Le Destin des images [1 ed.] 2913372279, 9782913372276

« Mon titre pourrait laisser attendre quelque nouvelle odyssée de l'image, nous conduisant de la gloire aurorale de

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French Pages 157 [117] Year 2003

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Le Destin des images [1 ed.]
 2913372279, 9782913372276

Table of contents :
Couverture
Page de titre
I. Le destin des images
L’altérité des images
Image, ressemblance, archi-ressemblance
D’un régime d’imagéité à un autre
La fin des images est derrière nous
Image nue, image ostensive, image métamorphique
II. La phrase, l’image, l’histoire
Sans commune mesure ?
La phrase-image et la grande parataxe
La gouvernante, l’enfant juif et le professeur
Montage dialectique, montage symbolique
III. La peinture dans le texte
IV. La surface du design
V. S’il y a de l’irreprésentable
Ce que représentation veut dire
Ce qu’anti-représentation veut dire
La représentation de l’inhumain
L’hyperbole spéculative de l’irreprésentable
Notes
Origine des textes
Du même auteur
Chez le même éditeur
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I. Le destin des images Mon titre pourrait laisser attendre quelque nouvelle odyssée de l’image, nous conduisant de la gloire aurorale des peintures de Lascaux au crépuscule contemporain d’une réalité dévorée par l’image médiatique et d’un art voué aux moniteurs et aux images de synthèse. Mon propos pourtant est tout différent. En examinant comment une certaine idée du destin et une certaine idée de l’image se nouent dans ces discours apocalyptiques que porte l’air du temps, je voudrais poser la question : estce bien d’une réalité simple et univoque qu’ils nous parlent ? N’y-a-t-il pas, sous le même nom d’image, plusieurs fonctions dont l’ajustement problématique constitue précisément le travail de l’art ? À partir de là, il sera peut-être possible de réfléchir, sur une base plus ferme, à ce que sont les images de l’art et aux transformations contemporaines de leur statut. Partons donc du commencement. De quoi parle-t-on et que nous dit-on au juste lorsque l’on affirme que désormais il n’y a plus de réalité mais seulement des images ou, à l’inverse, qu’il n’y a désormais plus d’images mais seulement une réalité se représentant incessamment à elle-même ? Ces deux discours semblent opposés. Nous savons pourtant qu’ils ne cessent de se transformer l’un dans l’autre au nom d’un raisonnement élémentaire : s’il n’y a plus que des images, il n’y a plus d’autre de l’image. Et s’il n’y a plus d’autre de l’image, la notion même d’image perd son contenu, il n’y a plus d’image. Plusieurs auteurs contemporains opposent ainsi l’Image qui renvoie à un Autre et le Visuel qui ne renvoie qu’à lui-même. Ce simple raisonnement suscite déjà une question. Il est aisé de comprendre que le Même est le contraire de l’Autre. Il est moins aisé de comprendre ce qu’est l’Autre ainsi invoqué ? À quels signes, d’abord, reconnait-on sa présence ou son absence ? Qu’est-ce qui nous permet de dire qu’il y a de l’autre dans une forme visible sur un écran et qu’il n’y en a pas dans une autre ? Qu’il y en a, par exemple, dans un plan de Au hasard Balthazar et qu’il n’y en a pas dans un épisode de Questions pour un champion ? La réponse la plus couramment donnée par les contempteurs du « visuel » est celle-ci : l’image télévisuelle n’a pas d’autre, en raison de sa nature même : elle porte en effet sa lumière en elle-même, quand l’image

cinématographique la tient d’une source extérieure. C’est ce que résume Régis Debray dans un livre intitulé Vie et mort de l’image : « L’Image ici a sa lumière incorporée. Elle se révèle elle-même. Se sourçant en soi, la voilà à nos yeux cause de soi. Définition spinoziste de Dieu ou de la substance1. » De toute évidence, la tautologie posée ici comme essence du visuel n’est que la tautologie du discours lui-même. Celui-ci nous dit simplement que le Même est même et que l’Autre est autre. Il se fait passer pour plus qu’une tautologie en identifiant, par le jeu rhétorique des propositions indépendantes télescopées, les propriétés générales des universaux avec les caractéristiques d’un dispositif technique. Mais les propriétés techniques du tube cathodique sont une chose, les propriétés esthétiques des images que nous voyons sur l’écran en sont une autre. Précisément l’écran se prête à accueillir aussi bien les performances de Questions pour un champion que celles de la caméra de Bresson. Il est donc clair que ce sont ces performances qui sont intrinsèquement différentes. La nature du jeu que la télévision nous propose et des affects qu’il suscite en nous est indépendante du fait que la lumière vienne de notre appareil. Et la nature intrinsèque des images de Bresson demeure inchangée, que nous voyions les bobines projetées en salle, une cassette ou un disque sur notre écran de télévision ou encore une vidéo-projection. Le même n’est pas d’un côté et l’autre de l’autre. Identité et altérité se nouent différemment l’une à l’autre. Notre poste à lumière incorporée et la caméra de Questions pour un champion nous font assister à une performance de mémoire et de présence d’esprit qui leur est en elle-même étrangère. En revanche la pellicule de la salle de projection ou la cassette de Au hasard Balthazar visualisée sur notre écran nous font voir des images qui ne renvoient à rien d’autre, qui sont ellesmêmes la performance.

L’altérité des images Ces images ne renvoient à « rien d’autre ». Cela ne veut pas dire qu’elles sont, comme l’on dit volontiers, intransitives. Cela veut dire que l’altérité entre dans la composition même des images, mais aussi que cette altérité tient à autre chose qu’aux propriétés matérielles du médium cinématographique. Les images de Au hasard Balthazar ne sont pas d’abord les manifestations des propriétés d’un certain médium technique,

ce sont des opérations : des relations entre un tout et des parties, entre une visibilité et une puissance de signification et d’affect qui lui est associée, entre des attentes et ce qui vient les remplir. Regardons le début du film. Le jeu des « images » a commencé déjà quand l’écran était encore noir, avec les notes cristallines d’une sonate de Schubert. Il s’est poursuivi quand, tandis que le générique défilait sur un fond évoquant aussi bien une muraille rocheuse, un mur de pierres sèches ou du carton bouilli, un braiement s’est substitué à la sonate, puis la sonate a repris son cours, recouverte ensuite par un bruit de grelots qui s’enchaîne avec le premier plan du film : une tête d’ânon, tétant sa mère en plan rapproché. Une main très blanche descend alors le long du cou sombre de l’ânon tandis que la caméra remonte en sens inverse vers la fillette propriétaire de cette main, son frère et son père. Un dialogue accompagne ce mouvement (« Il nous le faut » – « Donne-le nous » – « Mes enfants, c’est impossible ») sans que nous voyions jamais la bouche qui profère ces mots : les enfants s’adressent à leur père en nous tournant le dos, leurs corps masquent son visage pendant la réponse. Un fondu enchaîné introduit alors un plan qui nous montre le contraire de ce que les paroles annonçaient: de dos, en plan large, le père et les enfants redescendent en emmenant l’âne. Un autre fondu enchaîne avec le baptême de l’âne, autre plan rapproché qui nous laisse voir seulement la tête de l’animal, le bras du garçon qui verse l’eau et le buste de la fillette qui tient un cierge. En un générique et trois plans nous avons un régime entier d’imagéité, c’est-à-dire un régime de relations entre des éléments et entre des fonctions. C’est d’abord l’opposition entre la neutralité de l’écran noir ou gris et le contraste sonore. La mélodie qui va droit son chemin en notes bien détachées et le braiement qui l’interrompt donnent déjà toute la tension de la fable à venir. Ce contraste est relayé par l’opposition visuelle d’une main blanche sur un poil noir, et par la séparation entre les voix et les visages. Cette dernière est prolongée à son tour par l’enchaînement entre une décision verbale et sa contradiction visuelle, entre le procédé technique du fondu enchaîné qui intensifie la continuité et le contre-effet qu’il nous montre. Les « images » de Bresson, ce ne sont pas un âne, deux enfants et un adulte ; pas non plus seulement la technique du cadre rapproché et les mouvements de caméra ou fondus enchaînés qui l’élargissent. Ce sont des opérations qui lient et disjoignent le visible et sa signification ou la parole

et son effet, qui produisent et déroutent des attentes. Ces opérations ne découlent pas des propriétés du médium cinématographique. Elles supposent même un écart systématique par rapport à son usage ordinaire. Un cinéaste « normal » nous donnerait un indice, si léger soit-il, du changement de décision du père. Et il cadrerait plus large la scène du baptême, ferait remonter la caméra ou introduirait un plan supplémentaire pour nous montrer l’expression du visage des enfants pendant la cérémonie. Dira-t-on que la fragmentation bressonienne nous donne, à la place de l’enchaînement narratif de ceux qui alignent le cinéma sur le théâtre ou le roman, les pures images propres à cet art ? Mais la fixation de la caméra sur la main qui verse l’eau et sur celle qui tient la bougie n’est pas plus propre au cinéma que ne l’est à la littérature la fixation du regard du médecin Bovary sur les ongles de Mademoiselle Emma ou de Madame Bovary sur ceux du clerc de notaire. Et la fragmentation ne brise pas simplement l’enchaînement narratif. Elle opère à son égard un double jeu. En séparant les mains de l’expression du visage, elle réduit l’action à son essence : un baptême, c’est des paroles et des mains versant de l’eau sur une tête. En resserrant l’action sur l’enchaînement des perceptions et des mouvements et en court-circuitant l’explication des raisons, le cinéma bressonien n’accomplit pas une essence propre du cinéma. Il s’inscrit dans la continuité de la tradition romanesque ouverte par Flaubert ; celle d’une ambivalence où les mêmes procédures produisent et retirent du sens, assurent et défont la liaison des perceptions, des actions et des affects. L’immédiateté sans phrase du visible en radicalise sans doute l’effet, mais cette radicalité opère elle-même par le jeu de ce pouvoir qui sépare le cinéma des arts plastiques et le rapproche de la littérature : le pouvoir d’anticiper un effet pour mieux le déplacer ou le contredire. L’image n’est jamais une réalité simple. Les images de cinéma sont d’abord des opérations, des rapports entre le dicible et le visible, des manières de jouer avec l’avant et l’après, la cause et l’effet. Ces opérations engagent des fonctions-images différentes, des sens différents du mot image. Deux plans ou enchaînements de plans cinématographiques peuvent ainsi relever d’une imagéité différente. Et inversement un plan cinématographique peut relever du même type d’imagéité qu’une phrase romanesque ou un tableau. C’est pour cela qu’Eisenstein a pu chercher dans Zola ou Dickens, comme dans Greco ou Piranèse, les modèles du montage

cinématographique et Godard composer un éloge du cinéma avec les phrases d’Elie Faure sur la peinture de Rembrandt. L’image du film ne s’oppose donc pas à la télédiffusion comme l’altérité à l’identité. La télédiffusion aussi a son autre : la performance effective du plateau. Et le cinéma aussi reproduit une performance effectuée en face d’une caméra. Simplement, quand on parle des images de Bresson, ce n’est pas de ce rapport-là qu’on parle : non pas de la relation entre ce qui a eu lieu ailleurs et ce qui a lieu sous nos yeux mais des opérations qui font la nature artistique de ce que nous voyons. Image désigne ainsi deux choses différentes. Il y a la relation simple qui produit la ressemblance d’un original : non point nécessairement sa copie fidèle, mais simplement ce qui suffit à en tenir lieu. Et il y a le jeu d’opérations qui produit ce que nous appelons de l’art : soit précisément une altération de ressemblance. Cette altération peut prendre mille formes : ce peut être la visibilité donnée à des traits de pinceau inutiles pour nous faire savoir qui est représenté par le portrait ; un allongement des corps qui exprime leur mouvement aux dépens de leurs proportions ; un tour de langage qui exacerbe l’expression d’un sentiment ou rend plus complexe la perception d’une idée ; un mot ou un plan à la place de ceux qui semblaient devoir venir… C’est en ce sens-là que l’art est fait d’images, qu’il soit ou non figuratif, qu’on y reconnaisse ou non la forme de personnages et de spectacles identifiables. Les images de l’art sont des opérations qui produisent un écart, une dissemblance. Des mots décrivent ce que l’œil pourrait voir ou expriment ce qu’il ne verra jamais, ils éclairent ou obscurcissent à dessein une idée. Des formes visibles proposent une signification à comprendre ou la soustraient. Un mouvement de caméra anticipe un spectacle et en découvre un autre, un pianiste attaque une phrase musicale « derrière » un écran noir. Toutes ces relations définissent des images. Cela veut dire deux choses. Premièrement les images de l’art sont, en tant que telles, des dissemblances. Deuxièmement l’image n’est pas une exclusivité du visible. Il y a du visible qui ne fait pas image, il y a des images qui sont toutes en mots. Mais le régime le plus courant de l’image est celui qui met en scène un rapport du dicible au visible, un rapport qui joue en même temps sur leur analogie et sur leur dissemblance. Ce rapport n’exige aucunement que les deux termes soient matériellement présents. Le visible se laisse disposer en tropes significatifs, la parole déploie une visibilité qui peut être aveuglante.

Il pourrait sembler superflu de rappeler des choses aussi simples. S’il faut le faire, pourtant, c’est que ces choses simples ne cessent de se brouiller, que l’altérité identitaire de la ressemblance a toujours interféré avec le jeu des relations constitutives des images de l’art. Ressembler passa longtemps pour le propre de l’art, alors même qu’une infinité de spectacles et de formes d’imitation en étaient proscrits. Ne pas ressembler passe en notre temps pour son impératif alors même que photographies, vidéos et étalages d’objets semblables à ceux de tous les jours ont pris dans les galeries et les musées la place des toiles abstraites. Mais cet impératif formel de non-ressemblance est pris lui-même dans une singulière dialectique. Car l’inquiétude gagne : ne pas ressembler, n’est-ce pas renoncer au visible, ou bien en soumettre la richesse concrète à des opérations et artifices qui trouvent dans le langage leur matrice ? Un contremouvement se dessine alors : ce qu’on oppose à la ressemblance, ce n’est pas l’opérativité de l’art, c’est la présence sensible, l’esprit fait chair, l’absolument autre qui est aussi absolument même. « L’Image viendra au temps de la Résurrection », dit Godard : l’Image, c’est-à-dire la « première image » de la théologie chrétienne, le Fils qui est non point « semblable » au Père mais participant de sa nature. On ne s’entretue plus pour le iota qui sépare cette image de l’autre. Mais on continue à y voir une promesse de chair, propre à dissiper ensemble les simulacres de la ressemblance, les artifices de l’art et la tyrannie de la lettre.

Image, ressemblance, archi-ressemblance L’image, en bref, n’est pas seulement double mais triple. L’image de l’art sépare ses opérations de la technique qui produit des ressemblances. Mais c’est pour retrouver sur sa route une autre ressemblance, celle qui définit le rapport d’un être à sa provenance et à sa destination, celle qui congédie le miroir au profit du rapport immédiat du géniteur et de l’engendré : vision face-à-face, corps glorieux de la communauté ou marque de la chose même. Appelons-la archi-ressemblance. L’archi-ressemblance, c’est la ressemblance originaire, la ressemblance qui ne donne pas la réplique d’une réalité mais témoigne immédiatement de l’ailleurs d’où elle provient. Cette archi-ressemblance, c’est cela l’altérité que nos contemporains revendiquent au compte de l’image ou dont ils déplorent qu’elle se soit évanouie avec elle. Mais, à la vérité, elle ne s’évanouit jamais. Elle ne cesse

en effet de glisser son propre jeu dans l’écart même qui sépare les opérations de l’art des techniques de la reproduction, dissimulant ses raisons dans celle de l’art ou dans les propriétés des machines de reproduction, quitte à apparaître parfois au premier plan comme la raison ultime des unes et des autres. C’est bien elle qui apparaît dans l’insistance contemporaine à vouloir distinguer la vraie image de son simulacre à partir du mode même de sa production matérielle. On n’oppose plus alors à la mauvaise image la forme pure. À l’une et l’autre on oppose cette empreinte du corps que la lumière grave sans le vouloir, sans en référer ni aux calculs des peintres ni aux jeux langagiers de la signification. Face à l’image « cause de soi » de l’idole télévisuelle, on fait de la toile ou de l’écran une véronique où vient s’imprimer l’image du dieu qui s’est fait chair ou celle des choses en leur naissance. Et la photographie, naguère accusée d’opposer à la chair colorée de la peinture ses simulacres mécaniques et sans âme, voit son image s’inverser. Elle est désormais perçue, face aux artifices picturaux, comme l’émanation même d’un corps, comme une peau détachée de sa surface, remplaçant positivement les apparences de la ressemblance et déroutant les entreprises du discours qui veut lui faire exprimer une signification. L’empreinte de la chose, l’identité nue de son altérité à la place de son imitation, la matérialité sans phrase, insensée, du visible à la place des figures du discours, c’est cela que revendique la célébration contemporaine de l’image ou son évocation nostalgique : une transcendance immanente, une essence glorieuse de l’image garantie par le mode même de sa production matérielle. Nul sans doute n’a mieux exprimé cette vision que le Barthes de La Chambre claire, ouvrage devenu par ironie le bréviaire de ceux qui veulent penser l’art photographique alors même qu’il entend démontrer que la photographie n’est pas un art. Barthes veut faire valoir, contre le multiple dispersif des opérations de l’art et des jeux de la signification, l’immédiate altérité de l’Image, c’est-à-dire, stricto sensu, l’altérité de l’Un. Il veut établir un rapport direct entre la nature indicielle de l’image photographique et le mode sensible selon lequel elle nous affecte : ce punctum, cet effet pathique immédiat qu’il oppose au studium, soit aux renseignements que transmet la photographie et aux significations qu’elle accueille. Le studium fait de la photographie un matériau à déchiffrer et expliquer. Le punctum, lui, nous frappe imédiatement de la puissance effective du ça-a-été : ça, c’est-à-dire cet être qui,

indiscutablement a été devant le trou de la chambre obscure, dont le corps a émis les radiations, captées et imprimées par la chambre noire, qui viennent me toucher ici et maintenant à travers le « milieu charnel » de la lumière « comme les rayons différés d’une étoile2 ». Il est peu probable que l’auteur des Mythologies ait cru à la fantasmagorie para-scientifique, qui fait de la photographie une émanation directe du corps exposé. Il est plus vraisemblable que ce mythe lui a servi à expier le péché du mythologue d’hier : celui d’avoir voulu ôter au monde visible ses prestiges, d’avoir transformé ses spectacles et ses plaisirs en un grand tissu de symptômes et en un louche commerce des signes. Le sémiologue se repent d’avoir passé une bonne partie de sa vie à dire : Attention ! Ce que vous prenez pour une évidence visible est en fait un message crypté par lequel une société ou un pouvoir se légitime en se naturalisant, en se fondant dans l’évidence sans phrase du visible. Il tord le baton dans l’autre sens en valorisant, au titre du punctum, l’évidence sans phrase de la photographie pour rejeter dans la platitude du studium le déchiffrement des messages. Mais le sémiologue qui lisait le message crypté des images et le théoricien du punctum de l’image sans phrase s’appuient sur un même principe : un principe d’équivalence réversible entre la mutité des images et leur parole. Le premier montrait que l’image était en fait le véhicule d’un discours muet qu’il s’employait à traduire en phrases. Le second nous dit que l’image nous parle au moment où elle se tait, où elle ne nous transmet plus aucun message. L’un et l’autre conçoivent l’image comme une parole qui se tait. L’un faisait parler son silence, l’autre fera de ce silence l’annulation de tout bavardage. Mais tous deux jouent sur la même convertibilité entre deux puissances de l’image : l’image comme présence sensible brute et l’image comme discours chiffrant une histoire.

D’un régime d’imagéité à un autre Or une telle duplicité ne va pas de soi. Elle définit un régime spécifique d’imagéité, un régime particulier d’articulation entre le visible et le dicible, celui au sein duquel est née la photographie et qui lui a permis de se développer comme production de ressemblance et comme art. La photographie n’est pas devenue un art parce qu’elle mettrait en œuvre un dispositif opposant l’empreinte des corps à leur copie. Elle l’est devenue en

exploitant une double poétique de l’image, en faisant de ses images, simultanément ou séparément, deux choses : les témoignages lisibles d’une histoire écrite sur les visages ou les objets et de purs blocs de visibilité, imperméables à toute narrativisation, à toute traversée du sens. Cette double poétique de l’image comme chiffre d’une histoire écrite en formes visibles et comme réalité obtuse, mise en travers du sens et de l’histoire, ce n’est pas le dispositif de la chambre obscure qui l’a inventée. Elle est née avant lui, lorsque l’écriture romanesque a redistribué les rapports du visible et du dicible propres au régime représentatif des arts et exemplifiés par la parole dramatique. Car le régime représentatif des arts n’est pas le régime de la ressemblance auquel s’opposerait la modernité d’un art non figuratif, voire d’un art de l’irreprésentable. C’est le régime d’une certaine altération de la ressemblance, c’est-à-dire d’un certain système de rapports entre le dicible et le visible, entre le visible et l’invisible. L’idée de la picturalité du poème qu’engage le célèbre Ut pictura poesis définit deux rapports essentiels : premièrement, la parole fait voir, par la narration et la description, un visible non présent. Deuxièmement elle fait voir ce qui n’appartient pas au visible, en renforçant, atténuant ou dissimulant l’expression d’une idée, en faisant sentir la force ou la retenue d’un sentiment. Cette double fonction de l’image suppose un ordre de rapports stables entre le visible et l’invisible, par exemple entre un sentiment et les tropes de langage qui l’expriment, mais aussi les traits d’expression par lesquels la main du dessinateur traduit celui-là et transpose ceux-ci. Que l’on se réfère à la démonstration de Diderot dans la Lettre sur les sourds-muets : le sens d’un mot altéré dans les vers qu’Homère prête à Ajax mourant et la détresse d’un homme qui demandait seulement à mourir à la face des dieux devient le défi d’un rebelle qui leur fait face en mourant. Les gravures jointes au texte en donnent l’évidence au lecteur qui voit se métamorphoser non seulement l’expression du visage d’Ajax mais l’attitude des bras et l’assise même du corps. Un mot changé, et c’est un sentiment autre, dont l’altération peut et doit être exactement transcrite par le dessinateur3. La rupture avec ce système, ce n’est pas que l’on peigne des carrés blancs ou noirs à la place des guerriers antiques. Ce n’est pas non plus, comme le veut la vulgate moderniste, que se défasse toute correspondance entre l’art des mots et celui des formes visibles. C’est que les mots et les formes, le dicible et le visible, le visible et l’invisible se rapportent les uns

aux autres selon des procédures nouvelles. Dans le régime nouveau, le régime esthétique des arts, qui se constitue au XIXe siècle, l’image n’est plus l’expression codifiée d’une pensée ou d’un sentiment. Elle n’est plus un double ou une traduction, mais une manière dont les choses mêmes parlent et se taisent. Elle vient, en quelque sorte, se loger au cœur des choses comme leur parole muette. Parole muette s’entend en deux sens. En un premier sens, l’image est la signification des choses inscrite directement sur leur corps, leur langage visible à déchiffrer. C’est ainsi que Balzac nous place devant les lézardes, les poutres de guingois et l’enseigne à demi-ruinée où se lit l’histoire de la Maison du chat qui pelote ou nous fait voir le spencer démodé du Cousin Pons qui résume à la fois une période de l’histoire, une destinée sociale et un destin individuel. La parole muette, c’est alors l’éloquence de cela même qui est muet, la capacité d’exhiber les signes écrits sur un corps, les marques directement gravées par son histoire, plus véridiques que tout discours proféré par des bouches. Mais en un second sens, la parole muette des choses est au contraire leur mutisme obstiné. Au spencer éloquent du cousin Pons s’oppose le discours muet d’un autre accessoire vestimentaire de roman, la casquette de Charles Bovary, cette casquette dont la laideur a une profondeur d’expression muette comme le visage d’un imbécile. La casquette et son propriétaire n’échangent ici que leur imbécillité, laquelle n’est plus alors la propriété d’une personne ou d’une chose, mais le statut même du rapport indifférent de l’un à l’autre, le statut de l’art « bête » qui fait de cette imbécillité – de cette incapacité au transfert adéquat des significations – sa puissance même. Il n’y a donc pas lieu d’opposer à l’art des images on ne sait quelle intransitivité des mots du poème ou des touches du tableau. C’est l’image elle-même qui a changé, et l’art qui est devenu un déplacement entre ces deux fonctions-images, entre le déroulement des inscriptions portées par les corps et la fonction interruptive de leur présence nue, sans signification. Cette puissance double de l’image, la parole littéraire l’a gagnée en nouant un rapport nouveau avec la peinture. Elle a voulu transposer dans l’art des mots cette vie anonyme des tableaux de genre, qu’un oeil nouveau découvrait plus riche d’histoire que celle des actions héroïques des tableaux d’histoire obéissant aux hiérarchies et aux codes expresifs imposés par les

arts poétiques d’antan. La façade de la Maison du chat qui pelote ou la salle à manger que le jeune peintre découvre par sa fenêtre empruntent aux tableaux hollandais récemment redécouverts leur profusion de détails, offrant l’expression muette, intime, d’un mode de vie. La casquette de Charles ou la vision du même Charles à sa fenêtre, ouverte sur le grand désœuvrement des choses et des êtres, leur empruntent, à l’inverse, la splendeur de l’insignifiant. Mais le rapport est aussi bien inverse : les écrivains n’« imitent » les tableaux hollandais que pour autant qu’ils confèrent eux-mêmes à ces tableaux leur visibilité nouvelle, que leurs phrases instruisent un regard nouveau en apprenant à lire, à la surface des toiles qui racontaient les épisodes de la vie quotidienne, une autre histoire que celles des faits grands ou petits, l’histoire du processus pictural lui-même, de la naissance de la figure émergeant des coups de brosse et des coulées de la matière opaque. La photographie est devenue un art en mettant ses ressources techniques propres au service de cette double poétique, en faisant parler deux fois le visage des anonymes, comme témoins muets d’une condition inscrite directement sur leurs traits, leurs habits, leur cadre de vie et comme détenteurs d’un secret que nous ne saurons jamais, un secret dérobé par l’image même qui nous les livre. La théorie indicielle de la photographie comme peau décollée des choses ne fait que donner la chair du fantasme à la poétique romantique du tout parle, de la vérité gravée sur le corps même des choses. Et l’opposition du studium au punctum sépare arbitrairement la polarité qui fait voyager incessamment l’image esthétique entre le hiéroglyphe et la présence nue insensée. Pour garder à la photographie la pureté d’un affect, vierge de toute signification offerte au sémiologue comme de tout artifice de l’art, Barthes efface la généalogie même du ça-aété. En projetant l’immédiateté de celui-ci sur le processus de l’impression machinique, il fait disparaître toutes les médiations entre le réel de l’impression machinique et le réel de l’affect qui rendent cet affect éprouvable, nommable, phrasable. Effacer cette généalogie qui rend nos « images » sensibles et pensables, effacer, pour garder la photographie pure de tout art, les traits qui font qu’une chose en notre temps est ressentie par nous comme de l’art, c’est le prix assez lourd dont se paie la volonté de libérer la jouissance des images de l’emprise sémiologique. Ce qu’efface le simple rapport de l’impression machinique au punctum, c’est toute l’histoire des rapports entre trois

choses : les images de l’art, les formes sociales de l’imagerie et les procédures théoriques de la critique de l’imagerie. En effet le moment du XIXe siècle où les images de l’art se sont redéfinies dans le rapport mobile de la présence brute à l’histoire chiffrée est aussi le temps où s’est créé le grand commerce de l’imagerie collective, où se sont développées les formes d’un art voué à un ensemble de fonctions à la fois dispersées et complémentaires : donner aux membres d’une « société » aux repères indécis les moyens de se voir et de s’amuser d’euxmêmes sous la forme de types définis ; constituer, autour des produits marchands, un halo de mots et d’images qui les rendent désirables ; rassembler, grâce aux presses mécaniques et au procédé nouveau de la lithographie une encyclopédie du patrimoine humain commun : formes de vie lointaines, œuvres de l’art, connaissances vulgarisées. Le moment où Balzac fait du déchiffrement des signes écrits sur la pierre, les vêtements et les visages le moteur de l’action romanesque et où les critiques d’art se mettent à voir un chaos de coups de brosse dans les représentations de la bourgeoisie hollandaise du siècle d’or est aussi celui où se lancent le Magasin pittoresque, les physionomies de l’étudiant, de la lorette, du fumeur, de l’épicier et de tous les types sociaux imaginables. C’est le temps où se mettent à proliférer sans limites les vignettes et historiettes où une société apprend à se reconnaître elle-même, dans le double miroir des portraits significatifs et des anecdotes insignifiantes qui dessinent les métonymies d’un monde, en transposant dans la négociation sociale des ressemblances les pratiques artistiques de l’image/hiéroglyphe et de l’image suspensive. Balzac et nombre de ses pairs n’ont pas craint de se livrer euxmêmes à cet exercice, d’assurer la relation à double sens entre le travail des images de la littérature et la fabrication des vignettes de l’imagerie collective. Le moment de cet échange nouveau entre les images de l’art et le commerce de l’imagerie sociale est aussi celui où se sont formés les éléments des grandes herméneutiques qui ont voulu apppliquer au déferlement des images sociales et marchandes les procédures d’étonnement et de déchiffrement initiées par les formes littéraires nouvelles. C’est le moment où Marx nous apprend à déchiffrer les hiéroglyphes écrits sur le corps apparemment sans histoire de la marchandise et à pénétrer dans l’enfer productif caché derrière les phrases de l’économie, comme Balzac nous a appris à déchiffrer une histoire sur un

mur ou un habit et à entrer dans les cercles souterrains qui détiennent le secret des apparences sociales. Après quoi Freud viendra enseigner, en résumant la littérature d’un siècle, comment l’on peut trouver dans les détails les plus insignifiants la clef d’une histoire et la formule d’un sens, quitte à ce que ce sens s’origine lui-même dans quelque non-sens iréductible. Ainsi s’est tissée une solidarité entre les opérations de l’art, les formes de l’imagerie et la discursivité des symptômes. Cette solidarité s’est encore compliquée, à mesure que les vignettes de la pédagogie, les icônes de la marchandise et les étalages marchands désaffectés ont perdu leurs valeurs d’usage et d’échange. Car elles ont alors reçu en contrepartie une valeur nouvelle d’image qui n’est rien d’autre que la double puissance des images esthétiques : l’inscription des signes d’une histoire et la puissance d’affection de la présence brute qui ne s’échange plus contre rien. C’est à ce double titre que ces objets et icônes désaffectés sont venus, au temps du dadaïsme et du surréalisme, peupler les poèmes, toiles, montages et collages de l’art, pour y figurer aussi bien la dérision d’une société radiographiée par l’analyse marxiste que l’absolu du désir, découvert dans les écrits du Docteur Freud.

La fin des images est derrière nous Ce qu’on peut alors appeler proprement destin des images, c’est le destin de cet entrelacement logique et paradoxal entre les opérations de l’art, les modes de circulation de l’imagerie et le discours critique qui renvoie à leur vérité cachée les opérations de l’un et les formes de l’autre. C’est cet entrelacement de l’art et du non-art, de l’art, de la marchandise et du discours que cherche à effacer le discours médiologique contemporain, en entendant par là, au-delà de la discipline déclarée comme telle, l’ensemble des discours qui veulent déduire des propriétés des appareils de production et de diffusion les formes d’identité et d’altérité propres aux images. Ce que les oppositions simples de l’image et du visuel ou du punctum et du studium proposent c’est le deuil d’un certain âge de cet entrelacement, celui de la sémiologie comme pensée critique des images. La critique des images, telle que l’illustra exemplairement le Barthes des Mythologies était ce mode de discours qui traquait les messages de la marchandise et du pouvoir dissimulés dans l’innocence de l’imagerie médiatique et

publicitaire ou dans la prétention d’autonomie de l’art. Ce discours était luimême au centre d’un dipositif ambigu. D’un côté, il voulait seconder les efforts de l’art pour se libérer de l’imagerie, pour acquérir une maitrise de ses propres opérations, de son propre pouvoir de subversion à l’égard de la domination politique et marchande. De l’autre, il semblait s’accorder avec une conscience politique visant un au-delà où les formes de l’art et les formes de la vie ne seraient plus reliées par les formes équivoques de l’imagerie mais tendraient à s’identifier directement les unes avec les autres. Mais le deuil déclaré de ce dispositif, semble oublier qu’il était luimême le deuil d’un certain programme : le programme d’une certaine fin des images. Car la « fin des images » n’est pas la catastrophe médiatique ou médiumnique, contre laquelle il faudrait aujourd’hui ressusciter on ne sait quelle transcendance incluse dans le processus même de l’impression chimique et menacée par la révolution numérique. La fin des images est bien plutôt un projet historique qui est derrière nous, une vision du devenir moderne de l’art qui s’est jouée entre les années 1880 et les années 1920, entre le temps du symbolisme et celui du constructivisme. C’est en effet pendant cette période que s’est affirmé de multiples façons le projet d’un art délivré des images, c’est-à-dire délivré non pas simplement de la figuration ancienne mais de la tension nouvelle entre la présence nue et l’écriture de l’histoire sur les choses, délivré en même temps de la tension entre les opérations de l’art et les formes sociales de la ressemblance et de la reconnaissance. Ce projet a pris deux grandes formes, plus d’une fois mêlées l’une à l’autre : l’art pur, conçu comme art dont les performances ne feraient plus image mais réaliseraient directement l’idée en forme sensible auto-suffisante ; ou bien l’art qui se réalise en se supprimant, qui supprime l’écart de l’image pour identifier ses procédures aux formes d’une vie tout entière en acte et ne séparant plus l’art du travail ou de la politique. La première idée a trouvé sa formulation exacte dans la poétique mallarméeenne telle que la résume une phrase célèbre de son article sur Wagner : « Le Moderne dédaigne d’imaginer ; mais expert à se servir des arts, il attend que chaque l’entraîne jusqu’où éclate une puissance spéciale d’illusion, puis consent4. » Cette formule propose un art entièrement séparé du commerce social de l’imagerie – de l’universel reportage du journal ou du jeu de reconnaissance en miroir du théâtre bourgeois : un art de la performance, tel que le symbolise le tracé lumineux auto-évanouissant du

feu d’artifice ou encore l’art d’une danseuse qui, comme il le dit, n’est pas une femme et ne danse pas, mais trace seulement la forme d’une idée avec ses pieds « illettrés » – ou même sans ses pieds, si l’on songe à l’art de Loïe Fuller dont la « danse » consiste dans les plis et déplis d’une robe illuminée par des jeux de projecteurs. C’est à un même projet que s’apparente ce théâtre rêvé par Edward Gordon Craig : un théâtre qui ne jouerait plus de « pièces » mais créerait ses propres œuvres – œuvres éventuellement sans paroles, comme dans ce « théâtre des mouvements » où l’action consisterait dans les seuls déplacements des éléments mobiles constituant ce qu’on appelait auparavant le décor du drame. C’est encore le sens de la claire opposition que dessine Kandinsky : d’un côté l’habituelle exposition d’art, vouée en fait à l’imagerie d’un monde, où le portrait du Conseiller N et de la baronne X voisinent avec un vol de canards ou une sieste de veaux à l’ombre ; de l’autre, un art dont les formes seraient l’expression en signes colorés d’une nécessité idéelle intérieure. Au titre de la deuxième forme, nous pouvons penser aux œuvres et aux programmes de l’époque simultanéiste, futuriste et constructiviste : une peinture, comme la conçoivent Boccioni, Balla ou Delaunay, une peinture dont le dynamisme plastique épouse les mouvements accélérés et les métamorphoses de la vie moderne ; une poésie futuriste, en phase avec la vitesse des voitures ou le crépitement des mitrailleuses ; un théâtre à la Meyerhold, inspiré des pures performances du cirque ou inventant les formes de la biomécanique pour homogénéiser les jeux scéniques avec les mouvements de la production et de l’édification socialistes ; un cinéma de l’oeil-machine vertovien, rendant synchrones toutes les machines : les petites machines des bras et des jambes de l’animal humain et les grandes machines à turbines et pistons ; un art pictural des pures formes suprématistes, homogène avec la construction architecturale des formes de la vie nouvelle ; un art graphique à la Rodtchenko, conférant aux lettres des messages transmis et aux formes des avions représentés le même dynamisme géométrique, en harmonie avec le dynamisme des constructeurs et pilotes de l’aviation soviétique comme avec celui des constructeurs du socialisme. L’une et l’autre forme se proposaient de supprimer la médiation de l’image, c’est-à-dire non seulement la ressemblance mais le pouvoir des opérations de déchiffrement et de suspension, tout comme le jeu entre les opérations de l’art, le commerce des images et le travail des exégèses.

Supprimer cette médiation, c’était réaliser l’immédiate identité de l’acte et de la forme. C’est sur ce programme commun que les deux figures de l’art pur – de l’art sans images – et du devenir-vie de l’art – de son devenir nonart – ont pu s’entrelacer dans les années 1910-1920, que les artistes symbolistes et suprématistes ont pu rejoindre les contempteurs futuristes ou constructivistes de l’art pour identifier les formes d’un art purement art avec les formes d’une vie nouvelle supprimant la spécificité même de l’art. Cette fin des images, la seule qui ait été rigoureusement pensée et poursuivie, est derrière nous, même si architectes, designers urbains, chorégraphes ou hommes de théâtre en poursuivent parfois le rêve en mineur. Elle s’est achevée quand les pouvoirs auxquels était offert ce sacrifice des images ont clairement fait savoir qu’ils n’avaient que faire des artistes constructeurs, qu’ils s’occupaient eux-même de la construction et ne demandaient aux artistes précisément que des images, entendues en un sens bien circonscrit : des illustrations donnant chair à leurs programmes et à leurs mots d’ordre. L’écart de l’image a alors repris ses droits, dans l’absolutisation surréaliste de l’« explosante fixe » ou dans la critique marxiste des apparences. Cétait déjà le deuil de la « fin des images » que portait l’énergie mise par le sémiologue à pourchasser les messages cachés dans les images pour purifier en même temps les surfaces d’inscription des formes de l’art et la conscience des acteurs des révolutions à venir. Surfaces à purifier et consciences à instruire étaient les membra disjecta de l’identité « sans image », de l’identité perdue des formes de l’art et de formes de la vie. Le travail du deuil fatigue, comme tous les travaux. Et le temps vient où le sémiologue trouve que la jouissance perdue des images est un prix trop lourd à payer pour le profit de transformer indéfiniment le deuil en savoir. Surtout quand ce savoir perd lui-même sa crédibilité, quand le mouvement réel de l’histoire qui gageait la traversée des apparences se révèle lui-même une apparence. On se plaint alors non plus de ce que les images cachent des secrets qui ne le sont plus pour personne, mais, au contraire, de ce qu’elles ne cachent plus rien. Les uns entament la longue déploration de l’image perdue. D’autres rouvrent leurs albums pour retrouver l’enchantement pur des images, c’est-à-dire l’identité mythique entre l’identité du ça et l’altérité du a-été, entre le plaisir de la présence pure et la morsure de l’Autre absolu.

Mais le jeu à trois de la production sociale des ressemblances, des opérations artistiques de dissemblance et de la discursivité des symptômes ne se laisse pas ramener à ce battement simple du principe de plaisir et de la pulsion de mort. En témoigne peut-être la tripartition que nous présentent aujourd’hui les expositions vouées aux « images », mais aussi la dialectique qui affecte chaque type d’image et mêle ses légitimations et ses pouvoirs à ceux des deux autres.

Image nue, image ostensive, image métamorphique Les images que nos musées et galeries exposent aujourd’hui peuvent en effet se ranger en trois grandes catégories. Il y a d’abord ce qu’on pourrait appeler l’image nue : l’image qui ne fait pas d’art, car ce qu’elle nous montre exclut les prestiges de la dissemblance et la rhétorique des exégèses. Ainsi une récente exposition Mémoire des camps consacrait-elle une de ses sections aux photographies faites lors de la découverte des camps nazis. Ces photographies étaient souvent signées de noms illustres – Lee Miller, Margaret Bourke-White… –, mais l’idée qui les assemblait était celle de la trace d’histoire, du témoignage sur une réalité dont il est communément admis qu’elle ne tolère pas d’autre forme de présentation. De l’image nue se distingue ce que j’appelerai l’image ostensive. Cette image aussi affirme sa puissance comme celle de la présence brute, sans signification. Mais elle s’en réclame au nom de l’art. Elle pose cette présence comme le propre de l’art, face à la circulation médiatique de l’imagerie mais aussi aux puissances du sens qui altèrent cette présence : les discours qui la présentent et la commentent, les institutions qui la mettent en scène, les savoirs qui l’historicisent. Cette position peut se résumer dans le titre d’une exposition récemment organisée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles par Thierry de Duve pour exposer « cent ans d’art contemporain » : Voici. L’affect du ça-a-été y est apparemment renvoyé à l’identité sans reste d’une présence dont la « contemporanéité » est l’essence même. La présence obtuse qui interrompt histoires et discours y devient la puissance lumineuse d’un face-à-face : facingness, dit le commissaire, opposant cette notion, bien sûr, à la flatness de Clement Greenberg. Mais l’opposition même dit le sens de l’opération. La présence s’y dédouble en présentation de la présence. Face au spectateur la puissance obtuse de l’image comme être-là-sans-raison devient le rayonnement d’une

face, conçue sur le modèle de l’icône, comme le regard de la transcendance divine. Les œuvres des artistes – peintres, sculpteurs, vidéastes, installateurs – sont isolées dans leur simple heccéité. Mais cette heccéité se dédouble aussitôt. Les œuvres sont autant d’icônes attestant un mode singulier de la présence sensible, soustrait aux autres manières dont des idées et des intentions disposent les données de l’expérience sensible. « Me voici », « Nous voici », « Vous voici », les trois rubriques de l’exposition leur font témoigner d’une co-présence originaire des hommes et des choses, des choses entre elles et des hommes entre eux. Et l’increvable urinoir duchampien reprend du service, par le biais du socle sur lequel l’avait photographié Stieglitz. Il devient un présentoir de la présence permettant d’identifier les dissemblances de l’art aux jeux de l’archi-ressemblance. À cette image ostensive s’oppose l’image que j’appelerai métamorphique. Sa puissance d’art peut se résumer dans l’exact antagonique du Voici : ce Voilà qui donna récemment son titre à une exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, sous-titrée « Le monde dans la tête ». Ce titre et ce sous-titre impliquent une idée des rapports entre art et image qui inspire beaucoup plus largement nombre d’expositions contemporaines. Selon cette logique, il est impossible de circonscrire une sphère spécifique de présence qui isolerait les opérations et les produits de l’art des formes de circulation de l’imagerie sociale et marchande et des opérations d’interprétation de cette imagerie. Il n’y a pas de nature propre des images de l’art qui les sépare d’une manière stable de la négociation des ressemblances et de la discursivité des symptômes. Le travail de l’art est alors de jouer sur l’ambiguïté des ressemblances et l’instabilité des dissemblances, d’opérer une redisposition locale, un réagencement singulier des images circulantes. En un sens la construction de ces dispositifs met à la charge de l’art les tâches qui étaient naguère celles de la « critique des images ». Seulement cette critique, laissée aux artistes eux-mêmes, n’est plus encadrée ni par une histoire autonome des formes ni par une histoire des gestes transformateurs du monde. Aussi estelle amenée à s’interroger sur la radicalité de ses pouvoirs, à vouer ses opérations à des tâches plus modestes. Elle entend jouer avec les formes et les produits de l’imagerie plutôt que d’en opérer la démystification. Ce glissement entre deux attitudes était sensible dans une exposition récente, présentée à Minneapolis sous le titre Let’s entertain et à Paris sous celui d’Au-delà du spectacle. Le titre américain invitait à la fois à jouer le jeu

d’un art délesté de son sérieux critique et à marquer la distance critique visà-vis de l’industrie des loisirs. Le titre français jouait, lui, sur la théorisation du jeu comme l’opposé actif du spectacle passsif dans les textes de Guy Debord. Le spectateur se trouvait ainsi appelé à donner leur valeur métaphorique au manège de Charles Ray ou au baby-foot géant de Maurizio Cattelan et à prendre la mi-distance du jeu avec les images médiatiques, sons disco ou mangas commerciales retraités par d’autres artistes. Le dispositif de l’installation peut aussi se transformer en théâtre de la mémoire et faire de l’artiste un collectionneur, archiviste ou étalagiste, mettant sous les yeux du visiteur moins un choc critique d’éléments hétérogènes qu’un ensemble de témoignages sur une histoire et un monde communs. C’est ainsi que l’exposition Voilà entendait récapituler un siècle et illustrer l’idée même de siècle, en alignant, entre autres, les photographies faites par Hans-Peter Feld-mann de cent personnes de 0 à 100 ans, l’installation des Abonnés du téléphone de Christian Boltanski, les 720 Lettres d’Afghanistan d’Alighiero e Boetti ou la salle des Martin consacrée par Bertrand Lavier à exposer cinquante toiles unies par le seul nom de famille de leurs auteurs. Le principe unificateur de ces stratégies semble bien être de faire jouer, sur un matériel non spécifique à l’art, indiscernable souvent de la collection d’objets d’usage ou du défilement des formes de l’imagerie, une double métamorphose, correspondant à la double nature de l’image esthétique : l’image comme chiffre d’histoire et l’image comme interruption. Il s’agit, d’un côté, de transformer les productions finalisées, intelligentes, de l’imagerie en images opaques, stupides, interrompant le flux médiatique. Il s’agit, de l’autre, de réveiller les objets d’usage assoupis ou les images indifférentes de la circulation médiatique, pour susciter le pouvoir des traces d’histoire commune qu’ils recèlent. L’art de l’installation fait ainsi jouer une nature métamorphique, instable des images. Celles-ci circulent entre le monde de l’art et celui de l’imagerie. Elles sont interrompues, fragmentées, recomposées par une poétique du mot d’esprit qui cherche à instaurer entre ces élements instables des différences nouvelles de potentiel. Image nue, image ostensive, image métamorphique : trois formes d’imagéité, trois manières de lier ou de délier le pouvoir de montrer et celui de signifier, l’attestation de présence et le témoignage d’histoire. Trois manières aussi de sceller ou de récuser le rapport entre art et image. Or il

est remarquable qu’aucune des trois formes ainsi définies ne puisse fonctionner dans la clôture de sa propre logique. Chacune d’elles rencontre dans son fonctionnement un point d’indécidabilité qui l’oblige à emprunter quelque chose aux autres. C’est le cas déjà pour l’image qui semblerait pouvoir et devoir le mieux s’en garantir, l’image « nue » vouée au seul témoignage. Car le témoignage vise toujours au-delà de ce qu’il présente. Les images des camps témoignent non seulement des corps suppliciés qu’ils nous montrent mais aussi de ce qu’ils ne montrent pas : les corps disparus, bien sûr, mais surtout le processus même de l’anéantissement. Les clichés des reporters de 1945 appellent ainsi deux regards distincts. Le premier voit la violence infligée par des humains invisibles à d’autres humains dont la douleur et l’épuisement nous font face et suspendent toute appréciation esthétique. Le second voit non la violence et la douleur mais un processus de déshumanisation, la disparition des frontières entre l’humain, l’animal et le minéral. Or ce second regard est luimême le produit d’une éducation esthétique, d’une certaine idée de l’image. Une photographie de Georges Rodger, présentée à l’exposition Mémoire des camps nous montre le dos d’un cadavre dont nous ne voyons pas la tête, porté par un SS prisonnier dont la tête inclinée soustrait le regard à notre regard. Cet assemblage monstrueux de deux corps tronqués nous présente une image exemplaire de la commune déshumanisation de la victime et du bourreau. Mais il le fait seulement parce que nous le voyons avec un regard qui est passé par la contemplation du bœuf écorché de Rembrandt et par toutes ces formes de représentation qui ont égalé la puissance de l’art à l’effacement des frontières entre l’humain et l’inhumain, le vivant et le mort, l’animal et le minéral, également confondus dans la densité de la phrase ou l’épaisseur de la pâte picturale5. Une même dialectique marque les images métamorphiques. Ces images, il est vrai, s’appuient sur un postulat d’indiscernabilité. Elles se proposent seulement de déplacer les figures de l’imagerie, en les changeant de support, en les mettant dans un autre dispositif de vision, en les ponctuant ou en les racontant autrement. Mais la question se pose alors : qu’est-ce qui est exactement produit comme différence attestant le travail spécifique des images de l’art sur les formes de l’imagerie sociale ? C’était cette question qui inspirait les considérations désenchantées des derniers textes de Serge Daney : toutes les formes de critique, de jeu, d’ironie qui prétendent

perturber la circulation ordinaire des images n’ont-elles pas été annexées par cette circulation même ? Le cinéma moderne et critique a prétendu interrompre le flux des images médiatiques et publicitaires en suspendant les connexions de la narration et du sens. L’arrêt sur image qui termine les Quatre cents coups de Truffaut a emblématisé cette suspension. Mais la marque ainsi mise sur l’image sert finalement la cause de l’image de marque. Les procédures de la coupure et de l’humour sont devenues ellesmêmes l’ordinaire de la publicité, le moyen par lequel elle produit à la fois l’adoration de ses icônes et la bonne disposition qui naît à leur égard de la possibilité même de l’ironiser6. Sans doute l’argument n’a-t-il pas de valeur décisive. L’indécidable, par définition, se laisse interpréter en deux sens. Mais il faut alors emprunter discrètement les ressources de la logique inverse. Pour que le montage ambigu suscite la liberté du regard critique ou ludique, il faut organiser la rencontre selon la logique du face-à-face ostensif, re-présenter les images publicitaires, sons disco ou séries télévisuelles dans l’espace du musée, isolées derrière un rideau dans de petites cabines obscures qui leur donnent l’aura de l’œuvre arrêtant les flux de la communication. Encore l’effet n’est-il jamais assuré, puisqu’il faut souvent mettre à la porte de la cabine un petit carton spécifiant au spectateur que, dans l’espace où il va pénétrer, il réapprendra à percevoir et à mettre à distance le flux des messages médiatiques qui ordinairement le subjuguent. Ce pouvoir exorbitant conféré aux vertus du dispositif répond lui-même à une vision quelque peu simpliste du pauvre crétin de la société du spectacle, baignant sans résistance dans le flux des images médiatiques. Les interruptions, dérivations et réagencements qui modifient, moins pompeusement, la circulation des images n’ont pas de sanctuaire. Elles ont lieu partout et n’importe quand. Mais ce sont sans doute les métamorphoses de l’image ostensive qui manifestent le mieux la dialectique contemporaine des images. Car il s’y avère bien difficile de donner les critères propres à distinguer le face-à-face revendiqué, à présentifier la présence. La plupart des œuvres mises sur le piédestal du Voici ne se distinguent en rien de celles qui concourent aux étalages documentaires du Voilà. Portraits de stars d’Andy Warhol, documents de la mythique section des Aigles du Musée de Marcel Broodthaers, installation par Joseph Beuys d’un lot de marchandises de la défunte R.D.A., album de famille de Christian Boltanski, affiches décollées

de Raymond Hains ou miroirs de Pistoletto semblent médiocrement propres à glorifier la présence sans phrase du Voici. Il faut alors là aussi emprunter à la logique inverse. Le supplément du discours exégétique s’avère nécessaire pour transformer un ready-made duchampien en présentoir mystique ou un parallélépipède bien lisse de Donald Judd en miroir de rapports croisés. Images pop, décollages néoréalistes, peintures monochromes ou sculptures minimalistes doivent être placés sous la commune autorité d’une scène primitive, occupée par le père putatif de la modernité picturale, Manet. Mais ce père de la peinture moderne doit, luimême, être mis sous l’autorité du Verbe fait chair. Son modernisme et celui de ses descendants sont en effet définis par Thierry de Duve à partir d’un tableau de sa période « espagnole » : le Christ mort soutenu par les anges, inspiré d’une toile de Ribalta. À la différence de son modèle, le Christ mort de Manet a les yeux ouverts et se tient face au spectateur. Il allégo-rise ainsi la tâche de substitution que la « mort de Dieu » a conférée à la peinture. Le Christ mort ressuscite dans la pure immanence de la présence picturale7. Cette pure présence n’est pas celle de l’art mais bien celle de l’Image qui sauve. L’image ostensive célébrée par l’exposition du Voici, c’est la chair de la présence sensible élevée, dans son immédiateté même, au rang d’Idée absolue. À ce prix, ready-made et images pop en série, sculptures minimalistes ou musées fictionnels sont par avance compris dans la tradition de l’icône et l’économie religieuse de la Résurrection. Mais la démonstration est évidemment à double tranchant. Le Verbe ne se fait chair qu’à travers un récit. Il faut toujours une opération de plus pour transformer les produits des opérations de l’art et du sens en témoins de l’Autre originaire. L’art du Voici doit se fonder sur ce qu’il récusait. Il a besoin d’une mise en scène discursive pour transformer une « copie », soit un rapport complexe du nouveau à l’ancien, en origine absolue. Sans doute les Histoire(s) du cinéma de Godard offrent-elles la démonstration la plus exemplaire de cette dialectique. Le cinéaste met son Musée imaginaire du cinéma à l’enseigne de l’Image qui doit venir au temps de la Résurrection. Ses propos opposent au pouvoir mortifère du Texte la vertu vivante de l’Image, conçue comme une toile de Véronique où s’imprimerait le visage originaire des choses. Ils opposent aux histoires caduques d’Alfred Hitchcock les pures présences picturales que constituent les bouteilles de Pommard de Notorious les ailes de moulin de Foreign

Correspondent, le sac de Marnie ou le verre de lait de Suspicion. J’ai montré ailleurs comment ces pures icônes devaient elles-mêmes être prélevées par l’artifice du montage, détournées de leur agencement hitchcockien pour être réinsérées, par les pouvoirs fusionnels de l’incrustation vidéo, dans un pur royaume des images8. La production visuelle de la pure présence iconique, revendiquée par le discours du cinéaste, n’est elle-même possible que par le travail de son contraire : la poétique schlégélienne du mot d’esprit qui invente, entre les fragments de films, les bandes d’actualité, photos, reproductions de tableaux et autres toutes les combinaisons, tous les écarts ou rapprochements, propres à susciter des formes et des significations nouvelles. Cela suppose l’existence d’un Magasin/Bibliothèque/Musée infini où tous les films, tous les textes, les photographies et les tableaux coexistent, et où tous soient décomposables en éléments dotés chacun d’une triple puissance : la puissance de singularité (le punctum) de l’image obtuse ; la valeur d’enseignement (le studium) du document portant la trace d’une histoire et la capacité combinatoire du signe, susceptible de s’associer avec n’importe quel élément d’une autre série pour composer à l’infini de nouvelles phrases-images. Le discours qui veut saluer les « images » comme des ombres perdues, fugitivement convoquées de la profondeur des Enfers, semble donc ne tenir qu’au prix de se contredire, de se transformer en un immense poème faisant communiquer sans limite les arts et les supports, les œuvres de l’art et les illustrations du monde, le mutisme des images et leur éloquence. Derrière l’apparence de la contradiction, il faut regarder de plus près le jeu de ces échanges.

II. La phrase, l’image, l’histoire Les Histoire(s) du Cinéma de Godard sont commandées par deux principes apparemment contradictoires. Le premier oppose la vie autonome de l’image, conçue comme présence visuelle, à la convention commerciale de l’histoire et à la lettre morte du texte. Les pommes de Cézanne, les bouquets de Renoir ou le briquet de L’Inconnu du Nord-Express témoignent de la puissance singulière de la forme muette. Celle-ci rejette dans l’inessentiel la composition des intrigues, héritées de la tradition romanesque et agencées pour satisfaire les désirs du public et les intérêts de l’industrie. Le second principe fait à l’inverse de ces présences visibles des éléments qui, comme les signes du langage, valent seulement par les combinaisons qu’ils autorisent : combinaisons avec d’autres éléments visuels et sonores, mais aussi des phrases et des mots, dits par une voix ou écrits sur l’écran. Extraits de romans ou de poèmes, titres de livres ou de films effectuent souvent les rapprochements qui donnent sens aux images ou plutôt qui font des fragments visuels assemblés des « images », c’est-àdire des rapports entre une visibilité et une signification. Siegfried et le Limousin, le titre du roman de Giraudoux, écrit en surimpression sur les chars de l’invasion allemande et sur un plan des Nibelungen de Fritz Lang, suffit à faire de cette séquence une image conjointe de la défaite des armées françaises en 1940 et de la défaite des artistes allemands devant le nazisme, de la capacité de la littérature et du cinéma à prédire les désastres de leur temps et de leur incapacité à les prévenir. D’un côté donc l’image vaut comme puissance déliante, forme pure et pur pathos défaisant l’ordre classique des agencements d’actions fictionnels, des histoires. De l’autre, elle vaut comme élément d’une liaison qui compose la figure d’une histoire commune. D’un côté elle est une singularité incommensurable, de l’autre elle est une opération de mise en communauté.

Sans commune mesure ? Réfléchir à cette double puissance mise sous le même nom d’image, c’est à quoi nous invite tout naturellement le cadre d’une exposition consacrée aux rapports des images et des mots. Cette exposition est intitulée Sans

commune mesure9. Un tel titre fait plus que décrire les assemblages d’éléments verbaux et visuels présentés en ce lieu. Il apparaît comme une déclaration prescriptive, définissant le critère de la « modernité » des œuvres. Il présuppose en effet que l’incommensurabilité est un caractère distinctif de l’art de notre temps, que le propre de celui-ci est l’écart entre les présences sensibles et les significations. Cette déclaration a elle-même une assez longue généalogie : valorisation surréaliste de la rencontre impossible du parapluie et de la machine à coudre, théorisation par Benjamin du choc dialectique des images et des temps, esthétique adornienne de la contradiction inhérente à l’œuvre moderne, philosophie lyotardienne de l’écart sublime entre l’Idée et toute présentation sensible. La continuité même de cette valorisation de l’Incommensurable risque de nous rendre indifférents à la pertinence du jugement qui y fait entrer telle ou telle œuvre, mais aussi à la signification même des termes. Aussi prendrai-je pour ma part ce titre comme une invitation à reposer les questions, à nous demander : Qu’est-ce-que cela veut dire au juste « sans commune mesure » ? Par rapport à quelle idée de mesure et à quelle idée de communauté ? Peut-être y-a-t-il plusieurs sortes d’incommensurabilité. Peut-être chacune de ces incommensurabilités est-elle elle-même la mise en œuvre d’une certaine forme de communauté. L’apparente contradiction des Histoire(s) du cinéma pourrait bien alors nous éclairer sur ce conflit des mesures et des communautés. Je voudrais le montrer à partir d’un petit épisode extrait de leur dernière partie. Celle-ci s’intitule Les signes parmi nous. Ce titre, emprunté à Ramuz, implique en lui-même une double « communauté ». C’est d’abord la communauté entre « les signes » et « nous » : ceux-ci sont dotés d’une présence et d’une familiarité qui en font plus que des outils à notre disposition ou un texte soumis à notre déchiffrement: des habitants de notre monde, des personnages qui nous font un monde. C’est ensuite la communauté comprise dans le concept de signe, tel qu’il fonctionne ici. Éléments visuels et textuels sont en effet saisis ensemble, enlacés les uns aux autres, dans ce concept. Il y a des signes « parmi nous ». Cela veut dire que les formes visibles parlent et que les mots ont le poids des réalités visibles, que les signes et les formes relancent mutuellement leurs pouvoirs de présentation sensible et de signification. Pourtant Godard donne à cette « mesure commune » des signes une forme concrète qui semble en contredire l’idée. Il l’illustre par des éléments

visuels hétérogènes dont la liaison sur l’écran est énigmatique et par des paroles dont nous ne saisissons pas le rapport avec ce que nous voyons. Après un extrait d’Alexandre Nevsky s’ouvre un épisode auquel l’insistance d’images en surimpression, se répondant deux à deux, donne une unité que corrobore la continuité de deux textes, apparemment empruntés, l’un à un discours, l’autre à un poème. Ce petit épisode apparaît fortement structuré par quatre éléments visuels. Deux d’entre eux sont aisément identifiables. Ils appartiennent en effet au magasin des images significatives de l’histoire et du cinéma du XXe siècle. Ce sont, au début de la séquence, la photographie du petit garçon juif qui lève les bras lors de la reddition du ghetto de Varsovie et, à la fin, une ombre noire qui résume tous les fantômes et les vampires de l’âge expressionniste du cinéma : le Nosferatu de Murnau. Il n’en va pas de même pour les deux éléments avec lesquels ils sont couplés. Sur l’image de l’enfant du ghetto se trouve surimprimée une figure cinématographique mystérieuse : c’est une jeune femme qui descend un escalier en portant une bougie qui découpe spectaculairement son ombre sur le mur. Quant à Nosferatu, il fait bizarrement face à une salle de spectacle où un couple ordinaire, au premier plan, rit de bon cœur, dans l’anonymat d’un public également hilare que découvre le recul de la caméra.

Comment penser le rapport entre ce clair-obscur cinématographique et l’extermination des juifs polonais ? Entre cette foule bon enfant de film hollywoodien et le vampire des Carpathes qui semble, depuis la scène, orchestrer sa jouisssance ? Les visions fugitives de visages et de cavaliers qui meublent l’intervalle ne nous renseignent guère à ce sujet. Nous demandons alors des indices aux paroles dites et écrites qui les relient. Ce sont, à la fin de l’épisode, des lettres qui s’assemblent et se désassemblent sur l’écran : l’ennemi public, le public ; c’est, au milieu, un texte poétique qui nous parle d’un sanglot qui monte et retombe ; c’est surtout, au début, donnant sa tonalité à l’ensemble de l’épisode, un texte dont la solennité oratoire est accentuée par la voix sourde et légèrement emphatique de Godard. Ce texte nous parle d’une voix par laquelle l’orateur aurait aimé être précédé, dans laquelle sa voix aurait pu se fondre. Le parleur nous dit qu’il comprend maintenant sa difficulté à commencer tout à l’heure. Et nous comprenons ainsi, pour notre part, que ce texte qui introduit l’épisode est en fait une péroraison. Il nous dit quelle est la voix qui lui aurait permis de commencer. Façon de parler, bien sûr : en fait de nous le dire, il le laisse à entendre à un autre auditoire qui justement n’a pas besoin qu’on le lui dise, puisque la circonstance du discours suffit à le lui faire connaître. Ce discours est en effet un discours d’intronisation, genre où il est requis de faire l’éloge du défunt auquel on succède. On peut le faire de façon plus ou moins élégante. L’orateur en question a su choisir la plus élégante, celle qui identifie l’éloge circonstanciel de l’aîné disparu à l’invocation essentielle de la voix anonyme qui rend possible toute parole. Ces bonheurs d’idée et d’expression sont rares et signalent leur auteur. C’est Michel Foucault qui est l’auteur de ces lignes. Et la « voix » ainsi magnifiée est celle de Jean Hyppolite auquel il succède, ce jour-là, dans la chaire d’Histoire des systèmes de pensée au Collège de France10. C’est donc la péroraison de la leçon inaugurale de Foucault qui doit donner le liant des images. Godard l’a mise ici comme il avait, vingt ans plus tôt, dans La Chinoise, introduit une autre péroraison également brillante : celle par laquelle Louis Althusser avait conclu le plus inspiré de ses textes, son article d’Esprit sur le Piccolo Teatro, Bertolazzi et Brecht : « Je me retourne. Et à nouveau m’assaille la question…11 » C’était alors Guillaume Meister, le militant/comédien incarné par Jean-Pierre Léaud, qui littéralisait le propos en se retournant effectivement pour marteler le texte,

le regard droit dans les yeux d’un interviewer imaginaire. Cette pantomime servait à mettre en scène le pouvoir des mots du discours maoïste sur ces jeunes corps d’étudiants parisiens. À cette littéralisation, d’esprit surréaliste, répond ici un rapport énigmatique du texte à la voix et de la voix aux corps visibles. Au lieu de la voix claire, sèche et légèrement rieuse de Michel Foucault, nous entendons la voix grave de Godard, habitée par une emphase à la Malraux. L’indice nous laisse donc dans l’indécision. Comment l’accent d’outre-tombe mis sur ce morceau de bravoure lié à une situation institutionnelle d’investiture peut-il bien lier la jeune femme à la bougie et l’enfant du ghetto, les ombres du cinéma et l’extermination des Juifs ? Que font les mots du texte par rapport aux éléments visuels ? Comment s’ajustent ici le pouvoir de conjonction, présupposé par le montage, et la puissance de disjonction impliquée par la radicale hétérogénéité d’un plan d’escalier nocturne non identifié, du témoignage sur la fin du ghetto de Varsovie et de la leçon inaugurale d’un professeur au Collège de France qui ne s’est occupé ni du cinéma ni de l’extermination nazie ? Nous pouvons déjà entrevoir ici que le commun, la mesure et leur rapport se disent et se conjoignent de plusieurs façons. Commençons par le commencement. Le montage de Godard présuppose un acquis de ce que certains appellent modernité et que je préfère, pour éviter les téléologies inhérentes aux indicateurs temporels, appeler régime esthétique de l’art. Cet acquis présupposé, c’est la distance prise à l’égard d’une certaine forme de commune mesure, celle qu’exprimait le concept de l’histoire. L’histoire, c’était cet « assemblage d’actions » qui, depuis Aristote, définissait la rationalité du poème. Cette mesure ancienne du poème selon un schéma de causalité idéal – l’enchaînement par la nécessité ou la vraisemblance –, c’était aussi une certaine forme d’intelligibilité des actions humaines. C’était elle qui instituait une communauté des signes et une communauté entre « les signes » et « nous » : combinaison d’éléments selon des règles générales et communauté entre l’intelligence productrice de ces combinaisons et les sensibilités appelées à en éprouver le plaisir. Cette mesure impliquait un rapport de subordination entre une fonction dirigeante, la fonction textuelle d’intelligibilité, et une fonction imageante mise à son service. Imager, c’était porter à leur plus haute expression sensible les pensées et sentiments à travers lesquels se manifestait l’enchaînement causal. C’était aussi susciter des affects spécifiques renforçant l’effet de la perception de cet enchaînement. Cette subordination

de l’« image » au « texte » dans la pensée du poème fondait aussi la correspondance des arts sous sa législation. Si l’on tient pour acquis que cet ordre hiérarchique est aboli, que la puissance des mots et celle du visible se sont, depuis deux siècles, affranchis de cette commune mesure, la question se pose : comment penser l’effet de cette déliaison ? On connaît la réponse la plus commune à cette question. Cet effet, ce serait tout simplement l’autonomie de l’art des mots, de l’art des formes visibles et de tous les autres arts. Cette autonomie aurait une fois pour toutes été démontrée, dans les années 1760, par l’impossibilité de traduire dans la pierre, sans rendre la statue repoussante, la « visibilité » donnée par le poème de Virgile à la souffrance de Laocoon. Cette absence de commune mesure, ce constat de disjonction entre les registres d’expression, et donc entre les arts, formulé par le Laocoon de Lessing, est le noyau commun de la théorisation « moderniste » du régime esthétique des arts, celle qui pense la rupture avec le régime représentatif en termes d’autonomie de l’art et de séparation entre les arts. Ce noyau commun se laisse traduire en trois versions que je résume à grands traits. Il y a d’abord la version rationaliste optimiste. Ce qui succède aux histoires et aux images qui leur étaient subordonnées, ce sont les formes. C’est la puissance de chaque matérialité spécifique – verbale, plastique, sonore ou autre – révélée par des procédures spécifiques. Cette séparation des arts se voit gagée non par le simple fait d’un défaut de mesure commune entre la parole et la pierre mais par la rationalité même des sociétés modernes. Celle-ci est caractérisée par la séparation des sphères d’expérience et des formes de rationalité qui sont propres à chacune, séparation que doit seulement compléter le lien de la raison communicationnelle. On reconnaît là la téléologie de la modernité qu’un discours célèbre d’Habermas oppose encore aux perversions de l’esthétisme « poststructuraliste », allié du néo-conservatisme. Il y a ensuite la version dramatique et dialectique d’Adorno. La modernité artistique y met en scène le conflit de deux séparations, ou, si l’on veut, de deux incommensurabilités. Car la séparation rationnelle des sphères d’expérience est en fait l’œuvre d’une certaine raison, la raison calculatrice d’Ulysse qui s’oppose au chant des sirènes, la raison qui sépare le travail et la jouissance. L’autonomie des formes artistiques, la séparation

des mots et des formes, de la musique et des formes plastiques, de l’art savant et des formes de divertissement prennent alors un autre sens. Elles écartent les pures formes de l’art des formes de la vie quotidienne et marchande esthétisée qui dissimulent la fracture. Elles permettent ainsi que la tension solitaire de ces formes autonomes manifeste la séparation première qui les fonde, fasse apparaître l’« image » du refoulé et rappelle l’exigence d’une vie non séparée. Il y a enfin la version pathétique dont témoignent les derniers livres de Lyotard. L’absence de commune mesure s’y appelle catastrophe. Et il s’agit alors d’opposer non plus deux séparations mais deux catastrophes. La séparation de l’art y est en effet assimilée à la cassure originelle du sublime, à la défection de tout rapport stable entre idée et présentation sensible. Cette incommensurabilité est elle-même pensée comme la marque de cette puissance de l’Autre dont la dénégation, dans la raison occidentale, a produit la folie exterminatrice. Si l’art moderne doit préserver la pureté de ses séparations, c’est pour inscrire la marque de cette catastrophe sublime dont l’inscription fait aussi témoignage contre la catastrophe totalitaire – celle des génocides, mais aussi celle de la vie esthétisée, c’est-à-dire, en fait, anesthésiée. Comment situer la conjonction disjonctive des images de Godard par rapport à ces trois figures de l’incommensurable ? Assurément Godard a des sympathies pour la téléologie moderniste de la pureté, surtout, bien sûr, sous sa forme catastrophiste. Tout au long des Histoire(s) du cinéma, il oppose la vertu rédemptrice de l’image/icône au péché originel qui a perdu le cinéma et sa puissance de témoignage : la soumission de l’« image » au « texte », du sensible à « l’histoire ». Pourtant les « signes » qu’il nous présente ici sont des éléments visuels agencés dans la forme du discours. Le cinéma qu’il nous raconte apparaît comme une série d’appropriations des autres arts. Et il nous le présente dans un entrelacs de mots, de phrases et de textes, de peintures métamorphosées, de plans cinématographiques mélangés à des photographies ou bandes d’actualité, éventuellement reliés par des citations musicales. Bref, les Histoire(s) du cinéma sont tout entières tissées de ces « pseudomorphoses », de ces imitations d’un art par un autre que récuse la pureté avant-gardiste. Et, dans cet enchevêtrement, la notion même d’image, en dépit des déclarations iconodules de Godard, apparaît comme celle d’une opérativité métamorphique, traversant les frontières des arts et déniant la spécificité des matériaux.

Ainsi la perte de la commune mesure entre les moyens des arts ne veut pas dire que désormais chacun reste chez soi, en se donnant sa mesure propre. Cela veut bien plutôt dire que toute commune mesure est désormais une production singulière et que cette production est possible seulement au prix d’affronter, dans sa radicalité, le sans-mesure du mélange. De ce que la souffrance du Laocoon de Virgile ne puisse se traduire à l’identique dans la pierre du sculpteur, il ne s’en tire pas que désormais les mots et les formes se séparent, que certains se consacrent à l’art des mots, tandis que d’autres travaillent les intervalles des temps, les surfaces colorées ou les volumes de la matière résistante. Il s’en déduit peut-être tout le contraire. Quand se trouve délié le fil de l’histoire, c’est-à-dire la mesure commune qui réglait la distance entre l’art des uns et celui des autres, ce ne sont plus simplement les formes qui s’analogisent, ce sont les matérialités qui se mélangent directement. Le mélange des matérialités est idéel avant d’être réel. Sans doute a-t-il fallu attendre l’âge cubiste et dadaïste pour voir apparaître sur les toiles des peintres les mots des journaux, des poèmes ou des tickets d’autobus ; l’âge de Nam June Paik pour transformer en sculptures les hauts parleurs voués à la diffusion des sons et les écrans destinés à la reproduction des images ; l’âge de Wodiczko ou de Pipilloti Rist pour projeter des images mobiles sur les statues des Pères fondateurs ou sur des bras de fauteuils, et celui de Godard pour inventer des contrechamps dans un tableau de Goya. Mais, dès 1830, Balzac peut peupler ses romans de tableaux hollandais et Hugo transformer un livre en cathédrale ou une cathédrale en livre. Vingt ans plus tard Wagner peut célébrer l’union charnelle du poème masculin et de la musique féminine dans une même matérialité sensible et la prose des Goncourt transformer le peintre contemporain (Decamps) en maçon, avant que Zola transforme son peintre de fiction, Claude Lantier, en étalagiste/installateur, décrétant comme sa plus belle œuvre l’éphèmère redisposition des dindes, saucisses et boudins de la charchuterie Quenu. Dès les années 1820 un philosophe, Hegel, s’était attiré par avance l’exécration motivée de tous les modernismes à venir en montrant que la séparation des sphères de rationalité entraînait non pas l’autonomie glorieuse de l’art et des arts mais la perte de leur puissance de pensée commune, de pensée produisant ou exprimant du commun, et que de l’écart sublime revendiqué ne résultait peut-être que le coqà-l’âne indéfiniment répété du « fantaisiste », apte à unir tout à n’importe quoi. Que les artistes

de la génération suivante l’aient lu, pas lu ou mal lu, peu importe. C’est bien à cette démonstration qu’ils ont répondu en cherchant le principe de leur art non pas dans quelque mesure qui serait propre à chacun mais là où, au contraire, tout « propre » s’effondre, où toutes les mesures communes dont se nourrissent les opinions et les histoires sont abolies au profit d’une grande juxtaposition chaotique, d’un grand mélange indifférent des significations et des matérialités.

La phrase-image et la grande parataxe Appelons cela la grande parataxe. Au temps de Flaubert, la grande parataxe, cela peut être l’effondrement de tous les sytèmes de raisons des sentiments et des actions au profit de l’aléa des brassages indifférents d’atomes. Un peu de poussière qui brille dans le soleil, une goutte de neige fondue tombant sur la moire d’une ombrelle, un brin de feuillage au museau d’un âne sont les tropes de la matière qui inventent des amours en égalant leur raison à la grande absence de raison des choses. Au temps de Zola, ce sont les empilements de légumes, charcuteries, poissons et fromages du Ventre de Paris ou les cascades de tissus blancs embrasés par le feu de la consommation d’Au Bonheur des Dames. Au temps d’Apollinaire ou de Blaise Cendrars, de Boccioni, de Schwitters ou de Varèse, c’est un monde où toutes les histoires sont dissoutes en phrases, elles-mêmes dissoutes en mots, échangeables avec les lignes, les touches ou les « dynamismes » en quoi s’est dissous tout sujet pictural, ou avec les intensités sonores où les notes de la mélodie se fondent avec les sirènes des navires, les bruits des voitures et le crépitement des mitrailleuses. Tel est par exemple le « profond aujourd’hui », célébré en 1917 par Blaise Cendrars dans des phrases qui tendent à se réduire à des juxtapositions de mots, ramenés à des mesures sensorielles élémentaires : « Prodigieux aujourd’hui. Sonde. Antenne. Porte-visage. Tourbillon. Tu vis. Excentrique. Dans la solitude intégrale. Dans la communion anonyme […] Le rythme parle. Chimisme. Tu es. » Ou encore : « Nous apprenons. nous buvons. Ivresse. Le réel n’a plus aucun sens. Aucune signification. Tout est rythme, parole, vie […] Révolution. Jeunesse du monde. Aujourd’hui12. » Cet aujourd’hui des histoires abolies au profit des micro-mouvements d’une matière qui est « rythme, parole et vie », c’est celui qui, quatre ans plus tard, consacrera le jeune art cinématographique dans les phrases également

parataxiques par lesquelles le jeune ami de Blaise Cendrars, le chimiste et cinéaste Jean Epstein s’emploiera à exprimer la puissance sensorielle neuve des plans du septième art13. La commune mesure nouvelle, ainsi opposée à l’ancienne, est celle du rythme, de l’élément vital de chaque atome sensible délié qui fait passer l’image dans le mot, le mot dans la touche, la touche dans la vibration de la lumière ou du mouvement. On peut le dire autrement : la loi du « profond aujourd’hui », la loi de la grande parataxe, c’est qu’il n’y a plus de mesure, il n’y a que du commun. C’est le commun de la démesure ou du chaos qui donne désormais sa puissance à l’art. Mais ce commun sans mesure du chaos ou de la grande parataxe n’est séparé que par une frontière quasi-indiscernable de deux territoires où il risque également de se perdre. Il y a, sur un bord, la grande explosion schizophrénique où la phrase s’abîme dans le cri et le sens dans le rythme des états du corps ; sur l’autre, la grande communauté identifiée à la juxtaposition des marchandises et de leurs doubles, ou bien au ressassement des phrases vides ou encore à l’ivresse des intensités manipulées, des corps marchant en cadence. Schizophrénie ou consensus. D’un côté, la grande explosion, l’« affeux rire de l’idiot », nommé par Rimbaud mais expérimenté ou redouté par tout l’âge qui va de Baudelaire à Artaud, en passant par Nietzsche, Maupassant, Van Gogh, Andreï Biely ou Virginia Woolf. De l’autre, le consentement à la grande égalité marchande et langagière ou à la grande manipulation des corps ivres de communauté. La mesure de l’art esthétique a dû alors se construire comme mesure contradictoire, nourrie de la grande puissance chaotique des éléments déliés mais propre, par là même, à séparer ce chaos – ou cette « bêtise » – de l’art des fureurs de la grande explosion ou de la torpeur du grand consentement. Cette mesure, je proposerai de l’appeler la phrase-image. J’entends par là autre chose que l’union d’une séquence verbale et d’une forme visuelle. La puissance de la phrase-image peut s’exprimer en phrases de roman mais aussi en formes de mise en scène théâtrale ou de montage cinématographique ou en rapport du dit et du non-dit d’une photographie. La phrase n’est pas le dicible, l’image n’est pas le visible. Par phrase-image j’entends l’union de deux fonctions à définir esthétiquement, c’est-à-dire par la manière dont elles défont le rapport représentatif du texte à l’image. Dans le schéma représentatif, la part du texte était celle de l’enchaînement

idéel des actions, la part de l’image celle du supplément de présence qui lui donne chair et consistance. La phrase-image bouleverse cette logique. La fonction-phrase y est toujours celle de l’enchaînement. Mais la phrase enchaîne désormais pour autant qu’elle est ce qui donne chair. Et cette chair ou cette consistance est, paradoxalement, celle de la grande passivité des choses sans raison. L’image, elle, est devenue la puissance active, disruptive, du saut, celle du changement de régime entre deux ordres sensoriels. La phrase-image est l’union de ces deux fonctions. Elle est l’unité qui dédouble la force chaotique de la grande parataxe en puissance phrastique de continuité et puissance imageante de rupture. Comme phrase, elle accueille la puissance parataxique en repoussant l’explosion schizophrénique. Comme image, elle repousse de sa force disruptive le grand sommeil du ressassement indifférent ou la grande ivresse communielle des corps. La phrase-image retient la puissance de la grande parataxe et s’oppose à ce qu’elle se perde dans la schizophrénie ou dans le consensus. On peut penser à ces filets tendus sur le chaos par lesquels Deleuze et Guattari définissent la puissance de la philosophie ou de l’art. Mais, puisque nous parlons ici d’histoires du cinéma, j’illustrerai plutôt la puissance de la phrase-image par une séquence célèbre d’un film comique. Au début d’Une nuit à Casablanca, un policier regarde d’un air soupçonneux la singulière attitude d’Harpo, immobile et la main tendue contre un mur. Il lui demande donc de sortir de là. D’un signe de tête, Harpo indique qu’il ne le peut pas. « Vous allez peut-être me faire croire que c’est vous qui soutenez le mur », ironise le policier. Par un nouveau signe de tête, Harpo indique que c’est exactement le cas. Furieux que le muet se moque ainsi de lui, le policier arrache Harpo à sa faction. Et, bien sûr, le mur s’effondre à grand fracas. Ce gag du muet qui soutient le mur est la parabole la plus propre à nous faire sentir la puissance de la phraseimage qui sépare le tout se tient de l’art du tout se touche de la folie explosive ou de la bêtise consensuelle. Et je le rapprocherais volontiers de la formule oxymorique de Godard « Ô doux miracle de nos yeux aveugles ». Je le ferai seulement par une médiation, celle de l’écrivain entre tous appliqué à séparer la bêtise de l’art de celle du monde, le même qui doit se dire à haute voix ses phrases car autrement il n’y voit « que du feu ». Si Flaubert « n’y voit pas » dans ses phrases, c’est qu’il écrit à l’âge de la voyance et que l’âge de la voyance est précisément celui où une certaine

« vue » s’est perdue, où le dire et le voir sont entrés dans un espace de communauté sans distance et sans correspondance. Le résultat est qu’on ne voit rien : on ne voit pas ce que dit ce qu’on voit, ni ce que donne à voir ce qu’on dit. Il faut donc entendre, se fier à l’oreille. C’est elle qui, en repérant une répétition ou une assonance, fera savoir que la phrase est fausse, c’està-dire qu’elle n’a pas le bruit du vrai, le souffle du chaos traversé et maîtrisé14. La phrase juste est celle qui fait passer la puissance du chaos en la séparant de l’explosion schizophrénique et de l’hébètement consensuel. La vertu de la phrase-image juste est donc celle d’une syntaxe parataxique. Cette syntaxe, on pourait aussi l’appeler montage, en élargissant la notion au-delà de sa signification cinématographique restreinte. Les écrivains du XIXe siècle qui ont découvert, derrière les histoires, la force nue des tournoiements de poussière, des moiteurs oppressives, des cascades de marchandises ou des intensités en folie ont aussi inventé le montage comme mesure du sans-mesure ou discipline du chaos. L’exemple canonique en est la scène des Comices de Madame Bovary, où la puissance de la phrase-image s’élève entre les deux discours vides du séducteur professionnel et de l’orateur officiel, à la fois extraite de la torpeur ambiante dans laquelle l’un et l’autre s’égalisent et soustraite à cette torpeur. Mais je crois plus significatif encore, pour la question qui m’occupe, le montage que présente dans Le Ventre de Paris l’épisode de la préparation du boudin. J’en rappelle le contexte : Florent, républicain de 1848, déporté lors du coup d’État de décembre 1851 et évadé du bagne guyanais, habite, sous une fausse identité, dans la charcuterie de son demifrère Quenu, où il suscite la curiosité de sa nièce, la petite Pauline, qui l’a entendu par hasard évoquer des souvenirs de compagnon mangé par les bêtes, et la réprobation de sa belle-soeur, Lisa, dont le commerce baigne dans la prospérité impériale. Lisa voudrait lui voir accepter, sous son identité d’emprunt, une place vacante d’inspecteur aux Halles, compromission que refuse le républicain intègre. Arrive là-dessus l’un des grands événements de la vie de la charcuterie, la préparation du boudin, construite par Zola en montage alterné. Au récit lyrique de la cuisson du sang et de l’enthousiasme qui gagne acteurs et spectateurs devant la promesse d’un bon boudin se mêle en effet le récit de « l’homme mangé par les bêtes » demandé par Pauline à son oncle. Florent fait, à la troisième personne, le récit terrible de la déportation, du bagne, des souffrances de l’évasion et de la dette de sang ainsi scellée entre la République et ses

assassins. Mais à mesure que ce récit de misère, de famine et d’injustice s’enfle, le joyeux crépitement du boudin, l’odeur de graisse, la chaleur entêtante de l’atmosphère viennent le démentir, le transformer en une incroyable histoire racontée par un revenant d’un autre âge. Cette histoire de sang versé et de meurt-de-faim qui demande justice est réfutée par le lieu et la circonstance. Il est immoral de mourir de faim, immoral d’être pauvre et d’aimer la justice, c’est la leçon que Lisa tire de l’histoire, mais c’est déjà celle qu’imposait le chant joyeux du boudin. À la fin de l’épisode, Florent, dépossédé de sa réalité et de sa justice, reste sans force devant la chaleur ambiante et cède à sa belle-soeur en acceptant la place d’inspecteur. Ainsi la conspiration des Gras et du gras semble l’emporter sans reste et la logique même du montage alterné consacrer la perte commune des différences de l’art et des oppositions de la politique dans le grand consentement à la chaude intimité de la marchandise-reine. Mais le montage n’est pas la simple opposition de deux termes, où triomphe nécessairement le terme qui donne son ton à l’ensemble. La consensualité de la phrase où se résout la tension du montage alterné ne va pas sans le heurt pathétique de l’image qui rétablit la distance. Je n’évoque pas par simple analogie la complémentarité conflictuelle de l’organique et du pathétique, conceptualisée par Eisentein. Ce n’est pas pour rien que celui-ci a fait des vingt tomes des Rougon-Macquart les « vingt piliers de soutènement » du montage15. Le coup de génie du montage opéré par Zola ici est d’avoir contredit la victoire sans partage des Gras, l’assimilation de la grande parataxe au grand consentement, par une seule image. Il a en effet donné au discours de Florent un auditeur privilégié, un contradicteur qui le réfute visuellement par sa prospérité bien enveloppée et son regard désapprobateur. Ce contradicteur silencieusement éloquent est le chat Mouton. Le chat est, on le sait, l’animal fétiche des dialecticiens du cinéma, de Sergei Eisenstein à Chris Marker, celui qui convertit une bêtise en une autre, qui renvoie les raisons triomphantes aux superstitions bêtes ou à l’énigme d’un sourire. Ici le chat qui souligne le consensus le défait en même temps. Convertissant la raison de Lisa en sa simple paresse sans phrase, il transforme aussi, par condensation et contiguïté, Lisa elle-même en vache sacrée, figure dérisoire de la Junon sans volonté ni souci dans laquelle Schiller résumait la libre apparence, l’apparence esthétique qui suspend l’ordre du monde fondé sur le rapport ordonné des fins aux

moyens et de l’actif au passif. Le chat, avec Lisa, vouait Florent à consentir au lyrisme de la marchandise triomphante. Mais le même chat se transforme et transforme Lisa en divinités mythologiques de dérision qui rendent cet ordre triomphant à sa contingence idiote. C’est cette puissance de la phrase-image qui, malgré les oppositions convenues entre le texte mort et l’image vivante, anime aussi les Histoire(s) du cinéma de Godard et tout particulièrement notre épisode. Il se pourrait en effet que ce discours de réception apparemment déplacé joue un rôle comparable à celui du chat de Zola, mais aussi du muet soutenant le mur qui sépare la parataxe artistique de l’effondrement indifférent des matériaux pêle-mêle, le tout se tient du tout se touche. Sans doute n’est-ce pas au règne sans complexe des Gras que Godard est confronté. Car justement ce règne a su, depuis Zola, se mettre au régime de la marchandise esthétisée et du raffinement publicitaire. Le problème de Godard est précisément là : sa pratique du montage s’est formée à l’âge pop, à l’âge où le brouillage des frontières entre le haut et le bas, le sérieux et la dérision, et la pratique du coqà-l’âne semblaient opposer leur vertu critique au règne de la marchandise. Mais, depuis lors, la marchandise s’est mise elle-même à l’âge de la dérision et du coq-à-l’âne. La liaison de tout avec n’importe quoi, qui passait hier pour subversive, est aujourd’hui de plus en plus homogène avec le règne du tout est dans tout journalistique et du coq-àl’âne publicitaire. Il faut donc que quelque chat énigmatique ou quelque muet burlesque vienne remettre du désordre dans le montage. C’est peutêtre ce que fait notre épisode, fort éloigné pourtant de toute tonalité comique. Une chose est sûre en tout cas, chose évidemment imperceptible pour le spectateur des Histoire(s) qui ne connaît de la jeune fille à la bougie que sa silhouette nocturne. Cette jeune femme a au moins deux traits communs avec Harpo. Premièrement elle aussi tient, du moins au sens figuré, une maison qui s’écroule. Deuxièmement elle aussi est muette.

La gouvernante, l’enfant juif et le professeur C’est le moment d’en dire un peu plus sur le film d’où ce plan est extrait. The Spiral Staircase raconte l’histoire d’un meurtrier qui s’en prend à des femmes victimes de handicaps divers. Or l’héroïne, devenue muette à la suite d’un traumatisme, est une victime toute désignée pour l’assassin, d’autant plus que, nous le comprenons vite, celui-ci habite la maison même

où elle tient l’emploi de gouvernante, commise au soin d’une vieille dame malade et prise dans l’atmosphère de haine engendrée par la rivalité de deux demi-frères. Restée une nuit sans autre protection que le numéro de téléphone du jeune docteur qui l’aime – ce qui n’est évidemment pas le recours le plus efficace pour une muette –, elle subirait son destin de victime promise si le meurtrier n’était, au moment décisif, abattu par sa belle-mère – traumatisme nouveau à la faveur duquel elle retrouve la parole. Quel rapport avec le petit enfant du ghetto et le discours d’intronisation du professeur ? Celui-ci, apparemment : le meurtrier n’est pas la simple victime de pulsions irrésistibles. C’est un homme de science méthodique dont le dessein est de supprimer, pour leur bien et pour le bien de tous, les êtres que la nature ou le hasard a fait infirmes, incapables donc d’une vie pleinement normale. Sans doute l’intrigue est-elle tirée d’un roman anglais de 1933 dont l’auteur ne semble pas avoir eu de visée politique particulière. Mais le film sort sur les écrans en 1946, ce qui laisse penser qu’il a été réalisé en 1945. Et le réalisateur s’appelle Robert Siodmak, l’un des collaborateurs du légendaire Menschen am Sonntag, film/diagnostic de 1928 sur une Allemagne prête à se donner à Hitler, l’un de ces cinéastes et opérateurs qui ont fui le nazisme et sont venus transposer dans le film noir américain les ombres plastiques et quelquefois politiques de l’expressionisme allemand. Tout semble donc s’expliquer : cet extrait est là, en surimpression sur l’image de la reddition du ghetto, parce qu’un cinéaste qui a fui l’Allemagne nazie nous y parle, à travers une analogie fictionnelle transparente, du programme nazi d’extermination des « sous-hommes ». Ce film américain de 1946 fait écho à cet Allemagne année Zéro qu’un cinéaste italien, Rossellini, consacrera peu après à une autre transposition du même programme, le meurtre par le petit Edmund de son père grabataire. Il atteste, à sa manière, la façon dont le cinéma a parlé de l’extermination à travers des fables exemplaires, le Faust de Murnau, La Régle du jeu de Renoir ou Le Dictateur de Chaplin. À partir de là, il est facile de compléter le puzzle, de donner son sens à chacun des éléments qui s’ajustent dans l’épisode. Le public rieur qui se tient face à Nosferatu est emprunté aux derniers plans de La Foule de King Vidor. Peu importe ici la donnée fictionnelle de ce film des derniers temps du muet : la réconciliation finale dans un music-hall d’un couple au bord de la rupture. Le montage de

Godard est ici clairement symbolique. Il nous montre la captation de la foule des salles obscures par l’industrie holly-woodiennne qui la nourrit d’un imaginaire chauffé en brûlant un réel qui demandera bientôt son compte de vrai sang et de vraies larmes. Les lettres qui apparaissent sur l’écran (l’ennemi public, le public) le disent à leur manière. L’ennemi public est le titre d’un film de Wellman, une histoire de pègre interprétée par James Cagney, et de peu postérieure à La Foule. Mais c’est aussi dans les Histoire(s) le titre donné par Godard au producteur de La Foule, Irvin Thalberg, l’incarnation de la puissance hollywoodienne qui a vampirisé les foules des cinémas mais aussi liquidé les artistes/prophètes du cinéma à la Murnau. L’épisode met donc en strict parallèle deux captations : la captation des foules allemandes par l’idéologie nazie et celle des foules cinématographiques par Hollywood. C’est dans ce parallèle que viennent s’inscrire les éléments intermédiaires : un plan d’homme/oiseau emprunté au Judex de Franju ; un plan rapproché sur les yeux d’Antonioni, le cinéaste paralysé, aphasique, dont toute la puissance s’est retirée dans le regard ; le profil de Fassbinder, le cinéaste exemplaire de l’Allemagne d’après la catastrophe, hantée par des spectres que figurent ici des apparitions quasisubliminales de cavaliers issus de La Mort de Siegfried de Fritz Lang16. Le texte qui accompagne ces apparitions furtives est emprunté à Simple agonie de Jules Laforgue, c’est-à-dire non seulement à un poète mort à vingt-six ans mais aussi à un écrivain français exemplairement nourri par la culture allemande en général et par le nihilisme schopenhauerien en particulier. Tout s’explique donc, à ceci près que la logique ainsi reconstituée est strictement indéchiffrable dans la seule silhouette de Dorothy McGuire, une actrice aussi peu connue du spectateur normal des Histoire(s) que le film lui-même. Ce n’est donc pas la vertu allégorique de l’intrigue qui doit pour ce spectateur connecter le plan de la jeune femme à la photo de l’enfant du ghetto. C’est la vertu de la phrase-image en elle-même, c’est-à-dire le nœud mystérieux de deux rapports énigmatiques. C’est d’abord le rapport matériel de la bougie tenue par la muette de fiction et de l’enfant juif trop réel qu’elle semble éclairer. Tel est en effet le paradoxe. Ce n’est pas l’extermination qui doit éclairer l’histoire mise en scène par Siodmak mais bien le contraire : c’est le noir et blanc du cinéma qui doit projeter sur l’image du ghetto cette puissance d’histoire qu’il tient des grands opérateurs allemands à la Karl Freund qui ont, nous dit Godard, inventé par

avance les éclairages de Nuremberg, et que ceuxci tenaient eux-mêmes de Goya, de Callot ou de Rembrandt et de son « terrible noir et blanc ». Et il en va de même pour le second rapport énigmatique que comporte la phraseimage : le rapport des phrases de Foucault au plan et à la photo qu’elles sont censées relier. Selon le même paradoxe, ce n’est pas le lien évident fourni par l’intrigue du film qui doit unir les éléments hétérogènes, c’est le non-lien de ces phrases. L’intéressant, en effet, ce n’est pas qu’un réalisateur allemand en 1945, souligne les analogies entre le scénario qui lui est confié et la réalité contemporaine de la guerre et de l’extermination, c’est la puissance de la phrase-image comme telle, la capacité du plan de l’escalier d’entrer directement en contact avec la photographie du ghetto et les phrases du professeur. Puissance de contact, non de traduction ou d’explication, capacité d’exhiber une communauté construite par la « fraternité des métaphores ». Il ne s’agit pas de montrer que le cinéma parle de son temps. Il s’agit d’établir que le cinéma fait monde, qu’il aurait dû faire monde. L’histoire du cinéma est celle d’une puissance de faire histoire. Son temps, nous dit Godard, est celui où des phrases-images ont eu le pouvoir, en congédiant les histoires, d’écrire l’histoire, en enchaînant directement sur leur « dehors ». Cette puissance d’enchaînement n’est pas celle de l’homogène – pas celle de se servir d’une histoire de terreur pour nous parler du nazisme et de l’extermination. Elle est celle de l’hétérogène, du choc immédiat entre trois solitudes : la solitude du plan, celle de la photo et celle des mots qui parlent de tout autre chose dans un tout autre contexte. C’est le choc des hétérogènes qui donne la mesure commune. Comment penser ce choc et son effet ? Il ne suffit pas pour le comprendre d’invoquer les vertus de la fragmentation et de l’intervalle qui défont la logique de l’action. Fragmentation, intervalle, coupure, collage, montage, toutes ces notions volontiers prises comme critères de la modernité artistique peuvent recevoir des significations très diverses, voire opposées. Je laisse de côté le cas où la fragmentation, cinématographique ou romanesque, n’est qu’une manière de serrer encore plus fort le nœud représentatif. Mais même en omettant ce cas, il reste deux grandes manières d’entendre la façon dont l’hétérogène fait mesure commune : la manière dialectique et la manière symbolique.

Montage dialectique, montage symbolique

Je prends ces deux termes en un sens conceptuel qui déborde les frontières de telle ou telle école ou doctrine. La manière dialectique investit la puissance chaotique dans la création de petites machineries de l’hétérogène. En fragmentant des continus et en éloignant des termes qui s’appellent, ou, à l’inverse, en rapprochant des hétérogènes et en associant des incompatibles, elle crée des chocs. Et elle fait des chocs ainsi élaborés de petits instruments de mesure, propres à faire apparaître une puissance de communauté disruptive, qui impose elle-même une autre mesure. Cette petite machinerie, ce peut être la rencontre de la machine à coudre et du parapluie sur une table de dissection, ou bien des cannes et des sirènes du Rhin dans la vitrine désuète du Passage de l’Opéra17, ou encore de tous autres équivalents de ces accessoires dans la poésie, la peinture ou le cinéma surréalistes. La rencontre des incompatibles y met en évidence le pouvoir d’une autre communauté imposant une autre mesure, elle impose la réalité absolue du désir et du rêve. Mais ce peut être aussi le photo-montage militant à la John Heartfield qui fait apparaître l’or capitaliste dans le gosier d’Adolf Hitler, c’est-à-dire la réalité de la domination économique derrière le lyrisme de la révolution nationale, ou, quarante ans plus tard, celui de Martha Rosler qui « transporte à domicile » la guerre vietnamienne en mélangeant ses images avec celles des publicités pour le bonheur domestique américain. Ce peut être, plus près de nous encore les images de homeless que Krzystof Wodiczko projette sur les monuments officiels américains ou les tableaux que Hans Haacke accompagne de petites notices indiquant les sommes qu’ils ont coûtées à chacun de leurs acheteurs successifs. Dans tous ces cas, il s’agit de faire apparaître un monde derrière un autre : le conflit lointain derrière le confort du home, les homeless expulsés par la rénovation urbaine derrière les buildings neufs et les emblèmes anciens de la cité, l’or de l’exploitation derrière les rhétoriques de la communauté ou les sublimités de l’art, la communauté du capital derrière toutes les séparations de domaines et la guerre des classes derrière toutes les communautés. Il s’agit d’organiser un choc, de mettre en scène une étrangeté du familier, pour faire apparaître un autre ordre de mesure qui ne se découvre que par la violence d’un conflit. La puissance de la phraseimage qui joint les hétérogènes est alors celle de l’écart et du heurt qui révèle le secret d’un monde, c’est-à-dire l’autre monde dont la loi s’impose derrière ses apparences anodines ou glorieuses.

La manière symboliste aussi met en rapport des hétérogènes et construit des petites machines par montage d’éléments sans rapport les uns avec les autres. Mais elle les assemble selon une logique inverse. Entre les éléments étrangers, elle s’emploie en effet à établir une familiarité, une analogie occasionnelle, témoignant d’une relation plus fondamentale de coappartenance, d’un monde commun où les hétérogènes sont pris dans un même tissu essentiel, toujours suceptibles donc de s’assembler selon la fraternité d’une métaphore nouvelle. Si la manière dialectique vise, par le choc des différents, le secret d’un ordre hétérogène, la manière symboliste assemble les éléments dans la forme du mystère. Mystère ne veut pas dire énigme ou mysticité. Mystère est une catégorie esthétique, élaborée par Mallarmé et explicitement reprise par Godard. Le mystère est une petite machine de théâtre qui fabrique de l’analogie, qui permet de reconnaître la pensée du poète dans les pieds de la danseuse, le pli d’une étole, le dépli d’un éventail, l’éclat d’un lustre ou le mouvement inattendu d’un ours dressé. C’est lui aussi qui permet au scénographe, Appia, de traduire la pensée du musicien/poète, Wagner, non plus dans des décors peints ressemblant à ce dont parle l’opéra mais dans les formes plastiques abstraites des praticables ou dans le faisceau de lumière qui sculpte l’espace, ou à la danseuse statique, Loïe Fuller, de se transformer, par le seul artifice de ses voiles et des projecteurs, en figure lumineuse de fleur ou de papillon. La machine de mystère est une machine à faire du commun, non plus à opposer des mondes, mais à mettre en scène, par les voies les plus imprévues, une co-appartenance. Et c’est ce commun qui donne la mesure des incommensurables. La puissance de la phrase-image est ainsi tendue entre ces deux pôles, dialectique et symbolique, entre le choc qui opère un dédoublement des systèmes de mesure et l’analogie qui donne forme à la grande communauté, entre l’image qui sépare et la phrase qui tend vers le phrasé continu. Le phrasé continu, c’est le « sombre pli qui retient l’infini », la ligne souple qui peut aller de tout hétérogène à tout hétérogène, la puissance du délié, de ce qui n’a jamais commencé, jamais été lié et peut tout emporter dans son rythme sans âge. C’est la prase du romancier qui, même si on n’y « voit » rien, atteste à l’oreille qu’on est dans le vrai, que la phrase-image est juste. L’image « juste », Godard le rappelle en citant Reverdy, c’est celle qui établit le rapport juste entre deux lointains saisis dans leur écart maximum. Mais cette justesse de l’image décidemment ne se voit pas. Il faut que la

phrase en fasse entendre la musique. Ce qui peut être saisi comme juste, c’est la phrase, c’est-à-dire ce qui se donne comme toujours précédé par une autre phrase, précédé par sa propre puissance : la puissance du chaos phrasé, celle du brassage flaubertien d’atomes, de l’arabesque mallarméenne, du « chuchotement » originaire dont Godard emprunte à Hermann Broch l’idée. Et c’est bien cette puissance du non-commencé, cette puissance du délié rachetant et consacrant l’artifice de toute liaison, que les phrases de Foucault viennent ici exprimer. Quel rapport entre l’hommage à l’absent de la Leçon inaugurale, les ombres d’un plan de film noir et l’image des condamnés du ghetto ? On peut répondre : le rapport entre la pure opposition du noir et du blanc et la pure continuité du phrasé délié. Les phrases de Foucault disent ici ce que les phrases de Godard – les phrases qu’il emprunte à Broch ou à Baudelaire, à Elie Faure, Heidegger ou Denis de Rougemont – font, tout au long des Histoire(s) du Cinéma : mettre en œuvre la puissance liante du délié, la puissance de ce qui toujours se précède soi-même. Le paragraphe de Foucault ne dit ici rien de plus. Il dit la même chose que la phrase d’Althusser disait vingt ans auparavant. Il invoque la même puissance du phrasé continu, la puissance de ce qui se donne comme la continuation d’une phrase toujours déjà commencée. Cette puissance, plus encore que la péroraison cité par Godard, c’est l’exorde auquel elle se réfère qui l’exprime : « Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle et porté bien au-delà de tout commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler une voix sans nom me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger sans qu’on y prenne bien garde dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe, en se tenant, un instant, en suspens18. » Ce pouvoir d’enchaînement, le simple rapport de deux éléments visibles est apparemment incapable de le produire. Le visible n’arrive pas à se phraser en continu, à donner la mesure du « sans commune mesure », la mesure du mystère. Le cinéma, dit Godard, n’est pas un art, pas une technique. Il est un mystère. Je dirais pour ma part qu’il ne l’est pas par essence, qu’il l’est tel qu’il est ici phrasé par Godard. Il n’y a pas d’art qui appartienne spontanément à l’une ou à l’autre forme de combinaison des hétérogènes. Il faut ajouter que ces deux formes elles-mêmes ne cessent d’entremêler leurs logiques. Elles travaillent les mêmes éléments, selon des procédures qui peuvent aller à la limite de l’indiscernable. Le montage de

Godard offre sans doute le meilleur exemple de la proximité extrême des logiques opposées. Il montre comment les mêmes formes de jonction des hétérogènes peuvent basculer du pôle dialectique au pôle symboliste. Connecter sans fin, comme il le fait, un plan d’un film avec le titre ou le dialogue d’un autre, une phrase de roman, un détail de tableau, le refrain d’une chanson, une photographie d’actualité ou un message publicitaire, c’est toujours faire deux choses en même temps : organiser un choc et construire un continuum. L’espace des chocs et celui du continuum peuvent même porter le même nom, celui d’Histoire. L’Histoire, ce peut être en effet deux choses contradictoires : la ligne discontinue des chocs révélateurs ou le continuum de la co-présence. La liaison des hétérogènes construit et réfléchit en même temps un sens d’histoire qui se déplace entre ces deux pôles. La carrière de Godard illustre exemplairement ce déplacement. Il n’a en effet jamais cessé de pratiquer le collage des hétérogènes. Mais, pendant très longtemps ce collage était spontanément perçu comme dialectique. C’est que le choc des hétérogènes possédait en lui-même une sorte d’automaticité dialectique. Il renvoyait à une vision de l’histoire comme lieu de conflit. C’est ce que résume une phrase de Made in USA : « J’ai l’impression, dit le héros, de vivre dans un film de Walt Disney joué par Humphrey Bogart, donc dans un film politique. » Déduction exemplaire : l’absence de rapport entre les éléments associés suffisait à attester le caractère politique de l’association. Toute liaison d’éléments incompatibles pouvait passer pour un « détournement » critique de la logique dominante et tout coq-à-l’âne pour une « dérive » situationniste. Pierrot le fou en fournit le meilleur exemple. Le ton était donné d’emblée par la vision de Belmondo dans sa baignoire avec sa cigarette, en train de lire à une petite fille l’Histoire de l’art d’Elie Faure. Nous voyions ensuite l’épouse de Ferdinand-Pierrot réciter le couplet publicitaire des avantages que lui offrait la gaine Scandale et nous entendions celui-ci ironiser sur la « civilisation du cul ». Cette dérision était prolongée par la soirée chez les beaux-parents où les invités, sur fond monochrome, répétaient des phrases publicitaires. Après cela pouvait commencer la cavale du héros avec la baby-sitter, c’està-dire avec l’amoureuse retrouvée. Le message politique porté par cette entrée en matière n’était rien moins qu’évident. Mais la séquence « publicitaire », parce qu’elle renvoyait à une grammaire acquise de la lecture « politique » des signes, suffisait à assurer une vision dialectique du

film et à indexer la cavale amoureuse au registre de la dérive critique. Raconter une histoire policière sans queue ni tête, montrer les deux jeunes en cavale prenant leur petit déjeuner avec un renard et un perroquet, cela entrait sans problème dans une tradition critique de dénonciation de la vie quotidienne aliénée. Cela voulait dire aussi que la liaison insolite du texte de la « grande culture » et des manières de vivre décontractées d’un jeune homme des temps de la Nouvelle Vague suffisait à nous rendre indifférents au contenu du texte d’Elie Faure lu par Ferdinand. Or ce texte consacré à Velasquez disait déjà, à propos de la peinture, la même chose que Godard vingt ans plus tard fera dire au texte de Foucault sur le langage. Velasquez, dit en substance Elie Faure, a mis sur la toile « représentant » les souverains et les princesses d’une dynastie décadente tout autre chose : la puissance de l’espace, la poussière impondérable, les caresses impalpables de l’air, l’expansion progressive de l’ombre et de la clarté, les palpitations colorées de l’atmosphère19. La peinture est chez lui le phrasé de l’espace, et l’écriture de l’histoire de l’art pratiquée par Elie Faure résonne en écho comme le phrasé de l’histoire. Ce phrasé de l’histoire imaginairement extrait du phrasé pictural de l’espace, Godard l’invoquait et l’occultait en même temps, à l’âge des provocations pop et situationnistes. Il triomphe, en revanche, dans le rêve du grand chuchotement originaire qui hante les Histoire(s) du cinéma. Les méthodes de « détournement » qui, vingt ans auparavant, produisaient, même à vide, du choc dialectique, prennent alors la fonction inverse. Elles assurent la logique du mystère, le règne du phrasé continu. C’est ainsi que le chapitre d’Elie Faure sur Rembrandt devient, dans la première partie des Histoire(s), un éloge du cinéma. C’est ainsi que Foucault, le philosophe qui nous a expliqué comment les choses et les mots s’étaient séparés, est appelé à attester positivement l’illusion que son texte évoquait et dissipait, à nous faire entendre le chuchotement premier où le dicible et le visible sont encore confondus. Les procédures de liaison des hétérogènes qui assuraient le choc dialectique produisent maintenant l’exact contraire : la grande nappe homogène du mystère où tous les chocs d’hier deviennent à l’inverse des manifestations de co-présence fusionnelle. Aux provocations d’hier on peut alors opposer les contre-provocations d’aujourd’hui. J’ai commenté ailleurs20 l’épisode où Godard nous

démontre – avec l’aide de la Marie-Madeleine de Giotto, transformée par ses soins en ange de la Résurrection – que la « place au soleil » d’Elisabeth Taylor dans le film homonyme a été rendue possible parce que, quelques années auparavant, le réalisateur du film, George Stevens avait filmé les survivants et les morts de Ravensbrück et racheté ainsi le cinéma de son absence sur les lieux de l’extermination. Or s’il avait été fait à l’époque de Pierrot le Fou, le lien entre les images de Ravensbrück et l’idylle d’Une place au soleil n’aurait pu avoir qu’un seul mode de lecture : la lecture dialectique dénonçant ce bonheur américain au nom des victimes des camps. Cette logique dialectique, c’est encore celle qui inspirait, dans les années 1970, les photomontages de Martha Rosler, liant le bonheur américain à l’horreur vietnamienne. Or, si anti-américain que soit le Godard des Histoire(s), sa lecture est strictement inverse : Elisabeth Taylor n’est pas coupable de son bonheur égoïste, indifférent aux horreurs du monde. Elle a positivement mérité ce bonheur parce que George Stevens a positivement filmé les camps et qu’il a ainsi accompli la tâche de la phraseimage cinématographique : constituer non pas la « robe sans couture de la réalité » mais le tissu sans trou de la co-présence, ce tissu qui autorise et efface à la fois toutes les coutures ; constituer le monde des « images » comme monde de la co-appartenance et de l’entre-expression généralisées. Dérive et détournement sont ainsi retournés, absorbés par la continuité du phrasé. La phrase-image symboliste a dévoré la phrase-image dialectique. Le « sans commune mesure » mène maintenant à la grande fraternité ou communauté des métaphores. Ce mouvement n’est pas propre seulement à un cinéaste connu pour son tempérament particulièrement mélancolique. Il traduit à sa manière un glissement de la phrase-image, dont les œuvres d’aujourd’hui témoignent alors même qu’elles se présentent encore sous des légitimations empruntées au lexique dialectique. C’est le cas par exemple de l’exposition Moving Pictures que présentait récemment à New York le Musée Guggenheim. La rhétorique de l’exposition voulait inscrire les œuvres d’aujourd’hui dans une tradition critique des années 1960 et 197O où les moyens du cinéaste et du plasticien, du photographe et du vidéaste se seraient unis dans une même radicalité pour remettre en cause les stéréotypes du discours et de la vision dominants. C’est autre chose pourtant que font les œuvres présentées. Ainsi la vidéo de Vanessa Beecroft, où la caméra tourne autour de corps féminins dressés nus dans l’espace du même musée ne s’occupe plus, malgré les

similitudes formelles, de dénoncer le lien des stéréotypes artistiques aux stéréotypes féminins. L’étrangeté de ces corps déplacés semble bien plutôt suspendre toute interprétation de ce type, pour laisser ces présences à leur mystère qui s’en va alors rejoindre celui de photographies elles-mêmes attachées à recréer les formules picturales du réalisme magique : portraits d’adolescents au sexe, à l’âge et à l’identité sociale ambigus de Rineke Dijkstra, photographies par Gregory Crewdson de banlieues ordinaires saisies dans cette indécision entre la couleur terne du quotidien et la couleur glauque du drame dont le cinéma a tant de fois joué… Entre vidéos, photos et installations vidéo on voit l’interrogation, toujours invoquée, des stéréotypes perceptifs glisser vers un intérêt tout autre pour les frontières indécises du familier et de l’étrange, du réel et du symbolique. Ce glissement était au Guggenheim spectaculairement accentué par la présence au même moment, dans les mêmes murs, de l’installation vidéo de Bill Viola, intitulée Going forth by Day : cinq projections vidéo simultanées couvrant les murs d’une salle rectangulaire obscure où les visiteurs s’installent sur un tapis central. Autour de la porte d’entrée, un grand feu originaire d’où confusément émerge une main et un visage humains ; sur le mur opposé, c’est au contraire un déluge d’eau qui va envahir une multitude de personnages urbains pittoresques dont la caméra nous a d’abord longuement narré les déplacements et détaillé les traits. Le mur de gauche est tout entier occupé par le décor d’une forêt aérée dans laquelle interminablement passent et repassent avec lenteur des personnages dont les pieds effleurent à peine le sol. La vie est un passage, nous l’avons compris, et nous pouvons nous tourner vers le quatrième mur que se partagent deux surfaces de projection. Celle de gauche est divisée en deux : dans un petit édicule à la Giotto, un vieillard est en train d’agoniser veillé par ses enfants, tandis que sur une terrasse à la Hopper un personnage scrute une mer nordique où, lentement, pendant que le vieillard meurt et que la lumière s’éteint dans la chambre, un bateau se charge et appareille. À droite, des sauveteurs épuisés d’un village inondé se reposent tandis que sur le bord de l’eau une femme attend le matin et la renaissance. Bill Viola ne cherche pas à cacher une certaine nostalgie pour la grande peinture et les cycles de fresques d’antan et il déclare avoir voulu créer ici un équivalent des fresques de Giotto à la chapelle de l’Arena à Padoue. Mais ce cycle fait bien plutôt penser à ces grandes fresques des âges et des saisons de la vie humaine que l’on affectionnait à l’âge symbolique et

expressionniste, à l’époque de Puvis de Chavannes, de Klimt, d’Edvard Munch ou d’Erich Heckel. Sans doute dira-t-on que la tentation symboliste est inhérente à l’art vidéo. Et, de fait, l’immatérialité de l’image électronique a tout naturellement ranimé l’engouement de l’âge symboliste pour les états immatériels de la matière, engouement alors suscité par les progrès de l’électricité et le succès des théories sur la dissipation de la matière en énergie. Cet engouement avait, au temps de Jean Epstein et de Riccioto Canudo, soutenu l’enthousiasme pour le jeune art cinématographique. Et c’est tout naturellement aussi que la vidéo offre à Godard ses capacités nouvelles pour faire apparaître, disparaître et s’entremêler les images, et pour composer le pur royaume de leur coappartenance et la virtualité de leur entre-expression à l’infini. Mais la technique qui permet cette poétique ne la crée pas. Et le même glissement du choc dialectique à la communauté symboliste marque des œuvres et des installations qui recourent aux matériaux et aux moyens d’expression traditionnels. L’exposition Sans commune mesure qui nous accueille présente par exemple sur trois salles le travail de Ken Lum. Cet artiste se réclame encore de la tradition critique nord-américaine des années pop. Sur des enseignes et panneaux publicitaires, il a introduit des énoncés subversifs prônant le pouvoir du peuple ou la libération d’un militant indien emprisonné. Mais la matérialité hyper-réaliste de l’enseigne dévore la différence des textes, elle met sans distinction les plaques et leurs inscriptions dans le musée imaginaire des objets témoins de la vie ordinaire de l’Amérique profonde. Quant aux miroirs qui tapissent la salle suivante, ils n’ont plus rien de commun avec ceux que Pistoletto, vingt ans auparavant, mettait, en y gravant parfois une silhouette connue, à la place des tableaux attendus, pour demander aux visiteurs contraints de s’y voir ce qu’ils venaient chercher en ce lieu. Avec les petites photos de famille qui les ornent, ils semblent au contraire nous attendre, nous appeler à nous reconnaître dans l’image de la grande famille des humains. J’avais naguère commenté l’opposition contemporaine des icônes du « voici » et des étalages du « voilà », en soulignant que les mêmes objets ou assemblages pouvaient passer indifféremment d’une logique d’exposition à l’autre. À la lumière de la complémentarité godardienne de l’icône et du montage, ces deux poétiques de l’image nous apparaissent comme les deux formes d’une même tendance fondamentale. Les séries photographiques, les moniteurs ou projections vidéo, les installations d’objets familiers ou

étranges qui occupent l’espace de nos musées et galeries cherchent moins aujourd’hui à susciter le sentiment d’un écart entre deux ordres – entre les apparences quotidiennes et les lois de la domination – qu’à aviver une sensibilité nouvelle aux signes et aux traces qui témoignent d’une histoire et d’un monde communs. Il arrive que des formes d’art se déclarent explicitement à ce titre, qu’elles invoquent la « perte de monde » ou la défection du « lien social » pour donner aux assemblages et performances de l’art la tâche de recréer des liens sociaux ou un sens de monde. Le rabattement de la grande parataxe sur l’état ordinaire des choses porte alors la phrase-image vers son degré Zéro : la petite phrase qui crée du lien ou invite au lien. Mais en dehors même de ces formes déclarées, et sous le couvert de légitimations encore empruntées à la doxa critique, les formes contemporaines de l’art se vouent de plus en plus à l’inventaire unanimiste des traces de communauté ou à une nouvelle figuration symboliste des puissances de la parole et du visible ou des gestes archétypaux et des grands cycles de la vie humaine. Le paradoxe des Histoire(s) du cinéma ne se situerait donc pas là où il semblait d’abord : dans la conjonction d’une poétique anti-textuelle de l’icône et d’une poétique du montage qui fait de ces icônes les éléments indéfiniment combinables et échangeables d’un discours. La poétique des Histoire(s) ne fait que radicaliser la puissance esthétique de la phrase-image comme combinaison des opposés. Le paradoxe est ailleurs: ce monument était comme un adieu, un chant funèbre à la gloire d’un art et d’un monde de l’art disparus, au bord de l’entrée dans la catastrophe dernière. Or les Histoires(s) pourraient bien avoir signalé tout autre chose : non point l’entrée dans quelque crépuscule de l’humain mais cette tendance néosymboliste et néo-humaniste de l’art contemporain.

III. La peinture dans le texte « Trop de mots ». Le diagnostic se répète dans tous les lieux où l’on dénonce soit la crise de l’art, soit son asservissement au discours esthétique : trop de mots sur la peinture, trop de mots qui commentent et dévorent sa pratique, habillent et transfigurent le « n’importe quoi » qu’elle est devenue ou se substituent à elle dans les livres, les catalogues et les rapports officiels, jusqu’à gagner les surfaces même où elle s’exposait et où, à sa place, s’écrit la pure affirmation de son concept, l’autodénonciation de son imposture ou le constat de sa fin. Je n’ai pas l’intention de répondre à ces assertions sur leur terrain. Je voudrais plutôt m’interroger sur la configuration de ce terrain et sur la manière dont les données du problème y sont disposées. À partir de là, j’aimerais retourner le jeu, passer de la dénonciation polémique des mots qui encombrent la peinture à l’intelligence théorique de l’articulation entre les mots et les formes visuelles qui définit un régime de l’art. Au premier abord les choses semblent claires : il y a, d’un côté, les pratiques, de l’autre leurs interprétations ; d’un côté le fait pictural, de l’autre la masse des discours que les philosophes, les écrivains ou les artistes eux-mêmes ont déversés dessus, depuis que Hegel et Schelling ont fait de la peinture une forme de manifestation d’un concept d’art lui-même identifié à une forme de déploiement de l’absolu. Mais cette simple opposition commence à s’obscurcir lorsque l’on pose la question : en quoi consiste exactement ce « fait pictural » qui s’oppose au supplément du discours ? La réponse la plus répandue se présente sous la forme d’une tautologie apparemment irréfutable. Le propre du fait pictural est de n’utiliser que les moyens propres à la peinture : les pigments colorés et la surface plane à deux dimensions. La simplicité de cette réponse a fait sa fortune, de Maurice Denis à Clement Greenberg. Elle laisse pourtant subsister bien des équivoques. Tout le monde admettra que le propre d’une activité soit de se servir des moyens qui lui sont propres. Mais un moyen est propre à une activité pour autant qu’il est propre à réaliser la fin qui lui est propre. On ne définit pas la fin propre du travail d’un maçon par la matière qu’il travaille

et les instruments qu’il utilise. Quelle est donc la fin propre que l’on réalise en mettant des pigments colorés sur une surface plane ? La réponse à cette question est, en fait, un redoublement de la tautologie : la fin propre de la peinture est de ne mettre que des pigments colorés sur la surface plane, au lieu de la peupler de figures représentatives, référées à des existences extérieures situées dans un espace à trois dimensions. « Les impressionnistes, dit ainsi Clement Greenberg, ont renoncé aux souscouches et au glacis pour nous rappeler sans cesse que les couleurs utilisées viennent de pots et de tubes de peinture réelle21. » Admettons que telle ait bien été l’intention des impressionnistes, ce qui est douteux. Mais il y a bien des manières de montrer qu’on se sert de tubes de peinture réelle : on peut en porter la mention sur la toile ou à côté de la toile ; on peut y coller ces tubes, remplacer la toile par une petite vitrine qui les contienne, disposer au milieu d’une salle vide des gros pots de peinture acrylique ou encore organiser un happening où le peintre se trempe dans la peinture. Toutes ces manières, empiriquement attestées, rappellent que l’artiste se sert d’une matière « réelle », mais elles le font au détriment de cette surface plane où devait s’effectuer la démonstration de la peinture « elle-même ». Elles le font en disjoignant les deux termes dont celle-ci devait démontrer l’unité substantielle : la matière – pigmentaire ou autre – et la surface bidimensionnelle. Elles posent du même coup la question : pourquoi le peintre doit-il « rappeler » qu’il se sert de tubes de peintures réelles ? Pourquoi le théoricien de la « pure » peinture doit-il nous montrer que l’usage impressionniste des couleurs pures a ce rappel pour fin ? C’est que cette définition du fait pictural est en réalité l’articulation de deux opérations contradictoires. Elle veut assurer l’identité de la matière picturale et de la forme-peinture. L’art de la peinture serait l’actualisation spécifique des seuls possibles portés par la matérialité même de la matière colorée et du support. Mais cette actualisation doit prendre la forme d’une auto-démonstration. La même surface doit remplir une double tâche : elle doit n’être qu’elle-même et elle doit être la démonstration du fait qu’elle n’est qu’elle-même. Le concept de medium assure cette identité clandestine des contraires. « Utiliser seulement le medium propre à un art », cela veut dire deux choses. D’un côté, c’est faire une pure opération technique : le geste d’écraser une matière picturale sur une surface appropriée. Reste à savoir quel est le « propre » de cette appropriation et qu’est-ce qui permet, en conséquence, de désigner cette opération comme art pictural. Il faut pour

cela que le mot de medium désigne tout autre chose qu’une matière et un support. Il faut qu’il désigne l’espace idéal de leur appropriation. La notion doit donc se dédoubler discrètement. D’un côté le medium est l’ensemble des moyens matériels disponibles pour une activité technique. « Conquérir » le medium signifie alors : se limiter à l’exercice de ces moyens matériels. Mais, de l’autre, l’insistance est mise sur le raport même entre fin et moyen. Conquérir le médium veut alors dire l’inverse : s’approprier ce moyen pour en faire une fin en soi, nier ce rapport de moyen à fin qui est l’essence de la technique. L’essence de la peinture – ne faire que projeter de la matière colorée sur une surface plane – est de suspendre cette appropriation des moyens à une fin qui est l’essence de la technique. L’idée de la spécificité de la technique picturale n’est consistante qu’au prix d’être assimilée à tout autre chose : l’idée de l’autonomie de l’art, de l’exception de l’art par rapport à la rationalité technique. S’il faut montrer qu’on utilise des tubes de couleur – et non pas seulement les utiliser –, c’est pour démontrer deux choses : premièrement, que cette utilisation de tubes de couleur n’est que l’utilisation de tubes de couleur, que de la technique ; deuxièmement qu’elle est tout autre chose que l’utilisation de tubes de couleur, qu’elle est de l’art, c’est-à-dire de l’anti-technique. De fait, il faut toujours, contrairement à la prétention de la thèse, montrer que la matière étalée sur une surface est de l’art. Il n’y a pas d’art sans regard qui le voit comme art. Contrairement à la saine doctrine qui veut qu’un concept soit la généralisation des propriétés communes à un ensemble de pratiques ou d’objets, il est strictement impossible d’exhiber un concept de l’art qui définirait les propriétés communes à la peinture, la musique, la danse, le cinéma ou la sculpture. Le concept de l’art n’est pas l’exhibition d’une propriété commune à un ensemble de pratiques, pas même celle d’une de ces « ressemblances de famille » que les disciples de Wittgenstein convoquent en dernier recours. Il est le concept d’une disjonction – et d’une disjonction instable, historiquement déterminée – parmi les arts, entendus au sens de pratiques, de manières de faire. L’Art, tel que nous le nommons, n’existe guère que depuis deux siècles. Il n’est pas né grâce à la découverte du principe commun aux différents arts – sans quoi il faudrait des tours de force supérieurs à ceux de Clement Greenberg pour faire coïncider son émergence avec la conquête par chaque art de son « medium » propre. Il est né dans un long processus de rupture avec le

système des beaux-arts, c’est-à-dire avec un autre régime de disjonction au sein des arts. Cet autre régime s’est résumé dans le concept de mimesis. Qui ne voit dans la mimesis que l’impératif de la ressemblance, peut constituer une idée simple de la « modernité » artistique comme émancipation du propre de l’art par rapport à la contrainte de l’imitation : règne des plages colorées à la place des femmes nues et des chevaux de combats. Il manque ainsi l’essentiel : la mimesis n’est pas la ressemblance mais un certain régime de la ressemblance. La mimesis n’est pas la contrainte extérieure qui pesait sur les arts et les enfermait dans la ressemblance. Elle est le pli dans l’ordre des manières de faire et des occupations sociales qui les rendait visibles et pensables, la disjonction qui les faisait exister comme tels. Cette disjonction est double : d’un côté, elle séparait les « beaux-arts » des autres arts – des simples « techniques » – par leur fin spécifique – l’imitation. Mais aussi elle soustrayait les imitations des arts aux critères religieux, éthiques ou sociaux qui règlaient normalement les usages légitimes des ressemblances. La mimesis n’est pas la ressemblance entendue comme rapport d’une copie à un modèle. Elle est une manière de faire fonctionner les ressemblances au sein d’un ensemble de rapports entre des manières de faire, des modes de la parole, des formes de visibilité et des protocoles d’intelligibilité. C’est pour cela que Diderot peut faire à Greuze les reproches paradoxaux d’avoir noirci la peau de son Septime Sévère et représenté Caracalla comme un franc coquin22. Septime Sévère est le premier empereur romain d’origine africaine et son fils Caracalla était bien un franc coquin. Le tableau de Greuze incriminé le représente au moment où il est convaincu d’une tentative de parricide. Mais les ressemblances de la représentation ne sont pas les reproductions de la réalité. Un empereur est empereur avant d’être africain et un fils d’empereur est un prince avant d’être une crapule. Noircir le visage de l’un, accuser la bassesse de l’autre, c’est transformer le genre noble du tableau d’histoire en genre commun du tableau justement dit de genre. La correspondance entre l’ordre du tableau et celui de l’histoire est la convenance entre deux ordres de grandeur. Elle inscrit la pratique de l’art et les figures qu’il donne à voir dans un ordre global de rapports entre le faire, le voir et le dire.

Il y a de l’art en général en raison d’un régime d’identification – de disjonction – qui donne visibilité et signification à des pratiques d’arrangement des mots, d’étalage des couleurs, de modelage des volumes ou d’évolution des corps, qui décide par exemple ce qu’est une peinture, ce qu’on fait en peignant et ce qu’on voit sur un mur ou une toile peints. Mais une telle décision est toujours l’établissement d’un régime d’équivalence d’une pratique avec ce qui n’est pas elle. Pour savoir si la musique et la danse étaient des arts, Batteux se demandait si elles étaient des imitations, si, comme la poésie, elles racontaient des histoires, des agencements d’actions. Le ut pictura poesis/ut poesis pictura ne définissait pas simplement la subordination d’un art – la peinture – à un autre – la poésie. Il définissait un rapport entre l’ordre du faire, celui du voir et celui du dire par quoi ces arts – et éventuellement d’autres – étaient des arts. La question de la planéité en peinture, de l’imitation de la troisième dimension et du rejet de cette imitation n’est aucunement une question de délimitation entre le propre de l’art pictural et le propre de l’art sculptural. La perspective n’avait pas été adoptée pour montrer la capacité de la peinture à imiter la profondeur de l’espace et le modelé des corps. La peinture ne serait pas devenue un « bel art » par cette seule preuve de capacité technique. La virtuosité du peintre n’a jamais suffi à lui ouvrir les portes de la visibilité artistique. Si la perspective a été linéaire et théâtrale avant d’être aérienne et sculpturale, c’est que la peinture devait d’abord montrer sa capacité poétique – sa capacité à raconter des histoires, à mettre en scène des corps parlants et agissants. Le lien de la peinture à la troisième dimension est un lien de la peinture à la puissance poétique des mots et des fables. Ce qui peut défaire ce lien, assigner à la peinture un rapport privilégié non seulement à l’usage du plan mais à l’affirmation de la planéité, c’est un autre type de rapport entre ce que la peinture effectue et ce que les mots font voir à sa surface. Pour que la peinture soit vouée à la planéité, il faut la faire voir comme plane. Pour qu’elle soit vue comme plane, il faut que soient desserrés les liens qui enserraient ses figures dans les hiérarchies de la représentation. Il n’est pas nécessaire que la peinture ne « ressemble » plus. Il suffit que ses ressemblances soient déliées du système de rapports qui subordonnaient la ressemblance des figures à l’agencement des actions, le visible de la peinture au quasi-visible des mots du poème et le poème lui-même à la hiérarchie des sujets et des actions. La destruction de l’ordre mimétique ne

veut pas dire que, depuis le XIXe siècle, les arts fassent « n’importe quoi » ni qu’ils s’élancent librement à la conquête des possibilités de leur medium propre. Un medium n’est pas un moyen ou un matériau « propre ». C’est une surface de conversion : une surface d’équivalence entre les manières de faire des différents arts, un espace idéel d’articulation entre ces manières de faire et des formes de visibilité et d’intelligibilité déterminant la manière dont elles peuvent être regardées et pensées. La destruction du régime représentatif ne définit pas une essence enfin trouvée de l’art tel qu’en luimême. Elle définit un régime esthétique des arts qui est une autre articulation entre des pratiques, des formes de visibilité et des modes d’intelligibilité. Ce qui a fait entrer la peinture dans ce régime nouveau, ce n’est pas le rejet de la figuration, ce n’est pas une révolution dans la pratique des peintres. C’est d’abord une autre manière de voir la peinture du passé. La destruction du régime représentatif de la peinture commence, au début du XIXe siècle, avec la révocation de la hiérarchie des genres, avec la réhabilitation de la « peinture de genre », cette représentation de gens vulgaires occupée à des activités vulgaires qui s’opposait à la dignité de la peinture d’histoire comme la comédie à la tragédie. Elle commence donc avec la révocation de la soumission des formes picturales aux hiérarchies poétiques, d’un certain lien entre l’art des mots et celui des formes. Mais cette libération n’est pas une séparation de la peinture et des mots, elle est une autre manière de les nouer. La puissance des mots n’est plus le modèle que la représentation picturale doit prendre pour norme. Elle est la puissance qui creuse la surface représentative pour y faire apparaître la manifestation de l’expressivité picturale. Cela veut dire que celle-ci n’est présente sur la surface que pour autant qu’un regard creuse celle-ci, que des mots la requalifient en faisant apparaître un autre sujet sous le sujet représentatif. C’est exemplairement ce que fait Hegel, dans son entreprise de réhabilitation de la peinture hollandaise, pionnière de ce travail de redescription qui, tout au long de l’âge romantique, a élaboré, face aux œuvres de Gerard Dou, de Teniers ou d’Adrian Brouwer, comme à celles de Rubens et de Rembrandt, la visibilité nouvelle d’une peinture « plane », d’une peinture « autonome ». Le vrai sujet de ces tableaux méprisés, explique Hegel, n’est pas ce qu’on voit d’abord. Ce n’est pas des scènes

d’auberge, des épisodes de la vie bourgeoise, ou des accessoires domestiques. C’est l’autonomisation de ces éléments, la rupture des « fils de la représentation » qui les attachaient à la reproduction d’un mode de vie répétitif. C’est le remplacement de ces objets par la lumière de leur apparition. Ce qui a lieu sur la toile est désormais une épiphanie du visible, une autonomie de la présence picturale. Mais cette autonomie n’est pas l’installation de la peinture dans la solitude de sa technique propre. Elle est elle-même l’expression d’une autre autonomie, celle que le peuple hollandais a su conquérir dans sa triple lutte contre la nature hostile, la monarchie espagnole et l’autorité papale23. Pour que la peinture gagne sa planéité, il faut que la surface du tableau soit dédoublée, qu’un second sujet soit montré sous le premier. Greenberg oppose à la naïveté du progamme anti-représentatif de Kandinsky l’idée que l’important n’est pas l’abandon de la figuration mais la conquête de la surface. Mais cette conquête elle-même est l’œuvre d’une défiguration : un travail qui rend visible autrement la même peinture, qui convertit les figures de la représentation en tropes d’expression. Ce que Deleuze appelle logique de la sensation est bien plutôt un théâtre de la défiguration, où les figures sont arrachées à l’espace de la représentation et reconfigurées dans un autre espace. Cette défiguration, Proust l’appelle dénomination, en qualifiant l’art de la sensation pure chez Elstir : « Si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur donnant un autre qu’Elstir les recréait24. » La surface revendiquée comme le medium propre de la pure peinture est en fait un autre médium. Elle est le théâtre d’une défiguration/dénomination. Le formalisme de Greenberg qui veut ramener le médium au matériau et le spiritualisme de Kandinsky qui en fait un milieu spirituel sont deux manières d’interpréter cette défiguration. La peinture est plane pour autant que les mots changent leur fonction à son égard. Dans l’ordre représentatif, ils lui servaient de modèle ou de norme. Comme poèmes, comme histoire profane ou sacrée, ils dessinaient l’agencement que devait traduire la composition du tableau. Jonathan Richardson recommandait ainsi au peintre d’écrire d’abord l’histoire du tableau pour savoir s’il valait la peine de le peindre. Comme discours critique, ils comparaient ce qui était peint à ce qui aurait dû l’être : la même histoire traduite en attitudes et physionomies mieux appropriées ou bien

une histoire plus digne d’être peinte. On dit souvent que la critique esthétique, celle qui émerge à l’époque romantique, ne procède plus normativement, qu’elle ne compare plus le tableau à ce qu’il aurait dû être. Mais l’opposition de la norme à son absence ou de la norme externe à la norme interne cache l’essentiel : l’opposition de deux modes d’identification. Le texte critique, à l’âge esthétique, ne dit plus ce que le tableau doit ou aurait dû être. Il dit ce qu’il est ou ce que le peintre a fait. Mais dire cela, c’est agencer autrement le rapport du dicible et du visible, le rapport du tableau à ce qui n’est pas lui. C’est reformuler autrement le comme du ut pictura poesis, le comme par quoi l’art est visible, par quoi sa pratique est accordée à un regard et relève d’une pensée. Celui-ci n’a pas disparu. Il a changé de place et de fonction. Il travaille à la défiguration, à la modification de ce qui est visible sur sa surface, donc à sa visibilité comme art. Voir quelque chose comme art, qu’il s’agisse d’une Descente de croix ou d’un Carré blanc sur fond blanc, cela veut dire y voir deux choses à la fois. Voir deux choses à la fois n’est pas une affaire de trompe-l’œil ou d’effets spéciaux. C’est une affaire de rapports entre la surface d’exposition des formes et la surface d’inscription des mots. Mais ce nœud nouveau des signes et des formes qui s’appelle critique et qui naît en même temps que la proclamation de l’autonomie de l’art n’opère pas sous la simple forme du discours de l’après-coup qui ajouterait du sens à la nudité des formes. Il travaille d’abord à la constitution d’une visibilité nouvelle. Une peinture nouvelle, c’est une peinture qui s’offre à un regard formé à voir autrement, formé à voir le pictural apparaître sur la surface représentative, sous la représentation. La tradition phénoménologique et la philosophie deleuzienne donnent volontiers à l’art la tâche de susciter la présence sous la représentation. Mais la présence n’est pas la nudité de la chose picturale opposée aux significations de la représentation. Présence et représentation sont deux régimes de tressage des mots et des formes. C’est encore par la médiation des mots que se configure le régime de visibilité des « immédiatetés » de la présence. C’est ce travail que je voudrais montrer à l’œuvre dans deux textes de la critique du XIXe siècle, deux textes qui reconfigurent la visibilité de ce que fait la peinture. Le premier, en mettant une peinture représentative du passé au régime nouveau de la présence, constitue le mode nouveau de visibilité du pictural, propre à accueillir une peinture contemporaine qu’il dédaigne

pourtant. Le second, en célébrant une peinture nouvelle, la projette dans un avenir « abstrait » de la peinture qui n’existe pas encore. J’emprunte mon premier exemple à la monographie sur Chardin que les frères Goncourt publient en 1864 : « Sur un de ces fonds sourds et brouillés qu’il sait si bien frotter et où se mêlent vaguement des fraicheurs de grotte à des ombres de buffet, sur une de ces tables à tons de mousse, au marbre terreux, habitués à porter sa signature, Chardin verse les assiettes d’un dessert – voici le velours pelucheux de la pêche, la transparence d’ambre du raisin blanc, le givre de sucre de la prune, la pourpre humide des fraises, le grain dru du muscat et sa buée bleuâtre, les rides et le verruqueux de la peau d’orange, la guipure des melons brodés, la couperose des vieilles pommes, les noeuds de la croûte du pain, l’écorce lisse du marron et jusqu’au bois de la noisette […] Ici, dans ce coin, ce n’est qu’un torchis de pinceau, le coup d’une brosse qu’on essuie, et voilà que dans ce torchis une noix s’ouvre, se recroqueville dans sa coque, montre tous ses cartilages, apparaît dans tous les détails de sa forme et de sa couleur25. » Une visée ordonne tout ce texte : transformer les données figuratives en événements de la matière picturale, traduisant eux-mêmes des états métamorphiques de la matière. On pourrait résumer commodément l’opération à partir des dernières lignes : l’ouverture de la noix, l’apparition de la figure dans le torchis du pinceau et le coup de brosse essuyé. Le « matiérisme » de la description des Goncourt préfigure une grande forme de visibilité de l’« autonomie » picturale : le travail de la matière, de la pâte colorée affirmant son empire sur l’espace du tableau. Il configure sur le tableau de Chardin tout un avenir d’impressionnisme, d’expressionnisme abstrait ou d’action-painting. Il y préfigure aussi tout un avenir de descriptions et de théorisations: pensée de l’informe à la Bataille, de la mimesis originaire à la Merleau-Ponty ou du diagramme deleuzien, opération d’une main qui annule un visible pour en produire un autre : une visibilité « tactile », la visibilité du geste de la peinture substituée à celle de son résultat. La nature morte domestique n’a pas, à cet égard, de privilège. La description des grands tableaux religieux de Rubens obéit au même principe : « Jamais un pinceau n’a plus furieusement roulé et déroulé des morceaux de chair, noué et dénoué des grappes de corps, berné de la graisse et des types26. »

Cette transformation du visible en tactile et du figuratif en figural n’est possible que par un travail bien déterminé des mots de l’écrivain. C’est d’abord le mode déictique de l’énoncé, mode de la présence manifestée, par le jeu d’une littéralisation qui nous montre Chardin « versant » les assiettes, c’est-à-dire transformant la représentation de la table en un geste de projection qui rend équivalents l’acte de répandre la couleur et celui de mettre la table. C’est ensuite le tourbillon des adjectifs et des métaphores qui réussissent à articuler deux opérations contradictoires. Ils transforment les qualités des fruits représentés en états substantiels de la matière. L’ambre, le givre, la buée, le bois ou la mousse d’une matière vivante prennent la place du raisin, des prunes, des noisettes et de la table de la nature morte représentée. Mais, en même temps, ils brouillent systématiquement les identités des objets et les frontières entre les règnes. Ainsi la guipure du melon, les rides de l’orange ou la couperose de la pomme prêtent aux plantes des traits du visage ou des travaux humains, tandis que la mousse, la fraicheur et la buée transforment l’élément solide en élément liquide. L’une et l’autre opération concourent au même résultat. Les tropes du langage changent le statut des éléments picturaux. Ils transforment les représentations de fruits en tropes de la matière. Cette transformation est bien plus qu’une relecture d’esthète. Les Goncourt enregistrent et configurent à la fois une visibilité nouvelle du fait pictural, une visibilité de type esthétique où le rapport de coalescence entre l’épaisseur de la matière picturale et la matérialité du geste de peindre s’impose à la place du privilège représentatif de la forme qui organisait et annulait la matière. Ils élaborent le régime nouveau de visibilité qui rend possible une pratique picturale nouvelle. Il n’est pas nécessaire pour cela qu’ils apprécient la peinture nouvelle. On l’a souvent remarqué : les Goncourt élaborent à propos de Chardin, Rubens ou Watteau la visibilité des toiles impressionnistes. Mais aucune loi de concordance nécessaire ne les oblige à accommoder sur les toiles des novateurs la machine de vision ainsi construite. Pour eux la nouveauté picturale est déjà réalisée, déjà présente dans le présent que tisse l’entrelacement de leurs tropes de langage avec les coups de brosse et les figures de Chardin. Quand les novateurs veulent faire équivaloir directement les jeux physiques de la lumière et les hachures de la couleur, ils court-circuitent le travail de la métaphore. On pourait dire, en termes deleuziens, qu’ils font des diagrammes qui restent des diagrammes. Mais si Deleuze nous permet de comprendre pourquoi

Edmond de Goncourt ne peut pas voir les tableaux qu’il a rendus visibles, peut-être ce dernier nous permet-il, à l’inverse, de comprendre ce que Deleuze, afin de préserver l’idée de la peinture comme travail de la sensation sur la sensation, essaie de ne pas voir : le diagramme pictural ne rend visible que si son travail est rendu équivalent à celui de la métaphore, si une parole construit cette équivalence. Construire cette équivalence, c’est instaurer la solidarité d’une pratique et d’une forme de visibilité. Mais cette solidarité n’est pas une contemporanéité nécessaire. Elle s’affirme au contraire à travers un jeu de décalages temporels qui écartent la présence picturale de toute épiphanie du présent. Les Goncourt voient l’impressionnisme déjà réalisé chez Chardin. Ils le voient parce qu’ils en ont produit la visibilité par un travail de défiguration. La défiguration voit la nouveauté au passé. Mais elle constitue l’espace discursif qui rend la nouveauté visible, qui lui construit un regard dans le décalage même des temporalités. Le décalage est alors prospectif autant que rétrospectif. Il ne voit pas seulement la nouveauté au passé. Il peut aussi voir dans l’œuvre présente des possibles encore non réalisés de la peinture. C’est ce que nous montre un autre texte critique, celui qu’Albert Aurier consacre en 1890 à la Vision du sermon de Gauguin (également connue comme La lutte de Jacob avec l’ange). Ce texte est le manifeste d’une nouvelle peinture, une peinture qui ne représente plus la réalité mais traduit des idées en symboles. Cependant ce manifeste ne procède pas par argumentation polémique. Il procède, lui aussi, par une description défigurative. Cette description use des artifices du récit à énigme. Elle joue sur le décalage entre ce qui est vu et ce qui n’est pas vu pour imposer un statut nouveau au visible de la peinture : « Loin, très loin, sur une fabuleuse colline, dont le sol apparaît de vermillon rutilant, c’est la lutte biblique de Jacob avec l’Ange. Tandis que ces deux géants de légende, que l’éloignement transforme en pygmées, combattent leur formidable combat, des femmes regardent, intéressées et naïves, ne comprenant point trop, sans doute, ce qui se passe là-bas, sur cette fabuleuse colline empourprée. Ce sont des paysannes. Et à l’envergure de leurs coiffes blanches éployées comme des ailes de goéland, et aux typiques bigarrures de leurs fichus, et aux formes de leurs robes ou de leurs caracos, on les devine originaires de la Bretagne. Elles ont les

attitudes respectueuses et les faces écarquillées des créatures simples écoutant d’extraordinaires contes un peu fantastiques affirmés par quelque bouche incontestable et révérée. On les dirait dans une église, tant silencieuse est leur attention, tant recueilli, tant agenouillé, tant dévot est leur maintien ; on les dirait dans une église et qu’une vague odeur d’encens et de prière volette parmi les ailes blanches de leurs coiffes et qu’une voix respectée de vieux prêtre plane sur leurs têtes… Oui, sans doute, dans une église, dans quelque pauvre église de quelque pauvre petit bourg breton… Mais alors où sont les piliers moisis et verdis ? Où les murs laiteux avec l’infime chemin de croix monolithographique ? Où la chaire de sapin ? Où le vieux curé qui prêche […] Et pourquoi là-bas, loin, très loin, le surgissement de cette colline fabuleuse, dont le sol apparaît de rutilant vermillon ?… Ah ! C’est que les piliers moisis et verdis et les murs laiteux et le petit chemin de croix chromolithographique et la chaire de sapin et le vieux curé qui prêche, se sont, depuis bien des minutes, anéantis, n’existent plus pour les yeux et pour les âmes des bonnes paysannes bretonnes !… Quel accent merveilleusement touchant, quelle lumineuse hypotypose, étrangement appropriés aux frustes oreilles de son balourd auditoire, a rencontrés ce Bossuet de village qui ânonne ? Toutes les ambiantes matérialités se sont dissipées en vapeurs, ont disparu ; lui-même, l’évocateur, s’est effacé, et c’est maintenant sa voix, sa pauvre vieille pitoyable Voix bredouillante, qui est devenue visible, impérieusement visible, et c’est sa Voix que contemplent avec cette attention naïve et dévote, ces paysannes à coiffes blanches, et c’est sa Voix, cette vision villagoisement fantastique, surgie, làbas, très loin, sa Voix, cette colline fabuleuse, dont le sol est couleur de vermillon, ce pays de rêve enfantin, où les deux géants bibliques, transformés en pygmées par l’éloignement, combattent leur dur et formidable combat !…27 » Cette description est construite par le jeu d’une mise en énigme et de substitutions, mettant trois tableaux en un. Il y a un premier tableau : des paysannes dans un pré qui regardent des lutteurs au loin. Mais cet apparaître se dénonce lui-même comme incohérent et appelle un second tableau : pour être ainsi habillées et avoir ces attitudes, les paysannes ne doivent pas être dans un pré. Elles doivent être dans une église. Se trouve alors évoqué ce qui serait normalement le tableau de cette église : un tableau de genre avec décor misérable et personnages grotesques. Mais ce

second tableau qui donnerait aux corps recueillis des paysannes un certain cadre – le cadre d’une peinture de mœurs réaliste et régionaliste – n’est pas là. Précisément le tableau que nous voyons en est la réfutation. Il nous faut alors, à travers cette réfutation, voir un troisième tableau, c’est-à-dire voir le tableau de Gauguin sous un aspect nouveau. Le spectacle qu’il nous présente n’a pas de lieu réel. Il est purement idéal. Les paysannes ne voient aucune scène réaliste de prédication et de lutte. Elles voient – et nous voyons – la Voix du prédicateur, c’est-à-dire la parole du Verbe qui passe par cette voix. Cette parole dit le combat légendaire de Jacob avec l’Ange, de la matérialité terrestre avec l’idéalité céleste. Ainsi la description est une substitution. Elle met une scène de parole à la place d’une autre. Elle supprime l’histoire à quoi s’accordait la peinture représentative et la scène de parole à laquelle s’ajustait la profondeur spatiale. Elle leur substitue une autre « parole vivante », la parole de l’Écriture. Et le tableau apparaît ainsi comme le lieu d’une conversion. Ce que nous voyons, nous dit Aurier, ce n’est aucune scène de la vie paysanne, c’est une pure surface idéale où des idées s’expriment par des signes, en faisant des formes figuratives les mots d’un aphabet propre à la peinture. La description laisse alors la place à un discours néo-platonicien qui nous montre dans le tableau de Gauguin la nouveauté d’un art abstrait où les formes visibles ne sont que les signes de l’idée invisible : un art en rupture avec la tradition réaliste et avec sa dernière nouveauté, l’impressionnisme. En évacuant le tableau de genre qui aurait du être là, Aurier lui substitue la correspondance entre la pureté « idéelle » du tableau abstrait et la vision béatifique de l’auditoire « naïf ». Il substitue au rapport représentatif le rapport expressif entre l’idéalité abstraite de la forme et l’expression d’un contenu de conscience collectif. Ce spiritualisme de la forme pure fait pendant au matiérisme du geste pictural, tel que l’exemplifiaient les Goncourt. L’opposition assurément parcourt tout le XIXe siècle : Raphaël et la pureté italienne de la forme contre Rembrandt/Rubens et l’épiphanie hollandaise de la matière sensible. Elle ne fait pas pourtant que répéter la vieille querelle du dessin et de la couleur. La querelle même est prise dans l’élaboration d’une visibilité nouvelle de la peinture. Idéisme et matiérisme contribuent également à former la visibilité d’une peinture « abstraite » – pas nécessairement une peinture sans figuration, mais une peinture qui oscille entre la pure actualisation des métamorphoses de la matière et la

traduction en lignes et couleurs de la pure force de la « nécessité intérieure ». On objecterait volontiers à la démonstration d’Aurier que ce que nous voyons sur la toile, ce ne sont pas des signes mais des formes figuratives bien identifiables. Les visages et les poses des paysannes sont schématisés. Mais ce schématisme même les rapproche moins de l’Idée platonicienne que des figures publicitaires qui ornent aujourd’hui encore les galettes de Pont-Aven. La scène du combat est à une distance indécise, mais le rapport de la vision au demi-cercle des paysannes reste ordonné selon une logique représentative cohérente. Et les espaces cloisonnés du tableau restent raccordés les uns aux autres par une logique visuelle cohérente avec la logique narrative. Pour affirmer la rupture radicale entre l’ancienne peinture « matérialiste » et une nouvelle peinture idéelle, Aurier doit excéder sensiblement ce que nous voyons sur la toile. Il doit libérer par la pensée les plages colorées encore coordonées selon une logique narrative et transformer en schèmes abstraits les figures schématisées. Dans l’espace de visibilité que son texte lui construit, le tableau de Gauguin est déjà un tableau tel que Kandinsky les peindra et les justifiera : une surface où les lignes et les couleurs sont devenues des signes expressifs obéissant à la seule contrainte de la « nécessité intérieure ». L’objection reviendrait simplement à vérifier ceci : la « nécessité intérieure » de la toile abstraite ne se construit elle-même que dans le dispositif où des mots viennent travailler la surface peinte pour lui construire un autre plan d’intelligibilité. Cela revient à dire que la surface plane du tableau est tout autre chose que l’évidence enfin conquise de la loi d’un medium. Elle est une surface de dissociation et de défiguration. Le texte d’Aurier installe par avance un propre de la peinture, une peinture « abstraite ». Mais aussi il soustrait par avance toute identification de ce « propre » à la loi d’une surface ou d’un matériau. Le congé donné à la logique représentative, ce n’est pas l’affirmation simple de la matérialité sensible du tableau, récusant tout asservissement au discours. C’est un nouveau mode de la correspondance, du « comme » qui liait la peinture à la poésie, les figures plastiques à l’ordre du discours. Les mots ne prescrivent plus, comme histoire ou comme doctrine, ce que doivent être les images. Ils se font eux-mêmes images pour faire bouger les figures du tableau, pour construire cette surface de conversion, cette surface des formes-signes qui est le véritable medium de la peinture – un medium qui ne s’identifie à la

propriété d’aucun support ni d’aucun matériau. Les formessignes que le texte d’Aurier fait voir à la surface du tableau de Gauguin se prêtent à être refigurées de diverses manières, dans la pure planéité du « langage des formes » abstrait, mais aussi dans toutes les combinaisons du visuel et du langagier que présenteront les collages cubistes ou dadaïstes, les détournements du pop art, les décollages des nouveaux réalistes ou les écritures nues de l’art conceptuel. Le plan idéal du tableau est un théâtre de la défiguration, un espace de conversion où le rapport des mots et des formes visuelles anticipe les défigurations visuelles encore à venir. J’ai parlé de théâtre. Ce n’est pas une « simple métaphore ». La disposition en rond des paysannes tournant le dos aux spectateurs et absorbées par le spectacle lointain nous rappelle évidemment les ingénieuses analyses de Michael Fried, inventant une modernité picturale conçue comme anti-théâtre, comme inversion du mouvement des acteurs vers le public. Le paradoxe est évidemment que cet antithéâtre vient luimême directement du théâtre, très précisément de cette théorie naturaliste du « quatrième mur » inventée par un contemporain de Gauguin et d’Aurier : la théorie d’une action théatrale qui ferait semblant d’être invisible, de n’être regardée par aucun public, d’être seulement la vie dans sa pure similitude à elle-même. Mais la vie dans sa pure similitude, la vie non « regardée », non constituée en spectacle, quel besoin aurait-elle de parler ? Le rêve « formaliste » d’une peinture tournant le dos au spectateur pour se clore sur elle-même, pour adhérer à la surface qui lui est propre pourrait bien n’être que l’autre face du même rêve identitaire. Il faudrait une peinture pure, bien séparée du « spectacle ». Mais le théâtre, ce n’est pas d’abord le « spectacle », ce n’est pas ce lieu « interactif », ce lieu appelant le public à achever l’œuvre, que dénonce Fried. Le théâtre, c’est d’abord l’espace de visibilité de la parole, l’espace des traductions problématiques de ce qui se dit dans ce qui se voit. C’est donc, il est bien vrai, le lieu de manifestation de l’impureté de l’art, le « médium » qui montre clairement qu’il n’y a pas de propre de l’art ni d’aucun art, que les formes ne vont pas sans les mots qui les installent dans la visibilité. La disposition « théatrale » des paysannes de Gauguin n’instaure la « planéité » du tableau qu’au prix de faire de cette surface une interface qui déplace les figures dans le texte et le texte dans les figures. La surface n’est pas sans les mots, sans les « interprétations » qui la picturalisent. D’une certaine façon, c’était déjà la leçon de Hegel et le sens de la « fin de l’art ».

Quand la surface ne se dédouble plus, quand elle n’est plus que le lieu de projection des pigments, enseignait Hegel, il n’y a plus d’art. Il est courant aujourd’hui d’interpréter cette thèse dans un sens nihiliste. Hegel aurait par avance voué l’art pour l’art au destin du « n’importe quoi » ou montré qu’il n’y a plus désormais, au lieu d’œuvres, « que des interprétations ». La thèse me semble engager une autre lecture. Il est bien vrai que Hegel a, pour son compte, tourné la page de l’art, mis l’art sur sa page, celle du livre qui dit au passé le mode de sa présence. Cela ne veut pas dire qu’il a pour nous par avance tourné la page. Il nous a plutôt averti de ceci : le présent de l’art est toujours au passé et au futur. Sa présence est toujours en deux lieux à la fois. Il nous dit en somme que l’art est vivant aussi longtemps qu’il est en dehors de lui-même, qu’il fait autre chose que lui-même, aussi longtemps qu’il se déplace sur une scène de visibilité qui est toujours une scène de défiguration. Ce qu’il décourage par avance, ce n’est pas l’art, c’est le rêve de sa pureté. C’est cette modernité qui prétend donner à chaque art son autonomie et à la peinture sa surface propre. Il y a là effectivement de quoi nourrir quelques ressentiments contre les philosophes qui « parlent trop ».

IV. La surface du design Si je parle ici du design, ce n’est pas comme historien de l’art ou comme philosophe de la technique. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont, en traçant des lignes, en disposant des mots ou en répartissant des surfaces, on dessine aussi des partages de l’espace commun. C’est la manière dont, en assemblant des mots ou des formes, on ne définit pas simplement des formes de l’art mais certaines configurations du visible et du pensable, certaines formes d’habitation du monde sensible. Ces configurations qui sont à la fois symboliques et matérielles, traversent les frontières entre les arts, les genres et les époques. Elles traversent les catégories d’une histoire autonome de la technique, de l’art ou de la politique. C’est de ce point de vue que j’aborderai la question : comment la pratique et l’idée du design, telles qu’elles se développent au début du XXe siècle, redéfinissent-elles la place des activités de l’art dans l’ensemble des pratiques qui configurent le monde sensible partagé – celles des créateurs de marchandises, de ceux qui les disposent dans des vitrines ou mettent leurs images dans des catalogues, celles des constructeurs de bâtiments ou d’affiches, qui édifient le « mobilier urbain », mais aussi des politiques qui proposent des formes nouvelles de la communauté autour de certaines institutions, pratiques ou équipements exemplaires, par exemple l’électricité et les soviets ? Telle est la perspective qui orientera mon interrogation. Quant à la méthode, elle sera celle des devinettes enfantines où l’on demande quelle ressemblance ou quelle différence il y a entre deux choses. En l’occurrence, la question pourrait s’énoncer ainsi : quelle ressemblance y a-t-il entre Stéphane Mallarmé, poète français écrivant en 1897 Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, et Peter Behrens, architecte, ingénieur, designer allemand qui, dix ans plus tard, s’occupe de dessiner les produits, les publicités et même les bâtiments de la compagnie d’électricité AEG (Allgemeine Elektrizitäts Gesellschaft) ? C’est une question apparemment idiote. Stéphane Mallarmé est connu comme auteur de poèmes de plus en plus rares, de plus en plus brefs et quintessenciés, à mesure qu’il élabore son art poétique. Celui-ci est généralement résumé par

l’opposition entre deux états de la langue : un état brut qui sert à la communication, à la description, à l’enseignement, donc à un usage de la parole analogue à la circulation des marchandises et du numéraire, et un état essentiel qui « transpose un fait de nature en sa presque disparition vibratoire » pour faire apparaître la « notion pure ». Quel rapport y a t-il entre un poète ainsi défini et Peter Behrens, ingénieur au service d’une grande marque produisant des ampoules, des bouilloires ou des appareils de chauffage ? À l’opposé du poète, Behrens est occupé à la production en séries d’équipements utilitaires. Et il est aussi le partisan d’une vision unifiée et fonctionnaliste. Il veut tout soumettre à un même principe d’unité, depuis la construction des ateliers jusqu’au logogramme et aux publicités de la marque. Il veut ramener les objets produits à un certain nombre de formes « typiques ». Ce qu’il appelle « donner du style » à la production de son entreprise suppose que soit appliqué aux objets et aux icônes qui les proposent au public un même principe : dépouiller les objets et leurs images de toute joliesse décorative, de tout ce qui répond aux routines des consommateurs ou des marchands et à leurs rêves un peu niais de luxe et de volupté. Il veut ramener objets et icônes à des formes essentielles, des motifs géométriques, des courbes simplifiées. Selon ce principe, il veut que le dessin des objets soit au plus près de leur fonction et le dessin des icônes qui les représentent au plus près de l’information qu’elles doivent donner sur eux. Qu’y a t-il donc de commun entre le prince des esthètes symbolistes et l’ingénieur de la grande production utilitaire ? Deux choses essentielles. C’est d’abord une commune dénomination qui sert à conceptualiser ce que l’un et l’autre font. Peter Behrens oppose ses formes simplifiées et fonctionnelles aux formes tarabiscotées ou aux typographies gothiques en faveur dans l’Allemagne de son époque. Il appelle ces formes simplifiées des « types ». Ce terme paraît bien éloigné du poème symboliste. Il évoque a priori la standardisation des produits, comme si l’artiste ingénieur anticipait la chaîne de prodution. Le culte de la ligne pure et fonctionnelle unit en effet trois sens du mot. Il reprend le vieux privilège classique du dessin sur la couleur, mais en le détournant. Il met en effet ce culte « classique » de la ligne au service d’une autre ligne, la ligne des produits qui distribue l’unité de la marque AEG pour laquelle il travaille. Il opère ainsi un déplacement des grands canons classiques. Le principe de l’unité dans la diversité devient celui de l’image de marque qui se distribue sur

l’ensemble des produits de cette marque. Enfin cette ligne qui est à la fois le dessin graphique et la ligne des produits mis à la disposition du public voue l’un et l’autre, en dernière instance, à une troisième ligne, à savoir cette chaîne automatisée qui se dit en bon anglais assembly line. Et pourtant Peter Behrens a quelque chose de commun avec Stéphane Mallarmé, à savoir précisément le mot mais aussi l’idée de « type ». Car Mallarmé propose lui aussi des « types ». L’objet de sa poétique n’est pas l’assemblage de mots précieux et de perles rares, c’est le tracé d’un dessin. Tout poème est pour lui un tracé qui abstrait un schème fondamental des spectacles de la nature ou des accessoires de la vie, et les transforme ainsi en quelques formes essentielles. Ce ne sont plus des spectacles que l’on voit ni des histoires que l’on raconte, mais des événements-monde, des schèmes de monde. Chez Mallarmé tout poème prend ainsi une forme analogique typique : l’éventail qui se déplie et se replie, l’écume qui se frange, la chevelure qui se déploie, la fumée qui se dissipe. Ce sont toujours des schèmes d’apparition et de disparition, de présence et d’absence, de pli et de dépli. Or ces schèmes, ces formes abrégées ou simplifiées, il les appelle lui aussi « des types ». Et il va en chercher le principe du côté d’une poésie graphique : une poésie identique à une écriture du mouvement dans l’espace dont le modèle lui est donné par la chorégraphie, par une certaine idée du ballet. Celui-ci est pour lui une forme de théâtre où se produisent non plus des personnages psychologiques mais des types graphiques. Avec l’histoire et le personnage disparaît ce jeu de la ressemblance où des spectateurs se rassemblent pour jouir du spectacle de leur propre image enjolivée sur la scène. Mallarmé y oppose la danse conçue comme une écriture de types, une écriture de gestes, plus essentielle que toute écriture tracée par une plume. La définition qu’il en donne peut nous permettre de cerner le rapport entre le propos du poète et celui de l’ingénieur. « Le jugement ou l’action à affirmer en fait de ballet. À savoir que la danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés, qu’elle n’est pas une femme mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme : glaive, coupe, fleur etc. et qu’elle ne danse pas, suggérant, par le prodige de raccourcis ou d’élans, avec une écriture corporelle, ce qu’il faudrait des paragraphes en prose dialoguée autant que descriptive pour exprimer dans la rédaction. Poème dégagé de tout appareil de scribe. »

Ce poème dégagé de tout appareil du scribe, peut être rapproché de ces produits de l’industrie et de ces symboles des produits de l’industrie, abstraits, séparés de la consommation des ressemblances et des joliesses – cette consommation « esthétique » qui fait complément à l’ordinaire de la circulation des marchandises, des paroles et du numéraire. À cela le poète comme l’ingénieur veut opposer un langage de la forme simplifiée, un langage graphique. S’il faut substituer ces types au décorum des objets ou à celui des histoires, c’est que les formes du poème, comme celles de l’objet, sont aussi des formes de la vie. C’est le deuxième trait qui rapproche le poète du presque rien de l’ingénieur artiste fabriquant en série. Pour l’un comme pour l’autre les types tracent la figure d’une certaine communauté sensible. Le travail de designer de Behrens applique les principes du Werkbund, qui commandent de restaurer « le style », contre la multiplication des styles liée à l’anarchie capitaliste et marchande28. Le Werkbund aspire à l’adéquation de la forme et du contenu. Il veut que la forme de l’objet soit adéquate à son corps, et adéquate à la fonction qu’il doit remplir. Il veut que les formes d’existence d’une société traduisent le principe intérieur qui la fait exister. Cette adéquation de la forme des objets à leur fonction et de leurs icônes à leur nature est au cœur de l’idée de « type ». Les types sont les principes formateurs d’une nouvelle vie commune où les formes matérielles de la vie seraient animées d’un principe spirituel commun. Dans le type, la forme industrielle et la forme artistique viennent se conjoindre. La forme des objets est alors un principe formateur de formes de vie. Or les types mallarméens impliquent des préoccupations semblables. On cite souvent le texte sur Villiers de l’Isle Adam où Mallarmé parle du « geste insensé d’écrire ». On s’en sert pour illustrer le thème du poète nocturne du silence et de l’impossible. Mais il faut lire la phrase dans son contexte. En quoi consiste ce « geste insensé d’écrire » ? Mallarmé répond : « tout recréer avec des réminiscences pour avérer que l’on est bien là où l’on doit être. » « Tout recréer avec des réminiscences », c’est le principe du poème quintessencié mais c’est également celui du graphisme et du schématisme publicitaire. Le travail poétique est pour Mallarmé un travail de simplification. Comme les ingénieurs, il rêve d’un alphabet de formes essentielles, prélevées sur les formes ordinaires de la nature et du monde social. Ces réminiscences, ces créations de formes abrégées répondent à l’exigence de constituer un séjour où l’homme soit chez lui. Ce souci entre

en résonance avec cette unité de la forme et du contenu d’une existence que vise le concept du style chez Behrens. Le monde de Mallarmé est un monde d’artefacts qui représentent ces types, ces formes essentielles. Ce monde d’artefacts doit consacrer le séjour humain, avérer qu’on est bien là où l’on est. Car, à l’époque où écrit Mallarmé, cette certitude est en question. Avec les pompes anciennes de la religion et de la monarchie se perdent les formes traditionnelles de symbolisation d’une grandeur commune. Et le problème est de les remplacer pour donner à la communauté son « sceau ». Un texte célèbre de Mallarmé parle de substituer à « l’ombre de jadis » – c’est-à-dire la religion et particulièrement le christianisme – une « magnificence quelconque » : une grandeur humaine qui serait constituée par n’importe quoi, par un rassemblement d’objets, d’éléments pris au hasard pour leur donner une forme essentielle, la forme d’un type. Les types de Mallarmé sont alors le substitut des sacrements de la religion, à cette différence près qu’on n’y consomme la chair et le sang d’aucun sauveur. Au sacrifice eucharistique s’oppose en effet le pur geste de l’élévation, la consécration de l’artifice humain et de la chimère humaine comme tels. Entre Mallarmé et Behrens, entre le poète pur et l’ingénieur fonctionnaliste, existe donc ce lien singulier : une même idée des formes simplifiées et une même fonction attribuée à ces formes – définir une texture nouvelle de la vie commune. Sans doute ces préoccupations communes s’expriment-elles dans des voies très différentes. L’ingénieur designer entend revenir en-deçà de la différence entre art et production, entre utilité et culture, vers l’identité d’une forme primordiale. Il cherche cet alphabet des types du côté du tracé géométrique et de l’acte productif, dans le primat de la production sur la consommation et sur l’échange. Mallarmé, quant à lui, double le monde naturel et le monde social d’un univers d’artefacts spécifiques qui peuvent être les feux d’artifice du 14 juillet, les tracés évanouissants du poème ou les bibelots dont s’entoure la vie privée. Et sans doute l’ingénieur designer situerait-il ce projet mallarméen du côté de l’iconographie symboliste, celle du Jugendstil où il voit la simple décoration du monde marchand, mais dont il partage pourtant le souci de stylisation de la vie par la stylisation de son mobilier. Cette proximité dans l’écart ou cet écart dans la proximité entre le poète Mallarmé et l’ingénieur Behrens, une figure intermédiaire pourrait nous aider à les penser : une figure qui se tient à la frontière du poème

chorégraphique et de l’image publicitaire. Parmi ces spectacles chorégraphiques où Mallarmé va chercher le modèle nouveau du poème, il retient celui que donne Loïe Fuller. Loïe Fuller est un personnage à peu près oublié aujourd’hui. Et pourtant, au tournant du XIXe et du XXe siècle, elle a représenté dans l’élaboration d’un nouveau paradigme de l’art un rôle emblématique. Sa danse est en effet d’une nature toute particulière. Loïe Fuller ne trace pas de figures avec ses pieds. Elle reste statique. Elle danse avec sa robe qu’elle déplie et replie, se faisant fontaine, flamme ou papillon. Des jeux de projecteurs embrasent ces plis et ces déplis, les transforment en feux d’artifices et font de Loïe Fuller une statue lumineuse, unissant la danse, la sculpture et l’art de la lumière en une œuvre de type hypermédiatique. Elle est ainsi un emblème graphique exemplaire de l’âge électrique. Mais son icône n’en reste pas là. Loïe Fuller est à l’époque indéfiniment reproduite sous toutes les formes. Elle nous apparaît en femme-papillon, exemplaire du style Sécession, dans les dessins à la plume de Koloman Moser. Elle se fait vase ou lampe anthropomorphique dans les productions de l’artdéco. Elle devient aussi icône publicitaire, et c’est à ce titre que nous la retrouvons sur les affiches de la marque Odol selon un principe simple : les lettres Odol viennent en effet se projeter sur les plis de la robe à la manière des projections lumineuses de la scène. Je ne prends évidemment pas cet exemple au hasard. Cette figure nous permet de penser la proximité et la distance entre les types du poète et les types de l’ingénieur. Odol, marque de gargarisme allemande, est à l’époque, comme AEG, une firme pilote par ses recherches en matière de graphisme publicitaire, par l’élaboration de son image de marque. Elle offre par là un parallèle intéressant avec les principes du design à la Behrens. D’un côté, son design s’en rapproche : la bouteille est d’un dessin simple et fonctionnel, intangible pendant des décennies. Mais, de l’autre côté, il s’y oppose : sur les affiches, la bouteille est souvent associée à des paysages romantiques. Une affiche fait apparaître sur le flacon un paysage de Böcklin. Sur une autre, les lettres « Odol » dessinent un amphithéâtre grec dans un paysage qui évoque les ruines de Delphes. À l’unité fonctionnaliste du message et de la forme s’opposent ces formes de sensibilisation extrinsèques qui associent le gargarisme utilitaire à des décors de rêve. Mais peut-être y-a-til un troisième niveau où les antagonistes se rejoignent. Car les formes « extrinsèques », en un sens, ne le sont pas tellement. Le graphiste d’Odol utilise en effet le caractère quasi-géométrique des lettres

de la marque pour les traiter en éléments plastiques. Celles-ci prennent la forme d’objets tridimensionnels qui se promènent dans l’espace, se répartissent dans le paysage grec et dessinent les ruines de l’amphithéâtre. Cette transformation du signifiant graphique en volume plastique anticipe certains usages de la peinture, et Magritte a bien pu s’inspirer de l’amphithéâtre d’Odol pour son Art de la conversation où une architecture de ruines est semblablement construite avec des lettres. Cette équivalence du graphique et du plastique peut faire le trait d’union entre les types du poète et ceux de l’ingénieur. Elle visualise l’idée qui hante l’un et l’autre, celle d’une surface sensible commune où les signes, les formes et les actes s’égalisent. Sur les affiches Odol, les signes alphabétiques sont ludiquement transformés en objets tridimensionnels soumis à un principe d’illusion perspectiviste. Mais cette tridimensionnalisation des signes produit justement un renversement de l’illusionisme pictural : le monde des formes et celui des objets se rabattent sur la même surface plate qui est la surface des signes alphabétiques. Mais cette surface d’équivalence des mots et des formes propose tout autre chose qu’un jeu formel : une équivalence entre les formes de l’art et les formes du matériel de la vie. Cette équivalence idéale est littéralisée dans ces lettres qui sont aussi des formes. Elle unifie l’art, l’objet et l’image au-delà de ce qui oppose les ornements du poème ou du graphisme symboliste, gouvernés par l’idée du « mystère », à la rigueur géométrique et fonctionnelle du design de l’ingénieur. Nous avons peut-être là la solution d’un problème souvent posé. Les commentateurs qui étudient la naissance du design et son rapport avec l’industrie et la publicité s’interrogent sur l’ambivalence de ses formes et sur le dédoublement de personnalité de ses inventeurs. Ainsi un homme comme Behrens apparaît d’abord dans le rôle fonctionnel du conseiller artistique de la compagnie d’électricité, dont l’art consiste à dessiner des objets qui se vendent bien et à faire des catalogues et des affiches qui stimulent la vente. Il se fait, en outre, le pionnier de la standardisation et de la rationalisation du travail. Mais, en même temps, il place toute son activité sous le signe d’une mission spirituelle : donner à la société, à travers la forme rationnelle du processus de travail, des produits fabriqués et du design, son unité spirituelle. La simplicité du produit, son style adéquat à sa fonction, c’est bien plus qu’une « image de marque », c’est la marque d’une unité spirituelle qui doit unifier la communauté. Behrens fait

souvent référence aux écrivains et théoriciens anglais du XIXe siècle, liés au mouvement Arts and Crafts. Celui-ci avait voulu réconcilier art et industrie à travers les arts appliqués et la revalorisation de l’artisanat. Pour expliquer son travail d’ingénieurrationalisateur, Behrens invoque les grandes figures de ce courant, Ruskin et William Morris. Mais ceux-ci n’ont-ils pas élaboré en plein XIXe siècle, une rêverie d’apparence néogothique, opposant au monde de l’industrie, à la laideur de ses produits et à la servitude de ses travailleurs une vision passéiste d’artisans associés en guildes, faisant du bel ouvrage, confectionnant avec une joie et une piété d’artistes des objets qui deviennent en même temps le décor artistique de la vie modeste et les moyens de son éducation ? Comment, demande-t-on alors, cette idéologie passéiste, néo-gothique et spiritualiste a-t-elle pu nourrir chez William Morris une idée du socialisme et un engagement socialiste qui n’est pas un simple engouement d’esthète, mais une pratique de militant présent sur le terrain des luttes sociales ? Comment cette idée a-t-elle pu, en passant d’Angleterre en Allemagne, devenir l’idéologie moderniste-fonctionnaliste du Werkbund et du Bauhaus, et, dans le cas de Behrens, l’idéologie d’une ingénierie fonctionnelle, mise au service des fins précises d’un cartel industriel ? La première réponse consiste à dire qu’une idéologie est la couverture commode de l’autre. Les rêveries d’artisans réconciliés avec le bel ouvrage et la foi collective d’antan seraient la mystification spiritualiste propre à cacher une réalité toute contraire : une soumission aux principes de la rationalité capitaliste. Lorsque Peter Behrens devient le conseiller artistique de AEG et utilise les principes de Ruskin pour dessiner les logos et les publicités de la firme, l’idylle néogothique avouerait sa vérité prosaïque, à savoir la chaîne de production. C’est une manière d’expliquer les choses, mais ce n’est pas la plus intéressante. Plutôt que d’opposer la réalité et l’illusion, la mystification et sa vérité, il vaut mieux chercher l’élément commun à la « rêverie néogothique » et au principe moderniste/productiviste. L’élément commun, c’est l’idée de la reconfiguration d’un monde sensible commun à partir d’un travail sur ses éléments de base, sur la forme des objets de la vie quotidienne. Cette idée commune peut se traduire en retour à l’artisanat et en socialisme, en esthétique symboliste et en fonctionnalisme industriel. Néo-gothisme et fonctionnalisme, symbolisme et industrialisme ont un

même adversaire. Tous dénoncent le rapport institué entre la production sans âme du monde marchand et l’âme de pacotille mise dans les objets par leur enjolivement pseudo-artistique. Il faut en effet se souvenir que se sont les « néogothiques » de Arts and Crafts qui, les premiers, ont énoncé certains principes repris ensuite par le Bauhaus : un fauteuil est beau d’abord s’il répond à sa fonction et, par conséquent, si on simplifie et purifie ses formes et si l’on supprime ces tapisseries avec feuillages, petits enfants, animaux, qui constituaient le décor « esthétique » de la vie petite-bourgeoise anglaise. Il y a quelque chose de cela qui passe dans l’idée commune du symbole : le symbole au sens strict – et même publicitaire – à la Behrens – et le symbole à la Mallarmé ou à la Ruskin. Un symbole est d’abord un signe abréviateur. On peut le charger de spiritualité et lui donner une âme ; on peut, au contraire, le rabattre sur sa fonction de forme simplificatrice. Mais les deux ont un noyau conceptuel commun qui autorise tous les déplacements. Je l’évoquais à propos du texte d’Albert Aurier qui fait de La vision du sermon de Gauguin un manifeste du symbolisme en peinture. Les paysannes mystiques iconisées en formes abrégées, dont il fait des symboles néo-platoniciens, ce sont aussi ces bretonnes en coiffe et collerette qui figurent comme icônes publicitaires depuis près d’un siècle sur les boites de galettes de Pont-Aven. Une même idée du symbole abréviateur, une même idée du type unit la forme idéale et l’icône publicitaire. Il y a ainsi un noyau conceptuel commun qui autorise les déplacements entre l’arabesque symboliste et la symbolisation publicitaire fonctionnelle. Poètes ou peintres, symbolistes et designers industriels font semblablement du symbole l’élément abstrait commun à la chose, à la forme et à son idée. La même idée d’une écriture signalétique des formes engage des pratiques et des interprétations multiples. Entre les années 1900 et 1914 les graphistes de la Sécession passent des courbes de fleurs vénéneuses à des constructions géométriques rigoureuses, comme si une seule idée du symbole abréviateur informait les deux pratiques. Ce sont aussi les mêmes principes et les mêmes penseurs de la forme artistique qui permettent de théoriser l’abstraction picturale et le design fonctionnel. Ces maîtres comme Aloïs Riegl – avec la théorie de l’ornement organique – et Wilhelm Wör-ringer – avec la théorie de la ligne abstraite – ont été, par une série de malentendus, les garants théoriques du devenir-abstrait de la peinture : un

art qui n’exprime que la volonté – l’idée – de l’artiste, à travers des symboles qui sont les signes traduisant une nécessité intérieure. Mais leurs textes ont aussi servi de base à l’élaboration d’un langage abrégé du design, où il s’agissait non pas de constituer un alphabet plastique de signes purs, mais au contraire un alphabet motivé des formes des objets usuels. Cette communauté principielle du signe et de la forme, de la forme de l’art et de la forme de l’objet usuel, que concrétise le gaphisme des années 1900, peut nous conduire à révaluer les paradigmes dominants de l’autonomie moderniste de l’art et du rapport entre les formes de l’art et celles de la vie. On sait comment l’idée de la surface plane a été associée, depuis Clement Greenberg, à une idée de la modernité artistique, pensée comme une conquête par l’art de son propre medium, rompant avec sa soumission à des fins extérieures et à l’obligation mimétique. Chaque art se mettrait à exploiter ses moyens, son médium, son matériau propres. Ainsi le paradigme de la surface plane a-t-il servi à constituer une histoire idéale de la modernité : la peinture renoncerait à l’illusion de la troisième dimension, liée à la contrainte mimétique, pour constituer le plan bidimensionel de la toile comme son espace propre. Et le plan pictural ainsi conçu exemplifierait l’autonomie moderne de l’art. Le malheur dans cette vision, c’est que cette modernité artistique idéale ne cesse d’être sabotée par des perturbateurs diaboliques. À peine Malevitch ou Kandinsky en ont-ils posé le principe, que survient l’armée des dadaïstes et des futuristes qui transforment la pureté du plan pictural en son contraire : la surface du mélange des mots et des formes, des formes de l’art et des choses du monde. L’on attribue volontiers à la pression des langages publicitaire et propagandiste cette perversion que l’on voit se reproduire dans les années 1960, quand le Pop Art vient renverser la royauté de la peinture bidimensionnelle, reconquise par l’abstraction lyrique, et initier une confusion nouvelle et durable des formes de l’art avec la manipulation des objets d’usage et la circulation des messages du commerce. Peut-être sortirait-on de ces scénarios de perversion diabolique en comprenant que la paradis perdu n’a en réalité jamais existé. La planéité picturale n’a jamais été synonyme d’une autonomie de l’art. La surface plane a toujours été une surface de communication où les mots et les images glissent les uns sur les autres. Et la révolution anti-mimétique n’a jamais signifié l’abandon de la ressemblance. La mimesis n’était pas le

principe de ressemblance, mais celui d’une certaine codification et distribution des ressemblances. Ainsi la troisième dimension picturale avait-elle pour principe moins la volonté de rendre la troisième dimension « telle quelle » que l’effort de la peinture pour être « comme la poésie », pour se présenter comme le théâtre d’une histoire et mimer le pouvoir de la parole rhétorique et dramatique. L’ordre mimétique était fondé sur la séparation et la correspondance des arts. Peinture et poésie s’imitaient, en se tenant à distance l’une de l’autre. Le principe de la révolution esthétique anti-mimétique n’est pas alors un « chacun chez soi » qui vouerait chaque art à son medium propre. C’est au contraire un principe du « chacun chez l’autre ». La poésie n’imite plus la peinture, la peinture n’imite plus la poésie. Cela ne veut pas dire : les mots d’un côté, les formes de l’autre. Cela veut dire tout le contraire : l’abolition du principe qui répartissait la place et les moyens de chacun, en séparant l’art des mots et celui des formes, les arts du temps et ceux de l’espace. Cela veut dire la constitution d’une surface commune à la place des domaines d’imitation séparés. Surface doit s’entendre en deux sens. Au sens littéral d’abord. La communauté entre le poète symboliste et le designer industriel est rendue possible par les mélanges des lettres et des formes opérés par le renouveau romantique de la typographie, les nouvelles techniques de la gravure ou le développement de l’art de l’affiche. Mais cette surface de communication entre les arts est idéale autant que matérielle. C’est pour cela que la danseuse muette, qui évolue assurément dans la troisième dimension, peut fournir à Mallarmé le paradigme d’une idéalité graphique, assurant l’échange entre la disposition des mots et le tracé des formes, entre le fait de parler et celui de dessiner un espace. Il en sortira notamment la disposition typographique/chorégraphique du Coup de dés, le manifeste d’une poésie devenue art de l’espace. La même chose se voit dans la peinture. Il n’y a pas une pureté autonome qui aurait été conquise entre Maurice Denis et Kandinsky pour être aussitôt perdue par les mélanges – simultanéistes, dadaïstes ou futuristes – des mots et des formes, inspirés par la frénésie publicitaire ou l’esthétique industrialiste. La peinture « pure » et la peinture « impure » reposent sur les mêmes principes. Je faisais allusion précédemment à la référence des promoteurs du design aux mêmes auteurs – Riegl ou Worringer – qui légitiment la pureté abstraite de la peinture. Plus généralement c’est la même idée de la surface qui fonde la peinture qui met

sur la toile « abstraite » les signes expressifs de la « nécessité intérieure » et celle qui y mélange formes pures, extraits de journaux et tickets de metro ou roues d’horlogerie. La peinture pure et la peinture « dévoyée » sont deux configurations d’une même surface faite de glissements et de mélanges. Cela veut dire aussi qu’il n’y a pas un art autonome et un art hétéronome. Ici encore une certaine idée de la modernité se traduit en scénario de perversion diabolique : l’autonomie gagnée sur la contrainte mimétique aurait été aussitôt dévoyée par l’activisme révolutionnaire, enrôlant l’art au service de la politique. Mieux vaut économiser l’hypothèse de cette pureté perdue. La surface commune sur laquelle les formes de la peinture, en même temps, s’autonomisent et se mêlent avec les mots et les choses est aussi une surface commune à l’art et au non-art. La rupture esthétique moderne, anti-mimétique, n’est pas la rupture avec un art asservi à la ressemblance. C’est la rupture avec un régime de l’art où les imitations étaient à la fois autonomes et hétéronomes : autonomes en ce qu’elles constituaient une sphère de productions verbales ou plastiques non soumises aux critères d’utilité ou de vérité fonctionnant ailleurs ; hétéronomes dans la mesure où elles mimaient dans leur ordre propre – notamment par la séparation et la hérarchie des genres – la répartition sociale des places et des dignités. La révolution esthétique moderne a opéré une rupture par rapport à ce double principe : elle est l’abolition du parallélisme qui alignait les hiérarchies de l’art sur les hiérarchies sociales, l’affirmation qu’il n’y a pas de sujets nobles ou bas, que tout est sujet de l’art. Mais elle est aussi l’abolition du principe qui séparait les pratiques de l’imitation des formes et des objets de la vie ordinaire. La surface du graphisme, c’est alors trois choses : premièrement, le plan d’égalité sur lequel toute chose se prête à l’art ; deuxièmement, la surface de conversion où les mots, les formes et les choses échangent leurs rôles ; troisièmement, la surface d’équivalence où l’écriture symbolique des formes se prête aux manifestations de l’art pur comme aux schématisations de l’art utilitaire. Cette ambivalence ne marque pas une captation de l’artistique par le politique. Les « formes abrégées » sont dans leur principe même un découpage esthétique et politique du monde commun : elles dessinent la figure d’un monde sans hiérarchie et où les fonctions glissent les unes sur les autres. La plus belle illustration pourrait en être donnée par les affiches dessinées par Rodtchenko pour la compagnie aérienne Dobrolet. Les formes stylisées de l’avion et les lettres de la marque

s’unissent en formes géométriques homogènes. Mais cette homogénéité graphique est aussi l’homogénéité entre les formes qui servent à construire des tableaux suprématistes et celles qui servent à symboliser ensemble l’élan des avions Dobrolet et le dynamisme d’une société nouvelle. C’est le même artiste qui fait des tableaux abstraits et des affiches utilitaires et qui, dans l’un et l’autre cas, travaille identiquement à construire des formes nouvelles de la vie. C’est lui aussi qui utilise le même principe d’homogénéisation par le plan pour les collages illustrant les textes de Maïakovski et pour les photographies à perspective désaxée des départs de gymnastes en manifestation. Dans tous ces cas, la pureté de l’art et l’association de ses formes aux formes de la vie vont ensemble. C’est la réponse visuelle à la question théorique que je posais. Le poète symboliste et l’ingénieur fonctionnaliste y vérifient sur une même surface la communauté de leur principe.

V. S’il y a de l’irreprésentable La question posée par mon titre n’appelle évidemment pas de réponse par oui ou par non. Elle porte bien plutôt sur le si : à quelles conditions peut-on déclarer irreprésentables certains événements ? À quelles conditions peuton donner à cet irreprésentable une figure conceptuelle spécifique ? Bien sûr cette investigation n’est pas neutre. Elle est motivée par une certaine intolérance à l’égard de l’usage inflationniste de la notion d’irreprésentable et de la constellation des notions voisines : l’imprésentable, l’impensable, l’intraitable, l’irrachetable. Cet usage inflationniste fait en effet tomber sous un même concept et entoure d’une même aura de terreur sacrée toutes sortes de phénomènes, de processus et de notions, qui vont de l’interdit mosaïque de la représentation à la Shoah, en passant par le sublime kantien, la scène primitive freudienne, le Grand Verre de Duchamp ou le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch. La question est alors de savoir comment et sous quelles conditions il est possible de contruire un tel concept qui se propose de couvrir univoquement toutes les sphères de l’expérience. Je voudrais introduire à cette question d’ensemble à partir d’une investigation plus resteinte qui porte sur la représentation comme régime de pensée de l’art. Que dit-on au juste lorsqu’on dit de certains êtres, événements ou situations qu’ils sont irreprésentables par les moyens de l’art ? Deux choses différentes, me semble-t-il. On dit, en un premier sens, qu’il est impossible de rendre présent le caractère essentiel de la chose en question. On ne peut ni le mettre sous les yeux ni lui trouver de représentant qui soit à sa mesure. On ne peut pas trouver de forme de présentation sensible adéquate à son idée, ou, à l’inverse, de schème d’intelligibilité égal à sa puissance sensible. Cette première impossibilité allègue donc un impouvoir de l’art. La seconde, en revanche, met en cause l’exercice de son pouvoir. Elle dit qu’une chose est irreprésentable par les moyens de l’art, en raison de la nature même de ces moyens, de trois propriétés caractéristiques de la présentation artistique. Premièrement celle-ci se caractérise par son excès de présence, laquelle trahit la singularité de l’événement ou de la situation, rebelle à toute présentation sensible intégrale. Deuxièmement cet excès de

présence matérielle a pour corrélat un statut d’irréalité qui soustrait à la chose représentée son poids d’existence. Enfin ce jeu de l’excès et du défaut s’opère selon un mode d’adresse spécifique qui livre la chose représentée à des affects de plaisir, de jeu ou de distance incompatibles avec la gravité de l’expérience qu’elle renferme. Certaines choses, dit-on alors, ne sont pas du ressort de l’art. Elles ne peuvent s’accommoder de l’excès de présence et de la soustraction d’existence qui lui sont propres et définissent, en termes platoniciens, son caractère de simulacre. Au simulacre Platon oppose le récit simple, sans artifice, soustrait au jeu de la présence majorée et de l’existence minorée, soustrait aussi au doute sur l’identité de son énonciateur. C’est cette opposition du récit simple à l’artifice mimétique qui commande aujourd’hui la valorisation de la parole du témoin, sous ses deux figures. La première valorise le récit simple, qui ne fait pas d’art mais traduit seulement l’expérience d’un individu. La seconde voit au contraire dans le « récit du témoin » un mode nouveau de l’art. Il s’agit moins alors de raconter l’événement que de témoigner d’un il y a eu qui excède la pensée, non pas seulement par son excès propre, mais parce que c’est le propre de l’il y a eu en général que d’excéder la pensée. C’est ainsi que, chez Lyotard en particulier, l’existence d’événements qui excèdent le pensable appelle un art qui témoigne de l’impensable en général, du désaccord essentiel entre ce qui nous affecte et ce que notre pensée peut en maitriser. C’est alors le propre d’un mode nouveau de l’art – l’art sublime – que d’inscrire la trace de cet imprésentable. Ainsi s’établit une configuration de pensée révoquant la représentation au profit soit du simple récit platonicien, soit du nouvel art sublime, mis sous le patronage de Burke et de Kant. Cette configuration joue sur un double tableau. D’un côté, elle argumente sur l’impossibilité interne de la représentation, sur le fait qu’un certain type d’objet la met en ruine en faisant éclater tout rapport harmonieux entre présence et absence, entre sensible et intelligible. Cet impossible en appelle donc du mode représentatif de l’art à un autre mode de l’art. De l’autre, elle argumente sur son indignité. Elle se place alors dans un cadre tout différent, un cadre éthique platonicien où la notion d’art n’intervient pas mais où l’on juge seulement des images, où l’on examine seulement leur rapport à leur origine (sont-elles dignes de ce qu’elles représentent ?) et à leur destination (quels effets produisent-elles sur ceux qui les reçoivent ?)

Ainsi deux logiques se trouvent entremêlées. La première concerne la distinction entre différents régimes de pensée de l’art, c’est-à-dire différentes formes du rapport entre présence et absence, sensible et intelligible, monstration et signification. La deuxième ne connaît pas l’art comme tel. Elle ne connaît que des des types différents d’imitations, des types différents d’images. L’intrication de ces deux logiques hétérogènes a un effet bien précis : elle transforme des problèmes de réglage de la distance représentative en problèmes d’impossibilité de la représentation. L’interdit vient alors se glisser dans cet impossible, tout en se déniant, en se donnant comme simple conséquence des propriétés de l’objet. L’objet de mon travail sera de comprendre cette intrication et d’essayer de la dénouer. Pour en démêler les éléments, je partirai d’un cas simple d’irreprésentatibilité qui est un cas de réglage de la représentation. J’ai déjà eu l’occasion d’analyser les problèmes rencontrés par Corneille dans la composition de son œdipe. L’Œdipe de Sophocle s’avèrait, au sens strict, irreprésentable sur la scène française pour trois raisons majeures : l’horreur physiquement soulevée par les yeux crevés d’Œdipe, l’excès des oracles qui anticipent sur le déroulement de l’intrigue et l’absence d’une intrigue amoureuse29. J’ai essayé de montrer que l’affaire ne concernait pas seulement la délicatesse des dames, invoquée par Corneille, et le rapport empirique avec le public de son temps. Elle concerne la représentation comme telle. Elle concerne la mimesis en tant que rapport entre deux termes : une poiesis et une aisthesis, c’est-à-dire une manière de faire et une économie des affects. Les yeux crevés, l’excès d’évidence des oracles et l’absence d’intérêt amoureux relèvent en effet d’un même déréglement. D’un côté, il y a du trop visible, du visible qui n’est pas tenu sous la dépendance de la parole, qui s’impose par lui-même. De l’autre, il y a du trop intelligible. Les oracles parlent trop. Il y a trop de savoir, de savoir qui vient trop tôt et se tient en surplomb de ce que l’action tragique devrait seule dévoiler peu à peu, par le jeu de la péripétie. Entre ce visible et cet intelligible, il y a un lien qui manque, un type spécifique d’intérêt propre à assurer le bon rapport entre le vu et le non-vu, le su et le non-su, l’attendu et l’imprévu, propre aussi à régler le rapport de distance et de proximité entre la scène et la salle.

Ce que représentation veut dire

Cet exemple nous permet de saisir ce que la représentation, comme mode spécifique de l’art veut dire. La contrainte représentative, c’est en effet trois choses. C’est d’abord une dépendance du visible par rapport à la parole. La parole y a pour essence de faire voir, d’ordonner le visible en déployant un quasi-visible où viennent se fondre deux opérations : une opération de substitution (qui met « sous les yeux » ce qui est éloigné dans l’espace ou le temps) et une opération de manifestation (qui fait voir ce qui est intrinsèquement dérobé à la vue, les ressorts intimes qui meuvent les personnages et les événements). Les yeux crevés d’Œdipe ne sont pas seulement un spectacle dégoûtant pour les dames. Ils représentent l’imposition brutale dans le champ de la vision de quelque chose qui excède la soumission du visible à ce fairevoir de la parole. Et cet excès dénonce le double jeu ordinaire de la représentation : d’un côté la parole fait voir, elle désigne, convoque l’absent, révèle le caché. Mais ce faire-voir fonctionne en fait sur son propre défaut, sa propre retenue. C’est le paradoxe que Burke explicite dans l’Enquête sur l’origine de nos sentiments du sublime et du beau. Les descriptions de l’Enfer et de l’ange du mal dans le Paradis perdu produisent une impression sublime parce qu’elles ne nous laissent pas voir les formes qu’elles évoquent et feignent de nous montrer. À l’inverse, quand la peinture nous rend visibles les monstres qui assiègent la retraite de saint Antoine, le sublime se change en grotesque. C’est que la parole « fait voir », mais seulement selon un régime de sousdétermination, en ne faisant pas « vraiment » voir. Dans son déroulement ordinaire, la représentation use de cette sous-détermination, tout en la masquant. Mais la figuration graphique des monstres ou l’exhibition des yeux crevés de l’aveugle rompt brutalement ce compromis tacite entre le faire voir et le ne pas faire voir de la parole. À ce réglage de la vision correspond un second réglage, qui concerne le rapport entre savoir et ne pas savoir, entre agir et pâtir. C’est là le deuxième aspect de la contrainte représentative. La représentation, c’est un déploiement ordonné des significations, un rapport réglé entre ce que l’on comprend ou anticipe et ce qui advient par surprise, selon la logique paradoxale qu’analyse la Poétique d’Aristote. Cette logique de la révélation progressive et contrariée écarte l’irruption brutale de la parole qui parle trop, qui parle trop tôt et fait trop savoir. C’est bien ce qui caractérise l’Œdipe-roi de Sophocle. Aristote en a fait l’exemple de la logique du dénouement par la péripétie et la reconnaissance. Mais cette logique est

elle-même prise dans un jeu de cache-tampon constant avec la vérité. Œdipe y incarne la figure de celui qui veut savoir au-delà du raisonnable, qui identifie le savoir à l’illimitation de sa puissance. Or cette folielà singularise d’emblée Œdipe comme le seul que l’oracle et la souillure puissent concerner. En face de lui il y a, à l’inverse, un personnage, Tirésias, qui sait, refuse de dire ce qu’il sait mais le dit quand même sans le dire, et provoque ainsi, chez Œdipe, l’inversion du désir de savoir en refus d’entendre. Il y a donc, avant toute logique ordonnée de la péripétie, ce jeu entre un vouloir savoir, un ne pas vouloir dire, un dire sans dire et un refus d’entendre. Il y a tout un pathos du savoir qui caractérise l’univers éthique de la tragédie. C’est l’univers de Sophocle mais aussi celui de Platon, celui où il s’agit de savoir quelle est, pour les mortels, l’utilité de connaître les choses qui relèvent des Immortels. C’est de cet univers qu’Aristote cherchait à extraire la tragédie. Et c’est en cela même qu’a consisté la constitution de l’ordre représentatif : faire passer le pathos éthique du savoir dans un rapport réglé entre une poiesis et une aisthesis, entre un agencement d’actions autonome et la mise en jeu d’affects spécifiques à la situation représentative et à elle seule. Or Corneille juge qu’Aristote n’a pas réussi dans cette entreprise. Le pathos œdipien du savoir déborde l’intrigue de savoir aristotélicienne. Il y a un excès de savoir qui contrarie le déploiement ordonné des significations et des révélations. Il y a, corrélativement, un excès de pathos qui contrarie le libre jeu des affects du spectateur. Corneille a affaire, au sens strict, avec cet irreprésentable. Il s’attache donc à le réduire, à rendre l’histoire et le personnage représentables. Pour régler le rapport entre mimesis, poiesis et aisthesis, il prend deux mesures négatives et une mesure positive. Il met hors-scène le trop visible des yeux crevés, mais aussi le trop de savoir de Tirésias, dont les oracles sont seulement rapportés. Mais surtout, il soumet le pathos du savoir à une logique de l’action en palliant le troisième « défaut » de Sophocle : le manque d’intérêt amoureux. Il invente à Œdipe une soeur du nom de Dircé, fille de Laios frustrée du trône par l’élection d’Œdipe. Et il lui invente un soupirant, Thésée. Comme Thésée a des doutes sur sa filiation et que Dircé se tient pour responsable du voyage qui a coûté la vie à son père, cela fait trois enfants réels ou possibles de Laios, trois personnes que l’oracle peut désigner, et surtout, selon la logique cornélienne, trois personnes qui se disputent l’honneur de cette

identification. Ainsi le rapport entre effets de savoir et effets de pathos se trouve-t-il soumis à une forme d’intelligibilité spécifique, celle de l’enchaînement causal des actions. En identifiant les deux causalités qu’Aristote séparait, celle des actions et celle des caractères, Corneille réussit la réduction du pathos éthique de la tragédie à la logique de l’action dramatique. Ainsi la question « empirique » du public et celle de la logique autonome de la représentation sont liées. Et c’est le troisième aspect de la contrainte représentative. Celle-ci définit un certain réglage de réalité. Celui-ci prend la forme d’une double accommodation. D’un côté les êtres de la représentation sont des êtres fictifs, relevés de tout jugement d’existence, soustraits donc à la question platonicienne sur leur consistance ontologique et leur exemplarité éthique. Mais ces êtres fictifs n’en sont pas moins des êtres de ressemblance, des êtres dont les sentiments et les actions doivent être partagés et appréciés. L’« invention des actions » fait en même temps frontière et passage entre deux choses : les événements, à la fois possibles et incroyables, que la tragédie enchaîne, et les sentiments, volontés et conflits de volontés reconnaissables et partageables qu’elle propose au spectateur. Elle fait frontière et passage entre la jouissance suspensive de la fiction et le plaisir actuel de la reconnaissance. Et elle le fait aussi, par ce double jeu de distance et d’identification, entre la scène et la salle. Ce rapport n’est pas empirique. Il est constitutif. La représentation a pour lieu d’élection le théâtre, l’espace de manifestation entièrement voué à la présence, mais tenu par cette présence même à une double retenue : la retenue du visible sous le dicible, et la retenue des significations et des affects sous le pouvoir de l’action – une action dont la réalité est identique à son irréalité. Les difficultés d’un auteur avec son sujet nous permettent donc de définir un régime spécifique de l’art qui mérite, en propre, le nom de régime représentatif. Ce système règle les rapports entre le dicible et le visible, entre le déploiement des schèmes d’intelligibilité et celui des manifestations sensibles. On peut en déduire que, s’il y a de l’irreprésentable, c’est précisément dans ce régime. C’est en effet lui qui définit des compatibilités et des incompatibilités de principe, des conditions de recevabilité et des critères d’irrecevabilité. C’est ainsi que le personnage œdipien, bien qu’il satisfasse exemplairement au critère aristotélicien du prince auquel il arrive des revers de fortune selon un enchaînement logique

paradoxal, se révèle « irreprésentable » pour Corneille, parce qu’il fausse le système de rapports qui définit plus fondamentalement l’ordre représentatif lui-même. Mais une telle irreprésentabilité est doublement relative. Elle est relative à l’ordre représentatif, mais aussi elle est relative au sein même de cet ordre. Si le personnage et l’action d’Œdipe ne conviennent pas, il est possible de les changer. Et c’est ce que fait Œdipe en inventant une logique fictionnelle et des personnages nouveaux. Cette invention ne rend pas seulement Œdipe représentable. Elle fait de cette représentation un chef d’œuvre de la logique représentative. Le public, nous dit Corneille, a estimé que c’était celle de mes tragédies où il y avait le plus d’art. Il n’y en a pas, de fait, qui présente une aussi parfaite combinaison d’inventions destinées à faire entrer dans le cadre représentatif ce qui n’y entrait pas. La conséquence, c’est que cette tragédie, en notre temps, n’est plus jamais représentée. Non point par hasard, mais en raison même de cet excès d’art, de cette perfection d’un certain art et du présupposé qui le fonde. Ce présupposé, c’est qu’il y a des sujets qui sont ou ne sont pas propres à la présentation artistique, qui conviennent ou ne conviennent pas à tel ou tel de ses genres. Et c’est aussi que l’on peut opérer la série des transformations qui rendent propre le sujet impropre et établissent la convenance qui faisait défaut. Tout l’art de l’Œdipe de Corneille repose sur cette double présupposition. Si sa pièce n’est plus représentée, c’est parce que notre perception de l’art repose, depuis le romantisme, sur des présuppositions strictement inverses qui définissent non point une école ou une sensibilité particulières mais un nouveau régime de l’art.

Ce qu’anti-représentation veut dire Dans ce nouveau régime, il n’y a plus de bons sujets de l’art. Comme le résume Flaubert, « Yvetot vaut Constantinople » et les adultères d’une fille de fermier valent ceux de Thésée, d’Œdipe ou de Clytemnestre. Il n’y a plus de règle de convenance entre tel sujet et telle forme, mais une disponibilité générale de tous les sujets pour n’importe quelle forme artistique. En revanche il y a certains personnages et certaines histoires qu’il n’est pas possible de modifier à son gré, parce qu’ils ne sont pas simplement des « sujets » disponibles, mais des mythes fondateurs. On peut rendre Yvetot et Constantinople équivalents, mais on ne peut pas faire

n’importe quoi avec Œdipe. Car la figure mythique d’Œdipe qui concentre tout ce que repoussait le régime représentatif, emblématise à l’inverse toutes les propriétés que le nouveau régime de l’art – le régime esthétique – donne aux choses de l’art. Quelle est en effet cette « maladie » d’Œdipe qui ruinait la distribution équilibrée des effets de savoir et des effets de pathos, propre au régime représentatif de l’art ? C’est qu’il est celui qui sait et ne sait pas, qui agit absolument et pâtit absolument. Or c’est précisément cette double identité des contraires que la révolution esthétique oppose au modèle représentatif, en mettant les choses de l’art sous le concept nouveau d’esthétique. D’un côté, elle oppose aux normes de l’action représentative une puissance absolue du faire de l’œuvre, relevant de sa propre loi de production et de son auto-démonstration. Mais, de l’autre, elle identifie la puissance de cette production inconditionnée à une absolue passivité. C’est cette identité des contraires que résume la théorie kantienne du génie. Celui-ci est le pouvoir actif de la nature qui s’oppose à toute norme, qui est sa propre norme. Mais il est aussi celui qui ne sait pas ce qu’il fait ni comment il le fait. C’est de là que se déduit, chez Schelling et Hegel, la conceptualisation de l’art comme unité d’un processus conscient et d’un processus inconscient. La révolution esthétique institue comme la définition même de l’art cette identité d’un savoir et d’une ignorance, d’un agir et d’un pâtir. La chose de l’art s’y identifie comme l’identité, dans une forme sensible, de la pensée et de la non-pensée, de l’activité d’une volonté qui veut réaliser son idée et d’une inintentionnalité, d’une passivité radicale de l’être-là sensible. Œdipe est tout naturellement le héros de ce régime de pensée qui identifie les choses de l’art comme choses de pensée en tant que modes d’une pensée immanente à son autre et habitée en retour par son autre. Ce qui s’oppose au régime représentatif de l’art, ce n’est donc pas un régime de la non-représentation, au sens de la non-figuration. Une fable commode identifie la rupture anti-représentative comme passage du réalisme de la représentation à la nonfiguration : une peinture qui ne propose plus de ressemblances, une littérature ayant conquis son intransitivité sur le langage de la communication. Elle met ainsi la révolution anti-représentative en accord avec un destin global de la « modernité », soit en identifiant celle-ci au principe positif d’une autonomie généralisée dont l’émancipation anti-figurative ferait partie, soit

en l’identifiant au phénomène négatif d’une perte de l’expérience dont le retrait de la figuration serait l’inscription. Cette fable est commode, mais elle est inconsistante. Car le régime représentatif de l’art n’est pas celui où l’art a pour tâche de faire des ressemblances. C’est le régime où les ressemblances sont soumises à la triple contrainte que nous avons vue : un modèle de visibilité de la parole qui organise en même temps une certaine retenue du visible ; un réglage des rapports entre effets de savoir et effets de pathos, commandé par le primat de l’« action », identifiant le poème ou le tableau à une histoire ; un régime de rationalité propre à la fiction, qui soustrait ses actes de parole aux critères d’authenticité et d’utilité normaux des paroles et des images pour les soumettre à des critères intrinséques de vraisemblance et de convenance. Cette séparation entre la raison des fictions et la raison des faits empiriques est l’un des élément essentiels du régime représentatif. Il s’en déduit que la rupture avec la représentation en art n’est pas l’émancipation par rapport à la ressemblance mais bien l’émancipation de la ressemblance par rapport à cette triple contrainte. Dans la rupture antireprésentative la non-figuration picturale est précédé par quelque chose qui est apparemment tout différent : le réalisme romanesque. Or qu’est-ce que le réalisme romanesque ? C’est l’émancipation de la ressemblance par rapport à la représentation. C’est la perte des proportions et des convenances représentatives. Tel est le bouleversement que les critiques contemporains de Flaubert dénoncent sous le chef de réalisme : tout est désormais sur le même plan, les grands et les petits, les événements importants et les épisodes insignifiants, les hommes et les choses. Tout est à égalité, également représentable. Et cet « également représentable » est la ruine du système représentatif. À la scène représentative de visibilité de la parole s’oppose une égalité du visible qui envahit le discours et paralyse l’action. Car ce visible nouveau a des propriétés bien particulières. Il ne fait pas voir, il impose de la présence. Mais cette présence est elle-même singulière. D’un côté la parole n’est plus identifiée au geste qui fait voir. Elle manifeste son opacité propre, le caractère sous-déterminé de son pouvoir de « faire voir ». Et cette sous-détermination devient le mode même de la présentation sensible propre à l’art. Mais, en même temps, la parole se trouve envahie par une propriété spécifique du visible, sa passivité. La performance de parole est frappée par cette passivité, cette inertie du visible qui vient paralyser l’action et absorber les significations.

C’est ce renversement qui est en jeu dans la querelle de la description au XIXe siècle. Au roman nouveau, à ce roman dit réaliste, on reproche le primat de la description sur l’action. Or le primat de la description est en fait celui d’un visible qui ne fait pas voir, qui destitue l’action de ses pouvoirs d’intelligibilité, c’est-à-dire de ses pouvoirs de distribution ordonnée des effets de savoir et des effets de pathos. Cette puissance est absorbée par le pathos apathique de la description qui fond volontés et significations dans une succession de petites perceptions où l’activité et la passivité ne sont plus distinguables. Aristote opposait le kath’olon, la totalité organique, de l’intrigue poétique au kath’ekaston de l’historien qui suit la succession empirique des événements. Or, dans l’usage « réaliste » de la ressemblance, la hiérarchie est renversée. Le kath’olon est absorbé dans le kath’ekaston, absorbé dans les petites perceptions, affectée chacune de la puissance du tout, pour autant qu’en chacune la puissance de la pensée fabricatrice et signifiante s’égale à la passivité de la sensation. Aussi le réalisme romanesque où certains voient l’acmé de l’art représentatif est-il tout le contraire. Il est la révocation des médiations et de hiérarchies représentatives. À leur place s’impose un régime d’identité immédiate entre la décision absolue de la pensée et la pure factualité. Par là se trouve aussi révoqué le troisième grand aspect de la logique représentative, celui qui assigne à la représentation un espace spécifique. C’est ce que pourrait symboliser un poème en prose mallarméen au titre emblématique. « Le spectacle interrompu » nous montre l’exhibition d’un ours savant par un clown perturbée par un incident imprévu : l’ours redressé pose ses pattes sur les épaules du clown. Sur cet incident que le clown et le public vivent comme une menace, le poète/spectateur compose son poème : dans ce corps-à-corps de l’ours et du clown, il voit une interrogation lancée par la bête à l’homme sur le secret de ses pouvoirs. Et il en fait l’emblème même du rapport de la salle à la scène, où la pantomime de l’animal s’élève à la hauteur stellaire de son homonyme, la Grande Ourse. Cet « accident de la représentation » fonctionne comme emblème de la révocation esthétique du régime représentatif. Le « spectacle interrompu » révoque le privilège de l’espace théâtral de visibilité, de cet espace séparé où la représentation se donnait à voir comme une activité spécifique. Désormais il y a partout du poème, dans l’attitude de l’ours comme dans le dépli d’un éventail ou le mouvement d’une chevelure. Il y a du poème partout où un spectacle quelconque peut symboliser l’identité du

pensé et du non pensé, du voulu et du non-voulu. Ce qui est révoqué, en même temps que l’espace spécifique de la visibilité du poème, c’est la séparation représentative entre la raison des faits et la raison des fictions. L’identité du voulu et du nonvoulu est localisable n’importe où. Elle récuse la séparation entre un monde des faits propres de l’art et un monde des faits ordinaires. Tel est en effet le paradoxe du régime esthétique des arts. Il pose la radicale autonomie de l’art, son indépendance à l’égard de toute règle externe. Mais il la pose dans le même geste qui abolit la clôture mimétique séparant la raison des fictions et celle des faits, la sphère de la représentation et les autres sphères de l’expérience. Dans un tel régime de l’art, quelles peuvent être la consistance et la signification de la notion d’irreprésentable ? Cette notion peut marquer la différence entre deux régimes de l’art, la soustraction des choses de l’art au système de la représentation. Mais elle ne peut plus signifier, comme dans ce régime, qu’il y a des événements et des situations soustraits par principe à la connexion adéquate d’un processus de monstration et d’un processus de signification. En effet les sujets n’y sont plus soumis au réglage représentatif du visible de la parole, plus soumis à l’identification du processus de signification à la construction d’une histoire. On peut, si l’on veut, résumer cela dans la formule de Lyotard, parlant d’une « défaillance du réglage stable entre le sensible et l’intelligible ». Mais précisément cette « défaillance » signifie la sortie de l’univers représentatif, c’est-à-dire d’un univers définissant des critères d’irreprésentabilité. S’il y a défaillance du réglage représentatif, cela veut dire, à l’encontre de Lyotard, que monstration et signification peuvent s’accorder à l’infini, que leur point de concordance est partout et nulle part. Elle est partout où l’on peut faire coincider une identité entre sens et non-sens avec une identité entre présence et absence.

La représentation de l’inhumain Or cette possibilité ne connaît pas d’objets qui la mettent en défaut par leur singularité propre. Et elle s’est montrée parfaitement adaptée à la représentation de ces phénomènes que l’on dit irreprésentables, ceux des camps de concentration et d’extermination. Je voudrais le montrer en prenant à dessein deux exemples très connus d’œuvres consacrées à l’horreur des camps et de l’extermination. J’emprunte le premier au début

de L’Espèce humaine de Robert Antelme : « Je suis allé pisser. Il faisait encore nuit. D’autres à côté de moi pissaient aussi ; on ne se parlait pas. Derrière la pissotière il y avait la fosse des chiottes avec un petit mur sur lequel d’autres types étaient assis, le pantalon baissé. Un petit toit recouvrait la fosse, pas la pissotière. Derrière nous, des bruits de galoches, des toux, c’en était d’autres qui arrivaient. Les chiottes n’étaient jamais déserts. A cette heure une vapeur flottait au-dessus des pissotières […] La nuit de Buchenwald était calme. Le camp était une immense machine endormie. De temps à autre les projecteurs s’illuminaient aux miradors. L’œil des S.S. s’ouvrait et se fermait. Dans les bois qui entouraient le camp, les patrouilles faisaient des rondes. Leurs chiens n’aboyaient pas. Les sentinelles étaient tranquilles. » Il est courant de voir là une écriture correspondant à une expérience spécifique, celle d’une vie ramenée à son aspect le plus élémentaire, privée de tout horizon d’attente et enchaînant simplement les uns après les autres les petits actes et les petites perceptions. À cette expérience correspond l’enchaînement parataxique des petites perceptions. Et cette écriture témoigne de cette forme spécifique de résistance que Robert Antelme veut mettre en évidence : celle qui transforme la réduction concentrationnaire à la vie nue en affirmation d’une appartenance fondamentale à l’espèce humaine, jusque dans ses gestes les plus élémentaires. Il est clair pourtant que cette écriture parataxique n’est pas née de l’expérience de camps. C’est aussi l’écriture de L’Etranger de Camus, c’est celle du roman behaviouriste américain. En remontant plus loin, c’est l’écriture flaubertienne des petites perceptions accolées. Ce silence nocturne du camp nous rappelle en effet d’autres silences, ceux qui caractérisent chez Flaubert les moments amoureux. Je propose d’entendre en écho l’un de ces moments qui marquent dans Madame Bovary la rencontre de Charles et d’Emma : « Elle se rassit et elle reprit son ouvrage qui était un bas de coton blanc où elle faisait des reprises ; elle travaillait le front baissé ; elle ne parlait pas. Charles non plus. L’air passant par le dessous de la porte poussait un peu de poussière sur les dalles ; il la regardait se traîner, et il entendait seulement le battement intérieur de sa tête, avec le cri d’une poule au loin, qui pondait dans les cours. » Sans doute chez Robert Antelme le sujet est-il plus trivial et le langage plus basique que chez Flaubert (mais il est quand même remarquable que la première ligne de cette scène de pissotière et du livre lui-même soit un

alexandrin : Je suis allé pisser ; il faisait encore nuit). Le style parataxique flaubertien y devient, si l’on peut dire, une syntaxe parataxique. Mais ce récit de l’attente avant le départ du convoi repose sur le même rapport entre monstration et signification, le même régime de raréfaction de l’une et de l’autre. L’expérience concentrationnaire vécue de Robert Antelme et l’expérience sensorielle inventée de Charles et d’Emma s’expriment selon la même logique des petites perceptions ajoutées les unes aux autres, et qui font sens de la même manière, par leur mutisme, par leur appel à une expérience auditive et visuelle minimale (la machine endormie et la cour de ferme assoupie ; les chiens qui n’aboient pas et le cri des poules au loin). Ainsi l’expérience de Robert Antelme n’est pas « irreprésentable » au sens où le langage n’existerait pas pour la dire. Le langage existe, la syntaxe existe. Non pas comme langage et syntaxe de l’exception, mais, au contraire, comme mode d’expression propre au régime esthétique des arts en sa généralité. Le problème serait bien plutôt inverse. Le langage qui traduit cette expérience ne lui est aucunement propre. Cette expérience d’une déshumanisation programmée trouve tout naturellement à se dire sur le même mode que l’identité flaubertienne entre l’humain et l’inhumain, entre la montée d’un sentiment unissant deux êtres et un peu de poussière brassée par l’air dans une salle commune de ferme. Antelme veut traduire une expérience vécue et incomparable de morcellement de l’expérience. Or le langage qu’il choisit pour sa convenance avec cette expérience est ce langage commun de la littérature dans lequel depuis un siècle l’absolue liberté de l’art s’identifie à l’absolue passivité de la matière sensible. Cette expérience extrême de l’inhumain ne connaît ni impossibilité de représentation ni langue propre. Il n’y a pas de langue propre du témoignage. Là où le témoignage doit exprimer l’expérience de l’inhumain, il retrouve naturellement un langage déjà constitué du devenir inhumain, de l’identité entre sentiments humains et mouvements inhumains. C’est le langage même par lequel la fiction esthétique s’est opposée à la fiction représentative. Et l’on pourrait dire, à la rigueur, que l’irreprésentable gît précisément là, dans cette impossibilité pour une expérience de se dire dans sa langue propre. Mais c’est la marque même du régime esthétique de l’art que cette identité principielle du propre et de l’impropre. C’est ce que peut nous montrer un autre exemple, emprunté à une autre œuvre significative. Je pense ici au début de Shoah de Claude Lanzmann, film autour duquel flotte pourtant tout un discours de l’irreprésentable ou

de l’interdit de la représentation. Mais en quel sens ce film témoigne-t-il d’un « irreprésentable » ? Il n’affirme pas que le fait de l’extermination soit soustrait à la présentation artistique, à la production d’un équivalent artistique. Il nie seulement que cet équivalent puisse être donné par une incarnation fictionnelle des bourreaux et des victimes. Car ce qu’il y a à représenter, ce n’est pas des bourreaux et des victimes, c’est le processus d’une double suppression : la suppression des Juifs et la suppression des traces de leur suppression. Cela est parfaitement représentable. Simplement cela ne l’est pas sous la forme de la fiction ou du témoignage qui, en faisant « revivre » le passé, renonce à représenter la seconde suppression. Cela est représentable sous la forme d’une action dramatique spécifique, comme l’annonce la première phase provocatrice du film : « L’action commence de nos jours… ». Si ce qui a eu lieu et dont il ne reste rien peut êre représenté, c’est par une action, une fiction inventée à neuf qui commence hic et nunc. C’est par la confrontation de la parole proférée ici et maintenant sur ce qui fut avec la réalité matériellement présente et absente en ce lieu. Mais cette confrontation ne se limite pas au rapport négatif entre le contenu du témoignage et le vide du lieu. Tout l’épisode initial du témoignage de Simon Srebnik dans la clairière de Chelmno est construit selon un jeu bien plus complexe de la ressemblance et de la dissemblance. La scène d’aujourd’hui ressemble à l’extermination d’hier par le même silence, le même calme du lieu, par le fait qu’aujourd’hui, dans la marche du tournage, comme hier, dans le fonctionnement de la machine de mort, chacun est à sa tâche, tout simplement, sans parler de ce qu’il fait. Mais cette ressemblance met à nu la dissemblance radicale, l’impossibilité d’ajuster le calme d’aujourd’hui au calme d’hier. L’inadéquation du lieu désert à la parole qui le remplit donne à la similitude un caractère hallucinatoire. Ce sentiment, exprimé par la bouche du témoin, est communiqué autrement au spectateur par ces plans d’ensemble qui le montrent minuscule au milieu de la clairière immense. L’impossible adéquation du lieu avec la parole et le corps même du témoin touche le cœur de cette suppression qui est à représenter. Elle touche l’incroyable de l’événement, programmé par la logique même de l’extermination – et corroboré par la logique négationniste : même s’il reste un de vous pour témoigner, on ne le croira pas, c’est-à-dire : on ne croira pas au remplissement de ce vide par ce que vous direz. On le prendra pour une hallucination. C’est à cela que répond la parole du témoin cadrée par la

caméra. Elle avère l’incroyable, elle avère l’hallucination, l’impossibilité que les paroles remplissent ce lieu vide. Mais elle en retourne la logique. C’est l’ici et maintenant qui est frappé d’hallucination, d’incrédulité : « Je ne crois pas être ici », dit Simon Srebnik. Le réel de l’holocauste qui est filmé, c’est bien alors le réel de sa disparition, le réel de son caractère incroyable. Ce réel de l’incroyable, la parole du témoin le dit dans ce dispositif du semblable/dissemblable. La caméra, elle, lui fait arpenter, minuscule, la clairière immense. Elle lui fait ainsi arpenter le temps et le rapport incommensurable entre ce que la parole dit et ce dont le lieu témoigne. Mais cet arpentage de l’incommensurable et de l’incroyable n’est pas possible lui-même sans un artifice de la caméra. À lire les historiens de l’extermination qui nous en donnent les dimensions exactes, on apprend que la clairière de Chelmno n’était pas aussi immense que cela30. La caméra a dû l’agrandir subjectivement pour marquer la disproportion, pour faire une action à la mesure de l’événement. Elle a du truquer la représentation du lieu pour rendre compte du réel de l’extermination et de la disparition de ses traces. Ce bref exemple montre que Shoah ne pose que des problèmes d’irreprésentabilité relative, d’adaptation des moyens et des fins de la représentation. Si l’on sait ce que l’on veut représenter – à savoir, pour Claude Lanzmann, le réel de l’incroyable, l’égalité du réel et de l’incroyable –, il n’y a pas de propriété de l’événement qui interdise la représentation, qui interdise l’art, au sens même de l’artifice. Il n’y a pas d’irreprésentable comme propriété de l’événement. Il y a seulement des choix. Choix du présent contre l’historicisation ; choix de représenter la comptabilité des moyens, la matérialité du processus, contre la représentation des causes. Il faut laisser l’événement dans le suspens des causes qui le rend rebelle à toute explication par un principe de raison suffisante, qu’il soit fictionnel ou documentaire. Mais le respect de ce suspens ne s’oppose en rien aux moyens d’art dont dispose Lanzmann. Il ne s’oppose en rien à la logique du régime esthétique des arts. Enquêter sur quelque chose qui a disparu, sur un événement dont les traces sont effacées, retrouver les témoins, les faire parler de la matérialité de l’événement sans en effacer l’énigme, c’est une forme d’enquête assurément inassimilable à la logique représentative de la vraisemblance qui amenait l’Œdipe de Corneille à être reconnu coupable. Cette forme est en revanche parfaitement congruente avec le rapport entre

vérité de l’événement et invention fictionelle propre au régime esthétique des arts. Et l’enquête de Lanzmann s’inscrit dans une tradition cinématographique qui a conquis ses lettres de noblesse, celle qui oppose à la lumière faite sur l’aveuglement d’Œdipe, l’énigme à la fois levée et maintenue sur ce Rosebud qui est la « raison » de la folie de Kane, la révélation au terme de l’enquête, hors enquête, du rien de la « cause ». Selon la logique propre au régime esthétique, cette forme/enquête abolit la frontière entre l’enchaînement des faits fictionnels et celui des événements réels. C’est pourquoi le schéma Rosebud a pu servir récemment encore dans un film « documentaire » comme Reprise à l’enquête destinée à retrouver l’ouvrière du petit film documentaire de 1968 sur la reprise du travail à l’usine Wonder. La forme de l’enquête qui reconstitue la matérialité d’un événement en laissant sa cause en suspens se révèle convenir à l’extraordinaire de l’holocauste sans pour autant lui être spécifique. Ici encore la forme propre est aussi bien une forme impropre. L’événement n’impose ni n’interdit par lui-même aucun moyen d’art. Et il n’impose à l’art aucun devoir de représenter ou de ne pas représenter de telle ou telle manière.

L’hyperbole spéculative de l’irreprésentable Ainsi la « défaillance du rapport stable entre le sensible et l’intelligible » peut parfaitement s’entendre comme illimitation des pouvoirs de la représentation. Pour l’interpréter dans le sens de l’« irreprésentable » et poser certains événements comme irreprésentables, il faut opérer une double subreption, l’une qui porte sur le concept de l’événement, l’autre sur le concept de l’art. C’est cette double subreption que présente la construction lyotardienne d’une coïncidence entre un impensable au cœur de l’événement et un imprésentable au cœur de l’art. Heidegger et « les Juifs » met en parallèle un destin immémorial du peuple juif et un destin moderne anti-représentatif de l’art. L’un et l’autre témoigneraient semblablement d’une misère première de l’esprit. Celui-ci ne se met en marche que mu par une terreur première, par un choc initial qui le transforme en otage de l’Autre, cet autre immaitrisable qui, dans le psychisme individuel, s’appelle simplement le processus primaire. L’affect inconscient, qui ne pénètre pas seulement l’esprit mais qui proprement l’ouvre, est l’étranger dans la maison, toujours oublié et dont l’esprit doit

même oublier l’oubli pour pouvoir se poser comme maître de lui-même. Cet Autre, dans la tradition occidentale, aurait pris le nom du Juif, le nom du peuple témoin de l’oubli, témoin de la condition originelle de la pensée qui est otage de l’Autre. Il s’en déduit que l’extermination des Juifs est inscrite dans le projet de maîtrise de soi de la pensée occidentale, dans sa volonté d’en finir avec le témoin de l’Autre, le témoin de l’impensable au cœur de la pensée. Cette condition serait alors parallèle avec le devoir moderne de l’art. La construction de ce devoir de l’art chez Lyotard fait se recouvrir deux logiques hétérogènes : une logique intrinsèque des possibles et des impossibles propres à un régime de l’art et une logique éthique de dénonciation du fait même de la représentation. Chez Lyotard ce recouvrement s’effectue par l’identification simple de la coupure entre deux régimes de l’art avec la distinction d’une esthétique du beau et d’une esthétique du sublime. « Avec l’esthétique du sublime, écrit-il dans L’Inhumain, l’enjeu des arts est de se faire les témoins qu’il y a de l’indéterminé. » L’art se ferait témoin du « il arrive » qui arrive toujours avant que sa nature, que son quid soit saisis-sable, témoin de ce qu’il y a de l’imprésentable au cœur de la pensée qui veut se donner forme sensible. Le destin des avant-gardes serait de témoigner de cet imprésentable qui désempare la pensée, d’inscrire le choc du sensible et de témoigner de l’écart originaire. Comment l’idée de cet art sublime est-elle contruite ? Lyotard se réfère à l’analyse kantienne de l’impuissance de l’imagination qui, devant certains spectacles, se sent emportée au-delà de son domaine, amenée à voir dans le spectacle sublime – dit sublime – une présentation négative de ces Idées de la raison qui nous élèvent au-delà de l’ordre de la nature phénoménale. Ces idées manifestent leur sublimité par l’impuissance de l’imagination à en opérer une présentation positive. C’est cette présentation négative que Kant rapproche de la sublimité du commandement mosaïque « Tu ne feras pas d’images taillées ». Le problème est qu’il ne se tire de là aucune idée d’un art sublime, voué à attester l’écart entre Idée et présentation sensible. L’idée du sublime chez Kant n’est pas l’idée d’un art. C’est une idée qui nous tire hors du domaine de l’art, et nous fait passer de la sphère du jeu esthétique à celle des idées de la raison et de la liberté pratique. Le problème de l’« art sublime » se pose alors en termes simples : on ne peut avoir la sublimité à la fois sous la forme du commandement interdisant l’image et sous la forme d’une image témoin de l’interdit. Pour résoudre le

problème, il faut identifier la sublimité du commandement interdisant l’image avec le principe d’un art non représentatif. Mais pour cela il faut identifier le sublime extra-artistique de Kant avec un sublime défini à l’intérieur de l’art. C’est ce que fait Lyotard en identifiant le sublime moral kantien avec le sublime poétique analysé par Burke. En quoi consistait pour Burke la sublimité du portrait de Satan dans le Paradis perdu ? Dans le fait de mettre ensemble « les images d’une tour, d’un archange, du soleil levant à travers la brume et, dans une éclipse, la ruine des monarques et les révolutions d’empires ». Cette accumulation d’images créait le sentiment du sublime par sa multitude et sa confusion, c’est-à-dire par la sous-détermination des « images » que la parole proposait. Il y a, notait Burke, une puissance d’affection des mots qui se communique directement à l’esprit en court-circuitant la présentation sensible imagée. La contre-épreuve en est donnée quand la visualisation picturale transforme en imagerie grotesque les « images » sublimes du poème. Ce sublime-là se définit donc à partir des principes mêmes de la représentation, et notamment des propriétés spécifiques du « visible de la parole ». Or chez Lyotard cette sous-détermination – ce rapport lâche du visible au dicible – est portée à une limite où elle devient l’indétermination kantienne du rapport entre idée et présentation sensible. Le collage de ces deux « sublimes » permet de construire l’idée de l’art sublime conçu comme présentation négative, témoignage de l’Autre qui habite la pensée. Mais cette indétermination est en réalité une surdétermination : ce qui vient à la place de la représentation, c’est en effet l’inscription de sa condition première, la trace exhibée de l’Autre qui l’habite. À ce prix il y a ajustement de deux témoignages, de deux « devoirs de témoignage ». L’art sublime est ce qui résiste à l’impérialisme de la pensée oublieuse de l’Autre, de même que le peuple juif est celui qui se souvient de l’oubli, qui met au fondement de sa pensée et de sa vie ce rapport fondateur à l’Autre. L’extermination est le terme du processus d’une raison dialectique soucieuse de supprimer de son sein toute altérité, de l’exclure et, quand c’est un peuple, de l’exterminer. L’art sublime est alors le témoin contemporain de cette mort programmée et exécutée. Il atteste l’impensable du choc premier et l’impensable projet d’éliminer cet impensable. Il le fait en témoignant non pas de l’horreur nue des camps mais de cette terreur première de l’esprit que la terreur des camps veut effacer. Il porte témoignage non par la représentation de corps entassés mais par l’éclair

orangé qui traverse la monochromie d’une toile de Barnett Newman ou par tout autre procédé par lequel la peinture mène l’exploration de ses matériaux dès lors qu’il sont détournés de la tâche représentative. Mais le schéma lyotardien fait tout le contraire de ce qu’il prétend faire. Il argue d’un impensable originaire résistant à toute assimilation dialectique. Mais cet impensable devient lui-même le principe d’une rationalisation intégrale. Il permet en effet d’identifier la vie d’un peuple à une détermination originelle de la pensée et d’identifier l’impensable déclaré de l’extermination à une tendance constitutive de la raison occidentale. Lyotard radicalise la dialectique adornienne de la raison en l’enracinant dans les lois de l’inconscient et en transformant l’« impossibilité » de l’art après Auschwitz en art de l’imprésentable. Mais ce perfectionnement est en définitive un perfectionnement de la dialectique. Assigner à un peuple la tâche de représenter un moment de la pensée et identifier l’extermination de ce peuple avec une loi de l’appareil psychique, qu’est-ce sinon hyperboliser l’opération hégélienne qui fait correspondre les moments du développement de l’esprit – et les formes de l’art – avec les figures historiques concrètes d’un peuple ou d’une civilisation ? On dira que cette assignation-ci est une manière de détraquer la machine. Il s’agit d’arrêter la dialectique de la pensée au moment où elle est en train de franchir le pas. Mais, d’un côté, le pas a déjà été franchi. L’événement a eu lieu et c’est cet avoir-eu-lieu qui autorise le discours de l’impensable-irreprésentable. D’un autre, on peut s’interroger sur la généalogie de cet art sublime, témoin anti-dialectique de l’imprésentable. J’ai dit que le sublime lyotardien résultait d’un montage singulier entre un concept de l’art et un concept de ce qui excède l’art. Mais ce montage qui donne à l’art sublime la tâche de témoigner de ce qui ne peut être représenté est lui-même bien déterminé. C’est précisément le concept hégélien du sublime, comme moment extrême de l’art symbolique. C’est le propre de l’art symbolique, dans la conceptualisation hégélienne, que de ne pouvoir trouver un mode de présentation matérielle pour son idée. L’idée de la divinité qui anime l’art égyptien ne peut trouver de figure adéquate dans la pierre des pyramides ou des statues colossales. Ce défaut de la présentation positive devient succès de la présentation négative dans l’art sublime, lequel conçoit l’infinité et l’altérité infigurable de la divinité et dit dans les mots du « poème sacré » juif cette irreprésentabilité, cet écart de l’infinité divine à toute présentation finie. En bref, le concept de l’art qui est

convoqué pour détraquer la machine hégélienne n’est autre que le concept hégélien du sublime. Dans la théorisation hégélienne, il y a non pas un mais deux moments de l’art symbolique. Il y a l’art symbolique d’avant la représentation. Et il y a ce nouveau moment symbolique qui advient à la fin, par-delà l’âge représentatif de l’art, au terme de la dissociation romantique du contenu et de la forme. À ce point extrême l’intériorité que veut exprimer l’art n’a plus aucune forme de présentation déterminée. Le sublime revient alors, mais sous une forme strictement négative. Ce n’est plus la simple impossibilité pour une pensée substantielle de trouver une forme matérielle adéquate. C’est l’infinitisation vide du rapport entre la pure volonté d’art et le n’importe quoi dans lequel elle vient s’auto-affirmer et se contempler en miroir. La fonction polémique de cette analyse hégélienne est claire : elle vise à refuser qu’un autre art puisse naître du déréglage du rapport déterminé entre idée et présentation sensible. Ce déréglage ne peut signifier pour Hegel que la fin de l’art, son audelà. Le propre de l’opération lyotardienne est de réinterpréter cet « au-delà », de transformer le mauvais infini d’un art réduit à la reproduction de sa seule signature en inscription d’une fidélité à la dette première. Mais l’irreprésentabilité sublime reconfirme alors l’identification hégélienne entre un moment de l’art, un moment de la pensée et l’esprit d’un peuple. L’irreprésentable devient paradoxalement la forme ultime sous laquelle se maintiennent trois postulats spéculatifs : l’idée d’une adéquation entre forme et contenu de l’art ; celle d’une intelligibilité totale des formes de l’expérience humaine, jusqu’aux plus extrêmes ; et enfin celle d’une adéquation entre la raison explicatrice des événements et la raison formatrice de l’art. Je conclurai brièvement sur ma question initiale. Il y a de l’irreprésentable en fonction des conditions auxquelles un sujet de représentation doit se soumettre pour entrer dans un régime déterminé de l’art, dans un régime spécifique de rapports entre monstration et signification. L’Œdipe de Corneille nous a donné l’exemple d’une contrainte maximale, d’un ensemble déterminé de conditions définissant les propriétés que doivent avoir les sujets de la représentation pour permettre une soumission adéquate du visible au dicible, un certain type d’intelligibilité concentré dans l’enchaînement des actions et un partage bien réglé de la proximité et de la distance entre la représentation et ceux auxquels elle s’adresse. Cet ensemble de conditions définit en propre le

régime représentatif de l’art, ce régime d’accord entre poiesis et aisthesis que venait perturber la pathos œdipien du savoir. S’il y a de l’irreprésentable, c’est dans ce régime qu’on peut le localiser. Dans notre régime, dans le régime esthétique de l’art, cette notion n’a pas de contenu déterminable, sinon la pure notion de l’écart avec le régime représentatif. Elle exprime l’absence d’un rapport stable entre monstration et signification. Mais ce déréglage va dans le sens non d’un moins mais d’un plus de représentation : plus de possibilités de construire des équivalences, de rendre présent l’absent et de faire coïncider un réglage particulier du rapport entre sens et non-sens avec un réglage particulier du rapport entre présentation et retrait. L’art anti-représentatif est constitutivement un art sans irreprésentable. Il n’y a plus de limites intrinsèques à la représentation, plus de limites à ses possibilités. Cette illimitation veut dire aussi : il n’y a plus de langage ou de forme propre à un sujet, quel qu’il soit. Or c’est ce défaut de propriété qui vient heurter tant la foi en un langage propre de l’art que l’affirmation de la singularité irréductible de certains événements. L’allégation de l’irreprésentable affirme qu’il y a des choses qui ne peuvent être représentées que dans un certain type de forme, par un type de langage propre à leur exceptionnalité. Stricto sensu cette idée est vide. Elle exprime simplement un vœu, le souhait paradoxal que dans le régime même qui supprime la convenance représentative des formes aux sujets existent encore des formes propres respectant la singularité de l’exception. Comme ce souhait est contradictoire dans son principe, il ne peut s’accomplir que dans une hyperbolisation qui, pour assurer l’équation fallacieuse entre art anti-représentatif et art de l’irreprésentable, met tout un régime de l’art sous le signe de la terreur sacrée. J’ai essayé de montrer que cette hyperbolisation ne fait elle-même que parachever le système de rationalisation qu’elle prétend dénoncer. L’exigence éthique qu’il y ait un art propre à l’expérience d’exception oblige à en rajouter sur les formes d’intelligibilité dialectique contre lesquelles on prétend assurer les droits de l’irreprésentable. Pour alléguer un imprésentable de l’art qui soit à la mesure d’un impensable de l’événement, il faut avoir rendu cet impensable lui-même entièrement pensable, entièrement nécessaire selon la pensée. La logique de l’irreprésentable ne se soutient que d’une hyperbole qui finalement la détruit.

Notes 1. Régis Debray, Vie et mort de l’image, Gallimard, Paris, 1992, p. 382. 2. Roland Barthes, La chambre claire, Éditions de l’Étoile, Paris, 1980, p. 126. 3. Diderot, Œuvres complètes, Le Club français du livre, Paris, 1969, t. II, p. 554-555 et 590-601. 4. « Richard Wagner. Rêverie d’un poète français », in : Divagations, Gallimard, Paris, 1976, p. 170. 5. Cf. Clément Chéroux éd., Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1945), Marval, 2001 (la photographie est reproduite à la page 123). 6. Serge Daney, « L’arrêt sur image », in : Passages de l’image, Centre Georges Pompidou, Paris, 1990, et L’Exercice a été profitable Monsieur, P.O.L., Paris, 1993, p. 345. 7. Thierry de Duve, Voici, Ludion/Flammarion, 2000, p. 13-21.

cent

ans

d’art

contemporain,

8. Cf. Jacques Rancière, La Fable cinématographique, Le Seuil, Paris, 2001, p. 218-222. 9. L’exposition Sans commune mesure, organisée par Régis Durand, s’est déroulée de septembre à décembre 2002 en trois lieux distincts : le Centre National de la Photographie – où ce texte a été prononcé –, le Musée d’art moderne de Villeneuve d’Ascq et le Studio national des arts contemporains du Fresnoy. 10. Michel Foucault, L’Ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971. 11. Louis Althusser, « Notes sur un théâtre matérialiste », Pour Marx, La Découverte, Paris, 1986, p. 152. 12. Blaise Cendrars, Aujourd’hui, Œuvres complètes, Denoël, Paris, 1991, t. IV, p. 144-145 et 162-166.

13. Jean Epstein, « Bonjour cinéma », in : Œuvres complètes, Seghers, Paris, 1974, t. I, p. 85-102. 14. Cf. en particulier la lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie du 12 décembre 1857 et la lettre à George Sand de mars 1876. 15. Sergei Eisenstein, « Les vingt piliers de soutènement », in : La nonindifférente nature, 10/18, Paris, 1976, p. 141-213. 16. Merci à Bernard Eisenschitz pour l’identification de ces éléments. 17. Cf. Louis Aragon, Le Paysan de Paris, Gallimard, Paris, 1966, p. 29-33. 18. Michel Foucault, L’Ordre du discours, op. cit., p. 16. Comparé avec Althusser sur le même thème de la phrase déjà commencée : « Je me retourne. Et soudain m’assaille la question : si ces quelques pages, à leur manière, maladroite et aveugle, n’étaient que cette pièce inconnue d’un soir de juin, El nost Milan, poursuivant en moi son sens inachevé, cherchant en moi, tous les acteurs et discours désormais abolis, l’avènement de son discours muet ? » Pour Marx, La Découverte, Paris, 1996, p. 152. 19. Elie Faure, Histoire de l’art, Le Livre de poche, Paris, 1976, t. IV, p. 167-183. 20. Cf. Jacques Rancière, La fable cinématographique, op. cit. 21. Clement Greenberg, « La peinture moderniste », in : Charles Harrisson and Paul Wood éd., Art en théorie, 1900-1990, Hazan, Paris, 1997, p. 833. 22. Denis Diderot, Le Salon de 1769, in : Œuvres Complètes, op. cit., t. VIII, p. 449. 23. Cf. G. F. W. Hegel, Cours d’esthétique (trad. J. P. Lefèbvre et V. Von Schenk), Aubier, Paris, 1996, t. I, p. 226-227, t. II, p. 212-216 et t. III, p. 116-119. 24. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, Paris, 1954, t. I, p. 835. 25. Edmond et Jules de Goncourt, L’art du XVIIIe siècle, textes réunis et présentés par J. P. Bouillon, Hermann, 1967, p. 82-84. 26. Ibid., p. 59. 27. G. Albert Aurier, Le symbolisme en peinture, L’Échoppe, 1991, p. 1516.

28. Les fondements de la pensée du Werkbund et de celle de Behrens sont analysés dans le livre de Frederic J. Schwartz : The Werkbund. Design Theory and Mass Culture before the First World War, Yale University Press, 1996. 29. Jacques Rancière, L’Inconscient esthétique, Galilée, Paris, 2001. 30. On en a aussi la perception dans le film de Pascal Kané La Théorie du fantôme où le cinéaste retrouve le lieu où ont disparu plusieurs membres de sa famille.

Origine des textes « Le Destin des images » et « La phrase, l’image, l’histoire » ont fait l’objet de conférences données au Centre National de la Photographie, à l’invitation d’Annik Duvillaret, le 31 janvier 2001 et le 24 octobre 2002. « La peinture dans le texte » a pour origine une conférence donnée le 23 mars 1999 à l’Akademie der Bildenden Künste à Vienne, à l’invitation d’Eric Alliez et Elisabeth von Samsonow. Le texte reprend aussi certains éléments de « Les énoncés de la rupture », contribution à l’ouvrage Ruptures. De la discontinuité dans la vie artistique dirigé par Jean Galard (ENSBA/Musée du Louvre, 2002). « La surface du design » a connu une première publication sous le titre « Les ambivalences du graphisme » dans l’ouvrage collectif Design… Graphique ? dirigé par Annick Lantenois (Ecole régionale des Beaux-Arts de Valence, 2002). « L’Irreprésentable » a connu une première publication dans le numéro 36 du Genre humain, dirigé par Jean-Luc Nancy, sous le titre « L’art et la mémoire des camps » (Automne-Hiver 2001). L’ensemble des textes a été remanié pour la présente publication.

Du même auteur Aux éditions de La Fabrique Aux bords du politique, 1998. Le partage du sensible. Esthétique et politique, 2000. Chez d’autres éditeurs La Leçon d’Althusser, Gallimard, 1974. La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Fayard, 1981 ; rééd. Hachette/Pluriel, 1997. Le Philosophe et ses pauvres, Fayard, 1983. Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard, 1987. Courts voyages au pays du peuple, Le Seuil, 1990. Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Le Seuil, 1992. La Mésentente. Politique et philosophie, Galilée, 1995. Mallarmé. La politique de la sirène, Hachette, 1996. Arrêt sur histoire (avec Jean-Louis Comolli), Centre Georges Pompidou, 1997. La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette, 1998. La Chair des mots. Politiques de l’écriture, Galilée, 1998. L’Inconscient esthétique, Galilée, 2001.

La Fable cinématographique, Le Seuil, 2001. Les Scènes du peuple, Horlieu, 2003. Édition : Louis-Gabriel Gauny, Le philosophe plébéien, Presses universitaires de Vincennes, 1985.

Chez le même éditeur Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Wendy Brown, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, Kristin Ross, Slavoj Žižek, Démocratie, dans quel état ? Tariq Ali, Bush à Babylone. La recolonisation de l’Irak. Tariq Ali, Obama s’en va-t-en guerre. Zahra Ali (dir.), Féminismes islamiques. Sophie Aouillé, Pierre Bruno, Franck Chaumon, Guy Lérès, Michel Plon, Erik Porge, Manifeste pour la psychanalyse. Bernard Aspe, L’instant d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant. Alain Badiou, Petit panthéon portatif. Alain Badiou, L’aventure de la philosophie française. Depuis les années 1960. Alain Badiou & Eric Hazan, L’antisémitisme partout. Aujourd’hui en France. Jean-Christophe Bailly, Jean-Marie Gleize, Christophe Hanna, Hugues Jallon, Manuel Joseph, Jacques-Henri Michot, Yves Pagès, Véronique Pittolo, Nathalie Quintane, « Toi aussi, tu as des armes » Poésie & politique. Moustapha Barghouti, Rester sur la montagne. Entretiens sur la Palestine avec Eric Hazan. Omar Barghouti, Boycott, désinvestissement, sanctions. BDS contre l’apartheid et l’occupation de la Palestine.

Zygmunt Bauman, Modernité et holocauste. Jean Baumgarten, Un léger incident ferroviaire. Récit autobiographique. Walter Benjamin, Essais sur Brecht. Daniel Bensaïd, Les dépossédés. Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres. Daniel Bensaïd, Tout est encore possible. Entretiens avec Fred Hilgemann. Ian H. Birchall, Sartre et l’extrême gauche française. Cinquante ans de relations tumultueuses. Auguste Blanqui, Maintenant, il faut des armes. Textes présentés par Dominique Le Nuz. Matthieu Bonduelle, William Bourdon, Antoine Comte, Paul Machto, Stella Magliani-Belkacem & Félix Boggio Éwangé-Épée, Gilles Manceron, Karine Parrot, Géraud de la Pradelle, Gilles Sainati, Carlo Santulli, Evelyne Sire-Marin, Contre l’arbitraire du pouvoir. 12 propositions. Félix Boggio Éwangé-Épée & Stella Magliani-Belkacem, Les féministes blanches et l’empire. Marie-Hélène Bourcier, Sexpolitique. Queer Zones 2. Bruno Bosteels, Alain Badiou, une trajectoire polémique. Alain Brossat, Pour en finir avec la prison. Pilar Calveiro, Pouvoir et disparition. Les camps de concentration en Argentine. Grégoire Chamayou, Les Chasses à l’homme. Ismahane Chouder, Malika Latrèche, Pierre Tevanian, Les filles voilées parlent.

Cimade, Votre voisin n’a pas de papiers. Paroles d’étrangers. Comité invisible, L’insurrection qui vient. Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres » ? Alain Deneault, Offshore. Paradis fiscaux et souveraineté criminelle. Raymond Depardon, Images politiques. Yann Diener, On agite un enfant. L’État, les psychothérapeutes et les psychotropes. Jean-Pierre Faye, Michèle Cohen-Halimi, L’histoire cachée du nihilisme. Jacobi, Dostoïevski, Heidegger, Nietzsche. Norman G. Finkelstein, L’industrie de l’holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance des Juifs. Charles Fourier, Vers une enfance majeure. Textes présentés par René Schérer. Joëlle Fontaine, De la résistance à la guerre civile en Grèce. 1941-1946. Isabelle Garo, L’idéologie ou la pensée embarquée. Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position. Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan. Amira Hass, Boire la mer à Gaza, chroniques 1993-1996. Eric Hazan, Chronique de la guerre civile. Eric Hazan, Notes sur l’occupation. Naplouse, Kalkilyia, Hébron. Eric Hazan, Paris sous tension. Eric Hazan, Une histoire de la Révolution française.

Henri Heine, Lutèce. Lettres sur la vie politique, artistique et sociale de la France. Victor Hugo, Histoire d’un crime. Déposition d’un témoin. Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy. Yitzhak Laor, Le nouveau philosémitisme européen et le « camp de la paix » en Israël. Lénine, L’État et la révolution. Présentation de Laurent Lévy. Mathieu Léonard, L’émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Internationale Gideon Levy, Gaza. Articles pour Haaretz (2006-2009). Laurent Lévy, “La gauche”, les Noirs et les Arabes. Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza. Pierre Macherey, De Canguilhem à Foucault, la force des normes. Pierre Macherey, La parole universitaire. Gilles Magniont, Yann Fastier, Avec la langue. Chroniques du « Matricule des anges ». Karl Marx, Sur la question juive. Présenté par Daniel Bensaïd. Karl Marx, Friedrich Engels, Inventer l’inconnu. Textes et correspondance autour de la Commune. Précédé de « Politique de Marx » par Daniel Bensaïd. Joseph A. Massad, La persistance de la question palestinienne. Albert Mathiez, La Réaction thermidorienne. Introduction de Yannick Bosc et Florence Gauthier.

Louis Ménard, Prologue d’une révolution (février-juin 1848). Présenté par Maurizio Gribaudi. Elfriede Müller & Alexander Ruoff, Le polar français. Crime et histoire. Ilan Pappé, La guerre de 1948 en Palestine. Aux origines du conflit israéloarabe. François Pardigon, Épisodes des journées de juin 1848. Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique. Jacques Rancière, Le destin des images. Jacques Rancière, La haine de la démocratie. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé. Jacques Rancière, Moments politiques. Interventions, 1977-2009. Jacques Rancière, Les écarts du cinéma. Jacques Rancière, La leçon d’Althusser. Textes rassemblés par J. Rancière & A. Faure, La parole ouvrière 18301851. Amnon Raz-Krakotzkin, Exil et souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée binationale. Tanya Reinhart, Détruire la Palestine, ou comment terminer la guerre de 1948. Tanya Reinhart, L’héritage de Sharon. Détruire la Palestine, suite. Mathieu Rigouste, La domination policière. Une violence industrielle. Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté. Discours choisis.

Julie Roux, Inévitablement (après l’école). Christian Ruby, L’Interruption Jacques Rancière et la politique. Gilles Sainati & Ulrich Schalchli, La décadence sécuritaire. André Schiffrin, L’édition sans éditeurs. André Schiffrin, Le contrôle de la parole. L’édition sans éditeurs, suite. André Schiffrin, L’argent et les mots. Ella Shohat, Le sionisme du point de vue de ses victimes juives. Les juifs orientaux en Israël. Eyal Sivan & Eric Hazan. Un État commun. Entre le Jourdain et la mer. Jean Stern, Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais. Syndicat de la Magistrature, Les Mauvais jours finiront. 40 de combats pour la justice et les libertés. Marcello Tarì, Autonomie ! Italie, les années 1970. N’gugi wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit. E.P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel. Tiqqun, Théorie du Bloom. Tiqqun, Contributions à la guerre en cours. Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme ! Alberto Toscano, Le fanatisme. Modes d’emploi. Enzo Traverso, La violence nazie, une généalogie européenne. Enzo Traverso, Le passé : modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique.

Louis-René Villermé, La mortalité dans les divers quartiers de Paris. Sophie Wahnich, La liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme. Michel Warschawski (dir.), La révolution sioniste est morte. Voix israéliennes contre l’occupation, 1967-2007. Michel Warschawski, Programmer le désastre. La politique israélienne à l’œuvre. Eyal Weizman, À travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine. Slavoj Žižek, Mao. De la pratique et de la contradiction. Collectif, Le livre : que faire ?

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