Le dernier roi crépuscule d'une dynastie [Grasset ed.] 9782246608691, 2246608619

Jean-Pierre Tuquoi, quarante-neuf ans, journaliste au Monde, est un spécialiste de l'Algérie, du Maroc, de la Tunis

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Français Pages 250 [178] Year 2001

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Polecaj historie

Le dernier roi crépuscule d'une dynastie [Grasset ed.]
 9782246608691, 2246608619

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ISBN (10) 2-246-60861-9
Dédicace
Introduction
Chapitre 1 - JOURS DE DEUIL À RABAT
Chapitre 2 - DERRIÈRE LES MURS DES PALAIS
Chapitre 3 - LA VIE QUOTIDIENNE DU COMMANDEUR DES CROYANTS
Chapitre 4 - LES HOMMES DU ROI
Chapitre 5 - L'ÉDUCATION D’UN PRINCE
Chapitre 6 - L'HIVER DU PATRIARCHE
Chapitre 7 - LE PRINTEMPS DE RABAT
Chapitre 8 - LA CHUTE DU « GRAND VIZIR »
Chapitre 9 - PREMIERS DOUTES
Chapitre 10 - LE RETOUR DES GALONNÉS ?
Chapitre 11 - LA FRANCE VEILLE
Chapitre 12 - LE DERNIER ROI

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Table des Matières Page de Titre Table des Matières Page de Copyright Dédicace Introduction Chapitre 1 - JOURS DE DEUIL À RABAT Chapitre 2 - DERRIÈRE LES MURS DES PALAIS Chapitre 3 - LA VIE QUOTIDIENNE DU COMMANDEUR DES CROYANTS Chapitre 4 - LES HOMMES DU ROI Chapitre 5 - L'ÉDUCATION D’UN PRINCE Chapitre 6 - L'HIVER DU PATRIARCHE Chapitre 7 - LE PRINTEMPS DE RABAT Chapitre 8 - LA CHUTE DU « GRAND VIZIR » Chapitre 9 - PREMIERS DOUTES Chapitre 10 - LE RETOUR DES GALONNÉS ? Chapitre 11 - LA FRANCE VEILLE Chapitre 12 - LE DERNIER ROI

© Éditions Grasset & Fasquelle, 2001. 978-2-246-60869-1

ISBN (10) 2-246-60861-9 Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

À Lucie et Raphaël

Introduction Ce qui était vrai sous Hassan II le reste avec son successeur et son fils Mohammed VI : au Maroc, l’essentiel du pouvoir est concentré entre les mains du roi. La Constitution fait du monarque une personne « inviolable et sacrée ». Nul ne doit le critiquer. C'est lui qui nomme le Premier ministre et met fin à ses fonctions quand il le souhaite. S'il dissout le Parlement, le roi exerce l’ensemble des pouvoirs en attendant l’installation des nouvelles chambres. Chef suprême des armées, le roi proclame l’état d’exception et, dans ce cadre, est autorisé à prendre « les mesures qu’impose la défense de l’intégrité territoriale ». On pourrait continuer ainsi à égrener les articles d’une Constitution taillée sur mesure pour Hassan II et dont son fils aîné a hérité le 23 juillet 1999. Rien n’indique que Mohammed VI ait l’intention de la modifier pour rééquilibrer les pouvoirs au profit du législatif, ou du gouvernement. Jusqu’ici, en tout cas, il s’est bien gardé de toucher à l’héritage politique laissé par son père. Il est normal et sain de s’intéresser à un monarque doté d’un pouvoir de vie et de mort sur quelque trente millions de sujets, de vouloir connaître sa personnalité, savoir quelles épreuves l’ont forgé, quelles influences l’ont durablement marqué. Surtout lorsque la jeunesse du souverain laisse augurer d’un long règne. Alors même qu’il n’était que le prince héritier, le Palais s’attachait à brosser un portrait des plus flatteurs du futur successeur de Hassan II. Son père est un autocrate ? Son fils, sidi Mohammed, a la fibre démocratique, glissaient les courtisans sous le sceau du secret à l’oreille du journaliste de passage. Hassan II est hautain ? Le prince héritier est proche du petit peuple, attentif à ses préoccupations quotidiennes. Le règne de Hassan II est celui des passe-droits, de la corruption ? Les coquins tiennent le haut du pavé à Rabat? Sidi Mohammed monté sur le trône des Alaouites, la justice sociale va l’emporter. Le dauphin a un projet, fourmille d’idées, s’appuie sur des équipes de conseillers qui travaillent dans l’ombre. Seule une tutelle paternelle pesante l’empêche de s’exprimer. L'information qui touche le palais royal et ceux qui l’habitent a toujours été verrouillée. L'omerta est la règle et tout le monde la respecte. Dépourvue d’autres sources d’informations, la presse a donc pris pour argent comptant toutes les « confidences » habilement distillées par les conseillers du Palais et relayée, au Maroc, par une partie de la gauche installée au gouvernement par

la volonté de Hassan II. En France, les « amis » du royaume ne manquaient pas de faire écho au discours imaginé à Rabat. L'engouement qui a suivi les premiers pas du jeune Mohammed VI à la mort de son père donne la mesure du succès de l’opération de relations publiques – ou de désinformation – menée depuis des années par le Palais. Plus élogieux les uns que les autres, les portraits du « roi des pauvres » ont envahi la presse marocaine aussi bien qu’internationale à l’été 1999. « M 6 », comme l’a très vite surnommé la rue, est devenu l’emblème des espoirs de tout un peuple longtemps humilié. Les premières mesures symboliques prises par le jeune souverain – l’éviction de quelques-uns des plus proches collaborateurs de son père et le retour d’exilés célèbres – ont conforté sans peine l’image d’un roi décidé à bousculer les choses et à conduire le changement. Certains journaux ont évoqué le « printemps de Rabat » et la « révolution de velours ». Quiconque, pendant cette période, osait émettre le moindre doute concernant Mohammed VI n’avait aucune chance d’être entendu. Il passait pour un esprit chagrin ou un journaliste mal informé. Un peu plus de deux ans après qu’il est monté sur le trône, l’état de grâce est bel et bien terminé pour Mohammed VI, dont le règne s’est inscrit jusqu’à présent dans la continuité de celui de son père. Par conviction ou opportunisme, les commentateurs épargnent encore le souverain et rejettent sur le gouvernement la lenteur des changements. C'est plus aisé et moins dangereux. Il n’empêche que, mezza voce, les interrogations sur le roi se multiplient. Mohammed VI serait faible ; il serait passé sous la coupe des militaires ; il ne travaillerait pas, déserterait Rabat, la capitale, s’intéresserait de loin à la gestion des affaires publiques alors que l’Islamisme gagne du terrain dans le royaume. En témoigne la popularité dont bénéficie Oussama ben Laden, le commanditaire présumé des attentats de septembre 2001 aux États-Unis... « Mohammed VI est notre dernier roi. » Voilà ce que l’on murmure aujourd’hui à Rabat, Casablanca ou Fès, et pas seulement dans les cénacles de la bonne société. On ne peut espérer percer l’énigme Mohammed VI si l’on ne se plonge pas dans ce qu’a été le palais royal sous Hassan II. Héritier par la naissance d’un trône occupé par une personnalité hors du commun pendant près de quarante années, le monarque a vécu dans un monde insensé et destructeur, fruit de l’histoire de la dynastie alaouite, et de la volonté de Hassan II. Ce que Smit Sidi, le prince héritier, a enduré sous la férule de son père, ses rapports avec « la mère des princes », l’ambiance du harem au sein duquel il a grandi, ses

amis, ses lectures, ses fréquentations, tout ce qui tisse l’enfance et la jeunesse d’un individu, structure le caractère et forge une personnalité, le Palais l’a soigneusement tu. Là réside pourtant l’une des clés de l’attitude de Mohammed VI dans ce qu’elle peut avoir de positif et de négatif pour le Maroc du XXI siècle. C'est cette part d’ombre que ce livre s’efforce d’éclairer, sans indulgence. Sans parti pris ni volonté de nuire non plus. Différentes sources ont été utilisées. Les reportages au Maroc que j’ai effectués pour le journal Le Monde en sont une. Le reste est tissé de rencontres multiples. J’ai cité quelques-uns de mes interlocuteurs. Soit qu’ils occupent des fonctions importantes au Palais, au gouvernement ou plus généralement dans l’appareil d’Etat, celles et ceux qui m’ont été les plus précieux – s’agissant en particulier de la description des lieux et de la vie quotidienne au Palais – ont souhaité rester dans l’anonymat. D’autres, qui ont quitté le Maroc, ont de bonnes raisons de craindre pour leur famille restée dans le royaume si leur nom venait à être cité. J’ai respecté leur volonté. e

Chapitre 1 JOURS DE DEUIL À RABAT Alors, les barrières métalliques ont cédé. Malgré les policiers en uniforme qui, arc-boutés et dégoulinants de sueur, s’efforçaient de les maintenir en place, elles ont cédé sous la pression de la foule cuite et recuite par un soleil de plomb. Il est un peu plus de seize heures ce dimanche 25 juillet 1999 et le Maroc enterre en grande pompe Sa Majesté Hassan II, dix-septième roi d’une dynastie alaouite installée sur le trône au siècle de Louis XIV, trentecinquième descendant en ligne directe du prophète Mohammed, et « Commandeur des croyants ». Protégé par un bouclier humain – soldats en grand uniforme, serviteurs en fez et djellaba –, un carrosse sang et or tiré par quatre chevaux à la robe blanche vient de franchir lentement la porte de l’enceinte du palais royal et pénètre maintenant sur la place Jamaâ Assouna, frontière symbolique entre deux mondes rivaux, le Palais et la ville moderne. La foule a-t-elle cru que la dépouille du souverain reposait à l’intérieur de ce carrosse d’un autre temps surchargé d’ors ? Sans doute. Une clameur immense et douloureuse a déchiré l’atmosphère comme si la capitale tout entière venait d’être victime d’un cataclysme. Et le flot humain a convergé vers le carrosse manquant de tout emporter sur son passage. Personne n’avait prévu un tel délire. Certes, dès la veille, la principale avenue de la capitale avait accueilli ses premiers pensionnaires. Ils avaient dormi sur place. L'air était doux et l’ambiance bon enfant. Elle l’était encore le dimanche matin. Derrière les barrières, des femmes psalmodiaient doucement des versets du Coran en écrasant quelques larmes. Brandissant une tige de palmier, une rose, un portrait du roi défunt ou de son fils aîné, le futur monarque, des groupes de jeunes avaient traversé le centre-ville en criant « Dieu est le plus grand », « Aidez-nous, nous avons perdu un père », « Nous sommes orphelins ». Ce défoulement si méditerranéen rappelait trop les débordements joyeux des supporters d’un quelconque club marocain de football pour inquiéter. Ils annonçaient pourtant des scènes de transe collective qui allaient surprendre l’Occident. Pour des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants en détresse, une seule chose importe maintenant : se rapprocher coûte que coûte du cortège, déborder le cordon de la garde royale, toucher le carrosse, embrasser le cercueil de leur roi, le seul qu’ils ont connu pour la majorité d’entre eux. Ce fut un grand moment de pagaille houleuse, de panique dangereuse. Il y eut

des vitrines brisées, une pluie de coups de matraque, des évanouissements par dizaines, mais aucun mort... Pourtant, le carrosse est vide. Le cercueil se trouve à distance respectable, quelques mètres plus loin sur un engin des forces armées. Un triple cordon de militaires le protège. Il est posé sur le drapeau rouge et vert du Maroc. Un lourd drap de velours sur lequel sont brodés en lettres d’or des versets coraniques le recouvre. Derrière, suit la procession des « grands » de ce monde que conduit le nouveau souverain de près de trente-six ans, dégoulinant de sueur, le visage un peu hébété. A quoi, à qui pense-t-il ? A ce père qu’on l’a vu pleurer furtivement tout à l’heure avec le roi d’Espagne, Juan Carlos, à cet homme haï autant que redouté, tyrannique et violent et que l’on conduit au mausolée ? A la fortune colossale qu’il a accumulée ? Au Maroc englué dans le sous-développement avec des gamins qui travaillent pour moins de cent francs par mois ? Au métier de roi qui l’attend et auquel il n’a pas été préparé contrairement aux pieux mensonges du Palais ? D’ailleurs, l’a-t-il vraiment souhaité ce trône? Il n’est plus le prince héritier, Smit Sidi, le fils de son père. Il n’est pas encore Mohammed VI. Pendant les quarante jours du deuil officiel, il est S. M. Mohammed ben al-Hassan ben Mohammed, Sa Majesté Mohammed fils de Hassan fils de Mohammed par référence à son père Hassan II et à son grand-père, Mohammed V. Son frère cadet, le prince Moulay Rachid, connu de toute la bonne société de Rabat pour être un joyeux drille, son cousin Moulay Hicham, le troisième dans l’ordre dynastique, l’intellectuel et le « mouton noir » de la famille, suivent, eux aussi perdus dans leurs pensées. La mère des enfants du roi, Latefa, et ses trois filles, Lalla Mériem, Lalla Asma et Lalla Hasna sont absentes, comme le veut la tradition en terre musulmane. Les chefs d’Etat sont moins nombreux à Rabat qu’à Amman où, six mois auparavant, on a enterré dans une douleur tout aussi tapageuse le roi Hussein de Jordanie. La présence du président Bill Clinton compense l’absence de son homologue russe, Boris Eltsine, et celle du Premier ministre israélien Ehud Barak fait oublier que le Syrien Hafez el Assad a boudé les obsèques de son vieil adversaire marocain. Hassan II est décédé quarante-huit heures plus tôt, le vendredi après-midi, terrassé par une crise cardiaque. L'annonce officielle en a été faite à la télévision quelques heures après, en direct du palais royal de Rabat par son

fils aîné, mais le peuple savait déjà la nouvelle. La diffusion de versets du Coran à la radio et à la télévision avait préparé les esprits et valait faire-part de décès. La nouvelle n’a pas vraiment surpris. Depuis l’hospitalisation de Hassan II aux Etats-Unis en octobre 1995 à la suite d’une pneumonie aiguë, chacun avait pu voir son teint virer couleur ivoire, le visage amaigri s’affaisser, la bouche se rétrécir, le pas devenir hésitant, et la vie progressivement s’écouler. Invité au défilé du 14 Juillet à Paris, Hassan II était apparu épuisé au côté de son hôte, le président Jacques Chirac. Le directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, qui l’avait rencontré une dizaine de jours auparavant pour ce qui allait être une ultime interview le décrivait ainsi dans ses Carnets : « Hassan II a le visage marqué, une démarche qui par intermittence, lorsqu’elle n’est pas sous surveillance, est traînante (...) Je lui trouve les traits creusés, l’attitude voûtée, le souvenir distant, le geste détaché, la voix sourde. La présence intellectuelle est ferme mais sans le pétillement littéraire et la vivacité imaginative de naguère. » Et le journaliste de conclure : « Le monarque (...) n’a plus rien, ce soir, d’imposant. » Cet homme qui a survécu à deux tentatives de putsch, sinon davantage, qui a côtoyé Churchill et Roosevelt, fréquenté cinq présidents de la République française et régné d’une main de fer sur un peuple dont la population a triplé au cours de son règne, vient donc d’être rattrapé par la mort à soixante-dix ans, à l’hôpital Avicenne de Rabat, où il a été transporté le vendredi en fin de matinée après avoir reçu les premiers soins à la clinique du palais royal. La fin a été douce. Au petit matin Hassan II avait été victime d’un léger malaise cardiaque. Rien de dramatique, croyait-on. Le roi avait repris le dessus. Il parlait presque normalement. A l’hôpital Avicenne, il avait même fait quelques pas dans le couloir. On le pensait tiré d’affaire alors qu’il était aux portes de la mort. L'avait-il pressenti? A ses cinq enfants réunis à ses côtés à la clinique du palais avant son transfert à l’hôpital, il a demandé de rester unis pour la sauvegarde du trône de leurs « glorieux ancêtres », et de veiller sur le Maroc. Un peu plus tard, à la seconde de ses trois filles, la princesse Lalla Asma, restée un moment seule à son chevet, il a rappelé son vœu d’être enterré dans le mausolée de marbre blanc qu’il a fait édifier à Rabat sur le site d’une antique mosquée inachevée du XII siècle où reposent déjà son père et son frère, Moulay Abdallah. Quelques années auparavant, le roi songeait à se faire enterrer dans la mosquée de Casablanca, orgueilleux édifice qui s’avance sur la mer, fruit de 1

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sa volonté et des dons – forcés – de ses sujets. A l’architecte de l’édifice qui lui demandait un jour à demi-mot s’il fallait prévoir une crypte, il n’avait pas répondu, faisant mine de n’avoir pas entendu. Peut-être hésitait-il à l’idée d’abandonner sa dépouille à une ville jeune et volontiers frondeuse dont il savait que les habitants ne l’aimaient guère. Est-ce cette crainte qui l’a fait renoncer ou le désir de se rapprocher de son père, et de marquer ainsi la continuité de la dynastie alaouite ? Hassan II est parti en emportant son secret. Le roi mort, les drapeaux sont en berne et les habitants de la capitale en deuil. Les cafés sont fermés et les cinémas font relâche. Dans le centre-ville, les habitants déambulent en silence, un poste de radio souvent collé à l’oreille. Au palais, au contraire, règne l’effervescence des grands jours. On s’agite mais sans état d’âme ni affolement, comme pour un événement attendu. Tout obéit à des règles fixées de longue date, à commencer par la succession au trône marocain. Naguère, la tradition et les lois coraniques voulaient que le souverain, descendant du Prophète, soit désigné par le collège des oulémas, les docteurs de la loi réunis à Fès. C'était courir le risque d’un interrègne dévastateur, de rivalités sanglantes. Pour y mettre fin, le grand-père de Mohammed VI, le roi Mohammed V, avait pris l’initiative en 1957 de désigner prince héritier son fils aîné Hassan, avant de faire approuver le texte par les oulémas et l’assemblée consultative du royaume. Moyennant quoi, Hassan II fut proclamé roi quelques heures après la mort de son père. Derrière les portes closes du palais, ce vendredi soir 9 rabia II de l’année 1420 de l’Hégire, selon le calendrier musulman, un scénario voisin se reproduit avec la cérémonie d’allégeance, la beîa. Visage impavide mais pénétré de sa fonction, vêtu d’une djellaba blanche et coiffé d’un fez, le roi est assis sur un trône doré recouvert d’un velours couleur bordeaux strié de bandes blanches. Il attend qu’on vienne lui faire allégeance. Conformément à l’étiquette, son frère, Moulay Rachid, désormais prince héritier, est le premier à venir s’incliner devant le futur Mohammed VI et à lui embrasser la main droite après être allé signer l’acte d’allégeance. C'est un texte solennel, plein d’arabesques littéraires, où est imploré « le ToutPuissant, l’omnipotent », d’accueillir le défunt « en son vaste paradis, de le rétribuer pour son dévouement, son sacrifice », où il est question de l’allégeance – ce « lien sacré entre les Croyants et leur Emir » – et de son renouvellement au profit du successeur et héritier de Hassan II, « Sa Majesté

Amir al-Mouminine, Sidi Mohammed ben al-Hassan ben Mohammed ben Youssef ben al-Hassan ». « Que Dieu bénisse son règne et fasse qu’il soit un règne de bienfaits et de bonheur pour son peuple et son pays, poursuit la déclaration. Puisse-t-il réaliser, sous sa conduite, les espoirs de cette nation fidèle, attachée à son Trône et pleine d’optimisme pour son règne. » Moulay Rachid n’ayant pas de stylo sous la main, son cousin Moulay Hicham lui a prêté le sien avant de faire allégeance à son tour et d’aller se ranger un peu en retrait, à la droite du nouveau roi. C'est le seul de la famille en costume civil. Il se trouvait à Paris lorsque le prince héritier, de quelques mois plus âgé, l’a prévenu que son père agonisait. Revenu en catastrophe il n’a pas eu le temps de changer d’habits. Tout le monde observe comme un oiseau rare le prince de trente-cinq ans. Elevé contre l’avis de son oncle loin du palais de Rabat et de ses intrigues avant de partir pour les Etats-Unis, Moulay Hicham est le pestiféré de la famille. Hassan II tenait en lisière ce jeune neveu cosmopolite, trop brillant, trop indépendant pour se couler dans le moule des relations artificielles qui gouvernent la Cour. Moulay Hicham aurait dû être soumis, modeste. Il est tout le contraire : bouillant et contestataire. Avocat affiché d’une évolution de la monarchie sur le modèle espagnol où le roi règne sans gouverner, il a des partisans, mais anonymes. Quelques semaines avant la mort de son oncle, un texte rédigé en arabe a circulé dans les mosquées de Londres, vantant ses qualités d’homme d’Etat, sa piété, sa conduite irréprochable. Les relations du jeune prince avec Hassan II, faites de longues périodes de brouille entrecoupées de retrouvailles plus ou moins secrètes, furent longtemps orageuses. « Il ne peut y avoir de place pour deux étalons dans le même box », avait confié le roi défunt à propos de son neveu. Les rapports de Moulay Hicham avec le futur Mohammed VI, qu’il s’est bien gardé d’embrasser, préférant lui donner l’accolade au moment de la beîa, ne s’annoncent pas paisibles. Après la famille – réduite aux mâles – viennent les oulémas et les membres du gouvernement conduits par le Premier ministre socialiste, Abderrahmane Youssoufi. Est-ce l’âge ou un geste politique assumé? Le vieux chef du gouvernement se penche à peine devant le nouveau roi à qui il serre la main plus qu’il ne l’embrasse, avant de lui glisser quelques mots de condoléances. Entre Hassan II et Youssoufi, son aîné de cinq ans, une connivence contre nature avait fini par s’établir : les deux hommes s’étaient longtemps combattus avant de conclure, au lendemain des élections législatives de 1997,

un pacte moral qui allait permettre aux socialistes d’arriver aux affaires et au roi vieillissant de consolider le trône de la dynastie alaouite. Obtenir de la gauche, naguère antimonarchiste, qu’elle prenne la tête d’un gouvernement « d’alternance » fut un chef-d’œuvre d’habileté politique de la part du roi. Mais rien ne dit en ce jour de deuil que l’accord respecté à la lettre depuis deux ans par les deux parties va survivre à la disparition de Hassan II. Le maître d’œuvre de l’alternance, son parrain, l’homme des contacts secrets et des arrangements obscurs, se tient derrière Youssoufi. De taille moyenne, mince, une belle gueule burinée de dur à cuire, c’est Driss Basri, ministre d’Etat, ministre de l’Intérieur depuis près d’une génération. Le numéro deux du gouvernement ne s’incline pas avec une déférence appuyée vers le futur Mohammed VI, il se courbe, il se plie. Il n’a pas volé son surnom de « grand vizir ». Autoritaire et cassant, séducteur à l’occasion, détesté par la majorité des Marocains mais travailleur acharné et d’un dévouement sans faille à la monarchie, il est l’homme fort du régime aux yeux de l’opinion publique. De la manipulation des urnes aux fausses campagnes de lutte contre les trafiquants de drogue, de la surveillance de la presse à la gestion du dossier du Sahara occidental, il a été mêlé à toutes les affaires, tordues ou non. Basri est accusé de tous les maux. Et il a tout endossé sans broncher, même cette image de mauvais génie de la monarchie, excessive et caricaturale. Patron de certains des services secrets du royaume, il sait beaucoup de choses. C'est un homme de dossiers. Rien ne lui échappe. Il est la mémoire vivante d’une bonne partie du règne de Hassan II. Va-t-il sauver sa tête ? Tous ceux qui sont présents dans la salle du trône se posent la même question. Le ministre de l’Intérieur est bien placé pour savoir que le nouveau roi, dont il connaît la vie privée et les fréquentations, le déteste, mais Basri n’est-il pas indispensable au trône ? Alors que la nuit est tombée sur Rabat, tous les responsables du royaume et les chefs des partis politiques continuent à défiler et à faire acte d’allégeance dans l’ignorance de leur sort. Connus ou inconnus de l’opinion publique, il y a là les hommes fidèles sur lesquels sut s’appuyer Hassan II : le patron de la gendarmerie, en grand uniforme, le général Hosni Benslimane, aussi riche que galonné; son homologue de l’armée, le général Abdelaziz Bennani, également crédité par l’opinion d’un solide patrimoine; le chef des services de contre-espionnage, le général Abdelhaq Kadiri à la santé chancelante ; le chef de la Sécurité royale, Mohamed Médiouri, l’homme qui veille sur les

palais et à ce titre est le dépositaire des secrets intimes du souverain défunt; Abdelfettah Frej, le chef du secrétariat particulier de Hassan II, le seul probablement dans cette salle à connaître l’état exact de la fortune laissée par le roi défunt. Quelques-uns d’entre eux savent qu’ils vont être sacrifiés, coupables d’avoir été trop proches de Hassan II et trop distants du prince héritier. La cérémonie terminée, la salle du trône a retrouvé sa quiétude. Ne restent plus que le roi, son frère et ses cousins entourés de serviteurs. Il est près de minuit. Où Mohammed ben al-Hassan ben Mohammed va-t-il passer sa première nuit de roi ? Au palais où repose son père ? Dans sa résidence des Sablons, à la sortie de la capitale ? Pour le nouveau souverain, le choix est vite fait : il n’entend pas déroger à ses habitudes et se dirige vers sa voiture où l’attendent les gardes du corps. Mais son cousin Moulay Hicham avance d’un pas, s’interpose et, devant des témoins éberlués, l’empêche de quitter les lieux. « Il faut que tu dormes au palais, lance-t-il. On ne sait pas ce qui peut arriver. » Tout le monde a entendu. Le roi s’est arrêté, a hésité quelques secondes et, avec une mauvaise grâce évidente, s’est résigné à suivre le conseil. Il passera cette première nuit de monarque dans la petite villa qu’il occupait, adolescent, au palais royal. Mais entre le roi et son cousin, le fossé vient de s’élargir. En début de soirée déjà, au cours d’une sorte de conseil de famille improvisé et secret, un premier différend était apparu. Moulay Hicham n’avait pas jugé judicieux que les patrons de la gendarmerie et de l’armée viennent faire acte d’allégeance comme les civils. C'était prendre le risque, selon lui, de faire entrer le loup dans la bergerie, de reconnaître aux galonnés une place excessive parmi les institutions du pays. Le roi avait refusé de suivre sa recommandation. Il ne la suivra pas davantage lorsque le Tout-Rabat commence à bruisser de rumeurs annonçant le mariage du roi. Au cours de ces folles journées de deuil, le bruit s’est en effet très vite répandu que le fils de Hassan II s’était marié dans l’intimité, le soir même du décès de son père. Des noms circulent. On dit l’heureuse élue blonde, originaire du nord du royaume et bardée de diplômes prestigieux. Une agence de presse britannique a donné la nouvelle pour quasi certaine. Des Marocains « bien informés » croient se souvenir que Hassan II s’était marié le jour de la disparition brutale de son père,

Mohammed V. Cet empressement obligé, affirment-ils, vient de ce que le roi, parce qu’il porte le titre de « Commandeur des croyants », est tenu d’être un musulman irréprochable, ce qui passe par un mariage. Rien de tout cela n’est exact. Le mariage de Hassan II a été tardif, sans apparat, et il n’a jamais été annoncé publiquement. Son fils n’a pas davantage l’intention de se marier dans l’immédiat. Mais la rumeur est là, qui enfle. Pour la faire taire, le roi, très en colère, ordonne à l’un des anciens conseillers de son père de rédiger un démenti officiel et de le transmettre à la chaîne américaine CNN. A nouveau, Moulay Hicham est contre l’initiative. Il conseille à son cousin de jouer plus finement et, pour ne pas grossir l’affaire, de démentir officieusement par le biais d’un journal français « ami ». Le roi n’en démord pas. C'est donc contre sa volonté et sans le prévenir que le cousin interdira la diffusion in extremis du démenti du Palais. « Si le roi te demande qui t’a imposé de lui désobéir, dis-lui que c’est moi », lance Moulay Hicham au conseiller royal qui n’en mène pas large. Résultat, Le Figaro du 27 juillet 1999 publie en bonne place ces quelques lignes : « Le nouveau roi du Maroc, Mohammed VI, est toujours célibataire et ne s’est pas marié “ en secret ” le soir de la mort de son père, contrairement à certaines rumeurs, a-ton confirmé hier à Rabat de sources proches du palais royal. » L'incident est clos mais il laissera des traces. Moins d’une semaine plus tard, le mercredi, une seconde réunion de famille, secrète mais élargie à d’autres membres du clan, est convoquée. Mohammed VI préside le conclave. L'affaire est grave. Il s’agit d’adopter une attitude commune à l’égard du seul à ne pas avoir été invité à la réunion, la brebis galeuse du clan : le prince Moulay Hicham. La dynastie alaouite peut-elle tolérer que l’un de ses membres se singularise? Le trône marocain est-il suffisamment ferme pour admettre que le numéro trois dans l’ordre dynastique tienne un discours qui s’écarte de celui du roi? La famille royale ne doit-elle pas au contraire se ranger derrière le nouveau monarque, sauf à risquer d’affaiblir le régime? Pour prendre la défense du cousin du roi et ne pas voter sa mise à l’index, il n’y aura pas beaucoup de volontaires. Le frère du roi, Moulay Rachid, est partisan de temporiser, le temps de trouver un compromis, et ose le dire. Les autres membres du clan approuvent l’exclusion du prince. Par lâcheté pour certains. Par conviction pour d’autres. Désormais, le prince Moulay Hicham est persona non grata. On oubliera de parler de lui dans les quotidiens contrôlés par le Palais. On ne prononcera plus son nom à la radio. La

télévision ne montrera plus son image. Il n’existe plus. La sentence lui est communiquée le soir même par une délégation d’émissaires envoyés par le Palais. Elle est immédiatement applicable. Le vendredi, Moulay Hicham se rendra au palais pour la prière du vendredi. Ce sera sa dernière apparition officielle. On ne règne pas près de quarante ans à la tête d’un pays si singulier sans laisser de traces. La plus palpable, en ce dimanche 25 juillet des funérailles de Hassan II, tient à la longueur du cortège des personnalités. Les chefs d’Etat et de gouvernement qui ont fait le déplacement sont nombreux et tous n’ont pu atterrir à l’aéroport de Rabat, incapable d’absorber un tel trafic. Les hôtes les moins importants ont été déroutés vers Casablanca, la métropole économique distante d’une centaine de kilomètres de la capitale. Le temps que se résorbe l’embouteillage aérien dans le ciel de la capitale, les autres ont tout loisir d’admirer la beauté lumineuse de Rabat contemplée du ciel. L'appareil du ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, un avion d’Air France affrété pour l’occasion, a connu ce petit désagrément. Le contrôle aérien était mobilisé par l’arrivée des quatre appareils du président Bill Clinton. Le ministre français a donc longuement tourné au-dessus de la capitale avec ses illustres passagers : Valéry Giscard d’Estaing, dont Hassan II avait déclaré qu’il était son « copain », le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, la présidente du Parlement européen, Nicole Fontaine, et l’un des médecins français chargés de veiller sur la santé du roi. Les chefs d’Etat semblent s’être donné le mot pour débarquer à l’aéroport dimanche en fin de matinée et se précipiter au palais royal où repose pour peu de temps encore la dépouille de Hassan II. Le cercueil, déjà recouvert du drap vert et or, a été déposé au premier étage dans une petite pièce qui ouvre sur une cour intérieure non loin de l’entrée. Il faut faire la queue et jouer des coudes pour y pénétrer. Les enfants du roi, ses cousins et ses petits-enfants, se tiennent à l’intérieur. Le nouveau roi est livide. Jacques Chirac, qui a interrompu un voyage officiel au Cameroun pour rallier la capitale marocaine, l’a saisi affectueusement par l’épaule. Le président français ne se considère-t-il pas comme son nouveau père? D’ailleurs, tout à l’heure, lorsque le cortège s’ébranlera, Chirac prendra les choses en main, comme s’il était le maître de cérémonie dans ce palais bourdonnant et fiévreux. « Il était le parrain », résume un officiel français. Entre le palais et le mausolée Mohammed V, que le cortège va parcourir à

pied, la distance est de près de trois kilomètres. Elle est suffisante pour que se nouent des conversations politiques sans fin, que se manigancent des manœuvres dérisoires, que s’esquissent des gestes diplomatiques soigneusement réfléchis. La distribution est de qualité. Outre Bill Clinton venu en famille et sous bonne escorte, le roi Juan Carlos d’Espagne, le prince Charles d’Angleterre, le président égyptien Hosni Moubarak, le Premier ministre israélien Ehud Barak, le Palestinien Yasser Arafat sont là. Après avoir fait planer le doute, le chef de l’Etat algérien, Abdelaziz Bouteflika, fraîchement élu, s’est également invité à Rabat. C'est une première et le geste a été apprécié comme il convient venant du président d’un pays voisin avec lequel les relations sont des plus fraîches. Côté français, Jacques Chirac conduit le deuil. Il marche derrière le cercueil auprès de la famille royale et de Bill Clinton. Le président n’a donné qu’une consigne à son entourage, mais elle est ferme : empêcher à tout prix sa bête noire, Valéry Giscard d’Estaing, de venir se placer à proximité. Peine perdue : malgré le soleil de plomb qui fait rissoler l’assistance (seuls les Américains ont prévu des bouteilles d’eau fraîche), l’ancien président n’a eu aucune peine à remonter le cortège officiel et à venir s’afficher à la hauteur de Chirac – dans le champ des caméras de télévision. Hubert Védrine n’est pas loin. Il connaît bien le Maroc pour y avoir vécu lorsque son père était conseiller à la résidence générale, lors des dernières années du protectorat. Le jeune Védrine a côtoyé plusieurs des nationalistes qui ont négocié l’indépendance du royaume avec Paris. Et il a arpenté le pays de long en large. De ces années, il parle avec émotion aux quelques diplomates qui cheminent à ses côtés tandis que le cortège officiel s’approche du mausolée, après avoir descendu le boulevard Mohammed V et bifurqué sur la droite en direction de l’avenue Hassan II. Védrine admire l’habileté avec laquelle le roi défunt a su préparer l’alternance politique « à un moment où il n’y était pas strictement contraint ». On bavarde beaucoup derrière le cercueil. Cadre dirigeant d’une grande banque française avant de devenir le conseiller du roi Hassan II pour les affaires économiques, André Azoulay, « le dévot », comme l’appelle joliment Jean Daniel , se plaint du journal Le Monde auprès de l’entourage de Chirac. Dans un dossier consacré à Hassan II, le quotidien a publié un bref portrait de lui, le « banquier juif ». Les collaborateurs de Jacques Chirac ont beau l’assurer qu’il n’y a rien de choquant dans le titre, André Azoulay n’en finit 2

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pas de pester. Il saura trouver une oreille compatissante : l’ambassadeur de France au Maroc. Le nouveau monarque a des soucis plus immédiats. Alors qu’on l’imagine perdu dans des réflexions existentielles, il se penche vers Bill Clinton et lui demande de faire arrêter et de renvoyer au Maroc l’un de ses sujets, Hicham Mandari, réfugié aux Etats-Unis depuis plusieurs mois. Proche du patron de la Sécurité royale, familier du palais dont il connaît les secrets, petits et grands, Mandari est mêlé à une sombre affaire de chèques, volés quelques mois auparavant dans les appartements privés de Hassan II au palais royal de Rabat. Dans une lettre publiée dans le Washington Post, l’homme a menacé de révéler des informations compromettantes pour la monarchie, en particulier sur le trafic de drogue. Le Maroc donnerait beaucoup pour remettre la main sur le jeune maître chanteur . Le petit peuple est loin de tous ces jeux de rôle. Massé le long du parcours (il y aurait eu près de deux millions de personnes, selon les estimations officielles), c’est lui qui imprime son rythme à la procession. La pression qu’il exerce est telle que le cortège officiel chaloupe, maintes fois menacé d’être emporté par la foule en délire, mais toujours sauvé par on ne sait quel miracle. « J’ai été surprise par le nombre. Le peuple a réagi de manière spontanée. Il avait besoin de se défouler », reconnaît Nadia Yassine, la fille du principal dirigeant islamiste du royaume. « C'était la foule de ceux qui n’ont que leurs larmes à offrir. On n’a pas vu les profiteurs du régime, ceux qui se sont enrichis. Ils sont restés chez eux », observe Bziz, le « Coluche marocain », interdit de télévision depuis plus d’une décennie parce que trop irrespectueux à l’égard des institutions et des hommes au pouvoir. Il a fallu trois heures pour arriver à bon port, au mausolée Mohammed V où ont lieu une cérémonie religieuse et la présentation officielle des condoléances. Là, tout est rentré dans l’ordre. Tenus à l’écart, les petites gens de Rabat, de Salé la populeuse, de Casablanca la frondeuse ne risquaient pas de venir perturber le déroulement de la cérémonie. L'affaire fut donc rondement menée, sans émotion particulière. Depuis le dimanche en fin d’après-midi, la dépouille de Hassan II repose aux côtés de celle de son père Mohammed V et de son frère cadet Moulay Abdallah. Ce roi défunt qu’accompagnent une trentaine de chefs d’Etat, la presse marocaine, toutes tendances politiques confondues, ne cesse de l’encenser à longueur de colonnes, pendant ces jours de deuil. Il a été « l’un des plus grands dirigeants de ce siècle », « le Roi du monde libre et 5

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démocratique », un « Roi sage, éclairé et hautement estimé », « un visionnaire », « un juste, un pacifiste, un humaniste, un génie de ce monde », « un géant ». C'était aussi « un grand sportif », proclament d’autres journaux dans une surenchère douteuse. Et l’un d’entre eux d’ajouter : « Il n’y a pas d’activité sportive qui ait échappé au Roi sportif que fut Sa Majesté Hassan II, grand mécène et qui puisait dans ses biens personnels pour récompenser tous ceux qui hissent haut et fort le drapeau national, du tennis en passant par la pétanque ou les sports de combat ». Des émeutes de la faim noyées dans le sang, des libertés publiques si longtemps foulées aux pieds, des « années de plomb » et de leur cortège d’exactions, de l’enlèvement et de l’assassinat de Mehdi Ben Barka, du bagne mouroir de Tazmamart, de la tragédie de la famille Oufkir, du train de vie choquant du roi, de son enrichissement suspect, de son harem d’un autre temps, il n’est jamais fait mention dans les articles. « Que Dieu l’accueille en son vaste paradis », comme disent les Marocains. Seul L'Economiste, le quotidien marocain des affaires, fait dans la sobriété et ose rappeler quelques vérités désagréables sur l’état du pays légué par Hassan II au terme de trente-huit années de règne. Près d’un Marocain sur deux n’a pas accès à ce que les Nations unies estiment le minimum en matière de développement : une alimentation correcte, la possibilité de se faire soigner, d’enfanter dans des conditions salubres. Le quotidien aurait pu ajouter que plusieurs millions d’enfants ne sont pas scolarisés alors que l’école est obligatoire depuis 1963 ; que dans la seule ville de Casablanca, la prostitution enfantine touche dix mille garçons et filles, ou encore que le Maroc est classé au cent vingt-sixième rang mondial – sur cent soixantequatorze – en matière de développement. Mais ce qui aurait pu être l’amorce d’un débat de fond sur le bilan d’un règne tournera court, noyé sous les torrents d’éloges d’une presse à l’indépendance limitée. En France, quelques journaux s’oublient à faire de la surenchère. L'hebdomadaire Marianne, sous la plume de Robert Assaraf, exalte l’ « homme de paix et de tolérance, de foi et de tradition, de culture et de modernisme » que fut Hassan II tandis que Maurice Druon, dans Le Figaro n’hésite pas à lancer à propos du roi défunt : « Que Dieu le glorifie ». Les auteurs de ces propos sont, il est vrai, des témoins engagés. Avant de devenir actionnaire de l’hebdomadaire lancé par Jean-François Kahn, Robert Assaraf a été un dirigeant de l’ONA (Omnium nord-africain), le holding qui abrite une partie de la fortune de Hassan II. Quant à Maurice Druon, comme 7

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membre – à vie – de l’Académie du royaume du Maroc, il en a les avantages financiers. A bonne distance de ces thuriféraires et de leurs éloges suspects, le reste de la presse française sait se montrer nuancée, tâchant de faire la part des choses. Il y a les commentateurs qui, prenant de la hauteur, donnent quitus au défunt roi pour avoir su transformer le pays sans trop malmener son âme. Enfant du Maroc, Michel Jobert est de ceux-là, tout en laissant deviner, derrière les mots, qu’il n’est pas dupe. « La vie fut douce pour le roi Hassan II parce qu’il aimait le pouvoir et qu’il excellait à manœuvrer pour consolider le sien. Mais elle lui fut cruelle parce qu’il était en tout le grand responsable, et par conséquent la cible de toutes les excitations, écrit l’ancien ministre des Affaires étrangères de Georges Pompidou. Revenu de tout, mais jamais las de provoquer la surprise et de conduire la manœuvre, il conçut toutes les infrastructures d’une vie démocratique et assura la mise en place des réformes (...) Il avait même inventé, et imposé aux partis, une alternance à la marocaine ; il la jugeait indispensable, en cette fin de siècle . » Témoin privilégié du règne du roi défunt qu’il a rencontré à maintes reprises, Jean Lacouture vise juste également lorsqu’il confie : « Hassan II a réussi le protectorat, le protectorat de la monarchie sur le Maroc. Il a beaucoup de sang sur les mains mais le Maroc fonctionne bien. L'homme était d’une humanité non respectable mais d’une capacité politique éminemment respectable. Il était insensé . » Comme le dira en guise d’épitaphe Jean Daniel, le roi défunt était un « féodal éclairé » qui lègue en guise de testament « la volonté de conserver jalousement un nationalisme ouvert, une monarchie semi-constitutionnelle, une insertion dans le monde de la compétition économique » . Est-ce la distance géographique autant qu’historique ou une liberté de plume moins contrainte ? C'est en tout cas dans la presse anglo-saxonne qu’on lira les phrases les plus sévères, les jugements les plus assassins sur le règne du souverain décédé. Sous la plume de son spécialiste du monde arabe, Robert Fisk, The Independent donne une bonne idée de ce qu’écrivaient fin juillet des médias britanniques et nord-américains : « Adieu au roi qui, pendant vingt ans, a emprisonné ses opposants sans procès. Adieu à l’homme qui a fait disparaître ses rivaux les plus acharnés. Adieu au roi dont le principal opposant, Mehdi Ben Barka a été mystérieusement enlevé à Paris (...) Adieu au roi qui s’est emparé du Sahara occidental, condamnant des milliers de ses soldats à moisir dans des camps de prisonniers pendant plus de 16

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dix ans. Adieu, enfin, au roi qui a perdu le conflit frontalier avec l’Algérie, à laquelle il a dû céder des milliers de kilomètres carrés de territoire . » Dans ces moments de deuil, lorsque, comme le disait André Malraux, la mort change une vie en destin, le père passe avant le fils. Ce n’est donc qu’une fois la dépouille de Hassan II déposée dans le mausolée Mohammed V que les médias vont s’intéresser à son héritier. Du nouveau roi, on ne sait pas grand-chose. Il a soigneusement évité les journalistes et ses rares interviews, retravaillées par les conseillers en communication de son père, sont sans grand intérêt sauf pour les amateurs de langue de bois. Smit sidi est bardé de diplômes glanés au Maroc et à l’étranger, il parle plusieurs langues, fréquente les boîtes de nuit, fume plus qu’il ne faudrait des cigarettes américaines, pratique différents sports, adore les fêtes et les belles voitures. Il ne passe pas pour un intellectuel mais il aurait la fibre sociale. Le seul homme politique français à prétendre le connaître « très bien et depuis très longtemps » est Jacques Chirac. Le nouveau roi du Maroc est « capable de renforcer (...) la démocratie », jure-t-il aux journalistes qui l’interrogent. « Je connais le roi depuis qu’il était tout jeune, dit-il. J’ai pour lui une grande estime et j’ai la certitude qu’il est en mesure (...) de poursuivre l’œuvre de rénovation engagée par le roi Hassan II. » Et de conclure : « Je lui fais toute confiance . » Quelques jours plus tard, à l’Elysée, le chef de l’Etat se montre tout aussi catégorique. En Conseil des ministres il dresse un portrait flatteur du successeur de Hassan II et fait preuve d’un optimisme à tout crin pour l’avenir du royaume. « Chirac est toujours optimiste », commentera peu après le chef de la diplomatie française, visiblement plus sceptique. Plutôt que d’avouer leur ignorance, certains préfèrent réciter la leçon apprise au Palais. Celle qui présente le fils de Hassan II sous les traits d’un roi modeste et réservé, démocrate dans l’âme, épris de justice, sensible à la détresse humaine, et qui n’attendait que la succession pour révéler sa nature véritable. C'est le roi idéal pour le Maroc du XXI siècle. Le mot juste, c’est l’écrivain Gilles Perrault, l’auteur de Notre ami le roi, qui saura le trouver lorsque interrogé sur Mohammed VI il évoque une « énigme ». « Le fils de Hassan II est une énigme. Des amis qui ont des antennes au Palais s’avouent incapables de prédire ce que sera cet homme sur le trône. C'est une grande différence avec Hassan II que son père avait étroitement associé à la conduite des affaires du royaume. Dès le départ, on pouvait prédire qu’il ne serait pas démocrate. Son fils n’a jamais eu 19

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l’occasion de se manifester sur le plan politique. Dans la dernière période, il assistait au Conseil des ministres sans ouvrir la bouche. Alors, on dit qu’il aurait une veine sociale (...) . » La clé du mystère se cache au cœur du Palais, dans ce monde clos, insensé et hors du temps d’où est issu le nouveau roi du Maroc. C'est là qu’il a été façonné et, si l’on veut comprendre le fils, il faut faire un long détour par le père. Celui-ci explique celui-là. Le nouveau roi est l’héritier d’un monde qui emprunte à la cour du Grand Moghol autant qu’à celle de Louis XIV. Une tradition archaïque et pesante, une atmosphère de cour empoisonnée avec ses petits jeux d’influence, la peur permanente des complots, un luxe insensé et provocateur, un père exceptionnel et sulfureux vivant entouré de dizaines de femmes, une mère lointaine ont davantage forgé sa personnalité que la modernité affichée de son éducation. Peut-on en sortir indemne ? Est-ce la meilleure école pour apprendre à diriger un pays de trente millions d’habitants travaillé par l’islam, miné par le fossé entre les riches et les pauvres, à quinze kilomètres du Vieux Continent? 1 Jean Daniel, Soleils d’hiver, carnets 1998-2000, Grasset, 2000. 2 Politique internationale, n 89, automne 2000. 3 Soleils d’hiver, op. cit. 4 Le Monde, « Un banquier juif conseiller à la cour », 25-26 juillet 1999. 5 Hicham Mandari sera arrêté moins d’une semaine plus tard à Miami. Peut-être ne s’agit-il pas d’un simple hasard. 6 L'Opinion, mardi 27 juillet 1999. 7 Libération, lundi 26 juillet 1999. 8 L'Opinion, lundi 26 juillet 1999. 9 Le Matin du Sahara et du Maghreb, dimanche 25 juillet 1999. 10 Libération, lundi 26 juillet 1999. 11 Le Quotidien du Maroc, lundi 26 juillet 1999. 12 Al-Bayane, dimanche 25 juillet 1999. 13 En 2001, le Maroc était classé 112, devant l’Inde mais derrière l’Egypte (Rapport du PNUD, 2001). 14 Marianne, du 2 au 8 août 1999. 15 Le Figaro, 26 juillet 1999. 16 « Réalités marocaines » in Géopolitique, volume 8, n 16, octobre 1999. 17 Entretien avec l’auteur, mars 1999. 18 Le Nouvel Observateur, 29 juillet-4 août 1999. 19 The Independent, cité par Courrier International, n 456, semaine du 26 21

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juillet 1999. 20 Le Monde, 27 juillet 1999. 21 Ouest-France, samedi 7-dimanche 8 août 1999.

Chapitre 2 DERRIÈRE LES MURS DES PALAIS La première apparition officielle à l’étranger du futur Mohammed VI, à une époque où il n’était que le prince héritier, eut pour prétexte un deuil. En avril 1974, la France venait de perdre le président Georges Pompidou. Hassan II avait délégué son fils aîné pour le représenter à la cérémonie organisée en sa mémoire, en l’église Notre-Dame de Paris. Parce qu’il était le plus jeune – dix ans et demi – de toutes les personnalités de ce monde réunies dans la cathédrale, le petit prince allait en être la vedette involontaire. Davantage que Richard Nixon ou Nicolaï Podgorny, Habib Bourguiba ou Willy Brandt, c’est lui qui captait les regards de la foule. En djellaba blanche et fez rouge, très digne, très grave avec ses yeux doux, il remontait l’immense nef. Dans son pas, la main posée sur son épaule, un petit homme à l’allure frêle le guidait, le rassurait : Michel Jobert dont on avait oublié jusqu’à ce jour qu’il était natif de Meknès et toujours attaché à ses racines marocaines. « Ce fut l’image la plus émouvante de cette cérémonie d’hommage », rapportèrent les journaux. Ce prince qui a bouleversé les Parisiens est né le mercredi 21 août 1963 à la clinique du palais royal de Rabat. Il est « bien constitué et en bonne santé », annonce ce jour-là le bulletin signé par dix médecins qui précise que l’enfant pesait sept livres à sa naissance. Le communiqué ne souffle pas un mot de la mère. C'est pourtant le deuxième enfant qu’elle donne au roi, et le premier mâle. Avant, il y a eu Mériem née l’année précédente à Rome où le couple royal était en déplacement privé. Rendue publique en fin de matinée par le Palais, l’heureux événement a été salué par une salve de cent un coups de canon. Ce n’est qu’un début. L'aprèsmidi, plusieurs milliers de Marocains se rassemblent sur le parvis du palais pour acclamer Hassan II, jeune roi monté sur le trône deux années auparavant et encore populaire. Toutes les administrations et les services publics ont donné congé au personnel. Dans les grandes villes du royaume, des réjouissances s’organisent pour fêter la naissance de l’héritier du trône chérifien. Le roi n’est pas le moins heureux de cette naissance. Il a rendu grâces au ciel au cours d’une cérémonie à la vieille mosquée de Moulay Idriss Zerhoun, le sanctuaire le plus vénéré du Maroc. Pour le sbouh, le septième jour du nouveau-né, la fête a pris une allure mi-religieuse mi-païenne. Comme le veut la tradition, le roi a sacrifié un bélier en présence des oulémas tandis que l’enfant recevait le nom de Sidi Mohammed ben Hassan. 1

Une réception grandiose clôture la journée au palais de Dar Es-Salam, non loin de Rabat. Ministres, ambassadeurs, personnalités marocaines et étrangères s’y pressent dans une atmosphère de liesse. La nourriture est abondante, les mets délicats, la température estivale. Le lendemain, une réception identique est réservée aux femmes tandis que plusieurs milliers de personnes venues des points les plus reculés du royaume se rassemblent sur le méchouar – l’esplanade du palais royal de Rabat, où l’armée a dressé un village de tentes. Pour faire bonne mesure, Hassan II a signé deux dahir (décrets royaux) : cinq condamnés à mort échappent à l’exécution ; des prisonniers sont libérés ou bénéficient d’une réduction de peine; des magistrats qui venaient d’être révoqués sont amnistiés... Une enfance commence; une éducation s’ébauche. Ni l’une ni l’autre ne seront banales, normales. Le prince héritier du Maroc était condamné à une jeunesse impossible sous la férule d’un père jupitérien, drapé dans l’étiquette figée du Palais et un mode de vie anachronique. Ce qu’allait être, des décennies durant, le quotidien de smit sidi, tissé de violences, de l’absence de sa mère, concubine parmi d’autres concubines, le monde extérieur ne pouvait le deviner, qui ne percevrait que les échos lointains et déformés du « jardin secret » du monarque. Même les chefs d’Etat, ministres ou amis du roi, qui croyaient avoir accès au palais, parce que le souverain les conviait à ses fêtes d’anniversaire ou de fin d’année, ne faisaient que l’effleurer. Ils ignoraient tout de la vie intime de Hassan II, de ses ressorts secrets, de ses passions, de ses lubies et de ses contradictions. Ils ne savaient pas que ce roi vivait dans un monde peuplé de dizaines de femmes à son service exclusif ; qu’il était capable de faire battre un serviteur – ou ses propres enfants – avec des cordes tressées trempées dans de l’eau et du sel, et de faire preuve d’une générosité étonnante et discrète pour la famille d’un domestique dans le besoin; qu’il pouvait envoyer à l’asile un serviteur coupable d’être tombé amoureux d’une femme du harem comme de leur confier des missions secrètes ; que ce prétendu rationaliste était féru d’astrologie et qu’il portait au poignet une gourmette censée le protéger des mauvais esprits; qu’il savait être d’une dureté inouïe, montrer un cœur de pierre et offrir à des centaines de Marocains anonymes d’aller à ses frais en pèlerinage à La Mecque ; que ce seigneur hautain et désinvolte, entouré d’une armée de serviteurs, était un bricoleur honorable, capable de jouer les plombiers pour réparer une fuite d’eau ou de disserter sur les qualités du béton, et qu’il se piquait d’être un artiste dans son genre. Il dessinait des voitures, traçait des plans de bâtiments,

inventait des bijoux, créait des vêtements féminins que ses fournisseurs européens exécutaient fidèlement. Il les payait en argent liquide, souvent avec retard, mais sans barguigner. Une ombre recouvrait l’essentiel de la vie de sidi, le roi Hassan II, et celle de ses enfants. Le monde intime et familial du souverain était cadenassé. Il était le seul à disposer de la clé. Hassan II était un roi nomade. Il avait une vingtaine de palais à sa disposition, disséminés dans le royaume, de Tanger à Agadir, de Marrakech à Ifrane en passant par Casablanca : des palais grandioses, certains plus intimes, des palais royaux propriété de l’Etat, des palais privés ou des villas cossues aux allures de palais dissimulés derrière des murs épais gardés jour et nuit par des hommes en armes. Il possédait aussi des pied-à-terre luxueux à l’étranger, dont au moins deux en France : Armainvilliers, en région parisienne, aux allures de petit Versailles avec ses deux cents pièces ; Betz, à peine moins vaste. Le palais le plus imposant, sans être le préféré, est celui de Rabat, symbole de la dynastie régnante depuis le XVII siècle. C'est une ville en soi avec des rues, une clinique, un cimetière, un abattoir, un collège, un haras, deux piscines, un golf de dix-huit trous, des terrains de tennis, des villas, un bois, une prison. Une ville assoupie et déserte dont l’existence sur les cartes touristiques se résume souvent à une tache blanche énigmatique. Une tache blanche bien gardée... A chaque porte du palais la sécurité est présente, en force. S'y côtoient, en se surveillant mutuellement, les hommes de la Sécurité royale, des parachutistes de l’armée, des éléments des Brigades légères de sécurité (BLS), qui dépendent également de l’armée, et des serviteurs du palais, les mokhazni, les « coqs », comme on les surnomme à cause de la chéchia rouge et de leur tunique blanche. Le palais royal fait songer aux décors des nouvelles de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges : un monde d’illusions, de faux-semblants et de labyrinthes. Au palais, dans la crainte d’un coup d’Etat, ce qui est important est masqué et ce qui ne l’est pas est en pleine lumière. Les portes monumentales de cèdre sculpté ouvrent sur des patios déserts, les halls sont autant d’impasses, les couloirs n’en finissent pas de se perdre tandis que les entrées anonymes, les murs sans ouverture, les escaliers étroits ont toute chance d’être à proximité du saint des saints : les appartements privés du roi. Pour pénétrer dans le palais de Rabat, les habitués – les princes et les princesses aussi bien que les domestiques – n’empruntent pas l’entrée e

principale mais une porte de garage, un peu à l’écart. Elle s’ouvre sur un parking et un bâtiment anonyme où les chauffeurs et des gardes du corps passent leur journée. Le haras n’est pas loin, qui abrite aussi le carrosse royal. A proximité, une autre salle est occupée par des mokhazni. Ce sont un peu les hommes à tout faire, les garçons de course du Palais. Qu’il s’agisse de nourrir les caniches des princesses, de faire suivre les immenses tapis de laine lorsque le roi se déplace, de servir le thé aux invités de Hassan II, de garder les portes à l’intérieur du palais royal, ils sont là, disponibles. La maisonnette où a vécu Mohammed VI adolescent est à deux pas. Construite de plain-pied, agrémentée d’un jardin, elle fait songer à une maison de poupée. Elle est minuscule, coquette et sans prétention : un salonsalle à manger, une cuisine, une chambre pour le prince et une autre équipée de deux lits pour ses amis. Le prince héritier parti aux Sablons après le baccalauréat, son frère cadet a pris le relais. Lorsqu’ils étaient plus jeunes, les deux garçons vivaient à proximité, dans ce qu’on appelle au palais la « Villa des princes » – et des princesses, faudrait-il ajouter. Hassan II a imposé le déménagement : il ne voulait pas que ses fils et leurs amis, arrivés à l’âge de quinze ou seize ans, continuent à côtoyer les filles attachées aux princesses. La Villa des princes est une imposante demeure blanche à colonnade qui jouxte les bâtiments coiffés de tuiles vertes du palais royal proprement dit. Tous les enfants de Hassan II ont vécu et étudié ici dans des conditions spartiates. Si l’on poursuit la route bordée de fleurs qui court en pente douce dans l’enceinte du palais, on arrive à la clinique où sont nés quatre des cinq enfants du roi. Le roi s’y fait soigner à l’occasion. Il s’efforce d’afficher une santé de fer mais souffre de troubles digestifs tenaces et douloureux contractés au début des années cinquante à Madagascar où il a vécu au côté de son père, Mohammed V, exilé de 1953 à 1955 par le colonisateur français. La clinique est dirigée par des médecins yougoslaves, et rien ne manque : le bloc opératoire, le laboratoire d’analyses médicales, le scanner, la pharmacie, un salon dentaire, sont au rez-de-chaussée, avec quelques chambres ; une seconde salle de soins dentaires et une demi-douzaine de chambres supplémentaires, plus luxueuses, ont été aménagées au premier étage. Tous les deux mois, une kyrielle de médecins français et américains débarquent à la clinique pour un bilan de santé de Hassan II. Le dentiste du palais vient également de l’étranger. A proximité, logent les dernières concubines de Mohammed V. Lorsqu’il

est décédé en 1961 des suites d’une banale opération chirurgicale, le père de Hassan II était un fringant quinquagénaire, et ses concubines des femmes d’une trentaine d’années. Près de quarante ans plus tard, elles sont encore une vingtaine qui hantent les lieux, septuagénaires pour la plupart. Hassan II les traite avec respect. Chacune dispose d’un deux-pièces. Elles ont une piscine à proximité, un jardin, et des chauffeurs pour leurs achats en ville. A ces vieilles femmes sans famille ni ressources, le secrétariat particulier du roi sert une pension de quelques centaines de francs par mois qui leur permet de survivre. Les anciennes concubines sont les principales clientes de l’épicier, du boulanger et du boucher qui viennent chaque matin ouvrir leurs minuscules échoppes à l’intérieur du palais. Quelques mètres plus loin commence un autre quartier. C'est là que se trouve la salle du trône où le roi prononce les discours et tient les conférences de presse, là aussi où se déroulent les entretiens officiels et les causeries religieuses pendant le mois sacré du ramadan. C'est là surtout, derrière des murs anonymes percés de fenêtres minuscules, que se dissimulent les appartements privés de Hassan II où vivent des dizaines de femmes. Les enfants du roi qui chaque jour viennent saluer leur père, à tour de rôle, selon l’étiquette, n’en connaissent qu’une partie ; deux ou trois bouffons chenus et quelques vieux serviteurs, silencieux comme des tombes, y ont leurs entrées. Lorsqu’il faut changer une ampoule électrique, étendre un tapis, réparer un robinet qui goutte, les ouvriers attachés au palais y pénètrent mais toujours flanqués d’un abid el affiaâ , l’un de ces descendants d’esclave noir attachés au palais. Malheur à l’ouvrier qui oserait lever les yeux sur les femmes qu’il croise. Le cœur du palais doit rester inviolé. Nul conseiller, nul ministre, nul chef d’Etat, aussi proche soit-il, n’est autorisé à partager le monde intime et secret de Hassan II. Le roi vit au cinquième et dernier étage d’un bloc à la blancheur immaculée. D’ici, en empruntant des passages plus ou moins secrets, des escaliers dérobés, des couloirs mystérieux, il est possible de rejoindre, sans être vu, d’autres parties du palais, d’aller à la clinique, de se rendre dans le bâtiment des anciennes concubines de Mohammed V et même, prétend la rumeur, de s’échapper du palais royal. Le maître des lieux connaît les plans comme personne et, à l’image de ses autres palais et résidences, grâce à un passe-partout qu’il est le seul à posséder, il n’y a pas une porte qu’il ne puisse ouvrir. 2

Le cinquième étage est une succession de salons, de bureaux, de chambres à coucher, de salles de bains où des femmes, pieds nus, circulent ou se tiennent en permanence près des portes dans l’attente d’être appelées par le roi d’un « Eh » comminatoire. Dans certaines salles, des photos et des posters immenses accrochés ou posés contre les murs attirent l’œil. C'est une galerie de portraits de Hassan II. D’une image à l’autre les poses changent, les décors varient, parfois un membre de sa famille figure à ses côtés mais le roi est le personnage central. Les photos, qui attendent d’être distribuées aux proches, sont si nombreuses que c’est à peine si l’on remarque que les murs tapissés de tissus verts et jaunes, façon années soixante-dix, contrastent violemment avec la moquette marron et le rouge des tapis de laine. Aux plafonds pendent des lustres vénitiens opulents que complètent des lampes halogènes. Dans la plupart des salles, surchauffées l’hiver, climatisées l’été, le mobilier se réduit à une chaise et à un téléviseur relié à un circuit de vidéo interne. Certains soirs, entouré de son harem, le roi regarde une série américaine, Dynasty, Dallas... Plusieurs pièces sont encombrées de cadeaux jamais ouverts et de piles de journaux étrangers. Du Figaro à L'Express, du Monde au Point en passant par les magazines de golf et les hebdomadaires d’affaires anglo-saxons, les titres se comptent par dizaines. En revanche, les bureaux, les chambres, les salons du roi sont encombrés de corbeilles qui débordent d’objets de collection : des montres serties de diamants, des chapelets de prière en ivoire, des briquets en argent. L'ensemble donne une impression de bric-à-brac luxueux. Le plus étonnant, à l’étage, c’est la piscine découverte. Elle est d’une taille respectable, l’eau est limpide, mais le roi n’en profite guère. Il a cessé de s’y baigner dans les années quatre-vingt, après la mort – officiellement accidentelle – du général Ahmed Dlimi, le numéro deux de la monarchie. Vivant dans la hantise d’un nouveau coup d’Etat, Hassan II redoute de se retrouver en position ridicule, vêtu d’un slip de bain, sans possibilité de se défendre, face à des putschistes. La vue du cinquième étage est grandiose. Elle s’étend au-delà du golf, que – fausse modestie ou sentiment de gêne – on préfère appeler « le jardin ». Jumelles à la main, Hassan II surveille tout de ce poste d’observation : les allées et venues aux différentes portes d’entrée du palais, les jeux dans la cour de récréation du collège royal, les visites à la villa du prince héritier, les mouvements au bureau des conseillers. Rien ne lui échappe. Les deux étages inférieurs, où Hassan II ne descend que rarement, sont

réservés aux concubines et à la « mère des princes » comme on appelle l’épouse du roi, puisque le titre de reine mère n’existe pas au Maroc. Latefa dispose d’un très vaste appartement qui court sur les deux étages. Il jouxte une trentaine de studios aménagés pour les concubines, les jeunes infirmières offertes au roi par le président philippin Ferdinand Marcos, et les masseuses de Hassan II, d’origine coréenne ou japonaise. Tous sont identiques : une kitchenette, un couloir avec de petits fauteuils, une salle de bains coquette, un salon enfin où la nuit les concubines étendent un matelas pour dormir. Des photos décorent les murs. Pas des photos des familles laissées à l’extérieur du palais – elles n’existent plus quand on vit à l’ombre du roi, mais des photos officielles de sidi, en majesté ou entouré de ses proches. Lorsqu’elles suivent le roi en voyage, les femmes du harem sont tenues d’emporter avec elles les photos comme s’il s’agissait d’icônes. Juste en dessous, plusieurs pièces closes servent de dépôt. Dépôt de caftans, ces longues robes d’apparat portées par les femmes, dépôt de chemises, dépôt de chaussures du roi – toutes fabriquées sur mesure en Italie; dépôt de bois de santal dont le palais est un gros consommateur, dépôt d’argent liquide enfin. Fermée à la façon d’une chambre forte de banque, une salle contient des liasses de francs français et suisses, de marks, de dollars, de livres anglaises, soigneusement rangées dans des sachets plastique. Il y a là l’équivalent de plusieurs millions de dollars. Une salle de cinéma, aux tons marron et orange, a été aménagée dans un ancien salon du rez-de-chaussée. Depuis ses appartements privés du cinquième étage, Hassan II s’y rend en empruntant un ascenseur qui lui est réservé ou un escalier roulant. Au milieu de la salle d’une cinquantaine de places trône le siège du roi, d’une couleur distincte. Devant, on remarque une petite table sur laquelle sont posés un téléphone, un cendrier et des chapelets. Le roi fréquente avec assiduité la salle de cinéma. Lorsqu’il s’y rend, les femmes l’accompagnent en procession. La plus proche tient à la main une sorte de mallette qui contient le revolver de sidi. Dès que la lumière s’est éteinte, sans faire de bruit, les servantes rejoignent la salle. On regarde les films d’horreur et d’aventure, tournés en France ou à l’étranger. Sa mère aimait les films indiens. Le roi, lui, préfère Alain Delon et Catherine Deneuve, Louis de Funès et Sean Connery, les péplums des années soixante doublés en français et les films plus intimistes. Bon public et cinéphile, le roi apprécie tous les genres. En face du cinéma, l’escalier de marbre blanc donne accès à une salle de

réception. Des alcôves courent autour de la pièce qu’une fontaine décore en son centre. Pour les grandes fêtes officielles, Hassan II reçoit ici l’hommage des femmes – elles lui embrassent le pied – et d’une partie de sa famille. D’autres escaliers communiquent avec une aile réservée aux servantes attachées au roi et à ses concubines. Tout luxe a déserté cette partie plutôt sordide. L'été, les cafards font leur apparition et, l’hiver, l’absence de chauffage est cruelle. Les servantes – près d’une soixantaine au total – vivent comme on vit au sud de la Méditerranée, dans l’intimité les unes des autres. Elles dorment sur des matelas de mousse à deux ou trois par pièce, avec pour toute séparation des draps tendus à la façon de paravents. Elles font la cuisine sur des braseros devant leur chambre. Conduites au palais à l’âge où l’on va normalement à l’école primaire, elles sont condamnées à mener une vie de recluse sauf si le roi a décidé de les marier à un employé du palais. Si l’on compte quelques jeunes parmi elles, la plupart sont des femmes âgées. Certaines étaient déjà au service du grand-père de Hassan II. Lorsque le roi déserte le palais royal, les servantes n’ont plus accès aux étages supérieurs. Alors, ces esclaves anonymes vivent cloîtrées, avec pour compagnon les pigeons du palais, et un coin de ciel bleu comme décor. Le roi n’apprécie guère le palais de Rabat où il est contraint de séjourner plusieurs mois de l’année. Il déteste celui de Tanger, dans le nord du royaume, qui a l’inconvénient d’être situé dans une région rebelle dont il a brisé le soulèvement contre la monarchie à la fin des années cinquante. Devenu roi, il ne s’est rendu qu’une seule fois dans la « capitale d’été du royaume ». Hassan II n’est pas davantage attaché au palais d’Agadir pourtant ravissant avec ses zelliges de céramique émaillée à la composition compliquée. Il est convaincu que les Sahraouis du Front Polisario et les Algériens s’en sont procuré les plans lors de sa construction. Celui de Dar EsSalam, où le roi a recréé un jardin japonais au milieu duquel se promènent des dizaines de flamants roses, est trop proche de la capitale. Equipé d’une salle de conférences, le palais de Casablanca avec ses tunnels dignes d’une station de métro est dépourvu d’âme malgré ses vastes jardins parfaits pour les réceptions . Celui de Fès possède également des jardins somptueux. Mais le souvenir de Mohammed V imprègne trop les lieux pour que son fils ait l’esprit en repos lorsqu’il y réside. Et l’on murmure que ce palais des malheurs est hanté par des fantômes, comme celui de Meknès. S'il lui arrive pourtant de séjourner plusieurs mois par an à Fès , de préférence au printemps, c’est par commodité. Car de là il peut rejoindre des 3

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lieux moins grandioses mais qu’il affectionne vraiment. La ferme qu’il possède à la sortie de la ville fait partie de ses endroits de prédilection. Construite à proximité d’une source d’eau chaude, elle est réputée au palais pour ses fruits exotiques goûteux, la fermeté de ses légumes, l’onctuosité du lait de ses vaches élevées sur fond de musique classique. Hassan II aime s’y promener, donner des conseils de culture, entendre les explications techniques. Il a une âme d’agriculteur, affirme-t-il. A quelques dizaines de kilomètres de Fès, à Ifrane, dans le Moyen Atlas, Hassan II possède un palais à l’architecture étrange et tourmentée que son entourage a baptisé le « château de Dracula ». Il est d’une taille modeste. Les concubines doivent dormir à quatre ou cinq par chambre tandis que les princes et les princesses logent à proximité, dans des villas, car le roi tient à conserver son intimité. Hassan II se sent en sécurité à Ifrane où la bâtisse de couleur grise, construite à flanc de montagne, sans route importante à proximité, est discrète et facile à protéger. C'est dans ce palais que se déroulera sa rencontre avec le Premier ministre israélien, Shimon Peres, en 1986. Le roi apprécie surtout la petite cité en contrebas, avec ses villas à haut pignon pointu coiffées de tuiles roses qui lui donnent une allure de village vosgien. Une fausse barbe, un pantalon élimé, une paire de lunettes, une canne à la main : déguisé en vieil homme, il n’est pas rare que Hassan II descende au centre-ville et bavarde avec les habitants. Depuis Ifrane, le roi rayonne dans la région. On ne l’aperçoit guère à Michelifen, la station de sports d’hiver de la province. Il préfère les sites bucoliques et sauvages alentour avec leur chapelet de lacs poissonneux. Lorsqu’il y vient en début d’après-midi pour taquiner la truite, faire des balades, jouer au rami sous une tente ou parler politique avec ses amis intimes, les environs sont interdits à quiconque ne fait pas partie de la caravane royale. Quant aux concubines, amenées dans des bus aménagés (l’un d’eux, offert par un prince saoudien, est équipé d’un ascenseur intérieur), elles n’ont d’autre choix que de prendre leur mal en patience et d’attendre jusqu’à la tombée du jour, emmitouflées dans des ponchos, que le roi daigne donner le signal du retour. Hassan II aime séjourner à Marrakech. Doux et sec en hiver, le climat lui convient. Et il y possède deux pied-à-terre : le palais royal que jouxte un golf paradisiaque, et la résidence du Jnan, dans la palmeraie, à l’abri des regards, où sont entreposés les plus beaux cadeaux qui lui ont été offerts tout au long

de son règne. Le roi passe habituellement les fêtes de fin d’année au palais de Marrakech qu’un incendie volontaire provoqué par une concubine a manqué de détruire à la fin des années quatre-vingt . On peut être un descendant de Mahomet, porter le titre de « Commandeur des croyants » et aimer fêter Noël. Il n’y a certes pas de crèche au palais mais le sapin est là avec un serviteur déguisé en Père Noël et des montagnes de cadeaux que le roi distribue aux enfants, sans distinction d’origine. A Pâques, les enfants du collège royal ont droit à un œuf en chocolat. Pour le réveillon, le roi fait les choses en grand. A la centaine d’invités marocains ou étrangers conviés par le service du protocole et logés à l’hôtel de la Mamounia, il offre une soirée mémorable. La nourriture vient de France, les orchestres et le spectacle de danse des Etats-Unis ou d’Amérique latine. Les hommes sont d’un côté, les femmes de l’autre, séparés par un paravent. Seul le roi qui trône au milieu sert de trait d’union. Il est en smoking et de bonne humeur. Il joue du saxo, se met au piano, dirige l’orchestre, danse le tango aussi bien que le cha-cha-cha ou la rumba avec ses invitées. Il est le seul homme à pouvoir danser. Personne n’est oublié le lendemain matin. Les femmes repartent avec une trousse de maquillage de marque ; les hommes ont droit à un gadget électronique, une montre de prix ou à un minuscule poste de télévision . Les princes et princesses aussi apprécient Marrakech davantage que Fès, mais pour d’autres raisons. Marrakech, c’est la vie, l’exubérance, l’ouverture sur l’Occident et ses touristes, le contraire de Fès, antique cité austère, repliée sur son histoire. Lorsqu’ils réussissent à s’éclipser du palais royal de Marrakech, la médina et la ville moderne, synonyme de liberté, accueillent les enfants de Hassan II. Adolescents, ils s’y procurent, en cachette du roi, des exemplaires des revues Podium et Salut les copains, avec des posters des vedettes de variétés, et leurs premiers paquets de cigarettes ; plus âgés, Marrakech est pour les princes et les princesses la ville où l’on peut se promener en calèche, jouer au bowling, faire du karting, manger de la nourriture interdite au palais et aller en boîte de nuit à la Mamounia ou ailleurs. Entre tous ses palais, ses résidences, ses villas, il y en a deux que le roi chérit particulièrement : Skhirat et Bouznika. L'attirance pour Skhirat est paradoxale. Des souvenirs du coup d’Etat sanglant de l’été 1971 imprègnent le palais dont ni l’architecture ni la décoration n’ont quoi que ce soit 5

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d’exceptionnel. Les bâtiments, à l’origine des bâtisses sommaires disposées face à la mer, sont d’une facture médiocre. Certes, rien ne manque. Le palais possède un golf, un port de plaisance où est amarré un bateau avec lequel il balade ses concubines toutes vêtues de tee-shirts barrés d’un « Skhirat 19.. » suivi du chiffre de l’année, un haras, une villa pour les princes et les princesses, trois piscines d’eau de mer et d’eau douce – dont deux sont réservées à Hassan II, des serres pour la culture des fruits exotiques, mais tout cela n’a rien d’exceptionnel comparé aux autres palais. Ce qui fait le charme secret de Skhirat, c’est le site, au bord de l’océan Atlantique, préservé et sauvage, à une demi-heure de la capitale. Installé derrière les baies vitrées – et blindées – du palais, le roi ne se lasse pas de regarder le jeu des vagues qui viennent mourir sur la plage. Même à la fin de l’été, lorsque la température commence à baisser à l’intérieur du palais, il aime rester de longs moments à contempler le spectacle, à méditer aussi. Un temps, le roi a songé à abdiquer au profit de son fils aîné, quitte à revenir sur le devant de la scène en cas de catastrophe. S'il avait cédé à la tentation, c’est au palais de Bouznika que Hassan II se serait retiré. Bouznika, c’est l’antithèse de Skhirat. L'un a les pieds dans l’eau, l’autre est planté en pleine campagne. Le palais de Bouznika – que les habitués appellent « La gazelle » à cause des animaux qui s’y ébattent – n’est pas démesuré. Il se résume à une grande bâtisse, décorée avec goût, et à un chapelet de petites villas que le roi a fait relier au fil des années à la structure centrale. Officiellement, c’est pour éviter que les concubines qui y logent n’attrapent froid en passant d’un bâtiment à l’autre. En réalité, c’est pour qu’elles ne puissent pas s’éclipser dans la nature car, pendant longtemps, Bouznika, dépourvu d’enceinte, a été le palais le plus ouvert sur l’extérieur. Pour mieux surveiller les allées et venues de ses concubines depuis ses appartements privés situés à l’étage, le roi fera raser le bois qui ceinture le palais. Hormis le « grand vizir » Driss Basri, les visiteurs officiels du roi n’ont pas accès à cette partie du palais du Bouznika. Elle est réservée aux femmes. Les hommes, Hassan II les reçoit un peu plus loin, à deux pas des haras royaux dans un ancien pavillon de chasse transformé en petit palais. Le roi est attaché à Bouznika et à ses vignes entretenues par un couple de Français, fier de ses haras dont il n’épargne la visite à aucun de ses visiteurs pour peu qu’ils apprécient les chevaux, jaloux de son élevage de faisans qui approvisionne les terrains de chasse alentour, satisfait du lac qu’il avait fait

creuser et où ses petits-enfants viennent pêcher pendant les vacances scolaires. S'il n’avait dû conserver qu’un unique palais, c’est Bouznika qu’il aurait choisi. Hassan II vit entouré en permanence d’une trentaine de concubines. Souhaitait-il s’affranchir de cette tradition lorsque amoureux éperdu d’une starlette française, Etchika Choureau, il a succédé à son père ? Ou les femmes de Mohammed V ont-elles fini par le convaincre, comme on le prétend à Rabat, que la pérennité du trône passait aussi par le maintien d’un harem et qu’il fallait sacrifier l’amour au devoir? Constatons que le jeune monarque s’est vite coulé dans le moule de la tradition et que les quatre concubines du début de son règne ont vite été rejointes par une cohorte de femmes. En fin de compte, il aura probablement passé autant de temps avec les femmes de son harem (dont les dernières, pas encore nubiles, sont arrivées au palais dans les années quatre-vingt) qu’avec ses cinq enfants. Toutes ont en commun de dépendre du roi et de lui seul. Envoyées très jeunes par les chefs de tribus à sidi, ou remarquées par Hassan II au hasard de ses rencontres, les futures concubines ont rompu avec le monde extérieur en franchissant les portes dorées du palais . Comme si elles étaient entrées en religion, elles ne s’appartiennent plus. Une fois éduquées par les anciennes concubines de Mohammed V, elles sont à Hassan II, leur dieu et maître. En déplacement à l’étranger, il leur téléphone chaque jour à heure fixe. Celles qui ne l’ont pas accompagné doivent attendre son appel, réunies toutes ensemble, dans les appartements du monarque. Au téléphone, il les interroge, les questionne comme on le ferait pour des enfants dissipés, veut savoir qui est à côté de qui, parle aux unes, questionne les autres. Malheur aux absentes lorsque sidi appelle. Elles devront rendre des comptes à son retour, convaincre leur maître, éventuellement lui demander pardon en se traînant à ses genoux et en embrassant le sol devant lui. Parfois, il leur faudra s’humilier ainsi pendant des semaines avant qu’il ne daigne se réconcilier avec la fautive. Le roi a droit de vie et de mort sur les concubines. Il peut indifféremment les couvrir d’or, leur offrir des caftans précieux, des peignes incrustés de nacre et de pierres précieuses, des montres serties de diamants, des boucles d’oreilles venues des meilleures adresses de la place Vendôme à Paris, et les faire cravacher jusqu’au sang par un esclave du feu ou les jeter dans les prisons des palais pendant des mois ou des années. Personne n’osera lui demander de comptes. 7

Un jour, il avait reproché à l’une de ses femmes de ne pas s’être maquillée. Peu de temps après, la jeune concubine s’était présentée à lui outrageusement fardée avant de lui lancer : « Ça te plaît comme ça, sidi ? » Le roi la prit alors par les cheveux et lui plongea la tête dans une fontaine avant d’envoyer la malheureuse moisir quelques mois en prison à Fès. Le monarque règne sur les corps et il gouverne les âmes. Les concubines qui malgré les précautions prises tombent enceintes du maître – ce n’est pas rare – avortent à la clinique du palais. Lorsqu’une femme du harem apprend qu’un drame, un deuil est survenu dans sa famille (la nouvelle peut arriver avec des mois de retard), il lui faut cacher sa peine, se maquiller et afficher sa bonne humeur comme si de rien n’était. Tant que le roi ignore une nouvelle, celle-ci n’existe pas. Ce monde clos obéit à une hiérarchie subtile. Toutes les femmes du harem ne sont pas logées à la même enseigne. Il y a celles du premier cercle et les autres. Les femmes qui ont acquis la confiance de Hassan II partagent quelques-uns de ses secrets, et il les consulte à l’occasion. Celles-là, une poignée, détiennent davantage de pouvoir qu’un ministre, tandis que les concubines de second ordre végètent puis s’étiolent dès lors que le roi s’est lassé de leur corps de vingt ans. Les concubines importantes se remarquent à leur fonction officielle. Celle chargée du bois de santal n’est pas la moindre. Le roi, qui adore les premiers effluves de cet arbuste d’Asie lorsqu’il se consume, procède lui-même au mélange des différentes essences. Comme l’a raconté Malika Oufkir, du bois de santal venu d’Arabie Saoudite, des Emirats arabes unis (EAU) ou d’Inde brûlait en permanence dans les palais qui en étaient imprégnés. « On mettait de la poudre de santal dans les aspirateurs ; on brûlait du bois de santal dans les canoun [petits récipients de terre cuite ou de métal] que faisaient circuler les esclaves. Les appartements, les voitures et jusqu’aux habitants étaient imbibés de cette odeur . » Les dernières années de sa vie, pour ne pas malmener davantage ses poumons fatigués, les médecins imposeront au roi de ne plus toucher aux cigarettes et de cesser d’enfumer ses appartements avec du bois de santal. L'approvisionnement en cassettes vidéo, en cigarettes (elles portent la marque du sceau royal comme les boîtes d’allumettes), les commandes de nouveaux caftans, de ceintures en or, de montres ou de briquets sont quelques-unes des tâches dévolues aux femmes du harem. 8

Farida est la meilleure illustration des concubines influentes. Hayat Cherkaoui de son vrai nom, elle a été repérée adolescente par le tout jeune Hassan II au domicile de son meilleur ami, Abdelkrim Lahlou, dont Hayat est la nièce. Envoyée au palais au prix d’un mensonge – on lui a fait croire pour la rassurer qu’elle allait entrer au lycée –, prise en main par d’anciennes concubines de Mohammed V qui lui ont appris les bonnes manières, l’art du henné et du maquillage, elle eut le privilège de pouvoir étudier. Des professeurs lui ont enseigné – comme à toutes les futures concubines qui le souhaitaient – la littérature et les langues étrangères; d’autres lui ont fait découvrir la poésie arabe classique. Hayat devenue Farida, « l’unique », ainsi en a décidé le roi, est (avec l’actrice Etchika Choureau) l’une des rares femmes que Hassan II a adorées. Svelte et élancée, d’une sombre beauté, excellente nageuse, cette femme de tête a fait chavirer le cœur du roi. Et lorsque avec le temps d’autres concubines aux charmes neufs et mystérieux lui auront été préférées, elle conservera une place privilégiée. De concubine, Farida devient la femme de confiance de Hassan II. Elle le voit dix fois par jour et l’accompagne souvent à l’étranger. C'est à elle qu’il confie la clé de ses chambres fortes au palais royal de Rabat, à ceux de Dar Es-Salam et de Bouznika, où sont rangés les dossiers confidentiels et les liasses de devises étrangères pour remercier, entre autres, « les amis du palais ». Ignorée de tous en dehors du palais, cette relation privilégiée a duré près de trente ans. Au cours de ce long règne, d’autres concubines ont joué un rôle de premier plan. Marjana, officiellement chargée du bois de santal et dont le roi appréciait les conseils ; Fatima la Berbère, époustouflante de beauté et d’une classe exceptionnelle, qui s’est fait souffler par sa cousine le titre de « mère des princes » ; Halima et ses airs de conspiratrice, redoutée des autres concubines et qui s’était prise d’affection pour le prince héritier sidi Mohammed dont elle a été une sorte de marraine. D’autres ont eu un destin tragique. Arrivée au début des années soixante, Khadija – prénommée Juliette lorsqu’elle était en pension chez des religieuses – reléguée dans une prison du palais de Fès parce qu’un prince saoudien rencontré à La Mecque avait osé demander sa main à Hassan II ; Zineb, incapable de se couler dans le moule du harem et envoyée elle aussi à Fès ; Rkia, un temps chargée des bijoux au palais, victime de la guerre des clans au sein du harem; ou encore Yasmina, devenue étrangère à tout depuis que, enceinte de plusieurs mois du roi, une chute, provoquée par une 9

concubine jalouse, avait tué l’enfant qu’elle espérait voir naître. Latefa occupe une position à part. Des yeux couleur noisette, une chevelure abondante et soyeuse, de belles mains fines que prolongent des ongles soignés, une voix doucereuse, cette Berbère, conduite au palais dès l’âge de treize ans, est une concubine, mais elle n’est pas que cela. Offerte au lendemain de l’indépendance du Maroc par le chef d’une puissante tribu berbère à Mohammed V venu lui rendre visite en compagnie du futur Hassan II, la jeune fille sans instruction est parvenue à ses fins : elle a réussi à supplanter une rivale, sa cousine germaine, de deux années plus âgée qu’elle, auprès de Hassan II et à devenir « la mère des princes », celle qui a donné au roi un héritier qui perpétuera le trône alaouite. Pendant des années, le titre ne porte pas à conséquence. Latefa est présente aux dîners privés que le roi offre aux chefs d’Etat et à leur épouse en visite au Maroc, mais elle n’est pas la seule. Les favorites du moment l’accompagnent. Est-elle attachée à Hassan II ? Avec le temps, elle s’efforce de l’éviter, prétextant des maladies, des malaises, et mène sa vie privée en jonglant avec les interdits et les chausse-trapes du palais. L'éloignement de son appartement de ceux de son époux facilite la tâche de cette femme rusée mais capable d’élans de générosité. Un jour, pour l’anniversaire de sa petite-fille, la princesse Soukeina, le roi transfiguré par cette enfant qu’il adore lance aux femmes du harem : « Demandez-moi ce que vous voulez, je vous l’accorde. » Cet après-midi-là, Latefa aura l’audace de répondre : « Sidi, fais revenir la famille Oufkir. » « Je ferai un geste », aurait répondu Hassan II. Ce n’est que sur le tard que l’influence de oum sidi s'accroîtra dans le sillage de celui de Médiouri, l’homme chargé de la sécurité du palais, dont elle est devenue l’intime, et du prince héritier. Car Hassan II rattrapé par l’âge et la maladie, smit sidi s’émancipe. Il redoutait son père; il le contourne. Il craignait les proches collaborateurs de Hassan II ; il les menace. Le pouvoir se rapproche du prince héritier. Latefa est la première à tirer profit des incertitudes du temps. Les concubines ne sont pas les seules femmes à vivre en recluses dans l’ombre de Hassan II. Toute une armée de servantes gravite autour de lui et de son harem. Vêtues à la marocaine, elles portent en plus une sorte de paréo qui les distingue des concubines officielles. La différence est minime et elle reflète bien l’ambiguïté de leur statut. Les plus jeunes courent en effet le 10

risque, si le roi jette son dévolu sur elles, de rejoindre le harem avec le statut de concubine. Elles peuvent en espérer un surcroît d’argent qu’elles s’efforceront de faire parvenir à leur famille – outre les cadeaux les concubines reçoivent l’équivalent de 3 000 à 6 000 francs par mois versé chaque trimestre en liquide; les servantes moins de 1 000 francs – mais en échange elles sont condamnées à rompre tout lien avec l’extérieur et à ne plus pouvoir quitter le palais. Pour éviter ce sort aux servantes les plus menacées, des concubines alliées s’efforcent de ne jamais leur faire croiser le roi. Les tunnels infinis des palais servent aussi à cela. En cas d’échec, lorsque Hassan II a décidé qu’il lui fallait cette femme à tout prix, il ne reste plus que la ruse : la soustraire à la vue du roi, lui faire porter des vêtements ternes, ne plus la maquiller et, en dernier ressort, laisser entendre au roi que la servante a contracté une maladie contagieuse... Quelques-unes des servantes côtoient quotidiennement Hassan II. Ce sont les petites mains des appartements privés dont les équipes changent toutes les semaines. Il y a les douze « filles du vêtement » chargées de l’entretien de la garde-robe du roi; les « filles du bureau », moins nombreuses et éduquées, qui trient les quotidiens et les magazines, prennent soin des tampons officiels, rangent les stylos et les coupe-papier que le roi collectionne par centaines ; les « filles de la salle de bains » qui règnent sur les dizaines de flacons de crème et de lotion réclamées par le roi, les tubes de laque et de dentifrice, les bouteilles de parfum signées Guerlain ou Jean Laporte, composition unique de jasmin et d’eau de rose; les « filles du couloir » qui approvisionnent les canoun où brûle le bois de santal , servent de messagères aux concubines, font le ménage... Lorsque le roi se déplace d’un palais à l’autre, elles l’ont précédé de quelques jours, avec des centaines de valises de façon que tout soit prêt le jour de son arrivée. Le roi a également quatre ou cinq secrétaires femmes. Filles adoptives d’anciennes concubines de Mohammed V, elles ont toutes en poche un baccalauréat français. Elles font figure d’intellectuelles et travaillent avec les « filles du bureau ». Leur tâche consiste à taper le courrier dicté par Hassan II lorsqu’il est dans un de ses bureaux du cinquième étage, à lire celui qui arrive, à classer les lettres et les dossiers. Elles accompagnent le roi lorsqu’il se déplace à l’étranger. Mariées par Hassan II, plusieurs d’entre elles sont devenues ensuite secrétaires des conseillers du Commandeur des croyants. Comme son frère et ses sœurs, le prince héritier était à la fois fasciné et révolté par cet univers féminin. Il l’a approché, l’a frôlé comme on le ferait 11

d’un territoire interdit et dangereux. Mais jamais il n’y a été admis. Enfant, il était autorisé à entrer dans les appartements de son père; adolescent il lui faut demander la permission et attendre le feu vert de son père. Les princes et les princesses portaient en privé des jugements sévères sur la conduite de Hassan II. Toutes ces jeunes femmes de leur génération à la disposition de leur père insatiable, cette façon de vivre héritée d’un autre temps, ces coutumes barbares, ces réactions violentes... Comment ne pas en être durablement marqué? 1 Le Monde, 9 avril 1974. 2 Littéralement, esclave du feu. A la mort de Hassan II, il ne restait guère plus d’une douzaine d’esclaves du feu au Palais. 3 Le roi avait coutume de fêter au palais de Casablanca l’anniversaire de sa naissance, le 9 juillet. 4 Hassan II possédait également le petit palais de Bahia à Fès. Il était utilisé comme palais des hôtes. Fréquenté également par les princesses, le palais de Bahia possède de magnifiques bains turcs. 5 Comme pour tout ce qui touche le Palais, la presse n’a jamais soufflé mot de cet incendie qui a pourtant mobilisé des forces importantes avant de pouvoir être maîtrisé. Depuis, tous les palais ont été équipés d’extincteurs. 6 Mohammed VI a, semble-t-il, conservé la tradition de réunir à Marrakech ses invités pour les fêtes de fin d’année. 7 Le Palais n’a conservé qu’un cas unique d’une jeune fille qui avait écrit au roi pour lui demander de pouvoir vivre avec lui. Sa requête a été exaucée et elle a rejoint le harem. Adoptées par des servantes du palais ou par d’anciennes concubines de Mohammed V, plusieurs jeunes femmes ont également été « orientées » pour devenir des concubines de Hassan II. 8 La Prisonnière, Malika Oufkir et Michèle Fitoussi, Grasset, 1999. 9 Devenue folle, elle se trouverait à Fès. 10 Stricto sensu, la mère des enfants du roi ne devient oum sidi qu’une fois le prince héritier monté sur le trône. Jusque-là elle est la « mère des princes », oum chourfa. 11 Les canoun doivent embaumer l’air lorsque le roi quitte ses appartements pour rejoindre ses bureaux ou aller au golf.

Chapitre 3 LA VIE QUOTIDIENNE DU COMMANDEUR DES CROYANTS Un personnage aussi singulier que Hassan II ne pouvait pas mener une vie quotidienne banale. Elle se devait d’être ahurissante et décalée, à l’image de ses palais insensés et de son harem d’un autre âge. De fait, elle le fut, après les tentatives de putsch des années soixante-dix. Le roi s’endort quand ses sujets se réveillent; il déjeune – mais si peu – en fin d’après-midi, passe davantage de temps au golf que dans les bureaux; papillonne des concubines aux conseillers; dîne à minuit, se couche à quatre heures du matin... Il est le maître du temps, le grand horloger du palais royal. Que l’on soit roi ou reine, président de la République, journaliste célèbre ou académicien distingué, à tous il fixe des rendez-vous auxquels il se rend quand bon lui semble. Hassan II est le moins poli des monarques, observe la presse anglo-saxonne après que le roi eut fait patienter pendant près d’une heure Elisabeth II d’Angleterre en visite officielle dans le royaume. Le souverain alaouite semble prendre un malin plaisir à faire lanterner ses visiteurs une heure, un jour, voire davantage. Le délai dépend de l’humeur du souverain, de la qualité de l’interlocuteur. Le roi d’Espagne, Juan Carlos, le président Mitterrand, le journaliste Jean Daniel en font l’expérience. Et combien d’autres avec eux! Ce trait de comportement a si profondément caractérisé le règne de Hassan II que, dans son souci de marquer la différence, Mohammed VI a pris soin – jusqu’ici – d’être un roi ponctuel. Avant les coups d’Etat militaires, Hassan II avait un rythme de vie presque banal. Tôt levé, il était à son bureau dès neuf heures; il déjeunait à midi avant de retourner à ses devoirs de chef d’Etat; il faisait régulièrement de l’équitation, échangeait quelques balles au tennis, jouait au golf; fine gâchette, il était capable au cours d’une battue de tirer cent perdreaux en une heure... Les deux putschs qui manquent de le faire disparaître à une année d’intervalle chamboulent ce bel arrangement. Certes, vis-à-vis du monde extérieur Hassan II continue à afficher une autosatisfaction rare et une confiance en soi imperturbable. « Quand je fais le bilan de ma vie, le crédit est plus grand que le débit, affirme-t-il à la télévision française. Je n’ai fait que du bien autour de moi, je n’ai fait de mal ni de tort à personne. Au sein de mon peuple, je me sens, selon l’expression de Mao, comme un poisson dans l’eau . » Mais si le roi se gargarise de mots, ceux qui le fréquentent au quotidien savent que cette assurance est factice. Tenaillé par l’angoisse d’une 1

troisième tentative de coup d’Etat, ulcéré que ses sujets soient restés inertes quand le sort du trône était en jeu, le roi est devenu insomniaque et méfiant. L'étiquette et l’ordonnancement de l’emploi du temps demeurent, mais bouleversés par les troubles du sommeil. Même dans ses palais les plus chers, à Bouznika comme à Skhirat, il trouve difficilement l’apaisement. Il est rare qu’il s’endorme avant quatre ou cinq heures du matin. Lorsqu’il se réveille, le soleil est déjà haut dans le ciel. Du coup, il mène et fait mener à son entourage immédiat une vie singulière et extravagante. Le matin, au palais, le temps est suspendu dans l’attente du réveil de sidi. Hassan II vit et travaille la nuit. Il n’est pas rare qu’il convoque ses ministres à l’heure où ils sont censés dormir. Hassan II est un maniaque de la sécurité. Lorsqu’il voyage en province, dans un van aménagé pour jouer aux cartes ou une Mercedes interminable, les hommes en uniforme jalonnent le parcours, face à la foule. Ils ne doivent pas être tournés en direction du cortège royal. Le quartier de Touargua qui jouxte le palais royal et où habite le personnel est coupé du reste de la ville entre vingt heures trente et six heures trente le lendemain matin. Au palais proprement dit, les portes se ferment dès vingt heures. La surveillance est stricte et n’épargne pas les enfants du souverain contraints à des ruses de potache pour s’éclipser le soir venu. Le climat de crainte pèse sur la vie des femmes du harem. Lorsque les concubines accompagnent Hassan II à l’étranger, leurs valises sont scellées à l’aéroport tout comme leurs bagages à main qu’elles ne récupéreront qu’une heure avant le départ, avec interdiction formelle de les ouvrir. Le neveu du roi, Moulay Hicham, à la fin des années quatre-vingt, a pu toucher du doigt ce climat de suspicion. Pensant faire plaisir à son oncle, grand amateur d’armes, il avait fait venir de l’étranger trois carabines, d’un modèle nouveau non encore commercialisées et gravées au nom de Hassan II. Il s’attendait à des remerciements, ce furent des reproches infinis. Prévenu par les services de sécurité royale de Mohamed Médiouri, Hassan II avait retenu que son neveu avait réussi à faire entrer des armes dans le royaume et à les introduire au palais. Hassan II n’est pas le seul à avoir été traumatisé par le souvenir des tentatives de coup d’Etat. Son entourage familial, les concubines du harem en portent la trace secrète. Pendant des années, la peur est présente, obsessionnelle, que, là où le général Oufkir a échoué, d’autres militaires réussissent. Alors qu’au palais on marche traditionnellement pieds nus, de

jeunes femmes, intimes du roi, posent des espadrilles au pied de leur lit avant de s’endormir au cas où il faudrait fuir dans la précipitation. Elles sont convaincues que les militaires ne les épargneront pas au prochain coup d’Etat. D’autres femmes consultent des voyantes pour prévenir le mauvais sort. Lorsque au début des années quatre-vingt-dix une longue panne d’électricité plonge la capitale et le palais de Rabat dans l’obscurité totale, tous ceux qui vivent derrière les murailles ocre sortent apeurés, convaincus de l’imminence d’un putsch. N’y avait-il pas de quoi s’inquiéter alors que le souvenir de « l’affaire Dlimi », l’autre général félon, était encore vivace ? Les péripéties de la politique internationale ne contribuent pas à apaiser les inquiétudes. Parce que les avions américains partis bombarder en Libye la caserne où est censé habiter le colonel Kadhafi en avril 1986 ont peut-être frôlé les côtes marocaines et que le raid a fait des victimes civiles, l’entourage du roi est convaincu que Tripoli n’a plus qu’un objectif : se venger du Palais complice de « l’impérialisme américain ». L'hypothèse ne paraît pas absurde à Hassan II qui renforcera sa sécurité et celle de ses proches. La peur se nourrit aussi des coups d’Etat qui, en Afrique et dans le monde arabe, font chanceler les dynasties que l’on imaginait éternelles. En une génération, quatre monarchies arabes ont été renversées . Si le vieux roi Idriss de Libye a été écarté par de jeunes officiers révolutionnaires avant les événements de Skhirat de l’été 1971, le négus d’Ethiopie Hailé Sélassié I et le shah d’Iran, un ami intime du roi du Maroc, ont été renversés peu après. L'époque ne sourit pas aux têtes couronnées. D’ailleurs, comment oublier que l’histoire peut s’emballer quand nombre de ces princes et de ces princesses chassés du pouvoir fréquentent avec assiduité le palais royal où ils savent pouvoir compter sur l’hospitalité et la générosité de Hassan II? Le roi Siméon II de Bulgarie et ses enfants, la veuve du Chah, la reine Farah Diba et son fils le prince Réza, l’héritier du trône d’Egypte, le roi Fouad et son épouse, le roi Constantin de Grèce font partie des obligés. Ce ne sont pas les seuls . Le roi a mis à leur disposition des villas dans les quartiers huppés de la capitale, des chambres à l’année dans les meilleurs palaces, des voitures blindées si besoin. Quelques privilégiés reçoivent de surcroît un salaire du Palais. Hassan II commence sa journée quand des millions de Marocains l’ont largement entamée – aux alentours de dix heures du matin. Une pile de journaux l’attend dans sa salle de bains. Quotidiens marocains et étrangers 2

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avec un enregistrement du dernier journal télévisé marocain, et celui de France 2. Comme il ne maîtrise pas très bien l’anglais (« Il parle l’anglais comme Louis de Funès », se moquent ses proches), les articles importants de la presse anglo-saxonne sont accompagnés d’une traduction. Le ministre de l’Intérieur lui a également fait transmettre la « synthèse quotidienne » des services de renseignements. Rédigée la veille au soir, elle fourmille d’informations hétéroclites. La situation politique, le climat social, le prix des produits alimentaires de base, les crimes de sang significatifs... Tout y est résumé en quelques feuillets dactylographiés assorti du résultat des dernières écoutes téléphoniques de la Direction de la surveillance du territoire (DST), l’un des multiples services de renseignements du royaume. Le roi prend le petit déjeuner dans un salon du quatrième étage avec quelques proches collaborateurs et une poignée d’amis, pour la plupart des Français. Il y a là le chef de son secrétariat particulier, Abdelfettah Frej, et son cousin le chambellan du palais, Brahim Frej, le conservateur du palais de Dar Es-Salam, M. Derives, avec son accent marseillais et son embonpoint, le conservateur de la Villa des princes, Roland Simon. Lorsque le monarque entre, chacun le complimente bruyamment. Ou fait semblant. C'est une constante au palais : les formules pleuvent sur le roi Hassan II. Tout le monde y va de son couplet : « Que Dieu bénisse la vie de Votre Majesté. » Vêtu d’une gandoura sombre, le roi est maintenant assis tandis que ses invités restent debout. On parle de tout et de rien, des problèmes d’intendance, de l’air du temps, de la météo du jour – à cause de sa mauvaise santé, le roi exige chaque matin une fiche détaillée avec les prévisions de température, la force et la direction des vents, le degré d’hygrométrie de l’air... Avec d’infinies précautions oratoires et en saucissonnant son propos de « Majesté » ou de sidi, M. Frej évoque un problème à régler au palais. M. Simon parle de ses pensionnaires de la Villa des princes. L'un des médecins étrangers du souverain – il y en a toujours un à proximité – décrit au roi qui l’écoute attentivement la toute dernière avancée dans le domaine médical. On tend des dossiers. Hassan II jette un coup d’œil dessus et le plus souvent conclut par un : « Amène-moi ça au golf ». Hassan II ne mange pas. Il se contente de regarder les plats qui défilent portés par les concubines ou les servantes : les soupes marocaines, les tournedos Rossini, les tajines, les gratins dauphinois... Pour chaque préparation une fiche en arabe calligraphiée à l’ancienne indique le nom, la composition précise et le nombre de calories. Le roi ne touche à rien, même

lorsqu’il s’agit d’un plat de son invention ou d’une recette de la dynastie des Almoravides, oubliée depuis plusieurs siècles et ressuscitée à sa demande. Les plateaux de fromages, les corbeilles de fruits, les montagnes de croissants et de pains au chocolat, les pots de miel et de confiture, les yogourts, le thé, le café... Tous ces mets – la plupart importés des Etats-Unis et, plus rarement, de France – repartent vers les cuisines en l’état. Le roi, dont on devine la maigreur plus qu’on ne la voit, se contente de prendre ses médicaments et de grignoter quelques miettes d’un pain marocain de régime. La cérémonie du petit déjeuner touche à sa fin et les enfants du roi (les filles d’abord, les garçons derrière) viennent saluer leur père. « Quelle est la météo aujourd'hui ? » interrogent les garçons à l’adresse des concubines. Autrement dit, de quelle humeur est leur père? Que l’on n’imagine pas de grandes effusions, des élans de tendresse réciproques. Les princes et les princesses effleurent d’un baiser la joue paternelle, embrassent la rude main qui se tend vers eux. C'est l’heure où la mère des princes fait également son apparition. Oum sidi se fait discrète. On échange quelques mots sur un ton dénué de chaleur. Le roi se moque de la barbe mal rasée de smit sidi, il raille l’embonpoint naissant de son fils cadet; il s’inquiète de l’air fatigué d’une princesse. A chaque remarque de Sa Majesté, l’assistance se sent obligée de rire ostensiblement. Il est près de deux heures de l’après-midi. Retourné dans ses appartements, Hassan II termine la lecture des journaux et l’examen de dossiers confidentiels que des femmes lui tendent, avant de s’habiller. Il choisit des vêtements parmi ceux que lui présentent les « filles des vêtements ». La garde-robe royale dépasse l’entendement. Ce monarque dont le président Giscard d’Estaing disait qu’étant jeune il était « habillé avec beaucoup de soin, trop de soin même à mon goût », possède des milliers de paires de chaussures et de cravates, davantage de costumes qu’il y a de jours dans l’année, des manteaux et des capes à ne plus savoir qu’en faire, des montagnes de chemises brodées à son chiffre ou marquées d’une couronne, qu’il offre à l’occasion à son entourage quand on ne lui en vole pas. Smalto, Christian Dior, Pierre Cardin, Yves Saint Laurent, Hermès, Lacoste... Toutes les grandes griffes françaises ont leur place d’une façon ou d’une autre dans sa fabuleuse garde-robe. Comme le fils cadet de Hassan II a une taille et une carrure proche de celle de son père, c’est lui qui hérite en priorité des habits du roi. Moulay Rachid se passerait bien des polos orange et des pantalons verts de son auguste père 5

qui lui valent tant de moqueries, mais il n’a guère le choix : on ne refuse rien à Jupiter. Le roi n’est pas un homme à s’attarder au bureau. Il en a un très vaste au premier étage contigu à un salon. Les fleuristes parisiens règnent en maître dans ces lieux. Entre les bonbonnières et les coupes d’argent, les bouquets d’orchidées délicatement composés trônent dans des vases immenses aux côtés des roses cueillies dans les pépinières royales de Dar Es-Salam. Mais le roi les voit-il? Il ne fait que passer. Le temps de recevoir une personnalité, de consulter un dossier, de faire le point avec un responsable, et le voici qui remonte au cinquième étage pour changer de tenue tout en bavardant avec ses favorites du moment. L'après-midi est déjà entamée et une partie de golf l’attend. Lorsqu’il sort de ses appartements, c’est flanqué de Couscous, un petit yorkshire qu’il adore, et de Amine, un esclave du feu. Celui-ci tient d’une main le téléphone portable du roi et, de l’autre, l’attaché-case qui contient les pistolets de Sa Majesté. Des concubines suivent, avec d’autres petites mallettes à la main. Elles sont bourrées d’argent liquide – des francs, des dollars, des livres anglaises – dont une partie sera distribuée au golf. Il faut donner de l’argent à un prince, répondre à l’aumône d’un serviteur, acheter la défection d’un responsable Sahraoui exilé à Tindouf, en Algérie. Les demandes ne manquent pas... Sur le passage du cortège, les généraux, les aides de camp s’inclinent et lancent les compliments d’usage. Mohammed V était un excellent joueur de pétanque. Son fils se défend très honorablement au golf qu’il pratique tous les jours ou presque, de nuit pendant la période du ramadan puisque le golf est éclairé. Les balles sont marquées de ses initiales. Il joue avec concentration. Il sait allier la force de frappe et la longueur du coup à la précision. Mais, au fond, davantage que la performance, ce qu’il aime c’est arpenter cette pelouse grasse et verdoyante tout en s’occupant des affaires du royaume et du Palais. Le roi joint l’utile à l’agréable. Il travaille en même temps qu’il se détend. A quelques pas de lui, outre les princes, se tiennent une trentaine de responsables du royaume, civils ou militaires, les ministres et les généraux, les conseillers et les galonnés, tous dociles et déférents dans l’attente d’être convoqués. A distance respectable suivent des concubines. Un bras rigide, l’autre détendu, le visage immobile, le buste de Hassan II pivote en souplesse. Son œil reste rivé sur la balle qu’il vient de frapper dans un mouvement lent et ample. Le roi joue au golf. Mais il ne fait pas que cela.

Entre deux swings, il glisse un mot à l’un, interpelle l’autre. Il connaît les affaires urgentes, les dossiers prioritaires, ce qui peut attendre et ce qui ne doit pas souffrir de retard. Les audiences en plein air n’ont rien d’improvisé. Les papiers, les notes, les rapports sont à quelques mètres, dans les petites valises que portent les concubines. Hassan II a donné des consignes et réparti les rôles. Elles savent que lorsqu’il parlera au ministre de l’Intérieur, au patron de la gendarmerie ou à l’un de ses conseillers, il leur faudra s’approcher et apporter tel ou tel dossier. En regardant le roi, lui seul, et aucun des hommes qui l’entourent. L'étrange promenade en forme de Conseil des ministres élargi s’achève en général avant le dix-huitième trou du golf. Le soleil décline, la fin de la journée approche. Les Marocains dînent; pour le roi, il est l’heure de déjeuner. Les hommes d’abord, les femmes ensuite. Les deux groupes doivent toujours rester éloignés l’un de l’autre. Rien n’est laissé au hasard. Des cars spéciaux aménagés en cuisine et équipés de réchauds et de barbecues attendent. On déploie les tapis, on sort les tables, les chaises de plein air « inventées » par Hassan II – pour qu’elles soient stables sur le gazon il a eu l’idée de scier leurs pieds. Et le cortège des plats commence : couscous, tajines, viandes rouges et gibier assaisonnés avec les « épices Hassan II », un mélange complexe d’épices européennes et marocaines, puis les poissons, les fromages, les pâtisseries... Seul de tous les hommes, le roi ne mange pas. Le sandwich qu’il a laborieusement avalé au cours de sa partie lui suffit. Suivi de Couscous, il vagabonde d’un groupe à l’autre et bavarde. Les concubines ne touchent pas à la nourriture. Pour le moment, elles discutent entre elles, déambulent sur le golf, une radio collée à l’oreille, avec cette démarche chaloupée propre aux femmes du harem, ou font une partie de touti, la version marocaine du bridge qui se joue avec des cartes espagnoles, tout cela en attendant que les hommes se lèvent et quittent le palais. Eux partis, le roi rejoint les femmes. Assises à ses pieds sur des tapis, des poufs et, des années plus tard, sur des « chaises Hassan II », les concubines peuvent maintenant déjeuner. Elles ont l’obsession de leur ligne. Le roi déteste les femmes un peu fortes : la cuisine est faite exclusivement avec de l’huile de régime. C'est à peine si le roi trempe ses lèvres dans une tasse de thé avant de donner à manger à Couscous. Couscous, dont les « filles du couloir » ont la charge, est un personnage considérable au palais, comme tous les autres petits chiens qui l’ont précédé et qui sont enterrés au golf dans des

tombes auxquels n’ont pas droit la majorité de ses sujets . Impossible d’avoir les faveurs du roi si l’on n’a pas celles de son yorkshire. Couscous étant tombé gravement malade au palais d’Ifrane, un jour, Hassan II a fait venir un hélicoptère pour le transporter en urgence à Rabat où il fut opéré. Outre une montre luxueuse, le vétérinaire qui a sauvé Couscous y a gagné de devenir le vétérinaire attitré du Palais. La nuit tombée, Hassan II retourne dans ses appartements. Il y va en marchant ou au volant d’une de ces petites voitures électriques conçues pour le golf et décorées par la firme Rolls-Royce selon les plans du roi. Après une courte sieste, les affaires du royaume l’occupent. De nouveaux rapports de police, du courrier officiel, des dossiers l’attendent avec une nouvelle pile de journaux. Lorsqu’il se trouve au palais de Rabat, le roi travaille dans un des bureaux du dernier étage de ses appartements privés. Bizarrement, ce roi fasciné par les progrès techniques et amateur de gadgets électroniques, du genre de ceux que l’on trouve dans les boutiques d’aéroport, est ignare en matière d’informatique. Il n’y a pas un seul ordinateur dans ses bureaux privés. Ce qui frappe, en revanche, ce sont les centaines de bibelots posés sur le meuble de bureau. Le roi les collectionne comme il collectionne beaucoup d’autres objets. A un journaliste qui l’interrogeait dans les années soixante-dix alors que des militaires venaient de lui faire présent d’« une table Empire sur laquelle la reine Elisabeth a offert l’apéritif au président Giscard d’Estaing », il affirme qu’il collectionne « tout » car « les esthètes qui se spécialisent dans un seul art ne sont pas de vrais esthètes » . Tout, c’est-à-dire : « meubles anciens, opalines, tapisseries, armes »... Encore la liste est-elle incomplète. Hassan II aurait dû inclure les montres, dont l’une des premières, il ne manque pas de le rappeler, lui a été donnée par le père du Front populaire, Léon Blum, les épingles à cravates, les boutons de manchettes et les voitures. Les voitures, il ignore combien il en possède. Plus d’un millier, selon différentes sources, entreposées à Rabat et, faute de place, dans d’autres palais. Certaines n’ont jamais roulé et ne rouleront jamais. Il y a les véhicules de collection, dont des Rolls-Royce des années trente, et les voitures modernes qu’il commande sur catalogue, comme on le ferait pour des plats surgelés, ou qu’il achète sur place, dans les halls d’exposition, lors de ses déplacements à l’étranger. A New York, au milieu des années soixante, la presse avait raconté en se moquant la razzia de Cadillac, de Chrysler Imperial, de Lincoln qu’il avait faite quelques heures avant de quitter les Etats-Unis. Le roi avait ensuite demandé d’ouvrir un 6

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grand magasin de « blanc » et, sous l’œil émerveillé des vendeuses, avait passé commande de cinq mille draps et pièces de lingerie. « Le roi populaire se révèle un grand dépensier », commentait sobrement le New York Times . Le roi a ses marques fétiches : Rolls-Royce, Mercedes, Jaguar, alors qu’il déteste les BMW. Il adore également les vans luxueusement aménagés. A la fin de sa vie, trop faible pour se mettre derrière un volant, Hassan II se contentait d’admirer ses voitures de loin. Conduites par des serviteurs, il les faisait défiler lentement devant lui dans l’enceinte du palais. Cette passion ancienne pour les voitures, héritée de son père et transmise à son fils aîné, l’aura habité jusqu’à la fin. Entre vingt-deux heures et minuit, quand ce n’est pas une ou deux heures du matin, une fébrilité passa-gère parcourt les deux étages des concubines. Le roi a fait signe à l’une des filles du bureau. « Appelle pour le dîner. » Aussitôt, une concubine frappe à toutes les portes en criant : « Sidi vous dit le dîner. » Le dîner est servi dans une salle à manger du dernier étage dont les portes sont fermées de l’extérieur. Pour sortir il faut sonner. Avec ses grandes baies vitrées, la pièce largement éclairée est visible de l’extérieur du palais de Rabat. Les habitants de Touargua l’ont remarqué et sont convaincus qu’il s’agit de la chambre à coucher du roi sur laquelle ils colportent des histoires abracadabrantes. En smoking sombre ou vêtu d’une gandoura, Hassan II est seul avec les concubines habillées en costume traditionnel dans la salle à manger . Il a sa table, légèrement plus haute que les quatre autres qui lui font face et qui sont réservées aux femmes. Celles-ci, au fil des années, sont de moins en moins nombreuses au dîner. D’une trentaine, leur nombre est revenu à moins de vingt, certains soirs. Pour échapper à la corvée du repas pris avec le roi, des concubines se font porter malades. D’autres, pour convaincre sidi, arrivent le bas du visage recouvert d’un masque, signe indiscutable qu’un microbe contagieux rôde autour de vous, ou s’exhibent avec une minerve. Tous les prétextes sont bons... Le roi ne mange toujours pas, ou très peu. Les yeux plissés, les doigts repliés sous le menton, pensif, il observe ses femmes, leur demande ce qu’elles pensent des plats, les questionne sur leur journée. L'ambiance n’est pas des plus détendues. Il faudra l’arrivée des bouffons pour qu’elle change. En djellaba et tarbouche, une canne à la main, ces messieurs, souvent âgés, s’installent entre deux tables et commencent à improviser entre eux un 8

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dialogue qui se veut cocasse. Ils sont là autant pour distraire le roi et le faire rire que répondre à ses questions et lui parler de la vie, de l’autre vie, celle du petit peuple dans les médinas, du prix des légumes et du mouton sur les marchés, de ce qui se raconte sur le palais, de ce qui se murmure sur Hassan II, de ce que l’on pense du gouverneur local. A cause de leur statut d’amuseurs publics, ils sont les seuls à pouvoir dire sans fard la vérité à Sa Majesté... Les bouffons peuvent briser la carrière d’un fonctionnaire, faire tomber un commissaire de police, créer des ennuis à un ministre influent, mais gare à eux s’ils sont trop bavards. Ceux qu’ils ont critiqués sauront leur faire payer leur liberté de ton. Les phrases des bouffons ont-elles rassuré le roi ? Est-il convaincu que ses sujets l’aiment et le respectent et que, s’il se présentait au congrès de n’importe quel parti politique, il serait élu « par ovation, à l’unanimité », comme il l’a déclaré un jour? Ce ne sont pas ses concubines qui vont le démentir. Assises autour de sidi, elles parlent à leur tour, le flattent. Les Marocains dorment depuis longtemps. Le roi, lui, va descendre et voir un extrait de film dans la salle de cinéma avec sa troupe de concubines, à moins qu’il ne préfère regarder une cassette vidéo dans ses appartements. Ensuite, il tâchera d’aller dormir, bercé par les contes des bouffons qui lui racontent l’épopée glorieuse de la dynastie alaouite. Elle régnera sur le Maroc jusqu’à la nuit des temps, lui affirment-ils. Le Maroc est respecté à l’extérieur et le roi adoré par ses sujets. Quant à l’armée, elle est d’une fidélité à toute épreuve. 1 Plein cadre, première chaîne, 3 février 1973, émission de J. Alexandre et J.-O. Chattard, réalisation François Moreuil. 2 Partis de Grande-Bretagne, les appareils, officiellement, n’avaient pas reçu de la France et de l’Espagne l’autorisation de survoler leur territoire. 3 L'Egypte, l’Irak, le Yémen et la Libye. 4 Des aigrefins savent profiter de cette générosité. Pendant un an, un homme qui s’était fait passer pour un petit-fils de l’empereur Hailé Sélassié auprès du prince Moulay Rachid a été logé gratuitement à l’hôtel Hilton de Rabat. 5 Paris Match, 5 août 1999. 6 Hassan II n’aimait que les jeunes chiens. Il n’appréciait pas les chiennes et détestait les chats. L'une de ses concubines en avait un que, par mépris pour le président américain, elle avait baptisé « Bush » après le déclenchement de la guerre du Golfe, s’attirant les foudres du roi sur le 10

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thème : « Que vont dire les Américains s’ils l’apprennent? » 7 Paris Match, 26 novembre 1976. 8 Cette frénésie d’achats lui avait valu d’être critiqué au Congrès de Washington, ce qui ne l’empêchera pas de récidiver lorsqu’il reviendra aux Etats-Unis : Le Monde des 7-8 avril et 10 avril 1963. 9 Pendant la journée, les concubines sont habillées « à l’occidentale ». 10 Hassan II, La Mémoire d’un Roi, Entretiens avec Eric Laurent, Plon, 1993. 11 Voir un film dans son intégralité demandait plusieurs séances.

Chapitre 4 LES HOMMES DU ROI Hassan II a commis dans sa vie une erreur de jugement qui a manqué de lui coûter la vie à plusieurs reprises : il a surestimé la loyauté de l’armée. « Il n’y a qu’une seule force d’ordre et de progrès dans ce pays, et c’est l’armée. Seuls mes officiers sont disciplinés, intègres, loyaux. D’eux, je peux tout exiger, tout attendre. Eux seuls sont capables d’administrer ce pays dans la discipline. Eux seuls sont honnêtes. Ils ne font pas de politique et ils aiment leur métier. Je nommerai des gouverneurs militaires à la tête des provinces et je quadrillerai l’administration locale avec des officiers et des sous-officiers », confiait-il au début de son règne à la journaliste Simone Lacouture. Cette confiance aveugle, le roi allait la payer cher. Par deux fois, au début des années soixante-dix, l’armée tente de le renverser. Le 10 juillet 1971, c’est la tuerie de Skhirat. Les cadets du général Medbouh investissent le palais où le roi donne une réception fastueuse, à l’occasion de son anniversaire. Responsables politiques, ministres, ambassadeurs : tout le gratin du royaume s’est donné rendez-vous à Skhirat devant des pyramides de langoustes et de saumons fumés, des montagnes de fruits et de pièces montées pour festoyer avec les invités du roi – une brochette de starlettes, une poignée de joueurs de golf, quelques mondains, deux ou trois intellectuels échappés de l’université... A 14 heures 8 minutes, les cadets ouvrent le feu. La tuerie commence, dont Hassan II ne sortira vivant que par un retournement de situation miraculeux. Trois jours après, à l’aube du 13 juillet, dix officiers dont quatre généraux sont passés par les armes. A peine un an plus tard, le mercredi 16 août 1972, l’armée – malgré ses officiers « disciplinés, intègres, loyaux » – récidive. Six avions de chasse F-5 de l’aviation royale attaquent à la roquette au-dessus de Tétouan le Boeing où se trouve le souverain de retour d’un séjour en France. Et à nouveau, contre toute logique, « Hassan II la chance » échappe à la mort. C'est l’homme fort du royaume, celui dont le roi n’a, semble-t-il, jamais mis en doute la loyauté, le général Oufkir, qui est l’âme de ce dernier complot . Il le paiera de sa vie. Une dépêche diffu-sée par l’agence de presse officielle, la MAP, affirme que dans la nuit du mercredi au jeudi le général félon s’est donné la mort « dans son bureau de l’état-major en se tirant une balle dans la tête, à 0 heure 30 » après avoir adressé un message au roi. « Curieux suicidé dont la tunique (...) porte cinq impacts de balles dans le dos », observe le journaliste André Pautard . « Un suicide de contorsionniste », 1

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note Gilles Perrault. Malgré son invraisemblance, Hassan II maintiendra la thèse du suicide de Mohamed Oufkir, d’abord qualifié par le Palais de « suicide de loyauté », puis très vite de « suicide de trahison ». Les retouches ultérieures ne porteront que sur les circonstances de la mort du général. Les autorités finissent par admettre qu’elle a bien eu lieu au palais de Skhirat où le régicide avait été convoqué par son souverain. Devant quelque deux cents journalistes réunis au ministère de l’Intérieur pour la première conférence de presse tenue deux jours après les événements, le ministre de l’Intérieur, le docteur Mohamed Benhima, a fait le récit des circonstances du suicide : vers vingt-trois heures, le général Oufkir pénètre dans un salon où se trouvent le général Moulay Hafid Alaoui, ministre de la Maison royale et ami intime de Hassan II, et le colonel Ahmed Dlimi, aide de camp du souverain. Les deux hommes étaient présents dans le Boeing royal. Ce sont les « ennemis jurés » d’Oufkir . Le général félon insiste auprès d’eux pour savoir si le pilote qui s’est éjecté de son avion de chasse F-5 avait vu ou non Sa Majesté. Devant le silence des deux militaires, le régicide réalise que l’aviateur a parlé et que lui, Oufkir, est démasqué. « Le général Oufkir a tiré les conclusions de sa conduite, raconte le docteur Benhima. Je sais ce qui m’attend, a-t-il dit. Il a sorti son revolver. Les deux témoins ont essayé de l’en empêcher. Il s’est tiré trois balles : une au mamelon, une autre je ne sais où, et la troisième a été fatale. » Au Palais, personne n’a jamais pris au sérieux cette explication. Un récit totalement différent – mais invérifiable – a très vite circulé, plus embarrassant pour la monarchie. Il fait du numéro deux du régime un personnage tragique qui, convoqué à Skhirat, accepte son destin et la mort qui l’attend. Oufkir est venu sans armes. Sur place, avant de se retrouver face à l’homme qu’il a tenté d’assassiner quelques heures plus tôt, il croise l’une des trois jeunes princesses, la soulève et la presse contre son cœur comme s’il s’agissait d’un de ses propres enfants, reçoit sans un mot les récriminations de la mère de Hassan II, Lalla Abla, dont il vient de tenter d’assassiner le fils. « Pourquoi, vous les militaires, vous ne pouvez pas laisser mon fils tranquille ! » lui lance-t-elle. Puis, une dernière fois, il voit le roi. L'entrevue est brève. Quelques minutes à peine. Lorsqu’elle s’achève, des coups de feu claquent. Oufkir est mort, tué, murmure-t-on au palais, par le général Moulay Hafid, un homme d’une dureté effrayante. Tirant quelques jours plus tard les conclusions de la trahison du général, Hassan II dira : « Il ne faudra plus que j’accorde ma confiance à qui que ce 4

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soit. C'est un traumatisme que je fais à moi-même en prenant cette décision, mais il ne s’agit pas de moi. Il s’agit de millions de personnes dont je dirige le destin, après Dieu. Mes considérations personnelles ne doivent pas peser auprès de tels impératifs . » Le roi ne tiendra pas la promesse et oubliera la leçon. L'erreur qu’il a commise en se reposant sur Oufkir, il va la renouveler avec son successeur, le général Dlimi. Mais pouvait-il en être autrement? Dans un régime autoritaire, centralisé à l’excès, confronté à un conflit armé sur ses marches méridionales, la conduite des affaires de l’Etat exige une présence attentive et continue, un investissement de tous les instants. S'il fait défaut, si le monarque, attaché à des occupations plus voluptueuses, se contente de donner les grandes orientations, laissant à d’autres le soin de les mettre en musique, arrive un moment où le pouvoir est à prendre. Il est à la portée d’un centurion pour peu qu’il soit ambitieux. Dans ces moments-là, entre celui qui veut s’emparer du trône et celui qui entend le conserver coûte que coûte, le destin hésite. L'emporte finalement l’homme qui sait forcer le cours des événements sans s’embarrasser des moyens. Le général Ahmed Dlimi était ce centurion. Adjoint d’Oufkir avant de lui succéder, il est mort le 25 janvier 1983 dans un « accident » de la route. Dlimi avait pris une place démesurée à Rabat. Jeune officier passé par l’Ecole interarmes de Saint-Maixent, en France, avant d’aller mater la révolte du Rif, il est dans les années soixante l’un des plus proches collaborateurs du général Oufkir, avec le titre de directeur général adjoint de la sécurité de l’Etat. Les Français l’ont découvert à l’occasion de « l’affaire Ben Barka » lorsque, dans un geste théâtral, il a quitté Rabat pour venir se mettre à la disposition de la justice française qui le soupçonne, à bon droit , d’avoir trempé dans l’assassinat du principal opposant à Hassan II. Faute de preuve, il a été acquitté en juin 1967. A son retour, le roi nomme Ahmed Dlimi lieutenantcolonel et l’intègre à son cabinet militaire avant de lui confier la Direction générale de la Sûreté nationale. La mort du général Oufkir accroît son pouvoir. Hassan II en fait le chef des aides de camp, poste qu’il cumule par la suite avec celui de patron de la direction générale des études et documentations (le contre-espionnage, DGED). La quarantaine sportive, mince, un visage juvénile que barre une fine moustache, Dlimi devient le pilier du trône. Il en est le sauveur en 1975, lorsque le Front Polisario, soutenu par l’Algérie et financé par la Libye, lance une offensive militaire pour arracher par les armes l’indépendance du Sahara 6

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occidental. Nommé commandant du secteur sud, le général Dlimi – le seul de l’armée marocaine à avoir ce grade – se révèle fin stratège. L'armée, explique-t-il à des journalistes, doit se concentrer sur le « Sahara utile » car « le reste ne compte pas, c’est une mer de sable où il ne subsiste plus rien ». Moyennant quoi il adosse la présence militaire marocaine au « mur », la fameuse ligne de défense qu’il a commencé à construire en 1981, à travers le Sahara occidental, sur le modèle de ce qu’ont fait les Israéliens face à l’Egypte. Le mur épargnera aux Forces armées royales de connaître un « Diên Biên Phu ». « Vous réussissez trop ; on va chercher à vous détruire », lance au général un responsable des services secrets français de ses amis, Alain Gaigneron de Marolles , qui, vingt ans plus tard, n’hésite pas à comparer Dlimi au cardinal de Richelieu. Du roi, de sa vie privée et de sa politique tortueuse, Dlimi sait tout mais se montre d’une loyauté exemplaire. Il est omniprésent et indispensable. Pour un oui ou pour un non, Hassan II le consulte. Un ami français, qui avait fait le voyage Rabat-Marrakech dans sa voiture en décembre 1982, se rappellera que le roi convoquait Dlimi toutes les demi-heures. A l’étranger aussi, on l’apprécie. Il a ses entrées en Israël où il se rend fréquemment. Il a passé plusieurs semaines dans un kibboutz et fréquente le vainqueur de la guerre des Six Jours, le général Moshé Dayan. En Egypte, il est proche du président Sadate. En Algérie, ses homologues lui témoignent une profonde reconnaissance pour l’aide qu’il leur a apportée durant la guerre d’indépendance. Il en tire profit et, partisan d’une entente avec Alger, entretient avec eux des relations que n’entame pas le conflit du Sahara occidental. Dlimi n’est pas un ennemi de l’Algérie. Cela, Hassan II le sait et l’exploite. A la fin des années soixante-dix, c’est Dlimi que le roi envoie négocier avec les Algériens une issue diplomatique au conflit du Sahara. Accompagné du conseiller politique de Hassan II, Ahmed Réda Guedira, Dlimi rencontrera une douzaine de fois en secret le ministre des Affaires étrangères du président Boumédiène, le docteur Ahmed Taleb Ibrahimi. Les entretiens, qui se déroulent à l’hôtel Richemond, à Genève, avaient suffisamment progressé pour qu’une rencontre entre Hassan II et Boumédiène en Europe soit à l’ordre du jour, et avec elle une issue au contentieux. La disparition brutale du chef de l’Etat algérien empêchera le projet d’aboutir. Avec les Etats-Unis, Dlimi coopère sans état d’âme. Il leur a livré un espion soviétique, colonel du KGB, retourné par les Occidentaux alors qu’il 8

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était en poste au Maroc. Et lorsque, au début des années quatre-vingt, Washington, sur la foi d’écoutes téléphoniques, est convaincu que la Libye du colonel Kadhafi, avec l’appui de l’Ethiopie et de Cuba, est décidée à assassiner le président Ronald Reagan, c’est sans l’ombre d’une hésitation qu’il favorise l’installation sur le sol marocain d’un camp d’entraînement d’opposants au régime de Tripoli financé par les Américains. C'est cet homme-là que la mort rattrape bêtement le 25 janvier 1983 au soir sur une petite route de la palmeraie de Marrakech où un camion-citerne fou vient heurter de plein fouet la voiture du général Dlimi qui arrivait en sens inverse. Sous le choc, le véhicule a explosé avant de s’embraser. Le lendemain, les obsèques de Dlimi sont celles d’un grand serviteur du trône. Hassan II est absent mais il est venu saluer la veuve du général, Zohra, à son domicile. On l’a vu se tamponner les yeux avec un mouchoir. En revanche, des membres de la famille royale, des membres du gouvernement, des députés et une foule considérable assistent à la cérémonie organisée dans la plus grande mosquée de la capitale, où la dépouille a été rapatriée avant son transfert au cimetière des Martyrs. L'importance de l’hommage officiel n’empêche pas les rumeurs de circuler assez vite, alimentées par des témoignages contradictoires. Le plus étrange est celui d’un ami du général, son partenaire de jeux de cartes, M. Lahrizi, directeur d’une agence de voyages de Marrakech. Lorsque le véhicule du général s’est embrasé, M. Lahrizi était assis à l’arrière, tandis que Dlimi se tenait à l’avant à côté du chauffeur. Le chauffeur a péri, brûlé vif. Ejecté de la voiture, comme le général, M. Lahrizi, n’a été que très légèrement blessé. Il a tout vu mais modifie très vite sa version des faits. Dans un premier temps, il admet qu’après une série d’explosions, Dlimi a été écrasé par un camion fou surgi dans la nuit. Puis, il se rétracte et affirme que c’est sa propre voiture qui suivait celle du général et a roulé sur le corps de ce dernier. Pourquoi ce revirement? Pourquoi ces explications inconciliables ? A quels motifs obéissent-elles ? Qui est derrière cette volte-face ? La disparition de M. Lahrizi, opportunément parti en pèlerinage à La Mecque au lendemain de l’accident mortel, ne fait que renforcer les spéculations. L'affaire est relancée au début de février 1983, donc quelques jours après le drame, par des articles de la presse internationale – essentiellement El País et Le Monde – qui remettent en cause la thèse officielle de l’accident. Le général Dlimi « préparait un coup d’Etat », affirme le quotidien espagnol

citant des sources « absolument dignes de foi » à Alger. De son côté, Le Monde révèle que, huit jours avant la mort de Dlimi, des officiers supérieurs, dont le chef des commandos de la garde royale, le colonel Bouatar, ont été arrêtés et que l’armée marocaine avait été placée en état d’alerte les mardi 25 et mercredi 26 janvier, le jour et le lendemain de la disparition du commandant en chef de la zone sud. L'expulsion du correspondant du Monde au Maroc, Roland Delcour, à la suite de la publication de ces informations, loin de faire cesser les rumeurs, leur donne du crédit. D’autant que le quotidien – à l’époque installé rue des Italiens – publie dans la foulée le témoignage d’un ancien aide de camp du général Oufkir, le lieutenant Ahmed Rami, réfugié en Suède depuis le début des années soixante-dix. Se présentant comme le porte-parole d’un groupe d’officiers libres, Rami confirme la thèse d’un Dlimi putschiste : oui, il était en relation avec le général qu’il rencontrait deux à trois fois par an soit à Paris soit à Stockholm ; oui, Dlimi « projetait une action contre le roi », qui devait avoir lieu avant le 23 juillet, d’importantes mutations étant prévues ensuite à la tête des forces armées royales; oui, Ahmed Dlimi était convaincu que le roi commençait à le soupçonner de trahison; oui, une vague d’arrestations parmi les officiers a précédé et suivi l’« accident ». Mais l’information la plus spectaculaire est ailleurs : Ahmed Rami affirme que le général Dlimi, dénoncé par les services secrets américains, n’a pas trouvé la mort dans un accident à l’intérieur de la palmeraie de Marrakech au retour de son entrevue avec Hassan II, mais qu’il a été assassiné quelques heures auparavant au palais royal même. La dépouille a ensuite été placée dans sa voiture qu’un engin télécommandé a fait exploser pour simuler un accident. Depuis bientôt près de vingt ans, aucun élément nouveau n’est venu confirmer ou démentir les propos d’Ahmed Rami. Installé en Suède, l’ancien officier a sombré dans un antisémitisme nauséabond qui lui a fait perdre toute crédibilité. S'il continue à publier des appels – certains consultables via Internet – sur le Maroc de Mohammed VI, plus personne ne l’entend, hormis une poignée d’exilés irréductibles et d’opposants esseulés. Il n’empêche que ce que l’ancien militaire confiait alors à Roland Delcour est en grande partie exact : Dlimi a bien été tué sur ordre de Hassan II mais probablement pas dans les circonstances décrites par Rami. En témoigne cette note – inédite – « A la haute attention de Sa Majesté Le Roi » rédigée et signée par Mohamed Médiouri, l’homme chargé de la sécurité royale. Tapée 10

à la machine sur un papier à en-tête du type de celui utilisé au Palais mais non datée, elle tient en une trentaine de lignes : « Dans l’attente de Vos directives Royales. Votre Majesté trouvera ci-joint un bref résumé des Déclarations que le traître Dlimi a faites après Votre départ. Le rapport dans son intégralité ainsi que les enregistrements seront à la disposition de Votre Majesté dans la matinée. « – Les bandes qui ont été remises à Votre Majesté étaient des contrefaçons. Elles étaient produites par le colonel Bouatar, avec l’intention de semer le doute dans l’entourage de Votre Majesté. « – L'opération militaire était supposée avoir lieu au cours de votre prochain séjour à Marrakech, de sorte qu’ils puissent utiliser la base militaire de Ben-Guerrir en cas de nécessité. « – Deux réunions ont eu lieu l’an dernier à l’insu de Votre Majesté avec des membres de la sécurité militaire algérienne et du Polisario dans un appartement à Paris. « – Il a déclaré qu’il avait rencontré le Directeur Adjoint des Opérations de la CIA à deux reprises, et que celui-ci l’avait assuré de la coopération de la CIA dans l’éventualité d’un coup d’Etat et l’avait encouragé à passer à l’action. « – Il a soutenu que (le) rapport qui avait été transmis à Votre Majesté la semaine dernière de la part de “ Mac-Mahon ” avait été monté de toutes pièces par la CIA. L'objet en était de créer la confusion dans l’esprit de Votre Majesté au cas où il viendrait à vous afin de vous révéler les intentions de la CIA spécialement après l’arrestation du colonel Bouatar. « Majesté, à la fin de notre entretien, il a imploré Votre pardon et nous a demandé de supplier Votre Majesté afin d’épargner sa famille ; il nous a également remis une liste de tous ses biens en Europe ainsi qu’une procuration au nom de Zohra, comme vous l’avez ordonné. « Majesté, nous avons pris toutes les mesures nécessaires afin de préserver le caractère secret de cette mission. » L'hypothèse des spécialistes, à ce jour, est la suivante : Hassan II, informé par des services de renseignements occidentaux de l’imminence d’un putsch dirigé par Ahmed Dlimi, aurait décidé de le supprimer. Une roquette tirée contre la voiture du général dans la palmeraie de Marrakech, à un endroit où la route se rétrécit, devait suffire. Ce fut un échec. L'engin touche l’avant du véhicule où se trouve le chauffeur tandis que les deux passagers assis à l’arrière ne sont que blessés.

Dlimi est donc transféré non pas au palais royal de Marrakech, comme l’a prétendu l’officier réfugié à Stockholm, mais dans une discrète villa des environs utilisée par les forces de sécurité. C'est là que le général est interrogé – un moment en présence de Hassan II, selon la lettre – avant d’être exécuté. Sa dépouille sera rapatriée à Rabat. La note adressée au roi signée par Médiouri est sibylline. Elle évoque des « bandes » remises au roi. S'agissait-il de l’enregistrement de conversations téléphoniques entre Médiouri et Latefa, la mère des princes ? En guise de défense, le chef de la sécurité royale rétorque – en s’appuyant sur les aveux arrachés à Dlimi – que les conversations enregistrées sont des « contrefaçons ». Les bandes, affirme-t-il, proviennent des services du colonel Bouatar arrêté quelques jours avant « l’accident » . Qui se cache derrière le pseudonyme de « Mac-Mahon » ? Près de vingt ans après les faits, il est toujours impossible de répondre avec certitude. Le scénario le plus probable désigne un responsable des services secrets américains en poste à Rabat. La CIA aurait-elle joué un double jeu dans la tentative de coup d’Etat, appuyant le général Dlimi mais préparant ses arrières, en cas de dérapage? Hasard du calendrier, quelques jours après « l’accident », le président François Mitterrand est en visite officielle au Maroc. Au cours du dîner officiel qui, à Marrakech, réunit autour du roi la délégation française, le prince Moulay Rachid se penche vers l’ancien ministre des Affaires étrangères, Michel Jobert, invité personnel du président français, et lui demande en toute ingénuité : « Vous savez comment le général Dlimi est mort? » Hassan II a entendu, et c’est sur un ton définitif qu’il coupe son fils d’un ton comminatoire : « Arrête d’importuner Monsieur Jobert. » Plus personne ce soir-là ne citera le nom de celui qui croyait réussir là où Oufkir avait échoué. Le dossier Dlimi est donc clos et, depuis, aucun galonné ne s’est aventuré à déstabiliser la monarchie. L'entreprise était à hauts risques. Hassan II qui au début de son règne ne tarissait pas d’éloges sur l’armée et prêtait à ses chefs toutes les vertus a révisé son jugement. L'armée, il s’en méfie ; les officiers, il les surveille. Echaudé par les tentatives de putsch d’hommes qui cumulaient entre leurs mains des pouvoirs excessifs, Hassan II en revient aux recettes éprouvées 11

pour assurer la pérennité du trône. D’abord, il scinde les anciennes responsabilités du général félon pour les confier à des personnes différentes. Commandant de la garde royale, le colonel-major Mohamed Cherkaoui est nommé directeur des aides de camp; la direction du contre-espionnage (DGED), est attribuée à Abdelhaq Kadiri, remplacé à la tête de la Sûreté nationale par un gouverneur, Hamid Boukhari ; enfin, le commandement par intérim de la zone sud où sont stationnés cent vingt mille militaires revient au colonel-major Abdelaziz Bennani. Auparavant, toutes ces responsabilités étaient réunies entre les mains du général Dlimi. Deuxième règle d’or : favoriser la division entre ses collaborateurs. Hassan II joue les uns contre les autres, les civils contre les hommes en uniforme, les gendarmes contre les militaires. Nul ne sait mieux que lui attiser les rivalités personnelles entre ses proches . Un jour, au palais de Bouznika, où ils s’entretiennent de l’affaire du Sahara occidental, le patron de la gendarmerie, le général Benslimane, un homme connu pour sa dureté, et le ministre de l’Intérieur, Driss Basri, en sont presque venus aux mains sous l’œil ravi du souverain. L'inimitié entre ce dernier et le chef de la sécurité du palais, Mohamed Médiouri, « le chat » comme on le surnomme à la cour, est également exploitée par le monarque. Elle est tenace, quotidienne, publique. Elle ne cessera – brièvement – que vers la fin des années quatre-vingt-dix, le temps d’écarter leur adversaire commun le directeur de la Sûreté nationale, Ahmed Midaoui. Coupable d’avoir voulu court-circuiter le ministre de l’Intérieur auprès de Hassan II, coupable aussi de s’être attaqué aux amis de Mohamed Médiouri, l’homme qui colle au roi comme à son ombre, Midaoui connaîtra sa traversée du désert avant de resurgir avec Mohammed VI. En bon cynique, le roi Hassan II a également compris que pour contrôler ses principaux vassaux, acheter leur silence et les dissuader de se rebeller, rien ne vaut l’appât du gain. Il va donc les couvrir de cadeaux, leur offrir des villas dans les beaux quar-tiers, des fermes propriété de l’Etat, leur céder des terrains qui ne demandent qu’à être lotis, des licences de pêche qui ne demandent qu’à être revendues, des carrières qui ne demandent qu’à être exploitées. Pour ceux des barons du régime qui n’auraient pas les moyens de se lancer dans les affaires et les trafics, petits ou grands, les banques du royaume sont là, prêtes à octroyer des prêts bonifiés dont on oubliera de demander le remboursement. Qui oserait dénoncer ce traitement de faveur? Le Maroc tout entier n’appartient-il pas à son roi bien-aimé ? « Enrichissez-vous. » Le message a été entendu au-delà de toute espérance. 12

Les grands patrons de l’armée et de la gendarmerie, les responsables des services de sécurité, les ministres au portefeuille stratégique, les gestionnaires de la fortune du souverain : tous sans exception ont amassé des fortunes conséquentes qui fructifient à l’étranger, investies dans la pierre ou en Bourse. Depuis longtemps, le Commandeur des croyants juge imprudent et dangereux de dépendre d’une source d’informations unique. Pour limiter les risques de manipulation, au lendemain de la probable trahison de Dlimi, il multiplie les services de renseignements. Lorsque Hassan II disparaîtra, le royaume en comptait près d’une demi-douzaine qui se jalousent, se surveillent mutuellement quand ils ne se combattent pas. Outre la Direction de la surveillance du territoire (DST), les Renseignements généraux (RG) qui dépendent du ministère de l’Intérieur, et le 2 bureau des Forces armées royales, Hassan II dispose des rapports du service de contre-espionnage (DGED). Présent dans la totalité des villes la DGED quadrille le royaume. S'y retrouvent la crème des officiers de gendarmerie, des policiers, des civils et les membres des forces auxiliaires. Depuis la disparition du général Dlimi, la meilleure source de renseignements n’est pourtant pas celle-là. C'est la gendarmerie, dont les brigades de renseignements implantées dans chaque poste irriguent le royaume jusqu’au plus petit des hameaux. Enfin, le Palais a sa propre brigade de renseignements dirigée par un commissaire. Elle n’est ni très étoffée (guère plus d’une vingtaine d’hommes), ni financièrement autonome. Elle a peu d’antennes dans le royaume. Pourtant, parce que cet embryon de service secret n’a aucun lien avec l’Etat, qu’il dépend de la seule Sécurité royale, c’est celui dont le roi Hassan II est le plus fier, le seul peut-être en qui il a une confiance absolue. Comme si cela ne suffisait pas, Hassan II a enrôlé les services de renseignements « amis ». Seul le patron de la Sécurité royale, Mohamed Médiouri, est dans la confidence et sait que certains soirs le roi reçoit tel ou tel responsable de la DGSE – le principal service de renseignements français. Les services secrets américains et israéliens, ceux du Golfe entretiennent également des rapports suivis avec la monarchie. Paris, Washington, Jérusalem n’hésitent pas à envoyer des émissaires spéciaux au palais porteurs de notes de synthèse propres à faire les délices du monarque. De son côté, il les aide. Des agents marocains seront, par exemple, infiltrés en Libye pour enquêter sur une usine d’engrais où les Américains sont convaincus que le e

colonel Kadhafi fabrique des armes chimiques. Hassan II ne s’est jamais caché de ses accointances avec les services étrangers. Au journaliste Eric Laurent, il se vante de traiter « avec les patrons des services ». « On ne plaisante pas avec ces affaires, ajoute-t-il. D’ailleurs, chaque année, à l’occasion de la fête du Trône ou de mon anniversaire, il est fréquent que plusieurs chefs de services de renseignements soient présents. Il est arrivé quelquefois, à Marrakech, que cinq responsables de services spéciaux se retrouvent devant le même buffet. » On imagine la gourmandise du roi à avoir réuni un tel plateau... Dans leurs Mémoires, les patrons successifs des services français ont tous laissé percer leur fascination pour Hassan II. On retiendra le témoignage d’Alexandre de Marenches, qui fut de longues années le patron du SDECE, l’ancêtre de la DGSE actuelle. Le roi du Maroc, affirme-t-il à Christine Ockrent qui l’interroge, est doué d’« une des intelligences les plus brillantes qu’il m’ait été donné de rencontrer, d’une mémoire prodigieuse, du “ troisième œil ”, celui de l’extrême sensibilité et de la haute perception, et (c’est) l’un des rares hommes d’Etat de notre époque (...) Il a acquis une compréhension, une vision des affaires mondiales qui mériteraient des moyens financiers supérieurs à ceux du Maroc. Si le Roi Hassan II, qui parmi les différentes fonctions est l’un des deux gardiens du détroit de Gibraltar, possédait une fraction du pétrole du Golfe, la face du monde changerait. Il a tout compris ». A courtiser les services de renseignements, le roi trouve un autre intérêt que la fourniture de rapports confidentiels. Par leur intermédiaire, il peut transmettre des messages aux chefs d’Etat amis sans passer par des canaux diplomatiques officiels lents et d’une fiabilité douteuse. « Si vous vous entendez bien avec un chef d’Etat, explique encore Hassan II à Eric Laurent, vous pouvez vous mettre d’accord pour communiquer en dehors des passerelles diplomatiques classiques, à travers les services de renseignements. Vous êtes sûr, ainsi, que le message arrivera directement sans qu’il soit commenté ou court-circuité par quelqu’un d’autre. C'est une méthode que je pratique avec un certain nombre de pays. Nous réglons avec leurs ambassadeurs les problèmes courants mais lorsqu’un message ponctuel, conjoncturel, doit arriver immédiatement au responsable du pays en question, j’utilise un canal spécial qui permet d’obtenir une réponse dans les vingtquatre heures . » Le recours à la diplomatie parallèle est caractéristique du roi. Du début à la 13

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fin de son règne, il l’a pratiquée sans discontinuer avec les Israéliens. Episode qui n’a jamais filtré du Palais, moins d’un an avant de mourir, c’est par l’intermédiaire de deux femmes – une avocate algérienne qui fait la navette entre Rabat, Alger, Paris, et une femme d’affaires marocaine proche de la famille royale – que le roi amorce un rapprochement avec l’Algérie. La période est propice. Abdelaziz Bouteflika qui, sollicité par les militaires, songe à se poser en successeur du président Liamine Zeroual, souhaite améliorer les relations algéro-marocaines. Pour amorcer le dialogue, Hassan II assure l’ancien ministre des Affaires étrangères de Houari Boumédiène de son soutien et lui promet de « vendre » sa candidature auprès de ses amis français. Noué par des femmes d’influence, ce dialogue entre le roi et le futur président algérien (né au Maroc où il a passé une partie de sa jeunesse) va se poursuivre et prendre consistance plusieurs mois sans que quiconque au ministère de l’Intérieur ou des Affaires étrangères soit tenu informé. L'une des femmes a un accès direct au roi, l’autre est une proche de Bouteflika qui entre-temps s’est fait élire président de la République algérienne. Une nouvelle étape s’ouvre donc. Les Algériens font savoir qu’ils souhaitent voir Driss Basri dessaisi du dossier des relations algéro-marocaines et donc du contentieux du Sahara occidental. Ils n’ont guère confiance dans le ministre de l’Intérieur, se méfient de ses « manipulations » et de son jeu d’ombres. Le roi, de son côté, préconise une rencontre sans tarder entre chefs d’Etat pour officialiser les retrouvailles entre le Maroc et l’Algérie. Les négociations politiques, fait-il valoir, viendront ensuite, une fois restauré le climat de confiance. Le rôle des deux messagères n’ira pas plus loin. En juillet 1999, la disparition de Hassan II met un point final à cet ultime avatar de la diplomatie masquée qu’affectionnait le souverain. Mohammed VI monté sur le trône, les relations avec l’Algérie vont rester chaotiques. Sur ce point, l’héritage légué par Hassan II est décevant. 1 L'Evénement, n 9, octobre 1966. 2 En revanche, la responsabilité du général Oufkir dans le putsch de Skhirat n’a jamais été formellement établie. 3 L'Evénement, 28 juillet-4 août 1999. 4 Selon cette version, le général n’était pas impliqué dans l’attentat mais, en homme d’honneur, le ministre de la Défense se serait donné la mort pour effacer la trahison de l’armée. o

5 Oufkir, un destin marocain, Stephen Smith, Calmann-Lévy, 1999. 6 Le Figaro, 25 août 1972. 7 Le Monde, 30 juin 2001. 8 Le Monde, 27 janvier 1983. 9 Entretien avec l’auteur, novembre 1999. 10 A Paris, on confirmera « de bonne source » que Dlimi était en relation avec l’opposition marocaine : Le Monde, 24 février 1983. 11 Transféré par hélicoptère à la base de Khénitra, l’officier, qui avait la haute main sur les centraux téléphoniques du palais, n’a jamais reparu. 12 Les seuls à ne point se détester sont les généraux Kadiri et Benslimane dont les familles, originaires de la même région, sont proches. 13 Hassan II, La Mémoire d’un Roi, op. cit. 14 Dans le secret des princes, C. Ockrent et A. de Marenches, Stock, 1986. 15 Op. cit.

Chapitre 5 L'ÉDUCATION D’UN PRINCE « Je suis un père plutôt sévère ; je trouve qu’aujourd’hui les parents ont abdiqué, ce qui est une catastrophe pour la société (...) Je tiens à faire du prince héritier un homme qui puisse être au service de tous, sans être le serviteur de personne, c’est-à-dire qu’il ait un minimum de fierté et un maximum de personnalité, tout en conservant beaucoup d’humilité. Il doit avoir en horreur la médiocrité. Cette règle m’a été inspirée par mon père. Je préférerais qu’il ait la note zéro plutôt qu’une note médiocre . » Exigeant et sévère : voilà sans doute les qualificatifs qui résument le mieux l’attitude de Hassan II vis-à-vis de ce jeune fils appelé un jour à lui succéder. Cette posture paternelle, qui claque comme un manuel d’instruction militaire, a peut-être ses vertus. Ce fut celle de Mohammed V et c’est ainsi que Has-san II fut élevé. Mais elle n’est pas des plus épanouissantes lorsqu’on est un garçon sensible et tourmenté. Elle annonce des affrontements violents, des rancunes tenaces, des ressentiments difficiles à surmonter. Né lui aussi « sur les marches d’un trône », sidi Mohammed, à s’en tenir aux apparences, bénéficie, comme tous les enfants du roi, d’une enfance dorée. Il a une nourrice d’origine française, une armée de domestiques à son service, des jouets à ne plus savoir qu’en faire, une petite voiture électrique rouge pour se promener sur le terrain de golf et, pour se distraire, de jeunes chiens – sept au total – dont un braque d’Auvergne, Jéhu, offert par le président Giscard d’Estaing. S'il n’y avait que les chiens... Smit sidi adore les animaux : il possède un petit cheval acheté sur un marché marocain, « Rastignac », et toute une basse-cour avec un coq, des poules, des oies et des canards. Là, il se sent bien. « C'est chez moi », dit-il. Ce qu’aimerait cet enfant d’une dizaine d’années à la chevelure un peu blonde, prompt à fondre en larmes en cas de contrariété et dont les traits délicats rappellent déjà ceux de sa mère ? Des réveils un peu moins matinaux? Une « nounou » plutôt qu’une nourrice à la rudesse absurde ? Elle a la main leste et des jeux douteux comme cette manie de placer un bas noir sur le visage et d’aller hanter les couloirs pour effrayer les jeunes enfants. Ce qui manque surtout au prince héritier, ce sont des parents à la présence réconfortante et chaleureuse. Il voit trop rarement sa mère confinée au harem et peut-être trop souvent « papa sidi », ainsi qu’il appelle son père. Non pas que Hassan II soit omniprésent. Souvent absent du palais de Rabat, le roi est un personnage lointain. Même les vacances scolaires ne les 1

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rapprochent pas : le souverain les passe au palais de Skhirat, tandis que les princes et les princesses font du scoutisme mêlés aux enfants du peuple dans la campagne autour de Rabat. Les retrouvailles sont trop souvent associées à des remontrances synonymes de châtiments corporels. Pour une bêtise d’enfant, une réflexion déplacée, un comportement jugé hautain, une mauvaise note sur le carnet scolaire, Hassan II fixe la sentence – dix, vingt, trente coups de fouet, la fallaka, sur les fesses ou la plante des pieds, qu’un serviteur exécute avec une fermeté variable. Le roi n’assiste pas à la correction. Il se tient dans une pièce voisine, ce qui fait que, parfois, l’abid tape sur des... tapis en recommandant aux enfants de crier le plus possible pour donner le change. « Jusqu’à l’âge de dix, douze ans, j’ai reçu des coups de bâton (...) J’ai fait preuve de la même sévérité envers mes propres enfants », raconte Hassan II au journaliste écrivain Eric Laurent. Des corrections, il y en eut donc pour tous ; des corrections mémo-rables et suffisamment douloureuses pour qu’un des enfants, battu un jour brutalement, songe à envoyer à Amnesty International la photo des marques laissées par la badine royale. Après les deux années à l’école coranique, l’éducation des enfants du roi, garçons et filles, s’articule autour d’une institution sans équivalent dans le monde hormis, un temps, dans l’Espagne franquiste, celle du collège royal. Davantage pour des raisons de sécurité que de protocole, du moins officiellement, il s’agit de créer pour chaque enfant de la famille royale une classe d’élèves de son âge (et de son sexe, les classes n’étant pas mixtes) pour l’accompagner de l’école primaire jusqu’au baccalauréat. Autour de smit sidi une classe d’une douzaine d’élèves a été constituée avec des « amis de l’extérieur » et des « amis de l’intérieur ». Les premiers, les plus nombreux, venus des quatre coins du royaume, doivent à un carnet scolaire exceptionnel de se retrouver au collège royal. Pendant les études secondaires du prince héritier ces surdoués logent avec lui dans une sorte d’internat aménagé au sein du collège. Moins nombreux, les « amis de l’intérieur » n’ont pas ce traitement de faveur. Sélectionnés parmi les enfants du quartier voisin de Touargua, nés la même année que le prince, d’origine modeste, ils sont des écoliers de seconde catégorie. Ils suivent les cours du collège royal mais sans bénéficier des privilèges dont jouit smit sidi. Les gouvernantes étrangères du palais royal ne les aiment pas et ne se privent pas de leur faire sentir qu’ils appartiennent à un monde inférieur. Moins doués pour les études que les « amis de l’extérieur 3

», les « amis de l’intérieur » sont livrés à eux-mêmes. Taillables et corvéables à merci, leur sort, malgré les apparences, n’est pas des plus enviables. Rares sont ceux qui, camarades de classe de sidi Mohammed, occupent aujourd’hui un poste important. Suivi de près par Hassan II, qui distribue les prix en fin d’année, l’enseignement au collège royal se veut de qualité et complet, même si la transhumance de la cour d’un palais à l’autre désorganise l’année scolaire. Dans les années soixante-dix les cours, qui commencent à sept heures, sont assurés pour l’essentiel par des professeurs agrégés triés sur le volet, mis à la disposition du Palais par la France – et payés par elle... Même les professeurs de langue (anglais et espagnol) sont fournis par l’ancienne puissance coloniale. De tous, le Palais exige une tenue stricte, parfois, des yeux bleus et une chevelure blonde, et une conduite irréprochable. A la fin des années quatre-vingt-dix, pour la génération suivante des princes et des princesses, on demandait encore aux enseignantes qu’elles portent les cheveux tirés vers l’arrière et que les jupes descendent au-dessous du genou. Les locaux, qui seront scindés plus tard (un collège pour les garçons, un autre pour les filles , sont à l’avenant. Bâtie sur plusieurs étages, la Villa des princes est un authentique petit pensionnat : salle à manger, salle d’étude, laboratoire de chimie, bibliothèque, cinéma... Difficile d’être mieux équipé dans le Maroc démuni de la fin des années soixante. En revanche, les chambres des princes et des princesses, qui logent sur place, sont monacales . Les proches des princes se souviennent que, soucieux du manque de confort de la chambre du jeune sidi Mohammed, Moulay Abdallah était intervenu auprès de son frère, Hassan II, pour qu’un tapis de laine vienne réchauffer la pièce, glaciale l’hiver. On enseigne un peu de tout au collège royal que dirige un ministre, Mohammed Aouad, secondé par un petit homme à cheveux blancs, Raymond Deville, l’ancien précepteur de Hassan II : les mathématiques et les langues aussi bien que la religion (la journée commence par un cours sur le Coran), l’histoire de la dynastie alaouite, la littérature française et arabe – avec pour professeur le ministre de la Culture, le vieux Si Bahnani, le « Malraux du Maroc ». En fin de semaine, les garçons ont droit à des cours de menuiserie, de mécanique et de poterie, et les filles à des leçons de musique, de danse, de couture et de cuisine. La cuisine, Hassan II y tient. « C'est important. Je dis d’ailleurs à mes filles : “ Vous aurez beau avoir des diplômes, vous ne pourrez pas les faire cuire à votre mari ” . » Le sport tient également une 4

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place privilégiée. Le prince héritier est un sportif. Il nage une demi-heure par jour dans la piscine olympique du palais royal, joue au football, pratique le karaté, monte à cheval. A l’occasion, il jardine un petit rectangle de terre où poussent des fraises, des radis et même du blé. A chaque rentrée scolaire, le palais fournit à tous les élèves sans distinction les mêmes cartables, les mêmes cahiers, les mêmes stylos, les mêmes montres. Ce qui distingue les uns des autres est impalpable et tient à l’essence même du collège : une institution au service de la famille royale. Comme il est exclu que le prince héritier (tout comme son frère et ses sœurs) redouble, les élèves de la classe, y compris les moins doués d’entre eux, sont condamnés à suivre. Redoubler leur est interdit. Pour les traînards, les paresseux, ou simplement les enfants peu doués, les vacances scolaires ont le goût amer de l’échec et du gâchis. Ils doivent les mettre à profit pour rattraper le retard. Sans être le meilleur de sa classe, smit sidi a laissé le souvenir d’un élève appliqué et travailleur, davantage attiré par les matières littéraires que par les disciplines scientifiques, et surtout doué pour les arts plastiques. « Il est excellent en dessin, il a un trait, une patte remarquables. S'il n’était pas voué au trône, il pourrait ambitionner une brillante carrière artistique », assure son précepteur, M. Deville. Le compliment n’est pas mince et ce n’est pas celui d’un courtisan. Le futur roi a de fait « un trait, une patte » et le sens des couleurs. L'inspiration n’est pas encore au rendez-vous; les chevaux sauvages aux crinières folles, les oiseaux exotiques avec leurs ailes bariolées reviennent plus fréquemment qu’ils ne devraient dans les aquarelles romantiques du prince de quinze ans ; il n’empêche : le talent est là, qui ne demande qu’à s’épanouir. Cette carrière artistique, il ne la fera pas. En 1981, en même temps que sa sœur aînée, Lalla Mériem, il a décroché son bac (option littéraire) avec mention . Il aurait dû passer l’épreuve l’année précédente mais ses professeurs, jugeant qu’il n’était pas fin prêt ont réussi, au prix de trésors de diplomatie, à persuader Hassan II qu’une année supplémentaire en terminale serait des plus profitables au prince héritier . Le bac en poche, ce ne sont pas les beaux-arts mais l’université de Rabat qui attend le futur roi pour des études de droit. Ainsi en a décidé Hassan II, lui-même juriste de formation, pour ce fils qu’il a peu vu grandir. Tant qu’à devoir suivre les traces de son père, sidi Mohammed aurait sans doute préféré, comme le roi son père avant lui, faire son droit à l'étranger . 7

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Puisque, pour ne pas heurter l’opinion, on le lui refuse, il se fait discret sur le campus. « On ne le voyait pas beaucoup à la faculté. Il devait travailler chez lui », confie charitablement – et sous couvert d’anonymat – l’un de ses professeurs d’université. On comprend qu’il préfère travailler « chez lui ». La villa des Sablons où il habite est luxueuse, douillette et isolée. Située à la sortie de Rabat, c’était l’une des résidences favorites de son père qui y venait certains après-midi en compagnie d’amis français. Sidi Mohammed l’a reçue de Hassan II, en récompense de ce baccalauréat décroché haut la main. Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ? Parce que le prince héritier adore les chevaux, les monte à la perfection et que Les Sablons possèdent un magnifique haras. A l’époque, outre son haras, la résidence des Sablons ne valait que par son parc de plusieurs hectares planté d’essences méditerranéennes et africaines. Avec l’aide d’un jeune architecte de ses amis, Karim Chakour, le prince a su transformer une bâtisse sans grand intérêt en un petit palais lumineux et confortable où se marient sans choquer l’art marocain traditionnel et la décoration occidentale, loin du goût tape-à-l’œil de Hassan II que son fils critique tant. Comme la villa d’origine n’était pas très vaste, il lui a accolé un second bâtiment et, à l’entrée, un petit pavillon où il a logé pendant les travaux de réfection. La salle de billard, la véranda, la piscine aux belles dimensions – reçue en cadeau du roi pour ses vingt et un ans – ajoutent une touche agréable à l’ensemble. Avant de pouvoir s’éloigner de son père, sidi Mohammed doit patienter jusqu’en 1988. Il a vingt-cinq ans, une licence en droit – son mémoire de fin de licence portait sur « l’union arabo-africaine et la stratégie du royaume en matière de relations internationales » – et un diplôme d’études supérieures en sciences politiques. Son père a décrété qu’il devait compléter sa formation universitaire par un stage à Bruxelles auprès du président de la Commission européenne, le Français Jacques Delors. C'est l’époque où le royaume chérifien a posé officiellement sa candidature pour intégrer l’Union européenne. Pour smit sidi, cette escapade a des allures de délivrance. « Il était visiblement très heureux loin de papa », résume l’agent immobilier qui a déniché la villa, propriété d’un couple résidant à l’étranger, où loge le prince héritier. Et quelle villa ! Posée dans un parc de près de deux hectares, au cœur d’un quartier huppé à quinze minutes du centre de Bruxelles, elle appartient à cette catégorie de maisons dont le loyer « se négocie à la hausse ». Quelques

aménagements n’en sont pas moins décidés avant la location, notamment dans les salles de bains déjà luxueuses. C'est donc ici, entouré d’une poignée d’amis marocains, que le prince héritier va passer huit mois. Il a beau être flanqué de gardes du corps au cours de ses déplacements, sa villa a beau être gardée nuit et jour par les services de sécurité installés à l’extérieur du parc, smit sidi savoure cette longue escapade. Au siège de la Commission européenne, on ne l’accable ni de travail ni de réunions. Il écoute, prend des notes, intervient rarement, se fait discret. Sans doute s’ennuie-t-il un peu. « Je ne l’ai jamais vu se mettre en colère ni rire aux éclats. C'était un étudiant appliqué, qui était là pour bosser. Il était sérieux, un peu timide », se rappelle un haut fonctionnaire européen. Le week-end, c’est un autre personnage. Libre, il est méconnaissable. Avec sa bande de copains, il croque la vie à pleines dents, sans se cacher, dans les brasseries et les night-clubs, sort, danse, court les châteaux qui pullulent aux alentours de la capitale... Le Maroc, la cour et son père sévère sont loin. Proche de la trentaine, le prince héritier a une personnalité complexe. De ses jeunes années il a conservé un tempérament d’artiste. Les aquarelles un peu appliquées de son enfance sont oubliées mais smit sidi a toujours cette « patte » qui lui permet, en quelques coups de crayon, de caricaturer de belle manière n’importe lequel de ses amis. Un temps, il se tournera vers la photographie avec une prédilection marquée non pas pour les paysages ou les scènes de la vie quotidienne mais pour les portraits. Il photographie ses amis, en noir et blanc, et développe lui-même les clichés. Peu disert lorsqu’il est en représentation mais bavard au milieu de ses amis, le prince a le sens de la repartie, étonne par son humour; il est capable d’imiter n’importe qui et adore les plaisirs capiteux. C'est un danseur hors pair. A Rabat, il fréquente l’Amnésia, « la » boîte de nuit à la mode, tenue par un de ses amis, Albert Lévy qui navigue entre le Maroc et l’Australie . Un ascenseur privé lui permet de s’y rendre depuis le duplex qu’occupe quelques étages au-dessus un de ses camarades du collège royal, Fouad Ali el-Himma, sans emprunter l’entrée principale. A l’Amnésia, le prince et ses intimes ont leur coin réservé. De son père, smit sidi a hérité la passion des voitures et de la vitesse. Sa première automobile – une Fiat, il l’a reçue le jour de ses dix-huit ans. Depuis, son père lui en a offert plusieurs autres, de diverses marques, de différentes teintes, décapotables ou non... Le prince conduit vite, trop vite. Il a eu plusieurs accidents dont un, sur la route de Skhirat, où il a manqué de se 11

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tuer à vingt-deux ans. Il en a gardé un tic imperceptible, une prothèse à l’épaule et le souvenir de la colère violente de Hassan II apprenant que le prince héritier du Maroc mettait en péril sa vie au volant d’une voiture. « L'inquiétude du roi a été supérieure à celle du père, confiera-t-il. Je me suis rendu compte que le prince héritier avait frôlé la catastrophe. Je voyais vingt années d’éducation, de formation complètement anéanties . » L'aveu est sincère mais ce n’était peut-être pas celui qu’attendait son fils. Malgré les années, la vie quotidienne du futur roi ne prend pas cette épaisseur qui annonce une ambition. Smit sidi mène l’existence confortable d’un jeune homme bien né mais contraint. Le matin, il passe à son bureau de l’état-major, survole un rapport, répond au courrier, prend note des demandes d’affectation. La routine... L'après-midi est consacré aux sports. Entre les deux, il lui faut aller saluer son père à son réveil en fin de matinée et le suivre au golf quelques heures plus tard. Ce qu’aime le prince c’est conduire sa vie avec insouciance et sans retenue, faire du jet-ski en bord de mer à Rabat, de la musculation dans la villa de sa sœur aînée, se régaler d’une assiette d’escargots à la bourguignonne au « Provençal », une auberge tenue par des Français à la sortie de la capitale, déguster une langouste au « Cabestan », un établissement réputé sur la corniche de Casablanca, s’habiller chez Armani, regarder un film d’horreur à la Villa des princes le samedi soir, aller faire une virée à Paris, Londres ou New York . A côté de ce prince héritier bon vivant et sportif (quoique fumeur invétéré de cigarettes américaines), qui lit plus volontiers un polar ou une bande dessinée que les articles de la presse internationale sélectionnés par son secrétariat, existe un autre personnage déconcertant et énigmatique, capable d’attentions délicates et d’emportements incontrôlés. Il est attachant, impulsif et capricieux comme un enfant. Dans ses moments de colère, poussé par une jalousie maladive, il peut insulter les proches, les humilier. Qui peut se vanter d’être l’ami du prince héritier? Probablement pas son frère, « l’Italien » comme on le surnomme à cause de sa dégaine de play-boy, ni ses sœurs avec qui il a été élevé mais dont il a tendance à se détourner avec les années. En revanche, il y a des anciens du collège royal avec lesquels il est resté en contact. Certains d’entre eux fréquentent smit sidi chaque jour et gèrent son emploi du temps officiel à l’état-major de l’armée où le prince héritier dispose d’un bureau. Pour autant, tous n’appartiennent pas au premier cercle. 13

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Les intimes du prince forment un club très restreint. Quelques-uns habitent avec lui aux Sablons, les autres y ont leurs entrées, tous s’y retrouvent pour des soirées privées dont Hassan II ignore jusqu’à l’existence. Il y a là un neveu du roi, Naoufel, compagnon d’escapade de sidi Mohammed à qui il fait découvrir les rudes sensations du jet-ski. Beau jeune homme, à la chevelure légèrement blonde, petit et musclé, doté d’un rire contagieux, Naoufel est aimable, gai et extraverti comme savent l’être ceux qui cachent une douleur secrète. La sienne concernait sa mère, la princesse Lalla Nezha, sœur cadette du roi, broyée par le Palais et morte dans un accident de la route à trente-six ans. Elevé aux Etats-Unis avant de retourner au Maroc, Naoufel a connu lui aussi un destin tragique : il est décédé, brutalement emporté par la maladie au début des années quatre-vingt-dix. Il y a aussi un ancien « ami de l’intérieur », un jeune officier de gendarmerie de l’âge du prince, Moulay Abderrahmane, avant qu’une obscure cabale montée contre lui au Palais ne le contraigne à s’éloigner de la capitale. Muté à Tanger, il a disparu dans un accident de la route mystérieux. Il y a encore les deux frères Bernoussi, Hassan et Karim, introduits par Naoufel dans l’entourage du prince héritier, et une famille d’origine italienne, les Orlando avec Catherine et deux de ses frères, Frédéric et Dominique, dont les fréquentations mobilisent les services de sécurité du palais. Il y a surtout Myriam la Pakistanaise et son jeune mari Steven, un Américain converti à l’islam. De petite taille, un joli visage, Myriam est la coqueluche de smit sidi qui, un temps, a mis une chambre à la disposition du couple aux Sablons. Comme si elle faisait partie du corps diplomatique, Myriam est de toutes les fêtes officielles. Sa fille est couverte de cadeaux par le prince. Les services de sécurité du palais royal n’ont pas en charge la protection des Sablons dont les gardes dépendent du seul prince héritier. Mais les hommes de Médiouri s’inquiètent de la relation de sidi avec Myriam. D’autant que son mari, Steven, à leurs yeux, a le tort de fréquenter avec trop d’assiduité l’ambassade des Etats-Unis à Rabat et, surtout, celui de tenir un journal intime. Il faudra que le prince héritier menace Médiouri pour que cesse la filature policière autour du couple. Lorsque les princes ou les princesses voyagent à l’étranger, oublié Hassan II et ses recommandations d’un autre âge. La seule que la famille royale observe au pied de la lettre concerne la presse : fuir les journalistes comme la peste. Pour le reste... L'argent n’est pas un réel problème. Avant chaque

départ, le roi a fait remettre des liasses de devises par sa concubine Farida en même temps qu’il donne les derniers conseils : encore davantage qu’au Maroc, les jupes des filles doivent recouvrir le genou, mais elles ont l’autorisation de porter des pantalons; qu’il s’agisse de maquillage ou de vêtement, il faut bannir le rouge, une couleur vulgaire, trop voyante à son goût, et privilégier le marron nacré pour les lèvres ; les garçons ne doivent pas s’afficher en tenue débraillée. Pour l’argent, le Palais doit voir large. Entre les gardes du corps, le secrétariat, les femmes de ménage, les amis invités, le déplacement mobilise une vingtaine de personnes. Et autant de valises personnelles pour chaque prince ou princesse. Comme le dit un habitué de ces escapades : « Au palais, on ne sait pas voyager avec peu de bagages. » Lorsqu’un prince débarque à Paris, l’ambassade du Maroc est mobilisée. Une antenne du Palais existe dans les sous-sols du bâtiment et le parc automobile de la chancellerie est réquisitionné. Le prince héritier descend au Ritz de préférence au Crillon abandonné à ses sœurs. A Londres, c’est le Claridge, vieux palace victorien fréquenté par l’aristocratie du monde entier qui sert de pied-à-terre, et l’hôtel Hemsley sur la 42 Rue à New York avant qu’il ne soit détrôné, aux yeux des enfants du roi, par le monumental et extravagant Plaza. Dans tous les cas, le personnel n’aura pas à se plaindre. Les pourboires pleuvent, témoignages de générosité et gages de discrétion. Que fait-on dans ces grandes villes? Visiter le Louvre, la cathédrale SaintPaul ou la statue de la Liberté? Sidi Mohammed, son frère et ses sœurs, y sont allés adolescents. A vingt-cinq ou trente ans, ce que l’on aime c’est sortir en jean et blouson, se sentir libre, anonyme, aller sur les Champs-Elysées et faire la queue devant le guichet d’un cinéma, s’attabler dans un restaurant à la mode de Soho, sortir au petit matin d’une boîte de nuit new-yorkaise, et surtout faire du shopping, acheter sans compter tout ce qui est à la mode, original, luxueux, tout ce dont on parle dans les magazines ou les catalogues des grands magasins reçus au palais royal, et qui est introuvable au Maroc. A Paris, on dévalise les boutiques de prêt-à-porter; à Londres, on s’approvisionne en disques; à New York, on achète du matériel hi-fi et des gadgets électroniques dont raffole Hassan II, et que ses enfants lui offriront à leur retour. Car tout le monde se doit de revenir les bras chargés de cadeaux pour le roi, les concubines, les princes et les princesses restés au Maroc, les « filles des vêtements », les amis... Aux Etats-Unis, c’est le consul du Maroc à New e

York, Abdessalam Jaïdi, qui se charge d’acheter les cadeaux pour le compte de la famille royale. A Paris, c’est à une Française, femme de confiance de Hassan II, qu’échoit traditionnellement la mission. Pendant des années, les Galeries Lafayette ont même mis un bureau à sa disposition au dernier étage du magasin... Le retour d’un séjour à l’étranger se termine donc par une distribution généralisée de cadeaux. La cour prend des allures de grand bazar, de déballage insensé. Encore ne voit-on pas les vêtements, les téléviseurs, les cocotte-minute, les fours à micro-ondes, les outils de bricolage achetés à l’étranger par les employés de la famille royale, les petites mains, pour euxmêmes, leur famille, leurs amis. Pour le prince héritier, ces fragments de bonheur passés à l’étranger, ces tranches de plaisir et d’insouciance partagés ou non n’ont qu’une limite : la volonté de Hassan II. Or, le souverain entend sinon préparer smit sidi à son futur métier de roi, du moins lui donner le bagage intellectuel qu’il juge indispensable. Il a beau jurer qu’il s’interdit de « programmer un roi », il fait tout dans ce sens. Après Bruxelles et les bureaux soporifiques de la Commission européenne, ce sera donc l’université de Nice-Sophia-Antipolis pour un doctorat en droit sur « La coopération entre la Communauté économique européenne et l’Union du Maghreb arabe ». En fait, sidi Mohammed ne se rendra qu’une seule fois à Nice, le 29 octobre 1993, pour soutenir sa thèse. Ses recherches, il les a effectuées depuis le palais royal sous la direction conjointe du recteur de l’université Mohammed V de Rabat et du doyen de l’Institut du droit de la paix et du développement de Nice. Ce dernier aura fait de fréquents allersretours entre Nice et Rabat pour suivre les progrès de son élève. Le jour de la soutenance de thèse, six professeurs français et deux personnalités marocaines, dont le ministre marocain de l’Intérieur, Driss Basri , féru de droit comme son patron, sont au jury, tous déférents envers le prince héritier et, au-delà, son père. Un chef d’Etat a également fait le déplacement pour l’occasion, le président Eyadéma du Togo, tandis que le préfet des Alpes-Maritimes représente l’Etat français. Côté marocain, une vingtaine d’universitaires ont été acheminés à bord d’un avion royal tandis qu’une équipe de la télévision nationale assure la couverture médiatique de l’événement. « Vous avez choisi Nice, cité méditerranéenne si proche du Maroc par ses rivages, ses paysages, son histoire, ses hommes, proche par le cœur et par 15

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l’esprit (...) Cette distinction nous touche et nous honore, soyez-en remercié », lance son directeur de thèse. Une telle entrée en matière autorise tous les espoirs. Le prince héritier devient docteur en droit avec la mention « très honorable » et les félicitations du jury. Derrière le fils, c’est le père que l’on honore. Le télégramme envoyé le jour même par les huit professeurs à Hassan II le confirme. « Les membres du jury, écrivent-ils, tiennent aussi à Vous exprimer leur reconnaissance pour avoir, en tant que juriste, favorisé, une fois de plus, la rencontre des universités marocaine et française et permis que se conjuguent nos deux traditions juridiques arabo-musulmane et latine. Les membres du jury expriment à Votre Majesté leurs sentiments les plus déférents et l’assurent de leur entier dévouement . » La thèse sera publiée en France, aux éditions Nathan, avec un titre sensiblement modifié : La Coopération entre l’Union européenne et les pays du Maghreb . Il est vrai qu’entre-temps la Communauté européenne a été rebaptisée Union européenne et que l’Union du Maghreb arabe agonise, victime du contentieux qui, au Sahara occidental, met indirectement aux prises le Maroc et l’Algérie. Rendant compte de l’ouvrage dans la revue Panoramiques, l’universitaire Abdelhag Rharade ne cache pas son enthousiasme pour ce livre « méthodique, juridique (qui) permet de lire en filigrane la pensée de l’auteur dont personne n’ignore l’importance de la fonction actuelle mais surtout à venir ». L'auteur fait néanmoins remarquer que parfois, « en dépit de la justesse de l’analyse », tel ou tel passage « laisse le lecteur sceptique quant à l’objectivité des propos ». « La position de l’auteur, glisse-t-il, le contraint, bien entendu, à défendre les intérêts de son pays. » Ce prince héritier bardé de diplômes universitaires n’est guère préparé aux affaires de l’Etat. Hassan II « ne parlait à personne de sa succession. C'était un sujet intouchable », convient son « copain » Giscard d’Estaing. Le roi cantonne le prince héritier à des tâches protocolaires – représenter son père aux obsèques de chefs d’Etat ou à des sommets officiels – quand il ne l’envoie pas porter des messages à travers le monde. « Coordinateur des bureaux et services de l’état-major » et à ce titre numéro deux des forces armées, général de division à l’âge de trente et un ans, il n’est pas consulté lors des promotions militaires. Lorsqu’il se risque à en proposer une ou à suggérer une mise à la retraite, elle est systématiquement refusée par son père. Il assiste aux Conseils des ministres mais sans ouvrir la bouche. Les 18

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mieux disposés à l’égard du régime marocain font valoir que le prince héritier « s’imprègne » de sa fonction future ; d’autres, plus sévères, évoquent son rôle de potiche. L'absence de communication entre le prince héritier et son père – « le Vieux », comme ses enfants ont pris l’habitude de le surnommer – est à la mesure de leurs relations médiocres. Ils devraient se rencontrer ; ils s’évitent. Ils devraient se parler ; ils se taisent. Le père est trop hautain, le fils trop irritable. Pour un oui, pour un non, les crises éclatent et débouchent sur des silences qui peuvent durer des mois. Hassan II ne comprend pas que son fils ne se marie pas. Il lui en fait le reproche régulièrement. En vain. A l’inverse, sidi Mohammed supporte difficilement le refus de son père d’officialiser par un décret royal le choix des proches collaborateurs du prince héritier. « Tu ne dois pas mélanger ta vie privée et ta vie publique », lui a rétorqué Hassan II pour justifier son veto. Les retrouvailles paraissent impossibles mais les apparences sont sauves. Interviewé par Paris-Match alors qu’il frise les trente ans, sidi Mohammed n’en finit pas de citer, de se référer, de prendre en exemple son père dont le nom revient une vingtaine de fois au cours de l’entretien – pourtant bref. La seule note de sincérité surgit au détour d’une phrase lorsque le prince avoue avoir « souvent le trac ». Soit qu’il ne lui fasse pas confiance, soit qu’il veuille secrètement le protéger, Hassan II ne tient pas à mêler le prince héritier à la gestion des affaires publiques. Au mieux, il fait semblant. L'été 1996, lorsqu’il confie à son fils les négociations avec les Sahraouis du Front Polisario pour clore – croit-on à tort – le dossier du Sahara occidental, ce n’est qu’une mascarade. Dès la première séance de travail au palais de Skhirat, les interlocuteurs du prince ont compris que derrière les vitres sans tain de la pièce, il y a des caméras qui les filment. Et que le roi suit et écoute les discussions, même s’il n’est pas physiquement présent. Le prince ne dispose d’aucune marge de manœuvre. Et c’est avec une rare politesse qu’il admet ne pas avoir de mandat pour discuter de la question de l’indépendance du Sahara occidental, la seule qui vaille en vérité pour les Sahraouis. « Je peux parler de tout ce qui précède l’indépendance. L'indépendance c’est avec mon père qu’il faut en parler, et lui seul », répète-t-il sans cesse. Quelques années plus tard, quand l’alternance politique commence à prendre corps dans les esprits, que les responsables socialistes négocient avec le Palais les conditions de leur arrivée aux affaires, l’un d’entre eux, devenu 22

depuis ministre du gouvernement Youssoufi, cherche à prendre langue avec le prince héritier pour le tenir informé des tractations en cours. Il se verra rapidement intimer l’ordre de « ne pas mêler le prince héritier à cette affaire ». « Hassan II ne m’a pas permis de rencontrer son fils », raconte-t-il. Pourtant, quelque chose est en train de changer. A l’automne 1995, le roi, âgé de soixante-six ans, a été victime d’un refroidissement à New York, où il se trouve pour l’assemblée générale des Nations unies. Pétrifiés de peur, incapables d’imposer à leur royal et peu commode patient autre chose que de l’aspirine, ses médecins marocains ont laissé le mal empirer. C'est d’une broncho-pneumonie que souffre désormais le souverain aux poumons malmenés par le tabac et le bois de santal. L'alerte est sérieuse. Prévenu, le prince héritier s’est rendu au chevet de son père . Là, il a imposé de faire appel à un praticien américain, habitué du palais, et a donné son accord pour transférer Hassan II de l’hôtel Plaza à l’hôpital de New York. C'est sa première décision d’homme d’Etat. De ce moment-là, un changement imperceptible s’est produit. Le prince n’a pas pris le pas sur le roi son père, mais leurs rapports ont évolué. Smit sidi a gagné en assurance. Pendant quelques jours, son père affaibli, il a presque été le roi du Maroc. 1 Paris Match, 26 novembre 1976. 2 L'expression était fréquemment employée par Hassan II à son propos. 3 Hassan II, La Mémoire d’un Roi, op. cit. 4 Le prince héritier a passé ses années de primaire en compagnie de sa sœur aînée dans le bâtiment du collège implanté à l’intérieur même du palais royal de Rabat tandis qu’il a suivi ses études secondaires dans le bâtiment du collège situé légèrement à l’extérieur du palais proprement dit. Les filles, en revanche, pour n’avoir pas à franchir l’enceinte du palais, ont fait la totalité de leur scolarité dans le collège royal « de l’intérieur ». 5 Enfants, le prince héritier et sa sœur aîné Lalla Mériem ont partagé la même petite chambre au collège royal. 6 Paris Match, numéro cité. 7 Jours de France, 30 juin 1975. 8 Il s’agit du baccalauréat marocain. Son jeune frère Moulay Rachid sera le seul des enfants de Hassan II à passer le baccalauréat français. 9 Depuis, tous les enfants du roi ont fait deux années de terminale. 10 Hassan II a été élève à la faculté de Bordeaux. 11 L'Express, 29 juillet 1999. 23

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12 D’un de ses séjours en Australie, Albert Lévy est revenu une fois avec un kangourou qu’il a offert à son ami le prince héritier. 13 L'Express, numéro cité. 14 Deux destinations étaient interdites au prince et à la famille royale par Hassan II : Miami, à cause de sa réputation sulfureuse, et l’Australie, trop lointaine. 15 Hassan II, La Mémoire d’un Roi, op. cit. 16 L'Union du Maghreb arabe (UMA) regroupe le Maroc, l’Algérie, la Mauritanie, la Tunisie et la Libye. Jusqu’à présent, les efforts pour transformer l’UMA en une sorte de Marché commun n’ont pas abouti et l’union entre les cinq pays membres est plus formelle qu’effective. 17 En 1988, M. Basri avait présenté à l’université des sciences sociales de Grenoble une thèse en doctorat de droit sous le titre : « L'administration territoriale, l’expérience marocaine ». Elle a été publiée par les éditions Dunod (collection « Droit public »). En mai 2001, c’est le prince héritier Moulay Rachid qui, à Bordeaux, a soutenu une thèse de doctorat en droit sur le thème : « L'Organisation de la conférence islamique (OCI), étude d’une organisation internationale spécifique ». Il a obtenu la mention « très honorable » et les félicitations du jury. 18 Libération, 8 mai 1996. 19 Par Mohammed ben el-Hassan Alaoui, Nathan, 1994, 237 pages. 20 Panoramiques, 3 trimestre 1999, numéro spécial Maghreb Europe. Le même numéro publie des extraits de l’ouvrage du prince héritier. 21 Paris Match, 5 août 1999. 22 Paris Match, 24 septembre 1992. 23 Entretien avec Mohamed Yazghi, 31 juillet 1999. 24 La « mère des princes » n’a pas fait le déplacement alors qu’au harem toutes les femmes étaient convaincues que le roi ne survivrait pas. e

Chapitre 6 L'HIVER DU PATRIARCHE L'explication a eu lieu au palais de Skhirat au début des années quatrevingt-dix sans autres témoins que les cinq enfants du roi. Aux princes et aux princesses réunis dans ce palais d’un autre âge, un Hassan II prématurément usé a parlé ce soir-là non pas comme un roi sévère et inflexible, mais comme un père. Il leur a dit son incompréhension, son accablement et sa solitude. Il leur a reproché de l’éviter, de ne jamais venir se confier, alors que lui, à leur âge, n’hésitait pas à aller trouver son père, Mohammed V, aussi rigoureux qu’il ait été pendant sa jeunesse. Le roi ne comprend plus ses enfants devenus des étrangers. Il est convaincu de les avoir élevés de manière irréprochable. Ils n’ont manqué de rien. Pendant leur enfance, des gouvernantes venues de France et d’Espagne les ont guidés et leur ont appris les bonnes manières. Au collège royal, les cinq enfants ont bénéficié d’un enseignement exceptionnel et de professeurs hors pair. Les trois filles n’ont pas eu le droit de poursuivre leurs études audelà du baccalauréat, mais n’est-ce pas le sort de la plupart des Marocaines ? A ses enfants il a offert des villas, des piscines, des voitures... A deux de ses filles il a déjà trouvé un mari. Certes, dans chaque cas, le mariage était arrangé, mais leur a-t-il imposé de mauvais partis, des hommes sans éducation ou âgés ? Que ces unions se lézardent ensuite, on ne saurait le lui reprocher. Quant aux garçons, il les a laissés vivre leur vie. Il aurait pu contraindre le prince héritier à se marier; il lui avait même fixé un délai. Le délai est passé et le roi n’a pas réagi. A chacun de ses retours de voyages à l’étranger, il les a comblés de cadeaux. Pour l’anniversaire de ses garçons et filles, il ne manque jamais d’organiser des fêtes et de faire venir l’orchestre national du Maroc. A aucun il n’a interdit d’aller passer chaque année – à sa charge – des vacances en Europe ou aux Etats-Unis. Alors, pourquoi cette méfiance quotidienne, cette distance permanente, ce mépris déguisé, ces silences empoisonnés qui peuvent durer des semaines voire des mois entre eux et lui ? Que leur reprochent-ils ? Travaillant pour le trône alaouite, ne travaille-t-il pas en fin de compte pour leur avenir? Ses enfants ne répondent pas. Ils n’évoquent ni les châtiments corporels de leur enfance, ni la vie privée extravagante de leur père, encore moins ce qu’ils ont appris en lisant, en cachette, le réquisitoire de Gilles Perrault, Notre ami le roi, ni la honte ressentie en voyant des manifestants brûler le portrait

de leur père à Paris alors que l’un des enfants du roi s’y trouvait. Mais ils se taisent ou balbutient des explications qui n’en sont pas. Le roi est seul. Sent-il confusément que le temps manque pour nouer d’autres liens et construire une relation différente, maintenant que le royaume est apaisé ? Même l’aînée, Lalla Mériem, se comporte aujourd’hui comme une étrangère. De ses cinq enfants, c’est elle dont le roi est le plus fier. Elle a hérité de la façon de parler et de quelques traits du visage du roi, même si elle ressemble davantage à sa mère. Charmeuse mais consciente de son rang de princesse, sportive, Lalla Mériem a la candeur et la naïveté des personnes nées une cuiller d’argent dans la bouche. Son père l’a comblée de bienfaits. Pour qu’elle dispose d’un pied-à-terre proche de l’Unesco à Paris, où jeune bachelière elle a fait un stage interminable, le roi a acheté le château de Bougival, en région parisienne, avant de confier à cette fille de cœur l’action sociale des forces armées. S'il n’y avait eu la tradition à respecter, Hassan II n’aurait pas marié sa fille aînée. Il a pourtant choisi son époux. Lalla Mériem a été prévenue brutalement, moins d’une semaine avant la célébration du mariage à l’automne 1983 au palais de Fès. Parmi les candidats sélectionnés par ses amis intimes du palais, Hassan II s’est efforcé de dénicher un époux exceptionnel pour cette femme d’une grande sensibilité, mais indécise et qui s’affole vite. « Je te donne la prunelle de mes yeux. Malheur à toi si jamais tu ne la rends pas heureuse », a-t-il lancé à l’élu, Fouad Filali, le fils d’un de ses Premiers ministres. Après la période heureuse à New York où Fouad Filali s’initiait à la finance internationale, le couple, contraint de rentrer au Maroc, n’a pas tardé à sombrer avec, au bout du compte, deux jeunes enfants et un divorce – une première à la cour royale – auquel Hassan II, harcelé par le prince héritier, de guerre lasse, finira par consentir . Est-ce ce mariage désastreux que la princesse reproche à son père et qui lui fait adopter cette attitude lointaine ? Hassan II est également convaincu d’avoir choyé ses deux fils, même s’il les a rudoyés. Un temps, c’est vrai, il a semblé marquer une préférence pour le cadet, Moulay Rachid, bon vivant, noceur invétéré et amateur de femmes, mais volontaire et plus dégourdi et travailleur que sidi Mohammed. Au point de modifier la Constitution du royaume. Elle stipule, dans son article 20, que la couronne du Maroc se transmet de père en fils aux descendants mâles en ligne directe et par ordre de primogéniture « à moins que le Roi ne désigne, 1

de son vivant, un successeur parmi ses fils, autre que son fils aîné ». Il pouvait – il peut encore – faire de Moulay Rachid l’héritier du trône, mais il a préféré jusqu’ici ne pas utiliser cette possibilité. Elle risque de fragiliser le trône pour un résultat aléatoire. Cette valse-hésitation sur fond de Constitution a détérioré les relations, déjà médiocres, entre les deux frères. En revanche, la distance qu’il a cru distinguer chez Lalla Asma l’étonne. S'il n’a jamais compris sa seconde fille, à qui il a tout de même offert un mariage inoubliable trois jours d’affilée au palais de Marrakech, il connaît sa droiture. Artiste à ses heures, passionnée par tout ce qui touche à la santé, capable de poser des points de suture ou de faire un massage cardiaque, Lalla Asma aurait fait un peintre honorable et un médecin hors pair. Elle est discrète et se tient éloignée du Palais. A l’inverse de ses deux sœurs, elle répugne à porter des bijoux qui valent des fortunes. « C’est une insulte pour les Marocains qui vivent dans la misère », a-t-elle lancé un jour. Mariée depuis 1992 au fils d’une grande famille de Casablanca, elle a pris à cœur l’éducation de ses deux enfants qu’elle élève sans préjugé. Elle va les chercher à la sortie de l’école et elle les amène faire des courses. Avec leur père ils vont à la mosquée et, le dimanche, en famille, au zoo. Aux yeux de son père, Lalla Asma a une qualité capitale : elle ne courbe pas la tête et sait affronter ses adversaires. Mais elle manque d’ambition. Il n’en dirait pas autant de sa fille cadette, Lalla Hasna, belle jeune femme qui, plus tard, épousera un radiologue de trente-cinq ans dont le roi fera le gérant des fermes royales. Elle est douée pour les langues, chante avec bonheur, dévore les livres de littérature, adore les escapades à l’étranger et milite – comme une princesse milite : essentiellement par sa présence à des dîners de bienfaisance – en faveur des enfants, du patrimoine et de l’environnement. Cette jeune femme tourmentée aime les soirées de gala, les réceptions officielles et tout ce qui brille. Attirée par l’american way of life, elle rêve d’une carrière de chanteuse ou d’actrice. A défaut, elle se verrait bien être la Caroline de Monaco du Maroc. Le roi a reporté son affection sur ses petits-enfants, en particulier sur Lalla Soukeina, la fille de Lalla Mériem. Il l’adore. « Je suis son premier sujet. Elle me mène par le bout du nez », confesse-t-il. Rien ne lui plaît davantage que de voir débouler la jeune enfant à la chevelure brune dans sa chambre à son réveil. Que ne ferait-il pas pour elle ? Chaque année, pour son anniversaire, il lui offre un diamant en forme de flamme. « Ainsi, tu te souviendras de moi », lui a-t-il glissé à l’oreille.

Le malaise déborde le cadre familial. Hassan II a compris que, avec l’âge, le contrôle du Palais commence à lui échapper. Tous les responsables du régime continuent à s’incliner jusqu’à terre devant sa personne, à lui baiser la main avec obséquiosité ; les femmes n’en finissent pas de lui embrasser le pied et de chanter ses louanges, mais derrière ces gestes convenus et théâtraux, il devine les appétits qui s’aiguisent, les complots qui se préparent comme si l’« après-Hassan II » avait déjà commencé. Il n’est pas vraiment dupe. Alerté par un proche, il sait que l’un de ses hommes de confiance dispose aux Etats-Unis d’une fortune colossale acquise à ses dépens. Le roi a entre les mains les conclusions d’une enquête menée par un cabinet spécialisé américain. Il connaît la vérité mais choisit de ne rien faire. Quel homme de son entourage ne s’est pas enrichi? Lequel ne possède pas d’hôtel particulier à Paris, d’immeuble à New York, de villa à Miami? Il n’ignore pas davantage les rumeurs qui circulent au palais sur la « mère des princes ». On lui a présenté des cassettes compromettantes, des enregistrements irrécusables. Il n’a pas sévi. Le siècle s’achève et le roi est las. La nuit, il lui arrive d’abandonner ses concubines en train de regarder un film et d’aller solitaire se réfugier dans ses appartements pour y chercher l’oubli. Qui croire ? A qui se fier lorsque les plus proches collaborateurs dont il a fait la fortune se dérobent? Le ministre de l’Intérieur, Driss Basri, est peut-être l’un des derniers en qui il a confiance, au point de l’admettre, lorsqu’il se repose à Bouznika, dans des parties du palais auxquelles seules les femmes ont accès. Le « grand vizir » est d’une fidélité absolue, et il est habile. Par de petites attentions, il a su s’attacher le roi dont il imite le comportement par un étrange mimétisme jusqu’à convoquer ses collaborateurs du ministère de l’Intérieur au golf dont il est, comme son patron, un passionné. Les jeunes filles qui lancent des pétales de roses à l’entrée des villes que le roi traverse lorsqu’il se rend d’un palais à l’autre, les portraits géants de Hassan II dans les rues, les kilomètres de tapis sur lesquels roule le cortège royal, tous ces gestes démesurés, ces trouvailles insensées sont de Basri. Halte traditionnelle de la Cour entre Rabat et Marrakech, le lac artificiel à l’entrée de la ville de Settat où barbotent des canards pour la plus grande joie de la princesse Soukeina, c’est encore une initiative du ministre de l’Intérieur. Mais le roi sait-il que Driss Basri, l’homme qui a la haute main sur la plupart des services de renseignements, lui ment par omission pour ne pas l’inquiéter? Que Médiouri, l’œil et les oreilles du roi au palais, lui tait

certains faits concernant la famille royale ? Lui a-t-on rapporté que le patron de la gendarmerie, Hosni Benslimane, garde également pour lui des informations et que lorsque le général jure que le prince héritier travaille à son bureau de l’état-major, ce n’est pas forcément la vérité? Trois des hommes parmi les plus puissants du royaume qu’il a toujours pris soin de mettre en concurrence se rejoignent pour lui cacher la vérité et gagner les faveurs du prochain souverain. Face à ces dérobades, le roi est tenté de chercher des confidents. Il a renoué sur le tard avec son jeune neveu, turbulent et rebelle, et le rencontre en cachette du reste de la famille. Ils discutent au palais de Skhirat en toute liberté de l’avenir de la monarchie au Maroc, du conflit au Proche-Orient et des affaires familiales. Hassan II a une dette envers Moulay Hicham dont il a détruit à petit feu la vie du père. S'afficher trop souvent avec le fils réhabiliterait la mémoire du prince défunt mais serait mal interprété et sèmerait la confusion dans les esprits à la cour. Le Palais ne pourrait qu’y voir un signe de défiance à l’égard du prince héritier sidi Mohammed. Ecartelé entre les impératifs du trône et les élans du cœur, le roi a longtemps hésité au cours des dernières années. En 1992 lorsqu’il est allé en visite officielle en Arabie Saoudite, au tout dernier moment, sans raison, il a fait interdire à Moulay Hicham qui était du voyage de participer à une rencontre officielle. L'humiliation a été publique. Blessé, Moulay Hicham, en bon Alaouite, a abandonné la délégation officielle pour rentrer au Maroc. Un ami saoudien a mis un avion à sa disposition. Après une période de relations en dents de scie, faite de brouilles publiques et de réconciliations fugaces, l’oncle et le neveu ont renoué les fils d’un dialogue qui depuis n’a fait que s’enrichir jusqu’à la disparition du souverain. Même au cœur du palais, dans son monde intime, les comportements quotidiens ont changé. Le roi l’ignore, mais les plus jeunes des servantes, venues de leur campagne et débarquées au palais au début des années quatrevingt-dix, ont introduit du cannabis, en quantité importante, dans ce monde où les interdits sont légion. Quelques-unes des concubines fument en cachette , d’autres se soûlent au whisky ou, malgré la sécurité, entretiennent des liaisons avec des hommes de l’extérieur quand elles ne s’éclipsent pas pour aller dans les boîtes de nuit. Moins isolés que d’autres du monde extérieur, certains palais se prêtent à ces escapades nocturnes. A l’intérieur du palais royal de Rabat, les téléphones sont très rares. 2

Certains sont reliés à un premier standard réservé à Hassan II et à lui seul. Les femmes le savent. Malheur à celle qui serait tentée de s’en servir. D’autres appareils, connectés à un deuxième standard, sont à la disposition du roi mais également du personnel médical de la clinique et des anciennes concubines de Mohamed V. A titre exceptionnel, les femmes du harem savent acheter la complicité d’une de ces privilégiées pour téléphoner. Avec l’arrivée des portables, tout a changé. Ce n’est pas un téléphone mais dix, vingt, cinquante qui circulent dans les bâtiments privés du souverain avec la complicité bienveillante des responsables de la sécurité du palais. Cela aussi, Hassan II l’ignore. En revanche, il a appris que des concubines, avec l’aide de complices, ont revendu en ville des bijoux qu’il leur avait offerts. Il y a plus grave. Des vols sont commis et pas seulement dans les cuisines où les boîtes de caviar de Petrossian, son fournisseur parisien, et les bouteilles de vin prestigieux, ont tendance à disparaître. Les appartements privés du roi ne sont plus à l’abri. Il y a des années, le tampon royal avait disparu du Palais, dérobé par l’un de ses amis qui avait prévu de l’utiliser pour faire fructifier sa fortune. Plus récemment, des documents confidentiels ont été soustraits des bureaux d’un de ses conseillers. Mais ce qui était exceptionnel est devenu une banalité, ou peu s’en faut. Des montres serties de diamants disparaissent des appartements du roi vieillissant et malade, des petites sommes d’argent se volatilisent, des documents confidentiels s’évaporent. Les concubines ont des excuses à faire valoir. Le Palais ne leur verse qu’une maigre pension. Or, elles ont beau vivre cloîtrées, les frais ne manquent pas. Dès qu’un membre de la famille royale revient de l’étranger, la coutume veut qu’on lui offre un cadeau de bienvenue. C'est souvent une babiole, une bonbonnière, un animal de cristal, un gadget électronique, mais parfois le présent est de prix comme ce jour où les concubines se sont cotisées pour offrir un cheval au prince héritier. Et il y a les autres dépenses : les produits de beauté, achetés à l’extérieur par des Espagnoles, la garde-robe qu’il faut renouveler sans cesse. Le roi exige une tenue différente pour descendre au golf l’après-midi et le dîner du soir. Tout cela coûte cher et, dans ces conditions, les menus larcins ont des allures de peccadilles. L'été 1998, toutes les limites sont dépassées avec « l’affaire des chèques ». C'est une histoire ténébreuse aux contours encore imprécis aujourd’hui, qui a blessé le roi au plus secret de lui-même. Farida, la plus aimée et la plus loyale

de ses concubines, qui au péril de sa vie a eu la présence d’esprit de mettre en lieu sûr des documents secrets lors du putsch de Skhirat, cette confidente qu’il a pleurée la croyant disparue dans l’incendie du palais de Marrakech, cette femme désintéressée dont il a toujours pris le parti face à la mère de ses enfants, l’aurait-elle trahi pour de l’argent? Lorsque Jean Daniel rencontre Hassan II quelques semaines avant sa disparition, le journaliste note dans ses Carnets : « (Le roi) dit que son regret le plus vif est sans doute de s’être mal entouré. Silence. A qui, à quoi pense-t-il? (...) Il a son secret. Quelqu’un parmi ses proches lui aura “ manqué ” gravement, l’aura perfidement et longuement trompé . » On ne peut s’empêcher de penser que, près d’un an après avoir été écartée, Farida continue à hanter le monarque. Farida aurait-elle été mêlée à une affaire qui a mobilisé les services de renseignements marocains, ceux de plusieurs pays occidentaux amis, ceux d’Israël enfin? La presse locale, bien entendu, ne l’a jamais évoqué comme pour tout ce qui touche de près ou de loin au Palais. Officiellement, il n’y a jamais eu d’« affaire des chèques ». Elle a démarré au printemps 1998 au retour de Hassan II d’une visite officielle en Egypte. Comme pour tous ses déplacements, le roi était parti, fin mai, lesté d’une valise contenant l’équivalent de plusieurs millions de francs en liquide. De l’argent de poche en quelque sorte, pour acheter des cadeaux à ses enfants et aux femmes du palais restés à Rabat, distribuer des pourboires royaux, faire face à l’imprévu... L'argent vient du secrétariat particulier de Hassan II et c’est Farida – l’unique concubine du harem autorisée à parler à un homme – qui habituellement le réceptionne non sans avoir vérifié la somme. Si Farida n’accompagne pas Hassan II, la précieuse cassette et les cartes de crédit qu’elle renferme sont confiées à une autre femme – pas toujours la même – ou, parfois, à un homme du secrétariat sans fonction officielle mais disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Au retour, Farida récupère l’argent non utilisé et, avec un responsable du secrétariat particulier – plus rarement le roi –, elle fait les comptes avant de lui restituer la cassette. Le contrôle est strict. Toutes les dépenses doivent être justifiées. A chaque retour de Hassan II d’un séjour à l’étranger, le palais, saisi d’une agitation joyeuse et brouillonne, prend des allures de basse-cour. Ses enfants, les concubines, les infirmières, les filles élevées au palais attendent le monarque au rez-de-chaussée du bâtiment royal pour le saluer. A peine est-il entré que le concert d’éloges commence. En quelques instants il prend corps, 3

enfle, monte avec le roi lorsque celui-ci emprunte l’escalier mécanique, s’engouffre avec lui dans l’entrée de son appartement privé. On s’extasie bruyamment devant la bonne santé du souverain. On lui trouve toujours le teint frais et la mine superbe. On le félicite pour toutes les choses intelligentes qu’il a dites au cours de la visite et que la télévision marocaine a pieusement rapportées à chaque bulletin d’informations. On l’entoure ; on le fête. Gare aux concubines qui boudent : Hassan II a le don de repérer les absences et il a la mémoire longue. Un signe de lui, et toute cette agitation cesse net. Les femmes s’éclipsent. Ne restent que deux ou trois privilégiées qui vont lui rendre compte de la vie du palais en son absence. La distribution des cadeaux attendra. A ses enfants qui ne l’ont pas accompagné, Hassan II offrira lui-même les présents un peu plus tard. Il sait que les garçons sont amateurs de belles voitures et que les filles adorent les bijoux, les montres et les vêtements à la mode. Aux femmes du harem et à toutes celles qui gravitent autour, en revanche, les cadeaux – des châles, des parfums, des sacs de luxe – seront remis par l’une de ces « Espagnoles » qui chaperonnent les « filles du vêtement ». N’était la santé déclinante du roi, sa faiblesse de plus en plus évidente lorsqu’il marche, le retour d’Egypte n’a pas dérogé au cérémonial traditionnel. L'accueil a été désordonné et bruyant. Tout le monde était là dans la grande salle du bas, au pied de l’escalier mécanique, à attendre le Commandeur des croyants avant de le suivre en procession jusque dans ses appartements. Et, comme des dizaines de fois auparavant, Farida s’est éclipsée quelques minutes, le temps d’aller mettre la cassette d’argent en lieu sûr dans l’entrée de l’appartement – fermé à clé – qu’elle occupe au-dessous de ceux du roi. Lorsqu’elle l’a rejoint, ce ne fut pas pour longtemps. Elle n’est restée avec Hassan II que le temps de lui transmettre les messages verbaux confiés par des concubines ou des épouses de ministres à la plus proche, la plus intime – et donc fatalement la plus haïe – des concubines du roi. Que s’est-il passé pendant ce temps? Quelle femme est entrée dans l’appartement de Farida pour lui dérober la mallette d’argent? Est-ce cette princesse qui, quelques minutes plus tôt, lui avait brièvement emprunté la clé de son appartement pour, a-t-elle affirmé, téléphoner avec son portable sans être importunée par le va-et-vient de la Cour ? Est-ce une autre concubine agissant dans son dos ? Une servante ? Rechercher une réponse, c’est partir explorer la partie la plus sombre, la plus complexe d’un monde qui répugne à

la lumière ; vouloir trancher, c’est croire que l’on peut rendre intelligibles les relations au sein d’une micro-société de femmes qui n’existe et ne vit qu’au service d’un homme roi. On tombe ici dans une sorte de trou noir comme le Palais sait en créer. Farida aurait dû prévenir tout de suite Hassan II, lui avouer que l’argent a été dérobé dans l’appartement, le mettre en garde et lui dire qu’on cherche sans doute à saper la confiance du roi à son égard, admettre qu’elle a des soupçons mais pas l’ombre d’une preuve... Elle n’en fit rien. Plutôt que de parler, la concubine se met en quête pour remplacer l’argent volé. Elle a celui offert par le roi et auquel elle n’a guère touché au cours de ces décennies de vie collective au palais, sinon pour dépanner à l’occasion un prince, une princesse, une concubine à court d’argent, une servante dont la famille était dans le besoin. Ce n’est pas rien mais c’est insuffisant. Et le temps presse; le harem puis le palais tout entier commencent à bruisser de rumeurs assassines sur l’argent disparu, plutôt que volé. Seul le roi reste dans l’ignorance. Mais pour combien de temps ? C'est dans ce contexte que surgit « l’affaire des chèques ». Dans une pièce de ses appartements, masqué par un rideau, le roi conservait une valise remplie de carnets de chèques correspondant à ses multiples comptes en banque à l’étranger. Or, en juillet 1998, quelques jours après le vol de la cassette, des chéquiers vont disparaître, dérobés par une main mystérieuse. Ils émanent des banques les plus flamboyantes de la planète, la Bank of New York, l’Union de banques suisses (UBS), la Banque Nationale de Paris (BNP), la Citibank, la Chase Manhattan Bank, Paribas, la Barclays... – et confirment, s’il en était besoin, que Hassan II a mis à l’abri une fortune conséquente. Dans une même banque, le roi peut disposer de plusieurs comptes : l’un ouvert à Paris, l’autre à Londres (c’est le cas à Paribas , l’un libellé en dollars, l’autre en francs ; l’un au nom de Hassan II, un second au profit d’Alaoui Hassan, un troisième au nom de Hassan Alaoui tandis qu’un quatrième se résume à un numéro anonyme. Pour qui se souvient qu’au début des années soixante-dix, dénonçant la corruption dans le royaume, le roi avait vilipendé ceux de ses sujets qui « ont des comptes bancaires à l’étranger » ; pour qui n’a pas oublié la promesse royale, faite solennellement une dizaine d’années plus tard à la télévision, de recenser toutes les fortunes du Maroc pour redresser la situation financière – alors catastrophique – du pays , cette litanie de banques étrangères, cette inflation de comptes plus ou moins anonymes a de quoi laisser rêveur. 4

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Une poignée de chèques portant sur des sommes importantes vont être présentés à l’encaissement en Europe et honorés au profit d’hommes de paille étrangers, dont un diamantaire juif, un personnage trouble qui fait profiter le principal service secret israélien, le Mossad, de ses multiples contacts en Afrique noire où il a ses entrées. Chaque fois, le montant du chèque dépasse cent mille dollars. En principe, ils n’auraient jamais pu être encaissés car, en temps normal, lorsque le roi signe un chèque d’un montant élevé, avant de l’honorer, la banque prend la précaution de contacter le chef du secrétariat particulier du souverain pour s’assurer de l’authenticité de l’opération. Mais à l’été 1998, Abdelfettah Frej se trouve aux Etats-Unis pour y subir une légère intervention chirurgicale. Et lorsqu’il retourne au Maroc c’est par bateau, les médecins lui ayant interdit de prendre l’avion. Son éloignement du palais, la difficulté à le joindre ont facilité la tâche des auteurs du vol des chèques. Farida aurait-elle manigancé l’opération pour restituer l’argent de la mallette volée au palais? L'hypothèse est séduisante sur le plan intellectuel : la concubine aurait en quelque sorte volé les chéquiers du roi pour se procurer de l’argent liquide et ainsi faire comme si la cassette n’avait pas disparu – mais elle est contredite par quarante ans d’une fidélité héroïque à Hassan II. Des responsables des services de renseignements marocains s’efforcent aujourd’hui d’accréditer une autre thèse : celle d’une Farida calculatrice qui pressentant la disparition prochaine de son protecteur royal et ayant tout à redouter d’un regain d’influence de son éternelle rivale, Latefa, la mère des princes, aurait pris les devants et volé les chèques pour se préparer une « retraite dorée ». Là encore, tout le comportement passé de Farida plaide contre cette explication. Hicham Mandari est un autre acteur aussi insaisissable qu’essentiel de « l’affaire des chèques ». Elevé en Suisse dans un collège huppé, ce play-boy flamboyant d’une trentaine d’années a réussi vers le milieu des années quatre-vingt-dix à s’introduire au cœur du Palais et à s’y rendre indispensable. Intelligent, généreux et sûr de lui, Mandari se coule dans le système. Un temps, Hassan II lui a confié des missions de confiance à l’étranger (parmi lesquelles la remise d’argent à des « amis ») avant qu’il ne passe au service du patron de la sécurité du Palais, Mohamed Médiouri dont il ne tarde pas à devenir l’intime. Nanti sur son passeport du titre de « conseiller spécial », Mandari fait son chemin. Au Palais, il bénéficie de la protection de Farida, fréquente le gratin

des responsables du régime, côtoie les princes, étoffe son carnet d’adresses dans le royaume et les pays du Golfe, brasse des sommes folles et mène grand train. Mandari se trouvait à Paris lorsque le vol des chèques est découvert au palais de Rabat. Tous sont passés entre ses mains. Dans quel but? Pour quel objectif? Agissait-il pour le compte d’une tierce personne ? Incarcéré à Miami, en Floride, depuis l’été 1999 et en attente d’une extradition vers la France pour une affaire de fausse monnaie, Hicham Mandari n’a fourni jusqu’ici que des explications sans preuve. Dans une déclaration téléphonique à un officier de la police judiciaire française au printemps de 1999, il a mis nommément en cause le prince héritier de l’époque. A l’en croire, ce serait sidi Mohammed qui lui aurait fourni les « chèques personnalisés au nom du roi » à charge pour Mandari de les faire encaisser et de remettre au prince héritier près d’un million de dollars. L'énergie folle déployée par les autorités marocaines, avec l’aide des services de renseignements français, pour mettre la main sur Mandari lorsqu’il était en cavale en Europe, le lobbying insensé du Palais auprès de Washington pour l’arrêter et l’empêcher de parler, donnent-ils du crédit à sa défense ? En l’absence de convention d’extradition entre le Maroc et les Etats-Unis, Rabat ne peut espérer récupérer directement Mandari . En revanche, s’il est livré à la France, on peut tout redouter pour lui . La sauvegarde des relations privilégiées entre Paris et Rabat risque d’avoir raison de toutes les protections juridiques. Renvoyé au Maroc, Mandari sait qu’il n’a rien à attendre d’une justice soumise au Palais. Farida serait peut-être susceptible d’éclaircir « l’affaire des chèques ». Mais, depuis l’été 1998, l’ancienne concubine de Hassan II n’a plus donné signe de vie. Elle est vivante, sans doute séquestrée derrière les murs d’un palais royal, mais sans possibilité de communiquer librement avec l’extérieur et encore moins de quitter le Maroc. Tout se passe comme si Farida n’avait jamais existé. Selon certaines confidences, Hassan II l’aurait reléguée dans la partie du palais de Rabat réservée aux anciennes concubines de son père. A la mort du roi, son fils a refusé qu’elle vienne lui présenter ses condoléances. Au printemps 2001, des responsables marocains mandatés par le Palais juraient qu’elle avait rejoint de son plein gré le palais de Bouznika. Comment connaître la vérité? La loi du silence qui règne sur tout ce qui touche la monarchie interdit de démêler la part du vrai et du faux parmi les bruits qui circulent sur le sort de la concubine préférée de Hassan II. On en est réduit 7

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aux spéculations et aux conjectures. Farida disparue, c’est la mémoire de la vie secrète du palais qui s’est effacée. Les lieux aussi se rétractent maintenant que Hassan II n’est plus. Le palais royal de Rabat demeure, majestueux mais vide. Hormis les bureaux des conseillers, le collège royal et quelques autres bâtiments officiels, la vie l’a déserté. Le harem n’est plus. Seule, dit-on, une poignée d’anciennes concubines de Mohammed V y attendent la fin d’une longue existence. Témoin de l’ultime tentative du roi défunt pour se rapprocher de ses enfants, celui de Skhirat est tout aussi fantomatique. Plus personne ne vient y méditer en contemplant la mer. 1 Même après son divorce, Fouad Filali entretiendra des relations courtoises avec Hassan II. En revanche, Mohammed VI a de longue date voué une solide inimitié à Fouad Filali. En décembre 1999, lorsque le nom de ce dernier est cité à Paris dans le cadre d’une affaire de blanchiment d’argent, le porte-parole du palais s’empressera de publier un communiqué pour affirmer que « Fouad Filali, depuis son divorce avec la princesse, n’a aucun contact de quelque manière que ce soit avec la famille royale ». L'ambassadeur du Maroc en France en profitera pour venir récupérer le passeport diplomatique qui avait été octroyé à l’ancien beau-frère de Mohammed VI. « C'est un lâchage en règle, précurseur de tous les lynchages », écrit Jeune Afrique dans son numéro du 28 décembre. 2 Les paquets de cigarettes sont introduits au palais enfermés dans des bouteilles thermos ou dissimulés dans de la viande. A cause du risque encouru en cas de découverte, les cigarettes sont vendues très cher aux femmes qui gravitent dans l’entourage du roi. 3 Soleils d’hiver, op. cit. 4 Depuis, Paribas a fusionné avec la BNP. 5 Le Monde, 22 août 1970. 6 Le Monde du 30 décembre 1983. 7 Selon le procès-verbal de la police en date du 28 mai 1999. 8 Le roi avait prévu de s’exiler aux Etats-Unis en cas de catastrophe pour le trône. C'est pour cette raison qu’il n’a jamais voulu de convention d’extradition entre Rabat et Washington. 9 Début octobre 2001, Hicham Mandari était toujours détenu à Miami.

Chapitre 7 LE PRINTEMPS DE RABAT « Il n’est pas moi et je ne suis pas lui. » A un journaliste d’une télévision étrangère qui l’interrogeait en 1995 sur la personnalité du prince héritier, Hassan II avait fait cette réponse lapidaire. Derrière l’évidence du propos, les Marocains surent percevoir un message d’espoir : le règne du fils aîné de Hassan II ne ressemblerait pas à celui de son père. Aussi ont-ils vécu les dernières années du monarque avec la conviction que, Hassan II disparu, une nouvelle ère allait s’amorcer. Et cette foi en des lendemains meilleurs a nourri leur patience, les aidant à supporter une fin de règne interminable. Près de sept Marocains sur dix n’ont connu d’autre roi que Hassan II. Toute leur vie ils ont vécu sous la férule d’un monarque absolu, orgueilleux et lointain. Même si, à la monarchie autoritaire des années soixante-dix, a peu à peu succédé une monarchie plus libérale, le régime continuait à s’appuyer sur la même base que naguère : un quadrillage policier étroit des populations, un clientélisme généralisé jusqu’au sommet de l’Etat, une corruption forcenée... Si la monarchie devait s’enraciner dans la démocratie, pensaient-ils, ce ne pourrait être qu’à la faveur de l’arrivée sur le trône du prince héritier. C'est donc naturellement que smit sidi, avant même de régner, est devenu le symbole d’un « nouveau Maroc » plus juste pour les citoyens, moins dur pour les déshérités. Le prince portait les espoirs d’un peuple. D’autant que des mots, quelques gestes, un comportement semblaient donner du crédit à cette image porteuse d’espérance. Les mots, ce furent ceux prononcés en janvier 1997 à l’ouverture d’un colloque sur « les transitions démocratiques dans le monde » organisé par la Fondation Bouabid (du nom d’un des pères du parti socialiste marocain). Ce jour-là, devant un parterre d’intellectuels médusés, le prince héritier aux idées méconnues parle de la nécessité « d’élargir et d’approfondir le champ de la démocratie », du besoin d’ « ouvrir, au quotidien, davantage d’espaces pour l’exercice des libertés individuelles » avant d’inviter la jeunesse du royaume à « s’investir dans la vie nationale ». Le discours de sidi Mohammed a beau avoir été écrit par un conseiller du palais et relu par son père, entendre un futur roi doté par la Constitution de pouvoirs quasi illimités faire l’éloge de la démocratie frappa l’assistance. Smit sidi avait gagné ses galons de démocrate en chef. Une légende était née. Les gestes de rupture, les attitudes inattendues allaient suivre par petites

touches. On n’en retiendra qu’un, anodin s’il n’avait pour cadre une monarchie à l’étiquette stricte. Invité au concert de Montserrat Caballé qui, fin mai 1999, avec le chanteur marocain Abdelhadi Belkhayat, inaugure le festival de Fès des musiques sacrées, le prince y arrive à l’heure prévue, sans être flanqué de l’escorte armée dont s’entoure son père. Et smit sidi ne cache pas sa mauvaise humeur d’être installé sous un dais quand le reste du public est assis sur des sièges en plein air. Ces changements minuscules sont en soi un événement qui ne manquera pas d’être commenté par la bonne société locale. Le plus spectaculaire était à venir. Ce fut la création ce même mois de juin – quelques semaines à peine avant le décès de Hassan II – de la Fondation Mohammed V pour la solidarité. Pour prendre la mesure de l’événement, il suffit de rappeler que pendant des dizaines d’années la pauvreté a été niée au Maroc. Ce qui sautait aux yeux de n’importe quel touriste – les cortèges de mendiants et de handicapés, les enfants livrés à la rue – n’existait pas officiellement. Créée, selon la version autorisée, sur l’initiative de smit sidi et présidée par lui, cette ONG a les moyens de ses ambitions. Elle peut compter sur la logistique de l’armée, les deniers publics, la générosité financière des grandes entreprises, et une bonne couverture médiatique. La Fondation a beaucoup fait parler d’elle à l’été 2000 en mobilisant des centaines de personnes et des moyens matériels colossaux dans le nord du royaume pour accueillir et aider le cas échéant les familles de travailleurs immigrés marocains revenus au pays le temps des vacances après avoir traversé une partie de l’Europe. Les orphelins, les enfants des rues, les handicapés, les femmes en milieu rural, les chômeurs constituent la « cible » privilégiée de la Fondation. Pendant le ramadan de l’année 2000, elle a distribué plus d’un million de repas aux nécessiteux. Parfois en présence du prince héritier et, dans ce cas, les caméras de la télévision n’étaient pas loin. Il n’empêche que personne n’aurait imaginé Hassan II s’affichant à une distribution de soupe, version locale des Restos du cœur inventés par Coluche. Superstar, le prince héritier peut remercier le gouvernement d’alternance. Son discrédit a dopé la popularité de smit sidi. Arrivée aux affaires à la suite des élections législatives de novembre 1997, l’équipe du socialiste Abderrahmane Youssoufi avait suscité des espoirs insensés. Pour la première fois dans l’histoire du Maroc, le roi faisait appel aux hommes qui l’avaient combattu avec constance et fermeté pendant des décennies ; il se tournait vers

« le parti de Mehdi Ben Barka » (assassiné à l’instigation de Rabat) pour former la colonne vertébrale du gouvernement. Le changement était d’envergure et il autorisait les rêves les plus fous. Un an plus tard, le rêve est brisé. Les Marocains sont bien obligés de constater que le gouvernement d’alternance n’est pas celui de la rupture mais de la continuité tranquille. Elle est assumée, proclamée, revendiquée. Le Premier ministre, qui a promis monts et merveilles dans son discours programme, gère les affaires en bon père de famille. Soucieux de ménager Hassan II et de ne pas apparaître comme son concurrent, convaincu de la fragilité du pays, il ne prend aucune mesure susceptible de lui aliéner le Palais. Il communique peu ou mal, multiplie les voyages à l’étranger, mais évite les déplacements en dehors de la capitale et bâillonne la contestation au sein de son parti. Les autres ministres socialistes ne font pas davantage preuve d’audace. Au mieux ils se taisent et rongent leur frein, au pire ils se montrent plus royalistes que le roi. Les socialistes et leurs alliés démonétisés, les espoirs de changement se portent sur le prince héritier. Smit sidi ne parle pas? C'est parce qu’il serait trop critique à l’égard de son père. Il est amateur de fêtes et de grosses voitures ? Beaucoup moins que son frère cadet le prince Moulay Rachid. Il agit peu ? Hassan II le lui interdit formellement, mais la sollicitude du prince pour les déshérités témoigne de ses bonnes dispositions. Hassan II décédé après trente-huit ans de règne, son jeune successeur déjà auréolé d’une légende, est accueilli comme le messie. La soif du changement, l’attente d’une autre façon de régner, la volonté de tourner la page sont telles que tous les faits et gestes de smit sidi, l’enfant roi, aussi anodins soient-ils, contribuent à rehausser l’image du nouveau souverain qui a reçu de son père le « formidable cadeau de la virginité politique ». En toute circonstance, on privilégie une lecture positive. C'est « l’effet Caroline de Monaco ». Parce qu’il est venu se mêler quelques minutes à la foule qui patientait aux portes du palais la veille des obsèques du roi défunt, l’amour de Mohammed VI pour le petit peuple devient un article de foi. Parce qu’il préfère continuer à habiter aux Sablons sobrement baptisés « résidence » – et qu’il boude le palais royal de Rabat, on vante la simplicité de ses goûts. Parce qu’il visite des foyers sociaux et fait distribuer de la nourriture aux sans-abri qui campent jour et nuit le long de la route de sa « résidence palais » – d’où son surnom de « boulevard des Invalides » –, il est couronné « roi des pauvres ». Le titre fera le tour du monde. Quotidien quasi officiel qui se fait un devoir de publier 1

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chaque jour en première page une photo – au minimum – du souverain, Le Matin du Sahara et du Maghreb ira le plus loin dans cette entreprise de déification lorsque, à l’automne 1999, il n’hésite pas à suggérer qu’il existe un lien entre l’arrivée sur le trône de Mohammed VI et les premières pluies qui arrosent copieusement le royaume après plus d’une année de sécheresse. La simplicité, la familiarité du jeune souverain ne font pas l’ombre d’un doute : « M 6 » ou « le petit roi qui monte », ainsi que les Marocains ne vont pas tarder à le surnommer, conduit sa voiture et s’arrête aux feux rouges comme le plus discipliné de ses sujets. Sa passion pour le jet-ski, qu’il continue à pratiquer avec les beaux jours, une ou deux fois par semaine, sous le regard de centaines d’admirateurs, à l’embouchure de l’oued Bouregreg, à Rabat, sa pratique du jogging, en font un roi sportif, en phase avec sa génération. Le golf, dont son père était friand, était un sport élitiste, un passetemps de riches. Le jet-ski est décrété sport populaire. A l’étranger, la presse people fond devant ce jeune monarque, trentesixième descendant du Prophète, qui chausse de fines lunettes de soleil, porte cheveux courts et barbe naissante, et se rend « incognito et en jean dans les restaurants ». A la Mamounia, le palace de Marrakech, où il lui arrive de déjeuner, il règle par chèque l’addition comme un client ordinaire. « Féru d’Internet » et passionné par les nouvelles technologies il travaille comme un forcené « 17 heures par jour ». Mohammed VI est « un saint ». Il a fait de son métier de roi un « sacerdoce » même s’il ne possède pas de « baguette magique » et qu’il n’en aura « jamais une », ainsi qu’il le confie à un journaliste de l’hebdomadaire américain Time , le premier magazine à avoir publié un portrait-entretien du jeune souverain . « Je me conçois comme le premier serviteur du peuple marocain. Je suis de ceux qui pensent que notre dynastie est sur terre pour accomplir une mission, et cette mission est de nous consacrer au bien-être du peuple marocain », déclare-t-il encore à l’envoyé spécial de Time subjugué par ce roi qualifié par le magazine anglo-saxon de cool, hip, mod. A défaut de « baguette magique », le roi affiche ses priorités. Dans un discours il appelle à une « mobilisation générale » pour lutter « contre l’analphabétisme et sa propagation, en particulier dans les villages et les campagnes » . Plus tard, c’est un « nouveau concept d’autorité » qu’il préconise, avec une administration moins imbue d’elle-même et respectueuse des citoyens. A une autre occasion, c’est au sort des femmes qu’il s’attache : « Comment espérer atteindre le progrès et la prospérité alors que les femmes, 3

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qui constituent la moitié de la société, voient leurs intérêts bafoués ? » rappelle-t-il. Les droits de l’homme ne sont pas oubliés. « La consécration des droits de l’homme (...) requiert un combat de longue haleine et appelle un effort colossal, auquel chacun (...) doit participer », dit en décembre 2000 le roi avant d’annoncer que, pour ne pas perdre de vue l’objectif, un Prix des Droits de l’homme sera décerné chaque année au Maroc. Que Mohammed VI déborde de bonne volonté, personne n’en doute en cette période d’euphorie. La seule inquiétude réelle concerne son entourage. Hassan II avait à ses côtés un Ahmed Réda Guedira ou Moulay Ahmed Alaoui, deux conseillers politiques exceptionnels. Dans l’entourage de « M 6 », on ne voit personne susceptible de tenir un tel rôle. Aux esprits inquiets le Palais rétorque mezza voce qu’un cénacle de jeunes technocrates marocains, formés aux meilleures écoles françaises et anglo-saxonnes, travaille dans l’ombre sur les principaux dossiers. Le groupe, créé du temps de Hassan II par son conseiller économique, André Azoulay, est connu sous le nom de « G 14 » car ses membres sont au nombre de quatorze. Des esprits chagrins ont beau ricaner devant ces intellectuels qui ne se réunissent jamais et dont le point commun, outre un solide opportunisme, est qu’aucun d’eux ne maîtrise l’arabe classique, l’avenir du royaume paraît être en de bonnes mains : la « génération Internet » est aux commandes. Les nominations qui interviennent dans l’entourage de Mohammed VI à peine monté sur le trône paraissent confirmer que le coup de jeune tant espéré est en cours. Il va même au-delà de toutes les espérances. La première surprise vient de la nomination d’un porte-parole officiel du Palais. Le poste n’existait pas sous Hassan II. Le roi défunt était convaincu qu’il n’avait pas à informer sur ce qui se passait derrière les murs de ses palais et pas davantage sur son emploi du temps. Mohammed VI affiche une autre conception. Pour faire le lien entre le Palais et le monde extérieur, il opte en faveur d’un intellectuel berbère, Hassan Aourid. Le choix fait l’unanimité parmi ceux qui connaissent l’heureux élu. Issu d’un milieu modeste – son père était instituteur –, Aourid n’est pas impliqué dans les jeux de pouvoir. Après avoir tâté de la diplomatie et du journalisme au début des années quatre-vingt-dix, il a créé un centre de recherche sur la société marocaine. Il dispose de peu de moyens ; son siège, situé au cœur de Rabat, ne paie pas de mine ; mais ses publications sont sérieuses et les colloques qu’il organise réputés. Mince et élancé, le crâne 10

prématurément dégarni, Hassan Aourid a l’allure d’un fort en thème. Il l’est. C'est ce qui lui a valu d’être envoyé très jeune au collège royal lorsqu’il s’est agi de constituer une classe autour de smit sidi. Hassan Aourid est l’un de ceux qui connaît intimement « M 6 ». Ses études achevées, l’« ami de l’extérieur » a continué à fréquenter le prince héritier jusqu’à ce qu’il réalise qu’ils n’appartenaient pas au même monde. Entre lui, l’intellectuel exigeant et passionné, amateur d’idées autant que de randonnées sac à dos dans l’Atlas, et le futur roi écrasé par son père, le fossé était trop profond. Et puis, Hassan Aourid n’était pas à l’aise dans ce Palais qu’en privé il critiquait volontiers le qualifiant de « lieu de ténèbres où la lumière ne doit jamais entrer ». Que Mohammed VI se tourne vers lui pour ouvrir la monarchie sur le monde extérieur ne pouvait qu’être favorablement accueilli. Le cas de Hassan Aourid n’est pas une exception. Dans le premier cercle de Mohammed VI gravitent d’autres anciens du collège royal, d’origine modeste. Directeur de cabinet du roi avant d’être nommé secrétaire d’Etat à l’Intérieur, Fouad Ali el-Himma, surnommé par ses amis de jeunesse « le chauve » à cause d’une calvitie précoce, est de ceux-là, tout comme Mohamed Rochdi Chraïbi promu chef du secrétariat particulier de Mohammed VI avant de remplacer el-Himma à la tête du cabinet du roi. Pour diriger la télévision d’Etat et l’agence de presse officielle, la MAP, pour avoir un œil sur les dossiers de la diplomatie auprès du ministre des Affaires étrangères, pour chapeauter certaines directions de l’administration centrale, le jeune souverain ira également puiser parmi ses amis de jeunesse mais sans qu’ils aient tous obligatoirement usé leurs culottes sur les bancs du collège royal. L'opinion publique aurait pu s’interroger sur cette « distribution de prix » réservée aux amis de classe, s’étonner de l’ignorance dans laquelle est tenu le Premier ministre, contraint d’entériner des nominations, s’inquiéter de voir débarquer à des postes sensibles des jeunes gens souvent sans expérience des affaires... On n’entendra ni critique ni remarque déplaisante. Les Marocains préfèrent voir dans l’afflux de ce sang neuf, le symbole d’un changement de génération salubre pour le royaume. Leur roi s’entoure de jeunes gens de son âge et c’est tant mieux. Ce sont « les “ soldats ” de Mohammed VI », titre un hebdomadaire. « L'observation attentive des cent jours du pouvoir du nouveau roi met en exergue une sensibilité particulière aux effets de l’image. Toutes les ficelles de la communication sont mises au service du nouveau règne », remarque le sociologue Mohamed Tozy, analyste attentif des 11

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rouages de la monarchie. Il est l’un des rares à ne pas avoir chaussé de lunettes roses. L'image de marque de Mohammed VI est au pinacle. Sa photo en majesté qui a fait la couverture de Paris Match orne les échoppes des artisans jusque dans les provinces les plus reculées. Dans la médina de Rabat ou de Casablanca, les images photocopiées de « M 6 » en combinaison sur son jetski, en tee-shirt, ou assis sur un fauteuil en osier au bord de la piscine des Sablons, caressant un caniche, se vendent 5 dirhams l’unité (l’équivalent de 3 francs). Pourquoi le roi devrait-il communiquer, tenir une conférence de presse, accorder des interviews à des journalistes même amis ? « Il n’en a pas besoin. Regardez comme il est populaire », disent à l’unisson ses conseillers. Rien de plus vrai. Ce « roi citoyen » adulé mais nimbé de mystère, un journaliste a pu le rencontrer durant cette période clé : Jean Daniel. A la fin de l’été 1999, le directeur du Nouvel Observateur se trouve à Tanger pour un séjour privé. Le Premier ministre marocain, l’un de ses vieux amis, lui a téléphoné avant de suggérer à l’un des conseillers du roi, André Azoulay, d’arranger une audience pour le journaliste écrivain. Homme de plume, Jean Daniel aime le Maroc et il est le dernier journaliste à avoir interviewé Hassan II qu’il tenait en haute estime. Ce serait marquer une continuité que de lui faire rencontrer l’héritier du trône. Décrocher le rendez-vous ne fut pas aisé. Mohammed VI était réticent. S'il finit par accepter, c’est moins en souvenir des relations privilégiées qu’entretenait Hassan II avec Jean Daniel qu’à la condition expresse que l’entretien soit bref et qu’il ne fasse pas l’objet d’une publication. A Rabat où il est arrivé par un avion spécial affrété par le Palais, le journaliste Jean Daniel respectera la consigne de silence. Mais l’écrivain Jean Daniel ne peut s’empêcher de croquer par petites touches un portrait acidulé et convaincant de ce jeune roi entrevu le 2 septembre non pas au palais royal mais au ministère de la Défense : « Le roi. Jeune, en bras de chemise à manches courtes. Cravate barrée d’une broche. Cheveu ras. Teint brun olivâtre. Regard tendre et bien élevé. Détendu, direct, à l’aise, bien dans sa peau. Déterminé, du bon sens, de la prudence. Pris au jeu. Joues qui ont à peine cessé d’être poupines. Un soupçon de gestes efféminés. A peine. Enfant gâté, content d’être seul à jouer avec ses jouets. Inspire un désir de protection. Ne veut rien changer à sa vie privée. Ne veut pas qu’on le compare à son père (...) . » 14

Malgré l’économie des mots, en quelques lignes tout y est : l’allure un brin efféminée du jeune roi; sa satisfaction d’être là où il est, tout en haut, à la tête du royaume ; sa volonté de ne rien changer à sa vie privée quelle qu’elle soit; son agacement profond à être sans cesse comparé à son père. Il n’en fait pas mystère à Jean Daniel, pas plus qu’il ne l’avait caché à la secrétaire d’Etat américaine, Madeleine Albright, en visite au Maroc une semaine auparavant. Elle aussi truffait sa conversation de références à Hassan II jusqu’à ce que Mohammed VI l’interrompe. « Madeleine, puisque vous me demandez de vous appeler Madeleine, mon père, c’était mon père. Mais maintenant, le roi c’est moi. » Lorsque Jean Daniel rencontre Mohammed VI pour une conversation qui se résume en fait à un échange de banalités, Hassan II est décédé il y a à peine plus d’un mois. Son fils l’a-t-il déjà oublié? « Je n’ai pas vu quelqu’un qui était en deuil mais un homme heureux d’être roi et décidé à gouverner, et pas simplement à régner », constate le directeur du Nouvel Observateur . La remarque rejoint l’interrogation de l’universitaire Rémy Leveau. « Mohammed VI ne sera-t-il pas tenté de rester un despote éclairé avec un programme différent de celui de son père ? » s’interroge ce spécialiste du Maroc. Mohammed VI, monarque absolu et dominateur? Ce n’est pas l’image que le roi tient à donner à l’extérieur. Non pas qu’il parle de refonder le pacte entre la monarchie et le peuple mais, par certains gestes symboliques, « M 6 » laisse espérer qu’un Maroc nouveau est en passe d’émerger grâce à lui quand les pays voisins stagnent ou régressent. N’est-ce pas le cas de l’Algérie où les anciens compagnons de route du président Boumédiène, fantômes lancinants des années soixante-dix, sont en train de revenir aux affaires dans le sillage d’Abdelaziz Bouteflika et avec la bénédiction des patrons de l’armée ? N’est-ce pas vrai également de la Tunisie dirigée d’une main de fer par le président Ben Ali? Au Maroc, flotte un air de liberté dont témoigne la presse. Edité en France mais très lu dans le royaume, l’hebdomadaire Jeune Afrique en est le meilleur exemple. Moins de deux mois après la disparition de Hassan II, le magazine ouvre ses colonnes à un écrivain, Abdelhak Serhane, qui dans un long texte nerveux et dévastateur dresse un sombre bilan des « années Hassan II », même si l’auteur prend soin de ne jamais mettre nommément en cause le roi défunt. Du jamais vu dans le royaume. « Le pays, écrit-il, aux dires des experts et de ceux qui gardent un peu de bon sens et de dignité ne se porte pas bien (...) Les âmes pudiques ou charitables 15

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disent que le Maroc compte plus de 50 % d’analphabètes, loin derrière la Tunisie et l’Algérie. Les chiffres réels doivent nous faire rougir de honte et bondir de dépit (...) A partir des années soixante-dix on a fabriqué un enseignement à deux vitesses et vidé l’enseignement public de sa substance, faisant de l’école publique un dépotoir pour les déshérités et les laissés-pourcompte (...) Tout le monde le dit : les caisses de l’Etat sont vides, poursuit Serhane. Mais personne ne dit ni comment, ni pourquoi, ni à cause de qui on en est arrivé là, alors même que l’argent marocain dort dans certaines banques étrangères (...) Nous savons que les grosses fortunes ne payent pas d’impôts et que les responsables, à tous les niveaux, ont tendance à faire l’amalgame entre leurs biens personnels et ceux de l’Etat. Les pilleurs assermentés (...) se sont pas gênés pour ruiner le pays en faisant fuir les capitaux à l'étranger . » La charge contre l’ancien système va continuer ainsi, en usant de munitions fournies, si l’on peut dire, par l’adversaire : « la misère et le chômage » qui fait que « les rues et les places de nos villes sont encombrées de mendiants, de chômeurs, de fous, d’enfants abandonnés vendeurs de sachets en plastique (...) » ; la corruption devenue « un mode de pensée reconnu et admis » ; la femme dont le statut social est calqué sur un « modèle d’il y a quatorze siècles » ; les « institutions » dont la réforme urge car elles sont « une insulte à l’intelligence du Maroc ». « Nous avons perdu quatre décennies à détruire ce pays, conclut l’auteur. Avons-nous assez de temps et assez de volonté pour le reconstruire ? » Après avoir écrit ce texte au vitriol, Abdelhak Serhane recevra des lettres de menaces envoyées par des militaires. Mais la censure laissera Jeune Afrique entrer au Maroc. Quelques mois plus tard, en janvier 2000, une seconde lettre ouverte fait frissonner le royaume sans davantage déclencher les foudres du régime. Elle est pourtant autrement explosive. Son auteur, le vieux cheikh Yassine, est le chef du principal courant islamiste du royaume, Justice et Equité (Al adl wal Ihssan). Placé en résidence surveillée depuis dix ans, Yassine, aux yeux d’une partie de la frange occidentalisée des Marocains, c’est le Abassi Madani maro-cain, le fondateur du FIS algérien, l’homme qui imposera le tchador et la charia si demain les « barbus » arrivent au pouvoir. Rédigée en un français fleuri et désuet, diffusée sur Internet, reprise par la presse étrangère, la lettre de Yassine est d’une habileté diabolique. Elle fait le procès du long règne de Hassan II mais couvre d’éloges Mohammed VI, 17

chante ses louanges, et applaudit les premiers pas du « sympathique souverain ». Tous ces compliments bien troussés pour en arriver à un conseil en forme d’avertissement céleste : si le nouveau roi veut vraiment sortir son pays du sous-développement, s’il veut « racheter et dépasser les crimes de son père », il doit rapatrier la fortune héritée de Hassan II . A ce prix, Mohammed VI prendra la « stature d’un héros ». Et le vieil homme frêle à barbe blanche de lancer : « Rachetez votre pauvre père de la tourmente en restituant au peuple les biens qui reviennent de droit au peuple. Rachetezvous ! Repentez-vous ! Craignez le roi des rois ! » Sous Hassan II, un tel brûlot aurait valu à son auteur d’être embastillé dans la seconde ou expédié dans un asile psychiatrique. Or, rien de tel ne se passe avec son fils. Mieux, quatre mois après la publication du « Mémorandum à qui de droit », les autorités lèvent l’assignation à résidence de Yassine. Il est « libre de se déplacer comme n’importe quel citoyen de ce pays, et il peut aller prier là où il veut ». Annoncée par le ministère de l’Intérieur, la libération est certes assortie d’une menace (« Si M. Yassine ne respecte pas les lois sacrées du royaume, il en subira les conséquences. Toute déclaration, tout écrit, toute activité non conforme à nos institutions sera sanctionnée »). L'essentiel est qu’une injustice a été réparée. Le Savonarole marocain est encore en résidence surveillée lorsque, au palais, commence le grand nettoyage tant souhaité par l’opinion publique. Des proches de Hassan II sont remerciés ; des personnalités de l’ancien système sont écartées. Sans publicité ni éclat. Lorsque le roi a décidé de se débarrasser d’un proche collaborateur de son père, la mise à l’écart n’est pas rendue publique tout de suite. L'intéressé est prié par un émissaire du palais de demeurer chez lui et d’attendre les ordres. Comme naguère en Union soviétique, seule l’absence de l’apparatchik à une cérémonie officielle ou sa relégation loin du maître devant les caméras de la télévision renseigne sur la disgrâce. Mohamed Médiouri va ainsi brutalement disparaître du devant de la scène. Chargé de la sécurité du palais, cet homme aussi influent que peu connu de l’opinion publique avait mis à profit sa position pour accumuler une solide fortune et tisser son propre réseau de renseignements. Rien de ce qui se passait à l’intérieur du palais ne lui échappait. Fatalement, il avait été amené à s’intéresser à la vie privée du prince héritier, à surveiller ses fréquentations. C'est cela que va payer Médiouri, un bel homme d’une soixantaine d’années, mince et élancé, et aussi sa trop grande proximité avec la « mère des princes 18

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». Lorsque la rumeur de son éviction commence à se répandre à la fin de l’été 1999, que des bruits d’une perquisition à son domicile par la gendarmerie du général Benslimane se répandent, on ressortira hadj el-Médiouri pour une brève réapparition, quelques pas en arrière du nouveau roi. Personne n’est dupe. Le sort de celui qui fut l’égal ou presque du ministre de l’Intérieur est scellé. Au printemps 2000, alors que Mohammed VI est en visite officielle en Egypte, un communiqué du Palais tombe qui annonce la nouvelle en une phrase laconique : Médiouri est déchargé de ses fonctions de directeur de la Sécurité royale. Autre proche collaborateur de Hassan II disparu sans explication au cours des premiers mois de règne, l’homme chargé de veiller sur la fortune du roi, Abdelfettah Frej. Marié à une Allemande, il était le chef du secrétariat particulier de Hassan II. C'est lui qui, chaque année, remettait au roi défunt un état détaillé de son patrimoine. Au milieu des années quatre-vingt-dix, le document comportait près d’une cinquantaine de pages. A défaut de savoir avec précision ce qu’il contenait, on peut repérer quelques pépites. Les « domaines royaux » en font partie. Constitués à partir de milliers de fermes de colons accaparées par la Couronne dans les années cinquante, on ne connaît pas leur superficie. C'est un secret d’Etat. Même le ministre de l’Agriculture ignore l’étendue des « domaines royaux » – rebaptisés « domaines agricoles » il y a peu. Selon l’opposant Abdelmoumen Diouri, ils s’étendraient sur un million et demi d'hectares . La seule certitude est que les exploitations agricoles les plus performantes du Maroc, les mieux irriguées, les plus rentables, appartiennent aux « domaines royaux ». La participation de la Couronne dans l’Omnium nord-africain (ONA) est tout aussi connue. Conglomérat présent dans l’agro-alimentaire, la banque, l’assurance et la distribution, l’ONA est le premier groupe industriel privé d’Afrique . A la fin de la vie de Hassan II, la monarchie en était toujours le principal actionnaire avec près de 14 % du capital détenu par le biais de la société Siger, anagramme de regis. Jusqu’en avril 1999, l’ONA était dirigé par l’ancien gendre de Hassan II, Fouad Filali. Quelques données permettent de se faire une idée de ce mastodonte à l’échelle du royaume. Le conglomérat contrôle le marché de plusieurs des produits de base du consommateur marocain (sucre, huile, sodas, lait). En Bourse, l’ONA, avec la vingtaine de sociétés cotées dans son giron, représente à lui seul plus de la moitié de la capitalisation boursière du 20

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royaume. Une transaction boursière sur deux effectuée au Maroc concerne de près ou de loin le holding royal. Comme le note un hebdomadaire : « L'ONA et la Bourse de Casablanca ne font qu’un . » La fortune du roi c’est aussi des châteaux à l’étranger. Ainsi celui d’Armainvilliers, en Seine-et-Marne, racheté dans les années quatre-vingt à la famille Rothschild et que Le Canard enchaîné décrit avec délectation : « Quatre cents hectares de pelouses, de bois, de chemins de terre ou goudronnés, plus une petite rivière et un étang de belles proportions. Des haras, un chenil, des serres approvisionnant les fleuristes de la région. Des fontaines, des statues, divers pavillons de garde et, surtout, une superbe gentilhommière de plus de dix mille mètres carrés répartis sur trois étages. Le tout ceint de murs, de douves ou de clôtures sur environ 8 kilomètres . » Moyennant deux cents millions de francs de travaux, le roi a fait de ce manoir monumental une demeure qui défie l’imagination. « Le sous-sol, écrit de son côté Le Monde, desservi par un tunnel de livraison baptisé “ le métro ”, débouche sur les communs : aux batteries de cuisine européennes et marocaines succèdent les légumeries, l’épicerie froide et la glacerie. Au rezde-chaussée, les traditionnelles salles à manger, salle de chasse, les salons, antichambres et studios ne sont rien en comparaison d’un ensemble médicalisé dont bien des villages de la région se contenteraient : salon, bureau de médecin, salle d’examens, pharmacie et analyses, bureau du dentiste et cabinet dentaire. La liste interminable des pièces – pas moins de deux cents – se poursuit à l’étage, avec notamment le salon et les jardins d’hiver de Sa Majesté . » Hassan II n’est venu qu’une seule fois au château d’Armainvilliers. Autres perles, plus lointaines celles-là et dissimulées dans les autres pays occidentaux : une propriété agricole non loin de Princeton, dans le New Jersey, un ranch en Californie, plusieurs milliers d’hectares de forêt au Brésil, des immeubles à New York, Monaco, Londres... Des comptes bancaires discrets et bien approvisionnés, des portefeuilles boursiers investis dans des firmes centenaires et gérés en bon père de famille par des financiers étrangers. Pas plus que les autres enfants de Hassan II, Mohammed VI ne connaissait l’étendue de la fortune laissée par son père. Pour en prendre la mesure, la répertorier sans trop tarder, il lui fallait l’aide d’Abdelfettah Frej. Son éviction signifie peut-être que l’inventaire des biens laissés par Hassan II est terminé. 22

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D’autres caciques vont être écartés. Moins importants que Médiouri ou Frej mais davantage connus des Marocains. Ce sont des gouverneurs de province, des préfets, des directeurs de l’administration centrale, une poignée d’ambassadeurs remerciés au cours du « printemps de Rabat » jubilatoire et euphorique. Dans cette épuration qui fait les délices des conversations de la bonne société de Rabat, Casablanca et Fès, il n’est plus question que d’une chose : à quand la chute du « grand vizir » Basri ? 1 Bernard Cubertafond, « Mohammed VI : quel changement? » L'Annuaire français des relations internationales, avril 2000. 2 L'expression est de l’universitaire Gilbert Etienne. 3 Une allusion à M 6, « la petite chaîne de télévision qui monte ». 4 Paris Match, 23 mars 2000. 5 VSD, 20-26 juillet 2000. 6 Ibid. 7 Time, 26 juin 2000. 8 Depuis, le roi a accordé une interview à un quotidien arabophone publié à Londres ainsi qu’au Figaro. 9 Le Monde, 11 octobre 1999. 10 Discours du quarante-neuvième anniversaire de la « révolution du roi et du peuple », prononcé le 20 août 1999. 11 Entretien avec l’auteur, juillet 1999. 12 Le Nouvel Observateur, 1 décembre 1999. 13 Cité par Med Intelligence-Le Maroc 1999-2000. 14 Jean Daniel, Soleils d’hiver, op. cit. 15 Entretien avec l’auteur, 19 septembre 2000. 16 Le Monde, 11 novembre 1999. 17 Jeune Afrique, n 2012, 7-13 septembre 1999. 18 S'appuyant sur un article de l’hebdomadaire The Economist, le cheikh Yassine l’estime à « 40 et 50 milliards de dollars ». Le chiffre est très certainement surévalué. 19 Le Monde, 18 mai 2000. 20 L'Evénement du jeudi, 22-28 novembre 1990. 21 Hors Afrique du Sud. 22 Le Journal, 28 octobre-3 novembre 2000. 23 Le Canard enchaîné, 1 mai 1991. 24 Le Monde, 3-4 novembre 1991. er

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Chapitre 8 LA CHUTE DU « GRAND VIZIR » Le roi Mohammed VI est installé sur le trône depuis deux mois et le « grand vizir », Driss Basri, a sauvé sa tête. Mais à quel prix ! Comme un artichaut que l’on effeuille, le jeune roi lui enlève au fil des semaines tout ce qui en faisait l’homme le plus puissant du royaume après le roi. Il contrôlait la Direction de la surveillance du territoire (DST) – l’un des services de renseignements de la monarchie – où il avait placé l’un de ses hommes liges, Benbrahim Allabouche. Le 29 septembre 1999, ce dernier est écarté par Mohammed VI qui le remplace par un militaire issu de la gendarmerie, le colonel-major Hamidou Laanigri. Tout ministre d’Etat, ministre de l’Intérieur qu’il est, Driss Basri a été mis devant le fait accompli. Le même jour, il lui faut avaler une seconde couleuvre : le dossier du Sahara occidental lui échappe. Le prétexte est tout trouvé : une quinzaine de jours auparavant, des émeutes ont eu lieu à El-Aioun, la « capitale » de ce Sahara occidental que depuis près d’un quart de siècle Marocains et Sahraouis se disputent. Elles ont été réprimées avec une rare violence par la police qui s’était bien gardée d’intervenir quelques jours plus tard pour empêcher des pogroms anti-Sahraouis. L'un des piliers du « système Basri » au Sahara occidental, le gouverneur Mohamed Azmi, tombe, victime des événements de El-Aioun. Le 29 septembre, un dahir nomme à son poste un vieux diplomate sans attache avec le ministre de l’Intérieur. Dans les semaines qui suivent on respire un air nouveau dans les rues de la « capitale » du Sahara occidental. Les policiers de Basri ont disparu des rues de la ville où patrouillent des militaires qui reçoivent leurs ordres du Palais. Surtout, des ministres et des représentants du jeune roi se succèdent dans les « provinces du Sud » pour renouer le dialogue avec la population locale. Basri encore une fois est soigneusement tenu à l’écart. Bafoué par le jeune roi, hué par les Marocains lorsqu’ils aperçoivent dans les cortèges officiels sa figure sévère le « premier flic du royaume » va-t-il prendre les devants et démissionner? « Je suis un soldat, la bonne à tout faire du gouvernement. J’ai le cuir épais. Mon rôle est d’éviter les problèmes, d’être un essuie-glace et d'encaisser les coups », confiait-il un an auparavant. Et puis, au Maroc, un ministre ne démissionne pas. C'est le roi seul qui dispose d’eux et décide de leur avenir. Basri n’a pas encore bu le calice jusqu’à la lie. Ce n’est plus qu’une question de jours mais le pire reste à venir avec le retour au Maroc, et en 1

grande pompe, d’Abraham Serfaty, la « bête noire » du ministre de l’Intérieur, l’un de ses rares adversaires à n’être pas venu lui manger dans la main. On ne présente plus Abraham Serfaty, l’opposant à Hassan II le plus célèbre, depuis son expulsion vers la France, au petit matin, en septembre 1991. Ce fut une expulsion hors du commun, concoctée par Driss Basri et Hassan II en personne. Elle reposait sur une « découverte » : Abraham Serfaty n’était pas de nationalité marocaine mais... brésilienne. Or, il n’a jamais mis les pieds au Brésil. Le montage était à la mesure du destin singulier d’Abraham Serfaty. Né dans les années vingt au Maroc – comme son père, sa mère, sa sœur, son grand-père... – cet intellectuel est un militant de la première heure du parti communiste. Dans un Maroc sous protectorat français, il combat pour l’indépendance, ce qui lui vaut d’être arrêté en avril 1950 et jeté en prison. Le royaume libéré du colonisateur, Serfaty va-t-il tirer un trait sur la politique et opter pour une carrière de haut fonctionnaire ? Diplômé de l’école des Mines de Paris, il est nommé directeur de cabinet d’un secrétaire d’Etat, directeur des Mines et, enfin, chargé de mission au cabinet du viceprésident du Conseil. Sa carrière semble toute tracée. Sauf que Serfaty milite dans un groupuscule marxiste clandestin, Ilal Aman (En avant) et que cet engagement va lui coûter sa place. En 1968, il bifurque donc vers l’enseignement. Le Maroc est plongé dans les « années de plomb » et toute une génération va en faire les frais. Le 23 mars 1965, l’armée a tiré sur des lycéens qui manifestaient à Casablanca, tuant des centaines de jeunes. La même année, en octobre, le chef de l’opposition, Mehdi Ben Barka est enlevé à Paris et disparaît à jamais. Ce n’est qu’un début. Militant « juif-arabe », comme il se définit, Abraham Serfaty touche du doigt la dureté du régime. Arrêté en novembre 1974, cet intellectuel au physique de colosse, toujours prêt à discuter de l’imminente « révolution » dans la fièvre des réunions clandestines, est torturé deux mois d’affilée au derb Moulay Cherif, haut lieu de sadisme policier à Casablanca. Ensuite, une année durant, c’est la nuit permanente que ses bourreaux lui infligent en lui imposant un bandeau sur les yeux. En février 1977, il est condamné à l’emprisonnement à perpétuité pour « complot visant à renverser la monarchie » et « atteinte à la sûreté de l’Etat ». Le « matricule 19559 » n’en poursuit pas moins son combat derrière les

barreaux. Grève de la faim, procès contre deux ministres qui l’ont traité, l’un de « détenu privilégié », l’autre de « sioniste » ; tribunes dans la presse française pour stigmatiser – entre autres – la politique de Rabat au Sahara occidental : Serfaty rejoint, avec les enfants Oufkir, les frères Bourequat, les bagnards de Tazmamart..., la cohorte des prisonniers emblématiques qui peuplent le « jardin secret » de Hassan II. Ni Edgar Faure, ni, dit-on, Shimon Peres, ni Danielle Mitterrand ne parviennent à arracher sa grâce. Les organisations de défense des droits de l’homme ne baissent pas les bras. Une enseignante, Christine Daure, petite femme aux yeux bleus qui ne s’en laisse pas conter, mène le combat. Elle obtient en 1986 de pouvoir épouser Abraham en prison. Mais il n’est pas question de le libérer. A une chaîne de télévision française qui l’interroge sur le sort du plus ancien prisonnier politique au Maroc, Hassan II rétorque : « Tant que ce monsieur n’aura pas reconnu que le Sahara est marocain, la grâce royale ne jouera pas pour lui. » Il faut attendre l’automne 1991 pour que le roi cède. A soixante-cinq ans, Abraham Serfaty est libéré et expulsé en direction de la France. Les autorités marocaines ont opportunément découvert qu’elles détenaient un ressortissant brésilien. Le tour de passe-passe ne trompe personne mais il empoisonne la vie de Serfaty à qui il est interdit de rentrer dans son Maroc natal. Un autre combat commence, succession de périodes d’espoir et de moments d’abattement. Avec l’arrivée du gouvernement d’alternance à Rabat, l’ancien marxiste pense que son exil est terminé. Le socialiste Abderrahmane Youssoufi n’a-t-il pas promis dans son discours d’investiture de faire de la défense des droits de l’homme l’une de ses priorités ? Interrogé par une télévision étrangère, n’a-t-il pas dit, très clairement, qu’Abraham Serfaty n’était pas, ne pouvait pas être, brésilien? L'affaire est entendue, à ceci près que la réalité du pouvoir, dans le Maroc de Hassan II, demeure entre les mains du Palais. Lasse de ne rien voir venir, fatiguée de s’entendre prêcher les vertus de la patience par les socialistes du royaume, Christine Daure tente de forcer les portes du pays. En mai 1999, décidée à rencontrer le Premier ministre et à faire avancer le dossier, elle prend un vol d’Air France. Direction le Maroc. Pour mettre toutes les chances de son côté, les quelques amis dans la confidence lui ont conseillé de voyager en milieu de semaine et de débarquer de préférence à l’aéroport de Rabat, moins surveillé que celui de Casablanca par les hommes de Driss Basri.

Moins surveillé? La police attendait l’épouse d’Abraham Serfaty qui sera refoulée et remise dans l’avion pour Paris. Le jour même, en France, Le Monde publie une lettre ouverte de Christine Daure au Premier ministre qu’elle avait pris soin de confier au quotidien avant de partir. Au cas où... « Monsieur le Premier ministre, écrit-elle, allez-vous laisser Abraham Serfaty mourir en exil avec ses cannes et son fauteuil roulant, et serait-ce là ce que l’Histoire retiendrait de l’alternance marocaine et de vous-même ? » La lettre est habile et elle affectera son destinataire. Mais elle est injuste. Christine Daure se trompe – volontairement – de cible : si elle a été refoulée, si son mari ne peut toujours pas rentrer au Maroc, le responsable n’en est pas le chef du gouvernement mais le roi Hassan II. Le blocage vient de lui et de lui seul. Abraham Serfaty ne mourra pas en exil. Deux mois après la disparition de Hassan, le « vrai-faux Brésilien » transmet une lettre à Mohammed VI par l’intermédiaire de deux personnes sûres. La missive est brève. « Majesté, vous savez (...) combien je partage l’espoir que toute la Nation marocaine place en vous. J’espère rentrer bientôt dans mon pays pour reprendre ma place dans la construction du Maroc moderne et démocratique sous votre Direction. Je fais donc appel à Votre Majesté pour me permettre de revenir le plus tôt possible au Maroc, libre et en pleine citoyenneté. » Moins d’une semaine plus tard, la réponse arrive transmise par André Azoulay de passage à Paris : « Sa Majesté vous invite à retourner dans votre patrie, le Maroc ». Tout est dit. Ne reste plus qu’à préparer le retour prévu le 30 septembre à Casablanca. Il sera chaleureux, émouvant, officiel (un ministre et trois représentants du Palais sont présents à l’aéroport), et couvert par la télévision marocaine. « Tu as le plus beau des retours, plus beau que tu ne l’avais rêvé. Tu es le premier signe fort du change-ment dans ce pays », lui glisse sa femme Christine lorsqu’ils se retrouvent le soir dans une suite de l’hôtel Hilton à Rabat mise à leur disposition par le Palais. Pour Driss Basri, qui a été tenu dans l’ignorance de ce retour, le coup est rude. Le roi l’a humilié et désavoué. Pire, Mohammed VI a pris le contre-pied d’un des axes de la politique de Hassan II : ne pas tolérer que l’un de ses sujets mette en doute publiquement l’appartenance au Maroc du Sahara occidental, le territoire dont le roi défunt a toujours prétendu qu’il est aux Marocains ce que l’Alsace et la Lorraine furent naguère au peuple français. En réalité, Mohammed VI a finement manœuvré. Contre la mémoire de Hassan II sans doute, mais avec un sens politique digne de son père. Bien avant son retour, Serfaty avait en effet promis de s’abstenir de toute 2

déclaration susceptible de gêner la diplomatie marocaine au Sahara occidental. Le militant de gauche n’abdiquait pas ses convictions, il les gardait pour lui. Nulle raison d’Etat ne pouvait donc plus être invoquée pour s’opposer au retour du vieil homme condamné au fauteuil roulant à la suite d’un accident automobile. En revanche, l’encourager à rentrer au Maroc, c’était pour le nouveau roi solder à bon compte un contentieux hérité de son père et qui empoisonnait les relations avec la France. L'image de marque du roi commandait de mettre fin sans tarder à l’exil. Les bénéfices en sont immédiats. Serfaty, l’ancien militant d’extrême gauche, le sol marocain à peine foulé, se métamorphose avec la foi désarmante du nouveau converti en un défenseur acharné du trône alaouite. « Avec le roi Mohammed VI, jure-t-il, nous abordons une nouvelle ère dans la construction du Maroc moderne et démocratique . » Au journaliste français sceptique, qui lui demande peu de temps après sa nomination au poste de conseiller pour les questions pétrolières, s’il n’a pas été récupéré par le régime, il rétorque : « Je ne le crois pas. Il y a vraiment aujourd’hui un nouveau style de gouvernement du pays. Pas du tout fondé sur des calculs mais sur l’efficacité moderne, c’est-à-dire avec la rapidité dans la décision. Avant, on donnait du temps au temps. Les décisions traînaient. La lenteur était devenue une sorte de doctrine. Aujourd’hui, dans le monde moderne, le temps, ça compte. Et surtout, ça fait bouger les choses. » Mohammed VI n’a pas à regretter son geste qui, brusquement, donne un coup de vieux supplémentaire au gouvernement de Youssoufi. « Le roi gouverne, le gouvernement suit », résume le conseiller André Azoulay. Dans le royaume, l’arrivée du militant « juif-arabe » ajoute à la popularité de « M 6 », en particulier dans les rangs de la gauche. Elle trouvait le jeune monarque attachant et sympathique. Elle se persuade désormais que le jeune homme a la tête politique et qu’avec lui le modèle d’une monarchie « à l’espagnole », caressé depuis des années par une frange d’intellectuels, n’est plus un rêve fou. L'euphorie est réelle et elle alimente une peur confuse, celle d’un attentat des milieux conservateurs contre Mohammed VI qui viendrait tuer le « printemps de Rabat ». « Avant, on avait peur du roi ; maintenant, on a peur pour le roi. » Cette phrase on l’entend souvent dans le royaume à l’automne 1999. A l’étranger, en France surtout, l’analyse est identique. Commentant le geste « exemplaire » du roi à l’égard de Serfaty, Le Monde écrit dans son éditorial : « Il exprime une volonté de rupture avec un passé entaché par trop 3

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de forfaits et d’injustices (...) Sur ce terrain, Mohammed VI semble donc vouloir agir vite et fort. Ce monarque qu’on dit libéral, avide de modernité et attentif au sort des pauvres (...), conclut le quotidien, peut devenir le principal artisan de l’enracinement de la démocratie au Maroc . » Dans les autres journaux, les jugements sont encore plus louangeurs. Il ne reste plus au roi qu’à se débarrasser de Driss Basri. Mohammed VI ne l’a jamais apprécié. A écouter son entourage, il lui reproche de n’être qu’un courtisan inculte, de s’être enrichi sur le dos de l’Etat, de ne pas travailler suffisamment... Combien de fois les amis du prince l’ont-ils entendu se plaindre de Basri ? Cette fois, son sort est scellé. Le mardi 9 novembre, le lendemain du soixante et unième l’anniversaire du ministre de l’Intérieur, Basri qui réside à Rabat est convoqué par le roi au palais de Marrakech où il a pris ses quartiers d’hiver – comme le faisait son père. L'affaire semble urgente. Basri ne se doute de rien. Il est comme à l’accoutumée, « affable, pressé, débordant d’énergie », selon un journaliste qui l’a rencontré dans le courant de la matinée, peu avant qu’il ne prenne l’avion emportant des dossiers sous le bras. Il n’est pas la seule personnalité à avoir embarqué. Le président du Conseil consultatif des droits de l’homme est également du voyage. « C'est bien les droits de l’homme, mais que fait-on des droits de l’Etat? » lui lance Basri pour le taquiner. En fin de matinée, à Marrakech, c’est le coup de grâce. Un communiqué de l’agence de presse officielle annonce la mort politique du « grand vizir » en quelques lignes : « S. M. le roi Mohammed VI a reçu mardi matin, au palais royal de Marrakech, le ministre d’Etat, ministre de l’Intérieur, M. Driss Basri, que le souverain a déchargé de ses fonctions. (...) S. M. le roi a nommé par la suite M. Ahmed Midaoui ministre de l’Intérieur en remplacement de M. Driss Basri. Le souverain a nommé par ailleurs M. Fouad Ali el-Himma secrétaire d’Etat à l’Intérieur. » En déplacement à Paris où il assiste à une réunion de l’Internationale socialiste, le Premier ministre Youssoufi n’a été mis dans la confidence que quelques heures auparavant. Comme s’il s’agissait de prévenir un mauvais coup, la passation des pouvoirs est programmée pour le jour même à dix-huit heures à Rabat où Basri est revenu entre-temps. A l’ancienne résidence de France, siège du ministère de l’intérieur, l’ambiance est pesante. Les fonctionnaires ont reçu l’ordre de déguerpir une demi-heure avant la fin de leur service. Veut-on éviter que des dossiers sensibles disparaissent dans la nature quinze jours après un incendie mystérieux qui a détruit une partie des archives de la DST ? 5

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Des policiers en civil fouillent les coffres de toutes les voitures qui sortent, y compris celles des hauts fonctionnaires. Les journalistes de la presse écrite sont refoulés sans ménagement. Seules sont admises les caméras de 2M, la deuxième chaîne de télévision. L'immense bureau de Driss Basri reflétait mal son pouvoir. Avec ses murs tristement lambrissés façon années soixante, ses radiateurs à huile d’un autre âge pour réchauffer la pièce en hiver, ses étagères encombrées de photos officielles de Hassan II avec ou sans le ministre de l’Intérieur, ses téléphones encombrants, il faisait songer à celui du directeur d’un combinat de l’époque Brejnev. Ce soir, il paraît encore plus sinistre. Peut-être parce que s’y trouvent réunis quelques-uns des plus solides adversaires de Basri, dont le nouveau patron de la DST, le colonel-major Laanigri. Certains responsables se sont invités alors qu’ils n’ont rien à faire dans cet endroit. C'est le cas du patron de la gendarmerie, le général Benslimane, toujours aussi glacial. La cérémonie proprement dite est brève. Basri connaît bien son successeur Ahmed Midaoui . Il avait fait nommer cet ancien gouverneur directeur général de la Sûreté nationale avant de demander et d’obtenir sa tête de Hassan II, trois ans plus tard. Midaoui avait commis deux erreurs : s’attaquer à de gros bonnets de la drogue sans être couvert en haut lieu, et tenter de court-circuiter son ministre de tutelle en cherchant à traiter directement avec le Palais. « Je vous souhaite bonne chance » : c’est tout ce que Basri trouve à dire à son successeur au moment de lui serrer la main et de quitter les lieux. Devant un journaliste de 2M il est plus prolixe : « Le ministre de l’Intérieur, lâche-til, est le domestique du gouvernement, sa femme de ménage. Il doit s’armer de patience, d’humilité et de discernement pour ne pas, à chaque coup qui se présente dans la rapidité et dans l’urgence, prendre une décision dont il regrettera les effets ou les méfaits. » Ce sera son testament politique. Ses deux prédécesseurs – Mohamed Oufkir et Ahmed Dlimi – sont morts de mort violente. Basri peut se consoler : il s’en tire mieux; il est sain et sauf. La presse ne pleure pas son départ. Quotidien pro-gouvernemental, ElAlam donne le ton. « Driss Basri a été derrière la falsification de toutes les élections (...) caractérisées par la corruption, la vente des sièges et l’intervention des trafiquants de drogue », écrit-il avant de conclure : le remplacement de M. Basri va faire entrer le Maroc « dans une ère nouvelle, celle de la modernité et de l’Etat de droit ». La presse socialiste n’est pas plus amène. Le journal en langue française Libération qui naguère, gouvernement 7

d’alternance oblige, savait trouver des mérites à Basri et n’hésitait pas à l’occasion à louer son sens de l’Etat, change opportunément de ton. « L'homme qui s’en va prenait de la place, beaucoup de place, depuis trop longtemps, note son éditorialiste. (Il) avait une conception politique (...) autoritaire, archaïque. » Seul le quotidien des anciens communistes, AlBayane, nuance son jugement. Non sans courage, il rappelle dans une phrase terminée par des points de suspension lourds de sous-entendus : « Il ne faut pas oublier que l’homme ne représentait pas que lui-même... » Quarante-huit heures après le limogeage de Basri, une cérémonie irréelle se déroule au palais de Marrakech : le roi décore son ancien ministre de l’Intérieur du « grand cordon du wissam alaouite », la plus haute distinction du royaume, normalement réservée aux membres de la famille royale , avant de remercier le ministre de son père pour les efforts consentis au service du « glorieux trône alaouite » – et non pas, le détail a son importance, de l’Etat. Une fois encore les caméras sont là, cruelles, qui filment pour le journal télévisé. Elles ne seront pas là, en revanche, le 6 décembre au soir, pour le « thé d’adieu » organisé par le Premier ministre en l’honneur de Basri. A quelques exceptions près, tous les ministres socialistes (et des conseillers du roi) sont venus à ce rendez-vous déroutant. Ils sont venus mais masqués, un peu honteux de leur geste. La plupart ont pris la précaution de tirer les rideaux de leurs limousines. Et pour cause : alertés des préparatifs de la cérémonie, quelques dizaines de militants des droits de l’homme ont pris position à proximité de la résidence. En souvenir des victimes des « années de plomb », ils ont allumé des bougies qui brillent dans la nuit, et scandent « Non à l’impunité », « Driss doit être jugé », « Youssoufi doit nous présenter des excuses ». A l’intérieur du bâtiment, pendant ce temps, on échange des discours et l’on devise sur l’air du temps. Ce fut une cérémonie « un peu terne », racontera plus tard l’un des participants. « Elle n’avait pas de portée politique », s’excusera un autre. Sans doute, mais pour ceux qui manifestent à l’extérieur, elle a un goût de cendres. Dans le Maroc de Hassan II, les hommes réellement puissants avaient ceci en commun qu’ils étaient tous à la tête de fédérations sportives. Celle d’athlétisme était tenue par Mohamed Médiouri ; celle de golf (le sport préféré de Hassan II vieillissant) par Driss Basri; celle de football enfin par le général Hosni Benslimane. L'arrivée sur le trône de Mohammed VI a changé la donne. Médiouri a été le premier à démissionner. Basri a suivi une année 8

après. S'il continue encore aujourd’hui à arpenter les greens, il n’a plus la moindre responsabilité officielle. Seul, le général Benslimane a conservé la présidence de la fédération de football, preuve que le grand patron de la gendarmerie demeure l’un des hommes forts de la monarchie. Mais qui oserait s’en inquiéter en ce début de règne où le « gentil roi » fait l’unanimité ? La fin de l’exil imposé à Abraham Serfaty, le limogeage de quelques-uns des anciens « barons », leur remplacement par des hommes réputés intègres ne sont pas les seuls indices de changement auxquels s’accrochent les Marocains. Le retour de la famille Ben Barka en est un autre. Certes, rien n’interdisait à l’épouse et aux enfants de l’ancien opposant de retourner au Maroc du vivant de Hassan II. Une avenue Ben Barka n’existe-t-elle pas à Rabat? Rien sinon la volonté de la famille de ne pas être instrumentalisée alors que la lumière sur la disparition du héros de la gauche marocaine n’est toujours pas faite . Mohammed VI sur le trône, ces préventions tombent. Le jeune souverain ne saurait être comptable des crimes ordonnés ou couverts par son père. D’autant qu’il s’efforce de les réparer. Parfois de façon symbolique en créant, on l’a vu, un Prix annuel des Droits de l’homme. D’autres fois, par des espèces sonnantes et trébuchantes. Les rescapés du « goulag royal » de Tazmamart, dont les récits et les témoignages fleurissent dans la presse, sont indemnisés par l’Etat ainsi que certaines familles des « disparus » des « années de plomb ». Ce n’est pas encore une repentance officielle mais un début prometteur. A observer cette période d’état de grâce, un autre temps fort se détache : la visite de Mohammed VI dans les provinces du nord du royaume en octobre 1999. Malgré les palais qu’il y possède, son père n’y était retourné qu’une seule fois depuis 1959, lorsque, prince héritier et chef d’état-major des armées royales, il était venu mater, à l’âge de trente ans, une révolte dans ce Rif tombé sous le charme d’un rebelle hors du commun, Salem Amezziane, qui « fumait des cigarettes américaines, écoutait des disques de jazz, parlait quatre langues et se vantait d’être un musulman rigoureux ». Le Rif repris en main, Hassan II avait abandonné à son sort cette province du royaume, riche de son cannabis et de sa contrebande, proche de l’Europe, mais où, faute de mieux, les diplômés de l’université se retrouvent vendeurs de cigarettes. Mohammed VI passera dix jours dans le Nord. De Tanger à Tétouan, de Chefchaouen à Nador en passant par Al-Hoceima, dans toutes les villes 9

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l’accueil est enthousiaste. Des centaines de milliers de Marocains – nombre de femmes et d’enfants ont été réquisitionnés par les agents communaux – se pressent le long des routes empruntées par le cortège royal. Les jeunes filles lancent des pétales de roses sur son passage. Des handicapés rivés à leur chaise roulante tentent de saisir un bras, de toucher un pied de ce roi de trente-six ans, persuadé qu’il peut accomplir des miracles. Des miracles politiques peut-être. A la fin de la Première Guerre mondiale, le Rif, alors sous domination espagnole, avait été le théâtre de l’une des premières guerres d’indépendance du continent sous la bannière d’un personnage fascinant, Abd el-Krim Khattabi. Sa république du Rif a duré cinq ans et Hassan II a tout fait pour que le souvenir de cet émir berbère soit effacé de l’histoire du Maroc. Abd el-Krim avait son quartier général à Ajdir, dans les montagnes. Le hameau est en ruines et aucune plaque commémorative n’est là pour rappeler son passé glorieux. Au cours de son périple, Mohammed VI parlera de l’identité marocaine qui est « multiple », riche de l’apport berbère, arabe, juif et français ; il aura aussi une « réunion de réconciliation » avec le fils d’Abd el-Krim Khattabi, revenu d’un long exil du Caire. Il y sera question de sauvegarder ce qui peut l’être des ruines d’Ajdir, de rapatrier d’Egypte la dépouille d’Abd el-Krim et de lui construire un mausolée. Quelques Rifains ont beau se plaindre de l’omniprésence de l’armée tout au long du périple royal, déplorer son comportement colonial, pester contre le ballet des hélicoptères de combat frappés du sigle de la gendarmerie au-dessus des têtes, regretter l’étalage de luxe qui accompagne Mohammed VI, personne ne veut entendre leurs critiques. Dans le Rif comme à Rabat ou Casablanca, par la magie de quelques gestes, le roi a conquis le cœur de ses sujets. Quand la passion et les sentiments l’emportent sur la raison, que les esprits chavirent, il est prudent et salutaire de convoquer l’histoire. Les faits qu’on exhume enseignent le doute, la prudence, et douchent les enthousiasmes prématurés. Ainsi, lorsque Hassan II a succédé à son père Mohammed V disparu brutalement en 1961 la presse étrangère s’était interrogée sur la personnalité du nouveau roi. « Le prince de la nouvelle vague, Hassan II serat-il un roi traditionnel ? » s’inquiétait Carrefour. « Il croit en la vertu de la démocratie, il sait que là est l’avenir et puis (...) il est moderne », s’émerveillait Jeune Afrique dans un article au titre enthousiaste : « C'est un roi pas comme les autres . » « Il aime tous les sports : voiture de course, équitation, nage, tir aux pigeons mais il a pris très au sérieux son rôle 11

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d’instructeur des armées (...) Diplomate, il est aussi à l’aise dans les avions à réaction », notait de son côté Paris-Presse-L'Intransigeant. On pourrait poursuivre la revue de presse... L'engouement en faveur de Hassan II était tel au début de son règne, que certains commentateurs s’en inquiétaient : « La popularité cependant, au XX siècle, n’est pas tout. Un pays ne vit plus seulement de bravos. Un peuple ne se contente plus de promesses. A l’heure où les royautés sont durement guettées, il faut donner des satisfactions à ses sujets », écrivait Carrefour. Voilà des lignes qui à quarante ans d’intervalle n’ont rien perdu de leur actualité. Et qui auraient dû inspirer davantage de retenue aux thuriféraires de Mohammed VI. Comme le rappelle l’universitaire Bernard Cubertafond : « On pourrait aussi rapprocher les premiers temps royaux du père et du fils : en 1961 (lorsqu’il est monté sur le trône), Hassan II était aussi un roi fringant, mobile, actif qui, d’ailleurs, commença par rédiger une constitution plutôt libérale. Mais alors il faudrait poursuivre le raisonnement et émettre (à propos du nouveau roi) l’hypothèse désagréable : à la longue Mohammed VI (refuse), comme avant lui Hassan II, de se transformer en symbole et réprime les dirigeants politiques (...) » Ce sombre scénario, quasiment personne ne le reprend à son compte les premiers mois qui suivent l’arrivée sur le trône du fils de Hassan II. Seuls une poignée d’intellectuels osent mettre en garde contre un optimisme excessif. Ils prêchent dans le désert. Et pourtant, ils voient clair. 1 Jeune Afrique, n° 2027, 16-22 novembre 1999. 2 Entretien avec l’auteur, octobre 1999. 3 Le Nouvel Observateur, 5-11 octobre 2000. 4 Paris Match, numéro cité. 5 Le Monde, 2 octobre 1999. 6 Jeune Afrique, numéro cité. 7 M. Midaoui a été lui-même limogé à la mi-septembre 2001, sans explication, et remplacé par un proche du roi. 8 Selon les confidences de Driss Basri à l’auteur, la décoration n’a été attribuée qu’à trois personnes avant lui, tous princes. 9 Depuis les révélations d’un ancien agent secret marocain, Ahmed Boukhari, publiées en juin 2001 à la fois par Le Journal et Le Monde, l’implication du Palais dans l’assassinat de Ben Barka ne semble plus faire de doute. 10 Carrefour, 8 mars 1961. 13

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11 Ibid. 12 Jeune Afrique, n° 193, 20 juillet 1964. 13 Paris-Presse-L'Intransigeant, 19 juin 1957. 14 Carrefour, numéro cité. 15 Article cité.

Chapitre 9 PREMIERS DOUTES Lundi 31 juillet 2000. Il est un peu plus de dix-sept heures et les deux battants de la lourde porte dorée du palais de Rabat viennent de s’ouvrir. Dans une sonnerie de trompettes commence un spectacle grandiose et hors du temps dont Mohammed VI est la vedette. On fête ce jour-là le premier anniversaire de l’intronisation du nouveau souverain. Sur l’esplanade du palais, plusieurs milliers d’hommes en djellaba blanche, patientent depuis des heures sous le soleil. Ministres, gouverneurs, préfets, hauts fonctionnaires, députés, chefs de tribu, oulémas... La fine fleur de l’Etat et de la nation est rassemblée ici. Venus de toutes les provinces du Maroc, ils se préparent à renouveler leur allégeance à Mohammed VI sous le regard curieux des diplomates étrangers installés dans une tribune. Le roi a franchi la porte du palais et s’avance lentement sur une sorte de tapis de sable fin qui court vers les djellabas. Excellent cavalier, il chevauche un pur-sang magnifiquement caparaçonné dont la robe noire comme jais contraste avec la blancheur immaculée du burnous et de la cape qui emmaillotent le souverain de la tête aux pieds. Tenu par un solide gaillard, un lourd parasol de couleur verte, symbole de la monarchie, protège le roi du soleil. Quelques pas derrière lui marchent son frère, le prince Moulay Rachid, son jeune cousin, le prince Moulay Ismaïl, et deux petits-neveux de sang royal. Quelques mètres plus loin, c’est un autre symbole de la monarchie que l’on exhibe : le carrosse royal naguère utilisé par son grand-père, son père, et en certaines occasions par Mohammed VI. Aujourd’hui, il est vide comme il l’était le jour des obsèques de Hassan II. Une escouade de serviteurs ouvre la marche. Entre eux et le roi, on remarque six autres pur-sang solidement tenus en main. Conformément à un rituel séculaire, quelques minutes auparavant, sept étalons à la robe différente et aux sabots passés à la poudre d’or avaient été proposés à Mohammed VI qui en a retenu un comme monture. Les six autres sont là qui participent à la cérémonie. Obéissant à des règles ancestrales, le spectacle est irréel. De part et d’autre du fleuve de sable que foule le pur-sang se tiennent les membres du gouvernement et les responsables de l’armée. Au passage du roi tous s’inclinent docilement vers le monarque qui ne leur accorde pas un regard. Ses faveurs, il les réserve à deux hommes qui se sont avancés de quelques pas, deux « ministres de souveraineté », choisis non pas par le Premier

ministre mais désignés par le Palais : le ministre de l’Intérieur, Ahmed Midaoui, et le secrétaire d’Etat à l’Intérieur, Fouad Ali el-Himma, un « ami de l’extérieur » du collège royal. Mohammed VI passe maintenant devant la foule des dignitaires. La place de chacun ne doit rien au hasard. Au premier rang, les hauts fonctionnaires qui sont l’œil et l’oreille de Rabat dans les provinces. Derrière, les autres « agents d’autorité » et tout ce que le Maroc compte de notables locaux, qu’ils soient civils ou religieux. Comme les années précédentes, des étudiants, choisis parmi les plus brillants du royaume, ont été invités à la cérémonie d’allégeance. Tout ce monde est regroupé par province. Les plus peuplées sont les mieux représentées. Les plus éloignées de la capitale viennent en premier comme s’il s’agissait en ce jour d’allégeance de faire oublier les vicissitudes de la géographie. Au fur et à mesure que le roi avance, les serviteurs du palais qui l’entourent hurlent plus qu’ils ne crient la formule rituelle : « Préfets, gouverneurs, caïds, mon Seigneur vous bénit et appelle sur vous la gloire divine. » En réponse, les préfets, les gouverneurs, les caïds et tous ceux qui sont rassemblés sur l’esplanade du palais royal se courbent cinq fois de suite en appelant Dieu à répandre sa grâce sur le souverain. Une demi-heure plus tard, une salve de cinq coups de canon salue la fin de la cérémonie d’allégeance – la beîa . Retransmise en direct par la télévision qui en rediffusera de larges extraits, commentée par la presse, analysée par les diplomates en poste à Rabat, la « grande messe » que Hassan II comparait au sacre des rois de France en a surpris plus d’un. A la faveur de la succession monarchique, on attendait une célébration plus sobre, moins guindée, débarrassée de tous ces oripeaux d’un autre âge; on espérait une allégeance plus symbolique que formelle, en accord avec l’attachement proclamé de Mohammed VI à une « monarchie constitutionnelle ». Ce fut l’inverse. La tradition dans ce qu’elle a de plus compassée est de retour. Ainsi de cette coutume qui veut que le roi inspecte ses représentants monté sur un cheval. Fatigué, souffrant de mal au dos, Hassan II y avait renoncé les dernières années de son règne et se tenait debout à l’arrière d’une limousine américaine. Superstitieux, l’ancien roi détestait d’ailleurs la fête de l’allégeance. Conscient de son aspect anachronique et ridicule, indéfendable en tout cas dans un pays doté d’une « monarchie constitutionnelle, démocratique et sociale », il appréhendait la cérémonie. Lorsqu’elles l’habillaient dans ses appartements privés du palais royal de Rabat, les 1

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anciennes concubines de Mohammed V ne cessaient de lui lancer des compliments comme pour exorciser le mauvais œil. Aucune autre femme n’osait venir le saluer avant la cérémonie. Avec Mohammed VI, la beîa retrouve une seconde jeunesse. Pour beaucoup ce fut une journée des Dupes, que le « discours du trône » – le premier du règne – prononcé la veille avait annoncée. Cette allocution au ton suranné, compassée et archaïque, fut marquée de quelques coups de griffes en direction des hommes politiques, accusés de courir « derrière des intérêts égoïstes et personnels », et du gouvernement invité à mener une politique « efficiente ». S'il affirme vouloir « davantage de réformes », le roi se contente d’annoncer la mise en place d’un Conseil économique et social, appelé à émettre des avis sur les grands projets économiques, et celle d’une Haute cour de justice, deux institutions prévues par la Constitution de 1992 mais qui n’ont jamais vu le jour ... Si l’on devait retenir une date symbolique pour marquer le divorce entre Mohammed VI et tous ceux qui avaient vu en lui l’homme du changement, c’est sans doute à ce 31 juillet qu’il faudrait s’arrêter. Avant cette date, le jeune roi bénéficiait d’un crédit illimité et ses actes, dans une sorte d’autopersuasion collective, étaient perçus comme autant de marques de rupture ; désormais, s’impose une lecture plus critique de la monarchie. L'état de grâce de « M 6 » est bel et bien terminé. Il faudra encore quelques mois pour que la presse étrangère se fasse l’écho de cette déception. L'un des premiers, l’hebdomadaire anglo-saxon The Economist note l’air de rien que « l’on entend moins souvent qu’au début du règne les gens acclamer “ le roi des pauvres ” lorsqu’il se promène ». Dans un article intitulé « La tentation dictatoriale », le quotidien madrilène de centre droit El Mundo est plus féroce : « A la fin de l’année 2000, constate-til, le monarque marocain règne comme un roi absolu et son régime est tout aussi dictatorial et policier que du temps de Hassan II . » Sans aller aussi loin, en France, L'Express observe que, au cours de l’an 1 de son règne, « M 6 » a « surtout multiplié les déclarations d’intention » ; La Croix évoque les « limites » de la démocratie marocaine tandis que Le Nouvel Observateur, dans un reportage signé par Sara Daniel, est plus sévère. L'article commence ainsi : « On l’appelait le “ roi des pauvres ”. La rumeur populaire lui prêtait la fibre sociale et le désir affirmé d’arracher le Maroc aux années noires de la répression pour le conduire vers la modernité. Prince des réformes démocratiques, Mohammed VI devait tourner la page du féodalisme, enterré 3

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en même temps que feu son père, Hassan II. Dix-sept mois se sont écoulés que déjà le “ printemps marocain ” a cessé de fleurir . » Bien tourné et sans pitié, l’article, qui sera repris par la presse arabe publiée à Londres, a ceci de particulier qu’il fait du jeune roi un portrait aux antipodes de celui dessiné par la presse espagnole. Là où El Mundo discerne un apprenti despote marchant sur les pas de son père, Le Nouvel Observateur voit au contraire un monarque dont le trait principal est « la faiblesse ». Des mots plus durs encore ont certes été publiés dans la presse française pour dire que « le roi ne s’intéresse que très modérément à la chose politique, (que) c’est un jouisseur qui préfère les sorties en mer, avec son jet-ski, aux joutes de la vie publique », mais ils l’ont été dans des revues confidentielles. Venant d’un hebdomadaire parmi les plus lus, la mise en cause est autrement dévastatrice. La presse étrangère n’est pas la seule à s’inquiéter. A Paris, ceux que préoccupe l’avenir du Maroc s’interrogent sur ce roi énigmatique dont on ne sait trop s’il faut craindre les penchants autocratiques supposés ou redouter le désintérêt qu’on lui prête pour les affaires de l’Etat. Le Quai d’Orsay ne sait plus que penser. Depuis des mois, les notes de l’ambassade de France à Rabat au ministre ont perdu leur ton euphorique. Le Quai d’Orsay s’inquiète. « La Tunisie régresse. L'Algérie tourne en rond. Le Maroc, on ne sait pas où il va », lâche Hubert Védrine à l’un de ses visiteurs. A l’Elysée aussi on est déboussolé. Questionné par des journalistes venus couvrir en début d’année 2001 le sommet France-Afrique de Yaoundé, le président Chirac peut couvrir d’éloges Mohammed VI avec qui il a déjeuné quelques heures plus tôt, jurer qu’il lui fait toujours confiance pour conduire le Maroc ; en privé ou avec ses conseillers, le chef de l’Etat adopte un ton différent et ne cache pas sa préoccupation. Ne murmure-t-on pas que Chirac, au cours d’une rencontre à l’Elysée, a exhorté son protégé Mohammed VI à travailler davantage ? Les sportifs intéressent Mohammed VI davantage que les hommes d’affaires. Invité au Forum de Davos qui, chaque année en février, réunit dans une station suisse de sports d’hiver le gotha des « décideurs » mondiaux, il ne donne pas suite à la proposition. Au printemps 2000, alors qu’il a accepté de recevoir le président de la Banque mondiale, l’Américain James Wolfensohn, venu en famille au Maroc, au dernier moment il se ravise et fait annuler l’audience. Commentaire pince-sans-rire de The Economist : « Apparemment, on n’avait pas besoin de ses conseils ». La Banque mondiale est pourtant l’un des principaux bailleurs de fonds du royaume. Le « Monsieur politique étrangère » des Quinze, l’Espagnol Javier Solana, subira 8

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le même type de mésaventure en juillet 2001. En revanche, « M 6 » n’hésite pas à aller en coup de vent en Australie, où deux joueurs marocains, Younes el-Aynaoui et Hicham Arazi, figurent en quarts de finale du tournoi de tennis de Melbourne . Et lorsque France 2 est autorisée à filmer brièvement – mais non à interviewer – le jeune roi à son bureau, elle nous le montre qui signe une lettre de félicitations au capitaine de l’équipe de France de rugby, le Franco-Marocain Abdelatif Benazzi. L'athlète Hicham el-Guerrouj, lui, est plus généreusement récompensé. Triple recordman du monde du quinze cents mètres, du mile et du deux mille mètres, il s’est vu offrir par le Palais deux des plus beaux domaines agricoles, propriétés de l'Etat , quand des promotions d’ingénieurs agronomes au chômage peinent à louer quelques hectares de terre. « Sommes-nous au Moyen Age pour que les terres de la nation soient à la disposition des rois ? » s’insurge un ancien ministre. Hassan II aussi avait tenu à récompenser ElGuerrouj pour ses performances sportives. Mais si le roi défunt n’hésitait pas à offrir des fermes d’Etat, il n’avait gratifié le champion du demi-fond que d’une voiture prélevée sur le parc automobile du palais. Le malaise se nourrit de faits autant que de rumeurs. Les faits tiennent au comportement du souverain. Le roi est muet et son entourage se tait. Mohammed VI a certes prononcé quantité de discours, d’ores et déjà réunis dans un livre , mais leur contenu a laissé sur leur faim les exégètes les mieux intentionnés du Palais. « Sire, peu importe qui écrit vos discours. Mais vous serez roi lorsque vous ne les lirez plus », avait glissé l’ancien ministre Michel Jobert à smit sidi qu’il accompagnait sur le porte-avions Foch en 1994. Jugé à cette aune, le jeune roi n’a pas encore tué le prince héritier. Hassan II savait faire de chaque conférence de presse une performance d’acteur. Le roi avait le sens de la formule. C'était un orfèvre de la langue française classique. Aux journaux étrangers il accordait des interviews à tour de bras. Il adorait s’inviter sur les plateaux de TF1, la chaîne amie. En quelques mois, on l’a vu chez Anne Sinclair, Guillaume Durand et même Jean-Pierre Foucault. Quel contraste avec Mohammed VI qui fuit les journalistes comme la peste. Le Figaro, Le Figaro Magazine, L'Express ont été à deux doigts de décrocher une interview. Tout était bouclé : le choix des journalistes, le thème des questions, le lieu de l’interview... Au dernier moment, le Palais a annulé l’opération sans explication. Même TF1, dont plusieurs responsables sont des habitués de la Mamounia, a échoué jusqu’ici à le faire venir sur les 12

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bords de la Seine. Au début de l’automne 2001, Mohammed VI n’a encore jamais tenu de conférence de presse y compris lors de ses visites officielles à l’étranger, contrairement à tous les usages. En France, où il a été reçu à la fin de l’hiver 2000, Mohammed VI n’assure même pas le service minimum en matière de protocole : lancer quelques phrases conventionnelles aux journalistes sur le perron de l’Elysée au sortir de l’entretien officiel avec le président de la République. Il ne dit pas un mot, contraignant Jacques Chirac, qui se tient à ses côtés, à un silence inhabituel. Ce degré zéro de la communication fut jugé suffisamment gênant pour que l’un des conseillers du roi réussisse à le convaincre de ne pas quitter Paris sans rencontrer quatre journalistes sélectionnés. Une condition fut mise à l’entretien : qu’aucun des propos du monarque ne soit publié. La règle imposée quelques mois auparavant au directeur du Nouvel Observateur demeurait. Elle sera respectée d’autant plus facilement que Mohammed VI s’en tient à des phrases convenues sur la pêche au Maroc et l’agriculture, sans intérêt pour les lecteurs de Libération ou du Point. Un détail frappe les journalistes : les références constantes de Mohammed VI, au début de l’entretien, à son père et aux membres de sa famille comme si, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à se détacher de l’environnement familial. Au journaliste du magazine Time autorisé à le suivre pour les besoins d’un portrait-entretien publié à la veille de la visite officielle de Mohammed VI aux Etats-Unis il ne se confiera pas davantage. Ce mutisme à contre-courant de l’époque a déteint sur le Palais. Qu’il s’agisse du frère cadet du roi ou de ses trois sœurs, aucun des enfants de Hassan II n’est sorti de son rôle. Lorsqu’ils prennent la parole, c’est pour évoquer leurs fonctions officielles et rien d’autre. Jamais ils n’ont osé émettre le moindre commentaire sur l’action de leur frère. Le porte-parole du Palais n’est pas plus bavard. L'essentiel de sa tâche consiste désormais à lire un communiqué à l’issue des – rares – Conseils des ministres. Ceux qui pensaient que Hassan Aourid apporterait un souffle d’air pur en sont pour leurs frais. Marginalisé, le porte-parole n’a pas un accès direct au roi. Pour s’entretenir avec lui, il lui faut avoir au préalable le feu vert du directeur de cabinet de Mohammed VI. Et lorsqu’il adresse une note écrite au souverain, elle commence par une formule on ne peut plus ampoulée : « Votre humble serviteur a l’insigne honneur d’informer Votre Majesté... »

Le seul à ne pas respecter l’« omerta royale » est le cousin de M6, le prince Moulay Hicham. Persona non grata au palais royal depuis la disparition de son oncle, brouillé avec Mohammed VI, le « prince rouge » n’hésite pas à faire entendre sa petite musique en faveur d’une « refondation » de la monarchie marocaine. De retour d’une mission de plusieurs mois au Kosovo au côté de Bernard Kouchner – alors « M. Nations unies » dans la région, il peaufine son image d’esprit libre. Il fréquente des intellectuels, rencontre la presse, intervient dans des colloques où l’on disserte librement sur les monarchies et « les dérives dynastiques dans le monde arabe », parle du Maroc où « la démocratie n’est pas encore arrivée », félicite pour son témoignage dépourvu de haine Ahmed Marzouki, auteur d’un livre poignant sur ses dix-sept années passées à Tazmamart . Et il écrit. Peu, mais des phrases assassines pour le Palais dont cette tribune publiée par le quotidien Le Monde au début de l’été 2001. « Aucune de nos institutions traditionnelles (...) y compris la monarchie ne s’est véritablement attaquée à la mise en œuvre des nouvelles structures politiques que notre peuple mérite. Tout se passe comme si l’on voulait prolonger l’attentisme qui a caracté-risé la politique marocaine au cours des dernières années, laissant nos problèmes en suspens (...) Nous voyons des gestes confus, une absence claire de direction (...) qui ne peut que profiter aux extrémistes. Le déficit d’autorité qui en résulte (...) peut, par exemple, mettre à mal les bonnes relations entre civils et militaires dont a besoin un Etat démocratique. En d’autres termes, la paralysie n’est pas seulement statique; elle nous conduit quelque part, et pas forcément dans la bonne direction. C'est maintenant que nous devons choisir notre direction, plutôt que d’être contraints de le faire plus tard sous la poussée des événements (...) . » C'est peu dire que Moulay Hicham agace le Palais. Lorsque, fin 2000, le quotidien espagnol El Mundo publie un entretien avec le « prince rouge », un conseiller du roi part se plaindre à Madrid auprès du Premier ministre espagnol, José Aznar ; et lorsque Moulay Hicham est invité par l’Institut français des relations internationales (IFRI), l’ambassade du Maroc s’agite, manœuvre en coulisses pour obtenir la liste des participants marocains, envoie de vrais-faux journalistes ; lorsque le prince fait la « une » de l’hebdomadaire marocain Demain, le journal ignore qu’il signe son arrêt de mort : il sera interdit quelques mois plus tard sous un prétexte fallacieux. « Que veut Moulay Hicham? s’interroge l’un des piliers du régime, sous couvert d’anonymat. Etre ministre? Ambassadeur? Prendre la place de son 17

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cousin? S'il veut faire de la politique, qu’il abandonne son titre de prince. La famille royale doit parler d’une seule voix. » C'est presque le cas. Mais cette fausse unanimité ne trompe personne. Le halo de mystère qui enveloppe Mohammed VI nourrit les conversations des habitants de la capitale. Que fait de ses journées le roi – “ Sa Majetski ”, comme le surnomme l’humoriste Brizz – ? Pourquoi aussi peu de Conseils des ministres ? Que signifient ces séjours interminables loin de Rabat? Mohammed VI a-t-il constitué sa propre équipe de conseillers ? Quelle est l’influence des services de renseignements, de la gendarmerie et de l’armée dont les responsables sont choyés? Que sont devenues les anciennes concubines de Hassan II et de son père Mohammed V ? Ont-elles toutes recouvré leur liberté comme le veut la rumeur publique ? Quid du partage de la fortune laissée par Hassan II ? L'annonce du mariage de Mohammed VI – prévu début 2002 – fera-t-elle taire les rumeurs tenaces d’homosexualité? Le roi aura-t-il des héritiers (son père, deux ans après être monté sur le trône, avait déjà deux enfants) ? Toutes ces interrogations débouchent sur un constat que résume Abdellah Hammoudi, spécialiste du Maroc à l’université de Princeton, aux Etats-Unis : « Le système fonctionne de manière plus opaque qu’auparavant. » « Il est difficile de se faire une idée de l’opinion profonde qu’a Mohammed VI de son rôle », analyse de son côté l’universitaire français Rémy Leveau. La personne même du roi ne sort pas épargnée de ce premier bilan. On le disait travailleur forcené. On le découvre épicurien et jouisseur. Ses visites officielles à l’étranger mobilisent des moyens énormes et se concluent presque systématiquement par des séjours privés qui s’éternisent. Lorsqu’il réside au Maroc, Mohammed VI pratique un nomadisme de luxe. Avec la mauvaise saison, il déserte Rabat et son climat humide au profit de Marrakech la douce où il a entrepris de se faire construire un nouveau palais. Au printemps, il fréquente Fès. L'été, il oscille entre le palais de Tanger et celui d’Agadir – les deux seuls que son père prenait soin d’éviter – quand il ne s’échappe pas pour un séjour incognito à l’étranger, plus ou moins long, plus ou moins lointain. Il aime Paris, où il sait disposer du pied-à-terre d’un prince du Proche-Orient; il apprécie Rome et les restaurants de la piazza Farnese. Bon skieur, on le croise en hiver sur les pistes de Courchevel, dans les Alpes, dont il est un habitué. Il s’y trouvait fin mars 2001, alors que ses pairs chefs d’Etat membres de la Ligue arabe débattaient gravement au sommet d’Amman, en Jordanie, du soutien à l’Intifada en Palestine. S'il est 21

vrai que le Maroc n’est plus un intermédiaire indispensable entre Israël et ses voisins arabes, en tant que président du comité Al Qods (Jérusalem), le roi Mohammed VI était attendu au sommet. « Une raison de calendrier » sera officiellement invoquée pour expliquer son absence. Elle n’a pas convaincu le roi Abdallah de Jordanie. L'agenda officiel du souverain n’est pas surchargé. En janvier 2000, un mois banal, il a reçu quatre délégations étrangères, adressé huit messages – la plupart de félicitations, et inauguré les locaux de la nouvelle école d’architecture. Le reste de son emploi du temps est à l’avenant, tourné vers des opérations à fort impact médiatique. Encore le choix de ces apparitions n’est-il pas toujours judicieux. En témoigne le cafouillage consécutif à la « découverte » l’été 2000 d’un gisement de pétrole dans le Sahara marocain. La nouvelle de ce « don de Dieu au Maroc » est annoncée par le roi dans un discours le 20 août, jour anniversaire de sa naissance. Le souverain parle de pétrole « en quantité abondante et de bonne qualité » mis en évidence lors d’un forage. Trois jours plus tard, flanqué de son frère, le prince Moulay Rachid, de sa jeune sœur, la princesse Lalla Hasna, et d’une partie du gouvernement, Mohammed VI visite le chantier implanté dans un décor lunaire. Le Palais a bien fait les choses : des dizaines de tapis de laine ont été amenés de Rabat et déployés sur le site protégé par la gendarmerie royale. Devant les journalistes rameutés sur place, le ministre de l’Energie, Youssef Tahiri, avance des chiffres faramineux à propos du gisement. Il parle de réserves comprises entre douze et quinze milliards de barils, de quoi assurer trente ans d’indépendance pétrolière au royaume. Le pays baigne dans l’euphorie. Des blagues commencent à circuler sur le Maroc dont les habitants n’auront bientôt rien à envier aux émirs du Golfe. A Casablanca, la Bourse s’envole. Quelques jours plus tard, c’est le reflux. Abraham Serfaty, qui n’a pas oublié qu’il est diplômé de l’école des Mines, interpelle le ministre sur les prévisions fantaisistes basées sur les résultats d’un seul puits d’exploration alors qu’il faut en forer une douzaine avant de pouvoir avancer des chiffres fiables. La presse tout entière s’interroge et commence à enquêter sur « le grand bluff ». On découvre alors que la petite compagnie pétrolière texane Lone Star détentrice du permis d’exploration de Talsinnt a une réputation douteuse et que le forage a mis en évidence du gaz, mais très peu de pétrole ! La présence de deux cousins de Mohammed VI parmi les financiers de l’opération ne passe pas davantage inaper-çue . Elle explique sans doute 22

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pourquoi le site d’implantation du forage et la longue piste qui y conduit ont été déblayés par l’armée. Depuis, le ministre du Pétrole, coupable d’avoir pris pour argent comptant les chiffres fournis par la compagnie, a été limogé et, dans l’attente d’un deuxième forage qui ne vient pas, plus personne ne reparle du « gisement » de Talsinnt. Le « don de Dieu » dont parlait le roi a des allures de mirage. Malgré ces improvisations et ces cafouillages, Le Matin du Sahara et du Maghreb n’en continue pas moins à encenser Mohammed VI comme au premier jour. « Aucun domaine n’échappe à Sa vigilance que nulle difficulté ne rebute, et Sa générosité naturelle Lui inspire les solutions les plus humaines et les plus efficaces, écrit le chroniqueur du quotidien officieux du Palais. Sa Majesté Mohammed VI s’est révélé comme un Roi attaché à Son peuple, près du pauvre, s’ingéniant à alléger son fardeau, encourageant toute initiative, déterminé à libérer le citoyen (...) Nous sommes désormais sur la bonne voie, parce que nous avons le Guide que mérite notre ambition et parce que la passion de notre Souverain pour Son peuple reconnaissant est capable de soulever les montagnes . » Les pauvres dont parle le quotidien savent-ils que pour le repas de l’aïd-el-kébir, la grande fête musulmane, offert en mars 2001 au palais de Casablanca, le roi a passé commande à une entreprise française de « 200 homards bretons de 500 grammes minimum », d’autant de « pigeons à la crapaudine » et de « fleurs de courgettes » ? La société, pourtant fournisseur attitré de l’Elysée, n’a jamais eu à traiter une commande pareille. Montant de la facture : 500 000 francs. Et le double si l’on inclut le coût de la livraison – par avion. Incapable d’ailleurs de dénicher en quelques jours une telle quantité de homards bretons, la société se rabattra sur des homards américains. Petit à petit, la frange la plus éclairée de l’opinion publique comprend que Mohammed VI endosse volontiers les habits de son père. Comme Hassan II, il emploie la troisième personne (« Notre majesté ») pour parler de lui dans les discours. Des habitudes que l’on imaginait disparues réapparaissent. Moins de deux ans après être monté sur le trône, le roi a déjà donné son nom à un concours de récitation et de déclamation du Coran. Un boulevard Mohammed VI existe à Casablanca ainsi qu’une Fondation Mohammed VI (pour améliorer le quotidien des fonctionnaires de l’Education) financée par l’Etat. Au printemps 2001, c’est une Académie Mohammed VI de l’aviation civile qui a été inaugurée, suivie d’une mosquée Mohammed VI à Salé, dotée de deux salles de prière, de deux écoles coraniques et d’une galerie 24

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commerciale. Une première série de timbres-poste à l’effigie du roi a été émise l’été 2001 ainsi qu’une pièce de monnaie commémorative. Les compétitions sportives qui portent son nom ne se comptent plus. Les mêmes qui s’extasiaient sur la modernité du jeune roi conduisant sa Mercedes et respectant les feux rouges se souviennent que son père et son grand-père agissaient ainsi à l’occasion. Mohammed V était souvent au volant de sa Mercedes verte. Tous les matins il traversait Rabat saluant de la main ceux qui l’interpellaient. Son escorte policière était réduite. Hassan II « lui aussi ne prenait pas de chauffeur pour ses déplacements privés », rappelle le conseiller André Azoulay. Lorsque, dans les années soixante, un chapeau de cow-boy sur la tête, le roi quittait Rabat pour aller passer une journée au palais de Skhirat, au bord de mer, c’était effectivement seul au volant d’une Rover, sans escorte. Les princes et les princesses qui se déplaçaient en bus savaient qu’il ne fallait pas fumer à l’intérieur car « Sidna va nous doubler et il vous verra », prévenait le chauffeur. Enfant du Maroc dont il est resté proche, Michel Jobert raconte volontiers comment, il y a quelques années, Hassan II l’avait invité à prendre place à côté de lui dans une voiture qu’il conduisait : « Le roi s’arrêtait aux feux rouges et comme il me le faisait remarquer je lui avais répondu : “ Mais c’est normal Majesté, non? C'est la loi. ” Au feu tricolore d’un carrefour, des femmes l’ont reconnu et sont venues lui faire des salamalecs. Je lui ai dit : “ Eh bien, sire, vous êtes récompensé . ” » L'ancien ministre des Affaires étrangères n’est pas le seul à avoir fait un bout de route dans une voiture pilotée par Hassan II. Dans leurs Mémoires, tous les patrons de services secrets français, par exemple, racontent des scènes similaires. Les mêmes qui avaient applaudi la décision de Mohammed VI de faire dans la sobriété – ni fantasia, ni défilé d’écoliers dans le pays – pour le premier anniversaire de son accession au trône, car le pays souffrait de la sécheresse, réalisent que Hassan II avait donné l’exemple. En 1967, lui aussi avait annulé la fête du Trône car une épidémie de méningite cérébro-spinale ravageait le royaume . L'argent économisé, fit savoir le Palais, serait versé au profit des victimes. De son père, Mohammed VI a hérité un autre trait de caractère : une conscience aiguë de son rang. Laurent Fabius en a fait l’expérience. Lorsque le roi Mohammed VI, en visite officielle en France en mars 2000, le reçoit en audience à l’hôtel Marigny, l’entrevue tourne court. Au bout de quelques 26

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minutes, prétextant un autre rendez-vous, le roi se lève et annonce au président de l’Assemblée natio-nale que l’entretien est terminé. En réalité, le souverain n’a pas apprécié le comportement de Laurent Fabius à son égard. L'ancien Premier ministre aurait dû être plus déférent, moins désinvolte. L'incident ne sera pas ébruité. Mais il explique peut-être la décision de Mohammed VI d’abréger de vingt-quatre heures son séjour en France et de rentrer au Maroc. S'il souhaite marquer une rupture avec le Maroc ancien, le roi ne manque pourtant pas de possibilités. Dans son mémorandum « A qui de droit », le chef des islamistes lui en a proposé une, douloureuse mais radicale : rapatrier la fortune héritée de Hassan II. A défaut, suggèrent des hommes politiques marocains, le nouveau roi pourrait céder à l’Etat un ou deux des palais qu’il possède, faire don de quelques villas, se défaire de ses participations industrielles, offrir les domaines agricoles royaux... Un autre symbole fort serait de réduire le train de vie du Palais. Depuis des lustres, les parlementaires votent les yeux fermés, sans discussion, tout ce qui touche au train de vie et au fonctionnement de la monarchie. Et la presse n’en souffle mot, craignant à juste titre de se faire taper sur les doigts. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur cet autre aspect de l’héritage de Hassan II. Dans le budget du royaume, le roi est directement concerné par trois lignes. La première, la liste civile, constitue en quelque sorte la feuille de paie du souverain. D’un montant annuel de 27 millions de dirhams, elle correspond à un salaire mensuel équivalent à un million et demi de francs. La seconde ligne, les « dotations de souveraineté », concerne l’intendance : les réceptions, les frais de voyage du roi et de ses collaborateurs (394 millions de dirhams par an). La dernière, enfin, englobe sous la rubrique « Cour royale » l’entretien des palais et le budget du « gouvernement bis », c’est-à-dire le coût des conseillers du roi (1 691 millions de dirhams). Une observation saute aux yeux : « Sa Majesté des pauvres », comme l’a un jour joliment surnommé Libération, a conservé le train de vie de son défunt père. Et, la tendance à l’augmentation de la liste civile, amorcée du temps de Hassan II, se poursuit comme si de rien n’était : en moins de cinq ans, l’enveloppe a presque doublé. En revanche, la croissance des « dotations de souveraineté » reste mesurée, et le budget de la « Cour royale » stagne. Cette exégèse budgétaire n’aurait qu’un intérêt anecdotique si le coût du Palais ne pesait pas sur les finances publiques. Mais les dépenses liées à la monarchie représentent bon an mal an pour le budget de l’Etat autant que les

ministères de l’Habitat, de l’Aménagement du territoire et de l’Urbanisme, de l’Emploi, de la Jeunesse et des Sports, des Affaires culturelles et des Droits de l’homme réunis. Des déceptions autrement plus inquiétantes que le maintien du train de vie de la Cour vont venir altérer l’optimisme du début du règne de Mohammed VI. Elles tiennent à des changements de cap, des reculs, des déclarations imprudentes, des atermoiements sur des sujets essentiels pour le devenir de la démocratie marocaine : le statut des femmes, la liberté de la presse, la lutte contre la corruption, l’indépendance de la justice... Autant d’indicateurs de la bonne ou de la mauvaise santé politique d’un pays, d’un Etat de droit, et qui, dans le cas du Maroc, tardent à s’orienter dans la bonne direction. La querelle autour du statut de la femme illustre l’ambiguïté du nouveau règne. Au Maroc, la loi défavorise clairement la femme. Elle stipule que, pour se marier, une Marocaine doit obtenir la permission de son tuteur légal, en général son père ; il est plus facile à un homme de divorcer qu’à son épouse; et, en cas d’héritage, les femmes reçoivent la moitié de ce qui échoit aux héritiers mâles. Quant à la polygamie, elle est rare mais légale tandis que la répudiation a tendance à se développer, au moins dans les agglomérations. L'époux n’a pas à justifier la répudiation de sa femme devant le tribunal. Le juge est là uniquement pour prendre acte de la décision et fixer le montant de la pension alimentaire. La répudiation et la polygamie ne sont que deux aspects du code du statut personnel (la moudawana) dont des associations féministes aspirent depuis longtemps à se libérer. Avec la publication en 1999 du Projet national pour l’intégration de la femme au développement, un document officiel rédigé avec le concours d’associations de femmes, de chercheurs en sciences sociales, et de défenseurs des droits de l’homme, l’occasion paraissait idéale pour dépoussiérer les textes inspirés de la loi islamique (la charia). Sur les deux cent quinze mesures préconisées dans le rapport, moins d’une demi-douzaine pouvaient poser problème. Celles où il était proposé de relever l’âge légal du mariage de quinze à dix-huit ans, de substituer le divorce judiciaire à la répudiation, de supprimer la polygamie, et de ne plus faire du remariage de la mère un motif pour lui retirer la garde de ses enfants. C'était compter sans l’opposition radicale d’une partie des islamistes. Récusant un modèle de société imposé, selon eux, par l’Occident (via la Banque mondiale, qui avait financé l’étude), ils ont mobilisé leurs troupes contre la réforme de sorte que le débat a dégénéré en affrontements, parfois

violents. Deux modèles de société s’opposaient. « Chez nous, expliquait un dirigeant islamiste, Mustapha Ramid , la famille reste le fondement de la société. Or, le Plan d’action a été rédigé par des féministes sans associer de sensibilité musulmane. Quatre-vingt-dix pour cent des Marocains n’en veulent pas. » Et M. Ramid, qui est aussi parlementaire, d’expliquer que repousser l’âge du mariage à dix-huit ans, c’est prendre le risque de favoriser les rapports sexuels précoces; que le mariage est « une relation entre deux familles autant que l’union de deux sexes opposés » ; que le père de la future épouse a son mot à dire parce qu’il connaît bien sa fille et que, en cas d’échec de l’union, c’est lui qui recueillera la femme répudiée; que la polygamie, enfin, « si elle ne doit pas être encouragée », peut être un moindre mal pour une femme qui risque d’être délaissée et jetée à la rue par des hommes naturellement volages. Le 12 mars a sonné le glas des espoirs féministes. Ce jour-là, deux manifestations concurrentes sont organisées dans le royaume. La première à Casablanca, à l’initiative des « barbus » ; la seconde, à Rabat, à l’invitation des « femmes démocrates ». La première réunit plusieurs centaines de milliers de femmes voilées ; la seconde – laborieusement – quelques dizaines de milliers de démocrates. Le gouvernement en tire la leçon politique. Plutôt que de se hasarder sur un terrain délicat, il préfère reculer. A défaut d’être glorieuse, la démarche est efficace. Une « commission interministérielle permanente » est créée mais, regroupant des fonctionnaires de second rang, elle ne se réunit qu’une seule fois en six mois. Interpellé début 2001 par le mouvement de la jeunesse socialiste sur ce thème, le Premier ministre se défend comme il peut. Il a demandé au roi, explique-t-il, la création d’une commission pour réviser la moudawana. M. Youssoufi dit vrai. Recevant des associations dans le cadre de la journée internationale de la femme, Mohammed VI confirme qu’il souhaite l’installation « prochaine » d’une commission consultative. Fin avril 2001, c’est chose faite. Elle devra concilier la « préservation des desseins de la charia islamique », l’appréciation « rigoureuse » de ses textes et le « progrès social ». Rude tâche. Faut-il se réjouir de ce regain d’intérêt pour un sujet grave? Rien n’est moins sûr. Le Maroc de Mohammed VI a créé à tour de bras des commissions qui n’ont d’autre utilité que de temporiser. Il a mis en place une commission sur le Sahara, sur les équipements et les infrastructures, sur les 29

droits de l’homme... Et maintenant sur la révision du statut de la femme. Il est difficile de savoir ce que le roi pense du statut de la femme dans son pays. Au-delà de ses déclarations officielles pleines de bons sentiments, le souverain ne s’est guère confié. Dans ses Carnets, Jean Daniel évoque à mots couverts les propos que lui a tenus Mohammed VI qu’il interrogeait sur la polygamie. « Que deviennent les femmes qui ne sont pas épouses? Des prostituées. Les femmes ont le droit de dire non, mais gardent celui de dire oui . » Ces notes sont sibyllines. Les propos du jeune roi, Commandeur des croyants, ne l’étaient pas. C'est sans ambiguïté qu’il a dit au directeur du Nouvel Observateur son refus d’abolir la polygamie : « Dans certaines familles, comme celle que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans le sud du royaume d’où vient l’un de mes amis, la fille cadette, et parfois ses sœurs, se prostituent si elles ne réussissent pas à se marier. La polygamie peut être une solution face à ce type de situation . » La condamnation à des années de prison du capitaine Mustapha Adib signe une autre défaite pour tous ceux qui croyaient en un « nouveau Maroc ». Les faits sont simples. L'histoire commence en octobre 1998 lorsque cet ancien diplômé de l’académie militaire de Marrakech adresse au prince héritier, en sa qualité de chef de l’état-major des Forces armées royales (FAR), une lettre pour l’informer d’un trafic de carburant dont il est témoin dans son unité d’Er-Rachidia, dans le sud-est du pays. Au nom de la « fidélité au trône » il raconte en une dizaine de pages comment son supérieur, un lieutenantcolonel, détournait le gazole de l’unité pour le revendre à une station-service. A la suite d’une enquête diligentée par le futur Mohammed VI, un tribunal militaire condamne l’année suivante le lieutenant-colonel et son complice à des peines de prison. Le capitaine Adib s’attendait-il à recevoir des félicitations? C'est l’inverse qui se produit. « Brebis galeuse aux yeux de ses supérieurs », comme l’écrit Le Journal hebdomadaire , le jeune officier (il est âgé de trente ans) est l’objet de vexations, de brimades, et d’une série de mutations d’une base à l’autre qui le poussent à porter plainte devant un tribunal administratif. Collectionnant les arrêts de rigueur, il veut obtenir l’annulation des sanctions disciplinaires dont il est l’objet. Mal lui en a pris : l’armée n’apprécie pas que l’on s’adresse à une juridiction civile pour trancher un litige entre militaires. Les brimades redoublent. Révolté par tant d’injustice, convaincu qu’il n’a plus rien à perdre, le capitaine Adib entre en contact avec le journal Le Monde à qui il raconte le feuilleton de ses mésaventures. Il accepte en toute connaissance de cause que 30

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son nom soit cité. Mais avant même la publication d’un article, l’officier est arrêté, interrogé par une commission d’enquête où se retrouve la haute hiérarchie militaire, et condamné à soixante jours de forteresse. La condamnation est signée par le nouveau roi, Mohammed VI. Nous sommes en décembre 1999. Au début de l’année suivante, nouvel épisode : traduit devant le tribunal permanent des Forces armées royales de Rabat qui siège à huis clos, le capitaine Adib écope de cinq années de prison. Et il est radié de l’armée. L'affaire n’est pas terminée pour autant. Quelques mois plus tard, la Cour suprême casse ce premier jugement et renvoie Mustapha Adib devant le tribunal militaire qui cette fois le condamne à deux années et demie de prison pour « outrage à l’armée » et « indiscipline ». Le procès n’a été « ni juste ni équitable. Le droit et la justice ont été constamment bafoués », commentera l’un des avocats de l’officier, M Abderrahim Jamaï . Il y a quelques mois, la Cour suprême a refusé le recours en cassation présenté par les avocats de l’officier. Adopté comme « prisonnier d’opinion » par Amnesty International, lauréat du prix de l’Intégrité décerné par Transparency International, une association internationale qui a fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille, Mustapha Adib est toujours détenu à la prison de Rabat-Salé. Il ne devrait être libéré qu’à l’été 2002. D’autres entailles au contrat moral passé entre Mohammed VI et son peuple font douter de la réalité d’un changement. Au printemps 2001, ce sont trente-six militants des droits de l’homme qui écopent de plusieurs mois de prison ferme. « Le respect des droits de l’homme se dégrade (et) la liberté d’expression est sérieusement menacée », avertit l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH). « L'intimidation » de militants coupables d’avoir « exercé leur liberté d’expression » est « inacceptable », proteste Amnesty International depuis son siège londonien. De ces dérives, de ces chemins dangereux qu’emprunte le royaume, Mohammed VI est-il l’unique responsable ? Est-ce le roi qui fixe le cap ou, comme la rumeur le prétend de plus en plus, a-t-il abdiqué la gestion quotidienne du pouvoir à son entourage et aux galonnés ? 1 Pour une description plus détaillée de cette première beîa on se reportera au numéro 2065, semaine du 8 au 14 août 2000 de Jeune Afrique/L'Intelligent. 2 Voir le discours du trône du 30 juillet 1999 où Mohammed VI proclame : e

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« Nous sommes extrêmement attachés à la monarchie constitutionnelle, au multipartisme, au libéralisme économique, à la politique de régionalisation et de décentralisation, à l’édification de l’Etat de droit, à la sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés individuelles et collectives, et au maintien de la sécurité et de la stabilité pour tous ». 3 A l’automne 2001, les deux organismes n’existent toujours pas. 4 The Economist, 16 septembre 2000. 5 El Mundo, 24 janvier 2001. 6 L'Express, 20 juillet 2000. 7 La Croix, 10 janvier 2001. 8 Le Nouvel Observateur, 28 décembre 2000-3 janvier 2001. 9 Nord-Sud Export, 21 janvier 2000. 10 Le Canard enchaîné, 22 mars 2000. 11 The Economist, 10 juin 2000. 12 The Wall Street Journal Europe, 4-5 février 2000. 13 D’une superficie totale de près de 340 hectares, elles sont spécialisées dans la production de roses et d’une variété d’agrumes précoces. Selon certaines sources, les deux propriétés sont louées à El-Guerrouj pour une longue période. Le prix n’a pas été communiqué. 14 The Observer, 4 février 2001. 15 Citations de S. M. Mohammed VI, choix et présentation Mustapha Sehimi, Okad-Publisud, 2000. 16 Entretien avec l’auteur, mars 2001. 17 El País, 27 mai 2001. 18 Tazmamart, cellule 10, Ahmed Marzouki, Paris Méditerranée Tarik Editions, 2001. 19 Le Monde, 27 juin 2001. Il faut porter au crédit du régime que ce numéro du Monde – comme d’autres contenant des jugements sévères sur la monarchie – a pu entrer tout à fait normalement au Maroc. L'article du « prince rouge » a même été intégralement traduit dans un journal arabophone de la capitale. 20 Selon certaines informations, l’émissaire du Palais aurait également protesté contre un article du País racontant une escapade privée de Mohammed VI à Rome. 21 Cette citation ainsi que celle de M. Hammoudi est extraite d’une conversation à trois (la troisième personne était Mounia Bennani-Chraïbi, de l’université de Lausanne) sur le thème : « Le Maroc : un an après la mort de

Hassan II » publiée sur Internet. 22 Sous ce titre, Jeune Afrique/L'Intelligent a publié une enquête remarquable dans la semaine du 20 au 26 mars 2001. 23 Dans une lettre à la presse, le principal actionnaire de Lone Star, un Américain, affirma en août 2001 que le roi détenait lui aussi une participation non négligeable dans Lone Star. 24 Le Matin du Sahara et du Maghreb, 7 mars 2001. 25 Il s’agit d’un mode de préparation qui consiste à désosser et à aplatir les pigeons avant de les faire rôtir. 26 Paris Match, 10 août 2000. 27 Entretien avec l’auteur, déjà cité. 28 Le Monde, 1 mars 1967. 29 Entretien avec l’auteur, février 2000. 30 Op. cit. 31 Entretien avec l’auteur, déjà cité. 32 Le Journal hebdomadaire, 24 février-3 mars 2001. 33 Le Monde, 9 octobre 2000. Raisonnement étonnant de L'Evénement du jeudi (6-12 juillet 2000), sous la signature de Robert Assaraf, qui voit dans ce second verdict « une preuve supplémentaire que la démocratie se renforce » au Maroc, sous prétexte que la peine infligée au capitaine Adib a été réduite. er

Chapitre 10 LE RETOUR DES GALONNÉS ? La condamnation à une peine de prison du capitaine Mustapha Adib a douché bien des enthousiasmes au pays de Mohammed VI. Elle a été interprétée comme la preuve que, dans le « Maroc nouveau », l’armée reste une institution intouchable et sacrée, que la critiquer, c’est s’exposer à de graves ennuis. Voilà pour l’hypothèse optimiste. Une autre, plus sombre, présente les militaires comme les patrons véritables du pays. Tenus à l’écart du pouvoir et exilés au milieu des sables du Sahara par Hassan II – qui avait de solides raisons de se méfier d’eux après les putschs des années soixantedix – ils prendraient leur revanche, mettant à profit la faiblesse supposée du roi Mohammed VI, son peu d’appétence pour la conduite des affaires de l’Etat et la frilosité de son proche entourage. Un peu plus de deux ans après le début du règne d’un monarque peu préparé à sa tâche, il est prématuré de trancher. Les dés ne sont pas jetés. Incarnation du pouvoir monarchique absolu, Hassan II était tout sauf un roi effacé et malléable. Par désintérêt ou faiblesse, Mohammed VI a adopté une autre posture. Passé les premières mesures de son règne – la visite dans le Rif, le retour d’Abraham Serfaty, l’éviction de Driss Basri, la levée de l’assignation à résidence du chef islamiste – il fait dans la discrétion. Mohammed VI s’exprime rarement, écoute peu et intervient avec parcimonie. D’où cette impression étrange de flottement ressenti à Rabat. Dans l’entourage du roi, quelques proches s’agitent pour combler le vide et prouver par des initiatives personnelles que le Palais – et non le gouvernement – demeure comme naguère le centre du pouvoir. Les plus actifs ne sont pas les plus proches – par l’âge – de « M 6 », mais les quelques rescapés du règne précédent. Ils ont le goût du pouvoir et des plaisirs sucrés qui l’accompagnent, de l’expérience à revendre, un volumineux carnet d’adresses, et de l’entregent, alors que les jeunes recrues du Palais en sont encore à découvrir les arcanes du pouvoir. La relève de génération tant vantée n’a pas eu lieu, en dépit des apparences. Le gouvernement du socialiste Abderrahmane Youssoufi aurait pu tirer profit de l’arrivée d’un nouveau roi, s’affirmer face au Palais et élargir sa marge de manœuvre. L'évolution de la monarchie vers un modèle « à l’espagnole » à laquelle aspire une partie des Marocains en aurait été facilitée. L'histoire a pris une tournure différente. Déjà, en février 1998, lorsque le

vieux chef socialiste, secrétaire général de l’USFP (Union socialiste des forces populaires), le parti de Mehdi Ben Barka, avait accepté de constituer un gouvernement d’« alternance », c’était dans le cadre contraignant imposé par Hassan II : une majorité de bric et de broc issue d’élections législatives douteuses, un gouvernement pléthorique doté de « ministres de souveraineté » – Intérieur, Justice, Affaires étrangères... – désignés par le roi et qui n’ont de compte à rendre qu’au Palais. Et, pour couronner le tout, une Constitution – celle de 1996 – qui fait du souverain (chef suprême des forces armées) le détenteur du pouvoir réel. Au Maroc, « le pouvoir se confond avec la monarchie, donc (il ne peut y avoir) d’alternance au pouvoir. Tout ce à quoi on peut s’attendre c’est une “ alternance ” au gouvernement », note très justement l’universitaire Aziz Enhaili. « Le roi gouverne. Point. C'est écrit dans la Constitution », résume André Azoulay. Mohammed VI sur le trône, le Premier ministre a continué sur la voie du compromis inégal. Est-ce l’âge ? La crainte de fragiliser le pays à l’heure de l’arrivée d’un roi inexpérimenté ? La peur de faire le lit des islamistes ? Il était en bonne position pour négocier une autre répartition des pouvoirs, un renforcement du gouvernement, des compétences élargies, un droit de regard sur les problèmes de défense : Youssoufi n’a pas bougé. Plus royaliste que le roi, il n’a pas tenté de grappiller des parcelles de pouvoir supplémentaires. D’une déférence étonnante lorsqu’il parle du nouveau Commandeur des croyants, cet homme secret et taciturne a joué la carte de la continuité. Une telle fidélité méritait d’être récompensée : à maintes reprises, Mohammed VI a confirmé dans ses fonctions de chef de gouvernement le Premier ministre désigné par son père. Il y a fort à parier que M. Youssoufi conduira l’équipe gouvernementale jusqu’en 2002, l’année des élections législatives. Les galonnés ont été moins timorés, plus entreprenants. L'un des leurs, Hamidou Laanigri est à la tête de la DST où il contrôle de ce fait l’information sensible fournie au Palais. L'homme est chaleureux, bon vivant, brillant. Un verre de scotch à la main, un cigare dans l’autre, il évoque volontiers la douceur de vivre des provinces françaises où il compte des amis. Dans un rayon de la bibliothèque, à son domicile, trône bien en évidence La Prisonnière, le livre de Malika Oufkir. Bientôt, il placera peut-être le récit d’un des rescapés de Tazmamart dans un rayonnage. Laanigri fait songer à un chat : il ronronne et brusquement, s’oublie et sort ses griffes. Tazmamart, oui, ce fut un enfer mais, glisse-t-il, ceux qui y passèrent près de vingt ans avaient 1

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comploté contre le trône. Ils furent jugés et condamnés, ajoute-t-il, à l’issue d’une enquête sérieuse et équitable. Lui fait-on remarquer que la justice ne leur avait pas infligé des peines aussi lourdes, ni des conditions de détention inhumaines, il fait aussitôt machine arrière. Laanigri est un démocrate mais si le désordre s’installe dans la rue, prévient-il, il n’hésitera pas à employer les moyens extrêmes pour ramener le calme. Les militaires et les gendarmes occupent d’autres positions stratégiques dans le royaume. La sécurité du Palais est entre leurs mains depuis l’éviction de Mohamed Médiouri. Et ils bénéficient de la reconnaissance du roi. L'été 2000, Mohammed VI est à Er-Rachidia (à quelques dizaines de kilomètres du bagne de Tazmamart) pour assister aux premières manœuvres avec tirs réels organisées depuis près de trente ans. A peu de temps de là, profitant de la cérémonie de prestation de serment des officiers lauréats des écoles militaires, le roi crée la surprise. Devant le Premier ministre, les trois militaires les plus importants du royaume sont promus généraux de corps d’armée, un grade jusqu’ici inconnu au Maroc. Les heureux élus sont le patron de la gendarmerie, le général Hosni Benslimane, le patron de l’armée au Sahara, le général Abdelaziz Bennani, et le patron du contre-espionnage, le général Abdelhaq Kadiri. De son côté, le patron de la DST, Hamidou Laanigri, passe du grade de colonel-major à celui de général de brigade. Personne n’a été oublié . Moins de six mois plus tard, c’est en direction de la troupe que la « sollicitude » royale se manifeste avec l’annonce par le Palais que le roi a décidé d’améliorer « la situation financière des éléments des FAR, de la gendarmerie royale et de la garde royale en augmentant les salaires des soldats (...) et en réduisant les écarts (...) entre les officiers et les sousofficiers ». Quel est le coût de cette rallonge pour les finances publiques ? Comment sera-t-elle financée ? A partir de quand entrera-t-elle en application ? Dans un pays où le roi cumule les fonctions de « chef suprême des armées et de chef d’état-major général », où le poste de ministre de la Défense n’existe pas, les réponses officielles se font attendre. Une scène étonnante diffusée par la télévision marocaine et rapportée par le quotidien espagnol El País donne du crédit à la thèse d’un retour en grâce des forces armées. Elle se passe à l’été 2000 dans une salle du palais Marshan de Tanger. On y voit Mohammed VI flanqué de son directeur de cabinet, Mohamed Rochdi Chraïbi, et de l’un de ses conseillers passer en revue avec les patrons de l’armée et de la gendarmerie le dossier du Sahara occidental 3

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mais aussi en évoquer d’autres, plus surprenants, comme celui des investissements étrangers dans le royaume. A en croire le quotidien espagnol, le « Conseil royal se réunit depuis lors à intervalles réguliers ». Les spéculations sur le rôle des forces armées se nourrissent d’autres épisodes qui touchent à la liberté de la presse. Car, dans le « Maroc nouveau », les atteintes à la liberté de la presse ont une fâcheuse tendance à se multiplier. La première alerte sérieuse remonte au 8 octobre 2000. Elle a pour décor Tazmamart et sa sombre beauté. La veille, en milieu d’après-midi, près d’un millier de pèlerins se sont retrouvés sur le site de l’ancien mouroir. Quelques anciens grimpent à mi-pente de la colline qui surplombe la caserne et ils regardent... Apparemment, rien n’a changé à Tazmamart depuis qu’ils en sont sortis, il y a près de dix ans, pliés en deux, bossus, estropiés pour la vie, décharnés, mais vivants. Non, rien n’a changé. Enfermés à l’intérieur de la caserne, il y a toujours cette seconde enceinte grisâtre flanquée de quatre miradors de béton. Et, derrière les hauts murs, deux bâtiments tout en longueur, dans l’alignement l’un de l’autre. On n’aperçoit aucune fenêtre. C'est dans ces bâtisses reconverties, dit-on, en dépôts de munitions, que cinquante-huit personnes – des militaires impliqués dans les putschs des années soixante-dix – passèrent dix-huit années de leur vie. Plus de la moitié sont morts dans ce bagne qui, officiellement, n’existait pas. Leurs dépouilles sont enfouies contre deux murs du bagne, affirment les rescapés. De la colline on ne peut apercevoir les tombes. Il faudrait pénétrer dans le bâtiment mais l’autorisation en a été refusée aux organisateurs de ce pèlerinage étrange, le Forum Vérité et Justice. Promener autour du bâtiment des banderoles qui réclament « la vérité sur les centres de détention secrets », réclamer à tue-tête « des nouvelles du peuple des disparus », exiger « la réhabilitation des victimes », oui, tous ces slogans ont été autorisés. On a même vu des portraits du capitaine Adib accrochés au mur de la forteresse et des soldats, de l’autre côté, leur casquette vert olive vissée sur la tête, se pencher pour en saisir un délicatement. Dans ce bout du monde, entre ciel et terre, au milieu de ce décor austère et tourmenté flotte comme un parfum de dignité recouvrée. Aucun représentant du Palais, pas un seul responsable politique de poids n’a daigné faire le déplacement à Tazmamart. Sans doute considéraient-ils qu’il s’agissait d’un non-événement . Et ce n’est pas la télévision marocaine qui allait les démentir : elle ne soufflera pas mot de ce rendez-vous avec l’histoire du royaume. 6

Des images de Tazmamart, une équipe de la chaîne de télévision France 3 en a tourné sur place les jours précédents. A sa tête un jeune journaliste, Joseph Tual, qui a déjà eu maille à partir avec les autorités. Venu comme simple touriste au début de l’été enquêter sur les suites de l’affaire Ben Barka, le reporter pensait pouvoir berner à bon compte les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur. C'était sous-estimer les autorités. Joseph Tual avait été filé dans tous ses déplacements par une dizaine de policiers en civil. Et, le jour de son départ, à l’aéroport de Rabat, son véhicule avait été fouillé, son carnet d’adresses, son agenda et ses cassettes vidéo confisqués . « Les autorités ne semblent pas faire preuve d’une réelle ouverture en matière de liberté de la presse », déplorait l’association Reporters sans frontières (RSF). Lorsque Joseph Tual revient au Maroc quelques semaines plus tard, c’est à visage découvert et muni de toutes les autorisations indispensables pour faire un reportage à Tazmamart. Pour autant, le journaliste ne s’embarrasse pas de diplomatie. Tual oublie que Tazmamart n’est pas la place Djamaa el Fnaa de Marrakech, et que le « goulag royal » reste un sujet sensible. Les militaires impliqués sous Hassan II, même à des niveaux subalternes, dans la détention des militaires putschistes occupent avec Mohammed VI des positions clés dans l’appareil sécuritaire d’Etat. Se lancer dans un travail de mémoire, c’est l’assurance de buter sur quelques-uns des piliers du régime. Et indirectement faire leur procès et leur demander des comptes. L'entreprise ne va pas sans risque. L'équipe de France 3 l’apprend à ses dépens. Ses trois membres sont interpellés, assignés à résidence, privés de passeport et menacés d’être traduits en jus-tice pour avoir « filmé des installations militaires, dont un dépôt de munitions [ce qu’est donc devenu Tazmamart après sa reconversion] à partir d’un site non autorisé [la colline voisine] ». Au bout de trois jours et après quelques maigres protestations de France Télévision contre « cette atteinte à la liberté de l’information », les journalistes seront expulsés du Maroc – sans leur matériel. On leur a fait savoir qu’il vaut mieux pour eux ne plus y remettre les pieds avant longtemps. L'affaire suivante est autrement plus sérieuse car elle concerne une institution prestigieuse, l’Agence France-Presse (AFP), qui a pignon sur rue au cœur de Rabat depuis l’indépendance. Tout ce que le Maroc compte de journaux importants est abonné au « fil » de l’Agence, de sorte qu’une bonne partie de ce que lisent les Marocains provient de l’AFP. Les chaînes de télévision, les radios reçoivent ses dépêches qui nourrissent aussi le Palais et 7

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le gouvernement. D’un autre côté, via l’AFP, les autorités du royaume disposent d’un média d’exception pour communiquer avec l’extérieur et faire passer des messages. A Rabat, le bureau de l’Agence, fort d’une demi-douzaine de journalistes, rend compte de l’actualité du royaume. Il le fait de la façon la plus complète possible, avec honnêteté et sérieux. Sous le règne de Hassan II, l’AFP a souvent été en butte aux tracasseries du Palais et à celles de Driss Basri. Le ministère, qui un temps cumulait les portefeuilles de l’Intérieur et de la Communication, reprochait aux journalistes de l’Agence de trop s’intéresser aux droits de l’homme et pas suffisamment à l’économie, de critiquer sans cesse et de ne rien écrire de positif sur le royaume. A deux reprises, les directeurs du bureau de l’Agence furent expulsés. Hassan II disparu, Basri contesté avant d’être écarté, les tracasseries ne cessent pas pour l’AFP, au contraire. Dès qu’une dépêche d’agence contrarie les intérêts de l’Etat ou ose remettre en cause la réalité du « printemps de Rabat », le pouvoir contre-attaque par le biais d’articles diffamatoires dans les journaux ou des procédés de basse police. Une seule fois, la démarche a pris une tournure presque officielle : l’ambassadeur du Maroc en France est allé se plaindre à la direction de l’AFP à Paris du travail de M. Juvénal. En août 1999, le roi Mohammed VI vient à peine de succéder à son père qu’un commando islamiste assassine plusieurs Algériens, dans le sud du pays, à deux pas de la frontière marocaine, avant de se volatiliser. Une « très bonne source » du Palais confie, sous couvert d’anonymat, que de fait quelques commandos de « barbus » algériens, mettant à profit une frontière incertaine et très longue tracée dans le désert, pénètrent au Maroc où ils trouvent refuge malgré les efforts des forces de sécurité. Publiée par l’AFP, reprise par la presse en particulier algérienne, l’information suscite une levée de boucliers à Rabat. Que n’a pas écrit l’AFP ! Que la frontière entre les deux pays n’est pas étanche ? Que le Maroc est incapable de sécuriser son sol ? Que des islamistes algériens la traversent en toute impunité et utilisent le territoire marocain comme base arrière? Pendant plusieurs jours, le bureau de l’AFP sera la cible de tous les journaux marocains et son directeur dénoncé comme un « ennemi » du royaume. La goutte d’eau qui fera déborder le vase tourne cette fois encore autour de Tazmamart. Ce ne sont pas les dépêches rendant compte du pèlerinage proprement dit qui fâchent les autorités mais une autre qui reprend un communiqué de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) où,

pour la première fois, celle-ci annonce que, dans une lettre au ministère de la Justice, elle a protesté contre « le fait qu’un certain nombre de responsables impliqués dans les crimes de disparition forcée, de détention arbitraire et de torture » continuent d’exercer leurs fonctions. Suit une liste de seize noms dont ceux de deux des hommes forts du régime – le patron de la gendarmerie, Hosni Benslimane, et le chef de la DST, Hamidou Laanigri – pour leur responsabilité pendant « les années noires » du règne de Hassan II. Celui-ci aurait organisé le transfert des détenus à Tazmamart, celui-là officier de la gendarmerie royale, aurait supervisé d’autres opérations en rapport avec les détenus du bagne. Le vendredi, le ministère – socialiste – de la Culture et de la Communication retire son accréditation à Claude Juvénal sans explication. Considérant que le journaliste n’a donc plus de raison de demeurer au Maroc, les autorités lui accordent quarante-huit heures pour quitter le pays. Une source officielle « autorisée » reproche au chef du bureau de l’AFP de s’être « écarté de l’éthique et de la déontologie de la profession en prenant des initiatives à caractère hostile au Maroc et à ses institutions ». Les dépêches de Claude Juvénal, précise l’agence de presse officielle, étaient « rarement motivées par le souci d’informer mais plus souvent inspirées par la volonté de nuire ». Quotidien officieux du Palais, Le Matin du Sahara et du Maghreb instruit lui aussi le procès du journaliste qui, « depuis plusieurs années (...) n’avait de cesse de mettre en doute, de critiquer, voire surtout de dénaturer – avec une mauvaise foi caractérisée –, toutes les initiatives et réformes entreprises par le Maroc ». A Paris, la direction de l’Agence peut s’insurger contre les décisions « très graves et tout à fait inhabituelles » prises à l’encontre de son représentant à Rabat, regretter que, « en l’absence de motif les justifiant, elles ne peuvent être interprétées que comme une atteinte flagrante au droit d’informer » ; le Quai d’Orsay a beau protester – en termes on ne peut plus mesurés il est vrai – par la voix de son porte-parole contre l’expulsion en urgence absolue, rien n’y fait : Claude Juvénal est persona non grata dans le royaume. Comme le dit en rigolant un haut fonctionnaire du ministère de la Culture et de la Communication le jour du départ du chef du bureau de l’Agence, satisfait de son jeu de mots : « Claude est maintenant un AMI : Accès au Maroc Interdit. » La diplomatie française s’est empressée d’oublier l’affaire feignant de croire que l’expulsion, comme on le clame à Rabat, « n’a rien à voir avec

l’AFP en tant qu’organe d’information ou avec la liberté d’informer au Maroc ou à partir du Maroc ». Au siège de l’AFP à Paris, en revanche, pour « marquer le coup » vis-à-vis des autorités, la décision a été prise de geler le poste jusqu’à l’été 2001, puisqu’il était prévu de longue date de nommer un nouveau chef de bureau à Rabat à cette échéance. Paradoxalement, les manifestations de solidarité à Claude Juvénal viendront de là où on ne les attendait pas : de la presse marocaine. « Claude Juvénal a été expédié comme un colis », s’insurge Maroc Hebdo International. « Le Maroc où je vis, moi, n’a senti aucune hostilité de la part de Claude Juvénal », observe l’éditorialiste d’Assahifa. « Notre démocratie est-elle si fragile pour qu’un correspondant d’agence la mette en péril ? » s’interroge Le Reporter. La presse marocaine a raison de s’inquiéter car c’est elle qui maintenant va faire les frais de la reprise en main. Une première passe d’armes a eu lieu au printemps, lorsque Le Journal, un jeune hebdomadaire de bonne tenue, frondeur et sérieux, et son pendant en langue arabe, Assahifa, tous deux imprimés en France pour des raisons commerciales, sont interdits d’entrée au Maroc. Le crime du Journal ? Avoir publié le 15 avril un entretien avec l’une des bêtes noires du royaume, le président du Front Polisario, Mohammed Abdelaziz, que le directeur de l’hebdomadaire a rencontré quelques semaines auparavant à Washington. Ecrit sur un ton neutre, l’article ne pouvait être taxé de complaisant. A dire vrai, il n’apportait aucun élément nouveau d’information comparé aux interviews précédentes du « président » de la République sahraouie accordées à la presse internationale et disponibles dans le royaume. Mais Le Journal a brisé un tabou : pour la première fois, un organe de presse marocain donne la parole à celui que les autres titres ont pour habitude de brocarder à longueur de colonnes avec plus ou moins de talent. La deuxième chaîne de télévision, 2M, en est consciente qui, dans sa revue de presse, a présenté la fameuse « une » sur le Sahara occidental. Les sanctions ne tardent pas. Le Journal est interdit ainsi que Assahifa qui n’a pourtant pas publié l’entretien mais paie son appartenance au même groupe de presse que Le Journal. Enfin, trois responsables de 2M sont limogés dans la foulée à cause de la revue de presse. Ironie de l’histoire, deux ans auparavant presque jour pour jour, ce même Premier ministre présentant son programme de gouvernement devant les parlementaires, promettait « de renforcer et d’étendre la liberté d’expression et d’information, de développer le pluralisme, l’autonomie (des) médias »...

Encore ne s’agit-il que d’un coup de semonce, un avertissement qui annonce des attaques autrement plus sérieuses. Mais qui pourrait s’en douter? Sûrement pas les animateurs du Journal. Issus du monde de la finance, piqués par le virus du journalisme peu avant la disparition de Hassan II, ils sont convaincus – sur la foi de confidences de son entourage – de bénéficier du soutien de Mohammed VI dans leur entreprise pour bousculer le « Maroc ancien ». Oui, le futur roi est avec eux, qui a proposé rien moins qu’une imprimerie flambant neuf, cadeau qu’ils ont eu la sagesse de refuser. Ce qu’ils veulent c’est participer à la modernisation de leur pays, le faire bouger, accompagner le changement qu’incarne Mohammed VI. L'entreprise est exaltante lorsqu’on est jeune, que l’on a du talent et quelques économies. Malgré ses défauts, Le Journal correspond aux rêves de ses journalistes New Age . Il est agréable à feuilleter, impertinent et volontiers donneur de leçons. Semaine après semaine, la « une » de l’hebdomadaire se veut un événement. L'hebdomadaire, le premier, donne la parole à Malika Oufkir dont le livre de souvenirs fait un tabac en France mais est interdit au Maroc ; il publie la confession d’un tortionnaire des « années de plomb », revient sur l’affaire Ben Barka, prend la défense du capitaine Adib, dénonce l’affairisme de certains ministres, dresse un portrait louangeur du cousin du roi, le « prince rouge » en mission au Kosovo, réclame la démission du chef du gouvernement lui reprochant d’être un obstacle au changement, relaie l’AMDH lorsque celle-ci entend instruire le procès des responsables des services de sécurité, invite Mohammed VI à prendre exemple sur le roi d’Espagne Juan Carlos, un monarque qui en cédant le pouvoir a sauvé la monarchie espagnole... Le Journal est sur tous les fronts, brillant, agaçant et déjà indispensable. Son public s’élargit. Installé à deux pas de la Bourse de Casablanca dans un immeuble moderne, l’hebdomadaire séduit l’élite francophone. En moins de trois ans, par sa diffusion, il s’est installé en tête des hebdomadaires de langue française. Avec son édition en langue arabe, ce sont près de cent mille Marocains qui l’achètent chaque semaine. A l’étranger, il est devenu une référence pour tout ce qui concerne l’actualité du royaume. En novembre 2000, nouvelle crise. Le Journal publie la lettre d’un opposant historique à la monarchie, Mohamed Basri, d’où il ressort que des dirigeants de la gauche – dont l’actuel Premier ministre – ont peut-être été impliqués dans le coup d’Etat de 1972 (celui contre le Boeing de Hassan II). Jusqu’ici, l’histoire imputait au seul général Oufkir la paternité du putsch. 9

C'est cette vérité que la lettre, rédigée en 1974, remet en question puisqu’elle évoque « un accord avec le général Oufkir » passé par les responsables de la gauche marocaine pour renverser Hassan II et exercer le pouvoir en commun. Si elle est authentique, la lettre oblige à se poser des questions embarrassantes pour les socialistes. Le roi Hassan II n’était-il pas fondé à combattre par tous les moyens des militants politiques qui avaient fait alliance avec un régicide ? De quel droit, au nom de quelle légitimité morale, la gauche désormais au pouvoir peut-elle prétendre instruire le procès des responsables des « années de plomb », elle qui n’avait pas été très regardante naguère sur les moyens pour se débarrasser de Hassan II? Toutes ces questions vont être balayées par la décision du gouvernement annoncée le samedi 2 décembre d’interdire définitivement Le Journal, Assahifa et, pour faire bonne mesure, Demain, un hebdomadaire virulent mais qui n’a pas publié la fameuse lettre . Le Premier ministre assure avoir hésité avant de brandir le code de la presse et son article 77 qui permet de tuer une publication dont le contenu est jugé hostile aux « fondements de l’Etat ». Le jeudi, il était contre la censure. Le vendredi, il était indécis. Le samedi, il optait pour la manière forte. Les tergiversations du chef du gouvernement s’expliquent. Car pendant ces trois jours l’acte d’accusation s’est élargi. Ce qu’il s’agissait de sanctionner le jeudi, c’était la publication d’un document gênant pour une poignée de responsables socialistes des années soixante-dix mais bien éventé trente ans plus tard. Le samedi, on est passé à tout autre chose. La lettre est oubliée. Elle n’est plus qu’un prétexte pour faire taire définitivement trois hebdomadaires coupables de critiquer systématiquement les « institutions sacrées » du royaume : « la monarchie et l’armée ». Qui a décidé de tuer les trois journaux? Le Premier ministre ou le roi? Le gouvernement ou le Palais sur les conseils des galonnés? A Jacques Chirac qu’il rencontre quelques semaines plus tard à l’occasion du sommet FranceAfrique, le roi Mohammed VI affirmera, selon le président français, qu’il est étranger à l’interdiction mais qu’il n’avait aucun moyen de s’y opposer. Sous réserve de l’anonymat, plusieurs ministres – et non des moindres – diront le contraire et jureront que l’ordre d’interdire définitivement les trois journaux est venu du Palais. Mais peut-être le roi n’était-il pas tenu informé des agissements de ses proches collaborateurs... Quoi qu’il en soit, le Premier ministre Abderrahmane Youssoufi endosse la responsabilité sans état d’âme. Au journaliste du quotidien espagnol El País 10

qui l’interroge sur la raison de l’interdiction des trois journaux, il répond : « La raison de ma décision, ce sont les actes concertés depuis des mois de ces trois hebdomadaires qui s’en prennent à la monarchie et à l’armée. Ces journaux ont osé s’attaquer à l’armée, qui est une institution respectée dans tous nos pays. C'est inadmissible (...) » Pourquoi n’avoir pas saisi la justice ? lui demande-t-on. « Les jugements pour diffamation prennent beaucoup de temps. Notre justice est lente », répond le Premier ministre. Or il était pressé de « stopper sans attendre » les journaux et leurs directeurs pour lesquels il a des mots très sévères . D’aussi lourdes sanctions pèsent sur le climat politique dans un Maroc qui se targue de construire un Etat de droit. Un sentiment de malaise s’installe au sein de la gauche bientôt traversée par une ligne de fracture entre partisans et adversaires de la censure. A quelques mois de leur premier congrès depuis plus de dix ans, les socialistes font taire leurs querelles et resserrent les rangs autour de M. Youssoufi, premier secrétaire du parti. Naguère adversaires du trône qu’ils ont combattu pour certains les armes à la main, ils s’en font les défenseurs intransigeants. Quotidien socialiste, Libération rappelle en ces jours enfiévrés son attachement à une « monarchie forte » dont les socialistes, affirme l’éditorialiste du quotidien, se veulent les « défenseurs convaincus et les alliés indéfectibles » de Mohammed V à Mohammed VI « en passant par Hassan II ». Hors du parti, la gêne domine. Les autres composantes de la majorité gouvernementale marchandent leur soutien quand elles ne critiquent pas ouverte-ment la décision de Youssoufi. Quant à la société civile, elle oscille entre révolte et incompréhension. Abraham Serfaty a donné le ton en réclamant très vite le départ du Premier ministre. Dès la publication de la lettre, l’ancien opposant à Hassan II exhorte M. Youssoufi à « s’expliquer devant le pays, à présenter sa démission au Roi de son poste de Premier ministre et à remettre aux militants de l’USFP, sa démission de premier secrétaire du parti ». Sans aller aussi loin, les syndicats de journalistes et les associations de défense des droits de l’homme dénoncent le mauvais coup porté au pays et à son image. Le fait est qu’en Europe et, en particulier, en France, où les patrons du Journal viennent raconter leurs mésaventures sur les plateaux des télévisions, l’étoile du royaume pâlit quelque peu en ces temps troublés. Sous le titre « La liberté de la presse menacée au Maroc », Le Monde a publié en novembre une tribune où perce l’inquiétude. Signée par trois personnalités attentives à la 11

liberté d’expression, elle n’est pas très tendre pour le royaume . Comme en écho, Le Nouvel Observateur en vient à dresser l’acte de décès du « printemps de Rabat ». « Maroc : tour de vis », titre la spécialiste du Maghreb à L'Express, Dominique Lagarde, qui parle de « raidissement » du régime et du poids des militaires qui « semble s’être renforcé ». Même le parti socialiste français s’y met! Dans une lettre adressée début décembre 2000 à son homologue marocain, le numéro un du PS, François Hollande, parle de « regrettable pas en arrière » à propos de l’interdiction des trois publications. « Dans un esprit d’apaisement », conseille ce proche de Lionel Jospin, il faut revenir sur cette décision. Sans doute le message au « cher camarade » est-il enrobé de précautions oratoires. En préambule, François Hollande a pris soin de saluer la « très large liberté d’expression » qui règne au Maroc « depuis la formation du gouvernement d’alternance politique et plus encore depuis l’accession au trône de Mohammed VI ». Et il a édulcoré une première mouture de la lettre rédigée par ses collaborateurs. Il y était question de « régression » et de la nécessité de rapporter « sans tarder » la décision avant qu’elle ne porte « durablement atteinte » au crédit de l’USFP. Les mots susceptibles de fâcher ont été gommés. Ce que retient Youssoufi, ce n’est pas le propos prudent, le souci de ménager, mais l’invitation de ses camarades français à faire machine arrière et à laisser reparaître les trois hebdomadaires. De cela, il n’est pas question. François Hollande « n’a pas dû prendre le temps de lire ce qu’écrivaient ces journaux. Peut-être changera-t-il d’opinion s’il se tient mieux informé », réplique le Premier ministre. C'est une fin de non-recevoir, le refus de tout compromis. Le chef du gouvernement campe sur sa position. L'attitude est périlleuse. Elle fait l’impasse sur un fait : au Maroc, le Premier ministre n’est qu’un serviteur de la monarchie. Le pouvoir se trouve au Palais, entre les mains du roi et de son entourage immédiat. Le chef du gouvernement va en faire l’expérience amère quelques semaines plus tard en janvier 2001, à l’occasion de la tenue du congrès de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), à Casablanca. L'enjeu est de taille. Pour la première fois de son histoire, une « multinationale des droits de l’homme » a choisi de tenir son congrès dans un pays arabe. Et c’est le Maroc qui a été retenu. Comme il est loin le temps où le Palais, oubliant sa promesse, refusait à des centaines de délégués d’Amnesty International de se réunir dans le royaume. C'était il y a moins de 12

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deux années. C'était il y a un siècle... A l’ouverture du congrès de la FIDH, les apparences sont sauves. Un message royal et le chef du gouvernement attendent les participants. Même si le premier est jugé terne, même si le second, prétextant un emploi du temps chargé, s’éclipse très vite, le « Maroc nouveau » a donné le change. Les apparences sont sauves. Mais le congrès tourne au procès de la monarchie. Les Marocains sont « privés du droit à une Constitution démocratique; des organisations politiques ne peuvent se constituer en partis; les marches pacifiques restent interdites », lance à la tribune Abderrahmane Benameur, le président d’une AMDH toujours sur la brèche. « J’en appelle au roi : demandez pardon pour les atrocités commises pendant près de quarante ans. Vous n’y êtes pour rien. A travers vous, c’est l’Etat qui demande pardon », surenchérit son confrère l’avocat Abderrahim Berrada. Ils sont une dizaine de « grands témoins » à venir dresser un état des lieux des libertés dans le Maroc de Mohammed VI. Le plus applaudi est le benjamin de la tribune : le directeur du Journal, Aboubakr Jamaï. Il sait trouver les mots justes et forts pour dénoncer la « répression stupide » dont sont victimes les trois hebdomadaires, fustiger les responsables de la télévision qui invitent leurs adversaires mais leur interdisent de venir exposer leur point de vue, condamner le projet de code de la presse qui s’annonce « encore plus répressif » que l’actuel, vieux de près d’un demi-siècle... A la fin de sa brève intervention, le journaliste annonce qu’il entame une grève de la faim sur-le-champ. Il ne l’interrompra que lorsque la justice lui aura remis le récépissé sans lequel il lui est interdit de lancer un clone du Journal. Le congrès de la FIDH a servi à éviter que trois hebdomadaires coupables d’avoir osé « s’attaquer à la monarchie et à l’armée » ne sombrent corps et biens. Ils étaient condamnés à mort; la présence à Casablanca d’une petite armée de soldats des droits de l’homme va les sauver. Car avant que le congrès ne s’achève, les autorités ont cédé. Elles l’ont fait sous la pression et dans l’urgence, en quelques heures. Au terme de vraies réunions et de fausses tractations, des conseillers du roi, officieux et officiels vont peser pour que Le Journal, Assahifa et, quelques jours après, Demain soient autorisés à reparaître, sous un titre à peine modifié, par la justice. Elle qui auparavant n’avait de cesse de réclamer un document supplémentaire, subitement, se fait accommodante et accorde le précieux récépissé. Le Premier ministre est désavoué mais les apparences sont sauves. Souveraine,

la justice a tranché. Le feuilleton du Journal – rebaptisé Le Journal hebdomadaire – n’en continue pas moins aujourd’hui. Le 1 mars, le tribunal de première instance de Casablanca a condamné les responsables du magazine à verser 2 millions de dirhams (l’équivalent de 1,3 million de francs) au ministre des Affaires étrangères, Mohamed Benaïssa, pour diffamation. L'affaire concerne la publication par Le Journal d’une enquête documentée à propos de transactions douteuses autour de la résidence de l’ambassadeur du Maroc aux Etats-Unis – à l’époque des faits, M. Benaïssa. Incapables de réunir une telle somme, les responsables du Journal hebdomadaire ont lancé une souscription et envisagent de faire entrer les lecteurs dans le capital du magazine, selon un schéma expérimenté avec succès en France par Le Monde. « Rassurez-vous, Le Journal ne va pas mourir. Nous allons lui maintenir la tête juste au-dessus de l’eau. » Cette confidence d’un responsable des services de sécurité faite à l’auteur n’augure rien de bon. Elle rejoint une autre réflexion faite début mai 2001 par le Premier ministre marocain en visite en France. Titillé au sujet du Journal par des patrons de presse qu’il recevait dans un grand hôtel de la capitale, Abderrahmane Youssoufi a lancé sur un ton patelin : « L'interdiction du Journal a eu du bon. Voyez comme ils se sont assagis . » Le chef du gouvernement savait qu’il pouvait s’épancher librement. En France, le Maroc a toujours trouvé une oreille attentive. 1 « Une transition politique verrouillée », Aziz Enhaili, revue Confluences Méditerranée, n° 31, automne 1999. 2 Paris Match, 30 août 2001. 3 Jusqu’au prince Moulay Rachid qui est promu lui aussi au grade de général de brigade. 4 Jeune Afrique/L'Intelligent, n° 2091, 6-12 février 2001. 5 El País, 25 mars 2001. 6 Le lendemain, à l’appel de toutes les formations politiques – islamistes compris – était organisée à Rabat une manifestation monstre contre Israël. 7 Les agendas et le carnet d’adresses lui seront restitués avant son embarquement pour Paris. 8 Communiqué de RSF du 14 juin 2000. 9 L'expression est d’une des meilleures plumes de Maroc-hebdo, Amale Samie. er

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10 Demain est l’hebdomadaire qui avait fait sa couverture quelques mois auparavant sur le « prince rouge », le cousin du roi. 11 De larges extraits de l’interview ont été publiés par Le Monde du 21 décembre 2000. 12 Elle est cosignée par le président de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), Patrick Baudouin, le directeur européen de l’information de Human Rights Watch, Jean-Paul Marthoz, et le secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), Robert Ménard. 13 L'Express, 11 janvier 2001. 14 Interview du ministre à El País, numéro cité. 15 La publication par Le Journal hebdomadaire de l’ex-agent secret Ahmed Boukhari prouve qu’il n’en est rien –heureusement.

Chapitre 11 LA FRANCE VEILLE La République sait recevoir ses amis. En mars 2000, lorsque Mohammed VI arrive pour sa première visite officielle à l’étranger dans un Paris qui guette le printemps, on devine que le roi sera traité avec beaucoup d’égards. Même les mots sont là pour témoigner de l’importance attachée à l’événement. La venue en France du jeune monarque est une « visite d’Etat ». Du point de vue du protocole, la République ne peut offrir mieux. Aux mots vont s’ajouter les gestes symboliques, les privilèges minuscules mais censés faire la différence. Accompagné de sa sœur cadette, la princesse Lalla Hasna, le roi est arrivé le dimanche 19 mars en fin de journée à l’aéroport d’Orly où il a été accueilli par le président Chirac et son épouse Bernadette. Entre les Invalides et l’hôtel Marigny, résidence officielle des chefs d’Etat étrangers en visite officielle en France, la voiture dans laquelle ont pris place Mohammed VI et Jacques Chirac est escortée par un détachement de la garde républicaine à cheval. Le service de presse de l’Elysée ne se prive pas de souligner que seul le président chinois Jiang Zemin a eu droit à une telle attention. « L'accueil de Sa Majesté le roi Mohammed VI (...) a été empreint d’une chaleur exceptionnelle traduisant l’amitié sincère que se portent les deux chefs d’Etat », conclut le lendemain l’éditorialiste du Matin du Sahara et du Maghreb. Il y a surtout ce dîner de gala offert le lundi soir à l’Elysée et dont l’écho parviendra jusqu’au plus profond de l’Hexagone. La table en U de quarante mètres de long dressée dans la salle des fêtes de l’Elysée, les deux cent quatre couverts , les toilettes élégantes des invitées, les quatre-vingts maîtres d’hôtel en queue-de-pie, l’armée de gardes républicains, le foie gras truffé, le bordeaux 1986 et le champagne à peine plus jeune... Tout sera raconté par le menu, commenté en détail et agrémenté de confidences distillées par l’Elysée sur la connivence entre le président français et ce roi du Maroc qu’il a connu enfant et qui n’a que six mois de plus que sa fille Claude. Oui, Jacques Chirac a eu le privilège d’être reçu par la « mère des princes » à l’issue des obsèques de Hassan II. Oui, Mohammed VI entretient une relation quasi filiale avec le président français, qui ne lui ménage pas ses conseils. Les deux hommes se téléphonent régulièrement, « au moins une fois par semaine », selon Le Point; « Plusieurs fois par semaine », rectifie Paris Match. Qu’importe. L'essentiel est ailleurs, dans l’hommage appuyé de Jacques Chirac au monarque. Le président français a « foi dans l’avenir du Maroc » sous la 1

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conduite de Mohammed VI et celui-ci « peut compter sur le soutien de la France ». La promesse sera tenue. A l’issue de la visite officielle, Paris annoncera l’octroi de 100 millions de francs « pour aider le Maroc à faire face aux conséquences de la sécheresse » qui affecte le royaume, et l’effacement de 700 millions de francs supplémentaires de dettes à l’égard de Paris. Pour reprendre les mots de la Mission économique française au Maroc, la « qualité incomparable » des relations entre Rabat et Paris demeure. Ce lundi soir à l’Elysée, tous les invités applaudissent aux mots chaleureux prononcés par Jacques Chirac. Il y a là plusieurs ministres, des fans du président, des ténors de la droite, un couturier drapé dans sa légende, un académicien chenu, un juriste plus très jeune, de grands patrons de médecine, un rugbyman, une brochette d’intellectuels et de journalistes, des hommes d’affaires... Ces privilégiés appartiennent à la grande famille des « amis du Maroc ». Quelques-uns y sont nés. Le pays leur plaît. Ils y ont leurs habitudes, un pied-à-terre, des intérêts industriels pour certains. Le Maroc les a séduits et ils font crédit au « roi des pauvres ». Ne s’est-il pas déjà débarrassé du ministre de l’Intérieur de son père et n’a-t-il pas fait revenir d’exil Abraham Serfaty? En cette fin d’hiver 2000, lorsque Mohammed VI, répondant de sa voix douce au toast du président Chirac, a proposé de « donner à nos relations d’autres règles du jeu » et de substituer à la coopération bilatérale actuelle – « un habit étroit et démodé » – un « partenariat » qui préparerait « l’adhésion » du Maroc à l’Union européenne, chacun a salué la hardiesse du propos sans trop s’interroger sur ce que les mots recouvraient de nouveau . L'important était que le roi avait parlé. Si la France déploie des kilomètres de tapis rouge pour recevoir le roi du Maroc, c’est dans l’ordre des choses. Mohammed VI est davantage honoré que la plupart des chefs d’Etat en visite à Paris, mais c’était déjà le cas de son père. Une continuité s’impose, un comportement ancien se perpétue. Il vaut aussi en sens inverse : les hôtes de l’Elysée en visite officielle dans le royaume sont l’objet de toutes les prévenances. Les « gestes d’attention » sont une des marques les plus prégnantes des relations entre la France et le Maroc. Lorsque le président Valéry Giscard d’Estaing effectue en 1975 sa première visite officielle au Maroc, entre une pluie de pétales de rose et deux fantasias, il a l’insigne honneur d’être admis dans le vestibule du sanctuaire vénéré de Moulay Idriss, le saint protecteur de 4

Fès. Aucun chef d’Etat chrétien n’y a été accueilli auparavant. « Dans cette enceinte sacrée, c’est l’accueil de tout le monde arabe et de tout le monde musulman qu’il a reçu », commente le ministre de l’Information, Taïbi Benhima. L'année suivante, le président français honorera à son tour son royal invité. Le roi est logé au Grand Trianon et c’est le château de Versailles – fermé au public pour l’occasion – qui, trois jours durant, abrite les entretiens entre les deux chefs d’Etat. Et c’est dans la galerie des Glaces qu’est organisé le dîner de gala, le clou de la visite du monarque. Derrière la fonction, il y a l’individu Giscard que le roi du Maroc n’a aucun mal à s’attacher. Fine gâchette, Giscard est un habitué des chasses royales. Au cabinet du ministre de l’Intérieur, où une cellule se charge de l’accueil et de la prise en charge des « amis du Maroc », on connaît le goût du président pour les battues au sanglier dans le Moyen Atlas, les envies et les habitudes du « copain » de Hassan II. Dès que Giscard pose le pied au Maroc, une voiture envoyée par le Palais l’attend sur le tarmac de l’aéroport. Le président français – même après avoir quitté l’Elysée – n’a jamais eu à se plaindre. Il a été reçu avec empressement. Avec François Mitterrand, les « gestes » continuent. On en retiendra un. Invité à donner le signal du démarrage des travaux d’un gigantesque barrage dans l’Atlas en 1983 le président français est gratifié d’un spectacle que l’on croirait sorti de l’imagination d’un scénariste de péplum. A peine le chef de l’Etat et le monarque ont-ils actionné la commande qui a fait exploser les premières mines qu’au même moment les montagnes avoisinantes, que l’on croyait couvertes de neige, se transforment en une sorte de gigantesque bouquet de fleurs sous l’effet d’une foule innombrable de paysans tandis que d’interminables vivats s’élèvent. Puis la masse des montagnards dévale la pente et vient former une haie au cortège officiel. Visiblement impressionné par la grandeur du spectacle, le président français remerciera Hassan II de son « geste délicat et fort ». De la même façon, Jacques Chirac – « l’ami de papa », comme disait Lalla Hasna à ses connaissances parisiennes – peut se prévaloir de sa proximité avec le roi. Hassan II a été bon premier à le féliciter le soir de son élection à la présidence. Et il l’a accueilli en grand seigneur en juillet 1995 lorsque Chirac, à peine installé à l’Elysée, est venu au Maroc. A des gestes apparemment mineurs mais dont les habitués du Palais savent la valeur, on a pu mesurer que le président français n’était pas un hôte ordinaire. Fait exceptionnel, des tapis recouvraient l’asphalte des grandes avenues de Rabat 5

empruntées par le cortège présidentiel. Hassan II a présenté à Jacques Chirac le lait et les dattes de bienvenue à un endroit inhabituel, l’avenue de la Victoire et non au rond-point du boulevard Mohammed V. Enfin, il a mis à la disposition de celui que la presse marocaine ne craint pas d’appeler « De Gaulle II » le palais des Hôtes qui jouxte le palais royal. Chirac est chez lui au Maroc. Le roi ne lui lance-t-il pas du « très cher ami » alors que Mitterrand n’était que son « grand ami » ? Depuis des années – bien avant même d’être élu président de la République – il a pris l’habitude de venir passer les fêtes de fin d’année en famille à La Gazelle d’or, un refuge moins galvaudé et autrement plus chic que la trop célèbre Mamounia de Marrakech. Tenue par une amie du couple présidentiel, Rita Bennis, une maîtresse femme qui navigue entre le Maroc, les pays du Golfe, Londres et Paris, La Gazelle d’or avec sa trentaine de villas est un petit bijou « très élégant, très cher et très snob » posé dans la plaine du Sous, à Taroudant, la « petite Marrakech », éphémère capitale des sultans saadiens. La décoration y est raffinée, la cuisine réputée, le parc très vaste et la piscine olympique chauffée... Lorsqu’en décembre 1996, Alain Juppé, contesté par sa majorité et au plus bas dans les sondages, songe à démissionner de Mati-gnon, c’est à Taroudant que Jacques Chirac l’enverra pour oublier ses malheurs et se refaire une santé. Avec une recommandation pour le cuisinier de l’établissement : qu’il gave le Premier ministre français de pastillas et de tajines. L'adresse est bonne. La Gazelle d’or n’est pas l’unique point de chute de Chirac au Maroc. Le Canard enchaîné révélera comment en janvier 1996, après une dizaine de jours de repos à Taroudant, le président est allé prolonger ses vacances non loin de là, dans une propriété mise à sa disposition par Hassan II. Il s’agit, écrit l’hebdomadaire, d’une « ancienne maison de colon, située au milieu d’une orangeraie de plus de cinq cents hectares » et annexée depuis au domaine royal. Chirac n’est pas propriétaire de ce manoir mais, selon le ministère marocain de l’Agriculture interrogé par Le Canard, « il peut en disposer à volonté » . A deux reprises, le président français saura trouver les gestes – controversés – qui répondent aux attentions délicates du souverain. Le premier, ce fut d’inviter, par le biais de Philippe Séguin, le président de l’Assemblée nationale de l’époque, Hassan II à venir s’adresser aux députés du haut de la tribune du Palais-Bourbon. Le projet sentait le soufre. Le roi d’Espagne Juan Carlos et le président américain Bill Clinton étaient venus 6

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s’exprimer dans ce lieu symbolique de la démocratie française. Mais Hassan II, l’homme de Tazmamart, le bourreau de la famille Oufkir, le responsable de la répression des émeutes populaires... Surgie au printemps 1996 l’affaire fit grand bruit. Au « Bienvenue à Hassan II » lancé par l’ancien chef de la diplomatie, Jean-Bernard Raimond, répondit l’article « Un jour de honte pour la République » de l’écrivain Gilles Perrault. « Le Congrès des Etats-Unis, écrit l’auteur de Notre ami le roi dans les colonnes du Monde, ne songerait pas à offrir sa tribune à un chef d’Etat de l’acabit de Hassan II. Fille facile, notre Assemblée nationale n’a point de ces pudeurs (...) Désespérant et désarmant pour les démocrates marocains . » Le mardi 7 mai, tout cela est oublié. Hormis les députés communistes, une poignée de socialistes et les Verts, tous les parlementaires sont au rendezvous pour applaudir le monarque – « humaniste avéré », dixit Philippe Séguin – qui se paiera le luxe de citer Jean Jaurès dans son discours. Le deuxième geste n’était pas moins flatteur. « Invité d’honneur de la France » au défilé militaire du 14 Juillet 1999 – l’année du « temps du Maroc » en France –, un Hassan II épuisé, et qui n’a plus qu’une poignées de jours à vivre, aura le privilège de voir quelque cinq cents hommes de sa garde royale descendre les Champs-Elysées en scandant la devise du royaume Allah, al watan, al malik – Allah, la patrie, le roi. Avant Hassan II, plusieurs chefs d’Etat ont assisté à la parade du 14 Juillet mais le défilé des troupes chérifiennes est une première dans l’histoire de la République . Le roi disparu, le président français est resté fidèle à sa mémoire. Aux participants du colloque international « Hassan II, vie et gloires » organisé à Rabat, en juillet 2000 à l’occasion du premier anniversaire de la disparition de Hassan II, Jacques Chirac envoie un message étonnant – lu par l’ambassadeur de France au Maroc – où il revendique en quelque sorte d’avoir été formé par le roi défunt. « Je dois beaucoup au Roi Hassan II. J’ai eu le privilège de Le rencontrer, il y a plus d’un quart de siècle, et de nouer avec Lui des liens d’amitié très profonds (Cette relation) m’était personnellement nécessaire. (...) Le Souverain chérifien me surprenait toujours par Sa connaissance profonde, presque méticuleuse, de l’Histoire de France, des états d’âme des Français et des ressorts cachés de notre société contemporaine. Là aussi, Ses analyses éclairantes, Ses fines remarques, Sa culture politique approfondie, furent toujours utiles à mon action politique . » Que Chirac ait trouvé en Hassan II un conseiller et un ami; que les deux 8

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hommes soient devenus complices, cela n’a rien de surprenant. En revanche, qu’entre le roi du Maroc, tenant d’un absolutisme fort peu démocratique, et François Mitterrand, porte-parole des idéaux du socialisme, le courant soit passé donne la mesure du talent politique des deux hommes. Lorsqu’il s’installe à l’Elysée en mai 1981 la priorité du nouveau président est de faire oublier à Hassan II qu’il est le tombeur de son « copain », et qu’il n’est plus le premier secrétaire d’un parti socialiste où l’expérience algérienne est davantage prisée que la monarchie absolutiste telle qu’on la pratique au Maroc. Comme gage de bonne volonté, le président Mitterrand, reprenant un engagement de Giscard, se déclare disposé à fournir au royaume la centrale nucléaire dont le roi veut doter son pays en ces temps de crise pétrolière. Mais les promesses valent moins que le passé pour séduire Hassan II. Le monarque sait que François Mitterrand, ministre de l’Intérieur du gouvernement Laniel, avait démissionné le 20 août 1953 pour protester contre la déposition de son père, le sultan Mohammed V. Le roi sait également que les intérêts du royaume commandent de ne pas se brouiller avec une France même séduite par le socialisme. Il fera donc avec un président de gauche. Les deux hommes « s’apprécient en connaisseurs, quoiqu’ils s’agacent souvent, note Hubert Védrine, qui fut pendant quatorze ans l’un des plus proches collaborateurs du président français. Tous deux sont des souverains et des politiques hors du commun (...) L'un et l’autre, hommes d’Etat singuliers, ne pensaient pas s’entendre; ils se sont jaugés. Hassan II estime à sa juste valeur la performance mitterrandienne ; Mitterrand, la baraka et le brio hassaniens . » Avec Mitterrand, le roi entretiendra durant les deux septennats des relations chaleureuses et attentives, guère différentes en fin de compte de celles qu’il avait eues avec son prédécesseur à l’Elysée, ou qu’il aura avec Jacques Chirac, la complicité familiale en moins. Un homme a œuvré dans ce sens : Jacques Attali. Proche conseiller du président de la République pendant des années et disposant de solides appuis à l’ombre du Palais , l’ancien « sherpa » a gagné ces années-là ses galons d’ « ami du Maroc ». Autant le roi prend plaisir à fréquenter François Mitterrand, autant son épouse Danielle l’agace. Il la trouve dogmatique et antipathique. A son propos, il parle de « l’épouse morganatique » du président, soulignant ainsi le peu d’estime en laquelle il tient cette femme aux convictions solidement ancrées à gauche; au palais, devant les femmes du harem, il l’affuble de 11

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surnoms beaucoup moins charitables. Le roi est convaincu que Danielle Mitterrand n’a de cesse de comploter contre le trône, qu’elle a juré la disparition de la dynastie alaouite et que, révoltée par les atteintes aux droits de l’homme perpétrées dans le royaume, elle a refusé d’accompagner son époux en 1983 lors de sa première visite officielle au Maroc. A la fin de la décennie, le contentieux s’est alourdi avec le projet de Danielle Mitterrand d’aller visiter un camp de réfugiés Sahraouis, en territoire ennemi, à Tindouf, dans le grand sud algérien. Hassan II croit à une provocation de l’épouse du chef de l’Etat français. Pour faire avorter le déplacement, le Palais a actionné tous ses « amis ». L'ambassadeur de France au Maroc a même menacé de démissionner si Danielle Mitterrand ne renonçait pas. Ce qu’elle a fini par faire estimant qu’elle avait atteint son but. « J’avais gagné. La presse parlait du sort des milliers de Sahraouis réfugiés dans le désert algérien », dit-elle. La publication de Notre ami le roi a été un autre motif de colère : Hassan II était persuadé que la présidente de France Libertés avait aidé à la publication du livre de Gilles Perrault. En près de quarante ans de règne, cette inimitié avec l’épouse de François Mitterrand, à qui il fait pourtant envoyer régulièrement des cadeaux venus de chez le bijoutier Chaumet , sera – avec l’affaire Ben Barka – l’unique accroc d’importance à des liens d’une solidité étonnante avec les locataires successifs de l’Elysée. De cette proximité, de la force de cette connivence entre dirigeants français et marocains, Hassan II tirera d’ailleurs prétexte pour s’immiscer dans les débats qui agitent l’Hexagone, donner des leçons, proposer ses services, distribuer des bons et des mauvais points. Dans les années soixante-dix, il conseille publiquement au président Giscard d’Estaing et au chef de l’opposition de l’époque, François Mitterrand, de se rencontrer et de dialoguer plutôt que de s’invectiver, avant d’implorer, quelques années plus tard, à l’occasion des élections européennes, la France à « ne pas faire de strip-tease en étalant ses divisions ». Cet esthète dit apprécier La Marseillaise jouée avec des accents moins guerriers, selon les desiderata de Giscard, élu de fraîche date à l’Elysée. Il la trouve « beaucoup plus prenante, beaucoup moins marquée sur le plan martial, et philosophiquement plus patriotique (...) C'est là un aspect de la France nouvelle, celle des jeunes ». A une autre occasion il se pose en défenseur de la langue française. Le roi qui se pique de connaître la littérature française et exhume à l’occasion des mots tombés en désuétude – il est très fier de « concaténa-tion » – déplore que les Français « ne savent plus écrire 13

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leur langue » avant de réclamer l’envoi dans le royaume de « meilleurs professeurs ». Les débats de société qui agitent la société française ne le rebutent pas. « En bon père de famille », il intervient en octobre 1989 pour apaiser les passions soulevées, à Creil, en banlieue parisienne, par l’affaire du foulard islamique porté à l’école, ou pour commenter la montée de l’extrême droite dans l’opinion publique. Les Français auraient pu prendre ombrage de ces ingérences. Elles contribuent au contraire à asseoir la popularité du monarque dans l’Hexagone. La classe politique française ne se montre pas moins royaliste que l’Elysée. C'est vrai de la droite dont toutes les têtes d’affiche, à partir des années soixante-dix, vont à Rabat. De Charles Pasqua à François Léotard, d’Alain Madelin à Edouard Balla-dur, par opportunisme ou conviction, depuis des décennies, pas un des ténors de la droite n’a omis de se rendre en pèlerinage au Maroc. La gauche au pouvoir n’a pas été en reste. « Tant auprès de la droite que de la gauche, nous n’avons que des amis, que nous estimons et qui nous estiment », confiait le roi au cours d’une interview à des journalistes français . Hassan II exagérait à peine. Même lorsqu’il n’était pas de bon ton de s’afficher au côté du « tyran », des proches de François Mitterrand, comme Charles Hernu, le ministre de la Défense, n’hésitaient pas à braver l’opprobre des camarades. Lionel Jospin n’était pas de ces « traîtres ». François Mitterrand installé à l’Elysée, il a pris en main les destinées du parti socialiste et c’est à ce titre qu’il lance la charge non pas contre « Sa Majesté Hassan II » ni même contre le « roi Hassan II » mais, tout simplement, « Monsieur Hassan II » coupable d’avoir fait embastiller des socialistes marocains au lendemain des émeutes sanglantes de 1981 de Casablanca. « J’estime que M. Jospin ne donne pas au titre de monsieur la valeur qu’il a, autrement il aurait utilisé un autre mot. Pour ma part, je suis très fier que l’on m’appelle monsieur », répliquera le roi. Le roi ne s’émeut pas outre mesure des gesticulations de la rue de Solferino, où le parti a son siège. Passé une période d’appréhension, il a compris que « la rue de Solferino était désormais sous le contrôle de l’Elysée ». Et le roi d’ajouter à propos des socialistes sur le ton de l’instituteur parlant d’écoliers un peu agités : « Il fallait bien qu’ils accomplissent leurs premières armes, je regrette simplement qu’ils l’aient fait sur le dos du Maroc . » Bien des années plus tard, devenu Premier ministre, Lionel Jospin, au sortir d’une première rencontre avec Hassan II, fera amende honorable et 17

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tres-sera des couronnes, si l’on peut dire, à ce roi touché par la grâce puisqu’il n’hésite pas à faire appel à ses anciens adversaires de la gauche marocaine pour constituer le gouvernement. Aujourd’hui c’est un « soutien sans faille » que le gouvernement garantit au Maroc, un « soutien politique, économique et financier » . « Quand la démocratie se perfectionne, quand les droits de l’homme s’ancrent dans la société, quand il y a adhésion populaire, il n’y a pas de raison d’être inquiet (...) Vous avez (...) le soutien sans faille de l’ensemble des autorités françaises », martèle le Premier ministre. Les journalistes de France 3 brièvement détenus, le chef du bureau de l’Agence France-Presse expulsé ont fait l’amère expérience de cette connivence : ils n’ont été soutenus que du bout des lèvres... Preuve que la gauche plurielle incarnée par Jospin a enterré la hache de guerre avec le Maroc, au cours des cinq dernières années, le Maroc a été – et de loin – la principale destination des ministres français à l’étranger, à raison d’une visite par mois en moyenne, selon les données fournies par le Quai d’Orsay . La conversion de Jospin n’est que la conclusion logique d’un parcours qui a été celui de l’ensemble du parti socialiste français. Jean-Pierre Chevènement illustre tout autant le revirement de la gauche. Ce républicain intransigeant a fini par trouver des mérites à la monarchie hassanienne. Et lorsque, au printemps dernier, le chef du Mouvement des citoyens (MDC) va en vacances dans le Maroc de Mohammed VI, c’est tout naturellement qu’il rend une visite amicale à celui qui fut des années son homologue et son partenaire, Driss Basri. Certains socialistes avaient indiqué le chemin de la repentance. Dès le début des années quatre-vingt-dix, Pierre Bérégovoy – qui fut le premier émissaire de Mitterrand auprès du Palais en 1981 – salue sur le livre d’or de la grande mosquée de Casablanca, construite par Hassan II, le « génie bâtisseur de ce roi qui transcende les difficultés de notre temps ». Jacques Delors suit. En visite à Rabat, l’ancien ministre de l’Economie assure que « s’agissant du pluralisme (politique) et de l’économie libérale, le Maroc a, depuis longtemps, montré la voie ». D’autres camarades n’en pensaient pas moins sans trop oser le dire : Hubert Védrine et Elisabeth Guigou, tous les deux natifs du Maroc où ils reviennent régulièrement, Dominique StraussKahn, qui a passé, à Agadir, les meilleures années de sa jeunesse. « Ce sont les Marocains du gouvernement », se moque gentiment l’entourage du roi. Le royaume redevenu fréquentable, ils peuvent afficher leurs amitiés. La fascination exercée par Rabat se nourrit d’ingrédients multiples. La 20

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stabilité singulière du royaume quand l’Algérie voisine est à feu et à sang, la continuité de la dynastie alaouite, l’image d’« homme de paix » dans un monde arabe en ébullition que s’est forgée Hassan II, son ambition affichée de réconcilier chrétiens, juifs et musulmans, autant de bonnes raisons qui ont poussé les élites françaises à courtiser le roi et, aujourd’hui, son fils aîné. Sont venues s’en ajouter d’autres moins avouables. Le plus souvent pingre à l’égard de ses proches, Hassan II était la générosité même pour ses amis français de passage qu’il savait honorer « souvent mieux que ne le requièrent les canons de l’hospitalité traditionnelle », note un journaliste. Pour un Hubert Védrine qui, au Maroc, fuit les palais et fréquente à l’occasion des Marocains dissidents, combien ont succombé aux charmes ensorceleurs – et gratuits – de la Mamounia ! Il n’y avait pas que les palaces, les voitures mises à disposition. Les femmes avaient souvent droit à des robes traditionnelles brodées de fil d’or, à des ceintures savamment ouvragées ou à des bijoux. Et les hommes à des montres venues de la place Vendôme, ou des meilleures adresses genevoises. L'Académie du royaume du Maroc donne une idée de la largesse de Hassan II. Créée à son initiative, l’Académie se veut un lieu de réflexion de haute tenue où l’on disserte à huis clos, une ou deux fois par an, des thèmes qui agitent le monde moderne. Seul le roi bénéficie du fruit des réflexions des augustes académiciens. Tous sont nommés – à vie – par le monarque. S'y retrouvent, au côté d’intellectuels marocains, toute une pléiade de personnalités, de la génération de Hassan II pour la plupart. Le premier homme à avoir marché sur la Lune, l’Américain Neil Armstrong, y côtoie le prince Otto de Habsbourg et Henry Kissinger, l’ancien conseiller de Richard Nixon. Les Français sont on ne peut mieux représentés grâce à l’académicien Maurice Druon, au doyen Georges Vedel, à l’ancien ministre Michel Jobert, au professeur Jean Bernard... Les académiciens ne réfléchissent pas gratuitement. C'est le roi qui paie – en dollars – sur sa cassette privée à partir d’un compte domicilié aux EtatsUnis . Comment s’étonner que Hassan II ait bénéficié à l’étranger – en France, en particulier – d’une kyrielle de laudateurs, chevau-légers ou vieilles haridelles, prompts en tout cas à intervenir pour redorer à l’occasion l’image du Maroc ou chanter les louanges du roi? Qui n’a pas vu, à la fin des années quatrevingt, Maurice Duverger, Antoine Pinay, Jacques Chaban-Delmas et d’autres vanter jusqu’à la démesure à la télévision marocaine les mérites privés et 23

publics du monarque est passé à côté d’un monument de bouffonnerie. L'un des intervenants n’hésitait pas à y faire l’éloge du « markar », un appareil permettant de suivre à distance le rythme cardiaque, « inventé par Sa Majesté elle-même ». Au plus fort du scandale provoqué par Notre ami le roi, les « amis du Maroc » sauront aussi se mobiliser pour asphyxier les autorités françaises sous un flot de lettres de protestation. Depuis, une nouvelle génération a pris le relais, tout aussi attachée à la défense du Maroc. Au Sénat, avec quelque cent vingt membres actifs, le groupe d’amitiés FranceMaroc est le plus important de tous ceux qui existent. A la Chambre des députés, le royaume suscite un engouement identique. La richesse culturelle du Maroc, le climat enchanteur, la beauté et la diversité des paysages, la gentillesse des habitants, tout cela – à deux heures d’avion de la France – n’est pas étranger à la mansuétude dont a bénéficié la monarchie. Comment se serait-on brouillé avec le guide de ce pays paradisiaque ? Le Lubéron envahi, Saint-Tropez livré aux nouveaux riches, les élites ont trouvé refuge à Marrakech, Essaouira – l’ancienne Mogador –, ou Tanger. Les riad ont remplacé les bastides et la musique arabo-andalouse les concerts classiques dans le cœur des intellectuels et des artistes de l’Hexagone. A Marrakech, plusieurs centaines de Français nantis d’un portefeuille bien garni ont investi la médina à la recherche d’une maison traditionnelle, avec patio et zelliges, à restaurer de préférence. Autant d’avocats potentiels du Maroc courtisés par les lobbyistes qui s’activent à Paris pour le compte du Palais. Leurs objectifs? S'attacher les « décideurs », les « leaders d’opinion », les politiques de droite comme de gauche, en faire des alliés et des avocats de la cause marocaine. Leurs moyens ? Ils sont à la mesure de la monarchie qu’ils défendent : conséquents. Les liens entre ces lobbyistes ? Exécrables. Les dernières années du règne du roi défunt, deux associations concurrentes œuvraient pour le compte de la monarchie. La première, l’Alliance France-Maroc, a été créée en 1997, à l’initiative d’un radiologue né au Maroc et installé à Paris, Joseph Georges Berdugo. « L'idée de constituer un club des amis du Maroc, nous l’avions eue l’année précédente, peu de temps avant le retour de la gauche au pouvoir, au cours d’un déjeuner. Outre l’ambassadeur du Maroc en France, Mohamed Berrada, il y avait Dominique Strauss-Kahn, Elisabeth Guigou, Michelle Barzach, Hubert Védrine, Christian Saut-ter », raconte M. Berdugo, futur secrétaire général de l’association dont Line Renaud est la présidente d’honneur . 24

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En dépit de la coloration rose de quelques-uns de ses parrains et marraines, l’Alliance se présente comme une arme de combat. Face aux « écrits inconsistants et (aux) anathèmes émanant de certains orphelins idéologiques (qui) ont tenté de salir ou de dénaturer la réalité marocaine et Sa Majesté », l’Alliance propose à ses adhérents de « mettre en exergue l’œuvre de Sa Majesté le Roi Hassan II (...) l’une des personnalités les plus éminentes de notre siècle ». Il s’agit de « lutter contre les campagnes de dénigrement, les préjugés et les anathèmes pouvant affecter les relations franco-marocaines ou les dirigeants des deux pays », précisent ses statuts. Le parrainage de l’ambassadeur du Maroc en France est précieux. Brillant et séducteur, Mohamed Berrada – qualifié par ses amis de « grand aristocrate de la diplomatie » – se révèle un amphitryon hors pair. Dans sa splendide résidence de Ouarzazate défilent le temps d’un week-end tous les « amis du Maroc ». Ils sont nombreux... Nantie de tels soutiens, épaulée de surcroît par la mairie de Paris, alors aux mains de Jean Tiberi, l’Alliance France-Maroc aurait dû s’imposer comme un acteur incontournable, un intermédiaire naturel pour faire avancer des dossiers, régler des contentieux, cultiver les relations entre Rabat et Paris. Cela n’a pas été le cas. Quatre ans après sa création, l’association de Joseph Berdugo végète, victime d’un sort contraire. Hassan II est décédé, Mohamed Berrada n’est plus en poste à Paris et son remplaçant, Hassan Abouyoub, est un proche d’André Azoulay, l’un des adversaires les plus en pointe de Joseph Berdugo. L'Alliance existe toujours mais elle a décidé de « suspendre ses activités pendant toute la durée du mandat de l’actuel ambassadeur du Maroc à Paris », a annoncé son secrétaire général dans un communiqué au printemps 2000. Et ce dernier d’aligner les « indélicatesses » supposées de l’ambassadeur à l’encontre de son association : sabotage d’une soirée organisée au Sénat « en hommage à feu Sa Majesté le roi Hassan II », mise à l’écart systématique de l’Association durant « l’année du Maroc » en France ; refus d’inviter ses responsables aux cérémonies organisées au cours de la visite de Mohammed VI à Paris... Le cahier de doléances est épais. La place abandonnée par l’Alliance France-Maroc ne va pas rester vacante. Elle est encore chaude que déjà une association concurrente, le Cercle d’amitié franco-marocain, s’en est emparée. A sa tête, un personnage étonnant, Mehdi Qotbi. Marocain de naissance, cet artiste peintre proche de la cinquantaine d’années, issu d’un milieu modeste, est devenu l’ambassadeur bis du royaume. D’une efficacité redoutable, il tutoie la moitié des députés du

Palais-Bourbon, se targue d’avoir attiré des investissements étrangers au Maroc tant il compte d’amis parmi les « décideurs », et n’a pas son pareil pour s’immiscer dans l’entourage des ministres, en France comme au Maroc. Infatigable, Mehdi Qotbi n’en finit pas d’organiser des voyages au Maroc pour les députés, les sénateurs, les journalistes. A El-Aioun, la « capitale » du Sahara occidental, il leur fera rencontrer des Sahraouis acquis aux thèses marocaines ; à Rabat, il leur décrochera un rendez-vous avec le Premier ministre maintenant que celui-ci est devenu le défenseur de la monarchie; demain, pour peu qu’elle évolue dans ce sens, il les invitera à prendre un thé à la menthe chez Nadia Yassine, le fille du chef des islamistes. Cet homme de petite taille aux yeux charbonneux a ses entrées à l’Elysée et au Palais. Chirac l’a décoré de la Légion d’honneur et Mohammed VI du wissam alaouite. Le chasse-t-on par la porte, il revient par la fenêtre, insaisissable et omniprésent. Lorsque Driss Basri était au faîte de sa puissance, Mehdi Qotbi invitait les journalistes de la place de Paris à le rencontrer; le ministre de l’Intérieur tombé en disgrâce, avec le même enthousiasme, il vendra son successeur à la presse. Parfois, son activisme tourne au ridicule. En novembre 2000, il organise un dîner de gala au Ritz, à Paris, au profit des jeunes Marocaines enceintes qui vivent dans le sud du royaume et ne bénéficient d’aucun suivi médical. Prix du couvert : 4 000 francs. L'argent recueilli doit permettre l’acquisition d’un camion de diagnostic itinérant et de vacciner les enfants. Le « roi des pauvres » a sponsorisé la soirée : la nourriture, les majordomes, l’orchestre de femmes viennent du palais, par avion. « Signe de l’intérêt de Mohammed VI pour l’événement, le dîner vient tout droit des cuisines du palais royal de Rabat », écrit un hebdomadaire français. Mohammed VI, qui consacre « son temps et son énergie à l’amélioration des conditions de vie des populations défavorisées », dira Mehdi Qotbi dans un message de bienvenue, est représenté ce soir-là par sa sœur cadette, Lalla Hasna. Jacques Chirac, venu en voisin, s’est éclipsé après l’apéritif et la photo de famille laissant à son épouse Bernadette le soin de coprésider le dîner. Il y a du beau linge ce soir-là au Ritz : deux ambassadeurs, un général, une cohorte de parlementaires, des patrons de presse et une pléiade de hauts fonctionnaires venus de l’Elysée, de Mati-gnon, du Quai d’Orsay... Au total, près de deux cent cinquante personnes pour un dîner de bienfaisance « qui s’est poursuivi tard dans la soirée ». Que l’on se rassure, rares sont les 27

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participants qui ont eu à verser leur obole. Les places ont été réservées et payées par des entreprises – Bouygues, Vivendi, Christian Dior, Airbus, Lyonnaise des eaux, Agnès B., Cartier, Thomson, pour la partie française – qui les ont ensuite distribuées. « Au fond du désert, la femme marocaine a repris espoir. Le Ritz est avec elle », persifle Le Canard enchaîné qui s’est fait l’écho du dîner de gala . Si le Maroc ne ménage ni ses efforts ni son argent pour maintenir une « relation d’exception » avec la France, ce n’est pas sans arrière-pensée. Assuré du « soutien sans faille » de Paris, le royaume sait en tirer profit. C'est vrai du point de vue diplomatique. Confronté à l’Algérie au Sahara occidental, le Maroc a toujours eu la France à ses côtés, qu’il s’agisse de lui vendre des armements – assortis de crédits avantageux – contre le Front Polisario, ou de défendre sa position aux Nations unies. Les diplomates du Quai d’Orsay ont beau fustiger en privé la pusillanimité des Marocains incapables de proposer aux Sahraouis un compromis acceptable, entre l’indépendance et le rattachement au royaume, Paris reste l’allié inconditionnel de Rabat. Il est probable que, sans l’appui de la France, le Maroc aurait été contraint d’organiser un référendum d’autodétermination au Sahara occidental, au risque – bien réel – de voir lui échapper un territoire plus vaste que la Belgique. Paris a la main sur le cœur lorsqu’il s’agit du Maroc. Aucun autre pays n’est aussi bien traité par la France. Les deniers publics sont « généreusement consacrés » au royaume, constate une enquête du Sénat conduite par Michel Charasse et publiée (sous une forme expurgée) au printemps 2001 . Injustement passé inaperçu, le document rappelle que l’aide bilatérale française est « de loin la plus importante » reçue de l’étranger par le Maroc ; que la France est également le « premier prêteur » du royaume; qu’enfin, elle fournit près du cinquième des crédits octroyés par l’Europe au Maroc. Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, une bonne partie de l’aide française prend la forme d’une « conversion annulation » de la dette marocaine. Le mécanisme est complexe. Grosso modo, Bercy cède avec un rabais supérieur à 50 % des créances sur le Maroc mais, en contrepartie de ce cadeau, impose à Rabat d’investir, par exemple, dans les régions pauvres. Un peu plus de 3 milliards de francs ont été annulés par Paris à ce jour, « ce qui représente, note le document sénatorial, un effort financier important pour la France, de l’ordre de 1,75 milliard de francs ». On pouvait en espérer une meilleure utilisation, dit en substance le rapport 29

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du Sénat. En contrepartie de l’abandon de dettes, Paris avait demandé aux Marocains de développer de nouvelles cultures dans le nord du royaume pour éradiquer celle omniprésente du cannabis , et de désenclaver la région par la construction de routes, d’écoles, d’hôpitaux. Peine perdue. Malgré les années et les centaines de millions déboursés par Paris, l’échec est cuisant. « Les résultats sont médiocres, si ce n’est inexistants », sont obligés de constater les sénateurs. Aux dernières nouvelles, les Marocains négocient l’annulation d’une nouvelle tranche de 1,4 milliard de francs de dettes... La coopération culturelle recèle son lot de perles. Le rapport sénatorial relève que les lycées français installés dans le royaume sont mis à profit par les « élites marocaines (pour) scolariser leurs enfants dans le réseau français » plutôt que de les envoyer dans les établissements marocains de qualité médiocre. Ce comportement est « un obstacle important à la mise en chantier d’un réseau national (d’enseignement) de qualité ». Le mauvais exemple vient de haut. Le collège royal coûte 4,5 millions de francs par an aux contribuables français. C'est beaucoup : Paris consacre chaque année près de cinq fois plus de crédits à l’éducation de la famille royale qu’à l’amélioration des hôpitaux du royaume, dont beaucoup crient misère. La justice – une plaie du royaume – est également moins bien traitée. Autre curiosité dénichée par Michel Charasse : masqué sous la rubrique « assistance technique », la France verse chaque année près d’un demi-million pour rémunérer le cuisinier et le garde-chasse du palais royal. « Il pourrait être proposé de transférer ces quelque cinq millions de francs [donnés au Palais] sur un projet de développement social », suggère le rapport sénatorial. Intégrée au rapport, la réponse du Quai d’Orsay est embarrassée. C'est une excellente idée, reconnaissent les diplomates, mais « une décision de ce genre ne saurait être prise à un niveau technique ». Et d’ajouter que « le jeune souverain, à l’exemple de son père, a lui-même effectué sa scolarité dans cet établissement qui reste emblématique de l’histoire des relations de la dynastie alaouite avec la France ». Autant dire que les petits-enfants de Hassan II ont toutes les chances de continuer à être éduqués au collège royal. Les considérations diplomatiques ne sont pas étrangères à ce soutien sans faille. La France redoute de se voir évincée du Maroc au profit de l’Espagne et, plus encore, des Etats-Unis. Madrid a pour elle la proximité géographique ; les Etats-Unis la puissance économique et l’attraction qu’exerce leur modèle culturel – Mohammed VI y est très sensible. 34

Pour l’heure, les craintes de la diplomatie française sont excessives . Indépendant, le Maroc reste sous influence. On l’a vu à la fin 2000 lorsque in extremis le groupe français Vivendi, le seul en lice pourtant, a accepté de payer le prix fort – plus de deux milliards de dollars – en échange d’un tiers environ du capital de Maroc Télécom, l’opérateur public de téléphone. Sans cette manne, le gouvernement aurait eu le plus grand mal à boucler le budget du royaume. Jugé excessif, le prix payé en échange de la prise de participation dans Maroc Télécom est-il assorti de promesses de contreparties? L'octroi, quelques semaines plus tard, de contrats industriels au profit de ce même groupe permet en toute bonne foi de poser la question. Le Palais n’a pas manqué de célébrer l’arrivée de Vivendi dans le capital de l’opérateur de téléphone et d’y voir la preuve de la confiance des fameux investisseurs internationaux. Encore faut-il ne pas occulter le revers de la médaille : nombre de grandes entreprises marocaines sont passées sous contrôle français : Axa a racheté la Compagnie africaine d’assurances, Danone le principal biscuitier du royaume, Auchan est entré dans une chaîne d’hypermarchés... Même les fleurons de l’hôtellerie marocaine – la Mamounia à Marrakech et le palais Jamaï à Fès – sont tombés dans l’escarcelle du groupe Accor. Au total, selon une étude officielle, citée par La Vie économique , plus du quart des entreprises industrielles du royaume sont dans l’orbite de groupes français. C'est dire combien la sollicitude de Paris s’inscrit aussi dans une logique économique... pour les entreprises privées de l’Hexagone. 1 Les exégètes des relations franco-marocaines noteront qu’ils étaient deux cent cinquante lorsque Hassan II est venu en visite officielle en 1996. 2 Le Point, 24 mars 2000. 3 Paris Match, 30 mars 2000. 4 A Jean Daniel venu le féliciter un moment après pour ces mots « forts », le roi dira en toute ingénuité devant quelques invités que, s’il juge avoir bien lu le discours, le texte en a été écrit de la première à la dernière ligne par André Azoulay. Devant la surprise de son interlocuteur, Mohammed VI fera appeler M. Azoulay pour qu’il confirme l’aveu royal. 5 Le Monde, 6 mai 1975. 6 C'est l’appréciation que porte le Guide bleu consacré au Maroc. 7 Le Canard enchaîné, 31 janvier 1996. 8 Le Monde, 7 mai 1996. 9 Auparavant, les seules unités étrangères admises sous la V République à 35

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défiler le 14 Juillet furent un élément de l’Eurocorps en 1994. 10 Le Matin du Sahara et du Maghreb, 7 juillet 2000. Les majuscules sont celles qui figurent dans le compte-rendu du colloque par le quotidien. 11 Hubert Védrine, Les Mondes de François Mitterrand. A l’Elysée 19811995, Fayard, 1996. 12 Jacques Attali était un proche de Jo O'Hana, richissime homme d’affaires de Casablanca, et de son neveu Steve. Ce dernier est un intime de Fouad Filali, le fils d’un ancien Premier ministre. 13 Entretien avec l’auteur, juin 2001. 14 Parures, montres, coffres à bijoux : une partie des présents mis en vente à Drouot servira à financer les activités de France Libertés. 15 Le Monde, 26 novembre 1976. 16 Une anecdote est restée fameuse. A Jean Daniel, il cite un jour le mot de Buffon « le style, c’est l’homme » qu’il attribue improprement à La Bruyère. Le journaliste n’osera pas signaler son erreur à Hassan II qui la renouvellera devant d’autres interlocuteurs. Ce n’est qu’au bout de cinq ans que le roi sera averti de sa méprise. 17 En grammaire, la concaténation désigne une gradation où un mot se répète d’un membre dans le suivant, et les enchaîne ainsi les uns aux autres. Le Littré cite comme exemple : « Tout renaissait pour s’embellir; tout s’embellissait pour plaire. » 18 Le Monde, 3 août 1988. 19 Hassan II, La Mémoire d’un Roi, op. cit. 20 Le Monde, 3 octobre 1998. 21 Avec une préférence marquée pour les visites pendant la mauvaise saison en France, note Maghreb Confidentiel (n° 480 ; 5 octobre 2000). 22 Le Monde, 28-29 mars 1993. 23 Michel Jobert n’avait accepté d’être membre de l’Académie qu’à la condition que la totalité de ses honoraires soit versée à des ONG marocaines. Bercy a fait une fleur aux autres académiciens dont les revenus « marocains » ne sont pas fiscalement imposables. 24 Lors du décès du roi, la télévision marocaine a rediffusé l’ensemble des témoignages. 25 Dont nombre de célébrités venues du monde politique, de la mode, de la presse et du show-biz. 26 Entretien avec l’auteur, 25 mai 2000. 27 Jeune Afrique-L'Intelligent, 27 novembre 2000.

28 Le Matin du Sahara et du Maghreb, 10 novembre 2000. 29 Le Canard enchaîné, 15 novembre 2000. 30 Un conseiller du roi dispose chaque année d’une enveloppe conséquente, prélevée sur le budget du Palais, pour gérer à sa guise l’image du royaume. 31 L'expression est de Jacques Chirac. 32 Bilan de la coopération avec les Etats du Maghreb : une « rénovation » justifiée, Michel Charasse rapporteur spécial, Commission des finances du Sénat, n° 83. 2000-2001. 33 Pour la seule année 1998, elle représentait 1,4 milliard de francs. La France fournit plus de la moitié de l’aide totale reçue par le royaume. 34 L'importance de la culture du cannabis vaut au Maroc d’être surnommé « la petite Colombie ». Selon les spécialistes espagnols, une tonne de haschich entre chaque jour dans leur pays en provenance du Maroc. 35 Les relations entre le Maroc et l’Espagne traversent une période délicate liée au problème de la pêche et à l’afflux d’immigrés clandestins. Quant aux Etats-Unis, le Maroc est moins stratégique à leurs yeux que l’Algérie, riche de ses hydrocarbures. Lorsque Mohammed VI s’est rendu en visite d’Etat à Washington, en juin 2000, la presse n’a retenu du séjour que le dîner de gala qui réunissait 435 invités – un record – à la Maison-Blanche. 36 Elle est reprise dans Le Maroc en transition, de Pierre Vermeren, La Découverte, Paris, 2001.

Chapitre 12 LE DERNIER ROI « On se demande comment cela n’a pas encore pété. » « On est franchement déçu par l’évolution du pays (...). » Lorsqu’ils sont partis en mission à Rabat l’été 2000, les sénateurs ne pensaient pas recueillir sur le « nouveau Maroc » de Mohammed VI des jugements aussi catégoriques et négatifs, émanant surtout de hauts fonctionnaires internationaux davantage familiers de la langue de bois que du parler vrai. Ils avaient pourtant bien entendu. Après les propos résolument optimistes tenus à l’ambassade de France, deux témoins privilégiés – le représentant de la Banque mondiale au Maroc et le chef de la délégation de la Commission européenne à Rabat – faisaient entendre une autre musique, discordante, inattendue, et pour tout dire inquiétante. Ce « pessimisme profond » des deux hauts fonctionnaires, ce « malaise diffus et général » ressenti chez d’autres interlocuteurs, les parlementaires français allaient le traduire en parlant, en conclusion de leur rapport, de l’« impression mitigée » qu’ils emportaient avec eux du royaume. Les reportages de la presse internationale portent en demi-teinte la marque d’une désillusion voisine. Entre les articles consacrés au jeune roi l’été 1999, lors de son accession au trône, et les plus récents, le ton a changé. L'aura du « roi des pauvres » a terni dans les médias. Son mariage annoncé lui vaudra-t-il un regain de popularité? L'opinion publique est également revenue de certaines illusions. On ne s’extasie plus sur le fait qu’il pilote lui-même sa Mercedes de sport personnalisée par un designer et équipée d’une « chaîne stéréo d’enfer », qu’il s’arrête aux feux rouges, embrasse les handicapés et préfère le jet-ski au golf. Même son activisme sur le terrain social, qui le distingue de son père, ne suscite plus l’enthousiasme puéril de naguère. Les Marocains réalisent que distribuer des cartables aux écoliers pauvres et servir des repas chauds aux nécessiteux ne peut tenir lieu de politique sociale. Mohammed VI a eu la sagesse de solder l’héritage de son père, celui des « années de plomb », dans ce qu’il avait de choquant et de barbare. Les rescapés de Tazmamart et les familles de ceux qui y sont morts ont été indemnisés par l’Etat. Généreusement. Abraham Serfaty est revenu dans sa patrie d’enfance et la mise en résidence surveillée du chef des islamistes, le cheikh Yassine, a pris fin. Mais, depuis, rien ne bouge, tout paraît gelé. L'écrivain Driss Chraïbi, l’auteur du mythique Passé simple, traduit cette 1

attente inquiète où perce le désamour lorsqu’il confie : « Mohammed VI c’est notre dernière chance. Je veux le croire même si notre roi est très vulnérable. Comment voulez-vous que ce jeune homme gère le Maroc avec sa bande de copains de classe? (...) Je suis réservé à son égard. J’attends . » Le Maroc est dans une « impasse », observe de son côté Abraham Serfaty. La déception est là, palpable, immense, à la mesure de l’espoir qui a suivi la disparition de Hassan II. Les Marocains étaient convaincus qu’un souffle nouveau allait agiter le pays. Au nom de cette espérance initiale, ceux qui auparavant réclamaient une évolution de la monarchie vers un modèle espagnol firent taire leurs revendications. Le roi était jeune ; il serait forcément démocrate et progressiste. Ils en voulaient pour preuve l’éviction de Driss Basri, perçue comme une rupture, l’amorce d’un grand nettoyage, alors qu’il ne s’agissait que d’un règlement de comptes personnel. Au fil des mois, une autre réalité a fini par s’imposer : le « Kennedy marocain », comme l’a écrit hardiment un hebdomadaire à propos du nouveau roi, n’est guidé par aucune vision. Mohammed VI se contente de gérer – de loin – l’héritage de Hassan II. Il y a des gestes, mais peu d’actes. Il donne le sentiment d’être dépourvu de projet, de n’être animé par aucune ambition et de ne pas vouloir laisser d’empreinte sur l’histoire du royaume. Il a reconduit le Premier ministre de son père, Abderrahmane Youssoufi, avec qui il entretient des relations distantes ; au cours de ses rares interventions, il fustige les blocages de l’administration et les carences des formations politiques, déplore la place insuffisante laissée aux femmes dans la société; exhorte les jeunes chômeurs à créer leur entreprise plutôt que de courir derrière un emploi dans la fonction publique... Autant de discours convenus qui auraient pu être prononcés par un Hassan II les dernières années du règne. Les sujets du monarque prennent aujourd’hui la mesure du « vrai-faux changement ». Ils redécouvrent que le dégel politique marocain est bien antérieur à l’arrivée sur le trône de Mohammed VI. Au milieu des années quatre-vingt-dix, Hassan II avait autorisé le retour au pays – après vingt-neuf ans passés en exil – d’une figure emblématique de la gauche marocaine, le fqih Basri, le « renégat », le « mercenaire » Basri, l’homme qui avait combattu la monarchie les armes à la main. Dans cette même veine réconciliatrice, les derniers mois du règne, la presse marocaine avait pu publier en toute liberté la « Lettre ouverte à mon tortionnaire » d’une victime des « années de plomb ». Quant à l’autre Basri, Driss Basri, à la même époque, des journaux réclamaient en couverture son départ sans être 2

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censurés. Alors, rupture ou continuité ? « Il n’y a pas de rupture entre le défunt roi et Mohammed VI », convient le bras droit du Premier ministre, Ahmed Lahlimi. Le Maroc méritait autre chose que le changement en trompe-l’œil tant les problèmes se sont accumulés au fil du temps. Au Sahara occidental, le contentieux avec le Front Polisario et l’Algérie s’éternise, facteur d’instabilité politique et coûteux pour les finances du royaume, alors que la croissance économique se traîne dangereusement. Au cours de la dernière décennie, l’augmentation du produit intérieur brut (PIB) a toujours été inférieure à 3 % l’an, à l’exception notable de 1998. Selon les organismes internationaux, il faudrait que le Maroc affiche durablement une croissance de 7 % à 8 % l’an pour espérer sortir du sous-développement. Avec ses quelque trente millions d’habitants et une population rurale qui figure parmi les plus déshéritées de la planète, le royaume est plus proche des pays de l’Afrique sahélienne que, par exemple, de la Tunisie, pourtant quasi dépourvue, elle aussi, de ressources pétrolières. Un Marocain sur deux est analphabète, et un sur cinq végète en dessous de ce que les organisations internationales appellent le « seuil absolu de pauvreté ». Depuis le début des années quatre-vingt-dix, selon la Banque mondiale, le nombre d’exclus y a augmenté de moitié : un Marocain sur dix vivait en dessous du seuil de pauvreté en 1991 ; dix ans plus tard, la proportion est de un Marocain sur cinq. Mieux que les discours, une donnée résume l’état du pays : 70 % des jeunes rêvent de quitter le Maroc pour l’Europe ou l’Amérique du Nord . Au péril de leur vie, certains tentent l’aventure. Des milliers de candidats à l’immigration ont été interceptés au large des côtes de Gibraltar durant le premier semestre de 2001. Loin de se tarir, l’exode enfle. Au cours d’un week-end, fin août 2001, près de 800 immigrants clandestins ont été interpellés lors d’une opération conduite par la police espagnole sur terre et en mer, dans le sud du pays et aux îles Cana-ries. Lors de ces opérations, treize personnes au moins sont mortes avant de pouvoir atteindre la côte. « Aujourd’hui, je reviens fréquemment dans mon pays. Chaque fois, j’entends la même demande, partout, le même désir : partir, aller en France ou au Canada ou aux Etats-Unis. C'est dur à entendre », dit encore l’écrivain Driss Chraïbi. Le sort des enfants est un autre aspect de la réalité marocaine dont les responsables officiels ne se vantent pas. Le royaume est l’un des principaux 4

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producteurs mondiaux de tapis. Leur prix modique n’est pas étranger à l’afflux de touristes au Maroc. Or, Rabat a toujours refusé le programme de l’Unicef qui aurait permis de certifier que les tapis ne sont pas fabriqués par des bambins. Si tel avait été le cas, le secteur de l’artisanat, le deuxième employeur du royaume, aurait été mis en faillite, selon le représentant de l’Unicef au Maroc . Autre vérité déplaisante : de tous les pays arabes, c’est le Maroc qui affiche la plus forte proportion d’« enfants des rues ». Jusqu’ici, Mohammed VI a échappé à toute critique frontale. La personne du roi étant « inviolable et sacrée », la presse marocaine n’a d’autre choix que de mettre les difficultés du pays sur le dos du gouvernement et du makhzen. Trop nombreuse, mal coordonnée, tirant à hue et à dia, manquant d’audace et d’ambition, l’équipe gouvernementale serait la cause principale du malaise qui a saisi le royaume. Le procès est en partie injuste et le gouvernement d’alternance a bon dos. On oublie qu’il a ouvert des chantiers, dépoussiéré quantité de textes législatifs, lancé quelques réformes de fond, qu’il s’agisse de l’éducation ou de la santé, qu’il a amorcé la lutte contre la corruption... Mais ce travail de longue haleine est condamné à se perdre dans les sables si le Palais, où se trouve la réalité du pouvoir, reste inerte. Or, le roi convoque de moins en moins souvent le Conseil des ministres ; depuis le début de l’année, il ne l’a réuni que trois fois... Le makhzen est l’autre accusé. Intraduisible en français, le mot désigne les réseaux traditionnels liés au Palais qui irriguent le royaume et concurrencent les circuits étatiques modernes, quand ils ne les court-circuitent pas. Il existe un makhzen économique qui se moque des règles de la concurrence ; un makhzen politique où fleurissent les partis sans militants, les députés sans électeurs... Au Maroc, dénoncer le makhzen, hydre sans tête, monstre anonyme, est un rituel commode qui évite de citer des noms de la nomenklatura marocaine, et d’aller plus avant dans l’analyse. Les proches collaborateurs du roi sont également montrés du doigt. Hassan II était entouré d’une poignée de conseillers politiques de premier ordre. Rien de tel avec son fils. Le mythe des « quadras », ces jeunes gens à la tête bien faite passés par le collège royal et épris de modernité, a fait long feu. Aucun de ceux qui gravitent autour du roi ne s’est imposé par la vigueur de ses analyses, le courage de ses prises de position. L'unique ambition des « sabras de M 6 » semble se résumer à plaire au monarque, à le flatter et à prévenir ses moindres désirs. L'amateurisme de la « garde rapprochée de M 6 » a fait resurgir quelques7

uns des anciens conseillers du roi défunt. Entre ces rescapés et la nouvelle génération, les conflits nourrissent une impression de flou et de désordre au sein du Palais. Les responsabilités qu’ils sont censés se partager sont diffuses, mal définies. Quiconque détient une parcelle de pouvoir en use et en abuse pour son propre compte davantage qu’au profit de la collectivité. Jusqu’ici, tous ces dysfonctionnements n’ont pas empêché le Maroc de tenir debout. Malgré les absences du roi, malgré la faiblesse de son entourage, malgré les lourdeurs gouvernementales et les vicissitudes d’une croissance chaotique, le royaume demeure. Personne ne conteste ouvertement la monarchie. En cas de difficultés financières, le soutien de la France est acquis. L'intégration des provinces du Sahara occidental semble n’être au fond qu’une question de temps. Quelles que soient les difficultés quotidiennes, la population paraît résignée. Les jeunes pourraient rêver d’un « grand soir » ; ils préfèrent fuir le pays. Et personne n’imagine que les élections législatives de 2002 viendront bouleverser la donne. La réalité est plus complexe. Derrière l’image d’un Maroc stable et apaisé, qui tranche avec le voisin algérien, on sent monter l’inquiétude d’une société qui découvre que le pays n’a plus de guide. Mohammed VI, s’il n’a pas les défauts de son père, n’en possède pas les qualités d’homme d’Etat. Lorsqu’il a dénoncé, au début de l’été 2001, le « déficit d’autorité », les actes « déroutants, sans logique ni orientation claire », la « perte du soutien par le peuple des institutions anciennes », le prince Moulay Hicham visait juste. Comment croire que la monarchie va se perpétuer si, au sommet de l’Etat, le désintérêt pour les affaires publiques l’emporte? Cette carence n’est guère rassurante lorsque le système politique tout entier repose sur la personnalité du roi, sa capacité à diriger le pays, sa volonté de conduire le changement. Mais peut-être l’avenir du Maroc ne passe-t-il pas par Mohammed VI? On ne saurait exclure que le roi choisisse d’abandonner de lui-même une charge trop lourde pour ses épaules. Déjà, dans les années quatre-vingt-dix, on murmurait que le prince héritier ne manifestait pas d’appétence pour son futur métier de roi, au grand désespoir de son père. Certains de ceux qui l’ont fréquenté et se targuent de bien le connaître ne seraient pas surpris de voir Mohammed VI déserter le trône, s’il a la garantie d’une vie confortable et insouciante. Dans ce cas, en l’absence d’un descendant mâle, son frère Moulay Rachid hériterait du trône auquel il pourrait associer son cousin Moulay Hicham. Si le roi demeure, mais sans davantage s’investir qu’aujourd’hui, on peut

redouter que les militaires n’occupent le terrain laissé vacant. Ils ont déjà regagné de l’influence, profitant de la faiblesse de l’entourage civil du souverain. Depuis l’éviction de Driss Basri, ils contrôlent la totalité de l’information sécuritaire. Le monarque les consulte fréquemment et ne manque pas de leur rendre hommage. De là à dire que Mohammed VI est, d’ores et déjà, devenu leur otage... C'est sans doute aller un peu vite en besogne. Car les forces armées ne constituent pas un bloc homogène. Entre les militaires, exilés au Sahara, et les gendarmes, favorisés par Hassan II, il y a davantage qu’une différence de corps. Ceux-ci ont pour mission de surveiller ceux-là. Et, entre les patrons de l’armée, de solides inimitiés existent qui font douter d’une possible alliance à court terme. Il est de notoriété publique au Maroc que le patron de la gendarmerie, le général Benslimane, et celui de la DST, Hamidou Laanigri, entretiennent des relations difficiles. Lorsque ce dernier fut rappelé à Rabat après des années à la tête du contingent marocain chargé de la protection rapprochée de l’émir des Emirats arabes unis, son unique souci fut de ne pas retourner servir sous les ordres de Hosni Benslimane. Moyennant quoi, au début des années quatre-vingt-dix, Laanigri fut repêché par le patron de la DGED avant de prendre la direction de la sécurité intérieure. Depuis, Hamidou Laanigri a fait du chemin. Il est, pour nombre d’observateurs, l’homme fort de la monarchie. Même si les patrons de l’armée et de la gendarmerie nommés par Hassan II sont encore en place, malgré leur âge, rien ne dit que cet immobilisme va durer. Lorsqu’il était prince héritier, sidi Mohammed ne portait dans son cœur ni le chef des services spéciaux ni le patron de la gendarmerie. En privé, il se laissait aller à critiquer l’héliport que s’était fait construire un général, sa flotte de véhicules tout-terrain, et les gardes du corps affectés à ses enfants. Maintient-on à des postes stratégiques des militaires pour lesquels on éprouve un mépris souverain? Parce que son ascension est récente et qu’elle est le fait de Mohammed VI, il n’est pas exclu que le général Laanigri, un homme neuf dans le système, bénéficie d’une promotion. Il pourrait devenir le prochain patron de la gendarmerie. Restera-t-il fidèle à la monarchie si la situation se détériore dans le royaume ? Les islamistes constituent un autre facteur potentiel de déstabilisation de la monarchie. Tout Commandeur des croyants qu’il est, Mohammed VI n’est pas à l’abri d’une réaction des « barbus ». Le titre n’a rien d’un talisman. Il ne rassure que la bourgeoisie marocaine, moins rebutée par une hypothétique 8

dictature militaire que par les islamistes. Entre les « barbus » et le trône, les relations sont complexes et ambiguës. Hassan II a longtemps joué la carte de l’islam. Il a instauré la récitation de la prière dans tous les établissements scolaires et introduit l’enseignement de la science et de la civilisation islamiques. C'était en 1966. Auparavant, le roi avait emprisonné certains de ses sujets coupables de ne pas observer en public le jeûne à l’occasion du ramadan. Au début des années soixante-dix, Hassan II a utilisé les islamistes sur le terrain politique. Il a favorisé leur implantation dans les universités pour faire pièce à la gauche et à l’extrême gauche, alors très représentées dans l’enseignement supérieur. La stratégie a réussi au-delà de toutes les espérances : la gauche a été chassée de l’université. Revers de la médaille, les « barbus » ont pris le contrôle des organisations estudiantines. Confronté au risque d’un scénario « à l’algérienne », Hassan II s’est efforcé de faire machine arrière en intégrant les islamistes au jeu politique. Il n’a qu’imparfaitement réussi de sorte qu’un duel à fleuret moucheté se poursuit dont il est impossible de prédire l’issue. Une partie du courant islamiste regroupée autour de l’association Attawid wal-Islah (Unification et Islam) a accepté de jouer le jeu, même si les règles en sont fixées par la monarchie. Il revendique une quinzaine de députés membres du Parti de la justice et du développement (PJD). Mais l’essentiel du courant islamiste se réclame d’une association concurrente, celle de cheikh Yassine. Et, jusqu’ici, celle-ci refuse de faire de la politique aux conditions fixées par le Palais. Très bien implantés dans les agglomérations (et pas seulement dans les bidonvilles et les quartiers populaires), non violents, les « barbus » marocains se substituent à un Etat défaillant sur le plan social. Ils offrent des fournitures scolaires, dotent les fiancés désargentés à l’heure du mariage, dispensent des cours d’alphabétisation, et l’été s’efforcent d’organiser des camps de vacances au bord de la mer. Le poids électoral des islamistes est une des grandes inconnues de la vie politique marocaine. Le sociologue Mohammed Tozy, qui les connaît bien, l’évalue à 30 %. C'est également le pourcentage qu’avançait en privé l’ancien ministre de l’Intérieur, Driss Basri. Il constitue, semble-t-il, un minimum. En témoigne la satisfaction discrète d’une grande partie de l’opinion publique au lendemain des attentats anti-américains du 11 septembre . Il est vrai que les islamistes – la seule force de contestation d’envergure –, 9

s’ils veulent être autorisés à présenter des candidats, sont condamnés à se rapprocher du régime. Dans le cas contraire, ils seront condamnés à végéter dans leur ghetto en attendant que « le fruit pourri » – entendez le régime – « tombe de lui-même ». Si tel devait être le cas, si les islamistes devaient prendre le pouvoir au Maroc et renverser la monarchie, ceux qui privilégient une démocratie « à l’occidentale » en seront pour leurs frais. Le modèle politique des islamistes marocains est la dictature. Seul l’islam, écrit Yassine, « détient le secret de changer l’homme ». Dans un autre de ses ouvrages, le vieil homme à barbe blanche affirme que, dans un gouvernement islamique, la souveraineté ne doit appartenir ni à un « dictateur » ni à la « fumeuse » volonté générale dégagée par un scrutin : « Chaque fidèle a (le) devoir (...) de dire sa conception des meilleurs moyens d’appliquer la Loi. Mais personne ne peut en appliquer qui ne soient dans l’esprit de la Loi. » Que pense le Commandeur des croyants de ces fortes phrases? Mystère. Le pire n’est jamais sûr. La monarchie affaiblie, le champ politique marocain ne se réduit pas à une confrontation, ou à une course contre la montre, entre les « galonnés » et les « barbus ». Des partis politiques existent qui ne sont pas tous, loin s’en faut, des courroies de transmission du Palais. L'histoire de certains d’entre eux s’est forgée dans la lutte pour l’indépendance du Maroc. De ce passé, ils conservent aux yeux de l’opinion, une légitimité historique, une aura indéniable. Les compromissions ultérieures de ces formations avec le Palais ont entamé leur crédit. Elles ne l’ont pas détruit. Au sein de ces partis, de jeunes cadres militants s’efforcent de dépoussiérer les structures, de moderniser le discours et d’aller sur le terrain. Il est encore trop tôt pour porter un jugement sur leur action. Mais qu’elle réussisse et le paysage politique marocain pourrait en être modifié. Le Maroc, c’est également un tissu d’associations laïques très actives. Qu’il s’agisse de lutter contre la corruption, de défendre les droits de l’homme et d’exiger la vérité sur les « années noires » ; qu’il s’agisse de faire progresser le statut des femmes ou de prendre en charge les enfants des rues, la société civile manifeste une vitalité remarquable. Si les espaces de liberté s’accroissent, si l’impunité n’est plus automatiquement garantie aux puissants, si l’on peut se rendre en pèlerinage à Tazmamart et demander des comptes aux tortionnaires, si, si... C'est d’abord au travail de militants anonymes que les Marocains le doivent. Le pouvoir a suivi. Il s’est adapté

sous la pression. Dans ce contexte, qu’attendre de Mohammed VI? A laisser s’éteindre peu à peu l’espoir qu’il a soulevé, le roi fragilise son trône au risque de le perdre. Régulièrement, les principales agglomérations du royaume s’embrasent. Rien n’annonce ces éruptions de colère. Un événement sans grande importance à première vue – une hausse du prix des produits de première nécessité, une injustice de l’administration, voire des bagarres à l’issue d’un match de foot... – peut suffire à mettre le feu aux poudres. Peuple pacifique, les Marocains se métamorphosent et brandissent alors l’étendard de la révolte. Dans ces moments-là, tout peut survenir. Hassan II le savait, qui ne s’embarrassait pas de moyens pour « ramener à la raison » ses sujets récalcitrants. Il faisait parler les armes pour sauvegarder la monarchie. Confronté à la rue, son fils fera-t-il de même ? Agir ainsi à l’aube du nouveau millénaire serait prendre un grand risque. Le roi peut aussi choisir d’accompagner le changement. Le défi mérite d’être relevé même si l’entreprise est aléatoire, et la voie bien étroite. Le risque, c’est d’être débordé, de ne plus pouvoir maîtriser le cours des événements. Et, au bout du compte, d’être emporté comme le fut Gorbatchev dans l’ex-Union soviétique, et tant d’autres avant lui. Pour se prémunir contre un échec, mieux vaut avoir les idées claires, une stratégie soigneusement pesée, et des alliés. Des alliés, il ne tient qu’à Mohammed VI d’en avoir à ses côtés, en nombre. Qu’il ait l’habileté de réunir tous ceux qui, dans les partis politiques et la société civile, peu tentés par l’islamisme politique, se reconnaissent dans certaines valeurs – la primauté de la loi, la démocratie, la justice sociale... – et il sauvera le trône. Son pouvoir sera moindre mais mieux assuré; réduit mais pérennisé. Il en va de l’avenir de la dynastie. 1 Time, 26 juin 2000. 2 Le Figaro Magazine, juin 2001. 3 Les mots sont de Hassan II. 4 Ce constat a été fait par M. Lahlimi qui était invité à l’Institut d’études politiques de Paris, le 9 décembre 1999. 5 Il a été fixé à 1 dollar par jour et par personne. 6 Selon un sondage publié en 1998 par Le Journal et cité par Pierre Vermeren dans Le Maroc en transition, op. cit. 7 The Economist, 7 octobre 2000. 8 Après dix-huit ans à la tête de la DGED, le général Kadiri, a été muté, fin

juillet 2001, et nommé inspecteur général de l’armée. Il a été remplacé par son adjoint, le général Harchi. 9 Des oulémas marocains ont publiquement critiqué, en octobre, la présence de membres du gouvernement, dont celle du Premier ministre, à une cérémonie œcuménique qui avait réuni à la cathédrale de Rabat, à la miseptembre, des représentants des trois religions monothéistes. Pour un musulman, se rendre dans une église ou une synagogue est un « péché gravissime » ont déclaré les oulémas. Le groupe de théologiens a également estimé qu’une participation du Maroc à l’alliance contre le terrorisme menée par les Etats-Unis « n’est pas permise » et constituerait une « apostasie ».