Le dessin en Espagne à la Renaissance: Pour une interprétation de la trace 9782503553221, 2503553222

Le thème principal de cet ouvrage est double : une synthèse de nos connaissances sur la situation actuelle du dessin de

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Le dessin en Espagne à la Renaissance: Pour une interprétation de la trace
 9782503553221, 2503553222

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Le dessin en Espagne à la Renaissance

DANS LA MÊME COLLECTION

1- Frédérique Lemerle La Renaissance et les antiquités de la Gaule,

200 5

2- Jean-Pierre Bordier & André Lascombes (éds) Dieu et les dieux dans le théâtre de la Renaissance, 2006

3- Chiara Lastraioli (éd.) Réforme et Contre-Réforme,

2008

4- Pierre Aquilon & Thierry Claerr (éds) Le berceau du livre imprimé : autour des htcunables, 2010

5- Maurice Brock, Francesco Furlan & Frank La Brasca (éds) La Bibliothèque de Pétrarque. Livres et auteurs autour d 'un humaniste, 2011 6- Sabine Rommevaux, Philippe Vendrix & Vasco Zara (éds) Proportions. Science, musique, peinture & architecture, 2012 7- Maurice Brock, Marion Boudon-Machuel & Pascale Charron (éds. ) Aux limites de la couleur. Mono chromie & polychromie dans les arts (1300-1600), 8- Maxime Deurbergue The Visual Liturgy: Altarpiece Painting and Valencian Culture

2012

(1442-1519), 2013

9- Magali Bélime-Droguet, Véronique Gély, Lorraine Mailho-Daboussi & Philippe Vendrix (éds) Psyché à la Renaissance, 2013 10- Frédérique Lemerle & Yves Pauwels Architectures de papier. La France et l'Europe (xv1' -xvn' siècles),

2013

11- Juan Carlos Garrot Zambrana Jud{os y conversas en el Corpus Christi. La dramaturgia calderoniana,

2 013

12 - Albrecht Fuess & Bernard Heyberger (éds) La frontière méditerranéenne du xV" au xvn' siècle. Échanges, circulations et affrontements, 2013 13- Anne Rolet & Stéphane Rolet (éds) André Alciat (1492-1550): un humaniste au confluent des savoirs da;zs l'Europe de la Renaissance, 14-

Christine Bénévent, Isabelle Diu & Chiara Lastraioli (éds) Gens du livre & gens de lettres à la Renaissance, 2014

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CENTRE D'ÉTUDES SUPÉRIEURES DE LA RENAISSANCE UniYersité François-Rabelais de Tours - Centre National de la Recherche Scientifique

Le dessin en Espagne à la Renaissance Pour une interprétation de la trace

Lizzie Boubli

Collection « Études Renaissantes Dirigée par Philippe Vendrix

BREPOLS 2015

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Couverture: Gaspar Becerra, Mercure et Minerve remettant le bouclier à Persée, Paris, musée du Louvre, Département des Arts graphiques (Inv. 2763) © RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/ jean-Gilles Berizzi

Conception graphique & mise en page Alice Loffredo-Nué

© Brepols Publishers, 2015

ISBN 978-2-503-55322-1 D/2015/oo95/222 Ail rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or transmitted, in may form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, whithout the prior permission of the publisher. Printed in the E.U. on acid-free paper

Remerciements

Ce livre a bénéficié du soutien du Getty Grant Program qui m'a accordé une bourse de recherche dont j'ai pu profiter en Espagne à l'automne 2006. Il a aussi pu profiter de l'accès à plusieurs institutions: la Bibliothèque royale du monastère de !'Escorial, la Bibliothèque Nationale de Madrid, le musée du Prado, l'Academia de San Fernando, la Casa de la Moneda, le musée Cerralbo et l'Instituto Valencia de Don Juan. On ne peut omettre la richesse des sources imprimées de la Bibliothèque nationale de France et les fonds de documentation du Département des Peintures et du Département des Arts graphiques du musée du Louvre. Plusieurs personnes nous ont éclairés sur plusieurs points complexes et difficiles: Manuel Arias Martinez, Dominique de Courcelles, Miguel Falomir Faus, Paul Joannides, Catherine Loisel, Fernando Marias, Éric Pagliano, et plus particulièreme nt Maxime Deurbergue, Pierre-Antoine Fabre, Bruno Haas, Yves Hersant, Macarena Moralejo Ortega. Le travail de relecture sur le manuscrit a été attentivement effectué par Régine Dupichaud et par Véronique Goarin qui en a assuré les corrections avec dévouement et générosité. Ce livre est dédié à la mémoire de mon père.

Introduction Archives du dessin: généalogie de la trace

L'origine du dessin en Espagne est fort mal connue. Elle reste donc difficile à reconstituer, sauf pour une infime partie des deux siècles de la période de la « Renaissance », c'est-à-dire les xve et xviesiècles sans entrer dans la discussion sur l'origine du concept de Renaissance, qui se présenterait comme une coupure plutôt symbolique que réelle face à la succession d'événements et de mutations d'ordre philologique, littéraire ou artistique qui se joignirent au mouvement général des changements de mentalité et de structure'. Cette question du début ou de la fin d'une période ou d'un grand mouvement porté par des fondements plus ou moins communs préoccupe suffisamment les historiens et autres spécialistes pour qu'on puisse mieux particulariser lesquels des multiples facteurs politiques ou géopolitiques, économiques, sociaux purent en réalité bouleverser une situation donnée jusqu'à faire basculer les divers corps sociaux dans une autre dimension socioculturelle. La question paraît plutôt vaine et, si elle doit se poser, elle devrait amener à la remettre en cause en proposant des méthodes différentes d'approche. Les questions fondamentales soulevées par l'origine de la « Renaissance », par les facteurs complexes et contestés ont contribué à propager ce mouvement à travers l'Europe. Il a paru plus approprié de les aborder par le biais d'un contournement à travers des éléments mineurs qui amènent à rechercher et, en fin de compte, à dégager un certain profil de l'ensemble du XVI" siècle en Espagne. Une raison pourrait expliquer la relative simplicité de cette situation: le nombre extrêmement réduit de dessins sur une si longue durée et la limitation à un nombre restreint de régions, dotées de caractères idiosyncrasiques relativement faciles à connaître. Cette raison est fondamentale, elle est déterminante. Elle s'oppose à une mise au point trop étroite sur le thème

Pour un point récent et bref sur ce concept de Renaissance (et sur son aporie), cf. la récente préface de Jean-Claude MARGOLIN, Anthologie des humanistes européens de la Renaissance, Paris, Gallimard, coll. «Folio classique »,p. 51.

développé tout au long de ce livre. On peut donc considérer sans ambages que le dessin reste un domaine périphérique pour la période la plus fondatrice, la plus créatrice, mais aussi la plus difficile et la plus complexe, de la Renaissance dans ses modalités et par les solutions qu'elle apporte en Espagne comme aîlleurs en Europe. Cette situation est d'autant plus frustrante pour la quasi-totalité du xve siècle. Notre méconnaissance y est plus aride encore: à peine quelques mentions dans les sources généralement motivées par la signature de contrats; l'existence d'une dizaine de feuilles tout au plus, pour la plupart dessinées par des artistes étrangers de passage en Aragon ou à Valence. Et puis c'est tout. On comprendra donc que les conditions de la recherche sur le dessin de cette période soient actuellement fragiles et dépendantes de facteurs extérieurs décisifs pour la compréhension de cette situation. Elles plaident en faveur de méthodes respectueuses de ces difficultés de fond. Car il est indispensable de rappeler l'exceptionnalité de cette situation qui ne ressemble à aucune autre dans le reste de l'Europe, sauf peut-être à celle de pays de traditions culturelles très différentes comme l'Angleterre et la France qui ont en commun une semblable difficulté d'approche pour le dessin, ponctuée parfois par l'apparition de quelques feuilles importantes. On comprendra qu'il était impossible d'appliquer des méthodes d'analyse traditionnelles bien qu'il soit indispensable de les utiliser quand elles montraient quelque pertinence. donc en toute conscience qu'on a pris certains partis, par exemple celui qui a paru le plus logique: l'adoption d'un point de vue assez large qui ne se limitait pas au dessin espagnol mais à l'ensemble de la production dessinée dans l'Espagne de la la production spécifiquement espagnole, quand Renaissance tout en cherchant à serrer de celle-ci s'affirmait, découvrait réellement une unité, une logique dans le contexte où elle s'inscrivait, s'imposait et de fait, quand elle prenait corps. Cette distinction entre dessin espagnol et dessin en Espagne n'est en aucune façon secondaire. Elle est au contraire cruciale. Elle en est l'armature, elle a guidé tous les développements qui suivent. Elle a même contribué à fonder la structure d'ensemble voulue aussi fidèle que possible à la réalité des éléments discutés. Ce parti pris n'est pas une échappatoire mais une voie de détour qui aurait pour conséquence d'éluder de trop difficiles questions, très souvent de nature aporétique, et qu'on n'a pas cherchées à résoudre quand elles étaient trop rétives à la résolution. Ces apories ont même permis de déployer le discours à partir des contraintes quelles imposaient. On a donc abordé quelques-unes des problématiques qu'elles dégageaient, et cherché à cerner des points parfois mineurs qui étaient susceptibles d'apparaître pourtant comme des signes particuliers, des indices qui pourraient un jour se révéler déterminants dans la poursuite de cette recherche et dans l'éclaircissement lent et incertain, lent mais mieux dans les faits qu'elle impose comme des jalons épars d'une reconstitution objective et, je l'espère, impartiale bien que celle-ci dépende inévitablement du regard personnel et de ses éventuelles failles. Édifier un discours sur un parti pris du dessin en Espagne et non espagnol a pour avantage de correspondre à la réalité d'une situation et surtout de ne pas isoler ce pays qui a fait partie de son histoire jusqu'à une date très récente. Construire un discours sur une confrontation à des courants européens qui ont façonné une bonne part de son histoire à travers la succession des lignées monarchiques et des héritages territoriaux qui en découlèrent était aussi une manière de tenir compte de cette réalité. C'est aussi lui redonner sa place dans la culture artistique en l'intégrant aux activités littéraires et aux préoccupations existentielles suscitées alors par les débats religieux européens aux côtés des courants théologico-politiques qui ne l'ont pas non plus épargnée tout au long du xvre siècle

avant l'adoption d'une position radicale de la part de Philippe II dès les années 1550, années décisives pour l'éradication des positions jugées hétérodoxes (érasmisme, illuminisme), à la suite de la rupture provoquée par la Réforme et l'excommunication de Luther en 1521. Cette position politique de la part de la monarchie ne l'a pas pour autant immunisée des courants hétérodoxes, des stratégies de remise en cause des dogmes, des crises politiques et religieuses ou d'une contestation de la légitimité dynastique sans compter les courants souterrains, certes marginaux mais réels, perceptibles en littérature au XVIIe siècle. La difficulté posée par le sujet de ce livre se mesure à l'aune de l'état des lieux dans d'autres régions d'Europe. La question du dessin ne s'y pose pas du tout en des termes comparables. Quelles que soient les différences régionales et leurs caractères idiosyncrasiques bien marqués, le dessin italien est très loin de ressembler à la situation de la péninsule ibérique. Il serait absurde de se demander si en Italie, les artistes dessinaient couramment en dépit de lacunes inévitables. La question a été pourtant posée pour l'Espagne à maintes reprises quand les publications n'occultent pas la période de la Renaissance dans son intégralité pour ne faire commencer son histoire qu'à partir de Pacheco et parfois même de Ribera, un cas bien singulier à cause d'une carrière entièrement italienne. Une telle question possède une certaine légitimité, surtout pour le xve siècle dans son ensemble sans même songer à remonter plus avant dans le temps, ce qui n'est pas du tout envisageable aujourd'hui. En vérité, il est trop tôt pour dire s'il s'agit d'une question mal posée ou si l'inexistence de pratiques dessinées courantes dès le XIVe siècle, sur parchemin et sur papier, pourrait légitimer la pertinence d'une telle question qui passerait pour une absurdité ailleurs qu'en Espagne. Il est en effet prématuré d'affirmer ou d'infirmer si les artistes locaux, sans l'assistance d'artistes étrangers, se servirent spontanément et avec régularité des instruments courants du dessin, et encore trop tôt pour répondre à la question ardue de la conceptualisation ou non d'une idée originelle par le biais de l'esquisse selon la dénomination fournie par les sources et les textes pour les termes de monteas (les plans en coupe) et de trazas, qu'on pourrait traduire sommairement mais fidèlement par« projet», équivalent au mot italien progetto. Le terme traza est plus complexe dans son contenu car il s'agit là d'un terme fondamental, omniprésent dans toutes les catégories de sources, qui révèle toute l'ambivalence du dessin dans l'effectivité des pratiques au xve siècle sans qu'on puisse sérieusement remonter plus haut, là aussi. Pour le dessin italien, les lacunes sont repérables et souvent, on peut situer et dater avec une certaine précision les insuffisances et les lacunes concernant les artistes de premier plan dans l'histoire du dessin, particulièrement pour les dernières périodes de l'œuvre de Raphaël ou de Michel-Ange quand il manque de façon très flagrante la chaîne qui mène des premières phases de préparation aux compositions de figures de l'historia. Les explications sont de plusieurs ordres et de différents degrés d'importance mais il est vrai que les destructions diverses en sont la cause alléguée avec raison dans la plupart des cas, que la découverte ponctuelle de nouvelles feuilles ne vient bouleverser qu'en de très rares occasions. Ces destructions ne remettent pas en cause l'étude fondamentale de corpus bien constitués qui possèdent une cohérence et une logique qui peuvent se vérifier et être interrogés sans en affaiblir les fondements. Il n'existe pas de preuves assez significatives sur le plan quantitatif pour affirmer une quelconque continuité dans le dessin des artistes espagnols de la Renaissance. Lorigine de diverses techniques est enracinée dans les pratiques des siècles précédents qui expliquent en partie la continuité des usages mais aussi les changements opérés

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par les artistes italiens du Cinquecento. Cette continuité et cette permanence des pratiques sont justement le terreau qui permet de mieux observer les mutations de valeur du dessin et les apports successifs dans le domaine des idées et des techniques. En bref, il existe une tradition dont les origines sont anciennes en Italie alors qu'une compréhension logique, rationnelle, est encore impossible pour l'Espagne entre le xve siècle dans sa totalité et la première moitié du XVIe siècle. Jusqu'à cette première moitié du xvr siècle, on peut considérer qu'il n'y a pas réellement de production espagnole dans le sens où il en existe une en Flandre, en Allemagne et en Italie, quelles que soient les différences qualitatives et les régions concernées. Il existe en revanche un apport décisif des artistes étrangers depuis les siècles précédents, à partir du XIVe siècle et sous les Rois Catholiques. Cette importance est corrélative à la présence massive de peintures et de sculptures flamandes, allemandes et surtout italiennes à la cour des Rois Catholiques, puis sous les Habsbourg. D'autres facteurs pourraient expliquer ces lacunes dans le dessin: l'isolement de structures corporatistes, comme à Valence, pendant les deux siècles et une carence probable d'un apprentissage systématique avant un changement notable à partir du dernier quart du xvre siècle quand la demande se fit plus pressante de la part d'une clientèle toujours plus nombreuse à commander des œuvres d'art, destinées ou non à une dévotion privée dans les milieux aristocratiques et, de plus en plus, dans les milieux de la bourgeoisie dont le livre de Miguel Falomir Faus a démontré l'importance déterminante pour l'émergence de cette demande nouvelle à Valence. Les besoins accrus de ces catégories sociales ont amené à modifier l'organisation économique et structurelle des ateliers valenciens pour y faire face. Ce phénomène ressemble fortement aux structures décrites par Michael Ba.xandall dans son célèbre ouvrage paru en i972 sur les relations entre organisation et mutations économiques, sociales et religieuses à lorigine des changements dans le travail des ateliers au Quattrocento et leurs conséquences dans l'émergence d'un style nouveau. r.:absence de spécialistes du dessin pour la période de la Renaissance constitue une difficulté tout à fait extérieure aux conditions historiques mais elle rend un travail critique plus difficile. Si on peut regretter, dans les publications sur le dessin italien, l'indigence de synthèse réflexive sur les phénomènes observés, on enregistre à peine la liste des différents foyers de productions pour commencer à en établir l'analyse sémantique dans le cas espagnol. Malgré l'intérêt des historiens de l'art italiens et anglo-saxons, cette carence de spécialistes a ainsi contribué à l'isolement de ce champ de la création artistique pour cette période. C'est pour toutes ces raisons quon a adopté une démarche qui laisse transparaître les doutes et les interrogations sans chercher ni réponses ni explications linéaires aux faits discutés. Ce genre de démarche peut sembler voué à l'échec. Cela pose pourtant toute une série de questions éclairantes: doit-on s'efforcer de chercher obligatoirement des explications rationnelles, objectives? Doit-on donner du sens quand les données ne sont pas assez probantes? Dans ce cas très particulier, comment serait-ce possible puisque la matière manque et patine sans cesse? Malgré ces difficultés, cette situation nous met face à des questions de méthode autour de notions fondamentales telles que la territorialité et l'appartenance à une nation ou à un groupe social reconnaissables par certains points communs et différentiels dont la position artistique de Valence constitue l'exemple le plus solide et cohérent sur la durée. On rencontre à Valence une homogénéité et une continuité des pratiques tout au long de ces deux siècles que les travaux des historiens de l'art ont contribué à valoriser. On peut probablement aller jusqu'à déceler l'instauration d'une pratique

dessinée inscrite dans une tradition, un terme fort peu adéquat dans ce contexte, à défaut de « culture » du dessin, acception bien mieux appropriée au dessin italien car il appartient à un héritage, à une transmission des techniques et des modèles sur la longue durée. Seule Valence paraît pouvoir se prêter à cette application de termes adaptés à une réalité sociale et culturelle. Il est aujourd'hui possible dëmettre l'hypothèse de l'existence d'une tradition dans le dessin grâce à une meilleure connaissance de ses spécificités, des structures économiques des corporations et, par ce biais, des différentes catégories de commanditaires laïcs et séculiers dont la présence joua un rôle de premier plan à Valence. Encore faudrait-il rester prudent, attendre la confirmation de ces observations limitées mu;: pratiques dessinées dénombrées. On comprendra que les problèmes particuliers posés par un tel sujet aient décidé des orientations développées ici. La méthode adoptée y laisse une place privilégiée aux questions propres à l'histoire de l'art parce qu'il semble impossible de ne pas inaugurer une intelligence du thème par ses premiers fondements, c'est-à-dire par l'œuvre des artistes, leur identification et leur place dans les différents contextes auxquels ils sont associés. Il s'agit pourtant d'un point de vue circonscrit ni à une approche historique ni à une histoire du dessin spécifique à la péninsule ibérique. Ce n'est pas non plus un essai de reconstruction de situations données mais d'un travail d'interprétation fondé sur une série de faits et dëléments historiques et culturels. Il est déterminé, guidé par une recherche de la trace pour susciter des commentaires et une interprétation à partir des indices constitués par les dessins. Dans ce contexte particulier, ceux -ci ne sont que quelques traces ou des vestiges plus ou moins épars et rares, le contraire d'amples corpus qui permettraient la reconstruction d'une œuvre pour mieux replacer l'artiste Chaque fois que c'était possible de le suggérer ou dans le contexte socioculturel où il a de l'affirmer, on l'a rappelé mais on en est aux balbutiements dans ce champ. Il reste tant à enmis à part treprendre ici et à ordonner. On a pris en compte les bibliographies les plus les publications en catalan peu accessibles en France et même ailleurs qu'en Catalogne. Mais les travaux restent très peu nombreux, les ouvrages monographiques sur le dessin encore plus rares et la plupart du temps, ils n'ont qu'un caractère informatif, peu enclins à porter à la réflexion ou du moins à l'éveiller. Pour toutes ces raisons, il a semblé plus utile et plus fécond de susciter la réflexion, et non de se limiter à exposer une série de données documentaires, de pousser l'analyse de ces traces dans le champ de l'interprétation dans la mesure où les éléments historiques de cette période sont toujours fragmentaires car les archives ou les sources de première main sont rarement exhaustives et ne se prêtent guère à l'interprétation sauf dans des genres spécifiques, dans les échanges épistolaires par exemple. On a cherché malgré tout à fonder l'assise de ce texte sur la rigueur et à lui offrir une certaine distance sans forcer les explications tout en laissant sa place aux déductions comme aux lacunes et aux silences. C'est aussi en cela qu'il est un travail d'interprétation parce que la rencontre des données et des faits historiques s'y est prêtée. On a cherché à appliquer autant que possible la méthode inductive (ou plutôt la collecte des données de toutes sortes bien que abductive) où l'interprétation s'opère celles-ci ne fussent pas toujours assez explicites, trop souvent disparates et fluctuantes, trop 2

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Cf. Le rappel de la définition de l'abduction, forme particulière de l'induction selon Pierce, par Claudine COHEN, La méthode de Zadig. La trace, le fossile, la preuve, Paris, Seuil, coll. « Science ouverte», 2010, en particulier p. 24.

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discontinues et peu concrètes pour appuyer une telle démarche légitimée par la richesse et la variété des problématiques induites par cet ensemble dëléments. On peut ainsi dégager quelques thématiques fondamentales qui sont au cœur de questionnements plus vastes impliquant une compréhension de l'époque de la Renaissance, de ses contingences historiques face aux événements religieux et culturels au cours de ces deux siècles. La confrontation avec d'autres disciplines, qu'on a l'habitude de séparer, et l'intégration à des courants religieux et littéraires a tissé la trame de fond de ce texte de sorte que les courants et idées dans le domaine artistique devraient, même par intermittence, faire transparaître plusieurs niveaux d'interprélalion. Un dessin ne devrait pas être vu ou compris en tant quëlément isolé mais appartenir à une série de signifiants, même quand ceux-ci sont restreints ou trop elliptiques au premier abord. Le dessin est ainsi intégré en tant que feuillet unique ou série particulière à d'autres phénomènes concomitants, conjugué avec la production artistique d'un maître ou d'une région et, quand cela se révélait pertinent, inséré à un cadre plus vaste fourni par les événements ou par divers facteurs historiques, religieux et culturels bien déterminés, par exemple à Valence et en Castille dans les deux premières décennies du XVIe siècle. À associer le processus propre à la création artistique comme son fonctionnement à une série de phénomènes parallèles dans la vie politique mais, plus encore, dans la vie spirituelle et littéraire de cette période. Ce livre sèst aussi construit à partir de deux phénomènes fondamentaux qui se sont imposés à divers degrés: d'un côté, l'omniprésence d'un mouvement alternatif avec le modèle italien et de l'autre, l'idiosyncrasie. La spécificité de ces deux phénomènes réside dans leur coexistence ou leur constant dialogue, dans leur adaptation aux diverses situations en changeant le sens des emprunts. Elle rend difficile toute interprétation des données si on ne les appréhende pas avec le souci de les faire entrer en résonance. Constamment. Le modèle nordique fut omniprésent aux siècles précédents à la cour des Rois Catholiques et en Catalogne. Il le resta par la suite. Pourtant le modèle italien, tel que Fernand Braudel avait tenté de comprendre les causes de son rayonnement mais aussi de ses limites à travers l'Europe et les conséquences de la découverte du Nouveau Monde en une coupe synchronique des différentes strates politiques et socioculturelles selon des tranches chronologiques délimitées, a constitué ici une référence permanente durant ces deux siècles, avec plus d'évidence encore pour le xvre siècle. Ce modèle en appelle toujours à la comparaison, de façon constante, spontanée, consciente et inconsciente, de sorte que la puissance de son rayonnement a suscité des réactions d'intégration et de rejet avec toute une gradation de nuances suivant les périodes et les lieux quand il n'était pas incompris. La confrontation permanente avec l'Italie est une réalité en Espagne pour le xvr siècle en particulier. Les différences régionales très fortement marquées constituaient un système de références communes aux régions d'Italie. Elles partagent une richesse sémantique et une matière première inépuisables, suffisamment variées grâce à une diversité de nuances et une infinité d'emprunts personnels aux étrangers à cette communauté culturelle. La situation de l'Espagne est à vrai dire privilégiée dans ses relations avec l'Italie, sur tous les plans, que ce soit dans les usages de la langue ou la réceptivité des humanistes espagnols aux échanges avec les humanistes et écrivains italiens dès le XIVe siècle lors du renouveau des lettres italiennes apporté par Dante et surtout par Pétrarque qui fut un modèle constamment lu et imité en Espagne. Il était logique que le modèle italien servît de référence dans le dessin autant que dans les autres domaines artistiques. Toute la difficulté est de faire la part entre les éléments inhérents

au dessin italien quand il servait de modèle en Espagne même et les éléments spécifiquement espagnols qui seraient plus reconnaissables. C'est à cette complexité de la situation du dessin sur le sol espagnol que sont consacrés plusieurs chapitres. Le mouvement alternatif entre modèle italien et idiosyncrasie s'impose dès les premiers dessins connus et réellement significatifs non pas d'une ère nouvelle - puisque nous ne savons presque rien du siècle précédent dans le royaume de Valence et à Cuenca entre 1520-1530, s'affirme ensuite dans les œuvres des Castillans de retour d'Italie à partir de cette même tranche chronologique - ou avant en Italie - et se poursuit sans discontinuer jusqu'à la décision de construire le monastère de !'Escorial et ses conséquences sur les décorations à fresque entreprises à partir des années 1580. On constate dans l'œuvre des Espagnols partis se former et commencer à travailler en Italie et dans celle des artistes qui ne firent pas le voyage que tous furent étonnamment réceptifs à l'actualité et connaissaient les modèles italiens contemporains, comme la dynastie des Macip à Valence. Il est vrai qu'on n'a pas encore entrepris une étude systématique sur la circulation des sources gravées, et encore moins des dessins, qui pourraient expliquer la simultanéité d'usage de modèles inédits dans des sphères assez vastes (Catalogne, royaume de Valence, Castille). On est donc contraint de s'en tenir à des cas particuliers pour le moment. Mais ce genre de publication s'avère aujourd'hui indispensable et les différents travaux sur la circulation des œuvres et des modèles dans l'axe Nord-Sud, entre le bassin méditerranéen et le Nord, imposent la connaissance de modèles italiens ou flamands à travers toute la péninsule ibérique. De mieux en mieux prise en considération aujourd'hui, cette circulation des œuvres et, par là même, probablement des artistes, est un des indices les plus repérables de ce mouvement dynamique qui transparaît dans chacune des régions étudiées. La proximité géographique de l'Italie et les échanges commerciaux et diplomatiques ont amplement contribué à favoriser un tel mouvement.Celui-ci s'intensifia avec la fondation du monastère de !'Escorial tandis qu'il restait épars, ponctuel auparavant, même en Catalogne et à Valence où il avait commencé plus tôt qu'en Castille après le milieu du XIVe siècle. À partir de ce mouvement alternatif de dialogue et de réponse, Maxime Deurbergue a éclairé d'un regard nouveau l'essor d'une culture vernaculaire très vigoureuse en littérature, ses profondes relations avec les courants religieux, en particulier avec la Devotio Maderna, et ses conséquences immédiates sur les pratiques dévotionnelles identifiables par exemple sur le maître-autel de la cathédrale de Valence peint par les Hernandos, une œuvre d'envergure européenne, et dans les peintures des Macip. Le modèle italien se fait de plus en plus présent dans les différents modes d'expression alors commandés à !'Escorial autour des années 1580 ou un peu auparavant dans les formes architecturales rapportées de Rome par Juan de Herrera. C'est aussi l'époque où le dessin italien, poursuivant en cela un développement égal aux autres disciplines, est parvenu à un niveau très élevé de maîtrise et de sophistication dans tous les domaines, dans celui de la transmission des techniques et des méthodes de composition. À Rome, les chantiers pontificaux des deux dernières décennies du XVIe siècle prennent une allure grandiose et s'harmonisent avec les vestiges des monuments antiques. Tous les artistes à la tête d'un atelier (les Zuccaro, Nebbia, Muziano, parmi les plus importants) possèdent un savoir-faire enrichi de recettes personnelles qu'ils savent transmettre aux membres de leur atelier. Cette aptitude à changer de technique et de registre, à passer de la fresque au tableau d'autel, décida Philippe II à faire appel aux artistes italiens en masse. La disposition de Luca Cambiaso, de Pellegrino Tibaldi, de Federico Zuccaro, tous trois arrivés en Espagne à

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l'âge de la pleine maturité, à décorer avec une très grande rapidité l'ensemble du monastère leur confère une supériorité insurpassable et indéniable. On ne connaît, de façon inexplicable, qu'une seule et unique feuille problématique de Cambiaso pour la décoration de la voùte de la basilique et les dessins connus, peu nombreux eux aussi, suffisent pour constater la facilité d'adaptation et d'exécution des Italiens avec l'aide de leurs équipes. On s'est peut-être trop focalisé sur l'absence de feuilles, qui devaient se compter par milliers et concerner toutes les catégosans s'interroger assez sur les déductions qu'on pouvait en faire. Comment expliquer qu'en une dizaine d'années environ, tout ou presque était déjà terminé, une fois arrêté le programme théologique du monument dans son enlilé, en 1566, peu après la clôture de la dernière session du Concile de Trente? Dans cet exemple, le modèle italien démontrait ses capacités d'adaptation à la commande avec une compétence et une envergure telles qu'il ne pouvait que s'imposer aux yeux des artistes espagnols alors présents en nombre sur le chantier. Le modèle italien s'impose ici par la quantité et la qualité des œuvres en sorte que la situation antérieure apparaît clairement comme disparate et saccadée. Dans les deux premières parties du livre, la situation du dessin est corrélée à celle des régions où il en existe des traces apparentes, à Valence et en Castille, mais ni les trop rares feuilles de Fernando Yaiiez de la Almedina, d'Alonso Berruguete, de Pedro Machuca, ni même celles de Gaspar Becerra ne peuvent être comparées à celles des Italiens alors actifs à !'Escorial pour une si courte période. Le noyau de dessins italiens recensés pour le chantier royal n'est pas tout à fait représentatif de l'intense activité en ce domaine pour expliquer les diverses phases de mise en œuvre et la préparation des fresques mais en soi, il constitue un ensemble en proportion déjà plus étendu que la totalité de ce que nous connaissons pour les décennies précédentes. Ce panorama donne l'impression que les foyers où gravitaient les artistes espagnols, même après leur retour d'Italie, ne furent pas des lieux de profond renouvellement et d'inspiration encouragés par l'expérience italienne. Nous n'en sommes qu'au début et donc, il faudra attendre quelques années avant de valider cette observation pour les décennies 1540-1550. À partir des éléments dont on dispose, il semble que les changements furent lents à émerger et très souvent irréguliers, sans aucune mesure face à la constance de l'apport des nouveautés des Italiens, par l'intermédiaire des artistes venus en Espagne et vice versa quand les uns et les autres étaient en contact avec les plus célèbres d'entre eux, MichelAnge pour Alonso Berruguete et Gaspar Becerra (mais pas seulement), Léonard de Vinci pour Yanez de la Almedina (mais pas seulement), Raphaël pour Machuca. La complexité de cette situation se manifeste aussi en ce que ces Espagnols étaient presque tous sans exception admis dans le cercle des apprentis et des assistants auprès des maîtres investis de commandes officielde premier ordre, par exemple au Palais de la Chancellerie et à la Trinità dei Monti à Rome pour Becerra. Ils étaient très souvent rattachés amc figures de proue dans les activités romaines et florentines, et ce fait doit être encore rappelé car il interroge sur leur rôle exact et surtout sur les raisons de leur adoption par ces milieux d'élite, dès leur installation ou juste après. Même si leur position restait subalterne, elle était assez éminente pour intégrer une bonne partie d'entre eux aux activités d'une communauté bien organisée. ü:xemple de Gaspar Becerra est aujourd'hui le mieux documenté. Il est désormais certain qu'il possédait déjà son atelier à Rome avant son retour en Espagne et qu'il travailla très vite pour les dignitaires espagnols après un apprentissage des techniques dans les ateliers de Daniele da Volterra et de Vasari où il semblait avoir rapidement appris des techniques sophistiquées dans la fresque. On a l'impression qu'il

resta en marge, tout en bénéficiant d\m réseau d'amitiés et de relations italiennes solides (avec le sculpteur Guido Mazzoni et le peintre Siciolante da Sermoneta, par exemple). Les dessins et surtout les cartons de Becerra sont aussi fondamentaux parce qu'ils montrent pour la première fois combien une pratique dessinée pouvait être complètement italianisée sans se confondre totalement. Grâce à eux, il est possible de définir les conventions italiennes qu'il appliquait avec une autonomie grandissante. Mais le cas de Becerra n'est pas suivi pour l'instant d'autres exemples aussi bien connus, ni aussi accomplis. Doit-on prématurément en déduire qu'il füt le seul à adopter avec rigueur de telles méthodes? Le modèle italien fut importé par ces artistes qui ramenèrent par vagues successives des pratiques et des règles qu'on pourrait qualifier de méthodes rationnelles caractérisées par une hiérarchisation des étapes, une instauration sans doute systématique de la pratique dessinée, sous l'aspect de [exercice obligé de la copie et de l'étude préliminaire à toute mise en œuvre plus ambitieuse et coùteuse de commandes officielles comme au Palais du Pardo. On pourrait s'interroger sur la concordance avec l'excellence d'un savoir-faire qui concernerait les artistes les plus reconnus en leur temps et aujourd'hui encore. Est-ce une coïncidence ou la connaissance directe du modèle italien fut-elle décisive pour acquérir cette maîtrise de la technique et une aptitude dans l'art de l'invention? Il serait trop hâtif de répondre mais cette remarque peut aussi Yaloir pour le dessin. Au moment où le modèle italien est importé avec une régularité accrue en Castille, les contingences ont rendu accessibles une série de dessins qui servait de matériel à l'atelier de broderies installé dans le monastère de l'Escorial. Les incendies successifs ont détruit une grande partie des dessins, y compris ceux des Italiens. Due à leur habileté à travailler à fresque, l'implantation des Italiens ne paraît pas avoir changé pour autant les modalités de pratiques des Espagnols alors présents sur le site. Chacun conserva ses spécificités. Il semble qu'ils se côtoyèrent, collaborèrent, partagèrent une part de leur savoir-faire sans bouleverser les habitudes qu'on connaît si peu pour les Espagnols. Le plus étonnant est que le fonctionnement très organisé de l'atelier de broderies semblait privilégier un personnel exclusivement espagnol et d'abord faire appel aux artisans locaux sans l'intervention des Italiens occupés à des tâches plus ardues. Avec quelques autres demeures princières (Palais du Pardo et celui de l'Infantado à Guadalajara) décoré par des peintres espagnols (Becerra) et italiens (Patricio Cajés), l'Escorial reste le lieu des changements visibles dans les valeurs artistiques. Par le nombre et la richesse thématique des dessins existants, il est l'exemple le plus conséquent. Il permet d'avancer dans une réflexion plus fondamentale sur les processus de travail et les méthodes adoptées par un groupe socioculturel bien défini. Quelque trois cent cinquante feuillets de toute nature provenant de cet atelier de broderies offrent l'opportunité d'engager une réflexion sur la relation primordiale entre la commande et sa réalisation avec les étapes impliquées par la mise en place d'une organisation bien structurée. Alors que pour les périodes précédentes, on peut toujours douter d'une pratique effective de la plupart des artistes en Espagne, on connaît pour la première fois un nombre relativement important de dessins et leur fonction spécifique octroyée par le projet de Philippe II de doter le monastère de vêtements liturgiques brodés avec des tissus et des ornements de très grand prix. On peut ainsi établir une relation précise entre la volonté d'un mécène, les moyens mis en œuvre avec une grande rapidité et les dispositifs relativement sophistiqués au service de cette organisation où le dessin faisait figure de support premier et indispensable au déroulement des opérations suivantes. Le rapport entre pouvoir et

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fonction, entre magnificence et liturgie, entre codification symbolique des compositions et des couleurs et uniformisation des modèles appliqués à cet ensemble d'ornements décrits en 1605 par José de Sigüenza, le bibliothécaire de !'Escorial et successeur de Benito Arias Montano, dans un chapitre entier du premier ouvrage sur l'œuvre accompli par Philippe II à !'Escorial, conduit à une série d'interrogations qui touchent certes l'histoire de l'art mais regarde tout aussi bien les relations étroites entre spiritualité et culture dans un espace consacré à l'application la plus orthodoxe et sévère des décrets du Concile de Trente de sorte qu'il est possible detablir une corrélation entre les décisions impériales d'une politique religieuse déterminée par la défense du catholicisme sur les dissensions de caractère réformiste et l'instauration d'une politique artistique contrôlée de très près par les organes politiques de la monarchie. Il est ainsi peu commun de constater que le roi contrôlait le respect du décorum pour les dessins alors que lui-même pouvait se faire représenter par les administrateurs de l'atelier de broderies. Cette particularité explique certainement l'homogénéité globale de cette production graphique. Il est possible de procéder à un classement de cet ensemble. On a bien entendu opéré une révision des données apportées par le classement de Diego Angulo Ifüguez et d'.Alonso Pérez Sanchez dans le premier volume du Corpus of Spanish Drawings paru en 1975, et celui de la thèse de doctorat de Pedro Beltran Tamayo soutenue à l'Universidad Complutense en 2000. Quelques nouvelles feuilles recensées ou publiées depuis ont été ajoutées, tout en modifiant certains groupements qui étaient encore imprécis. Néanmoins on ne peut aller trop loin dans ce remaniement puisque certains groupes sont encore peu cohérents pour constituer soit une série soit un groupement original. Certaines affirmations ont été rejetées, comme le fait de donner à Diego Lopez de Escuriaz des séries entières alors que la seule mention manuscrite recensée ne cite que trois feuillets réalisés par ce maître. Le peintre Miguel Barroso est aujourd'hui l'unique nom absolument acceptable, identifiable avec une série de dessins signés de ses initiales et contresignés par des contrôleurs. Mais la totalité des dessins demeure encore à l'étude et requerrait une systématisation plus fine des données, travail trop complexe à entreprendre dans ce cadre. Il s'agit pourtant du matériel le plus prometteur sur la volonté d'un prince, l'idéologie et la spiritualité qu'il veut promouvoir: imposer et servir par la liturgie et son cérémoniel et par l'image dévotionnelle, instrument efficace et ostentatoire de sa politique religieuse. Ce classement pose encore une fois les difficultés d'interprétation du fonctionnement d'un atelier. Il est omniprésent dans la répartition des tâches, le déroulement du processus de travail, les différentes catégories de dessins probablement utilisés à différentes étapes et enfin, dans la place de la gravure et des copies que l'étude de cet atelier de broderies suggère. Il faut

néanmoins le considérer comme une survivance ou une trace de cette organisation complexe à l'intérieur du monastère. Il offre l'opportunité de poser quelques questions fondamentales: comment expliquer la présence de dessinateurs aussi nombreux en si peu de temps? Comment une telle rapidité et efficacité de leur production était-elle possible alors qu'on ne sait rien deux auparavant? Comment interpréter enfin que les noms recensés soient tous, sans exception, des noms espagnols, et non italiens ou flamands? Cette constatation amène à reposer la question de la pratique effective du dessin en Espagne pour la période antérieure à la fondation du monastère en 1563, c'est-à-dire pour la totalité de la première moitié du xvre siècle, et à s'interroger sur les modes de transmission. Il n'existe aujourd'hui aucune réponse mais la fonction utilitaire prévalait dans les exemples des dessins de Yafiez, Berruguete et surtout de Joan de Joanes. Elle

n'explique pas l'ampleur apparente du phénomène ni elle ne donne de réponse au fait que la plupart des dessins, même en Italie, même pour les artistes les plus talentueux, le dessin a d'abord une valeur utilitaire. C'est peut-être aller un peu loin dans la comparaison mais il est un fait que le dessin commence à acquérir une valeur en soi, progressivement et pour certaines catégories seulement. Au milieu du xv1c siècle, il reste encore un outil de travail et un moyen de se constituer facilement des répertoires de modèles réutilisables, comme la gravure, dans diverses compositions. L'émergence d'un groupe d'artistes ou d'artisans (parmi eux, des moines du monastère) à l'Escorial ne paraît pas motivée par l'arrivée massive des Italiens. Ni le processus de travail, ni la formation des Espagnols n'en semblèrent modifiés. Le mouvement alternatif s'inverserait même légèrement dans l'autre sens. La médiation italienne laisse place peu à peu à une affirmation des particularités vernaculaires quand celles-ci se limitent à sélectionner les éléments dont ces artistes ont besoin pour résoudre des difficultés apportées dans le travail. Tel serait le cas de Navarrete el Mudo ou de Luis de Carvajal. La situation peut paraître paradoxale mais les Italiens installés en Espagne (les frères Carducho, Patricio Cajés, Romulo Cincinnato) persistèrent dans ce mouvement alternatif. La présence étrangère a toujours existé en Espagne et la médiation du modèle italien se fit plus spectaculaire entre les années i560 et 1580. La situation est rendue plus complexe encore par la permanence des échanges entre les deux péninsules et par l'omniprè;ence flamande. À partir des années 1580, !'inversement du mouvement alternatif pèse en faveur de l'idiosyncrasie et des particularismes régionaux. Les conséquences de la prise en compte du modèle italien sont difficiles à appréhender dans les faits mais les facteurs de maturation sont mieux perceptibles et l'existence de foyers plus autonomes (Andalousie) ou mieux affirmés (Valence, Castille) se fit jour à la suite de la politique artistique menée à !'Escorial sans qu'on puisse instaurer un rapport entre les deux phénomènes sauf pour le milieu madrilène autour des frères Carducho et des dynasties d'artistes engendrées par P. Cajés et R. Cincinnato. Laffirmation parallèle d'un dessin vernaculaire et d'une culture écrite en langue vulgaire est un des faits saillants des années 1580. Conscient de ses particularités et de ses facultés créatrices, Fernando de Herrera écrivit un très virulent plaidoyer en faveur du castillan dans les Anotaciones a la poesia de Garcilaso publiées à Séville en 1580, après les argumentations avancées par Juan de Valdés, par Juan Boscân, rédigées ou parues durant le siècle. Trois années avant l'apologie argumentée par Luis de Le6n dans Los nombres de Cristo, l'introduction aux commentaires sur la poésie de Garcilaso de la Vega est en quelque sorte la condensation des revendications des Espagnols (Sévillans comme Madrilènes) en faveur d'une expression originale dans leur langue. Une étroite correspondance entre les deux phénomènes n'aurait pu être soutenue s'ils ne coïncidaient pas aussi clairement dans les faits et si des écrivains et certains artistes espagnols comme Francisco Pacheco, intégré ici avec Vicente Carducho et Jusepe Martinez, exclusivement pour les données précieuses au sujet des pratiques dessinées des artistes du XVI" siècle, aujourd'hui vérifiables. C'est dans la confrontation des termes avec les faits quon peut prendre conscience de l'appropriation et de la validité des définitions d'adjectifs tels que« vernaculaire» et« idiosyncrasique ».Leur emploi est relativement complexe à appliquer. Tous deux correspondent à une réalité dans la pratique du dessin. Il est aisé de constater que le dessin des années i580 se répand peu à peu là où les régions sont prospères ou seulement actives sur le plan politique (Madrid et sa région) ou dans le domaine économique et commercial

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(Andalousie avec Séville, Grenade et Cordoue; région de Valence). Le terme d'« idiosyncrasie » a été privilégié pour les artistes antérieurs à cette période (Machuca, Berruguete, Becerra) parce qu'il existait plus de disparité et que leurs dessins, comme l'ensemble de leurs œuvres, correspondaient à une expression singulière qui rayonna à travers toute l'Espagne. Ils avaient mûri les éléments italiens dans la péninsule et leurs œuvres étaient formées d'un chassé-croisé d'emprunts appris et digérés sur le sol italien et d'empreinte de leur propre caractère. Avec la génération des années i580, le phénomène s'inverse et l'expression se fait d'abord à partir des éléments vernaculaires qui se superposent à l'idiosyncrasie. On peut aussi mieux cîrconscrire l'affirmation de cette autonomie chez les artistes par rapport aux modèles étrangers. Le mouvement alternatif est toujours présent mais le processus d'absorption s'inverse dans les proportions. On assiste en cela à un phénomène parallèle à l'affirmation de la langue castillane. Devenue langue officielle de l'empire et langue parlée dans les territoires du Nouveau Monde où se met en place une politique d'acculturation, son utilisation est particulièrement efficace dans l'évangélisation des populations indiennes grâce à l'action des missionnaires. Ils ont recours à la translittération du castillan dans les langues indigènes des concepts et notions chrétiennes consignées dans des petits codex faisant office de manuels et d'aide-mémoire. Ce phénomène s'affirme à la fois d'un point de vue institutionnel et politique puisque le castillan était la langue diplomatique depuis l'époque de Charles Quint. Ou plutôt ce sont les usages parlers et leur extension dans la culture écrite qui s'imposèrent peu à peu par le biais de la traduction des textes latins et de la progression de la langue vulgaire dans les lettres mais désormais dans les exégèses des textes sacrés dont les exemples de Thérèse d'Avila, Luis de Lean et Jean de la Croix accompagnent jusqu'aux années i590 les mutations de la langue en même temps que la création de genres littéraires nouveaux et la transformation des genres poétiques et narratifs antérieurs. Alors que l'italien fut d'abord un modèle pour les langues vulgaires des autres pays européens, il devenait, par le biais de la traduction et de l'imitation, le ferment d'une création originale dans la recherche de mots équivalents, d'idées et de concepts adaptés à chacune des deux langues, comme l'explique avec discernement la préface de Garcilaso à la traduction du Cortegiano de Baldassare Castiglione par Juan Boscan en 1534. Ce sont peut-être des raisons extérieures aux faits artistiques proprement dits qui pourraient expliquer l'affirmation d'un dessin autonome sans qu'on puisse en avancer les motivations qui présidèrent à cette situation nouvelle. Il est difficile de forcer les correspondances et il est donc préférable de souligner seulement ces phénomènes parallèles, non que l'autonomie de cultures artistiques locales ne soit pas concernée, mais celles-ci deviennent désormais ostensibles dans la pratique dessinée, qui reste encore intermittente tout en devenant plus fréquente. On pourrait être moins nuancé si cet affermissement d'une culture autonome ne s'accomplissait pas ouvertement dans le champ de l'écrit et avec clarté dans les sources artistiques. ressor d'une littérature artistique à proprement parler se déploie tout au long du siècle, dans l'architecture d'abord avec les diverses tentatives de traductions du traité de Vitruve et surtout depuis la date de i526 avec la parution des Medidas del Romano de Diego de Sagredo, écrits en castillan et diffusés dans divers pays européens, notamment en France où le texte fut remanié et connut un grand succès éditorial. José Garda Melero a récemment publié un recensement exhaustif des écrits artistiques espagnols de cette période et des suivantes jusqu'au xxe siècle. Cet ouvrage monumental complète et amende la sévérité du jugement de Julius von Schlosser à l'égard de la péninsule ibérique

dans la Kunstliteratur, parue à Vienne en i924, revue et augmentée d'innombrables éditions dans toutes les langues. Garda Melero a ainsi relevé l'emploi des sources italiennes contemporaines en langue originale en Espagne dès leur parution ou peu après. Cela signifie combien la langue italienne (ou toscane) était répandue dans les milieux ouverts à la culture écrite. Il apparaît que l'Espagne fut, du moins dans certains milieux cultivés, artistiques ou universitaires et humanistes, comme à Valence et dans les centres universitaires traditionnels et prestigieux (Salamanque, Alcalâ de Henares, Valladolid), un des premiers pays à répondre avec une prompte réceptivité aux nouveautés éditoriales et aux pratiques artistiques de la péninsule italienne. Là encore, les années 1580 marquèrent un tournant dans l'équilibre entre absorption des éléments étrangers et maturation des particularités de la culture espagnole. Il est fait état d'un recensement des occurrences en langue castillane sur la terminologie fondamentale pour désigner le dibujo ou le disefw. Volontairement limité aux textes de la Renaissance sans les associer aux textes postérieurs (Carducho, Pacheco, Martînez, Palomino, etc.), il ne fallait pas amalgamer les particularités de la langue vulgaire à des usages devenus communs par la suite. Il est ainsi surprenant de constater que la plupart des auteurs ne con fondaient jamais les deux mots dans leurs acceptions sauf en de très rares cas et que le disefio, translation du mot italien disegno, recouvrait systématiquement un sens conceptuel alors que le xvne siècle allait homogénéiser sous le terme de dibujo tous les sens employés dans les arts figuratifs (et non dans l'architecture). Cela signifiait que l'usage avait consacré le mot le plus général et qu'il existait désormais une pratique courante, acceptée et reconnue sous le nom de dibujo dans les milieux artistiques ou par les auteurs extérieurs à ce monde mais soucieux d'en faire part (Diego de Sagredo, Gutiérrez de los Rîos). On constate une concordance entre la progression du mot à mesure que le siècle avance et la fréquence des publications en langue vulgaire dans la culture écrite. La connaissance de l'anatomie et le rôle décisif des Espagnols à Rome et en Espagne dans le domaine médical ont beaucoup contribué à la diffusion de ce vocabulaire usité dans les traités fondamentaux destinés précisément à rendre accessible la science de la dissection et du corps humain aux chirurgiens et aux scientifiques en général. Le livre de Juan de Valverde Hamusco eut un tel succès qu'il fut aussitôt traduit en italien, circula dans les sphères scientifiques et eut un très vif écho dans les milieux artistiques à partir du milieu du siècle. Mis à part une poignée d'entre eux, on connaît fort mal les dessins anatomiques en Espagne, souvent copiés des planches dans les ouvrages de Vésale, de Valverde et de l'orfèvre Juan de Arfe. Mais l'existence de ces traités et le relais pris par l'Espagne fournirent une source de connaissance théorique et pratique mieux comprise et ainsi diffusée dans différents domaines scientifiques et artistiques. "Lapparition de personnalités complexes, intégrées dans les milieux humanistes et artistiques, tels que Francisco de Holanda et Greco, eut un rôle imprécis dans la démarche théorique et même dans la diffusion des doctrines ou d'une pratique du dessin malgré les codex abondamment dessinés de Holanda. Leurs œuvres et leurs écrits restèrent marginalisés, surtout pour les écrits de Greco seulement connus depuis les années 1960-19ïo et susceptibles d'augmenter au fur et à mesure des découvertes. La pratique dessinée de Greco - du moins ce qu'on en connaît - n'est pas ici dissociée de ses écrits théoriques épars mais cohérents. Seuls les quatre feuillets acceptés depuis longtemps ont été retenus parce qu'ils présentaient une logique dans l'écriture idiosyncrasique. Dans le cas de Greco, la difficulté est de concilier la cohésion

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des œuvres avec la rigueur du jugement, et une méthodologie restrictive a paru incontournable. Holanda, Greco et Pablo de Céspedes conservèrent toute leur vie des liens étroits avec leurs amis et relations en Italie. Ce point commun s'ajoute à leur connaissance du dessin, une connaissance de sa praxis élevée à la 1

Isabel de VruENA, ibid., n8, fol. 119 v0 : [ . . . ] es exalçada aquesta excellent Magdalena e privilegiada sobre totes: car en arnor ha a totes les aitres. Isabel de VILLENA, ibid., chap. 118, fol. 119 v": Aquesta Magdalena axi triada e elegida per lo d deu entre totes les dones del imperi seu p esser per ell tant amada: e que per ella donas forma de vera amor ais deveni dors servents se us: seu que la fervor sua se mostras en nwltes maneres: en special en gran e singular penitencia. (« Cette Madeleine ainsi choisie et élue par le Seigneur fils de Dieu parmi toutes les femmes de son empire pour être tant aimée de lui et, pour elle, tu donnes la forme du véritable amour à ceux qui vont devenir ses serviteurs afin que sa ferveur se manifeste de diverses manières, spécialement en une grande et singulière pénitence. ») Ces procédés littéraires sont analysés par M. de RIQUER, op. cit., 1993, IV, p. 330-342.

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auprès des tyrans 38 • Tout au long des chapitres suivants, Isabel de Villena nous fait participer à la transformation intérieure de la Madeleine qui passe de la joie (goig) (fol. 120 v0 ) à la conversion intérieure de la voie illuminative (fol. 120 v 121 r jusqu'à la voie unitive où elle est ainsi emplie d'une« singulière douceur» (« una singular dolçor »)(fol. i21 r 39 , qu'elle magnifie avec une dignité exceptionnelle car sa conversion est désormais si entière qu'elle confie au Christ, dans ses secrets colloques, avec une audace inouïe et une conscience totalement assumée de ses propres paroles, que la conversion du pécheur est« d'une merveille plus grande que la création du monde: la conversion du pécheur. » (fol. 121 V°) 40 • Cette conversion est une des choses les de Iesprit. La Madeleine esl plus difficiles au monde parce qu'il s'agit de renverser la 0 alors convertie par la voie unitive (fol. 121v ) et seulement après, Isabel de Villena fait allusion à la résurrection et à l'effusion de larmes qui apparaît comme une attitude constante de la répétition et de l'amplification à chaque mouvement de l'âme. C'est à la fin des chapitres consacrés à la conversion de Marie-Madeleine qu'Isabel de Villena lui octroie dès lors le privilège d'accompagner la seule femme impossible à comparer avec de la communauté des hommes4 ', la «dans toutes ses douleurs et attentions aux passions et aux peines du Christ» (fol. C'est alors qu'elle éprouve la «grande et incompréhensible suavité et douceur» (fol. u5r°) dans «les secrets colloques et discours» avec le Christ43 • Ainsi Isabel de Villena décrit les trois puissances qui mènent à la voie unitive tout en très habilement des apartés sur les vertus féminines dont la femme la plus pécheresse en au terme de la narration, le parangon au point d'être une des seules femmes, avec la Samaritaine, à posséder le don, si surnaturel pour les autres êtres, du dialogue secret avec la Déité. Le récit anime progressivement la Madeleine d'une piété de plus en plus ardente, et les techniques littéraires déterminent les moments stratégiques de sa conversion dont la phrase la plus remarquable du dialogue (ou colloque) avec le Christ est alors la définition si significative d'un combat entre le péché et la vertu, combat mené au plus profond de l'âme pour atteindre à la connaissance du Bien au point qu'elle confie sans détour au Christ lui-même que la conversion du pécheur est une >de la Vierge, traditionnelle à Valence et dans les régions de langue catalane63 • I:iconographie des Sept Joies de la Vierge64 serait déjà connue à partir des XIe et XIIe siècles65 . Sur le maître-autel, le chapitre de la cathédrale a bien spécifié l'énumération de six des Sept Joies « terrestres » de la Vierge chantées le samedi, et non des Sept Joies « célestes » consacrées à !'Assomption et célébrées le samedi saint. Cette hymne chantée à la gloire de la Vierge, avec les Sept Joies célestes, était très populaire dans toute la Catalogne et dans le royaume de Valence où le synode de 1432 dirigé par l'archevêque Alfonso de Borgia en avait décrété le chant dans toutes les églises et la cathédrale de Valence 66 • t:hymne en langue latine (Gaude, Virgo mater Christi) était devenue une des antiennes les plus populaires en Catalogne où elle est chantée depuis le xne siècle67 • La représentation de six des Sept Joies de la Vierge correspond à la grande popularité de cette iconographie répandue dans de nombreux retables depuis la fin du Moyen Age et elle correspondrait ainsi aux nombreuxgoigs écrits en langue vernaculaire en Catalogne68 . Tandis que les volets extérieurs (fig. 7) suivent l'hymne des Sept Joies terrestres de la Vierge et la tradition iconographique associée à leur mise en image et désormais communément chantées depuis le décret du synode de i432, les scènes de volets intérieurs (fig. 6) sont

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DEURBERGCE, op. cit., p. 134· Dominique de CocRCELLES, L'écriture dans la pensée de la mort en Catalogne. Les Joies/Goigs/ des saints, de la Vierge et du Christ de la fin du Âge au XVlit' siècle, Paris, École des Chartes, coll. «Mémoires et documents de !'École des Chartes », 1992, p. 5-47, 52-57. Remigius BXuMER et Leo ScHEFFCZYK, A1arienlexikon, herausgegeben im Auftrag des Institutum Marianum Regensburg E. V., Eos Verlag Erzabtei St. Ottilien, St. Ottilien, i995, vol. VI, p. i54-159. Selon DEURBERGUE (ibid., p. la source liturgique à Valence proviendrait directement de la communauté des Servîtes de Florence à partir de i233. Mais D. de COURCELLES (op. cit., 1992, p. 49) et Gabriel LLoMPART (La pintura medieval mallorquina. Su entorno cultural y su iconografia, Palma de Mallorca, 1977, t. II, p. 135-138) remontent à une origine dans les textes liturgiques de langue latine (dans la Vulgate de saint Jérôme) et au mot Gaude (Goig en catalan). [hymne en langue latine apparaît pour la première fois à Cantorbury, dès le x1' siècle (avant 1075), dans une antienne attribuée à saint Anselme, très rapidement connue en Catalogne (COURCELLES, op. cit., 1992, p. 52-58). Il était logique que le verbe latin passât dans les langues romanes et se transformât en une forme locale populaire dans le mot catalan goig ("joie»). Antoni Comas (in M. de RIQUER, op. cit., i993, vol. V, p. 255-258) a recherché provençale chez l'origine du mot surtout sous sa forme dans une danse (dansa ou balada ou ball les troubadours catalans. Cette forme originelle dans une danse, en tout cas sous une forme musicale qui caractérise l'hymne chantée lors de la liturgie consacrée d'abord à la Vierge, puis aux saints, trouve une raison logique dans le sud de la France où les Sept Joies terrestres de la sont attestées à partir du xn' siècle (cf, ibid., p. 51). A. COMAS, ibid., vol. V, p. 255; DELRBERGUE, op. cit., p. 127-128. Pour les détails de la genèse du goig en Catalogne et son expansion en terre catalane jusqu'au milieu du xvm' siècle, nous renvoyons à CouRCELLES, op. cit., 1992, p. 51 sq. COURCELLES, ibid., p. 53.

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très manifestement tirées de la Vita Christi d'Isabel de Villena: la présence des femmes y est très forte dans les panneaux où l'iconographie relève d'une représentation de l'intime et de la vie quotidienne, plus familière à la nature féminine (Rencontre à la Porte dorée, Naissance de la Vierge et Visitation). Les femmes y jouent le rôle médiateur du texte biblique et amplifient sa dimension eschatologique en redonnant aux femmes la primauté dans la rédemption et le salut en présence du Christ ainsi commentés par Isabel de Villena. Dans d'autres scènes, les Hernandos suivent littéralement le texte d'Isabel de Villena. Pour la Présentation de la Vierge au Temple, les peintres ont représenté les quinze marches de l'escalier accédant au Temple, comme l'a remarqué M. Deurbergue69 • Ils suivaient ainsi le texte d'Isabel de Villena qui insistait longuement sur la joie ressentie par la Vierge enfant durant cette ascension 70 • On peut interpréter le caractère statique de plusieurs panneaux comme une réponse à la lenteur de la narration et aux longues exégèses d'Isabel de Villena, par exemple pour les chapitres consacrés à la Présentation de la Vierge au Temple où Marie chante sur chacune des quinze marches les quinze psaumes du Canticum graduum (chap. VIII, fol. i3r0 -15 r 0 ) et atteint la pleine « concorde » entre la joie et les vertus à la quinzième marche7'. M. Deurbergue a aussi remarqué que la narration se focalisait sur le drame humain plutôt que sur le caractère surnaturel ou sur les miracles du Christ tout comme dans le texte d'Isabel Villena. On peut encore ajouter que l'attention portée aux détails dans les costumes décrits avec de riches parures et l'effet très maîtrisé de gros plan, suggérant un « arrêt sur image », concourent à cet effet de lenteur générale et de statisme, propices à susciter l'exégèse sur chacune des figures représentées. Celles-ci sont elles-mêmes des signes impliqués par la narration et elles renvoient à certains détails particuliers, contenus dans le récit d'Isabel de Villena. M. Deurbergue a encore rappelé la relation entre la piété des Franciscains de la Stricte Observance et l'atmosphère de l'ensemble du maître-autel, totalement imprégné d'un sentiment de joie dû à la thématique des Sept Joies de la Vierge72. Les tonalités dominantes varient fondamentalement autour des rouges carmin ou garance et des gradations d'ocres, même après la période de Valence, mais elles sont homogènes, ainsi en harmonie avec la cohésion spatiale (en dépit des différentes façons de peindre entre les deux Hernandos, très reconnaissables), avec l'ample respiration entre figures et arrière-plans et la solennité introduite par les effets statiques. Nous rejoignons l'opinion de Maxime Deurbergue sur cette association indubitable de l'iconographie des Sept Joies de la Vierge avec des textes issus de la Devotio Maderna, dont la Vita Christi d'Isabel de Villena est l'exemple le plus attachant et original pour son désir de se faire accessible à des couches sociales plus larges. M. Deurbergue73 a aussi établi très claire-

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DEURBERGUE, op. cit., p. 120-124 (sur les goigs à Valence). Isabel de VILLENA, Vita Christi, chap. VIII, fol. 14 v": E la senyora boynt aço Io sperit seu se alegrà de singülar goig: e plegàt les màs alça los vils al cel edix. Il existe une ressemblance frappante entre la femme de profil dans le groupe placé à l'extrême droite et le portrait gravé d'Isabel de Villena (dessiné par Pasqua! Moles) : ce portrait est tardif mais il reproduirait un modèle plus ancien, comme le fait remarquer M. de RIQUER, op. cit., 1993, IV, p. 314. Cf. DEURBERGUE, op. cit., p. 133· DEURBERGUE, ibid., p. 123, 132. DEURBERGUE, ibid., p. 130-131. Il cite certains des membres parents (exemple de Guillem Ramon de Vich, frère de Jeroni ou Jérôme de Vich, célèbre collectionneur des peintures de Sebastiano del Piombo

ment la relation de plusieurs membres du chapitre de la cathédrale avec Isabel de Villena au point qu'il est impossible de rejeter une lecture aussi répandue alors à Valence au moment où les Hernandos signèrent le contrat en 1507. Des scènes des panneaux des volets extérieurs et intérieurs entièrement consacrés à l'Enfance de la Vierge et à celle du Christ correspondent aux moments privilégiés dans le récit de la Vita Christi. Si on approfondit encore, le caractère éminemment narratif de la peinture rejoint un aspect comparable, spécifiquement exégétique, du texte d'Isabel de Villena qui insiste sur certains moments en les amplifiant et surtout elle individualise, en la rendant actuelle et vivante, la personne de la Vierge et de ses compagnes. À la narration s'adjoignent toujours l'exégèse et le renvoi à la thématique sacrée traitée dans les différents chapitres et, de la périphérie, le lecteur est ramené sans cesse au cœur du récit. Il en est de même pour le maître-autel où on est conduit à pénétrer l'intimité des sentiments intégrés à la vie de la Vierge mais chaque détail invite à la méditation et à la dévotion. Même si on ne peut réduire le maître-autel à une transposition littérale du texte d'Isabel de Villena, comme le rappelle M. Deurbergue qui est très conscient des spécificités de la peinture en tant que médium autonome du support écrit, il apparaît fortement influencé par cette source si fondamentale dans la culture littéraire autant que théologique à Valence. Tout en appartenant aux cercles littéraires et ecclésiastiques les plus cultivés de la ville, Sor Isabel de Villena était une personnalité de sang royal mais très soucieuse de se rapprocher des couches populaires, comme le prouve sa dédicace aux« simples et aux ignorants». Sa Vita Christi est en quelque sorte le couronnement de cette période de recherche d'expression en langue vernaculaire, véhicule idéal de la traduction d'une pensée étrangère et de ses exégèses rendant ainsi accessible le contenu des textes sacrés à un plus grand nombre. Pourrait-on considérer le maître-autel de Valence, commandé par l'élite ecclésiastique de Valence sous la domination des Borgia74 , comme le lien entre les différentes couches sociales réunies dans la cathédrale pour la célébration des différentes fêtes liturgiques dont les Sept joies de la Vierge étaient déjà très populaires depuis xm< siècle et donnèrent lieu à une très nombreuse production de retables sur ce thème7 5 ? Avec la prudence nécessaire à toute corrélation entre textes et images, serait-il plausible de le considérer comme un équivalent visuel de la lectio divina et des séries de gloses aussi élaborées que le procédé employé par Isabel de Villena, c'est-à-dire en alternant citations latines et commentaires en langue catalane qui se prêtent à la relecture, à la méditation, à la contemplation et à la prière? Situé dans le chœur de la cathédrale, en son axe et son point le plus sacré pour la célébration liturgique de !'Eucharistie, le maître-autel mettait à l'honneur la dévotion à la Vierge par l'hymne des Sept Joies de la Vierge, que complétait certainement le Concert des anges de la voûte, et le récit exégétique de la Vila Christi d'Isabel de Villena, au moins sur les volets intérieurs. Faute de connaissances sur la peinture des Hernandos en Italie, la répétition des motifs ou des figures apparaît de façon permanente dès les panneaux du maître-autel. Il nous semble quon peut associer cette répétition avec des facteurs religieux et sociaux car elle correspond aux be-

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ramenées de Rome en 1520) de plusieurs écrivains célèbres à Valence (Damian Péreç et Miguel Péreç). Plusieurs ont eux-mêmes écrit des textes théologiques ou des poèmes religieux. DEURBERGUE, ibid., p. 121, 124-126. DEURBERGUE, ibid., chap. III (III. C), p.117-140: les deux grands exemples au xv1' siècle sont le maîtreautel de la cathédrale de Valence et celui de Paolo da San Leocadio à Gandie (église collégiale, 1501).

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soins de la liturgie, à la répétition des fêtes du calendrier dédiées à la vie du Christ et au culte de la Vierge très clairement célébré sur le maître-autel avec l'hymne des Sept Joies de la Vierge sur les six panneaux des volets extérieurs, c'est-à-dire exposés ordinairement aux fidèles, tandis que les volets intérieurs - les plus proches du texte d'Isabel de Villena - étaient ouverts lors des jours de fête. Cette répétition constante des motifs répondrait d'abord à la célébration rituelle et à la régularité des fêtes sur le calendrier liturgique. La reprise des motifs répondait ainsi au retour cyclique des fêtes liturgiques et des actes dévotionnels célébrés dans la cathédrale. ramplification est aussi discernable dans la répétition de plusieurs figures reconnaissables d'un panneau à l'autre dans les groupes tels que la Vierge à l'Enfant assise (Adoration des Mages, Fuite en Égypte) ou encore dans la Présentation de la Vierge au Temple où les figures sont variées à partir d'un même modèle. Ce procédé réflexif correspond à la nécessité d'homogénéisation de l'ensemble des panneaux, qui composent ainsi une unité, et à un besoin de rendre intelligibles ou reconnaissables les scènes au plan narratif et symbolique. Le cycle régulier des fêtes liturgiques amenait à une méditation (dérivée de la« ruminatio »recommandée par la Devotio Maderna) et au récit de la vie du Christ où les détails étaient clairement décrits dans les panneaux peints par les Hernandos. Avec la lecture, l'oraison et la dévotion76 , cette méditation correspondait à une des règles de la Devotio Maderna. Même si on ne peut aller jusqu'à interpréter le maître-autel dans son ensemble en regard des règles énoncées par ce mouvement religieux car elles étaient d'abord réservées aux institutions monastiques, il reste caractérisé par un aspect très monumental qui appelle une dévotion collective et non privée77 ; il contient des éléments qu'on peut considérer comme une divulgation de cette forme de dévotion largement étendue à toutes les couches de la population. Mais on constate aussi que les thèmes liés à la Passion, avec une insistance sur les souffrances du Christ, thèmes recommandés par la Devotio Maderna à Valence (Sang du Christ, Pietà), n'apparaissent pas dans le retable des Hernandos où une élégance formelle s'accorde avec une absence de démonstration excessive, comme si la rencontre des sources théologiques traditionnelles en Catalogne et à Valence (Sept Joies de la Vierge) se conciliait sans contradiction avec des sources plus actuelles telle que la Vita Christi d'Isabel de Villena dont plusieurs membres du chapitre de la cathédrale connaissaient très certainement le texte, comme nous l'avons déjà rappelé. On est étonné par une telle fidélité des Hernandos à l'esprit et à la lettre de ce texte, fort bien démontrée par Maxime Deurbergue pour le panneau de la Rencontre à la Porte dorée où plusieurs motifs et détails (massif de rhododendrons, tireur d'épines), sont des allusions directes au texte d'Isabel de Villena 78 • Il est aussi à envisager que certains détails furent insérés à la demande des membres du chapitre qui avaient tout pouvoir et le peintre devait strictement se

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HAUF, op. cit., 1990, p. 22, note 9. Hauf énumère les articles des Constitutions où la rumination est recommandée comme une des «matières de la dévotion ». FALOMIR FAus (op. cit., 1996, p. 343) insiste sur la présence des thèmes les plus intimement liés à la Passion. La Devotio Maderna ne fut pas appliquée sur les panneaux centraux des retables mais sur les panneaux latéraux. DEURBERGUE, op. cit., p. 132-133. Il cite notamment le passage où le lys est remplacé par la rose dans le texte où la Vierge est comparée à une rose, et « au rosier en fleurs de la Sainte Trinité». J.:analyse de M. Deurbergue est très convaincante puisque ce passage du texte correspond exactement aux motifs introduits près de la Vierge dans la peinture de fanez.

conformer à la demande des commanditaires79 • Néanmoins, il est très probable que les Hernandos aient lu ce texte écrit en langue vernaculaire80 et on est étonné de leur capacité à rendre perceptible le contenu de ce texte dans la peinture en associant son caractère narratif, soucieux du détail, à une possible exégèse littérale tout en préservant les fonctions liturgiques liées à la thématique sacrée. La répétition des motifs renvoie à ces facteurs religieux autant qu'aux usages liturgiques et dévotionnels où la répétition joue un rôle primordial. En ce sens, on peut considérer le maître-autel des Hernandos comme une des origines de la répétition ou la reprise des motifs dans leurs œuvres même si on na pas retrouvé aujourd'hui de dessins y correspondant très précisément. Il importe ici de rappeler la permanence de ces motifs dans la durée puisque les peintures de la période de Cuenca reprennent très clairement des iconogra phies traitées auparavant par Llanos autant que par Yâiiez, ensemble ou séparément. On rappellera enfin que ces répétitions si fréquemment utilisées par les deux peintres, spécialement chez Yâiiez, devaient répondre justement à ces besoins liturgiques propres à la dévotion privée (chapelles de los Peso, de los Albornoz et de los Caballeros dans la cathédrale de Cuenca). La constance des motifs dans le temps est aussi une affirmation de la permanence des et autres cycles liturgiques qui r}1hmaient la vie religieuse de ces cités, à Cuenca comme à Valence. Du reste, le genre de la Vita Christi était devenu pratiquement une tradition dans la vie spirituelle des différentes communautés espagnoles de sorte qu'il était courant de le connaître directement ou non. Tels qu'il est actuellement possible de le déduire à partir des motifs de la Vierge et de la Madeleine, motifs répétés au moins trois fois pendant la dernière période de Cuenca (1531-1536), on peut donc considérer qu'ils ne font que reprendre des compositions ou des schémas approchants bien plus anciens, développés par les Hernandos ensemble ou individuellement depuis leur arrivée à Valence. Dans l'état actuel de nos connaissances sur la biographie des deux peintres, le maître-autel de la cathédrale de Valence demeure toujours l'exemple fondateur, un peu moins d'un an (30 août i505) après la mention de la présence d'un des deux Hernandos dans l'atelier de Léonard de Vinci pour l'assister dans la préparation de la Bataille d'Anghiari de la Salle du Conseil au Palazzo Vecchio81 • Il est précédé par le retable perdu des Saints Médecins Côme et Damien, première commande de la cathédrale, documentée dès le mois de juillet i506 (8 juillet i506) pour Fernando Llanos, où certains motifs déjà présents dans la Pietà seront répétés et va-

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FALO MIR FAus, op. cit., 1996, p. 425-436 (réflexions fondamentales de Falomir Faus sur le droit presque absolu des commanditaires de décider de l'iconographie des œuvres d'art à la très grande différence des écrivains). En cela, je rejoins le point de vue de Maxime Deurbergue (op. cit., p. 148) sur les relations plus ta':ltes entre culture savante et culture populaire ou vernaculaire car l'écart n'était pas si insurmontable. Il est tout de même frappant de constater, comme le font la plupart des historiens, l'essor des textes édités en langue vernaculaire et l'épanouissement de cette culture accessible désormais par une partie de la population (et sans doute les peintres elle) entre les deux dernières décennies du xv' siècle et le début du XVI' siècle. VASARI, Le Vite de' più eccellenti architettori, pittori e scultori italiani, scritte da M. Giorgio Vasari pittore et architetto aretino, du nuovo da/ medesimo riviste et ampliate con i ritratti loro e con delle Vite de'vivi, & de'.>norti dall'anno 1550 insino al 1567, Fiorenza, Giunti, 1568, con nuove annotazioni e commenti di Gaetano Milanesi, Florence, Sansoni, 1981, III, p. 222 (Vie de don Bartolomeo, abbé di S. miniaturiste et peintre). Ce" Ferrando Spagnuolo" n'est pas cité dans la Vie de Léonard. Ct~ à ce sujet Giovanni GAYE, Carteggio inedito d'artisti dei secoli XIV, XV, XVI, Florence, 1839-1840, II, p. 89·90 et Luca BELTRAMI, Documenti e memorie riguardanti la vita e le opere di Leonardo di Vinci, Milan, 1919, p. 100.

riés très rapidement. A notre avis, la répétition des motifa intégralement repris d'une peinture à l'autre dans les dernières années mentionnées à Cuenca est marquée par la permanence de la spiritualité où les thèmes dévotionnels de la Crucifixion, de la Pietà et de la Lamentation sur le Christ mort, qu'on rencontre à ce moment-là dans les peintures de Yâfiez, répondent à la demande de ses commanditaires et à la tradition si forte de ces thèmes mais renforcée par le mouvement de la Devotio Maderna qui privilégiait la Passion du Christ, en insistant notamment sur la Crucifixion. Isabel de Villena insiste sur le rôle des femmes dans les scènes de la Passion. On peut discerner une correspondance avec les femmes dans la Lamentation de la chapelle de los Caballeros où les deux motifs de la Vierge de Douleur et de la Madeleine, répétés par Yâftez dans plusieurs de ses peintures de cette période (Calvaire, Lamentation et Pietà), sont placés au premier plan comme si le fait de pouvoir les intervertir dans ces différentes scènes correspondait à une demande des commanditaires en même temps qu'à la liturgie où l'Incarnation était célébrée par la consécration du dernier sacrement, celui de l'Eucharistie. Plusieurs historiens de l'art ont remarqué que la peinture de la mieux connue et justement considérée comme très supérieure à celle de Llanos, sest maintenue à ce niveau après le maître-autel de la cathédrale de Valence. Nous partageons leur avis, et les différences si naturelles sur un intervalle d'une trentaine d'années seraient aussi dues à des modifications cultuelles suscitées par un essor de la dévotion privée puisque la peinture des chapelles de Cuenca était commandée par des mécènes privés. Mais ces changements n'altérèrent ni la qualité de la peinture, ni son intensité spirituelle qui continue, certes différemment, l'état desprit de la cathédrale de Valence. Le peintre réussit, comme dans la série des Saints et de la Passion82, à condenser la force dramatique du récit sans renoncer au sens du détail et à son contenu moral. Les prédelles (Martyre de saint Ines, Martyre de saint Catherine) du Retable de la Crucifixion (Cuenca, Cathédrale, chapelle de los Caballeros) répondent à des thèmes traditionnels à Valence. Pourtant, Yâfiez transforme l'animation de la foule assistant au martyre avec une vivacité proche d'une scène de la vie quotidienne afin de lui donner un ton plus juste que dans le maître-autel de Valence où les références aux œuvres italiennes brouillent un peu cette spiritualité si intense des dernières années en introduisant de très nombreuses allusions à des motifs assimilés en Italie. Mais ceux-ci durent apparaître comme des nouveautés radicales aux membres du chapitre. On interprète souvent la répétition de mêmes motifs ou figures comme une absence d'invention sans trop remarquer quelle est très souvent réintroduite dans des contextes où ils recouvrent un sens nouveau. On peut mieux reconstituer une partie importante des œuvres peintes par Yânez quand ce principe de répétition correspond très clairement, comme pour Llanos, à une transposition visuelle aussi fidèle que possible des textes théologiques dont la Vita Christi d'Isabel de Villena fut certainement une des sources fondamentales suivies après la période valencienne. I:allusion à ce texte est surtout reconnaissable dans le maître-autel de la cathédrale, très certainement dans les scènes des volets intérieurs, mais les peintures des Hernandos des années suivantes à Valence, à Murcie ou à Cuenca, semblent mêler le contenu du texte d'Isabel de Villena à d'autres sources ou alors, elles se conforment aux traditions locales dans le traitement des thèmes traditionnels. La Vita Christi d'Isabel de Villena fut ainsi relayée par les autres textes divulgués en langue vernaculaire dans la pénin-

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Cf. BE"1ITO Dü::VŒNECH, op. cit., 1998, cat. n° 3-36, p. 182-197.

sule (Landolphe de Saxe, Eiximenis) mais, comme on l'a déjà dit, toutes ces sources ont en commun de réactualiser le texte biblique et, avec le théâtre sacré, de le rendre vivant et accessible. Pour toutes ces raisons mais aussi pour d'autres qui mériteraient d'être développées plus longuement83, la peinture si riche des Hernandos, celle de Yâfiez en particulier, servait fidèlement ces mouvements de renouveau spirituel au moment où la réforme du cardinal Cisneros et la diffusion de l'érasmisme redonnaient, elles aussi, un sens nouveau aux textes sacrés.

B - Le processus de travail de Yaiiez t ··

Paradoxe de la peinture

!·Iern

du motif sur le panneau, et non sur le carton proprement dit, s'il en fit de façon systématique. Lexistence de quelques variantes préparées pour un même modèle 136 est l'indice d'une différence de fonctions et de créations de chaque dessin conçu à partir d'un même modèle, mais probablement pour des compositions et, donc, pour des panneaux différents. Cela signifierait que ce matériel utilisé personnellement par le maître est passé par l'atelier, soit pour l'assister dans le travail de transfert, soit pour en suivre les lignes et les contours à reporter sur le panneau avant ou pendant l'intervention de Yâiiez lui-même puisque ces peintures des cycles de la cathédrale de Cuenca sont toujours des œuvres authentiques où l'intervention de l'atelier de Yâiiez n'est pas encore trop préscnte'37 • Dès le maître-autel de la cathédrale de Valence, la répétition est chaque fois réactualisée, réinventée d'une peinture à l'autre. Les modèles étrangers sont aussi permanents mais ils sont limités à certains motifs souvent repris tout au long de la carrière des Hernandos qui les adaptent à la création d'œuvres originales. Ce procédé de la répétition associé à la réinterprétation de motifs étrangers est favorisé par la permanence des thèmes religieux. Il amène donc à une constance dans la durée. Le dessin est anachronique dans ses techniques mais il l'est bien moins dans les modes d'expression car il repose sur une connaissance de l'art italien contemporain. Si on peut parler d'adaptation, on devrait seulement l'évoquer pour les thématiques traditionnelles (Crucifixion, Pietà) auxquelles les deux peintres semblèrent se plier tout en cherchant l'innovation. On remarque une même adaptation des modèles italiens à la création d'œuvres originales puisque les reprises des dessins pour Marie-Madeleine ne sont pas identiques et avaient des fonctions différentes. On revient au même paradoxe que pour la peinture entre l'adaptation à une tradition et l'intégration d'éléments nouveaux en Espagne à cette date. On est aussi renvoyé à une totale ignorance des dessins utilisés pour le maître-autel. Les quelques traces de la période de Cuenca pour Yaiiez restent mineures en comparaison du travail de collaboration entre les Hernandos avec l'aide d'assistants et d'apprentis. Miguel Falomir Faus a déjà restitué les bases des méthodes de travail en équipe appliquées à Valence avant et après le retour des Hernandos'38 . Selon ses reconstitutions des modes d'apprentissage et de mécénat, elles ne > Cf. GoNZÂLEZ GARCIA, i/iid., p. 55, note 112: ?-]pido dicit I minerua mecü si ipsa ludat I certe mine rua perit [au-dessus: periet ] mecü si ipsa ludat, la deuxième notation entièrement raturée: « Cupidon dit/ Minerve se consume avec moi si elle-même joue/ Minerve se consume avec moi si ellemême joue». Ce texte est retraduit par nous-même. Il n'existait pas alors de traduction imprimée en castillan de ce traité d'.Alberti et la première traduction du De re aedificatoria (1485) est beaucoup plus tardive (traduction par Francisco Lozano, Madrid,

breux en Espagne, et même en terre catalane, à Valence et à Barcelone, villes pourvoyeuses de livres imprimés au xvre siècle. La coïncidence avec les observations scientifiques sur la distance entre un objet et lŒil est largement expliquée dans tous ces traités où la vision scientifique est un lieu commun. Joan de Joanes était en relation avec le Duc de Calabre et les érudits valenciens comme l'érudit Juan Bautista Anyes (1480-1553), connu sous le nom de Vénérable Agnesio, auquel il consacra deux portraits dans ses peintures. On a aussi rappelé son portrait d'apparat d'Alphonse le Magnanime (Madrid, coll. part.), peint selon le décorum chargé de sens symboliques par ses parures, et sa connaissance d'érudits et de prédicateurs des milieux ecclésiastiques à la suite de Saint Vincent Ferrier, Saint Thomas de Villeneuve, Saint Juan de Ribera, Juan Lluis Vives, des figures centrales qui contribuèrent à étoffer les lettres à Valence et à les magnifier à la cour d:A.ragon depuis le siècle précédent. Il est vrai que la peinture de Joan de Joanes est représentative de ce contexte effervescent où les membres des mouvements réformateurs et les partisans de l'orthodoxie s'affrontaient. Cet aspect si essentiel pour un maître qui domina, avec Vicente Macip, la plus grande partie de la Renaissance valencienne serait à étudier à sa juste mesure tant cette peinture consacrée aux saints de la Generalitat de la ville, à tous ses représentants laïcs et religieux officiels et privés, est étroitement dépendante de ce contexte2 47 • Il expliquerait bien des particularités d'une peinture à l'autre ou d'un genre à un autre, sans compter les raisons, explicitées sur ce dessin du Courtauld dans la devise païenne avec une connotation morale, probablement pour servir à une peinture mythologique à contenu humaniste puisque le Jugement de Pâris (Udine, Civici Musei e Gallerie di Storia e Arte) est aujourd'hui une part de la mémoire retrouvée de cette culture dont Joanes était certainement un des représentants 248 dans les cercles cultivés de la haute société. Ces annotations sont donc un indice essentiel sur la connaissance du latin par Joanes en relation avec les milieux érudits de Valence. Il existerait là un accord entre ces préoccupations scientifiques écrites dans la langue savante des clercs et la valeur spécifique du savoir-faire artisanal pour la fabrique de la peinture notée dans la langue vernaculaire puisque d'autres notations sur les deux côtés de cette feuille consignent en catalan une recette de mordant sur la dorure, recette apparentée au bol d'Arménie, qu'on rapproche de la dorure appliquée par Joanes lui-même à l'ensemble du Retable de saint Étienne. Il n'en existe plus de preuve puisque ]encadrement original est perdu249. La juxtaposition des deux langues sur un même support avec une ligne de séparation

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Alonso Gomez, i585). i\fais le texte manuscrit en latin a circulé plus couramment que la version italienne dès la deuxième moitié du xv' siècle (cf. en dernier lieu, Michael BAXANDALL, Les Humanistes à la découverte de la composition en i340-1450, Paris, éd. du Seuil, i998, p. 198-199, note 11, tr. Maurice Brock de: Giotto and the Orators. Humanist Observers of Painting in and the Discovery of Pictorial Cornposition.1350-1450). Sur ce sujet où tout ce contexte est clairement il existe bien sür les ouvrages de Miguel FALO.MIR FAus, op. cit., 1994 et i996. Nous savons aussi qu'il avait peint une fable d'Orphée citée dans un inventaire au xv11'siècle (BENITO DoMÉNECH, op. cit., 2000, p. 37, 238, Appendice I: une fabula de Orfeo citée dans l'inventaire de Marti Almansa en 1667). Annotations de la main de Joan de Joanes: Sisa de ale o mordent pera daurar/ pren tant aceuer com una amou/ tanta goma arabica co vna amella / tanta mel co vna avellana trecada! v remalle tot ab tant quant baste. / pera carrer per pinzell o plôma ! / I part dé mel! 2 parts de go ma arabica! 4 parts de aceuer ! baste (« Une assiette de miel ou de mordant pour dorer. Prends autant d'huile qu'une noix, autant de gomme arabique et d'amande, autant de miel qu'il en un extrait

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invisible250 est le signe d'une conscience nouvelle de la reconnaissance des langues vulgaires à partir du milieu du siècle, comme si les deux usages se superposaient sans se confondre. Cette coexistence était la conséquence d'une lente mutation où le latin, réservé encore pour deux siècles au moins aux usages savants, allait partager de plus en plus souvent la formulation du savoir avec le romance, langue réservée à la culture populaire, aux domaines exclus du domaine sacré et, par conséquent, aux métiers manuels où les savoir-faire pouvaient utiliser la langue la mietuc appropriée aux contenus, à leur définition et à la singularité de leur signification: ces notations en marge de compositions d'histoire se placent dans un autre temps de cette histoire, celui de la vie quotidienne de l'atelier, et nous transmettent quelques bribes d'une oralité perdue au tréfonds d'un passé impossible à reconstituer; l'usage de la langue catalane nous met ainsi face à cette dualité qui n'est ni contradictoire ni secrète, mais simplement insaisissable. Cet usage du romance de plus en plus courant à partir de la seconde moitié du xv1e siècle pour s'affirmer de fait à la fin du siècle marquait encore la nécessité de mieux répondre aux besoins d'une culture populaire qui coïncidait en partie avec l'essor de la langue vulgaire dans les domaines plus nobles, en théologie dans la rénovation ecclésiale de la mission évangélique et dans la prédication, en littérature ou en science. Comme nous le verrons dans la quatrième partie, sans établir un parallélisme trop systématique avec des facteurs politiques et socio-économiques, nous y constaterons une concordance entre un essor flagrant de la pratique du dessin et une affirmation encore plus prégnante de l'usage du romance, dans tous les domaines de la vie intellectuelle. En cela aussi, le dessin de Joan de Joanes, dans un milieu ouvert al.Lx cultures étrangères autant qu'au particularisme et à des traditions très enracinées dans les régions de langue catalane, est un premier symptôme ou un signe vraiment tangible de cette dualité linguistique. Il a valeur d'un symbole de la culture d'artistes gravitant, comme Joanes, dans des milieux cultivés ou aristocratiques. Ces maîtres manient la langue de leur profession en même temps qu'ils connaissent les codes et les devises des milieux intellectuels. Avec la feuille du Courtauld, on commence à rencontrer une série de mutations identiques au reste de la société espagnole, en région catalane tout comme en Castille: un changement dëpoque et sans doute, même timidement ici, quelque prélude à la mutation de la position de l'artiste dans la société que la crise des Germanîas et les crises successives laissaient présager en terres catalanes et castillanes, suivies par l'Andalousie à la fin du siècle. Juan Luis Gonzâlez Garda affirme que le Retable de saint Étienne serait un exemple par excellence de cette corrélation entre peinture et rhétorique. Il a démontré que les sources théologiques contemporaines se référaient constamment aux paroles extraites des sources bibliques et évangéliques mais que la représentation de la vie et du martyre de saint Étienne correspondait à la nécessité de cette époque de réhabiliter la rhétorique classique cicéronienne dans l'or-

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de noisette et mélange le tout avec autant de vinaigre qu'il en faut pour faire courir le pinceau ou la plume // 1 part de mieli 2 parts de gomme 4 parts d'huilei du vinaigre autant qu'il en faut»). La traduction est la nôtre. Nous nous sommes guidés de la traduction castillane dans l'article de GoNZÀLEZ GARCÎA, art. cil., p. 54; n. 108. Cette ligne de séparation correspond à la pliure de cette feuille. Nous supposons que cette feuille fit partie d'un carnet de notes personnelles car cette ligne sépare les deux compositions d'histoire, même s'il existe un dessin continu pour la figure du bourreau situé entre les deux parties de la feuille. Ce dernier procédé est courant dans les carnets de dessins.

ganisation des sermons par la persuasion et l'expression des passions, par l'outrance des gestes et par l'art de la prédication dont saint Étienne, premier martyr de la chrétienté, en était le parangon25'. Le choix de représenter la vie de saint Étienne était donc de rappeler l'importance de la prédication dans ses aspects oratoires dès les origines historiques du christianisme. Chaque scène du retable sur la vie du saint est mise en parallèle avec des textes contemporains tels que I'Explicaci6n de las Bienaventuranzas de Saint Thomas de Villeneuve, archevêque de Valence et proche du peintre, ou encore les traités antisémites de Saint Vincent Ferrier et les sermons de Saint Juan de Ribera afin d'appuyer l'éloge des premiers martyrs chrétiens. Ces textes étaient d'actualité en raison de la poursuite des persécutions et de la recrudescence de l'antisémitisme suscitées par l'Inquisition et le clergé contre les conversas de Valence entre 1485 et 1530 jusque vers i550, première date de la commande du retable. Ces persécutions persistèrent autour de l'année i;65 (Sermons de Saint Juan de Ribera) jusqu'à la fin du siècle à travers une série d'actes d'autodafé et une profusion de sermons des personnalités éclairées de Valence 252 • Au moment de la réalisation du Retable de saint f:tienne, Juan Lluis Vives, Saint Juan de Ribera et Saint Thomas de Villeneuve mettaient leurs connaissances théologiques et leur talent oratoire au service de la prédication par une condamnation virulente des juifs. Les diatribes de saint Étienne contre les juifs, l'insistance sur ses qualités oratoires, sur son martyre (Saint Étienne conduit au martyre; Lapidation de saint Étienne) et son sacrifice étaient des allusions aux actions contemporaines de lëglise et de ses illustres prédicateurs mais aussi à la mulliplication douvrages contre les juifs253 • Aux côtés d'une recrudescence de l'antisémitisme à Valence, le message théologique visait à redonner toute sa force à l'art oratoire254 dans la prédication et dans le rappel constant de l'importance de la messe dans la représentation de la Cène placée au centre des prédelles, entre deux scènes de la vie du Christ (Le Christ au mont des Oliviers, Couronnement d'épines). Cette insistance sur la Cène ne confirmait pas seulement sur le sens du sacrifice du Christ et, à travers lui, de saint Étienne dans le martyre de la lapidation, elle instituait le Christ Homme dans son rôle sacerdotal et dans l'institution des sacrements de !'Eucharistie et de la Croix255 • Thffrande du saint par l'épreuve du martyre annonçait, dans l'organisation originelle du retable, l'offrande sacrificielle du corps du Christ dans le pain et le vin de la Cène. Le parallèle complexe entre les scènes de prédication et de martyre de saint Étienne condamné pour avoir prêché la nouvelle Loi, le choix délibéré des scènes de la vie du Christ parmi celles de la prière et de la parole, du martyre et de la consécration des sacrements de !'Eucharistie et du sacrifice de la Croix composaient, comme l'a justement démontré Juan Luis Gonzalez Garda, une subtile combinaison entre l'art oratoire antique et le désir de renouveau

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GoNZÂLEZ GARCÏA, art. cit., p. 34.

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GoNZÂLEZ GARciA, ibid., p. 29 et p. 50, note 50-52, p. 33-34, 37, 42. GoNZÂLEZ GARcIA, ibid., p. 43, et notes 81, 79: il cite le Tractatus contra iudeos (Lyon, 1533) de Jaime

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2.5·1

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Pérez de Valencia, le Contra Iudeos, troisième livre du De Veritate fidei Christiniae (Lyon, 1551) de Juan Lluîs Vives. Arturo LLIN CHÂFER, Santo Tomas de 'Villanueva. Fidelidad y renovaci6n eclesial, Madrid, Ed'torial Revista Agustianana, coll. «Historia Viva », n, 1996, p. 21-57, p. 217-306 et p. 367-375 sur la « science de l'oraison » chez Thomas de Villeneuve. La thèse principale développée par Maxime DElJRBERGUE (op. se déploie autour de la justification liturgique de la messe de la prédelle du Christ en Homme de Douleurs ou de la Cène au centre de la plupart des retables valenciens où il apparait en ce lieu précis.

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suscité par les théologiens réformistes valenciens à la suite de Saint Vincent Ferrier (Furiô Ceriol, Juan Bautista Agnesio, Saint Thomas de Villeneuve, Martin Pérez de Ayala, Saint Juan de Ribera et Juan Lluîs Vives) dont les réformes se concrétisèrent dans la seconde moitié du siècle par une série de synodes et de conciles pour redéfinir la mission apostolique du clergé séculier256 • Il est foncièrement juste de voir aussi dans le programme de ce retable au contenu théologique et humaniste d'une grande complexité le miroir des dogmes renforcés par la prédication et associés à la culture humaniste pendant la période postridentine à Valence. Il va de soi que Joan de Joanes ne put organiser un programme aussi sophistiqué, tel qu'il fut restitué dans l'organisation des scènes par Vicente Vitoria, sans l'aide des théologiens, spécialement de Thomas de Villeneuve qu'il connaissait bien. Cette hypothèse nous rappelle évidemment la structure du maître-autel de la cathédrale par les Hernandos, organisé selon les recommandations des membres du chapitre autour de la Vita Christi d'Isabel de Villena pour l'agencement des volets intérieurs. Ici encore, il est important de constater qu'une iconographie apparemment traditionnelle est réactualisée en fonction du message religieux mais aussi, dans une certaine mesure, doctrinaire ou même politique (multiplication de l'antisémitisme à travers l'écriture de traités et surtout de sermons par les membres éminents du clergé). Un tel programme si complexe à mettre en œuvre, même sur le plan formel, ne pouvait être l'œuvre du seul peintre. Il avait donc valeur d' exemplum tant pour l'apologie du martyr en la personne de saint Étienne que dans l'affirmation des dogmes fondamentaux du catholicisme dans les sacrements de charistie et de la Croix, symbolisés par l'espérance du salut au centre du retable (Mise au tombeau). La représentation de la Cène sur la prédelle affirmait la permanence de !'Eucharistie et son ultime révélation dans le déroulement de la liturgie de même que la présence de la lapidation du saint exaltait le martyre comme acte de foi et le Logos comme deux formes par excellence de la persuasion. Le Retable de saint Étienne eut donc une place particulière dans la carrière de Joan de Joanes en apportant à tous les symboles et dogmes du catholicisme (affirmation des sacrements dans la célébration de la messe, apologie du martyre et du sacerdoce, prédication et évangélisation, etc.) une réactualisation dans la société contemporaine, et c'était bien en cette capacité de renouveau que résidait la force du christianisme257 • Nous ne pouvons donc qu'acquiescer sans réserve à ces conclusions de Gonzâlez Garda dans cet article si éclairant. Il analyse les précieux commentaires de Jusepe Martinez, sur une série sans doute « innombrable» de dessins déployés à toutes les phases de travail 258 , de la plus confuse des es-

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Pour toutes les sources et les conclusions sur le sens théologique de ce retable si important dans la peinture espagnole, nous renYoyons à l'article fondamental de GoNzÂLEZ GARcéA, art. cit., en particulier p. 48-50; cf. aussi LLIN CHAFER (op. cit., p. sur le synode diocésain convoqué en 1548 à Valence afin de réformer les structures du diocèse dans les constitutions synodales, notamment sur la catéchèse et les sacrements, c'est-à-dire les deux fondements théologiques prépondérants dans le Retable de saint Étienne (prédication ou catéchèse et administration du Saint Sacrement de !'Eucharistie dans la Cène), sur lesquels Gonzalez Garda a fortement insisté dans son article. Pour les conséquences de ce renouveau dans la multiplication de doctrines dissidentes en pays réformés ou indépendantes des institutions officielles sans toutefois être dans les exemples catho La conscience religieuse et le lien ligues au siècle suivant, cf. Leszek KOLAKOWSKI, Chrétiens sans confessionnel au xvrr siècle, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Philosophie>>, 1987, tr. fr.: Anna Posner éd. Varsovie, 1965], p. 57-59. GONZALEZ GARciA, art. cit., p. 50.

quisses au dessins de présentation: seuls les quelques feuillets qui nous sont parvenus, en particulier Saint Étienne devant le sanhédrin du musée de Stockholm, la Mise au tombeau (Florence, Offices) et surtout la Conduite au martyre du Courtauld Institute, en laissent deviner les traces de phases inconnues. Celles-ci concordent tout à fait avec les remarques de Jusepe Martinez, notamment sur ses études d'anatomie préparées sur des cadavres dont les études de nus sur l'un des bourreaux en laissent paraître le traitement détaillé des membres. [université et l'Hospital General de Valence étaient réputés depuis 1499 pour son enseignement de l'anatomie et, à l'époque de la conception du retable de Joan de Joanes, la dissection des cadavres y était admise et autorisée. On ne pourrait même pas mettre en doute que chaque étude correctement préparée ne fût l'objet d'un dessin de présentation, d'une muestra, et très certainement de plusieurs compositions densemble car le programme, qui fondait les sources ou les allusions aux maîtres antiques avec les textes écrits et les dialogues avec les prestigieux théologiens et prédicateurs de Valence, était savamment orchestré. Il est bien le fruit de cette Renaissance qui cherchait à concilier humanisme chrétien avec celui de !'Antiquité. La supposition d'une couleur du discours transmise dans les dominantes de tons dorés sur l'ensemble des panneaux du retable et interprétée comme un ornatus fait ce retable l'équivalent du discours orné mais 59 sobre2 , agencé selon définitions données par les orateurs antiques à la rhétorique classique romaine et au style attique sans suivre l'exubérance de l'asianisme oriental, ce qui lui octroie une force oratoire plus puissante encore. Cette unité de la couleur pourrait avoir laissé une trace dans les différents calculs écrits en catalan par Joanes sur chaque côté de la feuille du Courtauld. Ils seraient l'indice d'une réflexion profonde sur la fonction de chaque couleur, des proportions et des affetti. Par conséquent, chacune de ces scènes serait le résultat d'une méditation et non une application mécanique de formules toutes faites. Ainsi, dessins « innombrables » et maîtrise absolue de l'art de la peinture par Joanes furent la conséquence de cette longue et permanente filiation qui imprime une continuité remarquable dans ce retable, exemple et sommet de la peinture à Valence depuis son épanouissement à partir du xrve siècle. Ils réfléchissent la continuité de la spiritualité à Valence, sa forte implantation dans les communautés religieuses et laïques. L'une des meilleures preuves était apportée par la transformation spirituelle suscitée par les peintures de Sebastiano del Piombo translatées dans une tradition proprement locale 260 , alors développée par des courants implantés depuis la fin de la période médiévale, spécialement dans la Devotio Maderna, dont l'interprétation des Macip en serait une conséquence, comme elle le fut en partie pour les Hernandos auparavant. À défaut de dessins de Macip, ceux de Joanes s'accordent clairement avec une tradition spécifique représentée par Yanez, lui-même instruit des nouveautés rapportées d'Italie à Valence, une ville réceptacle des œuvres venues de toute l'Europe dont les textes se firent

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GONZALEZ GARcIA, ibid., p. 50. Mais l'idée d'en faire le « sommet d'une théorie picturale de son temps " est un peu exagérée. Gonzâlez Garcia a raison, en revanche, de la considérer comme une peinture d'histoire au sens albertien de sa définition mais il me semble quon ne peut la définir dans une perspective plus proche du xvu< siècle. Le retable est pleinement ancré dans une tradition renaissante et appartient bien au milieu valencien. C'est aussi cela qui lui confère une si grande originalité. Cf. à ce propos, les remarques de FALOMIR FAus, op. cit., 1996, p. 351. Nous partageons absolument le point de vue de Miguel Falomir.

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l'écho 261 • Tout un tissu de références, d'emprunts, d'interprétations converge vers l'œuvre maîtresse de Vicente Macip, le Retable de Ségorbe, annonce d'un renouveau pour lui et son fils. Les deux peintres avaient donc absorbé les compositions et motifs des modèles des Italiens (Léonard, Raphaël mais aussi Bellini et Pisanello) pour en faire certes des référents ou des supports à l'exemple des Hernandos. Ils en firent surtout autre chose. Les œuvres du père et du fils se singularisent par des critères qu'on peut désormais qualifier de « vernaculaires », qualificatif du reste appliqué par Miguel Falomir Faus, dans la mesure où ils s'inscrivent dans une histoire locale et moderne, s'adaptent et actualisent leurs savoirs à une conception contemporaine de l'histoire sacrée. Joan de Joanes perfectionne les techniques piclurales pour les adapter à ses aspirations et, pour cela, il améliore les propriétés des ingrédients en trempant le mordant dans du vinaigre autant que nécessaire pera carrer per pinzel o ploma 262 , « pour laisser courir le pinceau ou la plume», dans le but de parfaire encore le savoir-faire des meilleures recettes artisanales afin d'élever l'art de la peinture à la dignité spirituelle de don divin, tout à la fois définition et métaphore. Énoncé dans un procès-verbal établi à Valence au début du xvrre siècle sur le statut juridique et les conditions économiques de la peinture, ce texte extraordinairement concret sur le métier du peintre, très banal même dans le cadre de déclarations juridiques consignées dans les registres de la corporation des peintres de Valence, nous met face à une prise de conscience de l'élévation de la peinture non pas au rang d'un art seulement libéral. La peinture était plutôt l'émanation d'un don de Dieu 263 . Dans le cadre strictement juridique de

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FALOMIR FAus, op. cit., 1994, p. 57: témoignage de Pere Pau Villaplana, notaire (sans date donnée en référence mais à placer vers le dernier quart du xn' siècle) : [ ... ] y que es molt gran beneffici de la ciutat que los cuadros y pintures ques porten de ytalia, francia, flandes, alemania y aitres parts se pugen vendre ys venen ab llibertat en la present ciutat [ ... ] ( « [ ... ] et que c'est un très grand bienfait de la ville que les tableaux et peintures qui parviennent d'Italie, de France, de Flandre, d'Allemagne et d'autres parties puissent se vendre et viennent librement dans la ville actuelle [... ] »). La traduction est nôtre. Lassociation de la peinture à la plume (pour le dessin sur le panneau ou le papier) correspond à la définition professionnelle du peintre de retable: sia tengut de enguixar un retaule o post, e deboxar e tembrar les colors al oli e pintar aquells en la ystoria que li sera designada per los majorais, clavari e prohomens de la dita art, [ ... ] (« qu'il soit tenu de poser l'apprêt sur le retable ou ensuite, et de dessiner et de tremper les couleurs à l'huile et de peindre celui-ci suivant l'histoire qui lui sera désignée par les majordomes, le président et les notables du dit art. [ ... ] ») (cité in FALOMIR FAus, ibid., p. 39). Le verbe deboxar désigne bien ici l'aspect matériel de l'acte de dessiner. Il existe une ambiguïté ici sur le verbe designar qu'on traduira par« désigner» mais cette ambiguïté existe aussi en italien. Je n'ai pas pu traduire tout ce texte mais on comprend bien qu'il s'agit de la préparation d'un retable sur bois. On doit donc préparer le retable sur bois en dessinant (deboxar), puis en trempant les couleurs à l'huile pour peindre l'histoire qui sera « désignée » par le jury de professionnels et de notables de la confrérie. Pour de plus amples détails de cette organisation des corporations et de leur évolution à partir du xv' siècle, cf. l'ounage beaucoup plus complet de Miguel FALOMIR FAUS, op. cit., 1996, p. 163-320, constituant la seconde partie consacrée à l'organisation sociale et à la condition des artistes (au sens d' artefice). Lemploi du nom de ploma rejoint celui de textes littéraires sur l'éloge de la peinture dès le début de la Renaissance: exemple du notaire Jaume Beltran Lo bech y la ploma/ teniu burella// mostrant la gran marrega/ de dol que vestien// la coa molt ampla/per gran maravella// per ço que Io greuge/ de vostra querella// en ample retaule / pintat lo teneu ( « Le bec et la plume/ vous [les] avez gris foncé// ils montrent la grande mante /de deuil qu'ils portent// la queue très ample/ d'une grande merveille// pour que le préjudice de votre querelle// dans un ample retable/ vous l'ayez peint») (Jaume BELTRAN et Vicent FERRANDIS, Obras contemplatives y de moita devocio novament trobades e laors de la sanctissima cru ab aitres piadoses cobles, Valence, Johan Joffre, 1515, s. p.) cité in FALOMIR FAus, op. cit., 1994, p. 7i. Cité par FALOMIR FAus, ibid., p. 52, Déclaration d'Alonso Sanchis, organiste, devant les jurés de Valence, le lundi 5 septembre 1616 : [ ... ] y que ell dit testimoni te per sert que lo saber pintar consistix molt en do de

cette dénomination si exceptionnelle, on comprend l'importance de la désignation de « don divin » et la conscience qu'elle engage: elle laisse entendre que la communauté des peintres reconnaissait donc que la peinture ne relève pas uniquement d'un savoir-faire artisanal mais elle découlerait de dons particuliers qui seraient octroyés par Dieu et par une grâce. Le récit de Palomino, pour la représentation de la forme parfaite de l'Immaculée Conception fidèle à la vision du père jésuite, reconnaissait aussi le don divin de Joan de Joanes dans la transcendance qu'il pouvait ainsi atteindre et transcrire à travers un état de fureur matérialisé dans un petit dessin d'esquisse (borroncillo), et que sa profonde piété secondée par une pratique religieuse conforme à la liturgie catholique dans la confession et la communion l'aida à faire surgir sur le papier sous sa forme parfaite, née de la rencontre de l'intuition avec une profonde croyance. On pourrait faire une remarque comparable pour le Retable de saint Étienne: l'accomplissement de ce don divin se fit par la symbiose de l'œuvre matérielle, du message théologique et des tendances réformistes ou politiques du clergé valencien. On constate que l'adaptation des peintres aussi puissants que Joanes aux contingences et aux courants religieux est un témoignage de la souplesse et de la réceptivité qui a caractérisé la peinture valencienne dès le début. Par la suite, l'œuvre de Francisco de Ribalta (Solsona, 1565-Valence, 1628) sen inspira et en fournit même des copies littérales tout en cherchant d'autres modèles d'inspirations à !'Escorial. Ribalta prolongea une des particularités de l'art valencien mais il préservait, comme les Hernandos et les Macip avant lui, une personnalité à part entière. Il s'appropria tous les éléments signifiants pour en donner une interprétation personnelle. De ce point de vue, il est possible de définir la peinture valencienne comme une permanence de valeurs originales depuis l'éclosion des années i440. Nous partageons volontiers la proposition de Maxime Deurbergue d'instituer un schéma tripartite en relevant la position éminente de l'axe valencien et catalan et de le substituer ainsi au schéma duel introduit par Panofsky au sujet de l'opposition entre l'Italie et les Flandres dans la peinture du Quattrocento 264 • I.:un des signes les plus révélateurs de ce nouvel axe serait la transformation des peintures de Sebastiano del Piombo dans le cadre d'une culture dévotionnelle particulière à la région de Valence. La continuité semble s'opérer par glissements, mais sans rupture radicale, avec Ribalta, même si les raisons de ce phénomène sont aussi dues à l'emprise de l'É,glise. Malgré la conscience nouvelle de la singularité valencienne, il nous semble inadéquat et prématuré de considérer que l'acquisition d'un statut libéral pour les artistes fut intégrée aux mentalités à la mort de Joan de Joanes en i579. Les propos de ce texte témoigneraient plutôt d'une prise de conscience des particularités de l'artiste, le mettant à distance de l'artisan par son aptitude et le don de rendre visible le divin. Comme on le constate, nous ne pouvons adhérer de façon catégorique à la thèse d'un changement de statut du peintre, ou de tout autre corps de métier au xvr" siècle dans le champ artistique. Même pour une grande partie du siècle suivant, les changements furent lents et on peut douter d'une meilleure consi-

Deu, porque apersones que ab malt gran facilitat pinten en breu temps, pintors y altres an menester malt mes temps [... ] sino que cada hu procure de abilitarse de aprendre la dita art com les dernas arts liberals. (« [ ... ] et que le dit témoin [convient] en vérité que savoir peindre consiste beaucoup en un don de Dieu, parce que pour les personnes qui ont une très grande facilité à avec brièveté, des

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et d'autres ont besoin de beaucoup plus de temps [... ] mais que chacun doit se montrer capable et apprendre le dit art comme les autres arts libéraux»). DEURBERGUE, op. cit., p. 1-4.

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dération des artistes dans les faits 265 • Il apparaît aussi que cette question de statut de l'artiste ne résout pas des problèmes plus essentiels comme les causes profondes de la création et de ses processus, ni même les conditions exactes de transmission et de circulation des motifs avec leurs transformations inéluctables. Le statut de l'artiste se modifie tout au long des siècles suivants mais il change très peu les modalités des processus de création ou les relations avec les commanditaires qui détiennent la plupart du temps le pouvoir de décider du thème et, parfois, de la forme d'une œuvre. Mais là un autre sujet qu'il ne nous appartient pas de traiter ici. La peinture de Joan de Joanes représentait, avec celle de Vicente Macip puis de Ribalta, une exception. Le niveau très élevé de perfection technique s'y conjugue avec une profonde religiosité et l'ascendant d'une culture lettrée. Dans l'absolue maîtrise de son art et de son expression, dans la permanence apparemment immuable de son contenu, on y perçoit toutefois des glissements de sens et de valeurs, parfois infimes. On y entrevoit les directions vers lesquelles allait évoluer l'art valencien. Les Hernandos, les Macip et les Ribalta respectaient l'ensemble des valeurs proprement artistiques et spirituelles qui firent la remarquable continuité et la cohésion de cette peinture ouverte aux courants extérieurs sans prendre le pas sur les particularismes. Gntégration de ces courants ponctuait avec vigueur son renouvellement. Cette ponctuation nous amène à mieux comprendre la naissance de cette peinture, ses ramifications complexes aux siècles précédents. Elle aide à saisir son entière signification déterminée par un contexte de renouveau du christianisme raffermi grâce à la réforme du clergé à Valence. Le synode diocésain convoqué en i548 par l'archevêque de Valence, Saint Thomas de Villeneuve, concordait avec la proclamation des points fondamentaux dès les deux premières étapes du Concile de Trente (1545/1546 et i551). Les conséquences de ce renouveau perdurèrent à Valence avec l'action des successeurs de Thomas de Villeneuve, Francisco de Navarra, Martin Pérez de Ayala et Saint Juan de Ribera durant toute la seconde moitié du siècle266 • Les peintres de Valence furent, eux aussi, des acteurs des courants dominants qui sensibilisèrent toutes les couches de la société par l'entremise des commandes de plus en plus nombreuses pour les fidèles, les confréries de la cité ou les institutions ecclésiales et publiques dont leurs œuvres nous rappellent la place progressivement plus étendue au sein de la culture religieuse et laïque. L'amitié de Joan de Joanes avec 1homas de Villeneuve et l'humaniste Lluîs Vives allait IAR, op. cit., i988, p. i69-17i.

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du Retable de San Benito (1526-1532), récemment découverte par Louis Waldman' 45 • Ce dessin est un peu ambivalent puisqu'il copie la figure du Lévite de Giovanni Francesco Rustici au Baptistère de Florence, en la reprenant presque littéralement dans le dessin mais avec des variantes conséquen tes pour le flot des drapés sur la sculpture correspondante du Retable'46 • Berruguete avait adopté le mode michélangélesque des hachures croisées à la plume depuis un certain temps, très certainement à partir de sa rencontre avec Michel-Ange vers 1508, et l'avait ainsi poursuivi jusqu'à la fin de sa vie, en tout cas jusqu'aux sculptures monumentales du chœur de la cathédrale de Tolède. Mais cette ambivalence existe pour d'autres emprunts à des modèles italiens, probablement sous la forme de copies dessinées d'après des inventions d'autres artistes tels que Michel-Ange qui ne réalisa jamais la série des apôtres pour Santa Maria del Fiore, juste1FIG.39 - Alonso Berruguete, Chrifl ment pendant cette même période (1503-1508) 147• Sauveur, florence, Galleria dcgli Uffizi, Gabinetto Disegni Nous l'avons déjà rappelé, il existe une remarquable e Starnpe (lnv. 11.10282 S) continuité dans la technique des hachures croisées tout au long de la carrière en Espagne de sorte qu'il est possible d'affirmer le prolongement de cette technique et sa pratique par une transmission directe à certains membres de l'atelier. De Berruguete, on connaît aujourd'hui un exemple au moins pour chaque technique importante (plume seule, plume et lavis d'encre, sanguine, etc.) mais aucun dessin à la pointe de métal sur papier préparé tel que l'emploie Yâiiez. Malgré le nombre restreint de feuilles, on peut considérer que Berruguete fut un dessinateur accompli, continuant à dessiner à toutes les étapes de sa vie puisque la majorité des feuilles datent de la dernière période (vers 1539-1561), et donc bien longtemps après le séjour en Italie. Nous avons seulement choisi quelques dessins significatifs, laissant de côté des problèmes fastidieux et inintéressants pour le point de vue adopté ici, celui d'une analyse interprétative d'un ensemble cohérent de données pour l'intégrer à une problématique plus vaste, celle d'une pratique effective du dessin à une époque difficilement maîtrisable pour le dessin. Nous évoquerons donc quelques dessins qui présentent une alternative soit nouvelle, soit plus singulière comme une des feuilles les plus impressionnantes d'un

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WALDMAN, art. cit., 2002, p. 26-28, fig. 11. ARIAS MARTINEZ, art. cit., 2005, p. 19. Cette correspondance entre la sculpture de Saint Jean l'Évangéliste du Retable de San Benito et un dessin d e Michel-Ange (Paris, musée du Louvre, Département des Arts graphiques, inventaire 11691) est due à Dominique CoRDELLIER, « Fragments de jeunesse : deux dessins inédits de M ichel-Ange au Louvre», La Revue du Louvre et des Musées de France, i991, n° 2, p. 43-55.

Groupe de sept figures (Paris, École Nationale des Beaux-Arts) (fig. 41) et la feuille d'études des

Offices (fig. 42-fig. 43) datant de la période du chœur de la cathédrale de Tolède (1543-1548) 14ll. Il nous paraît indispensable d'insister sur la rigueur de la méthode à adopter dans la restitution d'une chronologie dans la mesure où on peut effectivement l'appliquer entre 1526/1533 et la dernière période vers 1540-1550. On ne peut que s'en tenir à ces feuilles-là, avec quelques autres dans une autre facture à la sanguine pour le Retable de San Salvador (Christ Sauveur, Florence, Offices) (fig. 39) et la Vierge en gloire (Londres, British Museum) (fig. 40) d'une technique encore rarement rencontrée'49 , datant peut-être de la même période que le Retable de San Benito. Il est aussi juste de rappeler que la plupart de ces feuilles possèdent une ampleur et une aisance dans les proportions autant que dans la technique beaucoup plus maîtrisées que les sculptures correspondantes, surtout pour le Christ Sauveur (fig. 39), mais on sait que Berruguete laissa l'atelier préparer les étapes intermédiaires de la taille et sans doute l'application de la polychromie. Ainsi, modalités du contrat pour la fabrication du Retable de San Benito indiquent nommément le rôle dévolu à Berruguete. On ne peut évidemment pas reconstituer l'entière procédure de cette œuvre qui se déroula sur plusieurs années et fut l'objet de plusieurs procès de même que les tractations ou les poursuites et procès engagés pour l'ensemble du chœur de la cathédrale de Tolède, une réalisation encore plus complexe car elle incluait les stalles en bois et les bas-reliefs sur bois polychrome de la chaise archiépiscopale'50 • Grâce à ces documents, on sait que Berruguete avait des dessins densemble ou trazas. I.:artiste présenta à l'abbé du monastère de San Benito, fray Alonso de Toro, un dessin de présentation esquissé (muestra rescunada)'5' bien que le terme de muestra employé dans le contrat soit ambigu et désigne aussi bien une traza qu'un dessin d'ensemble plus schématique152 • La formulation du contrat est

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Pour les autres dessins en relation avec le chœur de la cathédrale de Tolède et le Retable de la chapelle de Saint Sauveur dans lëglise d'Ubeda, nous nous permettons encore de rem·oyer le lecteur par commodité à BouBLI, art. cît., 1994, p. i8-19, 17 à fig. 22, et aussi p. 20-21, fig. 24 à fig. 26, fig. 28, pour les autres dessins en relation avec le chœur de la cathédrale de 'lblède et le Retable de la chapell.e de Saint Sauveur dans l'église d'lJbeda. Londres, British Museum (Inv. 1895-9-15-JCR 417 [1866]: plume et encre brune, lavis d'encre brune, sur papier beige). Elle est aujourd'hui la seule feuille dans cette facture. La très grande maîtrise du médium et ficonographie de la en gloire la rapprochent du Christ Sauveur d'Ubeda mais il est possible quélle se rapporte à une Assomption de la à cause des angelots. La relation avec la au second registre du Retable de San Benito est la seule représentation actuellement connue à laquelle cette avait pleinement la maîtrise de cette technique vers 1526feuille peut se rapporter. Cela signifie 1530, bien avant la grande période de Tolède de la décennie 1540. Il a pu s'inspirer de sa propre copie à la d'après les bas-reliefs de Donatello qu'il réitère dans la Vierge en pleurs sanguine de la Madone de la du Retable de San Benito. Les détails de la chronologie sont fournis par José Marîa de AzcÂRATE, Alonso Berruguete. Cuatro ensayos, Valladolid, 1963, p. 94-97, 102-105 [réédition du texte sans la chronologie: Salamanque, Ediciones Colegio de Espana, 1988]. D. Isidro BoSARTE, Viaje artistico a de Espaiia, de Alfonso Pérez Sanchez, Madrid, Ediciones Turner, i978, p. 362: [... ] que el dicho retablo vaya de la ordenanza de una muesirn rescufiada que tiene fecha, la quai estâfirmada de su nombre y mio [ ... ] (« [ ... ] que le dit retable sniYe !Ordonnance d'un projet que Berruguete a daté, qui est signée de son nom et du mien»), Sur Isidro Bosarte (1747-1807), un contemporain d'.Antonio Ponz (1725-1792), son œuvre littéraire et esthétique en tant que secrétaire de l'Academia de San Fernando, cf. GÔMEZ MORENO, op. cit., p. 302-303. BosARTE, op. cit., p. 360: [... ]que despues de acabado el dicho tetablo en toda perficion, é de la talla é traza que [ ... ](«qu'après avoir achevé le retable parfaitement, et la taille et le plan dont on a discuté Le mot traza ici celui de muestra. Cf CABEZAS, op. cit., p. 204 sur lëquiva-

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Alonso Berruguete,Vierge en prière, Londres, British !v[useurn (lnv.1895-9-15-JCR 417 [1866])

1FIG.40 -

IFIG. 41 - Alonso Berruguete, Étude pour des figu res et une élévatio11 architeaumlc, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts (Jnv_ 11°473)

...

~;11, 1 :7



Alonso Berruguete, Étude pour une Descente de Croix et autres motifs, Florence, Gallcria degli Uffizi, Gabinetto Disegni e Stampe (lnv. n.9244 S r")

1 FIG. 42 -

1 FIG.

43 - Alonso Berruguete, Étude pour une frise

ornementale et des putti, Florence, Galleria dcgli Uflizi, Gabinetto

Disegni e Stampe (Inv. n.9244 Sv")

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d'autant plus intéressante que ce projet de présentation à l'abbé est désigné comme une esquisse dont les deux partis avaient «traité et discuté » 153 avant de le coucher sur le papier, de l'avoir signé et paraphé. Les parties du retable obligatoirement peintes ou taillées par Berruguete sont spécifiées avec exactitude: ainsi, le maître doit dégrossir terminer « de ses propres mains les visages et les mains » et « peindre toutes les histoires et les sculptures, spécialement celles en ronde-bosse» tandis qu'il avait la totale liberté de et de sculpter les ornements et les stucs à discrétion154, qui seraient donc aujourd'hui les parties les plus authentiques imaginées par Berruguete de sorte qu'il est possible de les corréler avec les grotesques sculptés par Baccio d:'\.gnolo par exemple. À part les dessins de présentation, l'artiste avait aussi présenté des cartons pour le décor de la Chapelle royale de la cathédrale de Grenade (1521) car il devait peindre à fresque les neuf histoires de la Passion et six autres dans la sacristie. Il avait déjà préparé les cartons pour deux histoires de la sacristie (Déluge et Descente de Croix)' 55 mais à cause de leur non-paiement, il n'entreprit pas les autres fresques' 56 ni la Déposition finalement sculptée par Jacopo el Indaco. Il est surtout important de mentionner ces sources pour les deux cartons dessinés par Berruguete qui seraient donc une suite logique à la copie de la Bataille de Cascina de Michel-Ange qu'il avait étudiée dans la Salle du Conseil au Palazzo Vecchio. Il avait donc

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lence de muestra avec le patron et la traza pour les projets de présentation de retable dans le contexte de leur formulation. BosARTE, op. cît., p. 360: [ ... J el dicho Alonso Berruguete dixo, que tomaba é tom6 â su cargo de hacer el dicho retablo en la manera é segun que entre el dicho Sefior Abad y él esta tratado y platicado. ( « ledit Alonso Berruguete dit prenait et prit à sa charge de faire le dit retable à la manière et suiYant ce que le dit Seigneur Abbé et lui-même ont traité et discuté»).

p. 362-363: [ ... ] que los acompaiiamientos y de entre historia y historia, asf coma son los y balaustres y cornijas, y otras casas necesarias al ornato del dicho retablo, queda remitido y se dexa â la discrecion del dicho maestro. [... ] que las historias é imagenes vayan de mano del dicho maestro, especial que las de bulto sean desbatadas de su mano, y sean todas acabadas de su rostros y manas de la misma mano acabados. [... ]que las historias â discrecion del dicho maestro, [ ... ] ( « [ ... ] mana. [... J y todo Io demas que aquf no se hace mencion que les accompagnements et répartitions entre chacune des histoires ainsi que les piliers, balustrades, corniches et autres choses nécessaires à l'ornement dudit retable soient remis et laissés à la discrétion et à la pro\•idence dudit maître. [ ... ] que les histoires au pinceau et les sculptures soient faites des propres mains dudit maître, que spécialement celles en ronde-bosse soient dégrossies de ses propres mains, et les visages et les mains acheyés des mêmes mains. [ ... ] que les histoires au pinceau soient toutes achevées de ses propres mains. [... ] et que tout le reste n'est pas mentionné ici soit laissé à la discrétion dudit maitre, [... ] ,, ). G6MEZ MOREKO, op. cit., p. 124, :us, Document XXXVI: [... ] criado de v.m'. le aze saber que yso sobre çierta obra que se a de e dorar en la rreal de c6mo sobre la quai tengo comenzada en que estân echos dos cartones el uno es un diluvio para la sacrestia el otro un dezendimiento de la cruz para el adornamento del altar mayor, [... ] (« Berruguete, serviteur de votre sur une certaine œuvre à peindre et Majesté, lui fait savoir comment il certifie le contrat qu'il a dorer dans la chapelle royale que j'ai commencée dans deux cartons qui sont faits, l'un sur le Déluge pour la sacristie et l'autre, une Descente de Crobc pour l'ornement du maître-autel, [... ] » ). D'après Camon Aznar (op. cit., p. 38), il aurait été question de six histoires pour la Sacristie mais il ne renvoie pas à la source manuscrite. Il est nécessaire de rappeler que le texte de Camon Aznar est un ouvrage posthume. Quant aux neuf histoires pour la Chapelle, elles devaient avoir « los campos de oro de musaico a la manera de ltalia », et il est vrai que ce fond en mosaïque feinte rappelle fortement les grands panneaux 1Warc) du Retable de San Benito en mosaïque feinte comme dans les fresques de Raphaël aux Stanze, que Berruguete avait certainement étudiée s'il est bien retourné à Rome en i512 à la demande de Michel-Ange à l'époque de l'achèvement de la Chapelle Sixtine.

BosARTE, ibid.,

appris à peindre à fresque, comme Becerra, et il aurait effectivement appliqué cette technique en Espagne en suivant les pratiques de Michel-Ange et probablement des Florentins de premier plan dans son perfectionnement, Andrea del Sarto, Pontormo et Rosso. D'autres sources un peu plus tardives indiquent qu'il avait peint en grisaille des« figures de dimension naturelle » pour une Descente de Croix. Le témoin de ce procès déclare avoir observé plusieurs fois Berruguete « dessiner et concevoir des cartons » tandis que d'autres témoins déclarèrent avoir vu« Alonso Berruguete ... dessiner les panneaux des volets [d'un retable] ... et [vu] comment le dit Berruguete et ses assistants peignaient lesdits volets » tandis qu'un autre témoin déclarait l'avoir vu « peindre l'un des volets avec le carton que ledit Berruguete avait fait sur papier pour que cette œuvre fût meilleure afin qu'il n'y eût pas d'erreur en elle et que le dessin dudit carton était la Descente de Croix ... »157 • On possède donc plusieurs témoignages sur la dernière phase de préparation de peintures à fresque et sur panneaux, bien après le retour d'Italie. Il apparaît encore que Berruguete semblait employer une méthode systématique de préparation soignée en commençant par une traza ou muestra, un dessin de présentation de l'ensemble à ses commanditaires. On a déjà dit qu'il existe une trace de la discussion, et donc de l'oralité, dans la conception de ce premier dessin de présentation pour le Retable de San Benito. La mention des discussions entre le commanditaire et les propositions de l'artiste rend donc compte expressément de cette oralité perdue mais heureusement insinuée dans le contrat. Cette discussion était suivie par une approbation dùment signée et paraphée par les deux partis, ce qui signifiait ainsi l'accord final avant la mise en œuvre des autres clauses du contrat. Il nous importe ici, à travers les quelques citations des termes de contrat ou de procès, de constater que cette pratique du projet d'ensemble, probablement esquissé, comme le dit le contrat pour le Retable de San Benito, s'achevait par des cartons faits à « l'échelle naturelle» de l'œuvre. On ignore la plupart des opérations intermédiaires mais ce sont celles-ci que nous connaissons aujourd'hui. Que ce soit pour les dessins de composition, qui seraient une première idée générale ou pour des cartons, l'ambiguïté du terme traza (plus employé que le terme montea) ne permet pas de trancher, à la différence des dessins pour les élévations des retables où la traza désigne clairement l'élévation ou le projet déjà avancé si ce n'est dans ses détails, du moins dans la structure d'ensemble 158 • L'une des feuilles les plus représentatives de cette phase intermédiaire où il a expérimenté plusieurs médiums reste la feuille d'études des Offices à Florence, à cause d'une petite Descente de Croix (fig. 42) mise au carreau sur une des faces 159 • Cette petite étude si importante et isolée relève d'un procédé

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Il s'agit d'un procès qui se déroula entre 1524 et 1526 opposant don Alonso Nifio et Berruguete pour un retable qu'il rîa pas te:-miné. Ces sources sont partiellement reproduites par Camon Aznar (op. cit., p. 42, 220, note 47): le témoin Diego de Ribera déclarait donc que via Alonso Berruguete ... debuxar los cuarteros pa las puertas ... y el dicho Berruguete y sus criados c6mo pintaban las dichas puertas. Alonso Ortega, un autre témoin, déclarait que vio pintar una puerta par un cart6n quai dicho Berruguete habia hecho en papel para que la dicha obra fuese mejor por que no obiese falta en ella que era el debuxo del dicho carton el Descendimiento.... Il s'agit réellement de la structure ou même de l'ossature (ou la charpente) dans ses articulations générales mais elle implique une composition et une disposition déjà parvenue à maturité (ARIAS MARTÎN'EZ, art. cit., 1998, p. 278, note 16). Ce dessin est l'un des plus importants de Berruguete dans la mesure où il est le seul à présenter au recto et au verso des esquisses proprement dites. Nous en donnons donc les références exactes

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plus spontané que d'autres feuilles à la technique de hachures dépendante de la technique de Michel-Ange. Berruguete maîtrise le champ de la feuille, il y intègre l'échelle des variantes (ici la reprise précise du corps du Christ sur la Croix clairement mise en regard) pour développer des idées, les varier selon les techniques, en prévoir la matière et la disposition dans le registre plus ambitieux d'une peinture ou d'une sculpture en relief, peut-être en bois polychrome: encadrée et tracée avec méticulosité, la composition est guidée par une mise au carreau au double tracé, et une différenciation des couleurs du lavis brun indique combien cette simple esquisse porte déjà la projection matérielle d'une oeuvre picturale ou d'un basrelief. Cette première mise au net d'une probable esquisse antérieure devait ressembler un peu au dessin de présentation « esquissé » cité dans le contrat du Retable de San Benito bien que cette feuille des Offices, qui est aujourd'hui un des dessins de référence de Berruguete, ne dût former qu'un exemple parmi d'autres dans le déroulement des opérations menant aux cartons ou aux projets définitifs pour les sculptures du choeur de la cathédrale de Tolède. Il a ainsi pu travailler selon un procédé traditionnel de mise au carreau de façon beaucoup plus libre que celui utilisé par YafJ.ez. On a encore une preuve d'une connaissance plus complexe et variée des divers modes d'écriture des Italiens sans se distinguer ici de ses contemporains160. Au contraire, tout dans cette simple esquisse l'intègre aux méthodes graphiques les plus nouvelles, sans devenir aussi banales que dans les années 1540, d'après le verso de la feuille destinée au groupe sculpté de la Transfiguration de la cathédrale de Tolède (15431548). On assiste à une mise en place d'une oeuvre projetée sur le papier, à l'exploration sur une surface plane des possibilités de transcription dans une autre matière, les créant selon une réalité dont seule une longue pratique du dessin permet d'en connaître les limites. Berruguete domine un espace resserré pour y introduire l'aperception de la tridimensionnalité. Nuancé selon des signes introduits par des tonalités différentes, le lavis contribue à varier la surface plane et neutre du papier, à donner l'illusion d'une surface en deux dimensions ou, au contraire, à détacher un volume. Selon les observations de Juan de Arfe, on peut confirmer aussi que Berruguete introduisit en Castille avant Becerra une systématisation des techniques italiennes, que ce soit ou non par l'intermédiaire du médium le mieux connu aujourd'hui, c'est-à-dire la technique des hachures croisées, mais il maintint en Espagne une indépendance plus grande à l'égard des modèles italiens tout en continuant à les utiliser comme une base à son inspiration et à la création de formes nouvelles. Cette remarque est essentielle pour comprendre la dualité qu'on a déjà observée chez Becerra, mais différemment. Chez Berruguete, le répertoire de base, les formes et même l'ampleur des canons utilisés et les anatomies à la fois étudiées d'après le vif161 mais remodelés et souvent réinterprétés

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(Florence, Offices, Gabinetto Disegni e Stampe degli Uffizi, inv. n. 9244 S recto (fig. 42): étude à la plume et au lavis pour une Descente de Croix, variante pour le du Christ et une autre étude de tête; inv. n. 9244 S verso (fig. 43): plusieurs études à la plume pour un putto et un motif ornemental, et une étude d'arcature). Il paraît logique de supposer que Berruguete dut en faire bien d'autres dans cette catégorie, si italienne dans son ordonnancement. Nous rappelons que cette analyse des dessins de Berruguete (mais aussi de la plupart des dessins discutés ici) n'a jamais réellement fait l'objet de travaux approfondis. Pour prétendre être complète, elle devrait s'effectuer en regard des documents. Une feuille en particulier pour un Homme nu portant une draperie (plume et encre brune, esquisse à la pierre noire, sur papier beige. H. 0,350; L. 0,140 m. Paris, musée du Louvre, Département des Arts

par la suite sont absolument fondées sur des références italiennes, florentines en particulier. Il serait fastidieux et peu utile, dans le contexte qui nous occupe, d'en énumérer les innombrables emprunts à tous les domaines de l'art italien contemporain et même postérieur à sa formation en Italie. Cela confirme cependant combien nous ne disposons que d'informations lacunaires ou d'œuvres partielles en comparaison de toutes les œuvres contemporaines et antérieures qu'il a étudiées autant que des relations amicales qui l'intégraient à la modernité et à une série de problématiques artistiques d'actualité puisque lui-même a en fin de compte continué à exercer indifféremment la peinture à fresque et sur panneau, et la sculpture sur bois polychrome ou avec des matières plus nobles comme le marbre. Il avait donc une formation très complète dont on retrouve des caractères tout à fait comparables dans les dessins et dans l'ensemble de son œuvre sculpté et peint, notamment en ce qui concerne les questions autour de la représentation du corps contorsionné, pourtant exploré par Berruguete dans le détail des anatomies qu'il avait déjà privilégiées dans la première feuille à la sanguine de l'Étude d'homme marchant (fig. 26). Il en démontra en Espagne un intérêt renouvelé avec un éclat plus magistral encore dans la série des nus dans les trois bas-reliefs en bois polychrome de la chaise archiépiscopale de la cathédrale de Tolède qui sont la démonstration la plus paradigmatique et profondément assimilée de cette culture italienne qu'il réitère chaque fois que le thème ou la liberté1). BELTRÂN 'I'AMAYO, ibid., I, p. 124. Fray José de SIGÜENZA, Tercera parte de la historia de la orden de San Jeronirno, doctor de la Iglesia. Dirigida al Rey Nuestro senor Felipe III, por Fray Ioseph de Sigënça, de la misma orden, Madrid, La Fundacion del Monasterio de El Escorial, Madrid, en la Irnprenta Real, 1605 (éd. utilisée : Madrid, Aguilar, 1988), Livre I, Discurso III, p. 42: [ ... ] mandô que viniese con él el \Ticario fray Juan de Colmenar, acornpanândole dos religiosos de la misma casa: llamâbase el unofray Juan de San Jerônirno,fraile humilde, devoto, y de trazas, y tuvo el libro de la razôn, junto con el contador Almaguer; aplicado a las casas de [ « ([le demanda que le Vicaire frère Juan de Colmenar vint avec lui, accompagné de deux religieux de la même maison: l'un d'entre eux s'appelait frère Juan de San Jer6nimo, frère humble, dévot, appliqué aux des comptes, avec le comptable Almaguer; choses du dessin et des projets dessinés, et il trouva le [ .... ]»).Cf. aussi MULCAHY, op. cit. 2004, p.134-135, 322 323, note 34, sur les dons de Fray San Jer6nimo comme enlumineur de livres et d'aquarelles. Il dessina des études de plans, d'oiseaux et d'animaux de Mexico rapportés par le docteur Francisco Hernandez de ses expéditions scientifiques (1571-1577). Ses copies étaient accrochées dans les appartements privés de Philippe II dont il fut le chapelain. Les originaux furent reliés et conservés dans la Bibliothèque de !'Escorial. Au sujet des représentations de riches brode~ ries vestimentaires dans les peintures de Sanchez Coello ou dans l' Enterrement du comte d'Orgaz (Tolède, Santo Tomé) du Greco, R. Mukahy (op. cil., 1992, p. 45-46, 220, note laisse entendre que les dessins des maîtres comme des artisans travaillant pour cet atelier furent bien plus nombreux (elle cite les noms de Becerra, Navarrete el Mudo, Diego de Urbina, Miguel Barroso et Antonio de Villareal) mais elle ne donne pas d'autres informations ni mentions complémentaires. Néanmoins nous pensons que cette hypothèse est tout à fait vraisemblable mais il faudrait entreprendre une véritable étude beaucoup plus poussée que les rares travaux existants sur un sujet aussi complexe. BELTRÂN TAMAYO, op. cit., 2000, I, p. 42-43. Il serait mentionné sur un dessin de la bibliothèque de !'Escorial mais nous ne l'avons pas vu . BELTRÂN TAMAYO, ibid., 2000, p. 278, note 16: un dibujo que hizo del martirio de San Lourenço [sic J para el capillo de una capa, [... ](puis il s'ensuit la liste d'autres esquisses ou dessins de Becerra déjà mentionnées dans la seconde partie). BELTRÂN 'TAMAYO, ibid., 2000, I, p. 105 et 112: le 2 mai 1581, Diego da Urbina fut payé pour ses «dessins de peinture sur papier » pour !'Ouvroir des broder'.es: [ ... ] en los dihujos de pintura de papel que hace para patrones de las ceneffas matiçadas las Historias de las fiestas de Cristo Nuestro Senor, detinados al

Ces quelques noms sont donnés à titre d'exemples cités dans les documents eux-mêmes et recensés par les historiens mais il est certain que ce ne sont que quelques-uns des très nom breux artisans au statut encore mal défini qui participèrent non seulement à cet atelier en leur qualité de brodeur, comme tant de ceux qui furent employés à titre officiel ou provisoire sans autre activité précisée, mais aussi en tant que dessinateurs de broderies, même si on ne sait si ces dessins concernaient des compositions, des historias, comme les appellent les archives, ou des dessins dornements, qui constituent le fonds de dessins le plus important de !'Escorial. À la lecture des divers documents publiés, il va sans dire que ces ensembles furent donc probablement dessinés par ces brodeurs connus par leurs noms, mais par d'autres encore inconnus en même temps que par une frange des peintres de l'Escorial, par exemple fuan Fernândez Navarrete el Mudo, Diego de Urbina. Quant à Gaspar Becerra, il apporta sa contribution plus ou moins conséquente à cette entreprise. La plainte formulée par la brodeuse Isabel Camps au sujet de la transposition sur tissu d'une composition peinte fournie, sans doute avec toutes les autres peintures, par les« patrones » (« palrons »),dut être un des problèmes pratiques posés par cette collaboration entre brodeurs et peintres32. Comme nous l'avions déjà noté plus haut, et il faut le répéter encore, tant qu'une étude systématique de ces documents ne sera pas entreprise, il reste difficile d'aller trop loin. Même si cette tâche s'annonce immense, elle est réalisable puisque !essentiel est localisé dans les archives royales de Sirnancas. Sans une telle entreprise, nous n'aurons affaire qu'à des résultats partiels, et donc toujours provisoires et aléatoires. Il s'agit ici d'une problématique importante et les questions posées par cet atelier sont complexes et elles mènent surtout dans des directions diverses et certainement vers des réflexions complexes, dordre plus général sur les relations entre politique, théologie et esthétique, impossibles à résoudre en peu de temps et de façon définitive, tout au moins pour les problèmes de fond qu'elle soulève. [atelier de broderies offre donc un champ detudes étendu puisque les questions qu'il soulève reflètent les dissensions et la genèse de la Réforme catholique du siècle d'Or par l'institution d'une liturgie catholique conforme aux décrets conciliaires, par la permanence des pratiques cultuelles traditionnelles et enfin par les changements provoqués par les conséquences du Concile de Trente en un lieu aussi symbolique que l'Escorial, fondé à la fin du Concile (1563), à des fins politiques et symboliques hautement significatives. Mis à part les travaux de Fernando Checa et de quelques autres historiens 33 , la portée d'une telle convergence de faits - événements et mises en acte d'une doctrine investie de ses dogmes et de ses mutations internes dans l'histoire - devrait être étudiée selon un tel point de vue. Aussi il manque des informations de première main et nous ne pourrons donc en restituer seulement que quelques hypothèses fondées sur des éléments aussi solides que possible et dans

Obrador de bordados del .Monasterio de El Escorial para servir coma mode/os a la decoraci6n de los ternos religiosos (" pour les dessins de peinture sur papier qu'il fit pour les patrons des bordures en or matizado des Histoires des fêtes du Christ Notre Seigneur, destinés à !'Ouvroir des broderies du Monastère de ,~2

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!'Escorial pour servir de modèles à la décoration des ensembles religieux,,). À ce sujet, cf. les réflexions de Rosemarie MULCAHY, op. cit., i992, p. 45-46. Nous excluons ici les traYaux des historiens de l'art qui ont évidemment effectué des travaux remarquables sur des questions particulières (Agustin Bustamante et Fernando Marîas pour la partie architecturale et Rosemarie Mukahy pour la décoration) mais il manque encore une approche embrassant tous ces aspects en les mettant en relation les uns avec les autres.

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les limites imposées par un ouvrage axé sur un sujet très

Ces éléments s'appuient sur des

faits dont certains furent exposés plus haut sur le fonctionnement interne de cet atelier. Il faut ainsi revenir à la réflexion fondamentale sur une connaissance directe des œuvres fournies en grand nombre par cet atelier. D'où surgit en effet cette abondance de dessins alors que les faits antérieurs sont encore si fragmentaires, rendent toute avancée périlleuse et tâton nante? Pourquoi sommes-nous tout à coup en présence de dessins si nombreux en dépit des nombreuses pertes34 ? Comment cette production fut-elle possible en si peu de temps? À la première question, il est permis de supposer que les incendies successifs des bâtiments de l'Escorial ne portèrent pas atteinte aux pièces où étaient encore gardés les dessins du temps de la magnificence de cet atelier qui déclina peu avant la mort de Philippe II. Il ne restait plus qu'un coffre plein de dessins » en 171135 alors que les innombrables ornements liturgiques devaient nécessiter des milliers de dessins selon les propos tout à fait crédibles de José de Sigüenza. D'après l'organisation rigoureuse et très hiérarchisée de l'atelier et du contrôle permanent des «

détails de cette production où il est rare de voir un monarque approuver et vérifier lui-même si les dessins répondaient bien au décorum, il est raisonnable de supposer qu'il dut exister au moins un dessin par «histoire>> correspondant à une composition originale36 • On possède actuellement assez de dessins pour les « histoires » et de broderies correspondantes (environ quarante-six, toutes au monastère de !'Escorial) pour s'interroger sur une pratique effective et exhaustive du dessin pour la totalité des ornements liturgiques brodés d'« histoires». Ces « histoires >> requéraient un véritable métier de peintre, et les remarques de la brodeuse Isabel Camps en rappellent la difficile transposition de modèles, bien trop « picturaux », sur une autre matière. Il en était de même, mais avec d'autres aptitudes, pour les dessins ornementaux proprement dits dont le nombre actuel est encore plus important que celui des compositions des «histoires». Leur destination pour les diverses séries de vêtements et de parements est absolument certaine37 • Avec une telle partie subsistante, on est donc en droit de s'interroger sur l'apparition presque soudaine des dessins dans un intervalle d'une dizaine d'années (entre i576/1577 et i589) pendant la seconde période, de loin la plus productive, comme le prouvent les paiements successifs aux divers artisans et les dates sur les dessins eux-mêmes datés et signés comme ceux de Miguel Barroso, un des peintres et dessinateurs les mieux connus pour cette production et nommé peintre du roi en 1590. Lémergence d'une production aussi abondante

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Lors de l'incendie de 1689, les bâtiments furent protégés par l'appareil de briques, sauvegardant ainsi le contenu des pièces. Mais il en manquait déjà beaucoup avant la dispersion de 1854 puisque l'atelier fut transféré dès la fin du xv1' siècle et plusieurs fois aux xvn' et xym' siècles (cf. en dernier lieu JuNQUERA, arL dt., i964, p. 571, et ANGCLO INfcunz et PÉREZ SANCHEZ, op. cit., i975, I, p. 67, pour l'historique de ces albums). Si on compte la totalité des dessins pour les compositions d'histoires et les ornements, on par· vient à cinq cents feuilles environ, ce qui ne serait qu'une faible des dessins réalisés. JuNQUERA, art. cit., 1964, p. 572, note 13. Cette information est fournie dans un document provenant sans doute de l'Archivo General de Simancas mais cité sans aucune référence par Junquera. On verra plus loin qu'un autre dessin en couleurs, découvert au musée des Beaux-Arts de Rouen par Éric Pagliano qui nous l'a aimablement signalé, reprend littéralement un dessin du Louvre. Comme on rencontre ce même cas de pour les dessins d'ornements, il est donc possible que les " histoires » furent dessinées une seconde fois, au moins pour les de pour fournir des indications complémentaires aux brodeurs. BELTRÂN TAMAYO, op. cit., 2000, II, p. 311-319: îl subsiste 329 dessins de toutes dimensions portant tous le sceau du monastère. On ne peut donc douter de l'origine, ni de la fonction de ces feuilles mais certaines n'étaient pas réservées à cet usage.

tout au long de la décennie de 1589 coïncide avec l'activité intense pour la décoration de tout le monastère, après la construction de l'ensemble des bâtiments dans la décennie précédente sous la direction de l'architecte Juan de Herrera, très proche collaborateur de Philippe IL Mais un fait distingue ces dessinateurs employés dans l'atelier: tous semblent être des Espagnols et non des étrangers, qui seraient majoritairement des Italiens alors actifs dans ces annéeslà sur le chantier des grands projets de décoration à fresque des cloîtres, de l'église et de la bibliothèque. On ne peut évidemment être catégorique sur cette constatation provisoire. Ce fait est tout de même avéré par les documents et l'homogénéité des dessins en dépit de nombreuses nuances. Les dessins signés le sont eux aussi par des maîtres d'origine espagnole. Cette remarque mérite d'être soulignée. On peut de la sorte mieux mesurer le sens de nos interrogations car si ces maîtres, partiellement connus par des mentions, furent formés en Espagne, peut-être en Castille pour la plupart, on peut comprendre que cette émergence presque brutale dans les documents déconcerte. Lactivité la plus intense, limitée dans un laps de temps d'une dizaine d'années, voire même entre cinq et sept ans si on s'en tient aux documents (entre 1583 et 1589 ), ne peut être le fait que de gens de métier, en tout cas des experts instruits dans le dessin et la peinture pour les noms qu'on connaît. Comme nous avons déjà énuméré quelques noms supplémentaires de dessinateurs, dont on ne sait s'ils étaient des dessinateurs occasionnels, des religieux pour certains, ou de véritables maîtres, artisans brodeurs ou peintres de métier, cette interrogation a en effet de quoi surprendre puisque même dans ce dernier cas de figure, tous ces noms sont espagnols et aucun nèst hispanisé, ni ne proviendrait d'Italie ni du Nord de l'Europe. S'il a existé au moins le double des dessins subsistants dans le pire des cas, on devrait donc compter environ un millier de dessins. Mais si on suit le texte de José de Sigüenza, tout à fait crédible puisqu'il fut publié en 1605 sur les presses de l'imprimerie royale, moins d'une dizaine d'années après la mort de Philippe TT en i598 et la grande période de dotation de l'église en ornements sacrés dans la décennie i580, et que les sources utilisées par le moine hiéronymite, qui étaient de première main en sa qualité de chroniqueur du monastère, lui facilitèrent les accès privilégiés à ces sources manuscrites et imprimées, ce nombre devrait se monter au moins au triple ou au quadruple, c'est-à-dire à trois mille dessins environ, en incluant les dessins décoratifs qui servirent à l'évidence plusieurs fois à la répétition des motifs, comme le montrent très clairement certains d'entre eux plus usés que d'autres38 • Ces remarques peuvent paraître superflues et pourtant c'est à partir de tels indices qu'on peut reconstituer une partie du processus de travail propre à cet atelier. C'est à partir du recoupement de toutes les informations, en faisant finalement une reconstitution« archéologique »,qu'il est possible d'avancer quelques hypothèses fondées sur des éléments objectifs.

B-

Les processus de travail: essai de reconstitution

On peut ainsi remarquer que ces séries de dessins venaient assurément en début de chaîne, en tout cas très tôt et avant de commencer tout travail de broderie. Cette remarque peut paraître aller de soi mais, étant donné la hiérarchisation des tâches, le rôle suprême du roi et du surin-

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BELTRÂN TA:>IAYO,

ibid., IL p. 314-315.

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tendant, le déroulement des opérations étaient prévu à chaque changement d'étape. rétape préliminaire était donc celle de la préparation du patron ou modèle, et celui-ci était presque sans aucun doute laissé au dessin préliminaire39 • Cette hypothèse permettrait de déduire qu'à l'exclusion des ornements décoratifs, les ornements composés d'histoires étaient donc tous précédés de cette phase préliminaire apparemment assez complexe. Beltrân Tamayo a rapporté ses observations sur les dessins et il a ainsi pu souligner que la plupart des papiers sont vergés, de qualité différente et de couleur beige en général. Beaucoup d'entre eux sont coupés et souvent usés par des pliures, des traces qui caractérisent un usage intensif dans un atelier spécialisé. Le dessin utilisé comme palrnn ou carton doit en effet obéir à différentes tâches et s'adapter à de fréquentes manipulations souvent répétées. Ils possédaient donc des fonctions bien délimitées: ils servaient d'abord au report de motifs qui se caractérisent le plus souvent par la reproduction des motifs végétaux répétés jusqu'à l'usure de la trame du papier sur plusieurs vêtements ou parements. Cette usure est donc la preuve très courante d'une manipulation fréquente du dessin utilisé d'abord sous sa forme de patron puisque la plupart de ces dessins aux motifs décoratifs sont à l'échelle imposante des vêtements. Certains d'entre eux portent encore la marque de la catégorie de vêtements ou de parures qu'ils préparaient. Parfois ils indiquent avec précision le nom de l'auteur du motif, ou ils portent la date ou encore des annotations diverses plus personnelles comme des invocations40 • Ces opérations étaient suffisamment complexes pour mettre à l'œuvre sans doute un nombre conséquent de dessinateurs dont le statut n'est pas clairement défini. En effet, l'étude des dessins des deux albums conservés à la bibliothèque de !'Escorial a fait l'objet d'une classification établie par Diego Angulo Iftiguez et Alfonso E. Pérez Sanchez41 • Mais ils n'ont pas inclus le troisième contenant les patrons piquetés correspondant aux dessins contenus dans les deux albums précédents42 • Ce grand album contient quatre-vingt «dessins de piquetés, quon envoya [en feuillets] détachés», qui correspondent aux feuillets piquetés sur les originaux contenus dans les deux autres albums mais quelques-uns de ces« patrons» ont disparu43 , ce qui était le cas d'un dessin récemment acquis par le Louvre 44 • La classification d'Angulo et Pérez Sanchez a cherché à uniformiser cette production en la classant sous deux

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BELTRÂN TAMAYO, ibid., 2000, I, p. 38: les travaux de broderie s'appuyaient toujours sur des modèles préliminaires. Ils commençaient à partir de dessins préparés à cet effet ou alors on se référait aux broderies d'un vêtement pris pour modèle. BELTRÂN TAMAYO, ibid., II, p. 315. ANGUI.O INÎGîJEZ et Alfonso E. PÉREZ SÂNCHEZ, op. cit., 1975, I, n°309-385, p. 67-76, pl. LXXX.LXXXVII; n°15-26, p. 20-21, pl. VI-VIII (sous le nom de Miguel Barroso). Nous renverrons désormais aux numéros correspondants à leur classification. du Monastère San Lorenzo de El Escorial (cote; 28-I-25), désormais cité A. I; le Bibliothèque second (cote: 28-Il-26) désormais cité A. II. Cf. Gregorio DE ANDRÉS O.S.A., « Catalogo de las colecciones de dibujos de la Real Biblioteca de El Escorial>>, Archiva Espano/ de Arte, 1968, n°161-164, suppl. sans pagination, N. 9. Bibliothèque Royale du Monastère San Lorenzo de El Escorial, cote: 28~ I-2; DE ANDRÎiS, ibid., N. 11. I:album est désormais cité sous la désignation A. III. JI contient quatre-vingts dibujos de papel picado, détachés qui corque le enviaron sueltos (« dessins de papier piquetés, qu'on envoya respondent aux dessins piquetés reportant les dessins originaux contenus dans les deux autres albums mais quelques dessins pour ces« patrons» ont disparu (BAMBACH, op. cit., i999, p. 368). Adoration des Paris, musée du Louvre, Département des Arts graphiques, Inventaire RF 42750. Il correspond au patron folio 11, 11°5 i8, contenu dans ce troisième album ou A. III. Cf. BAMBACH, ibid., 1999, p. 497-498; BoUBLI., op. cit., 2002, cat. n°32, p. 50-51.

noms recensés dans les archives, Diego Lôpez de Escuriaz et Miguel Barroso. Les autres dessins, de loin les plus nombreux, sont répartis entre quatre maîtres et parfois, pour les Maîtres A et D, parmi des dessinateurs de leur entourage en raison d'affinités dans le traitement général. Cette tentative de classification eut le mérite de clarifier la part des dessinateurs, ce qui était d'une absolue nécessité, mais elle a aujourd'hui pour défaut d'être beaucoup trop uniforme et de ne pas refléter la variété des factures qui sont à l'évidence la marque de dessinateurs bien plus nombreux que ces quatre maîtres. Nous avons tenté de procéder ici à une classification un peu plus nuancée qui rejoint certains éléments de celle instituée par Angulo Ifiiguez et Pérez Sanchez. Nous avons classé les dessins des deux albums principaux, désignés ici sous les noms d'Album A. I (ou A.[) et Album A. II (ou A. 1[)45 avec l'appellation annexe d'Album A. III (ou A. III) pour le grand album de papiers piquetés. La série complète fut en partie discutée par Carmen C. Bambach dans son ouvrage sur les cartons piquetés 46 et elle commence à être un peu mieux connue depuis la publication très sommaire mais très précieuse de Gregorio de Andrés 47 • Nous avons rassemblé sous huit groupes principaux, composés d'un nombre inégal de dessins, les différentes factures de ces albums sans toutefois que ce regroupement soit définitift8 . Ainsi on peut reconnaître au moins trois grands groupes qui sont dessinés par des maîtres plus talentueux que les autres dont on retrouve la même facture pour l'un d'entre eux dans le deuxième album. D'autres groupes moins importants en nombre mais aussi homogènes se distinguent par une faclure personnelle. La plus grande difficulté de ces detLx albums reliés, sans réelle cohérence ni stylistique, ni iconographique, réside dans la présence de beaucoup de feuillets qui ne peuvent être intégrés à aucun grand groupe, ni même à aucun groupe restreint. Ils s'assemblent par paire ou bien, dans la plupart des cas, ils demeurent isolés ou disparates. Certes on peut considérer que ces différences sont minimes dans beaucoup d'exemples, comme la plupart des dessins de très haute qualité du Groupe 1, mais elles sont le signe d'une activité plus étendue à un groupe d'individus plus nombreux. La distinction entre plusieurs groupes où les dessins peuvent être réunis dans chacun d'entre eux est assez claire, surtout pour le

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Bibliothèque Royale du Monastère San Lorenzo de El Escorial (cote: 28+25) désormais cité A. I; le second (cote: 28. IL 6) est désormais cité A. II; le troisième composé des dessins piquetés (cote: 28-I-2) désormais cité A. III. BAMBACH, op. cit., p. 368-371, 497-498. DE ANDRÉS, art. cit., 1968. Les numéros renvoient directement aux n:.iméros correspondants du corpus d'ANGULO IKÎGUEZPÉREZ SANCHEZ, op. cit., 1975, sans autre apparat pour ne pas alourdir inutilement les références. Ainsi nous avons divisé en huit groupes principaux les différentes factures. Groupe 1: A. 1: fol. 10 à 15, 42, 216, 217: n°193, 194, 195, 196, 198, 199, 364, 362, 363; fol. 218: n°361, maître proche de celui des folios 216 -217 d'A.J; A. II: fol. 1 à 8, 23, 32-33, 52 (n°182, 366, 367, 368, 369, 370, 371, 183, 184, 372, 373> 365) (fig. 44). Groupe 2: A. 11: fol. 16, 18, 19, 26, 27, 28, 29, 36, 37, 40, 50 (n°333, 349, 332, 323, 325, 326, 327, 328, 329, 342, 330) (fig. 45). Groupe 3: A. II, fol. 211, 212, 213, 214, 218, 49: n° 335, 336, 337, 338, 345, 346 (fig. 46) Groupe 4: A. II, fol. 45, 46, peut-être 47: n°339, 341, 344 (fig. 47). Groupe 5: A. 1, fol. 16, 19, 21, 23 311, 310, 316) (fig. 48). Groupe 6: A. I, fol.17, 18, 19, 21, 23, 24, 25, 27, 36: n°309, 317, 322, 313, 312, 315, 318 (fig. 49). Groupe J: A. II: fol. i7, 20, 31, 34, 35: n°349, 350, 351, 352, 334: ces dessins sont sur papier blanc au en bleu indigo (fig. 50 ). Groupe 8: A. II, fol. 10, u, 12, 21, 22, 39: n°355 à n° 360 (Maître C) (fig. 51).

243

1F1G.44 - Groupe I, Album A. Il, fol. 23 (11°184),

Saint Joseph et ln Vierge paient le tribut

1FJG.46 ·· Groupe 3, Album A. fi, fol. 49 (11°346), La Cène à Emmaüs

1Fic.45 - Groupe 2, Album A. Tl, fol. 37 (11°329),

La guérison du paralytique, du boiteux et du manchot

j F1G. 4ï - Groupe 4, Album A. Tl, fol. 46 (n°341), Ln Descente aux Limbes

1FIG. 48 - Groupe 5, Album A. I, fol. 23 (n"316), Saint Marie-Madeleine aux pieds du Chris1

1F1G.49 - Groupe 6, Album A. I, fol. 18 (n"31ï), Le Chri.:>:ion dei;; andace;:: technique>: tek qne leg r:ac-

èôUi'èis dêS figurés célestes de la fresque aduellc 1 comme ailleurs dans les décors. Cette analyse t'!:t évidt'mtnêfit impossiblê gans la découverte de dessins significatifs de ce dheloppement.

Mais il nous paraît important de souligner l'impossibilité réelle de comprendre le décalage entre le premier schéma et la fresque et de suspendre les commentaires. La fidélité littérale des dessins et des peintures est aussi exacte pour les autres tableaux d'autel de Cambiaso dans les chapelles latérales de la nef dans la basilique (Prédication de saint

Jean-Baptiste) 147• Quant aux dessins peu nombreux de Romulo Cincinnato, ils préparent jusque dans les détails du paysage les peintures des retables du grand cloître (sur les thèmes du Christ et la Samaritaine et de la Cène) sans être pour autant des copies'48 • C'est du reste à partir de ces seuls dessins qu'on peut rationnellement juger des qualités graphiques de cet artiste, de sa facilité à installer ses figures aux proportions amples et élégantes dans des architectures et des scénographies très comparables à celles de Tibaldi dans le même cloître. Cincinnato est un artiste complexe à saisir dans sa formation et son indépendance du milieu florentin et romain (Girolamo Muziano, Siciolante da Sermoneta et Taddeo Zuccaro) avec lequel il partage, d'une tout autre façon cette fois, la communauté des principes de composition el l'aptitude à répondre à la fonction dévotionnelle: ainsi, le Martyre de saint Niaurice (1583-1584), installé à la place de celui de Greco dans la basilique, fut refusé pour des raisons de décorum, mais non pour ses audaces, ni pour ses figures virevoltantes, un motif stéréotypé qui sera aussi reproché

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S1GÜENZA, op. cit., Livre II, Discurso XIII, p. 455. Nous ne faisons que reprendre ici les renseignements donnés par Carmen GARcfA·FRiAs-CHECA, " Carnbiaso's Followers in Spain and their Work in the Monastery of San Lorenzo at the Escorial >>, op. cit., 2007, p. 206, note 21, où elle mentionne la variante (Toronto, Kekko Gallery, i991) très proche du schéma de la fresque mais avec des doutes sur ce dessin. Nous ne pouvons pas nous prononcer sur cette feuille mais il est évident qu'il a existé des feuillets préparatoires, depuis le schéma d'ensemble au moins jusqu'aux sections principales de la fresque, que Cambiaso a transmis à Tavarone el à ses assistants. Cf. en dernier lieu, Mary NEWCOME ScHLEIER, art. dt., in Mario Dr G1AMPAOLO (dir.), op. cit., 1995, fig. 2, i3, cat. n°3, p. 41 pour les autres variantes. Carmen GARcIA-FRfAs-CHECA, «Romolo Cincinnato »in Mario D1 GJAMPAOLO ibid., fig. 18· i9, 21-22 en particulier.

à Tibaldi pour le dessin du Saint Michel (fig. 58). Le seul dessin connu (Gijôn, Instituto Jovellanos, détruit pendant la guerre civile) de Cincinnato nous assure une fois de plus de la multiplication certaine des variantes présentées au roi puisque cette feuille contient de nom breuses variantes et une technique beaucoup plus déliée, sans commune mesure avec les dessins déjà mis au carreau pour le doître' 49 • Chez Cincinnato ou chez Tibaldi, on est impressionné par l'ampleur des proportions, par la clarté de la répartition des figures, par l'étonnante maîtrise spatiale et enfin par la fluidité des gestes qui intériorisent les passions et les transmettent dans une rhétorique mesurée. La fluidité spatiale, peut-être un des caractères de ce et le dépassement des passions humaines par l'exemple de la vie du Christ pourraient expliquer cet art de la mesure mais puissant, à l'image de la puissance des dogmes exposés dans les images. Le cas de Pellegrino Tibaldi est encore plus flagrant tant sont rares les dessins d'une technique si déliée (fig. 54-55, fig. 57-58), d'une ampleur spatiale intégrant des éléments architectoniques en résonance avec l'architecture réelle du cloître. On peut y constater le décalage avec l'aisance des feuilles préparant certaines fresques peintes en grande partie par ses assistants. Mais dans les meilleurs dessins pour le cloître, la Présentation de la Vierge au Temple (U.S.A., coll. Bick) et la Visitation (Angleterre, ancienne coll. Clifford), la liberté et le naturel si particuliers aux meilleures œuvres de Tibaldi indiquent que les inventions sont conçues par lui seul, comme Raphaël ou Giulio Romano, et qu'il suit exactement cette tradition. Cette liberté est encore intacte et perceptible dans la Présentation de la ~Vierge au Temple dont l'architecture serait peinte par Cincinnato, selon Andrea Zezza150 • On comprend bien dans la maîtrise spatiale et le sens des proportions la proximité de ces peintres, tous deux architectes et scénographes, héritiers de la tradition du premier Cinquecento romain (des dernières œuvres de Raphaël, des Actes des Apôtres et de la Transfiguration), importé et à l'Escorial dans une atmosphère de rénovation spirituelle appelant à la pureté et à la simplicité des formes. On pourrait interpréter l'espace en réserve mis en évidence sur le dessin de Tibaldi comme la signature de ce travail en commun. En effet, la partie iconographique du groupe de la Vierge est laissée en réserve, complétée même par le prolongement à la pierre noire de la colonne torse alors que tout est déjà entièrement prévu, préparé par la technique du clair-obscur utilisant le procédé de la tache des zones ombrées, seulement affermies sur les contours. Soigneusement

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150

Ces dessins sont très importants car ils témoigneraient, comme ceux de Tibaldi, d'une préparation soignée des fresques, le Christ et la Samaritaine (Londres, Courtauld (fig. 56) et la Cène loyale de l'agneau (Florence, Uffizi, Gallerie e Stampe). Pour les fresques du cloître, nous renvoyons à l'excellent éclairage donné par Andrea ZEZZA, « Romûlo C:incinnato: gli affrescbi del corne del cbiostro Evangelisti »in Mario DI G!AMPAOLO (dir.), op. cit., i993, p. 125-127. Andrea ZEZZA, art. dt., in Mario DI GIAMPAOLO (dir.), ibid., p. 126, mais cette opinion est passée sous silence dans l'article de Sylvie Béguin et Mario Di Giampaolo, art. dt., Mario Dr GIAMPAOLO (dir.), ibid., p. i44. Nous n'avons pas assez examiné ces fresques sur place pour nous prononcer mais les opinions d:'\ndrea Zezza sont souvent pondérées et justes et nous nous rallions provisoirement à son avis. 11 a fort bien compris le sens iconographique et l'expression formelle dans les retables de Cincinnato dans le grand cloître et il résume fort justement ces qualités, et mieux que les fresques du cloître, les deux stations de ses retables sur bois « révèlent le bel artiste que Cincinnato sait être. Exhibant un mode de composition "docte" une fois encore caractérisé par une habileté à réélaborer un très riche patrimoine figuratif se pliant aux particulières des décorations de !'Escorial, par la capacité de se confronter avec la tradition et den extraire ce qui lui sert"· On pourrait en dire autant de l'art de Tibaldi à !'Escorial.

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Pellegrino Tibaldi, lvfassacre des fllnocents, Florence, Galleria degli Uffizi, Gabinetto Disegni e Stampe (Inv. 11-4123 S)

1FIG. 54 -

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·, . ,; ;;-•>, i999. PACHECO, Arte de la pintura, op. cit., p. 439-440: Mateo Pérez de Alecio traxo a Sevilla muchas debuxos acabados de su mano de lâpiz y también, entre ellos, uno de aguada y realce de la muerte de Moisén, [... ] y la causa de aventajarse aquel debuxo a los demas era por haberlo pintado al pie del Juicio de el San Crist6bal que tiene pintado en esta Santa Iglesia, y acabô revestidose de su gran mariera; [ ... ]. el afio 1584, hizo muchos debuxos pequefios (y yo tengo y el carton, del mesmo tamafw, no solo los perfiles, pero muy bien acabado, oscurecido y plomeado con gran destreza y lo tuvo puesto en una gran sala de que se tiene del ,1lcazar Real desta Ciudad ( donde yo le vi siendo mozo), y es la mayor figura noticia en Esparïa, pues tiene 30 pies de alto desde la superficie de la cabeza al pie que planta fuera de lagua. ( « Mateo Pérez de Alesio apporta à Séville beaucoup de dessins achevés de sa main à la pierre et aussi, parmi ceux-ci, un sur la Mort de Moïse, au lavis et rehauts, [... ]et la raison de vanter ce dessin par rapport

335

de Pérez de Alesia. Céspedes suivit plus fidèlement encore que cet Italien l'héritage de MichelAnge en façonnant des modèles de terre cuite ou de cire, puis en préparant des dessins et des trazas de retables à la pierre noire et des cartons projetés à l'échelle42 • I:utilisation de mannequins est attestée dans plusieurs exemples dont le témoignage de Pacheco est fort précieux quand il désigne des artistes peu connus tels qu'Antonio Mohedano ou Pedro Urzanqui43 • Pérez de Alesio et Céspedes apparaissent avec Vargas et Campana comme des modèles de référence immédiats pour la génération de transition de Pacheco à Séville mais aussi pour Carducho puisque tous deux y font allusion avec une relative précision. Les allégations de Pacheco sont une source fondamentale, du reste partiellement rappelées par Céan Bermudcz44 • Il s'implique lui-même dans les connaissances qu'il a pu en tirer pour son apprentissage et il ne manque pas de nous informer des dessins qu'il a collectés, les tenant souvent pour un souvenir très vif de ces oeuvres et des artistes dont il était proches, que ce soit pour le cas de Céspedes ou celui très intéressant et respecté de Pérez de Alesia, artiste étonnamment cité comme un modèle pour sa génération. Ces artistes représentaient les héritiers de la tradition italienne (toscane et romaine) et espagnole quand celle-ci suivit les mêmes voies et le > fabriquée de toutes pièces sous le règne de Philippe II légitimait historiquement l'hégémonie du castillan. Elle cherchait à lui offrir un prestige digne du latin auprès des premiers auteurs chrétiens, à partir de saint Isidore de Séville. Eux-mêmes étaient des descendants directs de la tradition gréco-romaine et du passé ibérique de l'antique Hispanie. Il nous intéresse ici de constater surtout que dans tous domaines, le pouvoir contrôla jusqu'à la falsification historique les origines linguistiques de la péninsule, et donc l'ancienneté de son peuplement. La langue se transforme en un conservatoire des vicissitudes historiques qui l'ont traversée et façonnée. Les décisions de Philippe II en fixèrent les usages déjà entrés en vigueur dans la Grdmatica castellana de Nebrija. Alphonse X était déjà conscient de cet héritage patrimonial qu'il chercha à transmettre dans ses écrits en faveur de la langue commune2°3 • La recherche d'une origine commune à toutes les provinces de l'Espagne dans une langue enfin retrouvée était un moyen

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Discurso de la certidumbre de las reliquias descubiertas en Granada desde el aiio I588 hasta el de 1598, Grenade, 1601; cf. MENÉNDEZ PrnAL, ibid., p. 942-946. MENÉNDEZ PmAL, ibid., p. 947: il cite le célèbre et indispensable Diccionario de Sebastian de Covarrubias, paru en 1611, se référant aux Étymologies d'Isidore de Séville et rappelant qu'un vocable

signifie proprement ce que contient son étymologie. Il justifie, lui aussi, cette légitimation des langues vernaculaires par leurs particularités territoriales qui en éclairent les vestiges du passé.

d'en reconnaître son unification politique et sociale, que Philippe II avait imposée par la force en luttant contre l'érasmisme et les hérésies, en s'appuyant sur l'inquisition, en publiant la liste des livres interdits dans !'Index de los libros prohibidos de 1559 par l'inquisiteur Général Fernando de Valdés. Cette mutation souligne un paradoxe. En faisant du castillan la langue de tous les« Espagnols», l'institution monarchique ne faisait qu'entériner une évolution spontanée puisqu'une grande partie de la population se reconnaissait dans l'usage d'une langue parlée et, si elle n'était pas obligatoirement langue naturelle, du moins fut-elle acceptée comme langue commune à tous et pour tous. À la fin du xvre siècle, le castillan est devenu langue espagnole à l'intérieur et à l'extérieur de la péninsule2° 4 • Jadis appelé nuestro latin par Alphonse X en tant que langue parlée dans son royaume, l'idiome se mua en langue internationale. La publication conjointe de discours et de grammaires sur la langue tels la Grâmatica castellana de Cristobal de Villalôn parue en i558 205 , l'année de l'accession de Philippe II au trône, et le Discursa sabre la lengua castellana d'Ambrosio de Morales (1585) prouvait une prise de conscience de ses spécificités face au latin et renforçait la justification dans les développements sur sa richesse syntaxique et lexicale. Lëvangélisation des populations du Nouveau Monde dont la conquête continuait par l'extension des territoires au xvrre siècle et la nécessité de les administrer imposaient, elles aussi, une codification des grammaires tandis qu'on inventait des signes et des codes de lecture translitérés, facilement reconnaissables pour évangéliser les populations autochtones. Tout en impliquant une normalisation de la langue commune, cette codification amenait à emprunter et à transcrire les mots indigènes en castillan206 • L'adaptation du romance à des mots et des objets totalement inconnus l'ont enrichi et ouvert ainsi à un autre type de connaissance, à un mode de penser tellement autre que les classiques grecs et latins. D'une certaine manière, la découverte du Nouveau Monde, avec les bouleversements qu'elle apportait, le contraignit à créer rapidement des néologismes et à accepter des barbarismes là où ils étaient exclus de la langue classique calquée sur le cicéronianisme des humanistes du xve siècle. Ce fut une des raisons de la diffusion de l'espagnol dans toute l'Europe comme langue concurrente du latin. On peut dire qu'au xv1e siècle, le castillan est identifié avec l'espagnol au fur et à mesure de l'expansion et de l'affirmation de l'unité territoriale, de la politique centralisatrice et de l'hégémonie de l'espagnol en tant que langue politique utilisée dans la diplomatie et auprès des cours européennes. Mais l'extension apparemment illimitée des territoires vers l'Ouest pouvait aussi devenir une faiblesse car elle impliquait une politique de contrôle encore plus vigilante et sévère. Le castillan se transformait en un conservatoire d'une culture écrite et orale dont les normes linguistiques recèlent les racines et les variantes. A la fin du siècle, l'adoption totale,

définitive du castillan comme langue commune et langue nationale avait été formulée déjà comme une réalité par Juan de Valdés vers 1535· Si les Espagnols se reconnaissaient dans la langue « espagnole », cela ne les empêchait pas de rejeter lëquivalence avec le castillan. Cette mutation

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Pour cette mutation, cf. les réflexions fondamentales de Ramon MENÉNDEZ PrnAL (ibid., 2005, p. 935Rafael LAPESA (op. cit., 1991, p. 297-302). Crist6bal de VrLLALO"I, Gramâtica castellana por el licienciado Villalôn, Anvers, Guillermo Simon, 1558. Edici6n fac-similar y estudio de Constantino Garcia. Madrid, C.S.I.C., 1975-LXI, 107p. (Clâsicos Hispanicos, Serie l. Ed. Facsimiles, V.XII) Cf'. en dernier lieu BUSTOS TOVAR, art. cit., i991, p. 111. 946) et de

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s'accomplit à la fin de la Renaissance avec les résistances, les polémiques et la variété des régions qui conservèrent toujours leurs idiomes. La promotion du castillan au statut de langue nationale devait donc passer par la reconnaissance des autres langues vernaculaires comme autant de richesses linguistiques et historiques liées par un passé commun à la péninsule tout entière.

B-

Le romance élevé au rang de langue de savoir et de culture. Parallèle avec l'affirmation d'une pratique du dessin

Durant tout le siècle, les auteurs et les écrivains défendirent avec force la conscience d'une langue et d'une culture proprement espagnoles aptes à rivaliser avec l'Italie. Ils exposaient ainsi une égale prise de conscience des éléments linguistiques de l'idiome commun. De Valdés à Ambrosio de Morales et Fernando de Herrera, tous constataient l'inaccomplissement de la langue castillane malgré ses immenses qualités tandis que Luis de Le6n s'efforçait de mettre en acte son apologie du romance en lui ouvrant la voie de l'écrit dans l'exégèse à la gloire des noms du Christ. Ils espéraient que les générations suivantes allaient mûrir ses possibilités littéraires encore inexplorées. Tous aussi reconnaissaient le passé prestigieux de cette langue. Celle-ci avait prouvé la richesse de sa constitution depuis la consolidation de l'usage dans la langue écrite sous le règne d'Alphonse X jusqu'à la création des œuvres maîtresses de la Célcstinc (édition de Burgos en 1499, suivie de celle de Tolède (1500) et de Séville (1501)) de Fernando de Rojas et d'Amadis de la Gaule, roman connu depuis la fin du xme siècle, mais parvenu seulement dans une version de 1508 et publiée par Garci Rodriguez de Montalvo. Au cours du xvre siècle, on passe très aisément et très rapidement d'une phase encore en gestation, même sur le plan phonétique, à l'accomplissement du processus de dignification 207 du romance au moment de la parution des Anotaciones de Fernando de Herrera en 1580. Dans la même décennie, Cervantes commençait le travail d'écriture d'un des épisodes de la première partie du Quichotte 208 • Le Dialogo de la lengua de Juan de Valdés est un excellent examen de la situation du castillan sur les plans historique et culturel dans le contexte d'une unification territoriale de l'Empire sous le règne de Charles Quint. Au moment de l'écriture du dialogue, la description précise d'un territoire dévolu à l'espace d'une langue commune parlée et conservatoire naturel de coutumes orales est rapportée par Valdés à ses interlocuteurs italiens (Coriolano, Marcio) en fonction des évolutions historiques indépendantes de chaque région 209 • On est même éton-

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N'étant pas spécialiste de ce domaine, j'emprunte cette expression très juste aux historiens de la langue, en particulier à José Maria M1c6, « La época del Renacimiento y del Barroco » in Historia de la traducciôn en Espaiia, Francisco LAFARGA & Luis PEGENAUTE (éds.), Salamanca, Editorial Ambos Mundos, 2004, p. q6. Francisco Rico, « Nota al texto » in Miguel de CERVANTES SAAVEDRA, Don Quijote de la Mancha, ediciôn y notas de Francisco Rico, Madrid, Real Academia Espafiola, 2004, p. LXXVII-XCIII [1" éd. Madrid, Iuan de la Cuesta, 1605 et 1615]. VALDÉS, op. cit., p. 69, 139-142, p. 139-140: V[aldés]. - [ ... ] digo que dos cosas suelen principalmente causar en una provincia diversidades de lenguas: la una es no estar debaxo de un prîncipe, rey o seiior, de donde procede que tan tas diferencias ay de lenguas, quanta diversidad de seiiores; la otra es que, como siempre se pegan algo unas provincias cormarcanas a otras, acontece que cada parte de una provincia, tomando algo de sus comarcanas su poco a poco se va diferenciando de las otras, y esto no solamente en

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né que la position du castillan face au latin et à l'italien soit mise précocement en relation avec une telle prise de conscience de la réalité politique et historique alors que les usages parlés et écrits ne se posaient pas en termes d'expansion territoriale, ni d'auctoritas incontestable ou acquise à la faveur d'un passé récent. Dans la célèbre dédicace de ses œuvres avec celles de Garcilaso que nous avons déjà évoquée, Juan Boscan confiait à la duchesse de Soma des propos comparables à ceux de Valdés. La conscience des possibilités de la langue, encore inaccomplie dans ses différents modes d'écriture déjà différenciés par Valdés, y apparaît clairement. Ainsi, la rencontre de Bosd.n avec Andrea Navagiero, ambassadeur de Venise, en 1526 à Grenade avaitelle provoqué une prise de conscience de la dignité du castillan face au modèle italien, reconnu unanimement pour ses inventions de nouvelles formes poétiques telles que le sonnet. Sitôt appliqué par Boscân, qui détaille admirablement sa propre découverte et ses premiers essais dans cette nouvelle poésie, le modèle italien suscita alors l'émulation. La conscience de l'inaccomplissement du castillan en matière littéraire est exposée par Boscân sous une forme heuristique de façon à éveiller l'émerveillement devant la découverte des possibilités de la langue qui se laissait manier de la sorte avec tant de facilité et de souplesse que le poète catalan finit par découvrir une nouvelle création indépendante du modèle italien. Pour Boscân et Garcilaso, l'originalité et la dignité de la langue se déploient en même temps que tous deux créaient une forme de poésie nouvelle en Espagne Il est aussi remarquable que les deux poètes portent un regard critique sur l'histoire littéraire et poétique de l'Espagne car leur prise de conscience n'était pas purement théorique. Elle ouvrait sur une pratique poétique novatrice qu'ils appliquaient au même moment. Et cette constatation est, là encore, remarquable: on n'observe pas une critique négative et stérile vis-à-vis de la situation de la littérature. Au contraire, le modèle en stimule la critique de façon positive et, avec elle, fraie la voie de l'imitation et de la création originale. Valdés décrivait une situation du castillan encore en devenir face à l'italien et ses difficultés internes de développement appelaient à définir les différents usages littéraires de la langue vulgaire. Le Dialogo de la Zingua n'était pas un texte théorique basé sur des principes, ni exclusivement un manifeste pour la défense du castillan à proprement parler, mais il occupait une place médiane en comparaison du latin et de l'italien, face au degré de maturité atteint par ces deux langues et aux règles applicables à une langue déjà bien enracinées dans une tradition, et contrainte à fixer une série de normes syntaxiques et lexicales conquises par le toscan à lra210



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el hablm; pero aun tambîén en el conversar y en las costumbres. (« fe dis que deux choses principales provoquent habituellement la diversité des langues dans une province: l'une des deux est de ne pas être tout entière soumise à un prince, un roi ou un seigneur, d'où il procède qu'il y ait autant de différences entre les langues, qu'il existe de diversité de seignems; l'autre est que, comme de provinces voisines se collent toujours quelque chose des autres, il arrive que les confins d'une province, prenant quelque chose de ses régions voisines va se différencier peu à peu des autres, et ceci, non seulement dans le par· ler, mais même dans la conversation et les coutumes.»). Ce passage est fondamental pour le témoignage sur la réalité linguistique de l'Espagne vers 1530. Antonio de Nebrija avait déjà établi la corrélation entre lëvolution des langues, l'implantation successive de populations et les contingences historiques. Valdés, puis Fernando de Herrera reprennent une analyse historique comparable. Nous recitons ici ce passage important de la lettre de Juan Boscân à la duchesse de Soma, dans le prologue du Livre II, op. cit., 154z, p. XIX r0 : P01·que la cosa era nueva en nuestra espana, y los hombres tam-

bfen nuevos, a/omenos muchos delos: y en tanta novedad era impossible no temer con causa, y aun sin ella. («Parce que la chose était nouvelle dans notre Espagne et les hommes nouveaux aussi, au moins beaucoup d'entre eux: et dans tant de nouveauté, il était impossible de ne pas avoir de crainte, et même sans elle.")

vers les œuvres de Pétrarque et de Boccace Boscan faisait de même en adaptant au castillan les modèles du sonnet et d'autres formes poétiques On peut vraiment considérer que, vers 211



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1535, il existait un jugement critique de ces écrivains à l'égard de leur propre langue dont ils

cherchaient à corriger ou, mieux, à perfectionner les usages par des pratiques nouvelles. Une telle lucidité s'accompagnait d'une profonde connaissance de la langue comme de la situation littéraire des deux pays et - nous l'avons déjà remarqué - d'une mise en pratique des changements formels nécessaires à sa in PACHECO, Arte de la Pintura, op. cit., p. 20-32. Il prévient que le terme d'Académie n'est pas à comprendre au sens institutionnel de l'Académie Française fondée par Richelieu ni de la grande Académie de Peinture et de Sculpture fondée par Mazarin et Colbert en i648. Mais cela nous semble aller de soi. Fernando de HERRERA, op. cit., p. 275. BASSEGODA

leurs répertoires et leurs thématiques à leur nouvel environnement au point qu'on ne pourrait plus confondre réellement leurs œuvres espagnoles de celles d'un Lodovico Cigoli ou d'un Bernardino Pocetti, tous deux assez proches dans les modalités d'inventions de Bartolomé Carducho par exemple. Malgré une abondante bibliographie sur les artistes florentins, ces questionnements ne sont pas encore assez pris en compte. Ils sont pourtant au cœur des questions que nous posons ici. On peut même affirmer qu'il est difficile d'aborder cette période sans qu'ils affleurent. On est surpris dobserver que les problématiques propres à l'histoire de la langue et de la littérature posent des questions parallèles quand elles ne sont pas identiques. Et les Anotaciones de Herrera sont en ces points tout à fait paradigmatiques. Les questions y sont presque posées en termes de modèle et de confrontation d'une culture particulière ou vernaculaire qui vient buter contre cette supériorité italienne ou considérée comme telle par les autres cultures. Or cette référence, si elle n'est pas absolue, se montre parfaite dans son accomplissement aux yeux des contemporains des autres pays européens, et elle ne peut donc être ni occultée ni minimisée241 • Il nous semble que ces remarques sont essentielles pour comprendre une partie des orientations de la culture espagnole dans son ensemble et que ce double mouvement que nous percevons s'explique en partie par cette dualité permanente entre extériorité et retour à soi. Les questions cruciales de la délimitation territoriale sont déterminantes dans cette mouvance puisque la Reconquête s'est opérée sur un territoire déjà pétri par un passé marqué par un plurilinguisme impliquant la présence et la permanence de plusieurs cultures dont les doctrines et les hommes possédaient une forte stabilité idéologique qu'on reconnaît dans les cultures juives, islamiques, et donc pas exclusivement chrétiennes. Il nous semble qu'on ne pourrait comprendre une partie des phénomènes de la culture artistique sans tenir compte de ces facteurs multiséculaires, et les minorer serait les isoler de toute la civilisation alors en mouvement à la fin du siècle. Dans le cas de Bartolomé Carducho, si on caractérisait ses dessins par le terme d'idiosyncrasie, que dirait-on au juste? S'interroge-t-on alors sur leur appartenance à l'une et l'autre nation, à leur création dans un milieu donné qui est celui de la cour ou encore dans un contexte propre aux artistes castillans, marqué fortement par une culture internationale? Il semble que les mœurs et coutumes espagnoles en aient renversé les références et les traits spécifiques à la culture toscane pourtant présente dans les dessins de Bartolomé Carducho. Les traits les plus typiques du dessin toscan sont omniprésents dans les techniques employées le plus fréquemment (pierre noire et rehauts de blanc, papiers épais ou fortement présents par les couleurs bleue et beige soutenu, mise au carreau soignée), techniques reprises et raffinées par Vicente. Aux techniques, on peut ajouter la facilité à adapter les méthodes et les thèmes aux commandes de sorte que les sujets mythologiques du Pardo sont traités avec autant d'aisance que les thèmes religieux dans le même palais (Histoire d'Achille, 1homphe de /'Eucharistie de Vicente Carducho; Madrid, Biblioteca Nacional, inv. B. 52) et en-

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Il n'est qu'à lire l'ouverture des Anotaciones de Herrera (ibid., p. 263-281, p. 275 en particulier) pour le constater sans effort. Toute la démonstration sur la beauté de la langue espagnole tient dans cette confrontation. Elle nous offre ainsi une série de comparaisons entre les qualités de l'une et de l'autre qui introduit une dynamique déclenchée par ce mouvement alternatif. On pourrait faire des remarques comparables pour les textes artistiques. Cette dynamique comme si l'une était alternativement l'ombre portée de l'autre.

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fin variété des méthodes puisqu'on connaît quelques exemples de dessins d'esquisse à la plume en même temps que la pratique plus connue du dessin de composition (et probablement du carton à l'égal des Italiens de !'Escorial, tels que Francesco de Urbino et, auparavant, Gaspar Becerra). Tous ces éléments manifestent une connaissance approfondie du dessin dans ses modalités les plus diverses et aussi les plus difficiles. On remarque donc qu'il existe une base commune qui tient à l'apprentissage des moyens maîtrisés et vérifiables dans le détail. Elle s'accompagne de pratiques particulières (ou idiosyncrasiques) qui permettent une interprétation nouvelle, même si celle-ci ne donne pas lieu à une création forcément originale. La maîtrise des moyens appris grâce à une base commune était transmise dans le respect des traditions propres au dessin (et strictement à lui, hors de la peinture). On ne saurait pas mesurer aussi aisément que pour la langue et la littérature ou toute expression écrite le degré de conscience de cette appartenance à une langue commune, sauf à travers les textes de Carducho et de Pacheco ou encore de Céspedes. Ceux-ci en refléteraient certains traits que nous avons déjà constatés plus haut. Leurs propos laissent penser qu'ils nèn étaient pas très différents. La solidité d'une base d'apprentissage et les pratiques particulières inévitables sont en quelque sorte un équivalent des pratiques de la traduction comme un moyen de s'approprier les signes idiosyncrasiques d'une culture, plus que seulement d'une langue, et de tenter de trouver des solutions adaptées à la langue traduite, ce que Boscan a exprimé avec concision. A la fin du siècle, on peut considérer que !expansion du dessin était le signe d'une maturation des pratiques picturales et artistiques en général. I.:existence de feuillets aux techniques très différentes témoigne d'une plus grande diversité et, par la même occasion, elle suppose soit la maîtrise des techniques du dessin, soit la présence d'artistes plus nombreux. Cette diversité est aux fondements des pratiques du siècle suivant. Les ateliers madrilènes des Toscans hispanisés ou des Sévillans « italianisés »tels que ceux de Vargas ou de Campana ou de Pacheco, et de leurs disciples sont tous autant de témoignages aujourd'hui bien tangibles de la diversité des techniques, des méthodes et aussi de l'impossible catégorisation en des termes systématisant le régionalisme. La langue devenue une, la circulation permanente des modèles, la constance de la dynamique entre Nord et Sud, entre Italie et Espagne nous invitent à la prudence. Aujourd'hui, on peut affirmer que le siècle d'Or a produit, proportionnellement au nombre d'artistes, autant de dessins en Espagne qu'ailleurs. Les découvertes se multiplient dans tous les domaines (dessins d'architecture, dessins de figures dans des fonds mal connus à travers l'Europe et l'Amérique). On comprend mieu,x comment ce processus donna lieu à une réelle cohérence du discours théorique à partir de la date symbolique de i6oo, marquée par le traité à forte composante juridique de Gutiérrez de los Rios, mais rapidement suivi par les textes de V. Carducho tandis que Pacheco avait commencé, à la charnière des deux siècles, à élaborer la matière de son traité. La HR FAus, op. cit., 1994, Document n"6, p. 102·106 (Chapitre du collège des peintres de l'année 1520). Au sujet de l'irrégularité des innovations des traités d'architecture italiens, cf. Françoise CHOAY, La Règle et le Modèle. Sur l'architecture et l'urbanisme, Paris, éd. du Seuil, "Espacements'; 1980; éd. revue et corrigée, 1996. Diego de SAGREDO, Medidas del Romano: necesarias alos oficiales que seguir las formaciones delas Basas/ Colunas/Capiteles/ y otras pieças delos edificios antiguos. Con priuilegio. En la imperial cibdad de Toledo, en casa de Remon de Petras, 2 dias del mes de Mayo de i626. Exemplaire fac-similé: Medidas del Romano o Uilruuio nueuami!te impresas y afladidas de muchas pieças y figuras muy necessarias alos officiales que quieren seguir las formaciones dlas Basas/Colunas/Capiteles/y otras pieças de los hedificios antiguos ! Aiio 1549, Tolède, en casa de Juan de Ayala, 1.s49, introducci6n de Fernando Marias y Agustin Bustamante, 1986, en particulier p. 9-11, pour l'application d'un vocabulaire et d'une «déclinaison » de l'architecture classique en Espagne. Cf. aussi Frédéric LEMERLE, « La version française des Medidas del Romano » in Diego de SAGREDO, l"vledidas del Romano: necesarias alos oficiales que quieren seguir las formaciones delas Basas/ Colunas/Capiteles/ y otras pieças delos edificios antiguos.Con priuilegio. En la imperial cibdad de Toledo, en casa de Rernon de Petras, 2 dîas del mes de Mayo de 1626. 38 pages, facsimilé, Fernando J\farias et Felipe Pereda (éd.), Antonio Pareja Editor, 2000, vol. i, p. 93-106. SAKCHEZ CANTÔK, op. cit., p. 299- 308, sur ce manuscrit disparu. Sânchez Canton rapporte avoir lu la mention de ce traité dans la copie manuscrite de Diego de Villalta de la British Library. Mais une autre copie est conservée à Biblioteca Nacional de Madrid (Ms. 589, fol. 13 r° à 14 r 0 ). Diego de Villalta ne

Hernando de Avila laissa à sa mort en 1596 ses« deux livres de peinture, l'un de dessin et l'autre de couleurs, les deux sur papier de grand format »13 • C'est un des mérites de José Enrique Garda Melero d'avoir entrevu cette complexité de l'état des lieux pour les écrits artistiques de cette période où lèxistence d'un très petit nombre de textes nest pas une preuve de retard excessif ou de désintérêt pour une élaboration théorique ou seulement une association savante et fourmillante de renseignements visant les deux aspects théorique et pratique, comme pour certains textes italiens de grande envergure, tels celui d'Armenini et les monumentales Vies de Vasari14 • Les Comentarios de la Pintura de Felipe de Guevara, écrits vers 1560, ne furent publiés que très tardivement, en 1788, à l'initiative de l'important historien Antonio Ponz, et le texte demeura donc à l'état manuscrit jusqu'à cette époque. Guevara aurait écrit un autre traité sur les médailles et les monnaies antiques, sûrement de même type que celui d'Antonio Agustîn 5, mais il est aujourd'hui perdu. D'autres textes sont à découvrir ou demeurent encore à l'état manuscrit pour des difficultés évidentes de travail éditorial. Une autre difficulté posée par la connaissance de cette littérature due à des lettrés, comme Felipe de Guevara, dérive de la diffusion de la littérature italienne directement connue et lue par une frange d'artistes espagnols voyageant en Italie, plus particulièrement dans le milieu cosmopolite romain, comme nous l'avons abordé ici pour Gaspar Becerra et Pedro Rubiales, et donc au contact des artistes et de leur application pratique des principes artistiques dans la peinture et l'architecture. La connaissance de l'italien, et parfois du latin, ce qu'on peut logiquement supposer pour un artiste 1

cultivé tel que Joan de Joanes au contact des membres de l'aristocratie catalane voyageant elle aussi en Italie, les conforte dans leur statut de langues internationales, y compris pour la littérature artistique. La présence de textes artistiques dans les bibliothèques d'artistes espagnols - on le verra pour le cas singulier du Greco, peintre d'origine étrangère, mais installé à Tolède et pourvu d'une importante bibliothèque - et, comme le souligne avec raison Garda Melero16 , la présence d'intellectuels et d'ecclésiastiques espagnols, aragonais et catalans dans le royaume de Naples et à la cour pontificale, contribua à la circulation du vocabulaire en usage tant sur le plan linguistique et terminologique (emprunts des mots et des expressions italiennes, comme le mot« invention») que sur le plan artistique (extension des modèles et des canons). La diffusion des traductions de traités d'architecture, particulièrement focalisée autour de la traduction du De architectura de Vitruve, parallèlement à la publication en langue vernaculaire castillane du traité de Diego de Sagredo, sont un des signes les plus apparents d'une appropria-

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se réfère pas à Hernando de Âvila, ni ne fait allusion au traité qui deYait contenir des renseignements importants sur les peintres de la Renaissance (de Yaîiez à Becerra). SANCHEZ CANTÔN, ibid., p. 303. Entre le 9 noYembre 1594 et le 20 avril 1596, après la mort de Hernando de Âvila, ce même 20 avril, Philippe II ordonne qu'on paie à sa femme y aux herederos que quedaron de Hernando de Avila mi pintor quinientos ducados ... que le mandamos pagar par dos libros de pintura el uno de dibujo y el otro iluminado de colores y ambos en papel de a folio. Retratos de los bustos de los Reyes que estan en la Sala del Alcazar de Segovia. (« aux héritiers qui restent de Hernando de Âvila, mon peintre, cinq cents ducats ... que nous lui envoyons pour le paiement de deux livres de peinture, l'un de dessins et l'autre enluminé de couleurs et tous deux sur un papier de grande dimension. Les portraits en buste des Rois qui sont dans la Salle de !'Alcazar de Ségovie » ). Il fait remettre aussi un album de portraits des rois d'Espagne à la gouache, aujourd'hui retrouvé (Madrid, musée du Prado). GARCÎA MELERO, op. cit., p. 99-100. Antonio AGUSTIN, Dialogos de medallas, inscripciones y otras antiguedades, Tarragona, por Felipe Mey, 1587. GARCIA MELERO, op. cit., p. 99-100, p. no, note i.

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tion progressive et très variée des formes architecturales, de leurs concepts élaborés dans une codification qui pourra établir des normes. Cette série de traductions, complexes et multiples pour l'architecture, fut accompagnée par la circulation de versions italiennes, manuscrites ou publiées, des textes d'architectes tels qu'Alberti, Francesco di Giorgio'7, Filarete, Serlio, Vignole, Palladio et Scamozzi, parmi les plus diffusés en Espagne1 8 , mais elle s'inscrit aussi

V 7.

dans une forte tradition espagnole de la traduction des textes littéraires avec des apparats philologiques qui donnaient lieu à de très nombreuses variantes. À cause de cet état de fait, les textes artistiques dans leur globalité (architecture comprise), comme partout ailleurs et même en Italie où les premiers traités sont écrits par des humanistes comme Alberti et plus rarement par des praticiens (Lorenzo Ghiberti et Piero della Francesca sur la perspective), suivent, sans la plagier, la tradition humaniste de la traduction et la redécouverte de !'Antique à travers la rigueur philologique des textes antiques et de leurs traductions, du reste à l'origine du concept controversé de « Renaissance». Parmi les sources manuscrites à prendre en considération, les mentions des archives paroissiales et royales concernant les corporations, comme nous l'avons évoqué pour la corporation des teinturiers à Valence ou encore pour les maîtres artisans à !'Escorial, sont mieux connues et étudiées pour le xvn° siècle (en partie par intérêt pour les grands maîtres tels Velâzquez ou Alonso Cano, ou pour les reconstitutions des collections royales ou du collectionnisme en général) que pour le xvre siècle où les travalLx de Miguel Falomir Faus ou de Fernando Benito Doménech sont, dans un contexte moins productif, très précieux. I'.existence d'un nombre considérable de textes, que nous appellerons ici des textes « latéraux », inclut en fait une grande partie de la littérature scientifique, cosmographique, philosophique ou relevant plutôt de l'éthique et de l'histoire des idées. Ceux-ci ont pour particularité d'être très ancrés dans une solide tradition littéraire. Cette constatation ferait des textes artistiques une émanation de ces expressions plus sophistiquées mais ils bénéficièrent des acquis de cette ancienne tradition écrite dont la comparaison presque obligée avec la production italienne où certains de ces textes, comme ceux d'Alfonso de Fuentes et de Huarte de San Juan, connurent un rapide succès après leur traduction immédiate en italien. Ces textes sont des outils que nous jugeons indispensables et inséparables d'une meilleure compréhension dans la conception et les idées divulguées sur les arts, y compris pour le dessin, comme le démontre avec une rigueur analytique et scientifique le texte remarquable de Bernardino Montana de Monserrate, médecin du roi Philippe Il19 , dans

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Alina PAYNE, The Architectural Treatise in the Italian Renaissance. Architectural Invention, Ornament, and Literary Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 70-71 (pour la diffusion des textes d~os,ees dans la suite du texte au folio II r et v" (le foliotage est compliqué par l'absence de numérotation des pages suivant le classement par lettre accompagnée de chiffres romains en minuscules à chaque changement de lettre).

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ce qui signifierait que des dessins intermédiaires perfectionneraient les premières muestras mais que la traza serait bien une phase élaborée du projet, peut-être la plus déterminante car elle servira de fondement, si on peut dire, et surtout de prototype, pour le travail ultérieur de matérialisation des volumes dans la maquette (modelas) et enfin pour le travail des détails (figuras, etc.). C'est bien la traza qui constitue le point nodal du travail. Il résulte de ces quelques remarques que le terme traza désigne bien, comme les archives le mentionnent au sujet de toutes les œuvres de Becerra, un projet déjà avancé dans sa phase presque définitive, après que les linéaments en furent dessinés dans les premières phases (muestras, debuxos, medidas). On peut donc conclure que la traza est la« trace » plus ou moins arrêtée du « projet précis et fixe » définissant les premiers éléments comparables à l'art dëdifier chez Alberti. I:extension du vocabulaire architectural à la peinture se fait de façon artificielle et naturelle tout à la fois puisque celui de la peinture est d'abord emprunté à l'architecture autant qu'à la rhétorique, cest-à-dire à des disciplines ou à des formes de pensée qui lui sont étrangères dans leurs principes fondamentaux ou leurs applications. Ainsi, le terme muestra est un des plus symptomatiques sur l'inexpressivité apparente portée par la terminologie quand il s'agit de détailler et, par la suite, de désigner une description. Il est à cet égard représentatif de cette difficulté présentée par toute terminologie qui peut aboutir à une impasse si on ne prête pas attention au contexte et, dans des cas assez fréquents, à l'intraduisible par définition, si on peut dire. Par exemple, quand Diego de Sagredo évoque, sous la forme littéraire du dialogue si usitée au xvre siècle, le dessin ordonnancé par Tampeso, familiar de la cathédrale de Tolède, le peintre Le6n Picardo lui demande alors « quelle peinture il est en train de traçer » à l'antique (a la romano). La réponse est justement ambivalente puisque la« muestra est [celle] de la sépulture pour notre évêque», mais Picardo répliqua « qu'elle pourrait passer pour un retable: et même, elle serait mieux employée. » 47 • Cette indétermination de la forme dessinée dans la muestra est instructive sur la polyvalence des dessins réalisés à cette phase première si bien qu'on rejoint, une fois de plus, la définition donnée par Alberti, et qu'on pourrait restreindre cette appellation a priori aux dessins conceptuels pour l'élévation des monuments et non pour les problèmes si différents posés par une surface plane ou une sculpture. Le dessin est à ce stade encore indéfini, même dans sa forme malgré la précision qu'il peut porter dans les détails de certains éléments. On pourrait laisse dubitatif. Il faudrait alors s'interroger sur une indétermination du dessinateur lui-même qui aurait encore, à ce stade de la conception, une idée imprécise ou qui aurait seulement créé une première tentative sans lendemain. Mais, comme tout brouillon utilisé ou non, ces irrésolutions apparentes auront justement des conséquences sur la détermination du projet et sa finalisation.

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SAGREDO, ibid., fol. II v°: « (Picar.) [ ... ) po dime q pintura es esta q estas traçado q segû ami me ordenaça es al romano? Una muestra es de para nuestro obispo. (Picar.) Bien podria passar por retablo: aun serîa mejor empleado. (« Picardo [ ... J mais dis-moi quelle est cette peinture que tu es en train de tracer qui, d'après moi, semble ordonnée à l'antique? Une muestra [qui]

Diego de

est [celle] de la sépulture pour notre évêque. (Picardo): Elle pourrait passer pour un retable: et même, elle serait mieux employée. ")

Dans ce même passage du texte de Sagredo, le terme générique pour dibujo paraît singulièrement placé dans la phase préparatoire. On peut l'interpréter ici, avec d'autres nombreuses occurrences de dibujo, comme la préparation de l'œuvre au moyen des esquisses (rasgunos ou borrones en castillan) ou esquizos48 , forme hispanisée du toscan schizzo, dont !emploi est attesté en Espagne au xv1e siècle. Il existe des sources manuscrites encore inexploitées pour en relever l'emploi courant dont on rencontre quelques occurrences dans la traduction de Lazaro de Velasco dans un passage qui a donné lieu à des surinterprétations: «Les Italiens rient de nous qui contrefaisons sur des papiers et des estampes leurs esquisses et leurs brouillons que contrefont les orfèvres et les apprentis parce que nous sommes incapables de contrefaire le naturel. »49

B- Mutations des termes de base Dibujo et Disefto Di/l11/n et

J)ise110:

contribution d'un bim\rnc

la 1.Téation d'un

du dessin

Les deux appellations castillanes de diseflo et dibujo pour désigner le dessin proprement dit étaient déjà usitées dès le début du xvre siècle5°. Le fait même que Diego de Sagredo emploie l'occurrence de debuxos en son sens matériel dans les premières pages des Medidas del Romano est confirmé par la suite tout au long du siècle puisque nous la retrouvons de façon très explicite dans l'interprétation du dessin donnée par Rodrigo Zamorano. Dans le texte important et subtil de sa préface à sa traduction de la géométrie d'Euclide éditée en celui-ci le considère comme une science51 • Les propos intelligents et avertis de ce lettré, lui-même cosmographe, astrologue et mathématicien, sont d'une élévation comparable à la préface de la traduction

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Le mot esquizo n'existe pas en espagnol mais il est attesté dans quelques documents. Ainsi dans une liste des objets qui appartiennent à Navarrete et rendus à son frère Diego à la charge du veedor de l'Escorial, Garda de Brizuela, il existe une référence à unos pape/es de mano de fu° Fernândez de aposta/es y otras casas para retablos del escurial (MULCAHY, op. cit., 1992, p. 42, note 45 (Archivo General de Sirnancas, CSR, leg. 280, fol. 1142). Il en est de même dans les documents sur la construction de !'Alhambra en 1545 où il est stipulé que le chantier du Pilar de Charles Quint doit se conformer aux mesures indiquées sur el esquizo o la traza (cf. Cabezas, op. cit., 2008, p. 154). Francisco de Holanda emploie le mot esquizo, phase liminaire et support du desenho (Francisco de HoLAJ';DA, Da Pintura .Antiga, introduçao e notas de Angel Gonzalez Garda, Lisbonne, Imprensa Nacional, Casa de Moeda, 1983, LivTe J, chap. XVI, p. 98-99). lâzaro de VELASCO in SÂNCHEZ CANTON, op. cit., l, p. 200-201: Rfense los ytalianos de nosotros que les contrahazemos sus papeles y estampas sus rascunos y borradores que contrahazen los piateros y aprendizes porque no tenemos abilidad para contrahazer del natural. Ce texte est interprété par F. Marias (op. cit., 1989, p. 38-39) comme une exagération de la part de Velasco à l'égard de la doctrine de l'imitation qui ne serait pas adoptée par les Espagnols au milieu du siècle (alors que lui-même est le fils de Jacopo Torni dit Il Fiorentino, important sculpteur italien qui a travaillé pour Charles Quint à Grenade). Nous n'avons pas encore pu remonter au xv' siècle et même auparavant, par exemple dans les textes du roi Alphonse X le Sage vers le milieu du xu• siècle, pour le vocabulaire employé au évidemment sans aucune relation avec les dessins sur papier puisqu'il n'était pas encore inventé en Europe. Rodrigo ZAMORANO, Los seis Libros primeros de la geometria de Evclides. Traduzidos en legua Espafiola por Rodrigo Çamorano Astrologo y Mathematico, y Cathedratico de Cosmografia por su Magestad en la casa de la Contrataciô de Seuilla Dirigidos al illustre sefior Luciano de Negrô, Canonigo dela sancta yglesia de Seuilla, Con licencia del Consejo Real., En Seuilla en casa de Alfonso de la Barrera, 15ï6, fol. 4 r à fol. 7 V'. 0

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d'Euclide par Pedro Ambrosio Onderiz de i585 52 et mériteraient d'être mieux connus. Comme le souligne justement Garcia Melero, ces deux traductions sont probablement plus instructives que les textes de Diego de Villalta et le traité perdu du Libro del Arte de la Pintura de Hernando de Avila, et beaucoup plus riches sur la pratique artistique au moment où les grands textes italiens d'Armenini et de Lomazzo venaient à peine d'être édités ou étaient encore en cours d'achèvement 53 • Sa référence directe au De pictura d'Alberti et au Traité sur proportions du corps humain de Dürer cités dans son édition latine (Camerarius, Nuremberg, i528 et i532), détermine la conscience avec laquelle il définit la « peinture et la sculpture dans ses desseins (disefws) et ses dessins (debujos) »54 • Cette différenciation des deux termes est d'autant plus consciente qu'il distingue aussi le travail propre au peintre et au sculpteur par ses « desseins et dessins » de celui de l'architecte dont le matériel spécifique se présente comme « le dessein des plans » 55 en appliquant donc les règles strictes données par la géométrie. Ces arts, y compris pour l'architecture, ont en commun la nécessité de la connaissance de la géométrie car celle-ci associe la connaissance scientifique aux arts figuratifs en général, ne la réservant pas seulement aux besoins de la science architecturale. La géométrie est aux fondements de ces deux arts car, sans elle, on ne peut donner à aucune chose réalisée par le peintre et le sculpteur une bonne proportion et une juste mesure. La finalité de cette traduction de Zamorano est d'offrir en langue vulgaire 56 les rudiments (déjà complexes en eux-mêmes) de la géométrie à l'architecte autant qu'au peintre et au sculpteur. Les références aux textes fondateurs de la littérature artistique, au De pictura d'Alberti cité sous une dénomination italienne et à Dürer, utilisées dans son édition posthume en latin et non en langue vernaculaire parue la même année de i528, démontrent une claire intention de procurer des bases scientifiques à finalité pratique aux différents métiers. Cette distinction des deux termes de diseflo et de dibujo établie par Rodrigo Zamorano n'est certainement pas fortuite, même si on écarte l'observation frappante de la

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Pedro Ambrosio ÜNDERIZ, La Perspectiva, y de Euclides. Traduzidas en vulgar Castellano, y dirigida a la S.C.R.M. del Rey don felippe nuestro Sefior. Por Pedro Ambrosio Onderiz su criado. En Madrid, En casa de la viuda de Alonso Gomez, i585. GARclA MELERO, op. cit., p. 108. Il \'eut l'importance de textes ".arement pris en considération dans la littérature artistique (sauf par quelques-uns comme Fernando Marias et Fernando Checa). Rodrigo ZAMORANO, op. cit., fol. 5 r": La pintura y esculptura en sus desefios y debujos (corno parece por Alberto Durera en el libro de Symmetria corporis humani, y par Leon Batista Alberto en los de la pittura) tienen tanta necessidad de ella, que Io principal de su arte esta puesto, y ci5siste en el buen conocimiento de la Geometria, sin la a ninguna casa de las que hazen se le puede dar buena proporcion y medida. (« La peinture et la sculpture dans leurs desseins et dessins (comme cela semble [être ainsi) pour Albrecht Dürer dans le livre du Symmetria corporis humani, et pour Leon Battista Alberti dans son De pictura) ont tant de nécessité en elles, que l'élément principal de l'art est placé et consiste, dans la bonne connaissance de la Géométrie, sans laquelle aucune chose de ce qu'on fait ne peut donner une bonne proportion et une [bonne] mesure.))) Rodrigo ZAMORANO, ibid., fol. 5 r 0 -v": Porq si procedemos de vna en [fol. sV'] otra hallaremos que Io principal que tiene en las artes la Architectura efil desefiar de las platas y constitucion de los alçados de los hedificios, y de donde mas se ayuda, es dela Geornetria. Y assi se vee claro que por fàlta de esta sciencia que les era necessaria. ( « Parce se han caydo muchas hedificios, por no les hauer dada la forma que si nous procédons dans l'une et l'autre, nous trouverons que le principal que possède, dans les arts, !'Architecture dans le dessein de ses plans et la constitution des élévations des édifices, et de l'art dont on s'aide le mieux, c'est celui de la Géométrie. Et ainsi, il est clair qu'à défaut de cette science, plusieurs édifices sont tombés, par faute de leur avoir donné la forme adéquate et qui leur était nécessaire. ») Rodrigo ZAMORANO, ibid., fol. 7 v".

proximité des deux termes délibérément mis côte à côte et appelant ainsi à une différenciation. En effet, Rodrigo Zamorano fut le premier traducteur en romance d'une partie du De pictura d'Alberti qu'il veut mettre à la disposition des «peintres autant qu'à ceux qui regardent leurs peintures » 57 , autant dire de rendre accessible aux aficionados comme aux professionnels le livre fondamental d'Alberti dans son intégralité, quoiqu'il ne commençât à traduire du latin et du toscan qu'une partie du Livre I, dont la partie consacrée à la connaissance scientifique à partir de la géométrie euclidienne adaptée à la modernité de la reconsidération de la perspective au Quattrocento, avec ses perfectionnements et ses découvertes successives au Cinquecento. Cette traduction inachevée serait la première en langue vulgaire, après l'édition imprimée de Lodovico Domenichi de 1547, à laquelle semble se référer Zamorano, en laissant le titre en italien dans la préface à la géométrie d'Euclide. On peut mieux comprendre combien les deux occurrences énoncées l'une après l'autre, selon un ordre hiérarchique correct allant du concept (diseiio) à sa mise en pratique (dibujo ), et précédées par l'emploi du substantif el deseiiar de las platas pour désigner la spécialisation du travail de l'architecte, sont employées à bon escient par Rodrigo Zamorano. Son métier de mathématicien, d'astrologue et de cosmographe du roi, exerçant dans la célèbre Casa de Contrataciôn de Séville, confère à ces deux occurrences une dimension d'ordre plus philosophique, en élevant cette connaissance à la dignité de science dont les rudiments indispensables sont procurés par la géométrie. Le plaidoyer de Zamorano en sa faveur est argumenté par son universalité dans toutes les disciplines, recommandable aussi bien dans la philosophie naturelle et la philosophie morale comme pour la rhétorique et le droit. Cette universalité de la géométrie vient des « secrets intérieurs des oeuvres de la nature »58 qu'elle porte à notre connaissance et en intégrant les arts dits mécaniques dans cet



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Nous avons connaissance de ces découvertes récentes, si importantes dans le contexte de manuscrits inédits à découvrir en Espagne, grâce à Garcia Melero, op. cit., p. 60: Si la que este autor [Alberti], al final de ese manuscrito escribiô en latin y en lengua toscana, en las cuales era perîtisimo, Io comunicase yo a los que de estas dos lenguas han estudiado poco, y asi los anas pasados traduje del latin a Romance los diez libros de la arquitectura, [... ] y ahora pareciéndome que asî entre los pin tores de Espafia, coma entre los que miran sus pinturas, hay gran falta de las advertencias y preceptos necesarios para obrar y juzgar que en esta arte se hace, me pareciô sacar también en nuestra lengua estas tres libros de la pintura [... ] ( « Si ce que cet auteur, à la fin de ce manuscrit écrivit en latin et en toscan, langues dans lesquelles il était si compétent, je le communique, moi, à ceux qui ont peu étudié ces deux langues, et ainsi les années passées, j'ai traduit du latin en Romance les dix livres de l'architecture, [ ... ] et maintenant comme il me semble qu'ainsi, parmi les peintres d'Espagne, comme parmi ceux qui regardent leurs peintures, il existe une grande lacune d'avertissements et de préceptes nécessaires pour œuvrer et juger ce qui fait cet art, il me semble tirer aussi dans notre langue ces trois livres de la peinture [... ] »). En effet, ces manuscrits de Rodrigo Zamorano sont aujourd'hui à la Biblioteca Capitular Colombina de Séville (Manuscrits 82-4-13). Cf. leur contenu dans l'article d'Alfredo J. Morales Martinez (« Arte y Ciencia en la sevilla del siglo XVI. Los manuscritos del cosm6grafo Rodrigo Zamorano »,Actas del X Congreso del CEHA: Los Claciscismos en el Arte Espano!, X congreso, Madrid, 27-30 septiembre 1994, Madrid, Departamento de Historia del Arte de la UNED, 1994, p. 453-457). Grâce à cette découverte, on possède la preuve que la première traduction en castillan du De re aedificatoria d'Alberti fut établie par Zamorano et publiée par Francisco Lozano en 1582. Rodrigo ZAMORANO, op. cit., fol. 6 r 0 : La scientia de la Perspectiua con Geometria prueua todas sus ci5clusiones, y par ledio de lia (sic) no solo inuestiga y escidrina los interiores secretos de las obras de natura, pero tambien saca aquella subtil inuention de los espejos vstorios o ci5buretes. ( « La science de la Perspective avec la Géométrie prouve toutes ses conclusions, et les offre à partir de celles-ci, non seulement elle recherche et scinde « les secrets intérieurs des œuvres de la nature, mais aussi elle tire une invention subtile des miroirs ardents et [des miroirs] convexes(?).») Nous n'avons pu retrouver

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argumentaire, cette science les élève à la dignité des arts libéraux. Cet argumentaire est intelligemment contextualisé par l'intercession des disciplines les mieux considérées. Bien avant les plaidoyers de Gutiérrez de los Rîos et de Juan de Butr6n dans leur comparaison avec les arts libéraux, Zamorano les intégrait dans une connaissance scientifique, et non plus à une seule connaissance empirique. Par le truchement des références à Alberti et à Dürer et par l'allusion à la connaissance des langues universelles (le latin et le toscan) dans sa propre traduction inédite du De pictura en romance, le dessin apparaît sous ses deux acceptions les plus générales d'une pratique (dibujo) et d'un concept (diseiio), un art à pratiquer et à interpréter comme une partie de ces disciplines humanistes que Zamorano s'attache à transmettre au vulgaire pour les lui rendre accessibles et lui permettre den faire des instruments de travail et d'enrichissement intellectuel ou, dans le cas de lettrés avertis, de les livrer à leur méditation grâce à la connaissance de ces textes dans une langue familière. La distinction établie par Zamorano entre les deux termes, qu'il ne sépare pas l'un de l'autre, en font aussi des concepts appropriés à des pratiques artistiques courantes et largement diffusées dans tous les arts (architecture, peinture et sculpture) puisque Zamorano n'omet aucun d'entre eux. Sa référence au traité des proportions de Dürer, citée dans sa version latine, est aussi révélatrice du choix pédagogique pour une difficile explication de la géométrie euclidienne, déjà explicitée dans le De pictura d'Alberti, à l'aide de schémas démonstratifs pour une géométrie applicable à la peinture et aux arts figuratifs. La spécificité des sources de tous ordres montre la coexistence des deux occurrences de diseno et de dibujo 59 • Elle représente une des difficultés mais ici, il existe pourtant peu d'ambivalence dans les usages, que ceux-ci évoquent les arts figuratifs ou l'architecture, champ privilégié et même pionnier dans tous les cas considérés. La seule réalité à relever demeure la coexistence des deux occurrences au moins jusqu'à la publication du texte de José de Sigüenza dont les emprunts au vocabulaire italien sont très notables et surtout appropriés généralement à ses descriptions ou à ses réflexions, puisque ce texte n'est pas seulement une histoire de la fondation du monastère de !'Escorial mais il compte parmi les textes majeurs à contenu idéologique et théorique de la littérature artistique espagnole. On y perçoit sans trop de peine les sources italiennes auxquelles il a emprunté le vocabulaire et ses appropriations aux œuvres comme aux concepts qu'il exploite 60 • La majorité des sources postérieures, quelles se présen-

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la forme équivalente de ce dernier mot dans les dictionnaires de l'époque. C'est pourquoi nous l'avons traduit par miroirs convexes ,, à cause du contexte et du mot de « miroirs ardents » qui désignent des miroirs concaves . [emploi des deux termes est souvent fluctuant pour désigner le dessin dans son sens conceptuel. À cet égard, nous nous éloignons de l'opinion de Karin HELLWIG (op. cit., i999, p. 159) qui assimile dibujo au disegno italien dans son sens conceptuel. Rares sont pourtant les textes que nous présentons ici à employer exclusivement fun sans l'autre au xn' sièc:e. Limportance de cette partie des trois volumes de Sigüenza est aujourd'hui relevée par les historiens d'art (cf. les justes remarques de Fernando Checa (op. cit., i992, p. 423-439), sur Sigüenza théoricien et critique des arts) bien qu'il soit significatif que Calvo Serraller (op. cit., l'inclue dans sa présentation de la théorie artistique du siècle d'Or seulement parce que J'ouvrage fut imprimé en 1605, suit quelques années à peine avant le texte de Gutiérrez de los Rios, tenu en général pour le premier du siècle nouveau et celui d'une autre histoire artistique marquée par la revendication du statut d'art de l'histoire d'un libéral par la peinture et la sculpture. Il est vrai que l'ouvrage de Sigüenza est une monument construit à la Renaissance et y défend l'idéologie de la Contre-Réforme incarnée dans toute sa force symbolique par la personnalité de Philippe Il, omniprésente dans l'ouvrage.

tent sous la forme de traité ou sous une forme plus libre telle que les Discursos practicables de Jusepe Martinez et le Museo Pict6rico y Escala ôptica d'Antonio Palomino, privilégient le terme dibujo qui absorbe ainsi l'ensemble des acceptions et en uniformise les usages 61 . Mais au xvre siècle, l'existence des deux termes est toujours en vigueur et cette différenciation n'est pas anodine. Même si les deux occurrences concernent évidemment le dessin quelle qu'en soit la désignation, on constate une réelle dissociation de leur signification. Lüccurrence la plus fréquente de dibujo recouvre les deux acceptions matérielle et conceptuelle. La frontière avec le disefzo est relativement étanche car celui-ci est un terme plus proprement conceptuel alors que dibujo fait appel à un éventail de définitions beaucoup plus large et on peut comprendre que le terme devint plus propre à désigner toutes les catégories. Mais cette distinction persistante tout au long du xvre siècle est significative du travail d'édification d'un vocabulaire artistique et notre remarque s'adresse également à la littérature artistique italienne qui est, elle aussi, pétrie de termes contradictoires, sans être non plus en totale opposition entre eux, mais tout historien de l'art, qui travaillerait dans le détail et avec un point de vue comparatif, constatera cette sérieuse difficulté. En cela, l'observation d'une difficulté de même nature, moindre certes d'un point de vue quantitatif mais identique quant au contenu, pour les textes castillans, n'est donc pas surprenante. Il faut croire que, quelles que soient les approches de la culture artistique de la Renaissance, on revienne à la remarque d'une culture en pleine mutation et en pleine auto définition pour ses principes fondamentaux. C'est en tout cas ce qu'un tel examen des occurrences pour un terme aussi simple que le mot « dessin » peut encore nous apprendre, et on a vu que ce terme pose déjà de réels problèmes pour le monde espagnol dans la mesure où la remise en cause d'une existence réelle, pratique et conséquente du dessin en tant que matériel de travail, est encore loin d'aboutir à une réponse positive et définitive, et moins encore unanime. Le mot dibujo désigne d'abord le sens matériel et concret de l'acte de dessiner sur un support et le dessin est donc la trace d'un matériau (plume, pierres ou même pointes de métal, telles que Yaflez de la Almedina les a utilisées systématiquement) sur un papier ou sur un autre support. Une composition ou une figure se distingue de la peinture par son apparence générale plus légère ou subtile, mais le dibujo partage avec la peinture l'acte de tracer des lignes, accompagnées ou recouvertes entièrement d'ombres et de modelés, sur une surface plane. Ce rappel à une définition très simple du dessin peut paraître déplacé ici mais elle revient aux défi-

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Ce n'est pas encore le cas avec Pablo de Céspedes dans le Poema de la Pintura, Livre I in CEAN BERMÛDEZ, op. cit., 1800, t. V, p. 327: La elegancia y la suerte graciosa/ Con qu'el diseiio sube al sumo grado/ No pienses descubrirla en otra casa,[ ... ](« Lélégance et le sort gracieux/ Avec lesquels le dessin parvint au degré suprême/ Ne penses pas le découvrir en autre chose, [ ... ] »). Rappelons que le texte de Jusepe Martinez fut publié tardivement et que le manuscrit (conservé au musée du Prado) est daté vers 1675. Jusepe Martinez (op. cit., p. 159) définit les dessins dans leur acception conceptuelle comme des dibujos de idea («dessins d'idée») qui sont les esquisses (rasguiios). Antonio Palomino n'emploie plus que l'occurrence dibujo mais il la définit sous diverses acceptions, par exemple en distinguant le Dibujo natural du Dibujo artificial, à la suite de la hiérarchie instituée par Federico Zuccaro (Antonio Asisclo PALOMINO, Museo Pictôrico y Escala Ôptica con el Parnaso Espaiiol Pintnresco Laureado, Madrid, Aguilar, S.A. Ediciones, 1988 [1'' éd. 1947], vol. I (Theorica de la pintura), chap. IV,§. III - §.X, p. 115123. Il donne une étymologie imaginaire du mot dibujo qui serait une forme dérivée de divus (divin). Il se fonde sur l'étymologie déjà développée par Zuccaro sur le Segno di Dio qu'il fait varier en inventant une autre étymologie pour le« dessin pratique» (dibujo pratico) qui dériverait du verbe latin divulgo (PALOMINO, ibid.,§. IX, p. 121-122).

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nitions d'Alberti sur la trace laissée par le contour sur une surface plane dans le De pictura, qui fait aujourd'hui l'objet de commentaires pléthoriques, complétés par Alberti lui-même pour la définition du dessin d'architecture dans le De re aedificatoria, texte qui éclaire et précise sur bien des aspects le grand texte de 1435. Alberti y dissocie nettement les spécificités des dessins d'architecture, et par la même occasion, ses fonctions dans la pratique de l'architecte, qui n'a pas besoin de rendre les reliefs et les ombres, car il « exprime les reliefs à partir des plans » alors que« le peintre s'applique dans son tableau à rendre les reliefs par des ombres ainsi que par des lignes et des angles raccourcis >> 62 • Même si le« dessin en soi» se situe au-delà de la matière, il existe donc une ligne de démarcation entre dessin de peintre et dessin d'architecte qui est très naturellement celle de leur finalisation, ce qui rend le « dessin en soi » à la fois détaché de la matière, comme le disait Alberti dans la définition des linéaments, mais qui contraint le dessinateur à préciser son projet sur la feuille, puis dans les maquettes qu'il réalisera, s'il s'agit d'un dessin d'architecture. Nous pourrions interpréter les références de Felipe de Guevara et de certains autres textes, exactement comme en Italie, comme une réminiscence des traités fondateurs d'Alberti sur l'invention de la ligne et du contour, souvent associés au dessin pour le définir ou simplement en rappeler quelques principes fondamentaux. Ainsi Guevara revient à l' « invention des lignes ou traits que tirent les Dessinateurs ou les Peintres dans un corps quelconque, pour assombrir une de ses parties, ou pour donner plus de clarté à d'autres parties, parce qu'à partir des lignes extrêmes ou profils avec lesquels ils tirèrent [les peintres antiques] d'abord le corps dans son ensemble, on ne doit pas croire qu'il se transformait pour le prendre pour une nouvelle invention, l'ayant déjà réalisée une fois, [... ] »63 . Ce passage est important

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Leon Battista ALBERTI, L'art op. cit., 2004, Livre II, p. 99~100: « [ ... ] Le dessin de peintre et celui de l'architecte diffèrent en ce que le peintre s'applique dans son tableau à rendre les reliefs par des ombres ainsi que des lignes et des angles raccourcis, tandis que l'architecte, qui dédaigne les ombres, exprime les reliefs à partir du plan, en faisant voir l'extension et la figure de chaque façade et de ses côtés par des lignes invariables et des angles exacts, comme quelqu'un qui wut que son œuvre ne soit pas jugée sur des apparences visuelles, mais remarquée pour ses dimensions précises et proportionnées. » Felipe de GUEVARA, Comentarios de la Pintura que escribio Don Felipe de Guevara, Gentil hombre de boca del Sefior Emperador Carlos Quinto, rey de Espana. Se publican por la primera vez con un discurso al excelentisimo Sefior Conde preliminar y algunas notas de Don Antonio Ponz, quien ofrece su de Florida-Blanca, Protector de las nobles Artes., Madrid, por Don Geronimo Ortega, hijos de Ibarra y compafiia, i788, p. 28-29: La invencion de las lineas, unos las atribuyen â Filoches Egypcio, otros â Cleante, natural de Corinto. Yo entiendo hacer querido decir Plinio por invencion linear, las lineas 6 rayas que se tiran de los Debuxadores 6 Pintores en algun cuerpo, para asornbrarparte de él, 6 para dar mas clacon que jigurâron primera todo el cuerpo, ridad â las dernas partes, porque de las extremas lineas no es de creer que tornase â tratar por nueva invencion, habiendola ya referido una vez, y esta que digo del escurecer con lineas Io confirma Plinio luego, diciendo, que los primeras que exercitaron, creo yo pûblicamente, este arte de Pintura fuéron Ardices, Corintio, y Thelefanes Sicion, sin color alguna, pero tendiendo dentro que es asombrar que arriba dixe: y por causa de pintar asf los hombres sin y tirando ya colores ningunas, escribian en las pinturas los nombres propios de los pintados, para que sus nombres conocidos. (« Les uns attribuent l'invention des lignes à Filoches !'Égyptien, les autres à Cléante, de Corinthe. Moi, j'ai plutôt entendu dire que Pline inventa le tracé des lignes, les lignes ou les traits que tirent les Dessinateurs ou Peintres d'un corps, pour en ombrer une partie, ou donner de la clarté aux autres parties, parce que de ces lignes extrêmes ou profils avec lesquels ils figurèrent d'abord le corps dans son intégralité, il ne faut pas croire qu'on le transforme pour en faire une nouvelle invention, en s'y étant rapportée déjà une fois, et ce que je dis d'ombrer au moyen des lignes, Pline le confirme ensuite, en disant que les premiers qui exercèrent cet art de la Peinture, et je crois publiquement, furent Ardices, Corinthio, et Thelephanes Sicion, sans aucune couleur, mais en tenda.--it et en tirant déjà des lignes

car il désigne d'abord le travail préliminaire du dessinateur ou du peintre, qui est de tracer d'abord une partie d'un corps ou d'un élément avec des « lignes ou traits », mais Guevara différencie ces lignes qu'on pourrait qualifier de secondaires des « lignes ou profils » extrêmes, c'est-à-dire celles qui ont tracé ou dessiné auparavant tout le corps. Les lignes secondaires ont pour finalité de délimiter les zones d'ombres (emplois des verbes « assombrir» et« obscurcir ») avec des lignes, alors que les lignes « extrêmes », désignent les lignes primaires des « profils », termes employés par Vasari 64 et, avant lui, par Alberti, notamment pour le dessin d'architecture. Ce passage des Comentarios de la Pintura est donc important car, en prétextant reconstituer les procédés techniques utilisés par les Anciens, Guevara nous renseigne utilement sur le travail effectué par ses contemporains car les tournures des phrases révéleraient une observation directe de la façon de tracer les lignes. Lemploi même de termes très techniques comme linea, raya, perfil, même cuerpo, et les verbes attenants (tirar, escurecer, asombrar, figurar, etc.), ou lineas por dentro (équivalent à l'italien contorno et dintorno )6 ; relève d'une terminologie propre

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internes qui est osbcurcir, comme je l'ai dit plus haut: et par cette façon de peindre les ombres ainsi sans aucunes couleurs, ils écrivirent dans les peintures les noms propres des choses peintes pour qu'elles fussent connues par leurs noms. ») Giorgio VASARI, op. cit., éd. 1568 in Scritti del Cinquecento, XII. Disegno, Paola BAROCCHI (éd.), Turin, Giulio Einaudi, 1979, p. 1914-1915: [... ]Hanna gli uomini di quelle arti chiamato in varii modi e seconda la qualità de' disegni che si fanno. [ ... ]; quegli poi che hanno le prime linee intorno intorno, sono chiamati profili, dintorni o lineamenti. E tutti questi, o profili o altrimenti che vogliam chiamarli, servono cosi all'architettura e scultura corne alla pittura; ma all'architettura massimamente, percià che i disegni di quella non sono composti se non di linee, il che non è altro, quanta a l'architettore, ch'il principio e la fine di quell'arte, perché il restante, mediante i modelli di legname tratti dalle dette linee, non è altro che opera di scarpellini e muratori. (« Les hommes ont appelé, ou distingué, de ces arts, le dessin dans les modes variés et selon la qualité des dessins qu'on en fait. [ ... ] ; ceux qui ont ensuite les premières lignes entourant l'extérieur, sont appelés des profils, des contours ou des linéaments. Et tous ceux, ou profils ou autres, que nous voulons nommer, servent ainsi l'architecture et la sculpture comme la peinture, mais bien plus particulièrement l'architecture, parce que les dessins pour celle-ci ne sont composés que de lignes, qui n'est rien d'autre, pour l'architecte, que le principe et la fin de cet art, parce que le reste, au moyen de maquettes en bois traitant ces lignes, nest rien d'autre que !Œuvre des menuisiers et des maçons. ») Ce passage du Proemio introductif à la peinture, donné dans l'édition de Paola Barocchi dans l'édition de 1568 accompagnée de lëbauche datée a partir de 1564, est un des passages les plus importants sur le dessin. Même si tous ces «modes» (modi) sont valables pour les trois arts, les« profili, comme le précise Vasari, sont plus propres à l'architecture alors que les contorni sont plus particuliers aux sculpteurs et les lineamenti aux peintres car ils ont besoin de dintornare agni figura (de « contourner toute la figure »). Felipe de GUEVARA, op. cit., p. 120: Habiendo puesto en una llaneza igual las dichas piezas del marmol, torna el Artifice con un pince/ colorido â perfilar en el marmol la figura ô figuras que en los cartones estan antes figuradas, y retocandolas y alumbrandolas coma un Artîfice Io hace en una figura que quiere dar perfeccion en un papel. Puesta ya la figura ô figuras en este estado, entra el Escultor con el cincel por aquellas ultimas lineas que el Pintor en el marmol dibuxado habia; y los perfiles y lineas que el Pintor oviese allî debuxado, va cavando en ellas la hondura necesaria, y despues de abiertas las lineas y perfiles en este modo, estas tales piezas de marmol se asientan, ô en el suelo ô en las paredes, para donde fuéron aparejadas con cuenta, razon y arte. ( « Une fois ces pièces de marbre posées dans une simplicité égale, !'Artiste recommence avec un pinceau coloré à profiler dans le marbre la figure ou les figures qui sont auparavant figurées sur les cartons, et en les retouchant et en les éclaircissant comme le fait un Artiste pour une figure qu'il veut rendre parfaite sur du papier. Une fois la figure ou les figures disposées dans cet état, le Sculpteur va se mettre, avec le ciseau, à creuser en elles la profondeur nécessaire pour ces ultimes lignes que le Peintre avait dessinées dans le marbre, et après avoir ouvert de cette façon les lignes et les profils, on pose de telles pièces de marbre [ainsi préparées] ou sur le sol ou sur les murs, pour lesquels elles furent apprêtées avec calcul, raison et science. »)

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au vocabulaire artistique alors en usage dans les textes sur l'architecture (y compris chez Diego de Sagredo) et bien évidemment en Italie, chez Alberti mais aussi chez Vasari, à qui plusieurs occurrences semblent empruntées ici, ou peut-être même à Dürer dans les multiples références à l'artiste fort apprécié en Espagne avec quelques peintres flamands (Roger van der Weyden, par exemple). On peut considérer ce passage comme une sorte de définition liminaire du dibujo dans un style et un esprit équivalents aux définitions devenues paradigmatiques du disegno par Vasari, dans le célèbre Proemio à la Peinture, introductif à l'immense variété sémantique du tout constitué par les Vies, auquel seul le traité de Giovan Battista Armenini put réellement contribuer à ajouter des notions nouvelles et complémentaires sur la réalité des modes et de leur application pratique. Les termes employés par Guevara sont délibérément choisis. Sa description du dessin dans la pratique en définit l'essence même, cest-à-dire le trait, la ligne ou le profil, le contour. Il réussit, sans les citer à la façon d'.Alberti et surtout de Vasari, à désigner les hachures qui créent les ombres grâce à« l'obscurcissement avec des lignes» (del escurecer con lineas) 66 • En associant l'invention des lignes avec lOrigine du dessin qui permettait de contourner les ombres des corps, Felipe de Guevara reprenait ainsi un des topoi sur lürigine du dessin dans le contour de l'ombre portée. S'il utilise une langue plutôt métaphorique, le commentaire de Guevara est une description détaillée de l'acte du dessin, dans sa plus simple expression, la manière ou le mode de tracer une ligne sur un support. La sobriété de sa description des lignes internes pour rendre les ombres, sans le recours à la couleur mais exclusivement à l'aide de lignes, procure au dessin ou dibujo une définition pratique mais dans son acception la plus pure, cest-à-dire la plus simple. Avec une telle désignation donnée par un auteur castillan, le mot dibujo se réfère paradoxalement à un sens très concret, résidant dans l'acte même de tracer une ligne et un contour, et à une universalité laissant en suspens une ambivalence de fond. On peut affirmer qu'au

xv1• siècle, le dibujo concerne et contient, malgré son universalité, des occurrences restrictives ou seulement réservées à un aspect technique et matériel tandis qu'au siècle d'Or, il prendra sens suivant le contexte. Le dibujo est ainsi clairement dissocié du diseiio, et il concerne de façon restrictive l'acte même de dessiner et sa matérialisation immédiate sur un support. Le traité de Guevara restreint ainsi l'usage de dibujo à cet aspect et il éclaire en cela les deu,x occurrences employées ensemble par Rodrigo Zamorano. Le dibujo signifie bien, dans son sens premier, l'acte même du dessin avec le geste qui en résulte auquel Guevara associe, avec une conscience surprenante, le caractère propre à la main qui dessine, sa« manière » propre. Mais il va aussi plus loin en observant que cette manière personnelle ne serait pas particulière au peintre. Elle émanerait, dans ses fondements, de l'habitus spécifique à la « nation » et dont il ne peut se

défaire, quand bien même il serait un aussi grand peintre et dessinateur que Dürer dont il a très bien observé la« manière,,, ses modes particuliers et les différences avec le «dessin » (dibujo)

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On rencontre une expression équivalente de !'augustin Jacopo Filippo de Bergamo, traduit en castillan à Valence par le poète Narcis Vinyoles, dans un texte important de 1510, sur les peintres antiques et modernes Giotto à Gentile Bellini) pour qualifier de façon imagée le travail des ombres: [sur Zeuxis] como dize Quintilùmofue el que hallo de asombrar las figuras.(«[ ... ] comme dit Quintilien, [Zeuxis] fut le premier qui réussit à ombrer les figures. ») (Jacobo Filippo de BERGAMO, Suma de todas las Crônacas del 1\!lundo, Valence, Jorge Castilla, 1510, cité par Falomir Fans in Miguel FALOMIR FAus, op. cit., 1994, p. 61 et note 85, pour la référence au folio LVIII du Suplementum Cronicam o Suma de todas las Crônacas del Munda, du même volume et de la même édition en castillan.

d'une autre « nation » (naci6n). Dans cette observation très juste sur des différences de caractère, on peut y reconnaître une origine de la notion contestée de « manière » ou de « style », remarquée, elle aussi, maintes fois par Vasari. :Loccurrence de dibujo confirme le sens donné aux debuxos par Diego de Sagredo, ou même les diverses occurrences manuscrites antérieures, qu'on rencontre dans les documents (contrats par exemple, en castillan et en catalan), c'est-àdire une appartenance plus restrictive que l'appellation diseflo. On comprend mieux l'association des deux termes par Zamorano quand à la lecture des Comentarios de Guevara, celui-ci les distingue clairement et sans jamais les confondre, faisant de diseflo la marque propre, acquise au fil de l'expérience, d'un maître. Ainsi, Guevara utilise toujours dibujo pour définir les« cartons et parchemins » 67 , comme il le fait pour décrire le procédé de la ligne et des hachures. C'est bien le dibujo qui désigne le travail de préparation de l'architecte lorsqu'il fait « un dessin bien œuvré avec l'encre sur le papier » 68 ou encore dans la technique de report sur le pavement des sols par les Romains et la technique du dessin sous-jacent chez les Égyptiens 69 • On a souvent rappelé l'importance du texte de Guevara à cause de sa précocité dans la littérature artistique proprement dite, même s'il consacre l'ensemble de ses commentaires à la peinture antique qu'il agrémente de commentaires sur la peinture moderne. La justesse de la terminologie ne laisse pas d'étonner ici. La généralisation de l'usage de dibujo et de diseflo pourrait aussi renforcer l'hypothèse d'un emploi oral des deux vocables et de leur différenciation. Si l'on s'en tient à la parution des textes de Sagredo et de Rodrigo Zamorano, puisque le texte de Guevara demeurait à l'état manuscrit jusqu'à sa découverte par Antonio Ponz à la fin du xvme siècle, les textes italiens semblaient communément répandus et utilisés entre les décennies 1520 et 1570. On peut en déduire que les textes italiens furent connus, diffusés et lus, dans leurs versions originales latines et toscanes dès leur parution ou, en tout cas, assez rapidement. Lemploi correct de diseflo attesterait un usage ancien. Cette constatation confirmerait les réflexions de Garda Melero à ce sujet7°. Il faudrait aussi rappeler que peu de textes italiens sur la peinture étaient déjà imprimés vers 1560-1570, si l'on excepte les deux monumentales éditions de 1550 et de 1568 des Vies de Vasari, du reste citées par Felipe de Guevara, probablement lecteur de la première édition puisque son texte daterait des années 1560. Quant aux textes de Paolo Pino et surtout de Lodovico Dolce, ils demeurent assez courts et finalement, on a souvent tort de dissocier le Dialogo della

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Felipe de GUEVARA, op. cit., p. 33-34: Quedaron del mesmo grandes reliquias de debuxos que los modernos llaman cartones y pergaminos, con los quales decian que se aprovechaban grandemente los Artifices. ( « De même, il subsiste de grandes reliques de dessins que les modernes nomment des cartons et des parchemins, dont ils disent que les Artistes tirent grandement partie. ») Felipe de GUEVARA, ibid., p. 121: [ ... ] Asi en nuestra Espafia se podrian envestir las paredes de un gabinete de marmol blanco, 6 de alabastro, de que abunda mas, perfilando y asombrando tan sa lamente las figuras, y las partes de Arquitectura, que la ta/ pared 6 suelo se quisiesen obrar, con salas las cinceladuras llenas de negro, al modo que se nos representa un debuxo bien obrado con la tinta en un pape!. ( « [ ... ] Ainsi, dans notre Espagne, on pourrait garnir les murs d'un cabinet de marbre blanc, ou d'albâtre, de ce qui abonde le plus, en profilant et en obscurcissant seulement les figures, et les parties de !'Architecture, qu'on veut travailler sur telle paroi ou tel sol, seulement avec les ciselures remplies de noir, de la même façon qu'un dessin bien fait avec de l'encre sur un papier nous le représente. ») Felipe de GUEVARA, ibid., p. 118. Il en est de même pour une technique de teinture des couleurs au moyen de plantes employée par les Égyptiens, qui servent à diversifier les couleurs et à tracer un dessin sous-jacent (GUEVARA, ibid., p. 64-65). GARCÎA MELERO, op. cit., p. 100.

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pittura (Venise, 1557) de ses écrits humanistes, de même que pour les écrits de Lomazzo, d'une ampleur beaucoup plus complexe encore à côté de son traité sur la peinture, déjà volumineux et empli de références à la culture humaniste. On peut aussi émettre l'hypothèse, toujours à prendre au sérieux, d'un usage de ces vocables dans la langue parlée, donc en romance, clarifiée et unifiée par la langue écrite dans un même processus. :Lusage des mots désignant les profils et les contours plutôt que simplement les lignes, sans entrer dans la nuance, n'est certainement pas un emploi fortuit et il témoignerait d'une lecture des textes fondamentaux déjà parus, parmi lesquels les œuvres majeures d'Alberti et les Vies de Vasari. Mais la connaissance d'Alberti pouvait suffire puisque ses développements sur le contour et la ligne étaient compréhensibles à un courtisan et à un lettré tel que Felipe de Guevara, au même titre qu'à un peintre novice ou expérimenté. Les occurrences concernant l'acte même de dessiner avec le geste qui s'ensuit sont de loin les plus simples à définir. Le contexte nous aide à en respecter les frontières sémantiques qui nous feront ainsi mieux comprendre la seule désignation du terme dibujo employé alors, en 1600, pour tous les sens sans exception, par Gutiérrez de los Rios. Vers la même date, José de Sigüenza prolonge l'usage des termes par Felipe de Guevara mais, comme son texte est beaucoup plus démonstratif et surtout apologétique, l'abondance des exemples et leur diversité sémantique en font un des textes de littérature artistique (à côté des deux autres volumes consacrés à l'histoire de l'ordre des Hiéronymites, sous couvert d'une histoire et non d'une exposition de principes théoriques et de leur application pratique) les plus denses avant l'émergence de traités à proprement parler, plus conformes à la littérature théorique du XVIIe siècle71 • Le texte de Sigüenza offre lOpportunité de consigner presque dans leur intégralité les occurrences alors en usage dans la tradition écrite antérieure, et il confirme ainsi le sens général des occurrences de dibujo et de diseno tout autant que celles d'un vocabulaire spécifique à l'architecture ( montea, muestra, traza, planta) et intégré au déroulement logique de la mise en œuvre (avec les occurrences de cartôn, modela, etc.). On y rencontre les occurrences les plus concrètes qui furent absorbées au siècle d'Or sous la désignation unique de dibujo. Il existe une séparation nette entre dibujo et cartôn dans le texte de Sigüenza72, exprimée avec une tournure de phrase qui ne laisse aucun doute sur une intention délibérée de l'auteur, comme on a pu le remarquer pour la distinction des occurrences chez Rodrigo Zamorano. La preuve en serait donnée par le texte de Felipe de Guevara qui distingue, lui aussi, les deux occurrences pour le terme« dessin» et différencie à l'intérieur de cette désignation le« carton» que l'artiste ou l'artisan dessine dans la dernière phase avant le transfert sur les parois ou les sols de marbre, toujours dans le cas de la relation faite par Guevara d'une reconstitution des techniques antiques73. Que ce soit sur ce support ou pour une fresque, comme en Italie, pays de prédilection

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Néanmoins, il ne faut pas omettre le texte de Juan de Arphe est un traité dans la tradition instaurée par Juan Valverde de Hamusco au milieu du xvr' siècle. Nous reviendrons plus loin sur ces textes. José de S1GÜENZA, op. cit., Livre J, Discurso XI, p. 128. Felipe de GUEVARA, op. cit., p. 110: [ ... ] Queriendo pues hacer en el mârmol una figura, primero se hace un carton do claro, y escuro con las mismas tintas, que â los géneros diversos de marmoles diclios. [... ] y se ayuntan par la razon y cuenta que el Artifice en el carton lo tiene debuxado. /Habiendo puesto en una llcmeza igual las dichas piezas del rnarrnol, torna el Artifice con un pince! colorido â perfilar en el rnarrnol la figura 6 figuras que en los cartones estan antes figuradas, y retocândolas y alurnbrandolas coma un Art(fice Io hace en una figura que quiere dar perfeccion en un papel. ( « [ ... ] Car en voulant faire dans

pour le perfectionnement de cette technique rapportée en Espagne par la médiation des Italiens au monastère de l'Escorial et dans quelques demeures princières (Palais de l'Alcâzar, Palais du Pardo, Palais de l'Infantado à Guadalajara), la technique du carton demeure la même (selon des méthodes comparables pour le transfert des patrons des broderies, comme on l'a vu). Cette séparation introduite par Sigüenza, qui avait sous les yeux les décorations du monastère et con naissait évidemment la totalité du matériel de travail laissé pour leur réalisation dans les coffres attenants à la bibliothèque, est donc une observation très juste émanant d'une longue tradition des vocables comme des œuvres que ceux-ci désignent avec précision. Il existe effectivement une différence entre le dessin tracé sur une échelle réduite et le carton qui, comme nous avons pu le vérifier nous-même pour les cartons de Gaspar Becerra et de Francesco da Urbino, correspond à la phase ultime du processus, laissant alors une interrogation sur la collaboration effective de l'atelier pour la mise en place de l'œuvre à reporter. Cette séparation n'est pas due uniquement à un changement de technique mais aussi à un changement de méthode. Les assistants ont alors une certaine autonomie pour mettre en œuvre l'invention définitivement mise au net sur le carton. Cette collaboration maintenait ainsi une tradition du Quattrocento au temps de Luca Signorelli, des Ghirlandaio ou encore de Filippino Lippi, et plus encore, au temps de Raphaël et de Perino del Vaga, ou ici même, à l'Escorial, comme le raconte plusieurs fois Sigüenza pour la méthode employée par Pellegrino Tibaldi, un représentant par excellence de cette tradition italienne au même titre que Federico Barocci et les Carracci, qui perfectionnaient et précédaient les mises au point de perspectives complexes dans les décorations à fresques des églises jésuites au temps du Père Pozzo. Mais dans tous les cas, tout au moins au Trecento et au Quattrocento, la séparation des deux catégories de dessins, très proches dans la technique de base, est une preuve de la compétence du dessinateur capable de passer d'une échelle à l'autre en y transposant, dans le cas du carton, l'essentiel des lineas, des perfiles et des contours, désignés avec la finesse des distinctions opérées par Alberti mais, plus encore par Vasari avec des différences internes (dintorno et contorno) quant aux fonctions et aux finalités d'un dessin pour le sculpteur et pour le peintre. On a pu voir comment Becerra parvint à ce travail spécifique de transposition d'échelle qui réclamait un apprentissage complexe. Après sa mort, il n'aurait du reste pas eu cours dans le milieu royal, en raison des difficultés de transfert à grande échelle que Berruguete semblait avoir, lui aussi, pratiqué mais il n'en reste que des traces écrites. Tout au long du texte, Sigüenza ne faillit jamais sur les différenciations terminologiques, ni sur les finesses rendues par un terme précis qu'il est possible d'estimer dans une analyse au cas par cas. Quand il évoque la pratique dessinée de Navarrete el Mudo, il désigne le dibujo et la technique des pierres telle qu'on peut aujourd'hui en retrouver quelques rares vestiges. Le témoignage de Sigüenza assure de l'emploi du fusain et des pierres (pierre noire et sans doute sanguine) par

le marbre une figure, d'abord on fait un carton en clair-obscur avec les mêmes encres, qui ressemblent aux genres différents de ces marbres. [ ... ] et on les mêle en ajoutant la mesure et selon la charge que !'Artiste a dessinée sur le carton.// Après avoir ensuite rempli de façon égale ces pièces de marbre, !'Artiste commence avec un pinceau coloré à profiler dans le marbre la figure ou les figures qui étaient figurées auparavant dans les cartons, et en retouchant et en éclairant comme un Artiste le fait dans une figure qui veut donner de la perfection au papier. »)

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l'artiste malgré l'absence de dessins absolument certains et surtout peu nombreux74 • Le dibujo est donc une appellation d'ordre exclusivement technique et désigne le dessin dans sa matérialité la plus rudimentaire. Le texte de Sigüenza reprend ainsi les occurrences rencontrées dans plusieurs textes mineurs tels que les deux relations adressées à Philippe II par Diego de Villalta sur les vestiges romains en Espagne comprenant, dans l'une des deux, la relation historique de la fondation et la description des vestiges romains découverts à la Pena de Martos (vers i579), accompagnés de quelques dessins à l'Antique à la plume75, et surtout les Comentarios de Guevara de même que les occurrences catalanes équivalentes telles qu'elles apparaissent dans le premier quart du xv1c siècle à Valence dans des sources manuscrites, avec les mêmes sens qu'en castillan. Dans les Chapitres présentés par les peintres de Valence au gouverneur afin de pouvoir se constituer en collège et en université, à la fin de l'année 1520, le verbe deboxar s'aligne sur son équivalent castillan (dibujar). Il est spécifié que le dessin devait précéder obligatoirement la préparation de la peinture à l'huile afin de réglementer et de définir les conditions d'accès à la maîtrise pour les peintres de retable (pintores de retaule)76 • Même d'après cette courte clause, il est manifeste que le peintre de retable est d'abord reconnu pour ses compétences manuelles et

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José de S1GÜENZA, op. cit., Livre II, Discurso V, p. 342 [sur les huits retables du cloître]: En las frentes y testeros hay ocho cuadros grandes de mano de nuestro Juan Fernandez Mudo; [... ] naciô mudo, y como desde nilïo le vieron inclinado a pintar y a rosas de dibujo, y que con carbones y con piedras, [... )(«Sur les façades et les pendentifs, il y a huit grands tableaux de la main de notre Juan Fernandez el Mudo; [... ] il naquit muet, et comme depuis son enfance, on le vit attiré par la peinture et par les subsiste très peu de deschoses du dessin, et qu'avec des fusains et des pierres,[ ... ]»). Rappelons sins originaux de Navarrete el Mudo, tous à la pierre noire mais quelques-uns à la plume viendraient contredire le texte de Sigüenza s'ils s'avéraient être des originaux. Cette hypothèse est probable. Malgré la récente exposition sur l'artiste (Rosemarie MlILCAHY, Fernando Navarrete « el lvfudo », pintor de Felipe II, Logrofio, i995), les dessins de Navarrete ne sont pas étudiés, à la différence de la peinture. Tout est donc possible, comme pour tant d'artistes espagnols à la Renaissance. Nous sommes dans l'impossi· bilité de tout embrasser et de dépasser les limites interprétatives que nous nous sommes fixées, en tout cas pour ce microcosme inconnu constitué par les pratiques d'ensemble, sans les appuyer d'une base documentaire indispensable à ce travail d'interprétation. Diego de VILLALTA, Historia de la Antigüidad y Fundaciôn de la memorable Pena de Martos en la que se tarta del origen y principio de la clarissima columna que por Hércules el grande llamado El Libyco fue edicada en la misma pena con las demâs antigüedades y cosas notables alli acontecidad, San Lorenzo de El d'un théâtre romain]: Todos los Escorial, Biblioteca Real, cote:&. Ill. 15, fol. 138 r-v0 : [sur la quales y los mismos arcos triomphales pintados y dibuxados y los donde alpressente estan Toscana escrivelo todo curiosamente el singular Architecto Sebastiano serlio Bolones en su libro en [ ... ] ( « Tous ceux-ci et et les mêmes arcs de triomphes peints et dessinés et les lieux et parties où il sont à présent, le singulier Architecte Sebastiano Serlio Bolonais l'écrivit tout entier de érudite dans son livre en toscan [... ] » ). FALOMIR FAUS, op. cit., p. 39 et p. io2-105, Document 11°6, Capitulos presentados por los pintores de Valencia al gobernador para poder constituirse en y universidad, Archiva del Reino de Valencia, volran examinar si Gobernaciôn, cote 2468, 5 décembre i520: [Chapitre] VII. Item ordenen que los aquells sera retauler sia tengut de enguixar hun retaule e post, e deboxar e tembrar les colors al oli que li sera designada per los majorais, clavari e prohomens de la dita art, [... ] («VII. Item en la on ordonne que ceux qui voudront examiner si le retable sera orné (?), et ensuite de dessiner et de tremper des couleurs à l'huile et de peindre celui-ci avec l'histoire qui sera« désignée» [par le jury]). Et plus tardivement, l'Italien Pietro Paolo de Montalbergo, citoyen de Barcelone, réalisa, en 1580, des opérations commerciales avec Francisco Testa, marchand d'Arezzo, résidant aussi à Barcelone, et il cite parmi d'autres objets une hala de deboixos o papers stampats en Roma (cf. en dernier lieu, Ana Av1LA PADRÔN, « Intluencia de Rafael en la pintura espaîiola del siglo XVI a través de los grabados " in Rafael en Espana, cat. exp., Madrid, Museo del Prado, i985, p. 50, note 23). On pourrait multiplier les

une technique particulière par une assemblée de maîtres reconnus à Valence. Dans les vingtcinq chapitres énumérés de ce document si riche, celle-ci est distinguée de la technique de l'enlumineur et du « peintre de tentures » (pintor cortinero) qui devait, lui aussi, deboxar selon des motifs profanes (oiseaux, animaux et bordure« à la romaine»), motifs imposés dans les clauses du document77 • Au regard de ce document et de quelques sources manuscrites antérieures que nous avons rappelées partiellement dans la première partie, il y a tout lieu de déduire que cette pratique était systématiquement intégrée au processus de travail, du moins dans sa phase liminaire, celle où il était stipulé dans le contrat de se conformer à la muestra ou à la traza qui constituait une pièce juridique78 . La désignation de Dibujo: vers une reconnaissance d'une pratique universelle et autonome 2-

Malgré la banalité apparente prise par l'occurrence de dibujo tel qu'on continue à l'usiter encore aujourd'hui sans le mettre en relation avec son étymologie, il semblera paradoxal de rencontrer le terme dibujo plus fréquemment dans un sens qui recouvre toujours, ou presque toujours, le sens concret et matériel d'une œuvre sur papier. C'était le cas, même dans la version catalane des conditions matérielles énoncées l'année i520 où le verbe deboxar est dissocié de celui de designar, faisant du premier une expression strictement technique précédant la détrempe à l'huile des couleurs alors que le terme designar ne concerne que les inventeurs de l'histoire qui sera « désignée » sur le retable, puis peinte à la peinture à l'huile. C'est une opportunité de considérer ces sources de première main comme de véritables mines d'informations sur les pratiques explicitées par les professionnels eux-mêmes. Mais on omet de dire que ce sont aussi celles-ci qui, associées aux outils d'information représentés par les textes imprimés, pourront nous mener à mieux estimer l'appréciation théorique de ce champ représenté par le dessin, si peu séparable - c'est notre conviction - de la peinture et de tous les arts qu'il accompagne dans le déroulement le plus courant du processus de création. Ces sources peuvent nous permettre aussi de mieux évaluer la quantité de dessins alors en circulation et elles nous donnent

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occurrences catalanes qui sont citées dans les sources concernant Vicente Macip et Joan de Joanes sans compter les textes très riches mentionnés par Miguel Falomir Faus dans cet ouvrage. FALOMIR FAus, op. cit., 1994, p. 42 et 104: VIII. Item, ordenen per Io semblant que Io qui volrà ésser examinat de mestre de cortines sia tengut de para una cortina en teler encolat, e deboxar aquella de una estaja que los examinadors volran ab praderia, ausells e aitres animais, e pays e faxes entorn al romano, a coneguda dels dits examinadors, e si no sera atrobat suficient, no dega ésser admés a mestre [... ] ( « VIII. Item , on ordonne que pour celui qui voudra passer l'examen des maîtres de rideaux (pintor cortinero) soit tenu de faire un rideau de toile encollée, et de dessiner (deboxar) celui-ci d'un échantillon que choisiront les examinateurs à partir de motifs champêtres, d'oiseaux et autres animaux, et de paysages et faits avec des bordures à la romaine, à la convenance des dits examinateurs, et si ce n'est pas suffisant, on ne devra pas l'admettre comme maître. ») FALOMIR FAUS, ibid., 1994, et op. cit., 1996, p. 240- 252 en particulier sur la formation du peintre et la présentation obligatoire d'un dessin (muestra) inséré au contrat fait devant notaire. Les modalités de ces contrats sont identiques à celles de l'Italie dans la majorité des cas recensés. C:f. aussi les importantes remarques de Lino CABEZAS, op. cit., 2008, p. 153-158, p. 202, 204: il donne l'exemple de dessins faits et annotés par le Florentin Benedetto de Rabuyate comme preuve juridique des peintures et de l'arc de triomphe érigé pour l'entrée solennelle d'Isabelle de Valois à Valladolid en 1565 (fig. 127, p. 145); quant à l'exemple du sculpteur L6pez de Gâmiz, il fut impliqué en i570 dans un procès pour le non-respect de la traza de son projet original par Diego Guillén.

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l'occasion de mieux comprendre la place et les fonctions du dessin au sein du travail dans l'atelier autant que dans le processus artistique proprement dit. À l'aide de ces différentes sources d'information, on pourrait mieux statuer sur l'importance du dessin, sa primauté ou non dans la préparation d'une œuvre. Répondre à cette question est une des raisons de cette étude, même si on ne pourra ici répondre que partiellement pour des régions et des périodes limitées. D\m point de vue seulement quantitatif, le texte imprimé de José de Sigüenza concilie plusieurs avantages, celui d'être un ouvrage descriptif mais aussi thématique et idéologique, et d'employer une variété d'occurrences rarement aussi abondantes, à l'exception des textes de Diego de Sagredo et de Guevara ou de quelques préfaces aux Lra66

lité artistique du Martyre de saint Maurice (Escorial, musée du monastère; i582), tableau refusé par Philippe II initialement pour des questions de décorum. Dans les pages suivantes, je me référerai ici principalement aux études de Fernando Marîas dont les réflexions restent les plus sérieuses avec celles de David Davies et de Manya Pagiavla pour l'historiographie la plus récente. Pour une synthèse sur cette question comme pour les informations importantes sur le dessin, voir les références et les commentaires donnés par Kurt ZEITLER et Karin HELLWIG, op. cit., 2006, en particulier p. 9-46. On connaît des représentations de ces réductions posées sur des chariots mobiles pour mieux changer le point de vue à !etude (par exemple, un dessin de la copie de la Nuit de Ivlichel-Ange par Lodovico Carracci (?), Cambridge, Ashmolean Museum); cf. Paul JOANNIDES, The Drawings of Michelangelo and His Followers in the Ashmolean Museum, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, n° 85, p. 346-347).

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dans cet atelier, ni pour mieux comprendre ses méthodes de travail. Le genre de la copie d'un modèle partant de l'ekphrasis et l'agencement du champ de la feuille, la facture propre à la technique de la pierre noire ou du fusain travaillée dans une texture très grasse témoignent d'une connaissance déjà exercée qui reprend quelques traits de caractère des dessins de Tintoret dans cette catégorie. Mais la confrontation des deux artistes démontre plutôt que tout ou presque tout les sépare, sans toutefois les opposer de façon radicale ..Même la technique et la ligne du tracé dans le contour rapprocheraient infiniment plus la feuille de Greco des dessins de Titien. En ce sens, on est ici réellement en présence d'une « trace », un terme approprié à cette feuille puisqu'elle peut ainsi transmettre indirectement plusieurs informations de nature différente sur la pratique effective du dessin et sa relation historique, absolument indubitable, avec le milieu vénitien. Il ne nous appartient pas d'ajouter une hypothèse supplémentaire infondée à l'abondante fortune critique de cette feuille. Elle n'apporterait rien de neuf mais quelques indices montrent combien elle reste feuille unique dans le vaste ensemble de la production vénitienne des années 1549-1570, remarque déjà formulée par William R. Rearick qui écrivit en peu de mots tout ce qu'il faut retenir sur cette feuille: son origine dans les dessins de maturité de Titien et son caractère « extrêmement non vénitien »367 • Greco devait certainement être bien informé des méthodes pédagogiques de Tintoret, le seul des Vénitiens à enseigner le dessin d'après les maîtres à partir de modèles en relief, mais il est peu probable qu'il apprit le dessin dans l'atelier de Tintoret, tout au moins de façon durable368 • Comme l'a bien compris W. R. Rearick, dans cette feuille imposante, tout s'éloigne de la technique et de la conception du modèle, des lumières ou des effets de relief des rares feuilles de Tintoret connus pour cet exercice de style369 • Les points communs évidents proviennent d'une même méthode de travail

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William R. REARICK, Il disegno veneziano, Milan, Electa, 2001, p. r60-162. Je ne me réfère qu'à une datation très large de cette production spécifique à l'atelier de Tintoret à Venise, cette chronologie ne considérant que les faits marquants indiqués par Rearick: la copie de la Tête de Vitellius (coll. Grimani, datée au recto de 1549) et la très difficile question de la datation du Jour de Greco. Rearick envisagerait un second séjour à Venise vers r574, inexplicablement justifié par une série de citations de la figure de Michel-Ange dans ses propres œuvres postérieures à son installation à Tolède en r576. Rien ne prouve la présence de Greco à cette date encore précoce, en tout cas pas avant juin 15n où il était recensé à Madrid (cf. en dernier lieu MARÎAs, op. cit,, i997, p. 126). Cette pratique de mannequins ou de figurines pour l'étude des lumières, des drapés, du mouvement ou de la disposition dans un environnement factice, pratique répandue à Florence (par exemple dans l'atelier de Léonard de Vinci ou de Fra Bartolommeo), est déjà décelable dans les premières peintures romaines, de façon prégnante dans la version de \Vashington (National Gallery of Art; signée; vers 1570-1571) de Jésus chassant les marchands du Temple où les modèles des figures de Tintoret sont littéralement repris. En l'absence de données sur les méthodes utilisées en Crète, on s'accorde à dire que Greco aurait contracté cette pratique dès son séjour italien, et les deux figurines du musée du Prado seraient des vestiges de cette époque. Le travail d'après ces modèles ne signifierait pas un abandon de l'étude d'après nature mais une mise au point et des précisions en complément de cette recherche fondamentale. Le dessin de Munich allie toujours, à mon sens, cette fonction de référence du modèle extérieur à un travail fondé sur son interprétation qui permettrait à Greco de dépasser cette première fonction. Le modèle ne serait pas prétexte mais support à une consolidation des connaissances, sinon le caractère de copie serait beaucoup plus visible alors qu'il est mis au second plan. ?viême dans ce premier dessin connu, Greco manifeste la performance de laisser sa marque, très affirmée dans le drapé. REARICK, op. cit., 2001, p. 160-16i. Rares seraient en effet les feuilles originales de Tintoret qui assistait rarement aux séances de travail en commun. La difficulté est d'autant plus grande qu'il existe une cinquantaine d'études de ce genre. Cinq ou six feuillets seulement seraient de Tintoret, ce qui montre les problèmes méthodologiques par une étude détaillée du matériel à la disposition des spécialistes.

fondée sur l'étude d'un modèle de terre, de la recherche essentielle d'une plasticité renforcée par l'épaisseur des traits sur les contours pensés par masse et tracés par à-coups orientés en biais, selon la logique de l'incidence de la lumière, comme si la pierre noire ou le fusain faisaient office de pinceau ou de brosse de sorte que ces exercices introduisaient une ambiguïté sur leur fonction: étaient-ils seulement des exercices ou bien devaient-ils habituer les collaborateurs ou les apprentis au maniement du pinceau à appliquer sur les grandes surfaces à travailler par larges touches? La forte densité donnée aux volumes pour créer l'illusion de la ronde-bosse, qui serait ainsi fidèle à la sculpture de marbre dans la Chapelle Médicis, accompagne les couleurs fondues, presque monochromes et très prononcées dans la peinture de Tintoret. Tous ces caractères sont certes communs à la peinture vénitienne de cette période et, s'il s'en éloigne, Greco en possédait les rudiments dans ses recherches sur la couleur et, comme le souligne Marîas, dans ses possibilités expressives qui l'opposent ou modèrent la relation à la tradition byzantine370 • Il faudrait remarquer les tonalités à la fois chaudes et froides de ses couleurs, depuis la période crétoise où il était déjà confronté à quelques exemples vénitiens, à Titien déjà37', et plus spécialement aux sources gravées d'Italie du Nord (Schiavone, Parmigianino, Ugo da Carpi). Ces couleurs s'enrichissent d'un chromatisme plus chaud et nuancé à Venise, et les quelques témoignages picturaux (Adoration des Mages, Athènes, Musée Bénaki; Triptyque de Modène, Modène, Galleria Estense; Vue du mont Sinaï, Héraklion, Musée historique; Fuite en Egypte, Londres, coll. part.) annoncent ces changements tout en manifestant une certaine continuité dans les tonalités chaudes et surtout un dessin sous-jacent solidement charpenté qu'il est possible de suivre tout au long de ces années de formation et de premières commandes à Rome, depuis la Dormition de la Vierge (Hermopoulis (île de Syra), église de la Dormition). Les ressemblances entre les œuvres vénitiennes ou italiennes de Greco et celles des Vénitiens ne doivent pas nous faire illusion sur son éventuel perfectionnement en Italie, probablement destiné à parfaire ses connaissances de l'art européen 372 • Il est incontestable que Greco possède des points communs à la peinture de Titien et de Tintoret et des pratiques apparemment analogues dont la plus manifeste reste la présence de modèles en terre cuite et en plâtre dans son atelier à sa mort373 • Greco avait dû contracter cette habitude à Venise. Le fait que Tintoret fut le

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Néanmoins, l'existence de ce matériel est déjà l'occasion d'appliquer une méthode d'analyse avec les conséquences qu'elle peut apporter pour comprendre les procédés de travail et l'intérêt pour la production dessinée à Venise. MARIAS, op. cit., 1997, p. 7i. Pour Marias, Greco n'aurait pas travaillé dans l'atelier de Titien, ni dans celui d'aucun autre maître à Venise. Il ne connaîtrait que les œuvres de Titien antérieures à 1545, seulement exposées dans des lieux publics. Les quelques preuves supposées d'un accès aux cycles entrepris alors par Véronèse, Titien et Tintoret ne seraient dues qu'à des erreurs historiographiques (pour la question des sources alors accessibles pour Greco à Venise, cf. en dernier lieu MARIAS, ibid., 1997, p. 66-74, p. 57-84). MARIAS, op. cit., 1997, p. 34: une Pietà de Titien se trouvait dans l'église Saint François à Candie. Cf. en dernier lieu MARIAS, ibid., p. 70-7i. Cf. en dernier lieu MARIAS, ibid., p. 194, 313: «Vingt modèles de plâtre./ Trente modèles d'argile et de cire. ». En 1621, dans l'inventaire de Jorge Manuel, on comptait deux cents modèles (PACHECO, op. cit., 1991, p. 440: Domenico Greco me mostr6, el afio 1611, una alhacena de modelas de barra de su mana, para valerse dellos en sus obras y, la que excede toda admiraci6n, los originales de todo cuanto habia pintado en su vida, pintados a olio, en lienzos mâs pequefios en una cuadra que, par su mandado, me mostr6 su hijo. ( « Domenico Greco me montra, en 1611, une armoire de modèles en terre de sa main, pour s'en servir dans ses œuvres, et ce qui dépasse toute admiration, les originaux de tout ce qu'il avait peint dans sa vie, ceux peints à l'huile, ceux sur des toiles plus petites dans une grande salle que me montra son fils à

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seul à pratiquer cette méthode de travail, prouvée par fexistence de quelques moulages et surtout par une nombreuse série de dessins, témoignerait d'une présence, même passagère, de Greco dans l'atelier de Tintoret. La feuille de Munich est en effet trop pénétrée de certains modes de travail, telle la mise en page accentuant fortement la figure et sa plasticité qui aurait pu en figer l'immobilité de façon négative, comme on le rencontre dans quelques-unes de ces feuilles d'atelier. La facture du dessin de Greco se distingue de toutes ces figures et de celles de Tintoret lui-même, mais elle s'en approche par les effets de matière, par sa mollesse et l'onctuosité de la terre cuite, par !estompe, adoucie sans doute à l'aide des doigts, sur le drapé de la jambe en accentuant le -~fumato si fréquent dans les peintures de Greco, par le rendu de la transparence des matières traduite avec une facilité qu'on rencontre à Tolède dans la transparence des drapés de /'Enterrement du comte d'Orgaz (Tolède, église Santo Tomé; i587), Pour ces raisons et aussi à cause de la vue da sotto in su qu'il était impossible d'appréhender face au tombeau de Giuliano dè Medicis et, malgré la possibilité d'une exécution de cette feuille à Florence même, après la visite du monument en 1570 sur la route de Rome, il faudrait dater cette feuille si imposante de la période vénitienne. Même si on est mal renseigné sur les œuvres et les cercles artistiques fréquentés par Greco, ce dessin, unique dans son œuvre et unique au sein même du dessin vénitien, se rattache à la méthode de mise en place de l'invention en suivant l'usage des figures vues en raccourci dessinées par Tintoret. Cette raison, avec d'autres que nous avons évoquées, nous paraît suffisante pour justifier une chronologie relativement précoce374. Mais il n'existe aucun argument définitif pour étayer une datation postérieure, sinon la visite des tombeaux Médicis à Florence en i 570 et la spécificité du montage propre au Libro de' Disegni de Vasari qui dut acquérir la feuille à Rome ou même à Venise par ses intermédiaires. La feuille présente trop de puissance, trop de détermination et aussi trop de spontanéité dues à un travail d'émulation dans l'atelier de Tintoret ou dans son cercle intime. Sans autres éléments décisifs, il esl inutile de fixer une datation très précise et l'argument d'une continuation de cette technique sur la route de Rome est un argument tout à fait pertinent. Dans le premier document connu, en novembre i570, Giulio Clovio introduisit l'artiste auprès du cardinal Alessandro Farnèse à Rome en faisant l'éloge d'un autoportrait que le giovane Candiotto discepolo di Titiano lui avait montré375 • A partir de ce document, on en a souvent déduit que Greco aurait travaillé dans l'atelier de Titien376 • Pourtant, il est difficile de considérer qu'une si grande analogie de facture avec Titien soit une preuve incontestable de ce passage dans son atelier même s'il est indubitable que Greco se servit et avait assurément parfait sa technique en travaillant à partir des dessins de Titien, comme celui de Munich mis en relation avec le jour par Kurt Zeitler377• La comparaison met encore plus en valeur la maîtrise

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sa demande. ») ). On en connaît trois en terre cuite (A.dam et Eve, Madrid, musée du Prado; Étude pour le Christ de la Résurrection, Tolède, Hôpital Tavera, église de !'Hôpital de Saint Jean Baptiste). Celle de l'Hôpital Tavera serait probablement la seule façonnée par Greco lui-même. Je me réfère à MARIAS, op. cit., 1997, p. 83. Les autres historiens d'art ne donnent pas non plus des arguments solides mais seulement des raisons stylistiques. Kurt Zeitler et Karin Hellwig ne donnent pas de périodisation délibérément, et on peut comprendre ce point de vue . MARÎAS, ibid., p. 87. La lettre (16 novembre 1570) est reproduite et commentée dans ce texte. Par exemple Kurt ZEITLER, op. cit., 2006, p. 25. Kurt ZEITLER, ibid., p. 25, 33.

du champ de la feuille et du trait de contour par Greco, mais il manque l'énergie et l'aisance de Titien à enfermer la forme sans jamais la clore totalement sur elle-même. Le maître vénitien en fait le pivot de la relation avec le champ de la feuille et l'espace que la figure occupe. Il introduit ainsi une dynamique entre ces différents éléments où le trait devient trait d'union, instrument de base pour les idées ou les détails informes 378 aussi bien que les éléments de la structure sans interrompre la recherche de mouvement et l'énergie de l'ensemble. Greco n'a pas encore atteint cette dimension inhérente au dessin de Titien et, si la feuille de Munich présente quelques détails (surtout pour le drapé) communs à cette recherche fondamentale dans l'œuvre de Titien, elle ne possède pas une telle fluidité du trait. On peut enfin rappeler la fonction de copie d'un modèle, foncièrement créatrice. Le dessin n'est pas la conséquence d'une invention propre à Greco, et cette différence marque là aussi une limite dans cette pratique à Venise où on ne connaît pas d'invention originale du peintre crétois. La feuille de Munich (fig. 89) est la seule des trois à laisser une trace de la période italienne de Greco. Elle représente fort peu de chose si on songe aux dix années du séjour italien. Mais elle existe, de même que l'annotation typique des dessins du Libro de' Disegni de Vasari et le choix de celui-ci d'une disposition illogique du sens vertical qui entraîne une interprétation différente de la sculpture. F. Marîas 379 a rappelé que Giulio Clovio, artiste important à la cour d'Espagne 380 et très fidèle ami de Greco en Italie, qualifie le peintre de « Candiote » dans sa lettre. C'est à Rome qu'il deviendra définitivement pour les Italiens et les Espagnols le « Greco », il Greco, comme l'indiquera, certainement pour une des toutes premières fois, l'annotation Domenico Greco sur le montage, écrite suivant les indications de Vasari. On en a déduit que le dessin fut donné à Vasari à Rome où les deux peintres se seraient rencontrés à partir de 1570 et sûrement en 1572, quand Greco fut admis à l'Académie de Saint Luc sous le nom de Dominico Greco, qui serait la première mention de Greco désigné par lui-même en Italie dans l'état actuel des connaissances38'. Il est très probable en effet que Vasari acquit à Rome, ou même à Florence avant sa mort en juillet 1574382, cette feuille imposante par son format fort approprié à figurer dans sa collection de dessins montés en feuilles et munis de cartouches spécialement dessinés selon les thèmes qu'elle pouvait suggérer. La même forme romaine Dominico apparaît dans le mémoire arrêtant les clauses de la commande des huit panneaux faite par don Luis de Castilla, archidiacre de Cuenca, doyen de la cathédrale de Tolède et exécuteur testamentaire de Dona Marîa de Silva, illustre femme portugaise qui mourut peu après le retour de don Luis en Espagne, le 28 octobre 1575. Cette femme avait légué tous ses biens à la communauté des dominicaines de la Madre de Dios, en nommant

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Par exemple, la grande feuille de la Bataille de Spolète (Paris, musée du Louvre, Département des Arts graphiques, Inventaire 21788) . MARIAS, op. cit., 1997, p. 87. Cf. en dernier lieu, MARIAS, ibid., 1997, p. 118, et CHECA, op. cit., 1992, p. 293 passim (artiste important par le nombre d'œuvres de dévotion présentes à !'Escorial, mais Clovio mourut en 1578, trop tôt pour partir après avoir lui-même proposé ses services à Philippe II par l'intermédiaire de Juan de Versoza et Ponce de Le6n). Cf. la chronologie établie par Xavier Bray et Lois Oliver in David DAvrns, El Greco, cat. exp. Londres, National Gallery, 2003, p. 33. Pour le montage, cf. en dernier lieu Kurt ZEITLER, op. cit., 2006, p. 10. Pour la concordance des dates, cf. en dernier lieu, MARIAS, op. cit., 1997, p. 102.

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son exécuteur testamentaire Diego de Castilla (1507-1584), doyen de la cathédrale de Tolède. À la mort de la pieuse dame portugaise, qui avait passé le reste de sa vie, depuis son veuvage en 1537, au couvent des cisterciennes de Santo Domingo de Silos el Antiguo ou el Viejo, jusqu'à sa mort le 28 octobre i575. Diego de Castilla, le père de don Luis, décida de financer l'édification d'une nouvelle église bâtie sur les fondations d'une ancienne église médiévale et dorganiser, après la construction de ce nouveau bâtiment, de nouvelles funérailles du corps de dofia Maria dans le chœur de la nouvelle église le 17 octobre 1576, quelques jours après la consécration de lëglise (le 22 septembre 1576) 383 • Ce nouvel édifice fut un lieu de rencontre entre des personnalités de premier plan dans l'histoire artistique et dans l'histoire de l'Espagne. En effet, la nouvelle église fut conçue et bâtie par l'un des maîtres d'œuvre de !'Escorial, Juan de Herrera, qui donna les plans des retables latéraux en même temps que le peintre du roi, Hernando de Avila, mais les travaux furent dirigés par Nicolas de Vergara et les sculptures assemblées et sculptées par Juan Bautista de Monegro sur les plans et les dessins de Greco. Tous ces maîtres comptent parmi les personnalités novatrices de l'art espagnol de cette période décisive où le chantier de !'Escorial était à peine commencé. On ne sait pas encore si cette nouvelle édifica tion à Tolède fut à l'origine du départ de Greco de Rome car on ne possède pas réellement de trace de sa présence en Espagne avant le mois de juin 1577 à Madrid, et quelques jours plus tard, à Tolède (2 juillet 1577) 384• Au mois d'août de la même année (8 août i577), on a la preuve de la collaboration de Greco pour les peintures des trois retables de lëglise de Santo Domingo en Antiguo grâce à un mémoire écrit par don Luis de Castilla385 • Ce document et le contrat signé par don Luis et Greco fondent une des premières preuves de la présence et de l'activité de Greco en Espagne à partir du mois d'août 1577. Plusieurs autres documents datant des jours et des mois suivants (10 aoùt, septembre et octobre 1577) et de l'année 1578 fournissent de notables précisions sur l'évolution des trois retables que Greco devait peindre de sa main, sans aide d'aucune sorte et à ses frais 386• Le commanditaire avait pour seule obligation de lui payer la somme stipulée dans le contrat3 87 • Le peintre devait aussi fournir le dessin (dibujo) et le projet (au sens

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Pour un résumé de l'histoire de la construction de la nouvelle église, cf. en dernier lieu MARÎAS, ibid., 1997, p. 121, 136-151, et aussi A. E. PÉREZ SÂNCHEZ, « Las series dispersas del Greco » in El Greco de Toledo, cat. exp., Toledo (Ohio), Toledo Museum of Art, Madrid, Museo del Prado, Washington, National Gallery, Dallas (Texas), Musemn of Fine Arts, i982, p. 150-154. Néanmoins, il existerait une première mention dans des comptes royaux, dès le mois d'octobre i576 (afio 1576. 21 de Octubre Dimo [Domenikos] Griego); (cf. Xavier BRAY et Lois OLIVER in David DAvrns,

op. cit., 2003, p. 385

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Pour le contenu de ce mémoire, cf. les documents inédits publiés par Francisco de BoRJA SAN ROMAN, " Documentos del Greco, referentes a los cuadros de Santo Domingo el Antigua '" Archiva Espano/ de Arte y Arqueologia, i934, p. 1-13. Cf. en dernier lieu MARÎAS, op. cit., 1997, p. i37-139. MARÎAS, ibid., 1997, p. 136-144. MARIAS, ibid., i997, p. 138. Les documents furent publiés par Francisco de Borja San Român et commentés par Marias. Le document signé par don Luis est reproduit intégralement: «Item, que ledit Dominico doit faire et achever lui-même ces huit tableaux susmentionnés sans les donner ni avoir le droit de les donner à d'autres peintres qui les achèveraient, car si on a confié cette œuvre audit Dominico cest parce qu'il est dit qu'il est éminent en son art et en son métier, et c'est pour cette raison qu'on choisit l'habileté qui est la sienne qui ne peut être substituée par celle de personne d'autre. " Le maître-autel représente (Chicago, Art Institute; seule peinture signée et datée de entourée une Assomption de la (toujours en place) et, au registre supérieur, Saint de Saint Jean-Baptiste et de Saint Jean Bernard (localisation inconnue) et Saint Benoît (Madrid, musée du Prado) surmontés de la Sainte Face

de traza) ou plutôt le dessin du projet (dibujo et traza) de la structure architectonique des trois retables vraisemblablement ensemble388 , puisqu'ils devaient s'harmoniser dans l'iconographie centrée sur le thème de la Résurrection 389 • Plus intéressante est l'exigence des figures en rondebosse préparées selon les modèles demandés à Greco, et non à des sculpteurs de métier390 • Greco fut vraiment appelé à cette charge en tant que concepteur de l'ensemble et il doit en prévoir les différents effets plastiques autant que les détails et l'élévation de la structure calculée selon les mesures de l'espace environnant. Les dessins de Greco devaient aussi servir de modèle au sculpteur Juan Bautista de Monegro (vers 1545-1621), un des plus illustres collaborateurs de Greco à Tolède. On est remarquablement bien renseigné sur la chronologie de ces travaux, sur les modifications subies par les sculptures et sur les différends au sujet des proportions et des moulures des colonnes des encadrements et du tabernacle, manifestant à l'évidence les difficultés d'adaptation aux coutumes espagnoles ou bien ses erreurs de jugement dans le dessin du tabernacle que Greco voulait laisser transparent pour ne pas cacher le grand tableau de !'Assomption, selon les dires de Monegro dans ses deux lettres adressées à don Luis à propos de l'allongement des colonnes et l'addition de cannelures39'. La dorure et la mise en place des retables furent terminées entre juillet et décembre 1579, et l'église consacrée en septembre 1579 39 2. Il est indispensable de donner ces quelques précisions sur la genèse de cette première grande commande car l'intérêt des documents de première main est de nous mettre face à des sources incontestables. Dans le cas de Greco, des hypothèses souvent improbables ne permettent pas de trancher sans réels points de repère. Les sources jouent donc un rôle de premier plan car elles offrent enfin des informations tangibles pour comprendre les conditions de la création des retables de Santo Domingo el Antiguo et la place des trois projets dessinés par Greco destinés à l'encadrement et à l'invention des deux peintures latérales de Saint Jean-Baptiste et de Saint Jean l'Évangéliste, entourant le panneau de l'Assomption de la Vierge daté par Greco

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et de la Trinité (Madrid, musée du Prado). Les deux retables latéraux représentaient !'Adoration des Bergers (Santander, coll. Emilio Botin Sanz) et la Résurrection devant saint Ildefonse (toujours en place) . BoRJA SAN ROMAN, art. cit., p. 2: Lo primera a de pintar de las historias contenidas en el debuxo y traça seis quadros del tamano y alto en los Marcos que para ello estan hechos. BoRJA SAN ROMAN, ibid., p. 5; MARIAS, op. cit., 1997, p. 140, contrat entre Luis de Castilla et Greco (8 août 1577): « [ ... ] et quant à ceux [les tableaux] des autels latéraux, ils devront représenter ce que l'on vous dira, à savoir la Nativité et la Résurrection; ajoutant à la première saint Jérôme et à l'autre saint Ildefonse, [... ] ». BORJA SAN ROMAN, ibid., p. 4: yten porque En la traça del dicho Retablo a de auer Prophetas de bulto, y ençima tres otros vultos de virtudes, que El dicho Dominico a de hazer unos Modelas destas figuras para que salgan mas açertadas ( « Item parce que sur le projet dudit retable, il doit y avoir des prophètes en ronde-bosse, et au-dessus trois autres de vertus dont ledit Domenico doit faire quelques modèles de ces figures pour qu'elles ressortent avec plus de justesse»). MARIAS, op. cit., p. 142-144: « [ ... ] Et comme Dominico voulait que le second corps dudit tabernacle fût transparent afin de ne pas cacher sa peinture,[ ... ] ».Ces deux lettres de Juan Bautista de Monegro sont instructives sur ces difficultés d'appréciation. Les retables existants montrent en effet une réelle adéquation entre les proportions imposantes des tableaux et les encadrements. Je me réfère surtout aux jugements de F. Marias, spécialiste de l'architecture tolédane, qui a étudié longuement l'église de Santo Domingo el Antiguo in La Arquitectura del Renacimiento en Toledo, 1531-1631, 4 vol., IPIET-CSIC, Tolède-Madrid, 1983-1986. Ce ne sont évidemment que quelques données d'une riche documentation; cf. en dernier lieu la synthèse (avec bibliographie antérieure) de MARIAS, ibid., 1997, p. 136-144.

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en i577 393 , date qui a permis d'inclure !ensemble dans cette même année, bien qu'on puisse réellement reculer cette datation avec l'achèvement des sculptures en i579. Ce n'est pas ici le lieu de détailler les vicissitudes de cette première commande ambitieuse en Espagne, mais ces feuilles sont les seules et uniques traces du processus de travail dans le dessin. La concordance avec les documents les rend incontournables de façon beaucoup plus déterminante qu'avec la feuille de Munich. Celle-ci reste très certainement l'unique trace de la période italienne, malgré les quelques mentions attestant l'activité de Greco dans le dessin dès la jeunesse à Candie et à Venise 394 • Mais ces trois feuilles ne laissent plus aucune ambiguïté ni sur leur authenticité, ni sur les problèmes posés par la chronologie. Avec le tabernacle dessiné par Greco et modifié par Monegro, les trois retables de Santo Domingo el Antiguo sont fort bien documentés. Ils ont fait l'objet d'études sérieuses et leur statut de première œuvre espagnole leur confère une place privilégiée dans l'historiographie. Les différents documents concrétisés par ces œuvres, heureusement toutes conservées, mettent en jeu une génération d'artistes particulièrement importante dans l'art espagnol, imposant dans tous les domaines une esthétique dépouillée, tel le sculpteur Juan Bautista de Monegro, collaborateur de Juan de Herrera. Elle se déploie tout particulièrement dans la structure architectonique des retables et dans les sculptures, en harmonie avec la sobriété de l'architecture de l'église construite au même moment que celle de !'Escorial. Grâce à ces documents et à l'existence de ces dessins, on peut considérer que Greco était arrivé en Espagne quelques mois auparavant avec un bagage certainement conséquent dans l'acquisition d'une pratique du dessin, en tout cas aussi solide que dans la peinture. On peut tenir cet acquis comme un facteur aussi sérieux que son expérience dans la peinture. Ces deux feuillets attestent de cette pratique du dessin,

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Comme on l'a déjà noté plus haut, la signature de Greco reste énigmatique: il continue à signer, comme en Italie, en grec Doménikos Theotok6poulos krés ô deixas, « Domenikos Theotokopoulos Crétois celui qui montre» (traduit par nous). Est ce une conscience de la faculté du peintre ou de l'artiste de montrer l'invisible? Insiste t-il sur une révélation du mystère que l'artiste a le pournir de représenter? Quand on connaît le caractère orgueilleux de Greco, cette hypothèse est très vraisemblable. Cette signature (Doménikos 1heotokôpoulos krés 6 deixas) est encore présente sur le panneau de l'Assomption de la Vierge pour l'église de Santo Domingo el Antigua, première grande commande en Espagne. Le mot grec vient du verbe oetKvuµt dont le premier sens signifie« montrer», «faire voir» puis« représenter'" puis " faire connaître », « révéler ,, : le sens actif du verbe met en valeur cette notion de faire apparaître, surgir, révéler. Le mot a intrigué et il interroge en effet sur l'intention de Greco, homme fier et hautain: voulait-il signifier qu'il avait le pouvoir de« faire voir», de« révéler» l'invisible ou faisait-il allusion aux figures et aux scènes sacrées qui étaient ainsi " révélées » ?

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On peut même affirmer qu'à aucun moment, Greco n'aurait cessé de dessiner. Lunique copie dessinée d'après Michel-Ange serait certes une trace de cette activité mais aussi la résultante d'une plus ancienne pratique: en tout cas, lVIaestro Menegin (suivant la phonétique grecque de Domenego ), d'après le surnom donné à Venise, faisait des dessins à envoyer de Venise à Candie et destinés au cartographe crétois Giorgio Sideris dès le début de son installation en août i568. Ces dessins seraient des dessins de cartes car on a supposé que Greco fut d'abord un dessinateur de vues de villes et un enlumineur de cartes en même temps que peintre d'icônes. En tout cas ce document (18 août i568) recense Greco à Venise, et son frère lVlanousso ou Man6lis « doit dans les trois prochains jours donner et consigner les dessins qui lui seront donnés à Venise, de maître Menegin 1heotocopoulo, pour les consigner au susdit Zorzi [Giorgio], » ( [ ... ] il debba in termine de giorni tre prossimi futuri dar et consignarli li disseggni che gli furono dati a Fenezia, da maistro Menegin Theotocoupolo, per consignarli al predetto ser Zorzi, [ ... J) (document et synthèse sur les mentions concernant Greco en Crète et à Venise transcrit et analysé in MARIAS, op. cit., 1997, p. 41- 42). En fonction de ce document et des faits suivants à Venise, il est manisfeste que Greco a pratiqué régulièrement le dessin, d'une façon ou d'une autre.

que celui-ci appartienne ou non à la catégorie la moins « figurative », c'est-à-dire celle de la traza ou du dessin sous son acception de schizzo ou rasguno, pour reprendre les équivalences toscane et castillane de l'esquisse, forme dexpression du dessin par excellence. Le mot de traza contient ici une certaine ambiguïté ou une forme polyvalente puisque le document écrit par Luis de Castilla contraignit Greco à «peindre, à partir des histoires contenues dans le dessin et le plan, six tableaux d'un format et d'une hauteur tels qu'ils prennent place dans les cadres destinés à les recevoir» 395 • Les autres mentions fournies dans ce document sont aussi fondamentales dans le contexte événementiel et historique où ils se situent, c'est-à-dire après une plus longue période de silence ou d'interruption sur les activités du peintre en Italie. Ainsi Greco est très directement estimé par Luis de Castilla comme un peintre « éminent en son art et en son métier, et c'est pour cette raison qu'on choisit l'habileté qui est la sienne qui ne peut être substituée par celle de personne d'autre. >> 396 On pourrait légitimement supposer que don Luis, qui avait rencontré déjà Greco à Rome, l'avait donc choisi en toute conscience pour son éminence « en son art» et pour son « habileté »,selon les propres mots prononcés par l'archidiacre de Cuenca. Mais on ne peut en déduire qu'il était précédé de cette réputation avant de venir en Espagne. Il est très symptomatique que ces mots élogieux proviennent du commanditaire luiun mécène réputé dans les milieux littéraires et ami du peintre durant toute sa vie. Ils supposent une activité certainement prometteuse dès la fin du séjour romain, et ses peintures en témoignent de façon éclatante. Il ne peut s'agir ici d'œuvres mûries très rapidement pour parvenir à un résultat d'une grande maîtrise technique et d'une conception très personnelle puisque dans ces peintures, à la différence des œuvres vénitiennes, les singularités de l'art de Greco sont totalement présentes. On ne reviendra pas sur ce sujet, mais on peut aisément comprendre que les mêmes singularités puissent se rencontrer également dans ces dessins, et elles s'y découvrent en effet. Par rapport aux hypothèses antérieures sur la pratique des modèles sculptés, on a là encore la preuve de cette pratique dans la condition imposée par don Luis pour les sculptures des vertus du couronnement, aujourd'hui en place, «ledit Dominico sera tenu de faire des modèles de ces figures afin que la sculpture en soit parfaitement réussie »397 • S'il sëtait agi de modèles réalisés sur papier, le texte aurait mentionné la prescription de dessins, et non de« modèles» (modelas), mais le peintre dut façonner des« modèles» en terre cuite, en cire ou en plâtre dont l'inventaire de ses biens mentionne en i614 une cinquantaine d'exemplaires. On peut aussi le déduire du choix laissé au peintre pour faire un dessin ou un modèle du tabernacle et surtout de la mention répétée du« dessin» (dibujo) fait par Greco probablement pour le plan (ou traza) du tabernacle, objet de critiques apparemment justifiées par Juan Baustista de Monegro dans ses deu..x: lettres à don Luis398 • Ces quelques détails peuvent paraître exagérément considérés mais dans le contexte d'une étude sur le dessin en Espagne où chaque trace est un

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BoRJA SA:-;r Ro"'1A:sf, art. cit., p. 2: Lo primero a de pintar de las historias contenidas en el debuxo y traça seis quadros del tamano y alto que estan en los Marcos que para ello estan hechos. MARIAS, ibid., i997, p. i37. Plus loin, Luis de Castilla que « ledit Dominico devra faire sans délai un dessin ou un modèle très soigné de ce tabernacle, afin qu'il puisse être œuvré ayant huit pieds de haut. ,, (MARIAS, ibid., 1997, p.139). MARfAs, ibid., p. i 37. BORJA SAK Roivr..\.N, art. cit., p. 4; MARÎAS, ibid., 1997, p. 137· MARIAS, ibid., p. 143-144.

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indice précieux et propice à l'interprétation, on peut comprendre l'intérêt de telles mentions 39 9 • Au même titre que pour Berruguete et Becerra, on peut donc considérer ces quelques traces comme les preuves incontestables d'une pratique effective du dessin par Greco. Celle-ci est étayée par une formation aussi longue que celle de ses deux prédécesseurs en Italie, mais il venait d'une autre tradition et surtout, on ne peut le reconnaître comme un artiste espagnol et s'il devait appartenir à une« nation>> (dans le sens couramment employé à la Renaissance), on répétera une fois encore qu'il appartiendrait sans aucune hésitation à la sphère vénitienne, sphère liée à la Crète politiquement et géographiquement. Mais dans l'exemple de Greco, la remarque la plus utile est sa position de médiateur, peut-être malgré lui, puisqu'il dut arriver en Espagne par opportunisme et en croyant sans doute y demeurer de façon provisoire. La médiation qu'il symbolise pour l'Espagne correspond à l'incertitude ou à l'impossibilité de classer ses œuvres dans des catégories bien établies, et il est certainement infructueux de poser les questions imposées par les principes de son art à partir de postulats mal formulés, ce qui entraîne des malentendus sur les enjeux en cause. Ces premiers documents en Espagne attestent surtout une pratique antérieure de la brication de modèles, conçue probablement dans le voisinage de Tintoret. Ils faisaient figure de modèles utiles à l'étude tridimensionnelle dans l'espace, de la même façon que les maquettes pour l'architecture et Greco semblait les accompagner de dessins ou de schémas (trazas) d'ensemble, en tout cas d'après les termes employés dans ces documents ou même dans les quelques mentions antérieures. En dépit des corrections de Monegro qui n'altérèrent nullement la série des peintures, il est aussi certain que le programme ambitieux des retables de Santo Domingo el Antiguo fut initialement conçu et mené selon les inventions de Greco lui-même tout en respectant les directives données par Luis de Castilla. Celui-ci avait insisté sur la représentation de thèmes dévotionnels axés sur la Résurrection (et, partiellement, sur le culte marial pour le maître-autel) et de l'Incarnation (Adoration des Bergers avec saint Jérôme). Le programme fut orienté selon les choix du commanditaire, qui était aussi l'exécuteur testamentaire de la volonté de dona Marîa de Silva et de son père Diego de Castilla, ami de la défunte400 • Pour une première grande commande en Espagne, Greco devait donc prouver son inventivité, son originalité et aussi ses capacités d'organisation dans la mise en place d'un programme complexe qui impliquait une coordination des savoir-faire mais aussi une maîtrise de la conception architecturale dans l'espace. Les documents confirment une pratique du dessin d'ornementation ou de retablista, de dessinateur (ou « concepteur }) ) de structures architectoniques, une activité courante pour les artistes en Espagne et en Italie, et cette pratique était habituelle pour Raphaël, par exemple. Les conditions formulées dans le mémoire de Luis de Castilla certifient la conception de l'ensemble selon les inventions proposées par Greco qu'il peignit, comme il est stipulé par le commanditaire, entièrement de sa main, sans aucune collaboration. Les deux feuillets

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Du reste, une étude encore plus complète devrail inclure la lolalilé des mentions dans les sources manuscrites et l'architecture. On comprendra aisément est impossible de tout entreprendre dans le cadre de cette étude. D'autres pourront toujours apporter leur contribution en ce domaine. Pour un résumé de ce programme, cf. en dernier lieu MARÎAS, op. cit., 1997, p. 144-146 et aussi PÉREZ SÂNCHEZ, art. cit., 1982, p. 152-153 (avec la bibliographie mentionnée dans ces textes).

pour les saints (Saint Jean-Baptiste et Saint Jean l'Évangéliste, Suisse, coll. part.) 40 ', entourant le panneau de l'Assomption de la Vierge, seraient les premières inventions proposées et discutées avec Luis de Castilla. Ils auraient en effet accompagné ou suivi de peu la signature du contrat402 • Ils présentent tous les caractères de dessins de contrats, catégorie relativement rare. Leur aspect minutieux, précis dans certains détails mais allusifs pour des éléments plus mineurs, les accents donnés aux effets de lumière, le soin apporté au tracé de l'encadrement (ce qu'on appellerait précisément la traza) et les petites dimensions font évidemment ressortir cette application. En fait, ils s'apparentent à des notations préparées pour livrer une mémoire visuelle du projet403 • Tout ici indique une invention conduite avec précision et un effort pour ne laisser transparaître aucun repentir, aucune maladresse tout en donnant l'illusion d'une certaine liberté du trait ou, comme l'écrit Luis de Castilla dans son mémoire, une « habileté » particulière à Greco et qu'il semble bien connaître ou en avoir, en tout cas, une idée assez précise. Il existe aussi une science du trait juste et des incidences de la lumière sur les figures. Il est possible, comme le suppose Xavier Bray, que Greco utilisa des modèles sculptés pour étudier « d'après nature » la direction de la lumière du jour sur les figures avec l'intention de l'aider à reproduire plus fidèlement dans l'espace réel, baigné par la lumière zénithale directement diffusée par l'oculus de la chapelle. Il est essentiel ici d'insister sur l'exceptionnalité de ces feuillets qui sont l'unique trace du projet d'ensemble du maître-autel. Ils ne contredisent en rien la maturité atteinte par Greco dans les peintures et, malgré leurs petites dimensions, en rien non plus leur ampleur dans l'occupation de l'espace, car ils préfigurent ainsi les proportions des figures réelles des panneaux. üxistence d'une variante pour la figure de Saint Jean l'Évangéliste (Madrid, Biblioteca Nacional) (fig. 90) 404

entérine cette maturité. Elle indique de façon déterminante les changements intervenus entre les deux variantes puisque seule la seconde guide presque littéralement la peinture (sans l'attribut de l'aigle). Elle contient d'importants indices sur la méthode de travail appliquée par Greco: parmi d'autres éléments, une mise au carreau est tracée également à la règle, une exploitation consciente du champ de la feuille, comme les deux projets précédents, une maîtrise de la technique de la pierre noire prolongent logiquement la facture de la copie du Jour dans

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Leurs petites dimensions (H. 0,13; L. 0,55 m) sont un indice d'une première notation pour un projet encore indéfini. On peut supposer que ces feuillets faisaient partie d'un projet d'ensemble pour le maître-autel, ce qui indiquerait alors une étape un peu postérieure à un premier schéma ou traza. Le caractère spontané les place en tout cas à un stade initial du travail. Cf. en dernier lieu Xavier BRAY, op. cit., 2004, cat. n°18-19, p. 118-119 . Dans le contrat, Luis de Castilla emploie le mot « projet » au sujet des histoires du maître-autel, et renvoie à des plans (d'ensemble?) des huit tableaux, mais on ne sait s'il a produit un grand dessin des trois retables qui répondrait à l'appellation de projet: « [ ... ] et ces huit tableaux susmentionnés étant du format et de la hauteur qui correspondent aux plans que vous avez faits, lesquels sont signés de mon nom et du vôtre, et représentant les histoires mentionnées dans ledit projet [traza] en ce qui concerne les six tableaux qui doivent être placés dans le retable dudit maître-autel,[ ... ]>> (BoRJA SAN RoMÂN, art. cit., p. 5; cf. en dernier lieu MARIAS, op. cit., 1997, p. 139-144). Inventaire B. 105. Le dessin est à la pierre noire, avec des rehauts de blanc, sur papier beige (H. 0,255; L. 0,155 m). La marque manuscrite est ici importante car elle indique une collection espagnole comprenant des dessins originaux de Greco mais aussi de \'elazquez (Tête de jeune fille, Madrid, Biblioteca Nacional, inventaire B. 492). [annotation ancienne demano de dominico greco (ancienne collection du peintre Francisco de Solis ?) est formée avec l'orthographe de Dominico, analogue à la signature du peintre lui-même sur les registres de l'Académie de Saint Luc. Cette écriture serait-elle fidèle à l'emploi oral de son prénom en Espagne qui serait transmis ici?

les nuances de sfumato. l:approbation de Luis de Castilla dut servir de référence pour ce choix, même pour la présentation soignée du modèle sans l'attribut. Les changements très évidents de la présentation de profil pour une présentation du saint vu de face pourraient s'expliquer par une recherche de lisibililé et de décorum, comme à !'Escorial. En tout cas, il s'agit là d'un témoignage inappréciable sur le développement de l'invention chez Greco. I:artiste passe ainsi d'une idée très personnelle, audacieuse et risquée dans son élan de virtuosité et désir de légèreté, un peu avec la même souplesse revendiquée par son ami Federico Zuccaro au maître-autel de la basilique à !'Escorial, à une disposition conventionnelle que la figure à demi-nue de JeanBaptiste rendait moins austère. Thxistence de cette variante prouverait que Greco préparait ses œuvres tout aussi minutieusement que les peintres italiens qu'il eut le temps de côtoyer à Rome ou à Venise. Cela ne signifie pas qu'il développait systématiquement les différentes étapes de travail pour chaque commande, depuis un projet initial à un modèle arrêté, destiné à la transposition sur le tableau et aux encadrements des retables, mais qu'il avait assez d'expérience dans le dessin pour se plier aux souhaits ou aux exigences de son commanditaire, particulièrement pour une première commande officielle en Espagne. Greco semblait savoir adapter les techniques aux différents types de dessins et, ici, il parvient malgré tout à maintenir une souplesse du trait plus proche de Michel-Ange dans les années i530-1550 que de son ami Giulio Clovio ou de Marcello Venusti qui avait pu lui faire connaître des dessins de Michel-Ange à travers ses propres toiles 405 • Parvenu au terme de son éducation artistique en Italie, le nouveau chemin suivi par Greco en Espagne s'ouvrait sur une affirmation de soi augurée favorablement par cette première commande. Ces dessins ne représentent que la première trace de cette nouvelle voie singulière. Ils ne suffisent certes pas à faire entrevoir comment le peintre aurait travaillé plus tardivement mais la feuille perdue de Gijôn (pour les apôtres endormis du Christ au Mont des Oliviers) prolongeait les techniques des petits feuillets de présentation. Ils suivaient aussi certaines techniques de contours enfermant les masses des dessins de Tintoret406 , tout en leur donnant ainsi une énergie vitale plus impulsive. Cette ultime trace ~ mais elle est perdue nous confirmerait peut-être que Greco préparait soigneusement ses peintures, et souvent jusqu'à la dernière variante. On doit évidemment rappeler combien Greco a vu et surtout très bien compris les dessins et les gravures de Parmesan, sa recherche de liberté du trait de contour qui concourt à l'expression d'une énergie interne. Les deux dessins de Greco préservent l'essentiel de cette sprezzatura, mais on comprend que le Saint Jean-Baptiste soit déjà la première pensée acceptée par Luis de Castilla. La légèreté des contours annonce la silhouette du personnage, malgré la difficulté à faire saillir l'éclairage dans un espace réservé d'abord à en préfigurer l'idée, et le lavis très présent, mais parcimonieux, mène à un effet pictural. On comprend aisément la comparaison avec les très nombreuses feuilles de Parmesan, dont les variantes préparent la figure de saint

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Cf. en dernier lieu MARÎAS, op. cit., 1997, p. 89 (sur les références aux dessins de Michel-Ange et à Marcello Venusti dans les motifs des variantes pour Jésus chassant les marchands du Ce ne sont pas les seules références auxquelles renverrait cette feuille mais elle est en très mauvais état et les traits sont devenus trop illisibles. Par exemple, Vénus, Mars et Vulcain, Berlin, Staatliche Museen, Kupferstichkabinett, n. KdZ 4193.

Jérome407 à la genèse difficile de la Madone au long cou (Florence, Offices), des Vierges sages et des Vierges folles consacrées à l'arc d'entrée du chœur de Santa Maria della Steccata (1535-1539). Parmesan utilisa très fréquemment cette technique assez lourde. Il y privilégiait un effet pictural qu'il recherchait en multipliant les essais de nuances sur le papier avant de travailler sur la paroi. Greco admirait aussi fortement l'art de Corrège, sans doute après avoir visité et étudié les fresques de Saint Jean l'Évangéliste et de la cathédrale408 , les peintures et le tour de force des vues en raccourci et de la science perspective409 • Dans ses annotations des Vies de Vasari, il fait l'éloge de ses peintures et il semble se référer à une connaissance directe de ses dessins4'°. Il est plus critique à l'égard de Parmesan quand il annote les passages sur le Saint Roch et le donateur peint pour une chapelle de San Petronio à Bologne, sur l'Amour taillant son arc (Vienne, Kunsthistorisches) ou, de façon plus intrigante, sur la lvfadone au long cou, pourtant pleine de cette grâce qu'il invoque plusieurs fois à son propos, et à l'égard de Corrège dans les annotations des Vies et dans celles de Vitruve-Barbara. En tout état de cause, d'après ces réflexions écrites spontanément, Greco paraissait familier de leurs dessins et il insistait sur cet aspect de leur art. Les racines émiliennes des peintures de Greco viennent tempérer la relation historique et artistique avec l'art vénitien de la lagune et étendent ainsi la sphère de ses connaissances à une partie de l'Italie du Nord, entre Bologne, Parme et la Vénétie. On peut affirmer que celle-ci a formé une partie de son éducation à Candie même, où circulaient les gravures des maîtres italiens contemporains (Titien, Raphaël et Gitùio Romano par le biais de Marcantonio Raimondi, Federico Zuccaro par celui de Cornelis Cort et Giovanni Battista Franco) dont celles d'Andrea Schiavone, interprète des peintures et des inventions de Parmesan. Ce modèle devint très évident dans l'une des rares peintures retrouvées de la période crétoise, l' Adoration des rois (Athènes, musée Bénaki). L'usage des chiaroscuri, couramment employés par Schiavone justement, est une particularité de cette culture émilienne ou de la Terre Ferme. Greco luimême déclare avoir puisé fréquemment dans les gravures (et donc des chiaroscuri) d'Ugo da Carpi, un des principa~x graveurs de l'œuvre de Raphaël et de Parmesan, collaborateur de Titien à Venise avant de travailler à Rome en i518 411 . On peut effectivement le remarquer dans

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.+08

409 .110

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Une des compositions de Parmesan présentant la figure de saint Jérôme (Albertina, Graphische Sammlung, inv. 2640; cf. Diane DE GRAZIA BoLHIN, Correggio and His Legacy. Sixteenth-Century Emîlian Drawings, Washington National Gallery of Art, i984, cat. n" 68, p. 216) pour la Jv1adone au long cou. La feuille est tellement proche de Greco qu'il ne fait de doute qu'il étudia très précisément les dessins de Parmesan et certainement de Corrège, comme il le laisse signifier in ses annotations des Vies . On rappellera qu'il n'existe aucun document confirmant le nom et le nombre de villes visitées par Greco tout all long de son trajet de Venise à Rome durant l'été i570. Nous reviendrons plus loin sur les annotations de Greco sur ces peintres. Domenico GRECO in Fernando MARIAS, « Las Anotaciones de El Greco a las « VIDAS » de Vasari. Traducci6n y Comentario '' in Fernando MARIAS et Xavier de SALAS, El Greco y el arte de su tiempo. Las notas de El Greco a Vasari, Madrid, Real Fundacion de Toledo, 1992, p. 90, traduction en castillan: Antonio da Correggio les ha a todos en loque en aquellos sus dibujos. original: Antonio les a sobrepujado todos en Io que es graçia es de aquelos sus dibusos. ] ( « Antonio les a dépassés tous en ce qui concerne la grâce et dans ses dessins. » ). Manya S. PAGIAVLA, Domenicus Scepticus: An Analysis of El Greco's Autograph Màrginalia on Vasaris Vitae (1568), on Barbaro's edition of Vitruvius's Dieci Libri dell' Architettura (1556) and on Serlios Architettura (1566), Thèse de Doctorat de Philosophie, University of Essex, Department of History & 1beory of Art, April 2006, p. 86-87, et note n5. Elle rappelle les notes élogieuses de Greco dans les Yies de Raphaël et d'Ugo da Carpi: y harto lo ha mostrado en esta y se le debe mucha (« et il l'a assez montré

l'aspect pictural, l'épaisseur et l'insistance sur les contrastes, dont l'empreinte est si forte dans le Saint Jean-Baptiste. Greco avait certainement dû en apprécier la facture lourde et colorée par la suite. On observe une facture identique, plus lâche mais fermement maîtrisée, dans la feuille perdue de Gij6n (vers i595). Elle ne fait que prolonger les traits déjà remarqués dans les deux dessins de contrat pour le Retable de Santo Domingo mais elle est, là encore, une trace très visible des pratiques dessinées de Greco, à un moment où il ne reste maintenant plus rien. Cette feuille nous amène à une reconstitution qui devient désormais envisageable pour ce domaine en Italie, puis en un moment encore imprécis où il doit réaliser sa première commande d'envergure depuis le début de sa carrière en Crète et surtout en Italie. La présence d'une trace bien postérieure à son installation en Espagne, à la fin du siècle, nous enseigne qu'il n'existerait pas de contradiction ni dans les emplois de techniques apprises certainement bien auparavant, ni dans la transposition du modèle graphique sophistiqué dans la peinture. Cette reconstruction serait, à notre avis, vouée à un résultat positif si on possédait plus de preuves de cette activité que Greco a dû pratiquer avec assiduité. La feuille pour le pendant du Saint Jean-Baptiste est une preuve d'un travail de préparation tout à fait habituelle et engendrée par un processus tout à fait normatif. En cela, comme sur d'autres points, on ne peut considérer Greco comme un marginal ou même comme un original. rexercice d'un travail méthodique dans le dessin le caractériserait à un degré comparable à celui d'autres artistes. Ce qui le distinguerait, ce serait plutôt le résultat de ces conventions et, si on veut être bref, le détournement de ces normes en les refondant. Les souvenirs de cette culture émilienne et de la Terre Ferme (de la Vénétie à la Lombardie) perdurèrent à Tolède. On y retrouve des références à la couleur de Corrège et de Parmesan dont il paraît parfois s'inspirer pour l'apposition de tonalités froides et chaudes, plus particulièrement pour l'écume des vibrations tonales, qui font ainsi naître un mouvement perpétuel dans une sphère céleste autour des figures divines (Vierge à l'Enfant avec sainte Inès et sainte lviartine, Washington, National Gallery; vers i597-1599). Greco a aussi repris la façon de moduler les regards de sorte qu'il applique le principe de variété dont lui-même fit l'éloge dans ses annotations du Vitruve-Barbaro412 • On rappellera aussi que des artistes crétois tels que le peintre Michel Damaskinos (actif trouvait encore, auraient pu entre i569 et 1592), présent à Venise au moment où Greco lui servir d'intermédiaire en lui donnant accès à une connaissance plus directe des dessins et de gravures de Parmesan que les œuvres circulant en Crète à travers leurs propres collections4'3. À part ces probabilités, il est juste de conclure à une connaissance directe des dessins de Parmesan, en attendant d'avoir plus de données pour ceux de Corrège, certainement étudiés à Parme et à travers ses dessins car ses propos sont admiratifs, et son insistance porte sur leur perfection qu'il place au-dessus de tous. On peut être affirmatif sur cette admiration, qu'elle soit ambivalente ou non à l'égard de Parmesan dont peintures et dessins durent être

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en cela et on lui doit beaucoup»). On comprend ce que Greco "doit beaucoup» à Ugo da Carpi, à lHfet coloré très puissant et au contour très sinueux de ses bois. MARIAS et BusTAMANTE, op. cit., i981, p. 150-15i. MARIAS, op. cit., i997, p. 48: Michel Damaskinos fit deux séjours à Venise (le second entre i574 et i584). Il possédait une importante collection de dessins et peut-être de gravures de Parmesan vendue au sculpteur Alessandro Vittoria.

longuement étudiés, imités même par Greco, mais lui-même put en acquérir quelques-uns et les étudier à loisir dans son atelier tolédan. En effet, les annotations du Vitruve-Barbaro confirment son admiration à l'égard de ces deux peintres. Il y reprend des qualificatifs élogieux pour personnifier en peu de mots Parmesan, qui serait né « seulement pour montrer avec ses esquisses ou brouillons, ce qui s'appelle sveltesse et grâce des figures

».

Ce passage clairement

lisible des annotations termine un paragraphe où il apporte quelques jugements sur l'apport des grandes figures de la peinture italienne, des Vénitiens qu'il avait pu étudier alors (Titien et Tintoret). Il reconnaît la supériorité dominatrice de Raphaël et de Corrège, tous deux morts à la fleur de l'âge. Il les place à égalité et il semble les reconnaître pour des artistes irremplaçables dont l'excellence et l'invention dépassaient les questions de paragone entre couleur et dessin puisqu'ils réussirent à les concilier par la virtuosité technique et leur talent de dessinateur et de coloriste. Dans un contexte où ces notes constituaient des réflexions personnelles destinées à préparer un traité d'architecture à partir du texte de Vitruve, ce passage modère ses criti-

ques envers Michel-Ange qui« manifesta un goût si admirable qu'on ne le vit jamais chez un autre sculpteur »414 . Son jugement est aussi plus nuancé à l'égard de Parmesan que dans les

Vies de Vasari. Il cite précisément ses esquisses, la catégorie la mieux définie du type de dessins auxquels s'adresse son éloge de la grâce, que celle-ci intéresse Corrège ou Parmesan. Le mot « grâce

»,

toujours rendu par le castillan gracia, porte bien le sens originel, symbolique

et divin que Greco aurait pu tout autant attribuer à Raphaël. La grâce renvoie à la beauté suprasensible, et les relations, rappelées par A. Bustamante et F. Marîas, avec le néoplatonisme mériteraient encore des études approfondies quand on sait que le peintre crétois possédait dans sa bibliothèque la Hiérarchie céleste de Denys l'Aréopagite et les ouvrages du philosophe dalmate Francesco Patrizi (1529-159) qu'il aurait pu connaître à Venise 4 ' 5• On retiendra surtout que Greco emploie à nouveau le terme gracia associé à celui de leggiadria (« légèreté »), terme équivalent à esbeltez (sveltesse), qui sont deux qualités retenues par Greco pour qualifier la

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BusTAMANTE et MARIAS, op. cit., 1981, p. 131-132 (transcription en castillan de ces auteurs avec renvoi au manuscrit original transcrit, ibid., p. 225-243): [... ]par eso, es de esperar que se vea Io que hasta ahora se ha dejado, coma se ha visto en la pintura y en la escultura, en la que Miguel Angel manifesta un gusto tan admirable que nunca se habia visto en otro escultor; [... ]y con la muerte de Rafael de Urbino, que fue el primera que dia luz a la pintura, y juntamente con Antonio Corregio, que nos dej6 a la misma edad de treinta y ocho anas; y no déjaré de recordar al Parmigiano, digo Francisco Parmigiano, que parece que naciera solo para mostrar, con sus esquizos o rasgufios, la que se llama esbeltez y gracia de las figuras. Para reunir este numero de artistas he tenido dificultades y, sin embargo Giorgio (Vasari] ... reuni6 unos trescientos; quisiera Dias que el saber perfecto de todos éstos ... (« Pour cela, il faut attendre qu'on voit ce qu'on a laissé jusqu'à présent, comme on a vu dans la peinture et la sculpture, dans laquelle MichelAnge manifesta un goût si admirable qu'on ne le vit jamais chez un autre sculpteur; [... ]et avec la mort de Raphaël d'Urbin, qui fut le premier à jeter la lumière sur la peinture, et conjointement à Corrège, qui nous quitta au même âge de trente-huit ans; et je ne négligerai pas de rappeler le Parmesan, je dis Francesco Parmigiano, qui semble être né seulement pour montrer, avec ses esquisses ou brouillons, ce qu'on appelle la sveltesse et la grâce des figures. Pour réunir ce nombre d'artistes, j'ai eu des difficultés et, cependant Giorgio [... l en réunit quelques trois cents; plaise à Dieu que le savoir parfait de tous ceux-ci [... ] »).Ce fragment est un des plus importants pour saisir l'opinion de Greco à l'égard de ses contemporains dans le domaine de la peinture. MARIAS (op. cit., 1997, p. 77) penche pour une lecture des textes du philosophe, et non pour une discussion suivie avec lui à Venise. Il possédait le Della retorica (1562) de Francisco Patrizi dans sa bibliothèque (sur ces questions, cf. en dernier lieu, BusTAMANTE et MARÎAs, op. cit., 1981, p. 182-192).

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peinture de Parmesan. Si son élégance fusiforme y est signifiée par le mot esbeltez, l'emploi du mot gracia l'élève au rang d'une dignité supérieure. La révision de son jugement envers Parmesan, acerbe à l'égard de la A1adone au long cou dans les annotations des Vies, s'adresserait directement à la qualité gracieuse de ses dessins plutôt qu'à sa peinture. La correspondance avec les deux dessins de Greco trouve ici une preuve tangible de cette affirmation de « grâce » et de « légèreté » au point que beaucoup de traits de caractères, sans reprendre littéralement les dessins de Parmesan, semblent l'imiter ou chercher, à travers leur principe de base, à en capter justement la « légèreté » ou leggiadria pour atteindre la grâce qui dissout la pesanteur matérielle apparente. Celle-ci signifierait très précisément, chez Greco, l'imitation ou plutôt l'apprentissage mimétique des traits idiosyncrasiques des dessins de Parmesan. Elle signifierait encore un travail réellement effectif du disegno, sa mise en pratique à partir de lëlaboration du concept. Parmesan fut un dessinateur très fécond, très polyvalent, capable en peu de traits de dire l'essentiel, de le détailler ou de se défaire d'une idée - la quantité impressionnante de dessins pour la lvfodone au long cou en témoigne - qu'il mûrit dans un tourment discernable, travaillant parfois de façon obsessionnelle, répétant incessamment les mêmes variantes pour chercher et trouver des nuances mineures de ton ou de mode d'écriture. On peut affirmer que les mots utilisés ici par Greco, avec les termes de rasgufio, et son équivalent toscan hispanisé en esquizo 4 ' 6 , sont employés en connaissance de cause, selon une très vraisemblable connaissance directe des « esquisses » de Parmesan, d'une même facture, à la plume et rehaussées d'un épais travail sur la matière et la lumière. Cette connaissance ne fut certainement pas limitée à un bref séjour à Parme ou à Bologne. Il les étudia longuement, et peu importe si ce fut à Venise ou à Rome puisque Parmesan fut une source d'inspiration dans toute l'Italie et bien au-delà, en Espagne et en France par l'intermédiaire de l'École de Fontainebleau. La date de ces deux dessins, juste à une époque charnière, serait l'ultime trace de ce séjour italien encore fraîchement en mémoire dans le travail du peintre. Cette empreinte était assez profonde pour rejaillir sur le reste de son œuvre espagnole, pour nous autoriser à en déduire mieux qu'une relation éphémère c'est-à-dire une expérience au sens initiatique, dont quelques prémisses furent déjà présentes en Crète. On pourrait ainsi interpréter l'insistance de Greco sur ces deux peintres de la grâce et revenir sur ce concept qu'il cherchait à transmettre très différemment dans les symboles spirituels et les références théologiques auxquelles tout son œuvre se rapporte. d- La médiation du dessin et de la langue pour« enseigner les concepts» (Ynsefiar los conceptos)

Depuis la découverte de cinq ouvrages possédés par Greco, nous avons désormais l'opportunité de poser un nouveau regard sur sa personnalité et de nous défaire des interprétations

416

Il est étonnant qu'il prenne soin de donner les deux mots. Cette application témoignerait d'une conscience du choix des mots et d'un certain scrupule à atteindre la concision. Le mot rasgufio désigne l'esquisse par excellence. Il diffère de borrôn qui serait lequh'alent du componimento inculto {« composition inculte»), du premier stade de l'esquisse dans le brouillon encore informel. Rasgufio est le dessin d'esquisse dans sa forme débarrassée de l'inutile et dégageant ainsi l'idée, comme dirait Francisco de Holanda. C'est aussi la forme souvent privilégiée en effet par Parmesan. Cette conscience des mots, dans cette phrase en tout cas, démontre que Greco connaissait fort bien la différence entre les termes puisqu'il emploie aussi le mot générique esquicios pour les esquisses de et de Parmesan dans les notes sur les Vies.

improbables ou irrationnelles. La découverte de ces ouvrages annotés par le peintre a commencé avec la seconde édition des Vies de Vasari acquise et publiée en partie par Xavier de Salas à partir de i966 417, puis la mise au jour par Fernando Marias et Agustîn Bustamante du texte annoté par Greco des Dix livres d'architecture de Vitruve commentés par Daniele Barbaro de i556 418 et, récemment l'édition originale du De Architettura de Sebastiano Serlio (Venise, 1566) découverte par Fernando Marîas 419 • Ce serait une erreur méthodologique d'interpréter l'œuvre du peintre, et plus gravement, de porter un jugement sur ses idées sans commencer par lëtude de ces annotations. On doit rappeler que ces découvertes sont susceptibles de s'enrichir puisque d'autres livres possédés par Greco, aujourd'hui à Ietude, sont mis au jour. On connaît aujourd'hui la première édition complète en grec des Opera Graece (Florence, Giunta, 1516) de Xénophon et celle des Delle Guerre Civili et Esterne de Romani (Venise, Figlivoli di aldo, 1551) d~\ppien 420 • Ces annotations constituent notre première source pour la connaissance des idées et de la pratique du peintre. Elles ne sont pas toujours prises en considération par des historiens d'art qui préfèrent privilégier des théories improbables plutôt que de se confronter à ces textes difficiles à lire et à interpréter. Ou bien on ne leur accorde pas toujours la place qu'elles devraient impérativement avoir, quelles que soient les idées ou les théories défendues par les spécialistes. La thèse récente soutenue par Manya Pagiavla en 2006 est la première synthèse fondée exclusivement sur tous les écrits connus de Greco, traduits en anglais et commentés selon les méthodes rigoureuses d'un véritable travail universitaire. La connaissance de celte thèse non publiée nous a été très précieuse pour compléter notre étude de ces annotations que nous connaissions depuis la publication de Bustamante et Marias. Elle a pu préciser certains points ou des remarques faites par le peintre dans les autres documents auxquels nous n'avons pas encore eu accès421 • Si les annotations de Greco sur les textes de Serlio ou de Xénophon sont encore inédites422, celles des Vies de Vasari et surtout du Vitruve-Barbaro sont utilisées à diverses par les meilleurs historiens de l'art. Ainsi certaines réflexions du peintre sont relativement utiles pour comprendre la place du dessin dans sa conception esthétique. On est étonné de constater combien le dessin (dibujo) 423 occupe une place privilégiée même si la peinture demeure le plus complet, le plus insigne,

.p7 .p8 419

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Cf. en dernier lieu Fernando .\1ARfAs, op. cit., 1992, p. 11-13 passim . Cette découverte fit l'objet du livre de Fernando .\farîas et d'Agustin Bustamante, op. cit., 1981, ouvrage de référence sur la question de ces annotations. On doit ces deux découvertes à Fernando Marias. Cf. en dernier lieu à MARÎAS, op. cit., i997, p. 187-195. L'exemplaire de Serlio dans l'édition de 1566 est aussi conservé à la Bibliothèque Nationale de Madrid (cote: ER 2590 ). Fernando Marias a toutefois des doutes sur cette identification avec l'écriture de Greco. Quant aux annotations sur les œuvres de Xénophon et d'Appien, elles n'auraient pas atiçun lien avec Greco. Les annotations des Vies de Vasari et celles de Vitruve- Barbara sont donc les plus certaines en l'état actuel des découvertes. Madrid, Bibliothèque Nationale (cote: R. 25046). lhemplaire des œuvres complètes de Xénophon fut découvert au Museo-Casa de El Greco à Tolède. Nous renvoyons désormais à la thèse de Manya S. PAGIAVLA, op. cit., 2006, p. 32-56. Je remercie vivement Manya S. Pagiavla de m'avoir permis de consulter une partie de son texte et de la confiance quelle m'a ainsi témoignée. S. Pagiavla devrait entreprendre prochainement cette tâche difficile. Les occurrences de dibujo sont les plus nombreuses avec des orthographes différentes mêlant italien et castillan. Le mot possède tous les sens que nous avons pu relever plus haut. Dans les annotations de

le plus difficile de tous les arts, pour Greco comme pour Titien, le plus grand peintre de son temps424 • Dans ce chapitre, on ne reviendra pas sur le paragone entre les arts 425 , ni sur les idées élaborées de Greco sur l'architecture426 , ni sur sa conception de l'architecture qu'il approfondit avec l'intention d'éditer ses propres commentaires des Dix livres d'architecture de Vitruve dans un livre sur la théorie de l'architecture dédié à Philippe III. Il l'aurait effectivement écrit d'après les « cinq livres d'architecture manuscrits, dont un avec esquisses », seul manuscrit personnel mentionné dans l'inventaire après décès (1621) et qualifié par son fils Jorge Manuel de« livre remarquable »42ï. On consacrera seulement quelques réflexions aux notes sur l'édition VitruveBarbaro à cause des idées originales utiles à notre propos428 . Comme pour Vasari, le dessin (dibujo) est le père des arts pour Greco. Il a conscience qu'il requiert un long exercice dont il admire la dimension intellectuelle au point de l'inclure parmi les '< problèmes savants » 429 • Il reconnaît la difficulté d'en acquérir les rudiments par lëtude assidue et la nécessité d'une pratique dès la jeunesse430 • Cette primauté du dessin dans le

,424 425 426 427

4 28

429

Vitruve, on recense seulement une seule occurrence de diseifo assez peu compréhensible car le texte est partiellement coupé (MARÎAS et BUSTAMANTE, op. cit., 1981, p. PAGIAVLA, op. cit., p. 116, 237. Voir aussi Xavier de SALAS,« Las notas de El Greco a la« Vida" de Tiziano de Vasari» in MARÎAS et de SALAS, op. cit., 1992, p. 53-64. Cf. HELLWIG in ZEITLER et HELLWIG, «El Greco-Zeichner und Kunstheoriker »,op. cit., 2006, p. 45-74; PAGIAVLA, op. cit., p. 161-178. PAGIAVLA PAGIAVLA, ibid., en particulier p.143-278; MARÎAS et BusTAMANTE, op. cit., 1981. Cf. les remarques fondamentales de MARÎAS, op. cit., i997, p. 188-189, p. 305, notes 19-20. Greco aurait écrit un" livre remarquable[ ... ] où il est question de Vitruve et de toute l'architecture, et auquel il travailla continûment pendant plusieurs années» aux dires de Jorge Manuel, le fils du peintre, en 1621 lors de ses déclarations concernant la vacance du poste de maître d'œuvre de l'Alcâzar de Tolède. Le sculpteur et architecte Salvador Muftoz évoquait dans le troisième chapitre de son traité sur la perspective, connu par plusieurs copies, l'opinion de Greco sur la profession d'architecte et sur l'architecture. Marias cite une copie du manuscrit intitulé Libro de Perspectiba, datant du xvm' siècle (actuellement conservée dans la collection R. Gutiérrez, Resistencia, Argentine), où Salvador Muftoz fit part des opinions de Greco. Celles-ci font clairement allusion au_,x notes connues d'après Vitruve ou bien elles s'y apparentent fortement (Salvador Mu1'!oz in MARIAS, op. cit., 1997, p. 188: « Une raison que j'ai trouvée dans des papiers manuscrits de Dominico el Griego, de Tolède. Si par hasard on n'admettait pas qu'ils fussent de lui,[ ... ] >>).Cette référence à Greco est datée entre 1609 et les années 1640, après le retour de Muftoz à Badajoz. Cela signifie qu'il eut accès aux« cinq livres d'archîtecture manuscrits>> cités par Jorge Manuel en 1621 lors de sa sollicitation du poste de maitre d'œuvre de l'Akiizar, ou alors au livre imprimé dédié à Philippe HI, aujourd'hui perdu. Comme le remarque Marias, ce texte doit en effet correspondre aux «cinq livres d'architecture manuscrits». Dans ce cas et dans quelques autres, Greco semblaittrès appliqué et il devait achever les œuvres qu'il entreprenait. Il est mentionné ici des dessins au sens de projets (trazas), probablement des plans ou des projets de bâtiments. Les notes sur les Vies de Vasari sont aussi prises en compte mais de l'avis de tous les spécialistes, et de moi-même, elles sont beaucoup moins développées et moins riches que les notes sur lëdition de VitruveBarbaro. Dans J'attente de nouvelles découvertes et de la publication des notes non publiées, celles-ci restent à ce jour les plus importantes. GRECO in MARÎAS et BusTAMANTE, op. cit., 1981, p. 78: [... ]esta aparencia ha atraîdo a algunos, si ando

ya por los cincuenta alios de edad; que si por aprovechm; estudiando con el dibujo, han progresado algunos en la gramâtica y otros par lo que parece problemas de otro tipo, de Io cual surge que sea cosa sonada el que entre los doctos entren los del dibujo; [... ] ((( r... J cette apparence a apporté à certains, si j'atteins

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bien l'âge de cinquante ans, qu'en étudiant utilement avec le dessin, quelques-uns ont progressé dans la grammaire et d'autres pour ce qui semble des problèmes d'un autre type dont il surgît qu'elle est une chose rêvée, ce [problème] qui compte, parmi les doctes, ceux du dessin[ ... ] >> ). GRECO in MARÎAS et BusTA};iANTE, ibid., p. 78: r... ] pero por experiencia no se ve sinoque el que dice que [se dedica aJ Io uno falta a Io otro, porque en lo uno o en Io otro se han de emplear los primeras afios,

travail de l'artiste est affirmée toutes les fois qu'il en est question. Il est généralement respecté par la longue pratique qu'il suppose et, ici, il ne s'agit pas du Disegno comme concept mais bien du dessin dans ses phases préparatoires, que ceux-ci servent ou non à une étape ultérieure. lèffectivité de la pratique se trouve dans le dessin justement. Il est d'abord un exercice mais il apparaît comme problème réservé car il est un problème savant et en tant que tel, Greco le classe parmi les questions doctes, vouées à un travail approfondi seulement au prix de l'effort. On a souvent rappelé sa relation conflictuelle avec Michel-Ange dont il partage pourtant bien des traits de caractère. Son œuvre est un hommage indirect à Michel-Ange et on ne peut interpréter, dans une telle admiration, la formule célèbre prêtée à Michel-Ange «dessiner, encore dessiner, [... ] tout le reste n'est que pompe et apparence et préjudice pour le progrès de l'art »431 comme une simple formule qui aurait circulé dans les ateliers pour accroître la mythification du maître. Cette formule correspondait réellement à l'exercice du dessin que Michel-Ange pratiqua dès sa jeunesse dans l'atelier de Domenico Ghirlandaio jusqu'à ses dernières années sans jamais s'interrompre dans la quête spirituelle toujours accrue par l'abstraction de la forme et de la matière, une quête comparable pour Greco et Titien dans leur dernière période. Lintérêt de ces notes réside dans leur caractère intime puisqu'elles seraient destinées à sa propre étude et elles avaient une fonction pédagogique pour Jorge Manuel qui voulait devenir architecte 432 • La relation entre une étude longue, assidue et précoce du dessin et son exercice quotidien nous révèle un autre aspect de la personnalité de Greco. Alors qu'on le disait violent, impétueux, volontiers querelleur, il préconisait ici patience, prudence, sagesse et érudition, toutes ces qualités qui placent le dessin parmi les problèmes« savants», et le mot doctos em-

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que son en los que se hace progreso en cualquiera de los dos ... necesarios coma mas adelante [se vera]; [... ] («[ ... ]mais, par expérience, cela ne se voit pas sauf que celui qui dit [se dédier] à l'un manque à l'autre, parce que dans l'un ou dans l'autre, on doit employer les premières années qui sont celles où on fait des progrès en l'un et l'autre ... nécessaires comme [on le verra] plus loin; [ ... ] » ). Ce passage précède celui cité à la note précédente. GRECO in MARÎAS et BusTAMANTE, ibid., p. 88 et 137: « cuantas veces le interrogaron nunca respondiô otra casa que dibujar y mas dibujar; loque quiero decir es que para conquistarlas es menester dibujar y mas y mas y asi se tiene razôn de ellas, [... ] » et « al ser interrogado Miguel Àngel, sôlo respondiô dibujar y mas dibujar y nunca saliô de esta par mas le preguntaron; esta occurre también con la arquitectura ... . . . ; [... ] el resta es todo pompa y apariencia y dano para el crecimiento del arte, [... ] » ( « Tant de fois, ils l'interrogèrent, et tant de fois, jamais il ne répondit autre chose que dessiner et dessiner encore; ce que je veux dire, c'est que pour les conquérir [les différentes parties de l'architecture], il faut dessiner et encore et encore et ainsi on a raison d'elles, [... ], » et « quand on interrogea Michel-Ange, il répondit seulement dessiner et dessiner encore et jamais il ne se départit de cela quand on l'interrogeait plus; ceci arrive aussi avec l'architecture ... ; [ ... ] le reste n'est que pompe et apparence et préjudice pour le progrès de l'art, [... ] » ). N. Turner, art. cit., p. 291, reprend une citation analogue sur un dessin du British Museum, rappelant les propos de Michel-Ange à son élève Antonio Mini: disegnia antonio, disegnia Antonio et no[n] p[er]der te[m]po. En fait, cette formule est prêtée à Donatello par Francisco de Holanda, op. cit., Livre I, Chap. XVI, p. 100 et note 234: desegnate e se tornaviio a pedir outra mais liçiio, tornava outra vez a responder: desegnate. E saiba quen isto Lêr (porque lhe parecera par ventura causa leve o desenho [... ] («Dessinez, et ils se tournaient pour lui demander une autre leçon, mais il se tournait pour leur répondre en disant: Dessinez, qui veut dire Dessinez [en portugais] »). Le dessin est nécessaire au sculpteur comme au peintre, il est bien, comme on l'a analysé plus haut, l'ossature de l'œuvre, son dessein. Cet adage daterait déjà de l'époque de Cennino Cennini et de Ghiberti dans les Commentari, puis il fut repris dans le De Sculptura par Pomponius Gauricus, auteur auquel se réfère très souvent Holanda. PAGIAVLA, op. cit., p.239-240.

ployé par Greco implique conscience, érudition et sagesse 433 « parce que juger et apprendre les détails de l'art requiert temps et pratique des choses »434 • Qu'elle s'adresse au dessin ou à d'autres disciplines, la primauté de la pratique est omniprésente dans ses écrits et il porte des jugements souvent négatifs à l'égard de personnalités éminentes telles que Vitruve, Daniele Barbaro ou encore Michel-Ange, en fonction d'observations scientifiques et objectives qu'il évaluait d'après sa propre expérience et une vérification partielle des faits. Ses critiques acerbes, parfois radicales, sont l'autre facette de sa personnalité mais Greco se fonde sur certains principes de base dont les références demeurent constantes dans la hiérarchie des valeurs qu'il défend (la couleur, la peinture comme art suprême, un jugement subjectif et intuitif contre la contrainte des règles) 435 comme dans ses figures (Titien, Corrège, Raphaël, Michel-Ange sculpteur). Entre dessin et pratique, la relation est donc effective car il paraît tirer des réflexions systématiquement à partir de sa propre expérience. La pratique est le champ de l'expérience et c'est elle qui donne tout son sens à la théorisation qui résulterait de cette connaissance empirique, expérience par excellence de l'artiste par opposition avec le savoir du lettré ou de l'humaniste, tout au moins dans l'acquisition précoce et sérieuse de ce genre de connaissance qui ne s'apprend que par la pratique avec un maître. Ces idées sont fondamentales pour comprendre la pensée de Greco et elles ne sont pas contradictoires avec son œuvre. Cexercice du dessin est la seule ma nière d'avoir raison des difficultés. Quand on considère le contraste entre les débuts en Crète et à Venise et les peintures de Santo Domingo el Antiguo, soit dans l'intervalle relativement bref d'une dizaine d'années mais suffisant pour juger de sa maturité, on peut supposer que Greco se remémorait sa propre expérience, ses méthodes d'apprentissage et enfin ses acquis pour venir à bout des obstacles auxquels s'ajoutaient alors les difficultés d'ordre matériel et social. David Davies et Fernando Marias, les principaux spécialistes de Greco, ont discuté de la datation de ces annotations 436 , qu'ils placent bien des années après son installation en Espagne. À moins que des découvertes viennent en bouleverser les données actuelles, on peut considérer }ensemble de ces annotations comme le résultat de ses difl:erentes expériences. Pour les plus riches d'entre elles, celles du Vitruve- Barbaro, elles sont le complément inespéré au corpus de la période de maturité du peintre où l'apprentissage de la pratique était dépassé depuis longtemps. Peut-être faisait-il aussi allusion à lui-même quand il évoque le dépassement de ces difficultés et des contingences dans tout exercice par les« hommes éminents». Ils donnent ainsi l'apparence de la sprezzatura à toute difficulté, même impossible à résoudre en apparen -

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A ce propos, cf. en dernier lieu BusTAMANTE et MARIAS, op. cit., 1981, p. 78. BusTAMANTE et MARIAS,

ibid., p. 75: [... ] porque juzgar y aprender los detalles del arte requiere tiempo

yprâtica de las cosas [... ]. 435

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Par exemple, in le problème des proportions, les mesures de l'homme et le canon de Vitruve, GRECO in BusTAMANTE et MARÎAS, ibid., p. io6: Jpor qué no van variando coma hace la figura del hombre?[ ... ], porque éstas son medidas sofistas e inutiles imaginaciones [... ] («pour quoi ne varient-ils pas comme le fait la figure de l'homme? [ ... ], parce que celles-ci sont des mesures sophistes et des imaginations inutiles[ ... ] » ). Il faut désormais compter avec l'avis de Manya S. PAGIAVLA, op. cit., p. 4-5, 57-58. Elle modifie la datation des annotations écrites dans un mélange de grec, d'italien (vénitien) et de castillan entre le séjour en Italie (pour Serlio) et les années 1585 celles de Vasari et de Vitruve-Barbaro. Je partage son opinion d'une datation postérieure des annotations du Vitruve- Barbara à cause de la maturité plus importante des réflexions que dans celles des Vies de Vasari.

ce 437 , et il n'existe pas de limite, contrairement à l'opinion de Daniele Barbara et de Vitruve 438 • Ces difficultés ne sont que des épreuves à résoudre avec perspicacité. À travers ces notes, Greco apparaît d'abord comme un artiste qui, fort de son expérience de praticien des arts, a conscience des difficultés posées par cette praxis et par la résolution de problèmes « savants », pour reprendre le terme employé par le peintre, et il est raisonnable d'y reconnaître une allusion autobiographique, non pas dans le sens d'un récit anecdotique mais dans la communication de ses propres réflexions engendrées par la pratique et aussi par l'observation de la nature et des œuvres de ses contemporains. Ainsi quand il décrit la structure des arcs de triomphe, il ne se réfère pas à une description écrite, à une ekphrasis qui n'apporterait rien à une démonstration à caractère pédagogique, mais il déclare utile de renvoyer à une ojeada, de jeter un coup d'œil à un dessin (dibujo), à un plan (traza) de cette élévation qui dirait tout« en un coup d'œil », et mieux quel' ekphrasis littéraire 439 • Pour Greco, ce savoir est le fondement d'une théorisation élaborée en toute conscience 440 • Sinon les erreurs sont inévitables. Il se réfère souvent à Alberti, aux principes de base énoncés dans le De re aedificatoria et sa critique de l'architecture vise à faire valoir la peinture et la sculpture contre le statut de l'architecture érigée au rang d'une science et non d'un art ou d'un savoir-faire, comme les deux autres 441 • Sa considération pour un savoir acquis avec patience et érudition est aussi affirmée dans le rejet catégorique avec l'opinion vulgaire, trop souvent émise sans docte savoir et sans expérience: le « vrai chemin est de leur dire la vérité » et non de les aduler, comme le fait Barbara, alors que « le vulgaire a sa part

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GRECO in BusTAMANTE et MARÎAS, op. cit., 1981, p. 80: [ ... ] puesto que la pintura trata de Io imposible [ ... ] » («[ ... ]puisque la peinture traite de l'impossible[ ... ]. GRECO in BusTAMANTE et MARÎAS, ibid., p. 131: Bien parece Barbara ser mâs docto en las letras (humanidades) que en la arquitectura puesto que pane limite donde no lo hay: porque los hombres eminentes en cualquier arte es en las dificuldades donde hacen que parezca la facilidad; [ ... ] ( « Barbara semble bien plus docte dans les lettres [les humanités J que dans l'architecture puisqu'il met des limites là où il n'y en a pas: parce que les hommes éminents dans n'importe quel art, c'est dans les difficultés qu'ils les font paraître faciles;[ ... ]»). J'ai gardé autant que possible la littéralité de ce texte comme ailleurs pour ces annotations difficiles à traduire en raison du mélange fréquent du grec moderne, de l'italien (vénitien) et du castillan et de la coupure des mots sur les marges. GRECO in BusTAMANTE et MARÎAS, ibid., p. 140: [ ... ] no por Io que hasta ahora se ha caminado dejaré de describirlos, sino porque se ven antes de una ojeada y se aprenden antes que a través de las palabras par media de un dibujo o traza ... (« [ ... ] je ne laisserai pas de descriptions pour ce qu'on a vu jusqu'à présent, mais parce qu'elles se voient d'un coup d'œil et s'apprennent auparavant par l'intermédiaire des paroles au moyen d'un dessin ou d'un plan ... »). Je partage sur ce point entièrement l'interprétation de BusTAMANTE et MARÎAS, ibid., p. 88-89. Le point fondamental c'est la pratique et le dessin joue le rôle de modération dans la capacité de jugement. Cf. la révision de la terminologie par Manya S. PAGIAVLA, op. cit., p. 164-166. M. Pagiavla a révisé très utilement le rejet de l'architecture comme science en rappelant l'étymologie grecque du grec « architecte », un « simple charpentier » pour Greco (GRECO in BusTAMANTE et MARÎAS, op. cit., 1981, p. 77: [... ] No de tal arte porque el nombre griego no significa mâs que carpintero y con mucha raz6n, puesto que el que sabe cortar la madera cortarâ la piedra; [ ... ] («[ ... ]Non d'un tel art [larchitecture] parce que le nom grec ne signifie pas plus que « charpentier » et tout à fait à raison, puisque celui qui sait couper le bois coupera la pierre; [... ] »).Elle donne raison à Greco dans le rappel de l'étymologie du mot grec (« maître-charpentier »). Le grec ne le différencie pas du peintre ou du sculpteur. Greco cherche à démontrer que l'architecture n'est pas une science et que l'architecte est, lui aussi, un manuel avant d'affirmer la suprématie de la peinture sur tous les autres arts.

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dans le vide »442 • Lélitisme de Greco est un élitisme de conscience, de savoir et d'expérience, et il admire Titien ou Corrège ou la sculpture de Michel-Ange, la plus grande de toutes443 , pour leur professionnalisme. En cela, le jugement de Greco rejoint celui de son ami Federico Zuccaro sur la nécessité d'un savoir fondé sur une longue pratique. On a rappelé seulement quelques idées fondamentales dans les annotations de Greco. Il est paradoxal que les annotations les plus intéressantes soient en marge d'un traité d'architecture, le seul traité préservé de l'Antiquité. Pour Greco, ce contre-emploi fait encore mieux ressortir la supériorité de la peinture, le seul de tous les arts dont la finalité ultime est de résoudre la plus grande difficulté esthétique, l'lmilation de la réalité, là où la « façon de voir du peintre» (el ver del pintor) 444 , sa subjectivité affronte le réel dans la difficile conciliation entre vision et réalité. Il est paradoxal mais sans doute très stimulant de faire de l'architecture le terrain d'une dialectique où il confronte références, figures et concepts des Anciens aux Modernes. La suprématie de la peinture conditionne les autres arts et, si le dessin est le père de tous les arts, il est d'abord au service de la peinture445 mais il n'existe pas de contradiction: le dessin est bien l'exercice de cette longue pratique, la conscience première de l'expérience et le fondement de toute théorisation 446 • L'apprentissage précoce en est le garant.

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GRECO in BusTAJVIANTE et MARÎAS, ibid., i981, p. 159: [ ... ] el vulgo tiene su parte en el vota [... ];y asi, el verdadero camino es decirles la verdad y no aplaudirles como bien dice Barbara; de cuya adulaciôn nace que no sôlo cualquiera pueda ser arquitecto sino sefior de todas las artes, no teniendo parte en ellas mas que el hecho de ser hombre ... si es licita a tales darle nombre de raz6n (" [ ... ] et ainsi, le vrai chemin est

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de leur dire la vérité et de ne pas les applaudir comme le dit bien Barbaro; de cette adulation naît que non seulement n'importe qui peut être architecte mais maître de tous les arts, n'ayant pas d'autre art que le fait d'être un homme ... s'il est licite de leur donner le nom de raison. ») GRECO in BusTAMANTE et l\IARiAS, ibid., i981, p. 131: [ ... ]y en la escultura, en la que Miguel Angel manifest6 un gusto tan admirable que nunca se hab fa visto en otro escultor; [ ... ] ( « [ ... ] et dans la sculpture, dans laquelle Michel-Ange manifosta un goût si admirable que jamais on ne l'arnit vu chez un autre sculpteur;[ ... ]»). GRECO in BusTAMANTE et i\lARÎAS, ibid., p. i65: [ ... ]y si yo pudiera expresar con palabras Io que es el ver del pintor; a la vista, parecerfa como una casa extraiia par lo mucha que la vista tiene en particular de muchas faculdades; [ ... ] ( « [ ... ] et si je pouvais, moi, exprimer avec des paroles ce quest la façon de voir du peintre, à première vue, elle apparaîtrait comme une chose étrange dans la mesure où la vue tient en particulier de nombreuses facultés [ ... ] "). La suprématie de la couleur est ainsi clairement énoncée et le rôle du dessin, sans être mineur, est de seconder la peinture. En cela, un artiste comme Michel-Ange n'a rien apporté de notable à la différence de la sculpture et des nus. GRECO in BusTAMANTE et MARIAS, ibid., p. 80: una cosa es imitaci6n de los colores que yo tengo por la mayor dificultad, [ ... ] asi se ve en los dibujos por ser sôlo de un sujeto ( objeto solo) como en la escultura en la que Miguel Ângel ha logrado toda perfecciôn loque, puesto que con los colores no ha hedw na da y no s6lo Miguel A.ngel, que en este particular de (~ dibujar?) los desnudos es (mica; pero los que mejor han pintado que dibujado, y con todo esta no basta que... ( « une chose est l'imitation

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des couleurs que moi, je tiens pour la plus grande difficulté, [ ... ] ainsi on le voit dans les dessins qui sont seulement un sujet (un objet seulement) comme dans la sculpture dans laquelle Michel-Ange a réussi toute la perfection ce qui, puisqu'avec les couleurs il n'a rien fait et pas uniquement MichelAnge, en ceci de particulier que de (dessiner?) les nus est unique; mais ceux qui ont mieux peint que dessiné, et avec tout ceci, il ne suffit pas que ... ").Quand il amende les Vies de Vasari, il rectifie souvent les jugements de Vasari, les qualités ou les défauts des artistes en fonction de la couleur (exemple des peintures de Giulio Romano, remplies d'erreurs dans les couleurs (cf. MARÎAS, op. cit., i992, p. 94). Il y fait la même critique que dans le Vitruve- Barbaro à fégard de la couleur in la peinture de Michel-Ange (BvSTAMANTE et MARIAS, ibid., i981, p. 80 ). Cf. les réflexions de Bt:STAMANTE et MARÎAS, ibid., p. 88 89.

En cela, il n'existe pas de contradiction avec son parti pris en faveur de la Couleur (Colore) contre le Dessin (Disegno) et une fois encore, on ne peut réduire la couleur à une absence de pratique du dessin mais à une différence de conception et, par la suite, à une idéologie qui caractérise le débat entre Venise et Florence ou Venise et Rome. Nous partageons l'avis de Manya Pagiavla qui considère que Greco fut toute sa vie fidèle aux valeurs esthétiques de la peinture vénitienne 447 , à son profond attachement pour la couleur et les chaudes harmonies de la peinture de Titien et pour le sfumato de Corrège. Toute sa vie, il prit aussi le parti des Modernes, et la conscience de vivre à un moment privilégié de l'histoire, à un âge d'or malgré les contingences du temps 448 , apparaît clairement dans ces notes: ainsi, Greco faisait œuvre d'historicité puisque cette comparaison le place dans la modernité et qu'il a conscience de lui appartenir. Cette affirmation implique un renversement des valeurs qui peut aussi mieux faire comprendre la perpétuelle mutation de sa peinture et de ses idées dans une recherche toujours créatrice de nouvelles figures. Il pourrait sembler paradoxal qu'un héritier direct de la Grèce archaïque fut le partisan de la modernité, du dépassement du mythe antique comme un système de valeurs de référence. Malgré les lacunes, ces annotations n'apparaissent pas comme un amas de réflexions confuses, isolées, incompatibles avec ses peintures, mais elles forment au contraire un laboratoire expérimental et vivant d'idées qu'il applique dans la subjectivité de sa peinture. Celle-ci n'est pas tournée vers le passé mais elle escorte la progression de son parcours. C'est aussi pour toutes ces raisons que ses notes sur le dessin relèvent de l'expérimentation et non d'une théorie du dessin, ni d'une théorie de la peinture, figée dans ses énonciations et dans ses principes. Mais on ne peut la comprendre sans l'inclure dans la relation avec la peinture. Manya Pagiavla a souligné le dualisme de la pensée de Greco, défendant les contraires (Palladio-Michel-Ange, Peinture-Architecture, ColoreDisegno) mais la subjectivité est en dernière instance seul juge449 • Si on s'en tient à ses notes et à sa peinture, on pourrait alors considérer que Greco fut en son temps le peintre par excellence et le digne successeur en ligne directe de Titien, le meilleur d'entre tous. Titien était un magicien qui restituait au réel sa poésie, à la couleur son dessin. Il est encore paradoxal que Greco, peintre de la couleur comme Titien, fut aussi un apologiste du dessin mais, là encore, rien n'est ici contradictoire si les principes sont énoncés dès le début. D'après ses annotations, on peut sans trop de peine estimer que Greco fit de très nombreux dessins pendant une bonne partie de sa vie. Dans presque tous les problèmes posés dans le Vitruve-Barbara, Greco s'en remet au dessin qui l'aiderait à résoudre des difficultés, même pour les questions techniques sur les contrastes lumineux et sur la fonction de la lumière dans la couleur. Dans son choix de la lumière méridionale pour l'éclairage zénithal des figures, contraire aux conventions du choix général des artistes pour la lumière du Nord, il reste encore conforme à Venise et à la conception de la forme à travers le prisme des couleurs et non du contour

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PAGIAVLA, op. cit., p. 237: c'est même le terme de son raisonnement qui rejoint celui de BusTAMANTE et MARIAS, ibid., 1981, p. 88-89, p. 92-96 passim.

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PAGIAVLA, ibid., p. 229 et BUSTAMANTE et MARIAS, ibid., p. 157: [ ... ] porque asi coma en los mismos hombres son raros los sabios, de la misma manera en las edades son raras las floridas y fructiferas [... ] ( « [ ... ] parce qu'ainsi, de même que chez ces mêmes hommes, rares sont les sages de la même manière dans les âges [de la vie], rares sont les [âges] florissants et féconds[ ... ]»). PAGIAVLA, ibid., p. 237.

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puisque la nature ne connaîtrait pas de contours mais des masses, selon la théorie développée par Lodovico Doke450 • Cette théorie de la lumière consignait la pratique vénitienne, très vérifiable dans la peinture de Francesco Bassano et de Titien, des peintres estimés par Greco (plutôt que Paris Bordone, Tintoret ou Battista Franco). Pourtant le dessin gardait sa fonction pédagogique et préparatoire au travail de la couleur et il faudrait se garder de considérer que la suprématie de la peinture, en tout cas chez Greco, signifierait une absence de pratique effective du dessin qui n'avait, de toute façon, que peu à faire avec le contour au sens florentin de la ligne surdéterminée. Ce n'est pas le dessin en soi qui est supprimé mais le contour visible au profit de la couleur et sa fusion dans le sfumato ou dans les masses comme dans les dessins de Francesco Bassano et de Titien dont la copie du Jour (fig. 89) tendrait à prouver une connaissance directe de leurs peintures. Les contrastes sont plus accentués mais les contours estompés au profit de la lumière sur les reliefs et les volumes, et la recherche de cet effet de relief s'accompagnent d'un travail sur leur dessin (au sens de diseno). Ces quelques réflexions tirées des annotations de Greco contribueraient-elles à conclure que le dessin jouerait d'abord un rôle de médiation? Remplirait-il essentiellement cette fonction en tant que pratique effective et concept? Greco apparaît d'abord et avant tout comme un peintre. Il en donne assez de justifications dans la plupart des passages importants des Vies de Vasari et surtout du Vitruve-Barbara où il défend autant la rationalité de la peinture que sa subjectivité et le droit du peintre à déployer son imagination, dans une vision presque rêvée de la réalité45 '. On a déjà rappelé que l'un des aspects importants de ces annotations est de nous révéler un artiste d'abord intéressé par une conception de la réalité fondée sur la raison et il ne faut jamais oublier cette dimension dans une analyse de son œuvre. S'il réclame une subjectivité de la vision du peintre, en adoptant une orientation esthétique conforme à son temps où la conscience de l'artiste en tant que sujet (ou auteur) de son œuvre se déclare de plus en plus dans la littérature artistique, il positionne cette conception en la confrontant avec la réalité. C'est en toute conscience que Greco déclare à chaque occasion opportune les qualités intrinsèques de l'art de la peinture et cherche à convaincre de cette suprématie. La peinture possède en effet des qualités irréductibles aux autres arts: une essentialité éminemment spéculative sur laquelle il insiste à plusieurs reprises lui confère son universalité. Quand il fait allusion aux difficultés de la pratique, on peut s'interroger sur les aspirations du peintre à transmettre dans son art justement cette universalité et une incitation à la spéculation, un terme qui implique une transcendance, dont le mot est du reste prononcé par Greco, peut-être même dans un sens métaphysi-

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Cf. en dernier lieu BuSTAMANTE et MARIAS, op. cit., 1981, p. 93-96 (avec la référence à Dolce et à Lomazzo). On sait que Greco s'intéressait beaucoup au rêve et à son interprétation, non pas au sens freudien évidemment Mais il accordait un crédit aux symboles et aux messages que le rêve pouvait transmettre dans une vision surnaturelle, même s'il critique les sophismes suscités par les illusions de l'apparence (GRECO in BusTA.\lANTE et MARÎAS, ibid., p. i64-165 et note 343, sur le livre d'Artémidore de Daldis sur l'interprétation des rêves possédé par Greco). Pour ce passage, je me permets de renvoyer à Lizzie BouBLJ, « Le Greco et le point d'Archimède: Laocoon ou la perte du monde» in d'une nouvelle subjectivité à la Renaissance, Dominique de Courcelles (éd.). Actes des journées d'étude organisées par !'École nationale des Chartes (26 mars 2004 et 15 avril 2005), Paris, École des Chartes, 2006, en particulier p. 236~247.

que 452 • On comprend mieux que le dessin soit seulement une médiation pour la couleur et que la peinture représente bien l'idéal à atteindre, une transcendance. On comprend aussi ce qu'il entend par difficultés à surmonter pour atteindre une telle ambition. En celle-ci consiste la finalité suprême de l'art de la peinture, mais elle n'empêche pas le peintre de pratiquer effectivement le dessin selon les règles apprises, comme on a pu le constater dans les trois dessins qui en sont l'objectivation. Ce n'est pas, à notre avis, la pratique du dessin qui est mise en cause par Greco, sinon il n'en affirmerait pas en les réitérant les conseils d'une pratique assidue, mais sa finalité qui ne doit pas occulter le but de l'art, qui est la peinture. Il semble avoir une idée précise de cette finalité et il est déterminé sur la façon d'y parvenir, ce qui prouve encore que sa peinture est le fruit de cette spéculation à laquelle il fait allusion. Mais elle est d'abord le résultat de ses observations sur la nature et les phénomènes naturels, et donc, elle est en partie fondée sur le principe de l'imitation mais aussi sur la subjectivité du ver del pintor. Là encore, on est face à un paradoxe seulement apparent. Pour le peintre, l'observation de la nature est une règle primordiale, voire universelle, elle exclut toute imitation sans travail sur le réel. On peut alors comprendre son rejet des règles et des normes, comme il le répète à propos de la théorie des proportions dont il rejette toute théorisation 453 , parce qu'elles figent les lois de la nature, elles font correspondre à l'unicité ce qui relève du multiple. Si Greco n'était certainement pas un peintre « naturaliste » au sens où on pourrait qualifier de « naturaliste » la peinture de Léonard de Vinci et sa perception de la nature, il en respectait les lois fondamentales et surtout la diversité. Mais la subjectivité, comme pour d'autres artistes de la fin du xvre siècle 45 4, instaurait une conception différente de la perception du rapport au monde. Plus qu'une conception, Greco est un peintre qui a une vision. Celle-ci conditionne sa conception de la peinture. Cet impératif

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GRECO in BusTAMANTE et MARIAS, op. cit., 1981, p. 165: [ ... ] pero la pintura, par ser tan univers al, se hace especulativa, donde nunca falta el contenta de la especulaciôn puesto que nunca falta algo que se pueda ver, pues hasta en la mediocre oscuridad se ve y se gaza y tiene que imitar; [... ] (« [ ... ] mais la peinture, pour être universelle, devient spéculative, où il ne manque jamais le contenu de la spéculation puisque jamais ne manque quelque chose qu'on ne puisse voir, ainsi jusqu'à la faible obscurité on voit et on y prend plaisir et on doit imiter; [ ... ] »); ibid., p. 164: aquel [ ... ] ha escuchado a otros, puede bien saber qué importancia tiene y qué transcendencia tiene la que he afirmado ... [ ... ] ( [ ... ] celui qui a écouté les autres, peut bien savoir quelle importance cela a [les effets provoqués par la peinture] et quelle transcendance possède ce qu'on a affirmé ... [ ... J »). GRECO in BusTAMANTE et J'v1ARIAS, ibid., 1981, p. 104 :Nueve o diez caras ... de las medidas es coma si aprendieras en lengua extranjera ... de memoria a hacer una embajada no sabiendo la que se dice ... .. . parece que éstos par contar las medidas entienden ser algo no siendo ... sino coma el asno cubierto de pi el de leôn; de esta el sabio arquitecto ha de huir con reconocer qe no es mas que un deletrearse mil medidas. («Neuf ou dix têtes ... des mesures, c'est comme si tu les apprenais dans une langue étrangère ... à faire une proposition de mémoire en ne sachant pas ce qui se dit ...... il semble que ceux-ci prenant des mesures comprennent autre chose que ce qui est ... sinon comme l'âne couvert d'une peau de lion; l'architecte sage doit fuir en reconnaissant que ce n'est pas plus que de se distraire avec mille mesures. »); GRECO in BusTAMANTE et MARIAS, ibid., p. 106, sur les proportions (et les mesures de l'homme) et sur le canon de Vitruve: dpar qué no van variando coma hace la figura del hombre? ......... , porque éstas son medidas sofistas e inutiles imaginaciones ... (« pourquoi ne le font-ils pas varier comme le fait la figure de l'homme? pourquoi celles-ci sont des mesures sophistes et des imaginations inutiles ... ») PAGIAVLA (op. cit., p. 209) a heureusement nuancé cette nouvelle perception du monde à la fin du siècle, quand les lois de la perspective furent acquises dans la représentation. En cela et sur bien d'autres points, Greco est un artiste de son temps et son regard de peintre tenait compte de ces acquis.

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peut ainsi expliquer le ton déterminé de ces notes puisqu'il y expose quelques-uns des principes qu'il envisageait de développer dans son traité. Cette vision ne serait pas à comprendre au sens d'une vision surnaturelle, celle des mystiques par exemple, mais bien ce que Greco dénomme el ver del pintor. Il entend par là clairement un savoir acquis au moyen de l'entendement et du jugement critique et intuitif, que l'artiste incarne dans sa peinture avec les« yeux de la raison »455 • C'est du reste dans cette confiance en la raison que ces annotations ont contribué à modifier l'appréciation du peintre comme un mystique, thèse selon laquelle son œuvre aurait dû être une transcription très fidèle de la nouvelle spiritualité espagnole, imprégnée d'une mystique renouvelée par les alumbrados dont sainte Thérèse d'Avila et son disciple saint Jean de la Croix sont les principaux réformateurs pour le Carmel. On peut affirmer que Greco est un artiste qui apporte donc sa propre vision artistique à travers sa peinture. Cette affirmation, énoncée dans ses notes mais transmise d'abord par sa peinture, est finalement plutôt rare au xv1• siècle, tout au moins avec une telle conscience, de même que le peintre témoigne d'une vision personnelle manifestée à travers sa peinture. Quand on connaît le cheminement de Greco, de la Crète aux dernières années tolédanes, on comprend qu'il résolvait certains problèmes qui en amenaient d'autres, telle la question de la couleur en fonction de la forme ou de la dissolution de celle-ci au profit d'une expression transcendante (par exemple, dans le Cinquieme sceau de !'Apocalypse ou Apocalypse de saint Jean, New York, Metropolitan Museum; 1608-1614), expression transcendante atteinte par Titien et Michel-Ange, eux aussi, dans les dernières années de leur vie. La lecture de ses annotations, dans l'attente de nouvelles découvertes très probables, nous lègue le profil d'un artiste sûr de ses idées et des principes qu'il explore. Mais il reste plutôt mesuré et soucieux de concilier une pratique assidue et une mise en perspective de problèmes posés par des vrais professionnels, à l'image de son ami Federico Zuccaro 456 pourvu lui aussi des qualités de prudence et de patience propres au sage, au savant et à lërudit. Parvenu à la maturité artistique, on comprend que Greco livre à travers ses peintures une vision qui apparaîtrait comme une émanation de la raison et d'une spéculation d'ordre universel capable de transcrire une totalité, capable aussi d'exprimer l'ineffable et le concept. En fait, la peinture réalise l'une des profondes aspirations de Greco car elle peut tout exprimer, même les infimes lueurs perceptibles dans l'obscu-

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Le mot revient plusieurs fois sous la plume de Greco, notamment in J'vfARÎAS et BusTAMAKTE, op. cit., 1981, p. 164: Exhorta a cada cual a que estudie la antigüedad, imite a los mejores y se esfuerce en dar raz6n de Io que haga, exercitandose en las artes liberales ... [ ... ] ([ ... ]j'exhorte chacun qui étudie !'Antiquité à imiter les meilleurs et à s'efforcer de se renseigner de ce qu'on fait, en s'exerçant dans les arts libéraux ... [... ]»). La conscience d'être un véritable professionnel le sépare fondamentalement du vulgaire (vulgo), des ignorants (los ignorantes) et de l'homme du commun qui n'a pas appris cet art (GRECO in BusTAMA::-ITE et MARIAS, ibid., p. 159: [... ]porque no solo es esta la diferencia entre los ignorantes porno haber estudiado un arte, sino entre los que la estudian y hacen gran profesi6n de el/a, puesto que vemos que un hombre se sale tante de Io comûn que parece de otra [ ... ] (" [ ... J parce que celle-ci est non seulement la différence avec les ignorants qui n'ont pas étudié cet art, mais [la différence] avec ceux qui l'ont étudié et font grandement profession de celle-là puisque nous voyons un homme sortir du commun ressembler à une autre espèce ... [ ... ] »).Cette même conscience apparaît à de nombreuses reprises dans les textes de Federico Zuccaro.

rité 457 • Son insistance à définir la peinture comme une spéculation n'est pas un vain mot. Comme elle est une science universelle, fondée sur des bases « scientifiques » 458 , nées de la raison, elle est une spéculation et c'est en toute conscience qu'elle peut prétendre à exprimer une transcendance, et réconcilier ainsi raison et transcendance459 • Lintérêt de ces annotations est donc de nous mettre face à la pensée d'un peintre dont la conception déterminée de la pein ture était affirmée par l'écrit et dans une œuvre qui eut l'opportunité de répondre à un besoin social d'ordre dévotionnel et spirituel par l'affirmation et l'épanouissement d'une littérature favorisée par le Concile de Trente. La lecture de ces notes présente l'une des pensées les plus originales. Greco a une conscience aiguë d'une spécificité de la vision du peintre, de la nécessité dans la création d'une «façon de voir» dans l'œuvre. Mais l'autre aspect fondamental est l'irréductibilité et l'ineffabilité de la peinture 460 • La conscience de l'irréductible par un homme d'expérience et de savoir pose donc la question des particularités du champ de la représenta tion (et de l'image). Cette insistance sur une transcendance exprimée par la seule vision est développée au gré des notes les plus variées suivant en fait les divers raisonnements et positions de principes sur l'architecture par Vitruve et Daniele Barbara de sorte qu'on aboutit à une pensée relativement homogène de Greco à partir des idées de ses prédécesseurs. Il ne laisse plus aucun doute, à notre avis, qu'il se préoccupe d'instaurer un paragone entre une esthétique née des arts visuels ou de la représentation et la langue proprement dite. Cet aspect nous paraît absolument fondamental et, s'il est pris en compte par les commentateurs de ces textes, il n'est pas assez mis en valeur. Il est à nos yeux un des indices qui permet, dans une relation de néga tivité, de mieux comprendre cette ineffabilité de la peinture et de la représentation en général (architecture comprise) par opposition aux artes (au sens médiéval toujours en vigueur à la Renaissance) propres à l'usage de la langue dans différentes disciplines. Greco a ainsi conscien-

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Le fragment est déjà cité (GRECO in BusTAMANTE et MARIAS, ibid., déjà cité en partie supra) et il constitue un des passages les plus fondamentaux (avec GRECO in BusTAMANTE et MARIAS, ibid., 1981, p. 88 et 164) pour comprendre sa conception de la peinture et la place qu'elle occupe dans l'esthétique. Le mot est employé par Greco dans l'un des passages où il justifie un savoir d'expérience de celui du vulgaire (GRECO in BusTAMANTE et MARIAS, ibid., p. 159: [... ]y mas a un arquitecto y ... cientifico coma nos propane quien nos los configura, [... ] (« [ ... ]et plus qu'un architecte et[ ... ] un scientifique comme nous les propose celui qui nous les configure, [... ] »). La suite est citée plus haut. Je reprends à dessein les propres mots de Greco dans la mesure où ils sont très riches de sens dans un texte où il élabore en même temps qu'il théorise ses concepts dans le but de les ordonner dans un traité cette fois livré à la réflexion des « professionnels » et aussi du vulgo: [... ] aquel que ha considerado muchas pinturas de diferentes hombres de valor y ha oîdo razonar y, con agrado y atenci6n, ha escuchado a otros, puede muy bien saber que importancia tiene y que trascendencia tiene la que he afirmado [ ... ] ( « [ ... ] celui qui a de la considération pour de nombreuses peintures de différents hommes de valeur et a entendu raisonner et, avec agrément et attention, en a écouté d'autres, peut très bien savoir quelle importance a cela et quelle transcendance possède ce que j'ai affirmé[ ... ]») (GRECO in BusTAMANTE et MARIAS, ibid., p. 164). Ce caractère est mis en lumière par MARIAS et BusTAMANTE, ibid., p. 165. Mais je partage entièrement l'avis de M. Pagiavla (op. cit., p. 209) sur le fait qu'il ne s'agit pas ici d'une mimesis au sens où on l'entendrait au Quattrocento, au moment de la conquête du réel par l'entremise de la perspective, mais d'une conception personnelle du peintre, celle de sa subjectivation du monde dans une œuvre qui est irréductible. La mimesis est le concept fondamental de l'âge classique et il ne cesse de déplacer ses objets dans une perception du réel guidée par diverses exigences sociales ou politiques ou culturelles, comme l'ont bien compris depuis longtemps les historiens de l'art (parmi d'autres, Arnold Hauser jusqu'à Michael Baxandall et Hubert Damisch, pour la perspective).

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ce de l'irréductibilité de la représentation et, en ce sens, on peut mieux comprendre la primauté accordée à la couleur dans le système des valeurs inhérentes à une esthétique de la peinture. Mais il a aussi conscience de la différence essentielle entre représentation et langue (au sens large). Cette conscience« seconde» d'une distinction entre les deux est un des apports les plus intéressants de ces notes. Ainsi, la vision est une voie de la connaissance46 ' mais elle s'apprend et se matérialise d'abord avec la pratique, exactement de la même façon que la langue s'apprend au moyen de concepts 462 • Il ne faut pas non plus se fier à la mémoire463 mais à Iexpérience et se servir de l'intuition et de la sensation pour fonder un jugement critique, cette fois avec « les yeux de la raison». Le rappel des différences essentielles entre langue et vision ou représentation ne serait peut-être pas aussi conséquent s'il n'y revenait pas à plusieurs reprises. La langue possède ses propres outils, qui sont les concepts, et« avec la langue, la première [chose] est d'enseigner les concepts )), de même qu'avec l'architecture, cest d'enseigner avec le dessin. Cela signifie ouvertement que la pratique du dessin (ici, on comprend alors le précepte de MichelAnge sur l'impératif de « dessiner encore et encore » ), c'est d'une certaine façon rE, Alina (1999), The Architectural Treatise in the Italian Renaissance. Architectural Invention, Ornament, and Literary Culture, Cambridge, Cambridge University Press.

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Table des illustrations

FIG. FIG.

1 - Fernando Yâiiez de la Almedina, Marie-Madeleine, Berlin, Staatliche KupfertischKabinett, Inv. KdZ 17241

Fernando Yaiiez de la Almedina, Étude pour Marie-Madeleine. Département des Arts graphiques, Paris, Musée du Louvre (Inv. 2585 r 0 ) FIG. 3 - Fernando Yâiiez de la Almedina, Étude pour Marie-Madeleine, Département des Arts graphiques, Paris, Musée du Louvre (Inv. 2585 v") FIG. 4 - Fernando Yâiiez de la Almedina, Étude pour la Vierge de Douleur, Paris, Musée du Louvre, Département des Arts Graphiques (Inv. 6796)

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2 -

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FIG. 5 - Fernando Yâiiez de la Almedina, Calvaire, Valence, Museo de Bellas Artes

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FIG. 6 - Fernando Yaiiez de la Almedina et Fernando Llanos, Retable des Sept Joies de la Vierge (Volets extérieurs), Valence, Cathédrale

....... p. 33 FIG. 7 - Fernando Yaiiez de la Almedina et Fernando Llanos, Retable des Sept Joies de la Vierge (Volets intérieurs),Valence, Cathédrale . . . .. ........... .. p. 33 FIG. 8 - Fernando Yaiiez, Étude pour deux enfants, Paris, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques (Inv. 12236) ..... ................. ········· .. .... p. 34 FIG. 9 - Fernando Yâiiez de La Almedina, Étude pour des anges musiciens, Paris, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques (Inv. n677) FIG.

....... ..... ........... ... ....... ... .... .. . p. 35 Fernando Yâfiez de La Almedina, Étude pour une figure de la Visitation, Paris, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques (Inv. 10805) ..... ... .... ... ....... . ..... .. p. 35 10 -

FIG. n - Fernando Yâfiez de la Almedina, Étude pour une femme accoudée, Paris, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques (Inv. 6795)

...... ........ .... ... ... ....... ..... ........ . p. 36 FIG. 12 - Fernando Yâfiez de la Almedina, Étude pour une femme assise (Une des trois Marie ?), Paris, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques (Inv. 9860) .. . . . ...... ... ........ . p. 37

FIG. 13 - Fernando Yâfiez de la Almedina, Étude pour un homme assis, Paris, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques (Inv. 2698) FIG. 14 - Joan de Joanes, Étude pour une Vierge en prière, Ma 381, 390, 393, 395, 402-404, 409, 414, 425, 426, 428, 450, 455, 467, 502, 507, 512514, 581, 586, 588, 605, 607 PHILIPPE III (roi d'Espagne) 333, 340, 341, 387, 389, 513, 568 Pic DE LA MIRANDOLE, Giovanni (Pico della Mirandola) 219 PINO, Marco 163, 164, 165, 194, 225, 379, 455, 457, 583 PINO, Paolo 447 PINTURRICCHIO, Bernardino 73, 384 PIOMBO, Sebastiano del 89, 90, 95, 127, 129, 163, 284 PISANELLO, Antonio 67, 99, 103, 104, 128 PLINE L'ANCIEN (Gaius Plinius Secundus) 431, 469,470,502,506,509,581 PocETTI, Bernardino 417 POLIDORO DA CARAVAGGIO (Polidoro Caldara) in, 332, 335, 372 POLLAIOLO, Antonio del 60, 104, 531 PONTORMO, Jacopo 139, 142, 146, 148, 151, 152, 182, 209, 219 PoNz, Antonio 205, 381, 382, 427, 447, 458 POUSSIN, Nicolas 352, 455, 549 PRADO, Blas de 316, 353, 386, 387, 388, 389, 390, 391 PUPIN!, Biagio 177, 184

QuERCJA, Jacopo della 154 QUEVEDO, Francisco de 254, 414, 421, 606, 607 QUINTILIEN (Marcus Fabius Quintilianus) 409, 431

RABUYATE, Benedetto 202 RADEWIJNS, Florent 40, 41 RAIMOND!, Marcantonio 67, 185, 258, 563 RAPHAËL (Raffaello Santi) n, 16, 23, 67, 90, 121, 128, 133, 136, 140, 152, 174-177, 180-189, 200, 220, 223,291,326,32h329,335,364,367-369,372, 377> 380, 382, 449, 461, 486, 499, 509, 531, 546, 560,563,565,570,580 REIXACH, Johan 83 RIBALTA, Francisco de 129-131, 269, 316, 416 RIBALTA, Juan de 130, 362 RIBERA, Juan de, Saint 11, 120, 123, 125, 126, 130, 362, 549

RIBERA, Jusepe de u, 362, 549 Rrcc1, Giovanni Battista 391 RrccI, Juan (Fray Juan Andrés Ricci de Guevara) 424, 522-525, 602, 604 RINCÔN DE FIGUERROA, Fernando del 329 RoDRÎGUEZ DE MONTALVO, Garci 405 Rom, Jaume 42 Roîs DE CORELLA, Joan 42, 47, 51, 76 ROJAS, Fernando de 405 ROMANO, Giulio n3, 181, 184-186, 291, 379, 393,

SIGÜENZA, José de

18, 234, 235, 238, 240, 241, 251,

254-261,263,269,273,275,277-283,285-28~

290, 299, 301, 311, 312, 317, 330, 416, 424, 425, 430,431,434,442,448-450,452-459,461,463, 466-470, 472-474, 529 SILOÉ, Diego de 52, 137, 142, 149, 183, 187, 216, 225, 46!, 546 STARNINA, Gherardo 22, 99, 100, 103-106 STRADANus, Johannes (Giovanni Stradano) 346

563, 572,

RONCHI, Tiberio 283, 300 RossETTI, Giovan Paolo 163, 379 ROSSELLI, Matteo 352 Rosso, Giovan Battista (di Jacopo)

139, 142, 144, 146, 148, 149, 151, 180, 181, 203, 209, 219 RUBENS, Pierre Paul 339, 455 RUBIALES, Pedro 85, 115, 139, 159, 160, 161, 170, 172, 192, 369, 384, 427, 488, 490, 519 Rmz II, Hernan 362-364 RuSTICI, Giovanni Battista 157, 204 RuTINER, Daniel 235, 236

SAGREDO, Diego de

20, 21, 136, 393, 426, 427, 430, 434-439, 446, 447, 452, 465-467, 474, 478-484, 487, 494, 495> 509-512, 522, 592, 598 SAHAGÛN, Bernardino de, Fray 506 SAINT-VICTOR, Hugues de 496 SALVADOR G6MEZ, Vicente 520 SALVIATI, Francesco 85, 115, 159, 169, 172, i82, 192, 345, 346, 358, 367, 369, 372, 375 SANCHEZ COELLO, A'.onso 251, 267, 297, 299 SANCHEZ COTAN, Juan (fray) 390 SANCHO, Antonio 39 SANGALLO, Antonio da 264 SANGALLO, Giuliano da 136, 174 SANSOVINO, Jacopo 140, 144, 216 SANTACROCE, Girolamo 216 SAN LEOCADio, Paolo da 53, 61, 63, 70, 74, 75, 79, 83, 87, 88

SARTO, Andrea del (Andrea d'Agnolo di Francesco di Luca) 99, 139, 142, 144, 146, 148, 151, 152, 209, 219, 372

SAVONAROLE, Girolamo (Savonarola) 219 SAX, Marçal de 99, 100, 101, 102, 104, 106 ScAMOZZI, Vincenzo 428 SCHIAYONE, Andre 553, 563 SCHONGAUER, Martin 23 SEMI!ifü, Giulio Cesare 342, 346 SERL!O, Sebastiano 136, 428, 450, 456, 461, 463, 464, 465, 476, 478, 487, 499, 567

SERMONETA, Siciolante da 17, 192, 290 SÉNÈQUE (Lucius Annaeus Seneca) 44, 135, 285, 432

SESTO, Cesare da 75 SIGNORELLI, Luca 104, 354, 449

TAVARONE, Lazzaro 268, 290 TEMPESTA, Antonio 345 THEOTOCÔPOULOS, Jorge Manuel 553, 568-569 TIBALDI, Pellegrino 15, 163, 184, 258, 264, 266268, 270, 273, 277-284, 287, 290, 291, 292, 293, 295, 296, 299, 311, 313, 315-318, 321, 379, 390, 432, 449,452,454,456,457 TINTORET, Jacopo (Robusti) 311, 458, 551-554, 560, 562, 565, 574 TlTJEN (Tiziano Vecelli) 193, 196, 261, 311, 324, 325-327, 339, 455, 456, 550, 552-555, 563, 565, 568-570, 572-574, 576, 580 TOLEDO, Juan Âlvarez de 169, 197, 475, 488, 524 TOLEDO, Juan Bautista de 192, 264, 329, 434, 468 ToRDESll.LAS, Gaspar de 203 ToRNEO, Baltasar del 202 TuRA, Cosme 74

CDINE, Giovanni da 87, 123, 181 CRBINA, Diego da 238, 239, 251, 267, z97, 299 CRZANQUI, Pedro 336

VALDÉS, Alfonso de 133, VALDÉS, Juan de 19, 133, i35, 1n 395, 396, 400402, 404-408, 416, 419

VALDÉS LEAL, Juan de 366 VALDivrnso, Luis de 368 VALENCIA, Pedro de 327, 347, 349 VALVERDE HAMUSCO, Juan de 21, 476, 501, 514, 582

VARCHI, Benedetto 167, 174 VARGAS, Luis de 335-337, 353, 355, 360, 36n69, 370, 371, 372, 373, 374, 375-3n, 379, 380, 416, 418-420 V•\RRON, Marcus (Terentius Varro) 495, 509 VASARI, Giorgio 16, 140, i42, 144, 146, 152, 153, 155, 159, 162164, 169, 170, 172, 174, 175, 181, 192, 193, 197, 198, 269, 314, 323, 327, 328, 334, 346, 368, 369, 375, 376, 384, 385, 425, 427, 429, 437, 445, 446-449, 453-457, 469, 471, 472, 474, 497, 519,521,526,529,541,544,546,548,554,555, 563, 565, 567, 568, 574, 579, 583, 589, 596, 597, 600,604 VAZQUEZ, Jerônimo 202

VÂZQUEZ EL Vrnro, Juan Bautista 203, 355, 364 VEGA, Garcilaso de la 19, 134, 380, 395 VELASCO, Diego 203 VELASCO, Lazaro de 436, 439, 461-467, 469, 475, 476, 478, 480, 592 VELASCO, Luis de 353, 389, 390, 391 VELÂZQt:EZ, Diego (Diego Rodriguez de Silva y \Telazquez) 82,269,322,323,325,328,339, 366, 377, 392, 415, 416, 420, 421, 425, 428, 606, 609, 610 VELÂZQUEZ, Paula 190, 192 VENECIANO, Benedetto300 VENEGAS, Francisco 237, 368 VENUSTI, Marcello 562 VERGARA, Nicolas de 556 VÉRONÈSE, Paolo (Caliari) 300, 311, 327, 553 VÉSALE, Andreas (Andries Wytinck van Wesel) 21, 169, 170, 171, 429, 484-486, 488490, 493, 494, 501, 502, 512-515, 519, 522, 524 VIANA, Francesco de 288 VICH y VOLTERRA, Jeroni de 89 VIGNOLE, Jacopo Barozzi, dit 200, 347, 392, 393, 428,456,465,478,487 VILLAFRANCA, Pedro de 520 Vn.LALÔN, Cristobal de 402, 404, 458, 459 VILLALPA.NDO, Francisco de 330, 456, 463, 465, 466, 475, 476 VILLALPANDO, Juan Bautista de 273, 481, 497 V1LLALTA, Diego de 426, 440, 450 VILLAREAL, Antonio 238, 251 VILLENA, Enrique de 43 VILLEKA, Isabel de (Sor) 40, 42-52, 54-56, 58-64, 76, 126, 131, 402 VILLENEUVE, Thomas, Saint 83, 114, 120, 123, 125, 126, 130 VILLOLDO, Isidro 203, 364 VINCI, Léonard de (Leonardo di ser Piero da Vinci) 16, 30, 38, 57, 107, 289, 531, 575 VINYOLES, Narcis 51 VIRGILE (Publius Vergilius lvfaro) 135, 378, 379, 384, 409, 412, 580 VITORIA, Francisco de 506 VITORIA, Vicente 114, 115, 126 VITRUVE (Marcus Vitruvius Pollio) 20, 427, 434, 436, 461-467, 475, 478-483, 487, 495, 499, 509, 510, 523, 548, 563-565, 567, 568, 570, sn 574, 577, 592 VIVES, Juan Lluis 83, 86, i20, 123, 125, 126, 130, 523 VOLTERRA, Daniele da 16, 89, 160, 162, 163-167, 169, 170, 172, 180, 181, 192, i93, i94, 197, 198, 225, 284, 369, 379-381, 383

WEYDEN, Roger van der WIERIX 258

309, 446, 456

XI.'>IÉNEZ DE CISNEROS, Francisco 430, 511 XIMENO, Pedro 505, 513

59, 217, 218,

YÂNEZ DE LA ALMEDINA, Fernando 16, 18, 29, 30, 31-37, 38-40, 45, 46, 56-59, 61, 63-80, 90, 95, 97, 98, 106, 109, 127, 139, 166, 176, 177, 182, 185, 188, 204, 210, 224, 225, 329, 331, 376, 443

ZAMORANO, Rodrigo439, 440-442, 446-448, 461, 466, 468, 512, 513 ZERBOT VAN ZUTPHEN, Gérard 40-41 ZuccARO, Federico 22, 258, 264, 266, 268, 2n, 280, 283, 287-288, 299-310, 312-313, 315, 318, 322, 335-336, 338, 346, 351, 375, 378-379, 381-382, 384-385, 391, 432, 443, 459, 472, 504, 526, 535, 541-545, 547 548, 562-563, 572, 576, 581-592, 595-601, 604, 609 ZucCARO, Taddeo 290, 385 ZUCCHI, Jacopo 346 ZuRBARÂN, Francisco de 322, 366, 390, 392, 41s, 425, 604

TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION - Archives du dessin : généalogie de la trace

9

PREMIÈRE PARTIE - La continuité à Valence des Hernandos à Joan dejoanes 29 1- Les Hernandos : prémices à une généalogie du dessin en Espagne A- Répétition et variante dans les dessins de Yaii.ez de la Almedina : les facteurs religieux et sociaux B- Le processus de travail de Yaii.ez II- Joan de Joanes : une continuité sans rupture A- La filiation : un facteur premier de la continuité B- Indépendance et apports de Joan de Joanes: glissements dans la tradition

109

DEUXIÈME PARTIE - « Por diferentes caminos »: l'émergence d'une polysémie idiosyncrasique en Castille dans le dessin

133

1- fintégration des espagnols dans l'histoire artistique italienne: l'apprentissage de la méthode A- La formation dans l'atelier : l'exercice et l'expérience B- Entre adaptation et idiosyncrasie : les premières créations en Italie II- Lémergence d'une conscience artistique nouvelle et sa relation avec l'idiosyncrasie : le dessin comme concept A- [importation de l'italianisme en Espagne: le rôle majeur de Pedro Machuca et de Gaspar Becerra B- Alonso Berruguete et le dessin comme concept : l'affirmation de l'idiosyncrasie

TROISIÈME PARTIE- Le monastère de l'Escorial à la croisée des cultures: un grand œuvre au service de la réforme catholique 1- fatelier de broderie de !'Escorial: un lieu pour fonder une pratique vernaculaire A- Turganisation et le fonctionnement de l'atelier de broderie B- Les processus de travail : essai de reconstitution C- Le sens symbolique des ornements et leur relation avec la liturgie appliquée à !'Escorial Il- La médiation des Italiens a !'Escorial: un creuset d'excellence des savoir-faire A- Servir la dévotion : l'apport des Italiens dans le décor B- Une lacune irrésolue : le problème de la disparition des dessins de !'Escorial C- Les retables de Federico Zuccaro pour la basilique : une commande emblématique sur la contrainte face au pouvoir

29

40

59 81

83

137 139 165

173 175 202

229 230 232 241 253

264 265 286 299

QUATRIÈME PARTIE - La pratique du dessin apres !'Escorial: affirmat ion d'un dessin vernaculaire (vers 1570/1580 - vers 1615)

321

I- Le« sûr chemin » de la peinture: remarques sur les pratiques dessinées dans les sources écrites 321 A- Primauté du dessin 321 B- Les témoignages sur les artistes espagnols 329 II- Affirmation de la pratique du dessin

A- Processus d'acculturation des éléments étrangers B- Médiation et diversification d'une pratique vernaculaire : la part des Espagnols dans le processus d'acculturation III- Parallèle entre l'expansion de la culture écrite en langue vernaculaire et l'affirmation du dessin A- Normalisation de la langue vulgaire : le castillan, « langue commune d'Espagne » (Fernando de Herrera) B- Le romance élevé au rang de langue de savoir et de culture. Parallèle avec l'affirmation d'une pratique du dessin

CINQUIÈME PARTIE - La langue écrite dans la littérature artistique, véhicule des pratiques et des idées I- rinstauration d'une terminologie spécifique au dessin A- Le vocabulaire du dessin : une terminologie adaptée au processus de travail et à la diversité de ses fonctions B- Mutations des termes de base Dibujo et Disefw

II- Théories du dessin A- ranatomie comme tremplin pour une pratique et une théorie du dessin B- La théorie artistique du dessin jusqu'au seuil du xvII• siècle

339 339

367 395 395 405

423 423 429 439

477 477 525

CONCLUSION

609

BIBLIOGRAPHIE TABLE DES ILLUSTRATIONS INDEX

613 643 647