centre-Est, que l'intervention militaire française avait rétabli temporairement. Plutôt que de citer ici les communiqués de victoire du Frolinat, je préfère donner la parole à la presse française et africaine, et notamment à des publications qui ne sont pas, a priori, favorables à la cause des insurgés: Marchés tropicaux : «Le gouvernement se résigne à ne tenir entièrement que les villes du Nord; il abandonne la brousse qui reprend son vieil équilibre» («Le Tchad et ses problèmes», 1 er novembre 1974). Jeune Afrique: «L'insécurité règne toujours au Guéra, au Salamat, au Bathaet au Ouaddaï où la circulation n'est possible que sous l'escorte des forces armées» («Tchad. Le poids des otages», 11 mai 1974, p. 25). France-Eurafrique: «Au Salamat, l'inquiétude et l'anarchie continuent de régner... Une viduité administrative à peu près totale caractérise la préfecture du Batha et son prolongement méridional de Mangalmé» (Latrémolière, octobre 1974). Plus accablant encore est un témoignage publié (par erreur?) dans Info-Tchad du 20 juin 1974. Il s'agit d ' u n appel «aux frères égarés» émanant des «notables et des fonctionnaires du Guéra» : «En effet, il y a quelques années nous entendions seulement parler de très loin de banditisme, de vols et même de pillage organisé. Nous vivions paisiblement. Hélas! Aujourd'hui, nos populations vivent dans l'angoisse, dans la misère et vous en êtes restés insensibles, loin des vôtres... L'élevage qui était florissant... est presque inexistant à l'heure où nous parlons... Le Guera, qui... a pourtant eu le mérite de multiplier ses écoles se voit aujourd'hui dépourvu pour près de la moitié à cause des troubles... 74 écoles en activité avant les événements, 40 seulement fonctionnent de nos jours... L'implantation de

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dispensaires dans les gros villages était d'un grand réconfort pour les populations. Ils ont été saccagés et rendus impossibles l'intervention d'équipes médicales en cas d'épidémies... Les difficultés dues à l'insécurité ont entraîné le manque de communication, l'impossibilité de ravitailler en vivres et la paralysie totale du commerce dans la région... les cultures tant vivrières qu'industrielles sont freinées: incendie des semences et des greniers, arrachage des jeunes plantes, mutilation d'agriculteurs... sont la monnaie courante dans notre région... C'est pourquoi nous, vos compatriotes..., avons décidé d'entamer avec vous cet appel salutaire pour la paix de la tribu hadjeraï, de la paix du Tchad.» Cet appel pathétique, peut-être un peu exagéré pour les besoins de la cause, montre sans aucune possibilité de doute que la campagne de «pacification» des forces franco-tchadiennes avait échoué et que la rébellion avait entièrement réoccupé le terrain. Or, il est curieux de constater que le Dr Sidick et les autres responsables du Frolinat étaient, au cours de la même période, beaucoup moins triomphalistes, en privé, sur les victoires obtenues dans le Centre-Est, que dans leurs communiqués militaires, et qu'ils se laissaient même parfois aller à des confidences dans des interviews semiofficielles. En juillet 1973, Abba Sidick «avoue», par exemple, dans une conversation avec des membres d'un comité de soutien belge: «En ce qui concerne les forces du Frolinat, évidemment elles ont augmenté en armement et en entraînement; actuellement nous n'avons pas monté des opérations très spectaculaires pour des raisons internes à notre organisation et parce que nous sommes obligés d'adapter notre stratégie à la situation actuelle qui est créée par la nouvelle politique du gouvernement de Fort-Lamy, ne serait-ce que l'ouverture vers les pays arabes [voir chapitre xm à ce sujet], et puis aussi à la configuration géographique du Tchad qui ne permet pas des liaisons rapides entre les divers groupes de combat et avec l'extérieur» («Le Tchad en lutte», p. 10). Le ton est loin de celui d'un général sentant la victoire à sa portée, et le même désarroi perce dans un entretien que j'ai eu avec le Dr Sidick en avril 1974. A la question de savoir s'il y avait eu des changements militaires ou politiques importants depuis juillet 1973, date de l'interview citée ci-dessus, Abba Sidick répondait: «Non, sur le plan militaire il n'y a pas de changements importants... Vous savez que lorsqu'on mène la lutte armée, on la mène sur deux fronts, à la

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fois sur le front politique et sur le front militaire. Le front militaire, en général, est secondaire à l'organisation politique. Tant qu'on n'a pas une organisation politique assez poussée, assez sérieuse, on ne peut pas entreprendre une action militaire.» Si l'on met ces déclarations quelque peu désabusées d'Abba Sidick à côté du cri du cœur des notables du Guéra, on a l'impression qu'en 1973-1974 le Nord-Tchad «foutait le camp», sans que cela soit attribuable aux actions éclatantes des F. P. L. et sans que le Frolinat en tant qu'organisation politique profite réellement de ce pourrissement de la situation. Cette impression est confirmée par certains journalistes français qui pensent que l'impact du Front était finalement assez faible sur le terrain et qu'il n'était fort que par rapport à l'absence totale des autorités tombalbayennes (Ch. Castéran, interview, janvier 1976). Le ralentissement des activités militaires de la première armée du Centre-Est doit être imputé à plusieurs facteurs. On doit d'abord constater que pendant plusieurs années l'armée du Dr Sidick s'est épuisée dans des batailles fratricides contre les troupes de Baghalani, contre les forces armées du Nord et contre les tribus arabes telles que les Missirié (voir chapitre xvi), batailles qui l'ont détournée de sa tâche principale de faire la guerre au régime de Fort-Lamy. Il y a eu, ensuite, des problèmes au niveau de l'état-major. Fin 1973, en tout cas, le commandant des forces armées, Adoum Hagar, ainsi que son adjoint, Idriss Berdeï, sont arrêtés lors d ' u n séjour à Tripoli, jugés par un tribunal militaire et exécutés pour «haute trahison». Hagar sera remplacé par Mahamat Idriss qui se voit ainsi récompensé d'avoir conservé l'Ennedi pour le Frolinat «orthodoxe». D'après le Dr Sidick, deux reproches furent formulés à l'égard d'Adoum Hagar: 1. Malgré les moyens tant en hommes qu'en matériel dont il disposait et qui auraient dû lui permettre de mener la guerre à bien, il n'avait pas réussi à obtenir de succès militaires importants; il aurait même gaspillé les chances du Frolinat en accusant trop de pertes humaines et matérielles. 2. Il avait commis des erreurs politiques qui avaient failli provoquer une rupture entre les F.P.L. et la population. D'après le Dr Sidick, les F.P.L. doivent être au sein de la population «comme le poisson dans l'eau», mais Adoum Hagar avait perdu de vue cette règle d'or et s'isolait des masses paysannes, à tel point que des chefs d ' u n comité de village auraient demandé un jour aux combattants

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s'il y avait eu un changement dans la politique du Frolinat: «Est-ce que les poissons ont appris aujourd'hui à vivre en dehors de l'eau?» A cause de cette attitude, le travail politique parmi les masses populaires fut négligé. Il s'agit donc d'un certain «militarisme» qu'a connu également le P. A.I.G.C. d'Amilcar Cabrai. Le Dr Sidick a cependant essayé de passer sous silence un troisième reproche qui a très probablement joué le rôle le plus important dans cette affaire : Adoum Hagar avait pris contact avec Goukouni et les autres responsables du C. C. F. A. N.. Les preuves sont formelles sur ce point. Le 27 avril 1973, Adoum Togoï note en effet dans son agenda: «Adoum Hagar chef État Major l e r e Armée nous écrit... demandant un contact pour voir la situation de la 2 e m e armée, nous répondons positivement de venir nous contacter.» Un combattant de base de la première armée (interview, novembre 1975) m'a également confirmé que Goukouni et Adoum Hagar ont échangé plusieurs lettres au début de 1973. Hagar s'est peut-être laissé guider dans cette affaire par un certain dépit, dans la mesure où la tâche d'unifier les deux armées du Frolinat ne fut pas confiée à lui, mais à Mahamat Idriss,qui devenait ainsi en quelque sorte son supérieur dans la hiérarchie militaire. La décision de remplacer Adoum Hagar par Mahamat Idriss, prise par la direction politique du Frolinat à Tripoli et non pas par un quelconque groupe d'«officiers libres», comme lors de la destitution d'El Hadj Issaka, fut entérinée par les F. P.L. lors d'un congrès extraordinaire tenu à Abtouyour du 30 janvier au 6 février 1974. Les congressistes se mettaient d'accord pour la nomination d'un haut commandement de cinq membres, flanqué d'un secrétariat comprenant également cinq membres. Ils adoptaient aussi «une nouvelle stratégie concernant la réorganisation des Forces Populaires de Libération» sur laquelle le compte rendu de la conférence ne fournit malheureusement aucune précision. Les autres résolutions du congrès sont également très vagues, mais elles permettent cependant de déceler quelques-uns des reproches formulés respectivement à l'adresse d'Adoum Hagar et du groupe Habré-Goukouni: «Nous, congressistes, affirmons unanimement notre soutien total au Bureau Politique pour le travail que celui-ci a accompli sur le plan politique et militaire, et en tenant compte du fait que c'est la politique qui dirige le fusil... Nous réaffirmons que l'unité nationale et la solidarité inter-régio-

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nale sont les bases du travail révolutionnaire en tant qu'exigence des masses révolutionnaires» (Documents Frolinat 69, p. 1). La réorganisation des F. P. L. ayant remédié aux «carences du haut commandement», on se serait attendu à une offensive généralisée et vigoureuse de la part des maquisards du Centre-Est. En réalité, il n'en a rien été et il semble plutôt q u ' u n e sorte de trêve incertaine et non officielle se soit instaurée sur le terrain, trêve qui correspond de la part du président Tombalbaye à la décision plus ou moins consciente d'abandonner le Nord du pays. Une source proche du Frolinat décrit la situation qui régnait en 1974-1975dansle Centre-Est de la façon suivante: «L'évolution de l'intervention militaire française s'accompagne d ' u n changement de stratégie: les Français accordent au Frolinat le contrôle du Centre, de l'Est et du Nord du pays, mais installent un cordon de postes militaires le long du fleuve Chari pour empêcher les infiltrations des maquisards dans les départements du Sud... En même temps, l'administration, qui ne sort plus des villes, se désintéresse totalement du million et demi de cultivateurs et d'éleveurs qui peuplent cette immense région» (Groupe d'information sur le Tchad, p. 37). D'autres indices permettent de penser que l'abandon du Nord par Tombalbaye ne relève pas du domaine des mythes, mais bien de la réalité. En réponse à la lettre des «notables» du Guéra que j'ai citée ci-dessus, le président tchadien «tend une main fraternelle» aux Hadjeraï et annonce la révocation de sept chefs de canton dans les sous-préfectures de Mongo, de Melfi et de Bitkine en précisant que les Hadjeraï, désormais, «choisiront sans aucune ingérence externe, les notables, ceux qui selon eux répondent à leurs aspirations» [Info-Tchad, 1 er septembre 1974). J. Latrémolière, en commentant cette décision, conclut à juste titre que ces mesures «montrent que le gouvernement est amené, afin de maintenir l'ordre dans cette difficile région hadjeraï... à la doter d ' u n statut de quasi-autonomie» (Latrémolière, 1974, p. 20). L'abandon du Nord se lit aussi dans les infortunes et le déclin de la M.R.A., déjà réduite en 1971 à pratiquer une «politique des puits» peu glorieuse par rapport aux grands rêves d ' u n e réforme fondamentale et salutaire de l'administration tchadienne, et qui voit, début 1974, son domaine restreint à la seule préfecture du Batha. En 1975, les successeurs du gouverneur Lami se retirent même entièrement des zones touchées par l'insurrection en se repliant

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sur le Kanem, préfecture qui est toujours restée calme2. On a donc l'impression très nette que le président Tombalbaye s'essouffle dans le Centre-Est tout comme ses adversaires. A I'encontre de ce qui s'était passé en 1968-1969, ceux-ci évitent en effet dans la mesure du possible le contact avec les forces de l'ordre. Certes, les maquisards circulent plus ou moins librement dans les campagnes, apparaissent même parfois pour quelques heures dans tel ou tel chef-lieu de sous-préfecture pour une «prise de parole» — avec la complicité tacite des fonctionnaires tchadiens locaux, semble-t-il —, mais les grandes batailles se font de plus en plus rares. P. Biamès conclut dans un article de mai 1975 que dans le Centre-Est «ne s'étendaient plus que de très vastes zones d'insécurité relative et épisodique, où les accrochages étaient de plus en plus rares, aucun des deux adversaires n'ayant réellement envie d'en découdre. Bref, on n'était plus en présence que d'un énorme abcès de fixation» (Biamès, 1975c, p. 14). L'image prévaut donc de deux lutteurs à bout de souffle, se tenant dans une embrassade mortelle dont aucun n'est capable de se dégager. Chacun des deux adversaires, cependant, a parfois des sursauts. En novembre 1974, par exemple, les forces armées tchadiennes, appuyées par l'aviation française (et peut-être soudanaise, d'après un communiqué militaire du Frolinat, démenti aussitôt par Khartoum), obtiennent des succès encourageants lors de la bataille d'Am Djerass, entre Fada(B.E.T.) et Biltine,où elles arrivent à intercepter un important convoi d'armes. Pour connaître le déroulement de ces combats, qui ont duré plus de quinze jours, il est inutile de se reporter aux communiqués officiels du Frolinat (Documents Frolinat 74 et 75), car ils ne correspondent nullement à la réalité. Ils font en effet état d'un assaut de «quelques 6 000 soldats fantoches et alliés» (c'est-à-dire presque l'armée tchadienne tout entière) qui auraient été repoussés par les F.P.L. avec des pertes sévères pour l'ennemi: plusieurs centaines de morts, dont dix-huit militaires français, un bombardier français abattu ainsi que trois Mig soudanais et deux 2. Controversée dans l'affaire Claustre, la M.R.A. est «suspendue» par les autorités tchadiennes le 16 octobre 1975, «afin de faire disparaître le dernier organisme lié à l'intervention militaire française» considérée par le nouveau gouvernement militaire comme un «vestige du néo-colonialisme et de l'ancien régime» (A. F.P., 28 janvier 1976). Le dernier représentant de la M. R. A. quitte le Tchad en janvier 1976.

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autres avions français touchés, contre dix-huit morts et vingt blessés du côté du Frolinat. Seuls les derniers chiffres sont à peu près exacts. En réalité, d'après un rapport manuscrit en arabe en provenance de l'état-major de Mahamat Idriss, les forces du Frolinat, une soixantaine d'hommes, après une résistance héroïque contre une force ennemie numériquement supérieure, ont été submergées et ont dû décrocher «à cause du nombre élevé des morts par rapport au total des combattants». Certes, les F.P.L. ont réussi à toucher au moins un avion français qui se serait posé en catastrophe à Iriba (témoignage d ' u n coopérant français, février 1976), mais elles ont dû abandonner leurs «bagages» sur le terrain. D'après le témoignage d ' u n haut fonctionnaire tchadien qui m'est parvenu indirectement, les forces tchadiennes se seraient emparées à l'issue de cette bataille d ' u n stock d'armes très important (huit cents armes à feu) et de grandes quantités de vivres3. De son côté, le Frolinat a aussi parfois des sursauts, en engageant notamment des actions militaires dans le Sud du pays, sur la frontière de la R.C. A. (Camara, p. 14), et sur la route Kyabé-Sahr (exFort-Archambault). La brochure «Tchad 74» donne les informations les plus précises sur ces actions qui, soulignons-le, n'ont jamais été confirmées ni démenties par les autorités tchadiennes: «La 'ligne Maginot' du Chari n'empêche pas des groupes de combat de s'infiltrer, notamment par la R.C. A. et le Cameroun. Pendant l'automne 1972, deux groupes de combat ont opéré dans la corne du MayoKebbi, attaquant par exemple des installations militaires à Léré. En 1973,• il y aurait eu une attaque à Baïbokoum, dans l'extrême sud du Logone. Au printemps 1974, près de Doba (Logone) un groupe de combat a délogé les gardes nomades des installations pétrolières récemment installées par la C.O.N.O.C.O., et les a occupées pendant la nuit» («Tchad 74», p. 36). L'absence de grandes batailles et de succès éclatants dans le Centre-Est est d'autant plus troublante et difficile à expliquer que l'armée du Frolinat, depuis 1971, s'est nettement «professionnalisée» et a acquis une valeur militaire supérieure à celle de la période 3. Je tiens à souligner ici que cette version des événements ne vise nullement à mettre en doute la valeur militaire et le courage des combattants du Frolinat. Face à un adversaire numériquement supérieur et appuyé à fond par l'aviation française, les soixante maquisards des F. P. L. ont tenu plus de quinze jours et ne se sont repliés qu'après la mise hors de combat des deux tiers de leurs effectifs.

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1968-1970. Les F.P.L. n ' o n t pas seulement obtenu des armes modernes et des uniformes (principalement auprès des Libyens), qui f o n t ressembler leurs détachements davantage à une armée régulière qu'à des bandes de paysans en armes, elles ont également suivi des stages d'entraînement extrêmement durs. Ces stages ont commencé en Libye, au cours de l'été 1971, et se sont poursuivis régulièrement au moins jusqu'en 1975, avec des instructeurs libyens, palestiniens et peut-être coréens ou japonais (dans le dernier cas il s'agirait de combattants de l'Armée rouge japonaise). Les commandos du Frolinat, probablement au nombre d ' u n e centaine, sont donc des combattants aguerris, aptes à toutes les épreuves du combat, comme l'affirme le cinéaste D.Baussy, qui a vécu deux mois avec les F.P.L. de l'Ennedi au début de 1975: «Nous avons pu vérifier la compétence de ces commandos non seulement au cours des démonstrations d'entraînement mais aussi au rythme de notre vie de tous les jours. En effet, pendant notre voyage dans l'Ennedi et le Biltine, les combattants qui nous escortaient étaient encadrés par des responsables qui avaient suivi ces stages commandos. Plusieurs fois au cours d'alertes nous pûmes constater le degré de leur entraînement, leur 'professionnalisme militaire' et le sérieux avec lequel ils s'employaient, à assurer notre sécurité... Ils ont maintenant à leur disposition un armement moderne et bien adapté à la guerre de guérilla. Tous les hommes ont un fusil et un bon nombre de cartouches, et une grande partie des combattants dispose d'armes automatiques» (Baussy, 1975b, p. 18-18bis). Répétons cependant que les commandos ne sont probablement q u ' u n e centaine, et que l'armée du Frolinat dans le Centre-Est comprend environ deux mille hommes tout au plus. Le Dr Sidick admettait en tout cas que les effectifs des F.P.L. étaient inférieurs, vers la fin de 1974, à c e qu'ils étaient en 1970 (interview, novembre 1974). Cette réduction des effectifs serait volontaire et s'expliquerait surt o u t par des problèmes d'«intendance», à savoir le manque d'armes à feu. La politique actuelle du Frolinat semble être de n'enrôler des combattants que quand on peut les doter d'armes modernes; d'après une publication du Front en arabe, datant de janvier 1975, 80% des guérilleros auraient disposé à cette époque d'une telle arme (Documents Frolinat 76, p. 4). En ce qui concerne l'organisation des F.P.L., depuis le congrès d'Abtouyour, début 1974,1e Tchad a été divisé en sept wilayas mili-

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taires comprenant chacune plus ou moins deux préfectures («Tchad 74», p. 38). Chaque wilaya est représentée au sein du conseil militaire des forces armées par son commandant et par un délégué des combattants élu par ses camarades. Le conseil militaire assume le rôle de comité central des forces armées dont l'état-major est l'organe exécutif. D'après un texte récent du Frolinat, le conseil militaire est élu par le congrès annuel des forces militaires et désigne en son sein les membres de l'état-major général (Documents Frolinat 87, p. 2). Le même document précise que chaque commandant de wilaya est secondé par un conseil militaire et politique, et qu'il jouit, dans le cadre de la stratégie générale du Frolinat, d'une large autonomie opérationnelle (ibid.). Sur le plan des unités militaires, l'unité la plus petite des F. P. L. comprend dix hommes plus un commandant; trois de ces unités forment un groupe de combat de trente-trois hommes plus un commandant; les groupes de combat se regroupent ensuite, trois par trois, en sections totalisant en théorie cent trois hommes. Il ne semble pas qu'il y ait d'unités permanentes au-delà des sections (Documents Frolinat 85, p. 9). Précisons encore que, depuis juillet 1972, les F.P.L. disposent d'une «loi organisationnelle» ou règlement militaire extrêmement élaboré (le document en question compte plus de vingt pages) qui définit les devoirs des combattants et les peines encourues en cas d'infraction: le texte punit notamment de façon très sévère (peine capitale) les actes de pillage et de mercenariat, ainsi que les brutalités à l'égard de la population civile. Il est évidemment difficile de savoir si ce règlement est réellement appliqué. Je sais cependant, d'après le témoignage de quelques journalistes qui ont été sur le terrain avec les forces du Frolinat au cours de la période 1972-1975, que les F. P. L. évitent dans la mesure du possible de prendre de force à la population civile les vivres dont elles ont besoin. D'après un journaliste suédois qui était dans le Ouaddaï en janvier 1972, le détachement avec lequel il se déplaçait entretenait des relations très cordiales avec les villageois qui donnaient aux combattants de l'eau et un peu de nourriture (surtout des légumes) et leur vendaient des œufs et des poulets. Ce témoin insistait sur la pauvreté de l'alimentation des combattants et sur les marches épuisantes auxquelles ils étaient astreints presque quotidiennement. Précisons à ce sujet que les problèmes de communication et de

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liaison sont énormes dans le Centre-Est. Quelques bases dans le Nord de l'Ennedi sont accessibles en voiture et sont ravitaillées en armes et en vivres par les quelques Toyota dont dispose le Frolinat. A partir du Nord de l'Ennedi, cependant, tous les déplacements se font obligatoirement à pied, et il faut plusieurs semaines sinon plusieurs mois pour traverser toutes les régions où les F. P. L. sont actives. On se sert parfois de chevaux et de chameaux, mais depuis 1973 assez rarement, et seulement pour des chargements de vivres et d'armes. D'après D. Baussy, le Frolinat disposerait dans l'Ennedi d'une dizaine de bases (Baussy, 1975a), dont certaines semi-permanentes. Le Frolinat est en effet revenu en partie aux bases permanentes, abandonnées en 1970 après les attaques meurtrières de l'aviation française, et entretient notamment un grand camp dans le Nord de l'Ennedi sur la piste dite «Hô-Chi-Minh». D'après certains témoignages, ce camp héberge souvent plusieurs centaines de combattants, accompagnés dans certains cas de leurs femmes et de leurs enfants, qui vivent dans un village de semi-nomades situé près de la base (interview avec des combattants de base, novembre 1975). Ce camp, pour des raisons de sécurité, est cependant dispersé sur plusieurs kilomètres carrés, les combattants étant divisés en petits groupes qui campent ensemble et qui font eux-mêmes leur cuisine, étant entendu qu'ils reçoivent chaque matin leurs vivres de l'intendance centrale du camp (Groupe d'information sur le Tchad, interview, août 1974)4. Terminons cette partie de notre récit par le témoignage oculaire de quelques militants français sur la vie quotidienne dans une des bases de l'Ennedi: «Deux cents combattants et cadres environ s'y trouvaient... La journée se déroulait ainsi: lever à 5 h 30, entraînement militaire... de 6 h à 11 h; déjeuner, activités libres jusqu'à 16 h (beaucoup de combattants utilisaient ce temps pour s'alphabétiser, surtout en arabe). A 16 h, réunion de formation animée par des cadres: instruction militaire théorique, code militaire, discussion politique... Un tel stage est obligatoire pendant 6 mois pour toute nouvelle recrue» («Tchad 74», p. 38). Les témoignages sur les camps plus ou moins permanents con4. Cette mesure de sécurité a été appliquée de tout temps. Le journaliste suédois qui a pu observer les F.P.L. dans le Ouaddaï rapporte également que les combattants se dispersaient le soir et campaient en petits groupes pour ne pas être repérés par l'aviation.

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cernent cependant uniquement l'Ennedi, zone de transition où les F.P.L. ne sont pratiquement plus inquiétées par l'armée tchadienne; ailleurs les combattants sont probablement plus mobiles et je doute qu'il y ait dans le Centre-Est des bases permanentes de l'ampleur de celles de l'Ennedi.

B . L'ÉVOLUTION DES MAQUIS DU B.E.T.

Nous avons vu qu'à la fin de l'intervention militaire française il ne restait dans le B.E.T. que quelques centaines de combattants: trois à quatre cents environ d'après le général Cortadellas (A. F. P., 25 janvier 1972). Cette estimation correspond à peu près aux données que l'on peut glaner dans l'agenda d'Adoum Togoï, qui fixe le nombre total des combattants de l'Ennedi, en janvier 1973, à cent soixante; étant donné que le détachement de l'Ennedi a été de tout temps le plus important de ceux du B.E.T., on voit à peu près l'ordre de grandeur à retenir. Nous avons vu aussi, dans des lettres de Goukouni lui-même, que ses combattants manquaient de tout, et notamment d'armes et de vivres. Et pourtant, comme dans le Centre-Est, les combattants du B. E.T. ont réussi petit à petit à remonter la pente après le retrait du corps expéditionnaire français. Il est tentant de citer ici quelques passages de J. Chapelle sur l'histoire du peuple toubou, passages en quelque sorte prophétiques et qui s'appliquent également à l'histoire plus récente que le colonel Chapelle ne connaissait pas encore quand il rédigeait son livre Nomades noirs du Sahara: «Nous sommes surpris... qu'il existe encore un peuple toubou. Logiquement, il aurait dû être balayé, anéanti ou soumis par ses voisins. Les Toubous ont été, en effet, souvent battus, pillés, razziés, ils n'ont jamais été ni détruits, ni soumis d'une façon définitive... Dans tous les cas les succès du peuple toubou nous paraissent paradoxaux. Ils peuvent cependant s'expliquer ainsi: tandis qu'une organisation politique hiérarchisée laisse un peuple sans défense après son effondrement, tandis qu'une tribu cohérente et disciplinée se soumet quand son chef l'ordonne, les Toubous doivent leur liberté et leur survivance à leur individualisme... Ils ne se sentent pas atteints par la mort ou le châtiment d'un chef, la perte de quelques guerriers, la ruine de quelques tentes. Ceux qui ont échappé au désastre

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s'enfuient, s'éparpillent, font le vide devant l'adversaire, mais ne désarment pas. Pour les soumettre, il faut soumettre successivement chaque tente, chaque Toubou» (Chapelle, p. 39-40). Dans le B.E.T., cependant, le regain a été plus lent que dans le Centre-Est, peut-être parce que les combattants toubou «revenaient de très loin», et certainement aussi parce que les principaux responsables de la deuxième armée, comme Goukouni, étaient éloignés des zones de combat au cours des six premiers mois de 1972. Ensuite ils ont dû affronter pendant un an les forces de l'Ennedi commandées parMahamat Idriss, avant de se retrancher dans le Tibesti et le Nord du Borkou. C'est donc en juin 1973 seulement qu'ils peuvent de nouveau porterie gros de leurs efforts contre l'ennemi principal. Au cours de l'été 1973, trois affrontements ont lieu, opposant cependant des unités réduites des deux côtés; les quelques communiqués militaires du C.C.F.A.N. de l'époque sont extrêmement modestes quant à l'issue de ces mini-batailles (voir Documents C.C.F.A.N. 2). Ensuite, c'est de nouveau le calme plat jusqu'au 21 avril 1974, probablement parce qu'un accord était intervenu entre-temps entre Hissein Habré et les autorités. Deux journalistes français commentent de la façon suivante la situation au Tibesti en janvier 1974: «Les opérations au Tibesti se sont terminées pratiquement par une trêve. C'est-à-dire que, dans l'ensemble, les rebelles ont accepté de ne pas attaquer les troupes tchadiennes sur les axes routiers, de ne pas faire des embuscades, de ne pas attaquer les deux postes qu'elles tenaient dans le Tibesti, Bardai et Zouar, et de ne pas gêner le trafic aérien. Depuis 1972, il y avait eu donc une sorte de statu quo avec un poste à Bardai, un poste à Zouar, et des sous-préfets qui n'exerçaient pas d'autorité hors d'un rayon d'une dizaine de kilomètres. Au-delà, les rebelles étaient livrée à leur vie séculaire hors de toute autorité» (Clem et Leloup). Des négociations s'étaient même engagées, et quand la trêve est rompue par Hissein Habré, le 21 avril 1974, par l'enlèvement de Bardai, les responsables tchadiens se montrent les premiers étonnés (A. F.P., 26 avril 1974). Pourquoi Hissein Habré a-t-il rompu les négociations? Peut-être parce que le gouvernement tchadien continuait à opposer un refus catégorique à une condition qui avait été une revendication constante des insurgés: le renvoi, à ses chameaux, de Sougoumi Chaïmi, député du Tibesti et toujours exécré par le derdé et les siens (A. F. P.,

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30 avril 1974). A moins que pour Habré et Goukouni la trêve n'ait été qu'un subterfuge tactique leur permettant de préparer en toute tranquillité l'enlèvement de Mme Claustre et du médecin allemand Staewen. Une telle hypothèse n'est pas à exclure, car des indices sérieux me font penser que l'action contre le Dr Staewen était prévue dès août 1973. Quoi qu'il en soit, le 21 avril 1974, Hissein Habré coupe tous les ponts en prenant en otage un coopérant allemand, le Dr Staewen, et deux français, Mme Claustre et Marc Combe. J e n'ai pas l'intention de revenir ici sur cette affaire qui a fait couler beaucoup d'encre depuis; d'une part, l'essentiel du dossier a été publié par Th. Desjardins (1975c) 5 , d'autre part il s'agit en partie d'un épiphénomène dont beaucoup de rebondissements n'ont qu'une importance secondaire dans le cadre de cette étude; le sort de Mme Claustre était important sur le plan humain, mais certains aspects de l'affaire relèvent plus de la politique française que de l'évolution des maquis tchadiens. J e résumerai donc le dossier à l'extrême en insistant surtout sur les aspects qui nous font mieux comprendre les motivations de Hissein Habré et des insurgés du B. E.T.. C'est la dernière question qui doit nous préoccuper surtout. Quels étaient les buts de Hissein Habré? Précisons d'abord que cette action-éclat, contrairement à ce que peut penser aujourd'hui l'opinion française, avait pour cible principale le Dr Staewen et non pas Mme Claustre. Le premier, en poste à Bardai depuis cinq ans, n'était guère aimé par une partie de la population du Tibesti, et notamment par les Toubous partis en dissidence; d'après eux, il s'occupait plus de ses affaires personnelles que de l'hôpital dont il avait la charge et il avait mis ses voitures à la disposition de l'armée tchadienne tout en refusant de soigner les malades du côté rebelle6. Marc Combe, en tant que technicien de la M.R.A., était également visé, mais Mme Claustre a été ramassée en route, plus ou moins par hasard, les ravisseurs ignorant même au début que l'infortunée archéologue française était en même temps l'épouse du directeur de la M. R. A. de 5. En ce qui concerne l'affaire Claustre proprement dite, Th. Desjardins est une source digne de foi. En dehors de l'affaire Claustre, le livre de Desjardins est pauvre car rempli d'erreurs, de formules à l'emporte-pièce et de partis pris irréfléchis (voir Buijtenhuijs, 1 9 7 6 c ) . 6. J e tiens ces informations de source sûre; mes «correspondants» cependant tiennent à garder l'anonymat.

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l'époque. Le but immédiat de l'opération était donc de débarasser le Tibesti d'un ressortissant étranger peu aimé et ce n'est qu'un hasard ironique de l'histoire si les otages français, et surtout Mme Claustre, se sont éternisés au Tibesti, alors que le Dr Staewen fut libéré moins de deux mois après l'enlèvement, grâce à une intervention rapide et efficace du gouvernement allemand. Deuxième but de l'opération Staewen: faire connaître sur le plan international le combat mené par le C.C. F. A.N.. Marc Combe, qui a réussi à s'échapper du Tibesti en mai 1975, insiste sur ce point (iSud-Ouest Dimanche, 22 juin 1975); une des conditions posées, dès le début, pour la libération des otages était en effet la diffusion à la radio d'un «manifeste politique» que Die Deutsche Welle a effectivement rendu public le 11 juin 19747. On peut d'ailleurs dire que les responsables du C.C. F.A.N. ont réalisé ce souhait au-delà de leurs espérances. Pendant plusieurs mois l'affaire Claustre a tenu en haleine l'opinion française et les déclarations de Hissein Habré ont bénéficié d'une très large diffusion, à tel point que les révolutionnaires du Tibesti ont complètement éclipsé le Frolinat «orthodoxe» du Dr Sidick sur le plan de la «publicité». Troisième but de l'opération: obtenir une forte somme d'argent que Habré a d'ailleurs toujours eu soin de présenter non pas comme une rançon mais comme une indemnité due à la population du B.E.T. pour réparer les destructions causées par l'intervention militaire française. Le C.C.F.A.N. a en effet obtenu quatre millions de francs pour la libération du Dr Staewen et probablement davantage du gouvernement français lors des négociations pour la libération de Mme Claustre qui ont échoué à la dernière minute en septembre 1975. Certes, une partie de cet argent a été utilisée par le C.C. F.A.N. pour soulager la misère des populations du B.E.T., mais une partie beaucoup plus grande était destinée à un autre but: obtenir des armes pour la deuxième armée. Or, Habré et les siens se sont trompés sur ce point. Au début, en effet,le C.C. F.A.N. n'a pas réalisé à quel point il serait difficile de transformer l'argent de la «rançon» en armes livrées en bonne et due forme au Tibesti. Ce n'est qu'après avoir obtenu les quatre millions de francs du gouvernement allemand que ce problème s'est posé; pendant des mois et des mois Habré s'est promené dans le désert avec des valises bourrées de billets de 7. Ce texte a été publié par Th. Desjardins (1975c, p. 239-245).

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banque sans pouvoir entrer en contact avec le moindre fournisseur d'armes; c'est pourquoi il a tant insisté pour qu'une partie de l'indemnité exigée pour la libération de Mme Claustre soit acquittée non pas en argent, mais directement en armes. Nous disposons d'ailleurs de la liste — oh, combien révélatrice! — des livraisons demandées par le C. C. F. A. N., liste qui a très probablement été dressée avec le concours du commandant Galopin 8 et qui a été présentée aux émissaires français le 31 août 1974: «500 fusils d'assaut; 140 mitraillettes légères; 400 fusils semi-automatiques; 300 pistolets mitrailleurs; 200 pistolets automatiques; 5 mitrailleuses lourdes; 3 mortiers de 81; 6 mortiers de 60; 100 mines; 100 kilos de dynamite; 25 tonnes de munitions; 11 postes émetteursrécepteurs; 1600 paires de Pataugas; 1600 cartouchières; 1600 ceinturons; 13 000 mètres de tissu» (Cotta et al., p. 70). Un arsenal impressionnant, en somme, et qui dépassait largement les besoins de l'armée dont disposait Habré à l'époque 9 . Or, c'est ici que se révèle le but ultime de l'opération Claustre. Un journaliste français a très bien formulé le dilemme devant lequel se trouvait Hissein Habré en 1974. Appuyé par la population téda tout entière, Habré était en position de force dans le Tibesti: «Mais il faut bien se rendre compte qu'il ne peut rien hors du Tibesti, même au Borkou. Sortir du 'Caillou' serait courir à sa perte, et ses guerriers ne le suivraient certainement pas dans une aventure qui les conduirait loin de chez eux... Dans son réduit, il peut tenir un siècle mais il ne sera toujours q u ' u n assiégé» (R.Ch., 26 septembre 1975). Il n ' y avait q u ' u n e seule façon pour Habré de résoudre ce pro8. Le commandant Galopin, adjoint aux négociateurs français à la demande expresse du président Tombalbaye, fut arrêté par Hissein Habré le 2 août 1974; au cours d'un entretien avec Adoum Togoï, il aurait essayé de le dresser contre Habré et de diviser ainsi le C.C. F. A.N. (Desjardins, 1975c, p. 88). Jugé par un «tribunal populaire», le commandant Galopin fut fusillé le 4 avril 1975, sans que le gouvernement français intervienne, probablement parce que personne dans les milieux officiels ne prenait les menaces de Habré au sérieux. Quant à l'accusation, portée contre lui, d'avoir tenté de diviser le C.C. F. A.N., elle correspond probablement aux faits. Déjà en 1968-1969, il avait conseillé à M. Tombalbaye de jouer sur les divisions internes des Téda en «achetant» Sougoumi Chaïmi. 9. De l'aveu d'Adoum Togoï, chef d'état-major de l'armée du B.E.T., celleci comptait, en avril 1975, huit cent cinquante soldats, «tous volontaires, pas payés mais entièrement entretenus et armés par la révolution» (Desjardins, 1975c,p. 187).

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blême: s'allier aux maquisards du Centre-Est, en s'imposant comme le véritable patron du Frolinat. C'est à ce but que devrait servir une partie des armes exigées par le C. C. F. A. N.. En proposant des armes aux gens du Centre-Est, Habré et Goukouni auraient pu leur montrer qu'ils n'avaient plus besoin d'Abba Sidick et de l'aide libyenne pour continuer la lutte (Desjardins, 1975c, p. 140). C'est là-dessus qu'a essayé de jouer l'époux de Mme Claustre en prenant contact avec des trafiquants d'armes bordelais dans l'espoir que Habré libérerait sa femme s'il arrivait à lui livrer au moins une partie du matériel militaire demandé. Malheureusement pour lui, cette tentative a tourné court. Avec une partie de l'argent de la rançon allemande,M. Claustre a effectivement acheté des armes, et une première livraison a même eu lieu au cours de l'été 1975. Ces armes ne correspondaient ni à la liste dressée par le C.C.F.A.N., ni à la valeur de l'argent débloqué par Habré, et ayant été livrées de surcroît sans munitions, Habré a fait arrêter M. Claustre en l'accusant d'avoir joué un double jeu. Il est plus probable qu'il s'est fait «rouler» par ses fournisseurs bordelais (voir Held, 1975b). En tout cas, tous les faits connus montrent que Habré et Goukouni n'ont jamais désespéré de réunir un jour le congrès général du Frolinat qu'ils réclamaient depuis 1972, et qu'une fois leur position dans le Tibesti consolidée par l'enlèvement de Mme Claustre et par les promesses d'obtenir des armes, ils ont remis cette question sur le tapis, dans le but avoué d'isoler le Dr Sidick et de le remplacer à la tête d'un Frolinat réuni et remis àneuf. Fin 1975, ils n'y étaient que partiellement parvenus. Dès l'été 1972, des lettres ont été échangées entre des comités du Frolinat au Soudan (comités d'inspiration musulmane intégriste et certainement liés à Baghalani, du moins sur le plan idéologique) et les combattants de la deuxième armée à Sebha (Libye), lettres qui reflètent un certain rapprochement entre les deux groupes. Baghalani lui-même, qui ne représentait plus une force armée importante (il n'aurait commandé à l'époque qu'une centaine de combattants, principalement dans le Ouaddaï), mais qui représentait encore une force morale certaine, a été plus lent à s'engager dans les négociations, mais, en septembre 1975, il a consenti à venir personnellement au Tibesti. Lors d'une réunion à Gouro, le C.C. F. A.N. et Baghalani acceptent alors de collaborer et envisagent la création d'un «Comité militaire inter-armée provisoire ».chargé de maintenir les liaisons et de préparer un congrès général du Frolinat.

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Les contacts sont maintenus, et en octobre 1976 le C.M.I.A. P. est définitivement formé: il comprend huit membres, quatre pour les forces armées du Nord et quatre pourl'armée «Volcan» de Baghalani; Adoum Togoï, chef d'état-major de la deuxième armée, en assume la présidence (voir Documents C.C. F.A.N. 10). Il s'agit cependant d ' u n comité de liaison et non pas d ' u n commandement suprême, les deux armées gardant provisoirement leur autonomie politique et militaire. Quant à la première armée du Frolinat «orthodoxe», par contre, aucun contact n'avait été établi jusqu'au début de 1976, contrairement à ce que dit Th. Desjardins qui affirme que les combattants du Centre-Est ont envoyé des émissaires à Habré après la bataille d'Am Djerass, en novembre 1974, pour exiger de celui-ci l'exécution du commandant Galopin en représailles pour la participation de l'aviation française lors du bombardement du convoi d'armes. Selon le même auteur (Desjardins, 1975c, p. 123), cette intervention des «gens du Sud» aurait même été décisive dans la détermination de Habré de faire fusiller le commandant Galopin. D'après les responsables du C.C. F.A.N. (Adoum Togoï, interview, mars 1977), cette histoire est entièrement fausse. Desjardins a effectivement rencontré, en avril 1 9 7 5 , u n responsable militaire du Centre-Est au Tibesti, mais il s'agissait d ' u n émissaire deBaghalani et non pas de la première armée du Frolinat «orthodoxe». Pour autant que je sache, jusqu'en mai 1976,Habré et Goukouni n'avaient pas réussi à ébranler sérieusement l'emprise du Dr Sidick et de Mahamat Idriss sur les forces armées du Centre-Est. Depuis, certains événements sont intervenus, tant au sein du Frolinat «orthodoxe» qu'au sein du C.C. F.A.N., qui rendent un rapprochement entre les deux forces possible. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant. Nous pouvons donc conclure que Hissein Habré n'a pas réalisé le but ultime de l'enlèvement de Mme Claustre, c'est-à-dire rayonner de façon incontestée sur toutes les forces armées du Frolinat. Sur le plan du B.E.T., cependant, le succès de l'opération a été incontestable dans la mesure où elle a renforcé l'emprise du C.C. F.A.N. sur les régions du Nord, en provoquant notamment le ralliement d ' u n e partie de la population téda hésitant encore à s'engager dans l'insurrection. Le manifeste politique diffusé en juin 1974 par Die Deutsche Welle est très explicite sur ce point en précisant que le résultat le plus important de l'action Staewen-Claustre «est le fait que le sous-préfet

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de Bardai, monsieur Togoï Okermi, tous les gardes nationaux nomades (46 au total), toute la population civile de Bardai ont quitté les rangs ennemis pour rejoindre les révolutionnaires» (Documents C.C.F.A.N. 3, p. 4). Ce ralliement, et l'impossibilité pour l'armée tchadienne d'intervenir militairement, pour ne pas gêner les négociations en cours, ont assuré au C.C.F.A.N. la maîtrise incontestée du Tibesti et du Nord du Borkou, en dehors des quelques garnisons, comme Bardai, encore tenues par les forces de l'ordre. Après quelques accrochages intervenus en mai-août 1974, notamment à Bardai et à Kirdimi (voir Documents C.C.F.A.N. 2), les armes se sont tues dans le B.E.T. jusqu'en octobre 1975, et la deuxième armée pouvait s'y conduire désormais comme en zone libérée, comme nous le verrons à la fin de ce chapitre. A cette époque, Habré se sentait même suffisamment fort pour s'attaquer à un autre adversaire: la Libye, considérée par lui comme «l'ennemi n° 1», si l'on veut en croire certains journalistes français {Le Monde, 12 septembre 1975). Pourquoi cette éclosion soudaine de sentiments anti-libyens dont ni les responsables de la deuxième armée, ni les dirigeants du Frolinat liés au Dr Sidick n'avaient fait preuve auparavant? La réponse à cette question se trouve dans les visées du colonel Kadhafi sur la partie septentrionale du Tchad. Nous avons déjà vu que l'accord Mussolini-Laval de janvier 1935 avait attribué à l'Italie un territoire assez vaste dans le Nord-Tchad, mais que cet accord n'avait jamais été appliqué. La Libye indépendante s'est souvenue de cette cession territoriale, tombée dans l'oubli du côté français, et y a trouvé prétexte pour des revendications annexionistes. Pendant le règne du roi Idriss, cette question n'a pas préoccupé beaucoup les esprits. La monarchie libyenne a bien envoyé, en 1954, une colonne motorisée armée à Aozou, mais ce n'était qu'un baroud d'honneur et la colonne a vite rebroussé chemin. L'affaire en était restée là, et dans un inventaire «complet» des problèmes frontaliers africains, publié par un centre de recherches suédois en 1969 (voir Widstrand), les revendications libyennes ne sont même pas mentionnées,alors que lamême publication relève, par contre, le contentieux frontalier qui oppose le Tchad au Soudan. C'est l'arrivée au pouvoir du colonel Kadhafi qui a fait rebondir le conflit. Dès 1970, en effet, des cartes de la Libye, imprimées en Italie, sont mises en circulation

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qui indiquent la frontière «officielle» de l ' é p o q u e ainsi q u ' u n e frontière «revendiquée»; cette dernière se trouve à cent voire m ê m e d e u x cents kilomètres au sud de la frontière officielle 1 0 . Or, en 1 9 7 2 , le colonel K a d h a f i , peu satisfait de s'en tenir à des revendications verbales, est passé a u x actes. D'après P. Biarnès ( 1 9 7 5 b ) , les événements se seraient déroulés de la façon suivante: « Q u a n t au N o r d , il semble bien q u e T o m b a l b a y e avait pris le parti d'en brader une partie à la L i b y e en échange de sa tranquillité. Il est à peu près certain, en e f f e t , que Tripoli avait obtenu c o m m e prix de la cessation de son aide au Frolinat... en 1 9 7 2 [voir chapitre xrv] la reconnaissance... du tracé frontalier établi avant guerre par les accords Mussolini-Laval...C'est à la fin de 1 9 7 2 que les Libyens ont établi une base militaire à A o z o u . . . Des pilotes français nous ont laissé entendre que cette base a été dotée de missiles sol-air.» Il est en tout cas certain que le drapeau libyen flottait sur les bâtiments administratifs d'Aozou dès 1 9 7 3 et que la L i b y e y avait construit un c o m p l e x e mosquée-école coranique-dispensaire (Berri et K e b z a b o , p . 2 0 ) . Il est difficile de savoir quelles sont les motivations des leaders libyens dans cette affaire. Berri et K e b z a b o (p. 2 1 ) rapportent une conversation avec un ancien ambassadeur de L i b y e au Tchad dans laquelle leur interlocuteur défend ce qui est probablem e n t la thèse officielle libyenne: « A ses y e u x , la présence libyenne dans le N o r d ne saurait être assimiliée à une occupation. Ce n'est que l'application des accords passés entre les deux p a y s . L e s q u e l s ? L a réponse du diplomate se fait moins précise. L'amitié séculaire libo-tchadienne imposait à son gouvernement de venir en aide aux autorités de N ' D j a m e n a . Celles-ci, confrontées à des difficultés internes, n'étaient pas en mesure d'assurer l'administration de l'ensemble du territoire tchadien... Il est donc normal que la L i b y e intervienne p o u r 'aider' le Tchad dans cette région.» A i d e certainement intéressée, d'après les m ê m e s auteurs, qui suggèrent, en conclusion de leur article, que le président K a d h a f i , depuis son accession au pouvoir, rêve de doter son pays de la b o m b e atom i q u e et ne verrait p a s d ' u n mauvais œil l'acquisition de l'uranium du B . E . T . (Berri et K e b z a b o , p . 2 1 ) . Q u o i qu'il en soit, le président 10. A noter que les zones dont la légende de la carte dit qu'elles sont «susceptibles d'être l'objet de négociations ultérieures» comprennent également la bande septentrionale du Niger, moins large cependant que celle du Tchad, ainsi qu'un petit coin de l'Est algérien!

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Tombalbaye a toujours gardé un silence absolu sur ce sujet, à tel point que l'annexation d'Aozou n'a été révélée dans la presse occidentale qu'en avril 1975. Le Frolinat «orthodoxe», non plus, n'a pas émis la moindre protestation. Après avoir affirmé tout haut, en novembre 1971, que «la République Arabe Libyenne n'a jamais annexé une portion quelconque du territoire tchadien et ne nourrit aucune ambition annexionniste à l'égard de notre pays» (émission du Frolinat, Radio-Tripoli, 2 novembre 1971), le Dr Sidick a préféré se taire par la suite. Ses motivations sont claires: toléré par les Libyens sur leur territoire, recevant parfois des aides matérielles non officielles mais relativement importantes, dépendant du bon vouloir des autorités libyennes pour le ravitaillement de la première armée par la «piste Hô-Chi-Minh» qui prend son départ à Koufra, le Dr Sidick était en quelque sorte le prisonnier de Kadhafi et ne pouvait pas se permettre de critiquer ouvertement le régime libyen 11 . Il n'y avait donc que Habré et les siens pour empêcher «d'annexer en rond». D'après le récit de Marc Combe, l'otage du C.C.F.A.N. échappé en mai 1975, Aozou aurait été jusqu'à l'été 1974 pour la deuxième armée une base importante où elle faisait parfois réparer les quelques Land-Rover dont elle disposait et où vivaient en permanence cent cinquante rebelles (Combe, p. 104-105). Au cours de l'été 1974, cependant, la présence des Libyens, qui était au début réduite à une dizaine de gendarmes, devenait plus pesante et des rumeurs circulaient, toujours d'après Combe, selon lesquelles les Libyens voulaient s'emparer de Habré et l'éloigner du Tibesti. Celuici faisait alors évacuer tout le matériel qu'il avait entassé à Aozou (ibid., p. 128) et partait en guerre contre les Libyens. Guerre verbale d'abord, comme le montrent les communiqués du C.C.F.A.N. de l'époque qui s'en prennent parfois davantage au colonel Kadhafi qu'à Tombalbaye et à l'armée tchadienne. Citons, comme exemple du ton employé par Habré, un communiqué non daté qui dénonce l'annexion d'Aozou comme une violation des chartes de l'O.N.U. et de l'O.U.A.: «Mais que valent aux yeux de l'extravagant chevalier de l'islam, Moamar Kadhafi, les principes régissant les relations 11. Ce n'est qu'en octobre 1976 qu'Abba Sidick, dans une interview accordée à la revue Africa (n° 84, octobre 1976), a rompu son silence; sa prise de position reflète une détérioration de ses relations avec le gouvernement libyen sur laquelle nous reviendrons.

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internationales. Ses préoccupations sont ailleurs, notamment la réalisation pratique de sa théorie de l'espace islamique, version kadhafienne de la théorie hitlérienne de l'espace vital» (Documents C.C.F.A.N. 8). Évidemment Habré ne s'est pas privé de dénoncer également la complicité de Tombalbaye et du Dr Sidick avec les autorités libyennes, comme le montre une déclaration rapportée par Th. Desjardins: «Quand on pense qu'Abba Sidick continue à recevoir de l'aide de Tripoli, on ne voit plus quelle est la différence entre lui et Tombalbaye. L'un et l'autre ont touché de l'argent de la Libye pour vendre à Kadhafi le territoire national... Mais ils paieront cher tout cela au peuple» (Desjardins, 1975c, p. 109). Habré se posait donc comme le seul défenseur de l'intégrité nationale et plusieurs de ses appels à l'armée tchadienne insistaient lourdement sur ce point (voir par exemple Documents C.C.F.A.N. 6). S'est-il également opposé à l'agression libyenne les armes à la main? Y. Berri et S.Kebzabo (p. 21) donnent une réponse affirmative à cette question: «La réaction de la deuxième armée a stoppé l'infiltration libyenne. C'est un fait que Hissein Habré a placé le gros de ses hommes au niveau de Wour. Or, au début de 1975, des affrontements ont eu lieu entre guérilleros tchadiens et troupes libyennes qui ont été contraintes de se replier.» Ces informations, pour autant que je le sache, n'ont jamais été confirmées par les autorités libyennes, et je n'ai jamais vu non plus de communiqués militaires du C.C.F.A.N. à ce sujet. Il est donc difficile de dire si ces affrontements ont réellement eu lieu. En tout cas les Libyens n'ont pas poussé leur avance plus loin qu'Aozou et ils n ' o n t pas exécuté le projet, que leur prêtait Hissein Habré, d'occuper le B.E.T. tout entier avant la fin de 1976 (Berri et Kebzabo, p. 21).

C . LES «ZONES POLITIQUEMENT CONTRÔLÉES» DANS LE CENTRE-EST

Après avoir analysé l'évolution politico-militaire des différents maquis tchadiens, nous retournerons quelque peu en arrière pour esquisser ce qu'a pu être, au cours de la période 1972-1976, la vie «civile» dans les régions plus ou moins contrôlées par les deux principales branches de la révolution tchadienne. Quant à la situation dans le Centre-Est une précision s'impose d'abord; elle concerne le

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degré de contrôle exercé effectivement par le Frolinat du Dr Sidick sur les maquisards sur le terrain. D'après certains observateurs, ce contrôle serait pratiquement nul ou en tout cas très limité. G. Comte affirmait par exemple, en 1970, que les maquisards, en majorité, «ignorent l'existence d'Abba Sidick et de son Frolinat. Les bandes errantes... obéissent à des chefs locaux, choisis pour leur courage au combat, sans liaisons avec les adversaires du régime installés au Caire et à Tripoli» (Comte, 1970a). Des propos de la même teneur m'ont été tenus plus tard par plusieurs coopérants français de retour du Tchad. Il est en effet exact que les liens entre les maquis du Frolinat à l'intérieur et la délégation extérieure ne sont en rien comparables à ceux qu'entretenait, par exemple, un Amilcar Cabrai avec les forces combattantes du P.A.I.G.C.. Nous avons déjà vu que le Dr Sidick lui-même ne se rend jamais sur le terrain; le ralliement moubi nous a d'ailleurs montré que les unités de la première armée jouissaient d'un degré d'autonomie important et échappaient parfois à l'autorité des cadres politiques désignés aux postes de commandement par le Frolinat. La même situation semble avoir toujours prévalu en 1975, car en réponse à une question sur d'éventuels contacts entre les maquis de l'intérieur et le nouveau régime militaire, Abba Sidick répondait en août 1975: «Ce que je peux dire, c'est qu'il n'y ajamais eu de contacts avec la junte, ni au niveau du Bureau Politique, ni au niveau de l'État-major des Forces Armées. Cela, c'est une certitude. Par contre, il pourrait y avoir des tentatives de contact avec des groupes armés opérant aux environs de Fort-Lamy ou d'Abéché, c'est bien possible. L'organisation est telle que même les responsables de détachements peuvent accueillir favorablement des démarches de la part de la junte sans en référer à leurs supérieurs hiérarchiques» (Groupe d'information sur le Tchad, p. 52-53). La décentralisation des structures du Frolinat étant officiellement admise, il n'est pas dans mon intention d'être plus royaliste que le roi. Il convient cependant de ne pas nier toute influence du Frolinat sur les maquis du Tchad. Le fait que les maquisards prennent la peine d'envoyer régulièrement leurs communiqués militaires à Tripoli, malgré les difficultés d'ordre matériel que cela entraîne, montre qu'il existe des liens entre Tripoli et l'intérieur et que les combattants sur le terrain se reconnaissent dans le Frolinat en tant qu'organisation politique. Il semble d'ailleurs que les émissions du Frolinat à Radio-

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Tripoli, qui ont duré de septembre 1971 à avril 1972, furent très écoutées au maquis et que les combattants discutaient avec enthousiasme le message politique qu'elles contenaient (Christer Westerdahl, interview, janvier 1974). J'accepte donc comme thèse minimale l'appréciation de C.R. Mitchell qui dit: « A t best the organisation could be regarded as one which co-ordinated the different spheres of rebel activity, provided a communications network both inside and outside Chad, acted as a contact with (and official spokesman to) Arab governments that were likely to prove friendly to the insurgent cause, and generally served as a publicity department for the various sub-factions within the insurgent movement» (Mitchell, p. 160). Une étude de cas sera peut-être la meilleure façon de faire saisir la nature exacte des liens entre les maquis de l'intérieur et les dirigeants du Frolinat. Il s'agit de l'affaire Horala, ce pasteur de la Mission franco-suisse du Tchad enlevé par les commandos du Frolinat, le 11 juin 1975, à Matadjéné,dans le Biltine,et libéré fin novembre 1975. Il semble bien qu'il y ait eu d'abord quelques flottements au sein du Frolinat à l'égard du traitement à réserver au pasteur Horala. Au début, celui-ci était en effet convaincu lui-même qu'il avait été pris comme otage, tout comme Mme Claustre par Hissein Habré,et que le Frolinat exigerait pour sa libération une rançon et de la publicité. Manifestement, tel était le but de ses ravisseurs directs, c'est-à-dire les commandos. Cependant, pendant tout l'été 1975, le Frolinat est resté muet au sujet de son «otage» et aucune demande de rançon ne fut jamais formulée. Comme le dira plus tard une dépêche de l'A. F. P. du 24 novembre 1975, «les réactions tardives dans cette affaire du Dr Abba Sidick, qui s'est toujours refusé à engager son organisation dans des prises d'otages, semblent confirmer qu'il n'était pas au courant de l'enlèvement... lorsqu'il s'est produit». Au début,il y a donc eu un malentendu entre Tripoli et les maquisards sur le terrain qui montre que les liaisons sont parfois défectueuses. Or le Dr Sidick s'est employé ensuite avec brio à sauver la face du Frolinat, en déclarant dans une interview publiée par Afrique-Asie: «Tout d'abord, Paul Horala n'a pas été enlevé. La 4 e wilaya l'a fait arrêter dans le cadre de l'opération de vérification et de contrôle de tous les étrangers, quelle que soit leur nationalité, vivant sur le territoire tchadien; opération lancée par l'état-major des forces armées du Frolinat... Sa libération dépend des résultats de l'enquête. N'oubliez pas qu'il vit au Tchad depuis 1967 et qu'il était possesseur d'un

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émetteur-récepteur. Si l'enquête sur ses activités durant son séjour au Tchad se révèle négative, il sera libéré sans condition et acheminé par nos soins» (Malley, 1975b, p.45). Les commandos du Frolinat se plient alors à la stratégie du Dr Sidick, dont ils ont été avisés auparavant, et procèdent à des interrogatoires pour établir si le pasteur Horala s'est rendu coupable d'espionnage pour le compte du gouvernement tchadien. L'affaire progresse ensuite lentement, car le compte rendu de chaque interrogatoire est envoyé au Dr Sidick à Tripoli qui réclame chaque fois des compléments d'information (Abba Sidick, interview, octobre 1975). Les communications sont donc rétablies et la hiérarchie du Frolinat sera désormais respectée, comme le montre le document remis à M. Horala lors de sa libération: «Décision du Tribunal des Forces de Libération Populaires: Le tribunal des Forces de Libération Populaires a décidé sans aucune hésitation au sujet du frère pasteur Horala, et ceci après les recherches des déclarations des troupes par les Forces de Libération Populaires et l'accord du Bureau Politique et du Secrétaire Général a décidé la libération totale du frère pasteur Paul Horala...» (P.W., p. 25-26). L'affaire Horala nous montre donc que les relations Tripoli-Centre-Est passent par des hauts et des bas, que des bavures se produisent parfois, mais que l'autorité du Dr Sidick sur les forces armées du Front était, à cette époque précise, réelle et incontestée. Ceci dit, voyons maintenant comment étaient organisées les zones «libérées» du Centre-Est. Une précision s'impose tout de suite. Bien que certaines publications du Frolinat continuent, même après 1972, à parler de «zones libérées», le Dr Sidick s'est formellement interdit de faire usage de ce terme et a expliqué dans plusieurs interviews pourquoi il préfère employer le terme de «zones politiquement contrôlées». Ainsi dans un entretien que j'ai eu avec lui en avril 1974: «Vous savez, il y a en général le catéchisme classique de la Révolution qui veut qu'il y ait des zones libérées... Intellectuellement c'est beau, mais sur le plan pratique, c'est très difficile,parce que quand même un mouvement de libération ne dispose pas de moyens autant qu'un gouvernement... Ce que nous sommes en mesure de faire, c'est d'abord d'éduquer les forces combattantes, d'éduquer les comités populaires de façon à ce que ces forces-là comprennent la lutte que nous menons,

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mais cela ne signifie pas du tout, parce que nous pouvons circuler librement d'une zone à l'autre, que nous avons obtenu la libération de telle ou telle zone, parce que la libération d'une zone implique la prise en charge de toutes les demandes d'une région déterminée... ce que nous ne pouvons pas faire pour le moment... C'est pour cela que j e n'aime pas du tout user du terme de zone libérée... Peu nous importe que l'administration de Tombalbaye soigne les malades..., crée des écoles... Ce que nous voulons c'est que politiquement ces gens-là soient acquis au Frolinat.» Le grand problème, dans ce contexte, est évidemment le manque de cadres dont souffre le Frolinat. Comme nous l'avons vu, au début de l'insurrection un certain nombre d'étudiants du Caire se sont ralliés au Frolinat, mais aujourd'hui cette source s'est tarie, et le Front est obligé de former sur le tas de nouveaux cadres venant du milieu paysan (Abba Sidick, interview, novembre 1974). Or, ce travail de formation suffit tout juste à doter de commandants les unités combattantes et reste largement en dessous de ce qu'exigerait l'administration civile d'une région. Parfois les combattants de base s'impatientent d'ailleurs de cette situation et formulent des demandes impossibles à honorer. Lors du congrès de la première armée à Abtouyour (30 janvier-6 février 1974),par exemple, les congressistes semblent avoir proposé de chasser des villes l'administration Tombalbaye, et de prendre en charge l'administration des zones contrôlées. La brochure «Tchad 74» affirme cependant que «ce plan a été provisoirement ajourné, parce que le Frolinat manque de cadres et que, d'autre part, il se refuse à 'gérer la pénurie'» («Tchad 74», p. 38). Dans de vastes zones du Centre-Est que le Frolinat contrôle politiquement et que l'administration tchadienne a été contrainte d'abandonner s'établit donc ce que J . Latrémolière (1975a, p. 6) appelait un état «d'inadministration». Il convient cependant de ne pas se méprendre sur ce terme. Le Frolinat, bien que sa présence soit légère, est néanmoins présent sur le terrain et en mesure d'offrir plus à la population civile que le gouvernement légal, totalement absent des campagnes. Les quelques observateurs qui ont été sur le terrain avec la première armée, et dont un au moins n'était pas forcément favorable au Frolinat au début de son séjour, m'ont tous confirmé dans cette opinion. Même du côté gouvernemental, on relève parfois des aveux de ce genre, comme dans un article signé par le lieutenant

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Ndiguitol,qui dit à propos de la situation dans le Salamat: «Les villageois se trouvent devant un dilemme: plus portés à croire aux slogans 'H.L.L.' [hors-la-loi] par la présence quasi permanente de ceuxci auprès d'eux, par l'affinité naturelle; rappelés à l'ordre par les F.O. [forces de l'ordre] les pauvres hésitent devant le parti à prendre... L'atout majeur des H.L.L. est leur présence presque permanente auprès des villageois et leur pression sur ceux-ci» (Askar,; n° 10, juillet-août 1972, p. 8). On trouve donc parfois l'embryon d'une structure administrative dans les zones politiquement contrôlées, et eu égard à ce que nous avons dit auparavant sur la fragilité des États africains, même légalement constitués, ce fait n'est pas sans importance. Nous allons maintenant faire le tour d'horizon de ces structures administratives embryonnaires en précisant que les rares témoignages dont nous disposons concernent surtout l'Ennedi et le Nord du Biltine où le Frolinat est bien implanté et peu inquiété par les forces de l'ordre. Il s'agit donc d'une «région témoin» présentant quelques caractéristiques qui ne sont pas, ou pas encore, réalisées ailleurs dans le Centre-Est. Notre tour d'horizon procédera par ordre croissant, c'est-à-dire que je commence par mentionner les fonctions administratives pour lesquelles je suis le moins sûr que le Frolinat les exerce réellement, pour terminer par les tâches gouvernementales que les dirigeants de la première armée assument effectivement. Ce procédé nous amène à aborder d'abord les domaines de l'éducation et de la santé. Certaines publications du Frolinat suggèrent que les révolutionnaires tchadiens s'occupent activement de l'enseignement et de l'alphabétisation des adultes. La brochure «La lutte continue, II», éditée en septembre 1973, affirme par exemple que: «Le Front de Libération Nationale du Tchad qui, jusqu'à l'installation des bases fixes, organisait dans des conditions très difficiles les cours d'alphabétisation et de formation politico-militaire, a ouvert des écoles fixes, des centres de formation où les paysans et les combattants apprennent le minimum exigé par la condition de la guerre, la résolution pratique des nombreux problèmes» (Documents Frolinat 68, p. 8). Quelques publications plus récentes en arabe (Documents Frolinat 73, p. 26-27,et 76,p. 4) font également état de cours d'alphabétisation, de centres culturels et d'écoles «volantes» qui auraient sensiblement rehaussé le moral des populations dans les zones politiquement

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contrôlées. Un informateur européen ayant vécu plusieurs mois avec des unités de la première armée dans le Biltine-Ennedi en 1975 m'a en effet confirmé que le Frolinat a créé dans cette zone quelques petites écoles rudimentaires, mais il semble que l'effort d'éducation, faute de cadres et parce que le Frolinat ne contrôle pas en permanence la plupart des zones où il est présent, touche avant tout les combattants réguliers du Front qui, eux, consacrent une partie de leurs loisirs à l'alphabétisation en arabe ou en français. Dans le domaine de la santé, les réalisations du Frolinat sont également modestes. Les forces armées disposent de quelques infirmiers et les combattants reçoivent d'ailleurs tous, lors de leurs stages, un enseignement rudimentaire portant sur l'hygiène et sur les soins à apporter aux blessés et aux malades. Le Front reçoit également des lots de médicaments de la part de quelques comités de soutien italiens et français. Une partie de ces médicaments profite à la population civile qui, autour des bases plus ou moins permanentes de l'Ennedi, bénéficie également des soins prodigués par les infirmiers de la première armée (voir le film réalisé par le G.I.T.: Lutte populaire armée au cœur de l'Afrique). Cependant, le Frolinat ne dispose ni de cadres médicaux ni de quantités de médicaments suffisants pour être en mesure de pratiquer une véritable politique de la santé. Politique, ne l'oublions pas, qui n'est pas pratiquée non plus par le gouvernement officiel dans le Nord du pays. Un des responsables du secteur médical du Frolinat m'a en effet raconté qu'il avait rejoint la révolte tchadienne parce qu'il connaissait dans sa région natale des gens qui «en huit ans d'indépendance n'avaient même pas encore obtenu un seul cachet d'aspirine du gouvernement». Le Frolinat s'efforce également de contrôler et de gérer certains circuits économiques, comme le montre un passage de la brochure «La lutte continue, II»: «Dès 1969, les Forces Populaires de Libération en conseillant aux paysans l'abandon des cultures destinées aux exportations et de s'adonner aux cultures vivrières... ont été appliquées et les difficultés de Fort-Lamy à trouver une denrée monayable à l'Etranger en sont les conséquences. De même, l'empêchement de l'exploitation sans vergogne par les sociétés impérialo-sionistes installées à Fort-Archambault du cheptel du Centre-Est Tchadien a été effectif. Depuis le début de l'année 1972,1e Front de Libération Nationale du Tchad s'est vu obligé de mettre les paysans en garde contre la

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vente des produits de leur récolte (mil et autres) à la Sonacot... appelée aussi 'criquet moderne'par les paysans tchadiens... Nous soustrayons petit à petit les produits de l'élevage et des cultures vivrières aux circuits de commercialisation impérialiste. Et maintenant, dans les régions sous contrôle du Frolinat, les échanges se font sur la base du troc, sans aucune entrave» (Documents Frolinat 68, p. 10). Ce passage, qui fait penser de loin à ce qui se passait dans les régions libérées en Guinée-Bissau lors de la lutte pour l'indépendance, est complété par une déclaration du Dr Sidick qui affirme qu'il y a «des voies de circuit économiques: la R.C. A., le Soudan, le Niger. La plus grande partie de ces échanges se fait d'abord avec le Soudan, ensuite avec la R.C. A. Il faut les favoriser pour donner de l'oxygène à ces populations qui sont asphyxiées... Dans les zones que nous contrôlons... les populations peuvent circuler librement, par exemple se rendre soit en R.C. A. soit au Soudan pour commercialiser leur bétail après avoir obtenu un permis de circuler de la part du Frolinat... C'est dans cette voie que nous orientons pour le moment notre politique économique» (Fronts africains, 1 (5), été 1973, p. 11-12). Se fondant en partie sur ces déclarations et en partie sur leurs propres observations sur le terrain, notamment dans l'Ennedi, au cours de l'été 1974, les militants du G.I.T. concluent alors que: «Les Comités Populaires de village... entreprennent la mise en place d ' u n e économie nouvelle dans ces régions: celle-ci est fondée sur les échanges entre villages et entre provinces, en fonction des ressources propres de chacun; c'est une économie de subsistance certes pauvre, mais bien supérieure pour les masses à l'économie de traite néocoloniale» (Groupe d'information sur le Tchad, p. 38). Il convient cependant de ne pas trop confondre idéal et pratique. Le Dr Sidick lui-même a bien pris soin de préciser que le Frolinat ne prétend pas encore appliquer une véritable politique économique et encore moins une économie socialiste. D'après lui les mesures esquissées ci-dessus ne sont «que le début de ce que sera le Frolinat» et le Front est contraint d'en rester là tant qu'il n'exerce pas la totalité du pouvoir [Fronts africains, 1 (5), p. 12). Soulignons cependant que l'ébauche d'une politique économique appliquée par le Frolinat tend surtout à remettre en état de fonctionnement certains circuits économiques traditionnels déviés depuis la colonisation au profit de l'économie de traite coloniale et néo-coloniale. Le Frolinat s'efforce ensuite de rendre la justice. D'après plusieurs

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témoins oculaires, les responsables de la première armée s'opposent, notamment dans le Nord-Est du pays, aux rapts de bétail et condamnent sévèrement les voleurs, en appliquant soit les règles du droit coutumier, soit le règlement juridique interne des forces armées. Dans l'Ennedi, l'anarchie qui régnait auparavant dans ce domaine aurait cessé depuis l'intervention du Frolinat (interview avec un observateur européen, février 1976). En dernier lieu, le Frolinat se substitue dans le Centre-Est à l'administration tchadienne en percevant des impôts et des contributions en vivres auprès de la population. A combien s'élèvent ces contributions? D'après R. Pascal, les masses rurales sont écrasées entre l'impôt de l'administration et l'impôt des rebelles, ce dernier s'élevant à 125 francs C.F.A. par personne et par mois, c'est-à-dire un peu plus élevé que l'impôt de l'État (Pascal, p. 11). Certains rebelles moubi ralliés au gouvernement en 1971 ont également affirmé que les dirigeants du Frolinat les avaient «accablés de taxes» et qu'ils se sentaient littéralement «exploités», car les maquisards sur le terrain ne voyaient jamais le fruit des contributions financières exigées de la population civile [La Semaine, 1 février 1971). Du côté du Frolinat, c'est évidemment un autre son de cloche. D'après le Dr Sidick,le Frolinat ne demanderait que des cotisations volontaires et uniquement aux paysans qui ne paient plus l'impôt de l'État («Dix-neuf questions à Abba Siddick», p. 7). Vu les besoins d ' u n e armée de guérilleros, cette déclaration n'est probablement pas conforme à la vérité. Le seul document du Frolinat qui développe un peu, mais malheureusement de façon confuse, la question des impôts, apporte les précisions suivantes. La contribution de la population civile dans les zones contrôlées par le Front comprend d'abord le zaka, c'est-à-dire l'aumône religieuse obligatoire,un des cinq piliers de l'islam. Le texte précise que cette aumône «consiste en différents produits agricoles et qu'elle n'est perçue que quand les récoltes dépassent le minimum au-delà duquel le zakat est obligatoire; le Frolinat distribue une partie des sommes perçues aux pauvres et à ceux qui sont mentionnés dans le Coran; une autre partie est destinée au ravitaillement en vivres des forces armées du Front» (Documents Frolinat 73, p. 26). Le même texte mentionne aussi des contributions obligatoires pour lesquelles l'auteur emploie un mot arabe désignant l'impôt moderne (p. 27). On ne sait pas cependant si ce passage désigne, sous un autre nom, le zakat mentionné auparavant

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ou si le Frolinat perçoit deux sortes d'impôts différents. Comme nous l'avons vu, ce document n'indique d'ailleurs pas à combien s'élèvent les contributions de la population civile. Le Frolinat s'acquitte donc d'un certain nombre de tâches administratives, bien qu'il n'existe pas de rouages administratifs au niveau national ou régional en dehors des structures hiérarchisées des forces armées. Au niveau local, cependant, on trouve les comités de village «chargés d'éduquer politiquement le peuple et de lui faire comprendre la nature et les perspectives du Front» (Documents Frolinat 44, p. 24). D'après la brochure «Tchad 74», qui se fonde sur les observations de quelques témoins oculaires ayant séjourné dans les bases de l'Ennedi, les comités de village fonctionnent de la façon suivante: «Le Comité politique exerce le pouvoir politique sur la communauté villageoise. Le président est désigné par le Front, et révocable si les villageois se plaignent... Le président du comité est responsable de la milice, qui assure la sécurité, arrête les voleurs de bétail, informe les F. P. L. des mouvements des troupes ennemies. La liaison entre le Comité et les unités des F. P. L. en service dans la région se fait par les délégués politiques. Quelques soldats, souvent des malades ou des éclopés, restent en permanence dans le village, pour le protéger et pour la formation de la milice» («Tchad 74», p. 38-39). Les F.P.L. gardent donc la mainmise sur les comités de village qui font fonction de conseils municipaux et qui appliquent, sur le plan local, la politique administrative définie par le Frolinat. Un des membres du comité est en effet responsable de la justice alors qu'un autre s'occupe du secteur commercial. Celui-ci est basé sur le troc: si, par exemple, un villageois veut échanger une chèvre contre du riz, le responsable, d'après les quota fixés par le Frolinat, détermine la quantité de riz (ibid., p. 39). Le journaliste suédois qui a été dans le Ouaddaï en janvier 1972 a assisté à deux réunions de comités de village. Selon lui (interview, janvier 1974), les réunions traitaient avant tout de problèmes pratiques: la question d'un puits qui devait être creusé, et la répartition d'un lot de médicaments qu'un infirmier du Frolinat venait d'obtenir. D'après certaines informations difficilement contrôlables, des conflits auraient éclaté dans certains villages entre hommes et femmes, entre hommes adultes et jeunes. Dans ces cas, le Frolinat aurait accepté la création provisoire de différents comités selon le

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sexe et l'âge, bien que cette pratique soit contraire à sa ligne politique (interview avec des militants du G.I.T., octobre 1974). Les observations que nous avons faites au cours des pages précédentes nous permettent de conclure que l'administration civile du Frolinat dans le Centre-Est est tâtonnante et constitue plutôt l'ébauche de «ce que sera le Frolinat» qu'une machine administrative réelle. Cependant, même dans les territoires contestés, le Frolinat maintient une présence légère mais permanente, contrairement à l'administration tchadienne souvent totalement absente.Situation d'«inadministration» donc, mais qui, en 1974-1975, portait les germes d'une administration nouvelle. Citons, pour terminer cette analyse,une remarque de P. Mercier dans Ethnologie générale: «Les anthropologues tendent aujourd'hui à interpréter les phénomènes de changement contemporains en fonction de couples conceptuels: 'désorganisation-réorganisation', 'déstructuration-restructuration', etc., sans méconnaître qu'un certain décalage existe entre l'un et l'autre processus, et que le processus de réorganisation est, dans ses premières phases, d'observation difficile. Les formes nouvelles de relations sociales, les formes nouvelles de groupements sont fragiles, changeantes, hésitantes: elles se développent par excès successifs, qui ne sont pas toujours efficaces. Elles ne sont pas immédiatement précises ni pleinement adaptées aux buts qu'elles s'efforcent d'atteindre» (cité par Teisserenc, 1972, p. 281). L'état d'«inadministration» apparente du Centre-Est prend une signification nouvelle si on l'interprète à la lumière de cette remarque théorique. Il y a de la part du Frolinat une tentative de restructuration, difficilement observable, mais tenace et réelle.

D . LE TIBESTI LIBRE

Dans le cas des territoires contrôlés par le C.C. F. A.N., la tentative de restructuration est plus facile à déceler, dans la mesure où les circonstances dansleTibesti et le Nord du Borkou ont été plus favorables aux insurgés, surtout depuis l'enlèvement de Mme Claustre, qui a provoqué l'arrêt total des opérations militaires pendant plus d'un an. Les hommes de Goukouni régnent en véritables maîtres sur une vaste zone désertique où les autorités tchadiennes ne tiennent plus que quelques forts et où la plus grande partie de la population

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est pleinement acquise à la cause du C. C. F. A. N.. Le Tibesti surtout, ainsi que la partie adjacente du Borkou, constituent de véritables zones libérées où, à l'encontre de ce qui se passe dans le Centre-Est, les révolutionnaires contrôlent non seulement les «campagnes», mais aussi la plupart des villages et des agglomérations. Certes, il s'agit d'un bastion assiégé où règne une activité militaire intense et fébrile. Le récit de Th.Desjardins est révélateur à cet égard: la deuxième armée semble constamment en alerte et les sentinelles sont en poste partout, jour et nuit. Desjardins décrit par exemple de la façon suivante la situation à Gouro, un des quartiers généraux de HisseinHabré: «Nouspartons — à pied — faire une tournée d'inspection précisément sur cette colline de sable qui domine le paysage... En haut, la falaise ressortait du sable et un peu partout les rebelles s'étaient installé de petits abris, de petites positions de tir, avec quelques galets mis les uns sur les autres pour former de petits murets sur lesquels ils disposaient leurs fusils, leurs mortiers. De ces positions, on domine toute la palmeraie, on 'tient' Gouro» (Desjardins, 1975c, p. 181). Partout aussi les combattants ont aménagé des caches d'armes, des réserves de munitions et de vivres, des dépôts d'essence et de pièces de rechange pour voitures, dans des grottes parfois, ou simplement cachés sous le sable au pied d'un arbre ou de quelques buissons. Les responsables des maquis (Hissein Habré, Goukouni, Adoum Togoï) circulent sans cesse de cache en cache, de village libéré en village libéré pour surveiller partout la bonne marche des affaires et pour montrer leur présence et leur vigilance à la population du bastion assiégé dont la sécurité extérieure reste précaire. A l'intérieur du bastion, les populations téda et daza vaquent librement à leurs occupations: «Depuis des années..., dit Th. Desjardins, ils vivent complètement sur eux-mêmes, oubliés du monde dans cette espèce de nation toubou indépendante; comme État, ils ont cette révolution en marche, comme économie tout se passe par le troc...; quelquefois un trafiquant libyen arrive jusqu'ici, on lui échange ce qu'on a contre un morceau de tissu ou des piles électriques ou un transistor. Pour le reste on vit heureux et libre avec rien» (ibid., p. 174). Une révolution en marche comme État? L'expression n'est probablement pas exagérée. Le C.C. F.A.N., depuis avril 1974, a effectivement créé une sorte d'administration qui peut agir ouvertement et en toute liberté et qui assume la plupart des tâches d'un gouvernement

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«légalement constitué». S'étant développé à partir d'une organisation militaire, le C.C. F. A.N., cette administration s'occupe évidemment avant t o u t des affaires de la deuxième armée. Celle-ci comprend environ huit cent cinquante combattants, d'après son commandant en chef lui-même (Desjardins, 1975b), bien que l'on voit parfois cités des chiffres plus élevés, allant jusqu'à deux ou même trois mille (Depardon, 1976a). Ces différences s'expliquent probablement par le fait que dans une zone libérée comme le Tibesti-Borkou la différence entre les combattants réguliers, en service permanent et qui se déplacent au gré des nécessités militaires, d ' u n e part, et les milices populaires affectées à la seule défense de leurs propres villages, d'autre part, est beaucoup moins grande que par exemple dans le CentreEst. Dans les régions contrôlées parle C.C. F. A.N., tous les hommes valides sont évidemment armés, car le chiffre de trois mille combattants doit être assez proche du total de la population mâle adulte. Le passé guerrier du peuple toubou explique également en partie pourquoi, aux yeux des journalistes européens, tout homme adulte toubou doit ressembler à un combattant aguerri. Certains témoignages des journalistes ayant eu l'occasion de rendre visite à Hissein Habré dans son réduit tibestien confirment en effet cette confusion entre véritables combattants et milices populaires. Un article paru dans Paris-Match, en septembre 1975, nous présente par exemple Soleymane qui «est instituteur à Yebbi-Bou; comme beaucoup d'autres, il est combattant par intermittence, pendant les vacances scolaires» («L'affaire Claustre», p. 57). Même pour les combattants «réguliers», d'ailleurs, les limites entre la vie militaire et l'existence civile ne semblent pas tout à fait nettes. J. Hinstin affirme en effet que: «Ceux-ci restent au front huit ou neuf mois par an sans percevoir aucune solde puis retournent dans leur famille pour s'occuper de leurs troupeaux, de leur champ ou de leurs palmiers. Ces soldats-paysans constituent la base des forces populaires de libération et restent en contact étroit et permanent avec la population dont ils font partie» (Hinstin, 1975b, p. 21). Sur le plan militaire, l'organisation de la deuxième armée est restée relativement simple; celle-ci se compose des trois détachements de l'Ennedi, du Borkou et du Tibesti. Ces trois détachements sont coiffés par un chef d'état-major, membre du C.C. F. A.N., Adoum Togoï, originaire de l'Ennedi et aujourd'hui âgé d'environ trente ans. D'après Th. Desjardins (1975c,p. 186), Togoï n'a pas son certificat

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d'études, mais ayant suivi des cours du soir à Fort-Lamy, il est devenu caissier dans une banque. Son engagement dans le Frolinat est relativement récent. Ce n'est que vers la fin de 1971 qu'il a quitté FortLamy, en emmenant, selon Abba Sidick, la caisse qui lui était confiée dans l'exercice de ses fonctions, et il n'a rallié Tripoli qu'en janvier 1972. Travaillant d'abord avec le Frolinat «orthodoxe» d'Abba Sidick, qui fait de lui un des responsables de l'opération Askanit de juin 1972, il se rapproche au cours de l'été de 1972 du derdé et de Goukouni, après avoir essayé de jouer en vain le rôle d'intermédiaire entre les deux tendances. Il finit par passer définitivement dans le camp de Habré en août 1972 et se voit confier aussitôt des responsabilités militaires au sein du C.C. F. A.N., dont il devient le troisième homme après Habré et Goukouni. Derrière ce triumvirat on trouve alors le C.C. F. A.N. au complet, constitué d'une dizaine de cadres et qui, d'un simple conseil militaire, a évolué vers «une espèce de ministère avec commissaires 'aux Finances et au Trésor', 'à l'Éducation, à l'Enseignement, à l'Idéologie et à la Propagande', 'à l'Administration populaire, à l'Encadrement et à la Mobilisation', 'à l'Agriculture' et 'aux Affaires extérieures'; ce sont d'anciens instituteurs, d'anciens postiers, des employés de banque; ils ont entre vingt-cinq et trente ans; on les appelle 'les intellectuels de la révolution'» (Desjardins, 1975b). Ces titres, en fonction non pas des besoins militaires, mais des besoins d'une administration civile, montrent que Hissein Habré et les siens ont effectivement eu l'objectif de créer une sorte d'Etat libre du Tibesti-Borkou et que leur projet a déjà trouvé un début de réalisation. Le C.C. F. A.N. se charge en effet de pourvoir aux besoins de la population civile. Le commissariat à l'agriculture, par exemple, apporte son soutien à la population «en distribuant des semences et des céréales achetées à l'étranger et en donnant des conseils pour l'irrigation et la culture» (Hinstin,1975b,p. 21). Le commissariat à l'éducation fait fonctionner trois écoles (Mme Claustre y enseignera parfois pour tromper son ennui et pour se sentir utile), et d'après Le Monde du 12 septembre 1975, les révolutionnaires toubou auraient même fait l'achat de livres scolaires français au Niger pour équiper ces établissements. Th. Desjardins a d'ailleurs visité, en avril 1974, l'école des «enfants martyrs de la révolution» de Yarda, école dont l'enseignement (donné en français) ne lui semblait pas très révolutionnaire (Desjardins, 1975c,p. 209), mais qui a cependant le mérite d'exister.

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Quant au commissariat à l'idéologie et à la propagande, il ne pratique pas l'embrigadement idéologique à outrance, sans doute pour ne pas trop bousculer les populations vivant encore en grande partie dans un univers traditionnel: «La population étant peu politisée dans son ensemble, là où ils passent, les combattants ne se livrent guère à la propagande idéologique. Ils préfèrent organiser des campagnes d'explication sur les objectifs concrets à atteindre. Avant de comprendre que la lutte est aussi la leur, les villageois apprennent à considérer la deuxième armée comme un gouvernement. Un gouvernement différent, bien sûr, de ceux qu'ils ont connus» (Hinstin, 1975b, p.21). Il est cependant intéressant de noter que ni Hinstin, ni Desjardins, ni Depardon, qui sont nos principaux témoins pour connaître les conditions de vie dans le Tibesti libéré, ne font état de cours d'alphabétisation parmi les combattants ou parmi la population civile. Par contre J. Hinstin mentionne la présence de militants de la deuxième armée dans les tribunaux de village où ils siègent auprès des anciens pour essayer de faire évoluer le droit coutumier (ibid., P. 22). ^ Les tâches gouvernementales énumérées ici ressemblent à celles que le Frolinat «orthodoxe» et la première armée essayent d'exercer dans le Centre-Est; cependant, dans leur réduit inviolable de l'Ouest du B.E.T., le C.C. F.A.N. peut aller beaucoup plus loin et les exercer de façon plus systématique. D'où vient maintenant l'argent dont les responsables de la deuxième armée ont besoin pour faire fonctionner leur État en gestation? D'une part, bien sûr, de la rançon payée par le gouvernement allemand pour la libération du Dr Staewen, ainsi que de la rançon payée par le gouvernement français pour la «non»-libération de Mme Claustre. Ces sommes assez élevées ont évidemment servi à un certain nombre de dépenses. Le C.C.F.A.N. dispose cependant aussi de sources de revenus plus régulières et plus classiques. Selon J. Hinstin: «Les combattants ne réquisitionnent jamais rien: une bête abattue sera toujours payée et partagée avec les villageois. Malgré sa pauvreté, la population organise régulièrement des collectes de vivres, surtout de dattes, pour les partisans... La principale ressource financière de la deuxième armée provient des 'droits de douane' perçus sur les éleveurs et les gros commerçants qui vont vendre le bétail en Libye... Avec les collectes organisées chez les travailleurs tchadiens

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du Niger, du Nigeria ou de la Libye, le total ne dépasse pas 50 millions C.F.A. chaque année» (ibid.,p.21). D'après un informateur tchadien (interview, octobre 1975), le «bras douanier» du C.C.F.A.N. s'étend même jusqu'aux pistes de l'Ennedi. Ce témoin affirme en effet avoir été arrêté, en mai 1975, sur la route Faya-Ounianga par des gens appartenant aux forcés armées du Nord qui levaient des taxes de passage sur tous les voyageurs et toutes les marchandises transportées. Il est tentant de parler ici de brigandage et de rapprocher ces faits de certaines observations formulées par le commandant Boucher à l'époque coloniale: «Cette région Tibesti-Borkou... est un vaste promontoire qui s'avance au cœur du grand erg libyen, tête de ligne de deux routes caravanières menant respectivement à Tripoli par Mourzouk et à Ben Ghazi par Koufra. Ces deux routes... ont connu, au temps des grands empires du Ouaddaï, une intense activité. La vie était alors belle pour les Toubbous qui pouvaient, suivant leur bon plaisir, percevoir des taxes de passage ou piller les caravanes» (Boucher, p. 148). On pourrait dire que sous la présidence de Hissein Habré la «belle vie» a repris pour les Toubous à condition de ne pas oublier toutefois que les combattants des forces armées du Nord ne perçoivent pas les taxes de passage pour leur propre compte, mais au nom d'un État en formation.Que cet État ne soit pas reconnu comme tel par la communauté internationale a finalement peu d'importance. Les Toubous se sont en quelque sorte «auto-déterminés» tout seuls sans demander l'avis ni de l'O.N.U. ni de l'O.U. A., mais en respectant les principes concernant les droits des peuples définis par ces organisations. Terminons maintenant cette analyse, après avoir mentionné les atouts de l'administration de l'État libre du Tibesti-Borkou, par quelques-unes de ses faiblesses. D'une part, l'autorité du C.C. F. A.N. s'exerce sur un territoire assez étendu mais qui ne comprend pas tout le B.E.T.. Nous avons vu que les combattants de la deuxième armée s'aventuraient parfois jusqu'à la piste Faya-Ounianga, mais je n'ai pas l'impression que des «postes de douane» permanents aient été installés sur cet axe routier.Nous savons, par contre, que le C.C. F. A.N. ne tient pas vraiment le Sud du Borkou. Marc Combe affirme avoir accompagné les guérilleros de Goukouni jusqu'à Yarda, quarante kilomètres au nord de Faya, mais à l'époque où il y passait (été ou automne 1974) les rebelles y vivaient cachés dans des grottes (Combe, p. 163).

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D'autre part, les moyens matériels dont disposent les révolutionnaires toubou sont extrêmement limités. Au cours de l'enlèvement de Bardai, les ravisseurs ont pu s'emparer de trois Land-Rover qui constituent, comme le dit Th. Desjardins (1975b), «tout le parc automobile de la rébellion». Hissein Habré, après avoir touché la rançon allemande, a envoyé Adoum Togoï, à pied, au Nigeria pour y acheter un quatrième véhicule tout-terrain, mais nous savons, par les récits épiques de Marc Combe et de Desjardins, que ces voitures sont constamment en panne et ne tiennent que par des bricolages astucieux effectués jusqu'à son évasion par Combe lui-même. Sur le plan des armes, la situation s'est sans doute améliorée par rapport à la situation d'avant avril 1974, mais sur le plan alimentaire la vie des guérilleros ne semble guère enviable: des nouilles froides à la sauce tomate, du riz, des dattes, du thé,parfois une chèvre, tel est le menu quotidien des maquisards («L'affaire Claustre»,p. 57). D'après les rares observateurs européens qui en ont fait l'expérience, la vie dans les maquis tchadiens est extrêmement dure, qu'il s'agisse d'ailleurs de celui de Hissein Habré ou de celui de Mahamat Idriss dans le Centre-Est. Le réduit toubou est donc pauvre, extrêmement pauvre, tout en offrant à la population une vie plus libre que celle qu'elle a connue sous le régime Tombalbaye.

E. LA SÉCHERESSE ET LA LUTTE ARMÉE

A la fin de ce chapitre nous devons encore consacrer quelques pages à la sécheresse et à la famine qui ont frappé le Tchad, comme les autres pays sahéliens,dans lapériode 1972-1973 et probablement déjà avant cette date. Je n'ai pas l'intention de me livrer à une étude exhaustive de la sécheresse au Tchad, sujet qui sort de notre centre d'intérêt proprement dit et pour lequel le lecteur intéressé peut se reporter à l'excellente étude de Ch. Bouquet (1974). Il s'agit surtout d'évaluer les conséquences de la sécheresse et de la famine sur la lutte armée, ce qui nécessite cependant quelques remarques préliminaires sur la gravité de ces problèmes au Tchad. D'après la presse de l'époque, le Tchad a sans doute été durement frappé. Une dépêche de l'A. F.P., du 31 octobre 1973, signale par exemple la situation dramatique dans le Kanem, et notamment la mortalité effrayante parmi les enfants en bas âge. Une autre dépêche,

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du 17 août 1972, est encore plus nette: «La F. A.O. ... a commencé vendredi à parachuter des aliments aux populations du Tchad, victimes de la sécheresse. Un rapport avait signalé à l'organisation qu'une partie de la population de la région du Salamat se trouvait dans une situation désespérée et en était réduite à manger les feuilles des arbres et les racines pour éviter de mourir de faim... Selon un porte-parole de la F. A. O. il semble que, des six pays de la zone sahélienne, ce soit le Tchad qui connaisse la situation la plus difficile en matière de vivres à l'heure actuelle... Le Tchad a été le dernier pays à demander de l'aide, a d'autre part indiqué le porte-parole. C'est pourquoi la Communauté internationale n'avait prévu que des quantités d'approvisionnement relativement faibles pour les opérations de secours au Tchad. » Ces dernières phrases sont particulièrement significatives. Il semble en effet que le gouvernement tchadien ait délibérément attendu jusqu'à la dernière minute pour alerter les instances internationales, parce que, comme le notait Ph. Decraene en 1974: «On redoute à Fort-Lamy qu'à la faveur des enquêtes sur la sécheresse quelques esprits curieux n'en viennent à se préoccuper sérieusement de la rébellion» (cité par Ormières,p. 145). Il semble également que le gouvernement ait essayé d'utiliser la famine pour faire pression sur les populations du Nord-Tchad. Début 1974, le ministre tchadien de l'aménagement du territoire aurait en effet déclaré que le gouvernement ne pouvait aider que «les bons compatriotes et que l'aide alimentaire risquerait d'être supprimée s'ils continuaient à entretenir les quelques rares bandits éparpillés dans la région» (cité par Comité Information Sahel,p. 242). On serait tenté de supposer que le manque de vivres dans la zone sahélo-saharienne et l'exode massif des populations signalé par Ch. Bouquet (1974, p. 270) ont dû avoir une influence négative sur la lutte armée, et cela d'autant plus que le problème des vivres a toujours préoccupé les F.P.L., notamment dans le B.E.T.. Or, rien ne permet de vérifier cette hypothèse. Certes, quelques journalistes ont fait allusion aux «effets de la sécheresse et à la lassitude des populations» pour expliquer le ralentissement des opérations du Frolinat depuis 1973 (voir Latrémolière, 1974,p. 20), mais ces observateurs n'ont fourni aucune indication précise. Quant au Frolinat «orthodoxe», ses responsables ont nié toute influence négative de la sécheresse sur la lutte armée.

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La seule chose qui aurait changé pour le Frolinat est le fait q u ' u n e partie des vivres acheminés pour les combattants de la première armée a dû être affectée à une population civile en détresse: «Dans l'Ennedi, la population était approvisionnée par le Frolinat, et des centaines d'orphelins ont dû être accueillis dans ses camps» («Tchad 74», p. 21). Le film tourné en août 1974 dans l'Ennedi p a r l e Groupe d'information sur le Tchad nous montre en effet ces orphelins simulant les exercices militaires de leurs aînés, les combattants des F.P. L.. Le film réalisé quelques mois plus tard par Didier Baussy dans la même région nous fait voir l'arrivée d ' u n camion chargé de vivres pour la population de l'Ennedi. Commentaire — off — du cinéaste: «Une fois de plus, le Frolinat se substitue au pouvoir gouvernemental.»

C H A P I T R E XIII

Le déclin de Tombalbaye et le coup d'État militaire

A . TOMBALBAYE: LE REPLI ET L'ABANDON

Il est intéressant de voir comment, en 1 9 7 2 , la presse francophone change de ton au sujet du Tchad. En janvier, lors de la visite du président Pompidou à Fort-Lamy, elle abonde en articles sinon euphoriques, du moins bienveillants pour le président Tombalbaye. Six mois plus tard, cette même presse semble avoir abandonné le président tchadien, comme le montre par exemple un article paru dans Le Moniteur africain du 10 août 1972: « Q u e se passe-t-il au Tchad? L e voile épais que les autorités de Fort-Lamy jettent sur l'information en provenance de ce pays ne rend que plus vraisemblable l'atmosphère de crise, de délation et de suspicion que l'on devine, que l'on sait.» Q u a n t à la question posée par cet article: la politique de réconciliation nationale, qui avait été poursuivie pendant plus d'un an et qui constituait une réponse certes limitée,mais néanmoins cohérente à la révolution du Nord-Tchad, avait fait long feu. Tout au long de 1971 et jusqu'au début de 1 9 7 2 , les déclarations triomphalistes et rassurantes de Tombalbaye et des siens avaient rempli à longueur de pages la presse tchadienne: la réconciliation nationale est en bonne voie, la rébellion est presque éteinte, etc.. L'impression prévaut que les autorités tchadiennes ont elles-mêmes cru sincèrement que la politique d'ouverture vers les milieux musulmans allait réussir, ce qui a rendu d'autant plus aigu le désarroi qui s'est ensuivi quand il a fallu déchanter, en juin 1972. Un éditorial intitulé «Une raison de méditation», paru dans Info-Tchad du 6 septembre 1 9 7 2 , est révélateur de l'état d'esprit qui régnait à Fort-Lamy à ce moment: « 1 9 7 1 aura marquée une étape capitale,un tournant dans l'histoire de notre pays... En avril dernier, au Congrès du Parti à Doyaba, nous croyions

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que les Tchadiens s'étaient réconciliés... Aujourd'hui, on constate malheureusement qu'il n'en a rien été et que, une fois encore, l'impérialisme subtil a pu nous avoir facilement... Que se passe-t-il aujourd'hui? Depuis maintenant deux mois, il se passe des choses extrêmement graves dans notre pays... Depuis cette nuit du 4 juin où un commando d'assassins et de terroristes a été arrêté, une enquête minutieuse... a amené les dirigeants à prendre des décisions graves... L'opinion sait que depuis le mois de Juin dernier, un certain nombre de personnes ont été arrêtées dont presque tous les anciens détenus libérés après le congrès de Doyaba.» L'impact de l'opération Askanit, échec total sur le plan matériel, a donc été considérable sur le plan psychologique, et les nombreuses complicités découvertes àFort-Lamy même,à la suite de l'arrestation du commando, ont sonné le glas de la politique de réconciliation nationale. A partir de ce moment, le président Tombalbaye abandonne complètement la ligne suivie jusqu'alors et se replie plus que jamais sur le Sud, et plus particulièrement sur ses propres Sara du Moyen-Chari; se sentant traqué et aux abois, il déraisonne de plus en plus et finit par sombrer dans la folie. Nous allons suivre dans ce chapitre les principales étapes de ce déclin politique et personnel, mais auparavant nous devons relever une constante dans la politique tombalbayenne: l'ouverture vers le monde musulman, avortée sur le plan national, sera poursuivie avec éclat sur le plan international, de 1972 jusqu'à la chute du régime. Certains signes avaient déjà annoncé depuis quelque temps la possibilité d'un revirement de la politique étrangère de M. Tombalbaye. En juin 1968,par exemple, le président tchadien effectua une visite en U.R.S.S., àl'issue de laquelle un communiqué conjoint demanda le retrait des troupes israéliennes des territoires arabes occupés. «Voilà bien..., commente un journaliste africain, le premier engagement de cette sorte pris par le gouvernement tchadien sur le plan international. Cela pouvait d'autant moins passer inaperçu que les relations tchado-israéliennes sont réputées au beau fixe» (I. S., p. 21). Ce n'est qu'en 1972 cependant que la politique tchadienne change fondamentalement: réconciliation spectaculaire avec la Libye en avril (voir chapitre xiv) lors de laquelle le président Tombalbaye affirme son soutien à «la juste lutte armée du peuple palestinien» (de La Guérivière, 1972, p. 14); visite officielle du roi Fayçal au Tchad dul7au 20 novembre 1972; et enfin,le clou du spectacle, la rupture

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des relations diplomatiques avec Israël, ainsi que la reconnaissance de la Chine populaire, le 28 novembre, suivies de l'offre aux dirigeants d'El Fatah d'ouvrir un bureau permanent à Fort-Lamy. Pour le président Tombalbaye cette politique étrangère nouvelle était en partie le prolongement de sa politique intérieure. Il espérait obtenir d'une part que la Libye cesse son aide semi-officielle et relativement substantielle au Frolinat du Dr Sidick; il voulait démontrer, d'autre part, à l'opinion musulmane tchadienne que son régime n'était pas anti-islamique comme le disaient les rebelles. Le discours d'accueil prononcé par le président tchadien lors de la visite du roi Fayçal montre bien le profit qu'il comptait tirer sur le plan interne de l'ouverture vers le monde musulman: «Votre visite apporte un démenti sans appel aux désolantes campagnes qui tentaient jusqu'ici de convaincre le monde de ce que, sur notre sol, les musulmans étaient victimes de l'injustice et des brimades des responsables politiques et administratifs. Qui désormais osera proférer de tels mensonges, alors que le glorieux souverain dont le royaume abrite les lieux saints musulmans est venu parmi nous» (Documents officiels 32). Des déclarations du même style sont faites, en janvier 1973, lors de la visite du grand mufti du Liban, qui, selon le président Tombalbaye, avait constaté «l'harmonie qui règne entre les Musulmans et les Chrétiens du Tchad», et «ne se faisait pas à l'idée qu'il trouverait à Sahr autant de Musulmans et une mosquée qui fonctionne normalement» (A.F.P., 26 janvier 1973). Dans son propre comportement aussi le président tchadien soulignera désormais quelques traits destinés à séduire l'opinion musulmane: «Depuis 1970, note R. Pascal, à certaines occasions le Président de la République revêt le boubou traditionnel de l'Islam, il assiste comme le faisaient d'ailleurs les Gouverneurs français, à la cérémonie de rupture du jeûne du Ramadan» (Pascal, p. 1). Il semble qu'il se soit également fait appeler «El Hadj Tombalbaye» par Radio-Tchad à la suite d'une visite officielle en Arabie séoudite début 1973. Cette fuite en avant sur le plan international correspond donc à un repli sur le plan intérieur, qui se traduit notamment par la révolution culturelle et la campagne dite «de l'authenticité». C'est vers la fin de 1968 qu'il est pour la première fois question de révolution culturelle dans les discours de M. Tombalbaye, mais il s'agit à l'époque de propos relativement modérés et qui ne portent pas à conséquence.

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L'A. F. P., le 1er décembre 1968, rapporte par exemple les déclarations suivantes du président tchadien: «'On a fait de nous des hommes imparfaits..., car ceux qui avaient mandat de nous former ne nous connaissaient pas.' A ce stade imparfait de son éducation, c'est au Tchadien lui-même qu'il appartient d'achever sa propre formation, a-t-il ajouté... Le président Tombalbaye s'est alors attaché à démontrer que le but premier de la culture était d'atteindre à l'universalité: 'Un enfant de Doba, a-t-il dit, doit pouvoir être demain magistrat dans le Tibesti..., la révolution culturelle doit permettre à un habitant d'Adré de se sentir chez lui à Moundou et d'être accepté par son compatriote de race Gambaye.'» A cette époque, la révolution culturelle n'était encore qu'une idée en l'air, d'ailleurs rapidement mise en veilleuse, et le souci de l'unité nationale primait encore chez le président Tombalbaye. Il n'en sera pas de même quelques années plus tard quand la campagne est relancée bruyamment. M. Tombalbaye découvre alors le mot d'ordre de l'authenticité, notion empruntée au président Mobutu du Zaïre, avec lequel le président tchadien a entretenu au cours des dernières années de sa vie des relations très étroites. Parfois cette campagne d'authenticité donne encore lieu à des déclarations relativement sensées, comme celle-ci: «La révolution culturelle tchadienne, comme l'a déclaré le président Tombalbaye, postule le retour aux sources, la réconciliation des Tchadiens avec eux-mêmes, la lutte contre le refoulement des valeurs tchadiennes par les mobiles occidentaux, l'émancipation intellectuelle et morale de tous les Tchadiens» (A.F.P., 15 septembre 1973). La plupart du temps, cependant, les propos des responsables tchadiens relèvent tout simplement du délire et n'ont plus aucun rapport avec la réalité. Fin août 1973, par exemple, le président Tombalbaye annonce la dissolution du P. P.T. et la création d'un nouveau parti, le M.N.R.C.S. (Mouvement national pour la révolution culturelle et sociale), «qui sera avant tout, dans l'esprit du président, l'instrument de la tchaditude et du renouveau tchadien...; pour le Chef de l'État, le M.N.R.C.S. doit réaliser la révolution culturelle en marche» (A.F.P., 28 août 1973). Or, quand on voit les circonstances dans lesquelles ce nouveau parti fut lancé et quand on lit les déclarations officielles qui ont accompagné cet événement, on se rend compte aussitôt que la révolution culturelle tchadienne a pris un très mauvais départ. Le 12 septembre 1973, par exemple, l'ambassade du Tchad

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en Libye fait circuler parmi les missions diplomatiques accréditées à Tripoli un document contenant les passages suivants: «Le président de la République, Secrétaire Général du P.P.T., après avoir analysé l'évolution du Parti depuis sa création et établi un constat d'échec après treize années d'Indépendance a décidé la dissolution du P.P.T.... Le parti... s'est progressivement dévié de sa mission première et a vu certains de ses leaders agir d'intelligence avec l'oppresseur contre les intérêts des masses africaines, et, c'est ainsi qu'à son tour le P. P. T.... n'a pas échappé à la règle, le copinage, les compromissions, la délation, la corruption, la méchanceté, les complots, la trahison se sont installés en son sein où on ne comptait que la soif insatiable du pouvoir personnel. Le machiavel de toutes ces machinations Gabriel Lisette... ne pouvant se consoler du cuisant échec essuyé sur le sol du Tchad, a continué, par personne interposée, en l'occurrence certains membres fondateurs du Parti..., à entraver la bonne marche du régime en place... Cependant, la trahison de ces membres et leur complicité avec Lisette ont abouti à la création du soi-disant Frolinat dont le Docteur Abba Sidick, instrument purement sioniste, se réclame Leader. En effet, ce dernier qui n'est Tchadien, ni de père, ni de mère, et qui est marié à une femme Juive, est un homme sans foi et assoiffé de sang dont le mauvais souvenir reste sujet de deuil et de lamentations parmi toute la famille tchadienne1.» C'est dans un tel climat de délire, de paranoïa et de recherche désespérée de boucs émissaires qu'est relancée la révolution culturelle tchadienne, ce qui ne laisse augurer rien de bien pour la suite. La campagne se poursuit effectivement dans le même climat de fièvre et de déséquilibre mental pour donner rapidement lieu à un culte de la personnalité délirant, comme le montre une dépêche de l'A. F. P. du 29 novembre 1973 à propos d'une manifestation de jeunes à Fort-Lamy: «Les jeunes ont donc démontré par une originalité purement tchadienne, puisée dans la révolution culturelle, don du ciel, révélée à N'Garta Tombalbaye, qu'ils sont capables de soulever les montagnes.» Cette dépêche nous montre en même temps que M. Tombalbaye 1. Est-il utile de préciser ici que Gabriel Lisette n'a strictement rien à voir avec le Frolinat et que lui et le Dr Sidick se détestent mutuellement? Pour autant que je sache, M. Lisette s'est rapidement résigné à son sort, après son élimination de la scène politique tchadienne en août 1960.

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ne s'appelle plus désormais François, mais N'Garta, ce qui signifie «le vrai Chef» en langue sara. Un des premiers résultats de la campagne d'authenticité, mesure annoncée dès le 30 août 1973, lors du congrès constitutif du M.N.R.C. S., fut en effet la débaptisation, au profit de noms authentiquement tchadiens, de tous les hommes, rues ou villes portant des noms français. Le président Tombalbaye donne lui-même l'exemple, et par la suite Fort-Archambault devient Sahr (ce qui signifie «camp de concentration», en souvenir des campagnes de portage et des travaux forcés au début de la colonisation), et FortLamy N'Djamena. Un éditorial de l'Agence tchadienne de presse du 8 septembre 1973 nous éclaire sur la signification de ce nom: «Tout a une fin. Après plus de soixante ans d'humiliation, nous demandons à ces porteurs de la civilisation de 'chicotte', de travaux forcés, de nous laisser en paix. En cela la nouvelle appellation de la capitale tchadienneNdjamena est éloquente, car elle signifie ni plus ni moins que ceci: que l'on nous laisse en paix. Plus de place sur ce sol qui a engendré l'épopée 'Leclerc' pour les nostalgiques d'hier, pour les néo-colonialistes au verbe mielleux mais au cœur sec. 'Que l'on nous laisse en paix', c'est notre cri de guerre et de défi. » La campagne prend donc une tournure nettement anti-française sur laquelle nous reviendrons2. En même temps qu'il ordonne la débaptisation de tout ce qui porte un nom français, N'Garta Tombalbaye remet en honneur l'ancien rite initiatique de certaines ethnies du Sud, le yondo. Ce sujet mériterait une analyse plus fouillée mais un tel exercice nous éloignerait trop de l'insurrection tchadienne; aussi je ne résumerai ici que les éléments principaux de cette mesure. On peut constater d'abord que la remise en pratique du yondo, au même titre que son revirement à l'égard de la chefferie et des sultans, montre l'évolution qu'a parcourue le président tchadien depuis 1960. En même temps qu'il s'insurgeait contre les chefs traditionnels, il avait essayé, vers la fin des années cinquante, de mettre fin aux pratiques de l'initiation et il aurait même tenté de faire disparaître, grâce à la chirurgie esthétique, les scarifications initiatiques de son propre visage (Reditt). Or, douze ans plus tard, il se retourne vers le passé ethnique comme il l'avait fait auparavant vers la chefferie, et le Frolinat a eu raison 2. A signaler que toutes les rues de la capitale sont débaptisées, sauf l'avenue du Général-de-Gaulle et la place Félix-Éboué (A. F.P., 7 septembre 1 9 7 3 ) . Qu'il est donc difficile de tuer son père!

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de suggérer que le yondo était, pour le Sud, ce qu'a été la politique des sultanats pour le Nord (Documents Frolinat 76, p. 20). Cependant, le Frolinat ainsi que plusieurs observateurs occidentaux ont eu tort de postuler que le recours au yondo était un retour au passé pur et simple. Tombalbaye, en effet, fait dévier le yondo de ses buts initiaux en l'insérant dans le contexte et pour servir la finalité d'un État moderne. De ce fait, l'initiation tombalbayenne diffère des rites traditionnels sur au moins deux points. Jadis, les enfants sara étaient initiés avant l'âge adulte, bien qu'il y ait toujours eu des «cours de rattrapage» pour ceux qui n'avaient pas pu subir l'initiation étant jeunes; or, le président Tombalbaye, au cours de l'été 1973 et 1974, fait envoyer en brousse des centaines de Sara adultes, notamment des intellectuels et des hauts fonctionnaires, pour les faire initier de force. Déviation plus importante encore: à l'époque pré-coloniale et coloniale, les initiés, en prêtant serment à leurs chefs, s'inséraient dans le cadre de leur culture traditionnelle, c'est-à-dire une culture «villageoise» sans leaders politiques au-delà du plan purement local; en 1973-1974, les initiés font acte d'allégeance au président Tombalbaye, s'insérant ainsi dans le cadre d'un État moderne et national ou prétendu tel. Comme le dit A. Reditt, «le serment d'allégeance au chef, c'est-à-dire à lui-même, a été une habile manœuvre politique» pour s'assurer le soutien des Sara Madjingaye, un des groupes ethniques les plus importants du Sud. Destiné à cimenter l'unité politique du Sud, ou plutôt du MoyenChari, le yondo fut cependant pour le président Tombalbaye une arme à double tranchant: l'union sacrée sara, en se basant sur des valeurs et des croyances ethniques, excluait en effet toutes les autres populations du Tchad. Certains journalistes ont bien mis en lumière cette contradiction. Jeune Afrique conclut, par exemple, dès décembre 1973: «On commence à se poser beaucoup de questions à N'Djamena sur les conséquences de l'initiation traditionnelle... Le chef de l'État n'a pas caché qu'il ferait plus confiance aux cadres initiés qu'aux autres: de là à conclure que les cadres issus d'autres ethnies seront 'lésés'... On dit au Tchad que la révolution culturelle doit éveiller les consciences et provoquer l'unité nationale. Pratiquée dans une seule région elle risque de produire des effets contraires» («Tchad. Le yondo et l'unité», p. 29). D'autre part, le président Tombalbaye s'est même aliéné certaines sections de l'opinion publique du Sud par la remise en vigueur du

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yondo. Bon nombre de fonctionnaires, épuisés et mentalement bouleversés par les épreuves très dures qui accompagnent l'initiation, ont mal pris l'initiative du chef de l'État et ont commencé, à partir de ce moment, à se poser des questions. De plus, à la saison du yondo, on ne faisait pas le tri dans le Sud et tout le monde fut envoyé aux stages initiatiques, y compris les musulmans autochtones et les chrétiens (Jeune Afrique, 16 novembre 1974, p. 24). Certaines Églises chrétiennes, notamment l'Église baptiste, se sont violemment opposées à de telles pratiques, ce qui leur a valu des persécutions sévères n'excluant pas les tortures et les mises à mort particulièrement atroces. D'après un article paru dans Time, plus de cent trente pasteurs et diacres protestants tchadiens avaient déjà péri, en novembre 1974, uniquement parce qu'ils s'opposaient au yondo («Chad. Death and yondo», p. 21). O. Postel-Vinay (1975a) a donc probablement raison de dire que la révolution culturelle tchadienne provoqua en fin de compte la perte de Tombalbaye: «Passé maître dans l'art de diviser ses adversaires, il s'aliéna, en effet, en quelques mois, ses soutiens naturels dans cette société christianisée dont il était issu et qui refusait de revenir à des pratiques abjurées.» Les adversaires de M. Tombalbaye dans le Nord avaient d'ailleurs beau jeu de tourner en dérison la politique d'authenticité du régime. I.H.Khayar dit par exemple: «On constate... que, tandis que la Radio Nationale Tchadienne parle d'une 'révolution culturelle' en français, au même moment les Ouaddaïens écoutent les émissions diffusées à partir des pays arabes. Celles-ci ont un impact puissant sur tous les Musulmans tchadiens» (Khayar, p. 179). Le Frolinat n'a pas hésité à emboîter le pas en interpellant le président tchadien de la façon suivante: si vous voulez vraiment faire la révolution culturelle, pourquoi ne pas faire de la langue arabe la langue officielle du pays (Documents Frolinat 73, p. 18)? Ce défit, évidemment, ne fut pas relevé par les autorités tchadiennes. La révolution culturelle fut donc un échec sur le plan politique et culturel. A ses aberrations politiques, le président tchadien ajouta encore une folie économique, en déclarant, le 27 août 1974, que 500 000 hectares de coton devaient être plantés en 1975, pour porter la production de 130 000 à 750 000 tonnes. Lancée alors que les séquelles de la famine n'avaient pas encore entièrement disparu, cette campagne allait à l'encontre de toute logique et devait nécessairement aboutir à un échec total.

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Bien sûr, l'objectif fixé par M. Tombalbaye était irréalisable. Nous avons signalé la désaffection des paysans tchadiens pour la culture du coton, et il aurait fallu réduire en esclavage la moitié de la population pour que celle-ci se mette à suivre les directives du gouvernement. Or, les différentes mesures prises pour satisfaire les désirs insensés du président ont finalement créé un chaos administratif et économique épouvantable: fonctionnaires envoyés en rotation sur les champs collectifs attribués aux habitants de N'Djamena à cent kilomètres de la capitale, où ils perdaient des journées de travail précieuses (sur les champs, ils se sont, semble-t-il, davantage intéressés à la chasse qu'au défrichage), camions réquisitionnés pour transporter les citadins «volontaires», tout cela contribuait à créer la pagaille et à désorganiser l'économie tchadienne. Le coup d ' É t a t militaire s'explique certainement en partie par le désir des militaires tchadiens de mettre fin à ce gaspillage des forces productives qui s'ajoutait à la lourdeur du climat politique. Vers 1973, en effet, l'air à Fort-Lamy devenait irrespirable et le Tchad glissait vers une situation à la Duvalier, provoquée d'ailleurs en partie par quelques conseillers haïtiens que M. Tombalbaye avait pris coutume d'écouter et qui lui avaient inspiré entre autres la remise en honneur du yondo. Le petit monde politique de N'Djamena vivait dans la peur, les arrestations des collaborateurs les plus proches du président se succédaient à un rythme accéléré, alors que M. Tombalbaye se comportait de plus en plus comme un homme traqué, changeant de résidence tous les jours et n'osant plus dormir la nuit car «c'est toujours la nuit que se font les coups d'Etat» (Delobel, p. 71). Toutes les conditions pour un coup d ' É t a t militaire étaient ainsi réunies, y compris probablement une des plus importantes: le feu vert de l'ex-puissance coloniale. Depuis le début de 1973, en effet, le président Tombalbaye s'était aliéné la sympathie des milieux dirigeants français. Fut-il mécontent des résultats de l'intervention militaire française qui avait plutôt abouti à une extension de l'audience du Frolinat parmi la population, comme l'a suggéré L.Kele (p. 5)? Faisait-il simplement de la surenchère dans le domaine de l'anti-impérialisme et de l'anti-sionisme pour couper l'herbe sous les pieds du Frolinat? En tout cas, la révolution culturelle tchadienne s'accompagnait d'attaques virulentes contre l'ancien colonisateur. Dès le 7 juillet 1973, une manifestation anti-française réunissait plus de cent mille personnes à Fort-Lamy,

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alors que la presse tchadienne, et notammçnt Le Canard déchaîné, tirait à boulets rouges sur un certain «Dopélé» qui ressemblait étrangement à Jacques Foccard, et auquel furent attribués tous les malheurs qu'avait connus le Tchad depuis l'indépendance, y compris la création du Frolinat et la révolution du Nord-Tchad. Il est trop tentant de citer au moins un spécimen de la prose qui fleurissait à l'époque dans la presse tchadienne: «Dopélé trouva moyen sans désemparer, d'inspirer un Abba Sidick, pour le lancer contre le Tchad... Cela tombe à pic, la femme d'Abba Sidick étant juive... Abba Sidick, franc-maçon, homme à peau noire mais dont les sentiments sont profondément sionistes, bien qu'il se pose au bout des lèvres en défenseur de la civilisation arabo-berbère, ne ménagea rien pour transformer ce pays en de vastes ruines fumantes et sanglantes. Il agit à l'endroit de nos populations comme Israël à l'endroit des Arabes» {Le Canard déchaîné, 28 mai 1973). Un régime se lançant dans de telles diatribes n'était évidemment plus un atout pour le néo-colonialisme français.

B . LES MILITAIRES AU POUVOIR

C'est au début du mois d'avril 1975 que le président Tombalbaye commet sa dernière erreur, qui lui coûtera non seulement le pouvoir, mais la vie. L'erreur se produit cette fois-ci dans le domaine militaire et s'ajoute aux bavures politiques et économiques dont j'ai fait état ci-dessus. Voici comment cette affaire s'est déroulée, d'après deux journalistes de Jeune Afrique qui suggèrent qu'au cours des premiers mois de 1975 une longue bataille d'usure avait opposé le président Tombalbaye à ses prétoriens: «Au début de ce mois [d'avril], le chef de l'État portait même l'affaire sur la place publique: après avoir, le 4 avril, ordonné l'arrestation de trois officiers supérieurs tchadiens, il annonçait deux jours plus tard, dans un message radiodiffusé, qu'il engageait une action radicale tendant à 'métamorphoser' l'armée. En fait, l'allocution présidentielle prend la tournure d'un violent réquisitoire contre les chefs de l'armée: 'Notre armée, véritable État dans l'État, se comporte fréquemment sur notre sol comme en pays conquis. Elle se conduit comme une armée d'occupation', constate Tombalbaye avant de poursuivre: '... L'armée tchadienne offre un désolant spectacle d'inefficacité et de mauvais esprit tandis que trop

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de chefs craignent les révélations qui pourraient être faites sur leur comportement.' Le président lance enfin cet avertissement: 'C'est par le haut que doit commencer la métamorphose'» (Bouana et Essomba). Il n'est pas étonnant alors que les chefs militaires tchadiens aient décidé de frapper encore plus haut que ne se le proposait M. Tombalbaye, en abattant le chef de l'État lui-même. Le dénouement du conflit se joue au petit matin du 13 avril 1975. Au cours de la nuit, des unités militaires stationnées à Am Timan et à Mongo se joignent à celles de Bokoro pour descendre sur N'Djamena où elles attaquent d'abord le camp des Compagnies tchadiennes de sécurité (C.T. S.) et ensuite la présidence. Des combats violents se déroulent, lors desquels les unités de l'armée de Fort-Lamy commandées par le chef d'état-major, le général Odingar, rallient les mutins 3 . En quelques heures t o u t est fini: la résistance des C.T. S. est brisée et Tombalbaye est capturé et abattu sur place. Le général Odingar prend temporairement le pouvoir pour être bientôt remplacé par le général Malloum, son prédécesseur, que Tombalbaye avait fait emprisonner en 1973 en l'accusant, déjà, d'avoir fomenté un complot. Un Conseil supérieur militaire (C.S.M.) émerge bientôt pour devenir l'instance suprême du pays. Il est intéressant de prendre connaissance de la première déclaration diffusée par les auteurs du coup d ' É t a t , car elle met en lumière leurs motivations et l'ordre de leurs préoccupations: «Après avoir exprimé par tous les moyens et chèrement payé leur fidélité inconditionnelle à la cause nationale, les forces armées tchadiennes n ' o n t , malgré tout, pas cessé d'être humiliées et bafouées par un régime caractérisé par son injustice endémique... Le marasme économique est le résultat de la mauvaise gestion des affaires du pays. La discrimination sociale a été imposée et entretenue soigneusement par le régime Tombalbaye et a entraîné l'animosité entre les tribus et l'effusion inutile du sang de nos compatriotes. L'adage 'Diviser pour régner' a été le principe fondamental du régime Tombalbaye, et la situation politique ne cesse de se détériorer malgré l'effort louable de nos paysans» {Le Monde, 16 avril 1975). 3. D'après la revue militaire tchadienne Askar (avril-mai 1 9 7 5 , p. 17), «Les éléments de l'armée de la capitale que Tombalbaye croyait avoir en main se sont joints spontanément... à leurs collègues venus de l'extérieur»; ils n'étaient donc pas impliqués dans la préparation du complot.

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Ce sont donc avant tout leurs intérêts corporatifs (l'honneur bafoué) qui ont incité les militaires tchadiens à prendre le pouvoir. Ensuite seulement, des considérations politiques et économiques entrent en jeu, mais là encore les nouveaux détenteurs du pouvoir dénoncent la mauvaise gestion, c'est-à-dire les excès d'une politique, plutôt que cette politique elle-même et ne proposent pas de changements de structures. Les militaires tchadiens qui exercent maintenant le pouvoir sont donc des rebelles et non pas des révolutionnaires. C'est évidemment leur attitude au sujet de l'insurrection du NordTchad qui nous intéresse le plus ici. Comme le montrent les passages sur la «discrimination» et l'«effusion inutile du sang» dans leur première déclaration, les membres du C.S.M. ont essayé de se démarquer, dès le début, du régime précédent. Dans sa première conférence de presse après la prise du pouvoir, le général Malloum précisera déjà qu'il estime pour sa part que «la poursuite des combats est inutile» (Askar, avril-mai 1975, p. 14), en faisant observer que les combattants révolutionnaires «se sont rebellés contre un régime anachronique et injuste ; les Forces Armées Tchadiennes ont agi de même, et elles ont réussi à abattre ce régime». Le général lance donc en quelque sorte le slogan «C.S.M.—Frolinat: même combat», et reprend bientôt à son compte la politique de réconciliation nationale qui avilit si peu réussi à son prédécesseur. Aux paroles s'ajoutent en effet les actes: tous les prisonniers politiques, y compris ceux du Frolinat qui ont survécu aux geôles de Tombalbaye, sont libérés dans les premières semaines suivant la prise du pouvoir, et des trêves officieuses sinon officielles sont décrétées sur le terrain. Vers la fin de l'année, le thème de la réconciliation nationale sera devenu «un leitmotiv obsédant», d'après l'expression de D . J u n q u a (1975). Dans quelle mesure cette politique de la main tendue a-t-elle réussi? En général, on peut dire que les militaires se sont heurtés à la même obstination de la part des insurgés que M. Tombalbaye en 1971, bien qu'ils aient pu enregistrer quelques succès de portée limitée que l'on peut comparer au ralliement moubi dont s'enorgueillissaient les autorités quelques années plus tôt. Commençons par énumérer les résultats positifs obtenus par le C. S.M.. Il y eut, par exemple, en octobre 1975, le ralliement et le retour au Tchad d'Ahmed Moussa, chef du F.L.T.: «Le renversement du régime contre

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lequel il luttait ainsi que les dures conditions de vie dans la clandestinité et les querelles internes au sein de la rébellion seraient à l'origine de ce ralliement», précise une dépêche de l'A. F. P. du 20 octobre 1975. A l'époque, le C.S.M. a fait un certain bruit autour de cet accord, mais il ne s'agissait en fin de compte que d'un succès très partiel. D'une part, le F. L.T. ne représentait déjà plus grand-chose sur le terrain, les forces commandées par Ahmed Moussa se limitant à quelques centaines de combattants. D'autre part, les nouvelles en provenance du Tchad nous ont appris deux mois plus tard qu'Ahmed Moussa s'était rallié seul, sans consulter ni son bureau politique ni ses combattants. L'Agence tchadienne de presse du 24 décembre donne des renseignements assez précis sur ce point: «Lors de sa visite à Abéché, le Général Malloum a demandé à... Moussa de présenter un document avec des propositions concrètes et pratiques. Il appartient donc au responsable du F. L.T. d'aller voir son bureau politique à El Djeneina (Soudan) et les combattants de son mouvement, pour ramener leurs propositions.» Les négociations se sont en effet poursuivies. En février 1976, le général Malloum affirmait que plus de vingt gradés du F. L.T. étaient entrés en «contact physique» avec les autorités (A. F. P., 15 février 1976), alors que la presse annonce trois semaines plus tard le ralliement de deux autres chefs du F.L.T., dont le secrétaire du bureau d'El Djeneina. Jusque-là il s'agissait donc plus d'un effritement du F.L.T., une suite de défections individuelles, que d'un accord en bonne et due forme entre le F. L.T. et le C. S.M.. Début juillet 1976 se produit cependant un ralliement massif qui marque la fin du F.L.T. en tant qu'organisation contestataire: «Deux cents soixantedix-huit soldats du F.L.T.... ont réintégré la grande famille tchadienne... Le préfet [du Ouaddaï] a rassuré les ralliés de leur réinsertion au sein de la communauté tchadienne. Il a également révélé que certains seraient intégrés dans l'Armée Tchadienne» (A. F.P., 8 juillet 1976). A noter que les négociations entre le gouvernement et les combattants du F.L.T. n'avaient débuté qu'au mois de juin (A. F. P., 9 juillet 1976), donc plus de huit mois après le ralliement d'Ahmed Moussa!4 Quant à Baghalani, les négociations n'ont pas donné de résultats 4. C'est en avril 1977, finalement, qu'Ahmed Moussa a annoncé la dissolution officielle de son mouvement.

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positifs. Fin décembre 1975,1e général MalloHm affirmait que celuici avait envoyé deux émissaires à N'Djamena (A.F.P., 24 décembre 1975), mais là encore il semble que les négociations aient été menées dans le désordre. En avril 1976, vingt-sept membres du Frolinat de la tendance Baghalani, dont un colonel, se seraient ralliés au gouvernement et auraient accepté de s'enrôler dans l'armée nationale tchadienne pour «aider à la poursuite de la réconciliation nationale» (A. F.P., 27 avril 1976). Baghalani lui-même, cependant, ne s'est pas laissé convaincre; comme nous l'avons vu, il était en même temps en pourparlers avec Hissein Habré pour mettre sur pied un Frolinat rénové sans Abba Sidick. Le plus grand succès du C. S. M. a été incontestablement la rentrée au bercail du vieux derdé. On doit dire cependant que dans cette affaire le C.S.M. n'a fait que récolter ce que Tombalbaye avait semé. Dès décembre 1974,1e derdé s'était adressé à l'ambassade de France en Libye pour faire savoir qu'il souhaitait ouvrir des pourparlers avec le président Tombalbaye (Desjardins, 1975c, p. 267-268); des négociations semblent effectivement avoir été entamées à cette époque. Ce processus s'est accéléré après le coup d'État militaire. Le 29 avril, déjà, le derdé envoie un message de soutien au général Malloum (A.F.P., 30 avril 1975), et en août le commandant Kamougué, ministre des affaires étrangères, se rend en Libye pour un entretien final avec le derdé; le 14 août les deux hommes rentrent à N'Djamena où le derdé est reçu à bras ouverts. Pour le C.S.M., il s'agissait évidemment d'un «gros lot» dans lequel on plaçait beaucoup d'espoirs: «On estime à N'Djamena que le retour du Derdé devrait entraîner le ralliement de son fils [Goukouni] qui, selon des informations puisées à très bonne source, est considéré par les rebelles comme leur vrai chef. Le seul point noir demeure l'attitude qu'adoptera M. Hissein Habré... Quoi qu'il en soit, le retour du Derdé est considéré dans les milieux autorisés de la capitale comme une victoire du Conseil suprême militaire ouvrant la voie à d'autres ralliements» (Le Monde, 16 août 1975). Or ces espoirs ont été vite déçus, bien que le derdé, de son côté, ait tout fait pour «ramener la paix» au Tibesti. Début septembre, il fait une tournée triomphale dans sa région natale, et notamment à Zouar,àla suite de laquelle la presse annonce que de nombreux villageois, en fuite depuis plusieurs années, ont manifesté leur intention de regagner Zouar, alors que les populations de Bardai semblent

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disposées à suivre (A. F.P., 4 et 6 septembre 1975). Apparemment, le derdé s'est également efforcé de mettre un terme au conflit interne qui déchirait la société politique téda depuis 1969, et même bien avant. Une dépêche de l'A. F. P. du 25 août 1975 pose en effet la question de savoir «si la succession du derdé..., qui a déjà désigné comme son successeur Hissa Luti Ali Hume 5 ... — ce qui ferait passer la chefferie dans une autre famille — ne va pas influencer les décisions que prendront les rebelles». Cette nouvelle, malheureusement trop peu précise, laisse penser que le derdé s'est effectivement réconcilié avec la famille de son vieil adversaire Sougoumi Chaïmi, bien que les procédés employés à cette occasion semblent peu réguliers et contraires à la tradition. Comme nous l'avons vu, la succession du derdé n'était jamais réglée du vivant du titulaire et le derdé n'est nullement habilité à désigner son propre successeur; ce privilège revient, en effet, aux anciens du clanTozoba. On est donc en droit de se poser quelques questions au sujet de l'accord qui semble être intervenu entre les différentes familles téda. Un point doit être souligné: d'après la coutume, la charge de derdé doit en effet revenir à une autre famille après la mort du titulaire actuel. Ni Goukouni ni les autres fils du derdé n'ont donc pu s'engager dans la lutte armée pour s'emparer du «turban», et aucun d'entre eux n'a jamais formulé la moindre prétention à cette charge non héréditaire. Si Goukouni s'est battu, ce n'est pas en tant que prétendant à la chefferie,mais pour d'autres raisons 6 . Le derdé a donc échoué dans la tâche principale qu'il s'était fixée, celle de ramener à la légalité Goukouni et Hissein Habré. Au cours de la première quinzaine de septembre 1975, plusieurs entretiens ont eu lieu entre lui-même et son fils,mais sans le moindre résultat, ce qui montre que le fossé entre le derdé et les révolutionnaires toubou était beaucoup plus grand que ne le croyait le général Malloum. Certains journalistes africains se sont montrés plus réalistes au sujet de l'influence que pouvait exercer le derdé sur ses administrés en dissidence : « Il a quitté le Tchad pour protester contre les exactions d'une 5. Ce nom contient très probablement plusieurs fautes d'orthographe. 6. Je précise d'ailleurs que Goukouni ignorait, en mars 1977, que son père avait désigné son propre successeur, ce qui montre bien que le conflit traditionnel entre les différents clans Tomagra n'est pas au centre des préoccupations des jeunes générations téda. Pour Goukouni, la dignité de derdé est un vestige du passé que la révolution se doit de balayer.

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administration moribonde et cupide et contre les humiliations dont il était constamment l'objet. Il ne s'opposait donc pas fondamentalement à l'ancien régime...Or, depuis quelques années, la rébellion s'est considérablement politisée. Les hommes de Hissein Habré en particulier ont acquis une conscience politique certaine» (S.K., 1975b, P- 29). Même Goukouni aurait déclaré qu'il respectait son père en tant que fils, mais non pas en tant que combattant révolutionnaire (Th. Desjardins, interview, janvier 1976); ses sentiments filiaux n ' o n t pas influencé les décisions qu'il a eu à prendre en tant que responsable du C.C. F.A.N.. Le général Malloum a donc finalement réussi à obtenir quelques petits succès, mais le «gros gibier» qu'il visait a opposé une fin de non-recevoir à sa politique de réconciliation nationale. Quant à Hissein Habré, son attitude était assez nette, bien que parfois sujette à des fluctuations. En décembre 1974, donc avant la chute du président Tombalbaye, il surprenait complètement les émissaires français venus discuter une fois de plus de la libération de Mme Claustre et de Marc Combe, en demandant l'ouverture immédiate de négociations en vue de la réconciliation nationale; si les négociations aboutissaient, les otages français seraient libérés sans autre condition. Comme gage de sa bonne foi, il libérait quelques personnalités tchadiennes, dont l'ancien ministre Issa Allatchimi, que les révolutionnaires toubou détenaient depuis plusieurs années. Ces négociations ont cependant échoué, parce que Tombalbaye envoya des émissaires récusés par Habré qui, fin mars 1975, déclara les négociations terminées (Desjardins, 1975c,p. 269-271). Au moment du coup d ' É t a t militaire, par contre,Habré n'a pas hésité sur l'attitude à prendre, car il affirmait aussitôt devant Th. Desjardins: «Ce sera du tombalbayisme sans Tombalbaye... Bien sûr nous allons continuer notre combat. Ce que nous voulons, c'est instaurer un régime révolutionnaire à Fort-Lamy et qui soit un ferment révolutionnaire pour toute l'Afrique,pour tout le tiers monde» (Desjardins, 1975a). Il accepte cependant à plusieurs reprises, d'abord en mai-juin et ensuite début septembre 1975, de recevoir des délégations officielles {Jeune Afrique, 20 juin 1976). Rien de concret ne sort de ces entretiens et fin septembre 1975, Hissein Habré se décide à jouer à fond la carte Claustre qui constitue l'atout majeur dans son jeu. Il espère

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obtenir ainsi les armes qui lui font défaut pour devenir le nouveau patron du Frolinat; on peut penser également qu'il a rêvé à l'époque de pouvoir rentrer à N'Djamena non pas en tant que «frère égaré rentré au bercail», mais à la tête de ses troupes victorieuses. La suite de l'affaire est connue. Le gouvernement français fait semblant, pendant une brève période, de céder aux exigences de Habré en lui payant une rançon et en livrant du matériel non militaire, mais en refusant de livrer des armes. Mme Claustre ne sera pas fusillée, mais elle restera prisonnière. Le gouvernement militaire tchadien, profondément humilié parles livraisons françaises effectuées sans son accord,rompt les relations diplomatiques avec la France ainsi que les négociations avec Habré, probablement parce que le général Malloum ne veut négocier qu'en position de force. Cette position de force, qu'il a perdue quand l'intervention française l'a humilié sur le plan diplomatique, il essaie alors de la regagner sur le plan militaire. Dès octobre 1975, les hostilités reprennent dans le B. E.T., et au cours des trois derniers mois de l'année des combats meurtriers ont lieu, notamment dans le Tibesti. Ces combats auraient tourné au désavantage de l'armée tchadienne qui aurait eu plus de cent morts (Jeune Afrique, 23 janvier 1976). Minute du 31 décembre 1975, dans un article intitulé «L'armée tchadienne battue par le milliard de la rançon Claustre», parle même d ' u n «Waterloo du Tibesti». Dans la nuit du 17 au 18 février 1976, les forces armées du Nord lancent même une attaque contre Faya, chef-lieu de la préfecture du B.E.T., qu'elles investissent pendant six heures avant d'être délogées par les troupes tchadiennes dépêchées sur les lieux, en renfort de la garnison submergée. D'après un coopérant français, une répression sauvage se serait ensuite abattue sur la population civile de Faya (interview, avril 1976). Depuis,les négociations dans le B.E.T. sont au point mort. Après la bataille de Faya, le C.S.M. rappelle, certes, que «la réconciliation nationale demeure un des piliers de sa politique», mais le communiqué officiel se termine par un avertissement solennel: «Les irréductibles seront traités avec la dernière rigueur» (Le Monde, 29 février1 er mars 1976). Il n'est donc pas étonnant, dans ces conditions, que Françoise Claustre, interrogée au printemps 1976 par Raymond Depardon, se soit montrée très pessimiste au sujet d ' u n éventuel accord entre le gouvernement et le C.C. F. A.N.: «La réconciliation nationale au Tchad ne me semble absolument pas possible de la façon dont

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elle semble envisagée pour le moment. Parce que, à mon avis, il faut d'abord reconnaître que cette révolution toubou est quelque chose d'important. Ce sont des révolutionnaires qui luttent depuis longtemps et qui ont une idéologie. Ce ne sont pas des gens qui s'arrêteront de combattre lorsqu'ils n'auront plus rien à manger. Il faut traiter d'égal à égal» (Depardon, 1976). Tournons-nous maintenant vers le Frolinat «orthodoxe» d'Abba Sidick. Là encore, la politique de réconciliation nationale du général Malloum s'est heurtée d'abord à un refus obstiné. D'après Jeune Afrique (7 novembre 1975), Abba Sidick aurait bien envoyé, en septembre 1975, deux de ses lieutenants à Alger pour s'entretenir avec un émissaire gouvernemental, mais le Frolinat a toujours nié qu'il y ait eu le moindre contact au niveau du bureau politique ou de la direction de la première armée, et toutes ses prises de position officielles ont été foncièrement hostiles au gouvernement. Dès mai 1975, un texte du Frolinat mettra en doute le sérieux des militaires tchadiens: «Les mobiles des putchistes sont... essentiellement d'ordre subjectif... On peut comprendre à travers leur premier communiqué ... que si Tombalbaye les avait bien traités et avait apprécié leurs 'énormes sacrifices'à leur juste valeur, il ne serait jamais venu àleur esprit de le renverser» (Documents Frolinat 81, p. 2). D'autres communiqués rappellent le programme politique et économique du Front pour constater que le C. S. M. n'a rien fait pour réaliser les objectifs pour lesquels se battent les révolutionnaires tchadiens. L'attitude du Frolinat peut en fin de compte être résumée en deux phrases prononcées par le Dr Sidick en juin 1975: «Pour nous, c'est une dictature militaire qui remplace une dictature civile... La nuance qu'on peut relever entre le Comité militaire supérieur et Tombalbaye, c'est que ce dernier voulait le peuple à genoux et les putchistes le veulent au garde-à-vous!» (Malley, 1975a, p. 17). Les affrontements militaires ont d'ailleurs continué depuis l'avènement au pouvoir du général Malloum: accrochages dans le Ouaddaï, fin 1975, bombardements dans la région de Bao (Ennedi) début 1976, coup de main contre Bokoro (Chari-Baguirmi) en mars 1976. Le 13 avril 1976, lors des cérémonies officielles marquant le premier anniversaire du nouveau régime, des terroristes appartenant au Frolinat «orthodoxe» lancent enfin plusieurs grenades dans la tribune officielle ; le général Malloum et ses principaux collaborateurs sortent indemnes de cet attentat, mais celui-ci fait six morts et soixante-

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douze blessés et montre que le Frolinat n'a nullement l'intention de désarmer. On doit cependant noter que les actions armées revendiquées par la première armée depuis le coup d ' E t a t sont très peu nombreuses, et qu'elle ne semble pas avoir été en mesure de profiter de la situation créée par le départ de toutes les forces françaises en octobre 1975 après la rupture diplomatique entre le Tchad et la France. Est-ce parce que des négociations secrètes étaient en cours? Ou est-ce simplement un signe que les F. P. L. du Centre-Est sont dans une position relativement faible et ne peuvent pas montrer une combativité excessive? Cette dernière hypothèse peut être la bonne, car à plusieurs reprises les responsables du Frolinat s'étaient fait fort de balayer l'armée tchadienne dès que cesserait le soutien des forces françaises. S'ils ne l'ont pas fait, c'est probablement qu'ils ne l'ont pas pu. La question se pose, à la fin de cette analyse, de savoir pourquoi les partisans du Dr Sidick et ceux de Hissein Habré ont refusé de répondre de façon positive à la politique de réconciliation nationale du général Malloum? Apparemment, le C.S.M. s'est posé la même question, comme le montre un éditorial intitulé «Pourquoi la réconciliation nationale?» publié par l'Agence tchadienne de presse le 8 avril 1976. Après avoir rappelé la volonté du général Malloum de négocier avec les insurgés,l'éditorialiste de l'A.T.P. écrit: «Pourquoi ces derniers n'entendent pas cet appel du cœur et de la raison? Sans vouloir expliquer le bien-fondé de leur révolte, disons qu'au départ, ils avaient droit de s'insurger. Un affreux tribaliste, sanguinaire de surcroît, cramponné au pouvoir et qui n'hésitait pas à sacrifier aux méthodes hitlériennes, terrorisait le pays. Face à ces exactions, les forces armées se sont soulevées... Le terroriste étant mort, la première barrière est donc écartée. Certes, après plusieurs années de maquis,la lutte s'est radicalisée et les revendications politiques prédominent. Mais il n'en reste pas moins que sur plusieurs points, nos vues convergent avec nos frères maquisards. Comme eux, nous sommes pour l'unité du Tchad,comme eux, nous sommes contre l'impérialisme et la réaction. Le C. S.M. l'a démontré à plusieurs reprises. En octobre, en réalisant le départ des troupes françaises. En janvier en soutenant fermement le M.P.L.A.. En février en reconnaissant aux Sahariens le droit à l'autodétermination... Où est donc la pierre d'achoppement? Le socialisme? Mais qui leur a dit que nous y sommes opposés

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a priori? Même Marx n'a pas prévu l'avènement du socialisme dans un pays pauvre et démuni... Qu'allons-nous socialiser? La misère? Mais nous y sommes en plein.» Une fois de plus on relance donc le slogan: «C.S.M.—Frolinat: même combat». Couvre-t-il la réalité? On peut commencer par faire remarquer que le C.S.M. s'est en effet signalé, sur le plan international et in ter-africain, par quelques prises de position progressistes mises en valeur par le texte cité ci-dessus. Ces prises de position n'ont pas coûté très cher au gouvernement tchadien, mais elles ont le mérite d'exister. Il est exact aussi que le C.S.M. a exigé et obtenu le départ des troupes françaises du Tchad en octobre 1975 à la suite des maladresses du gouvernement français dans l'affaire Claustre. Or, cette mesure répond à une des revendications les plus anciennes du Frolinat et il semble bien qu'elle ait été accueillie avec joie par la population tchadienne (Kebzabo, 1975b, p. 13). Il convient cependant de ne pas exagérer la portée de cet événement. D'après D. J u n q u a (1975), les responsables du C.S.M. ont pris la décision d'expulser l'armée française «à contrecœur» et ils sont d'ailleurs très vite revenus sur leurs pas. Début mars 1976, une visite de M. Chirac à N'Djamena consacre officiellement la réconciliation entre la France et le Tchad et donne lieu à la signature de plusieurs accords très favorables pour le Tchad. D'après D. Dethomas dans Le Monde du 9 mars 1976: «La gestion du président Tombalbaye avait été catastrophique, et le conseil supérieur militaire se débat dans des difficultés financières presque insurmontables. La France va donc accroître son aide 'de façon très sensible', a précisé M. Chirac. Ainsi, au lieu des 15 millions de francs prévus, Paris affectera 40 millions aux projets d'investissements. De plus, la subvention budgétaire, qui avait été supprimée, sera rétablie, et même augmentée... Dans le domaine militaire... Paris a accepté d'accroître le nombre de ses 'instructeurs' pour, a précisé M. Chirac, 'accélérer au maximum la formation de l'armée tchadienne'. 'Il n'est pas question que les militaires français interviennent directement contre la rébellion' a ajouté le premier ministre. La politique de 'réconciliation nationale'... marquant le pas ... il est possible que l'armée du Tchad déclenche une nouvelle offensive contre les rebelles du nord du pays.» Le Monde du 11 mars 1976 précise encore que l'armée de l'air française formera des pilotes et des mécaniciens de l'armée tchadienne et laisse entendre que le Tchad pourrait peut-être recevoir

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ultérieurement les hélicoptères que la France a temporairement rapatriés. On e f f a c e donc tout et on recommence. Une seule chose semble changer: la partie tchadienne dénonce la convention d'établissement qui privilégiait les personnes et les sociétés françaises en les assimilant aux personnes et entreprises nationales (A. F. P., 9 mars 1976). L a ligne «progressiste» q u ' a adoptée le gouvernement militaire dans le domaine des relations étrangères a donc manifestement ses limites. Q u a n t à la politique intérieure, ces limites sont encore plus marquées. Quelles sont les reproches formulés par les révolutionnaires tchadiens à cet égard? On peut les résumer en trois points: 1. C o m m e le rappelle un c o m m u n i q u é du Frolinat (Documents Frolinat 81, p . 4 ) , le nouveau régime est encore essentiellement sudiste; sept des neuf membres du C. S . M . étaient originaires du S u d , ce qui n'a d'ailleurs rien d'extraordinaire étant donné la composition ethnique de l'armée tchadienne. L e Frolinat n'a pas été le seul à constater ce fait. Un article de Jeune Afrique du 23 janvier 1 9 7 6 affirme également que n o m b r e u x sont les Tchadiens qui estiment insuffisant le n o m b r e de musulmans appelés à des postes de responsabilité. L e m ê m e article dénonce les «initiatives quelque peu maladroites de certains milieux proches du pouvoir» et note que si le c o u p d ' É t a t militaire a donné lieu à un ré-équilibrage ethnique dans les sphères dirigeantes du Tchad, ces mesures concernent avant tout le S u d : le groupe sara le plus proche de l'ancien président se voit en e f f e t remplacé par les S a r a M b a y e dont est issu le général Malloum. A j o u t o n s à ceci que le gouvernement militaire a essayé le plus possible de récupérer les anciens collaborateurs du président Tomb a l b a y e , et que seuls une dizaine d ' h o m m e s politiques parmi les plus c o r r o m p u s ont changé leur fauteuil ministériel pour une cellule en prison. Parmi eux M. A b o Nassour, peut-être l ' h o m m e politique le plus détesté par le Frolinat, et M. A b d o u l a y e D j o n o u m a , ministre chargé des problèmes de sécheresse et «qui s'était b e a u c o u p enrichi ces derniers temps en dispensant l'aide internationale aux sinistrés du Sahel» (Biarnès, 1 9 7 5 a ) . Chose la plus grave aux y e u x des révolutionnaires tchadiens, le C . S . M . ne désavoue pas le c o m m a n d a n t Camille G o u r v e m e c , militaire français servant sous l ' u n i f o r m e tchadien et responsable des services de renseignements tchadiens. En tant que tel, il est, p o u r les différentes tendances du Frolinat, un des h o m m e s à abattre et la confirmation de ce personnage dans son poste

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a valu aux militaires tchadiens la suggestion de la part d'Abba Sidick que leur coup d ' É t a t a été «téléguidé» par la France (Documents Frolinat 82, p. 1). Il n'a d'ailleurs pas été le seul à le suggérer. 2. Sur le plan économique, le C.S.M. ne poursuit pas une politique très différente de celle du régime précédent. Quand un journaliste posa au général Malloum, à l'occasion de sa première conférence de presse en avril 1975,1a question: Avez-vous simplement l'intention de réformer les institutions ou d'accomplir une révolution?, la réponse du nouveau leader tchadien était déjà révélatrice: «Nous avons un héritage lourd. Il faut d'abord mettre de l'ordre. Le reste viendra après» (Askar, avril-mai 1975, p. 14). Réponse typique d ' u n militaire peu préparé à l'exercice du pouvoir. En ce qui concerne la politique économique, le général Malloum déclara à la même époque: «Notre système économique sera le libéralisme. Il ne sera pas un libéralisme aveugle mais un libéralisme économique orienté par les pouvoirs publics pour tenir compte des objectifs prioritaires énoncés par le Gouvernement provisoire afin d'amorcer le décollage économique de notre pays» (ibid., p. 18). Comme le dit un communiqué du Frolinat, de tels propos et les mesures qu'ils impliquent «ne gênent nullement ni la perpétuation des structures de domination imposées par les modes de production capitaliste au profit de l'impérialisme mondial, ni le sous-développement chaque jour plus alarmant» (Documents Frolinat 82, p. 2). Certes, le C.S.M. a pris, sur le plan social et économique, quelques mesures ponctuelles en faveur des catégories les plus défavorisées: levée temporaire des taxes sur le bétail, le charbon et le bois de chauffage; abolition des tickets à l'entrée des hôpitaux et des dispensaires; prix fixes pour les denrées de première nécessité (A.T.P., 2 janvier 1976), mais de telles mesures sont insuffisantes pour que l'on puisse parler de socialisme. La dernière mesure s'est d'ailleurs heurtée à l'opposition des petits commerçants, et notamment des bouchers, clientèle potentielle du Frolinat et à prédominance musulmane. 3. Le gouvernement militaire n'a pas restauré les libertés politiques. Certes, tous les prisonniers ont été libérés dans les quinze jours qui ont suivi le coup d'État,mais leur libération a été assortie d ' u n avertissement solennel de s'abstenir de toute activité politique. Le C.S.M. a d'ailleurs fait savoir qu'il n'entendait tolérer aucun parti politique et, en novembre 1975, il a suspendu également les libertés syndicales et notamment le droit de grève. Une dépêche de

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l'A.F.P. du 27 novembre précise que cette décision a été prise pour mettre fin aux grèves à «caractère sauvage et abusif»: «En effet, 8 grèves illégales et 9 tentatives de grève avaient été enregistrées à N'Djamena depuis le coup d'État du 13 avril... Les intérêts des travailleurs seront toutefois défendus par les services administratifs chargés des problèmes du travail.» Commentaire du Frolinat d'Abba Sidick: «En réalité, la junte a une seule mission: lier les mains au peuple, afin de permettre à l'impérialisme de piller tranquillement ses poches» (Documents Frolinat 87, p. 4). Un dernier point, qui est peut-être le plus important, doit encore être relevé. Si les révolutionnaires tchadiens refusent de déposer les armes, c'est en grande partie une question de personnes. Ce sont le général Malloum et le général Odingar qui ont pris la relève de Tombalbaye et qui jouent les premiers rôles dans le C.S.M.. Or, comme le souligne une note d'information diffusée par le Frolinat d'Abba Sidick: «Ces deux généraux sont pour le moment le principal obstacle à toute réconciliation véritable» (Documents Frolinat 87, p. 3). Et de rappeler leur passé «lourd de méfaits»: c'est Malloum en effet qui a mis à feu et à sang l'Est tchadien où il exerçait le commandement territorial en 1965-1966; c'est Odingar qui était à la même époque préfet du B.E.T. et qui a couvert les brutalités de ses subordonnés Rodai et Alafi dans le Tibesti. Ces deux hommes ont été trop intimement liés à la répression pour pouvoir être des interlocuteurs valables aux yeux des révolutionnaires tchadiens. Certains communiqués du Frolinat contiennent d'ailleurs un appel à peine voilé à leurs subordonnés. La note d'information déjà citée dit, par exemple, au sujet de l'armée tchadienne: «Cette armée conçue comme une machine à tuer et dont les principaux chefs ont participé à toutes les guerres coloniales, est loin d'avoir le sens de la chose politique... Cependant ce jugement doit être tempéré. En effet, il existe des jeunes officiers, sous-officiers et soldats surtout, que le contact avec les maquisards a ébranlés... Cette fraction minoritaire est encore valable et peut être récupérée pour des tâches nationales» (ibid.). Le Frolinat appelle donc de ses vœux une sorte de M. F. A. à la tchadienne, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il tarde beaucoup à se manifester. Il est difficile de dire aujourd'hui comment la situation évoluera dans l'avenir. Des éléments nouveaux vont certainement intervenir

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ou sont déjà intervenus. En 1976, en effet, une nouvelle scission s'est produite au sein du Frolinat «orthodoxe» (voir Documents Frolinat 88 et 89), scission qui s'est cristallisée autour de Mahamat Abba, un des «ancêtres» du Frolinat bien qu'il n'ait pas en personne participé à sa création. Comme nous l'avons vu, Abba a été, de 1958 à 1963, secrétaire général de l'Union nationale tchadienne,parti dont Ibrahima Abatcha était également un des dirigeants et qui a été à la base du Frolinat. Condamné à la détention perpétuelle, en juillet 1963, pour complot, Mahamat Abba a passé huit ans en prison avant d'être gracié au printemps de 1971. Au lieu d'accepter le poste honorifique que lui offrait le président Tombalbaye à sa sortie de prison, Abba a quitté le Tchad dès qu'il a pu, pour rejoindre le Frolinat à Tripoli. Abba Sidick lui a d'abord réservé un accueil chaleureux, ainsi q u ' u n e place au sein du bureau politique du Frolinat, mais très vite les relations entre les deux hommes se sont tendues. Mahamat Abba, fier de son passé U.N.T. et qui se savait populaire dans les maquis de l'intérieur, avait de plus en plus tendance à penser que la succession d'Ibrahima Abatcha lui serait normalement revenue s'il n'avait pas été en prison à l'époque, et il ne s'en cachait pas devant certains interlocuteurs étrangers auxquels il faisait confiance. Dès 1974, on sentait que le Dr Sidick était agacé par son comportement et qu'il essayait de ranger ce collaborateur encombrant sur une voie de garage. Il y a réussi pendant un certain temps,mais en mai 1976, certains membres du bureau politique, tous des anciens de l'époque d'Abatcha, se sont ralliés autour de Mahamat Abba, excédés par l'attitude de plus en plus dictatoriale du secrétaire général 7 . Aussitôt, ils se sont rendus en bloc à l'intérieur pour exposer la situation aux combattants. D'après les dernières nouvelles, ils y seraient toujours. Le chef d'état-major de la première armée, Mahamat Idriss, aurait été destitué par ses propres troupes et serait actuellement détenu dans l'Ennedi ou en fuite au Soudan (les nouvelles sur ce point sont contradictoires, et il m ' a été impossible de les vérifier). Il est néanmoins difficile de dire quelle est aujourd'hui la situation exacte dans le Centre-Est du Tchad. Certains partisans de Mahamat Abba m ' o n t laissé entendre que celui-ci contrôle entièrement 7. Les principaux griefs formulés par les dissidents à l'encontre du Dr Sidick ressemblent à ceux de Goukouni et de Hissein Habré: gestion dictatoriale du mouvement,refus de rendre des comptes financiers,refus de se rendre dans les zones de combat,et,surtout,refus de convoquer un congrès général.

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la situation et que le Dr Sidick ne représente plus rien. Des gens de l'entourage de Goukouni, cependant, se montrent plus prudents. D'après eux, les combattants de la première armée n'ont pas encore pris de décision définitive. Ils garderaient pour le moment Mahamat Abba et les siens à l'intérieur et ils auraient sommé le Dr Sidick de s'y rendre aussi, en vue d'une explication générale. Si ces nouvelles sont exactes, il y a tout lieu de penser que cette situation représente une victoire à plus ou moins long terme pour Mahamat Abba, car il est peu probable que le Dr Sidick change ses habitudes pour aller en personne à l'intérieur. En octobre 1976, c'était au tour du C.C.F.A. N. de connaître des dissensions, dont la presse a cependant exagéré l'ampleur. Certes, Hissein Habré et Goukouni se sont séparés, mais il ne s'agit pas d'un conflit généralisé. Les partisans de Goukouni que j'ai rencontrés à Tripoli, en mars 1977, gardent toute leur estime pour Habré, et Goukouni lui-même le considère toujours comme un «grand révolutionnaire» et un patriote intègre. Les deux hommes se sont cependant trouvés en désaccord sur deux points. Le problème le moins important, d'un point de vue tchadien du moins, concernait le traitement à réserver aux époux Claustre. Hissein Habré aurait voulu les garder en otages jusqu'à ce qu'il ait obtenu entière satisfaction du gouvernement français en ce qui concerne la fameuse rançon. Goukouni, profondément marqué par le courage et le comportement digne de Mme Claustre, voulait libérer les Claustre sans autre condition. L'on sait que c'est le point de vue de Goukouni qui a heureusement prévalu. Plus grave était le désaccord concernant l'attitude à adopter à l'égard de la Libye. Hissein Habré s'est, dès 1974, insurgé de toute sa force contre l'occupation par les forces libyennes de la bande d'Aozou au Nord du Tchad, et s'est opposé à tout compromis à ce sujet. Goukouni, par contre, qui n'approuve pas non plus les prétentions annexionnistes de la Libye, estimait pour sa part qu'il était impossible de se battre sur deux fronts à la fois et pensait, à juste titre à mon avis, que le B.E.T., dont les frontières ont été fermées depuis 1973, avait besoin d'un ballon d'oxygène, raison pour laquelle il voulait composer temporairement avec les Libyens. Là encore, la majorité des combattants des forces armées du Nord a suivi Goukouni. Celui-ci se trouve aujourd'hui à Tripoli où il a entrepris la réorganisation de son armée ainsi que son ravitaillement en armes et en vivres. Habré, loin d'être en fuite comme l'a dit à un moment la

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presse française, est resté à l'intérieur où il continue la lutte. D'après les dernières nouvelles, il aurait quitté le B. E.T. et se trouverait, avec ses troupes, dans le Centre-Est où plusieurs engagements avec les forces gouvernementales se sont produits récemment. A première vue, la situation du Frolinat semble donc aujourd'hui désespérée, étant donné son fractionnement en cinq tendances différentes, animées respectivement par Abba Sidick, Baghalani, Mahamat Abba, Hissein Habré et Goukouni.Un examen plus approfondi des divergences montre cependant que certains espoirs sont malgré tout permis. Mahamat Abba, Baghalani, Hissein Habré et Goukouni sont tous foncièrement opposés au Dr Sidick, et pour la plupart d'entre eux le conflit est trop profond pour qu'une réconciliation soit possible. Entre eux, par contre, les oppositions sont peut-être moins fondamentales et des rapprochements ne sont pas à exclure a priori. Des contacts ont déjà été pris dans certains cas et des accords de principe sont intervenus. Les plus loin sur la voie de la réunification sont actuellement Goukouni et les partisans de Baghalani, réunis au sein du Comité militaire inter-armée provisoire présidé par Adoum Togoï. Bien que Goukouni et Baghalani s'opposent sur la question religieuse, le C.M.I. A.P. a survécu à la défection de Hissein Habré et les deux tendances,au début de 1977, coopéraient assez étroitement. Baghalani a d'ailleurs profité de cette coopération, et notamment des armes fournies par le C.C. F. A. N., pour recruter de nouveaux combattants; en mars 1977, l'armée «Volcan» aurait compté plus de deux cents hommes. Aujourd'hui, un doute plane cependant sur cette coopération. Baghalani, en effet, est mort le 27 mars 1977, dans un accident de voiture près de Benghazi. Il est difficile de dire si ses successeurs accepteront de continuer à collaborer avec Goukouni et s'ils réussiront à préserver l'intégrité de leurs troupes. L'événement le plus important qui pourrait se produire dans l'avenir serait un rapprochement entre Goukouni et Mahamat Abba. Les premiers contacts ont déjà été pris et les dirigeants des deux courants laissent entendre, dans des conversations privées, que rien ne les sépare réellement. Tous laissent également la porte ouverte à Hissein Habré. Ces trois courants représentent la grande majorité des combattants du Frolinat et s'ils arrivaient à un accord, un congrès général de toutes les tendances pourrait avoir lieu. Un tel congrès, malgré l'absence probable du Dr Sidick, pourrait être suffisamment

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représentatif pour élire une nouvelle direction du Frolinat, acceptée par la base et non contestée au sommet. Pour la révolution tchadienne, une telle solution représenterait le second souffle tant attendu parles militants de base, démoralisés par les luttes fratricides qui ont affaibli le Frolinat depuis 1970 et qui ont rendu sceptiques les rares régimes disposés, en principe, à aider le mouvement. En tout cas, des progrès considérables peuvent être faits assez rapidement et les militaires au pouvoir au Tchad risquent de se trouver bientôt devant un adversaire beaucoup plus déterminé et beaucoup plus uni que cela n'a été le cas ces dernières années. Si, par contre, les différentes tendances du Frolinat n'arrivent pas à se mettre d'accord, le régime militaire de N'Djamena pourrait éventuellement profiter de cette désunion pour continuer les négociations en essayant de détourner, un à un, les différents groupes qui se réclament du Frolinat de leurs buts révolutionnaires.

CHAPITRE XIV

Le Frolinat et l'aide étrangère

A . LES PAYS SOCIALISTES ET L'AFRIQUE NOIRE

On connaît l'importance, pour des mouvements de libération, de «sanctuaires» dans des pays limitrophes et de l'aide extérieure en général. En ce qui concerne l'Afrique noire,la lutte pour l'indépendance dans les ex-colonies portugaises en a montré, une fois de plus, l'intérêt vital. Or, le Frolinat, au cours de son existence, a toujours bénéficié d'au moins un refuge plus ou moins inviolable et du soutien moral d'au moins un pays voisin. Par contre, l'aide matérielle lui a souvent fait défaut ou lui a été attribuée au compte-gouttes. Nous consacrerons ce chapitre à un inventaire systématique des adversaires et des alliés du Frolinat sur le plan international, inventaire qui nous permettra en même temps de mieux comprendre certaines étapes dans l'évolution du mouvement en tant qu'appareil extérieur et en tant qu'organisation de combat à l'intérieur. On peut commencer par constater que le Frolinat n'a reçu pratiquement aucune aide morale ou matérielle des pays appartenant au bloc socialiste, mis à part le soutien limité mais efficace à Ibrahima Abatcha de la part de la Corée du Nord en 1966. Nous avons vu que les contacts avec la Corée ont été perdus par la suite, peut-être à cause de l'obstruction sournoise de Mohammed El Baghalani; malgré une tentative d'Abba Sidick, en août 1969, les relations n'ont jamais été rétablies. Quant aux pays de l'Europe de l'Est, ils n'ont jamais eu le moindre contact avec le Frolinat. La presse de ces pays a d'ailleurs toujours présenté l'insurrection dans des termes ressemblant beaucoup à ceux utilisés par le président Tombalbaye avant qu' il ne lance la politique de réconciliation nationale. L'envoyé spécial de la Pravda affirma, par exemple, en novembre 1969, que le moteur du Frolinat était la haine «tribalo-religieuse» (voir Pouget, 1970), alors qu'une

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revue de l'Allemagne de l'Est présentait les «hors-la-loi» comme des gens qui «refusent de respecter la loi et l'ordre public, mettant en danger l'unité de la République, mettant le feu aux villages et pillant les éleveurs nomades» (Schôtzki, p. 17). Quantàla Chine populaire, elle aurait fait parvenir au Frolinat quelques centaines d'exemplaires des écrits militaires de Mao Tsé-Toung, mais son intérêt pour la révolution tchadienne se serait arrêté là. La gauche et l'extrême gauche européennes n'ont guère fait mieux. En France et en Belgique quelques comités de soutien, notammentle «Groupe d'information sur le Tchad», ont essayé d'influencer l'opinion publique européenne en faveur du Frolinat. Le G. I.T., comme certaines organisations italiennes, a également envoyé des médicaments, mais il s'agit d'une aide plus symbolique que réelle. A plusieurs reprises le Dr Sidick s'est d'ailleurs montré réticent à l'égard du soutien de l'extrême gauche française dont il craint qu'elle veuille se poser en «maître à penser». Ses propres opinions politiques le rapprochent plutôt de la gauche classique et notamment du parti socialiste, mais les ouvertures tentées en direction de cette gauche orthodoxe française n'ont jamais connu le moindre succès. Que le Frolinat, qui n'a jamais prétendu être marxiste, n'ait pas reçu beaucoup d'aide du camp socialiste n'a finalement pas de quoi surprendre. Il en est de même en ce qui concerne l'absence d'aide et de soutien de la part des pays d'Afrique noire indépendante. Comme l'a dit Abba Sidick lui-même: «Le Frolinat est mal vu par tous les États dits francophones au sud du Sahara, parce que le Frolinat est la mauvaise conscience de tous ces États. Les conditions qui ont créé le Frolinat se trouvent dans tous ces États. Par conséquent la plupart d'entre eux ne souhaitent pas du tout la victoire du Frolinat, parce que la victoire du Frolinat signifie l'encouragement à des forces oppositionnelles potentielles existant dans ces pays» (Sidick, 1974). Les États francophones d'Afrique noire n'ont d'ailleurs pas été les seuls à avoir peur de tout ce que représente la révolution tchadienne, dirigée non pas contre un pouvoir colonial, rappelons-le, mais contre un régime officiellement indépendant. Toute l'existence de l'O. U. A. est basée sur le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures des États membres, article que le Frolinat interprète de la manière suivante: «Cet article reflète très clairement le souci capital de certains Chefs d'État Africains tels que Tombalbaye et ses consorts 'francophiles' d'être protégés contre leurs Peuples par une Orga-

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nisation qui, sous sa forme actuelle, n'est faite à notre avis, que pour freiner le courant révolutionnaire en Afrique et empêcher les Mouvements de libération d'œuvrer pour libérer leurs Peuples de l'emprise de l'impérialisme et du néo-colonialisme» (Documents Frolinat 26, p. 7). Analyse assez juste dans ses grandes lignes, bien qu'il y ait toujours eu des exceptions à la règle. Le Ghana de N'Krumah, par exemple, a longtemps été une terre d'asile pour les révolutionnaires africains et Ibrahima Abatcha lui-même y a été accueilli comme exilé avant qu'il ne se lance dans la lutte armée. Cependant, les pays d'Afrique noire limitrophes du Tchad n'appartiennent pas à cette catégorie. Le Niger n'a jamais offert la moindre facilité au Frolinat et a toujours essayé de jouer les médiateurs entre Tombalbaye et ses voisins arabes quand ceux-ci menaçaient de prendre trop directement le parti du Frolinat. Contenant à l'intérieur de ses frontières des minorités toubou et touareg pour lesquelles l'exemple de la guerre civile tchadienne pouvait être contagieux, le Niger avait en effet tout intérêt à ce que l'insurrection tchadienne prenne le moins d'ampleur possible. Quant au Nigeria, un bureau du Frolinat a fonctionné plus ou moins ouvertement à Kano jusqu'en juin 1972, mais ce réseau a été démantelé après l'échec de l'opération Askanit. A cette occasion le président Gowon a même livré aux autorités tchadiennes quelques prisonniers appartenant au Front, dont un au moins a péri dans les geôles de Tombalbaye. Cette réaction s'explique par le fait que l'opération Askanit avait été préparée en grande partie sur le territoire nigérian et que le commando envoyé à Fort-Lamy était composé de militaires d'origine tchadienne servant ou ayant servi dans l'armée du Nigeria. Le Cameroun a également extradé à plusieurs reprises des réfugiés tchadiens, à commencer par Ahmed Koulamallah, qui avait réussi à franchir la frontière tchado-camerounaise après les émeutes de FortLamy de septembre 1963. D'après l'ancien responsable du bureau du Frolinat à Alger (interview, mai 1973), le Cameroun aurait également livré des membres du Frolinat à la police tchadienne. Aux prises avec l'insurrection de l'U.P.C. dans son propre pays, le président Ahidjo était bien placé pour comprendre les problèmes de son homologue tchadien. Signalons en passant le rôle du Zaïre, pays non limitrophe, mais très ami avec M. Tombalbaye, féru d'authenticité comme le général Mobutu. Le Zaïre a assumé l'entraînement des para-comman-

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dos tchadiens en leur apprenant également, d'après le témoignage de l'un d'entre eux, les techniques de 1'«interrogatoire poussé», appelé torture en language commun (voir Documents Frolinat 42, p. 68). La R.C. A. est le seul pays d'Afrique noire limitrophe à avoir joué un rôle positif pour la révolution tchadienne. Non pas que le général Bokassa ait épousé la cause du Frolinat, loin de là. Lui aussi a parfois livré des «réfractaires» du Front aux autorités tchadiennes, comme au printemps de 1970 (Comte, 1970c), et il n'a jamais accordé la moindre aide aux réfugiés tchadiens. Ceux-ci sont cependant trop nombreux en R.C.A. pour être surveillés étroitement; il en est de même pour la longue frontière que la R. C. A. et le Tchad ont en commun. Les réseaux clandestins du Frolinat sont donc relativement importants en R.C. A. et beaucoup de Tchadiens qui désirent rejoindre la lutte armée passent par la filière de la R.C. A. où les combattants de la première armée viennent parfois «se reposer» après les combats. Tout ceci se passe cependant contre la volonté du président Bokassa, dont le régime n'a rien pour séduire le Frolinat.

B . LE MONDE ARABE

Comme la révolution tchadienne s'appuie principalement sur les régions islamisées et que certaines de ses revendications, dont notamment la reconnaissance officielle de la langue arabe, sont d'ordre culturelles pays arabes devraient être les «alliés naturels» du Frolinat. Cependant, de l'aveu du Dr Sidick lui-même, l'attitude de la plupart de ces pays a beaucoup déçu le Frolinat. Nous avons déjà vu que Djalabo avait entrepris, dès 1966, une tournée à travers le Moyen-Orient, efforts qui ont été poursuivis ensuite par Baghalani (l'Arabie séoudite et le Koweit) et par le Dr Sidick. Malgré ces efforts, le soutien des pays arabes du Moyen-Orient n'est jamais allé plus loin qu'un appui moral accordé du bout des lèvres et aucune aide matérielle n'est venue de ce côté, à l'exception de celle des Palestiniens. Ceux-ci ont en effet collaboré aux stages d'entraînement organisés pour les combattants des F.P.L., en mettant à la disposition du Frolinat des instructeurs militaires dont les dirigeants du Front sont unanimes à louer la compétence et le dévouement. Les seuls pays qui ont vraiment aidé le Frolinat sont certains États d'Afrique du Nord, ainsi que le Soudan. Et encore l'aide reçue

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de ce côté a-t-elle souvent été accordée parcimonieusement et a-telle toujours été subordonnée aux intérêts nationaux des donateurs, dont certains ont parfois eu tendance à utiliser le Frolinat comme un simple pion dans leur jeu politique. Ces intérêts nationaux expliquent, par exemple, la neutralité de l'Egypte au sujet de la révolution tchadienne. Nous avons vu que les premiers cadres politicomilitaires du Frolinat ont été recrutés parmi les étudiants tchadiens au Caire et que cette source a continué pendant plusieurs années à alimenter les maquis en responsables. On se serait donc attendu à ce que le Frolinat ait constitué un secteur en Égypte et y dispose d'un bureau important. En réalité il n'en est rien, les dirigeants égyptiens s'y étant toujours formellement opposés. D'après un responsable du Frolinat (interview, mai 1973), l'Égypte respecte scrupuleusement les consignes de l'O.U.A. sur la non-ingérence dans les affaires des États membres pour ne pas s'aliéner la sympathie des gouvernements de l'Afrique noire dans le conflit avec Israël qui domine toute sa politique.il semble aussi que les autorités égyptiennes aient très mal pris la bataille rangée qui a opposé en 1964 les partisans et les adversaires de M. Tombalbaye parmi les étudiants tchadiens du Caire et que cet affrontement sanglant ait influé plus tard sur leur décision de tenir le Frolinat à distance. D'après un observateur, Radio-Le Caire aurait incité pendant un certain temps les populations musulmanes du Nord-Tchad à la révolte armée (de Lusignan,p. 119), mais je n'ai jamais eu la moindre confirmation à ce sujet. De toute façon, l'Égypte n'a accordé aucune aide matérielle au Frolinat, à l'exception peut-être de quelques instructeurs militaires lors des premiers stages d'entraînement des F.P. L., vers 1970. Les alliés du Frolinat se comptent finalement sur les doigts d'une main, car ils ne sont que trois: l'Algérie, le Soudan et la Libye. De ces trois pays, seule Alger, fidèle à sa réputation de «capitale de la révolution», a soutenu le Frolinat sans défaillance du début à la fin. Le soutien de l'Algérie est cependant avant tout d'ordre moral. Dès 1964, l'U.N.T., prédécesseur du Frolinat, y avait ouvert un bureau qui a continué à fonctionner comme principal centre d'information du Front vers le monde francophone. Le Frolinat dispose dans la banlieue d'Alger d'un appartement modeste, mis à sa disposition par le F.L.N., et reçoit probablement du gouvernement algérien quelques subventions en argent. Pas d'armes cependant, ni d'instructeurs militaires, car le Frolinat n'a jamais eu de camps d'entraînement en

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territoire algérien. Comme l'Algérie et le Tchad n'ont pas de frontière commune, Alger n'a jamais pu jouer le rôle de «sanctuaire» et, en dehors de ses quelques représentants officiels, le Frolinat n'entretient pas de combattants en Algérie. L'aide algérienne a donc été limitée, mais ce qui a été donné était efficace et offert sans conditions politiques préalables. C'est le Soudan qui a été le premier «sanctuaire» pour les révolutionnaires tchadiens.Nous avons déjà souligné l'importance de la colonie tchadienne au Soudan et nous avons vu que beaucoup de ses membres avaient fui le Tchad pour des raisons politiques et restaient politiquement actifs au Soudan, ce qui a valu aux autorités de Khartoum certains ennuis. En juin 1965, déjà, le président Tombalbaye avait annoncé que «tous les ressortissants soudanais seront expulsés du Tchad dans un délai de trois semaines si, d'ici là, le Soudan ne cesse pas de donner asile aux opposants tchadiens résidant à Khartoum sous le nom de 'gouvernement de la république islamique du Tchad en exil'» (A.F.P., 12 juin 1965). Une semaine plus tard, M. Tombalbaye répète son ultimatum en soulignant qu'il a, lui, toujours appliqué une politique de bon voisinage avec Khartoum au sujet de la révolte du Sud-Soudan: «Du temps du gouvernement soudanais du général Abboud, j'ai fait prendre par la police tchadienne, pour les renvoyer au Soudan, des noirs, chrétiens du sud, qui s'étaient réfugiés au Tchad» (A. F.P., 19 juin 1965). Et le président Tombalbaye d'exhorter les autorités soudanaises à réfléchir sur ce qui arriverait si le Tchad décidait de fermer les yeux et d'ouvrir sa frontière. L'avertissement semble avoir porté, car le 2 juillet, l'A. F. P. annonce qu'un certain nombre de Tchadiens ont effectivement été expulsés du Soudan, pour prendre, au Tchad, le chemin de la prison. Les mesures soudanaises semblent avoir suffi à apaiser la colère du chef de l'État tchadien car, en octobre 1965, M. Tombalbaye déclare que les relations avec le Soudan sont excellentes: «Le Soudan cherche sa voie et nous voulons l'aider à résoudre ses difficultés. D'autre part, nous pouvons affirmer qu'il n'existe pas de gouvernement tchadien en exil au Soudan» (A. F. P., 10 octobre 1965). Le conflit rebondit cependant fin août 1966 quand le gouvernement de Fort-Lamy ferme la frontière tchado-soudanaise à toute circulation et interdit aux ressortissants soudanais vivant au Tchad

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de se déplacer à plus de cinq kilomètres du lieu de leur résidence. L'A. F. P. précise, le 24 août, que «ces mesures ont été prises à la suite de la réponse faite par le gouvernement soudanais à la requête du gouvernement tchadien relative aux incursions sur le territoire tchadien de bandes armées venant du territoire soudanais». Le gouvernement tchadien avait en effet quelques raisons de s'inquiéter. Les combattants du F. L.T. d'Ahmed Moussa avaient commencé dès la fin de 1965 à lancer des attaques d'envergure sur des postes frontaliers comme Adré,en se retirant chaque fois en territoire soudanais sans être inquiétés. Les dirigeants du futur Frolinat, qui se déplaçaient également en toute impunité au Soudan, fondent finalement leur organisation à Nyala: pour former leurs combattants, ils ont recours à des Tchadiens servant dans l'armée soudanaise et cet entraînement a lieu au Soudan même1. Vers la fin de 1966, cependant, une réconciliation entre les deux pays s'ébauche sous les auspices du président Hamani Diori du Niger qui obtient la réunion d'une commission d'enquête mixte pour faire l'inventaire des points de friction. D'après un journaliste du Mois en Afrique, tous les problèmes ne sont pas pour autant réglés: «C'est ainsi par exemple que restait en suspens la question du droit de suite soulevée par le Tchad. Fort-Lamy souhaite en effet que soit admis... le principe de la poursuite des bandes rebelles et ce jusqu'à 80 kilomètres à l'intérieur du pays voisin. Sans être hostile à l'étude de ce principe, Khartoum avait rejeté la proposition tchadienne» (R.I., p. 36). A la fin de son article, cet auteur se montre donc sceptique à l'égard de la durabilité de la réconciliation tchado-soudanaise. Contrairement à ce qu'il pensait, de nouveaux conflits ne se sont pas produits par la suite, bien que le Frolinat ait continué à se servir du Soudan comme base opérationnelle pour sa première armée. Il est difficile de dire pourquoi M. Tombalbaye ne s'est plus opposé à cette situation, mais on peut émettre une hypothèse. Lors des négociations de la fin de 1966,1e gouvernement soudanais a probablement donné des preuves de sa bonne foi, et son attitude à l'égard du Frolinat était finalement très ambiguë. S. Bromberger commente de la façon suivante l'accord provisoire tchado-soudanais: «Il apparaît alors que le gouvernement de Khartoum, qui était lui-même aux 1. A noter que les relations entre le Tchad et le Soudan se compliquaient à l'époque à cause d'un différend portant sur le tracé exact de la frontière tchadosoudanaise entre le Ouaddaï et le Darfour.

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prises au Sud avec une rébellion exactement inverse ...ne tenait nullement à voir s'envenimer la situation sur une autre frontière. La difficulté pour lui était surtout de se faire entendre des autorités locales... Khartoum se heurtait à la mauvaise volonté des roitelets du Darfour qui avaient une sympathie évidente pour les rebelles tchadiens. L'accord de Niamey aboutit néanmoins à ce que les camps d'entraînement de la frontière fussent fermés et le Sultan de Geneina convoqué dans la capitale. Mais la commission mixte qui devait inspecter la frontière ne put pénétrer au Darfour et les cours régionales refusèrent de juger que les commandos enfreignaient le statut de réfugiés politiques. Il n'y eut pas d'extradition. Pourtant, les attaques sur les postes frontières cessèrent» (Bromberger, 16 mars 1967). Cette analyse est peut-être un peu exagérée, mais probablement pas tout à fait. Nous savons en effet par un texte du Frolinat datant à peu près de la même époque que les relations entre celui-ci et le gouvernement soudanais étaient loin d'être cordiales. Ce texte affirme par exemple sous le sous-titre «Le conflit soudano-tchadien»: «Le gouvernement actuel [du Soudan]... voit que son appui au Mouvement Révolutionnaire et la réussite du même mouvement constituerait une défaite pour lui-même... Le Frolinat n'a jamais manqué d'avertir le gouvernement soudanais sur la présence d'Israéliens au Tchad et de la menace que cette présence constitue pour eux, mais les responsables soudanais voient le problème différemment. M. Mahdjoud, ancien Premier Ministre du Soudan, aurait déclaré à un diplomate étranger: 'Nous n'avons pas de crainte pour le gouvernement de Tombalbaye qui ne peut en aucun cas menacer nos intérêts, mais nous craignons de ceux qui viendront après Tombalbaye. Ces individus qui viendront peuvent être des gauchistes et menaceront nos intérêts au Tchad'» (Documents Frolinat 17, p. 3). Si le Soudan a donc été, de 1965 à 1972, un «sanctuaire» pour les F. P. L., c'est très probablement parce qu' il ne pouvait pas faire autrement. Cette impression est confirmée par une dépêche de l'A. F. P. du 10 juin 1970 qui cite l'opinion des officiers de l'état-major francotchadien selon lesquels «les bandits... ne bénéficient d'aucun soutien de la part des autorités soudanaises; s'il leur est arrivé d'échapper à leurs poursuivants en franchissant la frontière, ils l'ont fait... contre le gré des autorités de Khartoum». Le Soudan cessera d'ailleurs d'être un sanctuaire malgré lui au début de 1972. Un rapport détaillé du secteur i du Frolinat, daté du

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24 avril 1972, décrit le début de ce changement de la politique soudanaise de la façon suivante: «Laposition du Gouvernement Numeïry est identique à celle du Roi Hussein de Jordanie vis-à-vis des Palestiniens. Numeïry a nié depuis longtemps la politique progressiste qu'il entendait mener au sein du monde arabe et africain... Le bureau du FROLINAT au Soudan a reçu des informations irréfutables attestant que Numeïry et Tombalbaye ont signé un accord secret lors de la visite de ce dernier au Soudan le 8 février 1972. Selon cet accord secret, les autorités soudanaises ont pris la charge de liquider le mouvement révolutionnaire tchadien... et de fournir armes et équipements militaires au gouvernement fantoche de Fort-Lamy... Le gouvernement soudanais a autorisé la police tchadienne à rentrer au Soudan pour surveiller, kidnapper ou liquider les Tchadiens qui s'y trouvent, particulièrement dans la ville frontalière d'El Geneina... Le 19 mars 1972, les services de renseignements généraux soudanais ont convoqué le Délégué Général du Frolinat à Khartoum et l'ont informé de la teneur du décret présidentiel mettant fin aux activités du Frolinat sur tout le territoire soudanais, la fermeture du bureau du Frolinat à Khartoum et tous les bureaux du Comité du Frolinat sur tout le territoire soudanais dans un délai maximum de cinq jours» (Documents Frolinat 49, p. 1-2). Les révélations faites par ce rapport sur l'accord secret NumeïryTombalbaye correspondent probablement à la réalité. Quelques semaines après avoir interdit les activités du Frolinat, Numeiry entreprend la liquidation des F.P. L. sur son territoire. Le 28 avril 1972, dit une lettre de l'ex-représentant du Frolinat à Khartoum, «l'armée soudanaise a attaqué notre camp de blessés qui se trouve à la frontière soudano-tchadienne; le nombre de morts sont nombreux de notre côté». Cet hôpital hébergeait probablement surtout les rescapés de la bataille d'Am Dagachi qui a eu lieu en février 1972. Le général Cortadellas a en effet affirmé qu'un bon nombre des nouvelles recrues qui étaient rentrées au Tchad à cette occasion avait été mis hors de combat par les forces soudanaises après leur défaite initiale devant l'armée franco-tchadienne (A. F.P., 26 août 1972). Le 3 et le 5 mai 1972 des accrochages violents ont de nouveau lieu entre l'armée soudanaise et les F. P. L. quand ces dernières essayent de s'opposer à des livraisons de matériel de guerre par le Soudan à l'armée tchadienne (voir Documents Frolinat 50). Selon une lettre de Mahamat Idriss du 30 mai 1972, les pertes auraient été nombreuses

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des deux côtés. On peut se demander pourquoi les autorités soudanaises se sont attaquées tout à coup, avec autant de férocité, aux forces armées du Frolinat. La réponse à cette question se trouve en partie dans une dépêche de l'A. F. P. du 10 mai 1972 qui donne le point de vue officiel du gouvernement soudanais sur les accrochages des 3 et 5 mai: «Le ministère de la Défense... précise que ... récemment des éléments tchadiens opposés au régime légitime de leur pays sont passés au Soudan, d'où, en contradiction avec les décisions de l'O.U.A., ils agissent contre leur pays. Ces éléments, précise-t-il, ont mis au pillage les populations de la région frontalière et répandu la terreur. Aussi les forces armées ont-elles été envoyées surplace pour restaurer la paix et la sécurité.» Il semble en effet que les combattants du Frolinat se comportaient dans les régions frontalières soudanaises un peu comme les feddayin palestiniens en Jordanie et au Liban, et y avaient créé une sorte d'«El Fath-land» en ayant pratiquement mis la main sur l'administration locale. N'oublions pas non plus que la bataille «finale» entre les F. P. L. et les partisans de Baghalani, après la destruction par ce dernier d'un camp du Frolinat, fin 1971, s'était déroulée en territoire soudanais. Or, lors de cet affrontement, plusieurs citoyens soudanais avaient été tués, et le gouvernement soudanais avait très mal pris la chose. C'est à la suite de cet incident que le gouvernement semble avoir envoyé un régiment entier à El Beïda pour ramener le calme dans la région (Ch. Westerdahl,interview, janvier 1974). Il s'agissait donc pour le général Numeiry d'écraser ces «Palestiniens» dont le comportement était en passe de devenir trop insolent. Il se peut d'ailleurs très bien que le désir d'agir ainsi ait été déjà ancien, mais que les autorités soudanaises n'aient pas pu exécuter leurs projets tant que la plus grande partie de l'armée était retenue ailleurs par la rébellion du Sud. Ayant enfin les mains libres, les Soudanais en ont aussitôt profité pour régler les problèmes dans le Darfour où existait également une forte opposition autochtone. Malgré l'interdiction de ses activités et la fermeture de son bureau, le Frolinat a cependant continué à travailler au Soudan dans la clandestinité, notamment auprès des nombreux réfugiés et travailleurs tchadiens dont les cotisations représentent une source de revenus importante pour le Front. En tant que «sanctuaire», toutefois, le Soudan était désormais perdu pour les F.P. L.,ce qui constituait un coup très sévère pour la lutte armée.

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Heureusement pour le Frolinat, les combattants tchadiens disposaient, depuis quelque temps déjà, d'un autre «sanctuaire»: la Libye, allié plus récent, mais très actif à l'époque. L'engagement réel de la Libye aux côtés du Frolinat date de l'arrivée au pouvoir du colonel Kadhafi. Certes, le roi Idriss avait déjà accueilli auprès de lui le derdé du Tibesti, après sa décision de s'exiler volontairement, et dès le début de l'insurrection dans le B.E.T. les leaders toubou ont bénéficié d'une aide financière et de facilités logistiques (Berri et Kebzabo, p. 20). Le monarque libyen s'intéressait cependant exclusivement aux affaires du B.E.T. et était peu favorable au Frolinat d'Abba Sidick. Au cours de l'été 1969, celui-ci fut même expulsé pendant quelques mois de Libye et dut se fixer temporairement au Caire. Le coup d'État des officiers libres animés par le colonel Kadhafi renverse cette situation. Le nouveau leader libyen permet à Abba Sidick de revenir à Tripoli où il commence à mettre sur pied le secteur V du Frolinat qui sera son fief personnel, géré par des hommes de son choix. Dès 1970, les Libyens autorisent également l'ouverture d'un camp militaire où auront lieu désormais les stages d'entraînement des F.P.L., sous la direction d'instructeurs libyens et palestiniens. Quant à l'insurrection du B. E.T., l'attitude du colonel Kadhafi est moins claire .Jusqu'en mai 1971, en tout cas, les dirigeants libyens n'ont pas fait beaucoup de faveurs aux dirigeants de la deuxième armée. J'en cite pour preuve une lettre de Goukouni à Abba Sidick du 24 mai 1971: «La population qui nous est favorable a actuellement beaucoup de difficultés pour se ravitailler, elle n'a qu'une seule voie, la Libye,mais actuellement les autorités interdisent l'accès de leur territoire, pour quelle raison?... Si lapopulation ne peut se ravitailler en Libye, elle sera obligée de se rallier au gouvernement Tombalbaye, et cela dans la totalité, ce qui sera pour nous désastreux.» Et de demander au Dr Sidick d'intervenir auprès des autorités libyennes pour que celles-ci ouvrent la route Sebha-Tibesti à la deuxième armée et à la population civile. Tout cela ne ressemble guère à un soutien conscient et délibéré à la révolution toubou. Il faut d'ailleurs noter que le gouvernement libyen, en 1970, ne reconnaît pas officiellement le Frolinat, pas même la tendance d'Abba Sidick. Un changement important intervient dans l'attitude libyenne en août 1971. Le 27 de ce mois, le président Tombalbaye annonce

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qu'un complot visant à le renverser vient d'être déjoué à Fort-Lamy. Accusant la Libye d'être l'instigatrice de cette tentative de coup d'État, le chef d'État tchadien rompt en même temps les relations diplomatiques avec Tripoli. Quant à ce complot, on peut se demander s'il a réellement existé. Un seul homme aurait été impliqué dans cette affaire, un certain Ahmed Abdallah, membre du parlement et indicateur de police à ses heures qui, après avoir passé aux aveux, s'est suicidé en prison. Certes, quelques jours auparavant, des tracts du Frolinat avaient été distribués dans la capitale tchadienne, mais la conspiration dont faisait état M. Tombalbaye n'allait pas beaucoup plus loin et ne semble nullement justifier la rupture des relations diplomatiques avec la Libye. L'affaire se comprend cependant mieux quand on la met en rapport avec une autre nouvelle, rapportée par Askar dans son numéro d'août 1971: «Adoum Hagar, successeur d'El Hadj Issaka à la tête du soi-disant État-major du Frolinat se trouve à Tripoli... Il y suit un stage de formation militaire ainsi que 50 autres stagiaires tchadiens et cet entraînement est dirigé par des cadres libyens.» Or, un éditorial paru dans Info-Tchad, du 10 septembre 1971 suggère un lien entre ces faits et le coup d'État d'Ahmed Abdallah. La colère du président tchadien s'explique mieux ainsi, car, comme nous l'avons vu auparavant, les stagiaires du Frolinat, dotés d'armes modernes par l'armée libyenne, sont rentrés ensuite au Tchad début 1972; défaits lors de la bataille d'Am Dagachi, les survivants de ce groupe ont par la suite fait basculer la situation militaire dans le Centre-Est, de l'aveu même du général Cortadellas (A. F. P., 26 août 1972). L'affaire était d'autant plus sérieuse pour le Tchad que le colonel Kadhafi exerçait à la même époque des pressions sur le derdé pour l'amener à poursuivre les combats dans le B. E.T. et à interrompre les négociations en cours avec M. Tombalbaye dans le cadre de la politique de réconciliation nationale. Commentaire de J. Pouget à ce sujet: «Autrement dit, avec une poignée de dollars et 200 fusils, le colonel Kadhafi peut exercer sur Fort-Lamy une pression insupportable» (Pouget, 1971). Le même auteur rapporte d'ailleurs les conditions posées au Tchad par le colonel Kadhafi pour améliorer les relations entre les deux pays: expulsion de l'ambassadeur d'Israël; expulsion de la base française; création d'une université arabe à FortLamy; création d'un organisme commun pour l'exploitation des

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richesses frontalières 2 . Si le complot d'Ahmed Abdallah est donc en grande partie un prétexte commode, le moins qu'on puisse dire est que la Libye se montrait à l'époque fort agressive à l'égard du régime de M. Tombalbaye. Pour le Frolinat, la rupture des relations tchado-libyennes constituait une véritable aubaine. La première conséquence en a été que le Conseil de la révolution libyen reconnaît officiellement le mouvement d'Abba Sidick. Le texte qui rend publique cette décision, prise le 17 septembre 1971, est intéressant dans la mesure où il montre comment le conflit tchadien a été perçu par les dirigeants libyens: «Le Peuple Tchadien frère vit dans des conditions inhumaines dues à la tyrannie, à l'ignorance, à la maladie, au régime policier, au spectre des troupes étrangères et à la main mise des bases étrangères sur le pays. L'Islam et les Musulmans du Tchad subissent une oppression religieuse ...jusqu'à empêcher aux enfants musulmans l'éducation et des soins médicaux... Il est clair également que Tombalbaye et sa clique pratique une discrimination raciste contre les populations arabisées et qui constituent la grande majorité du Peuple Tchadien frère. La situation générale au Tchad, inféodé aux bases militaires étrangères occidentales et sionistes est une menace pour les peuples africains voisins du Tchad... Après que s'est confirmé au Conseil de la Révolution que le Front de Libération Nationale du Tchad est le Représentant effectif du Peuple Tchadien et qu'il contrôle la plus grande partie du Peuple Tchadien, la République Arabe Libyenne reconnaît ce front, soutient sa lutte et décide de lui ouvrir un bureau qui le représentera en République Arabe de Libye» (Documents divers 2). Cette reconnaissance morale est suivie d'aides matérielles substantielles. Le Frolinat obtient d'abord un temps d'antenne de trente minutes par jour à Radio-Tripoli. D'après Ph. Frémeaux: «Lapopulation tchadienne, qu'elle soit ou non favorable au Frolinat, s'est jetée sur cette occasion d'échapper à l'information musclée de rigueur au Tchad. Les rues de Fort-Lamy étaient désertes aux heures d'émission et les cinémas furent contraints de déplacer leurs horaires!» (Frémeaux, p. 113). Début 1972,1e Tchad parvient cependant, avec l'aide delà France, à brouiller ces émissions qui cesseront en avril 1972. 2. Cette dernière condition prélude évidemment à l'occupation ultérieure de la partie septentrionale du B.E.T. par les Libyens.

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La Libye augmente également son aide matérielle, en finançant notamment en partie l'opération Askanit. Il semble cependant que le montant de cette aide ait été exagéré à l'époque. Certains journaux ont en effet cité des chiffres de l'ordre de vingt millions de dollars par an, c'est-à-dire presque le tiers du budget de l'Etat tchadien (L'Echo de l'Afrique, 23 août 1972). Une telle somme me paraît totalement invraisemblable. Ce soutien officiel ne durera d'ailleurs pas longtemps car, en avril 1972, les relations diplomatiques entre Fort-Lamy et Tripoli sont rétablies après une mission de bons offices de l'infatigable président nigérien Hamani Diori. Comme nous l'avons vu, c'est à cette occasion que M. Tombalbaye affirme son soutien à «la juste lutte armée du peuple palestinien». Les véritables retrouvailles, cependant, ont lieu à la fin de 1972 quand le gouvernement tchadien rompt les relations diplomatiques avec Israël. C'est à la suite de cet événement que le colonel Kadhafi se rend en visite officielle à Fort-Lamy, alors que M. Tombalbaye est reçu à Tripoli. Que signifie exactement cette lune de miel tchado-libyenne et quelles ont été les conditions de l'accord entre les deux pays? On peut d'abord dire que le président Tombalbaye a cédé en grande partie à l'espèce d'ultimatum du colonel Kadhafi signalé par J. Pouget. L'ambassadeur d'Israël est expulsé et il est pratiquement certain que le président tchadien a fait savoir aux Libyens que le Nord du B.E.T. était considéré comme territoire perdu par l'armée tchadienne. Sous-entendu: nous ne protesterons pas si l'armée et l'administration libyennes essaient d'y mettre de l'ordre. La Libye obtient donc des conditions fort avantageuses, auxquelles il faut encore ajouter l'acquisition de Mirages français: d'après plusieurs observateurs, le gouvernement français aurait en effet posé la réconciliation avec Fort-Lamy comme préalable à la vente de ces avions à la Libye (First, 1974, p. 224). Qu'obtient le président tchadien en échange de ces concessions? D'abord la promesse d'une aide financière de vingt-trois milliards de francs C.F.A. (Berri et Kebzabo, p. 20) et l'espoir que l'Arabie séoudite et les émirats pétroliers du Golfe persique ne tarderont pas à emboîter le pas. Ensuite, l'assurance que la Libye cessera son aide et son soutien au Frolinat. Celui-ci n'aurait donc été finalement qu'un pion sur l'échiquier diplomatique libyen, allègrement sacrifié aux intérêts suprêmes du régime, qui sont la lutte à mort contre Israël et

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les prétentions annexionnistes sur le Nord-Tchad (avec peut-être la bombe atomique au bout). Or, ce jugement hâtif doit être quelque peu nuancé. Il est très probable que les dirigeants libyens ont nourri, à l'époque, des sentiments de déception à l'égard du Frolinat et du Dr Sidick. N'oublions pas que la Libye avait en grande partie financé l'opération Askanit et l'entrée dans le Centre-Est du Tchad des maquisards défaits par les forces gouvernementales à Am Dagachi. Deux échecs donc, au moins à court terme, auxquels s'ajoute encore la défection de Habré et de Goukouni, malgré les tentatives répétées de la part des Libyens pour réconcilier les deux parties. Si le pion du Frolinat a été sacrifié par le colonel Kadhafi, c'est aussi parce qu'il n'avait pas su montrer sa valeur dans le jeu libyen. Il faut d'ailleurs dire, à la décharge des dirigeants libyens, qu'ils ont certes retiré leur reconnaissance officielle au Frolinat, mais qu'ils n ' o n t pas expulsé les militants du Front, comme certains journaux français l'avaient annoncé un peu trop hâtivement. Malgré la réconciliation avec le président Tombalbaye, la Libye a continué à jouer son rôle de «sanctuaire» pour la première armée et la «piste HôChi-Minh» tchadienne a continué à fonctionner sans interruption. L'insurrection du Centre-Est n'a donc pas été asphyxiée, comme l'espéraient sans doute les hommes au pouvoir à N'Djamena. Le Frolinat «orthodoxe» n'a donc pas payé trop cher l'accord KadhafiTombalbaye. Avec Hissein Habré, par contre, tous les ponts ont été coupés depuis que celui-ci s'est opposé ouvertement et avec véhémence à l'occupation d'Aozou par les Libyens.Jusqu'à aujourd'hui, il a été le seul Tchadien à le faire, car le nouveau régime militaire n'a pas encore remis cette question sur le tapis, du moins pas officiellement. Quant à la Libye, elle ne semble pas prête à renoncer à ses ambitions territoriales. Le Monde du 7 octobre 1975 contient une nouvelle intéressante et amusante à ce sujet: « ATripoli, le maréchal Idi Amin Dada,... président en exercice de l'Organisation de l'unité africaine..., a eu des entretiens avec le colonel Kadhafi... Dimanche, Radio-Ouganda, évoquant cette rencontre, a affirmé: 'Il n ' y a pas lieu d'être alarmé quant aux relations entre le Tchad et la Libye. Cette dernière est décidée à conserver à jamais avec le Tchad le tracé de frontière établi par les colonisateurs italiens et français'.» Le maréchal Amin s'est manifestement fait posséder par les Libyens à cette occasion car le seul tracé de frontière établi par les

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Français et les Italiens est justement celui de l'accord MussoliniLaval qui cède Aozou et le Nord du B.E.T. à la Libye. La frontière pour laquelle se bat Habré est celle de l'accord anglo-français de 1898! Fin 1976-début 1977, les Libyens ont d'ailleurs renforcé leurs positions dans le B. E.T.. Comme nous l'avons vu, le conflit qui a opposé Goukouni à Hissein Habré portait notamment sur les relations avec la Libye. Or, c'est le point de vue de Goukouni qui a prévalu. Celui-ci, qui contrôle la majorité des combattants des forces armées du Nord, a fait la paix avec le colonel Kadhafi, en lui permettant notamment de s'approprier en partie le bénéfice moral de la libération des époux Claustre en février 1977. La question se pose cependant de savoir s'il s'agit d ' u n accord durable ou simplement d ' u n e trêve décidée par Goukouni pour des raisons tactiques. Comme aucun des combattants toubou que j'ai rencontrés à Tripoli en mars 1977 n'admet l'occupation d'Aozou par les Libyens, la dernière hypothèse me paraît la plus probable.

TROISIÈME PARTIE

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CHAPITRE XV

Le discours du Frolinat

A . INTRODUCTION

Dans son livre Indépendances africaines. Idéologies et réalités, Y. Benot signale «ce phénomène frappant qu'est l'abondance, le brillant aussi, de cette production idéologique africaine, qui est le fait tout autant des hommes au pouvoir que de leurs opposants de toutes sortes» (Benot, p. 30). Quelques pages plus loin, le même auteur affirme qu'en Afrique noire «le mot idéologie se voit constamment conférer un sens exclusivement positif. Tout le monde, ou peu s'en faut, paraît au moins d'accord sur ce point, qu'il faut une idéologie» Le Frolinat sacrifie aussi à cette mode. Un manifeste de juin 1970 postule du moins: «Un mouvement armé sans idéologie ne peut se prétendre révolutionnaire. Il faut absolument que celui qui prend un fusil sache où il va, s'il veut se transformer de simple combattant en combattant révolutionnaire» (Documents Frolinat 35, p. 11). La réalité cependant est différente. S'il est possible de faire un résumé clair et cohérent de la pensée politique d ' u n Amilcar Cabrai, d ' u n Sékou Touré ou d ' u n Julius Nyerere,il n'en est pas de même pour le Frolinat. L'ensemble de ses publications, pourtant nombreuses, ne permet pas de dégager une idéologie véritablement cohérente. Tout au plus peut-on y déceler un certain nombre de thèmes qui reviennent régulièrement et que l'on trouve parfois l'un à côté de l'autre dans le même texte sans qu'ils soient intégrés dans un discours logique et entier.On peut donc dire que l'insurrection tchadienne est une véritable auberge espagnole, chacun y trouvant ce qu'il a lui-même apporté, ou encore qu'il n'y a pas de plat unique à la cuisine révolutionnaire tchadienne, mais qu'on y mange à la carte. Les quatre thèmes idéologiques du Frolinat que nous analyserons au

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cours de ce chapitre sont respectivement: le thème révolutionnaire anti-impérialiste; le thème réformiste radicalo-socialiste; le thème régionaliste-nordiste; et le thème arabo-musulman. Avant de procéder à une analyse détaillée de ces quatre thèmes, quelques remarques d'ordre général s'imposent. La première observation concerne l'isolement idéologique du Frolinat. On est en effet frappé par le refus opiniâtre des dirigeants du Frolinat de se reconnaître dans tel ou tel «modèle» révolutionnaire, et par l'absence,dans leurs publications, de références aux grands penseurs révolutionnaires contemporains. Evidemment, quand le Dr Sidick déclare à u n représentant de l'A. F. P.: «Nous ne prenons nos consignes nulle part, ni à Moscou, ...ni à Pékin, ni au Caire, ni nulle part, sauf au Tchad» (A.F.P., 18 octobre 1970), il s'agit là d ' u n e déclaration de circonstance destinée avant t o u t à l'opinion publique française. Le Dr Sidick reprend cependant le même thème, sous une forme un peu différente, dans des textes beaucoup plus sérieux et dans des interviews à tête reposée. En 1973, il dit par exemple: «Les Révolutions réussissent dans la mesure où elles évitent d'appliquer strictement les modèles du passé et inventent de nouveaux mécanismes. Les modèles du passé doivent être des points de repère. S'ils servent de référence, cette 'consultation'doit être créatrice, sans cesse mouvante, dynamique et correspondre à des cas d'espèce, à des situations déterminées» (Documents Frolinat 6 4 , p . 15). Ailleurs, il se situe très clairement dans un contexte purement tchadien en refusant de se reconnaître dans tel ou tel homme politique africain: «Je ne sais pas s'il y a des modèles, je n'en connais pas personnellement... Les contextes sont différents, on ne peut pas dire, par exemple, qu'il faut transposer le modèle de Sékou Touré au Tchad, le modèle d ' u n tel au Tchad. Les gens ne réagissent pas de la même manière, et puis il y a quand même le substratum socio-culturel qui diffère d ' u n pays à l'autre... J e suis obligé de tenir compte du matériel qui est le peuple tchadien» (avril 1974). Ce souci de ne réagir qu'en fonction de la situation particulière du Tchad est partagé par tous les responsables du Frolinat que j'ai rencontrés. Aucun d'entre eux ne m'a cité le moindre nom en réponse à la question: quel homme d ' É t a t africain admirez-vous le plus? Apparemment, ils ne s'étaient jamais posé la question et ils étaient incapables de répondre ou spontanément ou même après réflexion. Il est d'ailleurs intéressant de noter que le Frolinat entretient

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peu de relations avec d'autres mouvements révolutionnaires africains, tels que l'U.P.C. du Cameroun, à l'exception peut-être, pendant quelque temps, du Sawaba nigérien. La brochure «Tchad 74» (p. 37) affirme du moins que des combattants de cette organisation s'entraînaient dans les camps du Frolinat. Il s'agit, cependant, d ' u n e collaboration sur le plan pratique, qui n'implique pas de dialogue ni d'échanges idéologiques. Sur ce plan on peut dire que le Frolinat n'a pas de «maîtres à penser», ni avoués,ni inavoués. Les déclarations des responsables du Frolinat se caractérisent non seulement par l'absence de références idéologiques, mais aussi — les deux choses sont certainement en partie liées —par un pragmatisme prononcé. En mai 19 7 3, par exemple, le Dr Sidick envoie à une revue italienne un texte commençant par la citation suivante: «Les problèmes politiques et idéologiques doivent se poser en termes de prise de pouvoir. Autrement, ils n ' o f f r e n t aucune espèce d'intérêt» (Documents Frolinat 64, p. 1). Ce pragmatisme s'exprime de façon particulièrement nette dans les émissions de Radio-Tripoli que le Frolinat a diffusées de septembre 1971 à avril 1972 et sur lesquelles Ph. Frém e a u x ( p . 118) dit, à juste titre, qu'elles ont «donné une place privilégiée à la dénonciation de la corruption des responsables tchadiens plutôt qu'à la présentation concrète des objectifs du Frolinat». Tout en professant leur empirisme, les responsables du Frolinat se dérobent quand on les interroge de trop près sur les mesures pratiques qu'ils entendent prendre dans différents domaines après leur victoire éventuelle. Nous avons vu,par exemple, en analysant la politique économique appliquée par le Frolinat dans les régions politiquement contrôlées du Centre-Est, que le Dr Sidick lui-même disait que cette politique n'était que «le début de ce que sera le Frolinat» et qu'il en serait ainsi tant que le Front ne serait pas au pouvoir. Sur l'avenir cependant il restait très vague, car dans la même interview il déclarait: «On ne peut pas dire maintenant, par exemple, qu'on va appliquer une économie socialiste, c'est ridicule» (Fronts africains, 1 ( 5 ) , p . 12). En privé,les responsables du Frolinat se défendent cependant de ne pas avoir de programme politique. Selon eux, un tel programme existe, mais pour des raisons tactiques il n'est pas encore opportun de le dévoiler entièrement. Le Dr Sidick invoque par exemple le contexte international dont le Frolinat est obligé de tenir compte et notamment les options politiques des pays limitrophes du Tchad

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qui servent de refuges aux F. P. L. et que l'on-ne peut pas heurter de front (interview,avril 1974). Le Frolinat doit également tenir compte du contexte interne du Tchad, comme le signale un observateur anonyme qui termine sa remarque par un avertissement que les responsables du Frolinat ont peut-être eu tort de négliger: «Le Frolinat n'a encore qu'un programme très général... mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit non d'un parti, mais d'un front, et, tout au moins dans une première étape, cet aspect vague de son programme constitue un avantage plus qu'un inconvénient, puisqu'il lui permet de regrouper tous les opposants au régime. Toutefois,il est certain que, dans une étape ultérieure, s'il veut prétendre accéder au pouvoir, il devra présenter une véritable plate-forme, et qu'il risque alors de connaître des discussions sérieuses en son sein» [Afrique réelle, février 1970, P-23). Les remarques qui viennent d'être faites s'appliquent également, en gros, à Hissein Habré et au C. C. F. A. N.. Dans les quelques communiqués qui me sont parvenus, ils analysent la situation tchadienne dans les mêmes termes que le Frolinat «orthodoxe» et on y retrouve le même mélange de thèmes idéologiques différents et peu structurés. Si ces publications n'étaient pas signées du C.C.F.A.N., on pourrait facilement les confondre avec celles du Dr Sidick. On y retrouve également la même absence de références idéologiques et le même esprit à la fois empirique et très peu concret. «Préférant progresser pas à pas sur la voie de la révolution, dit J. Hinstin, les membres du conseil de commandement évitent de se référer à une idéologie déterminée. 'Le problème, disent-ils, trouvera sa solution dans l'action lui-même...; nous ne voulons pas appliquer systématiquement un schéma ou un modèle à la situation spécifique du Tchad'» (Hinstin, 1975b, p. 24). Certes, dans les écrits de Th. Desjardins, Hissein Habré apparaît comme un révolutionnaire marxisant et dur, le «Mao de l'Afrique»: «L'homme que j'admire le plus est, bien sûr,le président MaoTséToung et puis j'admire aussi Fidel Castro, Hô Chi Minh était un grand homme politique, Amilcar Cabrai aussi» (Desjardins, 1975c, p. 205). On voit même apparaître parfcls l'ébauche d'une pensée politique plus structurée, comme dans la citation suivante: «Lumumba a été un très grand nationaliste africain, mais ...pas un révolutionnaire et, finalement, qu'on le veuille ou non, les nationalistes, même les meilleurs, même les plus authentiques, involontairement, ne peuvent pas

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s'empêcher de faire une sorte de néo-colonialisme. En fait le nationalisme est une structure de pensée coloniale... Or si on veut que le monde change, il ne faut plus être sur le terrain colonial, il faut changer de structures mentales, il faut détruire le monde créé par les colonialistes et en créer un nouveau, c'est ça la révolution» (ibid., p. 207). J'ai cependant l'impression, d ' u n e part que Hissein Habré a tenu devant Desjardins le langage que celui-ci voulait entendre, d'autre part que Desjardins s'est parfois employé avec beaucoup de talent à «embellir» et à systématiser le discours de son interlocuteur. En d'autres termes, on aurait tort de prendre ces prises de position révolutionnaires de Habré trop au sérieux. Une dernière remarque avant d'entamer le véritable sujet de ce chapitre, c'est-à-dire l'analyse des quatre thèmes idéologiques du Frolinat. J e citerai dans les pages qui suivent un grand nombre de textes. Évidemment, je choisirai chaque fois le passage qui éclaire le mieux les positions du Frolinat, donc, en général,les citations les plus cohérentes et les mieux rédigées. Ce procédé risque de fausser quelque peu l'image du Frolinat telle qu'elle ressort de l'ensemble de ses publications. Certaines de celles-ci sont en effet très décevantes: le verbiage grandiloquent dispute parfois la place aux attaques de mauvais aloi contre le régime de Fort-Lamy, alors que certains textes ou passages sont à peine compréhensibles. J e n'en donne q u ' u n seul exemple qui date de juin 1972: «C'est à l'heure où les impérialistes ont remis à l'ordre du jours la question de savoir comment exploiter d'avantage et mieux l'Afrique que le peuple tchadien a pris les armes pour déjouer les manœuvres habilement macchiavéliques de l'impérialisme moyennant ses tentacules... Sur le plan politique, les victoires du Frolinat se traduisent par la prise de conscience toujours grandissante des larges masses populaires, malgré les tentatives de P'élite' au pouvoir d'en obnubiler la conscience politique afin de la laisser tomber en désuétude» (Documents Frolinat 53). Sur le plan de l'information, le Frolinat ne fait donc pas toujours preuve de la vigilance que l'on est en droit d'exiger d ' u n mouvement révolutionnaire qui veut être pris au sérieux.

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B . LES QUATRE THÈMES DU FROLINAT

Le premier thème idéologique du Frolinat, la veine révolutionnaire an ti-impérialiste, ne doit pas retenir trop longtemps notre attention. Non pas qu'il soit sans importance, loin de là, car on le retrouve dans la plus grande partie des publications du Frolinat, mais parce que nous l'avons déjà rencontré quand nous avons fait connaissance avec Ibrahima Abatcha. Nous avons vu alors que celui-ci se plaçait résolument dans une optique anti-impérialiste, tiers-mondialiste et socialiste, comme le montrent ses communiqués de la période 1962-1965 publiés en annexe. Quelques citations suffiront pour montrer que ce thème n'a pas été abandonné par le Frolinat après la mort de son premier secrétaire général. La première date de juin 1971 et est une sorte de profession de foi que l'on retrouve à plusieurs reprises dans d'autres publications du Front: «Notre objectif est double: réaliser une indépendance véritable, dégagée de toute tutelle étrangère quelle qu'elle soit, procéder à la transformation radicale des structures administratives, politiques, économiques, culturelles. Dans cette perspective, il ne saurait y avoir de compromis avec quiconque. Sans une révolution socialiste, il n ' y a pas d'indépendance véritable. Aucune révolution ne peut réussir valablement si elle ne passe par cette voie» (Documents Frolinat 41, p. 20). Ailleurs, les dirigeants du Frolinat rejettent catégoriquement la voie capitaliste: «Nous sommes convaincus que le système de développement capitaliste pour l'économie est une voie sans issue et plus particulièrement pour les pays sous-développés qui doivent avoir, au premier chef, leur indépendance économique totale... La crise née de cette voie capitaliste ne trouvera sa solution que par la prise en main des moyens de production par les masses tchadiennes. Cette dernière voie s'oppose fondamentalement avec la nature du pouvoir actuel et son lien organique avec le capitalisme mondial» (Documents Frolinat 35, p. 7-8). Quant à la perspective tiers-mondialiste, elle ne sera pas perdue de vue non plus: «La lutte du Front de Libération Nationale du Tchad est une lutte anti-néocolonialiste, anti-impérialiste. Elle s'inscrit dans le cadre de la lutte anti-impérialiste d'Afrique, d'Asie et d'Amérique Latine» (Documents Frolinat 42, p. 3). Notons toutefois que ce thème, du sérieux duquel je n'ai aucune

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raison de douter, donne parfois lieu à un verbiage révolutionnaire quelque peu puéril, comme dans «Bilan de quatre années de lutte» (juin 1970) où l'on verse à fond dans la terminologie maoïste: «nous sommes dans notre milieu naturel, au sein de notre peuple, comme des poissons dans l'eau»; «l'impérialisme et tous les réactionnaires sont des tigres en papier»; «le pouvoir est au bout du fusil»; tout cela à la même page (Documents Frolinat 35, p. 17). Toutes ces allusions ne prouvent pas forcément que le ou les auteurs ont nécessairement assimilé la pensée de Mao Tsé-Toung et encore moins qu'ils y adhèrent totalement. On constate aussi que les propositions concrètes font singulièrement défaut dans ce contexte anti-impérialiste et socialiste. On ne sait pas du tout clairement,par exemple, quelles seront les relations avec la France après une éventuelle victoire du Frolinat. Certains textes laissent entendre que le gouvernement du Front renforcera ses liens avec les pays progressistes du tiers monde et avec l'ensemble des pays socialistes, «nos alliés naturels» (ibid., p. 15). Les affirmations selon lesquelles le Tchad ne sera la chasse gardée de personne ne manquent pas non plus dans la littérature frolinatienne,mais nous avons vu également que le programme-canevas du Front rédigé en 1968 par Abba Sidick laisse la porte ouverte à un rapprochement avec la France. Quant au domaine économique, les dirigeants du Frolinat parlent parfois de nationalisations, mais ils se sont toujours abstenus de donner des indications précises sur les secteurs et les entreprises qu'ils se proposent de nationaliser. La même imprécision prévaut en ce qui concerne la culture du coton. Nous avons vu que le Frolinat a conseillé aux paysans de se consacrer aux cultures vivrières plutôt qu'au coton qui leur rapporte peu et qui déséquilibre la situation alimentaire du pays. On peut se demander cependant s'il s'agit ici d ' u n e politique consciente et à long terme ou bien d ' u n e mesure de guerre destinée à détruire les bases économiques du régime en place. Aucun responsable du Frolinat n'a jamais dit clairement que la culture du coton sera abandonnée pour toujours et certains ont même laissé entendre que ce ne sera pas le cas. On peut donc conclure que le thème révolutionnaire fait partie intégrante de l'idéologie du Frolinat et qu'il ne s'agit pas de quelques slogans creux, mais que ce thème mériterait d'être développé. J e suis en tout cas en désaccord total avec C. R. Mitchell quand il dit: «The type of civil strife taking place [in Chad] may be classified more

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as a personal war than as an authority or a structural conflict. In other words, the most extreme aims of the insurgent faction involved the replacement of those in power by another set of decisionmakers, rather than a complete restructuring of the Chadian sociopolitical system» (Mitchell, p. 165). Une telle analyse fait abstraction d'une dimension importante de l'idéologie du Frolinat. Passons maintenant au thème réformiste et radicalo-socialiste (l'expression est du Dr Sidick lui-même) dont nous avons déjà vu un exemple dans le programme-canevas de 1968, et que l'on retrouve régulièrement dans la bouche de l'actuel secrétaire général du Frolinat. Dans une interview intitulée «Pourquoi combattent lesTchadiens?», il déclarait par exemple: «Notre doctrine, nous la puisons dans les motivations qui ont fait prendre les armes au peuple tchadien. C'est-à-dire que nous voulons, au-delà de la lutte armée, la promotion de l'homme tchadien. Cela signifie l'édification d'une société juste, dont seraient bannis les tabous, les privilèges et la discrimination; une société qui procure des chances égales à tous et favorise le plein épanouissement de chacun» (Sidick, 1970a, p. 17). Déclaration vague à souhait et qui est assez loin des passages antiimpérialistes et socialistes que nous avons cités auparavant. Ce courant réformiste se précise parfois quelque peu autour du thème des libertés que les Tchadiens ont perdues sous Tombalbaye. L'affichette «Tchadien tu n'es pas un homme libre», de 1967, est un bon exemple du style employé par certains responsables du Frolinat pour dénoncer le régime policier en vigueur à Fort-Lamy sans mettre en cause les fondements économiques néo-colonialistes du même régime1. Le document «Echos de l'intérieur» contient également plusieurs exemples du style «réformateur»: «Le Front de Libération Nationale du Tchad est le fruit d'une indépendance mal partie: celle-ci met en place un pouvoir despotique aux méthodes fascistes, dénaturant l'État et ses institutions par la pratique des abus de toutes sortes. L'assimilation de la liberté d'expression à un délit pénal, encourage et multiplie les méthodes policières les plus brutales et les plus expéditives,légalise l'arbitraire. Laloi ne protège pas. Elle devient instrument d'oppression» (Documents Frolinat 42, p. 2). En commentant un passage du même style, Ph. Frémeaux a en partie raison de dire qu ' une fois de plus « le Frolinat attribue la rébellion 1. Ce texte a été publié dans Tchad, une néo-colonie

(p. 154-155).

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à des facteurs qui n'ont pas touché les masses qui se sont révoltées mais seulement la classe politique et les populations urbaines» (Frémeaux, p. 92). Cependant, en émettant ce jugement peu favorable aux dirigeants de l'insurrection tchadienne, Frémeaux oublie une donnée du problème: si les masses paysannes n'ont pas été touchées directement et au niveau des réalités consciemment vécues par l'absence de liberté, elles n'en ont pas moins subi ses conséquences. Les événements qui ont précédé l'émeute paysanne de Mangalmé nous ont en effet montré que les paysans moubi n'auraient probablement pas pris les armes si tous les canaux politiques légaux n'avaient pas été bloqués, car ils étaient prêts, eux, à porter leurs revendications devant les autorités par des voies pacifiques. Le thème réformiste du Frolinat donne parfois lieu à des considérations politico-philosophiques qui rappellent plus, comme le dit Ph. Frémeaux (p. 104), Le contrat social de Jean-Jacques Rousseau que le bulletin d'information d'un front de libération nationale. La brochure «Lalutte continue» en contient quelques exemplaires dans lesquels les initiés reconnaissent aisément la griffe du Dr Sidick: «Issu du consensus populaire, le pouvoir de Fort-Lamy va se trouver en rupture de contrat social passé entre le Peuple et lui, aux termes duquel il a accepté de respecter ses obligations, c'est-à-dire l'engagement pris. Or, c'est là que réside la différence entre le pouvoir colonial et le pouvoir qui se réclame du Peuple... Le premier est hors du Peuple. Il doit son existence à la force... Ce pouvoir ne procède pas du Peuple dominé. Au contraire, il l'exclut de tous les problèmes qui le concernent puisqu'il est sensé ne pas les reconnaître. En un sens, il s'apparente au monarchisme de droit divin... Mais tel n'est pas le cas du second pouvoir. Le Pouvoir qui se réclame du Peuple... émane du Peuple. A partir du moment où le Peuple est consulté, celui qui entreprend cette démarche, reconnaît sa subordination, sa condition de solliciteur. L'oint n'est pas lui, c'est l'autre. Il admet donc que le Peuple est Pouvoir. Que tout procède du Peuple. Que celui-ci est le commencement et la fin de tout: l'essence du Pouvoir, politique de la justice... Dans le premier cas—pouvoir hors du peuple—la révolte sera contre l'illégitimité. Le Peuple combattra pour recouvrer sa liberté, son identité nationale. Dans le deuxième cas — rupture du contrat — la révolte sera dirigée contre une escroquerie, un abus de confiance.

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Il y a vol. Le Peuple voudra reprendre son bien, cette délégation de son Pouvoir consentie pour être mise au service du bien public» (Documents Frolinat 41, p. 11-12). De tels propos sont évidemment plus intéressants pour le politicologue que pour le paysan tchadien, mais ils nous aident à déterminer la tendance politique à laquelle appartiennent certains responsables du Frolinat. De toute évidence cette tendance est très loin de celle dans laquelle évoluait Ibrahima Abatcha. Deux remarques supplémentaires s'imposent au sujet du thème réformateur du Frolinat. D'une part, c'est de ce courant que relèvent la plupart des déclarations modérées et pragmatiques d'Abba Sidick, dont je citerai encore une déclaration. Il s'agit d'un exemple typique que l'on retrouve, dans des versions légèrement différentes, dans plusieurs des interviews qu'il a accordées à des journalistes de gauche: «Vous voulez, n'est-ce pas, que j'ajoute un 'isme' de plus à tous les 'ismes' qui existent. Évidemment, pour ne pas détonner sur mes confrères, mes camarades en révolution, je dirai que le Tchad de demain sera socialiste. Mais je pense que l'essentiel, ce n'est pas de parler de socialisme: il y en a tellement... L'essentiel, pour nous, c'est d'être maître de son pays et de son économie, de façon que la masse des déshérités puisse en profiter» (Deffarge etTroeller, p. 7). Il convient de souligner d'autre part que le thème réformateur, tout comme son pendant révolutionnaire, n'aboutit pas souvent à des mesures concrètes et pratiques pour l'avenir. Plusieurs questions restent en effet en suspens: quel sera le rôle du Frolinat après une éventuelle victoire? d'autres partis seront-ils autorisés à participer à la vie politique? les populations du Sud seront-elles en mesure de s'exprimer par des voies politiques spécifiques? En général, les responsables du Frolinat évitent soigneusement de se prononcer sur ces problèmes. Pour ma part, je ne connais qu'une seule déclaration du Dr Sidick en faveur de la liberté politique. Elle date d'octobre 1970: «Nos options politiques, enfin, sont démocratiques. Je suis contre le parti unique du style africain. Il faut permettre à l'homme de s'exprimer— même si l'on supprime le multipartisme—pour ne pas se couper de toutes les sources de rénovation. La liberté de pensée est primordiale» (A. F.P., 10 octobre 1970). Prise de position qui a le mérite d'exister, mais dont on peut se demander ce qu'elle vaut; comme nous l'avons vu, elle n'a pas été respectée au sein même du Frolinat.

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Nous avons vu auparavant que le Tchad est double. Or, le Frolinat l'est aussi en quelque sorte. A côté de thèmes révolutionnaires et réformistes tout à fait dignes d'un mouvement de libération nationale, on trouve en effet des tendances régionalistes et arabo-musulmanes,même dans les textes français du Front, auxquels nous nous limitons pour le moment. Quant au thème arabo-musulman, il apparaît rarement avec autant de clarté et d'absence de «retenue» que dans la citation suivante qui date déjà du début de 1966 et qui est signée non pas par le Frolinat, mais par l'U. N.T.: « Le peuple du Tchad peut supporter la dictature musulmane dans n'importe quel pays musulman surtout chez ses frères soudanais, il peut vivre sous cette domination, si toutefois il y a dictature et domination, mais ne peut le faire sous celle d'un gouvernement colonialiste corrompu servant le sionisme et les juifs, ennemis de Dieu et de la nation musulmane» (Documents Frolinat 12). Il est clair que les auteurs de ce document ne s'insurgent pas tant contre la dictature en tant que telle, que contre une dictature prosioniste et anti-musulmane spécifique. Évidemment, il est injuste de citer ici un texte datant d'avant la création du Frolinat, mais plusieurs documents postérieurs reprennent les mêmes propos, avec plus de retenue et de modération, il est vrai, et situent le combat des populations du Nord-Tchad dans un contexte avant tout islamique. Un texte de 1967 conclut par exemple: «Tel est le climat de terreur, de meurtres froidement perpétrés, qui règne au Nord du Tchad. Les peuples du monde entier, en particulier les musulmans, n'ont pas le droit de rester les bras croisés devant la machine à détruire qui s'abat sur leurs frères en religion. Numériquement majoritaire, arbitrairement minoritaire, menacé de disparaître dans l'ambiguïté la plus absurde, le peuple du Nord du Tchad n'a d'autre alternative que de relever le défi pour faire la démonstration de son existence, non pas en substituant une nouvelle oppression à une autre forme d'oppression par la loi du talion, mais en faisant comprendre à ceux qui usent de la force pour gouverner qu'ils ont tort. S'ils se réclament du Christianisme, ils doivent se souvenir des paroles de leur dieu, 'car tous ceux qui se serviront de l'épée périront par l'épée'» (Documents Frolinat 18, p. 8). Analyse très partielle donc de la crise politique tchadienne, posée non pas en termes nationaux, mais en termes régionaux et religieux, dénonçant la discrimination qui sévit dans le Nord sans s'attaquer à

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la politique générale du régime. Or, ce même thème apparaît encore, fin 1971, dans les émissions radiophoniques du Frolinat. Celle du 5 décembre 1971 commence ainsi: «C'est un problème vieux que nous allons voir aujourd'hui. Il s'agit de la liberté religieuse au Tchad. La liberté religieuse n'existe pas pour les musulmans tchadiens depuis des années. Mieux, le régime fantoche s'est assigné pour tâche primordiale de faire disparaître tous les musulmans, à défaut de faire renier leur croyance.» On doit cependant souligner que les références arabo-musulmanes sont absentes des programmes officiels du Frolinat et qu'il serait donc erroné de parler de «socialisme arabe» ou «musulman» dans le cas du Front. Ibrahima Abatcha et Abba Sidick sont très éloignés sur ce point d'un colonel Kadhafi pour lequel l'islam constitue une référence permanente et la base même de sa doctrine politique. Une exception cependant à cette règle: la revendication linguistique. L'exigence que l'arabe soit reconnu comme deuxième langue officielle du Tchad, au même titre que le français, fait en effet partie intégrante de tous les programmes du Frolinat. C'est d'ailleurs une des rares occasions où le Frolinat formule un objectif concret pour l'avenir. Or, cet objectif va très souvent de pair avec des affirmations très exagérées sur le caractère prétendu musulman et arabe du Tchad, comme par exemple dans le passage suivant: «Sur le plan culturel, le Tchad fait partie du Monde Arabophone. L'histoire des royaumes du Kanem, du Baguirmi et du Ouaddaï atteste magistralement cette appartenance. En effet,la grande majorité de la population du Tchad parle la langue arabe» («Aperçu sur le Tchad», p. 29). Quand il s'agit d'évaluer avec plus de précision cette «grande majorité arabophone» du Tchad, les textes du Frolinat s'en tiennent au minimum à un pourcentage de 70% et vont parfois jusqu'à 85%. Or, on est obligé de mettre en doute l'exactitude de ces chiffres. Les musulmans constituent probablement un peu plus de 50% de la population tchadienne, mais ils ne sont pas tous arabophones, loin de là. En réalité, il est impossible de fournir des données exactes sur le plan linguistique, mais on peut affirmer sans risque de se tromper que moins de la moitié de la population tchadienne est réellement arabophone, même si l'on compte tous ceux qui utilisent l'arabe comme langue véhiculaire. Le thème arabo-musulman va également de pair avec des prises de position anti-sionistes et anti-juives parfois extrêmement virulentes.

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Un texte de l'U.N.T. de juin 1965 affirme par exemple très sommairement: «Quant aux sionistes, ils sont toujours les mêmes et un animal, pour eux, a plus de valeur qu'un être humain» (Documents Frolinat 10). Or, le Frolinat a repris ce thème, quoique en termes plus modérés, comme le montre un de ses premiers textes de 1966: «Le Tchad se situe au Milieu de l'Afrique en forme de charnière entre les pays arabes et africains. C'est pour cela qu'Israël profite de cette situation pour créer un foyer des sionistes monopolisant l'Économie et dirigeant l'orientation politique afin de s'opposer au développement du Tchad et des pays frères (africains et arabes). Compte tenu de la situation préférentielle du Tchad, ce pays est un théâtre sinon un point de mire des Impérialistes Américains, le Nid des Juifs et la zone d'influence des colonialistes français» (Documents Frolinat 17, P-5). Cette citation nous montre cependant que les prises de position anti-sionistes ne découlent pas uniquement du thème arabo-musulman,mais se situent en même temps dans le cadre du thème révolutionnaire et anti-impérialiste. Comme ailleurs dans le monde, Israël est perçu comme un poste d'avant-garde de l'impérialisme mondial, et notamment américain, ce qui, dans le cas du Tchad, n'est pas entièrement faux. Nous avons déjà vu qu'Israël a fourni jusqu'en 1972 une aide importante au régime Tombalbaye, notamment dans le domaine militaire. La tendance anti-sioniste du Frolinat doit être comprise dans ce contexte. On doit également noter qu'elle correspond à des sentiments anti-sionistes et anti-juifs profondément enracinés dans les populations du Nord-Tchad. Un coopérant français (interview, juin 1973) m'a affirmé, en effet, que la population du Ouaddaï, en 1968-1969, vivait dans une véritable «psychose du Juif» 2 . A plusieurs reprises, le Frolinat a d'ailleurs accusé les Israéliens de participer directement aux opérations anti-insurrectionnelles. Un communiqué militaire du 24 août 1967 dit par exemple: «Attaque d'envergure des patriotes contre un cantonnement de l'armée 2. Signalons en passant un détail amusant qui n'est pas sans importance. Les bons de l'emprunt national que les paysans tchadiens recevaient en 1964, en échange de leurs contributions «volontaires», étaient imprimés en Israël comme l'attestaient ces documents mêmes. Formidable anti-propagande pour les Israéliens d'être ainsi associés à une escroquerie à grande échelle! Les sentiments anti-sionistes des paysans du Nord, suscités par les émissions radiophoniques en provenance du Moyen-Orient, n'en ont été que renforcés.

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gouvernementale ayant à sa tête 3 officiers israéliens... Malgré leur nombre et leurs armes, les troupes gouvernementales ont subi une cuisante défaite... La plus grande victoire remportée par les patriotes est la liquidation des commandants sionistes: deux ont été tués au cours de la bataille et le 3ème condamné à mort et exécuté devant le peuple...» («Aperçu sur le Tchad», p. 35). Je ne dispose malheureusement d'aucune donnée pour confirmer ou infirmer cette participation israélienne à la lutte armée. Certains Tchadiens y ont cru en tout cas, et les rumeurs les plus alarmantes circulaient au Nord-Tchad au sujet des atrocités commises par les commandos israéliens. Une lettre anonyme parvenue au bureau du Frolinat à Tripoli, début 1972,affirme par exemple: «En 1969 dans les régions d'Amgalmé, de Goz-Beïda, du Guera, un lieutenant avait incendié des villages entiers et massacré tous les habitants de ces villages. Ce qui est plus touchant cet israélien avait coupé le sein d'une femme musulmane à Goz-Beïda et donné à son chien.» C'est dans ce climat émotionnel que baigne l'insurrection tchadienne et il est tout à l'honneur du Frolinat que de telles accusations n'aient jamais été reprises dans ses publications officielles qui, elles, se contentent de dénoncer le sionisme comme une des formes de l'impérialisme, mais ne se livrent jamais à des attaques racistes. Le thème régionaliste-nordiste du Frolinat est en quelque sorte la version laïque et moderne du thème arabo-musulman. Cette tendance insiste sur la discrimination dont souffre le Nord dans les domaines économique et scolaire, sur le plan de la représentation politique, ainsi qu'au niveau de l'administration, sans poser ces problèmes en termes arabo-musulmans. Les différentes parties du Tchad sont comparées en tant que régions économiques et géographiques et non pas en tant que blocs culturels et religieux. On trouve alors des phrases comme celles-ci: «Systématiquement, les éléments du Nord sont éliminés des postes de responsabilité de l'État: Diplomatie, Administration, Armée, Police. Le même processus d'éviction est appliqué dans les Conseils d'Administration des organismes bancaires ou économiques du Pays: Banque de Développement, Gestion de l'Emprunt National, CO.NO.MA., SO.NA.COT., etc.» (Documents Frolinat 33, p. 12). Remarquable est, dans ce contexte, l'absence de références aux problèmes spécifiques du Sud-Tchad. Il est en effet très rare de trouver dans les publications du Frolinat des «petites phrases» telles que

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celles-ci: «Aujourd'hui, le sort réservé au Sara travaillant dans les champs de coton n'a rien à envier à celui de leurs compatriotes du Nord... Sinon qu'aux premiers on fait croire que dans 'vingts ans ils seront les maîtres du Tchad', tandis que les seconds sont appelés à disparaître» (Documents Frolinat 41, p. 5). Ph. Frémeaux, qui signale également ce passage, a raison de dire, en guise de commentaire, que «c'est la première fois, depuis Abatcha..., que le sort des populations du Sud est analysé avec autant de clarté dans un texte du Frolinat» (Frémeaux, p. 108). Or, la publication dont cette phrase est tirée date de juin 1971, trois ans et demi après la mort d'Abatcha, et on ne peut pas dire que la fréquence de telles prises de position «sudistes» ait augmenté beaucoup depuis. Ce manque d'intérêt pour les problèmes spécifiques du Sud a beaucoup gêné le Frolinat dans son recrutement parmi les étudiants tchadiensen Europe, dont la plus grande partie est originaire du Sud. Le problème est d'autant plus grave que les responsables et même les combattants de base du Frolinat sont eux-mêmes conscients qu'ils ne pourront jamais gouverner seuls, même dans le cas d'une victoire sur le terrain. La participation d'un certain nombre de forces politiques émanant du Sud serait nécessaire pour cueillir les fruits d'une victoire militaire. Le moins que l'on puisse dire est que les responsables du Frolinat ne font pas grand-chose pour se rendre crédibles auprès de telles forces et qu'ils sont encore loin d'avoir suscité la coalition Nord-Sud nécessaire pour résoudre les problèmes du Tchad. Pourtant, malgré ses inclinations régionalistes et son manque d'intérêt pour les problèmes du Sud, le Frolinat a banni de l'ensemble de ses publications toute référence sécessionniste. Le passage suivant est particulièrement révélateur car il revient souvent et constitue un véritable acte de foi: «Notre lutte ne s'inscrit ni dans un contexte religieux, ni dans un contexte tribal ou régional. Nous récusons ces concepts d'un autre âge. Il n'y aura pas au Tchad, un Katanga, un Biaffra. Nous écraserons sans pitié toute velléité sécessionniste» (Documents Frolinat 41, p. 19). Cette citation n'est pas un exemple unique, loin de là. On en relève d'autres dans la plupart des publications du Frolinat et dans la plupart des interviews du Dr Sidick, comme dans celle qu'il accordait à la revue Tricontinental: «Lapuissance coloniale tente de faire ce qu'elle a déjà fait au Soudan, mais à l'inverse: au lieu de la domination musulmane, ce sont

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les Tchadiens animistes qu'on a poussés sur le devant de la scène, de façon à faciliter la survivance commode du colonialisme. Les nationalistes qui ont une saine vision du problème savent que cela n'est pas dans l'intérêt de l'unité nationale; c'est pourquoi, ceux qui s'engagent dans les forces combattantes, doivent prêter serment, jurer de combattre toute discrimination raciale, régionale» (Documents Frolinat 44, p. 22). Or, je peux affirmer que l'opposition à tout sécessionnisme n'est pas seulement le fait d'Abba Sidick, mais qu'elle est partagée par tous les responsables et tous les combattants de base du mouvement que j'ai pu interroger sur ce sujet. Le Frolinat s'affirme donc comme un mouvement véritablement national au niveau des principes fondamentaux, malgré ses insuffisances au niveau de l'analyse concrète des problèmes tchadiens. Il en est de même de Hissein Habré et des autres responsables du C.C. F.A.N. qui, eux aussi, ont continué à se poser comme des nationalistes authentiques tout en étant limités par la force des choses au seul cadre du B.E.T.. Un communiqué du C.C.F.A.N. adressé «Aux soldats de l'armée tchadienne» est très clair sur ce point: «Le Mouvement Révolutionnaire Tchadien, contrairement à la propagande grossière entretenu par l'Administration fantoche, ne mène aucune guerre de religion, ne nourrit aucune haine contre les frères du Sud; il ne poursuit aucun but sécessionniste... Soldats de l'armée nationale tchadienne! Nous sommes tous les fils d'un même père, d'une même mère. C'est-à-dire le Tchad, notre patrie commune, nous sommes les fruits d'un même arbre, au lieu de nous entretuer nous devons nous unir pour arracher une indépendance véritable, réelle, assurer le bien-être social et un meilleur avenir pour nos enfants» (Documents C.C. F.A.N. 8). D'après le Dr Sidick (interview, novembre 1974), même le F. L.T., tout en exigeant que le Frolinat fût dirigé par des Ouaddaïens, n'était pas un mouvement sécessionniste, mais poursuivait des objectifs nationaux. Quant au Frolinat «orthodoxe», les responsables du mouvement rejettent, même en privé, toute solution fédéraliste et toute solution «à la libanaise» (c'est-à-dire une répartition des postes de responsabilité et des emplois par communauté). Pour eux, la seule solution valable reste l'État unitaire. Tout au plus revendiquent-ils la reconnaissance des droits et des particularismes des communautés nationales, mais ce fédéralisme culturel ne doit pas déboucher sur le fédéralisme politique.

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Et pourtant, il semble bien que les autorités françaises aient envisagé à certains moments une solution fédéraliste et aient même fait des propositions dans ce sens au Frolinat. Abba Sidick y fait allusion dans une interview parue dans Afrique-Asie: «Rappelez-vous qu'en 1969 la France était pour l'organisation d'une sorte de table ronde entre Tombalbaye et le Frolinat. Mais les questions qu'on nous posa devaient faire échouer toutes ces tentatives... On nous demanda: qu'allez vous faire du Sud? et êtes-vous en faveur d'un État fédéral? Le but était évident. Les Français ayant envisagé la division du Tchad pensaient que le Frolinat pourrait contrôler le Nord et Tombalbaye le Sud. Notre réponse a été claire, catégorique: Pas de Biafra, pas de Katanga au Tchad» (Malley, 1972, p. 13). L'abandon du Nord par M. Tombalbaye, encouragé semble-t-il par la France (Alexandre, p. 50) après l'échec de la politique de réconciliation en 1972, pourrait d'ailleurs être interprété comme une tentative pour imposer dans les faits une sorte de «solution» fédéraliste que les ébauches de négociation avec le Frolinat n'avaient pas rendue possible sur le plan juridique.

C. L'ÉVOLUTION DES QUATRE THÈMES

La doctrine politique du Frolinat, dont nous avons analysé ci-dessus les quatre thèmes principaux, n'est évidemment pas une entité immuable. Elle a évolué au cours des douze années de lutte, certains éléments ont pris plus d'importance alors que d'autres sont tombés en désuétude ou ont été mis en veilleuse. Nous essayerons maintenant d'analyser ces changements et de voir si une évolution claire et nette s'y dessine. D'après certains observateurs de gauche, ce serait effectivement le cas: la doctrine politique du Frolinat évoluerait lentement mais sûrement selon un processus linéaire et, selon eux, bénéfique. M. Paolini (p. 6) affirme par exemple que: «Ce fut... l'expédition militaire française qui, se présentant sous le visage de la recolonisation directe, transforma une révolte généralisée mais spontanée en une véritable guerre de libération anti-impérialiste et décidément intransigeante dans ses objectifs et revendications sociales.» Ph. Frémeaux est déjà plus indécis, et son mémoire montre bien le dilemme posé parle Frolinat à la gauche française. A certains moments cet auteur ne semble pas hésiter: «Dès l'intervention d'Août

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1968, le Frolinat va réagir par un durcissement sensible du ton de ses communiqués» (Frémeaux, p. 92). On peut constater cependant que, pour Frémeaux, cette prétendue radicalisation semble se mesurer surtout au nombre d'invectives contre le néo-colonialisme français, ce qui est un paramètre important, mais finalement superficiel, par rapport à l'analyse politique de fond. Or, en ce qui concerne cette analyse de fond, Frémeaux n'apporte aucune preuve pour étayer sa thèse. De plus, cet auteur semble avoir été effleuré par le doute, car il affirme aussi que: «Au niveau de la rébellion, les conséquences de l'intervention française vont être très dures mais aussi bénéfiques. Très dures, car celle-ci va provoquer des pertes énormes... au sein des groupes rebelles. Il semble cependant que les effets bénéfiques l'emportent: les éléments apolitiques ou peu radicalisés vont se rallier par peur de la répression ou séduits par la M. R. A., la rébellion y gagnera en clarté politique. Par ailleurs, poussé en cela par l'intervention, le Front va continuer sa lente radicalisation sans que les effets s'en fassent tellement sentir sur la direction» (ibid., p. 90; souligné par moi). Quant à la direction du Frolinat, Frémeaux affirme, en même temps, que le ralliement du Dr Sidick «marque... l'abandon de l'essentiel du progressisme de l'U.N.T.; les positions d'Abba Sidick sont d'une modération inégalable» [ibid., p. 74), propos qui contredisent sa propre thèse. Or il me semble que les militants de gauche qui soulignent sans cesse la radicalisation progressive du Frolinat font fausse route et prennent leurs désirs pour des réalités. A mon avis le Front a, certes, connu une évolution idéologique depuis 1966, mais elle est plus complexe et moins linéaire que ne veulent nous faire croire les auteurs cités ci-dessus. Reprenons l'histoire du Frolinat en partant de la situation qui prévalait en juin 1966. Ace moment le mouvement était en quelque sorte une coalition monstre réunissant des éléments hétéroclites sans beaucoup de liens entre eux. Il y avait d'une part Ibrahima Abatcha et les dirigeants de l'ex-U.N.T., animés, comme le montrent les communiqués d'Abatcha, par une doctrine anti-impérialiste radicale. Il y avait, d'autre part, la tendance musulmane intégriste dirigée par Mohammed El Baghalani, dont émanent probablement les rares textes du Frolinat ou de l'U. N.T. dominés par le thème arabo-musulman (voir le communiqué de l'Union nationale tchadienne publié

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en annexe). Au début, la doctrine du Frolinat privilégiait donc le thème révolutionnaire et le thème arabo-musulman, la cohésion de cet ensemble idéologique étant minimale. L'ascension du Dr Sidick à la direction du Frolinat va avoir deux conséquences dans le domaine idéologique: le thème réformiste prendra le pas sur le thème révolutionnaire; la tendance arabo-musulmane disparaîtra. Quant à la première de ces deux affirmations, une analyse comparative, même superficielle, des programmes du Frolinat de 1966 et de 1968 montre à l'évidence la distance qui sépare le Dr Sidick d'Ibrahima Abatcha. Celui-ci est beaucoup plus internationaliste et ouvert aux influences idéologiques des mouvements révolutionnaires du tiers monde que le Dr Sidick, plus renfermé sur lui-même et dont le seul «modèle» semble être Jean Jacques Rousseau. En privé, le Dr Sidick reconnaît d'ailleurs lui-même être plus modéré qu'Ibrahima Abatcha: en 1958-1959, il entretenait des rapports distants avec les dirigeants del'U.N.T.,mais il n'a jamais songé à rallier ce mouvement dont les positions lui semblaient trop théoriques, trop gauchisantes et pas très sérieuses. Les propos modérés et empiristes que nous avons signalés à plusieurs reprises dans ses interviews correspondent finalement assez bien à sa personnalité. Si le Dr Sidick est socialiste, il s'inspire davantage du modèle suédois que des tendances socialistes plus radicales de l'Europe du Sud, pour lesquelles le marxisme reste encore une référence positive. L'adhésion d'Abba Sidick au Frolinat ne signifie donc nullement une radicalisation du mouvement; tout au contraire, le nouveau secrétaire général récuse l'essentiel de l'héritage radical d'Ibrahima Abatcha,comme le montre le programme-canevas qu'il fait adopter en 1968. Si on essaie de situer le Frolinat dans le contexte idéologique mondial, on peut dire qu'Ibrahima Abatcha appliquait, confusément et plus en théorie qu'en pratique, une ligne politique d'inspiration maoïste correspondant à ce que les leaders chinois appelaient la phase délibération nationale: il crée un «front de libération» ouvert à toutes les couches progressistes du Tchad, comme le montre la répartition des sièges dans le premier bureau politique (représentants des syndicats, des commerçants «nationaux», des étudiants, etc.), tout en plaçant ce front sous la direction d ' u n e sorte d'avant-garde, comme il ressort du programme politique adopté lors du congrès de Nyala. Le Dr Sidick, par contre, poursuit une ligne politique plus opportuniste: il garde la notion d ' u n front de lutte ouvert à toutes

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les tendances, mais ce front ne sera plus guidé par une avant-garde idéologique consciente. Le pouvoir d'abord, l'idéologie ensuite, tel semble être son adage. Que serait-il advenu si Aboubakar Djalabo et Baghalani avaient réussi à barrer la route à Abba Sidick? Auraient-ils respecté davantage l'héritage d'Ibrahima Abatcha? Il est difficile de répondre à cette question et on peut même avoir des doutes à ce sujet, étant donné les positions de Baghalani. Il existe cependant un document manuscrit qui nous permet d'avoir une idée plus précise à cet égard. Il s'agit d'un texte intitulé «Statut d'organisation du F.L.N. tchadien, Frolina» et qui a été rédigé par la coalition Djalabo-Baghalani en janvier 1969. On trouve dans ce texte au moins une référence à un univers idéologique proche de celui d'Ibrahima Abatcha: «Le principe de l'administration du Frolina est basé sur la démocratie centralisée au sein d'une direction collégiale», ce qui implique la «liberté de discussion de tous les problèmes avant la décision finale; le vote est acquis à la majorité simple et la minorité s'engage à appliquer la résolution votée». On ne peut pas savoir si les adversaires d'Abba Sidick auraient gardé cette référence léniniste dans leur programme définitif et ce n'est donc qu'une indication sans plus. En tout cas, de telles références seront bannies du vocabulaire du Frolinat du Dr Sidick. Certes, face à des interlocuteurs de gauche, il renie parfois ses prises de position modérées en invoquant comme excuse la répugnance des pays limitrophes du Tchad pour les doctrines socialistes et le peu de préparation des paysans tchadiens. «Nous sommes donc obligés de faire du socialisme comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, sans le savoir, pour ne pas effaroucher les gens», déclara-t-il dans une interview au CEDETIM, dont le ton dur tranche nettement sur les interviews tranquillisantes qu'il a coutume de donner ailleurs («Dix-neuf questions à Abba Siddick», p. 6). Parfois on découvre même des déclarations qui font penser que l'esprit d'Ibrahima Abatcha souffle de nouveau sur le Frolinat, comme par exemple le message lu au huitième congrès du P.S.U., en décembre 1972: «En effet, si la paysannerie joue un rôle important dans notre révolution, et notamment dans la constitution des Forces Populaires de Libération, fer de lance de la révolution anti-féodale et anti-impérialiste, soutenu par cette paysannerie, la classe ouvrière va être l'instrument décisif de la seconde étape, l'étape socialiste de la révolution» (cité par Frémeaux, p. 125).

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On reconnaît ici l'écho des thèses d'Ibrahima Abatcha et notamment l'idée que plusieurs étapes sont nécessaires pour achever l'œuvre révolutionnaire. Une telle prise de position se situe à contrecourant des déclarations idéologiques habituelles du Frolinat et il est compréhensible que les comités de soutien français y aient vu une preuve de radicalisation. A tort, car le Dr Sidick a désavoué cette déclaration au congrès duP.S.U. et son auteur a dû donner sa démission. Preuve supplémentaire donc pour la thèse que le Frolinat a évolué dans un sens réformiste plutôt que l'inverse. Il y a cependant, au Frolinat, quelques leaders plus durs qu'Abba Sidick et qui incarnent dans une certaine mesure la conscience révolutionnaire et la continuité du mouvement. Je pense notamment à Mahamat Abba, l'ancien secrétaire général de l'U.N.T., arrêté à Fort-Lamy le 28 mars 1963,condamné à la détention perpétuelle le 27 juillet 1963 et libéré le 22 avril 1971, dans le cadre de la politique de réconciliation nationale. Après sa libération, Mahamat Abba a aussitôt rejoint le Frolinat, d'abord à Fort-Lamy et ensuite à Tripoli où il est arrivé en janvier 1972. Or, dans ses conversations privées, Mahamat Abbane laisse subsister aucun doute que, pour lui,le Frolinat est le successeur direct de l'U.N.T. et qu'il se considère lui-même comme le garant de cette continuité et de la juste ligne politique du mouvement. Ses propos ne sont pas toujours entièrement cohérents et il se situe parfois à la limite du fanatisme, mais il est certain qu'il a fait un choix en 1958 et qu'il s'y est tenu depuis, en restant notamment fidèle au programme en huit points de l'U.N.T. et du Frolinat de 1966. Son discours, restitué par moi d'après des bribes de conversation, peut se résumer ainsi: «Notre mouvement est un mouvement dur qui ne pardonne pas. Nous avons un devoir à accomplir. Nous avons tracé le chemin en 1958, avec le référendum. C'est comme une parole donnée, une promesse, et il faut continuer sur la voie choisie. On a commencé l'affaire, on doit la terminer, on ne peut pas rester à mi-chemin. Nous sommes engagés depuis longtemps, le Frolinat existait bien avant la révolution libyenne de septembre 1969.Coûte que coûte, le Frolinat va prendre le pouvoir,car le peuple est avec nous, le mouvement est durable et a des racines. Des enfants sont nés dans le Frolinat, des orphelins, dans quelques années ils vont prendre le fusil à leur tour. Sans nous, il ne peut pas y avoir de gouvernement au Tchad. L'histoire nous jugera» (interviews, novembre 1974 et novembre 1975).

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Visiblement ce discours agaçait le Dr Sidick, alors que certains de ses collaborateurs l'approuvaient et insistaient sur la popularité dont jouissait Mahamat Abba dans les maquis tchadiens. La présence de celui-ci à Tripoli posait en effet un problème au Dr Sidick dans la mesure où il pouvait s'ériger en leader rival. Des journalistes africains, dès 1973, n'ont pas manqué de suggérer une telle possibilité (voir par exemple Alima, 1973, p. 19). C'était anticiper un peu trop vite sur les événements, mais le comportement de Mahamat Abba pouvait en effet sembler «suspect». Lors de nos rencontres en novembre 1975, il a laissé échapper à plusieurs reprises que s'il n'avait pas été en prison, il serait devenu secrétaire général du Frolinat, dès 1966 peut-être, et certainement en 1968, après la mort d'Ibrahim? Abatcha. Il insistait aussi beaucoup sur le congrès général du Frolinat qui, selon lui, se préparait et qui devait se réunir quelque part en 1976 pour évaluer le passé et pour formuler un programme d'avantgarde. Comme je l'ai dit ci-dessus, la deuxième conséquence, sur le plaïn idéologique, de l'ascension du Dr Sidick au sein du Frolinat est la disparition presque totale du thème arabo-islamique. Avec lui, tout élément confessionnel disparaît des publications du Frolinat, et dans ses déclarations publiques il s'est toujours montré relativement tolérant en matière de religion: «Le Tchad ne compte pas que des musulmans. Il y a des Tchadiens qui appartiennent à des confessions autres que l'islam. Vouloir créer un État musulman, cela signifierait l'obligation pour tous les Tchadiens de pratiquer une même religion. Cela conduirait à des guerres de religion que le Frolinat pense être révolues. La véritable liberté n'est pas celle de la majorité, mais elle est d'abord et surtout celle de la minorité, quelle que soit son importance numérique» (Sidick, 1976, p. 17)3. Il est certain que le Frolinat aurait eu un autre visage si Djalabo et Baghalani étaient restés en position de force au sein du mouvement. Le «Statut d'organisation du F.L.N. tchadien, Frolina» se réfère en effet à plusieurs reprises explicitement à l'islam. Le premier des trois objectifs principaux «pour lesquels lutte le peuple tchadien» est, par exemple, formulé de la façon suivante: «L'édification d'une société basée sur la justice et la démocratie selon les 3. Cette déclaration suggère implicitement que les musulmans sont majoritaires au Tchad. Comme nous l'avons vu, c'est probablement exact, mais le Dr Sidick oublie quand même que l'islam gagne avec quelques longueurs seulement.

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principes de l'Islam qui permettent à la majorité d'exercer le pouvoir tout en respectant les droits des minorités», ce qui tranche nettement sur l'État laïque que se propose de fonder Abba Sidick. Une autre petite phrase révélatrice est celle qui précise que le secrétaire général adjoint chargé de l'orientation et de l'éducation nationale «lutte contre tous les aspects de dissolution morale en développant la conscience religieuse»... et non pas la conscience révolutionnaire! C'est surtout la suspension, en tant que membre du Frolinat, de Mohammed El Baghalani qui est à l'origine du déclin du thème arabomusulman. Plusieurs sympathisants du Frolinat se sont d'ailleurs servi, à juste titre, de cet événement pour démontrer que le Front n'est pas une simple réaction des Arabo-musulmans du Nord-Tchad contre un gouvernement non islamique, comme on le présente parfois dans certaines publications. Il subsiste cependant quelques résidus de la tendance arabo-musulmane, même dans les publications ultérieures du Frolinat. La revendication linguistique, par exemple, a été maintenue par le Dr Sidick, bien que sous une forme assez modérée: «La langue n'est pas un problème. Il faudra maintenir le bilinguisme. Pour les Musulmans, l'Arabe est la langue de culture et de religion. Dans le sud, il ne faudra pas imposer l'arabisation. Sinon ce n'était pas la peine de faire la Révolution» («Dix-neuf questions à Abba Siddick», p. 5). Cette modération dans le domaine linguistique est partagée par les autres responsables du Frolinat qui se déclarent tous, en privé, pour le maintien de la langue française à côté de l'arabe. Le Frolinat continue néanmoins d'exagérer l'importance de l'islam et de la langue arabe au Tchad. Un texte rédigé par Abba Sidick en juin 1973 affirme par exemple que l'arabe est parlé et compris dans l'ensemble du pays et que 70% de la population est de confession musulmane (Documents Frolinat 64, p. 2). Le Frolinat a également gardé la devise «Vaincre ou témoigner», qui traîne des relents islamiques dans la mesure où le terme arabe traduit par «témoigner» veut dire «mourir pour une cause juste», sous-entendu pour la cause religieuse. Le Frolinat avait d'abord opté pour la devise «Vaincre ou mourir», devise qui a été remise en honneur par le C.C. F. A.N. en 1972, mais celle-ci ne convenait pas aux combattants. «C'était comme si on était des bêtes», m'a dit l'un d'entre eux qui n'était d'ailleurs pas satisfait non plus du terme «témoigner». Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une notion à consonance

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religieuse, bien qu'il me semble exagéré de déduire de son utilisation que les combattants du Frolinat ont «la certitude du paradis en cas de mort», comme le fait un observateur anonyme («Les événements du Tchad», p. 50). Il est d'ailleurs significatif que le Frolinat emploie, pour désigner ses combattants, le terme d e f e d d a y i n (combattants, tout court) de préférence à celui de moudjahedine (combattants pour la foi). Il s'agit là d'une option consciente appliquée également dans les textes arabes du Frolinat. Les survivances islamiques sont donc rares et peu importantes dans la doctrine officielle du mouvement d'Abba Sidick, bien que celui-ci admette en privé qu'il se sent culturellement plus proche du monde arabe que de l'Afrique noire. Il n'en tire cependant pas de conséquences susceptibles de mettre en danger l'unité du Tchad.

D . LES TEXTES ARABES DU FROLINAT

Certains observateurs peu favorables au Frolinat laissent volontairement entendre que le mouvement a deux visages: un visage modéré et laïque qui s'exprime dans des publications en français destinées à apaiser les craintes du monde francophone à son égard, et un visage confessionnel et «fanatique» qui s'exprimerait dans les brochures arabes. Évidemment, ce dernier serait alors le vrai visage du Frolinat. Nous allons essayer d'évaluer le bien-fondé de ces accusations en commençant par analyser les documents officiels du Front destinés à l'extérieur et en passant ensuite à l'examen des quelques textes à usage surtout interne qui me sont parvenus des maquis. Pour ce qui est des publications arabes destinées à l'extérieur, une grande partie d'entre elles ressemblent à peu près à la production idéologique du Frolinat en français. Prenons par exemple 1'« Appel du Frolinat au peuple tchadien à l'occasion de sa 3 e année de lutte», texte très court signé par Aboubakar Djalabo Othman, responsable des relations étrangères du Frolinat. Ce texte commence ainsi: «Le Frolinat est entré dans sa troisième année de lutte. Ceci pour obtenir la libération du pays et pour réaliser des objectifs louables symbolisés par la liberté, l'égalité et la fraternité»; l'appel se termine par la profession de foi suivante: «Nous devons réaliser que la révolution guidée par le Frolinat est une révolution purement nationaliste ayant pour but la création d'une société nouvelle où régnent la prospérité,

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l'égalité sociale et la coopération. Nous demandons à Dieu de nous réunir pour le bien de notre peuple» (Documents Frolinat 25, p. 1). Mise à part la dernière phrase, ce texte ne contient aucune allusion aux thèmes arabo-musulman ou régionaliste, ce qui est d'autant plus significatif qu'il date d'avant la prise du pouvoir par le Dr Sidick. Il en est de même de certains textes plus récents. La brochure éditée à l'occasion du huitième anniversaire du Frolinat définit comme objectifs principaux du Frolinat l'indépendance véritable et authentique, et des changements de structures dans les domaines politique, économique et social: «Il n'existe pas d'indépendance véritable sans une révolution socialiste, car seul l'ordre socialiste vise à donner aux individus et à la société la liberté... et seul l'ordre socialiste vise à élever les peuples au niveau le plus haut par la nivellation des classes sociales à l'intérieur de la société» (Documents Frolinat 73, p. 8). La même brochure relève d'ailleurs, pour les réfuter, les assertions selon lesquelles le Frolinat serait un mouvement confessionnel, régionaliste ou arabe (ibid., p. 29). La nouvelle revue du Frolinat, El Masira, dont le premier numéro date de janvier 1975 et dont je me suis fait traduire les numéros 1, 2 et 5-6, ne contient pas non plus des passages très différents de ce que l'on a coutume de trouver dans les textes français. Le numéro 2, de février 1975, dénonce par exemple à longueur de pages l'impérialisme et le néo-colonialisme: «La maladie principale dont souffre l'économie tchadienne est que ses dirigeants suivent la voie capitaliste, et qu'ils ouvrent par là la porte toute grande à la pénétration impérialiste... Les autorités [du Tchad] ont une alternative: suivre la voie capitaliste ou suivre la voie non capitaliste. En réalité le régime tchadienn'apasle choix, car ce ne sont que des marionnettes mises en place par les impérialistes» (Documents Frolinat 77, p. 7 et 15). L'analyse de ces documents ne nous permet donc nullement d'affirmer que le Frolinat tient systématiquement deux discours, l'un destiné au monde francophone, l'autre destiné au monde arabe. On doit cependant ajouter que si la plupart des documents arabes du Frolinat ne contiennent pas un message très différent de celui véhiculé par les brochures françaises, on y relève parfois des variantes. On y trouve par exemple des versions légèrement différentes du premier programme du Frolinat. Un texte intitulé «Analyse approfondie du problème tchadien», et qui date de 1968-1969, résume le programme du Frolinat en six points: les articles économiques et sociaux

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du programme de Nyala sont résumés en une-seule phrase, alors qu'y est ajouté un article sur la lutte contre l'infiltration sioniste au Tchad et en Afrique en général. En ce qui concerne la dictature instaurée par M. Tombalbaye, ce texte précise que ce sont les populations musulmanes qui en souffrent le plus (Documents Frolinat 32). Cette version du programme est donc différente de celle que nous connaissons déjà, sans que l'on puisse dire que l'esprit du programme de Nyala y soit complètement dénaturé ou que le thème arabo-musulman prenne nettement le dessus. Ailleurs on trouve des développements sur le problème palestinien qui ne figurent pas dans les textes français et qui montrent que le Frolinat appartient malgré tout au monde arabe. Ainsi par exemple dans la brochure éditée à l'occasion du huitième anniversaire du Frolinat en juin 1974: «Le peuple du Tchad est lié à la communauté arabe par des liens séculaires et profonds, par des liens linguistiques, religieux et culturels, ainsi que par un ennemi commun, parce que l'ennemi qui occupe un territoire arabe, la Palestine, ne saurait mettre le pied sur le sol tchadien que nous considérons comme une partie et comme le prolongement du sol arabe» (Documents Frolinat 73, p. 14-15). Évidemment, c'est oublier un peu vite que le Tchad se prolonge au-delà du Chari et que les populations de ces régions ne considèrent nullement leur territoire comme sol arabe. La brochure «Analyse approfondie du problème tchadien» va certainement le plus loin sur la voie arabo-musulmane. Il s'agit d'une déclaration de circonstance destinée à assurer au Frolinat l'aide et le soutien des pays arabes, comme le montre déjà son introduction: «A tous les Musulmans à l'est et àl'ouest. C'est à eux que nous adressons cet appel de détresse de la population musulmane du Tchad en lutte, et c'est à leur intention que nous allons analyser un problème de justice... pour qu'ils comprennent les raisons fondamentales de notre lutte armée» (Documents Frolinat 32, p. 1). La brochure commente alors longuement le rôle néfaste des Églises chrétiennes en Afrique noire, en les accusant notamment d'avoir été l'avant-garde du colonialisme et d'avoir systématiquement opprimé les populations musulmanes. Quant au Tchad plus particulièrement, les missions sont accusées d'avoir créé une élite christianisée à laquelle ont été confiés, à l'indépendance, les postes de commande, alors qu'elles auraient combattu les institutions religieuses

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musulmanes et tenu à l'écart les élites musulmanes diplômées des universités arabes. Les passages sur l'infiltration sioniste au Tchad sont également particulièrement virulents. C'est donc un des rares textes du Frolinat où le thème arabo-musulman prédomine nettement et qui présente l'insurrection tchadienne comme une révolution purement et exclusivement musulmane. Le Frolinat arabophone est donc parfois «double», plus en tout cas que le Frolinat francophone, mais il faut tenir compte du fait qu'au moment où cette brochure f u t rédigée, le mouvement n'était soutenu par personne et avait désespérément besoin d'aide. Pour l'obtenir, on tenait donc à chaque interlocuteur le langage que celuici voulait bien entendre. A la même époque, le Dr Sidick s'adressait au gouvernement de la Corée du Nord en des termes que n'aurait pas reniés un Che Guevara, sans que cela puisse nous autoriser à lui prêter des sympathies communistes. La «duplicité» du Frolinat est donc un fait, mais elle ne doit pas être exagérée. En ce qui concerne les positions anti-chrétiennes de la révolution tchadienne, on n'en trouve q u ' u n seul écho dans les publications françaises du Frolinat. Une émission radiophonique, le 4 novembre 1971, qui dénonce la discrimination subie par les jeunes du Nord sur le plan scolaire, conclut en effet: «La réalité c'est la certitude de trouver dans tous les organismes socio-culturels du gouvernement dit laïc de Fort-Lamy, ce prêtre, Mgr Dalmais» 4 . Il est cependant amusant de voir que le Frolinat est en quelque sorte revenu sur ses pas en 1975. Quand M. Tombalbaye lança la campagne du yondo, en obligeant les chrétiens du Sud à se faire initier, le Front prit leur défense dans un article sur l'oppression religieuse publié dans El Masira de janvier 1975. En suggérant que le régime tchadien, par la pratique du yondo, «veut annihiler toutes les religions révélées», le Frolinat réaffirme alors son respect absolu pour la liberté de croyance et pour les Écritures révélées et adresse un appel aux chrétiens en tant que «patriotes tchadiens» pour qu'ils se joignent à la lutte contre le président Tombalbaye (Documents Frolinat 76, p. 16). Curieusement, cet appel n'a jamais figuré dans les textes français du Frolinat, où il aurait pourtant eu plus de chances d'être lu par les intéressés et apprécié par l'opinion francophone. Il est en tout cas significatif que le Dr Sidick et les siens aient pris la peine d'inclure 4. A l'époque, Mgr Dalmais était archevêque de Fort-Lamy.

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cette prise de position quelque peu inattendue dans une publication destinée uniquement au monde arabe, ce qui limitait les bénéfices qu'ils auraient pu en tirer. Prenons maintenant les documents du Frolinat destinés à la consommation intérieure. Le plus important de ces textes est la «Loi organisationnelle des Forces Populaires de Libération» (Documents Frolinat 56), qui a été rédigé par le haut commandement des F.P. L. en juillet 1972. Ce document d'environ vingt-cinq pages ne contient pas la moindre allusion aux thèmes arabo-musulman ou régionaliste, bien au contraire. L'article 8 de ce règlement dit en effet ceci: «Chaque combattant ayant commis des crimes de discrimination raciale, tribale ou religieuse est passé par les armes. Crime de discrimination raciale: chaque combattant qui ne croit pas à la fraternité nationale, à la fraternité dans la lutte, àlafoi dans l'objectif et dans l'avenir, et qui refuse de travailler sous le commandement d'un homme ou de se solidariser avec un combattant parce qu'il est de telle race; ou qui dit ou écrit quelque chose pour discriminer quelqu'un selon sa race. Crime de discrimination tribale: refus de travailler sous la responsabilité d'un homme d'une tribu différente; dire ou publier des insultes en fonction de l'origine tribale; soulever les hommes de sa tribu contre une autre tribu, pour mettre le germe de la guerre civile entre tribus; former des groupes tribaux au sein du Frolinat; faire un mouvement sécessionniste. Crime de discrimination religieuse: commettre des crimes analogues au nom de la religion» (cité par «Tchad 74», p. 55). Bien sûr, la pratique ne correspond peut-être pas toujours à l'idéal formulé ici, mais il est intéressant de voir que, dans ce document purement interne, les F. P. L. se soucient des devoirs des combattants en tant que nationalistes tchadiens et non pas de leurs devoirs religieux. On peut encore ajouter que les deux documents manuscrits émanant de l'état-major d'ElHadj Issaka que j'ai eus entre les mains nous montrent également les maquisards tchadiens comme des ré-, volutionnaires nationalistes et anti-impérialistes et non pas comme des combattants régionaux, ethniques ou religieux (Documents Frolinat 27 et 28). Je ne connais pas d'autres documents de l'intérieur et il est donc difficile de tirer de ces quelques textes des conclusions définitives. On y décèle cependant une tendance qui dément la thèse selon la-

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quelle le Frolinat se présenterait différemment à l'intérieur et à l'extérieur. Qu'en est-il au niveau, non pas des écrits, mais des pratiques quotidiennes des maquisards tchadiens? Certains camarades des comités de soutien français m'ont assuré que les combattants des F.P.L., quand ils sont interviewés, refusent parfois de révéler leur région d'origine pour respecter leur serment anti-tribaliste et nationaliste. Le Dr Sidick (interview, novembre 1974) m'a tenu des propos semblables en affirmant que les combattants ignorent souvent la région d'origine les uns des autres. Pour ma part je ne pense pas que les maquisards poussent leurs scrupules jusque-là. J'ai obtenu sans difficultés le lieu de naissance des quelques combattants de base que j'ai interrogés et je n ' y vois d'ailleurs aucun inconvénient. Tout au contraire, un tel comportement me semble plus adulte. J e peux affirmer aussi qu'aucun membre du Frolinat ne m'a jamais tenu un langage «arabo-musulman» pour expliquer son adhésion au Frolinat. Des propos régionalistes affleurent assez souvent, comme nous le verrons plus loin, mais pas le thème musulman. On pourrait objecter que ces combattants ont dû être mis en condition par les responsables du Frolinat avant de me rencontrer, mais je ne le crois pas, Leur discours m'a toujours paru spontané et certains d'entre eux se sont d'ailleurs «trahis» sur d'autres points en me donnant des informations que la direction du Front ne tenait pas à divulguer. On peut faire remarquer également que les combattants des F. P. L. ne sont tenus ni de faire leurs prières quotidiennes, ni de respecter le jeûne annuel. Ceux qui veulent respecter ces traditions musulmanes sont libres de le faire, mais personne ne les y contraint. Pour autant que je le sache, donc, la pratique des combattants sur le terrain ne diffère pas du langage tenu par le Frolinat à l'extérieur. D'autres observateurs, cependant, rapportent des faits qui sont en contradiction avec ma thèse. Des militaires et des coopérants français m ' o n t par exemple assuré que les feuilles de propagande distribuées par les maquisards à la population civile sont de teneur panislamique et pan-arabe. On m'a parlé notamment d ' u n «programme de Mongo», texte que les forces de l'ordre auraient récupéré sur un détachement du Frolinat, en 1968, et qui contenait des revendications «musulmanes», comme le vendredi chômé, etc.. Un militaire tchadien, le lieutenant Ndiguitol, affirme d'autre part que les «horsla-loi», dans les villages, faisaient campagne pour une «République

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Islamique Libre», idéal qui correspondrait aux aspirations les plus profondes de la population (Askar,; juillet-août 1972, p. 8). J e peux seulement dire que je n'ai jamais vu les textes en question et qu'il m'est par conséquent impossible de juger de leur contenu. Un autre Tchadien, M. Issaka Alamdou, après avoir mentionné le programme national et laïque de la révolution tchadienne, se montre également très sceptique en ce qui concerne l'authenticité de ce «projet de société»: «En effet, cette prose à usage externe se heurte, sur le terrain, aux étendards de la rébellion, verts comme ceux du prophète. Dans les événements du Ouaddaï, il est incontestable que les puissantes sectes religieuses du Soudan ont joué un rôle très important» (Issaka Alamdou, p. 195). En ce qui concerne les «sectes» du Soudan, l'auteur fait probablement allusion aux liens qu'entretenaient certains dirigeants de la première heure du Frolinat, comme Baghalani, avec les Frères musulmans. Nous avons vu que le Frolinat, depuis 1969, combat ces influences, et nous verrons par la suite que les véritables intégristes musulmans rejettent à leur tour le Frolinat, qu' ils considèrent comme une trahison à l'idéal de l'islam. Quant aux étendards verts de la révolution, personne ne m'en a jamais parlé. A moins que M. Issaka Alamdou fasse allusion ici au drapeau du Frolinat, qui n'est pas vert, mais effectivement frappé du croissant et d ' u n e étoile, seule concession accordée par Ibrahima Abatcha aux courants musulmans et que les dirigeants actuels du Frolinat regrettent d'ailleurs (Abba Sidick, interview, avril 1974). R.Pascal,pour sa part, relève une dernière survivance des thèmes arabo-musulmans dans la pratique du Frolinat: les psalmodies du Coran au début de chaque émission radiophonique en arabe: «Les Sourates, dit-il notamment, sont bien choisies, elles sont souvent répétées: 'Combattez dans les chemins d'Allah ceux qui vous combattent. Tuez-les partout où vous pouvez les atteindre. Expulsez-les d'où ils vous ont expulsés, la persécution des croyants est pire que le meurtre... Ne dites pas de ceux qui sont tués sur les chemins d'Allah qu'ils sont morts, non point, ils sont vivants'» (Pascal, p. 10). J e ne connais pas le contenu des émissions en arabe et dans les autres langues tchadiennes, mais un journaliste suédois arabisant qui en a écouté quelques-unes m'a en effet confirmé qu'elles étaient parfois de teneur pan-islamique. Tout cela nous montre que la révolution tchadienne baigne indis-

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cutablement dans une ambiance musulmane, que j'essaierai de préciser dans le chapitre suivant. J e crois cependant avoir montré que les publications en arabe du Frolinat et les pratiques des combattants sur le terrain ne sont pas en contradiction totale avec le visage que le Frolinat montre à l'extérieur. Il y a des variantes, certes, mais pas de coupure. Si le Frolinat est «double», comme je le pense aussi, il l'est ouvertement, en français, en arabe et sur le terrain.

CHAPITRE XVI

Le discours des rebelles

A . LES MOTIVATIONS SUBJECTIVES

Pourquoi les paysans du Nord-Tchad se sont-ils révoltés contre le régime du président Tombalbaye? Donnons la parole à l'un d'entre eux, un combattant de base originaire du Batha: «A mon absence sont venus les fantoches dans notre village demandant des emprunts nationaux et des impôts. Refusant de m'entendre, ils ont pris toute ma famille en les amenant avec eux à Ati. Durant ce temps mes épouses sont bien maltraitées et celles de mes frères et cousins aussi. Ils faisaient des bêtises avec les plus jeunes femmes. Lorsque je les ai amenée cette somme demandée, ils m'ont fait encore une augmentation de 60% en dessus. Et puis il y a eu une révolte et mécontentement contre le gouvernement. Ainsi nous avons provoqué une guerre contre les gardes nomades qui sont dans notre village» (interview par écrit recueilli en décembre 1975). Ce récit est caractéristique de l'engagement de beaucoup de combattants du Frolinat dans les forces révolutionnaires. Le film de D. Baussy, Le Tchad des rebelles, contient plusieurs interviews qui vont dans le même sens: un jeune, faisant partie de l'état-major du Frolinat, raconte qu'il avait été admis pour une formation de professeur, mais que son nom avait été rayé de la liste des admis à cause de son appartenance à une association sportive réunissant des élèves du Nord-Tchad; un chef traditionnel se plaint qu'on lui a volé son bétail et qu'on l'a humilié devant sa famille parce qu'il ne pouvait pas payer l'impôt; un paysan affirme qu'on lui a enlevé son frère et sa sœur; un autre qu'il a été contraint de cultiver le coton; un autre qu'il a dû payer deux fois l'impôt, etc., etc.. Révélateur est aussi le «socio-drame» que D. Baussy et les camarades du Groupe d'information sur le Tchad ont vu jouer par les

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combattants des F. P.L. dans les camps de l'Ennedi et dont on voit des images dans leurs films. Cette pièce improvisée met en scène les paysans de Mangalmé en train de travailler la terre quand arrive le percepteur pour lever les impôts. L'un d'entre eux, qui ne dispose pas de la somme nécessaire, est malmené et arrêté par les gardes. Le chef du village, qui part au chef-lieu de la préfecture pour se plaindre de ces mauvais traitements, subit à son tour le même sort, sur quoi les villageois décident d'avertir les combattants du Frolinat. Ceuxci arrivent alors sur la scène et mettent en fuite les militaires et les gardes. Le Frolinat apparaît donc dans cette pièce avant tout comme un redresseur de torts, le défenseur des faibles et des pauvres, une association, en somme, de Robins des Bois du 20 e siècle. Tout cela nous montre que les paysans tchadiens en révolte et les combattants des F.P. L. étaient, à l'origine, des rebelles se dressant contre les injustices et les abus d'un système, plutôt que des révolutionnaires mettant en cause ce système lui-même et exigeant des changements de structures fondamentaux. Le ralliement de certains chefs moubi,en 1971, et les succès—certes relatifs —de la politique des puits de la M. R. A. ont d'ailleurs montré que certains maquisards n'ont jamais dépassé ce stade de rébellion. Comme me le disait un militaire français interviewé en août 1974: «Finalement ils demandaient si peu! » Même certains cadres subalternes du Frolinat s'en tiennent aux injustices et aux abus du régime en place, quand on les interroge sur les raisons de leur appartenance au Front. «Il y a des gens qui depuis l'indépendance n'ont même pas reçu un seul cachet d'aspirine du gouvernement», me disait l'un d'entre eux qui relevait par ailleurs surtout les brimades dont étaient victimes les paysans du Nord (interview, novembre 1974). Un autre, dont le père faisait partie du réseau du Frolinat en R. C. A., m'affirmait qu'il ne s'intéressait pas à la politique jusqu'au moment où il vit la police tchadienne arrêter arbitrairement son oncle et brutaliser la femme de celui-ci; c'est à ce moment qu'il s'était rendu compte que son père avait raison de s'occuper de politique (interview, octobre 1975). Il faut dire à l'honneur du Dr Sidick qu'il se rend très bien compte de cette situation. Comme il mel'adit lui-même, en novembre 1974, la plupart des combattants des F.P.L. viennent au Frolinat «parce qu'ils ont été humiliés par les gendarmes devant leur femme et leurs gosses» et qu'ils veulent, pour se venger, «casser la figure aux gen-

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darmes». Dans un texte de 1973, il apporte d'ailleurs des précisions très intéressantes à ce sujet: «Lors d'une enquête effectuée en 1969—1970, dans le Secteur pastoral et pastoro-agricole, parmi les combattants nouvellement incorporés, on a essayé d'établir les causes de ces révoltes spontanées et les raisons de l'engagement "de ces recrues. Les échantillons de réponses recueillies ont été classés ainsi: Facteurs moraux Humiliations, brimades, etc 64,5% Injustices .15,0% Facteurs socio-éconoSpoliations . . . . .20,0% miques ou politiques Causes politiques . 0,5% Total 100,0% Les gens se plaignent en majorité des vexations, des brimades, des humiliations de toutes sortes infligées souvent devant des proches... Pour la plupart d'entre eux, le pouvoir étant d'essence autoritaire, il peut commettre des abus sans dépasser une limite tolérable!» (Documents Frolinat 64, p. 9-10). Certains seraient peut-être tentés de mettre en doute le sérieux de cette enquête. Le Dr Sidick affirme qu'il a interrogé plusieurs milliers de personnes (ibid., p. 10), ce qui semble exagéré étant donné qu'il s'agit des recrues de deux années seulement. J e sais cependant que le Dr Sidick tient à jour une sorte de fichier sur les combattants, comportant notamment des notes sur leurs activités au sein des F. P.L. et sur les raisons qui les ont amenés à adhérer au Front. Les pourcentages avancés par Abba Sidick sont donc probablement assez proches de la réalité. Le secrétaire général du Frolinat se rend également très bien compte que ces motivations «subjectives» comportent un danger pour son organisation en tant que mouvement révolutionnaire: «Ce qui avait poussé les gens à prendre les armes pour combattre, ce n'était pas tant la baisse du niveau de vie et la restriction des libertés, que la prise de conscience d'une situation moralement insoutenable, entièrement faite de vexations et d'humiliations. Ce facteur subjectif a été le catalyseur qui a jeté les gens dans la lutte armée... Pour continuer et maintenir la lutte armée, il faut des motivations objectives. Ce sont les conditions économiques, sociales et culturelles. Toute révolution qui ne dépasserait pas les facteurs subjectifs est destinée à mourir. En effet, n'importe quel gouvernement peut rectifier sa conduite: empêcher, par exemple, les préfets d'être brutaux

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et voleurs, les gendarmes d'être violents, empêcher les percepteurs d'augmenter abusivement les impôts, sans que les conditions économiques de dépendance ne changent» (Documents Frolinat 44, p. 15; souligné par moi). Comme les insurgés tchadiens n'ont pas suivi massivement le ralliement moubi en 1971 et qu'ils ont refusé de déposer les armes lorsque le général Malloum a pris le pouvoir, on peut dire, à mon avis, que le noyau dur des maquis tchadiens a dépassé le stade des motivations subjectives et que le délicat passage de la rébellion à la révolution s'est fait. Cela ne veut pas dire que les motivations subjectives aient été oubliées, loin de là,mais cela prouve que des motivations objectives se sont greffées dessus. Pour ceux des combattants qui ont réussi cette greffe idéologique, on peut dire effectivement qu'elle «apparaît comme la prise de conscience par les masses, la première peut-être parmi les pays africains, de cette énorme mystification qu'on appelle 'l'indépendance'» (Front libertaire, novembre 1970; cité dans Tchad, une néo-colonie, p. 84).

B . TOUS LES REBELLES SONT MUSULMANS

Essayons maintenant d'approfondir notre analyse du discours des rebelles tchadiens, en déterminant les motivations plus profondes auxquelles ils obéissent et dont certains d'entre eux sont à peine conscients ou dont ils hésitent à parler. Nous pouvons commencer cette analyse par une sorte de maxime qui résume très bien la situation: «Tous les Musulmans n'étaient pas rebelles, mais tous les rebelles étaient musulmans» (Pascal, p. 9). Il ne fait en effet aucun doute que presque tous les combattants du Frolinat sont des musulmans et qu'ils se situent en tant que tels. La plupart d'entre eux se reconnaissent, par exemple, dans les chefs musulmans qui ont résisté à la conquête coloniale au début du siècle. Après avoir épuisé la liste des martyrs du Frolinat pour donner des noms aux différents détachements des F. P. L., les combattants ont en effet imposé l'utilisation de quelques noms d'anciens résistants, tels que le sultan ouaddaïen Doudmourrah, malgré les réserves de certains dirigeants du Frolinat au sujet de ce chef réactionnaire. Un des textes du Frolinat inclut même l'émir Rabah parmi les personnalités du «monde musulman» qui se sont opposées les armes à la

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main à la conquête française (Documents Frolinat 18), mais cette référence est exceptionnelle. Les vexations que les musulmans tchadiens ont subi sur le plan religieux ont d'autre part joué un rôle important dans la naissance de l'hostilité sourde et persistante qui oppose les populations du Nord-Tchad au régime Tombalbâye. Une lettre anonyme parvenue au bureau du Frolinat en janvier 1972 dénonce par exemple dix scandales dont serait responsable le chef de l'État tchadien. Trois d'entre eux sont d'ordre purement religieux: 1. Pendant le congrès du P. P.T. à Fort-Archambault, «l'un des plus grands marabouts du Tchad avait ouvert le 'bal du surboum' et tous les congressistes avaient participé à cette dance, même ceux qui se disent très religieux dans les quartiers». 2. «Dans la religion, le gouvernement tchadien avait violé tous les règles religieux: le Ramadan au Tchad on le prend 2 ou 3 jours après les pays musulmans et on fête [la fin] avec les pays musulmans, on fait jamais 30 j. de carême.» 3. «Tout récemment un saint homme ayant fait des études au Caire était venu à Biltine pour prêcher la religion, mais les marabouts prorégime de la région l'ont maltraité et le roi d'Abéché a failli le condamner à mort.» Manifestement, les musulmans du Nord-Tchad se sentaient mal à l'aise dans le Tchad «infidèle» de M. Tombalbaye, comme le confirment également les impressions ramenées par un journaliste suédois d'un voyage dans l'Ouaddaï «libéré» en janvier 1972. Celui-ci m'a raconté en effet comment un vieux chef de village avait harangué un détachement du Frolinat en exprimant ses espoirs que les F. P. L. seraient la vengeance d'Allah contre les envahisseurs français et tombalbayens (Christer Westerdahl, interview, janvier 1974). D'après un auteur anonyme, les rebelles eux-mêmes, du moins au début de l'insurrection, auraient joué sur ces sentiments en demandant aux paysans: «Comment,vous, de pieux musulmans,vous acceptez d'être gouvernés par des Kirdi?» («Les événements du Tchad», p. 48). Je ne pense pas qu'Ibrahima Abatchaetles «Coréens» aient pu tenir un tel langage (aucun des combattants de base que j'ai rencontrés n'en a fait état), mais il se peut très bien que des chefs locaux et même des dirigeants comme El Hadj Issaka s'en soient servi à l'occasion. Cependant, il ne suffit pas de constater que «tous les rebelles sont musulmans». On est obligé d'être plus précis et d'analyser ce que

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La signification de

l'insurrection

signifie exactement pour les combattants.tchadiens leur appartenance au monde musulman. Une première constatation s'impose: les milieux musulmans les plus fervents et les plus intégristes ne se sont pas directement mêlés à l'insurrection tchadienne et sont notamment restés en dehors du Frolinat. Nous avons déjà eu l'occasion de citer le communiqué des «Fils du Tchad» de juillet 1966 dans lequel cette association interpellait sévèrement les leaders del'U. N.T. et du F.L.T. en se demandant comment ces gens, qui ne respectaient même pas le ramadan, pouvaient se prétendre des musulmans authentiques et croyants (Documents divers 1). Or, l'éviction du Frolinat de Mohammed El Baghalani n'a rien arrangé sur ce plan, comme le montre une lettre envoyée, au cours de l'été 1972, par un commerçant tchadien au Soudan aux combattants toubou en Libye. Cette lettre contient le passage suivant: «Frères, notre comité a été un des premiers qui, le 6 juin 1966, a pris le chemin de la liberté et de l'unité et le chemin de ceux qui adhèrent à la maxime: Il n'y a qu'un Dieu, Allah, et Mohammed est son Prophète. Avant que Sidick soit venu au Soudan, nous ne connaissions pas ses attitudes culturelles, mais en 1970 nous savions qu'il était un agent du colonialisme... Frères, notre but n'est pas seulement la libération du Tchad, mais la fondation d'un État islamique, où régnent le livre de Dieu et le Sunna de son envoyé. C'est tout cela qui inspire la vie du peuple tchadien.» L'auteur de cette lettre démontre ensuite avec force citations du Coran que telle est la seule voie que saurait suivre un musulman pieux. Quelques éléments appartenant à ces milieux sont probablement restés au Frolinat même après le départ de Baghalani. D. Baussy a en effet été frappé, lors de son séjour dans les camps des F.P. L. de l'Ennedi, par la présence d'un groupe de combattants (?) vivant quelque peu à l'écart et qui entonnaient très tôt le matin des chants religieux; interrogé à ce sujet, son guide lui déclara qu'il s'agissait d'un groupe d'«ultra-religieux» sans importance. Baussy se demande si ce groupe n'était pas composé d'anciens partisans de Baghalani, ce qui semble bien possible (D. Baussy, interview, décembre 1975). De toute façon, ce groupe était manifestement minoritaire et tenu à l'écart par les responsables de la base. Les réserves des milieux intégristes à l'égard du Frolinat et l'absence de relents de guerre sainte dans les écrits et dans les pratiques

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de la révolution tchadienne nous permettent de conclure que pour la plupart des combattants,leur appartenance au monde musulman est plus un fait de civilisation q u ' u n fait religieux. Autrement dit: si l'insurrection du Tchad est une révolte de musulmans, elle n'est pas une révolte islamique; la guerre civile du Tchad est une guerre «socio-culturelle», pas une guerre religieuse. Ce «profil bas» de la révolution tchadienne sur le plan religieux se révèle aussi dans l'attitude des combattants à l'égard des missions chrétiennes. Nous avons vu que quelques documents du Frolinat contiennent des passages fortement anti-chrétiens, mais ces passages sont peu fréquents et ne sont pas représentatifs de l'ensemble de la production idéologique de l'insurrection tchadienne. Quant aux combattants sur le terrain, la plupart des observateurs sont d'accord pour dire qu'ils ne s'en sont pas pris systématiquement aux missionnaires. Certes, des écoles et des dispensaires missionnaires ont été brûlés, mais au même titre que les écoles et les dispensaires du gouvernement, parce qu'ils étaient considérés comme des signes de la présence d ' u n régime haï dans la brousse. Un coopérant français, lui-même lié aux milieux religieux, s'en est bien rendu compte en écrivant dans u n texte manuscrit: «Janvier 69: attaque de deux missions catholiques dans le centre. Une nuit des rebelles... sont venus réveiller le Père et lui ont dit: 'on ne te veux pas de mal, on va prendre ce qui nous intéresse (c'est-à-dire argent, nourriture, couvertures, etc.), on va brûler l'école (de la mission), et tu enverras la note à François (Tombalbaye).» Attaque conduite avec une certaine bonhomie donc, bien que le même informateur affirme aussi qu'à une autre occasion les missionnaires furent «un peu tabassés». Ces renseignements sont confirmés par R. Pascal qui dit, sur l'attitude des rebelles à l'égard des missionnaires du Guéra: «ils ne les ont pas molestés, mais leur ont dit que le pays était à l'Islam, qu'ils n'avaient pas à y être» (Pascal, p. 10). Le même comportement a été adopté par les F. P. L. à l'égard du pasteur Horala, fait prisonnier en juin 1975 et accusé ensuite, entre autres, d'«évangélisation au sein d'une population musulmane, au risque de la diviser, et crime religieux» (P.W., p. 27). Or, comme nous l'avons vu, le pasteur Horala a été entièrement «réhabilité» par le tribunal des F. P. L. et il a lui-même insisté,après sa libération, sur le traitement correct que lui ont réservé les combattants du Frolinat (A. F. P., 25 novembre 1975). Seul parmi les auteurs et les témoins que j'ai consul-

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La significatio n de l'insurrec tio n

tés, M. Issaka Alamdou accuse les maquisards tchadiens de comportements anti-chrétiens: «Au Guéra, où populations islamisées, animistes ou chrétiennes sont étroitement imbriquées, les ouailles des missions, catholiques ou protestantes, sont constamment menacées: 'il faudra faire la prière comme nous'» (Issaka Alamdou, p. 195). Il est possible que des chrétiens tchadiens aient reçu dans certains cas des avertissements de la part de quelques rebelles trop zélés. Aucun d'entre eux, cependant, n'a été mis à mort parce qu'il était chrétien. Notons encore que le président Tombalbaye a expulsé à plusieurs reprises des prêtres catholiques soupçonnés d'être trop «compréhensifs» à l'égard des maquisards, ce qui ne suggère pas non plus qu'une guerre religieuse battait son plein au Tchad. Une question intéressante se pose dans ce cadre: si les révolutionnaires tchadiens se situent en tant que musulmans, de quelle façon vivent-ils le conflit dans lequel ils sont engagés et comment perçoivent-ils leurs adversaires? Nous avons vu au cours de la première partie de cette étude qu'un des facteurs qui a servi de détonateur à l'insurrection a été la présence, dans le Nord-Tchad, de fonctionnaires qui avaient non seulement le tort d'être cupides et malhonnêtes, mais aussi celui d'être originaires du Sud. Cependant, la guerre du Tchad n'a jamais pris l'aspect d'une guerre raciale ou tribale et R. Pledge a raison de dire qu'il «n'apparaît nulle part... que les rebelles aient engagé la lutte contre les populations du Sud mais bien contre les seules autorités de Fort-Lamy et leurs représentants locaux» (Pledge, 1970a, p. 374). Rares, en effet, sont les allusions anti-Sara dans le discours des rebelles et elles sont absentes des textes du Frolinat.Quant aux actes des révolutionnaires tchadiens, on ne signale aucune attaque systématique contre les représentants du Sud dans les régions touchées par l'insurrection et il est pratiquement certain que les forces rebelles ont tué au cours de l'insurrection plus de fonctionnaires et de députés du Nord que du Sud. Une seule exception à cette règle: les lycéens des classes terminales d'Abéché, en grève en mars 1976, se sont attaqués aux familles des fonctionnaires du Sud dans la ville en obligeant notamment les femmes à se déshabiller en public (Agence tchadienne de presse, 15 mars 1976). Des sentiments anti-Sara existent donc à l'état latent dans le Nord, mais l'exemple cité ci-dessus concerne des élèves du secondaire et n'engage pas la responsabilité des combattants.

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Pour les combattants révolutionnaires, le principal adversaire est donc le régime en place et non pas le peuple sara du Sud. Et encore! Comme le montre le «texte libre» publié en annexe, le régime Tombalbaye n'est vu que comme un facteur secondaire, un écran qui cache l'adversaire véritable, c'est-à-dire le colonialisme sous toutes ses formes. Le combat «musulman» des populations du Nord est en effet perçu non pas comme une lutte anti-Sara ou anti-Sudistes, mais comme une guerre anti-coloniale, une des phases d ' u n combat qui dure depuis soixante-quinze ans. Voici les passages les plus caractéristiques du «texte libre» d ' u n militant anonyme du Frolinat: «... après soixante années de dominations, les colons s'étaient sentis incapables de continuer à étaler leur pouvoir au Tchad. Il avait fallu donc inventer un cinéma dont nombreux seront les niais qui s'achèteront des tickets en abondance. Le film qui sera tourné n'avait rien de doux. C'est simplement la colonisation indirecte du peuple vaillant du Tchad en plaçant à sa tête un homme dévoué aux intérêts français... Un plan était tracé par la France: il faudra que dans 20 ans les nordistes et leur arabisme soient purement éliminés. Ce serait là, un songe. Il n'est un secret pour personne que le peuple arabo-musulman du Tchad soit bien déterminé à lutter jusqu'au bout.» Et plus loin notre auteur anonyme affirme: «Ce qui se passe au e 20 siècle au Tchad, c'est la continuation de ce qui s'y passait il y a soixante-dix ans... Le peuple du Tchad défend la vérité historique, son droit à l'existence, sa culture, son être, sa civilisation... Depuis déjà l'arrivée des premiers colons, nos ascendants avaient juré de ne pas renoncer à la lutte. Le combat des années soixante n'est autre que la continuation de celui qui avait été entrepris par nos vieux.» Les deux protagonistes de la lutte sont donc pour cet auteur le peuple arabo-musulman du Tchad (et non pas les «masses paysannes») et le pouvoir colonial ou néo-colonial (et non pas le régime Tombalbaye, simple pantin entre les mains de l'impérialisme). L'oppression néo-coloniale est perçue comme l'oppression culturelle d'un peuple musulman plutôt que comme l'exploitation économique d'un peuple africain. Or, cet auteur n'est certainement pas le seul à avoir vécu le conflit tchadien de cette façon, comme le montre le fait que certains combattants du Frolinat ont donné le nom du sultan Doudmourrah à leur détachement. Nous retrouvons ici une des questions que nous avons posées au

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début de cette étude: pourquoi l'insurrection a-t-elle éclaté après l'indépendance et non pas avant? Or, il n ' y a pas eu d'indépendance à proprement parler au Nord-Tchad et les populations musulmanes, après avoir résisté passivement sur le plan religieux et culturel, continuent simplement leur combat anti-colonial sur le plan politique, les armes à la main. Beaucoup de gens du Nord ont du moins vécu ainsi leur révolution. Notons encore quece raisonnement s'applique aussi auC.C.F. A.N. et aux combattants toubou. Dans leur premier manifeste, du 15 novembre 1971, on lit en effet: «Le Front de Libération Nationale du Tchad, fidèle à sa vocation historique, poursuit sa tâche de libération totale de la patrie occupée. Il lutte inlassablement pour bouter hors de notre sol sacré les puissances impérialo-sionistes...» (Documents C.C. F. A.N. 1, p. 1; c'est moi qui souligne). Même confusion donc entre période coloniale et période néocoloniale. Même méprise, ou plutôt même oubli du «fait tombalbayen», considéré comme un facteur négligeable, un adversaire secondaire par rapport au véritable ennemi: le pouvoir (néo-)colonial. Peut-on cependant dire que l'insurrection tchadienne représente non seulement la continuation, sous une autre forme, du combat anti-colonial, mais en plus une tentative pour renouer avec le passé glorieux du Nord-Tchad d'avant la période coloniale? J.W. Fernandez, en étudiant les Fang du Gabon, fait une remarque intéressante qui s'applique peut-être également au Nord-Tchad: «In the nineteenth century the Fang were engaged in a slow conquest of western Equatorial Africa.They were therefore particularly susceptible to cultural shock as Europeans, by conquest, first pacified them and then imposed a culture on them which was, in material possessions, vastly richer than their own.The state of malaise — the sense of deprivation and impotence—that this engendered in the Fang has ledBalandier to call them 'conquérants en disponibilité', a people with a sense of the past b u t with a depressing sense of the future» (Fernandez, p. 442). Ce même «malaise, né du sentiment de frustration d'un peuple dont les élites avaient eu, jadis, le sens de l'État et la conscience de constituer une nation», existe également dans tout le Tchad musulman (Hugot, 1965, p. 32). Là aussi, on peut parler de conquérants en disponibilité, surtout en ce qui concerne le Ouaddaï, engagé dans une conquête lente mais irrésistible du Nord-Tchad tout au long du 19 e siècle. Nous venons d'ailleurs de voir des exemples de ce sens du

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passé du Tchad musulman dans les citations du Frolinat et de ses militants rapportées ci-dessus. Or, pour ces gens, nourris de souvenirs d ' u n passé glorieux, l'indépendance du Tchad, «confisquée» par les Sara et les autres Sudistes, n'a pas changé grand-chose par rapport à la période coloniale et ils n'ont pas pu avoir le sentiment que le Tchad indépendant de M. Tombalbaye allait renouer avec le passé qui leur était propre. Ils restent donc «en disponibilité». Sont-ils aussi restés des conquérants, prêts à reprendre l'offensive contre le Sud interrompue par la colonisation? En réalité, je ne le pense pas. Certes, il y a eu des sursauts d'orgueil à la base. Des Européens ayant séjourné au Tchad m'ont rapporté parfois des propos de représentants du Nord que l'on peut résumer ainsi: «Mon grandpère et mon père ont encore participé à la chasse aux Noirs, et maintenant ce sont eux les maîtres. Mais les choses changeront bientôt.» Cependant, ces velléités de rétablir la domination du Nord sur le Sud ne vont pas plus loin que ça. Dans toutes les citations que nous avons vues et dans toutes les autres que j'ai eues sous les yeux, les sultans du Ouaddaï, les senoussistes et Rabah sont perçus et revendiqués non pas comme des conquérants mais essentiellement comme des résistants à la conquête française, nuance qui me semble de la plus haute importance. On n'invoque donc pas un esprit d'offensive, mais un esprit de défense. Il me semble, en effet, que l'on doit interpréter l'insurrection du Nord-Tchad avant tout comme une réaction défensive de la part d ' u n e population qui se sent menacée culturellement et économiquement et qui veut survivre. L'agression, si agression il y a eu, est venue plutôt du Sud et plus particulièrement du régime au pouvoir à Fort-Lamy, peu disposé à prendre en considération les intérêts propres du Nord-Tchad. Cette situation correspond d'ailleurs à ce qui s'est passé dans d'autres États africains après l'indépendance. G. Nicolas a fait à ce sujet des observations particulièrement pertinentes. Après avoir fait remarquer que le modèle de l'État importé d'Europe et adopté partout en Afrique noire renie nécessairement le fait «ethnique», cet auteur montre ensuite que ce modèle importé s'est parfois heurté à des pesanteurs sociologiques autochtones: «D'une part, en effet, la machine administrative, les instances d'autorité et de représentation se sont trouvées souvent investies par les membres de certains groupements... D'autre part, gouvernants et administrateurs ont souvent confondu les intérêts de l'État avec

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ceux de certaines régions, 'ethnies' ou autres formations... Très souvent, la prise en main de l'appareil administratif a entraîné la constitution d ' u n rapport asymétrique, maintenu par la force, entre l"ethnie' au pouvoir et les autres. Ainsi se sont créés des clivages nouveaux, nés de la conjoncture moderne et souvent très différents, dans leurs caractères, des clivages 'ethniques' traditionnels, puisque déterminés par l'existence de l'État. Les populations qui s'estimaient évincées...ont alorsfaitde leur appartenance socio-culturelle un symbole de résistance ou de contestation, alors qu'elles tendaient à s'en dégager au moment où s'est fondé l'État» (Nicolas, p. 1 019-1020). Nous reviendrons dans nos conclusions sur les analyses de G. Nicolas, qui semblent s'appliquer très bien au cas tchadien. On peut développer encore davantage cette analyse de l'esprit de défense qui a animé l'insurrection du Nord-Tchad. Ph.Frémeaux a en effet formulé une hypothèse que je rejette, mais qui est intéressante et qui me permet de préciser mes propres idées. «L'indépendance des pays africains s'est... accompagnée d'une transformation radicale des rapports des masses rurales à l'extérieur. A l'époque coloniale, la destruction des structures traditionnelles de la vie sociale n'est pas pratiquée systématiquement; elle est toujours liée directement aux nécessités de l'exploitation impérialiste... La décolonisation va accélérer la destruction des organisations traditionnelles en ne la subordonnant plus seulement aux nécessités économiques directes mais à un objectif idéologique nouveau que défendent les 'élites' qui rejettent radicalement leur propre culture: le 'Développement'... Au Tchad, le 'développement' va se traduire de manière particulièrement brutale: mépris des populations de la part d'administrateurs culturellement 'blancs',augmentation de l'impôt... C'est donc ce progrès, mis en œuvre de façon maladroite par le Tchad indépendant, qui va provoquer le soulèvement spontané des masses rurales...; il s'agit de la juste réaction d ' u n e population qui refuse un développement conçu comme la destruction forcée et brutale d ' u n mode de vie traditionnel satisfaisant... Ceci contribue à expliquer la localisation de la rébellion. Les populations du Sud avaient déjà subi du temps de la colonisation, avec l'implantation du coton et de quelques écoles,un processus de déculturation et de destruction du mode de vie traditionnel. L'indépendance n'a donc pas provoqué au Sud de ruptures brutales susceptibles d'induire des réactions violentes comme dans le Nord du pays» (Frémeaux,p. 127-128).

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Pour appuyer sa thèse, Frémeaux formule encore les observations suivantes: «Cette révolte remet... en question le mode de vie 'à l'européene' des élites, que celles-ci soient pro-Tombalbaye ou progressistes; d'où le désir de supprimer le pouvoir plutôt que d'en changer le titulaire...; cela se traduira parfois par des attaques, difficilement compréhensibles, d'écoles voire de dispensaires qui, au-delà de leur utilité pour les populations, sont perçus comme des créations du pouvoir central» (ibid., p. 48). On reconnaît dans cette thèse intéressante et originale les échos des idées de R. Jaulin et d'autres théoriciens de l'ethnocide et de la «paix blanche»; les paysans tchadiens seraient alors des combattants «ethniques», se situant totalement en dehors du cadre de l'État et de la nation tchadienne et s'opposant en bloc au «progrès», que celui-ci soit représenté par le christianisme et l'Occident ou par l'islam et le monde arabe. L'insurrection tchadienne serait alors une réaction de «contre-acculturation», thèse que certains auteurs ont également formulée, à tort à mon avis, pour expliquer la révolte «mau-mau» du Kenya (voir Buijtenhuijs, 1971, p. 334-342). Il me semble que Frémeaux va beaucoup trop loin quand il suggère que les insurgés tchadiens se battent pour la préservation de leur mode de vie traditionnel sur tous les plans. J e crois comme lui que les paysans tchadiens du Centre-Est se sont insurgés pour défendre leur héritage culturel et religieux; il s'agit cependant d ' u n héritage islamique, comme le montrent tous les textes, et non pas d ' u n héritage «ethnique» particulier, différent selon les quelque cinquante ethnies qui peuplent le Nord-Tchad. Sur ce plan-là, il y a, en effet, une réaction de «contre-acculturation», si on peut encore employer ce terme dans ce contexte. Par contre, dans le domaine économique, les vœux des populations du Nord-Tchad vont dans un tout autre sens: les paysans du Centre-Est ne refusent pas le progrès, mais désirent au contraire accéder au monde moderne et à 1'«abondance» économique. Comment expliquer autrement le départ en masse des Ouaddaïens et de certains groupes du Centre vers le Soudan, où les conditions de vie sont meilleures et les salaires plus élevés? Comment expliquer autrement l'insistance du Frolinat sur la discrimination économique dont souffre le Nord-Tchad? Comment expliquer autrement les quelques succès de la politique des puits de la M. R.A. qui visait à apporter aux populations du Centre-Est une certaine amélioration sur le plan

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économique? Il me semble que les populations du Nord ne se sont pas opposées au «progrès» en tant que tel, mais tout au plus à un certain progrès imposé de l'extérieur et en grande partie au profit de l'extérieur. A mon avis, elles souhaitent le progrès, mais un progrès découlant d'une évolution interne et autonome selon un modèle choisi en toute liberté. L'insurrection tchadienne peut donc nous apparaître comme un phénomène «traditionaliste» sous ses aspects religieux et culturels, mais il s'agit de ce que J. Favret appelait un traditionalisme par excès de modernité. Si les paysans du Nord-Tchad ont eu recours à certains modèles musulmans,les seuls qu'ils avaient à leur disposition, c'était pour pouvoir s'organiser en vue d ' u n combat moderne dans ses intentions et dans sa finalité économique. En ce qui concerne les écoles et les dispensaires brûlés par les rebelles, je ne pense pas que l'on puisse interpréter leur destruction comme un refus de l'État moderne, et donc du progrès, mais je crois qu'il faut y voirie refus d ' u n régime haï dont ils représentent la présence dans la brousse. Les combattants du Frolinat ne se sont pas attaqués aux écoles en tant que telles, mais parce qu'elles véhiculaient l'idéologie «francophonique» du régime Tombalbaye et ne dispensaient pas un enseignement en arabe en accord avec les conceptions religieuses et culturelles des populations (voir les remarques pertinentes de I.H.Khayar à ce sujet). De même, les paysans en armes ne se sont pas attaqués aux dispensaires en tant que tels, mais parce que, le plus souvent, ceux-ci étaient dépourvus du strict nécessaire et tenus par des infirmiers corrompus distribuant leurs faveurs aux plus offrants. Ils ne refusaient ni l'école, ni la science médicale, mais demandaient des écoles conçues en fonction de leurs besoins culturels et des dispensaires apportant un progrès médical réel. Il se peut cependant que Frémeaux ait raison sur un point et que le cas des Toubous du B. E.T. corresponde plus ou moins à son hypothèse. Plusieurs Européens qui ont vécu dans le B.E.T., et notamment au Tibesti, m'ont affirmé en effet que les rebelles toubou sont animés par la volonté de préserver leur indépendance et leur mode de vie traditionnel, y compris sur le plan économique. Nous avons d'ailleurs vu que ce sont les tentatives maladroites de la part des autorités pour sédentariser les populations toubou qui ont en quelque sorte mis le feu aux poudres, ce qui indique que le refus de «progrès» des Toubous va plus loin et est plus fondamental que celui des

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populations du Centre-Est. R. Lemarchand (p. 5) a donc probablement raison d'interpréter le combat toubou comme un «mouvement de résistance primaire» qui ne serait que la prolongation d ' u n phénomène ancien. J'ai déjà eu l'occasion d'expliquer, en effet, que le colonisateur français, tout en apportant des changements profonds et «mortels» à long terme pour l'économie toubou, avait été animé par le souci de changer le moins possible la vie traditionnelle des populations du B.E.T.. Les effets destructeurs de la colonisation ne sont apparus qu'avec l'entrée en fonction des administrateurs militaires sara et l'insurrection toubou pourrait être interprétée comme une réaction tardive à la colonisation, se situant après l'indépendance, mais comparable à la résistance menée ailleurs, au Tchad et en Afrique noire, lors de la conquête coloniale. La participation du derdé et de certains autres chefs traditionnels à l'insurrection, à l'encontre de ce qui s'est passé ailleurs au Tchad, tend aussi à prouver que le combat toubou est avant tout «nationalitaire». Il se peut donc que les combattants de base du B.E.T. soient des «traditionalistes» authentiques et que leur comportement corresponde au schéma esquissé par Ph. Frémeaux. Il s'agit cependant d ' u n cas exceptionnel,et encore! LeC.C.F. A.N. récuse formellement cette interprétation, et s'est défendu, dès son premier communiqué, de l'accusation selon laquelle «lesToubous ne rechercheraient q u ' u n État à eux, dans le cadre du Borkou-EnnediTibesti, qu'ils seraient incapables de comprendre la nécessité d ' u n e libération totale du Tchad» (Documents C.C.F.A.N. 1, p. I) 1 . On peut donc peut-être déceler, du moins à la base, une certaine tendance au séparatisme dans le cas du B.E.T.. De telles tendances existent-elles également dans le Centre-Est? Quelques observateurs le pensent. R. Lemarchand interprète par exemple les insurrections du Ouaddaï et du Baguirmi comme des «mouvements à tendance 1. Ces passages ont été rédigés ennovembre 1976. Lors d'un séjour àTripoli, en mars 1977, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec une dizaine de membres des forces armées du Nord, dont quelques combattants de base, qui ont tous insisté sur le caractère national et «tchadien» de leur combat. On peut signaler également que le gouvernement tchadien, lors des négociations avec Sidimi Chahaï et Sougoumi Chaïmi, en février 1969, a fait des concessions non négligeables allant dans le sens d'une autonomie du Tibesti: nomination d'administrateurs civils originaires de la région, nomination d'un député représentant le Tibesti, etc.. Néanmoins Goukouni et les siens ont refusé cet accord. Tout cela va à l'encontre de la thèse de R. Lemarchand.

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sécessionniste» (Lemarchand,p. 5), interprétation qui est confirmée pour le Ouaddaï par J.J. Simonneau (21 mars 1972). Ni Lemarchand ni Simonneau n'apportent cependant de preuves pour étayer ces remarques. Il en existe pourtant quelques-unes. Un communiqué non daté de l'U.N.T. contient, par exemple, quelques phrases qui montrent que ses auteurs, sans doute originaires du Ouaddaï, se sentent plus proches du Soudan que du reste du Tchad: « Les peuples frères du Soudan et du Tchad se connaissent depuis toujours. Ils ont vécu ensemble dès les huitièmes siècles et jusqu'à l'arrivée du colonialisme en 1900» (Documents Frolinat 12). Ph. Frémeaux remarque à juste titre que si cette affirmation un peu hâtive est peut-être valable pour le Ouaddaï, elle ne l'est certainement pas pour l'ensemble du Tchad, et qu'elle révèle le régionalisme profond de ses auteurs (Frémeaux, p. 57). Il est certain, en tout cas, que pour beaucoup de Tchadiens de l'Est,la frontière tchado-soudanaise, résultat d'un compromis entre les impérialismes français et anglais à la fin du siècle dernier, n'a aucune signification. M.J. et J. Tubiana (p. 121-122) affirment par exemple que certains chefs zaghawa, en 1970, après plusieurs années de sécheresse, ont envisagé le transfert complet et définitif des groupes zaghawa du Biltine au Soudan, projet qui fut accueilli avec enthousiasme par les jeunes, alors que les vieux et les hommes d'âge moyen s'y opposaient. Nous avons vu d'ailleurs que des centaines de milliers de Tchadiens du Centre-Est n'ont pas hésité à s'expatrier au Soudan avant et après l'indépendance. Dans la mesure où il s'agit très souvent d'une émigration de longue durée, sinon définitive, on peut interpréter ce phénomène comme une série continue de «sécessions individuelles». De là à penser que l'insurrection du Centre-Est a un caractère sécessionniste sous-jacent, il n'y a qu'un pas. J'hésite cependant à faire ce pas, du moins en ce qui concerne le Frolinat. Ses publications, comme nous l'avons vu, rejettent toute solution autonomiste et sécessionniste, et je serais tenté d'interpréter le rôle important, au sein du mouvement, des réfugiés et des émigrants tchadiens au Soudan non pas comme une preuve de sécessionnisme, mais au contraire comme la preuve que les combattants «soudanais» du Frolinat restent fidèles à une «certaine idée du Tchad». Idée sans doute très éloignée de celle de M. Tombalbaye, mais qui montre qu'ils se sentent toujours Tchadiens à 100%. L'insurrection peut alors être interprétée comme une tentative de la part

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de ces «Soudanais» pour rentrer avec les honneurs dans un Tchad refait et remodelé selon leurs désirs, ce qui n'exclut pas chez certains combattants de base un soupçon d'autonomisme. Reprenons maintenant nos réflexions sur le caractère musulman du «discours» implicite et parfois inavoué des combattants révolutionnaires tchadiens. Nous avons dit, au début de ce chapitre, que tous les rebelles sont musulmans. Or, ceci n'est pas tout à fait vrai. Signalons d'abord le fait que si tous les dirigeants du Frolinat sont d'origine musulmane, ils ne sont pas tous des musulmans croyants et pratiquants, loin de là. Le Dr Sidick lui-même n'a certainement pas le «pied religieux» et certains membres de son entourage non plus, ce qui a profondément choqué les milieux intégristes. Le gouvernement tchadien a d'ailleurs essayé de retourner ce fait contre le Dr Sidick en l'accusant ouvertement d'être «un agnostic, un incroyant» (Info-Tchad, 13 mars 1973). J'admets toutefois que cette indifférence vis-à-vis de la religion de certains leaders du Frolinat ne veut pas dire grand-chose. Nous avons vu que l'appartenance au monde arabo-musulman des combattants de base est moins un fait religieux qu'un fait de civilisation; sur ce dernier plan les responsables agnostiques du Front eux-mêmes restent proches de la base dans la mesure où eux aussi vivent dans une ambiance de civilisation musulmane qui les marque profondément,l'islam etla langue arabe restant sans aucun doute leurs cadres de référence naturels. Beaucoup plus intéressants sont les quelques exemples de populations non musulmanes touchées par l'insurrection. Le premier concerne la poche animiste de Mongo, qui correspond en gros au massif de l'Abou Telfane, habité par les différents groupes que l'on désigne sous le nom de Hadjeraï. Comme les Hadjeraï sont entourés de populations musulmanes et qu'ils habitent en plein centre du Guéra, région particulièrement touchée par la rébellion, la question de leur participation à l'insurrection se pose avec insistance. Or, cette participation ne fait guère de doute. Certes, ils n'ont pas été à l'origine de l'insurrection comme leurs voisins les Moubi. Tout en étant anti-Tombalbaye, à cause de l'impôt et du comportement des fonctionnaires sara, ils n'ont guère bougé durant la période 19661967 (témoignage d'un chercheur français, interview, janvier 1976). Dès 1967, cependant,les rebelles ont effectué des coups de main en pays hadjeraï, coups de main dirigés surtout contre l'administration,

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les maquisards prenant bien soin de se comporter très correctement à l'égard de la population locale et de lui expliquer les raisons de leur combat par des distributions de tracts. Plus tard les Hadjeraï ont rejoint ce combat,comme le montre l'appel des notables et des fonctionnaires du Guéra pour la paix de la tribu hadjeraï publié par Info-Tchad le 20 juin 1974 (voir p. 259), et comme le montre également le fait que les F. P. L. ont pu tenir leur congrès annuel de 1974 dans la région d'Abtouyour, au cœur même du pays hadjeraï. Ces faits mettent évidemment quelque peu en doute ma thèse du caractère musulman de l'insurrection paysanne du Centre-Est tchadien. Les étudiants tchadiens en France n'ont pas hésité à relever cette contradiction; en réponse à la question: le Frolinat est-il un mouvement arabo-islamique?, ils disent en effet: «Si oui, comment expliquer qu'il soit si solidement enraciné dans le Guéra... dont les populations se sont illustrées au siècle dernier par leur résistance farouche à la pénétration islamique lancée par le puissant empire de Ouaddaï et restent jusqu'à présent très peu perméables à l'influence musulmane» («A propos du Frolinat», p. 12). Si l'on ne veut pas abandonner la thèse «arabo-musulmane», deux hypothèses se présentent pour expliquer ces «bavures» apparentes dans le «discours» des rebelles tchadiens. La première se fonde sur le fait que l'islam a fait depuis environ vingt ans des «progrès foudroyants» en pays hadjeraï (Hugot, 1965, p. 15), phénomène attesté par tous les observateurs (voir Le Rouvreur, p. 122 et surtout Dalmais, 1963, p. 43-44). On pourrait supposer alors que le recrutement de la révolution en pays hadjeraï a été sélectif, touchant avant tout les islamisés, à l'exclusion de ceux qui sont restés fidèles aux cultes traditionnels. Cette hypothèse n'est pas à exclure. On trouve en effet une phrase intéressante à cet égard dans une publication du Frolinat de 1969: «Dans le Guéra, c'est Adoum Tchéré, Président de l'Assemblée Nationale [et lui-même d'origine hadjeraï] qui se charge du maintien de l'ordre. Il est spécialisé dans un genre particulier: l'extermination systématique des lettrés en arabe... soupçonnés d'être des agents de la rébellion» (Documents Frolinat 33). Que cette accusation soit fausse ou non, elle montre en tout cas que dans certains esprits la présence de lettrés en arabe en pays hadjeraï a pu être liée au phénomène de l'insurrection. Si,par contre,le recrutement de la rébellion en pays hadjeraï n'a pas été sélectif et s'il a touché également les animistes, on serait alors

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obligé de nuancer un peu la thèse «musulmane» et de faire appel à la notion d'«ensemble historique». Les Hadjeraï font malgré tout partie de la zone d'influence des grands empires sahéliens et ils ont activement participé à l'histoire de cette zone, parfois négativement, en s'opposant à tel ou tel sultan aux visées expansionnistes, parfois de façon plus positive, en concluant des alliances et en effectuant des échanges économiques avec les pasteurs arabes, leurs voisins. Ce n'est donc pas la colonisation française qui les a intégrés arbitrairement au Sahel tchadien; ils en faisaient déjà partie auparavant, ce qui pourrait expliquer pourquoi ils ont suivi avec quelque retard leurs voisins musulmans sur les chemins de l'insurrection. Comme je ne dispose pas de données précises sur le recrutement de la rébellion chez les Hadjeraï, il m'est impossible de dire quelle hypothèse doit être retenue. Intéressante aussi est la pénétration du Frolinat dans la région de Kyabé, appartenant à la préfecture du Moyen-Chari, donc au SudTchad. D'après une fiche de la M. R.A., cette pénétration était déjà bien avancée dans certains cantons dès le début de 1969. Sur le canton du lac Iro (Boum Kébir), cette fiche porte par exemple l'appréciation suivante: «L'installation du P. A. de Boum Kébir devrait être la préoccupation première de l'administration afin d'éviter le 'pourrissement' complet d'une population qui en saison des pluies reste sous la seule coupe des H.L.L.... Il faut donc que l'Administration s'installe sur place et prenne à sa charge tous les cantons au-delà du Salamat» (Documents officiels 24). S u r l e c a n t o n d e M o u f f a l a fiche dit: «Population très traumatisée par les H.L. L. et difficile à ramener vers l'Administration légale. Le chef de canton intérimaire est mal accueilli lors de ses visites dans son canton où il n'est pas en sécurité.» Deux autres cantons encore, ceux de Simegotobé et de Bohobé, préoccupent l'auteur de cette fiche dans la mesure où la population refuse, sur les conseils des hors-la-loi, de cultiver le coton. D'autres cantons cependant,qui représentent environ la moitié du total, n ' o n t apparemment pas été touchés par l'insurrection (ibid.). Or, les populations de Kyabé, tout en ayant subi certaines influences musulmanes, appartiennent au monde du Tchad-Sud. Cl. Pairault dit par exemple au sujet des Goula Iro de Boum Kébir que «le groupe examiné a conscience de former et forme en effet une unité ethnique. Au niveau socio-culturel, sa tradition demeure

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distincte de celle des Arabes du Ouaddaï ou du Salamat, en dépit d'un long et plutôt envahissant voisinage, d'emprunts et de contacts... Avec... les 'Sara', la parenté est sans contredit plus étroite... Par exemple, les hommes Goula Iro ont emprunté aux Arabes le vêtement et une langue véhiculaire, qui répondent l'un et l'autre à des besoins ou des bienséances de fait; mais des Sara ils ont adopté l'initiation, c'est-à-dire un style d'intégration sociale reconnu en accord de fond ou de droit avec leur propre existence» (Pairault, p. 36). ^ Le même auteur rapporte cependant les propos d'un dé ses infor mateurs selon lequel un des chefs de village du lac Iro allait chercher, avant son intronisation, l'insigne de son pouvoir auprès de l'Aguid Salamat, vassal du Ouaddaï, ce qui «renvoie sans doute à quelque alliance ancienne sanctionnant la suprématie des Arabes Salamat et de Wara sur le pays d'Iro» ( i b i d p . 274). Il semble donc que si des liens culturels rattachent les Goula Iro aux Sara du Sud, des liens politiques les rapprochent du Salamat musulman, ce qui fait d'eux une véritable population charnière. Le fait que la révolution tchadienne a mordu sur ces régions charnières doit en tout cas nous inciter à manier notre thèse «musulmane» avec quelque prudence. Certes, les troubles survenus en 1968-1969 ont surtout été le fait de combattants du Frolinat venus de l'extérieur (Salamat, Guéra), et ils ont touché en gros les cantons limitrophes des régions islamisées et non pas ceux de l'intérieur. Les populations locales n'ont donc pas pris d'elles-mêmes l'initiative de la lutte armée, mais il me semble pourtant exagéré de suggérer qu'elles ont agi seulement sous la contrainte, comme le font certains militaires tchadiens (voir Askar, décembre 1971, p. 6, et avril-mai 1972, p. 7). La fiche confidentielle de la M.R. A. est plus honnête à cet égard en reconnaissant la méfiance de la population à l'égard de l'administration et en reconnaissant surtout sa répugnance pour la culture du coton, qu'avait déjà signalée Cl. Pairault (p. 276). Le fait que la propagande anti-coton du Frolinat ait pu séduire les populations de Kyabé nous montre que la révolution tchadienne a pu sortir ici de son cadre musulman étroit et que le dépassement de ses limites initiales aurait pu avoir des suites si l'intervention française n'avait pas fait un gros effort dans cette région. Le problème des actions et du recrutement du Frolinat dans le Sud, au-delà du Chari, est d'ailleurs particulièrement instructif et

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doit nous préoccuper davantage. D'abord, quelle ampleur a pris ce phénomène? Certainement pas une ampleur considérable, car le Dr Sidick lui-même a essayé d'expliquer dans un document de 1973 pourquoi l'insurrection a éclaté dans le secteur pastoral et pastoralagricole du Nord et du Centre-Est et non pas ailleurs, dans des secteurs qui semblaient réunir davantage les conditions objectives pour une révolte armée: «Quant au secteur cotonnier est-ce que l'encadrement policier et administratif serait-il suffisant et efficace pour empêcher toute explosion de mécontentement? Ou bien faudrait-il avancer l'argument de la sur-aliénation qui est un facteur 'déconnect a n t ' pour expliquer sa passivité?» (Documents Frolinat 64, p. 8). D'après l'aveu même de son secrétaire général, le Frolinat n'a donc pas réussi à entraîner le Sud dans la lutte armée. Pourtant, il y a eu quelques incursions dans le bastion de M. Tombalbaye. D'abord au niveau des sympathisants en milieu urbain. D'après un coopérant français (interview, janvier 1976), une partie de la population de Fort-Archambault aurait été, en 1969-1971, acquise à la cause du Frolinat et des personnes accusées d'appartenir au Front y ont été exécutées en public en 1971-1972 (voir, par exemple, Frémeaux, p. 121). Fort-Archambault hébergeant une forte minorité commerçante musulmane, la pénétration du Frolinat dans cette ville n'est pas une preuve suffisante pour nous permettre de dire que la révolution tchadienne recrute effectivement parmi les populations du Sud. Tous les observateurs qui sont allés dans les maquis tchadiens sont par contre d'accord pour dire que l'on trouve effectivement des représentants du Sud, reconnaissables à leurs scarifications et à leur langue,parmi les combattants des F.P.L., même au niveau des chefs de section. Combien sont-ils? Impossible de le dire. Aucun dirigeant du Frolinat ne m'a jamais fourni de chiffre précis à ce sujet, le Dr Sidick se contentant de dire qu'ils sont «nombreux» (interview, novembre 1974). Des étudiants tchadiens, lors d'une discussion avec des camarades d ' u n comité de soutien français, ont avancé le chiffre de cinq cents, en ajoutant cependant qu'il n ' y avait aucune preuve formelle permettant de l'affirmer. Les renseignements les plus intéressants à cet égard se trouvent dans la brochure «Tchad 74» qui publie des interviews avec des représentants du Sud enrôlés dans les rangs des F. P. L.. Ces interviews, que je publie en annexe, pour faire contrepoids

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au «texte libre» du militant anonyme du Nord, nous apprennent plusieurs choses: 1. Tous ces combattants se sont rendu compte que le président Tombalbaye mentait quand il jouait sur la crainte instinctive des populations du Sud à l'égard des Nordistes, et ils ont été conquis par le langage nationaliste et anti-régionaliste des militants du Frolinat. Comme le raconte l'un d'entre eux quand il évoque sa première rencontre avec les F. P. L.: «Après cela, ils nous ont dit: 'Tombalbaye vous raconte des choses, il vous dit que vous êtes des sudistes, cela c'est des mensonges... nous sommes pour défendre une cause juste, nous sommes pour l'intérêt du peuple tchadien, pour le Nord, pour le Sud, pour l'Est et pour l'Ouest...' C'est pourquoi toute de suite, j'ai pris mon arme et je suis rentré avec les combattants» («Tchad 74», p. 48). 2. Tous ces informateurs, sauf un, ont eu des difficultés à rejoindre les forces combattantes. Cela montre qu'il n'existe pas de filières régulières que peuvent emprunter ceux qui veulent rejoindre le Frolinat, à l'encontre de ce qu'il se passe dans le Centre-Est ou dans le B.E.T.. Le recrutement des gens du Sud ne peut donc pas être un phénomène vraiment massif. La plupart des informateurs ayant rejoint les F. P. L. dans leur région d'origine ou en tout cas près de celle-ci, comme il ressort de leurs récits, leurs témoignages prouvent d'autre part que les combattants du Frolinat font parfois des incursions dans le Sud, bien que le Dr Sidick ait reconnu lui-même que le Front n'y a pas de véritable implantation militaire (interview, novembre 1974). Encore une fois,ce recrutement dans le Sud, limité mais indiscutable, est une preuve contre la thèse «musulmane», comme l'est l'implantation des F. P. L. dans la région de Kyabé. Cette remarque mérite cependant d'être précisée. Plusieurs observateurs ont affirmé que les combattants sudistes du Frolinat, dont notamment quelques déserteurs de l'armée nationale tchadienne, adoptent tous un nom à consonance musulmane en s'enrôlant dans lesF.P.L. (voir par exemple Area Handbook for Chad, p. 125). Il y a même plus. Un responsable du Frolinat, au cours d'une conversation avec des membres d'un comité de soutien français, affirmait, pour souligner le caractère laïque de la révolution tchadienne, qu'un jour des Sudistes ayant rejoint les F. P. L. avaient demandé à leur commandant de section de leur apprendre à prier et à faire le jeûne, pensant

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que cela était indispensable pour faire partie du Front. Évidemment leurs camarades du Nord leur expliquèrent que ces pratiques relevaient de la conscience individuelle et n'étaient nullement obligatoires. Cette anecdote nous amène à poser quelques questions: dans quelle mesure l'islam, religion de prestige dans toute l'Afrique noire animiste, attire-t-il certaines populations du Sud-Tchad? dans quelle mesure cet attrait favorise-t-il le recrutement du Frolinat dans le Sud, c'est-à-dire, dans quelle mesure le Frolinat est-il vu par certains Sudistes comme un vecteur d'islam plus que comme un mouvement révolutionnaire? Ces questions sont importantes, car les recrues sudistes qui changent de nom et demandent à faire la prière renient en quelque sorte leurs origines culturelles et se retranchent d'eux-mêmes de leur communauté ethnique. En d'autres termes, en adhérant au Frolinat ils deviennent des «marginaux» et ne sont plus représentatifs du Sud. Leur comportement constituerait alors plutôt une preuve pour la thèse «musulmane». Précisons cependant que nous ne disposons d'aucune donnée nous permettant de dire à combien s'élève le pourcentage de Sudistes «marginaux», et que les interviews dans «Tchad 74» montrent q u ' u n e partie des Sudistes au moins se rallient au Frolinat en tant que mouvement révolutionnaire et nationaliste. Une dernière remarque à ce sujet: après beaucoup d'hésitations, l'Association des stagiaires et des étudiants tchadiens en France, composée en majorité d'étudiants du Sud, s'est décidée, en décembre 1971, à «reconnaître» le Frolinat de façon «officielle». Dans le document qui explique le pourquoi de cette décision, l'A. S. E.T. F. réfute notamment la thèse selon laquelle le Frolinat ne serait q u ' u n mouvement tribal et religieux: «Malgré son caractère et les conditions spécifiques de son déclenchement, notre lutte s'insère dans le vaste mouvement révolutionnaire international qui vise à briser les chaînes de la servitude, forgées par l'impérialisme» (A.P.L. Informations, Dossier international, n° 2, 27 janvier 1972). Autre preuve donc du caractère national du Frolinat, bien qu'aucun des étudiants du Sud-Tchad en France n'ait, pour autant que je le sache, effectivement rejoint la lutte armée. Nous pouvons donc conclure que le Frolinat, malgré certaines tentatives, n'a trouvé au Sud q u ' u n e audience limitée; ce qui ne voulait pas dire que tout le Sud-Tchad fût automatiquement derrière le président Tombalbaye. Dans sa région natale, le Moyen-Chari, celui-ci

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a probablement conservé jusqu'à la fin un certain nombre de partisans. Ailleurs, dans le Logone et le Mayo-Kebbi, l'indifférence régnait le plus souvent. Dans le Mayo-Kebbi, les populations locales n'étaient ni pour le président Tombalbaye, ni pour le Frolinat, et ne s'intéressaient guère à la lutte opposant les deux camps, sinon en tant que spectateurs comptant les coups (témoignage d'un coopérant français, février 1976). Dans le Logone, c'était parfois pire. Nous avons déjà vu que l'éviction de Gabriel Lisette, en août 1960, y avait créé des troubles qui ont amené le gouvernement à diviser cette préfecture en trois et à installer un ministre résident à Moundou ayant pour mission principale de sévir contre les opposants. D'après une dépêche de l'A. F. P. du 20 janvier 1963 consacrée au congrès du P. P.T. à Fort-Archambault, on constate encore des remous de ces événements jusqu'en 1963: «Une seule intervention devait prendre une tournure politique. M. Gibert Djerakor, représentant de la région cotonnière de Moundou... devait en effet s'élever contre les brimades administratives imposées à la population qui avait soutenu autrefois... M. Gabriel Lisette.» L'âme de la résistance au Logone fut longtemps le député André Mougnan qui a passé la plus grande partie de la période suivant l'indépendance dans les geôles de M. Tombalbaye et qui y a finalement trouvé la mort. C'est le seul homme politique du Sud que le Frolinat mentionne avec respect et dont il se réclame même parfois. L'opposition du Sud n'était d'ailleurs pas uniquement de caractère régionaliste. Plus tard, en août 1973, quand M. Tombalbaye sombrait déjà dans la folie et avait lancé la campagne du y on do, apparaissait le «Mouvement démocratique de rénovation tchadienne». Cette association politique, fondée à Paris, était avant tout une tentative pour récupérer le mécontentement des élites et des fonctionnaires du Sud. Elle était animée par le Dr Outel Bono, lié à l'U.N.T. au début des années soixante, et qui avait été emprisonné à plusieurs reprises à cause de son opposition courageuse, mais souvent isolée, au régime de M. Tombalbaye. Fin août 1973, il fit publier, au nom du M.D. R.T., un programme nationaliste et modéré (voir Documents divers 4) qui constituait une sorte de troisième voie entre le Frolinat, taxé par le M. D.R.T. de régionalisme, et le régime corrompu de N'Djamena. Il semble avoir joui d'une audience très large auprès des étudiants tchadiens en France, mais avant qu'il ait pu canaliser cette popularité au profit de son mouvement il fut assassiné

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par un tueur à gages quelques jours seulement après la publication de son premier manifeste. Le M.D.R.T. ne s'est jamais relevé de ce coup; repris en main par des personnalités de second rang, il a continué à végéter à Paris sans avoir d'influence réelle sur le cours des événements au Tchad 2 . Les circonstances exactes de la mort du Dr Bono n'ont jamais été élucidées et le meurtrier n'a pas été appréhendé. Aujourd'hui, cependant, il ne fait guère de doute que le tueur travaillait pour le compte de M. Tombalbaye, qui avait quelques raisons de se sentir menacé par la troisième voie du M.D. R.T.. Il semble même que le Dr Bono avait envisagé un coup d ' É t a t , avec la participation du général Malloum et la bénédiction probable de certains milieux politiques français, qui devait le porter au pouvoir à la fin de l'été 1973. Sa mort, ainsi que l'arrestation du général Malloum en juin 1973, ont empêché cette tentative d'aboutir. Si le Frolinat n'a donc pas pu pénétrer réellement dans le Sud, les régions cotonnières n'en étaient pas pour autant acquises à la cause du président Tombalbaye dont les bases, à partir de 1972, s'effritaient de plus en plus.

C . TOUS LES MUSULMANS NE SONT PAS REBELLES

Comme il est intéressant d'étudier les quelques populations non musulmanes touchées par l'insurrection, il est également indispensable de faire l'inventaire des populations musulmanes qui se sont tenues à l'écart de la lutte armée. Ces cas sont même relativement nombreux et ils apportent des renseignements utiles qui nous permettent de mieux comprendre la révolution tchadienne. Rappelons-nous d'abord un groupe ethnique qui a certes participé à fond à la lutte armée, mais en suivant le plus souvent sa propre voie au lieu de celle tracée par le Frolinat «officiel»: le groupe toub o u . Après avoir lancé leur révolte indépendamment des populations du Centre-Est et en partie pour des raisons qui leur étaient propres, 2. A noter cependant qu'un document du C.C.F.A.N., datant de 1976, contient le passage suivant: «Déjà le C.C.F.A.N. et le M.D.R.T. collaborent dans le domaine de l'information et de l'unité révolutionnaire» (Documents C.C. F.A.N. 21, p. 2). Tentative salutaire, de la part des combattants toubou, pour sortir de leur cadre ethnique étroit, mais dont il est difficile d'apprécier la portée réelle.

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les Toubous se sont ensuite rapprochés du Frolinat sans s'y intégrer véritablement. Les deux armées du Centre-Est et du Nord gardaient leur autonomie, et la coordination ne se faisait qu'au niveau le plus élevé, c'est-à-dire celui du bureau politique du Frolinat.De plus, cette alliance a toujours comporté des difficultés et elle est finalement restée éphémère. Au moment même où la direction du Frolinat, lors de la conférence de Koufra en août 1971, proposa une intégration véritable des deux fronts de lutte, l'armée du B.E.T. reprit son indépendance en fondant le C.C. F.A.N. et en rompant tout lien avec le Frolinat «orthodoxe». Cette rupture montre bien que la révolte du B.E.T. est en partie un cas à part et qu'elle correspond à l'esprit de liberté et d'indépendance dont les Toubous ont toujours fait preuve. Plusieurs auteurs ont souligné ce trait chez les différentes populations du B.E.T.. En parlant des Kréda, A. Le Rouvreur dit par exemple: « Le Kréda, malgré son souci de n'être confondu avec aucun autre Toubou, n'en est pas moins très attaché à sa langue. Il ne parle l'arabe que très rarement, très mal et jamais volontiers. A l'inverse de ce que nous avons observé chez les sédentaires, le Kréda ne considère nullement la pratique de la langue arabe comme un signe flatteur d'affranchissement, mais plutôt comme une concession... Il y a là un réflexe de défense, de méfiance qui est bien dans la nature de tous les Toubous» (Le Rouvreur, p. 268). Et plus loin, le même auteur dit au sujet des Daza du Manga: «Malgré des contacts étroits avec Arabes et Kanembou, les Daza du Manga ne parlent guère que le dazaga. Bien plus ce sont les Arabes Hassaouna et les Kanembou mêlés aux Daza qui ont adopté le dazaga comme première langue. On reste confondu devant ce phénomène étrange: les Toubous, nulle part, n'ont jamais été politiquement organisés ... mais en dépit de cette carence, chaque fois qu'ils se trouvent mêlés à des populations étrangères... non seulement ils n'abdiquent rien de leur individualité, mais encore ce sont eux qui dirigent les autres» (ibid., p. 286). Ce particularisme des Toubous a également rendu difficile, et en fin de compte impossible, leur intégration au sein du Frolinat. Si l'insurrection a donc touché et le Nord et le Centre-Est du Tchad, le Frolinat «orthodoxe» est avant tout l'expression des populations du Centre-Est. Un autre cas intéressant est celui desMissirié, tribu arabe compre-

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prenant plus de soixante mille individus dont la plupart sont recensés dans le district d'Oum Hadjer, tandis q u ' u n e minorité, qui inclut notamment les Awasmé, est recensée dans le district voisin d'Am Dam. A. Le Rouvreur nous décrit les Missirié de la façon suivante: «Parmi tous les Arabes nomades,les Missirié sont ceux dont l'esprit d'indépendance, le goût de l'anarchie sont les plus remarquables. Toute autorité leur est insupportable et ils sont justement connus dans tout le Tchad pour la célérité qu'ils mettent à faire le vide quand ils veulent échapper au contrôle d ' u n administrateur trop curieux. Leur propension au vol n'est pas davantage usurpée; il n'est pas rare q u ' u n éleveur sédentaire se plaigne d'avoir eu son troupeau tout entier enlevé par des Missirié... Le Missirié est un éleveur hors de pair; il n'y a guère que le Peul qui le surpasse dans ce domaine. Il est capable de tout sacrifier pour le bien-être de son troupeau» (ibid., p. 341). J. Latruffe, qui caractérise les Missirié comme «un problème politique et social d ' u n e extrême délicatesse» (Latruffe, p. 2), nous apprend encore à leur sujet qu'ils étaient soumis, avant la colonisation française, à des contributions très lourdes au profit du sultan du Ouaddaï et qu'ils se trouvaient sous l'autorité directe d ' u n délégué du sultan {ibid., p. 9). Comme nous l'avons déjà vu, en 1947 des batailles sanglantes opposèrent les Missirié aux Ratatine, éleveurs arabes comme eux, mais également cultivateurs. A la suite de cet affrontement se soldant par plusieurs centaines de morts, l'administration française précisait aux deux groupes des limites territoriales à ne pas franchir, ce qui semble avoir apaisé quelque peu les esprits (Le Rouvreur,p. 306-307). Or, au cours de l'année 1972, les Missirié ont incontestablement tenu la vedette dans la presse tchadienne en tant que « fer de lance du combat contre les hors-la-loi». Que s'est-il passé exactement? D'après le Dr Sidick (interview,novembre 1974),les Missirié se sont d'abord ralliés à l'insurrection armée, et un des sept «Coréens» était même des leurs. Cette alliance n'a cependant pas duré longtemps, semble-t-il, car un coopérant français très bien informé m'a signalé que, dès le 28 septembre 1968, les Missirié d'Oum Hadjer participèrent aux côtés des forces de l'ordre à une bataille contre les insurgés, qui auraient eu vingt-huit morts à cette occasion (interview, avril 1976). C'est surtout en 1971 que les relations entre les Missirié et les combattants du Frolinat se sont sérieusement dégradées. Le Dossier du mois de juillet-août-septembre 1972, dans un article intitulé «Le

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bel exemple des Missiriés», donne le récit suivant des événements: «Le 4 octobre dernier, les nomades Awasme qui se déplaçaient de la région Sud d'Abéché vers Am-Timan ont été attaqués par une bande de hors-la-loi... Un campement a été pratiquement exterminé avant que les Missiriés des ferrick voisins soient parvenus sur les lieux. Un dur combat s'est alors engagé et les assaillants ont dû céder le terrain et s'enfuir vers le Sud. Quelques jours plus tard, le 13 octobre, les hors-la-loi tentent une nouvelle attaque contre les Missiriés... Cette fois, les hors-la-loi ne parviennent pas à surprendre leurs victimes... Le combat s'engage et une heure plus tard, les hors-la-loi cèdent, en voyant apparaître d'autres Missiriés venus en renfort. Le désordre règne parmi les assaillants, désordre que les Missiriés mettent à profit pour poursuivre et détruire ceux qui ont cru pouvoir renouveler leur sinistre exploit du 4 octobre.» L'article précise encore que cinquante Awasmé ont été tués le 4 octobre, alors que les hors-la-loi ont perdu quatre-vingt-un des leurs, le 13. A partir de ce moment ce fut la guerre ouverte. Les Missirié se constituèrent en «milices», armées d'abord de sagaies, mais bientôt pourvues de fusils par le gouvernement. D'après un bilan publié par Le Dossier du mois de décembre 1972, au cours de la période juin 1971-décembre 1972, les insurgés auraient eu quatre-cent-cinquante tués et blessés dans les affrontements avec les Missirié qui, eux, comptaient deux cent trente-quatre morts et cent trente-sept blessés. Bien qu'aucun communiqué militaire des F. P. L. n'ait signalé ces faits d'armes à l'époque, les dirigeants du Frolinat reconnaissent aujourd'hui les faits et notamment les pertes sévères qu'ils ont subies de la part des Missirié. D'après le Dr Sidick (interview, octobre 1975), l'origine des conflits se trouverait dans l'application de la règle du brassage ethnique des combattants, qui a parfois donné lieu à des frictions avec les populations locales.C'est ainsi qu'en 1971 des combattants des F. P. L. en congé, appartenant à l'ethnie salamat, ont arbitrairement arrêté des commerçants contrebandiers awasmé, ce qui a été interprété par les Missirié comme un acte hostile, couvert par le Frolinat. La propagande gouvernementale aurait ensuite joué sur le fait que le seul représentant des Missirié dans les instances dirigeantes du Frolinat venait d'en être exclu (ceci s'est passé à l'occasion de la destitution d'El Hadj Issaka), ce qui les laissait en position faible au sein du mouvement. Il y a certainement aussi des raisons plus profondes à la défection

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des Missirié. On peut par exemple supposer que le Frolinat,au sein duquel des groupes ouaddaïens jouaient un rôle important, a pu être perçu par certains Missirié comme une sorte de reprise de la domination ouaddaïenne dont ils avaient souffert avant la conquête française. On peut également supposer que ce n'est pas tout à fait par hasard que les Missirié ont rejoint le camp gouvernemental alors que leurs anciens adversaires, les Ratatine, se sont trouvés à 90% dans le camp opposé (Documents officiels 24). Les antagonismes anciens ont dû jouer un rôle dans le comportement plus récent de certains groupes ethniques du Tchad. On peut cependant aller plus loin. Les Missirié ont apparemment été le fer de lance du combat anti-«hors-la-loi», en 1971-1972, mais ils n'ont pas été les seuls à s'engager ainsi: les publications gouvernementales de l'époque, ainsi que les dépêches de l'A. F.P., mentionnent également les Salamié, les Rachid et les Hémat parmi les groupes ethniques restés fidèles au gouvernement et ayant demandé d'euxmêmes la constitution de milices villageoises pour combattre la rébellion. Tous ces groupes ont deux choses en commun: ils sont arabes et nomades.Or, il semble bien que l'on puisse généraliser cette constatation et affirmer qu'en règle générale les grandes tribus arabes nomades du Centre-Est n'ont montré q u ' u n enthousiasme très relatif pour la lutte armée du Frolinat. Dans l'état actuel de nos connaissances, il n'est pas facile d'expliquer ce manque d'entrain révolutionnaire de la part des Arabes nomades, mais on peut cependant formuler plusieurs hypothèses. On peut supposer d'abord que leur désaffection doit être liée à leur qualité d'Arabes. Alors qu'avant 1970 la participation des Arabes était importante au niveau des instances dirigeantes du Frolinat (Mohammed El Baghalani, El Hadj Issaka et son état-major), tous ces éléments ont été mis «en réserve de la révolution» ou carrément expulsés du mouvement quand le Dr Sidick s'est imposé en tant que secrétaire général unique en 1970. Un responsable du Frolinat m'a avoué, en mars 1974, que ce «coup d ' É t a t anti-arabe» a semé le désarroi parmi les militants arabes du Frolinat et qu'à partir de ce moment les ethnies arabes ont posé un problème. «C'était comme si le Frolinat ne leur appartenait plus», m'a dit un autre combattant. On peut donc dire que si le Frolinat est l'expression des populations du Centre-Est tchadien, il représente avant tout les populations noires et non pas les Arabes. La désaffection de ces derniers pour

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l'insurrection ne s'explique cependant pas seulement par leur origine arabe, mais aussi par leur qualité de nomades. Le Dr Sidick m'a affirmé à plusieurs reprises que dans le Centre-Est le régime du Tchad indépendant a moins pesé sur les groupes nomades que sur les sédentaires. Les premiers, en effet, du fait même de leur mobilité, peuvent plus facilement « faire le vide», comme le disait A. Le Rouvreur, et se soustraire au gouvernement et aux percepteurs, alors que les sédentaires sont beaucoup plus vulnérables sur ce point. Les sédentaires avaient donc davantage besoin du Frolinat pour défendre leur cause, alors que les nomades étaient capables de se défendre tout seuls, ce qui a fait d'eux des alliés précaires pour la révolution tchadienne. On peut ajouter à cela qu'aux yeux des nomades, le Frolinat, et surtout celui du Dr Sidick, a dû ressembler parfois à un «gouvernement» comme les autres, peut-être un peu plus juste et équitable que le régime de Fort-Lamy, mais aussi tracassier et interventionniste sur le fond. Le Dr Sidick pense en effet (interview,octobre 1975) qu' il faut mener une politique adroite mais ferme à l'égard des Arabes nomades, car ceux-ci «ont la razzia et le pillage dans le sang et doivent être bridés». Il a reconnu également que le Frolinat a parfois mal apprécié leur situation et que les responsables des F. P. L. ont trop vigoureusement réprimé les vols de bétail (tout en réquisitionnant parfois du bétail pour leurs propres besoins). On peut dire que le Frolinat est aussi «law and order» sur ce point que n'importe quel autre gouvernement et que les tribus arabes en tant que nomades ont pu être rebutées par ce manque de «souplesse». Nous aboutissons donc à une conclusion qui va à l'encontre de certaines interprétations que l'on trouve parfois dans la presse occidentale et qui font de la guerre civile tchadienne un simple conflit entre pasteurs nomades et paysans sédentaires. En réalité, le Frolinat est avant tout l'expression des paysans sédentaires du Centre-Est, alors que les nomades se sont tenus à l'écart de la lutte armée ou ont tout au plus été des alliés précaires. Bien sûr, la plupart des paysans du Centre-Est sont aussi des éleveurs, à l'encontre de leurs homologues du Sud, mais ce sont des sédentaires pour lesquels les activités agricoles priment sur les activités liées à l'élevage 3 . Ceci est probable3. Il fidélité p. 137), Hissein

y a bien sûr des exceptions à la règle. Le Dr Sidick cite par exemple la exemplaire des Bideyat (qui sont des éleveurs purs,d'après J. Chapelle, fidélité qui a permis au Frolinat de gagner la bataille de l'Ennedi contre Habré.

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ment encore plus vrai dans le Salamat, région de tout temps acquise au Frolinat,où l'élevage est encore moins important (voir Le Rouvreur, p . 4 3 ) . S'il y a un conflit entre nomades et sédentaires, comme le veulent les images d'Épinal, ce conflit n'oppose pas le Nord-Tchad au Sud, mais se joue à l'intérieur du Nord, et plus particulièrement du Centre-Est; dans ce conflit le Frolinat et les maquis tchadiens représentent les sédentaires plutôt que les nomades. Ce conflit existe réellement et il s'est même accentué récemment, ce qui explique pourquoi les populations du Centre-Est se sont divisées en fonction de ce clivage lors de la lutte armée. L'ouvrage d'A. Le Rouvreur contient des données intéressantes à cet égard. Cet auteur commence par constater que: «...l'économie du nomade a besoin pour se développer harmonieusement du contact étroit avec le paysan sédentaire, d ' u n e symbiose entre les deux éléments qui profite d'ailleurs à l'un et à l'autre puisqu'elle se manifeste encore par des contrats de fumure, des services de t r a n s p o r t é e s échanges toujours très vivants entre le férik et le village (lait, beurre,bétail contre grain) et qui éclate aux yeux sur les grands marchés... Les petites frictions — rares en vérité — qui sont parfois provoquées par ce contact ne sauraient faire oublier son caractère immensément bienfaisant» (Le Rouvreur,p. 326). Pas d'opposition fondamentale donc, mais au contraire complémentarité entre les deux modes de vie. Cependant, Le Rouvreur souligne aussi une évolution qui s'est opérée depuis moins d ' u n demisiècle au Nord-Tchad: «Le paysan,peu à peu et le plus souvent sans abandonner son champ, est devenu un éleveur» (ibid., p. 445). Cette évolution rend moins évidente,pour le sédentaire, la complémentarité de son mode de vie avec celui des nomades car: «A partir du moment où il possède un troupeau suffisant pour fumer ses champs, les bêtes de somme nécessaires pour effectuer ses transports, le paysan peut se passer des services du nomade» (ibid., p. 350). Ce phénomène n'est d'ailleurs pas circonscrit au seul Tchad, mais touche toute la zone sahélienne. J. Gallais,dans une étude très intéressante, signale par exemple «la crise du village sahélien, son éclatement fréquent quand les ressources en eau le permettent» (Gallais, p. 311), en précisant que «dès les débuts de l'époque coloniale..., dans le nouveau règne de sécurité,les paysans constituaient, reconstituaient selon moi,leur propre cheptel» (ibid., p. 312). Dans ces circonstances, les frictions qui existaient auparavant,

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comme l'atteste Le Rouvreur, ont pu prendre une dimension nouvelle dans la mesure où elles ne sont plus compensées et adoucies par la nécessité d'une coopération économique. Le risque est d'autant plus grand qu'au Tchad, et ailleurs dans le Sahel, d'autres facteurs sont intervenus récemment qui peuvent exacerber les tensions entre nomades et sédentaires. Il s'agit d'une part de l'extension des cultures commerciales qui exerce une pression indéniable sur l'espace pastoral, comme le fait remarquer J. Gallais: «Cette poussée pionnière et spontanée des paysans est renforcée localement par les entreprises officielles de colonisation agricole dont la portée anti-pastorale n'est souvent pas assez clairement ressentie par leurs promoteurs» (Gallais, p. 307). En ce qui concerne le Tchad, on peut penser ici à l'extension des cultures arachidières dans le Centre-Est propagée parle B.D.A.P.. D'autre part, vers la fin des années cinquante,les autorités coloniales du Tchad se sont lancées dans un vaste programme de construction de puits dans le but de stabiliser les éleveurs et d'éliminer ainsi les conflits entre nomades et sédentaires au sujet des champs dévastés par le bétail en transhumance. Cependant, si l'on en croit V. Thompson et R. Adloff (p. 465), ce programme semble avoir dépassé ses buts en attirant dans certaines régions trop de nomades dont le bétail s'accroissait trop rapidement. Au lieu de diminuer, les conflits ont donc au contraire augmenté. Les intérêts des nomades et des sédentaires tendent donc à diverger de plus en plus et il se peut que l'on doive interpréter le recrutement différentiel de l'insurrection tchadienne parmi ces deux groupes dans ce contexte. Nous laisserons maintenant de côté les nomades pour voir s'il y a d'autres régions islamisées qui n'ont pas été touchées par la rébellion ou qui n'ont été touchées que tardivement. Plusieurs cas se présentent, dont le Biltine. Nous savons en effet, tant par les documents de la M.R.A. que par les publications du Frolinat, que cette préfecture est restée calme jusqu'en 1970. Ce n'est que vers la fin de 1971 qu'a commencé à fonctionner «la piste Hô-Chi-Minh à la tchadienne», après l'absorption du «no man's land» entre le Ouaddaï et l'Ennedi (voir l'interview d'Abba Sidick in Groupe d'Information sur le Tchad, p. 52). Même en 1971, le Biltine n'était d'ailleurs pas entièrement acquis au Frolinat. La région de Matadjéné,où fut enlevé le pasteur Horala, est restée à l'écart des événements jusqu'au printemps

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de 1975 où des commandos du Frolinat, venus de l'extérieur, s'y sont implantés, ce qui aurait entraîné la fuite des autorités locales. En ce qui concerne le DarTama, près de la frontière soudanaise, un coopérant français, interviewé en février 1976, m'a assuré que la rébellion n ' y a jamais pris pied et que lesTama ont toujours repoussé eux-mêmes les combattants du Frolinat qui tentaient de s'infiltrer chez eux. Malheureusement, je ne dispose d'aucune indication sérieuse me permettant d'expliquer les raisons de cette situation particulière du Biltine. En passant ensuite à l'Ouest du Tchad, on constate l'anomalie présentée par le Kanem. Bien que cette région soit musulmane, et que la pénétration de l'islam y soit plus ancienne que partout ailleurs au Tchad (elle date en effet du 11e siècle), le Kanem est toujours resté calme. Mis à part une tentative infructueuse en 1967, les F.P.L. n'ont jamais fait la moindre incursion dans cette préfecture et les troupes françaises et tchadiennes n'ont pas eu à s'y battre. D. Baussy a rapporté, début 1975, une déclaration de Mahamat Idriss, chef d'état-major du Frolinat, selon laquelle les F. P. L. avaient établi un plan militaire pour étendre leur contrôle jusqu'au Kanem (Baussy, 1975b, p. 17), mais en avril 1977 ce plan n'avait pas encore été suivi d'effets. La non-participation du Kanem est d'autant plus difficile à expliquer que, de l'avis de tous les observateurs, la pression fiscale exercée par la chefferie traditionnelle y est beaucoup plus lourde qu'ailleurs. M. Maillard dit par exemple: «Il ne subsiste en fait au Tchad de redevances présentant une véritable importance que les redevances coraniques. Il n ' y a qu'au Kanem où, à ma connaissance, s'est maintenue au profit du chef une redevance qui ne peut se justifier par des considérations religieuses» (Maillard, 1951b, p. 5). Or, précise le même auteur, dans les régions où seules les redevances coraniques sont perçues (Ouaddaï, Salamat, Baguirmi), le zakat ne prélève pas plus du dixième ou du quinzième du total de la récolte taxable, alors que pour certaines plantations d'ouadi dans le Kanem, le total des redevances est d'environ le tiers de la récolte en année normale et plus encore quand l'année est très bonne (ibid., p. 14-15). Un coopérant français ayant voyagé dans le Nord-Kanem m'a décrit la condition des cultivateurs dans cette région comme de type purement féodal, les cultivateurs y étant écrasés de misère et exploités

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sans merci (interview, avril 1976). On peut dire la même chose au sujet des Haddad auxquels est confiée l'extraction du natrón sur le littoral nord du lac Tchad; ce travail particulièrement pénible rapporte surtout aux intermédiaires et aux chefferies coutumières qui prélèvent des dîmes élevées (Cabot et Bouquet, p. 55; Maillard, 1951b, p. 12). Le cas du Kanem, étant donné cette exploitation sans merci, est donc d'autant plus intéressant à étudier. Notons d'abord, avant d'essayer d'expliquer l'anomalie du Kanem, q u ' u n certain nombre de combattants originaires de l'OuestTchad,y compris du Kanem et du Lac, ont rejoint individuellement l'insurrection et qu'une partie des premiers dirigeants du Frolinat, dont Ibrahima Abatcha (Bornouan), Aboubakar Djalabo (Kréda) et Mahamat Ali Taher, étaient de l'Ouest bien que non-Kanembou. Cependant, ces militants et ces combattants n'ont pas réussi à soulever leurs régions d'origine. Pourquoi? Une première raison doit être cherchée dans la nature du terrain. Les dunes de sable du Kanem, dépourvues de végétation et de tout abri naturel, ne se prêtent pas à des mouvements de troupes, trop facilement repérables par l'aviation comme l'ont montré les infiltrations des insurgés en 1967. Les responsables du Frolinat, interrogés au sujet du Kanem, ne manquent jamais d'invoquer ce facteur naturel. Le Dr Sidick reconnaît également que les insurgés ont commis en 1967 une très grande erreur en abattant un chef traditionnel estimé et populaire au lieu de s'en prendre à des chefs exécrés par la population, et que, depuis, le Frolinat «a tout le Kanem sur le dos» (interview, novembre 1974). Une telle erreur peut avoir momentanément aliéné certaines populations, mais elle ne suffit pas à expliquer l'obéissance persistante du Kanem au régime de FortLamy. Il doit y avoir des causes plus profondes pour rendre compte de ce phénomène. Peut-être que les structures féodales mêmes du Kanem expliquent en partie pourquoi les populations sous l'autorité de l'alifa de Mao ne se sont pas ralliées à la révolte armée. Abba Sidick lui-même a fait allusion à ce problème: «Le travail politique doit se faire avant tout dans les masses paysannes avec des difficultés d'implantation différentes suivant les régions... Ainsi..., dans le Kanem, persistent des structures de type féodal. Les paysans ou plutôt les serfs vivent sur des terres qui ne leur appartiennent pas et travaillent pour le compte de véritables seigneurs propriétaires. L'action politique est

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ici difficile, l'aliénation très grande» («Dix-neuf questions à Abba Siddick», p. 12) 4 . L'alifa de Mao est un véritable despote féodal, puissant et craint, y compris parfois à Fort-Lamy, un souverain qui se rend aux convocations du sous-préfet quand il en a envie, mais les ignore quand cela l'arrange mieux (Documents officiels 27, p. 14). Un militaire français (interview, août 1974) m'a d'ailleurs laissé entendre que l'alifa a même réussi à préserver la sous-préfecture, sur laquelle il exerce une autorité directe, de la présence des fonctionnaires sara en nommant partout dans l'administration des membres de sa nombreuse parentèle. Le même informateur faisait état d ' u n e sorte d'accord occulte qui aurait existé entre le président Tombalbaye et l'alifa selon lequel celui-ci resterait loyal au régime à condition de pouvoir garder son autonomie interne, le préfet du Kanem fonctionnant un peu comme un ambassadeur auprès de l'alifa. Cela est peut-être un peu exagéré, mais pas tout à fait impossible. L'alifa actuel, à l'encontre des autres grands sultans, a milité dans les rangs du P. P.T. dès le début et a été député avant l'indépendance. Du fait de son passé militant, il jouit donc d ' u n e position de force lui permettant de maintenir à distance les fonctionnaires du Sud; en diminuant par là les sujets de mécontentement de ses administrés, il a pu contrecarrer en même temps l'implantation du Frolinat dans le Kanem. Les autres sultanats, moins puissants depuis la conquête française, n'ont pas pu établir une telle position d ' É t a t dans l'État et leurs populations, moins bien contrôlées à l'intérieur et moins bien protégées contre les interventions de l'administration centrale, ont été par conséquent plus perméables aux influences de l'insurrection. Il est d'ailleurs intéressant de noter que le seul autre sultanat puissant du Tchad est celui du DarTama (Le Rouvreur, p. 156), où les combattants des F.P.L. n'ont pas non plus réussi à s'implanter. Cependant, dans le cas du Kanem, ce facteur ne peut pas entièrement rendre compte de la situation. L'autorité de l'alifa est restreinte à la sous-préfecture de Mao et les Kanembou, avec lesquels il a des liens historiques de subordination, ne sont pas les seuls à habiter les 4. Il convient de noter ici que Palifat du Kanem a suivi une évolution inverse de celle du royaume du Ouaddaï et de la plupart des autres sultanats du Tchad. Affaibli et dépendant du Ouaddaï et des Ouled Sliman au moment de la conquête française,l'alifat du Kanem,sous l'alifa Zezerti (1934-1947), a pu reconstituer une partie de sa puissance grâce à l'appui de l'administration française.

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régions qui sont restées calmes lors de la révolte. En fin de compte, tout l'Ouest du Tchad n'a pas bougé et nous devons donc essayer de placer le problème dans un contexte plus large. Or, il est certain que l'Ouest et le Centre-Est du Tchad s'opposent sur plusieurs points, opposition qui date déjà d'avant la colonisation.Nous avons vu qu'au 19 e siècle le rayonnement religieux du Ouaddaï est allé de pair avec l'accroissement de sa puissance politique et que ce royaume avait réussi à établir sa domination sur les quatre cinquièmes du Tchad musulman. «Toutefois, note le gouverneur Beyries (p. 8), dans le Kanem et dans le Baguirmi où ils se heurtaient au prestige culturel des Gonis et des Maalam Bornouans, le nombre des éducateurs ouaddaïens fut peu élevé et leur action peu sensible.» J.A.Works (p. 225) signale également une frontière «intellectuelle» entre le Ouaddaï et l'Ouest du Tchad qui se traduit dans la calligraphie: dans le Ouaddaï, en effet, on utilisait et on utilise encore de nos jours l'écriture mashkhi, alors que l'Ouest emploie l'écriture maghrebi. Opposition religieuse et culturelle donc, doublée d ' u n e opposition politique. Or, on retrouve cette opposition lors de l'insurrection armée, car, comme le note P.Gentil (1969, p. 21), ce sont surtout «les tribus musulmanes d'obédience ouaddaïenne d'autrefois» qui se sont déchaînées contre le gouvernement Tombalbaye. La période coloniale a-t-elle apporté des éléments qui ont renforcé l'opposition Ouest-Est? Certainement. Nous avons vu que les colonnes françaises ont dû vaincre, dans l'Est et dans le B.E.T., une résistance autochtone acharnée, bien que dans le B.E.T. cette résistance fût encadrée par des éléments étrangers, à savoir les senoussistes libyens. Dans l'Ouest, par contre, la France a vaincu un autre envahisseur, l'émir Rabah, et ceci avec l'aide ou du moins grâce à la passivité des royaumes autochtones qui avaient conclu des traités de protectorat avec les chefs des premières expéditions françaises. Nous avons caractérisé auparavant les populations musulmanes du Tchad comme des «conquérants en disponibilité» et nous avons vu que les combattants sur le terrain et les dirigeants du Frolinat s'inspirent encore des hauts faits de la résistance anti-française. Or, ces hauts faits ne concernent que le Nord et l'Est du Tchad, alors que les populations de l'Ouest, colonisées sans opposer de résistance véritable, ne peuvent pas s'y reconnaître. On peut se demander, à la suite de ces constatations, si le recrutement différentiel du Frolinat dans l'Ouest et dans l'Est ne découle

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pas en partie de cette histoire différentielle de la conquête française. C'est peut-être le cas pour le Kanem et ses dépendances, bien que je n'aie pas d'indications concrètes me permettant de confirmer cette hypothèse. Par contre, cette explication ne peut pas être valable pour le Baguirmi, ce qui réduit sa portée. Dans le Baguirmi, en effet, les combattants du Frolinat se sont implantés dès le début de 1967, et d'après le Dr Sidick (interview, octobre 1975), c'est une des régions les plus dures et les plus politisées, notamment aux alentours de Bokoro. La colonisation française a également «créé» une différence entre l'Ouest et l'Est du Tchad sur le plan économique. A. Le Rouvreur souligne, par exemple, à plusieurs reprises les atouts économiques dont dispose notamment le Kanem: «Le Kanem est déjà extraordinairement favorisé sous le seul rapport de l'agriculture: il n'est pas tout à fait soumis aux graves dangers de la monoculture qui sera presque partout la règle ailleurs... Mais il possède un privilège encore plus grand: c'est l'harmonie qu'il permet entre agriculture et élevage» (Le Rouvreur, p. 87). L'eau, en effet, ne pose aucun problème aux éleveurs et la densité des puits est convenable, de sorte que l'on peut affirmer «que le Kanem est la région d'élevage la plus favorisée du Tchad» (Clanet, p. 61). Or, d'après Le Rouvreur, cette prospérité de l'élevage ne date que de la colonisation française. Vers le milieu du 19 e siècle, la décadence de l'alifat du Kanem livrait le pays aux incursions et au pillage des puissances politiques montantes de l'Est et du Nord, et vers 1900 le Kanem était vide de bétail (Le Rouvreur, p. 88). A cet essor économique récent du Kanem s'oppose le déclin du Ouaddaï. Comme nous l'avons vu, la colonisation a inauguré pour l'Est du Tchad une période de stagnation économique. Les grands axes commerciaux, qui s'étaient déplacés au cours du 19 e siècle vers l'Est,en faveur du Ouaddaï, furent brisés par l'intervention française et Fort-Lamy, ville entièrement nouvelle dans l'Ouest du pays, ravissait à Abéché la position de centre névralgique du bassin tchadien, avec Moundou et Fort-Archambault en position de «challengers». On peut donc se demander dans quelle mesure l'insurrection tchadienne ne représente pas avant tout la réaction des populations ayant subi un appauvrissement relatif à la suite de l'œuvre coloniale, ce qui expliquerait pourquoi l'Ouest, dont l'essor économique est certain depuis 1900, n'a pas été entraîné dans le tourbillon de la lutte armée.

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L'histoire interne du Tchad a été interrompue vers 1900 au profit de certaines régions et au détriment d'autres. La révolution tchadienne serait-elle la revanche des laissés-pour-compte? Il est en tout cas certain que le clivage principal entre le Nord et le Sud du Tchad se double à l'intérieur du Nord d'un clivage secondaire Est-Ouest. Ce clivage s'exprime notamment dans l'orientation vers l'étranger de ces deux régions, qui est à mon avis un facteur capital pour comprendre la révolution tchadienne. L'unité du Tchad est en effet fragile et des forces centrifuges assez puissantes se font sentir sur le plan économique et idéologique qui font que certaines populations du Tchad se tournent en quelque sorte le dos en scrutant l'horizon au-delà des frontières étatiques, chacune dans une direction différente. En ce qui concerne les populations de l'Ouest, et notamment les Boudouma du Lac et les Kanembou, toutes les indications nous permettent de croire qu'elles sont axées avant tout sur le Nigéria du Nord. A. Le Rouvreur remarque par exemple au sujet des derniers qu'ils ont dans les Kanouri du Nigéria des cousins proches avec lesquels les affinités sont restées vivantes: «Elles se manifestent par des relations familiales, en même temps que par des rapports commerciaux. Nous verrons que les Kanembou, comme presque tous les habitants de la région du Kanem — le Bahr-El Ghazal mis à part — tournent économiquement le dos au Tchad et vivent de leurs échanges avec le Nigéria; pour eux la capitale par excellence n'est pas Fort-Lamy, mais Maïdougouri» (Le Rouvreur, p. 76). En constatant ensuite que les jeunes Kanembou vont souvent au Bornou pour y parfaire leur formation religieuse, le Rouvreur poursuit alors: «De ce séjour au Bornou, le jeune homme rapporte une formation religieuse exempte de toute teinture politique et ce phénomène est d'autant plus frappant qu'il contraste avec les influences étrangères qui s'exercent dans l'est sur le Ouaddaï. Il faut peut-être l'expliquer par le fait que les confréries représentées: Quadrya et Tidjaniya sont parmi les plus tolérantes de l'Islam, mais ce ne serait pas suffisant; la position du Bornou dans le coin le plus reculé de la Nigéria le met à l'écart de l'agitation politique qui sévit parfois dans le sud» (ibid., p. 94). Tout autre est la situation dans le Ouaddaï et dans le Centre-Est tchadien,où les populations sont tournées vers le Soudan et Le Caire. Nous avons déjà eu l'occasion de signaler l'émigration massive et

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parfois définitive des paysans du Centre-Est vers le Darfour, Khartoum et le Gézirah. Nous avons vu que les jeunes Ouaddaïens furent nombreux à s'expatrier au Caire et à Khartoum pour y suivre un enseignement secondaire ou supérieur. Nous avons vu que les Ouaddaïens écoutent avec avidité les.émissions de radio diffusées à partir des pays du Moyen-Orient et que le «modèle» soudanais a joué un rôle important dans la vie politique de l'Est tchadien avant l'indépendance. Or, la politisation de la société soudanaise, où toutes les tendances politiques, des communistes jusqu'aux Frères musulmans, ont pu s'exprimer à une certaine époque, parfois avec violence, contraste avec le calme et la somnolence dont faisait preuve le NordNigéria, qui constitue le cadre de référence desTchadiens de l'Ouest. Les administrateurs français ne se sont d'ailleurs pas trompés sur le danger que constituait, dès le début des années cinquante, ce cadre de référence soudanais. P. Hugot rapporte une anecdote intéressante et révélatrice à cet égard: «Lorsqu'en juin 1954, le dernier Gouverneur britannique du Dar Four, Mr. Rowley, vint à Abéché annoncer au Gouverneur du Tchad le départ définitif de tous les fonctionnaires anglais du Soudan, l'équipe administrative française, réunie autour de son Chef, écouta en silence une nouvelle qui lui paraissait lourde de conséquences pour l'avenir» (Hugot, 1957, p. 4). Nous avons vu également que les administrateurs coloniaux, par la création du collège franco-arabe d'Abéché et par l'expulsion des enseignants arabes trop politisés et trop modernistes, tels que Mohammed Illech, ont essayé de soustraire les jeunes Tchadiens du Centre-Est aux influences du Caire et de Khartoum. Comme le dit ajuste titre A. Ratsimbazafy (p. 415), tout le Centre-Est tchadien se trouve englobé dans la périphérie d'une zone révolutionnaire et subit dramatiquement un phénomène comparable à ce que l'on appelle en aéronautique la «turbulence des sillages». Le Frolinat est sans aucun doute le fruit de ces turbulences, ce qui explique son audience dans le Centre-Est et son absence dans l'Ouest du Tchad. Nous retrouvons ici un problème théorique intéressant signalé par E. Hermassi quand il dit: «A useful point of entry to a theoretical understanding of the forms of revolutionary change is the notion of 'reference society'. It has been said, for example, that the dual impact of early revolutions, with their democratic cast and creation of an industrial capacity (especially in England) threw established regimes off-balance (particularly in Europe). This created a situation

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of uneven development and relative backwardness, placing révolution on the agenda as one way of achieving parity with advanced nations. Reinhard Bendix has conceptualized this as a division between 'pioneer' and 'follower' societies, a gap that national elites have sought more or less successfully to bridge» (Hermassi, p. 219). Or, pour les populations de l'Ouest tchadien, le Nigeria du Nord ne pouvait constituer une société «pionnière» dans la mesure où il n'y avait aucun retard à combler. Le Soudan et l'Egypte, par contre, se situent, par rapport au Centre-Est tchadien, comme des sociétés pionnières à part entière et le fossé à combler fut, et est toujours, très grand.Consciemment ou non,le Frolinat a essayé d'entreprendre cette tâche. Il ne fait en effet aucun doute que les populations du Centre-Est tchadien prennent la situation au Soudan comme point de référence et comme point de mire. Ils comparent les salaires qui ont cours dans les deux pays, ils comparent les impôts que les deux nations exigent, ils comparent les systèmes scolaires, arabe et français, ils comparent la position respective des anciens féodaux et le degré de liberté dont jouissent les partis politiques modernes. Le Soudan apparaît alors comme une nation prospère et comme une «terre de justice et de liberté» (Schweisguth, p. 58). Je pense que nous avons dégagé ici un facteur important sinon primordial pour comprendre l'impact différentiel du Frolinat et de la révolution tchadienne respectivement dans l'Est et dans l'Ouest du Tchad. Notre hypothèse de l'orientation sur l'extérieur et de l'influence du Soudan nous permet, en effet, de pousser plus loin notre analyse de quelques cas de populations marginales ou «anormales». Pourquoi les combattants du Frolinat ont-ils, par exemple, réussi à s'implanter dans la région de Kyabé, pourtant terre duyondo et non pas de l'islam? Peut-être parce que le drainage des forces de travail vers le Soudan s'exerçait jusque dans cette région (Pairault, p. 43). On peut même tenter une première hypothèse concernant le cas, quelque peu contradictoire, du Baguirmi. Nous avons vu que cette région se rapproche du Kanem dans la mesure où il s'agit d'un pays «soumis» qui n'a pas offert de résistance lors de la conquête française; dans la mesure aussi où l'émigration vers le Soudan y a joué un rôle très secondaire par rapport au Centre-Est. Le Kanem et le Baguirmi s'opposent cependant en ce qui concerne l'histoire politique des dix années ayant précédé l'indépendance. Dans le Kanem, le modèle politique emprunté venait du Sud-Tchad, cette région

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ayant été la seule du Nord à avoir suivi le P. P.T. de M. Lisette et de M. Tombalbaye dès 1956 (voir Le Cornée, p. 138, 216 et 241). Le Baguirmi, par contre, fut le fief du M.S.A. d'Ahmed Koulamallah qui puisait son inspiration en partie au Caire et au Soudan. Le Baguirmi a ainsi subi, comme le Centre-Est, l'influence du modèle soudanais sur le plan politique et idéologique, ce qui explique peut-être pourquoi les Baguirmiens, lors de la révolte armée, ont emprunté une autre voie que le Kanem. Certes, cette hypothèse ne fait que déplacer le problème, car on peut se demander alors comment Koulamallah a pu trouver une audience aussi large au Baguirmi, question à laquelle je ne peux répondre. Cependant notre hypothèse constitue un petit pas en avant. Faute de matériaux nous devons arrêter ici notre analyse «régionaliste» delà révolution tchadienne. Beaucoup de questions restent encore en suspens et il faudrait q u ' u n jour des historiens tchadiens se livrent à des études régionales et ethniques détaillées pour que notre connaissance de la guerre civile tchadienne progresse. Dans l'état actuel de nos connaissances, je ne suis pas en mesure de pousser l'analyse plus loin. Nous avons en tout cas pu montrer que tous les musulmans du Tchad sont loin d'être des rebelles et que si la révolution tchadienne prend ses racines dans un climat musulman, il s'agit d ' u n modèle islamique moderne et progressiste venu du Caire et de Khartoum.

D . LA LUTTE DES CLASSES

Nous venons de voir que la révolution tchadienne n'a pas entraîné toutes les régions et toutes les ethnies musulmanes du Tchad. Nous allons voir maintenant qu'elle n'a pas obtenu non plus l'adhésion de toutes les classes ou couches sociales à l'intérieur de la société musulmane et que sur ce plan aussi son recrutement a été différentiel. Pour terminer ce chapitre nous passerons en revue les principaux groupes sociaux qui se sont montrés réfractaires à l'appel du Frolinat, en espérant pouvoir ainsi mieux cerner le caractère et la signification profonde de l'insurrection. Une première catégorie qu'il serait intéressant d'étudier est celle de ce que l'on peut appeler les «parias» de la société musulmane traditionnelle. Tout le Tchad musulman pratiquait jadis l'esclavage,

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La signifie a tio n de l'insurrec tio n

y compris les Toubous du B.E.T., alors que l'on trouve également éparpillés partout dans le Nord de petits groupes de gens «castés»: Azza dans le B.E.T. et Haddad dans la zone sahélienne qui se livrent aux travaux vils et méprisables tels que la chasse, le travail de forgeron, de tannerie et l'extraction du natron dans la préfecture du Lac. Même aujourd'hui, ces différences de statut social, bien qu'abolies par la loi, ne sont pas tout à fait oubliées. I.H.Khayar cite par exemple le cas d'une école dans le Biltine où, en 1969-1970, sur les trente-deux élèves inscrits en début d'année il n'en restait que quatorze au mois de février, tous des enfants du chef de canton; les autres élèves, appartenant à un groupe «casté», avaient été renvoyés, car le chef de canton et ses enfants «refusent d'avoir les mêmes privilègesquecesHaddads» (citéparTeisserenc,1973,p. 533). On peut également signaler la campagne déclenchée par la presse tchadienne contre M. Toura Gaba après sa rupture ouverte avec M. Tombalbaye à la fin de 1973. L'ancien ambassadeur du Tchad en R. F. A. fut alors désigné systématiquement comme «ce haddad, ce forgeron, ce misérable déchet de notre société» [Info-Tchad, 19 février 1974). Il aurait été intéressant de savoir si ces anciens parias ont participé avec enthousiasme à l'insurrection pour se débarrasser des dernières séquelles de leur statut servile ou si, au contraire, ils ont boudé la révolution lancée parleurs anciens maîtres. Je ne dispose malheureusement pas de données suffisantes pour répondre à cette question. Un géographe allemand (interview, juillet 1973) m'a assuré que, dans le Tibesti, l'ancienne division entre hommes libres et esclaves ou serfs n'a pas joué et que ces derniers ont rejoint la rébellion au même titre que les autres, mais c'est le seul renseignement qui m'est parvenu à cet égard. Il est, par contre, possible de se prononcer sur un autre clivage qui divisait traditionnellement le Tchad musulman, celui qui opposait les masses paysannes aux chefs traditionnels. Nous avons déjà vu que ce conflit a été en partie à l'origine de l'émigration ouaddaïenne vers le Soudan et que dans d'autres régions aussi (le Batha par exemple) ce conflit s'est parfois exacerbé vers la fin de la période coloniale. Or, le Frolinat a pris dès le début position contre les «féodaux»: «Nous n'avons pas de chefs au sein du Frolinat, déclara Abba Sidick en 1971. Les chefs ne peuvent être que contre nous. Quelques chefs nous soutiennent, nous les tolérons, mais nous leur refusons toute responsabilité politique... S'ils veulent venir avec nous, ils doivent

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abandonner leurs privilèges» («Dix-neuf questions à Abba Siddick», p. 4). Les grands féodaux du Tchad ne s'y sont d'ailleurs pas trompés et aucun d'entre eux n'a rejoint la rébellion. Au contraire, quand la M. R.A. a essayé de se servir d'eux pour barrer le chemin au Frolinat, les sultans ont tous répondu positivement à cet appel, dans l'espoir de récupérer ainsi une partie du terrain perdu depuis la fin des années cinquante. Ph. Frémeaux a donc raison de conclure qu'on «trouve ici une preuve du caractère relativement secondaire des oppositions religieuses puisque les chefs ont préféré dans l'ensemble la politique réactionnaire de Tombalbaye au socialisme musulman des rebelles, pourtant fort imprécis» (Frémeaux, p. 63). Une seule exception à cette règle: le B. E.T., où le derdé duTibesti a lui-même donné le signal de l'insurrection. Cela montre le caractère tout à fait particulier du combat toubou, combat ethnique ou «nationalitaire» plus que ce n'est le cas ailleurs au Tchad. La situation est moins claire au niveau des chefs de canton et des chefs de village. Certains d'entre eux ont embrassé la révolution et ont participé au maquis, comme l'attestent certains documents confidentiels du gouvernement tchadien (voir, par exemple, Documents officiels 27, p. 13). Nous savons d'ailleurs que lors des événements de Mangalmé des chefs locaux ont défendu la cause des paysans contre les autorités de Fort-Lamy, ce qui a valu à certains d'entre eux d'être emprisonnés pour quelque temps quand ils sont venus présenter les revendications de leurs administrés à Fort-Lamy. D'après les quelques témoignages d'observateurs européens qui ont été sur le terrain, des chefs traditionnels se trouvent parfois à la tête des comités de village du Frolinat (Baussy, 1975b, p. 19), ce qui peut se comprendre: les guérilleros des F. P. L. et même leurs leaders sont des hommes jeunes ou très jeunes et les chefs de village servent alors de relais, de rouages de transmission entre les combattants et les villageois. Au début de la révolte, Ibrahima Abatcha et les siens s'adressaient, semble-t-il, de préférence d'abord aux chefs de village quand ils essayaient d'entrer en contact avec des villages non encore touchés par l'insurrection. Dans certains cas on peut d'ailleurs se demander si le ralliement des chefs traditionnels correspond à une adhésion véritable de leur part au programme politique du Frolinat; souvent, en effet, ils n'ont guère le choix, car la loi du Front est impitoyable: les chefs qui ne

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se soumettent pas ou qui trahissent sont liquidés physiquement (Baussy, 1975b, p. 19). Nous avons déjà cité des cas d'exécution de chefs traîtres au début de la lutte armée (période d'Ibrahima Abatcha). Or, de telles exécutions ont continué tout au long de l'insurrection (voir par exemple Documents Frolinat 65, p. 1). Dernièrement encore, un Européen ayant séjourné avec les F. P. L. dans le Biltine et dans l'Ennedi, en 1975, a entendu parler à plusieurs reprises d'exécutions récentes de chefs de canton (interview, février 1976). Les communiqués militaires du Frolinat font toujours état, dans ces cas, d'une condamnation en bonne et due forme de l'accusé par un tribunal révolutionnaire populaire. Malheureusement, je n'ai pas pu savoir si de tels tribunaux fonctionnent vraiment et comment ils sont composés. D'après un des responsables du bureau d'information du Frolinat à Alger (interview, mai 1973), les procès se passeraient en plusieurs étapes : des chefs trop autoritaires ou trop « gouvernementaux» reçoivent d'abord un avertissement de la part du comité de village; si le chef persiste néanmoins dans ses erreurs, le comité de village se constitue en tribunal populaire et peut condamner le traître à mort; le verdict est alors transmis au groupe de combattants le plus proche qui se charge de l'exécution, ceci pour éviter à la population les représailles du gouvernement. D'après ce même informateur, les comités de village seraient très soucieux de leurs prérogatives dans ce domaine et veilleraient à ce que les guérilleros respectent leurs décisions. Les choses se sont peut-être effectivement passées ainsi au début de la révolte. Le Dr Sidick (interview, novembre 1974) donne cependant une version moins «démocratique» des tribunaux populaires. Selon lui, ces tribunaux ne comprennent jamais de civils, mais exclusivement des militaires; il n'y a pas de tribunaux permanents, mais chaque région militaire peut, en cas de besoin, former un tribunal, comprenant un président et dix à douze membres. Quoi qu'il en soit, les exécutions sont en tout cas réelles et maintiennent une pression permanente sur les chefs de canton et de village dans les régions touchées par l'insurrection. Les données rapportées ci-dessus nous permettent de souscrire à la conclusion de Ph. Frémeaux (p. 63) quand il dit que «l'intégration de la chefferie à la rébellion apparaît moins comme la reproduction d'un rapport féodal que comme une manifestation de la volonté de la population de conserver pour dirigeants dans la lutte des individus connus pour leurs qualités de

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commandement. C'est là le point fondamental: les chefs qui se sont intégrés au mouvement de rébellion ont suivi les populations; jamais... la population ne semble s'être soulevée à l'appel de chefs défendant leurs intérêts propres.» Le Frolinat n'a donc pas obtenu l'adhésion des élites politiques traditionnelles du Centre-Est, et il en est de même quant aux élites religieuses. Les grands imans, les ulema et les faqi sont visiblement absents de la révolution et ne dirigent ni n'accompagnent, en tant que directeurs de conscience, les forces combattantes. Ceci nous permet de constater une fois de plus que la guerre civile du Tchad n'est pas une guerre religieuse, mais a tout au plus certains traits d ' u n e guerre socio-culturelle; si l'islam sert de base de recrutement pour les combattants et les militants du Frolinat, il s'agit de l'islam en tant que manière de vivre, en tant que civilisation, et non pas en tant que religion. Ceci ne veut pas dire que les élites religieuses musulmanes se soient rangées en bloc derrière le président Tombalbaye. Au contraire, certains imans se sont montrés hostiles au régime et ont animé une opposition sourde, mais non violente. D'après certains informateurs du Frolinat, cette opposition a créé des problèmes au sein de la communauté musulmane de Fort-Lamy et de Fort-Archambault; dans cette dernière ville, le président tchadien aurait essayé, en 1971, de remplacer un iman trop «contestataire» par un iman de son choix à la tête de la mosquée (émission radio du Frolinat du 5 décembre 1971). Aucun de ces imans «en colère» n'a cependant ouvertement rallié l'insurrection. On constate également un manque d'enthousiasme pour la lutte armée de la part des élites politiques musulmanes ayant participé au combat pour l'indépendance. Aucun de ces hommes politiques connus ne s'est joint au Frolinat et le M.D.R.T. du Dr Bono constate même, en août 1973,«que presque tous les dirigeants nordistes connus sont au sein du Gouvernement ou d'autres institutions de l'État» (Documents divers 4 , p . 8). Et pourtant, entre 1963 et 1971, M.Tombalbaye ne les a guère ménagés, la plupart d'entre eux ayant passé de longues années en prison. Cependant, quand le président tchadien a lancé, en 1971, sa campagne de réconciliation nationale, ils ont presque tous répondu positivement à l'appel. Kherallah et Abo Nassour, par exemple, ont repris du service dans le gouvernement du Tchad, et seul Koulamallah semble s'être tenu à l'écart de la

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réconciliation, sans se rapprocher pour autant du Frolinat. Comment faut-il interpréter leur attitude? Il ne fait aucun doute que certains d'entre eux sont simplement animés par l'ambition politique et le désir de se remplir les poches (cas d'Abo Nassour, que le Frolinat déteste et que le général Malloum a fait emprisonner aussitôt après le coup d ' É t a t d'avril 1975). D'autres, par contre, tels que Kherallah et Koulamallah, sont probablement plus sincères. Même le Frolinat ne les condamne pas, mais explique leur comportement par leur âge; d'après mes informateurs, ces hommes de cinquante à soixante ans ne peuvent pas comprendre la nécessité de la lutte armée et espèrent toujours que les problèmes tchadiens seront résolus par l'action politique classique et non violente. Nous avons vu auparavant que la presque totalité des commerçants tchadiens sont musulmans, qu'il s'agisse du gros, du moyen ou du petit commerçant. Or, malgré le caractère «musulman» de l'insurrection, les gros commerçants, qui sont d'ailleurs souvent d'origine étrangère, se sont tenus à l'écart du Frolinat. J e sais pourtant de source sûre que la communauté commerçante n'a jamais fait confiance au président Tombalbaye, la méfiance des gros commerçants se traduisant notamment parle fait qu'ils ont toujours répugné à confier leur argent à la banque tchadienne. Malgré cela, les grands commerçants, dont l'importance est considérable à Fort-Lamy, n'ont pas essayé de soulever les villes tchadiennes contre le régime. Pourtant, on peut supposer que leur situation s'est dégradée quelque peu depuis l'indépendance, dans la mesure où la montée des élites modernes du Sud sur le plan politique a dû se faire sentir également dans le secteur économique et menace de plus en plus le quasimonopole dont jouissait le commerce musulman lors de la période coloniale. L'expérience a en effet montré qu'en Afrique noire indépendante le pouvoir politique engendre la puissance économique et que beaucoup d'hommes politiques et de hauts fonctionnaires se convertissent aisément en hommes d'affaires (voir, par exemple, First, 1970). Les commerçants établis ont donc dû subir une certaine concurrence de la part des nouveaux riches du Sud, ce qui aurait pu les amener à se montrer réceptifs au message «musulman» de la révolution tchadienne. Ce message se double cependant d ' u n message socialiste qui n'a pas été du goût des gros commerçants et qui les a contraints de préférer les risques incertains d ' u n régime sudiste, mais conservateur,

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aux dangers certains d ' u n régime de teneur musulmane, mais progressiste et socialisant. Beaucoup d'entre eux exploitent en effet la population tchadienne sans vergogne. A. Le Rouvreur (p. 365 et 368) affirme par exemple que les commerçants djellaba d'Abéché et les commerçants libyens dans le B.E.T., lors de la soudure, réalisent parfois des bénéfices de cent pour cent sur certains produits de consommation courante (mil, dattes, sel, natron, etc.). J. Cabot et Ch. Bouquet signalent, pour leur part, que les producteurs de natron, les cultivateurs d'arachide et les pêcheurs du Chari et du Salamat sont souvent à la merci des commerçants intermédiaires musulmans qui les tiennent par le truchement d ' u n système d'endettement permanent. Malgré le fait que le Frolinat n'a jamais soulevé ces cas concrets d'exploitation des masses paysannes parleurs coreligionnaires, ceux-ci ont dû craindre q u ' u n régime d'inspiration Frolinat ne mette fin à de telles pratiques 5 . Nous constatons donc que le Frolinat n'a obtenu l'appui ni des élites politiques traditionnelles (sultans et assimilés), ni des élites politiques modernes (ministres et députés), ni des élites religieuses, ni des élites économiques et commerciales du Nord-Tchad. Si la révolution tchadienne recrute ses adhérents principalement parmi les musulmans, tous les milieux musulmans ne sont pas touchés au même titre. A l'intérieur du Dar al-Islam, des clivages se font jour, des clivages de classe. Le Frolinat exprime en effet avant tout les revendications et les espoirs des masses populaires du Nord, comme l'affirme le Dr Sidick lui-même: «Les forces combattantes sont composées de paysans, de petits éleveurs, de petits commerçants et de quelques intellectuels... Nous avons de bons rapports avec les paysans. S'il n'en avait pas été ainsi, nous n'existerions plus depuis belle lurette car seulement 10% d'entre nous sont armés. Nous avons basé 5. Il y a cependant une exception à cette règle. Dans un document interne consacré à la rupture des relations entre le Frolinat et le gouvernement soudanais, en avril 1972, on relève les phrases suivantes: «Tous les gouvernements soudanais sans aucune exception ont tenu à ce que se perpétue les profits de la communauté soudanaise au Tchad, profits transférés au Soudan... Leur nombre s'éléverait à plusieurs milliers, tous commerçants et assimilés, donc privilégiés au même titre que les Français et les sionistes, exploitateurs du Peuple Tchadien laborieux. C'est cette situation privilégiée de la communauté soudanaise au Tchad qui a poussé les Gouvernements successifs de Khartoum a adopter une politique qui va à l'encontre des intérêts du Peuple Tchadien» (Documents Frolinat 49, p. 2). Le Frolinat constitue donc une menace, du moins pour les grands commerçants d'origine étrangère.

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toute notre action sur la collaboration entre les forces combattantes et les masses rurales» (Documents Frolinat 44, p. 17). Cette déclaration, qui est intéressante parce que le rôle et l'importance des masses paysannes y sont montés en épingle, est révélatrice aussi sur deux autres points. On constate d'une part la présence de petits commerçants et de quelques intellectuels parmi les classes ou couches sociales qui appuieraient activement le Frolinat. On est surpris d'autre part de ne pas voir mentionnés le prolétariat et les citadins. Pour ce qui est des petits et moyens commerçants, il ne fait aucun doute que les dirigeants du Frolinat les ont toujours considérés comme des alliés naturels et nécessaires, à commencer par Ibrahima Abatcha qui leur réservait deux sièges au comité central du Frolinat lors du congrès de Nyala en juin 1966. Leurs intérêts s'opposent en effet aux grandes sociétés néo -coloniales qui ont dominé l'économie tchadienne sous le régime du président Tombalbaye et de ses successeurs militaires: «Les entreprises impérialistes: S.C.K.N., PRODEL, S.T.T., Société des Eaux et d'Électricité, Brasserie de Logone, augmentent leur chiffre d'affaires et leurs profits, grâce à l'étouffement des commerçants nationaux, écrasés de taxes», dit une brochure du Frolinat (Documents Frolinat 61, p. 3). La petite bourgeoisie tchadienne est en effet soucieuse de construire l'indépendance économique du pays (Frémeaux, p. 128), et ses intérêts se reflètent davantage dans le programme du Frolinat qu'ils ne sont servis par la politique économique appliquée par les hommes au pouvoir à Fort-Lamy. Un certain nombre de petits commerçants, notamment parmi ceux qui se sont expatriés en R.C.A.,comme El Hadj Issaka, se sont donc engagés dans les rangs du Frolinat, soit en tant que militants dans les réseaux de soutien à l'extérieur, soit en tant que combattants de base ou même en tant que responsables militaires. Je ne dispose d'aucun chiffre concret permettant d'établir le pourcentage des commerçants au sein des F. P. L., mais il ne fait aucun doute qu'il est relativement élevé. Le président Tombalbaye ne s'y est d'ailleurs pas trompé, car quand il a fait son autocritique, ou plutôt la critique de ses collaborateurs, au printemps de 1971, il a lui-même soulevé les problèmes du secteur commercial et notamment celui des commerçants de brousse: «Il est un autre élément de notre société dont nous avons eu le plus grand tort de négliger la situation. Je veux parler

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des commerçants Tchadiens. Nous devons être conscients de l'influence qui est la leur parmi nos populations... Or, ces commerçants ont été littéralement abandonnés par le gouvernement depuis l'indépendance» (Info-Tchad, 25-26 mai 1971). Tournons-nous maintenant vers les intellectuels qui auraient rejoint le Frolinat. En général, le gouvernement tchadien et ses supporters plus ou moins avoués nient que des intellectuels aient soutenu la lutte armée. Le général Cortadellas déclara par exemple dans une interview, au début de 1970: «Nous n'avons jamais trouvé dans le pays, contrairement à ce qui fut le cas au Viet-Nam ou en Algérie, des intellectuels passionnés de politique qui viennent au maquis pour la délivrance de leur pays, des étudiants, des médecins, des ingénieurs,des avocats» (Adam,p. 22). R.Pascal lui fait écho. Après avoir fait remarquer que depuis la création du collège franco-arabe d'Abéché, on voit apparaître au Tchad une jeune élite musulmane, cet auteur affirme qu'« aucun n'est allé partager les darigers et les fatigues de la rébellion» (Pascal, p. 8). On pourrait d'abord objecter à ces déclarations, et notamment à celle du général Cortadellas, qu'elles ne sont pas tout à fait honnêtes: au Tchad, les médecins, les ingénieurs et les avocats autochtones ne courent pas les rues et il n'est pas étonnant alors qu'ils ne courent pas non plus les maquis. En outre, ces affirmations ne sont pas tout à fait véridiques non plus. Certes, le Frolinat a eu beaucoup de mal à éveiller la conscience politique des étudiants, en France et ailleurs en Europe. Pour la plupart originaires du Sud, ceux-ci s'imaginent déjà en futurs cadres de l'État tchadien et ont hésité à répondre à l'appel d'un mouvement révolutionnaire et anti-impérialiste peut-être, mais recrutant ses combattants et ses cadres principalement dans le Nord. Cependant, la Fédération des étudiants d'Afrique noire en France a adopté, dès décembre 1969, une motion saluant «la lutte héroïque du peuple tchadien en armes» et proclamant son soutien au Frolinat. L'Association des stagiaires et des étudiants tchadiens en France a été plus lente à réagir, mais en décembre 1971 elle a également décidé de «reconnaître officiellement le Frolinat». Après bien des hésitations, il est vrai, et en faisant parfois marche arrière pour ne pas trop effrayer sa base. L'«adhésion» del'A.S.E.T. F. au Frolinat ne va certainement pas très loin, comme l'a montré d'ailleurs l'audience considérable que le M.D. R.T. d'Outel Bono a trouvée auprès des étudiants

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tchadiens de Paris, en août 1973. Bien peu d'étudiants francophones se sont personnellement engagés dans les rangs du Frolinat,mais il y en a quand même eu quelques-uns. Hissein Habré est certainement le plus célèbre d'entre eux, mais j'en ai rencontré d'autres dans la délégation extérieure du Frolinat «orthodoxe», tous originaires du Nord bien entendu. Le Frolinat a également été suivi par un certain nombre de lycéens du Nord qui ont abandonné leurs études en cours de route pour passer en Libye où ils ont participé aux stages d'entraînement militaire des F.P.L.. Ceci probablement dès 1968-1969, car j'ai moi-même rencontré un de ces ex-lycéens qui était, depuis 1969, chargé des questions de ravitaillement à Tripoli et qui maintenait les liaisons entre les dirigeants du Frolinat en Libye et les forces combattantes. Il y a cependant un décalage très net, au niveau de l'engagement révolutionnaire, entre les étudiants francophones et les étudiants arabophones qui, eux, se sont tout de suite engagés dans la lutte armée et qui ont donné les premiers cadres politico-militaires au Frolinat. Cette «contre-élite» frustrée et sans avenir au Tchad a toujours été la pépinière la plus importante pour le recrutement des cadres du Front, et le rôle des étudiants du Caire doit être souligné ici. Ils dominaient au sein du Frolinat d'Ibrahima Abatcha, sauf pour les postes de responsabilité politique les plus élevés, occupés surtout par les anciens de l'U.N.T., et ils dominaient également au sein du Frolinat d'Abba Sidick, du moins jusqu'à la scission intervenue au cours de 1976. Lorsque l'on dit donc qu'aucun «intellectuel» n'a rejoint le Frolinat, cette remarque n'est valable que si l'on considère le fait d'avoir des diplômes français comme un caractère intrinsèque de la condition d'intellectuel. En dehors des masses paysannes, principal appui de la lutte armée, le Frolinat a donc recruté un certain nombre de ses adhérents et de ses cadres parmi les petits commerçants et parmi les étudiants arabophones. Par contre,il ne s'est implanté ni en milieu urbain ni parmi les ouvriers. On note,en effet,l'absence totale d'actions de guérilla urbaine tout au cours de la lutte armée, à l'exclusion de l'opération Askanit en juin 1972 et de l'attentat à la grenade contre les membres du C.S.M., en avril 1976, actions entreprises par des combattants venus de l'extérieur. Le Frolinat affirme lui-même qu'il «suit la tactique de l'encerclement des villes par les campagnes» («Tchad. Une révolution africaine», p. 20), en évoquant comme raison principale

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de cette tactique le fait que des villes comme Fort-Lamy ne se prêtent pas à une lutte politique sérieuse, parce qu'elles sont trop petites et donc trop faciles à surveiller. Il ne fait cependant pas de doute que le Frolinat a toujours eu des militants et des sympathisants en milieu urbain, et notamment à Fort-Lamy. Parmi les détenus politiques qui ont bénéficié de la réconciliation nationale, en avril 1971, on trouve par exemple une catégorie de personnes ayant été arrêtées à la suite de la «tentative du Frolinat de s'implanter à Fort-Lamy en janvier 1967» (A. F.P., 20 avril 1971). Il est difficile de dire quelle a été l'ampleur de cette tentative, dont le gouvernement tchadien n'a jamais fait mention à l'époque, et qui, pour autant que je le sache, n'a jamais été revendiquée par le Frolinat. Vers 1972, toutefois, le Frolinat avait certainement réussi à s'infiltrer en milieu urbain en créant notamment le secteur autonome de Fort-Lamy, auquel étaient assignées des tâches importantes dans la préparation et l'exécution de l'opération Askanit,y compris celle d'assumer temporairement le pouvoir au cas où le régime Tombalbaye se serait effondré à la suite des actes de sabotage effectués par les commandos (voir Documents Frolinat 46, p. 3). L'importance du réseau urbain de Fort-Lamy se reflète également dans le fait que le responsable du secteur autonome faisait partie du bureau politique du Frolinat, si j'ai bien compris les propos voilés des dirigeants actuels du Front. L'échec de l'opération Askanit a cependant signifié le démantèlement total du secteur autonome de Fort-Lamy: «Une vaste opération de ratissage, conçue par les services français, est déclenchée. Des caches d'armes sont découvertes. On s'aperçoit que le Frolinat possède de vastes réseaux dans les villes. Et la répression s'abat sur tout le monde... Le Tchad est privé de ses meilleurs cadres, ingénieurs, intellectuels, les 3 seuls pilotes d'avion tchadiens, etc. En deux mois, 2 000 personnes sont arrêtées à Fort-Lamy, probablement quelque 5 000 dans tout le pays» («Tchad 74», p. 23). Ces chiffres sont peut-être exagérés, mais le fait que le gouvernement tchadien a imposé à l'époque un embargo total sur les informations en provenance du pays montre bien que la répression a dû prendre une ampleur considérable. Dans les villes de moindre importance du Nord-Tchad, le Frolinat dispose également de sympathisants et de militants, mais à ce niveau aussi les actions militaires ouvertes ont été peu nombreuses. Certains

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chefs-lieux de préfecture ou de sous-préfecture ont subi des attaques, comme Mangalmé au début de la révolte, certains autres ont été investis très temporairement par les F.P.L.,comme Mongo en 1972,et Iriba, dans le Biltine, fin octobre 1974; dans cette dernière ville les combattants du Front ont harcelé les différents postes administratifs, mis le feu à la demeure du sultan des Zaghawa et tenu des discours politiques à la population avant de se retirer en bon ordre. La brochure «Tchad 74» reflète cependant bien les prétentions limitées des dirigeants du Frolinat au sujet des petites villes. Après avoir remarqué que le régime Tombalbaye contrôlait, en 1974,les grandes villes situées en dehors des zones de combat, ainsi que Faya-Largeau et Abéché, les auteurs de cette brochure affirment: «Les autres villes de la zone contrôlée ne sont plus défendables sur le plan militaire. Mongo a été abandonnée en avril, il n'y reste plus qu'un contingent de gendarmes; même chose pour Fada, Ati, Am-Timan, Mangalmé, Oum-Hadjer, Bokoro, etc. Souvent les gendarmes, comme à Mongo, fraternisent avec les F. P. L. qui circulent dans la ville... Mais le Frolinat n'a pas pris le contrôle militaire de ces villes, où toute l'administration reste en place. La prise de ces villes exposerait la population à des bombardements meurtriers; d'autre part, le Front n'a pas les cadres suffisants pour relever cette administration, qui d'ailleurs collabore plus ou moins. Pendant le congrès d'Ab Touyour, des fonctionnaires de Mongo assistaient tous les jours aux débats et retournaient le soir chez eux» («Tchad 74», p. 42). Le Frolinat s'est donc infiltré dans les petites villes du Centre-Est, mais ne les contrôle pas et n'y entreprend que rarement des actions militaires ou politico-militaires. Quant au prolétariat, urbain ou rural,certains textes du Frolinat, parmi les moins réalistes à mon avis, affirment qu'il serait conquis à la cause révolutionnaire. La brochure Bilan des quatre années de lutte, de juin 1970, dit par exemple que «les paysans, les bergers, les ouvriers et les intellectuels ont intégré leur organisation qu'est le Frolinat et en forment l'avant-garde révolutionnaire du vaillant Peuple tchadien» (Documents Frolinat 35, p. 6). On sait également qu'Ibrahima Abatcha avait réservé lors du congrès de Nyala deux sièges au comité central du Frolinat au mouvement syndical. Le Dr Sidick, par contre, s'exprima avec beaucoup de réserves sur ce point. Au cours d'une interview que j'ai enregistrée en avril 1974, il tenait les propos suivants: «Malheureusement, l'expérience a prouvé que la

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prise de conscience révolutionnaire dans les centres urbains est toujours en retard par rapport à la campagne, que ce soit au Viet-Nam, que ce soit à Cuba, que ce soit chez nous... La ville ne bascule que quand la campagne est bien lancée. Ça tient à plusieurs facteurs. D'abord, chez nous, les agglomérations sont petites. Deuxièmement, dans les pays envoie de développement le travailleur est un cadre... Etant donné les structures de nos sociétés africaines, il a en charge non pas seulement sa famille, mais aussi des clients, toute chose aliénante qui l'empêche d'entreprendre une action politique.» Et dans une autre interview, quelques années plus tôt, il déclarait: « A u Tchad comme en Afrique, l'ouvrier des villes bénéficiant d'une situation stable fait figure de privilégié, de notable... Il faut être clair. Il n'y a pas de prolétariat au Tchad» («Dix-neuf questions à Abba Siddick», P-5). Il est vrai en effet que les ouvriers africains ont parfois des revenus dix fois plus élevés que ceux des paysans traditionnels, ce qui leur donne l'impression d'avoir des intérêts à défendre et ce qui ne les rend pas aptes à être le fer de lance de la révolution africaine. Il est vrai également que le véritable prolétariat est pratiquement absent du Tchad. J. Cabot et Ch. Bouquet apportent les renseignements suivants sur la répartition de la population active, données qui se basent sur le recensement par sondage effectué en 1964: «92% de la population active sont à ranger dans le secteur agricole: il s'agit de cultivateurs sédentaires, d'éleveurs nomades ou semi-nomades, ou de cultivateurs pratiquant un petit élevage de complément. Parmi les actifs non agricoles (8%)... les cadres, c'est-à-dire les préfets, les ministres, les médecins, les enseignants, les chefs de bureau et de canton représentent 6%,les employés... forment 19% du total,les membres des professions libérales, expression pompeuse qui désigne les écrivains publics, griots, marabouts et maîtres coraniques,sont 6%, les commerçants 22%, les artisans 9%, les travailleurs spécialisés (ouvriers du bâtiment et de la mécanique) 19%, les travailleurs non spécialisés (manœuvres, plantons, serviteurs) 19%» (Cabot et Bouquet,p. 42-43). Même en étant généreux et en considérant les deux dernières catégories comme le «prolétariat», celui-ci ne représenterait donc qu'environ 3% de la population active. Les salariés de l'industrie, à leur tour, ne forment même pas tout à fait 1% des actifs (ibid., p. 93). Il est à noter également que la quasi-totalité de ces prolétaires se trouve à

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Fort-Lamy et dans le Sud, le Nord-Tchad étant dépourvu d'industries dignes de ce nom. Il n'est donc pas étonnant que le Frolinat ait préféré baser sa stratégie sur la majorité écrasante des masses rurales, déjà en révolte avant juin 1966, plutôt que sur les quelques milliers d'ouvriers qui ne s'étaient jamais signalés, avant 1966, par leur ardeur révolutionnaire. Une dernière question doit être abordée à la fin de ce chapitre: qu'en est-il du rôle des femmes dans la révolution tchadienne? D'après les déclarations officielles des responsables du Frolinat, les femmes seraient pleinement intégrées dans la lutte armée. Le Dr Sidick affirme par exemple dans une interview à Tricontinental en 1970: «Les femmes ont pris une part active à notre lutte et actuellement, dans chaque détachement,dans chaque groupe de combat, nous avons des éléments féminins qui participent à la lutte au côté des hommes. Elles ont refusé de former des unités autonomes, elles préfèrent les unités mixtes, ce qui est remarquable dans un pays attaché aux traditions musulmanes» (Documents Frolinat 44). La brochure «Tchad 74» apporte d'autres précisions intéressantes: «Des progrès considérables ont été faits pour l'intégration de la femme dans la lutte. Plusieurs centaines d'entre elles militent dans les F.P.L.; prochainement... un contingent de 400 femmes,le plus important jamais enregistré, sera intégré aux F.P. L.... Dans de nombreux villages les femmes ont leur comité autonome, avec une délégué au Comité Politique» («Tchad 74», p. 40). Je pense cependant que l'on aurait tort de se baser uniquement sur ces déclarations officielles. En réalité, le pourcentage de femmes parmi les véritables combattants doit être réduit, car aucun des Européens qui ont séjourné avec des unités des F. P. L. n'en a vu. Le jour • naliste suédois qui a été dans le Ouaddaï en janvier 1972 est formel sur ce point: parmi les centaines de combattants qu'il a vus personnellement, il n'y avait aucune femme (Ch. Westerdahl, interview, janvier 1974). Le Dr Sidick lui-même reconnaît en privé que le problème de la participation des femmes à la lutte armée est difficile à résoudre. D'après lui (interview, novembre 1974), certaines femmes se battent depuis 1965, mais l'état d'esprit des hauts commandements successifs, désireux de réduire la femme à son rôle traditionnel, leur a été peu favorable. Par conséquent le nombre des combattantes a peu augmenté depuis 1965. Il y en a eu cependant, comme le montre une des résolutions adop-

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tées lors du congrès des F.P.L. d'Abtouyour, au début de 1974, résolution formulée dans les termes suivants: «Toute femme physiquement apte peut s'engager dans les F. P. L. sous sa propre responsabilité et il est strictement interdit q u ' u n e autre personne (responsable ou non) lui serve d'intermédiaire» (Documents Frolinat69). Cette résolution montre d ' u n e part que les femmes peuvent s'engager dans les rangs des F. P. L., mais elle laisse apercevoir en même temps que cette présence féminine pose quelques problèmes. D'après la brochure «Tchad 74», cette décision sur l'enrôlement volontaire des femmes s'explique par le fait que «jusqu'ici certaines pratiques ont été constatées qu'il faut empêcher: par exemple faire enrôler une femme pour s'en débarrasser ou au contraire s'en rapprocher à fin de mariage plus ou moins contraint» («Tchad 74», p. 40). Il semble d'ailleurs que le Frolinat freine la participation de femmes célibataires à la lutte armée et oblige les combattantes à se marier. J e n'ai cependant pas pu avoir de renseignements plus précis à ce sujet. Avec qui les combattantes se marient-elles? Le font-elles de gré ou de force, si ces mariages existent réellement? Ces questions restent en suspens. D'autre part, on ne trouve aujourd'hui de femmes ni dans les instances dirigeantes du Frolinat (souvenons-nous qu'Ibrahima Abatcha leur avait réservé deux sièges au comité central), ni dans les délégations extérieures ; sur ce dernier point le Dr Sidick invoque comme excuse que ce serait très mal vu dans des pays arabes comme la Libye ou l'Algérie. Il ne fait par contre aucun doute que les femmes sont représentées dans les comités de village de l'intérieur et dans les comités de base des différents secteurs à l'étranger, où les jeunes, n o t a m m e n t , o n t formé des groupes mixtes. Ceci ne veut pas dire que les femmes, dans les campagnes du Centre-Est, soutiendraient avec moins d'ardeur que les hommes la lutte armée. Plusieurs anecdotes ou légendes qui circulent parmi les combattants montrent plutôt le contraire. L'une d'entre elles est particulièrement intéressante. L'histoire se passe dans la région de Mangalmé au début de 1971, à l'époque du ralliement moubi et de la réconciliation nationale. Elle m'a été racontée dans la version suivante: «Un jour des jeunes filles viennent apporter de la nourriture à des combattants encerclés par l'armée française. Voyant que la détermination de certains chefs et de certains combattants est en train de fléchir,les filles disent alors aux combattants: 'Il y a six ans vous

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nous avez dit et vous avez prêté serment sur le Coran de vous battre jusqu'à la victoire finale. Maintenant vous voilà sur le point de déposer les armes. Donnez-nous vos fusils, nous allons continuer le combat et que Dieu vous garde.' A la suite de ces paroles, les combattants ont eu honte et ils se sont ressaisis. Profitant de la nuit, ils ont rompu l'encerclement et aucun d'entre eux ne s'est rendu.» Certaines histoires montrent également que les femmes n' hésitent pas à s'opposer aux dirigeants mêmes des F.P.L. quand quelque chose ne leur plaît pas. Adoum Hagar semble avoir été victime d'une telle opposition à l'époque où il s'isolait de la population locale et essayait également de soustraire les combattants réguliers aux contacts avec les civils. Un jour, dit la légende, des femmes apportent des vivres aux F.P.L. et demandent à voir «les frères»; Hagar refuse en prétextant que le règlement militaire l'interdit, sur quoi les femmes rétorquent qu'elles vont remporter les vivres et que Hagar peut désormais se nourrir de son règlement. Même si de telles légendes ne sont pas tout à fait véridiques, elles reflètent certainement un engagement réel de la part des femmes, qui apparaissent cependant dans ces histoires avant tout dans le rôle d'auxiliaires, de pourvoyeuses de vivres, c'est-à-dire dans leur rôle traditionnel de femmes et non pas comme des combattantes à part entière.

CHAPITRE XVII

Conclusions

A . NORD ET SUD DANS LA ZONE SAHÉLO-SAHARIENNE

Les tensions politiques et ethniques dans les pays sahéliens au sud du Sahara donnent parfois lieu à de belles envolées littéraires de la part de journalistes habitués à généraliser un peu trop rapidement. A la fin d ' u n article sur le Tchad, qui ne traite que l'aspect tribal, ethnique ou religieux de la guerre civile tchadienne, J. Pouget dit par exemple au sujet du 13 e parallèle en Afrique Noire: «La marée blanche vient battre inlassablement contre la falaise noire, avec son flux et son reflux, ses équinoxes, ses tempêtes. Dans tous les pays où les musulmans sont au pouvoir, les Noirs luttent pour survivre... Partout où les Noirs sont au pouvoir, au Mali, au Niger, en Ethiopie... les nomades sahéliens ou sahariens ont été chassés ou refusent l'administration n o i r e . D ' u n bout à l'autre du 13 e parallèle, le mascaret que provoque la rencontre des deux courants est en train de modifier le relief humain de cette terre... De ces tourbillons aujourd'hui désordonnés et incompréhensibles, surgira un jour, peut-être dans des siècles, un continent fertile, une civilisation particulière» (Pouget, 1969a). Or,Pouget fait ici un amalgame de plusieurs clivages (Blancs-Noirs, musulmans-non-musulmans, nomades-sédentaires) qui existent certes dans les différents pays sahéliens, mais qui ne se superposent pas nécessairement, et dont certains sont présents dans l'un de ces pays, mais pas dans l'autre. J e n'ai pas les connaissances nécessaires pour me livrer à une étude approfondie des cinq pays sahélo-sahariens (Mauritanie, Mali, Niger,Tchad, Soudan), mais quelques remarques d'ordre comparatif nous permettront peut-être de mieux situer le problème spécifiquement tchadien. Une première évidence s'impose: dans les trois pays de l'Ouest

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(Mauritanie,Mali, Niger), des tensions Nord-Sud existent et donnent parfois lieu à des flambées de violence, mais elles y existent surtout à l'état latent et n'ont pas provoqué de guerres civiles aussi meurtrières que celle du Tchad et surtout celle du Soudan. Pourquoi? D'abord parce que le conflit Nord-Sud n'oppose pas les mêmes groupesàl'Estqu'àl'Ouest.Dans les pays de l'Ouest le conflit Nord-Sud n'a que deux dimensions: des nomades s'y opposent à des paysans sédentaires; ces nomades sont en général de race blanche, alors que les sédentaires sont noirs. Il y manque cependant la dimension religieuse, car ces trois pays sont musulmans à 90% ou même à 100%. Au Tchad et au Soudan, par contre, cette dimension religieuse existe et l'opposition entre musulmans d'une part, et animistes et chrétiens d'autre part y est vécue par les populations concernées comme un facteur primordial qui domine tous les autres. La situation au Tchad, plus particulièrement, ne serait comparable à celle des trois pays de l'Ouest que si la frontière tchadienne suivait le Chari, c'est-à-dire si les trois préfectures du Sud (Mayo-Kebbi, Logone, Moyen-Chari) avaient été intégrées à un autre pays africain, comme la R. C.A.. Dans ce cas nous aurions eu, au Tchad, une opposition entre une population nomade saharienne (bien que noire et non pas blanche), les Toubous, et les populations plus ou moins sédentaires de paysans noirs à bétail, se réclamant toutes de l'islam. Le fait que le Tchad et le Soudan se prolongent beaucoup plus au Sud et englobent des populations animistes ou christianisées y a introduit un facteur de division supplémentaire, beaucoup plus fondamental, et qui relègue les divisions qui prédominent dans l'Ouest au rang de facteurs secondaires. Un autre facteur qui a aggravé les tensions au Tchad et au Soudan découle du caractère même de l'islam qui y a cours. Alors que dans les trois pays de l'Ouest prédomine l'islam des confréries, telles que la Tidjanya, islam conservateur et peu politisé, l'islam du Tchad et du Soudan a été influencé davantage par des courants modernistes et est surtout beaucoup plus politisé. Cette politisation s'est encore renforcée par la proximité du foyer incendiaire du Moyen-Orient avec la crise arabo-israélienne dont les retombées se font sentir jusqu'au Tchad, comme le montre la littérature idéologique parfois profondément anti-sioniste du Frolinat. Dernière complication qui a envenimé la crise politico-ethnique dans les pays de l'Est: au Tchad, la langue arabe a pris une extension

Conclusions

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beaucoup plus grande qu'au Mali et au Niger, et elle y a créé une contre-élite arabophone frustrée et sans avenir qui a joué un grand rôle dans le développement de la guerre civile. Voyons maintenant de plus près la situation dans chacun des cinq pays qui nous intéressent. En Mauritanie, les nomades maures, pour la plupart des Blancs, sont numériquement majoritaires; d'après les estimations de A. G. Gerteiny, qui sont en dessous de celles publiées par le gouvernement, la Mauritanie compterait en effet 630 000 Maures contre 220 000 Noirs, principalement des Toucouleurs et des Sarakolé, tous concentrés dans l'extrême Sud du pays sur les bords du fleuve Sénégal (Gerteiny, p. 265). En vertu de leur prépondérance numérique, les Maures dominent la scène politique. Cependant, leur supériorité numérique ne se réflète pas dans le domaine de l'éducation où ils ont accusé, au cours de la période coloniale, un retard considérable par rapport aux populations noires qui ont répondu avec plus d'enthousiasme à la scolarisation à la française. Le résultat en a été que, quand il a fallu remplacer les administrateurs français par des cadres autochtones, la minorité numérique noire s'est trouvée sur le plan administratif en position de majorité sociologique, selon l'expression de G. Balandier. Évidemment, ce paradoxe d ' u n pouvoir politique à majorité blanche s'appuyant sur une administration à majorité noire n'a pas été sans poser de problèmes. J. L.Balans résume dans les termes suivants la situation politique de la Mauritanie depuis l'indépendance: «Le rapprochement de la Mauritanie des pays arabes sur la scène internationale s'est assorti, à l'intérieur, d ' u n e volonté affirmée d'arabisation dans les domaines culturels et administratifs... L'établissement de l'enseignement obligatoire de l'arabe dans le système scolaire provoqua de graves affrontements en 1966. L'instauration d ' u n bilinguisme officiel francoarabe par le congrès du P. P. M. à Aïoun-el-Atrouss en juin 1966 gela le conflit, qui n'en demeure pas moins latent... Il semble que le président Ould Daddah ait conscience des risques qu'impliquerait une arabisation trop rapide et indiscrètement menée de son pays. Il ne manque en tout cas pas une occasion pour rappeler que la politique de solidarité arabe qu'il applique obstinément n'implique en aucun cas l'abandon des relations traditionnelles avec le monde noir» (Balans, p. 63). En tout cas, le régime mauritanien a su éviter la guerre civile et le pays est resté calme à l'exception des émeutes «noires» de février

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1966 qui ont provoqué une douzaine de morts et plus d ' u n e centaine de blessés, ainsi q u ' u n e série de démissions volontaires ou forcées des cadres noirs (Gerteiny, p. 273). Il est à noter qu'en Mauritanie, pays du cuivre, du fer et de la Miferma, la lutte des classes joue un rôle plus important que dans les pays voisins (Mali, Niger, Tchad), les syndicats y étant beaucoup plus actifs et contestataires. En ce qui concerne le Mali, les Noirs y sont majoritaires sur tous les plans: numérique, politique, administratif et scolaire. Les nomades blancs,Touareg et Maures, qui ne s'entendent guère entre eux, ne représentaient au moment de l'indépendance que respectivement 215 000 et 40 000 âmes, c'est-à-dire 7% de la population totale (Dupuis, p. 22). Sur le plan politique et scolaire ces populations s'étaient signalées tout au cours de la période coloniale par un superbe désintérêt qui les a laissées à l'époque de l'indépendance sans défense et sans représentants au sein de la classe politique et administrative. Or, cette situation a donné lieu, en 1963, à des troubles violents, sur lesquels peu d'études sérieuses ont été faites, à l'exception d ' u n mémoire très intéressant d'A. Chaventré. Cet auteur commence par constater que: «L'indépendance accordée par la France au Mali était un cadeau empoisonné, dans la mesure où le problème de la minorité touaregue n'était pas résolu. En effet, les frontières du nouvel É t a t . . . réunissaient... dans un même pays deux races que tout séparait (langue, mœurs, habitat, structures sociales), différences aggravées d ' u n e haine et d ' u n mépris séculaires dont seule la présence française avait pu freiner les funestes effets» (Chaventré,p. 1). Cependant,les premières années de l'indépendance se sont passées sans heurts, les autorités maliennes se montrant «très circonspectes dans la mise en place des cadres dans le Nord» (ibid., p. 45). Ce n'est qu'en 1962 que la situation se dégrade, le gouvernement malien décidant le doublement de l'impôt, mesure qui touchait avant tout les grands propriétaires de troupeaux peul et touareg. En 1963, elle devient vraiment préoccupante àla suite d'une série de mesures économiques qui, de nouveau, frappent principalement les nomades: «Le gouvernement exigeait que les troupeaux soient recensés (mesure salutaire qui devait faciliter l'assainissement du cheptel), mais aussi imposait une taxation par tête de bétail; d'autre part, la création du franc malien coupait les nomades des courants commerciaux de l'Afrique du Nord. Le seul marché légal qui leur restait ouvert était

Conclusions

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celui du Mali qui imposa alors un prix d'achat du bétail à un taux extrêmement bas. Ajoutons à cela la pénurie de mil qui frappait le Mali cette année-là, privant les nomades d'un aliment de base» (ibid., p. 59). Deux tribus, les Kel Effele et les Idname, appartenant à la confédération des Iforas, se révoltent alors, et bien qu'ils ne représentent même pas le dixième de l'ensemble touareg, les dissidents obtiennent d'abord quelques succès militaires. Bientôt, cependant, l'armée malienne reprend l'initiative: «Toutefois, c'est la décision du gouvernement algérien par laquelle dès 1964 les Maliens eurent le droit de poursuivre et d'arrêter les rebelles en territoire algérien qui ôta toute chance de succès aux dissidents... Cette mesure démantela la rébellion qui, privée d'une zone de repli inaccessible aux Maliens, perdit toutes ses chances de survie» {ibid,., p. 60). A la suite d'une répression très dure, le gouvernement malien a donc pu rétablir l'ordre sans gagner pour autant les nomades touareg à sa cause. Cette insurrection touareg et la révolte des Toubous tchadiens se ressemblent jusqu'à un certain point et une étude comparative des deux insurrections serait extrêmement intéressante. Les Touareg et les Toubous se rapprochent en effet en tant que populations sahariennes et nomades, bien que la configuration politique et ethnique dans laquelle s'insère leur combat soit différente. Les populations sédentaires sahéliennes, dont le Frolinat est l'expression au Tchad, sont eneffet au pouvoir au Mali et le combat touareg était donc beaucoup plus isolé que celui des Toubous, qui ont pu s'allier au moins temporairement à un mouvement insurrectionnel de plus grande ampleur et ayant des buts plus politiques et moins particularistes. Une question intéressante se pose cependant: les Toubous se seraient-ils également révoltés s'ils avaient été «colonisés», en 1965, non par des administrateurs sara, mais par des Sahéliens, musulmans comme eux? Il est évidemment difficile de répondre à cette question, mais la rupture intervenue entre le C.C.F.A.N. et le Frolinat d'Abba Sidick nous montre qu'une telle éventualité n'est pas àexclure et que même un gouvernement tchadien dominé par les gens de l'Ouest et du Centre-Est aurait peut-être rencontré des problèmes en pays toubou. En ce qui concerne le Niger, la situation politico-ethnique y ressemble, à première vue, beaucoup à celle du Mali, dans la mesure où l'on y trouve une opposition entre paysans sahéliens noirs et

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nomades blancs, minoritaires sur tous les plans,car les 600 000 Peuls, les 290 000 Touareg et les quelques milliers de Toubous ne constituent qu'environ 25% de la population totale et ne sont pas ou très peu représentés sur les plans politique, administratif et scolaire. Cependant, à l'encontre du Mali, le Niger n'a pas connu de soulèvements ou d'émeutes en pays nomade et, des cinq pays de la zone sahélo-saharienne, il est le seul à avoir joui d ' u n e paix ethnique totale de l'indépendance à nos jours. Le problème «nomade» ou «touareg» n'est d'ailleurs pas celui qui préoccupe le plus le gouvernement nigérien car il est secondaire par rapport à un conflit ethnique et politique beaucoup plus grave, celui qui oppose les Haussa de l'Est à la formation Zarma-Songhaï «dont l'Ouest était le territoire et au sein de laquelle s'étaient recrutés tous les dirigeants du pays, du fait des incidences de l'ancienne situation coloniale» (Nicolas, p. 1 040). C'est peut-être cette situation, potentiellement explosive du fait que le groupe Zarma-Songhaï est minoritaire sur le plan numérique et plus faible sur le plan économique et agricole, qui a amené le président Hamani Diori à se conduire avec prudence en zone nomade. Cette prudence est en effet attestée par la plupart des observateurs, comme par exemple G. Comte qui disait en 1971: «En ce domaine, comme devant d'autres cas litigieux, M. Diori Hamani manœuvra avec un empirisme circonspect... Au lieu de reconnaître officiellement le tribalisme pour l'enfermer dans des institutions pour le rendre plus redoutable, ou de nier son importance comme beaucoup d'autres gouvernements, il commença par nommer dès 1960 un ministre targui des Affaires nomades en la personne de M. Moudou Zakara, avec mission d'entendre les doléances de ses compatriotes et celles des Peulhs... Avec l'assistance du... F.E.D.... il multiplia les efforts en faveur des populations mouvantes, creusa ou améliora près de mille puits, réalisa une quarantaine de forages profonds en zones arides» (Comte, 1971, p. 34). L'esprit de conciliation qui animait le président Diori se reflète dans la déclaration suivante de 1963: «La position géographique du Niger lui donne naturellement une vocation de charnière dans cette région de l'Afrique. Notre rôle est inscrit dans nos frontières... Notre ambition est de servir de trait d'union entre l'Afrique noire et l'Afrique blanche. Les populations de notre pays où l'on retrouve des touaregblancs au Nord, et au Sud des hommes semblables à tous ceux qui peuplent l'Afrique noire sont les prémices de cette union

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plus large entre les États africains que nous souhaitons» (Faujas, p. 42-43). Or, si le président Tombalbaye avait tenu des propos semblables à l'époque, il aurait peut-être eu moins de mal à gagner la confiance des populations du Nord-Tchad. En tout cas, les nomades nigériens furent beaucoup moins harassés par des administrateurs tracassiers et malhonnêtes que leurs homologues du Tchad, de sorte que les «motivations subjectives», qui ont joué un si grand rôle dans le déclenchement de la lutte armée au Tchad, n'existaient pas dans le Nord du Niger. Quant aux conditions «objectives», je ne pense pas qu'elles étaient très différentes: même économie néo-coloniale dominée par les intérêts français, même pauvreté des populations rurales, même désintérêt pour un développement authentique et réel de la part des autorités, occupées davantage à favoriser leurs propres intérêts, avec plus de discrétion cependant qu'au Tchad. C'était le détonateur qui manquait, car il est beaucoup plus facile pour une population peu instruite et ne disposant pas de moyens pour une analyse approfondie du monde moderne, de se révolter contre un administrateur ou un percepteur cupide et méprisant que l'on rencontre régulièrement dans la vie quotidienne, que contre une catégorie abstraite d'impérialistes et de néo-colonialistes dont on ne voit peut-être jamais un spécimen de toute sa vie. Cette absence de détonateur concret et de motivations subjectives explique probablement aussi pourquoi les Toubous du Niger n'ont pas suivi leurs cousins du B.E.T. sur le chemin de la lutte armée. Souvenons-nous de l'exclamation d ' u n chercheur allemand en réponse à la question: Pourquoi les Toubous du Niger ne se sont pas soulevés? — Parce qu'ils n'ont pas eu de lieutenant Alafi! Quelques mots sur le Soudan pour terminer cette analyse. Il me semble q u ' u n e étude comparative du Soudan et du Tchad pourrait être particulièrement fructueuse, comme il ressort par exemple du mémoire de N. Blanc-Grandin sur les origines et la nature du conflit Nord-Sud au Soudan. Même opposition profonde entre deux populations foncièrement différentes, les Arabes islamisés du Nord et les populations noires animistes et christianisées du Sud,entre lesquelles les relations étaient déjà tendues avant la colonisation à cause de la traite des Noirs. Même imprudence de la part du pouvoir colonial qui a creusé davantage le fossé au lieu de le combler, en soumettant les deux parties du pays à une administration séparée et animée par

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des motivations tout à fait différentes. Au Soudan cependant l'évolution de l'histoire n'a pas été dialectique, mais unilinéaire dans la mesure où les Anglais ont concentré leurs efforts de développement sur les régions qui étaient déjà parvenues à un stade d'évolution politique et économique plus avancé, alors qu'ils ont réduit les régions retardées à l'état de «réserve» traditionnelle (Blanc-Grandin,p. 330). Ceci en partie parce qu'au Soudan les régions économiquement «utiles» se trouvaient dans le Nord et non pas dans le Sud, comme au Tchad. Les résultats de cette politique de développement différentiel ont été encore plus désastreux qu'au Tchad, bien que le schéma sousjacent soit à peu près semblable. Quand il a fallu «soudaniser» l'administration, à partir de 1954, le Sud-Soudan était dépourvu de cadres, beaucoup plus encore que le Nord-Tchad, de sorte que les postes supérieurs dans le Sud furent tous attribués à des Nordistes (;ibid., p. 403). Avec l'indépendance, le Sud s'est soulevé presque aussitôt, car le remplacement des administrateurs britanniques par des Arabes du Nord y fut «naturellement ressenti comme une nouvelle tentative de colonisation arabe, un changement de maîtres en pire puisque les trafiquants d'esclaves revenaient» (ibid., p. 406). Comme le dit A. Bonfanti, «le sud devint une colonie arabe...; les Arabes... mirent la main sur tous les leviers de commande... Les Arabes étaient dans les postes les plus hauts (et les plus lucratifs) de la Police, de l'Armée, dans les bureaux, dans les entreprises de travaux publics, dans les écoles, dans la magistrature. La langue arabe devint langue nationale... Les Noirs devinrent des étrangers dans leur propre territoire» (Bonfanti, p. 32). Il n'est donc pas étonnant que les populations du Sud-Soudan se soient révoltées comme l'ont fait celles du Nord-Tchad, avec cette différence cependant que la lutte de libération nationale du SudSoudan a pris un aspect sécessionniste caractérisé, alors que le Frolinat a toujours fait prévaloir les intentions authentiquement révolutionnaires de la lutte armée tchadienne en écartant résolument toute solution séparatiste ou fédéraliste. Ces quelques remarques ne sont que l'ébauche trop succincte et trop schématique de ce que pourrait et devrait être une étude comparative systématique de l'évolution politique des pays sahélo-sahariens. Différentes pistes se dégagent où la comparaison pourrait être particulièrement fructueuse. L'opposition entre les trois pays de

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l'Ouest, relativement peu touchés par le conflit Nord-Sud, et les deux pays de l'Est, profondément bouleversés par la guerre civile, en est une. Les ressemblances et les différences entre la situation du Tchad et celle du Soudan, situations identiques mais asymétriques, en constituent une autre. L'étude comparative des populations sahariennes minoritaires, respectivement au Mali, au Niger et au Tchad, en est une troisième. Dans le cadre de cette étude de cas concernant uniquement le Tchad, je suis obligé d'en rester là.

B . LES QUATRE DIMENSIONS DE LA RÉVOLTE TCHADIENNE ET LE FAIT ETHNIQUE

Revenons maintenant au Tchad et essayons de résumer notre analyse du Frolinat et de l'insurrection du Nord. Le Frolinat a une dimension nationale qui s'exprime dans son programme révolutionnaire et dans son refus d'envisager toute solution fédéraliste ou séparatiste. Comme le dit R. Pascal (p. 11) : «Il est pour le Tchad, le Tchad complet avec le Sud.» La dimension nationale du Frolinat se reflète également dans le fait qu'il a pu mordre sur les régions du Sud et recruter quelques Sudistes,bien que nous ayons montré que certains d'entre eux sont peut-être motivés par des sentiments «islamisants» qui donnent à leur adhésion à la révolution tchadienne une signification tout à fait différente de celle qu'elle semble avoir à première vue. Le Frolinat a également une dimension régionale qui s'exprime d ' u n e part dans certaines de ses revendications de caractère régionaliste, et d'autre part dans son recrutement qui est avant tout musulman, bien que ce ne soit point l'effet d ' u n e politique délibérée. On est en effet obligé de constater que le Frolinat, dans la pratique, est resté confiné aux régions islamisées du Tchad et que le Chari a constitué une barrière infranchissable, malgré quelques incursions dont il ne faut pas exagérer la portée. On doit cependant remarquer ici que la dimension régionale de la révolution tchadienne n'a rien d'«archaïque», mais qu'elle constitue au contraire un dépassement de certains cadres traditionnels. A.LeRouvreur (p. 53) affirmait en effet que le Nord-Tchad présente «une certaine unité, ou plutôt se présente comme une communauté assez bien soudée, provoquée et commandée par des impératifs économiques», et il exprimait en conclusion de son analyse sa croyance en «une évolution du nord-Tchad

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dans le sens d'une communauté naturelle dont les membres prennent chaque jour davantage conscience». Or, la lutte du Frolinat se situe tout à fait dans cette optique; elle a transcrit et réalisé sur le plan politique ce que Le Rouvreur constatait sur le plan économique et culturel. N'oublions pas que le Tchad musulman n'a jamais été uni politiquement, sauf peut-être pendant une brève période vers la fin du 19 e siècle, sous la houlette du Ouaddaï. Ce que le Ouaddaï avait réalisée par la force militaire, le Frolinat a essayé de le reconstituer par la persuasion et par la force idéologique, et il y est parvenu jusq u ' à un certain degré car l'extension de la révolte armée correspond à peu près à l'extension maximale du royaume du Ouaddaï au 19 e siècle. Quelque chose de neuf, de jamais vu, s'est donc produit dans le Nord-Tchad. On constate en même temps que l'insurrection tchadienne, tout en recrutant sur une base «musulmane», n'a jamais pu réaliser l'unité du Dar al-Islam. Les populations de l'Ouest, et notamment celles du Kanem, n'ont pas suivi le Frolinat, alors que les Toubous et les autres populations nomades, surtout les Arabes, ont parfois été les alliés du Frolinat, mais s'en sont finalement détachés pour poursuivre des chemins différents. Ceci nous amène à constater que la révolution tchadienne a également une dimension «ethnique», certaines populations du Tchad se situant avant tout en fonction de leurs intérêts et de leurs aspirations propres. Là encore,toute interprétation hâtive en termes d'«archaïsme» ou de «tribalisme» est à écarter, car, dans ce domaine aussi, des facteurs nouveaux apparaissent, une évolution moderne se dessine. Prenons comme exemple le cas du B.E.T.. J. Chapelle note au sujet du passé t o u b o u : «Ce qui semble d'abord dominer leur histoire, c'est l'absence d ' u n sentiment national. Ils sont incapables, non seulement de coopérer tous ensemble à l'exécution d ' u n e politique donnée, mais même de concevoir une telle politique. Ils ne parviennent que rarement à former des coalitions de clans capables de grouper des guerriers en nombre suffisant pour livrer une véritable bataille à leurs voisins... Leurs clans eux-mêmes... sont dispersés et anarchiques. Les chefs ne sont que des chefs de bandes dont l'autorité est momentanée... Aussi leurs luttes offensives et défensives ne sont-elles faites,en général, que d'escarmouches et de petits rezzous» (Chapelle, p. 38). L'analyse de Chapelle est confirmée par M. Hervouet (p. 49) et par O. Lopatinsky (p. 33) qui insistent également sur les divisions

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qui séparent les Toubous entre eux, et qui reconnaissent t o u t au plus q u ' u n sentiment «national» très flou et sans conséquences politiques p e u t être décelé chez les Téda du Tibesti. Certes, au d é b u t du 20 e siècle, la Sennoussya a su créer une certaine u n i o n dans le B o r k o u et dans l ' E n n e d i (voir Ferrandi, p . 362), mais il s'agissait d ' u n e impulsion venue de l'extérieur et l ' u n i t é ainsi élaborée n'a pas survécu à la défaite des sennoussistes p a r les colonnes françaises. O r , l'insurrection du B.E.T. constitue indiscutablement un pas en avant vers la création d ' u n sentiment national, voire d ' u n e n a t i o n t o u b o u . Bien sûr, q u a n d l'insurrection a éclaté en 1968, les premiers guerriers d u Tibesti, sous la conduite d u derdé et de ses fils, n ' o n t pas été suivis par t o u s les clans et toutes les familles téda. La révolte a cependant rapidement dépassé son cadre initial en e n t r a î n a n t le B o r k o u et l ' E n n e d i , et la deuxième armée f u t une armée relativem e n t bien intégrée sous le c o m m a n d e m e n t unique de G o u k o u n i . Q u a n d G o u k o u n i et les siens se sont ensuite détachés du Frolinat « o r t h o d o x e » , il y a eu, certes, u n e rechute, la plupart des c o m b a t tants de l ' E n n e d i ne les ayant pas suivis, mais l ' u n i t é du Tibesti et du B o r k o u septentrional a été préservée par la c o o p é r a t i o n entre Hissein Habré et G o u k o u n i , j u s q u ' à la r u p t u r e entre les deux h o m m e s intervenue en o c t o b r e 1 9 7 6 . Les cadres historiques t o u b o u ont d o n c temporairement volé en éclats et la lutte armée du B.E.T. s'est située, par m o m e n t s , à une échelle régionale qui n'avait jamais été atteinte auparavant. Cette analyse rejoint certaines conclusions de G.Nicolas, auteur que j'ai d é j à eu l'occasion de citer et qui est, à m o n avis, celui qui a formulé les remarques les plus pertinentes sur le fait «ethnique» dans l'Afrique c o n t e m p o r a i n e . Nicolas c o m m e n c e par constater q u e : «L'un des éléments les plus essentiels de l ' a f f i r m a t i o n ' e t h n i q u e ' consiste dans u n e conscience du ' N o u s ' en laquelle s'enracine une f o r t e solidarité entre 'frères' de 'race'. Or, on constate souvent que les f o n d e m e n t s historiques de cette a p p a r t e n a n c e c o m m u n e sont très d o u t e u x : il a t o u j o u r s existé, semble-t-il, des processus de 'conversion ethnique'... La réalité ' e t h n i q u e ' est en constante t r a n s f o r m a t i o n . Elle correspond davantage au fait que p r é t e n d circonscrire le concept de 'personnalité collective' q u ' à des systèmes structurels figés» (Nicolas, p . 1 023-1 0 2 4 ) . Plus l o i n , G . Nicolas signale une autre dimension intéressante des

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faits ethniques contemporains: «Le recours à un passé glorieux, le plus souvent remodelé, au gré des improvisations, permet au groupe qui s'en réclame d'affirmer sa volonté de résister aux entreprises d'un autre. Car les processus d"affirmation' ethnique se constituent souvent en réaction à des situations étrangères au cadre considéré. Du même moment,le fait 'ethnique'passé, qui sert de modèle de référence, se trouve transfiguré en raison de son caractère symbolique actuel. C'est pourquoi, contrairement à certaines thèses courantes, l'affirmation 'ethnique' ne vise pas nécessairement à un retour au passé... Toute affirmation 'ethnique' est le signe d'autres revendications, d'autres aspirations. Elle cache des situations d'essence plus moderne et se confond avec des tendances économiques, sociales ou politiques qui ne doivent rien... au fait 'ethnique' lui-même» (ibid., p. 1025-1026). Tout cela s'applique parfaitement au Tchad, comme également la remarque suivante: «On confond... avec le fait 'ethnique' certaines situations ou tendances modernes relevant d'un domaine que l'on qualifie plutôt de 'régionalisme'dans les pays 'industriels'. Très souvent, ce type de situation se confond avec une attitude d'affirmation 'ethnique' en raison du lien existant entre 'ethnie' et région... Souvent, également, la ligne de clivage passe par unefrontière religieuse... Très souvent, un conflit régional naît d'une situation économique difficile imputée à l'État. C 'est seulement à un second niveau qu'il peut prendre un caractère 'ethnique', si les intéressés trouvent matière à interpréter l'action du gouvernement comme une marque d'hostilité envers eux» (ibid., p. 1029). Et G. Nicolas de conclure que «lorsqu'une crise éclate entre l'Etat moderne et des groupements 'ethniques', la cause est à rechercher, semble-t-il, dans la plupart des cas, dans une déviation de la pratique étatique plutôt que dans la conjoncture 'ethnique' de base ellemême» [ibid., p. 1044). Si l'on tient compte de ces remarques de Nicolas et si l'on se base sur une conception des faits ethniques qui prenne en considération tous les aspects modernes du phénomène et toutes les déviations que ce facteur a subi du fait même de l'existence de l'Etat moderne, je ne pense pas que l'on se trompe en affirmant que les dimensions régionales et ethniques sont les plus importantes pour comprendre l'insurrection tchadienne. Certes, plusieurs auteurs ont fait remarquer que les conflits «ethniques» cachent parfois une «lutte des classes» dans

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la mesure où les hommes au pouvoir se servent de ces conflits pour favoriser leurs propres intérêts,qui sont ceux d ' u n e classe dominante en voie de constitution (Sklar, p. 6-7). Une telle analyse a également été élaborée pour le cas du Tchad. Des auteurs anonymes affirment par exemple: «Le gouvernement tchadien a pour fonction de masquer constamment aux yeux des masses populaires la contradiction entre elles et l'impérialisme — français principalement...; ainsi le gouvernement essaie par tous les moyens de détourner l'attention des masses populaires de leur ennemi principal en créant de toutes pièces des contradictions internes ou en exacerbant celles qui existent déjà... Il use d ' u n procédé privilégié : pour ne pas unir les différentes nationalités contre leur ennemi commun, développer les contradictions inter-ethniques, développement qui prendra rapidement la forme d ' u n e opposition entre le Nord et le Sud et qui s'accompagnera de la promotion des intérêts d ' u n e ethnie particulière» («Enquête pour un film contre l'impérialisme français», 1972, p. 21-22). Une telle analyse contient une part de vérité, mais de là à désigner le facteur ethnique comme «un variable dépendant plutôt q u ' u n e force politique primordiale» (Sklar, p. 7), il y a des limites. Des milliers deTchadiens sont tombés pour la défense de ce «variable dépendant», pour ne pas parler des centaines de milliers de Sud-Soudanais et de Biafrais. On peut peut-être penser qu'ils ont eu tort et qu'ils auraient mieux fait de mourir pour autre chose, mais nier que de telles motivations jouent un rôle important dans l'histoire africaine contemporaine, c'est pratiquer la politique de l'autruche. Le cas du Tchad est particulièrement instructif à cet égard. Contrairement à certaines idées reçues, l'insurrection tchadienne a effectivement une dimension de lutte des classes. Cette lutte des classes, cependant, ne joue qu'à l'intérieur du Nord-Tchad, c'est-à-dire que les combattants du Frolinat se situent d'abord en tant que Nordistes et musulmans contre le régime politique imposé par le Sud, et ensuite seulement en tant que déshérités du Nord en opposition avec les sultans et les «féodaux».Par contre,la lutte des classes est rarement assumée au niveau national et les déshérités du Nord et du Sud sont loin de réunir leurs efforts contre leurs oppresseurs communs.Les gouvernements africains jouent parfois sur ces oppositions pour conserver le pouvoir mais ils ne les ont pas créées de toutes pièces; ce sont des réalités politiques vécues au niveau de la base et même au niveau des dirigeants, comme le montre le discours parfois ambigu du Frolinat.

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C . LA RÉVOLUTION EN A F R I Q U E NOIRE

L'étude de l'insurrection tchadienne nous montre que l'Afrique noire indépendante n'est pas (encore) entrée dans une conjoncture véritablement révolutionnaire. Quand on fait, en effet, l'inventaire des «troubles» qui ont secoué le continent noir depuis 1960, on s'aperçoit qu'il a connu surtout des mouvements sécessionnistes (Biafra, Sud-Soudan, Erythrée) et des coups d ' É t a t militaires, qui peuvent avoir un caractère de rébellion, de simple révolution de palais, ou bien, mais moins souvent, un caractère révolutionnaire (Congo, Somalie, Ethiopie et Madagascar). Les révolutions populaires dignes de ce nom sont rares: Zanzibar, Zaïre, Tchad. Même ces trois cas ne peuvent être considérés comme des révolutions qu'avec des réserves. Au Zanzibar,en effet, la situation était atypique pour l'Afrique noire dans la mesure où les clivages raciaux et ethniques coïncidaient plus ou moins avec les lignes de partage des classes sociales. Or, d'après certains observateurs, les révolutionnaires noirs du Zanzibar, et surtout ceux de la base, se situaient probablement plus comme des Noirs par opposition aux Arabes et aux Asiatiques qui dominaient l'île politiquement et économiquement que comme des prolétaires déshérités (Lofchie, p. 965-966). En ce qui concerne le Zaïre et le Tchad, on constate que les objectifs des mouvements insurrectionnels étaient révolutionnaires, mais qu'ils n'ont entraîné que quelques régions dans la lutte armée et non pas l'ensemble des masses déshéritées. Malgré le discours «révolutionnaire» des leaders, la «pesanteur sociologique» des faits ethniques et régionaux a été telle qu'ils n'ont été suivis que par une partie de la population, qui se définit davantage par son origine ethnique, culturelle ou régionale que par son appartenance de classe. Cette situation s'explique par deux raisons. D'une part,en Afrique noire, les classes sociales ne se sont pas encore vraiment cristallisées, pour des raisons que j'ai essayé d'analyser ailleurs (voir Buijtenhuijs, 1976b). D'autre part, il y a presque partout en Afrique un héritage du passé. La lutte pour l'indépendance a le plus souvent été menée par les quelques groupes ethniques les plus avancés et les plus «modernes», comme les Sara au Tchad, les Kikuyu au Kenya, etc.. Une fois l'indépendance acquise, ces groupes se sont estimés en droit de se récompenser pour les sacrifices faits auparavant en accaparant le pouvoir politique et économique des jeunes États indépendants.

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Après l'indépendance, la contestation violente vient donc surtout des régions retardées qui s'estiment lésées et frustrées des fruits de l'indépendance. Nous avons déjà signalé cette «dialectique de l'histoire» pour le cas du Tchad. Elle a également joué un rôle dans les insurrections qui ont éclaté, en 1964-1965, au Zaïre. Là encore, les révoltes ont touché les régions peu développées du Centre et de l'Est, alors que les Bakongo, «peuple guide» de l'époque coloniale, et les régions privilégiées sur le plan économique n'ont pas entendu l'appel révolutionnaire. Dans la plupart des cas, la réaction des régions retardées prend rapidement une tournure sécessionniste, comme au Sud-Soudan, et pour cette raison les révoltes du Zaïre et du Tchad méritent une place à part. L'insurrection tchadienne est peut-être proche des mouvements de sécession par son recrutement et par les aspirations d ' u n e partie de ses militants, elle s'en distingue par son idéologie et par ses objectifs qui lui confèrent une dimension nationale. Le cas du Tchad montre en même temps à quel point il est difficile de greffer la révolution sur un mouvement d'origine régionaliste; ces origines régionalistes risquent de coller longtemps au mouvement et rendent le dépassement des cadres ethniques et régionaux initiaux malaisé. Ceci pour les perspectives générales de la révolution en Afrique noire, qui sont donc, pour le moment, encore peu brillantes. En ce qui concerne certains problèmes plus particuliers ayant trait à la contestation africaine, notre analyse de l'insurrection tchadienne confirme plutôt qu'elle n'infirme les thèses les plus répandues en cette matière, élaborées par des auteurs comme Amilcar Cabrai, Gérard Chaliand et Basil Davidson. Un point qui mérite l'attention est l'absence de la lutte des villes et du prolétariat, qui est censé jouer, dans la théorie marxiste classique, le rôle principal dans le combat révolutionnaire. Or, le prolétariat africain ne s'est pas distingué jusqu'ici, ni au Tchad ni ailleurs, par un tempérament révolutionnaire très combatif, et plusieurs raisons me font penser qu'il ne le fera pas non plus dans un avenir immédiat: numériquement, le prolétariat africain est un facteur négligeable, à l'exception de quelques pays miniers, alors que la plupart des ouvriers ne sont pas de véritables «prolétaires», mais des migrants, des ruraux, qui viennent travailler quelques années seulement en ville ou dans les plantations pour repartir ensuite vers leurs villages où ils restent enracinés. Le véritable prolétariat africain représente donc une minorité dans un monde

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ouvrier lui-même minoritaire au sein de la société globale; or, ces ouvriers «déruralisés» et permanents font déjà en quelque sorte figure de privilégiés par leurs revenus sensiblement plus élevés que ceux des paysans traditionnels, ce qui entrave sans aucun doute la formation d'une conscience de classe révolutionnaire. L'expérience du Tchad l'a bien prouvé. Étant donné leur écrasante majorité, allant de 75% jusqu'à 95% de la population totale, et le fait qu'elles représentent la couche la plus déshéritée de cette population, les masses paysannes devraient être le support le plus important de tout mouvement révolutionnaire africain. Cependant, contrairement à certaines thèses de Franz Fanon, les paysans africains sont rarement spontanément révolutionnaires. Amilcar Cabrai lui-même a déclaré à plusieurs reprises que le P. A.I.G.C. a eu le plus grand mal à mobiliser les paysans et que la paysannerie était bien la force physique la plus importante du pays, mais certainement pas la force révolutionnaire la plus importante. Le paysan africain, en effet, est exploité, mais il s'agit le plus souvent de formes d'exploitation relativement «insaisissables» (les monopoles étrangers, la classe politico-bureaucratique des villes),de sorte que les paysans ne se trouvent pas affrontés, jour après jour, dans leur vie quotidienne, à leurs oppresseurs. Leur mécontentement réel, dû à leur niveau de vie extrêmement bas, reste donc diffus et ne peut pas se cristalliser autour de structures ou de personnes bien définies. Les paysans du Centre-Est tchadien ont été parmi les rares ruraux en Afrique noire indépendante à se révolter spontanément. Nous avons vu qu'il faut pour cela des détonateurs (des «motivations subjectives») très puissants. Dans le cas du Tchad ce détonateur a été la présence au Nord d'administrateurs non seulement particulièrement rapaces, mais qui en plus méprisaient foncièrement la population locale et le lui faisaient sentir ouvertement. Dans ce cas-là, le mécontentement généralisé mais diffus des masses rurales a pu se cristalliser et éclater au grand jour. Cependant, cela ne veut pas dire qu'elles deviennent par là automatiquement révolutionnaires. Nous avons vu que les premiers insurgés du Tchad, ceux de Mangalmé par exemple, étaient avant tout des rebelles qui s'insurgeaient contre les abus d'un système au sein duquel ils n'étaient pas représentés, plutôt que contre ce système en tant que tel. Pour qu'ils deviennent de véritables révolutionnaires, un travail d'explication politique et idéologique acharné s'impose

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aux leaders du mouvement insurrectionnel. Le Frolinat a essayé d'entreprendre cette tâche, et a en partie réussi, bien que le ralliement moubi de 1971 ait montré que même à cette époque il restait encore beaucoup à faire. Or, on est obligé de dire ici que le Frolinat n'a peut-être pas fait tout ce qui était nécessaire pour que l'insurrection tchadienne devienne une véritable révolution. B. Davidson dit, dans son livre sur la guerre de libération en Guinée-Bissau, que «the experience of the PAIGC confirms a few basic principles. First among these is that one cannot make the revolt first, and think about the revolution afterwards. All anti-imperialist revolts take a revolutionary direction. That is their nature. But only those come to fruition which realize, in the course of the struggle, a complete integration of military and political effort within a framework of thought and aim that is revolutionary» (Davidson, p. 38). Or le Frolinat, et notamment le Dr Sidick, ne s'est pas suffisamment inspiré de ce principe. Nous avons vu le flou idéologique qui caractérise la révolution tchadienne et le manque de propositions concrètes pour l'avenir dans les publications du Frolinat. Par conséquent, on n'a pas pu mobiliser les masses paysannes autour d'un programme véritablement révolutionnaire et bien construit comme en GuinéeBissau. Un autre reproche doit être fait aux dirigeants du Frolinat «orthodoxe», reproche peut-être plus grave encore. Je veux parler de leur absence sur le terrain de lutte. Une des faiblesses des mouvements révolutionnaires africains, nous dit G.Chaliand,est «l'absence d'insertion dans le pays ou la révolution par l'exil. De nombreux mouvements ont essentiellement usé leurs maigres forces dans des querelles de fractions menées en exil. Coupés de leurs propres réalités, leur représentativité déjà faible s'est, avec le temps, complètement dissoute» (Chaliand, p. 226). Or, le Frolinat aussi souffre de cette faiblesse. Depuis la mort d'Ibrahima Abatcha, de Djalabo et de Mahamat Ali Taher, aucun des dirigeants du Frolinat «orthodoxe» ne s'est aventuré dans les maquis du Centre-Est, à commencer par le Dr Sidick lui-même. Un seul homme,parmi l'équipe dirigeante de Tripoli, assurait, en 1976, les liaisons avec les maquis et se rendait régulièrement à l'intérieur, mais il s'agissait d'un jeune qui n'occupait pas une place très élevée dans la hiérarchie du mouvement. Nous sommes donc loin de la règle qui avait cours en Guinée-Bissau où tous les cadres de la révolution,

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y compris Amilcar Cabrai, étaient tenus d'effectuer des séjours réguliers dans les zones libérées ou contestées. Cet échange fructueux entre les maquis de l'intérieur et l'appareil de l'extérieur n'a pas eu lieu au Tchad et on peut se demander si ce n'est pas une des raisons pour lesquelles la révolution tchadienne n'a pas pu progresser depuis 1969, mais s'est contentée de faire du sur-place. Cette question se pose avec plus d'insistance encore quand on compare la situation dans le Centre-Est à celle du B.E.T. où des progrès réels ont été enregistrés depuis 1972, grâce, probablement, à la présence quasi permanente de Hissein Habré et de Goukouni dans les zones libérées. Certes, les maquisards du Centre-Est ont résisté depuis bientôt douze ans aux assauts combinés de l'armée tchadienne et du corps expéditionnaire français, ce qui est tout à leur honneur. Ils sont cependant seuls, trop seuls sur le terrain. Leur insurrection se rapproche parfois d'une véritable révolution sans jamais y parvenir tout à fait, faute d'apports extérieurs. C'est une des grandes leçons que l'onpeut tirer de l'expérience tchadienne: la révolution est peut-être difficile à réaliser à l'époque actuelle en Afrique noire, mais elle n'est pas impossible. Pour réussir, cependant, elle doit être préparée longuement et avec beaucoup d'abnégation. Ne pas brûler les étapes, préparer le terrain, mobiliser les masses paysannes par un travail sérieux et patient,être toujours et partout présent pendant la lutte, tels sont les mots d'ordre qui ont permis la victoire du P.A.I.G.C. et que l'on ne saurait négliger ailleurs en Afrique noire. Le fait seulement que Mahamat Abba et les autres «dissidents» du Frolinat «orthodoxe» se soient rendus à l'intérieur, aussitôt la rupture avec le Dr Sidick consommée, est un signe encourageant dans ce cadre. Peut-être réussiront-ils à redonner à la lutte armée le second souffle tant attendu par les combattants de base.

ÉPILOGUE

Le Frolinat de Goukouni

Les parties essentielles du livre que l'on vient de lire ont été rédigées en octobre-novembre 1976. Jusqu'en juin 1977, cependant, j'ai pu tenir compte de l'évolution des affaires tchadiennes, en incorporant quelques notes dans le texte même de cette étude. Depuis, l'histoire tchadienne a subi une accélération brusque dont il faut tenir compte aujourd'hui, lors de la correction des épreuves. Plutôt que de remanier le texte une nouvelle fois et de multiplier les notes en bas de page, j'ai préféré rédiger un épilogue et laisser l'étude principale dans l'état où elle était en juin 1977. Cette solution me met dans une situation inconfortable dans la mesure où certaines de mes prévisions se sont révélées fausses; elle a cependant l'avantage de montrer au lecteur que le Frolinat est un mouvement vivant qui n'a pas fini d'étonner même des observateurs se croyant avertis.

A . L'UNIFICATION DU FROLINAT

Sur le plan de l'unification des différentes tendances, le Frolinat a fait des progrès considérables depuis l'été 1977. Le processus a connu plusieurs étapes, la première ayant été la reconstitution du Frolinat «orthodoxe», dirigé auparavant par le Dr Sidick, et de la première armée. A la suite du voyage à l'intérieur de Mahamat Abba et des autres opposants à la politique de Sidick, les Forces Populaires de Libération ont tenu leur 5 è m e Congrès à Karanga (Ouaddaï), du 12 au 29 août 1977. Ce Congrès a pris les mesures suivantes: 1. Dissolution du Bureau Politique du Frolinat et mise à l'écart du Dr Abba Sidick et de ses partisans; 2. Dissolution de l'Etat major général des F.P.L. et mise à l'écart de Mahamat Idriss;

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3. Transfert du siège du Frolinat à l'intérieur du territoire national tchadien; 4. Mise sur pied d ' u n Conseil Provisoire de la Révolution, chargé de diriger toutes les activités politiques et militaires, sous la direction de Maloum Boukar Mahamad. Notons la discrétion dont est entourée le nom de Mahamat Abba, dont je tenais pour probable l'accession au poste de Secrétaire-Général, mais qui n'est même pas mentionné dans le communiqué du 5 è m e Congrès. Notons également la nomination de Maloum Boukar, ancien étudiant du Caire, ayant appartenu au premier comité secret de la période 1965-1966, ancien représentant du Frolinat respectivement à Bagdad et à Alger. Ce n'est donc pas un nouveau venu qui prend en charge le destin de la première armée, mais un homme qui représente la continuité et la légitimité révolutionnaire de l'époque d'Ibrahima Abatcha. Au moment de sa création, le nouveau Conseil Provisoire de la Révolution lança un appel à l'unité du Frolinat, appel qui semble avoir été entendu. En effet, lors de la conférence extraordinaire de Faya, tenue du 12 au 16 mars 1978, les délégués de l'armée Volcan (tendance Baghalani), des Forces Armées du Nord (tendance Goukouni), et de la première armée (tendance Maloum Boukar) ont franchi une barrière décisive sur la voie de l'unification. D'après le communiqué final, cette conférence a décidé: 1. De dissoudre tous les organes de direction de toutes les tendances du Frolinat; 2. De fusionner les trois armées en un seul corps dénommé «Forces Armées Populaires» (F.A.P.); 3. De mettre sur pied un organe de direction de trente et un membres dénommé «Conseil de la Révolution» et présidé par Goukouni; 4. D'adopter un programme politique en huit points (Le communiqué final de la Conférence ne le spécifie pas, mais il s'agit sans aucun doute du programme historique qu'Ibrahima Abatcha avait fait admettre lors de la création du Frolinat en juin 1966). Depuis mars 1978 donc, la quasi-totalité des combattants du Frolinat obéit de nouveau à une direction unique. Pas tous cependant, car il reste encore quelques groupes plus ou moins isolés qui se sont tenus jusqu'ici à l'écart de l'élan unitaire. Le premier d'entre eux est le Conseil de Commandement des Forces Armées Occidentales (ou

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troisième armée, dirigé par Aboubakar Mahamat Abdramane, un leader inconnu jusqu'en 1977 et qui semble avoir été exclu du Frolinat par Goukouni quelques mois avant le Congrès extraordinaire de Faya. Cette armée occidentale s'est signalée en février 1978 par la prise en otage d'un jeune français et d'un ressortissant suisse dans la région du Lac (restée calme jusqu'ici). Une nouvelle affaire Claustre a cependant pu être évitée grâce à la libération des otages après quelques mois de détention. Autant que je sache, l'armée occidentale ne compte que quelques dizaines de combattants et l'on peut se demander si elle n'est pas manipulée par le Nigéria qui désire être associé au règlement de la guerre civile tchadienne et qui représente peut-être, à son tour, les intérêts américains dans la région. Le Dr Sidick anime un autre groupe qui refuse de reconnaître le nouveau Conseil de la Révolution et l'autorité de Goukouni. Expulsé de Libye, Abba Sidick est cependant éloigné des terrains de combat et des centres de décision, et n'aurait conservé que quelques partisans, tous basés à Alger. A plusieurs reprises, des communiqués émanant de Goukouni et de la première armée ont signalé des négociations entre Sidick et le gouvernement tchadien, mais jusqu'ici ces négociations n'ont pas abouti. Une autre négociation, par contre, a débouché sur un accord: c'est celle qui a eu lieu entre le général Malloum et Hissein Habré. Nous avons vu que celui-ci, après s'être querellé avec Goukouni, avait pris le chemin du Sud et avait fondé un maquis qui couvrait notamment le Batha et le Biltine. Apparemment, Habré s'est rapidement trouvé isolé au sein des populations non-Toubou, car dès novembre 1977, Jeune Afrique annonçait qu'il était encerclé par les tribus Mhamad qui l'avaient accueilli lorsqu'il s'était enfui du Tibesti en 1976. Les affrontements entre les hommes de Habré et la population locale auraient entraîné la mort de cent vingt-huit personnes. Le même article révélait que des négociations entre Habré et un émissaire de N'Djamena avaient lieu à Khartoum (Jeune Afrique du 18 novembre 1977). La dernière nouvelle était très probablement exacte car la presse française annonçait début février 1978 le ralliement de Habré. L'accord, conclu le 22 janvier au Soudan, prévoyait notamment, outre un cessez-le-feu, la formation d'un gouvernement provisoire d'union nationale dans un délai de deux mois, la proclamation de l'amnistie générale en faveur des détenus politiques, ainsi que l'élection d'une assemblée constituante. Jusqu'ici, aucune des clauses de

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cet accord n'a été réalisée, à l'exception de la libération de certains détenus, mais Habré a cependant fait son apparition à N'Djamena fin avril 1978. Petite satisfaction pour le Conseil Supérieur Militaire du général Malloum, mais dont l'éclat a été sérieusement terni par la défection, intervenue quelque temps auparavant, du derdé qui a regagné la Libye où il est décédé en 1977. Sa réconciliation avec le régime a donc été passagère et la brouille avec son fils Goukouni également. Autant que je sache, le derdé n'a pas encore de successeur, ce qui n'a rien d'étonnant quand on connaît le point de vue de Goukouni au sujet de la féodalité traditionnelle.

B . L'OFFENSIVE MILITAIRE DE GOUKOUNI

Comment Goukouni a-t-il pu s'imposer à la tête du Frolinat rénové? D'abord, je pense,par ses qualités personnelles.Bien que d'apparence réservée, presque timide, Goukouni est un véritable combattant, qui a du panache et qui a partagé durant des années la vie des maquisards. Sur le plan politique il n'a pas d'idées très originales, mais il s'est toujours déclaré fidèle au programme historique d'Ibrahima Abatcha,même à l'époque (1972-74) où il était complètement isolé au sein du Frolinat. Une telle fidélité constitue sans doute un atout appréciable dans la conjoncture actuelle du mouvement. Il me semble, cependant, que Goukouni a surtout tiré bénéfice de ses succès militaires récents. En juillet 1977, en effet, les Forces Armées du Nord ont déclenché une offensive générale dans le B. E.T.. Après des combats très durs et un siège de plusieurs semaines, la garnison de Bardai était obligée de se rendre, alors que les postes de Zouar et de Kirdimi devaient être évacués par l'armée tchadienne. Ounianga-Kébir, également encerclé, fut dégagé in extremis, très probablement grâce à l'intervention de l'aviation française (Jeune Afrique du 9 décembre 1977). L'offensive s'est donc soldée p a r l a libération de tout IeTibesti et d ' u n e partie du Borkou et, accessoirement, par la capture d'environ trois cent cinquante militaires tchadiens par les Forces Armées du Nord. Après une période d'accalmie, interrompue néanmoins par des «harcèlements constants» sur la ville d'Abéché (déclaration du général Malloum, Le Monde, 2 novembre 1977) qui ont probablement été

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l'œuvre de la première armée, les Forces Armées du Nord reprennent ce qu'elles appellent «l'opération Ibrahima Abatcha». En janvier 1978, elles encerclent Faya-Largeau, chef lieu du B.E.T. et quelques semaines plus tard cette ville est définitivement conquise. Les principaux postes del'Ennedi (Fada et Ounianga) sont également abandonnés par l'armée tchadienne, qui aurait perdu, en huit mois, 2 000 de ses soldats sur un total de 5 000, beaucoup de ses combattants ayant été fait prisonniers. Notons encore que des éléments de la première armée auraient participé activement à l'opération Abatcha {Jeune Afrique du 22 mars 1978). Un coup de théâtre intervient alors. Sous l'impulsion de la Libye, aidée par le Soudan et le Niger, une conférence réunit, du 21 au 26 mars 1978, en Libye, les représentants des différentes tendances du Frolinat et une délégation du gouvernement tchadien. Après des négociations laborieuses, le colonel Kadhafi intervient personnellement et «impose» un accord qui sera signé le 27 mars à Benghazi et qui comprend les clauses suivantes: 1. Le Conseil Supérieur Militaire «reconnaît» le Frolinat; 2. Les deux parties acceptent un cessez-le-feu et permettent à un comité militaire, constitué parla Libye et le Niger, de surveiller son exécution; 3. Les deux parties acceptent la liberté de circulation sur toute l'étendue de la République du Tchad; 4. Le comité nigéro-libyen doit pouvoir se rendre compte de la présence ou non de troupes ou de bases militaires étrangères au Tchad ; 5. Une nouvelle réunion se tiendra à Tripoli le 7 juin 1978 pour constater les progrès faits sur le chemin de la réconciliation nationale. Rapidement, cependant, il s'avère que cet accord fait long feu. Le 19 avril déjà, le Frolinat reprend les hostilités pour conquérir Salai, à 450 kilomètres au nord-est de N'Djamena, ainsi que Guereda et Arada dans le Biltine. Ensuite, l'offensive est de nouveau arrêtée, mais le 31 avril le Frolinat annonce qu'il considère caduc l'accord de Benghazi. Fin mai la ville d'Ati subit une attaque que les forces gouvernementales réussissent à repousser. Pourquoi cette reprise des activités militaires? D'après Goukouni, c 'est le Conseil Supérieur Militaire de N'Djamena qui n'a pas respecté les accords. Pour lui, la libre circulation sur toute l'étendue du territoire tchadien autorisait

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les colonnes militaires du Front à se rendre en t o u t e impunité à Salai et à G u e r e d a , et il y aurait d o n c eu « u n e agression de la part des forces armées tchadiennes contre des unités des F. A.P. en déplacem e n t » . D'autre p a r t , l'accord de Benghazi rendait impératif le retrait des troupes françaises du Tchad, interprétation q u e le général Mall o u m , p o u r des raisons évidentes, n'a pas fait sienne. Q u o i qu'il en soit, les résultats des c o m b a t s des derniers mois ont été désastreux p o u r le régime militaire tchadien. L'armée tchadienne, semble-t-il, n'a guère plus de moral et m a n q u e de combativité. L e régime, déconsidéré p o u r son incapacité à réaliser la réconciliation nationale, semble à b o u t de s o u f f l e . « L e gouvernement de N ' D j a m e n a ressemble à un cadavre»; «On a l'impression d'assister à l'effondrement du p o u v o i r » ; «Chacun sent qu'il n ' y a plus d'autorité».Tels sont les p r o p o s tenus par des Français rapatriés du Tchad récemment [Le Monde, 2 8 avril 1 9 7 8 ) . «Tchad: É t a t néant», titrait quelques semaines plus tard Jeune Afrique (10 mai 1 9 7 8 ) . D e s dissensions seraient d'ailleurs a p p a r u e s , au sein du C . S . M . , entre « f a u c o n s » ^ a r tisans de lutter j u s q u ' a u b o u t contre les «rebelles», et « c o l o m b e s » en faveur de la négociation ( Le Monde, 27 avril 1 9 7 8 ) .

C . LA LIBYE ET LA F R A N C E : UNE 'COOPÉRATION' I N T É R E S S É E

G o u k o u n i n'aurait probablement j a m a i s p u libérer aussi rapidement plus de la moitié du territoire tchadien s'il n'avait pas reçu du colonel K a d h a f i une aide matérielle substantielle qui avait fait défaut au Frolinat j u s q u ' i c i . Depuis le printemps 1977, en e f f e t , les Forces Armées du Nord disposent d'armements perfectionnés tels que des mortiers lourds, des missiles soviétiques (B.M.-16 et Sam-7), et des véhicules blindés t o u t terrain, fournis par la L i b y e . De là à considérer G o u k o u ni c o m m e un p i o n , naïvement entré dans le jeu du colonel K a d h a f i , il n ' y a q u ' u n pas que certains journalistes ont allègrement franchi. Certes, il n ' y a pas de d o u t e q u e l'aide libyenne soit intéressée et la presse f r a n c o p h o n e a eu raison de révéler l'influence grandissante, et sans précédent, de la L i b y e dans les affaires tchadiennes, démontrée n o t a m m e n t lors de la conférence de Benghazi en mars 1 9 7 8 . G o u k o u n i , cependant, a toujours tenu à garder ses distances. Fin juillet 1 9 7 7 , alors q u e la première offensive dans l e T i b e s t i battait son plein, il déclara par exemple au correspondant du Monde:

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«Nous n'accepterons jamais que les Libyens restent à Aozou, mais nous ne pouvons pas combattre à la fois Kadhafi et Malloum» (Le Monde, 28 juillet 1977). Tout comme les leaders des autres tendances du Frolinat, comme Abba Sidick et Hissein Habré, Goukouni reste donc intraitable au sujet des revendications territoriales de son voisin du Nord, en précisant lors de la même interview: «Il est certain que, après la victoire de la révolution, la Libye et les révolutionnaires tchadiens essaieront de trouver une meilleure solution. L'affaire d'Aozou est une affaire à régler entre deux Etats». Pour le moment,cependant,la marge de manœuvre dont dispose Goukouni est étroite. A plusieurs reprises, au cours des derniers mois, le gouvernement libyen semble avoir essayé d'enrayer quelque peu l'offensive du Frolinat — la dernière fois le 23 avril 1978, en envoyant un télégramme à Goukouni lui demandant «d'arrêter les hostilités en cours»,ce qui n'a pas été de son goût. Dès le 12 avril déjà, Jeune Afrique signalait que les leaders du Front se considéraient comme ayant été frustrés d'une victoire totale par ces interventions répétées. Les forces armées du Frolinat ont néanmoins ralenti leurs activités depuis leur dernière poussée en avril, en partie peut-être pour ne pas mécontenter le grand frère libyen, mais surtout, me semble-t-il, pour ne pas heurter de front un adversaire autrement plus redoutable que l'armée du général Malloum. Il s'agit, on l'aura deviné, de certaines unités de l'armée française dépêchées en toute hâte au Tchad pour sauver le régime chancelant du C.S.M.. Dans son numéro du 25-26 mars -1978,1e International Herald Tribune annonçait déjà que la France était en train d'envoyer secrètement des renforts au Tchad, ce qui aurait porté le nombre d'«assistants techniques» militaires de trois cent à mille trois cent environ. A l'époque, cette information n'a pas été confirmée, mais le 19 avril, quand deux militaires français ont trouvé la mort en défendant le poste de Salai, le gouvernement français a été obligé de faire un peu de lumière. Le nombre exact des renforts français n'a pas été révélé par les responsables de Paris, mais ceux-ci ont cependant reconnu qu'il s'agissait de plusieurs centaines, disposés en «cordon sanitaire», sur une ligne allant deN'Djamena à Abéché en passant par Moussoro et Mongo. Le résultat de cet engagement, qui se situe dans le droit fil de la politique africaine giscardienne («L'Afrique aux Africains», sous-entendu «aux Africains qui nous plaisent»), a été une poussée violente

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de sentiments anti-français. Fin avril, un comité du Frolinat mettait en garde les Français, civils et militaires, présents au Tchad et près de deux cent Français étaient rapatriés après de violentes manifestations anti-françaises, le 24 avril à M o u n d o u , d o n c dans le Sud du pays. L a nouvelle intervention française provoquera-t-elle enfin, et contre elle, l'unité du Tchad tant attendue par les combattants du Frolinat? Une telle conclusion est probablement trop hâtive, mais les événements de Moundou montrent en tout cas à quel point le régime Malloum a perdu le contrôle de la situation. Qu'adviendra-t-il du Tchad dans les mois à venir? Deux hypothèses doivent être envisagées. Il se peut que le Frolinat et les responsables militaires du Tchad aboutissent à un accord, malgré leurs divergences qui restent énormes. La conférence qui devrait se tenir à Tripoli le 7 juin n'a pas encore été décommandée 1 et il semble que la Libye et la France,chacune de son côté, prodiguent à leurs alliés et protégés respectifs des conseils de modération.Ni le colonel Kadhafi, ni le gouvernement français n'a finalement intérêt à poursuivre la lutte à fond, car elle risque de dégénérer et de mettre aux prises, directement, les armées françaises et libyennes. On peut se demander cependant si les deux parties tchadiennes veulent réellement d ' u n compromis qui sera nécessairement boiteux, auquel cas les hostilités reprendront. Q u e fera alors la France? J u s q u ' i c i les responsables de la politique étrangère de Paris ont affirmé que les unités engagées au Tchad n'ont q u ' u n e mission défensive qui doit empêcher le Frolinat de prendre N'Djamena. Mais si la guerre se poursuit, la France ne sera-t-elle pas amenée, petit à petit, à lancer ses légionnaires dans une reconquête du B . E . T . et de l'Est tchadien? A mon avis, ce serait une grave erreur. C o m m e l'a montré l'histoire de la première intervention militaire, la France peut gagner, dans une telle entreprise, quelques batailles, mais elle perdra finalement la guerre contre un adversaire déterminé et politiquement conscient, qui saura faire le vide et revenir ensuite,autant de fois qu'il le faudra. Leiden, 28 mai 1978

R.B.

1. Finalement, la conférence n'a pas eu lieu et la négociation n'avait pas été reprise fin juin 1978.

Annexes

ANNEXE 1

Quelques écrits d'Ibrahima Abatcha (1962-1965)

A . DISCOURS DU CAMARADE I. ABATCHA, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL ADJOINT DE L'U.N.T., A L'OCCASION DU 7 e ANNIVERSAIRE DE LA RÉVOLUTION CAMEROUNAISE, ACCRA, LE 25 MAI 1962

Chers Camarades, Combattants de la liberté AFRICAINE et de l'INDÉPENDANCE du PEUPLE KAMERUNAIS, Aujourd'hui 25 Mai 1962, nous célébrons le 7 e m e Anniversaire de la Révolution Armée du peuple Kamerunais pour son Indépendance totale et pour laquelle, les meilleurs de ses fils sont tombés sur le champ d'honneur, pour que vive dans la paix, la liberté et le bonheur l'héroïque peuple frère du Kamerun. Camarades, Permettez-moi tout d'abord, de vous remercier de tout cœur d'avoir penser à m'inviter, et de vous saluer au nom de mon parti U.N.T., dont les objectifs fondamentaux sont ceux poursuivis par le véritable représentant du peuple Kamerunais qu'est l'U.P.C.. Sept mois après le commencement de la Révolution Algérienne, dont l'Indépendance vient d'être garantie par les accords d'Evian, le vaillant peuple Kamerunais s'était obligé de prendre les armes pour arracher son droit à l'Indépendance totale et inconditionnelle de l'Impérialisme Français appuyer et soutenu par l'O.T.A.N.. Durant ces sept (7) années des massacres, de tortures, d'intimidation, de corruptions et de déportations, le vaillant peuple Kamerunais s'est dressé comme un seul homme, face aux forces rétrogrades Impérialistes qui veulent le soumettre à jamais sous un régime de fascisme, après avoir hissé un traître au pouvoir, ennemi non seulement du peuple Kamerunais, mais de l'Afrique tout entière et responsable n. I de tous les crimes au Kamerun qu'est ce fantoche Ahidjo. Ceux qui massacrent les populations Kamerunaises au nom d'Ahidjo sont certes, en majorité

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des Tchadiens les quels ne sont que des moutons pour nous autres qui soutenons la Révolution Kamerunaise. Parce qu'ils ne connaissent même pas pourquoi ils massacrent leurs propres frères. A cet effet, permettez-moi de vous dire franchement que mon parti n'épargne aucun moyen pour inciter les soldats à protester contre leur envoi au Kamerun; et n'épargne aucun effort pour une intense propagande contre l'envoi éventuel des troupes au Kamerun et pour que les Soldats Tchadiens soient retirés du Kamerun. C'est ainsi que nous publions des communiqués et tracts, à chaque fois que les forces patriotiques infligent des pertes humaines aux Tchadiens qui servent l'armée coloniale et les incitons à déserter l'armée impérialiste pour se ralier aux armées de libération nationale KAMERUNAISE ET ALGERIENNE. Et nous ne cessons de mener une telle campagne même clandestinement. Parceque j'ai vu de mes propres yeux deux des quatre Villages incendiés dans la région du Logone et Chari, parceque j'ai vu et questionné les victimes réfugiés à Fort-Lamy et qui n'ont même pas su les raisons pour lesquelles leurs Villages ont été incendiés. N'est pas là la véritable folie? Si ce n'est pas un lâche, qui donc se rejouirait d'une telle situation?Jamais les impérialistes et leurs valets n'empêcherons la victoire de la Révolution d'un peuple. Qu'ils sachent que le monde épris de paix et de liberté a soutenu, soutient et soutiendra la Révolution Kamerounaise. Qu'ils sachent que la victoire de la Révolution Algérienne, après 7 ans et 8 mois d'une guerre coloniale sans issue est suivie par la victoire CERTAINE de la Révolution Kamerunaise. Qu'ils se rappellent des traîtres comme eux qui ont été balayé par le vent de l'histoire tels que BAO-DAI, BEN ARAFA et tout récemment BATISTA. Camarades, Une fois de plus, je vous assure de notre soutien total à la juste, difficile mais héroique lutte de libération nationale,car nous sommes convaincus que la libération de l'Afrique Equatoriale est conditionnée par le triomphe de la Révolution KAMERUNAISE. Vive l'U.P.C., l'âme immortelle de la Révolution KAMERUNAISE. Vive l'Afrique libre, Indépendante et Unie.

Quelques écrits d'Ibrahima

Abatcha (1962-1965)

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B . DÉCLARATION REMISE A RADIO-GHANA PAR IBRAHIMA ABATCHA, SECRÉTAIRE ADJOINT DE L'U.N.T., LE 17 JUILLET 1962

L'historique Conférence des Combattants de la Liberté Africaine, qui s'est tenu du 30 Mai au 4 Juin 1962 cette année à ACCRA, a porté un coup dur à l'Impérialisme. D'abord, elle nous a permis, nous combattants de la liberté, de nous persuader de l'unanimité qui s'est faite autour de nous, et dans nos débats fructueux; et d'autre part, de trouver des moyens de lutte pratiques grâce à la coordination de nos expériences révolutionnaires afin de hâter la libération totale de notre «chère mère l'Afrique» de colonialisme, de néo-colonialisme et de l'impérialisme. Nous adressons nos vives félicitations à Ossagyefo, le Dr. K. N'Krumah, qui n'a cesser d'aider et de soutenir efficacement les nationalistes Africains. Non seulement il a pensé à temps de convoquer une telle conférence dont l'importance ne saurait être définie, mais aussi et surtout pour son indéfectible dévouement à la cause Africaine. Nul n'ignore que cette conférence à impulsé aux combattants Africains une nouvelle énergie inébranlable de lutte. Nul n'ignore que le thème même de la conférence: «ACTION POSITIVE DE LIBERATION AFRICAINE», signifie l'échec à toute tentative des impérialistes de prétendre soumettre le continent Africain à une nouvelle forme d'exploitation plus néfaste que le colonialisme classique qu'est le NEO COLONIALISME. Tout le monde sait aujourd'hui que dans un bon nombre de pays Africains,les ennemis de notre Indépendance et de notre liberté, les colonialistes, avec la complicité des autochtones, ont évincé par les forces des armes suivis des massacres, des tortures,des déportations bref, et de tout moyen, les représentants authentiques des peuples, et après avoir hissé au pouvoir leurs valets, traitrès de type Batista,ont octroyé avec fracas une série d'indépendances purement de formes en conservant leur domination intacte sur tous les plans: POLITIQUE, ÉCONOMIQUE ET MILITAIRE. Tel est le sens des «INDÉPENDANCES » des 12 Etats de l'Union Africaine et Malgache (U. A.M.), consue et téléguider par l'impérialisme Français, que le chef de file de l'impérialisme international mise de substituer: les U.S.A. Mais qu'ils savent que si ce n'était pas en Afrique q u ' u n e telle forme de domination est apparue, c'est sûrement en Afrique qu'elle serait définitivement bannie. Que ceux qui sont hissés et

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maintenus au pouvoir par lesennemis de l'Afrique sachent qu'aucune force dans ce monde ne peut résister au courant de libération qui balaie l'Afrique. Au Tchad, où la féodalité sous toutes ses formes est instaurée et se manifeste pratiquement, où la liberté de presse, de réunion, syndicale, culturelle et même de circulation est étouffée, où le droit imprescriptible de l'humanité est méconnue, où la «démocratie» n'est qu'un mot vide de sens les tchadiens sont comme des oiseaux dans leur cage; mais grâce à leur maturité politique, ils ont gardé et gardent encore un calme provisoir de mépris à cette clique de fantoches qui a vendu notre patrie à l'impérialisme international. Et, se développe et se renforce l'unité d'action dans tous les milieux surtout du coté de la paysannerie. C'est là que réside la force de notre parti car, 90% des tchadiens sont des paysans. «Malheureusement pour nous, à déclaré le Président N'Krumah, s'adressant aux combattants de la liberté Africaine, le colonialisme a établi avec certains, des liens d'allégiance intellectuelle qui ne se sont rompus au moment de l'Indépendance, et qui demeure là pour détourner la fidélité plutôt vers les métropoles qui les attirent que vers l'Afrique qui leur à donné le jour. Ils sont incapables, semble-t-il, de concevoir que les Africains peuvent s'unir pour faire de l'Afrique un continent viable et plein d'allant, mais par contre ne voient leur salut que dans des associations comme la communauté Franco-Africaine dont on a fait tout récemment état à BANGUI». Voilà le role de ces agens de l'impérialisme qui se disent dirigeants Africains défini et démasquer par Osagyefo clairement. Nous combattants Africains nous avons jurés de combattre pratiquement les impérialistes et leurs agents Africains. Il faut combattre pour conquérir notre véritable Indépendance afin de nous atteler à notre oeuvre de construction nationale et de l'Unité Africaine; il faut combattre pour que l'Africain retrouve sa dignité; il faut combattre pour le bonheur et la liberté de l'Africain. Oui, nous combattons et combattrons jusqu'à ce que notre continent soit débarasser définitivement de toutes sequelles coloniales. Nous combattons et remporterions certes, la victoire, car, cette victoire est à nous; mais il faut que nous agissions à temps pour hâter cette victoire. Mais que ces agents Africains ne se contentent pas de crier vive l'impérialisme. Au Tchad, 70% des Tchadiens parlent l'Arabe,et 40% sont instruits rien qu'en Arabe,mais le gouvernement

Quelques écrits d'Ibrahima Abatcha (1962-1965)

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refuse catégoriquement d'adopter l'Arabe comme deusième langue officielle du pays au lieu de première. Quant aux Tchadiens qui ont eu la chance d'être admis dans les Universités Arabes ils sont très mal vu par le gouvernement et sont poursuivis dès leur rentrer au pays pour la seule raison d'avoir étudié dans ces pays. Inutile de vous dire qu'on ne les admet pas de travailler dans l'administration du pays. Donc, que faut il faire des cadres et intellectuels Arabes? N'est-ce pas pour les obliger de quitter leur pays que le gouvernement refuse d'adopter l'Arabe comme langue officielle du pays? Est ce donc c'est étonnant de voir la plupart des Tchadiens quittés leur pays pour aller se faire travailler ailleurs? Quant à la situation intérieur, elle est actuellement explosive par suite des repressions policières qui frappent chaque jour les paisibles populations de notre peuple; particulièrement les dirigeants, membres et sympathisants de notre parti d'avant-garde l'U.N.T. Mais des telles repressions, ne font que renforcer la volonté inébranlable de notre peuple de se libérer des impérialistes et leurs agents. Le fascisme Portugais qui a essuyé une très belle défaite à GOA s'obstine à reconnaître le droit indéniable à l'Auto-détermination de ses colonies qui, d'après le bourreau Salazar sont des «provinces et non des colonies». Voilà un homme qui mérite d'être enfermer dans un asile des FOUS... Sûrs de la victoire du peuple frère Angolais, nous dénonçons avant tout l'O.T.A.N. qui ne cesse d'aider le Portugal dans cette guerre coloniale d'extermination et de destructions. La division en deux camps opposés de nos frères Angolais, ne fait que rejouir les Impérialistes. Nous adjurons à nos frères Angolais, au nom de l'intérêt suprême du peuple Angolais en particulier et de l'Afrique en général de s'unir pour la constitution d ' u n front uni délibération nationale. Alors que les impérialistes sont plus que jamais unis et soutiennent efficacement le Portugal dans cette guerre de barbarie fasciste, comment donc ceux qui sont opprimés ne puissent s'unir quels que soient leurs divergences. Ce qu'il faut savoir, ce que jamais l'Afrique n'a affronter un ennemi comme le Portugal. En Afrique du Sud nos frères tombent chaque jour sous les balles des fascistes. La Libération de l'Afrique du Sud ne sera facilité que si un Haut Commandement Africain est mis sur pied comme Osagyefo n'a cesser de le dire. En Afrique Centrale, la situation est devenue de plus en plus explosive. Le fasciste Welensky qui prétend maintenir une «SUPPREMASIE BLANCHE ET UNE PRETENDUE FEDE-

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RATION» imposer par la force à nos frères, se heurte à la volonté inébranlable des Nationalistes Africains. Au Zanzibar les Nationalistes languissent dans les geôles coloniales. Dans les Etats prétenduments Indépendants, les populations de ces pays à la tête desquelles se trouvent des Partis d'Avant-Garde de la classe ouvrière subissent chaque jour des repressions sanglantes. Bref. Camarades combattants de la liberté Africaine, la lutte contre le néo-colonialisme et l'impérialisme doit s'intensifiée car, l'Afrique ne peut tolérer une nouvelle forme de domination et d'exploitation plus subtile et plus néfaste que le colonialisme classique. Que le cas d'Amérique Latine nous serve d'exemple. Notre lutte ne sera pas seulement diriger contre le colonialisme, et le néo-colonialisme et l'impérialisme, mais aussi et surtout contre la base: LE CAPITALISME qui est à son dernier stade: l'impérialisme. Enfin chers camarades, certes nous sommes repartis de cette Conférence historique d'Accra, animés d'une volonté féroce de lutte, mais il faut que nous nous mettions dès maintenant au travail pour hâter notre victoire certaine car, l'unité Africaine qui est notre planche de salut est conditionnée par la libération totale de notre continent du joug étranger. Quoi qu'on le dise, l'Afrique est révolutionnaire et non réformiste; et adoptera comme régime le SOCIALISME SCIENTIFIQUE et non le capitalisme agonissant. VIVE L'AFRIQUE RÉVOLUTIONNAIRE.

C . COMMUNIQUÉ DE PRESSE. LE BUREAU DU COMITÉ DIRECTEUR DE L'U.N.T., ACCRA, LE 17 F É V R I E R 1 9 6 4

Alors que la Révolution anti-colonialiste, anti-néo-colonialiste et anti-impérialiste pour l'Indépendance nationale, la démocratie, la paix et le socialisme des peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique Latine bat en tempête et rentre dans sa phase décisive, l'impérialisme Américain, ce gendarme international et ennemi n° 1 des peuples du monde déploie tous ces efforts pour tenter de supplanter par tous les moyens les vieux colonialistes afin de perpétuer sa cruelle domination et son exploitation inhumaine. En Afrique comme en Asie et en Amérique Latine, l'impérialisme Américain s'est complètement dévisagé. Au Tchad plus précisément, les impérialistes Américains recourent de plus en plus au moyen de

Quelques écrits d'Ibrahima

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corruption pour se constituer une classe aisée qui s'en chargerait d'appliquer leur néfaste politique. Mais le peuple Tchadien est déterminé d'en finir à jamais des intrigues yankées. Et que ces manœuvres sont vouées à l'échec. C'est pour ces considérations, que l'UNION NATIONALE TCHADIENNE (U.N.T.) a acceuilli avec joie et soutient intégralement la déclaration du Président MAO TSE-TOUNG pour la formation d ' u n Front uni le plus large possible contre l'impérialisme Américain. Car la formation d ' u n tel Front Uni anti-U.S. est devenue une nécessité exigeante de notre époque révolutionnaire. RÉVOLUTIONNAIRES DE TOUS LES PAYS UNISSONSNOUS CONTRE L'IMPÉRIALISME AMÉRICAIN.

D . POUR U N F R O N T UNI NATIONAL DE LIBÉRATION, AL SEHY, FIN 1963

A la veille même de la proclamation de la pseudo-indépendance gaulliste, (11/8/60), qui f u t précédée d ' u n e tapageuse mais absurde campagne sur l'octroi de cette pseudo-indépendance, planait déjà l'ombre d ' u n e nouvelle forme de domination, d'oppression et d'exploitation impérialistes, la plus subtile, la plus dangereuse et la plus barbare laquelle, cependant, bien que non moins virulente que le colonialisme classique, n'en demeure pas moins la dernière que le peuple tchadien a juré d'abattre une fois pour toutes: le Néo-Colonialisme. En effet, hier colonie française (connue sous le nom de territoire militaire car le Tchad est l'un des pays africains où l'impérialisme français a installé les plus importantes bases notamment à Fort-Lamy, Fort-Archambault, Abéché et Faya-Largeau) et aujourd'hui semi-colonie de la même puissance impérialiste, le Tchad est plus que jamais soumis à un régime dictatorial et fasciste de type moderne. La facsisation renforcée de ce régime dictatorial a été une fois de plus confirmée de manière éclatante par les événements sanglants de Septembre 1963. C'est durant cet événement historique q u ' u n e centaine de tchadiens sont tombés sous les balles de la tyrannie et du néo-colonialisme. Désormais, le 16 Septembre 1963 s'est inscrit en lettres d'or dans l'histoire de notre patrie; et désormais, le 16 septembre de chaque année, chaque tchadien et chaque tchadienne, où qu'il se trouve, doit se remémorer ces martyrs qui sont tombés pour que vive libre la patrie tchadienne et de dire ceci pour

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ne pas trahir leur mémoire: JE VOUS VENGERAI. En effet, c'était le 16 septembre 1963, au cours de la manifestation la plus spectaculaire qu'ait connu notre peuple dans l'histoire de sa lutte libératrice, que l'armée impérialiste de la communauté néo-colonialiste gaulliste, répondant al'appel de son valet le dictateur Tambal1, a tiré sur les manifestants indignés qui se dirigeaient vers les différents points stratégiques de la ville, faisant une centaine de morts et environ 400 blessés. C'est pour exprimer son indignation sur le jugement du 24/7/1963 («pourtant on ne possède guère d'indications sur les charges qui pèsent sur les accusés», Le Monde du 27/7/1963) et les arrestations arbitraires et en masse de toute personne soupçonnée de s'opposer au régime despotique que notre peuple a manifesté ce jour. Si le massacre du 16/9/1963 n'a d'égal que celui de Bebalem, pourtant, il n'en demeure pas moins que la lutte de notre peuple pour sa libération finale et totale est rentrée dans sa nouvelle et décisive phase. Et si, en 1962, «jamais le peuple n'a été aussi divisé. Jamais on a assisté à un tel flot de mécontentements, de haine, de méfiance et de suspicion. Jamais,on aurait sous la colonisation ce qui se passe dans le Tchad indépendant. Jamais un pays qui va à sa perte n'a suivi un chemin aussi dangereux que celui du Tchad» (Outel Bono). Par conséquent en 1963, jamais le peuple tchadien n'a été aussi uni et décidé de se libérer du joug néo-colonialiste. C'est parce que le peuple tchadien est décidé à se libérer qu'il a consenti des sacrifices si énormes, et qu'il est prêt à y consentir de nouveau s'il le faut. Pour cette noble et juste cause qu'est la libération de notre patrie, la destinée a assigné à notre parti la mission historique d'éduquer, d'organiser et de conduire notre peuple jusqu'au bout dans sa lutte de libération nationale. Dans cette mission— qu'on ne se fasse pas des illusions —l'UNT, avant-garde de notre peuple et expression authentique de ses profondes aspirations, l'UNT NE FAILLIRA PAS, car l'UNT «a la confiance du peuple tchadien, et détient les secrets de ce dernier» (Mahamat Abba). Le 11/8/1960 que le dictateur que j'étais l'un de ceux qui étaient présents à la proclamation de l'indépendance frustrée de notre glorieux peuple, n'avait-il pas déclaré: «Tchadiennes, tchadiens, crions notre joie»? Oh, joie! Mais quelle joie? Joie de cultiver le coton sous la surveillance des gardes comme au temps de l'esclavage? Joie de la montée en flèche du coût de la vie 1.Tambal signifie tam-tam ¡c'est le surnom deTombalbaye. (Note d'Abatcha.)

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et du blocage des salaires? Joie de l'augmentation des impôts, patentes et de la création de taxes arbitraires? Joie de l'analphabétisation et de maintenir le peuple dans l'obscurantisme? Et pire, joie de haïr et de menacer ceux à qui le peuple tchadien finance les études et qui, leurs études terminées, sont prêts à le servir loyalement? Joie d'arrestations en masse et arbitraires? Joie de la terreur policière la plus sanglante? Bref, joie de massacrer en masse un peuple désarmé et pacifique? Ou bien quelle joie? Au diable cette joie! Quant à l'UNT, ce n'est pas pour une telle joie qu'elle lutte. NON, elle lutte pour une véritable joie c'est-à-dire que le Tchad soit LIBRE ET INDÉPENDANT TOTALEMENT. Ensuite, pour que chaque tchadien et chaque tchadienne ait son droit sacré d'expression et de travail. Joie de supprimer l'impôt et autres taxes arbitraires. Joie. Bref, la joie pour laquelle lutte l'UNT, c'est la joie pour laquelle lutte le peuple tchadien. Contre Tombalbaye un front uni national de libération s'impose comme une nécessité nationale impérieuse. Tchadiennes, Tchadiens, comme vous le savez, le régime sous lequel nous gémissons est non seulement fasciste et impopulaire, mais néo-colonialiste: c'est à dire IMPOSE. Comme le dit notre camarade Mahamat Séid, unissons-nous plus que jamais pour libérer notre patrie de l'infâme despotisme. Voilà le remède, tout autre n'est que du bluff. Et parce que pour être libre, il faut lutter de toutes ses forces, car «SEULS LES PEUPLES HÉROÏQUES ONT LE DROIT D'ÊTRE DES PEUPLES LIBRES, DES PEUPLES HEUREUX, DES PEUPLES INDÉPENDANTS» (Fidel Castro). Nous lançons donc une fois de plus un appel patriotique à tous les partis, à toutes les organisations estudiantines, mouvements féminins, associations sportives etc.... pour la formation d ' u n FRONT UNI NATIONAL DE LIBÉRATION. Parce que la formation d ' u n tel front uni s'impose comme la nécessité nationale la plus impérieuse. Parce que le salut de notre patrie réside dans la formation d ' u n tel front uni. Et que la libération nationale et totale c'est la liberté et la démocratie et que la liberté et la démocratie c'est le travail et le pain, c'est la prospérité, la paix, et l'amitié entre les peuples. Voila pourquoi il nous faut la formation d'un FRONT UNI NATIONAL DE LIBÉRATION. Ceux là même qui hier se vantaient d'être les champions de cette pseudo-indépendance qui n'a pourtant rien n'apporter d'autre que la dictature au lieu de la démocratie, chômage au lieu de travail, et

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misère au lieu d'abondance et prospérité, ont trahi, humilié et vendu la patrie tchadienne. A u j o u r d ' h u i ce ne sont pas les Tchadiens euxmêmes qui se gouvernent (d'ailleurs vous le savez parfaitement) mais ce sont les mêmes exploiteurs qu'hier, en hissant et maintenant au pouvoir leur homme de paille qu'est le dictateur Tambal, qui continuent à nous opprimer et à nous exploiter férocement.Or, «l'homme qui obéit aux lois injustes et qui permet que des hommes qui le maltraitent envahissent le pays où il est né, n'est pas un homme honorable» (José Marti). D o n c , Tchadiennes, Tchadiens, constituons-nous en un front uni national de libération, et livrons une guerre sans merci contre nos envahisseurs. Nous vaincrons!

E . INTERVENTION DE LA DÉLÉGATION TCHADIENNE A LA CONFÉRENCE INTERNATIONALE POUR LA LIQUIDATION DES BASES MILITAIRES ÉTRANGÈRES (K.I.A.P.M.A.)

Monsieur le Président, Honorables délégués, Chers frères et camarades de combat, A u nom du peuple Tchadien et de son avant-garde combattante et porte-parole authentique, l ' U . N . T . , j e tiens à exprimer mes sincères remerciements et mes chaleureuses et patriotiques salutations à l'avant-garde et bastion des nouvelles forces montantes et progressistes d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine en particulier et du monde en général, à son prestigieux et bien-aimé leader le Président S u k a m o ; et ainsi qu'à son vaillant peuple, pour l'invitation qui nous a été adressée de participer à cette Conférence Internationale pour la liquidation des bases militaires étrangères qui restera un événement historique dans les annales des peuples du monde et partant, nous sommes convaincus, influera grandement le cours de notre lutte commune qui nécessite en ce moment précis, la constitution d ' u n front uni commun de tous les peuples du monde pour hâter notre libération du j o u g impérialiste. Le peuple Indonésien se trouve constamment à l'avant-garde de la lutte des peuples du monde pour leur affranchissement du férule impérialiste. Ce peuple qui a été le

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premier à accueillir les chefs d'Etats et représentants des peuples Afro-Asiatiques à Bandoeng — au lendemain même de la glorieuse Révolution du peuple Chinois, de la victoire du peuple Egyptien sur le régime féodal et néo-colonialiste, de la victoire éclatante du peuple Vietnamien à Dien Bien Phu suç l'impérialisme français et ses alliés et ainsi qu'au lendemain du déclenchement de la lutte armée des peuples cubains et algérien qui, tout récemment a rejeté l'aide empoisonnée de l'impérialisme américain et qui a dit non à cet instrument de créature de l'impérialisme britannique qu'est la «Malaisia» et dont le départ de Singapour vient de justifier sa décision de quitter l ' O . N . U . qui n'est q u ' u n instrument manipulé par l'impérialisme américain, bref, en effet, nous nous inclinons devant l'héroisme de ce peuple, et nous tenons à rendre l'hommage de notre haute considération et de notre haute admiration à ce vaillant, glorieux, patriotique et laborieux peuple. J e tiens à exprimer la reconnaissance du peuple tchadien au peuple frère indonésien d'avoir pris l'initiative de provoquer une telle conférence et surtout, de l'avoir mise en pratique. Le peuple Tchadien, qui n'a cesser depuis 1911, c'est à dire depuis que notre patrie a été conquise par la France après onze ans de résistance farouche de notre peuple à l'agression de cette dernjère, de mener une lutte constante et conséquente, ouverte ou clandestine, légale ou illégale, pacifique ou violente et ce jusqu'au dégagement total de notre patrie et la libération complète de notre peuple de quelle soit la forme de domination et d'exploitation impérialiste et qui est plus que jamais résolu à intensifier cette lutte afin d'en finir une fois pour toutes de cette humiliation, est fière d'être à ce rendezvous des peuples des nouvelles forces montantes. Chers camarades, D'après des données incomplètes,les U.S.A. ont installé et entretiennent plus de 3 600 bases dans toutes les parties du monde qui sont utilisées, d'après l'impérialisme américain, «for the defense of free world». C'est à dire, pour la défense des intérêts capitalistesmonopolistes américains qui sont intouchables et inviolables. Autrement dit, le peuple du monde doit continuer à vivre sous l'agression, la domination, l'oppression et l'exploitation perpétuelles des Yankées, sinon, ce serait alors le langage du canon comme c'en est actuellement le cas au Vietnam, Congo, République Dominicaine etc. L'exemple sans précédent, et l'une des conséquences la plus

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néfaste qui découle de la présence des troiïpes et bases étrangères dans les différents pays du monde et qui constituent par là même un danger permanent et une menace constante à l'indépendance et à la sécurité des pays qui se sont dégagés du Nécolim, est le SudVietnam et la guerre qui s'y mène là-bas. En effet, si, et comme vous le savez d'ailleurs, non loin de nous les USA se sont livrés à une agression caractérisée et mènent une de leurs guerres la plus sanglante, la plus fasciste, la plus américaine, la plus désespérée et qui est d'avance voué à l'échec, contre l'héroïque, le courageux, l'indomptable et l'exemplaire peuple frère Sud-Vietnamien, qui mène par contre une guerre juste et qui inflige de jour en jour des défaites toujours plus éclatantes à l'impérialisme américain sous la direction clairvoyante du dynamique Front National de Libération du Sud-Vietnam; c'est parce qu'au lendemain même de la signature des accords de Genève sur l'Indochine en 1954, les Etats Unis, qui avaient été auparavant battus à plate couture dans la guerre de Corée, ont déchiré unilatéralement les dits accords, et envoyé en masse des troupes militaires dans le but de perpétuer la division artificielle de l'unique Vietnam et de l'unique peuple Vietnamien. Chers camarades, Il est certain et hors de doute que l'impérialisme américain est l'ennemi numéro UN des peuples du monde. Le plus dangereux fauteur de guerre mondiale. L'Amérique est le bastion de fascisme de notre époque. Même dans certains pays qui prétendent adopter une politique apparemment indépendante de leur chef de file, les USA, ces derniers ont installé et continuent toujours à entretenir des bases militaires dans leur pays. Tel est le cas de la France par exemple. Néanmoins, dans le cas particulier du Tchad qui est soumis à un régime néo-colonialiste depuis 1960, et dont lapénétration Israélienne menace de transformer en une néo-colonie conjointe de la France et des USA (car, qui dit Israël ditles USA), l'impérialisme français n'en demeure pas moins toujours le principal ennemi de notre peuple. Jusqu'en 1958, le Tchad était connu sous le nom du «Territoire militaire», non seulement en raison de la présence des plusieurs bases militaires françaises qu'avaient établies l'impérialisme français et qui y sont toujours sur place et qui, par surcroit viennent d'être renforcées, mais aussi c'est parce que l'impérialisme français considère notre pays et notre peuple comme une base d'agression et un

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pourvoyeur de chair à canon dans ses agressions et interventions contre les autres peuples frères africains, comme l'a si justement démontré l'envoi de ces troupes, durant les événements qui précédèrent la chute du fantoche Abbé Fulbert YOULOU du Congo-Brazza et tout dernièrement, dans l'intervention françaises contre le peuple Gabonais pour la remise en selle du béni oui oui M'BAH. Voilà pourquoi le Tchad occupe une place particulière dans la nouvelle stratégie française, tendant au regroupement de ses forces armées dans les pays Africains dont la position géographique est d ' u n e importance particulière (Tchad, Madagascar et Sénégal). Et c'est toujours pour la même raison, que l'Israël, cet ennemi juré des peuples Arabes et tête de pont de l'impérialisme américain pour sa pénétration en Afrique, s'était précipité à établir des relations avec la clique fantoche au pouvoir et de proposer la prise en charge de la «formation» de l'Armée Nationale Tchadienne. Bref. Chers camarades, La délégation tchadienne estime que le problème de la liquidation des bases militaires ne saurait être détacher du problème du mouvement de libération nationale et du désarmement général et complet, c'est à dire de la liquidation totale et la destruction complète des armes classiques ou nucléaire ou, en d'autres termes, de la disparition complète de l'impérialisme de la société humaine. En conclusion, la délégation Tchadienne propose l'adoption d ' u n e journée internationale pour la liquidation des bases militaires étrangères. Vive la KIAPMA! Vive la solidarité de classe des peuples du monde!

ANNEXE 2

C o m m u n i q u é de l'U.N.T.,s.l.n.d.

Ce c o m m u n i q u é a été publié au Soudan, probablement au cours de l'été 1966. Il est évident que les auteurs, t o u t en utilisant le sigle U.N.T., sont très loin des idées politiques défendues par Ibrahima Abatcha. Ils traduisent probablement davantage l'idéologie qui animait Mohammed El Baghalani et les siens. Le document a été publié par Ph. Frémeaux (p. 55-58), qui l'a reproduit en respectant les fautes des auteurs. Les notes en bas de page sont également de Frémeaux.

Union Nationale

Tchadienne

Chers lecteurs, nous sommes très heureux de vous présenter un exposé détaillé sur les événements déclenchés par nos frères combattants tchadiens. Nous avons l ' h o n n e u r de vous communiquer des informations p o u r aider les frères tchadiens qui luttent pour le triomphe de la dignité humaine contre les criminels qui veulent la b a f o u e r , qui persécutent leurs frères de race les obligeant à s'expatrier et à délaisser leurs enfants et leurs femmes. Nous espérons que cet exposé complet aura son effet sur les esprits qui ressentent la douleur endurée par leurs frères et les insistera à s'élever aux cotés de ceux qui combattent p a r t o u t dans le monde... ...Voici maintenant les événements dans leur ordre chronologique. Un m o u v e m e n t vit le j o u r en 1961 sous la direction d ' u n père nationaliste le père Gaibi et trois députés du Sud dont Monsieur Magnant André qui vit dans les ténèbres des prisons. Pour enrayer ces mouvements le valet Tombalbaye envoya ses parachutistes à Lougone M o u n d o u où ils chargèrent la population tuant 150 et blessant un

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grand nombre d'entre eux. En 1962, uhe bataille éclata à FayaLargeau dans la province de B.E.T. la population avait refusé la candidature du député parlementaire de Tombalbaye aux élections. Tombalbaye n'hésita pas à employer la force pour faire voter le peuple qui exaspéré se rua sur la demande du député parlementaire. Malheureusement, il était dépourvu d'armes à feu et finit par laisser un grand nombre de morts sur le terrain. Tombalbaye envoya des renforts pour protéger la résidence de son candidat et fit évacuer celui-ci sur la capitale par avion spécial. Un autre événement eut lieu en 1962, c'est la bataille entre les forces gouvernementales et la tribu Balala. Cette tribu appartient à la secte mystique pour l'éducation religieuse et s'était soulevée contre le colonialisme qui accumulait les méfaits et les atteintes à ses croyances, jettant ses professeurs et ses membres dans les prisons. Il y eu plus de 400 personnes arrêtées dont beaucoup passèrent leur vie dans les cachots. Parmi ceux qui trouvèrent la mort dans cette incarcération atroce figure le savant Aba Mahalem chef de secte religieuse. Le 23/3/1963, c'est en ce jour qu'eut lieu la plus grande bataille à laquelle furent arrétés tous les membres dirigeants du parti de l'UNT et tous les membres du gouvernement fantoche qui avait adopté la politique tracée par la direction générale de l'UNT. Ceux-ci sont d'ailleurs connu pour être originaires du Nord... ...La population du Tchad atteint 3.000.000 d'habitants dont 80% sont arabophones et 2.810.000 musulmans. Son faible nombre peut lui permettre d'émigrer vers le pays frère soudanais qui compte 2 millions et demi de km 2 de superficie et environ 15 millions d'habitants, mais le peuple du Tchad ne peut accepter de quitter ses terres au contraire il persistera à les revendiquer. L'origine de la domination du Tchad remonte au huitième siècle lors de l'extension de l'Islam sous le régime de Kanem et Bornou Kanom,Tounjour,OuadeyetparlasuiteduKhalif Ali Dinar à l'Est, Abdel krim le père de l'Islam au centre, Chaoua Bornou Kanem à l'Ouest, le Khalif Mao au Nord et Bajouri au Sud. Les familles de ces sultans musulmans existent toujours aujourd'hui comme Kanem au nord du Tchad dont le sultan est Ali, fils de Mustapha, Bournor Kanom se trouve au Nord du Nigéria, Ouadey à l'Est du Tchad. Mais, malheureusement, ces deux derniers, voulant garder leur trône trahirent leurs frères de race et s'allièrent aux juifs et aux incroyants.Notre peuple continuera à combattre et sa terre ne sera

Communiqué

de l'U.N.T.,

s.l.n.d.

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jamais aux colonialistes corrompus français sionistes et juifs. En réponse aux communiqués de Tombalbaye, nous dirons que ce valet ne peut savoir où se trouve le commandement des frères révolutionnaires et qu'il accuse sans aucune preuve ses voisins. Personne ne sait où se trouve le commandement ni les centres d'entrainement, pas même à ce que nous croyons, le gouvernement du Soudan, car c'est un des secrets gardés par les responsables de l'UNT même vis à vis de leurs hommes qui ne connaissent que leurs frères qui combattent avec eux sous un commandement unique et perspicace. Les peuples frères du Soudan et du Tchad se connaissent depuis toujours. Ils ont vécu ensemble dès les huitième siècles et jusqu'à l'arrivée du colonialisme en 1900 1 . Ce dernier traça des frontières pour les séparer et empêcher tout contact mais en vain car si aujourd'hui le valet Tombalbaye peut empêcher ces contacts pourquoi n'a-t-il pu le faire en 1964 lorsque la population de plus de 25 villages de la région de Omtimane émigra avec ses biens au Soudan. Le peuple du Tchad peut supporter la dictature musulmane dans n'importe quel pays musulman surtout chez ses frères soudanais, il peut vivre sous cette domination, si toutefois il y a dictature et domination, mais ne peut le faire sous celle d ' u n gouvernement colonialiste corrompu servant le sionisme et les juifs, ennemis de Dieu et de la nation musulmane. Le 12/12/64 a eu lieu un combat à Omtimane. La cause en était le refus du peuple de participer aux élections parlementaires, car il savait que ces élections ne voulaient nullement son bien et n'étaient q u ' u n plan colonialiste. Le peuple prit à partie la garde de la ville,disloqua son commandement et s'empara de toutes les armes. Le valet Tombalbaye envoya aussitôt des troupes de parachutistes qui bombardèrent les lieux tuant et blessant un grand nombre des habitants. Le 17/11/65, eut lieu un accrochage entre, d ' u n côté les sultans et émirs ainsi que les hommes du gouvernement qui étaient de nos rangs, et de le sept; les forces du gouvernement fantoche. Aussi, l'accrochage devint-il entre gens du Nord (Mangalmé) et gens du Sud (Fyanga et Bangor) 2 . Il y eut plusieurs morts dans les deux camps, 1. On voit bien ici le régionalisme des auteurs de ce texte qui considèrent comme étant valable pour l'ensemble du Tchad ce qui ne l'est pour le Ouaddaï. 2. Les auteurs du texte font sans doute allusion ici aux événements de Mangalmé et à ceux de Fianga et Bongor... Il ne s'agit donc pas d'affrontements entre gens du Nord et gens du Sud, mais d'affrontements à la fois au Nord et au Sud...

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fait qui incita les députés du Nord et du Sud à manifester aux côtés du peuple. Le valet Tombalbaye en profita, les accusa de vouloir comploter un coup d'état et les arrêta le 1 9 / 1 1 / 6 5 . Le peuple se souleva alors pour sortir de cette situation ténébreuse et corrompue et propices aux actions des parasites et des criminels et aux accusations sans fondation dirigées par Tombalbaye contre ses frères et ses voisins. Le 1/1/66 les forces révolutionnaires déclenchèrent une offensive contre les frontières entre Amdam et Abéché. Ils laissèrent sur le terrain 6 des leurs avec quatre blessés après avoir tués 90 mercenaires et blessés un grand nombre d'entre eux. L'effectif des forces gouvernementales était de 4 0 0 soldats. La fois suivante, le valet envoya, sans le savoir des soldats originaires du Nord. Ceux-ci s'empressèrent de rallier avec leurs armement complet leurs frères révolutionnaires et déclanchèrent une attaque contre un village. Les forces révolutionnaires déclenchèrent en outre le 17/6/66 une attaque contre un autre village. Ils tuèrent le chef ainsi que sept soldats de la garde...

ANNEXE 3

«Texte libre» d'un militant du Frolinat *

L'Education impose deux aspects: la sociologie qui met en pratique une dictature à l ' h o m m e parce que celui-ci sait à qui il a affaire au sein du groupe et la psychologie accordant une démocratie individuelle puisqu'elle développe l'homme dans tous ses sens afin de le rendre mûr. Pour un peuple épris de justice est-il question de parler de sociologisme ou d'individualisme? Pas de démocratie cette fois-ci, même dans le secteur individuel de la psychologie humaine qui apprend à l'homme à vivre indépendant de son prochain. Dictature ou enfer de la résurrection qu'attend le peuple tchadien? Un peuple mal formé, n'ayant aucune connaissance outre sa bravoure et sa civilisation ou plutôt son identité pour armes principales, peut-il réussir en face d ' u n groupe d'hommes plus solide matériellement que lui? Soyons un peu optimistes: ce peuple faible aujourd'hui pourra demain, après un siècle peut-être,dominer le plus fort. Telle est la question qui se pose, en plein centre de l'Afrique: le Tchad. Ce territoire était le paradis choisis par les colons français qui avaient juré de ne plus le quitter. C'est tout comme les sionistes qui ont l'habitude de crier haut chaque fois qu'ils sont en face de leurs adversaires: «là où nous nous installons, nous ne bougeons plus». D'après cet adage, il n ' y a aucune différence entre un colon français et un sioniste. L'un et l'autre ont pour objectifs de dominer les hommes delà terre parce que Hitler avait détruit en partie les français et les juifs qui sont sionistes. Les colons doivent perpétuer leur défi au Tchad et partout où les hommes sont faibles par rapport à eux. Ainsi, dès le 19 e siècle des combats très sanglants avaient opposés les *Ce document manuscrit, dont j'ignore l'auteur, m'est parvenu en avril 1 9 7 4 . J e le reproduis ici tel quel en m'abstenant de tout commentaire.

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arabo-musulmans de cette terre africaine aux colons européens, plus précisément français. Pour que la France occupe le Tchad tout entier, il lui avait fallu plus d ' u n e douzaine d'années de guerres. La prise de la ville d'Abéché... était l'un des problèmes les plus compliqués. Ces habitants, tous d'origine arabe, savaient déjà lire et écrire en arabe et pratiquaient l'Islam. Il y avait eu dix années de luttes acharnées avant de céder aux adversaires colons. La lutte n'était pas fini. Les hommes avaient capitulé pour leur sécurité. L'un des rois, Ali Dinar, avait quitté avec son groupe pour s'installer à l'Ouest du Soudan actuel, c'est-à-dire à la frontière soudano-tchadienne. Cette tribu s'était exilée depuis le début du vingtième siècle et attendait toujours le retrait des colons du pays pour y revenir un jour. Cela se produira sans doute mais rien n'était facile. Les Français décidèrent de décapiter tous les grands savants musulmans (ce que aujourd'hui nos parents appellent l'année des coupe-coupe). C'est le nom qui convient à cette scène lâche parce que les colons avaient utilisé des coupecoupe pour éliminer les savants. Tous ces marabouts ont leurs tombeaux en plein centre de la ville d'Abéché. Les Ouaddaïens avaient compris que tout est fini pour eux, depuis la prise de la capitale, Abéché. Il faut une guerre très longue, cent, deux cents ou trois cents ans pour obliger les colons à quitter le territoire. Chaque père de famille doit organiser ses enfants, ses petits-fils afin que la lutte continue sans défaillance. Après avoir pratiqué la force, le vol, les détentions, les mystifications, les colons se sont installé à partir de 1910 sans arrière-pensée. Les nordistes (Ouest-centre-Est-Nord du pays) avaient bien compris que leur pouvoir est fini. Il n'est pas question d'arabo-musulman ou d'animistes. La question est d'être libre ou esclave. Pour les arabo-musulmans tout est simple. Mohammed, que le salut et la paix soient sur lui, n'avait-il pas dit: «Tous les musulmans sont frères et doivent s'entr'aider»? Il ne reste plus qu'à s'entr'aider. Vaincre ou mourir. Telle sera la devise des hommes qui vont s'engager dans une bataille sans merci. Sinon il n ' y aura pas un bon avenir pous les descendants. Le Coran est le meilleur livre sacré au monde qui puisse cultiver l ' h o m m e . Tout y est: démocratie, socialisme, capitalisme, communisme, etc. Les musulmans étaient des hommes lettrés en arabe avant l'arrivée des colons français sur leur territoire. Ils avaient leurs civilisations. Les Cadis rendaient justice. Les sultans organisaient leurs royaumes comme un gouvernement purement politique. Ils savaient qu'est-ce q u ' u n ministre?

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Qu'est-ce qu'un envoyé spécial? Qu'est-ce qu'un garde de corps? Qu'est-ce qu'un député? Qu'est-ce qu'un négociateur? Ils savaient tout mieux que Napoléon et les louis français. Les enseignants, les medecins, les juges, les écrivains étaient des marabouts; des hommes qui savaient lire parfaitement le Coran et traduire mot à mot les techniques les plus difficiles que renferment ce livre. La science est enseignée par le Coran. Rien n'échappait à nos grands savants. Un peuple arabo-musulman au nord, un peuple négro-animiste au sud vivaient sur le même territoire dans un climat de compréhension malgré les perturbations de certains cruels nordistes. Brusquement ce fut la honte, la haine et la duperie. Ainsi, les colons ayant occupé par force le territoire, faisaient face à deux groupes d'individus différents plutôt par l'idéologie que la vie sociologique. L'un, grâce à sa culture coranique était plus intelligent, l'autre, idolâtre ne savait rien. Aller à la chasse, c'est normal parce que ne disposant pas d'animaux domestiques, l'homme du sud est obligé de chasser les gibiers sauvages ou de labourer la terre. Il ne savait pas l'écriture. Il n'avait pas de religion. Pour lui, il faut adorer les arbres ou une forêt, c'est tout. Mais l'homme du coran, savait beaucoup de choses que même les colons ignoraient. Alors, le Français usurpateur du territoire par force, décidait de prendre en main l'homme du sud. Parce que, celuici, n'ayant ni écriture, ni civilisation capables de [mot illisible] à celles de la France, peut s'adapter facilement aux habitudes coloniales. Le musulman est l'homme aguerri par la science coranique. Il ne se laissera pas faire... ...C'est connu, les arabo-musulmans ont toujours l'habitude de rappeler le proverbe local: «celui qui n'a pas vengé son père, est un âne». Ce proverbe ne disparaîtra jamais de la mémoire des descendants. Tous ces crimes commis pas les colons ne démoraliseront pas un peuple bien déterminé à arracher sa liberté par n'importe quel moyen. Un jour viendra où les colons seront jetés à la poubelle. Ce jour-là, tout lemonde jouira delà liberté.Chacun retrouvera son identité perdue. Pour combattre un ennemi, il faut le connaître profondément; donc les Tchadiens ont tout intérêt d'accepter les dominations idiotes à défaut d'un moyen capable de reduire en poussière les ennemis. Que ces dominations ne soient éternelles.Tout homme sensé sait que la vie d'ici-bas n'est qu'une jouissance trompeuse. Cela ne veut pas dire mourir entre les mains des adversaires. Il faut aller libre à la résurrection. Entre 1900 et 1960 c'était l'épisode de la géhenne...

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...C'est comme dans l'albatros de l'Angleterre en 1675 où les fermiers se révoltèrent. Les hommes n'avaient que des bâtons et autres armes rudimentaires ; les blancs possédaient des fusils. La différence était trop grande mais le jour viendra —«Petit à petit, l'oiseau fait son nid». Les troubles initiales étaient très nombreuses. Mais cela n'empêche la chute du colonialisme. La misère du peuple était trop grande. Si un arabe n'avait pas le moyen de payer l'impôt annuel inventé et exigé parles colons, les goumiers abrutis par les habitudes coloniales lui ligotaient les bras et les jambes et le laissaient séjourner pendant plus de 10 heures sous le soleil infernal du sahel ou du sahara. Le malheureux devait travailler sans rémunération pendant quatre semaines au moins soit chez le commandant soit chez le chef de canton sur accord du commandant. N'est-ce pas là une honte? Une dégradation totale? Une mystification? Un défi?... Les hommes d'avenir, de la région du Nord, ayant compris le présence du colon français sur leur territoire, avaient entrepris aussitôt des campagnes dans les villes et villages pour empêcher les habitants de conduire leurs enfants dans les écoles créés par les malfaiteurs. Pour les sudistes, le français est un diable et non un homme. Ils acceptaient facilement leurs enseignements. Au nord, seuls les enfants des chefs de canton et de leurs notables avaient le privilège d'aller à l'école. Tant pis pour les paysans. Mais les paysans savaient que conduire les enfants à l'école française c'est renoncer à la vie, tout au moins capituler devant l'ennemi... Brusquement vers les années cinquante, l'école coloniale était obligatoire sur toute l'étendue du territoire. Les colons avaient bien réfléchi pour rendre obligatoire leur école. Dans le but de placer le Tchad parmi les pays dits francophones, il faut créer des écoles européennes, interdire ou ne pas accorder d'importance aux arabomusulmans d'éduquer leurs enfants en Arabe... ...Malgré toutes ces bêtises, après soixante années de dominations, les colons s'étaient sentis incapables de continuer à étaler leur pouvoir au Tchad. Il avait fallu donc inventer un cinéma dont nombreux seront les niais qui s'acheteront des tickets en abondance. Le film qui sera tourné n'avait rien de doux. C'est simplement la colonisation indirecte du peuple vaillant du Tchad en plaçant à sa tête un homme dévoué aux intérêts français. Ainsi, les cinémas nouveaux se multipliaient en Afrique. Les gérants étaient choisis parmis les clubs des plus idiots de l'Afrique: L'octroi de l'indépendance à tous

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les territoires sous dominations coloniales, choix des fantoches, élimination des têtes durs, exploitation des paysans noirs. Les dirigeants choisis n'étaient que des cuisiniers,des manœuvres, des maçons, des concierges, etc. au service des colons. C'étaient des hommes à double-face, qui, pour plaire aux colons, trahissaient leurs propres compagnons. Des maudits, à qui, leurs maîtres apprenaient le système de diviser pour régner. Les armes que ces hommes râtés choisis par la mafia internationale utilisaient sont: haine, cupidité, viol,malversations, mensonge, mystifications, élimination physique des têtes dures, gestapo, impôts deux ou trois fois annuellement, injustice, favoritisme, etc. On ne savait pas fabriquer des armes à feu. Il faut tout de même bouger. Même les sudistes qui acceptaient les conseils des colons ont compris la situation. Le dirigeant d ' u n gouvernement provisoire illégal choisi parmi ceux-là, méfiance donc aux contestataires qui accordent la voix aux arabo-musulmans. Un plan était tracé par la France: il faudra que dans 20 ans les nordistes et leur arabisme soient purement éliminés. Ce serait là, un songe. Il n'est un secret pour personne que le peuple arabo-musulman du Tchad soit bien déterminé à lutter jusqu'au bout. Il n ' y aura pas deux Tchad malgré les instructions données par les Français à leurs laquais. La dite indépendance et le gouvernement illégalement constitué n'ont donné aucun résultat fructueux aux colons après trois années d'activités ( d e l 9 6 0 à l 9 6 3 ) . Ainsi,le 16 septembre 1963, date historique, le gouvernement colonial indirect sous le couvert du Rassemblement démocratique africain qui n'est autre q u ' u n club de truands au service des Européens, s'était attaqué aux chefs politiques contestataires: Jean Baptiste, Djibrine Kherallah, Ahmed Koulamallah. Un accrochage avait opposé les trois hommes suivis de leurs sympathisants aux forces gouvernementales fantoches de 13 heures à 18 heures dans la capitale du pays. C'était vendredi, un jour sacré pour les musulmans, quand les militaires fantoches avaient tiré sur les innocents ayant quitté la mosquée pour se rendre chez eux. Il y avait eu plus de trois mille morts parmi les civils... ...Les trois chefs politiques furent arrêtés et quelques jours après à Fort-Archambault, les fantoches avaient éliminé Jean Baptiste. Koulamallah et Kherallah devaient vivre pendant six années en prison... Un acte infâme avait été commis le 16 septembre 1963 par le dirigeant du gouvernement également illégal du Cameroun : en livrant

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le héro Koulamallah Ahmed qui avait réussi à se réfugier. Peu après les combats sanglants,dans le Cameroun, Ahidjo avait participé indirectement aux massacres du peupleTchadien en légitime défense. Les arrestations de 1963 n'étonnent personne. Déjà plusieurs hommes politiques végètent en prison.Chaque jour,les ministres ou parlementaires mécontents grossisaient le nombre des prisonniers. D'ailleurs, il ne manque pas de sujets pour se révolter contre un gouvernement illégal. Les provocations étaient nombreuses: après les arrestations, le gouvernement provisoire illégal procédait à la récupération des armes de la population civile du nord. Les sudistes bénéficiaient sans difficulté les permis d'achats d'armes. Chaque sudiste doit disposer de son arme à feu. Mais hélas, il y a parmi ces derniers des hommes comme André Mougna qui ont juré de mourir dans la cellule réservée pour leurs frères du nord. Pour ceux du Sud ayant compris le jeu du colon, il n'existe ni Sud, ni Nord. Il y a simplement des religieux et des libre-penseurs. La souffrance était générale. La révolution doit éclater. Des hommes prévoyants avaient quitté le pays dès la première heure de la dite indépendance. Ainsi, au deuxième sommet de l'OUA à Accra, Ibrahim Abatcha et son groupe avaient été acceptés à représenter officiellement le peuple du Tchad, en tant que fondateurs d'un mouvement révolutionnaire pour la libération du Tchad... Quelques mois après la conférence de l'OUA au Ghana, la lutte armée était engagée au Tchad par les troupes de Ibrahim Abatcha. En 1965, àMangalmé (Centre-Est), un conflit éclatait entre paysans soumis à payer trois fois l'impôt dans la même année et les autorités administratives du gouvernement illégal. Le moral des autorités illégales commençait à baisser chaque jour davantage. Mais le peuple est déterminé à renverser le régime pourri de farces ou de vices. La victoire est certaine pour le peuple. Le 22 juin 1966, à la suite de la fusion de deux mouvements de libération, naquit le Frolinat au Soudan, formé par sept Tchadiens formés à l'étranger. Le combat s'engage cette fois avec des vrais militants entraînés militairement. Pas d'armes. Les combattants arracheront leurs armes aux militaires fantoches. Des centaines avaient laissé la vie sur les champs de bataille dont le héro de guerre politique, le frère Ibrahim Abatcha. Se réculer ou continuer la lutte? Le peuple a deux choix: s'engager dans la lutte révolutionnaire ou accepter la gestapo du gouvernement illégal. Des mercenaires français et autres renfluèrent le Tchad à la

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demande des dirigeants du gouvernement illégal. Ils massacraient tout ce qu'ils trouvaient devant eux. L'heure est venue de détruire, ces arabo-musulmans à la base du soulèvement du peuple. C'était le plan dressé par les colons. Aujourd'hui, des centaines de villages ont disparu de la carte du Tchad. Les forêts sont envahies des os humains. Les charognards n'ont plus envie de s'envoler chaque matin vers les boucheries, les cadavres humains gisaient partout. Le dernier survivant des millions deTchadiens continuera la révolution... ...Le peuple tchadien est un peuple épris de justice, déterminé à retrouver sa liberté et son identité. Un tchadien n'a pas à faire plaisir pour plaire à qui que se soit. Tant pis si les gens sont mécontents. Si des abrutis dévoués acceptent le colonialisme parce que c'est une puissance, le peuple Tchadien n'a rien à avoir dans ce club et n'acceptera jamais une domination étrangère. Chaque année le colonialisme et ses embryons: l'impérialisme, le sionisme, le néocolonialisme, le fascisme, signent des nouveaux accords afin de mieux étaler leur pensée. Est-ce un crime de combattre pour sa liberté? Les gens insensés, se drapent dans des costumes de bourgeois et prennent part à des réunions del'ONUpour discuter de droit de l'homme,de la liberté, de la paix dans le monde. Ces hommes sont comme des bêtes apprivoisées. Eux-mêmes ne pouvant pas prendre des décisions sans l'accord de leurs maîtres se contentent de parler du joug colonial dans le monde. C'est idiot mais c'est comme ça. Chacun parle de ses propres intérêts. Des africains, plus noir que le charbon, ayant nié ou abandonné leur origine, se passent pour des européens dans l'objectif d'être maintenus au pouvoir éternellement. Ces hommes-là ne sont que des intoxications, des maladies contagieuses et incurables qu'il faut tout faire pour éviter. Ils avaient construit des châteaux en Espagne, des villas en France ou détiennent des comptes bancaires en Suisse. Pourquoi, ayant volé les biens du peuple, ces filous n'avaient pas construit des écoles, des mosquées ou des églises, des hôpitaux chez eux pour avoir des sympathisants parmi les habitants africains? Pour eux il n'existe pas depeupleen Afrique. Il n'y a que des hommes morts mais qui, par miracle, ont échappé à l'enterrement. Le peuple signifie une clique de voleurs dont nos dirigeants sont les membres fondateurs, le groupe de colons assassins des peuples opprimés du monde entier,les impérialistes, les sionistes, la mafia internationale.

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Qu'est-ce que l'ONU? Qu'est l'OTAN? Qu'est-ce que même l'OUA? Ce sont exactement des clubs de truands déterminés à détruire les peuples du monde entier... ...Il y a au Tchad comme ailleurs, tous les moyens pour obliger le peuple à renoncer à la lutte anti-colonialiste, anti-impérialiste, anti-sioniste, anti-fasciste, anti-mafia, anti-sécessionniste, anti-discrimination, etc. On ne dicte rien à un homme idéaliste. Ce qui se passe au 20 e siècle au Tchad, c'est la continuation de ce qui s'y passait il y a soixante-dix ans. Les colons tiennent à leur petit mot francophonie au Tchad. A cela le monde entier sait que le Tchad est loin d'être un pays francophone... Le pays est arabophone dans sa majorité avant l'arrivée du premier colon. Je ne sais pas que signifie francophonie au Tchad? Malédiction, bien sûr. Les sudistes, eux-mêmes, ont leur langage et je pense qu'ils n'ont pas envie de changer de langage. Il faut être insensé pour refuser son langage d'origine... ...Le Tchadien n'est pas l'homme qui oublie le passé. Le peuple du Tchad défend la vérité historique, son droit à l'existence, sa culture, son être, sa civilisation. «L'homme est plutôt le produit d'une culture que d'un accident épidermique», disait un grand révolutionnaire tchadien du vingtième siècle. Le cadeau du colonialisme au peuple du Tchad est la destruction ou l'oppression. Quelles que soient les difficultés le peuple doit atteindre le but de son idéal. Ce ne sont pas les Français colons qui nous ont établis sur la terre du Tchad. Au dix-neuvième siècle, les Tchadiens ripostaient contre l'occupation étrangère, armés de bâtons, flèches, couteaux et lances. Aujourd'hui, au vingtième siècle, des dizaines de milliers de Tchadiens évolués mènent avec fermeté et héroïsme la lutte armée pour détrôner les colons et leurs alliés. Les colons et leurs valets sont coincés. La France a perdu en Indochine, en Algérie, elle a perdu au Tchad mais c'est une honte pour elle, grande puissance de s'enfuir devant des Africains. Elle fait indirectement appel à l'Amérique, aux pays arabes ou à l'URSS pour trouver une solution de paix. Et cette paix, tant souhaitée par les colons et leurs valets, ne régnera que le jour où la France capitulera et se retirera définitivement du territoire sine die... ...Le Tchad est une boucherie depuis que le colon s'y est implanté. Les mercenaires, les anciens combattants de la guerre de l'Indochine, de l'Algérie, des deux guerres mondiales, de la guerre du Zaïre, etc. affluent chaque jour le Tchad. Ceux-ci croyaient éliminer en un mois

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les forces populaires pour la libération du Tchad, avant-garde du peuple,mais hélas! L'armée du peuple est dix fois plus forte que les truands à gage. Après deux années de combats sanglants, les truands à gage durent s'enfuir. Il y a eu même des mercenaires qui s'étaient évadés sans prévenir les autorités fantoches. La pauvre France, émue, est des fois obligée de rappeler ses militaires peureux. Le peuple est décidé de mener le combat jusqu'au bout. Le peuple ne se laissera pas à la France et ses esclaves une pousse de son territoire. Il ne s'agit pas d'être à la tête du gouvernement. La question est d'être libre ou esclave... ...Le peuple est déterminé. Les trois quarts du territoire sont contrôlés par les forces populaires pour la libération. Le gouvernement fantoche n'étale son pouvoir que dans les villes défendues par des troupes franco-fantoches. Rien n'empêche en tout cas son effondrement. L'inquiétude de la France et de ses valets sur la question ne doit étonner personne. Si la France perd le Tchad, tout est fini pour elle. Le Tchad avec un régime populaire sera capable d'entraîner des dizaines de pays du globe terrestre à tourner le dos à la France. Le problème est simple: en 1962, sept Tchadiens formés à l'étranger avaient réussi à soulever un millier d'hommes contre le régime illégal. Quelques années plus tard, des milliers de milliers furent intéressés par la lutte armée qui coincera aujourd'hui la France. Dix années après la victoire du peuple Tchadien, des centaines de millions d'Africains suivront l'exemple du Tchad. L'hypocrisie de la France est connue du monde entier. La France fournit des matériels de guerre aux gouvernements illégaux qu'elle a installés en Afrique pour continuer indirectement sa colonisation; elle tient des excellentes relations diplomatiques, économiques, culturelles, sociales avec le gouvernement de l'apartheid en Afrique du Sud, avec les colons portugais, avec les sionistes, avec l'impérialisme. La France avait participé à la création de l'Etat sioniste dans la Palestine... La France avait massacré des centaines de milliers d'hommes au Sénégal, Mali,Guinée, Dahomey,Togo,Haute-Volta,Maroc, Algérie, Libye, Indochine, Tchad, Congo, etc. Qui a tué Samory? Boganda? Lumumba? Félix Moumié? Mohammed Ourada? Saoulba? Ben Barka? Eduardo Mondlane? Amilcar Cabrai? Mahdjoub? Joseph Garang?, etc. Est-ce le peuple d'Afrique le coupable? Quel est leTchadien qui a colonisé la France? Quel est l'Africain qui a colonisé un pays d'Europe?...

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...Il y a une seule fraternité : celle de combats faite de larmes, de sueur, de sang de nos martyrs, de la misère du peuple Tchadien. Le FROLINAT vaincra. Les ennemis seront jetés à la poubelle. Ce qui se passe aujourd'hui au Tchad est à peu près ce qui se passe dans le monde entier. Que ce soit le Tchadien déjà engagé dans la voie de la lutte armée, que ce soit le peuple d'Afrique, d'Europe, d'Australie, d'Asie, ou d'Amérique sous domination coloniale directe ou indirecte, le moment est venu pour que chacun défend avec fermeté et héroïsme son droit à l'existence, en écrasant sans pitié les colonialistes, les impérialistes, les sionistes et leurs alliés afin de faire régner la paix dans le monde. Ta liberté est au bout du canon.

ANNEXE 4

Interviews de combattants des F. P.L. (Ennedi,août 1974)*

1. Je suis du Moyen-Chari. Une fois, les délégués politiques des FPL sont partis nous voir. Avant tout, quand nous les avons vus, nous avons pris la fuite. Après, ils ont envoyé des camarades pour aller nous chercher, et quand ils sont venus, nous avons vu des gens simples, des gens qui causent comme tout autre, pas comme nous avions entendu. Ils nous ont dit: vous n'avez pas vu ce que Tombalbaye a fait, avec les paysans? Tombalbaye nous a fait souffrir, il y a la misère dans notre pays, il y a la famine, et nous tous nous souffrons. Après cela, ils nous ont dit: Tombalbaye vous raconte des choses, il vous dit que vous êtes des sudistes, cela c'est des mensonges: nous, nous sommes contre toutes les personnes qui disent des choses comme ça, nous sommes pour défendre une cause juste, nous sommes pour l'intérêt du peuple tchadien, pour le Nord, pour le Sud, pour l'Est et pour l'Ouest. Pas question de dire que celui-ci est du Nord, celui-là est du Sud. C'est pourquoi tout de suite, j'ai pris mon arme et je suis rentré avec les combattants... Je suis un paysan qui cultive l'arachide; l'arachide est vendue à des compagnies; je cultive aussi des cultures vivrières; nous avons des vaches, des moutons; j'ai un enfant, j'ai mes parents, j'ai mes frères, tous se trouvent là-bas. Dix de ma famille ont rejoint le FROLINAT; quant à moi je suis seul ici. J'ai participé à des opérations, mais pas dans mon propre village. 2.JesuisdeMoundou, dans le Logone.Tout d'abord, nous avons beaucoup de frères qui ont été arrêtés par le gouvernement fantoche de Fort-Lamy. L'un s'appelle André Mouniang, un député. Ils n'ont pas vu que j'étais rentré dans yn sac et c'est ainsi que j'ai échappé. *Ces interviews ont été publiées dans «Tchad 74» (Fronts africains, n° 10-11, septembre-octobre 1974).

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Comme c'était [il s'agit d'André Mouniang] ûn type gentil avec nous, nous nous sommes fâchés contre Tombalbaye. De notre village, nous étions vingt qui ont rejoint le FROLINAT. C'est cela la cause qui nous a fait épouser le FROLINAT. Je suis chrétien, de race Gambaye. Q: Est-ce que le fait de venir au Nord ne te dépayse pas? R: Ce n'est pas du tout difficile, car j'ai connu que tout le Tchad m'appartient... 3. Je suis de Maro (Moyen-Chari). J'ai rejoint le FROLINAT en 1969. J'étais élève. J'ai vu la dictature qu'emploie le gouvernement de Tombalbaye, il fait sortir les gardes, des gendarmes qui chicotent les pauvres pour rien du tout... Ils ne respectent rien. S'ils trouvent un poulet, ils ramassent. Un mouton aussi, ils prennent. Chez nous, c'est à côté de la RCA, et les rebelles viennent par là chez nous, ils nous racontent leur cause, et moi j'ai vu que vraiment c 'était normal ; alors, quand Tombalbaye a entendu cela, il a envoyé des camions chargés de militaires. En ce temps, le chef de groupe nous dit de montrer le passage des rebelles. Si on refuse, on nous tue sur le champ. Nous, on a vu que ça ne va pas: sept camions chargés de militaires, pour employer la force. Pour cela, nous nous sommes dispersés dans la forêt pendant sept jours, et puis après on est venus jusqu'aux rebelles, nous étions au nombre de vingt. Quand nous sommes arrivés, on avait peur, parce que Tombalbaye fait de la propagande comme quoi les rebelles ne veulent pas les sudistes, et que si vous les voyez ou s'ils vous voient, c'est pour vous tuer. C'est pourquoi on a eu peur au début. Nous avons dit que si les rebelles nous prennent pour des frères, alors nous travaillons avec eux; mais s'ils nous prennent pour ce que Tombalbaye dit, alors on ne peut pas rester avec eux. Les rebelles nous ont dit que «le Tchad, c'est le Tchad», il n'y a pas à dire «celui-ci est du Sud, ou celui-là est du Nord», ou «celui-ci est de l'Est, ou celui-là est de l'Ouest». Ils disent que Tombalbaye vous dit par exemple: «nous sommes contre vous,et vous êtes des sudistes, vous êtes des chrétiens, et nous, nous sommes des musulmans»; non, ce n'est pas ce qui nous a fait soulever contre ce gouvernement. Ce n'est pas les musulmans,les catholiques ou autres; nous nous sommes soulevés contre ce gouvernement à cause de ses injustices. Nous avons vu que ce n'est pas vrai, ce que dit Tombalbaye, n'est pas du tout vrai; nous avons vu que celui qui prie, c'est pour lui, et chacun est libre, que celui qui ne prie pas également, celui qui veut être chrétien, il l'est pour lui et chacun est libre. Comme les camarades du

Interviews de combattants

des F.P. L. (Ennedi, août 1974)

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FROLINAT disent: le Tchad de demain sera laïque, ça c'est vrai. Nous, depuis ce jour on a compris que ces gens luttent pour une juste cause... 5. J e suis de la préfecture de Mongo (Guéra), je suis né au Sud. J'étais élève dans le temps, j'étais à l'école de manière presque forcée, l'école était obligatoire. On m'a obligé de venir, nous étions nombreux. Dans mon village, j'ai entendu dire que le gouvernement a envoyé des troupes pour aller prendre l'impôt chez mes parents, là-bas. Ce jour, j'ai entendu que beaucoup de mes parents sont morts; ils disent: nous payons l'impôt une fois mais pas plusieurs fois; à cause de ça ils ont tiré et ils ont tué beaucoup de gens. Alors, nous ici on a dit: c'est pas la peine de continuer les études, nous on étudie pour quoi faire? Nous étudions, c'est pour avoir un pays prospère et pour travailler dans le gouvernement. Comme ce gouvernement est un gouvernement qui ne travaille pas pour l'intérêt du peuple, c'est inutile; si nous continuons, nous aussi nous deviendrons comme ça, donc c'est inutile de continuer. Alors là, mon village et un autre village,nous nous sommes réunis nous les jeunes et puis nous sommes venus rejoindre le FROLINAT. Nous étions au nombre de 25 jeunes...

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Frolinat et l'armée soudanaise, communiqué de presse 40,11 mai 1972. 51. Communiqué militaire 22, 23 mai 1972. 52. Rapport expérimental sur l'opération Askanit, Lagos, 1 e r juin 1972. 53. A l'occasion du sixième anniversaire du Front de Libération Nationale du Tchad, communiqué de presse 41, 22 juin 1972. 54. Communiqué militaire 23, 6 juillet 1972. 55. Communiqué militaire 24, 28 août 1972. 56. Loi organisationeile des Forces Populaires de Libération, 22 juillet 1972 (document arabe). 57. Communiqué militaire 27,22 novembre 1972. 58. Sur la situation des détenus politiques au Tchad. Appel à l'opinion publique, communiqué de presse 44, 22 novembre 1972. 59. Des dernières déclarations de Fort-Lamy, communiqué de presse 4 5 , 1 0 décembre 1972. 60. Communiqué militaire 28, 7 mars 1973. 61. A propos des manœuvres de dernière heure du gouvernement de Fort-Lamy, communiqué de presse 4 6 , 4 mars 1973. 62. Frolinat, Bureau politique, Rapport sur les problèmes des étudiants tchadiens vis-à-vis de la lutte de libération nationale du Frolinat, 8 mai 1973. 63. Prisons: remèdes néocoloniaux contre la misère, communiqué de presse 47, 21 mai 1973. 64. Texte préparé par A. Sidick pour la revue italienne Problèmes du socialisme, 5 juin 1973. 65. Communiqué militaire 29, 18 juin 1973. 66. Communiqué militaire 30,17 septembre 1973. 67. A propos de l'assassinat du Dr Outel Bono, communiqué de presse 48, 17 septembre 1973. 68. La lutte continue, II, Bulletin d'information, septembre 1973. 69. Frolinat, Forces populaires de libération, Déclaration du congrès des F.P.L. d'Abtouyour (Guéra), s.d.. 70. Communiqué militaire 31, 12 février 1974. 71. Communiqué militaire 32, 10 mai 1974. 72. Qui a tué le Dr. Bono?, communiqué de presse 49,10 juin 1974. 73. Frolinat, A l'occasion du 8 e anniversaire de sa fondation, 22 juin 1974 (document arabe). 74. Communiqué militaire 33, 7 décembre 1974. 75. Communiqué militaire 34, 16 décembre 1974. 76. El Masira, «La Voix du Frolinat», 1 (1), janvier 1975 (document arabe). 77. El Masira, «La Voix du Frolinat», 1 (2), février 1975 (document arabe). 78. El Masira, «La Voix du Frolinat», 1 (5-6), mai-juin 1975 (document arabe). 79. Les déclarations mensongères du gouvernement de Djamena (ex-FortLamy), communiqué de presse 51, 2 février 1975. 80. Bulletin d'information, 21 avril 1975. 81. Nouvelle image d ' u n vieux régime (article traduit de l'arabe et diffusé par le Groupe Information Tchad). 82. Tchad. La j u n t e au pouvoir et la lutte populaire, communiqué depresse 52, 5 mai 1975. 83. Le cas Hissene Habré, 22 mai 1975. 84. Mahamat Abba, Rappel politique,Tripoli, 1 e r octobre 1975. 85. Forces Populaires de Libération, Programme d'entraînement des F.P.L.,

Bib liograp hie

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Deuxième phase de l'entraînement militaire, 1 e r novembre 1975 (document arabe). La domination économique étrangère, Alger,novembre 1975. Note d'information sur la situation actuelle au Tchad, Alger, s.d.. Communiqué des représentants du secteur I du Bureau politique, 31 janvier 1976 (document arabe). Communiqué signé par El Hadj Mohammed Abba Said et alia, Tripoli, 4 mai 1976 (document arabe).

DOCUMENTS C.C.F.A.N. 1. Frolinat,2 e armée de marche—B.E.T., Déclaration, 15 novembre 1971. 2. Bulletin d'informations, Forces Populaires de Libération, Communiqué militaire des Forces armées du Nord, communiqués 1973-1974. 3. C.C.F.A.N., Manifeste politique. 4. C.C.F.A.N., Incapable de gouverner, Tombalbaye a enfourché le cheval du mensonge et de la calomnie. La vérité sur l'opération de Bardai, s.l.n.d.. 5. C.C.F. A. N., La grande trahison nationale, s.l.n.d.. 6. C.C.F. A.N., 2 e armée, A l'armée nationale tchadienne, s.l.n.d.. 7. C.C.F. A. N., Aux officiers, sous-officiers et soldats de l'Armée Nationale Tchadienne, s.l.n.d.. 8. Forces Populaires de Libération, Forces armées du Nord, Aux soldats de l'armée tchadienne, s.l.n.d.. 9. C.C.F.A.N.,Communiqué fait à Yibbi-Bou, le 20 octobre 1976. 10. Conférence d'unification des armées du Frolinat. Résolution, 20 octobre 1976. 11. Comité militaire inter-armées provisoire, Communiqué. Démenti sur le communiqué publié le 9 novembre 1976 à Alger par un «soi disant porte parole du Frolinat». 12. Comité militaire inter-armées provisoire, Historique et évolution sur la situation du Frolinat, s.l.n.d.. 13. C.C.F.A.N.,Communiqué n°3/10/76/FAN. 14. C.C.F.A.N., Communiqué militaire n°002/76/FAN. 15. Communiqué n° 5/7 6/FAN. 16. C.C.F. A. N., Message aux gardes nationaux et nomades, soldats,sous-officiers de l'A. N.T., s.l.n.d.. 17. Comité militaire inter-armée provisoire, Règlement intérieur du Comité militaire inter-armée provisoire, 11 décembre 1975. 18. C.C.F.A.N.,Communiqué n»4/76/FAN. 19. C.M.I.A. P., communiqué, 18 juin 1976. 20. C.M.I.A.P., Règlement intérieur d ' u n comité populaire, 1 e r décembre 1976. 21. C.C.F.A.N., Evolution—Situation actuelle du Front de Libération Nationale du Tchad (Frolinat), s.l.n.d.. 22. C.M.I.A.P.,Communiqué,Tripoli,6 avril 1977. 23. C.M.I.A.P.,Communiqué,Tripoli, 8 avril 1977.

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Bib liographie

DOCUMENTS OFFICIELS 0. Rapport du capitaine Galopin sur les événements du Tibesti, Enneri Mourso,le 2 mai 1968. 1. Mission pour la réforme administrative, fiche n°681/MRA, Fort-Lamy, 23 août 1969. 2. Mission pour la réforme administrative, fiche n°688/MRA, Fort-Lamy, 24 août 1969. 3. Mission pour la réforme administrative, fiche n°692/MRA, Fort-Lamy, 24 août 1969. 4. Directive sur le stationnement des unités de la Garde nationale et nomade du Tchad, secrétariat général de la Défense, n°32/SGD, Fort-Lamy, 25 août 1969. 5. Déclaration radiodiffusée de M. Pierre-Alfred Dessande, ministre de l'Information et du Tourisme, Agence tchadienne de presse, s.d.. 6. Le Tchad, nouveau Viet-Nam, Agence tchadienne de presse, s.d.. 7. L'histoire politique du Tchad, Agence tchadienne de presse, s.d.. 8. Les progrès depuis dix ans, Agence tchadienne de presse, s.d.. 9. Banditisme ou rébellion I, Agence tchadienne de presse, s.d.. 10. Banditisme ou rébellion II, Agence tchadienne de presse, s.d.. 11. La prétendue opposition, Agence tchadienne de presse, s.d.. 12. La présence des forces françaises au Tchad I, Agence tchadienne de presse, s.d.. 13. La présence des forces françaises au Tchad II, Agence tchadienne de presse, s.d.. 14. La présence des forces françaises au Tchad III, Agence tchadienne de presse, s.d.. 15. Le point sur la jeunesse tchadienne, Agence tchadienne de presse, s.d.. 16. Lami, P., Rapport au président de la République.Objet.Quadrillage administratif—Centralisation, n°324/MRA, Fort-Lamy, 28 janvier 1970. 17. Procès-verbal de réunion n° 2. Procès-verbal de la seconde réunion de la Commission de réforme administrative, 6 février 1970, Fort-Lamy. 18. Procès-verbal analytique de réunion n°4. Quatrième réunion de la Commission de réforme administrative, Fort-Lamy, 10 février 1970. 19. Procès-verbal de réunion n° 6. Sixième réunion de la Commission de réforme administrative, Fort-Lamy, 24 février 1970. 20. Procès-verbal de réunion de sous-commission n° 6, Fort-Lamy, 24 février 1970. 21. Procès-verbal de réunion de sous-commission n°5,25 février 1970. 22. Commission d e r é f o r m e administrative, Procès-verbal de réunion n°8, FortLamy, 2 mars 1970. 23. Lami, P., Réanimation de l'administration dans les zones troublées, Commission de réforme administrative, Fort-Lamy, 4 mars 1970. 24. Opération de réinstallation des chefs de canton, Commission de réforme administrative, Fort-Lamy, 4 mars 1970. 25. Commission de réforme administrative, Procès-verbal de réunion n°9, FortLamy, 4 mars 1970. 26. Procès-verbal de réunion n°10, Commission de réforme administrative, FortLamy, 9 mars 1970.

Bibliographie

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27. Procès-verbal de réunion n° 11, Commission de réforme administrative, FortLamy, 10 mars 1970. 28. Procès-verbal de réunion n° 12, Commission de réforme administrative, Fort-Lamy, 13 mars 1970. 29. Procès-verbal de réunion n° 13, Commission de r é f o r m e administrative, Fort-Lamy, 16 mars 1970. 30. Procès-verbal de réunion n° 14, Commission de r é f o r m e administrative, Fort-Lamy, 4 juillet 1970. 31. Le Dossier du mois, n°4, juin 1972. 32. Le Dossier du mois, n° 7, novembre 1972. 33. Le Dossier du mois, n° 8, décembre 1972. 34. Le Dossier du mois, n° 10, février 1973. 35. Le Dossier du mois, n° 18, décembre 1973.

DOCUMENTS DIVERS 1. Les Fils du Tchad, C o m m u n i q u é , K h a r t o u m , 10 juillet 1966 ( d o c u m e n t arabe). 2. Conseil de la Révolution, Reconnaissance du F r o n t de Libération Nationale du Tchad par la République Arabe de Libye, Tripoli, le 17 septembre 1971. 3. F.L.T., Appel p o u r l'unité révolutionnaire par la direction générale d u F.L.T. et de l'Armée de Libération Nationale au sujet des accrochages regrettables entre révolutionnaires tchadiens, 25 décembre 1971. 4. Mouvement d é m o c r a t i q u e de rénovation tchadienne, Manifeste du peuple tchadien.s.l.n.d.. 5. M.D.R.T., C o m m u n i q u é , 14 février 1974. 6. Ligue des étudiants et stagiaires tchadiens en Allemagne fédérale, Communiqué de l'assemblée générale extraordinaire, Marburg, 18 mai 1975. 7. C o m m u n i q u é p o r t a n t Congrès national d ' u n i f i c a t i o n des forces révolutionnaires tchadiennes, 12 mai 1974.

Index

Abatcha, Ibrahima 35, 115, 117-122, 125-137, 139, 143-145, 161, 163, 165, 166, 185-189, 193, 197, 200, 203, 204, 247, 248, 322, 327, 329, 350, 354, 356, 362-364, 366, 374, 381, 410, 419, 420, 424, 426, 428, 431, 449, 452, 454, 461, 463, 475, 484 Abba, Mahamat 16, 96, 115-117, 127, 257, 322-324, 365, 366, 450-452, 468 Abboud,Général 322 Abdallah, Abderrahman Mohammed 120 Abdallah, Ahmed 338,339 Abdallah,Mahamat Hissein 120 Abdel Hakim, Aboubakar 120,128 Abdelkerim,Mahamat 95,96,228 Abdel Krim, Sultan 476 Abdelmolla, Mohammed Saleh 16, 120,188 Abdramane, Aboubakar Mahamat 453 Adoum, Saleh 155 Afrique du Sud 124,465,487 Agenaye, Adoum 69 Agence de coopération culturelle et technique des pays francophones 83 Ahidjo, Président 329,461,484 Ahmed, Abdallah 142 Alafi, Lieutenant 147-149,321,439 Algérie 10, 118, 119, 126, 127, 132, 188, 191, 192,204,236, 244,258, 277, 331, 332, 425, 431, 437, 453, 461,462,486,487 Ali Dinar, Sultan 476,480 Allatchimi, Issa 96, 314

Amin, Idi 341 Angola 8,10,465 Annakaza 43,244 Arabes (du Tchad) 38, 41, 45, 46, 49, 109, 115, 128, 195-197, 261, 396, 402,403,405, 406,442 Arabie Séoudite 87, 127, 131, 132, 195,201, 301,330,340 Armée de libération nationale (A. L. N.) 155,167,181 Armée nationale tchadienne (A.N.T.) 140,146,169,172,234,312 Armée rouge japonaise 266 Arnaud, Général 211,212 Association des enfants du Tchad 119 Association des étudiants (et stagiaires) tchadiens en France (A.E.(S.) T. F.) 115,399,425 Awasmé 403,404 Azza 418 Bachar, Sultan 108 Bada, Dr 69 Baghalani, Mohammed El 109, 121, 127, 128, 131, 132, 187, 188, 191197, 205, 206, 252, 261, 274, 275, 311, 312, 324, 327, 330, 362, 364, 366, 367, 374, 382, 405, 452, 475 Baguirmi 39, 40, 44, 45, 51, 60, 72, 356, 391,409,412,413,416,417 Bakongo 447 Balala 104,476 Bangui, Antoine 222 Baptiste, Jean 72,92-94,97,483 Baroud, Mahamat 106 Batha 14, 46, 57, 61, 69, 79, 80, 106109, 139, 172, 173, 175, 197, 259, 263, 377,418,453

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Index

Ben Barka 487 Ben Bella, Ahmed 118 Berdeï, Idriss 261 B.E.T. 14, 15, 38, 40, 42, 50, 52, 57, 66, 67, 71, 79, 80, 145, 146, 149, 150, 154, 161, 163-167, 175, 183, 201, 203, 207, 211, 212, 215-219, 227, 231, 235, 238, 241, 242, 245, 246, 248-251, 253, 254, 264, 269272, 275-277, 279, 293, 294, 296, 315, 321, 323, 324, 337-340, 342, 360, 390, 391, 398, 402, 412, 418, 419, 423, 439, 442, 443, 450, 454, 455,458,476 Biafra 3 5 9 , 3 6 1 , 4 4 5 , 4 4 6 Bichara 173 Bideyat 4 4 , 2 5 3 , 4 0 6 Bilala 172 Biltine 14, 79, 80, 122, 139, 171, 175, 223, 227, 264, 266, 281, 284, 285, 381, 392, 408, 409, 418, 420, 428, 453,455 Boganda 487 Bokassa, Maréchal 330 Bono, Outel 96, 115, 116, 400, 401, 421,425,469 Borkou 14, 40, 49, 51, 145, 149, 160, 166, 216, 217, 2 4 4 , 2 4 6 , 249, 254, 270, 273, 276, 289-292, 294, 391, 443,454 Bornou 40, 4 4 , 5 6 , 1 1 7 , 1 2 8 , 4 1 0 , 4 1 2 , 414,476 Boudouma 414 Boulala 4 4 Bourges, Yvon 184 Bourgoude 142 Bourguiba, Président 83 Brahim,Sultan 60 Bureau pour le développement de la production agricole (B.D. P. A.) 30,408 Cabrai, Amilcar 169, 262, 280, 345, 348,447, 4 4 8 , 4 5 0 , 4 8 7 Cameroun 31, 87, 96, 117, 118, 123, 177, 265, 329, 347, 461, 462, 483, 484 Castro, Fidel 348,469 Chaban-Delmas, Jacques 209 Chahaï, Sidimi 1 5 5 , 1 5 8 , 1 5 9 , 3 9 1

Chaïmi, Sougoumi 158-160, 231, 270, 273,313, 391 Chari-Baguirmi 14, 71, 80, 139, 140, 174,175,208,238,316 Chine populaire 1 2 7 , 3 0 1 , 3 2 8 , 4 7 1 Chirac,Jacques 318 Claustre, Françoise 144, 233, 243, 264, 271-275, 281, 289, 292, 293, 314,315,318,323,342,453 Combe,Marc 2 7 1 , 2 7 2 , 2 7 8 , 2 9 4 , 2 9 5 , 314 Comité d'étude et d'action 190 Comité du Nord du Tchad 98 Comité du Tchad libre 110 Comité militaire inter-armée provisoire (C.M.I.A.P.) 2 7 4 , 2 7 5 , 3 2 4 Communauté économique européenne (C.E.E.) 2 2 , 1 2 4 Compagnies tchadiennes de sécurité (C.T.S.) 3 4 , 1 7 2 , 2 1 1 , 3 0 9 Congo-Brazzaville 32, 87, 209, 446, 473 Conseil de commandement des forces armées du nord (C.C. F.A.N.) 15, 251, 252, 254, 262, 270, 272-276, 278, 279, 289-291, 293, 294, 314, 315, 323, 348, 360, 367, 386, 391, 401,402,437 Conseil de commandement des forces armées occidentales 452 Conseil de la révolution 452, 453 Conseil provisoire de la révolution 452 Conseil supérieur militaire (C.S.M.) 309-312, 315-321, 4 2 6 , 4 5 4 - 4 5 7 Continental oil company (CONOCO) 33,265 Corée du Nord 120, 127, 131, 266, 327,371 Cortadellas, Général 163, 170, 212, 219, 224, 225, 232, 233, 235-238, 2 5 6 , 2 5 7 , 2 6 9 , 3 3 5 , 3 3 8 , 425 Cotonfran (Cotontchad) 22, 23, 2527,176,233 Cuba 429 Dadjo 44 Dalmais.Mgr 371 Dankar, Abdelrasoul Mahamad 120 Danna, Issa 115

Index Darkalami, Kossei 216 Daza 43,154,253,290,402 Debré,Michel 234 Delsia Soussia, Robert 106 Derdé Chaï 52,157-159 Derdé Ouadaï Kefedemi 148, 149, 154-156, 158-160, 164, 203, 219, 230, 231, 243-246, 248, 249, 270, 292, 312, 313, 337, 338, 419, 443, 454 Diaatné 173 Diguimbaye,Georges 226 Diori, Hamani 333,340,438 Djalabo, Aboubakar Othman 115,117, 118, 125-127, 131, 132, 136, 137, 188, 191-193, 205, 206, 252, 330, 364,366,368,410,449 Djallal, Abderahim 106 Django, Hissein Ahamat 120 Djellaba 423 Djerakar, Gibert 400 Djibrine.Ismael Mohammed 120 Djibrine,Paul 106 Djogo, Lieutenant-Colonel 149, 155, 156 Djoheïna 38,45 Djonouma, Abdoulaye 319 Djouma, El Hadj Soleyman 231 Djoumar, Youssouf 120 Douas, Bahar Dannah 120 Doudmourrah, Sultan 52,380, 385 Doumro, Général 84 Doza 43 Duvalier, Dr 307 Éboué,Gouverneur 70,119,304 Égypte 59, 64, 74, 119,127,131,188, 189,331,416,471 El Fatah 301 El Goni, Mahamat 106 Ennedi 14,51,91, 145,147,160,166, 216, 219, 246, 251-254, 261, 266, 268-270, 284-288, 291, 294, 297, 316, 322, 378, 382, 391, 407, 408, 420,443,455 Érythrée 446 États-Unis 33, 82, 118, 357, 463, 466, 467,471-473,486 Éthiopie 433,446

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Fang 386 Fanon, Franz 448 Faust,Hansjoachim 236,237 Fayçal, Roi 300,301 Fédération des étudiants d'Afrique noire en France (F.E. A.N. F.) 425 Fils du Tchad (Les) 113,114,382 Fitri 44,45 Foccard, Jacques 308 Fond européen de développement (F.E.D.) 26,438 Forces armées populaires (F. A.P.) 452,456 Forces populaires de libération (F. P. L.) 133,167-169,175,183,197,213, 230, 234, 235, 238, 245, 252, 257, 258, 261-269, 282, 288, 296, 297, 317, 330, 331, 334-337, 348, 372, 373, 378-383, 394, 397, 398, 404, 406, 409, 411, 419, 420, 424, 426, 428,430-432,451,489 France 9, 10, 21-24, 31-34, 51, 53, 55, 56, 58,60,64-66, 70, 72, 74, 75,87, 91, 109, 119, 123, 124, 154, 158, 160, 184, 196, 200, 207-239, 256, 264, 265, 268, 269, 272, 307, 312, 315, 317-320, 323, 328, 340, 351, 357, 361, 385, 412,450, 456-458, 461,463,467,471-473,479-487 Front national de la libération du Tchad (F. L.T.) 111-114, 121-123, 125-129, 138, 171, 195, 232, 310, 311,333,360,382 Gabon 386,473 Gabri 46 Galopin, Commandant 145-147, 156, 273,275 Gam 46 Gambaye 302,490 Gaourang, Sultan 60 Gaulle, Général de 70, 98, 115, 189, 208,209,219,304 Gentil, Jean-Claude 257 Ghana 117,118,329,463,484 Girgi, Abrahim 160,166 Giscard d'Estaing, Valéry 209 Goranes 43,173 Goudja O. Hamata 173 Goukouni, Wedeye 16, 147,148,154,

518

Index

155, 159-161, 166, 203, 216, 218, 219, 231, 238, 241, 242-246, 248254, 262, 269-271, 274, 275, 289, 290, 292, 294, 312-314, 322-324, 337, 341, 342, 391, 443, 450, 451457 Goula 40,395,396 Gourvernec, Commandant 319 Gouvernement de la République islamique du Tchad en exil 111, 332 Gowon,Général 329 Guéra 14, 45, 62, 71, 79, 80,105,108, 138, 174, 175, 178, 208, 214, 255, 259, 261, 263, 358, 383, 384, 393, 394,396,491 Guevara, Che 371 Guinée-Bissau 8,10,169,286, 449 Habar, Hassan 188 Habré, Hissein 15,144,204,244,245, 247, 251-254, 262, 270-276, 278, 279, 281, 290-292, 294, 295, 312315, 317, 322-324, 341, 342, 348, 349, 360, 406, 426, 443, 450, 453, 454,457 Haddad 410,418 Hadjaro, Adam Senoussi 121, 128, 133,188,192 Hadjeraï 45, 54, 84, 260, 263, 393395 Hagar, Adoum 197, 252, 261, 262, 338,432 Hamdane,Mahamat 229,230 Hassane, Abderamane 231 Hassane, Baba 228 Hassaouna 38,45,402 Haussa 89,438 Hissa, Luti Ali Hume 313 Hô Chi Minh 348 Horala, Pasteur 281,282,383,408 Houphouet Boigny 35 Ibo 75,76 Idriss I e r , Roi 154,217,276,337 Idriss, Mahamat Soleyman 191, 192, 206, 250, 252, 254, 261, 262, 265, 270, 275, 295, 322, 335,409,451 Illech,Mohammed 58,415 Indochine 236,486,487 Indonésie 470,471

Infanterie de Marine 211, 213, 237 Irak 131,132,201 Israël 33, 34, 93, 124, 300, 301, 308, 331, 334, 338, 340, 357, 358, 472, 473 Issaka, El Hadj 109, 110, 113, 114, 121, 127, 132, 133, 144, 166, 167, 175, 189, 192, 195-197, 208, 228, 262, 338, 372, 381, 404, 405, 424 Issembé 69 Jordanie 335, 336 Kabalaye 46 Kadhafi, Moamar 50, 248, 276-279, 337, 338, 340-342, 356, 455-458 Kamougué, Commandant 312 Kanem 14, 15, 33, 38-40, 43-45, 49, 51, 57, 61, 79, 80, 126, 139, 154, 175, 244, 264, 295, 356, 409-414, 416,417,442,476 Kanembou 42,49,402,411,414 Kanouri 46,414 Katanga 359,361 Kébirmi, Yaya 216 Kenya 8, 75,99, 389, 446 Kherallah, Djibrine 72, 95-97, 228, 421,422,483 Kichéda, Mahamat 155,243,248 Kikuyu 75,76,99,446 Kotoko 46 Kotoko, Ahmed 94 Kouka 172 Koulamallah, Ahmed 34, 72, 74, 92, 93, 96, 97, 112,329, 417,421,422, 483, 484 Koweit 131, 132, 194, 195, 201, 330 Kréda 402,410 Lac, Préfecture du 14,15, 79, 80,139, 175,410,414,418,453 Lakka 46 Lami, Gouverneur 83, 90, 109, 178, 180,216,219-226,239,263 Leclerc, Général 70, 148, 304 Légion étrangère 211,212,235,237 Liban 131,201,301,336 Libye 10, 50, 64, 82, 87, 148, 151, 154, 155, 164, 166, 192, 201-203, 206, 217, 218, 241, 243-245, 248,

Index 2 5 2 , 256, 257, 259, 266, 2 7 4 , 276279, 293, 2 9 4 , 300, 301, 303, 3 1 2 , 323, 331, 337-342, 3 8 2 , 426, 431, 453-458,487 Lisette, Gabriel 69, 70, 7 1 , 9 2 , 9 3 , 1 8 9 , 303,400,417 Logone 1 4 , 50, 79, 80, 93, 265, 400, 434,462,475,489 Lugard,Lord 59 Lumumba 3 4 8 , 4 8 7 Maba 4 4 Madagascar 1 1 , 3 2 , 4 4 6 , 4 7 3 Mahalem, Aba 1 0 4 , 4 7 6 Mahamat, El Hadj Hassan 155 Makboul, Abdoulaye 120 Mali 30, 38, 46, 47, 91, 151, 4 3 3 - 4 3 8 , 441,487 Malloum, Général 138, 233, 309-317, 319-321,380,401,422,453-458 Maloum, Boucar Mahamad 120, 4 5 2 Mangalmé 105-108, 114, 129, 138, 140, 186, 208, 211, 229, 256, 257, 259, 378, 419, 428, 431, 448, 477, 484 Mansour, Farhan Moustafa 132 Mao Tsé-Toung 118, 125, 328, 348, 351,467 Maraou 142 Marba 4 6 Marti, J o s é 470 Massa 46, 5 4 , 6 3 Massalat 172 Massalit 4 4 Massu,'Lieutenant' 1 4 8 Matar, Nashr Dhahab 1 2 1 , 1 2 2 , 1 8 8 MauMau 8 , 3 8 9 Maures 4 3 5 , 4 3 6 Mauritanie 3 8 , 4 6 , 4 7 , 4 3 3 - 4 3 6 Mayo-Kebbi 1 4 , 46, 50, 79, 80, 9 4 , 106,265,400,434 M'Ba, Léon 4 7 3 Mbaye 319 Mboudou,Issa 9 6 M'Boum 4 6 M . E . S . A.N. 9 4 Mesmedjé 172 Mhamad 4 5 3 Mission pour la réforme administrative (M.R. A.) 8 3 , 9 0 , 1 0 9 , 1 7 1 , 1 7 4 ,

519

178, 216, 2 1 9 - 2 2 2 , 224-227, 2 3 2 , 239, 263, 2 6 4 , 271, 3 6 2 , 378, 389, 395,396,408,419 Missirié 45, 46, 173, 215, 255, 261, 402-405 Mobutu,Président 2 1 9 , 3 0 2 , 3 2 9 Mondlane, Eduardo 487 Moubi 105, 107, 108, 228-230, 235, 280, 287, 310, 378, 380, 393, 431, 449 Mougnan, André 93, 400, 475, 4 8 4 , 489,490 Moulinaye, El Hadj 1 5 8 , 1 5 9 Mouloui 4 6 Moumié, Félix 487 Moundang 4 1 , 4 6 , 5 4 Moussa, Ahmed Hassan 1 1 2 , 1 1 3 , 1 2 1 1 2 3 , 1 7 1 , 2 3 2 , 3 1 0 , 3 1 1 , 333 Moussa, Taher Mahamat 120 Moussei 4 6 Mouvement démocratique de rénovation tchadienne (M.D.R.T.) 400, 401,421,425 Mouvement national de libération tchadien (M.N.L.T.) 112 Mouvement pour la libération de l'Angola (M. P. L. A.) 317 Mouvement national pour la révolution culturelle et sociale (M.N. R. C.S.) 3 0 2 , 3 0 4 Mouvement socialiste africain (M. S. A.) 7 1 , 7 2 , 7 4 , 9 2 , 9 4 , 1 1 2 , 1 1 5 , 4 1 7 Moyen Chari 14, 28, 50, 78-80, 92, 174-176, 213, 300, 305, 395, 399, 434,462,489,490 Mussolini-Laval (accord) 50, 276, 27 7, 342 Nagué, Kodébri 116 Nantchéré 4 6 Nassour, Abo 95, 96, 231, 319, 421, 422 N'Garmin, Moussa 189 Niellem 4 6 Niger 13, 36, 38, 46, 47, 49, 50, 87, 89, 147, 151, 177, 277, 286, 292, 294, 329, 333, 4 3 3 , 4 3 4 - 4 3 9 , 4 4 1 , 4 5 5 Nigéria 31, 48, 75, 87, 117, 177, 201, 203, 257, 2 9 4 , 295, 329, 4 1 4 , 416, 453,476

520

Index

N'Krumah,Kwaneh 3 2 9 , 4 6 3 , 4 6 4 Numeiry, Général 8 7 , 3 3 5 , 3 3 6 Nyerere, Julius 3 4 5 Odingar, Général 1 4 6 , 3 0 9 , 3 2 1 Okermi, Togoï 2 7 6 Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques 1 3 1 , 1 3 9 Organisation de l'unité africaine (O. U.A.) 2 7 8 , 2 9 4 , 3 2 8 , 3 3 1 , 3 3 6 , 3 4 1 , 484,486 Organisation des nations unies (O. N. U.) 2 7 8 , 2 9 4 , 4 7 1 , 4 8 5 , 4 8 6 O.T. A.N. 4 6 1 , 4 6 5 , 4 8 6 Ou addai 14, 3 9 - 4 1 , 4 4 , 4 5 , 4 9 , 5 2 , 5 5 58, 60-62, 70, 71, 76, 79-81, 85, 91, 108, 110-113, 115, 1 2 2 , 128, 129, 135, 138, 1 4 2 , 170-172, 175, 215, 2 2 2 , 223, 238, 256, 267, 268, 2 7 4 , 288, 2 9 4 , 306, 311, 316, 333, 356, 357, 360, 3 7 4 , 381, 386, 387, 389, 391, 3 9 2 ^ 3 9 4 , 396, 403, 408, 409, 411-418,430,442,476,477,480 Ould Daddah 4 3 5 Ouled Hémat 4 0 5 Ouled Him et 173 Ouled Rachid 4 5 , 1 7 3 , 4 0 5 Ouled Sliman 3 8 , 4 5 , 4 1 1 Ou nia 2 5 3 Ourada,Mohammed 6 0 , 4 8 7 Paillard 2 2 5 - 2 2 7 Palestine 266, 300, 335-337, 3 4 0 , 3 7 0 P.A.I.G.C. 169,262,280,448-450 Parti progressiste tchadien (P.P.T.) 69-71, 73, 74, 83, 92-95, 99, 123, 146, 179, 189, 210, 220, 221, 3 0 2 , 303,380,400,411,417 Peul 4 6 , 4 0 3 , 4 3 6 , 4 3 8 Pompidou, Georges 1 4 8 , 2 9 9 Prodel-Farcha 2 3 , 3 1 , 1 7 7 , 4 2 4 Quadrya 4 1 4 Rabah 40, 41, 51, 185, 189, 380, 387, 412 Rassemblement démocratique africain ( R . D . A.) 6 8 , 6 9 , 4 8 3 Ratatine 4 6 , 1 7 3 , 4 0 3 , 4 0 5 République Centrafricaine 31-36, 50,

87, 9 4 , 1 0 9 , 1 1 0 , 1 2 7 , 1 7 7 , 1 7 8 , 1 8 9 , 193, 201, 203, 209, 231, 2 3 2 , 2 3 4 , 265,286,330,378,424,434,490 République démocratique allemande ( R . D . A.) 3 2 8 Rodai, Lieutenant 1 4 6 , 1 4 7 , 3 2 1 Rousseau, Jean-Jacques 3 5 3 , 3 6 3 Saboun 1 3 4 Salamat (ethnie) 4 5 , 1 7 2 , 1 7 3 , 396 Salamat, Préfecture du 14, 71, 79,80, 108, 113, 138, 141, 174, 175, 180, 181, 233, 255, 259, 2 8 4 , 296, 396, 407,409 Salamié 4 0 5 Samory 487 Saoulba 487 Sara 40, 46, 53, 5 4 , 65, 68, 69, 74-76, 81, 8 4 , 90, 98, 99, 146, 1 5 4 , 251, 300, 305, 319, 359, 3 8 4 , 385, 387, 393,396,411,437,446 Sarakolé 4 3 5 Sawaba 347 Séid.Mahamat 469 Sénégal 1 5 1 , 4 7 3 , 4 8 7 Senoussi, Ahmed 105 Senoussi, Mahamat 178 Senoussiya 4 0 , 5 1 , 5 2 , 3 8 7 , 4 1 2 , 4 4 3 Services des affaires musulmanes et arabes 55 Sidick, Abba 10,15, 6 9 , 1 0 9 , 1 1 0 , 1 1 2 , 118, 122, 130, 131, 136, 1 5 4 , 155, 159, 160, 1 6 4 , 1 6 7 , 1 6 8 , 1 7 1 , 188198, 200, 202-208, 230, 238, 2412 5 4 , 260-262, 266, 272, 2 7 4 - 2 7 6 , 2 7 8 - 2 8 2 , 286, 287, 2 9 2 , 301, 303, 308, 3 1 2 , 316, 317, 3 2 0 - 3 2 4 , 327, 328, 330, 337, 339, 341, 346-348, 351-354, 356, 360-369, 371, 373, 378, 379, 382, 3 9 2 , 397, 398, 403, 4 0 4 , 406, 410, 413, 418, 420, 423, 426,428,430,431,437,449-457 Sila 4 5 Silek, Ali 1 7 1 , 2 2 2 , 2 2 3 SIVIT 31,77,177 Société textile du Tchad (S.T.T.) 23, 30,424 Somalie 4 4 6 Somrai 4 6 Soudan 31, 4 4 , 47, 48, 61-64, 81, 8 2 ,

Index 87, 88, 95,109-113,120-122,127129, 131, 138, 177, 185, 187-189, 191, 192, 195, 201, 203, 238, 241, 252, 256, 264, 274, 276, 286, 311, 322, 330, 331-336, 355, 359, 374, 382, 389, 392, 414-418, 423, 433, 434, 439-441, 445-447, 453, 455, 475,477,480 Sougoudi, Ali 155,166,245 Staewen,Dr 246,271,272,275,293 Syrie 131,132,201 Taher, Mahamat Ali 115,117,12 6,12 7, 132, 137, 154, 155, 158-161,166, 191,216,237,410,449 Tama 409,411 Tandjilé 14,79,80 Tarbya 96,104 Tchéré.Adoum 394 Tébia 253 Téda 14, 43, 50, 145, 147-151, 154, 156-160, 163, 231, 253, 273, 275, 290,313,443 Tibesti 11, 14, 33, 40, 42, 43, 49, 51, 52, 67, 68,145-151, 154-160,164, 166, 217, 218, 227, 230, 231, 246, 253, 254, 270-276, 278, 289-294, 302, 312, 315, 321, 337, 390, 391, 418,419,443,453-456 Tidjanya 6 4 , 7 2 , 9 6 , 4 1 4 , 4 3 4 Titinibaye, François 105 Togoï, Adoum 16,147,160,246,251, 252, 254, 257, 262, 269, 273, 275, 290,291,295,324 Tomagra 157,158,313 Tombalbaye, François (N'Garta) 10, 33, 34, 69,74,77, 78,82,88,91-97, 106-109, 111-114, 118, 119, 122, 129, 138, 140, 144,148, 156, 158, 163, 170, 183, 185, 186,189,190, 198, 207, 208, 219, 221, 222, 224232, 239, 241, 244, 245, 258, 259, 263, 264,273, 278, 279, 283, 299310, 312, 314, 318, 319, 321, 322, 328, 329, 331-333, 335, 337-341, 352, 361, 370, 371, 377, 381, 383385, 387, 392, 397-401, 411, 417, 418, 421, 422, 424, 439, 468-470, 475-478,489,490 Touaregs 91,329,436-438

521

Toubous 11, 38, 42-44, 49, 52, 66-68, 146, 147, 149-151, 155-157, 163165, 215, 217, 231, 241, 243-245, 247, 248, 250, 251, 254, 269-271, 290, 291, 295, 313, 314, 316, 329, 337, 382, 386, 390, 391, 401, 402, 418,434,437-439,442,443,453 Toucouleurs 435 Tounjour 476 Toupouri 46,54 Toura Gaba, Jules-Pierre 69, 92-94, 418 Touré, Sékou 345,346 Tozoba 158,313 Trei, Aboubakar Mahamad 120 Union africaine et malgache (U. A. M.) 463 Union démocratique des indépendants tchadiens (U. D. I.T.) 92 Union démocratique tchadienne (U. D.T.) 70, 71,73, 74 Union des jeunesses tchadiennes 182 Union des populations du Cameroun (U.P.C.) 117, 118, 120, 329, 347, 461,462 Union générale des tchadiens au Soudan 111 Union nationale tchadienne (U. N.T.) 96-98, 104, 114-118,121-123,125128, 189, 190,198, 322, 331, 355, 357, 362, 363, 365, 382, 392, 400, 426,461,465-470, 475-477 U.R.S.S. 131,139,300,486 Viêt-nam 209,425,429,471,472 Yacine, Abdelgader 16,205,242,243, 248 Yaya, Abdoulaye 229, 230 Youlou, Fulbert 473 Youssouf, Adili 155 Youssouf, Sultan 72 Zaghawa 44,49, 392, 428 Zaïre 8, 33, 219, 302, 329, 446, 447, 486 Zanzibar 446, 466 Zarma-Songhaï 438 Zezerti, Alifa 411

Table des matières

Introduction

7

PREMIÈRE PARTIE: LES CAUSES DE L'INSURRECTION Chapitre I. Tchad, une néo-colonie A. B. C. D. E.

Une situation de dépendance L'exemple du coton L'exploitation du Nord Intérêts stratégiques et rivalités inter-impérialistes Néo-colonialisme et révolution

Chapitre II. Le Tchad est double: l'époque pré-coloniale A. Le grand clivage B. Le Tchad est multiple C. Quelques conclusions provisoires Chapitre III. Le Tchad est double: la période coloniale A. B. C. D. E. F.

La conquête française La colonisation française dans le Sud La politique «musulmane» La politique française dans le B.E.T La lutte pour l'indépendance Conclusions

Chapitre IV. Le Tchad est double: l'indépendance A. Pas d'indépendance au Nord

21 21 23 30 31 34 37 37 41 46 51 51 52 55 66 68 75 77 77

524

Table des matières B. Vers un régime de parti unique C. Résumé

.91 98

DEUXIÈME PARTIE: DESCRIPTION DE L'INSURRECTION Chapitre V. La naissance de la révolte A. B. C. D.

103

Les insurrections paysannes Le F. L.T. et les «Soudanais» L'U. N.T. et les étudiants du Caire La création du Frolinat

Chapitre VI. Le Frolinat d'Jbrahima (1966-début 1968)

103 110 115 121

Abatcha

A. L'action à l'extérieur B. Les maquis

129 129 132

Chapitre VIL L'entrée en scène du B.E. T.

145

A. L'arrière-plan des événements B. Les débuts de la guerre du B.E.T. C. Le conflit interne du Tibesti

145 152 156

Chapitre VIII. Le Frolinat victorieux A. B. C. D.

L'évolution de la guerre civile L'offensive économique Les zones «libérées» Tombalbaye: le silence et le mépris

Chapitre IX. Le Frolinat d'Abba Sidick A. La succession d'Ibrahima Abatcha B. Le Frolinat «nouveau style» Chapitre X. L'intervention

militaire française

A. Pourquoi l'intervention française? B. L'action militaire C. La Mission pour la réforme administrative

163 163 175 179 183 187 187 197 207 207 211 219

Table des matières D. Tombalbaye: la réconciliation E. La fin de l'intervention française Chapitre XI. La défection de la deuxième armée A. La naissance du conflit B. Les motivations des dissidents C. La lutte pour l'Ennedi Chapitre XII. Le regain

525 225 232 241 241 246 251 255

A. L'évolution des maquis du Centre-Est B. L'évolution des maquis du B. E.T. C. Les «zones politiquement contrôlées» dans le Centre-Est D. Le Tibesti libre E. La sécheresse et la lutte armée

255 269 279 289 295

Chapitre XIII. Le déclin de Tombalbaye et le coup d'État militaire A. Tombalbaye: le repli et l'abandon B. Les militaires au pouvoir Chapitre XIV. Le Frolinat et l'aide

299

étrangère.

A. Les pays socialistes et l'Afrique noire B. Le monde arabe

TROISIÈME PARTIE: LA SIGNIFICATION DE L'INSURREC TION Chapitre XV. Le discours du Frolinat . A. B. C. D.

Introduction Les quatre thèmes du Frolinat L'évolution des quatre thèmes Les textes arabes du Frolinat .

526

Table des matières

Chapitre XVI. Le discours des rebelles A. B. C. D.

Les motivations subjectives Tous les rebelles sont musulmans Tous les musulmans ne sont pas rebelles La lutte des classes

Chapitre XVII. Conclusions A. Nord et Sud dans la zone sahélo-saharienne B. Les quatre dimensions de la révolte tchadienne et le fait ethnique C. La révolution en Afrique noire Épilogue. Le Frolinat de Goukouni

377 377 380 401 417 433 433 441 446 451

A. L'unification du Frolinat 451 B. L'offensive militaire de Goukouni 454 C. La Libye et la France: une «coopération» intéressée. . .456 Annexes

461

1. 2. 3. 4.

Quelques écrits d'Ibrahima Abatcha (1962-1965) . . . .461 Communiqué de l'U.N.T 475 «Texte libre» d ' u n militant du Frolinat 479 Interviews de combattants des F.P. L 489

Bibliographie

493

Index

515

CHANGE AND CONTINUITY IN AFRICA Already

published

1. Robert Buijtenhuijs, Le Mouvement «Mau-Mau». Une rivolte pay sänne et anti-coloniale en Afrique Noire. 1971 2. M. L. Daneel, Old and New in Southern Shona Independent Churches. Vol. I: Background and Rise of the Major Movements. 1971 3. Network Analysis. Studies in Human Interaction. Edited by Jeremy Boissevain and J. Clyde Mitchell. 1973 4. M. L. Daneel, Old and New in Southern Shona Independent Churches. Vol. II: Church Growth — Causative Factors and Recruitment Techniques. 1974 5. J. E Holleman, Issues in African Law. 1974 6. H. L. van der Laan, The Lebanese Traders in Sierra Leone. 1975 7. Barbara E. Harrell-Bond, Modern Marriage in Sierra Leone. A Study of the Professional Group. 1975 8. Jan Kaayk, Education, Estrangement and Adjustment. A Study among Pupils and School Leavers in Bukumbi, a Rural Community in Tanzania. 1976 9. Law and the Family in Africa. Edited by Simon Roberts. 1977 10. Jan J. de Wolf, Differentiation and Integration in Western Kenya. A Study of Religious Innovation and Social Change among the Bukusu. 1977 11. Barbara E. Harrell-Bond, Allen M. Howard and David E. Skinner, Community Leadership and the Transformation of Freetown (1801-1976;. 1978 12. Robert Buijtenhuijs, Le Frolinat et les révoltes populaires du Tchad, 1965-1976.1978 13. Martin R. Doornbos, Not all the King's Men. Inequality as a Political Instrument in Ankole, Uganda. 1978

Publications in collaboration with the Afrika-Studiecentrum, Leiden MOUTON PUBLISHERS • THE HAGUE • PARIS • NEW YORK