Le déclin de l'esclavage en Egypte: du XVIIIe au XXe siècle 9782343022635, 2343022631

L'auteur se penche dans cet ouvrage sur une tare de la société orientale : l'esclavage, en particulier sur les

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Le déclin de l'esclavage en Egypte: du XVIIIe au XXe siècle
 9782343022635, 2343022631

Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
I FONDEMENTS COUTUMIERS ET RELIGIEUX DE L'ESCLAVAGE
II - Origines ethniques et nombre des esclaves
III - Itinéraires – Marchés – Valeur des esclaves
IV - Vie quotidienne des esclaves
CONCLUSION
NOTES
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

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Jean-Jacques LUTHI

LE DÉCLIN DE L’ESCLAVAGE EN ÉGYPTE du XVIIIe au XXe siècle

LE DÉCLIN DE L’ESCLAVAGE EN ÉGYPTE du XVIIIe au XXe siècle

Jean-Jacques LUTHI de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer

LE DÉCLIN DE L’ESCLAVAGE EN ÉGYPTE du XVIIIe au XXe siècle

Du même auteur Histoire de l’art Émile Bernard, l’initiateur, Paris, Éditions Caractères, 1974. Préface de L. Hautecœur de l’Institut Émile Bernard à Pont-Aven, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1976 Émile Bernard en Orient et chez Paul Cézanne, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1978 Émile Bernard - Catalogue raisonné de l’œuvre peinte, Paris, Éditions S.I.D.E., 1982 Émile Bernard. Le destin d’un artiste, Paris, Éditions de l’Amateur, 2003 (en collaboration)

Égypte (littérature, linguistique, ethnographie)

Introduction à la littérature d’expression française en Égypte, Paris, Éditions de L'École, 1974. Préface de Maurice Genevoix de l'Académie Française Le français en Égypte - Essai d’anthologie (50 écrivains), Beyrouth, Maison Naaman pour la Culture, 1981 Égypte, qu’as-tu fait de ton français ? Paris, Éditions Synonymes, 1987 L’Égypte des rois (1922-1953), Paris, L’Harmattan, 1997 La vie quotidienne en Égypte au temps des khédives (1863-1914), Paris, L’Harmattan, 1998 Regard sur l’Égypte au temps de Bonaparte (1798-1799), Paris, L’Harmattan, 1999 La Littérature d’expression française en Égypte, Paris, L’Harmattan, 2000 Anthologie de la poésie francophone en Égypte, Paris, L’Harmattan, 2002 Égypte et Égyptiens au temps des vice-rois, Paris, L’Harmattan, 2003 En quête du français d’Égypte, Paris, L’Harmattan, 2005 L’Égypte en république. La vie quotidienne 1952-2005, Paris, L’Harmattan, 2006 (en collaboration avec A. Moghira) Entretiens avec des auteurs francophones d’Égypte, Paris, L’Harmattan, 2008 Lire la presse d’expression française en Égypte (1798-2008), Paris, L’Harmattan, 2009

Direction (en collaboration) Dictionnaire général de la francophonie, Paris, Letouzey & Ané, 1986 ; Supplément, 1996 L’Univers des loisirs, Paris, Letouzey & Ané, 1990

© L'HARMATTAN, 2013 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-02263-5 EAN : 9782343022635

INTRODUCTION

Esclaves : « êtres meubles, et comme tels entrent dans la communauté » Code Noir, art. XLIV, 1685 Si l’esclavage prospéra à l’ombre des religions héritées de l’Antiquité, son abolition vient d’une société civile et non des religions L’esclavage est une force de travail en l’absence d’énergies autres qu’animales

C

’est en rédigeant mes ouvrages sur la vie quotidienne en Égypte du 18e au 20e siècle que je me suis aperçu de l’importance de la domesticité noire et blanche – acquise ou rétribuée – dans la société de l’époque. D’où venaient ces serviteurs, quel était leur nombre et leur fonction sociale ? Y avait-il des esclaves ailleurs, dans les pays voisins ?… Ces questions se posaient à moi avec d’autant plus d’acuité qu’en 1998, d’importantes manifestations commémoraient le 150e anniversaire de la libération des esclaves noirs déportés en Amérique, alors que très peu de chercheurs s’intéressaient au nombre d’individus déplacés d’Afrique orientale et centrale vers le Proche, le Moyen et même l’Extrême-Orient.

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Pourquoi ? C’est ce que j’ai cherché à savoir et à exposer dans les pages qui suivent. Pourquoi ce titre et pourquoi ce moment plus particulièrement ? Parce que c’est une époque de rupture entre esclavagistes et antiesclavagistes, entre Orient et Occident, entre chrétiens et musulmans. L’Égypte était alors sous la domination des Ottomans depuis 1517 et des Mamelouks avant eux, depuis plusieurs siècles déjà, et nul ne prévoyait de changement. Quand tout à coup surgirent sur les rives du Nil, Bonaparte, son armée et ses savants. Les trois années que dura l’expédition d’Égypte (1798-1801) amenèrent des bouleversements inouïs dans les mentalités, l’économie et l’ouverture du pays vers de nouveaux horizons jusqu’alors insoupçonnés. Ce n’était qu’un début. Mohamed-Ali pacha, vice-roi d’Égypte entre 1805 et 1848, recueillit l’héritage du général et le fit fructifier, malgré les résistances, la mauvaise volonté des uns et la jalousie des autres. Avec lui, l’Égypte s’engageait dans la voie du progrès et de la modernité. Il est évident que le pacha était aussi un homme de son époque et l’esclavage restait un des fondements de la société orientale. Je constate avec surprise que l’on a stigmatisé avec la dernière énergie le transport du « bois d’ébène » des rives occidentales de l’Afrique vers le Nouveau Monde. Des bibliothèques entières donnent une profusion de détails sur ce commerce honteux, mais rien ou bien peu, en revanche, sur la traite des esclaves à partir du Centre et de l’Est Africain. C’est d’autant plus bizarre que le rapt d’hommes, de femmes et d’adolescent(e)s noir(e)s ainsi que leur vente en Afrique septentrionale et sur le littoral oriental de l’océan Indien remontent à l’Antiquité et se poursuivent discrètement de nos jours encore, alors que le transport d’esclaves vers les Amériques ne s’est vraiment développé qu’à partir du 16e siècle pour décroître dès le milieu du 19e siècle. Alors, pourquoi en parle-t-on si peu ? Ce trafic, en somme, serait-il répréhensible sur les côtes occidentales de l’Afrique et légitime à l’est du 6

continent ?1 Le grand public semble peu averti du phénomène, c’est ce qui m’a incité à l’analyser, d’autant que les renseignements restent là-dessus assez épars en l’absence de comptabilités, de livres commerciaux, de rôles d’équipage, etc. Et, dès que l’on aborde ce sujet avec les habitants de ces régions, les bouches restent closes. C’est également manifester, dit-on, une certaine animosité envers l’islam, qui se montre tolérant, par ailleurs, envers ce négoce. Si la traite des Noirs vers le Nouveau Monde a connu une importante croissance à partir d’une période bien déterminée, il y a quelques millénaires déjà que la traite orientale maritime et transsaharienne était pratiquée. Elle alimentait le monde méditerranéen et même au-delà, et, du point de vue de la quantité, elle était bien plus importante que la somme des rafles occidentales à destination des Amériques. Si j’ai choisi de limiter mon propos aux deux derniers siècles de l’histoire contemporaine de l’esclavage en Égypte, c’est qu’au 18e siècle, les milieux intellectuels européens commençaient à réfléchir sur la condition des captifs dans les colonies. Montesquieu, Voltaire, Rousseau, parmi d’autres, donnaient des avis contradictoires sur la question. Il est évident que tous ceux qui avaient des intérêts dans le grand commerce étaient esclavagistes. Mais un humanisme diffus se faisait jour, que la Révolution française allait bientôt concrétiser en abolissant tout asservissement dans les colonies américaines de la France (1794) comme l’a été le servage un peu plus tôt. Aujourd’hui encore, au début du 21e siècle, le scandale n’a pas entièrement cessé, même si officiellement la plupart des États ont ratifié la Convention des Droits de l’Homme. Certes, le mot esclave disparaît, mais en réalité la servitude renaît sous de 1 La question est pourtant ancienne. M. J. Lapanouse, dans son étude sur Le Commerce des Nègres au Caire, écrit : « Tout ce qui appartient au commerce des Nègres entrepris par les Européens depuis le commencement du 16e siècle sur la côte de Guinée est généralement connu, pourtant aucun voyageur célèbre n’a parlé dans ses relations du commerce des Nègres qui se fait au Caire… », Mémoires sur l’Égypte, t. IV, Paris, Didot l’Aîné, An 9, p. 125.

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nouvelles dénominations destinées à apaiser les consciences des plus antiesclavagistes2. Signalons toutefois que la guerre de Sécession aux ÉtatsUnis (1861-1865) ferma la porte à la traite, d’une façon définitive, dans l’Atlantique, mais que celle de l’océan Indien et de l’est africain continua sans restriction aucune, car les Européens n’y avaient que peu d’intérêts. D’ailleurs, il était difficile de savoir quelque chose de vrai dans l’esclavage en Orient, où les témoignages probants sont rares. Remontons un peu le cours de l’Histoire. Vers la fin du 18e siècle, mais déjà dès le 12e siècle, les Mamelouks musulmans, maîtres de l’Égypte, s’accommodaient fort bien de l’esclavage. Ils avaient tout à y gagner : domesticité, soldats, scribes, taxes diverses, etc. Plus tard, au temps de l’Expédition d’Égypte (1798-1801), Bonaparte trouva sur place un florissant commerce d’esclaves. Pourquoi s’en priver ? Il en engagea même une partie pour fonder sa Légion d’Orient censée colmater ses pertes en vies humaines. Ses successeurs continuèrent dans cette voie. Mohamed-Ali, vice-roi d’Égypte, en fit de même. Mohamed-Saïd pacha (1854-1863), sous couvert de sa bonne foi, fit mine de signer une convention condamnant la traite. Pendant ce temps, les Européens qui trafiquaient à Khartoum étaient mal vus et leurs agents orientaux torturés. De la sorte, il mit fin au négoce privé. Le vice-roi d’Égypte arriva ainsi, à force de mesures draconiennes, à expulser les Européens et à anéantir leur commerce à Khartoum. Puis en 1862, il plaça à la tête de la Nubie Moussa pacha, un Turc peu scrupuleux qui avait mis au point une manœuvre astucieuse. Il laissait remonter le Nil aux barques vides mais confisquait, à leur retour, tous leurs produits (esclaves, ivoire, etc.). Le gouvernement d’Égypte arriva à s’emparer de ce trafic juteux grâce aux moyens importants dont il disposait : armées, cavaleries, bateaux à vapeur… Or, en 2 Voir N. Schmidt, Combat pour une abolition inachevée, in « L’Histoire », mensuel, no 280, octobre 2003, p. 70 et passim.

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Europe, on ne pouvait ignorer ces exactions, puisque des explorateurs, et non des moindres, dénonçaient les déprédations commises dans le Haut-Nil par les forces turcoégyptiennes : John H. Speke (1827-1864), James A. Grant (1827-1892), Samuel Baker (1821-1893), Tinné, Heuglin, Harmier, entre autres, et de la même époque des voyageurs tels que le baron d’Ablaing (1863) et le Belge Pruyssenaer (1864). Si l’on pouvait faire confiance à S. Baker, gouverneur du HautNil, pour la lutte contre les esclavagistes, en revanche, les autorités égyptiennes, elles, n’étaient pas au-dessus de tout soupçon. Profitant de la faiblesse de l’Égypte, à la suite des dépenses voluptuaires engagées par le khédive Ismaïl, qui amenèrent sa chute (1879) et son remplacement par son fils, le khédive Tewfik, l’Europe maintint ses dures exigences économiques. Elle fit aussi pression sur lui afin qu’il respectât les conventions antiesclavagistes signées naguère par son père (1877). Un autre point important qu’il convient de mettre en évidence est l’établissement des Européens, dès la fin du 18e siècle, dans le sud de la mer Rouge, jusqu’alors farouchement gardé par les riverains. Certes, les Portugais, qui avaient fondé des comptoirs en 1497 et commerçaient avec les populations locales, ne prirent jamais pied dans la mer Rouge. Plus tard, les Anglais tentaient aussi de protéger la route vers l’Inde en s’installant dans l’île de Périm puis à Aden (1839). Peu après, les Français occupaient Djibouti et la côte des Somalis (1898). L’Italie, s’étant fixée en Érythrée (1890), convoitait déjà l’État voisin, l’Abyssinie. L’Allemagne n’était pas en reste puisqu’elle annexait le Tanganyika. L’Égypte, pour sa part, s’était emparée du Soudan. Il lui fallait assurer le débit constant du Nil qui lui était vital. Il s’agissait, par ailleurs, de découvrir le continent africain dans sa partie centrale ainsi que les sources des grands fleuves tels que le Nil ou le Congo, mais aussi mettre en valeur les richesses de ces contrées encore très mal connues. Si des explorateurs blancs furent les premiers à fouler le sol encore 9

vierge de ces régions embrumées de légendes, ils avaient été précédés d’aventuriers dont les trafics en tous genres mettaient ces lieux dans un état de vive tension. Depuis les débuts de l’islam (et sans aucun doute bien avant), les négriers arabes, sous couvert de religion, se livraient à la traite des Noirs entre l’Afrique, la péninsule arabique et la Méditerranée3. Ils voyaient, par conséquent, dans les étrangers qui venaient fouler leur « terrain de chasse » d’inquiétants rivaux. Ce qui n’était pas toujours le cas pour ces derniers. Ils venaient, au contraire, essayer d’arrêter cet odieux commerce. Pourtant, les esclaves les craignaient davantage que les négriers, ayant été dûment chapitrés à leur sujet : les Blancs chrétiens étaient là pour les attirer, les engraisser pour les manger ! Ainsi se répandent les légendes… En attendant, de vastes régions se dépeuplaient, les éléphants se réfugiaient vers l’intérieur du continent, la culture du coton s’avérait peu profitable, l’importation du bétail du Soudan connaissait peu de succès par manque d’eau, les mines d’or ne produisaient pas les quantités espérées et la ligne de chemin de fer du Nil à la mer Rouge demeurait à l’état d’esquisse. Seule la traite des Noirs restait profitable. L’occupation européenne de l’Afrique centrale et orientale pendant près d’un siècle mit certes un frein à la traite, mais ne put l’éradiquer complètement. Depuis la décolonisation, tous les pays concernés sont devenus indépendants, libres de mener leur politique intérieure et extérieure, mais l’asservissement a-t-il pour autant disparu alors que se poursuivent les luttes tribales et les haines ancestrales ? * 3 « L’esclavage africain est une pratique musulmane au moins depuis le Xe siècle (…) Les musulmans ont déporté vers l’Orient beaucoup plus d’esclaves noirs que les Occidentaux. Au XIe siècle, il y avait quinze grands marchés d’esclaves établis par les Arabes en Afrique noire, descendant à l’Est jusqu’en face de Madagascar, et à l’Ouest jusqu’au Niger. » J. Ellul, La subversion du christianisme, Paris, Le Seuil, p. 131.

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Il serait sans doute utile ici de retracer les grandes lignes de l’histoire des contrées qui occupaient alors la partie orientale et centrale de l’Afrique. Constatons d’abord qu’il nous faut rejeter toute idée de frontières telles que nous les connaissons aujourd’hui, puisqu’il s’agissait, le plus souvent, de tribus nomades installées sur des territoires plus ou moins étendus, souvent en conflit les unes avec les autres. Le sol, ses richesses et ses habitants tombaient alors aux mains du vainqueur, qui en disposait à son gré. Le pillage, la servitude et les incendies qui suivaient ses pas achevaient la ruine et le dépeuplement de la localité ou même de la région. C’est pourquoi les royaumes, même étendus, pouvaient disparaître du jour au lendemain sous les coups d’un ennemi plus fort, plus déterminé, mieux armé ou plus rusé. Tout ce que nous pouvons avancer, c’est la présence, à telle époque, d’une telle tribu en un tel lieu. La demande extérieure de main-d'œuvre bon marché était toujours pressante pour bien des raisons. Il fallait beaucoup de bras pour cultiver la terre et en récolter les fruits, pour l’extraction des minerais et les travaux ancillaires. C’est ainsi que les prisonniers de guerre, tout comme l’ivoire ou les épices, faisaient l’objet d’un commerce intense, sinon exclusif. Les tensions se manifestaient aussi entre les croyances en présence : les musulmans d’un côté, les animistes de l’autre. Les premiers prenaient les versets du Coran au pied de la lettre, qui leur enjoignaient de convertir les incroyants à l’islam, de les réduire en esclavage ou de les tuer s’ils résistaient. Une subtilité voulait que les captifs islamisés après leur capture fussent considérés comme esclaves, alors que ceux qui avaient embrassé la nouvelle religion sur place étaient regardés comme des hommes libres. Dans la pratique, les négriers, peu au fait de ces arguties, ne faisaient pas toujours la distinction, commerce oblige4. On l’a vu récemment au Soudan, où s’opposent par les armes les propriétaires arabes du nord aux Noirs animistes ou chrétiens du sud. Les milices enlèvent hommes, femmes et enfants pour les revendre à 30 ou 40 dollars par tête. On ne parle pas non plus de ce qui se passe 4

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Durant plus de dix siècles, bien avant le trafic instauré par les Européens et les colons américains dans l’océan Atlantique, l’Arabie et d’autres États stimulaient la traite négrière – la traite orientale – dont on n’est pas sûr qu’elle se soit complètement éteinte. Autour de 1880, le trafic des esclaves était aux mains des Danakils. La famille Abou-Beker en contrôlait une grande partie depuis une vingtaine d’années déjà. Les Somalis, sous la pression anglaise, s’étaient engagés à ne plus faire de trafic d’esclaves. En conséquence, leurs côtes n’étaient plus bloquées par les croiseurs anglais. Les tribus danakils, faisant peu de cas de la parole donnée ou de la signature au bas d’un acte quelconque, reprirent donc le quasi-monopole du transport des esclaves du pays Galla, au golfe de Tadjoura. Le circuit le plus habituel était alors le suivant : les négriers formaient des caravanes et allaient ramasser le sel du lac Assab, à quelques kilomètres du Gubbet-Karab. Après l’installation des Anglais à Aden en 1839, la côte somalienne se montrait de moins en moins concernée par la traite. Sans doute florissant auparavant, ce trafic fut supprimé à Zeilah quelques années plus tard. Les trafiquants traversaient le désert avec leur marchandise et se rendaient au Choa et à Ankober pour y vendre leur produit. Avec l’argent gagné, ils partaient vers le sud, en pays Galla, acheter des esclaves, de l’ivoire et autres marchandises. Les vendeurs étaient, pour la plupart, des Gallas musulmans qui attaquaient les tribus gallas animistes pour y capturer des enfants. Les Danakils achetaient un ou deux esclaves chacun, d’une valeur de 30 à 35 thalaris5 l’individu. « Trafic très lucratif et sans risques », remarquait le consul français Lagarde. Contrairement à ce qui se passait sur la côte somali, les Anglais ne réussirent jamais à juguler le trafic d’esclaves, parce que la derrière les murs de certains palais arabes. Le pétrole entretient sans doute une opacité blâmable. 5 Le thalari, monnaie frappée en Autriche et qui avait cours en Afrique, en arabe ryâl, en français talari ou thaler de Marie-Thérèse, valait environ 5,25 francs vers 1862.

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côte nord du golfe de Tadjourah est formée de dizaines de petites criques où pouvaient se réfugier les négriers. De plus, les vents violents rendaient difficile le passage des bateaux de surveillance anglais, en raison des récifs coralliens. Les boutres légers et rapides des trafiquants traversaient aisément le bras de mer qui sépare l’Afrique de la presqu’île arabique. Des centaines d’esclaves étaient entassés à bord dans des conditions pires que celles que connurent les Africains en route pour les Amériques, mais le trajet était bien plus court. En 1881, la traite constituait le commerce le plus lucratif des Danakils et la présence française, très réduite en nombre et en équipement, ne pouvait y mettre un frein. Il ne faut pas perdre de vue, non plus, que le trafic d’armes était alors d’un bon rapport pour tous les pays occidentaux en concurrence dans la région : l’Italie, la France et l’Angleterre, en particulier. Les tribus locales, et surtout l’Éthiopie, formaient une clientèle des plus intéressantes pour les Européens. Ne pouvant débarquer à Zeilah, où les AngloÉgyptiens avaient interdit le transit des armes, les Français étaient obligés de décharger la marchandise à Obock. Là, des Danakils effectuaient le transport à dos de chameaux jusqu’au Choa. On se souvient qu’ils suivaient cette même route quand ils faisaient le commerce du sel. Plus riches désormais, ils achetaient davantage d’esclaves gallas ! Le vice-consul Henri écrivait à ses supérieurs en avril 1886 : « Ici le commerce des esclaves ne se fait pas comme au Nyanza ou au Tanganika par de gros négociants arabes. Chaque Dankali qui a un chameau cherche à le louer aux importateurs d’armes parce qu’ils paient plus cher que pour les marchandises ordinaires et, avec le prix de la location, ils achètent au Choa un ou deux esclaves avec lesquels ils multiplient par deux ou par trois leurs gains ». Pour mieux se défendre, les caravanes se regroupaient souvent contre la volonté des Français. Voici un nouveau témoignage extrait d’une lettre du commandant du « Météor » adressée au commandant en chef de la division navale du Levant, le 5 mars 1888 : « Lors du retour, les guides indigènes leur (aux Français) infligeaient l’humiliation de se joindre à la caravane des convois d’esclaves dont le nombre allait de 1500 à 1800, et de les rendre 13

ainsi complices de leur trafic peu chrétien. » On trouve aussi d’importants témoignages de ce commerce dans la presse de l’époque. Devant les remontrances internationales, la traite ne se fit bientôt plus par Tadjourah mais se glissa derrière les montagnes pour gagner Raheitah ou le littoral nord. De l’allongement de la route, de nombreux enfants et adolescents mouraient de soif, de malnutrition ou de dysenterie. Tant que les autorités turques d’Arabie permettaient la vente (clandestine) des esclaves à Hodeida, Djeddah, ainsi qu’à Mocca (Yemen) et ailleurs, il y avait toujours sur les côtes africaines des tentatives de contrebandes. Il eût fallu donner aux petits chefs locaux d’Afrique des indemnités plus substantielles pour pallier leur manque à gagner. Les négriers déplacèrent alors leur trafic à Djibouti. Un moment, les autorités françaises laissèrent croire aux Danakils confiants qu’ils pourraient recevoir des dédommagements plus importants s’ils abandonnaient cet ignoble commerce, mais comme rien ne venait, en 1893 la traite reprit, plus florissante que jamais. Trente ans plus tard, la question n’était toujours pas réglée. Au début de 1923, la France envoyait un aviso - le Liévin - pour croiser devant les côtes du Somaliland afin d’empêcher les embarcations qui passaient de pratiquer la traite. Seuls Djibouti et Obock étaient réellement occupés par la France. Il était alors interdit aux Blancs de sortir sans autorisation des limites de ces localités, en raison des dangers que faisaient courir les indigènes aux navires étrangers. Comme aucun pays d’Europe n’arrivait seul à juguler la traite, un effort commun arriverait-il à réduire ce fléau ? Afin de répondre à cette question, se réunit la Conférence de Bruxelles (1890). L’Acte final de cette assemblée (2 juillet 1890) définissait une série de mesures que les pays signataires s’engageaient à respecter pour lutter contre le trafic des armes et des esclaves dans les colonies africaines. Ce n’était sans doute que vœux pieux, car les enjeux économiques nés de toutes sortes de trafics plus ou moins clandestins (armes, alcools…), pratiqués par des agents 14

européens sans scrupule, étaient énormes… quand ils ne trempaient pas de surcroît dans l’esclavage. Malgré l’accord de 1890, les liens étaient rompus, trois ans plus tard, entre Ménélik II et l’Italie, et le Traité d’Ucciali avait vécu (1893). Rome dénonçait le régime du négus et cherchait à rallier les autres puissances pour justifier, à long terme, une guerre contre l’Abyssinie (1936). L’Italie menait alors une politique volontariste contre le roi du Choa, accusé (sans doute avec raison) de vendre des esclaves et payer même des hommes pour neutraliser les Danakils, trafiquants de « chair humaine ». Le renouvellement du firman de la Porte, obtenu par les Anglais et qui interdisait le commerce des esclaves en mer Rouge, émut les populations du Hedjaz et du Yémen, accoutumées à tirer chaque année 4 à 5000 esclaves de Nubie et d’Éthiopie. Les harems de La Mecque et de Médine se recrutaient en Éthiopie, chez les Gallas en particulier, car ce n’était pas d’hier que les jeunes Abyssines étaient recherchées en Asie. Il se trouvait cependant que le gouvernement turc n’avait qu’une faible autorité sur le Hedjaz. Avant 1925, un marché officiel aux esclaves se tenait même à Djeddah et à La Mecque, villes à ce moment sous l’autorité hachémite, protégée elle-même par la Grande-Bretagne. Un comble ! « En 1847, l’abolitionnisme était un problème d’actualité en Europe. En 1879, écrit M. Finley, l’esclavage avait été banni de presque toutes les colonies du Nouveau Monde ; l’abolitionnisme était devenu un problème du passé, un problème enterré. »6 Cela dit, voyons sur quels fondements reposait l’esclavage. Nous en avons retenu deux : la coutume et la religion, que nous développerons dans le chapitre suivant.

6 M.I. Finley, Esclavage antique et idéologie moderne, Paris, Ed. de Minuit, 1981, p. 15.

Carte d’après le livre de F. Renault & S. Daget, Les traites négrières en Afrique, Paris, Karthala, 1985.

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I FONDEMENTS COUTUMIERS ET RELIGIEUX DE L'ESCLAVAGE

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érité de l’Antiquité, l’esclavage était regardé comme un élément normal de la société, un rouage indispensable à son bon fonctionnement. La coutume l’a toujours maintenu et les religions du Livre l’ont intégré à leur mode de pensée. Ce composant social avait le statut particulier de n’en avoir aucun : l’esclave (homme ou femme) n’existait pas légalement, il était sous la puissance absolue de son maître. Celui-ci avait droit de vie et de mort sur tous les membres de sa famille comme sur les gens qu’il avait acquis. Toutefois, du point de vue de la stricte économie, le propriétaire avait intérêt à conserver son esclave (ses esclaves) en vie et en bonne santé, ce qui modérait les effets de la maltraitance, alors que l’impunité totale lui était garantie pour sanctionner tel ou tel méfait. C’est surtout un phénomène qui remonte à plus de 4000 ans av. J.-C. de mémoire d’historien, sur une étendue géographique couvrant une partie de l’Afrique et qui remontait de l’Afrique noire vers l’Afrique blanche. Dans l’Europe méridionale, à côté des esclaves blancs d’origine caucasienne, les esclaves noirs ne formaient qu’une toute petite minorité. Plus tard, les migrations forcées du 16e au 19e siècle vers l’ouest – les Amériques – constituèrent une des bases du peuplement du continent américain et des Caraïbes. Dans sa phase la plus longue, la traite d’Afrique intérieure fut la plus insaisissable et la plus destructrice de population. En gros, et pour ne pas remonter à l’Antiquité, depuis plus d’un millénaire, les deux grands courants de la 17

traite transsaharienne et de la traite orientale étaient liés à l’expansion de l’islam ; la traite outre-Atlantique, elle, ne dura qu’un peu plus de deux siècles et demi et s’embarrassa peu de religions. Certes, elle reste plus « visible » car nous sommes assez bien renseignés à son sujet, alors que pour la première les documents manquent grandement et que les recherches sur la traite des Noirs à partir de l’est africain est un sujet qui ne plaît pas à tout le monde. Que l’on relise les vieux textes cunéiformes, les hiéroglyphes égyptiens ou les plus anciens textes de la Bible, partout surgissent les silhouettes d’esclaves livrés sans défense aux mains de propriétaires qui, selon leur humeur, les flattent, les maltraitent, les tuent ou les laissent en vie pour que ces derniers compensent, par leur travail, le prix que le maître a dû verser pour les acquérir et… les intérêts de cette somme, bien entendu ! Un autre point intéressant est celui du renouvellement des populations soumises à la traite au cours de si longues périodes. On s’attendrait à ce qu’elle paralyse l’essor démographique normal de ces régions. L’on constate, à l’inverse, un comportement compensatoire d’une exceptionnelle vitalité, qui se produit partout en cas de drame démographique et psychologique7 consécutif aux horreurs vécues. Il est tout aussi patent que toutes les populations d’Afrique ne sont pas négrières ou que d’autres seraient vouées à la traite ; que certaines ethnies n’ont pas servi de réservoirs à esclaves, alors que d’autres ont été ponctionnées jusqu’à leur disparition totale. Les unes se sont mieux défendues que d’autres ou se sont mises à l’abri dans des zones difficiles d’accès. Cela n’excuse en rien un trafic qui eut, on le sait, un effet néfaste sur l’évolution des survivants et du continent. Il n’est que d’observer les peuples d’Europe après le premier et le second conflit mondial. Après une baisse sensible des populations (des hommes en particulier) consécutive aux deux guerres mondiales, une quinzaine d’années suffirent pour rattraper le déficit. 7

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Les esclaves sont à l’origine des prisonniers de guerre. Plutôt que de les tuer ou de les mutiler, comme cela se pratiquait couramment, ou de les offrir en sacrifice aux dieux, le vainqueur comprit bien vite qu’il lui serait beaucoup plus profitable de tirer parti de cette main-d’œuvre peu chère, qui pouvait même se multiplier sous son toit, sachant que les enfants d’esclaves naissent esclaves. Les razzias lancées contre de petites agglomérations mal défendues permettaient à des bandes de pillards – et même des armées dont c’était le butin – d’enlever hommes, femmes et enfants et de les revendre sur les marchés. Il y avait aussi des individus tombés dans la misère qui se mettaient au service des plus riches, qui, en retour, leur assuraient le gîte et le couvert – le minimum, bien entendu. Restait une dernière catégorie, celle des condamnés pour dettes et vendus pour payer leur créancier. Dans tous les cas, il était difficile de se racheter. Seul le maître pouvait affranchir ses esclaves, qui, même émancipés, restaient souvent ses obligés. L’Antiquité ne voyait dans l’asservissement qu’une fatalité de la vie, comme les maladies ou la mort. Le concept a peu évolué jusqu’au 18e siècle. Babylone (Le Code d’Hammourabi) Les sociétés antiques, fondamentalement rurales, découvrirent vite que davantage de bras pour cultiver le sol leur était particulièrement rentable et que les guerres leur rapportaient non seulement de nouvelles terres mais aussi une catégorie bienvenue de travailleurs peu coûteux. Le premier, semble-t-il, à vouloir organiser sur une base légale les relations socioéconomiques des habitants de son royaume fut Hammourabi (roi de Babylone, 1730-1685 av. J.-C.)8. Il Certains auteurs ont fait également remonter l’eunuchisme à l’Antiquité, à Sémiramis, la reine légendaire d’Assyrie. Voici ce qu’en dit Ch. Ancillon : « Cependant les Mèdes, les Perses, les Assyriens sont des 8

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édicta un certain nombre de dispositions connues sous le nom de Code d’Hammourabi. Il les fit graver sur des colonnes et placer dans différents endroits de son empire afin que nul ne les ignorât. Pour donner une base indestructible à son code, Hammourabi invoquait dans un prologue les dieux qui lui avaient inspiré ces lois. Il en appelait aux divinités de son panthéon principalement Anu, Bel, Marduk, Ea et Shamash, et leur demandait instamment, dans l’épilogue, de châtier tout contrevenant qui violerait ces dispositions légales9. C’est en quoi ces décrets, bien antérieurs au Décalogue, restent exemplaires de sagesse et de justice. Ils inspirèrent sans doute, par la suite, bon nombre de dirigeants du ProcheOrient. Les traductions françaises et étrangères que nous avons consultées nous ont semblé quelquefois trop littérales ou trop superficielles. Nous avons préféré prendre un chemin médian. De ces dispositions, nous n’avons retenu que les paragraphes les plus significatifs concernant l’esclavage10 : § 15 – Si quelqu’un fait sortir un (ou une) esclave du Palais ou appartenant à un homme libre, par la Porte de la Ville, il sera tué. (Homme libre traduit ici le mot babylonien muškenum, qui est, en réalité, un citoyen intermédiaire entre un homme libre et un esclave ou wardum. Un autre commentateur explique que muškenum est un homme libre mais pauvre. L’homme

peuples qui se sont servis d’eunuques. », in Traité des Eunuques, Paris, Ramsay (nouvelle édition), 1978, p. 55. 9 Le Code de Hammourabi, roi de Babylone (1730-1685 avant notre ère), est antérieur au Décalogue datant du XIIIe siècle av. J.-C. Dans ses 282 paragraphes, il traite, entre autres, des relations et des droits du maître envers ses esclaves – hommes et femmes. 10 Afin de ne pas surcharger l’ouvrage de répétitions, nous n’avons conservé que les versets les plus significatifs concernant l’esclavage dans le code dit d’Hammourabi.

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libre est dit awelum. Dans ce dernier sens, on remarque que les biens de tous étaient respectés.) § 16 – Si quelqu’un dissimule chez lui un (ou une) esclave du Palais ou appartenant à un homme libre et ne l’a pas présenté à l’appel du crieur, le contrevenant sera tué. (La disparition d’un esclave était donc annoncée par un crieur public, tout comme les corvées ou la perte de sceaux. Évidemment, ce paragraphe inclut tous les esclaves, ceux des temples comme ceux de l’homme libre.) § 19 – Si quelqu’un cache un esclave dans sa maison et qu’ils soient surpris, celui qui a retenu l’esclave sera tué. § 117 – Si un homme n’est pas en mesure de régler sa dette et qu’il se vende lui-même, son épouse, son fils ou sa fille, et qu’il soit contraint de se plier à la sujétion, il travaillera dans la maison de son créancier pendant trois ans, à la quatrième année il repartira libre. (Il semble que mettre en sujétion était moins radical qu’être vendu.) § 278 – Si quelqu’un a acheté un (ou une) esclave et si le mois n’a pas été achevé et que la maladie se soit abattue sur lui, il le retournera à son vendeur et l’acheteur reprendra la somme qu’il a versée. (C’est, en quelque sorte, une garantie d’un mois contre le vice caché.) § 279 – Si quelqu’un a acheté un esclave (ou une esclave) et si la transaction a donné lieu à une revendication, le vendeur devra faire droit à la réclamation. Et le document en appelle in fine aux divinités, comme dans le prologue, et profère une terrible malédiction à l’encontre de celui qui voudrait le modifier : « Si cet homme (un monarque) n’a pas pris garde (à) mes décrets… que le grand Anum, le père des dieux, celui qui a prononcé mon gouvernement, lui

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ôte l’éclat de la royauté, qu’il brise son sceptre, qu’il maudisse sa destinée. »11 Les trois principales sources de captifs au Proche-Orient furent la guerre, la pauvreté et l’endettement. Pour quels motifs avait-on alors besoin de tant d’esclaves ? Pour beaucoup de gros travaux tels que l’entretien des canaux et des murs des villes. Le seul moyen rentable était la corvée que tout citoyen devait à la Cité à laquelle il appartenait. C’était, on le conçoit, une responsabilité que l’État ne pouvait déléguer à des esclaves envers qui l’on éprouvait une confiance mitigée en raison même de leur état. Voilà pourquoi l’agriculture et la petite industrie restaient aussi, pour une très grande part, entre les mains des citoyens. Les esclaves, en ce qui les concerne, étaient plutôt relégués aux travaux ancillaires. Quelques grands empires du Proche-Orient, cependant, employèrent des milliers de prisonniers de guerre pour empierrer les routes, cultiver les terres de l’État, creuser des canaux ou bâtir des temples. Encore fallait-il une organisation importante pour encadrer efficacement ces captifs, des locaux pour les loger, eux et leurs gardiens, mais aussi les nourrir, ce qui n’était possible, à l’époque, que pour des travaux à durée limitée. Quant à la pauvreté, autre source d’esclaves, elle venait du fait que tel homme tombé dans la misère, ou à la suite d’une dette contractée et impayée, soit incapable de subvenir aux besoins de sa famille ; il fallait donc qu’il se vende ou tout au moins vende certains membres de sa famille. Ce n’était pas, en fait, de vrais captifs, disons plutôt des esclaves temporaires. Mais on ne peut nier qu’ailleurs des enfants étaient enlevés puis mis sur le marché. La vente était alors souvent soumise à conditions : marier une fille arrivée à la nubilité et la libérer, ou vendre un garçon devenu assez fort comme esclave, etc. 11 Voir aussi A. Finet, Le Code de Hammurapi (ou Hammourabi), Paris, Éditions du Cerf, 1973, p. 135 et passim.

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En ce qui concerne l’esclavage pour dettes, nous avons vu que le paragraphe 117 prévoit un délai maximum, limité à trois ans, au cours desquels le débiteur devait demeurer au service de son créancier. Après quoi, il était libre. Négocier la main-d’œuvre captive était partout accepté mais pas à n’importe quelle condition. La vente de nationaux devint très vite illicite. À Babylone, par exemple, il était défendu de vendre un Babylonien à l’étranger ou même d’en acheter hors du territoire, sinon il fallait le libérer sans compensation. Les esclaves mariés et leurs enfants pouvaient être vendus séparément, seuls les nourrissons n’étaient pas susceptibles d’être arrachés à leur mère. Comment reconnaître un esclave et savoir à qui il appartenait ? On eut d’abord recours au marquage, pratique courante chez les Sumériens et les peuples du ProcheOrient, par brûlure ou par tatouage sur le front ou les membres, mais bientôt remplacé par une plaque de métal suspendue au cou, au poignet ou à la cheville du captif et que l’on brisait à l’affranchissement. Plus tard, selon une nouvelle mode, on tatouait le nom du propriétaire sur la main ou le poignet droit de l’esclave ; le maître suivant apposait son nom de la même manière sur la main ou le poignet gauche, le troisième sur la droite et la gauche. Après la conquête perse (500 av. J.- C.), on marquait les esclaves d’une hache. Les temples faisaient tatouer les captifs qui leur étaient cédés d’une étoile, symbole de la déesse Ishtar. Maîtres et maîtresses traitaient leurs esclaves avec sévérité. La fuite, délit grave dont la punition était souvent cruelle, n’empêcha jamais l’évasion des plus déterminés. Encore faut-il savoir que la liberté pouvait s’acquérir légalement par adoption ou par le paiement d’une certaine somme en vue d’obtenir l’affranchissement, selon une procédure particulière à chaque pays. En retour, l’émancipé devait prendre soin de son ancien maître durant le reste de 23

sa vie. Dans presque toutes les sociétés anciennes, se racheter, pour un esclave, était tout à fait concevable puisque le maître l’y aidait par des dons ou des travaux rémunérés (peculium). Mieux encore, le maître pouvait récupérer les sommes épargnées s’il survivait à l’esclave ! Enfin, avec un certain cynisme, le maître pouvait toujours se dire qu’il valait mieux vendre un esclave en pleine santé ou l’affranchir que de garder chez soi un vieillard infirme. Malgré la dureté de l’époque, les dispositions légales que nous avons exposées ici font preuve de la profondeur de la pensée de leurs auteurs. Ce qui peut surprendre, en revanche, c’est la rigueur envers les voleurs d’esclaves d’une part, et, d’autre part, la mansuétude envers les petits enfants ou le mariage de personnes de classes différentes (des individus libres avec des esclaves). Il faudra attendre des siècles pour que cela soit partout reconnu. L’Égypte Longtemps, notre connaissance de l’histoire de l’Égypte ancienne se fonda sur les éléments épars que l’on trouve dans l’Ancien Testament et, par là même, très fragmentaires et sujets à caution. Après le déchiffrement des hiéroglyphes (1824), la civilisation de ce pays devint progressivement accessible au plus grand nombre. Les Hébreux, tribus sémitiques de pasteurs venus de Palestine, s’étaient installés près des rives du Nil, dans un pays d’agriculteurs, à la suite d’une famine sévère. Comme les Égyptiens étaient soumis aux corvées nécessitées par les crues du Nil, l’entretien des canaux et la construction des monuments, les autorités voulurent obliger les « réfugiés économiques » à y participer. Sur leur refus, ces derniers préférèrent quitter l’Égypte vers 1232 ou 1225 av. J.-C. Il faut se souvenir qu’à l’époque, les civilisations de la Mésopotamie étaient fondées sur de nombreuses petites propriétés, chacune appartenant à un homme libre, ainsi que 24

nous le disions plus haut. En Égypte, par contre, le gouvernement du sol était centralisé. Ainsi, le paysan était-il libre de sa personne, tout en étant lié à la terre par de solides traditions. Il y avait donc peu d’esclaves en Égypte et ils appartenaient en priorité au pharaon, qui pouvait en disposer en faveur de ses vassaux, ses militaires et ses temples. Les captifs étaient, en fait, des prisonniers de guerre ou acquis par achat dans les pays voisins, des étrangers donc. Mais les Égyptiens eux aussi pouvaient se voir condamnés pour rébellion, par exemple en fuyant le pays pour éviter de participer aux corvées imposées par la canalisation des eaux après la crue. Parmi les esclaves, les moins vigoureux étaient donnés aux temples, les plus forts rejoignaient l’armée égyptienne, aussi étrange que cela puisse paraître à nos conceptions modernes. Les « fortes têtes » finissaient dans les mines d’or ou de cuivre du Sinaï. Aux femmes esclaves revenaient les travaux ancillaires répétitifs les plus pénibles : le broyage du grain, le nettoyage, le tissage... Après une campagne, officiers et soldats recevaient une part de butin, souvent en captifs, qui étaient alors employés à la culture de terres mises à la disposition des militaires par le gouvernement. Ces prisonniers ne restaient pas longtemps esclaves, car ils se fondaient rapidement dans la population indigène12. Quant aux eunuques, ils n’étaient pas inconnus dans l’Égypte ancienne. On peut voir dans la pyramide d’Ounas une représentation d’Horus arrachant les testicules de Seth et, chez Plutarque (De Iside et Osiride), c’est Horus encore qui évire Typhon. Néanmoins, s’agit-il d’eunuques complets ou non ? Mais revenons aux esclaves. Il existe de rares documents au sujet des captifs dans l’Ancien Empire (± 2700-1270 av. J.-C.). Tous les grands travaux : curage des canaux, construction de fortifications, édification de pyramides et 12

G. Jéquier, Histoire de la civilisation égyptienne, Paris, Payot, 1930, p. 293.

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monuments divers... étaient effectués par les paysans dans le cadre de corvées13 pendant les crues nilotiques durant lesquelles l’agriculture était suspendue. Quelque 20.000 à 25.000 fellahs étaient requis sur une population de 2 à 3 millions d’habitants, selon les estimations les plus récentes. On ne pouvait en exiger davantage en raison de la place allouée aux chantiers et de la nourriture disponible. Mais à partir du Moyen Empire (± 2040-1675 av. J.- C.) et du Nouvel Empire (± 1575-1087 av. J.-C.), les pharaons entreprirent des guerres victorieuses en Afrique et en Asie. Dès lors, l’esclavage devint une institution au sens plein du terme et une affaire commerciale profitable. Des captifs furent désignés pour travailler dans les mines et les carrières, besogne particulièrement pénible sous le soleil brûlant du désert. D’autres s’activaient dans les moulins. Les moins malheureux s’affairaient dans les maisons, où ils étaient bien traités. Certains même arrivèrent à posséder des biens, terres ou argent. Le mariage entre personnes libres et esclaves était alors admis. C’est à ce moment aussi que la Nubie (pays de Kush) entra dans l’histoire sanglante de l’Afrique. Kerma, la capitale de cette grande région, devint l’intermédiaire privilégié entre l’Égypte et l’Afrique centrale. La civilisation de Kush, on le sait, emprunta beaucoup à son grand voisin du nord et étendit même son influence jusqu’à Assouan. Kerma arriva, dans les périodes troublées, à nouer des alliances avec les dynasties rivales qui s’affrontaient en Égypte vers ± 1700-1500 av. J.-C. Les sacrifices humains institués à Kush, qui ignorait, par ailleurs, l’écriture, précipitèrent la fin de cette civilisation. Sans doute les esclaves devaient-ils suivre leurs maîtres dans la tombe. Il se fit alors de vrais massacres. Les relations économiques n’en continuèrent pas moins entre l’Égypte et le pays noir tout au

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En somme, la corvée n’est qu’une forme temporaire d’esclavage.

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long de l’Histoire. Il y eut même des dynasties kushites sur le trône des pharaons (XXIIIe et XXIVe dynasties). Pour l’Égypte, héritière d’une ancienne civilisation, ensuite asservie par les Grecs puis par les Romains, il est nécessaire de savoir comment ce pays appréhendait l’esclavage. En effet, après avoir connu la domination d’Alexandre le Grand (331 av. J.-C.) et des Ptolémées (323 av. J.-C.), des Romains (31 av. J.C.) et des Byzantins (395640) – longue période de plus de 900 ans – l’Égypte s’était imprégnée de la langue et de la civilisation grecques14. L’hellénisme devait nécessairement laisser des traces profondes dans la mentalité et les usages des autochtones, le déroulement de leur vie et leurs relations avec leurs voisins proches ou immédiats, avant de connaître le gouvernement de dynasties musulmanes de souches diverses. Mais, que ce soit sous les Grecs, les Romains ou les Byzantins, on ne doit jamais perdre de vue que le grec a toujours été reconnu comme une langue officielle de l’Orient à côté du latin, avec toute la culture qu’elle véhiculait. Nous n’en voulons pour preuve que l’on appelait l’esclave en criant païs ! en grec ou puer ! en latin, mais en Égypte ptolémaïque on le hélait ainsi : Marcipor ! ou Lucipor ! (enfant de Marcus ou de Lucius), la finale por étant une déformation de puer15, et cela, sans doute, jusqu’à la conquête arabe (640). Sur les rives du Nil, à côté de la coutume locale, les lois rédigées par Solon, Lycurgue, Dracon, ou sous l’influence de penseurs tels que Platon (Les Lois) ou Aristote (Politique, I, 5, 10-11), modifièrent peu la condition de la servitude. Il n’était pas, non plus, dans l’intérêt des Lagides (306-30 av. J.-C.) de provoquer des troubles dans un commerce aussi florissant. En effet, la langue égyptienne – le copte – simplifiant son écriture, emprunta, à cette époque, quelques caractères grecs pour compléter son alphabet. C’est dire aussi combien le grec était répandu dans le pays des pharaons. 15 M.I. Finley, Esclavage antique et idéologie moderne, Paris, Ed. de Minuit, p. 127-128. 14

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Les Romains, succédant aux Grecs, ne changèrent pas grand-chose à ce négoce qui leur procurait en abondance du blé, des Nègres et des singes, entre autres denrées. Pourtant la situation de l’esclave préoccupait déjà certains philosophes. Sénèque16 ne disait-il pas : « C’est un esclave. Certes, mais c’est un homme » ? Pour avoir une idée du prix des esclaves, voici ce que nous avons relevé en ce qui concerne la période romaine. Vers 150 av. J.-C., on vendait à Alexandrie un garçon de 17 ans 2800 drachmes égyptiens (ou 700 drachmes romains). C’était moins que les prix habituels. Les Égyptiens, petits paysans, avaient l’agriculture comme occupation principale ; les esclaves, eux, travaillaient dans les familles. Tout le monde savait également qu’il était moins cher d’acheter des esclaves aux marches de l’empire, mais les moins riches ne pouvaient se payer de tels voyages. Avec l’émergence de Byzance, la fondation de l’Empire d’Orient et l’extension du christianisme, si l’asservissement n’était pas remis en cause, la nature même des relations humaines se modifiait lentement. Comment peut-on voir un frère dans un esclave ? La question était posée. La Grèce Selon le lieu, l’époque ou le groupement humain, l’esclavage recouvrait des sens distincts, si bien qu’il est quelquefois difficile aujourd’hui de rendre compte du degré de sujétion. Pour ce qui est des Grecs anciens, ils avaient leurs doulos (oï), oïkétis, andropodon, thérapôn, païs17. Comment Sénèque le Philosophe, vers l’an 65 de notre ère. Nous avons trouvé des éléments de réponse dans le dictionnaire grecfrançais de Bailly : doulos : esclave de naissance. oïkétis : au sens littéral, habitant d’une maison (1. qui fait partie de la famille ; 2. domestique, serviteur d’une maison). andropodon : 1. prisonnier de guerre réduit en esclavage ; 2. esclave. 16 17

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les comprendre, d’autant que ces vocables se réfèrent à des questions d’ordre sémantique, juridique et social à la fois. Ils restent donc, pour nous, quelquefois ambigus sinon obscurs. Les guerres étaient pour les Grecs une source inépuisable d’esclaves. Dans les drames d’Homère déjà, on trouvait normal d’emmener les gens des villes conquises en esclavage ou de les déplacer. Parlant des Grecs, ceux-ci n’avaient pas de scrupule, non plus, à mettre d’autres Hellènes en esclavage, mais l’habitude se perdit vite. Ailleurs, dans les guerres médiques, après la bataille de Platée (479 av. J.-C.), par exemple, les Grecs vainqueurs prirent non seulement les hommes mais aussi les femmes, qu’ils partagèrent entre les représentants des villes qui avaient participé au conflit. Il existait aussi des esclaves pour dettes et enfin des captifs barbares, c’est-à-dire venus des peuples voisins qui ne parlaient pas le grec et, de ce fait, méprisés des villes-États helléniques. Il y avait également des Africains mais en petit nombre. Les seuls à en posséder étaient les Égyptiens. Il faut savoir qu’à l’époque, le Sahara était une barrière difficile à franchir. On peut avancer sans crainte de se tromper que chaque Grec qui avait quelques biens possédait un (ou une) esclave. Tous les travaux ou presque que ne voulaient pas faire le maître de maison ou les siens lui étaient dévolus (cultiver le sol, porter l’eau, nettoyer le poisson, polir l’argenterie, suivre le maître dans ses déplacements, organiser un meurtre...). Les eunuques furent rares en Grèce, alors qu’ils avaient une grande valeur au Proche et Moyen-Orient. À la cour de thérapôn : littéralement personne qui prend soin de quelqu’un (1. serviteur dévoué ou suivant [masculin de suivante], n’est pas synonyme de doulos. Homme noble qui remplit volontairement un service honorable [Patrocle auprès d’Achille, par exemple] ; 2. serviteur des dieux [Ganimède, par exemple] ; 3. serviteur à gages). païs : 1. enfant avec une idée de parenté (fille ou fils) ou avec une idée d’âge (jeune garçon, petite fille) ; 2. jeune esclave, garçon (affecté au service des clients).

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Perse, par exemple, beaucoup de jeunes castrés venaient de Babylone. Quelle était l’origine des esclaves ? Ils étaient presque tous importés de l’étranger : Scythes, Thraces, des alentours de la mer Noire et d’Asie Mineure ; quant aux Noirs, ils arrivaient de l’Afrique profonde. Les Grecs se posèrent-ils la question de savoir pourquoi il y avait des esclaves ? Voici quelques-unes de leurs réponses. Ils prétendaient que c’était dans la nature des captifs (kata fysin), c’était donc bon pour eux et pour leurs maîtres. Platon soutenait implicitement l’esclavage alors qu’Aristote se prononçait clairement pour la sujétion (Politique 1 : 2, 5). Il en était de même pour les grands comédiens, Ménandre par exemple, vers 300 av. J.-C. Encore que l’esclave de théâtre ne représente pas l’esclave-type, mais plutôt un personnage conventionnel. Xénophon (vers 427-vers 355 av. J.-C.), philosophe, pensait, à l’inverse des auteurs cités, que l’homme était l’esclave de ses passions et que le captif bon, sage et intelligent était un homme libre. Les maîtres, plus réalistes, ne partageaient guère ces grands sentiments. C’est à leur intention qu’Antiménès de Rhodes, lieutenant d’Alexandre le Grand, institua une assurance contre la fuite des esclaves moyennant 8 drachmes par an ! Athènes, qui domina la politique grecque à partir du 4e siècle av. J.-C. aux côtés de Sparte, était la plus riche des cités-États et possédait aussi la plus grande population d’esclaves. Il est cependant impossible de la comptabiliser, peut-être de 80 à 100.000 individus. Selon A. H. M. Jones, vers 350-400 av. J.- C., Athènes comptait 21.000 citoyens et 10.000 métèques, qui n’avaient pas les mêmes droits que les citoyens, et 400.000 esclaves. Cela fait un total de 431.000 habitants. On doit y ajouter quelque 60.000 femmes et 120.000 enfants qui ne paraissent pas dans ce calcul. Le chiffre des esclaves devrait sans doute être ramené à 200.000 ou peut-être à 250.000. Pour certains chercheurs, 100.000 demeure le nombre le plus vraisemblable. Connaissant les 30

quantités de céréales récoltées sur place ou importées, on arrive au chiffre de 20.000 esclaves, donc un esclave pour trois adultes. La moitié de ces derniers travaillaient dans les maisons, l’agriculture ou l’artisanat. Complétons ces chiffres par adjonction des esclaves de l’État destinés, en partie, aux grands travaux de terrassement et de construction. Les captifs les plus instruits étaient employés par l’administration. Ils formaient ainsi un corps à part, bien payé, pour faire la police, la surveillance des Poids & Mesures ou accomplir des tâches déterminées dans la bureaucratie administrative. D’autres enfin enseignaient ou aidaient les enfants dans leur apprentissage scolaire, ou bien s’affairaient dans la petite industrie ou le commerce. Toutefois, il leur était interdit de pratiquer la gymnastique ou d’avoir des penchants homosexuels, ainsi que le prévoyait Solon. Selon Plutarque (vers 125-vers 45 av. J.-C.), les Athéniens auraient institué une loi donnant aux esclaves qui se considéraient comme trop maltraités la possibilité d’être vendus à un autre maître. De plus, l’esclave à Athènes était transmissible aux descendants du maître, ainsi qu’un bien meuble. Mais à Sparte, ils ne bénéficiaient pas du même avantage, en raison du caractère public de la servitude. Appartenant à tous, ils ne profitaient pas des limites que les lois athéniennes prévoyaient dans le traitement des esclaves. On peut estimer aussi qu’il y avait plus d’hommes esclaves que de femmes. Les maîtres n’encourageaient pas le mariage ni l’accroissement de familles esclaves autour d’eux. Le renouvellement de la domesticité se faisait par achats répétés, qui variaient avec la situation économique de la cité et les disponibilités du marché. Tant d’esclaves dans une cité-État furent-ils une menace pour la stabilité et la paix de la ville ? Nous ne le pensons pas en raison de la disparité de leurs origines et de leurs conditions de vie. De plus, il existait une soupape de sûreté : l’émancipation. 31

La voie de la liberté s’ouvrait devant l’esclave, longue et pénible sans doute. Aristote préconisait déjà dans La Politique que les maîtres devaient rendre la liberté à leurs esclaves en récompense de leur dur travail, sans développer davantage sa pensée. Si un esclave était libéré mais qu’il voulait rester à Athènes, il acquérait le statut de métèque et non de citoyen, sans pouvoirs civiques ni droit de posséder un patrimoine foncier. Il devait aussi se faire représenter par un citoyen s’il avait affaire à la justice. Le mariage avec une personne libre était mal vu et même vivement critiqué. Ainsi demeurait-il bridé dans sa liberté malgré son affranchisement. Pourtant, dans l’imaginaire grec, il a existé des collectivités sans esclaves, des civilisations qui ignoraient l’asservissement et non des sociétés qui l’avaient aboli après l’avoir pratiqué. Dans une communauté sans servitude, la nature devait pourvoir largement aux besoins alimentaires de l’homme. On attendait, par conséquent, des esclaves qu’ils fournissent à leurs maîtres l’indispensable, c’est-à-dire la quantité de biens et de services nécessaires et suffisants à leur entretien, afin que ceux-ci aient le temps de s’adonner à l’ensemble des pratiques politiques, culturelles et cultuelles qui caractérisaient le citoyen. Ce n’était pas l’oisiveté, le vide, mais la tranquilité d’esprit, pas la frivolité, non plus, mais la liberté de consacrer son temps à des activités de toutes natures, dépourvues, néanmoins, de perspectives utilitaires (sports, musique, philosophie...), et surtout à élaborer une bonne politique visant le bien de tous les citoyens. Sans oublier toutefois de s’occuper de ses propres terres. Rome Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous tenons à présenter ici les paragraphes des Douze Tables d’Airain concernant l’esclave à Rome. Ils ne sont pas nombreux : V – Qu’on défère au patron la succession de l’affranchi, citoyen romain, mort sans testament et sans héritier. 32

VIII – Si quelqu’un casse les os d’un autre à la main ou avec une massue, que la peine soit de 300 sesterces, si c’est un esclave 150, s’il a fait un simple mal vingt-cinq. XII – Si un esclave se rend coupable d’un délit… l’action est noxiale. Ce dernier terme signifie simplement que le maître en porte la responsabilité, parce qu’il est le garant des actions des siens, femmes, mineurs, esclaves et bêtes18. Complétons cette petite introduction en disant que ce code a été souvent remanié au cours de l’Histoire, qu’il s’est assoupli mais que son esprit est demeuré le même, pragmatique et humain. Les Romains, à l’origine, étaient un peuple de petits agriculteurs assez remuants. La population résultait de la fusion des Ramnenses (Latins), des Titienses (Sabins) et des Luceres (Etrusques). Après une période monarchique (753510 av. J.-C.) plus ou moins légendaire, la République fut proclamée (510 av. J.-C.) et l’extension de Rome se poursuivit vers le sud de la péninsule. Les guerres puniques (200-100 av. J.-C.) affaiblirent beaucoup les Romains, qui avaient perdu un nombre important de leurs effectifs militaires (citoyens, laboureurs et artisans). Il fallut les remplacer par d’autres bras pour relever l’économie. Les esclaves en furent les instruments involontaires. Le latin connaît deux termes : servus et mancipia, le premier désigne l’esclave dans le sens de travailleur obligatoire, le second plutôt l’état, la condition d’un tel homme (ou femme). Dans ce même contexte, le terme manu campiantur signale l’ennemi pris les armes à la main, donc tout indiqué pour devenir esclave. La relation maître-esclave se résume par le mot dominium, d’où le terme dominus (maître). Sous les Voir l’étude fondamentale de F. De Visscher, Le régime romain de la noxalité, Bruxelles, 1947, ainsi que sa dernière mise au point : Il sistema romano della nossalità, in IURA 11 (1960), p. 1-68. 18

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Tarquins déjà, les Romains édictèrent des lois – leur point fort – ayant trait à l’esclavage, la Loi des Douze Tables, par exemple. Avec l’extension de l’empire, les guerres firent affluer vers Rome et l’Italie des milliers et des milliers d’esclaves, non seulement des prisonniers de guerre mais aussi des civils arrachés à leurs foyers des localités conquises. Avec leur affluence, la valeur marchande de l’individu baissait et le traitement de l’esclave devint plus dur. La maltraitance frappait en particulier les malheureux qui besognaient dans les moulins ou les mines. Une autre disctinction romaine est celle que l’on faisait entre servum esse (être esclave de service) et in servitude esse (être en servitude) où l’esclavage est considéré comme une forme extrême de la servitude. Il faut ajouter que la propriété est une notion complexe en droit romain et que selon les lieux et le temps, elle n’a plus la même signification19. Restait que l’esclave était un sans droit, exclu de la cité, de la politique et du culte. Les Romains, pragmatiques, rangeaient les esclaves dans la catégorie des res mancipi ou objets de propriétés particulières. Gaius, dans ses Institutes, fait une différence entre les choses mancipiables : fonds de terre, bestiaux, esclaves... et celles qui ne le sont pas (res nec mancipi), telles que les pièces d’argent ou les animaux sauvages. Cette discrimination disparaît du code Justinien (482-565) pour laisser place à l’idée de biens meubles et de biens immeubles, que nous acceptons aujourd’hui encore. En revanche, le droit romain reconnaît au propriétaire le droit d’user et d’abuser même de son bien, le vendre, le donner ou le détruire. Pour ce qui est des esclaves de maisons ou d’ateliers, à part qu’ils étaient à la disposition du maître, beaucoup travaillaient également comme serviteurs, Voir L’Homme, De l’esclavage, No. 145, mars 1998, p. 31 et passim. La condamnation à un esclavage pour dettes, sans doute temporaire, n’avait pas le même sens que l’acquisition d’un captif au marché. 19

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concierges, hommes à tout faire. Les pédophiles achetaient des enfants à leur usage. Prêter ses esclaves-femmes pour les prostituer n’était pas inconnu. Les mieux traités parmi les captifs étaient ceux qui avaient une bonne formation et étaient susceptibles de la transmettre. On doit compléter cette liste par les nourrices, les infirmiers(ères), les enseignants et les médecins – Grecs et Orientaux – car ces derniers cités pouvaient aussi se trouver parmi les esclaves. Les captifs instruits transférèrent la culture grecque à Rome, où l’on avait une admiration bien réelle pour cette civilisation. Dans les ports aussi, les esclaves les plus habiles pouvaient monter en grade, de simples porteurs à celui de responsables de dépôts, de contremaîtres, de secrétaires, de comptables. Les mauvais esclaves, paresseux ou têtus, restaient sous la menace d’être revendus ou envoyés dans les mines, à la campagne ou dans de lointaines provinces, quelquefois enchaînés. C’est justement en raison de l’esclavage, comme nous le remarquions plus haut, que la grande propriété put se développer en Italie. Avec tous leurs captifs, que faisaient les armées romaines20 ? La conséquence fut l’introduction d’une très nombreuse main-d’œuvre peu chère et l’éviction des petits propriétaires et des journaliers, ainsi que la naissance de latifundia, vastes domaines entretenus par des centaines d’esclaves. S’il était encore mal perçu, à la fin de la République, qu’un sénateur investît dans le commerce ou l’industrie, il lui était loisible, en revanche, d’acheter des terres. Comme la Deuxième Guerre punique (218-201 av. J.C.) amena la disette, il y eut soudain beaucoup de terres libres à la vente et, simultanément, l’État faisait don de fonds ruraux qui, jusqu’alors, lui appartenaient. Une coterie de sénateurs acquit, de la sorte, d’immenses richesses. Ils 20 À titre d’exemple : 150.000 prisonniers à la suite de la victoire de Paul Émile sur Persée, roi d’Épire, à Pydna en 168 av. J.- C.

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formèrent bientôt une puissante oligarchie. Les paysans disparurent, remplacés par des esclaves. Les villages désertés, leurs habitants allèrent s’établir dans les zones urbaines, à Rome en particulier, attirés parce qu’elle offrait le pain à bon marché sinon gratuit, et pour y vivre sans trop de difficultés, n’ayant d’autre occupation réelle que de se divertir (panem et circences !). Ce prolétariat (proles) comptait quelque deux millions d’individus vers 200 av. J.-C., alors que la population libre dépassait à peine les quatre millions. La pauvreté poussa aussi des Romains à l’esclavage. Pour s’en sortir, il fallait commettre un délit grave, refuser de payer l’impôt, par exemple. On tombait alors dans une misère telle qu’il fallait se prêter pour obtenir de quoi survivre. C’était une peine temporaire de servage (servitus pœnæ) déjà connue sous la République. Cette condamnation n’était pas un vrai esclavage, mais plutôt une privation momentanée de liberté. Les enfants, eux, restaient libres. Par la suite, cette sanction particulière de servitude fut transformée en amende. Ultérieurement, sous Antonin le Pieux (138-161), on chercha à mieux définir la différence entre peine de prison et esclavage. L’esclave avait un maître, le prisonnier, lui, n’en avait pas et pourtant il était considéré comme un esclave. Il fallait que cette ambiguïté disparût. Quelquefois, le tribunal prononçait un exil temporaire. Pardonné, il pouvait alors réintégrer sa communauté et reprendre son identité et ses activités d’homme libre. En 500, l’empereur Justinien abolit l’esclavage pour dette. Il fallait aussi compter avec les pirates21 qui infestaient certains points maritimes stratégiques. Ils enlevaient égalements les gens le long des côtes pour les revendre. César puis Pompée les exterminèrent non pas pour leurs rapts mais parce qu’ils menaçaient le commerce des céréales en Méditerranée par leurs déprédations. 21 Les pirates employaient eux aussi des esclaves comme galériens, à l’instar des marines de l’époque.

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Deux siècles avant notre ère, les esclaves appartenaient soit à l’État soit à ses généraux. Beaucoup, cependant, étaient attribués aux soldats comme butins de guerre. Ces derniers les revendaient alors directement à des marchands, avant le retour de l’armée mobilisée dans les campagnes d’Italie, ou à de riches propriétaires. Par ailleurs, des trafiquants suivaient souvent l’armée afin d’acheter à bon compte les meilleurs « spécimens ». L’esclavage se développait donc au rythme de l’extension romaine. L’armée, de son côté, recrutait des hommes dans tout l’empire, brassage qui apporta une certaine stabilité au système politique pendant de longues périodes (pax romana). Pourtant, la servitude restait à Rome la base de toute la production agricole et manufacturière. À Rome, l’achat d’un esclave était sanctionné par un contrat avec une garantie à la clé. Personne ne se plaignait du système ; tous, philosophes, juristes, politiques... étaient d’accord. Partout dans l’Empire on négociait hommes, femmes, enfants. Les esclaves se trouvaient simplement du mauvais côté de la barricade et personne ne pouvait y remédier. Il existait pourtant des voies légales et illégales pour sortir de l’asservissement. La fuite d’abord. Mais la loi était là qui défendait à quiconque de donner asile à un fuyard, une telle action était assimilée à un vol et sanctionnée. Si l’on gardait l’esclave un moment avant d’en avertir les autorités, le contrevenant était condamné à une amende. Dans cette perspective, on comprend mieux l’épître de saint Paul à Philémon, dont l’esclave Onésime22 s’était enfui en emportant quelques objets de valeur. Comme le fugitif revint à la maison de son maître, Paul conseilla à son 22 Rappelons qu’Onésime, nom grec, signifie utile. C’était un nom assez répandu, que l’on attribuait fréquemment aux esclaves, car telle était alors la coutume, celle de donner un nouveau nom aux captifs récemment acquis. Ce nom pouvait également indiquer leur lieu d’origine, celui d’un dieu secondaire, d’un personnage célèbre, etc. En Orient, les esclaves noirs s’appelaient souvent Morgan (corail).

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ami de le recevoir comme un frère et que l’apôtre lui rendrait la valeur des objets dérobés afin que personne ne fût lésé dans ses intérêts. La fuite passait alors pour une entreprise hasardeuse, car la distance qui séparait l’esclave de son pays d’origine était souvent longue, la route périlleuse, et qu’il pouvait se perdre en chemin. Ensuite, ne l’oublions pas, il était marqué aux bras ou aux jambes23, son apparence ou son élocution le trahissaient fréquemment comme fuyard. Vers 100 ap. J.-C., on lui mettait un collier autour du cou portant le lieu de son domicile et la résidence de son maître plutôt que de le marquer au fer. Plus tard, on grava simplement sur le collier les lettres suivantes : T.M.Q.F. (tene me quia fugio). Et, comme une récompense était prévue à qui ramènerait l’esclave évadé, la délation allait alors bon train. En guise de châtiment, on marquait les fugitifs au visage. Un autre chemin vers la liberté était la manumission (manumissio), qui, tout en diminuant les fuites, donnait un but au captif. Devenu homme libre, l’esclave pouvait aspirer à la citoyenneté romaine, patronné par son ancien maître et l’un de ses clients. Il devait cependant montrer ses aptitudes. Les économies qu’il avait faites (peculium)24 lui restaient acquises. Il pouvait donc investir son argent dans l’alimentation ou même s’acheter des esclaves ! Les captifs de maisons étaient à peu près les seuls à pouvoir s’affranchir ; les autres, ceux qui travaillaient à la campagne, dans les mines ou comme galériens, n’avaient guère l’occasion de se constituer des économies. Quelquefois, l’affranchissement était gratuit en raison d’un long travail, d’un exceptionnel dévouement ou, plus particulièrement, d’une esclave aimée que l’on devait d’abord Les esclaves étaient souvent marqués au visage. En Orient, les femmes-esclaves noires n’étaient pas marquées, car il allait de soi qu’elles étaient captives. Les petits enfants étaient marqués sur les avant-bras ou le dos de la main. Voir J.-M. Deveau, Femmes esclaves d’hier et d’aujourd’hui, Paris, France-Empire, 1998, p. 190. 24 Il s’agissait de l’argent de poche donné par le maître, de travaux hors de la maison, dons de visiteurs et cadeaux divers. Ce mot a donné pécule en français. 23

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libérer avant de l’épouser. Parfois, l’ordre venait d’en haut quand, par exemple, un esclave désignait un déserteur ou découvrait un faux-monnayeur et, en général, celui qui rendait un service insigne au peuple romain. L’émancipation donnait lieu à une cérémonie, rituel juridique qui se plaçait postmortem, par testament ou du vivant du maître, devant un officier de l’état civil, qui recevait pour cela une rétribution. Devenu libre, l’ex-esclave n’était pas pour autant entièrement délié de son ancien maître, à qui il devait toujours certaines obligations, dont la première était de manifester en tout sa parfaite loyauté. Il était également tenu de lui apporter son aide à diverses tâches. Les Romains se montraient en général enclins à affranchir leurs esclaves. Pourquoi ? Parce qu’un bon esclave travailleur qui avait su économiser pour acheter sa liberté était tout à fait digne de cette générosité, d’autant que son maître avait bien gagné en l’achetant et qu’avec l’argent reçu il pouvait se payer d’autres captifs. Plus qu’un autre, l’affranchi, de son côté, voulait prouver à la société qu’il avait atteint la richesse par son application et s’en vantait. Il devenait alors citoyen romain avec tous les droits politiques attachés à cet état. Y a-t-il eu des révoltes d’esclaves ? Disons que les actions violentes ont été rares. La plus ancienne est celle de 198 av. J.C. à Sétia, au sud-ouest de Rome, où l’on avait regroupé des soldats et des officiers carthaginois en surnombre. C’était une erreur. Deux ans plus tard éclatait en Étrurie (Toscane) une révolte qu’une légion suffit à réprimer. En Sicile, au cours des années 130 av. J.-C., des esclaves, anciens militaires, se trouvaient dans l’obligation de cultiver le sol. Mal nourris et voyant leurs maîtres s’enrichir, ils recoururent à la violence et au vol. Il fallut plusieurs années à Rome pour mâter les mutins. Mais la plus spectaculaire des révoltes fut celle de Spartacus (73-71 av. J.-C.). Au début, les Romains ne prêtèrent que peu d’attention au soulèvement, car maltraiter les esclaves agricoles semblait normal. Il fallut toutes les destructions, les déprédations et les défaites de l’armée pour que Rome prît 39

conscience de l’ampleur du phénomène. Les émeutiers, de leur côté, souffraient d’un manque de discipline : les uns voulaient se livrer au pillage et les autres retrouver leur liberté. Spartacus25, plusieurs fois confronté à des mutineries, n’avait d’autre but personnel que de retourner en Thrace, son pays d’origine. Le plus curieux, c’est que ces esclaves voulaient la liberté mais pas abolir l’esclavage. L’affaire se termina dans un spectaculaire bain de sang. Les autres révoltes, celle de 24 ap. J.-C., par exemple, furent étouffées dans l’œuf après que l’armée eût été mieux contrôlée, l’administration débarrassée de la corruption et l’extension d’une justice plus stricte. Des lois plus sévères obligèrent l’esclave à secourir son maître en cas de danger et à accuser, à temps, les fauteurs de troubles. Toutes ces dispositions diminuèrent vite les velléités de révolution et les pirates mêmes se virent tenus en respect. De ce fait, il y eut moins d’esclaves sur le marché ; leur prix augmentant, les acheteurs potentiels étaient moins tentés d’en acquérir. Tous ces bouleversements amenèrent les Romains à reconsidérer la servitude. Caton l’Ancien, dans De Agricultura, déjà vers 190 av. J.-C., conseillait de traiter les esclaves avec sévérité et de les vendre s’ils n’étaient plus aptes au travail. Vers 100 av. J.-C., M. T. Varro et Columella voulaient que l’on traitât les captifs avec plus d’humanité, cherchant à découvrir de la sorte une voie médiane entre l’efficacité de production et l’amitié. Il valait mieux parler que fouetter. Il fallait aussi les intéresser au métier et aux fruits du travail, bien les nourrir, les vêtir, leur accorder du temps libre. Pour les femmes-esclaves, écrivait Columella dans Res Rustica, celles qui avaient donné beaucoup d’enfants au maître, méritaient d’être affranchies. Il faut ajouter qu’il existait une hiérarchie dans l’esclavage, même si cela peut paraître bizarre. En effet, les conditions de vie Devenu l’archétype des soulèvements, Spartacus est la figure de proue de toutes les révolutions. Il devient aussi le héros de plusieurs pièces de théâtre dont Spartacus, drame de Bernard Joseph Saurin, Paris, 1760. Il a même inspiré la musique, le ballet et le cinéma. 25

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étaient bien différentes entre un esclave de maison, un esclave de campagne ou même un esclave des mines, comme nous l’avons fait remarquer. Et qu’y avait-il de commun entre un esclave secrétaire de l’empereur (qui avait plus d’influence que les plus riches des Romains) et un simple commis aux écritures ? Par ailleurs, on notait peu de différence entre pauvres paysans et esclaves de campagne, sauf que ces derniers acquéraient des droits avec le temps : gagner de l’argent, faire du commerce, acheter leur liberté, laisser quelques biens à leurs enfants..., encore que de telles perspectives étaient rares dans ces lieux écartés. En 319, l’empereur Constantin régla la façon de traiter les esclaves. Le maître perdit le droit de trop maltraiter le captif ou de le tuer. Le christianisme s’étendant à l’Europe, la nouvelle religion ne changea rien aux réalités de la vie quotidienne mais opéra un rapprochement moral entre le maître et l’esclave – l’amour du prochain n’était plus une utopie. * L’exploitation des faibles par les forts fit de la civilisation antique un monde fondé sur l’économie esclavagiste. On se demande alors s’il est possible de regarder uniquement l’esclave du point de vue économique. Un doute surgit. Si l’on sait beaucoup sur Athènes et peu sur les États environnants, on apprend également davantage sur Rome que sur ses provinces. C’est une question de documentation disponible, ce qui nous amène à tirer des conclusions avec une certaine prudence. À l’inverse de ce que l’on pourrait avancer, ce n’est pas l’abondance de la main-d’œuvre servile qui paralysa l’accomplissement de la révolution industrielle de l’Empire romain, mais bien plus un idéal anti-technique et antiéconomique – un excès de conservatisme, en quelque sorte – prôné par ses élites. Il leur manqua une éthique du travail telle

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que la concevaient les bourgeoisies marchandes de l’Europe moderne26. À côté de la coutume, telle que nous venons de l’exposer, se développa une pensée nouvelle, celle qui était propagée par les gens du Livre. Ceux-ci essayèrent de donner à l’asservissement un cadre un peu plus humain, sans toutefois l’abolir. Et, si l’esclavage subsista à travers le judaïsme, le christianisme et l’islam, c’est surtout en raison de la base religieuse sur laquelle il était étayé, autrement plus solide qu’une simple tradition. Le Moyen Âge en Europe Période longue et troublée que les historiens ont placée entre la chute de Rome (476) et le 14e ou 15e siècle, début de la Renaissance, selon les pays. Il est évident que les habitudes évoluent lentement, que l’esclavage tel qu’il était alors pratiqué au temps des Romains s’est poursuivi, et qu’il faut noter avec attention les mutations qui se sont produites. Avec la féodalité guerrière qui s’étendit à toute l’Europe, l’instabilité territoriale et économique ainsi que la crainte des invasions barbares rendaient la vie difficile pour toute la population. De plus, famines et épidémies fréquentes bouleversaient également la société. De nombreux paysans quittèrent la terre pour se réfugier dans les agglomérations ou à l’ombre des châteaux forts. Le servage devint pour beaucoup la seule façon d’échapper à la misère. Du reste, on possédait un domaine avec ceux qui y travaillaient. Il leur était même interdit de quitter la propriété : toute fuite se voyait sévèrement pénalisée. La noblesse, propriétaire d’un territoire plus ou moins important, n’en tirait pas toujours un revenu suffisant, c’est pourquoi elle était toujours en conflit avec ses voisins, tâchant par tous les moyens – le plus habituel étant la conquête – d’accroître son patrimoine. Les 26

Voir aussi Aldo Schiavone, L’Histoire brisée, Paris, Belin, 2003.

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paysans étaient d’ordinaire enrôlés dans ces incursions ou à la défense de la forteresse, mais devaient également la corvée à leurs seigneurs (édification des murailles, entretien des douves…), à part toutes sortes d’impôts et de taxes. Le clergé, les monastères, les lieux caritatifs (hôpitaux, hospices) employaient eux aussi des cultivateurs qui n’étaient guère mieux traités que ceux qui besognaient pour les nobles. De ce point de vue, le servage n’était rien d’autre qu’un mot différent pour désigner l’esclavage. Tant que l’économie resta fondée sur l’agriculture sans autre force de travail que les bras des hommes et l’aide des animaux de trait ou de bât, peu de choses changèrent dans la vie des gens. Il fallut attendre le 18e siècle pour que cette tare disparût de l’Europe. La proclamation des Droits de l’Homme (1789) témoigne assez de la disparité antérieure entre les citoyens. Une autre catégorie de personnes est aussi à prendre en compte : les castrats. Venus souvent d’Europe orientale, châtrés dans l’enfance afin qu’ils conservent une voix de soprano, ils trouvaient place dans de nombreuses églises de Rome, en particulier, jusqu’au début du 20e siècle. Ils étaient adulés, reconnus et souvent généreusement récompensés pour leur talent. Ils faisaient alors l’ornement de la musique religieuse et de la scène, tels Farinelli et bien d’autres. Incidemment, on peut se demander si un véritable esclavage avait existé en Europe occidentale au Moyen Âge27. Les serfs de cette époque étaient en servitude et non en esclavage, pas plus cependant que les ilotes à Sparte, prétendent certains auteurs, mais n’est-ce pas là jouer sur les mots ? 27 « Dans le code du roi Erwig (…) 680-687, vingt et une clauses du livre IX prévoyaient de sévères sanctions pour qui hébergerait des esclaves en fuite, et une autre clause imposait à tout propriétaire d’esclaves d’en fournir un sur dix à l’armée… » in M.I. Finley, Esclave antique et idéologie moderne, op.cit., p. 166.

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Ancien Testament Si l’Ancien Testament, autre ouvrage hérité de l’Antiquité, se penche sur la question de l’asservissement, que dit-il à propos de l’esclavage (hébr. hebed) qu’il essaie de structurer ? Voici quelques versets significatifs sur l’état de servitude et la façon de le traiter, chez les Hébreux : « Elle (Sarah) dit à Abraham : « Chasse cette servante (Hagar) et son fils (Ismaël), il ne faut pas que le fils de cette servante hérite avec mon fils, Isaac... »28

(Genèse XXI, 10) Brave homme et bon époux, Abraham obtempéra. On connaît les conséquences : une inimitié tenace entre les deux frères et leurs descendants. Mais en voici d’autres : « Si un homme frappe l’œil de son esclave ou l’œil de sa servante et l’éborgne, il lui rendra la liberté en compensation de son œil. Et s’il fait tomber la dent de son esclave ou la dent de sa servante, il lui rendra la liberté en compensation de sa dent. »

(Exode XXI, 26-27) « Voici les jugements que tu exposeras devant eux (les Juifs) : Lorsque tu acquerras un esclave hébreu, son service durera six ans, la septième année il s’en ira libre sans rien payer. S’il est venu seul, il s’en ira seul, et s’il était marié, sa femme s’en ira avec lui. »

(Exode XXI, 1-11) 28 « L’Ancien Testament ». Les extraits que nous présentons ici sont tirés de La Bible de Jérusalem, Paris, Éditions du Cerf, 1984. Afin de ne pas surcharger l’ouvrage de répétitions, nous n’avons conservé que les versets les plus significatifs concernant l’esclavage, extraits des livres religieux : l’Ancien et le Nouveau Testament ainsi que Le Coran, tout en donnant des références pour les autres.

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« Qui enlève un homme - qu’il l’ait vendu ou qu’on le trouve en sa possession - il sera mis à mort. » 29

(Exode XXI, 16) Les deux derniers versets se trouvent déjà dans le Code d’Hammourabi. Et plus loin : « Je suis Yahvé, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison des esclaves... »

(Deutéronome, V, 6) « Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage, mais le septième jour est un sabbat pour Yahvé, ton Dieu. Tu n’y feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bœuf, ni ton âne, ni aucune de tes bêtes, ni l’étranger qui est dans tes portes »

(Deut. V, 12-14) « Tu ne laisseras pas enfermer par son maître un esclave qui se sera enfui de chez son maître auprès de toi. Il demeurera auprès de toi, parmi les tiens, au lieu qu’il aura choisi dans l’une de tes villes, où il se trouvera bien ; tu ne le molesteras pas... »

(Deut. XXIII, 16-17) « Aime comme toi-même l’esclave intelligent. »

(Ecc. VII, 21) Ces extraits bibliques appellent quelques commentaires. On constate d’abord bien des similitudes avec le Code d’Hammourabi. Notons que, dès le début, l’Ancien Testament affirme que tous les hommes sont égaux puisqu’ils sont nés du même Père, et qu’ils possèdent la même dignité personnelle puisqu’ils ont tous été créés à 29

Voir § 15 et 16 du Code d’Hammourabi.

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l’image du même Dieu. Pourtant, du temps de Noé30 (Gen. IX, 20-27), époque bien antérieure à celle de Moïse, l’esclavage en tant qu’institution existait déjà et était même regardée comme une situation sociale légale. Si l’on vient à approfondir le mot hébreu hebed, il désigne notamment, selon les commentateurs : 1 – en général, l’homme qui dépend d’une façon plus ou moins complète d’un autre homme, ce dernier profitant de son obéissance et de son travail, 2 – en particulier, soit un serviteur rémunéré soit un esclave qui a perdu sa liberté d’action. S’il existe des lois relatives aux esclaves, il n’en est point visant spécifiquement les domestiques à gages. 3 – Nous n’ignorons pas que le mot peut être employé par humilité : esclave ou serviteur de Dieu, par exemple, souvent aussi vis-à-vis d’un supérieur. De plus, il était sans doute difficile de distinguer un pauvre journalier d’un esclave. 4 – Enfin d’une façon familière comme dans le païs grec ou le puer romain. En hébreu, il existe trois noms différents pour désigner l’esclave-femme31 : le premier marque simplement l’état, le second signale la personne qui vaque aux soins les plus vils, le dernier enfin indique l’élue, celle qui est aimée (delicata des Latins). C’est du moins ce qui ressort de la Version des Septante. Noter qu’il n’existe pas en hébreu de terme propre pour désigner l’homme libre. Comment se fait l’acquisition d’un(e) esclave, selon l’Ancien Testament ? Elle peut se faire volontairement : un homme en vend un autre sans exiger qu’il fût réduit à la misère. Ce peut Selon certains commentateurs juifs, le Déluge date de 2348 av. J.-C. Noter qu’en français un seul vocable désigne le masculin et le féminin du mot esclave. Est-ce pour montrer qu’un tel être a perdu toute humanité ? 30 31

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être une décision de justice, suite à une dette non remboursée, par exemple. La vente s’applique indifféremment à un homme ou à une femme (Deut. XV, 12). Dans la pratique, il était loisible à un homme de vendre ses filles et ses fils (Exode XXI, 7 et Lévit. XXV, 47). La misère pouvait pousser un individu à se vendre (Lév. XXV, 39), à un autre Hébreu de préférence. C’est une tentation à laquelle les âmes faibles peuvent succomber pour échapper aux soucis du lendemain. Le voleur était susceptible d’être vendu si les moyens venaient à lui manquer pour rendre ce qu’il avait dérobé. Le débiteur insolvable était vendu pour réparer les torts faits au prochain (2 Rois IV, 1-7). Si le chef de famille responsable décédait, sa famille devait prendre la dette en charge et y faire face, sinon la pénalité était très lourde car elle équivalait à celle d’une créance non remboursée. Les prisonniers de guerre sont tués (Juges XX, 37), la Loi intervient cependant pour empêcher le massacre, engageant les vainqueurs à faire des prisonniers et emporter du butin (Deut. XX, 14 et 2 Rois III, 19). Le rapt est puni de mort si la victime est d’Israël (Exode XXI, 16). Les esclaves hébreux doivent être traités avec bonté, ils sont esclaves de Dieu et non des hommes ! On ne doit pas leur imposer de travaux humiliants, laissés aux esclaves étrangers. Il était donc permis de demander à l’esclave hébreu de cuire le pain, de laver des vêtements mais pas de porter les habits du maître, sa litière ou le déchausser. Si l’esclave se montre récalcitrant, son patron doit d’abord l’admonester ; s’il ne s’amende pas, il peut alors le battre à coups de bâton, de fouet ou le mettre aux fers. La Loi cependant réprouve la brutalité envers les serviteurs (Exode XXI, 20-21 et 26-27). Il est remarquable que la loi du talion n’existe pas pour l’esclave. Toutefois, le tort causé par un esclave doit être réparé par le maître, qui est son tuteur et le responsable des actes de son serviteur. Les textes dans leur ensemble cherchent à tempérer la barbarie de l’époque, et à imposer des pratiques plus humaines.

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En ce qui concerne la femme israélite, elle peut, elle aussi, devenir esclave pour vol, par la volonté de ses parents, comme butin de guerre, ou vendue pour dettes, et même se vendre de son propre chef. Comme pour l’homme, il lui est loisible de se racheter. Évidemment, l’idéal reste que son maître l’épouse, mais alors il ne peut s’en défaire sans compensations. Les femmes étrangères conquises à la guerre deviennent en général de simples concubines ou des esclaves destinées aux gros travaux domestiques. Précisons que la femme-esclave mariée à son maître reste esclave. Il en est de même des enfants qu’elle a pu lui donner, tout comme des siens propres. La femme mariée à un esclave procrée des esclaves. Dans une famille d’esclaves, le statut de la femme est inférieur à celui de l’homme : elle n’a presque pas de personnalité juridique. Il est intéressant de constater que la servitude de l’esclave hébreu se limite à six ans (Exode XXI, 2 et Deut. XV, 12) et qu’il est soumis à six jours de travail, le septième (le sabbat) étant un jour de repos obligatoire. L’année du Jubilé, qui arrive tous les cinquante ans, ne peut être retenue comme valable pour libérer les esclaves hébreux. Les commentateurs développent à ce sujet des arguments différents souvent contradictoires. L’esclave se libérait par rachat, par lettre d’affranchissement ou à la mort d’un maître sans fils. Il reste que c’était un devoir pour chaque Hébreu de racheter les coreligionnaires tombés dans la sujétion. La prolongation du statut de servitude (Deut. XV, 16-17) peut être prononcée dans le cas précis où l’esclave se trouve bien chez son maître et que celui-ci est satisfait de l’activité de son serviteur. Il faut alors accomplir des formalités devant le tribunal et percer l’oreille de l’esclave, signe qui se retrouve chez d’autres peuples : en Mésopotamie, en Arabie, en Lydie (ancien pays d’Asie Mineure), à Carthage, en Perse... On se perçait l’oreille en signe d’humiliation devant une divinité ou 48

un saint – comme on perce le museau des bovidés pour les conduire plus aisément – , c’est pourquoi certains commentateurs juifs ont vu dans ce signe un déshonneur. Tout esclave affranchi recevait un cadeau de valeur qui devait lui permettre de commencer une nouvelle vie, vieille coutume héritée des Égyptiens et des Assyro-Babyloniens (Exode XI, 2 - XII, 35 et Deut. XV, 15). Quand l’esclavage fut-il abrogé chez les Hébreux ? Cela correspond à peu près à l’abolition de l’année du Jubilé, sous le règne d’Achaz, vers 735 av. J.-C., après que les Assyriens eurent emmené en captivité les tribus de Ruben, de Gad et la moitié de celle de Manassé. Pourtant, 150 ans plus tard, le prophète Jérémie parle encore d’esclaves hébreux. La destruction du royaume de Juda en 586, si elle ne supprime pas le Jubilé, efface cependant les bénéfices qu’il proposait. Les persécutions réveillant l’esprit de fraternité, les Juifs ne gardèrent plus, dès lors, que des esclaves étrangers (Lév. XXV, 44-46). Il se dégage des extraits bibliques l’idée de rendre à l’esclave une certaine dignité, surtout s’il est juif32. Les textes sacrés cherchent aussi à tempérer la dureté de l’époque et à imposer aux fidèles israélites des pratiques plus humaines. Il n’est cependant jamais question d’abolir la servitude car cela relève davantage de l’évolution sociale que de l’interprétation des textes. Nouveau Testament Comment le christianisme, secte juive dissidente à ses débuts, succédant ensuite au judaïsme, a-t-il considéré l’asservissement de l’homme par son semblable dans un monde païen ? Les Évangiles n’en parlent pratiquement pas. Il y a même une certaine ambiguïté dans l’emploi du mot serviteur : on ne sait pas toujours s’il s’agit d’esclaves ou de 32

Cette idée se retrouve déjà dans le Code d’Hammourabi, § 280 et 281.

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domestiques salariés. Les textes fondateurs araméens, grecs ou latins seraient-ils plus explicites à cet égard ? Il est à noter que le serviteur peut être alors considéré comme le fils de la maison (la traduction grecque païs peut avoir les deux sens : enfant et serviteur). Et, sans entrer dans les détails, il semble bien que les groupes dissidents : Ebionites, Marcionites, Carpocratiens, Gnostiques, d’une façon générale trop absorbés par leurs controverses, ne se préoccupaient guère de l’homme. Mais penchons-nous plutôt sur les Évangiles. De la parabole du débiteur impitoyable, nous avons extrait les versets suivants : « C'est pourquoi il en est du royaume des cieux comme d’un roi qui voulut faire rendre leurs comptes à ses serviteurs. Quand il se mit à compter, on lui amena un qui lui devait dix mille talents. Comme il était insolvable, son maître ordonna qu’il fût vendu, lui, sa femme, ses enfants et tous ses biens pour acquitter sa dette… »

(Mathieu XVIII, 23-34) Il semble qu’à l’époque, seules les dettes importantes entraînaient la vente du débiteur insolvable et de ses biens, alors que celui qui ne devait qu’une petite somme était frappé d’une peine plus légère, de prison le plus souvent, selon le montant qu’il devait restituer : « Quand il eut fini de faire entendre au peuple toutes ses maximes, Jésus entra dans Capharnaüm. Or un centurion avait, malade et près de mourir, un esclave qui lui était cher. Ayant entendu parler de Jésus, il envoya vers lui quelques uns des Anciens et des Juifs pour le prier de venir sauver la vie de son serviteur... »

(Luc VII, 1-3) « L’esclave ne demeure pas pour toujours dans la maison. »

(Jean VII, 33)

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Plus loin, dans la première lettre de saint Paul aux Corinthiens, on relève les versets suivants : « Étais-tu esclave lors de ton appel ? Ne t’en soucie pas. Et même si tu peux devenir libre, mets plutôt à profit ta condition d’esclave. »

(1 Corinthiens VII, 21-22) Un peu plus loin, dans une autre lettre, nous relevons ce qui suit : « Esclaves, obéissez à vos maîtres d’ici bas, non d’une obéissance extérieure qui cherche à plaire aux hommes mais en simplicité de votre cœur, avec la crainte du Maître… »

(Colossiens III, 22) À Tite, saint Paul recommande : « Que les esclaves soient en tout soumis à leurs maîtres cherchant à leur donner satisfaction, évitant de les contredire, ne commettant aucune indélicatesse, se montrant au contraire d’une parfaite fidélité, ainsi feront-ils honneur en tout à la doctrine de Dieu notre sauveur. »

(Tite, II, 9-10) Il dicte également sa conduite au maître dont l’esclave s’est enfui en emportant quelques objets de valeur ; il faut le reprendre et lui pardonner, conseille l’apôtre Paul : « Peut-être aussi qu’Onésime ne t’a-t-il été retiré pour un temps qu’afin de t’être rendu pour l’éternité, non plus comme un esclave, mais bien mieux qu’un esclave, comme un frère très cher…»

(Philémon, 15-16) L’apôtre Pierre appelle aussi les serviteurs à la soumission et au respect du maître :

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« Vous les domestiques soyez soumis à vos maîtres avec une profonde crainte, non seulement aux bons et aux bienveillants mais aussi aux difficiles. Car c’est une grâce que de supporter, par égard pour Dieu, des peines que l’on souffre injustement… »

(1 Pierre II, 18-20) On doit noter dans ces extraits combien les mots esclave, serviteur, domestique peuvent prêter à confusion puisqu’ici interchangeables. Il semble aussi difficile à imaginer, pour les gens de l’Antiquité, d’avoir une domesticité rémunérée ou des travailleurs mécaniques (cultivateurs, mineurs, galériens, etc.) qui ne soient asservis. Le maître pouvait prêter un esclave à un voisin pour une tâche précise mais c’est le maître qui touchait le salaire convenu, comme pour l’emprunt d’un animal. Il restait libre de récompenser ou non son esclave. Ne l’avait-il pas acheté ? Il était donc en droit d’attendre de son acquisition un travail en retour. Avec l’extension du christianisme dans un monde hellénisé ainsi que saint Paul l’avait compris33, tout comme saint Augustin (354-430) après lui, l’esclavage était un mal accepté par tous, une institution admise en manière de peine divine, en punition des fautes des hommes. Si bien que le christianisme, devenu religion d’Etat au 4e siècle, ne changea rien à cet usage. Aristocrates et évêques possédaient un grand nombre d’esclaves et ce jusqu’au milieu du 18e siècle. Pour sa part, et non sans difficulté, l’Église accepta l’ordination d’esclaves ainsi que les vœux des moines et des nonnes pour une raison simple : comment un homme non libre pouvait-il se consacrer à Dieu s’il avait un maître sur Terre ? Les Pères de l’Église, s’ils venaient à parler de l’esclavage tel qu’il était pratiqué à leur époque, trouvaient une raison ontologique à la servitude. Ainsi saint Augustin écrivait-il : Epître aux Colossiens 3:22, 4:1 ; aux Éphésiens 6:5-9 ; aux Galates, 3: 28.

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« la cause première de l’esclavage est le péché, qui a soumis l’homme au joug de l’homme. » Saint Thomas va plus loin quand il affirme que les relations entre maître et esclave doivent se situer en dehors des liaisons de justice : « Il ne doit pas y avoir de droit spécial du maître ou du père car c’est un bien privé d’une personne ou d’une famille et la loi concerne le bien commun de la Cité et du royaume ». Il fallait auparavant que le maître donnât son consentement, mais surtout qu’il affranchît son esclave afin qu’il puisse entrer en religion ! Devant la difficulté du problème, l’empereur Constantin préféra laisser au clergé l’organisation de la manumission. Encore ne faut-il pas se méprendre sur le sens de ce choix. L’Église n’avait pas pour objectif, même à long terme, de délivrer les esclaves de leurs chaînes. Certes, on avait besoin de personnes charitables pour soulager le monde du mal, de l’inégalité, de l’injustice, de l’égoïsme et du polythéisme, durant les premiers siècles du christianisme mais pas plus. Et rien ne changea jusqu’au début du 18e siècle. Fénelon comme Bossuet (17e – 18e siècles) admettaient eux aussi l’esclavage et la toute-puissance patriarcale. À l’époque des Lumières, le théologien Jean Bellon de Saint-Quentin se posait en champion de la traite des Noirs (1764). Il ne voyait pas de contradictions entre ses allégations et la loi naturelle, la loi divine ou même les Évangiles. Il s’appuyait, entre autres, sur la Genèse (la malédiction de Canaan), l’Exode, le Lévitique, l’Ecclésiaste, Isaïe. Il en appellait également à Justinien et aux jurisconsultes. Dans son argumentation, il avançait que les Blancs qui réduisaient les Noirs en esclavage accomplissaient une œuvre charitable, puisqu’ils amenaient des Africains au christianisme34. Ils les sauvaient ainsi spirituellement et physiquement. Comme les Noirs n’avaient aucune idée de la 34 C’est d’un argument parallèle dont se sert l’islam pour justifier l’esclavage.

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liberté, avançait-il, ils vivaient, depuis des siècles, sous le régime de l’asservissement. Il concluait que le travail dans les champs de cannes à sucre était moins pénible que celui des paysans dans la campagne française ! * S’il fallait commenter l’attitude du christianisme à propos de l’esclavage, on pourrait reprendre les grandes lignes de l’ouvrage d’Ernest Renan : Marc Aurèle et La fin du monde antique35. Le christianisme fait ce qu’il doit ; il prend l’ordre politique de la société comme une condition donnée à laquelle il faut se soumettre ; il admet comme un fait l’esclavage temporel. C’est à la moralité seule des hommes qu’il adresse ses efforts. « Si le christianisme ne supprime pas l’esclavage, il supprime les mœurs de l’esclavage » et « la foi nouvelle rendait l’esclavage impossible », ainsi s’exprimait en substance Ernest Renan. En effet, on ne trouve pas un mot dans la littérature chrétienne de l’époque pour prêcher la révolte des esclaves. Et c’est par une voie indirecte que le christianisme contribua puissamment à changer la situation de l’esclave. La nouvelle religion n’inspira aucun Spartacus, elle ne déclencha point de guerre civile et n’ébranla même pas par la parole une civilisation vieillie. Mener une œuvre de destruction et de haine eût été contraire à son esprit. L’Église ne poussa jamais des cris de guerre, ne promulgua pas un seul catalogue des Droits de l’Homme, ne s’éleva pas non plus contre l’illégimité de l’esclavage, comme semble le regretter Ernest Renan. Il est vrai que les Stoïciens, tenants d’une philosophie sans métaphysique et d’une morale sans appui, n’avaient aucune prise sur la masse. Epictète et Dion Chrysostome déclaraient l’esclavage contraire aux lois de Jupiter. L’Église, pour sa part, ne songea pas à détruire l’ordre social de son temps,

E. Renan, Marc Aurèle et La fin du monde antique, Paris, Calmann-Lévy, 1882.

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mais à l’améliorer, le transformer36. Elle ne voulut pas brusquer le processus mais l’amener pacifiquement à changer l’attitude des hommes envers les captifs. Le mieux que l’on pût faire pour les esclaves, c’était de les traiter avec douceur et mépris. Empereurs et jurisconsultes du 1er au 3e siècle n’en firent pas davantage. Les pontifs chrétiens des premiers siècles préféraient : soumission et attachement consciencieux de l’esclave envers le maître, douceur et fraternité du maître à l’égard de l’esclave. Le christianisme n’exhorta jamais personne à secouer le joug et encore moins à affranchir tous les esclaves, ce qui eût causé une révolution économique. Il est à noter également que les mots servus et libertus sont très rares sur les tombes du 1er au 4e siècle. Captifs ou hommes libres ne sontils pas les esclaves de Dieu ? Quant à confesser leur foi, ils étaient capables les uns et les autres d’affronter le martyre et le prouvèrent. Cette mort héroïque donnait une valeur morale à l’esclave. Il faut se souvenir que dans les anciennes sociétés, les esclaves étaient exclus des cultes et des sacrifices patristiques, alors que l’Église accueillait toujours de la même façon l’homme libre ou sous le joug. On verrait bientôt que l’entrée dans la vie monastique, même sans le consentement du maître, libérait l’esclave. Le christianisme avait donc lancé deux idées fondamentales, l’égalité et la fraternité : l’égalité devant Dieu et la fraternité entre les hommes. Autres conquêtes chrétiennes : accepter le mariage entre des personnes de classes sociales différentes (une grande dame de la société romaine avec un affranchi, par exemple) et la réhabilitation du travail manuel qui, tout en favorisant le relèvement du statut de l’artisan, fut très vite placé parmi les occupations conventuelles majeures, à côté de la prière, la méditation et l’étude des textes sacrés. Si le Nouveau Testament n’a pas condamné l’esclavage d’une façon formelle, il l’a fait implicitement en développant Toutefois la Loi Salique maintint la castration comme châtiment (Tit. 13). Voir aussi Ch. Ancillon, Traité des Eunuques, Paris, Ramsay, 1978, p. 76-77. 36

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la loi mosaïque. L’objectif recherché par le christianisme des origines tendait à ce que l’opposition entre maître et esclave au sein de la nouvelle communauté ne soit plus qu’une opposition relative37. Un nouveau mode d’évaluation, de propriété et de pouvoir venait de voir le jour qui devait apporter un certain adoucissement aux conditions des captifs. Ainsi ces trois civilisations, les Grecs, les Romains et les Chrétiens, formulèrent-elles une opinion commune sur l’esclavage. Leur avis sur l’asservissement ne tranchait guère sur celui de leurs prédécesseurs. À leurs yeux, le captif était un partenaire de l’ordre naturel des choses. Ils reprenaient sans difficulté ce qu’Aristote déclarait, à savoir que cet état de fait était aussi utile que juste. Un pas décisif est franchi au 19e siècle. Il est important de constater que les premiers sursauts abolitionnistes coïncident avec les débuts de l’industrialisation en Europe. C’est là, toutefois, un autre débat. Le Coran En 640, l’islam se lança à la conquête du monde. Sorti des déserts d’Arabie, il s’étendit de l’Atlantique aux frontières de la Chine. Dans son extension, apportait-t-il quelque chose de nouveau à la cause de l’esclavage ? Des 25 sourates se référant en partie aux esclaves, voici des versets qui les touchent38 plus particulièrement : « L’homme bon est celui qui croit en Dieu, au dernier jour, aux anges, au Livre et aux prophètes. M.I. Finley, Esclavage antique et idéologie moderne, op.cit., p. 37-38. Ajoutons que l’Église refusa toujours la castration volontaire, même à ceux qui voulaient être en état de pureté plus grand, par exemple à la secte des Valésiens. Voir Ch. Ancillon, Traité des Eunuques, op.cit., p. 89. 38 La traduction des extraits coraniques que nous donnons ici est tirée de l’ouvrage de Denise Masson, Le Coran, Paris, NRF Gallimard, 1967. 37

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Celui qui, pour l’amour de Dieu, donne de son bien à ses proches, aux orphelins, aux pauvres, aux voyageurs, aux mendiants et pour le rachat des captifs. »

(Sourate II : La Vache/Génisse, v. 177) Et plus loin nous relevons les versets suivants : « Ô vous qui croyez ! La loi du talion vous est prescrite en cas de meurtre : l’homme libre pour l’homme libre l’esclave pour l’esclave ; la femme pour la femme. »

(Sourate II : La Vache/Génisse, v. 178) La loi du talion imposée par la loi juive a été abolie par le christianisme (Mat. V, 38-39) mais reprise par l’islam. Un peu plus loin dans la même sourate, il est prescrit : « Ne mariez pas vos filles à des polythéistes, avant qu’ils croient. Une esclave croyante vaut mieux qu’un homme libre et polythéiste, même si celle-ci vous plaît. »

(Sourate II : La Vache/Génisse, v. 221) Dans ce même ordre d’idées, nous relevons ce qui suit : « Épousez, comme il vous plaira, Deux, trois ou quatre femmes. Mais si vous craignez de ne pas être équitables, prenez une seule femme ou vos captives de guerre.

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Cela vaut mieux pour vous que de ne pas pouvoir subvenir aux besoins d’une famille nombreuse. »

(Sourate IV : Les Femmes, v. 3) Dans le cas de meurtre, la sanction est claire : « Si le croyant qui a été tué appartient à un groupe ennemi, le meurtrier affranchira un esclave croyant. S’il appartenait à un groupe auquel un pacte vous lie, le meurtrier remettra le prix du sang à la famille du défunt, et il affranchira un esclave croyant. »

(Sourate IV : Les Femmes, v. 92) Une fois encore l’encouragement à l’affranchissement d’esclaves est bien mis en évidence : « Les aumônes sont destinées : aux pauvres et aux nécessiteux, (…), au rachat des captifs, (...) »

(Sourate : L’Immunité, v. 60) Il en est de même des serments prononcés inconsidérément : « Dieu ne vous punira pas pour des serments faits à la légère ; mais il vous punira pour des serments prononcés délibérément. L’expiation sera de nourrir dix pauvres - ce dont vous nourrissez normalement votre famille ou de les vêtir, ou affranchir un esclave. »

(Sourate V : La Table servie, v. 89) 58

Le Coran encourage les fidèles à libérer leurs esclaves et à éviter la maltraitance : « Rédigez un contrat d’affranchissement pour ceux de vos esclaves qui le désirent, si vous reconnaissez en eux des qualités et donnez-leur des biens que Dieu vous a accordés. Ne forcez pas vos femmes esclaves à se prostituer pour vous procurer des biens de la vie de ce monde, alors qu’elles voudraient rester honnêtes. »

(Sourate XXIV : La Lumière, v. 33) Les esclaves sont aussi des créatures de la Divinité : « Dieu est bon pour ses esclaves, il nourrit qui il veut, il est le fort, le puissant. »

(Sourate XLII : La Délibération, v. 19) Le fidèle doit se contenter de ce que la Divinité lui a alloué et selon Ses commandements : « À l’exception des hommes chastes qui n’ont de rapports qu’avec leurs épouses et avec leurs captives de guerre ; - ils ne sont donc pas blâmables, tandis que ceux qui en convoitent d’autres sont transgresseurs. »

(Sourate LXX : Les Degrés, v. 29-31) Le mariage en islam est une obligation pour tous les fidèles, qu’ils soient libres ou esclaves :

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« Mariez les célibataires de votre entourage Mariez aussi vos esclaves les plus vertueux S’ils n’arrivent pas à pourvoir à leurs besoins (sachez que) Dieu est Celui qui gratifie de ses bienfaits

(Sourate XXIV : La Lumière, v. 32) Cet ensemble de versets extraits du Coran appelle un certain nombre de commentaires. Disons d’abord qu’il est difficile en islam de distinguer, aujourd’hui, les deux sens de serviteur rétribué et d’esclave car les fidèles sont tous soumis au Créateur, le Prophète lui-même est « Son » esclave (II, 23) tout comme le Messie avant lui (IV, 172). Ils sont tous, peuples et prophètes, « Ses » créatures. Par ailleurs, la servitude définit le statut légal des esclaves par rapport au maître (homme ou femme). Il s’inscrit dans l’ordre naturel des choses. L’on constate alors simplement que l’esclave n’a pas été gratifié par la Divinité des mêmes bienfaits que ceux accordés à l’homme libre. L’inégalité humaine est donc d’institution divine, selon le Livre. De plus, l’esclavage est bien antérieur au Coran, qui l’a intégré, tout comme l’Ancien et le Nouveau Testament en leur temps. En fait, il en héritait de l’Antiquité orientale, des Perses et des Byzantins, avec cependant une particularité : il accepte l’esclavage comme une dimension socio-économique et ne porte pas de jugement moral sur l’esclave. Dans le cas précis du Coran, il y a cependant lieu de distinguer l’esclave croyant d’un mécréant39 jusqu’au moment où ce dernier fait acte de foi et rejoint ainsi la umma, la communauté musulmane. La coutume insiste aussi sur la bienveillance avec laquelle il faut traiter les esclaves et les mérites que l’on peut tirer de leur 39 En islam, l’esclave est exclu de la communauté des croyants du fait de son incapacité à reconnaître la Divinité et son Prophète. Le captif se trouve dépouillé de tout ce qui fait son identité originelle pour prendre éventuellement celle de son nouveau maître. Qu’il intègre ou non la nouvelle religion, le maître conserve le droit de profiter du travail de son esclave.

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émancipation en termes de valeur expiatoire. Il reste que le statut de l’esclave demeure inférieur à celui du maître. Si l’on applique la loi du talion, la vie d’un homme libre vaut celle d’un autre homme libre, celle d’un esclave celle d’un esclave, et celle d’une femme celle d’une femme. Relevons cependant que la vie d’un esclave vaut la moitié de celle d’un homme libre. Selon les dispositions de la Sunna et de la Sharia, le statut de l’esclave est mixte. Considéré comme fils d’Adam, un être humain jouit de certains droits et est soumis en même temps à certains devoirs inhérents à son état. Pour d’autres, c’est une marchandise qui se prête en tant que telle à toutes sortes d’opérations commerciales et même le partage entre plusieurs propriétaires. On peut alors se demander si un(e) musulman(e) est susceptible d’être réduit(e) en esclavage. En principe non, sauf s’il est de condition servile ou né(e) esclave. Une personne non musulmane réduite en servitude ne peut pas s’émanciper en se convertissant à l’islam. Il lui faut d’abord, avec l’autorisation de son maître, gagner de quoi payer son affranchissement et obtenir ensuite un acte officiel confirmant sa libération. De plus, malgré son émancipation, l’affranchi conserve pour lui-même et pour ses descendants mâles une relation particulière avec son ex-propriétaire, lien qui s’apparente au clientélisme des anciens Romains40. Par ailleurs, comme le joug de la servitude n’encourt aucun déshonneur en islam, puisqu’il s’inscrit dans l’ordre divin, il n’a jamais fait l’objet d’une critique radicale et personne n’a osé mettre en doute sa légitimité. C’est grâce aux interventions réitérées de pays d’Occident que le système esclavagiste a été aboli dans la plupart des pays musulmans. Seuls quelques États le pratiquent encore clandestinement41. En réalité, un affranchi n’est jamais qu’un ancien esclave, selon un vieil adage. 41 Voir H.R.P. Dicson, The Arabs of the Desert – A glimpse into Badawin life in Koweit and Saudi Arabia, London, Allen & Urwin, p. 498 et passim. 40

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Il y a lieu, également, de feuilleter les Hadith, les commentaires du Coran et les études arabes sur l’esclavage. Plusieurs auteurs s’y sont appliqués afin d’harmoniser les exigences du Coran avec les réalités de ce négoce : réguler les prix et les marchés, prévenir le marronage, éviter les désagréments dans l’acquisition d’un(e) esclave, les multiples devoirs auquels étaient soumis les captifs une fois acquis, afin de satisfaire le maître, évaluer le montant de l’affranchissement éventuel, etc. Citons d’abord le nom de deux savants très respectés qui tentèrent de rédiger des codes de bonne conduite marchande : Ibn Butlân († 1063) et Ibn Khaldûn (1332-1406), auteur des Prolégomènes, sorte d’introduction très élaborée à ses annales. Tous deux soutinrent le trafic d’êtres humains dont le but était l’enrichissement personnel. Mentionnons également la Mudawwana d’Ibn al-Qacim dont la traduction a partiellement paru dans « Les Annales d’Études Orientales ». Puis au 15e siècle, un juriste marocain, Al-Wansharisi, rompu aux controverses religieuses, déclarait qu’il importait peu que les captifs fussent convertis à l’islam ou non. Il voyait dans l’esclavage une humiliation due à l’incroyance présente ou passée. Et, s’il y avait quelques doutes à ce sujet, la parole du maître était décisive. Une voix discordante, cependant, s’éleva, celle d’Ahmed Baba (16e siècle), un Noir razzié par les Marocains. Il prétendait que la traite était une calamité de notre époque ! Toujours est-il que personne ne l’écouta. Imaginez un instant qu’il eût des adeptes, un opulent marché risquait de disparaître. Les négriers étaient donc libres de se livrer au commerce des esclaves, certes, s’ils établissaient que les captifs étaient des infidèles d’origine ou appartenaient à l’une des diverses catégories d’infidèles (sauf s’ils témoignaient qu’ils descendaient de la tribu de Koreich - celle du Prophète - ou s’ils s’étaient déjà convertis à l’islam dans leur pays). Mais cela se révélait difficile à établir et le négrier avait autre chose à faire que de s’inquiéter de la religion de ses captifs. À propos des femmes-esclaves qui devenaient des concubines, 62

c’était à l’origine des captives de guerre ou des infidèles enlevées en terres étrangères ennemies. Le maître pouvait les vendre ou les donner, et même les marier à qui il voulait. Se pose alors la question de la polygamie, qui est une forme atténuée de l’esclavage, car si le nombre des épouses légitimes est limité à quatre en droit islamique, celui des captives razziées ou prises à la suite de conflits ne l’est pas. Les droits d’un esclave musulman, on s’en doute, n’étaient pas tout à fait ceux du maître. La personne réduite en servitude n’avait d’autres droits que la nourriture et le vêtement comme salaire de ses services. Le captif ne pouvait avoir, par exemple, plus de deux femmes à la fois, alors qu’il était loisible pour son maître d’en avoir quatre. Jouissant de moins d’avantages que l’homme franc, les pénalités qui le frappaient étaient moité moindres que celles qui concernaient son patron. Si l’esclave ou l’affranchi mourait sans descendance, son propriétaire héritait de lui. L’émancipation se faisait par un écrit signé du maître ou exprimé devant deux témoins, ou parfois même à la mort du propriétaire. Celui-ci ne pouvait revenir sur sa parole ; en revanche, il n’avait pas le droit de laisser en héritage plus du tiers de ses biens à son esclave42. Il est évident qu’à cet égard, le non-musulman était moins favorisé que le musulman, et que l’esclave musulman qui exerçait une profession (scribe, enseignant...) ou pratiquait un métier (menuisier, tanneur, potier...) avait plus de chance d’obtenir des dons en argent de son maître et de son entoutage, en vue de payer son affranchissement, que celui qui ne savait rien faire de particulier ou qui vivait en zone rurale ou dans les mines43. Si l’islam proclame formellement le droit de tous à la liberté, l’esclavage, en revanche, faisait l’unanimité dans toutes 42 Pour plus de détails, voir l’ouvrage d’Ahmed bey Shafik, L’esclavage du point de vue musulman, Le Caire, Imp. Nationale, 1891. 43 Signalons à ce sujet les pages intéressantes rédigées par le Dr A.B. Clot-Bey in Aperçu général sur l’Égypte, Paris, Fortin, Masson & Cie, 1840, p. 276-280 en particulier.

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les cultures où l’islam s’était imposé. Les hommes devaient être libres. La liberté est un état naturel et Dieu la leur a accordée pour qu’ils vivent ainsi. Dans sa grande sagesse, cependant, Il en a excepté les esclaves, mais la liberté est et demeure l’état normal. Les commentateurs ont même insisté sur le fait qu’il existe plusieurs types de libertés fomelles entre les individus : il y a les vrais croyants et les autres. De cette distinction, il découle que le musulman ne peut réduire en esclavage que des infidèles, c’est-à-dire des non-musulmans qui ont refusé la foi de l’islam. Les incroyants doivent être combattus et légalement mis en esclavage dans le cadre du djihad, la guerre sainte44. Voilà pour la théorie, mais en pratique, un nombre très important d’expéditions lancées par des armées ou des négriers pour se procurer des esclaves n’avaient pas le statut de djihad. L’Histoire dénonce bien des exemples de musulmans mettant en esclavage d’autres musulmans, des prisonniers de guerre, par exemple, ou dans le cas de pillage de villes où le vainqueur emportait tout, les habitants comme leurs biens. Les théologiens ont alors préféré s’abstenir de commenter ces pratiques abusives par crainte des représailles des chefs mamelouks, en ce qui concerne l’Égypte. D’autres ont critiqué ces façons peu orthodoxes de traiter les populations ainsi que les négriers, mais n’ont guère été entendus par les dirigeants du moment. Comme la demande d’esclaves restait importante dans la grande nation musulmane, il fallait en acquérir par des guerres sans fin avec des pays étrangers et/ou en acheter, pour que le marché continuât à fonctionner. C’est pourquoi on a pu dire que l’expansion de l’esclavage suivait la propagation de l’islam. La Sharia donne au maître musulman tout pouvoir sur ses esclaves en même temps que des droits aux captifs(ves). Les 44 Le Djihad est clairement mis en avant par le Coran. Voir les versets suivants : XV, 94 ; XVI, 126 ; II, 245. La guerre est mauvaise pour l’homme comme pour la contrée. Les casuistes l’ont cependant rangée parmi les actes de piété par accident, après la foi, la prière, le jeûne et le pèlerinage. C’est un acte de piété par essence.

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enfants nés de concubines jouissent des mêmes droits que les autres enfants nés libres et des mêmes parts à l’héritage de leur père. Mais les enfants nés d’esclaves conservent leur statut d’esclave tant qu’ils ne sont pas affranchis. Pourtant, la Sharia est claire à ce sujet : un musulman ne peut avoir un musulman comme esclave. Si un esclave étranger entre en islam, se marie et procrée, les enfants sont musulmans et, de ce fait, libres. Si une femme de quelque confession qu’elle soit donne des enfants à son maître musulman, les enfants sont libres, car ici l’on ne fait pas de différences entre enfants légitimes et illégitimes. Il n’est pas rare que la femme qui donne un enfant à son maître soit émancipée et devienne l’épouse légitime de son ancien possesseur après qu’il l’a affranchie. Pourquoi une telle liberté sexuelle donnée au musulman : quatre épouses légitimes devant être traitées avec une grande équité et autant de concubines qu’il le désire ? Il semble que l’idée de procréation abondante soit à l’origine de ces dispositions. Bien des penseurs en islam, cependant, se sont aperçus que les résultats allaient à l’encontre du but recherché. Fallait-il pour autant restreindre ce droit ? Non, il valait mieux laisser le choix à l’individu et ne pas modifier les dispositions divines. Les esclaves n’étaient pas tous traités de la même façon. Ainsi, par exemple, les esclaves qui travaillaient dans la demeure du maître ou y étaient nés jouissaient d’un traitement plus doux que ceux qui avaient été acquis à prix d’argent ou prisonniers de guerre. Le propriétaire pouvait traiter durement ces derniers ou les revendre s’ils ne lui plaisaient pas. L’acheteur préférait également acquérir un esclave venant de loin, qui aurait perdu tous ses liens et ses repères d’avec sa région d’origine, plutôt que le captif d’un lieu voisin et dont la fuite pouvait être prévisible. Tout esclave ne donnant pas satisfaction à son propriétaire en raison de mauvaises odeurs, d’haleine fétide, de dévergondage, etc., motifs qui légitimaient l’arrêt de la vente, pouvait être retourné à son négrier, dans un délai donné. Mais 65

s’il s’agissait d’un jeune esclave, de telles raisons ne pouvaient être invoquées, car un homme n’est pas, en premier lieu, un sexe-objet ! Le garçon soumis à de telles conditions avait le droit de fuir ce lieu de perdition. Voilà quelques-unes des dispositions légales concernant les relations entre le maître et ses esclaves. Une exception toutefois : un copte ne pouvait avoir à sa disposition un ou une esclave de religion musulmane. En revanche, capacité fut accordée aux Européens qui habitaient l’Égypte, au temps de Mohamed-Ali, d’acquérir des esclaves, avantage dû à la bienveillance du vice-roi45. Les abus ne furent pas rares. Beaucoup vendaient ou troquaient leurs esclaves, d’autres remettaient sur le marché leurs captives enceintes, abandonnant ainsi des enfants à l’esclavage, d’autres enfin leur accordaient la liberté et les jetaient ainsi dans la misère et la prostitution. La situation des eunuques noirs ou blancs – esclaves eux aussi – n’a pas embarrassé les commentateurs du Coran. La religion défend sévèrement la castration mais n’interdit pas l’achat de tels humains. Al-Mawardi (972-1058) et l’ensemble des penseurs de l’islam sont unanimes à ce sujet. Et pourtant tous les dignitaires et nombre de particuliers jouissant de quelque bien en ont eu jusqu’à l’abolition de l’esclavage et de l’émasculation. Si la castration avait eu lieu en dehors des frontières de l’islam, raisonnait-on alors, on ne pouvait accuser 45 « ... car l’usage que les Européens adoptent ici le plus promptement c’est celui d’avoir plusieurs esclaves ; et j’ai vu des hommes avoir trois ou quatre jeunes femmes. Plus libres que chez les Turcs, elles sont en général moins heureuses chez les Européens. » in Marie Huot, La Contemporaine en Égypte, Paris, Mouartier, t. 1, 1833, p. 309-310. Voir aussi le Dr A.B. Clot-Bey, qui note en substance : « … les non-musulmans n’ont pas toujours eu la faculté de possséder des esclaves. Ainsi, en 1736, cette possibilté leur fut retirée et on les obligea même à vendre ceux qu’ils avaient, sous peine de mort. Plus tard, ce droit leur fut à nouveau accordé. Un Copte riche s’était entouré de 60 à 80 esclaves blanches et noires. » in Aperçu général sur l’Égypte, op.cit., p. 274. Voir aussi A. Raymond, Artisans et commerçants, Damas, 1974, p. 455.

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les musulmans d’un tel crime. Argument captieux s’il en est. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que s’il y avait eu mévente, la production d’eunuques aurait disparu, comme pour tout autre produit interdit ou non. Dans cette Afrique du 18e au 20e siècle, la proportion d’hommes libres ou francs par rapport aux esclaves était d’un à trois ! L’importance de ce trafic laisse rêveur quant au destin des populations concernées. Les captifs qui venaient des régions intérieures de l’Afriqure se divisaient en deux catégories : la première appartenait à la classe servile de naissance ou de mères esclaves, la seconde était née libre mais tombée dans la servitude par suite de guerres, de famines, de rapts, d’insolvabilité ou de divers délits plus ou moins graves. Les guerres de l’Afrique intérieure, puisqu’il faut en dire quelques mots, avaient ceci de remarquable qu’elles se passaient sur un continent partagé en un grand nombre de petits royaumes indépendants, se jalousant les uns les autres. Là, tout homme libre, accoutumé dès l’enfance au maniement des armes, n’avait d’autre ambition que de prouver sa valeur. Le moindre prétexte était bon pour entrer en conflit, vols d’animaux ou d’esclaves, par exemple. Parmi les combattants, seuls les hommes libres avaient des armes à feu, alors que les esclaves se battaient avec une lance et un arc, sans compter que les porteurs, eux, n’avaient souvent pas de quoi se défendre. Sitôt que l’un des deux clans entrevoyait la victoire de l’adversaire, il préférait s’enfuir plutôt que de tomber aux mains de l’ennemi. S’il se rendait, c’était l’esclavage ou la mort. Il s’agissait souvent de pillages en représailles à des querelles héréditaires fort anciennes. Évidemment, la revanche était attendue et ainsi de suite. La loi cependant n’avait pas de force devant les grands et les puissants du moment. Quoique la religion et la morale les réprouvent, la société de l’époque admettait sans trop de difficulté l’homosexualité et la pédophilie. Les militairesesclaves – les Mamelouks en particulier – envoyaient, par exemple, des adolescents à leurs chefs en guise de présents et 67

beaucoup d’entre eux avancèrent dans la carrière par ce moyen. Les jeunes Turcs d’Asie centrale, imberbes, à la figure ronde, aux cheveux noirs et aux sourcils arqués avec un regard perçant, étaient les plus appréciés. Les prédicateurs pouvaient tonner en chaire, les grands chefs aimaient à avoir auprès d’eux de jeunes éphèbes. L’islam regarde l’esclave comme une marchandise46 mais pas seulement. En principe, le captif ne peut agir de son propre gré : pas de mariage, pas de biens propres, pas de témoignage en justice... Néanmoins tout cela devenait possible par l’obtention de l’autorisation du maître pour faire des affaires, posséder des terres, se marier... mais rien d’automatique. À l’origine, l’esclave reste sans droit et son maître peut, à tout moment, lui enlever tous les privilèges acquis et même le tuer. On doit cependant souligner le subtil décalage qui existe entre les musulmans instruits qui comprennent l’esprit du Coran et les autres qui se contentent d’appliquer la lettre et, en cela, rendent le système plus brutal que ceux qui ont réussi à l’intérioriser. La croyance veut que ce soit la Divinité qui ait permis l’esclavage. Le musulman s’en remet à Dieu et respecte la volonté divine. Comme Dieu n’a pas voulu que tous les hommes soient libres, Il lui a même donné un sens. Si le croyant considère l’esclave comme une marchandise, il ne le confond jamais avec un objet sans vie. « C’est un humain et non une chose », écrit Ibn Manzur (1233-1312), renvoyant ainsi à Sénèque. Il en découle que le maître a davantage de devoirs envers son esclave qu’envers ses autres possessions (objets, argent, animaux…). Il lui doit la nourriture, le vêtement et un accueil bienveillant, mais aussi d’agir, en tout temps, devant lui comme un esclave de Dieu47. 46 Dans la langue arabe dialectale de l’époque, les idées de nègre et d’esclave se rendent par le seul mot ‘abid, parce que s’il n’est pas esclave il est destiné à l’être. 47 Abd Allah, en arabe. Rappelons que c’est un nom très habituel en islam et même dans certains milieux orientaux désireux de dissimuler leur non-appartenance à l’islam.

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C’est sans compter le nombre de textes dont le but vise à protéger l’esclave contre les abus du maître. Sans doute le meilleur exemple se trouve-t-il dans le mariage et ses lois, qui n’existaient dans aucune autre société esclavagiste tout en ayant la même valeur qu’un hymen entre personnes libres48. On relève cependant, çà et là, quelques nuances. Ainsi l’esclave ne pouvait-il pas avoir plus de deux femmes, comme nous le disions plus haut. De ce point de vue, il n’avait que la moitié de ce dont disposait un homme libre. Il en allait de même pour les peines auxquelles le captif pouvait être condamné. La culture musulmane demeurait patriarcale. De la sorte, les esclaves mâles gardaient une position dominante par rapport aux captives. Le douaire et les enfants étaient du ressort du maître. En islam comme dans les autres religions du Livre, du reste, affranchir un ou une esclave est une œuvre pie. Le plus souvent, le captif était libéré par testament à la mort de son maître. Il pouvait également racheter sa liberté. L’émancipation, cependant, n’interrompait pas les relations entre l’ancien maître et l’affranchi, qui lui devait toujours une loyauté, une aide et un soutien indéfectibles. Ces liens se révélaient toujours (très) contraignants, surtout si le maître était un homme d’importance. Il est évident que les dispositions libérales de l’islam à l’égard de l’affranchissement stimulaient l’acquisition de nouveaux esclaves ainsi que leur renouvellement. Le maître se devait de les marier – hommes et femmes – s’ils étaient célibataires au moment de l’acquisition, supporter leur entretien, pourvoir à leurs besoins, les remplacer s’ils disparaissaient ou devenaient moins aptes au travail, etc. On constate également qu’il y eut toujours plus d’esclavesfemmes que d’hommes parce que les maisons demandaient une domesticité abondante et que le maître aimait à s’entourer de concubines. La vie de ces femmes pourrait être envisagée 48

L’islam reconnaît plusieurs sortes de mariages dont le temporaire.

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de différentes façons. Il n’y a cependant pas lieu de noircir le tableau plus que de raison. Plaçons ici une observation. Ces femmes confinées dans les harems – épouses, servantes, esclaves – ne pouvaient faire de comparaisons avec d’autres comportements de vie familiale ou sociale. Obligées, par la coutume, de rester chez elles, elles avaient peu de relations avec l’extérieur et les échos du dehors leur parvenaient très affaiblis, quasi inaudibles. Par ailleurs, elles fréquentaient rarement les étrangères en raison des barrières de la langue, de la religion et surtout de l’opposition du père, du mari ou des frères à de telles relations. Dans les maisons aisées, la vie était évidemment plus facile pour les femmes-esclaves venant de pays souvent pauvres. Beaucoup menaient une existence décente s’étant trouvées dans une famille fortunée. Toutefois, les femmes qui provoquaient des scandales faisant rejaillir la honte sur toute la maisonnée étaient revendues... Il faut se dire aussi que la plupart des musulmans en Égypte se contentaient d’une seule femme à la fois et de remariages fréquents. Une certaine richesse était donc indispensable pour entretenir quatre épouses et des concubines. C’était, en conséquence, un signe extérieur de richesse qui se savait, même invisible des gens du dehors. Ainsi, le calife de Cordoue, Abd el-Rahman III, possédait-il 6.300 femmes-esclaves, et les Fatimides, califes shiites du Caire (969-1171), avaient 12.000 esclaves de harem. Ce sont des exemples extrêmes, qui restent naturellement l’exception. Dans ce milieu paternaliste et machiste, l’instruction était peu répandue, celle des filles bien moins encore que celle des garçons. Savoir lire et écrire restait l’affaire d’une minorité très resteinte. Toutefois, une grande partie des divertissements musicaux demeurait l’apanage de professionnelles, d’esclaves bien formées... et très demandées. Nul n’ignorait que certaines d’entre elles se livraient à la prostitution pour le compte de leurs maîtres. Ce scandaleux commerce éclaboussait naturellement toute la profession, ce qui établissait une 70

frontière entre le monde du divertissement et la vie extérieure. Seuls les plus riches qui pouvaient s’offrir plusieurs esclaves arrivaient à fournir aux futures artistes tout ce dont elles avaient besoin (vêtements, bijoux, parfums...), y compris une formation qui coûtait cher. Le harem restait la sphère de la vie intime, sphère sainte et interdite où n’entraient ni danseuses ni chanteuses. Avec le temps, une telle austérité se modifia et montra un peu plus de tolérance, car l’Égyptien reste sensible aux arts d’agrément, mais n’y participe pas. Musiciennes et danseuses venaient divertir les invités aux mariages ou au cours de soirées privées. La pratique fut suivie du 15e au 19e siècle dans tout le Proche-Orient, sous domination turque durant cette période. Elle commençait pourtant à vaciller sous la pression des grands États européens. De leur côté, des penseurs orientaux contemporains49 se montraient un peu plus sensibles aux arguments de l’Occident. Ils mettaient l’accent sur le fait que l’asservissement était une pratique anté-islamique, tolérée par nécessité, et que la religion tentait d’amender. Ils considéraient cependant que le soin d’abolir l’esclavage devait être réservé aux lois humaines et non divines. L’Empire ottoman, qui dominait alors la région, fit un premier pas en 1854, en interdisant d’abord le trafic des Circassiens ; un second firman en 1876 interdisait l’esclavage dans toutes les régions du pays, Égypte comprise. Pour toutes les raisons évoquées dans ces paragraphes, l’esclavage et l’eunuchisme restent comme deux traits empoisonnés fichés au flanc de l’islam. * 49 Le chef de file étant un Indien, Sayed Ahmed Khan, qui le premier répandit ses idées antiesclavagistes à propos de l’asservissement en islam. Voir à son sujet l’ouvrage de H.A.R. Gibb, Mohammedanism, A historical survey, London, Oxford University Press, 1982. Ce penseur fut suivi par Sayed Amir Ali, qui soutint un message semblable dans L’esprit de l’islam, et enfin Ahmed Chafik en Égypte, qui publia L’esclavage du point de vue musulman (1891).

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Le code d’Hammourabi et le droit romain, les deux Testaments ainsi que le droit canon, le Coran et les Hadith se tiennent sur la même ligne en ce qui concerne l’esclavage et l’affranchissement, pour ne pas parler des commentateurs. Il faut attendre le 18e siècle, en Occident, pour que des esprits éclairés commencent à discuter de la liberté de l’homme et de ses droits fondamentaux. Notons que ces dispositions légales prenaient en compte une dimension sociale très particulière à nos yeux - la servitude - mais ne la condamnaient pas encore. Rappelons que le Danemark est le premier État à abolir la traite (1803), l’Angleterre supprime (théoriquement) l’esclavage en 1833, la France dans ses colonies en 1848 (IIe République), la Turquie en 1876 et l’Égypte, alors vassale de l’Empire ottoman, l’année suivante (1877). Il est à noter qu’un certain nombre d’États musulmans refusent cependant de signer la Charte des Droits de l’Homme (1948), alléguant qu’elle leur est inutile, le Coran leur donnant toute satisfaction à ce sujet, ce qui laisse toujours planer un doute sur leur sincérité50. Mais entre la suppression officielle de l’esclavage et son éradication complète se passèrent bien des années. Un marché potentiel prometteur attirait toujours les spéculateurs et ceux qui éprouvaient le besoin d’une telle domesticité, par nécessité ou par vanité. N’oublions pas que beaucoup d’esclaves habitués à vivre dans une famille ne voulaient pas la quitter parce qu’incapables d’exercer une profession quelconque, 50 Au sein des États musulmans, le Bey de Tunis fut le premier à libérer les esclaves, en 1846, suivi du Shah de Perse, la même année. Rappelons que l’Arabie Saoudite a formellement aboli l’esclavage en 1936, Bahrein en 1937, le Koweit en 1947 et le Qatar en 1952, mais que ce ne fut fait qu’en 1970 dans le sultanat de Mascate et d’Oman. « En 1960, écrivait G. Baer, on peut encore trouver des esclaves dans le protectorat d’Aden, l’Oman, le Yemen, et surtout en Arabie saoudite. (…) Ce trafic s’alimente en majeure partie en Afrique, et il existe des marchés privés. La descendance d’esclaves et de couples noirs vient également grossir la population servile. » Cité par M. Langellé-Tardy in L’esclavage moderne, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1999, p. 73.

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surtout lorsqu’il s’agissait de femmes. Elles devenaient alors vite la proie des maisons de prostitution. Ensuite, il y avait aussi les esclaves âgés – hommes et femmes – que l’on ne pouvait pas jeter à la rue, sous prétexte qu’ils étaient devenus incapables de servir et que les familles gardaient par compassion. Et que faire des esclaves nés dans la maison, jeunes et moins jeunes, qui n’avaient jamais eu d’autre horizon que la demeure qui les abritait ? De nombreux problèmes sociaux et moraux, qu’une génération ne suffisait pas à résorber, restaient insolubles. Il serait bon de se souvenir qu’il fallut aussi un effort considérable de la part des sociétés occidentales pour abolir la servitude51. Si nous prenons comme point de départ la chute de Rome (476) jusqu’au 18e siècle, l’esclavage tout comme le servage se pratiqua dans toute l’Europe, pour ne disparaître définitivement qu’au début du 20e siècle !

Avec l’extension des colonies en Amérique (après 1492), on commence à interdire l’esclavage en Europe. Nous n’ignorons pas que Louis XIV édicta le Code Noir (1685) mais pour être appliqué dans les colonies seulement. 51

II ORIGINES ETHNIQUES ET NOMBRE DES ESCLAVES

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n trouvait des esclaves sur tous les marchés, sans cesse approvisionnés par le commerce et/ou la guerre. Beaucoup étaient aussi captifs de naissance, c’est-à-dire nés de parents esclaves. Les femmes, elles, venaient surtout de butins de guerres saintes (djihad)52 ou d’enlèvements. En général, les captifs adoptaient l’islam, fortement encouragés par leurs ravisseurs. Parmi les esclaves, il y en avait de blancs et de noirs. Ces derniers, les plus nombreux, avaient une valeur moindre que les blancs. L’esclave était, en général, assez bien traité, ainsi que le recommande le Coran, mais ne jouissait que de peu de droits, comme partout ailleurs et comme nous l’avons montré. D’où venaient les esclaves ? De partout, mais surtout des pays en guerre avec l’islam, des frontières de la Chine à À propos du djihad : « Les conventions internationales qui ont limité l’usage du droit de guerre, n’ont aucune prise sur l’âme musulmane. L’état de paix lui est imposé par la force. Et ne peut le reconnaître tant qu’il y a des mécréants à convertir. Y a-t-il moyen d’enrayer l’explosion d’un sentiment si profond ? L’appel à la solidarité et à l’instinct de conservation. Il est dans l’intérêt des musulmans de faire bon accueil à ceux qui viennent leur offrir les bienfaits de la technique moderne, la médecine, les capitaux… afin que disparaisse la haine de l’étranger. L’école et la presse sont aussi là pour cela. » Cl. Huart, Revue du Monde Musulman, mars, n° 5, t. 2, 1907, p. 345-346.

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l’océan Atlantique. Il n’y a pas si longtemps encore, des expéditions esclavagistes franchissaient l’Amou-Daria ou les régions orientales de la Perse, mais plus particulièrement le cœur de l’Afrique. Dans l’est méditerranéen, entre autres, se tenaient plusieurs marchés à la disposition des clients. En Égypte, dans la presqu’île arabique et au Maghreb, certes, mais aussi en Asie centrale (Bukhara, Samarkand, Tachkent). En Europe, Francs et Scandinaves faisaient commerce d’esclaves venus de l’est de l’Europe. Dans la presqu’île ibérique, les musulmans vendaient des chrétiens et les chrétiens des musulmans. Situé si près de l’Afrique, ce continent fournissait continuellement des Noirs, qui étaient envoyés vers l’Inde et même plus loin ou, à travers le Sahara, vers l’Égypte ou le Maghreb. Mais voyons de plus près les origines ethniques des captifs noirs et blancs. Si les régions exportatices des Noirs au Moyen Âge se trouvaient en Afrique occidentale, le Kanem (le Tchad aujourd’hui), la Nubie, l’Éthiopie, Berbera (en Somalie), la côte des Zendj (Tanzanie-Mozambique), les principaux lieux d’importation étaient alors l’Espagne mauresque, la Sicile, le Proche-Orient, l’Insulinde. Certaines villes, Assouan en Égypte et Cordoue en Espagne, par exemple, « produisaient » des eunuques. Ailleurs, Zabid au Yemen en particulier effectuait de la réexportation, ce qui avait fait d’elle une cité opulente. Les sites mentionnés étaient alors sous domination musulmane. Les Arabes ayant conquis l’Égypte en 640, c’est à ce moment qu’eut lieu la première recontre entre l’islam et les tributs animistes du Soudan. Comme ils ne purent soumettre la Nubie chrétienne, ils conclurent un accord en 652 au terme duquel les Nubiens s’engageaient à envoyer 360 esclaves par an en Égypte, contre la réception de produits égyptiens transportés par le Nil. Les échanges commerciaux ne furent jamais interrompus entre les deux pays, mais nous y reviendrons.

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Les esclaves noirs Aucun autre continent n’a été autant touché que l’Afrique par l’esclavage, trafic pratiqué par les sociétés indigènes bien avant la traite atlantique. L’irrégularité des pluies sur le Sahara poussait les gens à s’emparer des hommes autant que des terres. Ne connaissant pas la charrue, il fallait beaucoup de bras et de vastes superficies pour gratter le sol et obtenir de maigres récoltes. À quoi on doit ajouter les insectes qui nuisaient aux plantations, la mouche tsé-tsé qui tuait les hommes et les mammifères, les bêtes sauvages, les sauterelles, etc., fléaux qui rendaient les cultures vivrières plus incertaines encore. Nul n’ignore qu’il y avait plus de terres arables au sud du Sahara qu’au nord, encore fallait-il pouvoir s’en emparer. Pour les chefs de tribus, la difficulté résidait dans l’équilibre à trouver entre la terre et le nombre d’agriculteurs nécessaires pour bêcher le sol. C’est ainsi, croyions-nous, que l’esclavage est né. Pourtant, ce raisonnement se révèle inexact, car il y avait d’autres moyens que d’aller à la chasse aux esclaves. Face à ce problème, il ne faut pas minimiser l’intelligence humaine, ni ses capacités à trouver d’autres issues. Ainsi, l’échange de travailleurs était-il une autre solution, mais l’Afrique a choisi l’esclavage. La principale raison de notre ignorance sur l’esclavage en Afrique orientale et intérieure est tout simplement due au manque de sources. Cependant, sitôt qu’Arabes et Portugais s’installèrent dans la région avec leurs administrations, même primitives, se dévoila le système de la traite à grande échelle. N’est-il pas absurde de penser que l’esclavage n’existait pas en Afrique avant l’arrivée de ces deux conquérants, comme certains le prétendent ? Certes, on ne peut écrire l’Histoire sans sources, et précisément les civilisations noires – purement orales – n’ont pas développé d’écriture. Cela constaté, il ne nous reste que des bribes confuses que nous

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recueillons aujourd’hui de la bouche des conteurs et souvent de seconde main ! Nous manquons sans doute de sources mais, comme dans d’autres civilisations, sitôt pris, les esclaves étaient mis au travail. Personne pourtant dans la vie économique et sociale ne pouvait ignorer l’emploi forcé de cette maind’œuvre. N’est-il pas curieux que l’on trouve, par-ci par-là, des références à propos de porteurs dans les caravanes ou d’autres qui travaillaient comme gardiens d’esclaves ? On obligeait également des captifs à peiner dans le bâtiment, l’agriculture, l’artisanat, le tissage, l’extraction de l’or, du cuivre et même du sel. Ils se rencontraient très souvent dans des métiers où il était difficile de placer des hommes libres, parce que les tâches se révélaient dangereuses ou inconfortables. Ceux qui avaient un peu d’instruction étaient désignés pour occuper des postes dans l’administration, comme employés aux écritures ou même conseillers, après avoir gravi les échelons intermédiaires. On voyait aussi un peu partout des soldats-esclaves. Personne, parmi ces scribes, ne s’est intéressé à l’époque à rendre compte de sa situation et/ou de celle de ses compagnons d’infortune53. Que de choses aurions-nous pu savoir si les sources historiques africaines avaient été aussi nombreuses que celles que nous possédons sur le monde occidental ! Pour les raisons exposées plus haut, il est indispensable de procéder ici à un rapide survol de l’histoire de l’Afrique orientale, après sa découverte par les musulmans puis les Européens. On connaît peu de choses sur la traite des Noirs dans l’Antiquité. Nous savons toutefois qu’ils étaient vendus dans tout le pourtour méditerranéen, ce qui supposait une bonne connaissance des itinéraires, des points d’eau et de 53 Il y a bien Ibn Battuta, voyageur marocain, géographe et historien, qui, au 14e siècle, fit le tour du monde musulman. Il rédigea un Journal de route où il relatait son périple. De tels documents, cependant, sont rares. Précisons qu’Ibn Battouta débarqua au pays des Zendj en 1331 et laissa une description de ce lieu.

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tout ce qui était indispensable pour traverser des zones arides ou peu hospitalières. Arrivé à l’époque de l’extension de l’islam, on constate que les Arabes, héritiers des anciens caravaniers, poursuivaient l’importation ainsi que l’acheminement des Noirs d’Afrique orientale et centrale, au nord vers l’Égypte, et à l’est vers le Yémen, l’Oman, la Perse, l’Inde, la Chine, l’Insulinde... Le fructueux commerce d’esclaves profitait beaucoup aux Égyptiens et singulièrement aux Mamelouks, maîtres de l’Égypte depuis le 12e siècle, aux Turcs ensuite dès 1517 et à l’Expédition française (1798-1801), qui le maintint en engageant des Noirs dans ses bataillons. C’est après l’expédition de Syrie que Bonaparte se préoccupa sérieusement de combler les vides de son armée. Déjà, il avait constitué une légion grecque et une légion copte. Il ordonna alors à Désaix, responsable de la Haute-Égypte, d’acheter des esclaves noirs du Sennaar54 et il écrivit en même temps au sultan du Darfour une lettre, le 20 juin 1799, ainsi conçue : « Je vous prie de m’envoyer par la première caravane 2.000 esclaves noirs ayant plus de seize ans, forts et vigoureux, je les achèterai tous pour mon compte ». Ces nouvelles recrues trop hâtivement formées ne donnèrent pas les résultats que l’on attendait d’elles. Mais l’idée faisait son chemin55.

54 Les historiens s’occupent des Noirs recrutés par Bonaparte pour son armée mais pas des Noires. Voici un trait intéressant à propos de ces femmes : « En 1801, l’Armée d’Orient laissa (aux Anglais) pour un prix dérisoire les concubines noires achetées sur les marchés locaux avec qui (les soldats) trompaient leur ennui », F. Renault et S. Daget, La traite négrière en Afrique, Paris, Karthala, 1985, p. 179. 55 Durant les années 1798-1801 n’arrivèrent au Caire que quatre caravanes d’esclaves (3 à 4.000 Noirs, hommes et femmes). Pourquoi si peu ? se demande Dick Harrison. Par les hausses des taxes douanières en Haute-Égypte, les Mamelouks poussèrent les négriers à se tourner vers des marchés plus favorables. Les questions de religions y étaient pour quelque chose, sans doute.

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Mohamed-Ali, pacha d’Égypte (1805-1848), désireux de s’approprier les richesses du Soudan, de constituer une armée de soldats noirs et d’étendre son empire sur le HautNil, entreprit la conquête de cette région au cours de deux séries de campagnes, la première de 1821 à 1823 et la seconde de 1834 à 1840. Pour moderniser son armée, le Pacha engagea des soldats égyptiens et nubiens, l’encadrement était turc et mamelouk, les instructeurs venaient d’Europe, parmi lesquels beaucoup étaient français : le colonel Sèves, de Cerisy, et bien d’autres encore. Fin juin 1820, Ismaïl Kamel, fils du vice-roi, partit pour sa première campagne d’Afrique, à la tête de 3.400 fantassins, 1.500 cavaliers, 500 Arabes du désert et une artillerie importante. Les envahisseurs pénétrèrent toujours plus avant dans des contrées et des territoires jusqu’alors très mal connus. Ces explorations axèrent le commerce turco-égyptien sur les esclaves56, l’ivoire et les métaux précieux. En effet, le but de la conquête était la recherche de l’or, elle aboutit à l’exploitation classique des produits du monde noir : les esclaves et l’ivoire. Il n’est donc pas surprenant que les colonnes conquérantes commencèrent par enlever des autochtones afin de payer les hommes de troupes. Stimulés par la présence des forces étrangères, les négriers de la côte orientale de l’Afrique s’installèrent en maîtres dans la région du Bahr al-Ghazal en des points fortifiés – des zariba. Ils leur servaient de bases de départ pour leurs raids esclavagistes, d’entrepôts pour l’ensemble des objets de leur négoce et de marchés ouverts aux commerçants arabes et indigènes. Certains même se constituèrent de véritables petits royaumes ou dem avec palais et cour. C’est ainsi qu’ils contrôlèrent, exploitèrent et ruinèrent d’immenses provinces. Une partie Lire Chantre, E., Les Soudanais orientaux émigrés en Égypte. Esquisse graphique et anthropométrique. Sté d’Anthropologie de Lyon, Séance du 7 mai 1904, n° 8, 1904, 48 p., et Myers, Contribution to Egyptian anthropology, in-8, 1909 (c.r. in Zentralblatt f. Anthrop., 1910, n° 2.) 56

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des esclaves était employée sur place, le reste exporté vers le nord (Égypte, Syrie, Turquie) et surtout à l’est (Yémen, Arabie, Perse…). L’Égypte recevait alors 10.000 à 12.000 captifs par an sous le règne de Mohamed-Ali. Rappelons aussi qu’à la fin de l’expédition, le vice-roi envoya au sultan deux cents petits castrés en guise de présents57. Le commerce des Noirs, monopolisé par Mohamed-Ali, s’était libéralisé avec le temps et tomba, pour une grande part, entre les mains d’une vingtaine de traitants européens établis à Khartoum58. Ceux-ci disposaient de moyens économiques importants et d’armes à feu. Ne voulant pas se mêler directement à la chasse aux esclaves, ils déléguaient le « travail » à des exécutants indigènes jusqu’au moment où Mohamed-Saïd, pacha d’Égypte (1854-1863), arriva à écarter définitivement la concurrence étrangère. Devenus libres, les trafiquants noirs et arabes multiplièrent les razzias afin de maintenir à flot leur coupable industrie. La guerre américaine de Sécession (1861-1865), par exemple, entravant le commerce du coton vers l’Europe, stimula la production égyptienne et par là même le besoin de main-d’œuvre bon marché59. Une fois encore, le khédive Ismaïl fit venir un nombre important d’esclaves noirs au service de l’agriculture et des familles, dont le commerce était alors monopolisé par les Égyptiens, les Nubiens et les Syriens. Les Turcs, alors maîtres du Proche-Orient, laissaient faire mais frappaient de fortes taxes ce négoce, tout en se réservant une part non négligeable des prises. F. Cailliaud, Voyage à Méroé, Paris, 1826, vol. III, p. 121. Au confluent du Nil Bleu et du Nil Blanc fut fondée, en 1824, la ville de Khartoum, dans laquelle s’installa en 1830 le premier gouverneur égyptien du Soudan. En 1838-1839, Mohamed-Ali visita la ville et la région. 59 Le hkédive Ismaïl et sa famille employèrent 2 à 3.000 esclaves et sans doute quelques centaines en Haute-Égypte pour la culture de la canne à sucre. Cf. D. Harrison, Slaveri, Lund, Historiska Media, 2007, vol. II, p. 246. 57 58

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La chasse aux esclaves était organisée au Soudan par Zoubeir pacha, représentant du khédive dans cette région. En longues caravanes, les captifs se rendaient ensuite, sous la conduite de leurs geôliers, vers l’Arabie par El Obeid, Berber ou Souakim, vers Tripoli, Le Caire ou la Turquie, et même au Fezzan. Zoubeir devint si puissant et si riche que le khédive, inquiet, le rappela au Caire et le retint auprès de lui. Ce dernier confia alors l’administration des provinces frontières à des explorateurs ou à des aventuriers. Ainsi, Equatoria, au nord des Grands Lacs, échut-elle à Samuel Baker puis à l’allemand Schnitzer (Emin pacha), tandis que l’autrichien Slatin était chargé du Darfour. La nomination d’étrangers à ces postes importants donnait satisfaction aux Occidentaux et surtout aux antiesclavagistes. Cependant, n’ayant qu’une expérience restreinte de la bonne gestion, des langues et des coutumes de leurs administrés, ces agents continuèrent la politique de l’Égypte et, en dépit de quelques velléités, poursuivirent leurs malversations à l’encontre des populations indigènes en noyant les révoltes dans le sang. L’accumulation des erreurs politiques, économiques et sociales finit par exaspérer les habitants, qui accueillirent avec transport un agitateur du nom de Mohamed Ahmed. Il se prétendait l’envoyé de Dieu et invincible. De fait, il écrasa tour à tour un contingent égyptien (1882) et le gouverneur allemand du Kordofan, Giegler, devant El-Obeid. Le khédive Tewfik, successeur d’Ismaïl, envoya de nouvelles troupes qui furent anéanties en 1883. Il fallut l’intervention anglo-égyptienne (1889) pour imposer une certaine stabilité au pays dévasté par les déprédations des uns et les prévarications des autres. Quant aux incursions d’État mollement interdites, elles se poursuivirent encore bien après 1877, date de l’abolition officielle de l’esclavage en Égypte. * Il existait deux sortes de conflits en Afrique : les guerres ouvertes, déclarées (killé), où le sort des armes se décidait en une seule bataille, et une autre en vue de vols et de pillages 82

(tégria)60. Quelles étaient les causes des guerres ? Les crimes (meurtres, adultères, sorcellerie…) ou l’empiètement sur les terres d’autrui : ce sont toutes des institutions anciennes qui précédèrent l’islam. Comment se pratiquait la chasse aux esclaves en Afrique ? Les tribus africaines, leurs rois ou leurs chefs étaient souvent en conflit les uns avec les autres. Lorsqu’un monarque partait en guerre, il se faisait suivre par toute sa famille, ses femmes, ses enfants, ses serviteurs et ses soldats. Selon les lois de la guerre, le vainqueur emportait tout et les sujets du vaincu devenaient ses captifs. Ils faisaient alors l’objet de vente ou d’échange comme tout autre produit61. Il était aussi courant que des voleurs enlèvent des enfants en s’introduisant nuitamment dans les cabanes par une ouverture qu’ils perçaient dans les murs de pisé. Leur forfait commis, ils revendaient leurs petites victimes à des négriers. Ailleurs, l’armée ennemie bloquait le village, coupait l’accès à l’eau, affamait les habitants en empêchant l’entrée des denrées indispensables. Pressés par le besoin, les villageois se rendaient. Ils étaient alors attachés les uns aux autres puis vendus aux négriers, quand le vainqueur ne les prenait pas à son service. Plus subtile encore, remarquant un empiètement (vrai ou faux) sur sa terre, un paysan déposait une plainte. Des témoins (subornés) se présentaient. Si le magistrat donnait raison au plaignant, il en coûtait à l’inculpé son fils, 60 Voir M. Park, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, Paris, F. Maspéro, 1980, p. 290-293. Peut-être du mot arabe tigara (négoce) ou tigariyya (commercial), donc une guerre à but commercial. Voici un épisode des guerres au Soudan : « Alors les Turcs ne rencontrant plus d’obstacle furent bientôt parvenus aux habitations qui furent en un clin d’œil pillées, saccagées et livrées aux flammes. On évaluait à 3.000 le nombre de nègres qui se trouvaient réunis à ce point. On en prit une centaine, la plupart des femmes et des enfants… Les soldats les conduisirent à l’effendy chargé des comptes qui devait leur payer une gourde d’Espagne par tête ». F. Cailliaud, Voyage à Méroé, Paris, 1826, vol. III, p. 405. 61 Voir G. Lejean, « La traite des esclaves en Égypte et en Turquie », in La Revue des Deux Mondes, 15 août 1870, p. 895-913.

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sa fille ou son neveu pour payer le dommage causé au bien d’un voisin. De telles pratiques étaient courantes, semble-t-il. Voici encore un autre moyen de se procurer des esclaves. Quand un homme mourait en laissant dans le besoin femmes et enfants, le prince les prenait à son service... mais se permettait de les revendre un peu plus tard ! La chasse aux esclaves gagna progressivement l’Afrique centrale quand le « cheptel » se fit rare près des côtes. Les régions s’étendant de l’océan Indien à l’Oubangui et au lac Nyassa connurent alors une très forte expansion du trafic négrier. Les aventuriers arabes, swahilis ou africains islamisés reproduisaient simplement le schéma qui avait si bien réussi à leurs devanciers. Ils ouvrirent des routes vers l’intérieur du continent en créant, le long des pistes, des dépôts temporaires puis fixes, gérés par des mercenaires en tout genre. Établis dans la région des Grands Lacs d’abord, ils s’engagèrent bien au-delà du fleuve Congo, en Afrique centrale. Afin de se faire une idée des populations affectées par les rapts, nous croyons plus aisé de respecter le nom des États africains tels qu’ils ont été fixés après la Seconde Guerre mondiale – toujours en usage – avec, bien entendu, de légères corrections. Nous pensons également nécessaire d’insister sur les régions plus que sur les nations, qui sont de création récente. Nous pénétrerons à notre tour, à la suite des aventuriers, vers le centre du continent en notant que les frontières politiques coïncident rarement avec les territoires effectivement occupés par les tribus locales, quand celles-ci n’ont tout simplement pas disparu. Comme vers le milieu du 19e siècle, nous entreprenons aujourd’hui notre voyage à partir du Mozambique en remontant vers le nord. Le Mozambique Il n’est pas question, dans les paragraphes qui suivent, d’exposer autre chose que les principales régions d’Afrique orientale et centrale d’où étaient razziés les esclaves, afin de 84

nous en tenir à notre propos initial : le déclin de la traite des Noirs vers l’Égypte, à la charnière des 18e et 19e siècles. Le trafic musulman avait, lui, sans doute commencé mille ans plus tôt. Tous ces noms exotiques : Fezzan, Kilwa, Zanzibar, Tripoli, Alexandrie… où se pratiquait la traite, paraissaient si lointains qu’il fallut attendre le 19e siècle pour que l’Europe cernât mieux la terrible réalité de ce concept pourtant normal chez les Arabes. C’est à ce moment que le trafic atteignit son maximum d’activité. Nous en savons davantage grâce aux rapports des consulats, aux documents officiels sur le nombre de Noirs exportés, mais aussi aux explorateurs et missionnaires (H. Barth, M. Park, D. Livingstone…) qui mirent en lumière ce scandaleux négoce. Une zone importante pourvoyeuse d’esclaves, où la traite s’intensifia de la fin du 15e au 19e siècle, se trouvait dans une région qui s’étendait du Mozambique jusqu’à l’île de Zanzibar, sur le littoral de l’Afrique orientale. Au fil des années, plutôt que de s’occuper de leurs terres, les colons portugais préférèrent s’adonner à la traite, activité bien plus lucrative. Les captifs étaient, pour la plus grande part, expédiés au Brésil et rejoignaient de la sorte la traite atlantique. D’autres « troupeaux » moins importants étaient dirigés vers les Mascareignes : l’île Maurice et l’île de la Réunion (Bourbon à l’époque). La main d’œuvre servile venait de Madagascar, mais surtout de la côte orientale de l’Afrique. Du Mozambique, on tirait entre mille et mille cinq cents esclaves par an. On note aussi la diversité des éthnies qui entraient dans la composition des caravanes de prisonniers, car celles-ci n’entreprenaient pas de convoyage sans un nombre important de captifs. Zanzibar Le rivage oriental de l’Afrique, connu depuis l’Antiquité des marins phéniciens et grecs, était déjà en relations commerciales avec le golfe Persique, l’Oman et la côte occidentale de l’Inde, bien avant l’extension de l’islam. Au 2e 85

siècle ap. J.-C., le géographe Ptolémée mentionne, au sud de l’Éthiopie, un point nommé Zengis, nom familier aux historiens et géographes arabes. Les rapports ne se bornaient pas à l’exportation d’esclaves, il y eut également islamisation (fin du 7e siècle), si bien que, par la suite, ce mot impliqua une distinction entre la population de la côte et celle de l’intérieur. En poursuivant plus au nord, des frontières du Kenya, tout en longeant le cap Guardafui, à l’entrée du golfe d’Aden, jusqu’à Djibouti, on passe devant un groupe de trois îles et une mince bande continentale : Zanzibar. En 1698, les Arabes d’Oman investirent la ville de Mombaz, dernier bastion des Portugais. « Au cours de la e seconde moitié du 18 siècle, Mombaz, Zanzibar et d’autres agglomérations de la côte étaient indépendantes. La reconquête entreprise par le prince Sa’id ben Ahmed d’Oman mit la zone en vive tension et le sultan de Mascate demanda la protection britannique en 1824. À la mort du conquérant, il se fit un partage entre ses fils, l’un hérita de Mascate, l’autre de Zanzibar. L’intervention et la médiation de l’Inde en 1861 rendit cette répartition définitive62. » Dès ce moment, l’évolution de la côte orientale de l’Afrique releva de l’Occident. En 1862, Français et Anglais déclarèrent l’indépendance du sultanat de Zanzibar, sauf que l’influence anglaise y restait dominante. Puis, en 1890, à la suite d’un accord, la partie nord de la côte revint à la Grande-Bretagne, qui laissa la partie sud à l’Allemagne (Tanganyika). Ce petit État a vu son territoire se restreindre ou s’agrandir au gré des conquêtes. Il est peuplé de tribus aux origines diverses. La population, connue sous le nom de Washirazi (de Chiraz, ville d’Iran), se compose de Bantous dont les traditions sont empreintes de nombreux traits 62

L. Bouvat, Revue du Monde Musulman, mars, n° 5, t. II, 1907, p. 14-15.

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persans et arabes. Ils n’apprécient guère d’être confondus avec les Africains. Les insulaires sont les Wapemba ou habitants de l’île de Pemba, population très mêlée d’Arabes ; les Watumbatu, demeurant dans l’île Tumbatu, ont connu des moments glorieux. Enfin, les Waunguja vivent sur l’île d’Unguja. Un petit groupe, les Matemwe, qui se disaient originaires des Comores, ont perdu leur identité au cours du 19e siècle. Sur le continent, les Wabara peuvent se partager en trois groupes : ce sont les descendants d’esclaves qu’on appelait Wahuru / Mahadimu au début du 20e siècle. Ils s’identifient aujourd’hui aux Washirazi, que nous avons déjà évoqués. On ne doit pas oublier les Indiens qui ont gardé leurs coutumes. Citons encore des émigrés des côtes du Tanganyika et du Kenya, enfin de petits groupes venus du centre et de l’est de l’Éthiopie. Après son rattachement au Tanganika en 1964, elle forme la République unie de Tanzanie. La religion musulmane est largement majoritaire dans la contrée. Zanzibar est aussi la plus vaste des îles côtières, fertile, elle était cependant moins habitée que ses voisines. Pour la valoriser, il lui fallut importer une main-d’œuvre peu onéreuse. C’est ainsi que se monta progressivement, à partir de 1784, le plus grand marché d’esclaves du 19e siècle. Une partie des captifs étaient employés sur place, le reste allait grossir les marchés habituels d’Oman, qui exportaient les Noirs vers l’Arabie, la Perse ou l’Inde. La traite arabe de Zanzibar fut bien plus importante que celle du Mozambique. Pour n’en donner qu’un exemple, on estime que, vers 1860, quelque 50 à 70.000 esclaves atteignaient la côte chaque année, à Bagamoyo. À Kilwa, 18.500 esclaves passaient par la douane en 1862, et 22.000 en 1866. Ce ne sont là que des chiffres officiels alors que ceux de la contrebande étaient, jusqu’en 188463, bien plus 63Rappelons que l’abolition effective de l’esclavage dans les colonies françaises date de 1848.

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considérables. On ne connaît pas non plus la liste des morts et des handicapés dans cette triste comptabilité, mais qui donc, à l’époque, pouvait bien s’intéresser à de telles statistiques ? Somalie En poursuivant le voyage vers le nord, on rencontre la Somalie. Elle s’est trouvée partagée en trois régions au cours du 20e siècle : au nord, l’ex-Côte française des Somalis et son territoire (1896) devenue République de Djibouti, la Somalie dite britannique (1887-1950) et la Somalie italienne (19051941) ; ces deux dernières provinces forment aujourd’hui un seul État avec Mogadiscio pour capitale. Pasteurs d’origine, islamisés par les Arabes à partir du 9e siècle, ils connurent au 16e siècle l’invasion des Gallas, qui finirent par occuper le sud de l’Éthiopie. Ils furent réduits au 19e siècle par l’empereur Ménélik. Trois régions : Somalie, Éthiopie et Érythrée, constituèrent l’Afrique orientale italienne (1905-1941). Les Anglais, après avoir évacué le Somaliland (1887-1940), s’y établirent à nouveau l’année suivante et occupèrent l’Afrique italienne et l’Ogaden, qu’ils administrèrent. En 1950, l’ONU plaça le pays sous tutelle italienne. Dix ans plus tard, l’indépendance de la Somalie et du Somaliland fut proclamée (1960). Entre-temps, l’Éthiopie avait repris l’Ogaden. Un conflit surgit alors entre les deux pays et ne se termina qu’en 1991 par la victoire de l’Éthiopie. Malgré l’intervention provisoire des troupes de l’ONU, la Somalie ne parvient toujours pas à trouver un équilibre intérieur et ce sont les chefs de guerre qui règnent aujourd’hui encore, malgré les bons offices des uns et des autres. La Somalie demeure une société tribale. Chaque Somalien connaît son arbre généalogique et sait à quel clan il appartient. Il arrive sans difficulté à remonter ainsi quelque vingt ou trente générations jusqu’aux deux ancêtres 88

(mythiques ?) qui installèrent leurs tribus dans la contrée : Samaal et Saab. Les descendants des Samaal comprennent les clans suivants : Hawiye, Dir, Isaaq, Darod ; ceux des Saab sont les Digil et les Rahanwein. Précisons que chacun de ces clans comprend de 10.000 à 100.000 individus. Afin de ne pas surcharger ce texte de subdivisions, prenons, par exemple, les Darod : ils se décomposent en parentèles ayant pour noms Marehan, Ogaden, Dulbahante, Warsangali, Mijertein. Ces derniers groupements se partagent en grandes familles, puis en groupes ou dia qui n’incluent pas moins de 2.000 personnes chacun et forment une unité sociale et juridique, en cellules familiales enfin, comportant un homme, sa (ses) femme(s) et leurs enfants. Le nomadisme d’une part et les divisions sociales traditionnelles d’autre part rendent toute idée de démocratie et de centralisation extrêmement malaisée à appliquer. Les liens de parenté, d’échanges de biens et de services, d’allégeance pour tout dire, relie à des degrés divers familles, clans et tribus en ce qui concerne la justice, les garanties, les mariages, etc. Ils constituent ainsi une espèce de fédération. S’ils se mettent d’accord pour battre ou chasser un ennemi commun, ils se font ensuite la guerre entre eux pour ne pas perdre la main ! - n’est peut-être qu’une boutade mais dans la situation actuelle du pays, elle est plutôt instable. On ne doit pas exclure de ces populations les Zaranig, Arabes de la côte entre Doubab et Hodeida. Ils faisaient du cabotage dans des zarougs, petits navires de 7 à 8 tonneaux, d’où le nom que l’on a attribué aux habitants. Plus ou moins pirates, ils pratiquaient les métiers de la pêche, de la contrebande du tabac et le passage de convois d’esclaves d’une rive à l’autre de la mer Rouge. Les Mitganes enfin, ou parias, appartenaient à la classe inférieure des tribus somalies mais rattachées à diverses peuplades somaliennes. Ils avaient pour charge de chasser et de préparer le poison des flèches. Ils élaboraient, en outre, d’autres produits toxiques en secret. En temps de paix, ces 89

gens exerçaient le métier de boucher, de fossoyeur, et se chargeaient également de collecter les ordures. Ces parias ne se mariaient qu’avec les leurs et mangeaient à part. Autrefois, curieusement, rapportent plusieurs voyageurs dignes de foi, avant l’introduction des armes à feu en Afrique, on les dressait à la poursuite du gibier. Ce détail pourrait être interprété comme une preuve de l’origine indienne de ces tribus de l’Est africain, n’ayant du Nègre que la couleur de la peau : les traits de leur visage, la forme de leur crâne, leur mentalité étant plutôt ceux des Aryens. Il y avait dans chaque tribu d’autres sortes de parias. Les nobles, eux, n’étaient ni Mitganes ni Tombals (forgerons), pas plus que médecinssorciers (hiris), par exemple. Les parias vivaient entre eux sans éprouver le moindre désir de rejoindre ceux qui n’étaient pas de leur caste. Il n’existait entre les uns et les autres ni mépris ni envie et, par conséquent, aucune animosité. Les Warsangalis, réfugiés dans l’arrière pays au-dessus de Zeila et de Berbera, avaient été molestés par les Malmulla. Djibouti À Djibouti, devenu république indépendante, et ses alentours habitaient les Danakil (singulier : Dankali) et les Issa. Ils étaient également hostiles aux Égyptiens et aux Éthiopiens. Ils détestaient tout autant leurs voisins, les Somalis. Les Danakil occupaient la partie nord et ouest du territoire dans une zone désertique comprise entre la mer Rouge et les hauts plateaux abyssins. Les indigènes euxmêmes se désignent toujours sous le nom d’Adoïmara (littéralement : hommes blancs) et de Assaïmara (littéralement : hommes rouges), selon qu’ils occupent la partie est ou ouest du territoire en question, auquel ils donnent le nom d’Afar, qui s’applique aussi à la langue qu’ils parlent. Les Assaïmara, assez turbulents, résident en grand nombre hors des frontières et comprennent, entre autres, les tribus suivantes : Alakalto, Oleito-Modeito, Dourba, qui nomadisent dans le 90

territoire de la petite république. Les Adoïmara, eux, sont plus pacifiques, ils se divisent en tribus qui ont pour noms : Débénéh, Fadheité, Abdelrassoul, Songho-Gouda, Badoïto-Méla. Ils sont disséminés entre le lac Abbé, la plaine du Hanleh et la région de Tadjourah et d’Obock. Le pays semble avoir été habité auparavant par les Galla, agriculteurs et sédentaires. Ils ont été refoulés vers le sud-ouest par les tribus précitées. Ils ont néanmoins laissé de nombreuses traces de leur occupation. Les Kikouious, enfin, étaient de misérables cultivateurs que les guerriers massaïs vendaient aux trafiquants arabes. Éthiopie Il serait bon de rappeler que le pays fut appelé Abyssinie jusqu’en 1941 avant de reprendre son ancienne dénomination d’Éthiopie, parce qu’en réalité, l’Abyssinie proprement dite ne forme qu’une région de l’Éthiopie ; de même, les Abyssins ne forment qu’une partie de la population éthiopienne. La contrée est constituée de deux plateaux disposés à angle droit l’un par rapport à l’autre. L’axe du plateau nord ou abyssin court du nord au sud ; l’axe du plateau sud ou plateau galla va de l’ouest à l’est. La dépression qui sépare les deux plateaux débouche sur un désert qui s’étend jusqu’à la mer Rouge et le golfe d’Aden. Si la partie septentrionale du plateau nord est déboisé, sa moitié méridionale et le plateau sud sont couverts de forêts alternant avec des cultures. Des sylves denses s’étendent au sud-ouest de la contrée que l’on ne traverse qu’au péril de sa vie. Plusieurs populations habitaient l’Éthiopie. Dans le désert vivaient deux peuples apparentés l’un à l’autre : nomades et pasteurs, les Somalis à l’est et les Danakil à l’ouest. D’origine et de langage kamitiques et de religion musulmane, ils sont de tempérament guerrier et très jaloux de leur indépendance. En 1860, un voyageur officiel, le comte Stéphane Russel, 91

visita toute la zone de la mer Rouge jusqu’à l’entrée de l’océan Indien et voici en substance ce qu’il rapporte. Toute la bande de territoire comprise entre la chaîne éthiopienne et la mer Rouge était occupée par des peuplades désignées sous le nom générique de Danakil, composées d’ailleurs de plusieurs tribus indépendantes les unes des autres. Ils sont musulmans. De Houakel à Amphila, on rencontrait les Taltals et les Bédouins pasteurs. D’Amphila à Edd, ils prenaient le nom de Dumohita. Ils habitaient des grottes au pied des montagnes. D’Edd à Ras-Billaut, on rencontrait Taltals, Danakil, Bédouins, Kabyles, la plupart pasteurs nomades. De Ras-Billaut, en suivant la côte jusqu’au RasSyein pour entrer dans l’océan Indien, vers Tadjourah, Zeilah et Berbera, on se heurtait aux Adals ou Adels, tribus des plus inhospitalières de la côte orientale de l’Afrique ; on ne traversait alors le pays qu’au péril de sa vie. De Tadjourah au cap Guardafui, on entrait en contact avec la tribu des Somalis, en général de braves gens empressés de nouer des relations avec les Européens. Il y en avait plusieurs milliers à Aden, dont les Anglais se louaient de leurs services. Ils étaient d’ordinaire marins, alors que les Danakil ne pouvaient se résoudre à quitter la terre. Moyennant quelques dons, ceux qui voyageaient dans le désert devaient se mettre sous la protection d’un chef somali qui les escortait partout. On y croisait aussi des Arabes du Yémen, des Hindous maîtres du commerce dans l’océan Indien et de rares Éthiopiens. Le plateau nord de l’Éthiopie était habité dans sa moitié septentrionale par les Abyssins proprement dits. Kamites de race, parlant une langue sémitique (l’amhara), chrétiens de rite copte-orthodoxe, ils se présentaient avant tout comme une population de fonctionnaires et de militaires, mais souvent aussi comme cultivateurs dans leur province d’origine. L’Abyssin était fier de sa supériorité raciale et religieuse sur les peuples qui l’entouraient et des victoires de son pays sur les peuplades voisines.

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La moitié méridionale du plateau nord et le plateau sud étaient habités par les Gallas, kamites d’origine et de langue, les uns musulmans et les autres en majorité animistes. On les regardait comme de véritables serfs attachés à la terre, quand ils n’étaient pas traités comme de vrais esclaves. Ils se montraient pourtant travailleurs, confiants et paisibles. Quelques petits peuples d’origine kamitique ancienne, comme les Kaffetcho qui résidaient dans la région de Kaffa ou les Gouraghés, à la langue sémitisée, qui fournissaient des travailleurs manuels à Addis-Abéba, se rapprochaient des Gallas par la race. Dans les provinces sud-ouest de la contrée vivaient des peuplades noires ou plutôt négroïdes, désignées par les Abyssins par le terme méprisant de Chankallas. Animistes, ils étaient agriculteurs à l’origine, avec une caste particulière de chasseurs. On les considérait comme les moins évolués de l’Abyssinie du point de vue social et intellectuel. Aussi étaient-ils prisés en tant qu’esclaves, les femmes surtout parce qu'elles étaient destinées aux gros travaux ancillaires. En ce qui oncerne la société proprement dite, on partageait à l’époque la population du pays en cinq groupes distincts : 1) peuple libre : Abyssins ou Amhara comptant environ trois millions de personnes ; 2) peuples tributaires : Danakil et Somalis totalisant un million d’âmes ; 3) peuples sujets qui se retrouvaient à tous les degrés de la liberté à l’esclavage, mais dont la grande masse se composait de serfs attachés à la glèbe : Galla et restes de populations primitives, comprenant quelque trois millions d’individus ; 4) peuples dont les individus étaient des esclaves : Chankalla, sauf les réfractaires naturellement et dont l’ensemble s’élevait à un million d’hommes ; 5) anciens peuples kamitiques épars (Kouchites) ne dépassant pas un million de personnes. 93

Ce qui donne un total de neuf millions d’habitants, selon des estimations datant de 1923. Avec l’instabilité qui régna depuis l’occupation italienne de 1935 jusqu’à aujourd’hui, ces chiffres doivent nécessairement être réévalués. L’empereur Ménélik II (1844-1913) promulgua un édit abolissant l’esclavage mais la nouvelle disposition n’obtint que peu d’effets concrets. Car, s’il était interdit de vendre un être humain, on pouvait le donner devant témoins, le prix étant alors réglé sous le manteau. Les marchands d’esclaves étaient presque tous des Gallas musulmans. Avant l’occupation des pays chankallas par les Abyssins, les trafiquants opéraient par rafles. Plus tard, les autorités leur interdirent de tels procédés ; les esclaves furent alors en partie volés, le reste acheté aux chefs locaux ou aux soldats. C’est ainsi que se constituaient les caravanes prohibées, marchant de nuit et passant par des chemins détournés. Mais l’on voyait aussi des caravanes identiquement composées d’hommes enchaînés que surveillaient des gardiens armés, avançant en plein jour sans être inquiétés par les postes d’octroi. Il s’agissait alors de convois ayant reçu l’autorisation de l’empereur et recrutés sur son ordre, pour fournir une main-d’œuvre aux grands chefs de différentes régions du pays. Les fonctionnaires du gouvernement et les militaires se faisaient entretenir par les Somalis, Danakil, Harrari, surtout par les Gallas, et servir par des esclaves de race noire originaires du Kaffa, du Ghimirra ou du Maji. De la côte à Addis-Abéba, on voyait peu d’esclaves mais les villes de garnison en regorgeaient, et surtout la capitale. Dans les régions bien cultivées par les Gallas ou les Gouraghés, on ne trouvait des esclaves que dans les maisons. Au centre du pays, le roi du Djimma, Aba Djifar, qui payait tribut au gouvernement, régnait à peu près libre à l’intérieur de son royaume. C’était aussi le pays des esclaves par excellence. Le potentat, sa famille et quelques chefs importants se partageaient toute la contrée ainsi que ses habitants. Est-il nécessaire de préciser, à titre d’exemple, 94

que le roi possédait environ 500 femmes, dont une centaine formaient son harem, et quelque 500 hommes à son service direct ? Il n’était cependant pas le plus gros propriétaire de sa région. Chose remarquable, l’abondance des esclaves faisait la richesse de la province. Nulle part ailleurs, les plantations et les chemins n’étaient mieux entretenus qu’au Djimma. Parlant d’esclavage, il serait bon de distinguer, en Éthiopie, le serf (gabare) de l’esclave (baria). Le premier recevait du patron un terrain qu’il mettait en valeur et pour lequel il payait 10 à 20 % de son revenu. Si le gabare n’avait pas la possibilité de quitter sa terre, en revanche il n’était pas susceptible d’être vendu et sa famille ne pouvait être brisée. Le baria, lui, était un vrai esclave, même si cette dénomination n’avait plus cours officiellement. Il travaillait sans salaire. Il pouvait être vendu et acheté. Le propriétaire avait le droit de disperser la famille de son esclave quand il en possédait et conservait tout son pouvoir sur lui. Comment acquérait-on des esclaves dans ce pays ? La chasse pratiquée depuis très longtemps avait épuisé les « stocks » et ceux-ci ne formaient plus, au 19e siècle, qu’une petite minorité de 10 % à peine. Ceux qui étaient obtenus par achat ne dépassaient guère les 15 % mais la grande majorité, les trois quarts donc, étaient captifs de naissance. Il y avait aussi des accommodements pour paiement de dettes qui autorisaient, par exemple, telle personne à pratiquer ouvertement l’asservissement. Les plus estimés parmi les esclaves étaient d’abord les Ghimirra puis les Chankalla, alors que les moins appréciés restaient les Kaffetcho. Ces derniers passaient pour intelligents mais dissimulés. Ils avaient tendance à s’enfuir et à se venger. Si le vrai nègre semblait trop « grossier » pour l’Abyssin, le Ghimirra était assez bon et assez bête pour travailler sans trop se plaindre, d’où la préférence des acheteurs pour les gens de cette tribu. Les petits enfants-esclaves ne valaient rien ou très peu ; en revanche, les hommes de dix à cinquante ans étaient très prisés. Ils se vendaient deux à trois 95

fois plus cher à Addis-Abéba que dans les provinces. Il est évident que les femmes belles et les hommes robustes ou relativement intelligents avaient une valeur supérieure aux autres. En Abyssinie, on ne voyait pas de marchés aux esclaves proprement dits. Les trafiquants de première ou de seconde main venaient proposer aux acheteurs éventuels des asservis en leur possession. Il était rare qu’ils s’enhardissent à présenter ouvertement des captifs sur les marchés locaux. Aux étrangers, on ne faisait jamais d’offres directes, par crainte des autorités et des consulats qui empêchaient tout trafic de cette nature ; pourtant, les étrangers ne se privaient pas d’en avoir à leur service. Dans cette vaste région encore peu pacifiée, on peut avancer qu’aux Somalis appartenait le désert, aux Abyssins les plateaux déboisés, aux Gallas les forêts entrecoupées de prés, de cultures et de villages, aux Chankallas enfin, la sylve malsaine. Du point de vue social, le matriarcat subsistait encore parfois dans les tribus somalies, gallas ou dankalis, mais surtout parmi les parias tels que les Midganes. Pour ce qui est de l’économie, ce pays prospère vendait alors de belles esclaves très estimées des pays voisins (presqu’île arabique, Soudan, Égypte…), mais aussi des chevaux, du café, du miel, des bracelets d’ivoire, des toiles peintes de l’Inde, etc., produits qui se rencontraient souvent dans les villes égyptiennes, témoignant ainsi de très anciennes relations avec l’Éthiopie. Mais quittons l’Éthiopie. Vers 1840, entre le Nil Bleu et le Nil Blanc, s’étendait le pays des Dinkas, limité au sud par le Sobat, rivière qui se jette dans le Nil Blanc. À l’ouest de ce dernier cours d’eau vivaient les Schilouks, et un peu plus au nord, les Arabes bagara. Entre la partie sud du Nil Blanc et le Sobat s’ouvrait une vaste contrée, séjour des Nouerres. Un peu plus bas vivaient les Keques ou Kiks suivis des Bendouryal. 96

En remontant le Nil Blanc, on rencontrait également sur la rive gauche du fleuve les Heliabs, les Ellien, puis entre les monts Niecanie et Jenker, les Barry ou Berrh. Sur la rive droite nomadisaient les Thutui, les Bhorr et les Chir. Ces tribus se déplaçaient sur des territoires aux limites instables en raison des hostilités toujours possibles entre les unes et les autres. Ajoutons que les razzias, souvent provoquées en sous-main par les négriers musulmans, avaient pour but de les affaiblir et rendre ainsi la traite plus facile et plus prospère. L’empire des Foungi ou Foung du Sennaar, peuple conquérant, s’étendait à un moment donné du Darfour aux plaines d’Abyssinie. Il fut fondé au début du 16e siècle. On ne sait cependant rien de sûr à propos des origines de cette population. Le dernier souverain, Badé VII, dernier sultan du Fleuve Bleu, vaincu par les forces turco-égyptiennes, se contenta de garder son bonnet royal et une grasse pension. Pour ce qui est de la région, elle émergeait sur la scène internationale avec la conquête de cette contrée par Mohamed-Ali (1820-1840), la fondation de Khartoum comme capitale en 1824, et l’intérêt que lui portaient les grands explorateurs lancés à la découverte des sources du Nil au 19e siècle. Après l’annexion égyptienne de ces nouveaux territoires, les vice-rois d’Égypte partagèrent le pays en plusieurs provinces : Dongola, Berber, Darfour, Sennaar, Kordofan… Plus tard, en 1873, fut fondée la région d’Equatoria, confiée au général Gordon. Après la reconquête du Soudan par les troupes anglo-égyptiennes, un gouvernement bicéphale fut mis en place et le pays devint le Soudan angloégyptien (1899). Les postes clés étaient alors attribués aux Anglais seuls et les ordres émanaient du Caire, jusqu’à l’indépendance du Soudan proclamée en 1956. Depuis 1953, les trois dernières régions citées font partie du Soudan en tant qu’entités nationales. On y comptait, au 97

début du 19e siècle, plus de trois cents tribus et plus de cent cinquante groupes ethniques, qui pratiquaient une centaine de langues et de dialectes. Soulignons qu’il y avait beaucoup de rapports et de mariages entre Africains et Arabes, d’où la difficulté de démêler la part arabe de l’africaine des habitants de cet immense territoire. Sennaar La région se situe entre le Nil Bleu et le Sobat. Ancien empire dont le dernier souverain fut Badé VII, déjà cité, le territoire tomba aux mains des Égyptiens le 13 juin 1821. Les Chaghiès seuls résistèrent un moment. En 1822, la conquête était terminée et les hommes valides incorporés à l’armée d’Ismaïl. Plus tard, la contrée fut conquise sans trop de difficultés par le Mahdi, avant de devenir anglo-égyptienne. L’économie de la région se fondait sur le trafic des esclaves vers la Méditerranée ou l’océan Indien, razziés chez les animistes du sud ou chez les voisins théoriquement musulmans. On sait, par ailleurs, les relations étroites qu’entretenaient les habitants du Sennaar avec leurs voisins du Tchad. C’est à l’ouest du Nil que la traite connut sa plus grande extension, au sud du Darfour, vers le Dar-Fertite. L’expansion de la chasse aux esclaves à partir du Bahr al-Ghazal progressa selon un axe nord-sud et franchit même la crête du Nil-Congo. Là, vivaient les tribus Azandé dont les rivalités perpétuelles permirent aux trafiquants de pousser leurs rafles jusqu’au-delà de l’Uellé, au nord-est de l’actuel Zaïre. Du Nil Blanc au DarFertite, les aventuriers arabes établirent des bases d’où ils lançaient leurs raids et ramenaient dans leurs camps des milliers de captifs. On ne saurait oublier, dans la traite au Soudan oriental, l’épisode de Rabah, négrier notoire qui envahit, pour son propre compte, les régions du Wadaï, de Baghirmi et de Bornou. Ses razzias importantes lui permirent non seulement de faire de nombreux prisonniers mais aussi de les échanger contre des armes et d’accroître ainsi l’importance de son armée.

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Il fut tué en 1900 au cours d’une bataille près du lac Tchad par une colonne française. L’empire des Foung du Sennaar couvrit un moment un territoire allant du Darfour aux plaines d’Abyssinie. Les Foung seraient venus du sud et du sud-ouest. À l’est, les régions limitrophes de l’Abyssinie, des populations battues se seraient réfugiées dans les montagnes du Fazokl. Il se forma alors entre Fazokl et Dongola une race métissée, nègre par le teint et arabe par les traits. Sur le Nil Blanc nomadisait la grande tribu des Baggaras, peuple sans doute originaire du Sobat. Ils reconnaissaient encore le droit d’aînesse des Boudjak, leurs frères du Sobat, et leur faisaient même un présent chaque année, à titre d’hommage. Pourvoyeurs actifs, devenus complices du vice-roi d’Égypte (1820), ils furent contraints de se livrer à la chasse aux esclaves et devaient lui fournir chaque année un chiffre déterminé de Noirs. Le commerce, les razzias et les impôts ne cessaient de drainer un nombre très important d’esclaves ruraux et domestiques. Le pouvoir des Foungs atteignit l’apogée de sa puissance au 18e siècle, après avoir repoussé une invasion de Shilouks et gagné des batailles contre les Abyssins et les Furs. L’empire Foung, dont les premiers rapports avec l’Égypte datent de 1838, disparut au cours du 19e siècle sous les coups de l’envahisseur turco-égyptien. Le principal partenaire commercial du Sennaar devint alors l’Égypte. Il fut érigé en entrepôt de toutes les marchandises venues de l’intérieur et que l’Afrique fournissait à l’Europe. Et c’est par caravanes qu’elles étaient transportées. L’Égypte tirait de ce lieu des esclaves, certes, mais aussi du tamarin, de l’ivoire, des plumes d’autruches, de la civette, du séné, des gommes, des peaux de bœufs dont on fabriquait de grandes outres, etc. Darfour Le Darfour, dont le tiers septentrional jouxte le Sahara, renfermait des zones de vie qui échappèrent souvent aux 99

yeux de l’étranger. Ce secteur se composait cependant de deux régions distinctes : la bande côtière que hantaient les Bedja, souvent assimilés à de très anciennes populations autochtones, qui vivaient d’un maigre élevage de chameaux ; l’autre s’étendait le long de la vallée du Nil, où les Nubiens pratiquaient une agriculture de subsistance. Ils furent – tout comme les Bedja – lentement arabisés et islamisés à partir du 13e siècle. Très vite, ils prirent part à la chasse à l’homme, bien plus lucrative que leurs petits troupeaux ou leur agriculture primitive. Vers 1820, quelques chefs mamelouks, réfugiés d’Égypte, pillaient et rançonnaient les populations locales. Mohamed-Ali et ses troupes mirent un point final à leurs déprédations. Les tribus qui vivaient dans ces régions se prétendaient d’origine arabe, alors qu’en réalité, elles étaient métissées. On devrait encore citer sur la rive droite du fleuve d’autres tribus : les Ja’aliyin, s’occupant d’un peu d’agriculture et d’élevage (chameaux et bêtes à cornes) ; en continuant vers le nord, entre Eddamer et Abou-Hamed, vivaient les Rubatab, pour ne citer que les plus importantes tribus. Ismaïl Kamil pacha64, chef de l’armée égyptienne ayant terminé la conquête du Sennaar, imposa aux habitants du Darfour des réquisitions extravagantes que le roi des Djaalîn, Malek Nimr, ne put accepter malgré ses nombreuses requêtes. Ne pouvant fléchir son adversaire, il fit brûler la maison où logeait Ismaïl par les Ja’aliyin (1822). Ce fait est connu dans l’histoire sous le nom de nuit de Chendi. Mohamed bey Defterdar, gendre de Mohamed-Ali, en tira une terrible vengeance. Il franchit la montagne de Haraza, 64 Il nous faut préciser qu’il y a eu deux Ismaïl dans l’histoire de l’Égypte contemporaine. Le premier, Ismaïl Kamel (1790-1822), fils de MohamedAli, périt au Soudan au cours de la conquête de ce pays, en 1822. Le second, Ismaïl, fils d’Ibrahim pacha, naquit au Caire en 1830, arriva au pouvoir en 1863, reçut le titre de khédive en 1867, inaugura le canal de Suez en 1869 et fut déposé par le sultan de Turquie, son suzerain, en 1879. Il mourut en exil en 1895.

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arriva dans la plaine de Bara, livra bataille au vice-roi du Darfour, Msellem (un eunuque), et le tua au cours de l’affrontement. Le monarque, lui, s’était enfui en Éthiopie. En quinze mois, l’Égypte avait étendu ses frontières de la première cataracte du Nil aux limites du pays galla. En ce qui concerne les esclaves du Sennaar, on en distinguait deux sortes : les Noirs et les Mulâtres65. Les premiers étaient originaires des régions de Nubie, de Deleb et Tagueli. Les esclaves mulâtres venaient d’Alegs et d’Abyssinie, situés à 12 ou 15 jours de marche du Sennaar, ainsi que nous l’avons exposé plus haut. Ils étaient beaux, aux traits réguliers, selon les dires des amateurs. C’est dans cette race également que les Mamelouks choisissaient leurs odalisques. Les Noires, pour leur part, étaient employées comme domestiques ou servantes auprès des autres femmes. Kordofan Région voisine de Dongola et de Khartoum, grande comme l’Espagne, elle était habitée par une race mêlée dont la langue arabe archaïsante englobait dans ses structures des emprunts de mots indigènes. C’était, en réalité, une rencontre entre des races nègres conquérantes du sud, Foung et Kondjara, et des tribus arabes musulmanes. Le fond était-il Mulâtre (métis) vient de l’espagnol mulata, mulet, bête hybride. Il est remarquable que les négriers arabes employèrent la traduction de ce mot, baghl, pour désigner leurs esclaves. Figurant sur les régistres de la douane sous cette dénomination, il devenait impossible de savoir s’il s’agissait d’humains ou de bêtes. Le mot arabe a passé dans le langage militaire en Afrique du Nord pour désigner les bataillons chargés du transport de matériel à dos de mulet à travers les zones montagneuses de l’Atlas. M. Gordon note que « Dans l’empire ottoman, il était rare de voir un mulâtre, ce fruit était victime d’un infanticide ». (L’esclavage dans le monde arabe du 7e au 19e siècle, Paris, R. Laffont, 1987, p. 22-23.) Ce qui n’était pas le cas pour l’Égypte. Pour bien fixer le sens des termes mulâtre et métis, disons que le premier désigne un homme de couleur né de l’union d’un Blanc avec une Noire ou l’inverse, alors que les Métis sont les descendants de Mulâtres et de Blancs, selon les dictionnaires usuels. 65

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nubien, comme le prétendent certains ? Ces Noirs se montraient d’une humeur gaie, bavarde, folle de danse et de plaisir. Depuis la soumission du Kordofan aux turcoégyptiens, on ne pouvait plus en tirer des esclaves, il fallut partir à la chasse de peuplades réfugiées dans les montagnes. À force de les harceler, leur résistance finit par faiblir. Jusqu’en 1820, le Darfour et le Kordofan avaient la responsabilité et le privilège d’approvisionner l’Égypte en esclaves. La route de Korosko n’ayant été découverte que depuis une dizaine d’années seulement, c’était par Dongola et Assiout que le nord recevait les esclaves et leurs gardiens dont chaque convoi jetait sur le marché de 200 à 300 captifs. Quelques voyageurs de l’époque nous donnent des détails précis sur les razzias sous prétexte religieux, par les musulmans du Soudan septentrional, qui leur tenaient lieu d’impôts. À part les esclaves, on tirait de ce territoire des métaux tels que la poudre d’or66 et du fer. Le Soudan central et oriental Au sud de Khartoum, sur la rive gauche du Nil Blanc, vivaient les Arabes baggara. Plus au sud, entre le Bahr alGhazal et le Nil Blanc, c’était le pays des Shilouks, qui, par ailleurs, habitaient aussi les îles du Nil Blanc jusqu’au 14° de latitude. Ils venaient peut-être des bords du Sobat, autre affluent du Nil, car ils reconnaissent le droit d’aînesse des Bondjak, leurs frères du Sobat. Plus à l’est, entre le Nil Blanc et le Nil Bleu, s’étendait une région herbeuse : le domaine des Dinkas. Entre le Nil Blanc et le Sobat, zone de grands marécages, se déplaçaient les Nouerres. Plus au sud, c’était l’habitat des Keques ou Kiks, qui font partie de la tribu des Dinkas. En continuant sur la rive droite du Nil Blanc, on découvrait respectivement : les Thuti, les Bhorr et les Chir. Sur Les lieux le plus prometteurs se trouvaient à Tira, à Cheiboun et au Toumât. Les placers, fructueux pour les habitants qui se contentaient de peu, se révélèrent peu rentables aux conquérants, qui se tournèrent, dès lors, vers l’esclavage.

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la rive gauche du fleuve, on rencontrait parallèlement aux précédentes tribus : les Bendouryal et les Héliabs, entre autres. Enfin, entre les monts Niecanie et Jeanker demeuraient les Barry ou Berh sur les deux rives du fleuve. Sur le Bahr el-Ghazal habitaient les tribus des Rol, des Gok et des Angach ou Angadj, qui, épuisées par les razzias, allèrent s’établir au-delà du Nil Blanc. Le Soudan oriental, pour sa part, abritait deux groupes d’habitants. Le premier se composait de nomades qui se déplaçaient du nord du 16° de latitude jusqu’au bord de la mer Rouge. Les géographes les nomment les peuples bégas, dont les principales tribus sont celles des Hadendoa, des Hallenga et des Beni’Amer. Ces tribus reconnaissaient la domination d’un potentat qui portait le titre de « prince héréditaire des Arabes » (Wed Ageeb). À leur arrivée, les Foung maintinrent le prince en place et en firent même leur lieutenant. Celui-ci continua à percevoir l’impôt sur les nomades du Taka mais en reversait une partie au profit du roi de Sennaar. Le second groupe était constitué de nomades qui habitaient au sud du 16° de latitude et comprenait les tribus des Takruri, des Debaïnas et des Rekabin. Il est évident qu’avec les conquêtes du 19e siècle, la répartition territoriale des tribus au Soudan se modifia. Et ce qui était vrai aux alentours de 1830 pouvait se révéler inexact cinquante ans plus tard, tant les régions avaient été bouleversées par les ponctions de toutes sortes. La Nubie67 Cette région s’étend au nord du Soudan jusqu’à la frontière égyptienne. Elle se vit partagée entre l’Égypte et l’Angleterre en 1899, en une fiction géographique dont la partie septentrionale revint à l’Égypte, alors que la zone méridionale fut annexée au Soudan anglo-égyptien. À la proclamation de l’indépendance en 1956, la Nubie unifiée fut 67

De noub = or en copte.

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rendue aux Soudanais. Quant au peuplement, des tribus habitaient sur la rive droite du Nil : les Shaikiya ou Chaghiés occupaient la zone. Ils remplaçaient une civilisation plus ancienne, celle de Napata. Au-delà de la troisième cataracte à la frontière égyptienne environ, s’étaient installés les Barabra. Dans la région, les habitants pratiquaient un peu d’agriculture vivrière et de l’élevage, mais les autochtones furent très vite attirés par la traite, bien plus profitable que leur maigre économie rurale. Cette contrée connut la servitude bien avant l’islam. Au temps des pharaons déjà, l’esclave noir était ravi à sa terre natale et obligé de travailler pour ses maîtres égyptiens dans les mines, les champs ou les maisons. On l’employait aussi dans l’armée, le bâtiment ou le gardiennage. Les oasiens en possédaient également un grand nombre pour l’entretien des systèmes d’irrigation et l’activité agricole. Les femmes noires, pour leur part, devenaient concubines ou servantes dans les familles qui avaient les moyens de se payer une telle domesticité. En bref, les importants trafiquants arabes et leurs complices africains qui achetaient ou razziaient leurs esclaves en Afrique, jusqu’au Nyassaland et sur les rives du Zambèze, devaient parcourir ensuite avec leurs captifs plus de trois mille kilomètres à travers des régions des plus sauvages, où la police coloniale ne risquait pas de les arrêter. Les riches convois pouvaient ainsi arriver sans encombre à Tadjoura, localité longtemps mystérieuse, où se tenait en permanence un marché d’esclaves de luxe, alors qu’un autre cortège continuait sa route vers le nord, vers l’Égypte. Les chemins de l’ouest Le désert libyque, immense étendue de sable qui s’étend du Nil à l’océan Atlantique, était peuplé de nomades pasteurs et de marchands venant du sud – l’Afrique centrale – et aboutissant aux portes de la Méditerranée avec toutes sortes de produits : esclaves noirs, ivoires, épices… Ces caravanes à 104

destination des États barbaresques se scindaient en plusieurs routes : les unes desservaient effectivement les pays de l’Afrique du nord, une autre la Libye et même l’Égypte. Des voies secondaires unissaient aussi les oasis éparpillées dans ces zones arides, se croisaient souvent, créant ainsi un mouvement commercial important, indispensable aux habitants de ces lieux isolés. De Syouah, par exemple, partait une piste qui allait d’Alexandrie au Fayoum ; une autre conduisait d’Audjelah à Derne et à Bengazi ; une troisième allait de l’oasis de Khargah à Assiout ; une dernière passait par Bornou et au Fezzan68. Enfin, une piste plus dangereuse allait directement du Wadai à l’oasis de Koufra vers Djalo pour atteindre la Méditerranée. Des chemins semés d’ossements ponctuaient d’une façon sinistre la direction suivie par les grandes caravanes venues du sud. D’importants convois forts de 3 à 400 chameaux transportaient principalement des dattes, des esclaves et un peu de céréales, seuls produits de ces lieux peu hospitaliers. À leur retour, les caravanes offraient aux oasiens des tissus et des biens de la vie courante. Les esclaves noirs venaient donc de toutes les régions citées, en nombre plus ou moins important selon les razzias. Les acheteurs prudents s’enquéraient de leurs origines, puisque chaque catégorie avait des caractères propres, vrais ou supposés. Nous en reparlerons. Les eunuques noirs69 Reconnaissables à leur silhouette mince et jeune, avec des seins et une croupe assez féminine, ils devenaient gros et laids en vieillissant. Parlant de castrats noirs, une spécificité propre à ce commerce était la « fabrication » et la vente de

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F. Cailliaud, Voyage à Méroé, Paris, 1826, vol. I, p. 101. Ch. Ancillon, Traité des eunuques, Paris, Ramsay, 1978.

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ces produits précieux, en raison de leur valeur marchande70. Il serait utile ici de dire quelques mots à propos de l’eunuchisme. On distingue l’ablation des testicules, moins dangereuse que l’émasculation, où l’on retirait l’appareil génital au complet d’adolescents impubères de 8 à 12 ans. La mortalité était importante, 75 à 90 % des garçons mouraient71. Certains auteurs, pourtant, avancent des chiffres moins dramatiques, le cinquième environ périssait des suites de l’opération, mais la valeur des survivants était multipliée par 4 ou même par 10, selon les marchés. L’ablation avait lieu à Verdun pour les esclaves européens, à Samarkand et à Bukhara pour les esclaves turcs d’Asie centrale, autour de Zanzibar et d’Obock et dans différents lieux de Haute-Égypte pour les Noirs venus d’Afrique centrale et orientale72. Selon certains auteurs, on châtrait 100 à 300 adolescents par an. Les jeunes eunuques étaient ensuite conduits à Tadjoura et, de là, à destination de l’Égypte ou à Aden pour se rendre souvent beaucoup plus loin, au Proche-Orient et en Turquie73. Leur état particulier leur permettait ensuite de travailler à l’intérieur des harems. Les eunuques qui n’étaient pas entièrement émasculés pouvaient être commis au jardinage ou au gardiennage, c’està-dire à l’extérieur de l’habitation du maître. Comme leur Voici ce que rapporte H. de Monfreid, autour des années 1920 : « et trois enfants mâles beaucoup plus jeunes, destinés à devenir eunuques, mais cette grave décision ne serait prise qu’en arrivant à la côte, à Tadjourah très certainement, où était un spécialiste dont la réputation s’étendait jusqu’à Bassora » in L’esclave du batteur d’or, p. 40, et Les secrets de la mer Rouge, p. 230-232. D’après Burckhardt, 2 garçons sur 60 opérés par les prêtres coptes mouraient, mais c’était plutôt 1 sur 10, selon Barth. 71 Voir V. Schœlcher, L’Égypte en 1845, Paris, Pagnerre, 1846, p. 121. 72 « On fabrique des eunuques à Syout et à Guirgueh…, les auteurs de cette œuvre ignoble sont des chrétiens, des prêtres même, des cophtes. Le village de Zawy el-Deir, près de Syout (Assiout) en est la métropole des mutilateurs » in A.B. Clot-Bey, Aperçu général sur l’Égypte, op.cit., p. 338. 73 Selon D. Harrison in Slaveri, op.cit., vol. II, p. 252, la famille du sultan de Turquie en possédait 194 en 1903. 70

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prix était très élevé74 en raison de leur rareté, seuls les plus fortunés ou les grandes familles turques pouvaient se permettre d’en avoir. Pour son maître, le castré demeurait le serviteur idéal auprès du harem. Ce dernier ne pouvait transmettre ni vie, ni bien, ni titre, ni fonction. Il restait l’étranger absolu. De ce fait, le propriétaire, quel qu’il soit, restait maître de ses prérogatives de mari et de père. En Égypte, les eunuques, dits tawashia, khuddam ou khis, eurent une certaine influence au Caire au temps des Mamelouks. Ils se trouvaient surtout à la cour du sultan et chez les grands commis de l’État. Comme ces hommes castrés ne combattaient pas et qu’ils ne formaient pas un corps d’armée, ils avaient donc moins de revendications que leurs maîtres, les Mamelouks. Au cours du 14e siècle, les femmes-esclaves et les eunuques étaient devenus toutpuissants et mieux traités que les autres captifs. Le sultan Qalaûn fit édifier à l’intérieur de la citadelle un palais spécial où il réunit 1.200 femmes-esclaves et concubines de toutes races. Ses fils et successeurs, qui avaient toujours vécu dans un milieu d’odalisques et de castrats, perdirent le goût de l’effort et vivaient dans l’indolence et le jeu. Une chanteuse de talent, Ittifaq, dominait la vie de la cour, à l’ombre des jeunes sultanes. Celles-ci montaient des chevaux arabes et jouaient au polo en vêtements de soie. Tandis que le sultan se divertissait, les eunuques s’emparaient du pouvoir et se partageaient les richesses du pays. C’était sans compter avec les Mamelouks toujours présents. Conscients du danger, les militaires, bien plus forts que la cour, s’emparèrent du pouvoir et ne le lâchèrent plus. À propos de l’islam et de la présence des Arabes en Afrique, la revue anglaise West African Mail75 publie un article Selon certains chercheurs dont le Dr A.B. Clot-Bey en particulier, un eunuque (de 6 à 9 ans) pouvait valoir de 325 à 750 francs vers 1840, ce qui représentait une somme importante pour l’époque. 74

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de Ralph Durand à propos de l’influence de l’islam sur le continent noir. Si les deux termes religieux et ethnique tendent à se confondre dans ces régions, il serait sans doute injuste de rendre l’islam seul responsable de toutes les iniquités commises, en particulier l’esclavage et ses dérives. La prospérité matérielle des Africains soumis à l’influence arabe n’en était pas moins réelle dans les territoires de Kisongo et ailleurs, où les indigènes, quoique esclaves des Arabes, ne paraissaient pas malheureux. Ceux des autochtones qui étaient soumis à cette influence semblaient plus dignes et plus fiables, plus industrieux et plus entreprenants. Il ne faut pas non plus se placer systématiquement du point de vue chrétien. L’idéal musulman, disons-le tout net, reste supérieur à celui des païens, c’est une religion du Livre. Qui s’y attache, même extérieurement, y trouve une plus grande stabilité. L’islam défend, entre autres, l’usage de l’alcool, boisson inutile sinon nuisible, dans les régions au climat tropical. Les esclaves blancs Il n’y eut pas d’arrêt dans le commerce des esclaves en Méditerranée entre la chute de l’Empire romain d’Occident (476) et la fin du Moyen Âge. D’où provenaient alors les captifs ? On appelait Slaves tous les esclaves ou affranchis de race blanche qui étaient enlevés en Europe centrale, des régions montagneuses du Caucase, des bords de la mer Noire et même des rives de la mer Caspienne. Pour être plus précis, ils étaient ravis dans les Balkans, la Hongrie, la Russie, la Pologne, parce que la plupart des habitants étaient encore païens. Capturés par des Allemands en Europe orientale, ils étaient vendus au Levant, sur les bords de l’Adriatique et jusqu’à Majorque. Les peuples de Géorgie et de Circassie passaient aussi pour céder leurs enfants à des marchands de passage, moyennant quelques pièces. Trop pauvres, semble75

En date du 28 mars 1907.

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t-il, pour les élever, ils préféraient les vendre et leur offrir ainsi un meilleur avenir ailleurs, espéraient-ils. Il y avait même pour ces petits un marché spécial à Constantinople, quand on ne les présentait pas directement dans les maisons qui les avaient commandés. L’invasion du Maghreb par les Arabes aux 7e et 8e siècles inaugura une traite particulière, celle de montagnards enrôlés dans les bataillons musulmans ; d’autres étaient envoyés en Syrie, en Irak, en Égypte et en Arabie au service des familles ou comme cultivateurs. Les femmes, nubiles ou non, intégraient les harems et les jeunes garçons (mignons) étaient placés auprès des amateurs. Ce qui amena, au cours des âges, un brassage important de populations. Les marchands d’eslaves maghrébins entraient souvent en concurrence avec les pirates qui infestaient la Méditerranée. Ces derniers arraisonnaient tout bateau battant pavillon étranger et razziaient les petits villages côtiers, forfaits qui leur étaient coutumiers. Des pirates tels que Barberousse (1474-1515) et Khaireddîn (1476-1546) s’illustrèrent dans ce domaine. Prisonniers de guerre d’abord ou individus – hommes valides, femmes et enfants – enlevés par des aventuriers qui pillaient alors le littoral de la mer Méditerranée, ceux-ci en vinrent, entre le 16e et le 18e siècle, à mettre leurs incursions en système afin de se procurer argent, armes et techniques, rançonnant, ravageant, tuant. C’est ainsi que les Barbaresques des pays du Maghreb s’étaient fait une terrible réputation et que nul n’arrivait à mettre fin à leurs exactions. Seule la conquête de l’Algérie (1830) mit un terme définitif à leurs déprédations. Les Mamelouks en Égypte (1100-1811) Parmi les esclaves blancs, une catégorie bien particulière de captifs – les Mamelouks – prit un ascendant unique en Égypte pendant près de sept siècles.

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Deux mots d’histoire d’abord. Quelle est l’origine des Mamelouks76 ? Il ne s’agit pas de Turcs de Turquie mais bien de leurs aïeux d’Asie centrale, au-delà du Sir-Daria, bouddhistes ou fétichistes. Ils contrôlaient la Route de la Soie. Parmi les marchandises transportées se trouvaient des esclaves qu’ils vendaient aux musulmans. Al-Mutassim en systématisa l’acquisition. Ce dernier servait encore sous les ordres de son frère Al-Maamoun (fils du calife Haroun al-Rachid, 8e/9e siècle). Al-Mutassim se procurait des esclaves à Bagdad mais aussi auprès de marchands d’Asie centrale et du Caucase pour en former un corps d’élite. Intéressé par cette expérience, Al-Maamoun aida son cadet, qui mit alors la garde prétorienne qu’il avait constituée sous la protection du calife lui-même. C’est ainsi que celle-ci devint le noyau d’une nouvelle politique de défense de l’empire musulman. En accédant au pouvoir à la mort de son frère, Al-Mutassim tira toutes les conséquences de la nouvelle arme qu’il avait suscitée. L’achat massif d’esclaves forma de solides bataillons. Il leur accorda toutes sortes de privilèges. Mais seuls les chefs pouvaient être affranchis. Il maria aussi tous ses militaires à des esclaves pour les empêcher de prendre femme à Bagdad. Pour eux également, il fit édifier une villecaserne au nord de la capitale – Samara – sur le Tigre, qui devint très vite un centre politique et militaire important. La population et l’armée accueillirent mal cette nouvelle force militaire créée par le calife. « Qu’avait-il besoin d’aller chercher si loin et payer si cher, les hommes qu’il pouvait recruter sur place ? » se disaient-ils. Entre-temps, les Mamelouks étaient devenus d’excellents combattants, mieux formés encore que l’armée régulière et mieux équipés. On conçoit l’amertume du peuple et son incompréhension. Sans racines, les Mamelouks, n’ayant d’autre maître que le calife Terme arabe qui signifie : homme ou femme possédés par tel ou tel, donc esclaves. Ce terme a évolué pour désigner des militaires à la solde d’un puissant, mais aussi un gardien ou un portier, ces derniers pouvant être d’anciens Mamelouks reconvertis dans ces professions.

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qui les commandait, ne pouvaient compter que sur lui et sur eux-mêmes. Pourquoi donc des esclaves-militaires étaient-ils mal perçus par la population ? Ils servaient de rempart au souverain mais arrivèrent vite à constituer une barrière et à l’éloigner de sa famille, de sa classe, de son peuple. S’ils jouissaient de toute la confiance du calife, on remarque que leur influence s’accroissait au détriment des maisons nobles rivales, elle opérait ensuite contre le lignage royal lui-même. À mesure que les fonctions confiées à cette milice la rapprochaient du pouvoir, elles lui permettaient d’écarter les proches de la dynastie régnante, de travailler à l’isolement du souverain au sein de sa propre maison et d’entretenir sa méfiance à l’égard les siens77. Avec le temps, ces militaires arrivèrent à écarter le calife et à s’emparer du pouvoir... ou même à se servir de lui comme prétexte ! Mais combien étaient-ils, en réalité ? Selon de savants calculs, des chercheurs avancent, en fourchette basse, de 8 à 18.000 hommes et, en fourchette hautes, de 50 à 70.000 combattants. Malgré leurs pertes, ces troupes d’élite augmentaient grâce aux naissances ! Les enfants d’esclaves naissent esclaves, selon le vieux principe. Le système fonctionnait bien, poussé par sa dynamique intérieure. À la mort d’Al-Watheq, fils du précédent calife, les Mamelouks prirent conscience de leur force et placèrent sur le trône AlMutawakkil, prince énergique et ambitieux. Les relations se tendirent entre eux et le calife fut tué le 10/11 décembre 861. S’ensuivit une longue décadence et le royaume finit par se désagréger78. Il a toujours manqué une chose à ce corps d’armée : les Mamelouks n’avaient aucun lien solide avec le pays où ils servaient, ni avec sa population.

Cl. Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage, Paris, PUF, 1986, p. 190. En Tunisie, il se passa quelque chose de semblable avec les Aghlabites (800-909) qui avaient institué une milice noire à leur usage. 77 78

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Ils vivaient donc en marge de la contrée, fiers de leur statut et de leur esprit clanique. Vers l’an 1000, l’institution des Mamelouks était installée dans tous les États musulmans qui se voyaient obligés d’en avoir sous peine de disparaître. Ouvrons ici une parenthèse. Quelle formation recevait alors cette milice ? Les jeunes Mamelouks servaient d’abord dans l’infanterie avant d’entrer dans la cavalerie, corps d’élite. Tout manquement à la discipline était sévèrement sanctionné. Entré dans les troupes à cheval, le Mamelouk avait l’interdiction d’employer sa monture en privé. C’était ensuite cinq ans d’entraînement intensif. Trois ans après, le militaire avait droit à une tente et on lui confiait de nouveaux esclaves à former. Il avait donc sur eux pouvoir et autorité. Son costume se modifiait. Il se vêtait de noir à liseré d’argent, il portait un couvre-chef noir et un vêtement de Ganja (Caucase). Dès ce moment, un garçon ambitieux pouvait avancer en grade et gravir les échelons jusqu’aux plus hauts : émir ! Le système était fondé sur la méritocratie la plus stricte. Cela exposé, poursuivons l’histoire de cette milice. En 1169, Nur el-Dîn, tyran de Mossoul et d’Alep79, lança un de ses féaux, Salah el-Dîn Ayoub (Saladin, 1137-1193), contre les Fatimides d’Égypte. Vainqueur en 1171, il détrôna le dernier souverain shiite. Il combattit ensuite avec succès les Croisés établis au Proche-Orient. Se retourant après cela contre Nur el-Dîn, son ancien maître, il lui arracha de vastes territoires (Égypte et Syrie) ainsi qu’une partie de l’Arabie. Il réussit également à détourner le commerce méditerranéen des Italiens vers le port d’Alexandrie et draina, de la sorte, de grandes richesses à l’Égypte. Lui aussi, tout comme ses prédécesseurs, continua à importer des esclaves pour en faire des soldats. D’origine turque ou slave, ils formèrent la garde La Syrie était alors formée de cinq pachaliks (provinces gouvernées par des pachas) : Alep, Damas, Tripoli, Saint-Jean d’Acre et Jérusalem.

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prétorienne des califes ayyoubides (1169–1260) qui les avaient achetés et formés. Le sultan Al-Salih Nigm el-Dîn (1240–1249) constitua le plus connu des régiments mamelouks, dénommé Al-Bahriya (Bahrites : insulaires)80 parce qu’ils étaient casernés dans l’île de Rodah près du Caire. À l’époque, il existait bien d’autres bataillons mais les Bahrites étaient les favoris du sultan. Ils l’aidèrent en particulier à asseoir son pouvoir face à ses concurrents. En retour, il réduisit fortement la cavalerie kurde, qui avait pourtant prêté main-forte à sa famille en vue de détrôner le dernier souverain fatimide (shiite) et d’installer la nouvelle dynastie en Égypte. Son fils et successeur, Touran-Shah, détestait son père et chercha à détruire tout ce qu’il avait édifié. Il maltraita même les siens. À ce moment débarquèrent les Croisés à Rosette (1249). Les Mamelouks réussirent à repousser les envahisseurs et arrivèrent du même coup au sommet de leur puissance. Quand El-Muazzam, qui prit le pouvoir, chercha à les réduire, il fut assassiné et les Mamelouks s’emparèrent alors des rênes de l’État en 1250 et les gardèrent jusqu’au 16e siècle. Un événement inopiné vint apporter une aide précieuse aux Mamelouks. Les califes de Bagdad, renversés, trouvèrent refuge en Égypte, où leur autorité spirituelle fut reconnue, mais sans plus. Le Caire devint ainsi la métropole religieuse du monde musulman. Les Mamelouks d’Égypte portèrent alors sur le trône l’un des leurs avec la caution de l’ex-calife et fondèrent, de la sorte, deux dynasties locales, entre 1250 et 1517. Cette passation régulière mit fin à des querelles dynastiques. Et les Mamelouks se voyaient durablement implantés en Égypte. Touran-Shah tué, son successeur Aybak, mamelouk luimême, le suivit dans la tombe pour avoir voulu fonder un nouveau régiment qui aurait concurrencé celui des Mamelouks. 80 Bahriya du mot arabe bahr : mer. Pour les Égyptiens, il désigne aussi le Nil, dont l’immensité frappait les esprits et leur rappelait la mer.

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À ce dernier succédèrent Qutuz et le grand Baybars, l’un des plus remarquables monarques de la dynastie mamelouk. Les descendants de Saladin qui tenaient encore Alep et Damas voulurent reprendre l’Égypte à la fin des années 1250, quand déferlèrent les Mongols venus d’Asie (janvier 1261), qui les bousculèrent. Qutuz arriva à les battre à AinJalout. Grâce à cette victoire, il put reprendre le contrôle de la Syrie et chasser les Croisés des principales places fortes qu’ils tenaient encore (1268-1291)81. Les Mamelouks avaient étendu définitivement leur souveraineté sur la Syrie, la Palestine, l’Égypte et une partie de l’Arabie englobant les villes saintes de La Mecque et de Médine. Ils firent alliance avec la Horde d’Or au nord de la mer Caspienne, en vue de contenir les Mamelouks iraniens à l’intérieur de leurs frontières. Qutuz signa également un traité de commerce avec les Vénitiens et les Génois, ce qui était une façon d’accaparer une partie du commerce méditerranéen au profit de l’Égypte. De 1382 à 1517, une nouvelle dynastie de Mamelouks, les Bourgites82, prit le pouvoir en Égypte. Ils étaient casernés dans la citadelle du Caire. Leur gouvernance ne fut pas meilleure que celle de leurs prédécesseurs. En 1382, Barquq chassa le dernier héritier du trône de Qalaün et s’y installa. Il dut bientôt repartir en guerre pour reprendre la Syrie. Ses hommes, remarquant sa faiblesse et ses hésitations, désertèrent. Fait prisonnier, il arriva à s’enfuir du château où il était enfermé et se mit à la tête d’une armée de Bédouins. Il Le sultan mamelouk Al-Ashraf (fin du 13e siècle), grâce à ses victoires sur les Mongols et les Francs, voit le dinar-or égyptien s’implanter dans tout l’Orient sous le nom d’achrafi, c’est dire son influence dans l’économie de la région. 82 De burg en arabe : tour ou forteresse. Au Caire, les Mamelouks bourgites logeaient à la citadelle du Moqattam, colline de calcaire à l’est de la capitale. Ils se nommaient ainsi pour se différencier de leurs prédécesseurs, les Bahrites, casernés dans l’île de Rodah, peu favorable à leurs mouvements. 81

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reprit le pouvoir en 1390 mais périt neuf ans plus tard d’épilepsie. Durant son règne, il avait fait venir des gens de Circassie dont les arrivées massives se situent au milieu des années 1400. D’esclaves ils devinrent vite, eux aussi, les détenteurs du pouvoir. La puissance des Mamelouks en Égypte reposait sur deux principes : l’acquisition continue d’esclaves pour en faire des militaires aguerris et l’accès à la terre pour les entretenir. Les Mamelouks avaient instauré, à cette fin, un système de fiefs (iqtaa). Le Divan du Caire, siège du gouvernement, attribuait à chaque chef mamelouk ou bey et ses hommes une terre dont ils devaient tirer leur subsistance, ainsi que les fellahs nécessaires pour la cultiver. Le pays était alors divisé en 24 provinces ayant chacune à sa tête un bey. À chaque promotion, il fallait que le chef mamelouk reçût un fief digne de son nouveau rang, source de disputes sans fin. Comme le centre du pouvoir était situé au Caire, les dirigeants mamelouks, plutôt que gérer leurs domaines, demeuraient dans la capitale, par intérêt naturellement, tout en laissant à leurs subalternes, les kachefs83, le soin de faire entrer les taxes. Les responsables de ces cohortes de pillards se trouvaient aussi à la tête des douanes, de l’administration des impôts et à tous les postes clés. En outre, les terres étaient le plus souvent affermées. Aux fermiers donc de se débrouiller pour rentrer dans leurs frais et l’on connaît leurs méthodes : les exactions, le pillage et les meurtres étaient devenus monnaie courante. Les fellahs qui n’en pouvaient plus de faim, de travail et de charges fiscales fuyaient les campagnes pour la ville ou se mettaient au service de leurs maîtres ! En réalité, la tâche du kachef était beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît : il devait décider, entre autres, du moment de l’ensemencement des terres, il était aussi responsable des finances, il devait surveiller les Coptes, collecteurs d’impôts, faire régner la sécurité (protéger les villages des Bédouins). Ses honoraires étaient fixés avec précision. La faute impardonnable était de négliger l’irrigation des terres. Mais les kachefs pressurés par les chefs mamelouks pouvaient-ils rester honnêtes et dévoués ?

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De ce fait, de nombreuses terres restaient en jachère. Et deux craintes persistaient : des crues du Nil insuffisantes et l’apparition du khamsin, ce vent chaud qui s’ajoutait aux obstacles politiques déjà cités : rapacité des Mamelouks et de leurs séides, les Coptes, collecteurs d’impôts, manque de solidarité entre propriétaires face aux travaux collectifs (entretien des digues, curage des canaux…), corvées, etc. Non seulement la famine menaçait toujours, mais le pays était aussi régulièrement frappé d’épidémies du 14e au 19e siècle. Au Caire seulement, il mourait quelque 200.000 personnes84, en raison de ces calamités répétées, et, de ce fait, les champs manquaient de travailleurs. Ainsi, dans la région de Louksor, pour ne citer qu’un exemple, sur les 24.000 feddans 85 cultivables, il n’en restait plus que 1.000 en 1389 ! Les paysans qui avaient survécu, mais affaiblis, se réfugièrent nombreux dans les villes, où se trouvaient des médecins, mais aussi des fondations pieuses susceptibles de les aider et du travail un peu mieux rémunéré. Moins de cultivateurs signifiait également une baisse notable des entrées financières pour les Mamelouks. Les beys voyant fondre leurs revenus, il leur fallut réduire l’achat de captifs ou en acquérir de moins coûteux. Afin de maintenir leur train de vie et leur prestige, les chefs mamelouks se procuraient toujours de jeunes esclaves blancs et quelquefois des Noirs, moins chers à l’achat que les précédents mais moins vaillants aussi, pour en faire des soldats, leurs gardes personnelles et leurs obligés. Ainsi Presque chaque année, la contagion frappait la contrée avec plus ou moins d’intensité. Celle de 1783, durant l’hiver, emporta quelque 1.500 personnes par jour au Caire. On s’était aperçu que l’épidémie touchait d’abord Alexandrie et Damiette avant de se répandre dans le pays. L’explication viendra vers la fin du 19e siècle. De plus, les crues du Nil peu abondantes de 1783 et 1784 amenèrent la disette. Les gens mendiaient dans les rues ou se réfugiaient en Syrie, selon C. F. Volney dans Voyage en Syrie et en Égypte pendant les années 1783-1785, Paris, Imp. De la République, An VII, Vol I. 85 1 feddan = 4.200,833 m2. 84

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d’esclaves, ils devenaient esclavagistes à leur tour. Et comme les Mamelouks étaient ignorants, ils s’en remettaient à leurs secrétaires coptes, tout aussi avides qu’eux. Encore fallait-il trouver les sommes nécessaires pour mener un tel train de vie. Tout seigneur français avait son clerc, tout Mamelouk avait son intendant copte qui avait pour seule fonction de faire entrer impôts et taxes plus ou moins arbitraires et par tous les moyens, afin de servir les goûts dispendieux du maître et de justifier en même temps l’absorption entière du tribut qu’il devait à la Porte. À cet effet, les régisseurs coptes tenaient des comptes à double entrée : l’un pour le patron et l’autre pour leur usage personnel. On ne s’étonne guère de leur rapide fortune et du ressentiment qu’éprouvaient les musulmans à leur égard86. De temps à autre, excédé par les malversations ou simplement à la suite de rumeurs, le chef mamelouk confisquait les biens de son intendant et/ou le tuait… et tout recommençait avec un autre secrétaire copte ! Mais retournons à l’Histoire. De nouveaux rivaux apparaissaient à l’horizon. Les sultans seldjoukides (turcs), ayant conquis Constantinople sur les Byzantins en 1453, instituèrent, selon la mode de l’époque, une garde personnelle composée d’adolescents enlevés à leurs familles, plus connue en Europe sous le nom de Janissaires87, esclaves blancs islamisés, razziés du pourtour de la mer Noire. Ils venaient d’ordinaire de Circassie, de Géorgie, de Mingrélie88 et quelquefois même du Kurdistan. Ces contrées se livraient depuis des générations au commerce des adolescents et des jeunes filles. Au début du 19e siècle encore, l’Empire ottoman accueillait des esclaves grecs puisque ce pays faisait 86 Lire l’intéressant développement qu’en fait M. J. Lapanouse dans Mémoires sur l’Égypte, Paris, op.cit., p. 23 et passim. Notons que cette animosité existe toujours entre les deux communautés, vieilles rancunes datant peut-être de cette époque. 87 En turc geni çeri : nouvelle troupe. 88 Ancienne partie occidentale de la Géorgie.

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partie des territoires turcs, mais aussi des Vénitiens, des Allemands, des Français, des Anglais... Ayant perdu leur famille, ces garçons oubliaient vite leurs repères sociaux (langue, religion, etc.) et nulle structure nationale ou caritative n’était alors en mesure de les protéger ou de les racheter en grand nombre. Maîtres et camarades devenaient leurs nouveaux parents. Les esclaves blancs – les Janissaires – recevaient une formation militaire. Ils constituèrent même l’infanterie régulière turque du 14e au 19e siècle. Les plus capables d’entre eux étaient choisis en vue de rejoindre les cadres de l’administration centrale et pouvaient même atteindre les sommets de la hiérarchie. Un peu moins doués, ils faisaient carrière dans l’armée ou étaient employés aux écritures. De ce qui précède, on pourrait partager la société égyptienne de l’époque en deux groupes d’inégale importance. Il y avait, d’un côté, les militaires, les administrateurs et les chefs sprirituels, détenteurs des richesses et de l’autorité, et, de l’autre, la population, masse anonyme sans pouvoir, taillable et corvéable à merci. Dans une dictature militaire, comme celle qui tenait alors l’Égypte, se plaçaient au premier rang les principaux chefs de l’armée, occupant les postes clés. Ils avaient également la haute main sur les ressources du pays, contrôlaient les écuries militaires, les différentes corporations, celle des médecins en particulier... Quant à l’armée, pilier de l’institution, elle se composait de trois catégories principales sans grand rapport entre elles : les émirs mamelouks, leur garde prétorienne et les troupes dites halaqa formées de cavaliers libres, fondées au temps de Saladin. Dès la seconde moitié du 12e siècle, ces derniers perdaient déjà de leur importance et de leur influence. Quels étaient alors le nombre et la puissance des milices mamelouks ? À cette époque, ils étaient environ 10 000 combattants d’élite, un peu moins au siècle suivant. À l’évidence, les Mamelouks que le sultan régnant avait achetés et quelquefois affranchis, ces élites parmi les élites, devaient tout au monarque, leur élévation comme 118

leur statut. Ils lui témoignaient donc une grande loyauté et faisaient tout pour le maintenir sur le trône, sachant que leur destin était lié au sien. Le renversement d’un sultan donnait lieu à d’importantes mutations dans les postes sensibles mais pouvait tout aussi bien conduire à l’emprisonnement, à l’exil ou à la mort. C’est pourquoi le nouveau sultan devait être prompt à employer les anciens esclaves de ses compétiteurs malheureux. Il était, en outre, obligé de fonder une nouvelle milice et cela lui coûtait cher. De plus, les chefs mamelouks étaient divisés en factions rivales et n’avaient d’autre lien entre elles que la haine du sultan en place. Au reste, toute l’histoire des Mamelouks n’est qu’une succession d’intrigues, d’alliances temporaires et de trahisons entre des clans militaires. La situation n’évolua guère sous la tutelle turque89. S’il existait des inégalités entre Mamelouks, il y avait un abîme entre eux et le peuple égyptien. Malgré leur appartenance à l’islam (si peu !), ces militaires ne suivaient pas toujours la Sharia et ses décrets. Dans les affaires de droit, par exemple, où seuls des Mamelouks étaient en cause, ils s’appuyaient plutôt sur la loi mongole, yassa, de préférence au droit islamique. Souvent d’origine nomade, les Mamelouks restaient nomades dans leurs coutumes. Ils représentaient aussi l’une des forces militaires les plus compétentes parmi les grandes puissances régionales. Comment cette armée d’esclaves était-elle organisée ? Comment était-elle exercée ? Nous répondrons à ces questions dans la troisième partie de notre ouvrage. Il n’y avait aucune honte pour un Mamelouk à être captif dans l’armée. Rien n’empêchait sa montée dans la hiérarchie militaire et son affranchissement même devenait envisageable. Ces esclaves-guerriers formaient étrangement une sorte 89 Pour mieux réaliser l’iniquité de ce système, on apprend que lorsqu’un Mamelouk s’était distingué, le bey, son maître, l’affranchissait et lui attribuait le titre de kachef. Il lui déléguait aussi son pouvoir dans la province dont il était le titulaire. En fait, durant l’Égypte ottomane, les kachefs furent les véritables gouverneurs de provinces.

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d’aristocratie locale. Si la concurrence était rude entre Mamelouks, elle devenait plus vive encore quand il s’agissait de grades élevés, celui d’émir, par exemple. Le poste d’émir (chef d’un clan mamelouk), lui, n’était pas transmissible aux enfants et ils ne pouvaient pas en hériter non plus. Il fallait donc que chaque chef mît aux postes importants des hommes qui lui fussent entièrement dévoués. Les enfants, pour y revenir, étaient incapables de remplir les fonctions de leurs pères pour la bonne raison qu’élevés dans le confort et même le luxe, ils ne pouvaient guère se plier à la discipline de l’armée ni arriver au niveau guerrier de leurs géniteurs. C’est pourquoi ces derniers cherchaient à donner à leurs fils des avantages différents. Ils les plaçaient alors à des postes peu importants mais bien rémunérés de l’administration. Sans pouvoir et sans ambition, ces derniers s’arabisaient vite et oubliaient leurs racines, si, toutefois, il leur en restait encore quelques bribes. On conçoit alors que la vie d’un Mamelouk était semée d’embûches, outre celle de mourir à la guerre, mais cela dépendait également de la période plus ou moins troublée dans laquelle il vivait. Au cours des 11e et 12e siècles, il était difficile de monter en grade si le militaire n’avait pas tout fait pour le mériter. Un peu plus tard, ce système, pourtant basé sur la méritocratie, attisait les rivalités entre les plus riches Mamelouks. Au 15e siècle, la corruption était tellement répandue qu’elle laissait la porte ouverte à toutes sortes de tractations douteuses. La rivalité pouvait se révéler dangereuse, mais commettre une faute grave durant sa carrière conduisait le militaire à la mort sinon à deux autres châtiments : le tarkhan ou le battal90. Le premier équivalait à « être mis au placard » ou à la retraite, le second était une sorte d’exil intérieur, dans une région lointaine, malsaine ou dépourvue d’intérêt. Les délinquants pouvaient être alors relégués à des tâches considérées 90 Le mot tarkhan est d’origine turque alors que battal viendrait de l’arabe et signifierait mauvais, indigne.

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comme subalternes et peu glorieuses : réprimer des rébellions en Arabie ou surveiller un port. Le Mamelouk jugé battal perdait son titre d’émir alors que dans le cas précédent, il le conservait. Ceux qui étaient condamnés à la prison purgeaient leur peine dans le château d’Al-Jubb en Syrie puis, par la suite, dans une tour de la citadelle du Caire, un peu moins insalubre. La vie au Caire était dominée par la présence des militaires. Si au 13e siècle, les Mamelouks respectaient encore assez bien la discipline, elle ne l’était plus du tout aux siècles suivants. Les habitants vivaient dans la crainte constante des exactions qui pouvaient fondre sur eux. Les comptables de l’armée, sur un soupçon – souvent malveillant – , voyaient leurs maisons brûler. Marchés et magasins étaient parfois pillés par les Mamelouks sous le fallacieux prétexte que leur solde ne leur avait pas été versée. Des femmes étaient enlevées sans qu’on n’entende jamais plus parler d’elles... et personne ne protestait par crainte des représailles. Les tribunaux restaient muets. La religion se révélait incapable de mettre une barrière à leurs extorsions. Si d’aventure quelque fauteur de troubles mamelouk était condamné, c’était toujours à une peine légère, sans commune mesure avec son forfait et ce qu’enduraient les personnes lésées. Depuis longtemps déjà, la population avait perdu toute confiance en ses gouverneurs et déclinait91 inexorablement dans ses forces vives. Les Mamelouks ne gouvernèrent pas l’Égypte pour le bien du pays. Leur but était d’acquérir femmes, bijoux

91 On a dit tout le mal que les Mamelouks causèrent à l’Égypte, mais à leur défense il faut reconnaître qu’ils sauvèrent le Proche-Orient des Croisés qui l’avaient envahi, arrêtèrent l’invasion des Mongols et laissèrent en Égypte le canal qui relie Alexandrie au Nil, ouvrage commandé et réalisé par le sultan mamelouk Al-Nasser (1293-1340), des tombeaux d’une grande valeur architecturale, des palais. Mais ceci compense-t-il vraiment cela ?

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précieux, esclaves, chevaux de prix, et de donner libre cours à leurs fantaisies les plus extravagantes. Deux batailles livrées par les Ottomans92 contre les Mamelouks eurent raison de ces derniers : à Marjdabek (1516) en Syrie et à Raidaniya, au nord-est du Caire, en 1517. Avec Sélim Ier, l’Égypte devint une province turque. La capitale fut pillée, mais en quelques mois la paix était rétablie. Le dernier sultan mamelouk – Touman Bey – , tombé entre les mains des Turcs, fut pendu à un crochet, encore visible, sous l’arcade de Bab Zouylah, l’une des portes de la capitale, le 23 avril 1517. Et l’ultime représentant des califes abbassides au Caire dut suivre le sultan à Istanbul, cautionnant ainsi les pouvoirs civils et religieux du nouveau maître turc. La dynastie des Mamelouks bourgites avait régné 139 ans sur l’Égypte. À partir de cette date, les événements de l’histoire de l’Égypte perdent tout intérêt ; ce ne sont plus qu’émeutes, révolutions de palais, querelles de soldats, meurtres et empoisonnements, mais jamais un effort pour le bien-être du peuple.

92 Pourquoi Ottoman et non Turc ? Il s’agissait à l’origine de bandes hétérogènes venues d’Asie centrale qui grignotèrent l’Empire byzantin. Leur langue était un mélange de turc, d’arabe, de persan et d’un peu de grec. Durant leur lente progression en Asie Mineure, ils eurent l’occasion de se familiariser avec l’islam et ses traditions. La dynastie prit le nom de son fondateur : Osman ou Othman Ier (1259-1326). Voulant cumuler les pouvoirs du califat (religieux) et du sultanat (civil), il fallait que les nouveaux maîtres de la Turquie trouvent un ancêtre non pas mythique mais réel, pour se rattacher à un islam incontestable et rassurer les populations subjuguées, d’où le choix du calife Othman (644-656) – mais aussi homonyme de leur grand ancêtre, ne l’oublions pas. Au reste, le sultan Sélim avait eu soin d’emmener le dernier calife abbasside à Istanbul. Ainsi la dynastie osmanlie ou ottomane annexa-t-elle le calife qui avait établi le texte officiel du Coran et épousé deux filles du Prophète. Les généalogistes et les victoires turques vinrent asseoir ces assertions sans difficulté majeure.

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Sélim érigea l’Égypte en pachalik, divisa le pays en 24 sanjaks (départements) partagés entre les Mamelouks qui avaient fait leur soumission. Un Pacha résidait au Caire représentant le sultan de Turquie. Il notifiait au Conseil de Régence les ordres du suzerain, envoyait le tribut à Istanbul, veillait à la sûreté du pays et s’opposait à l’ascendant d’un parti sur les autres. Une forte armée turque de six corps, dont ceux des Janissaires et des Azabs, devait soutenir les attributions du Pacha. Leur sédentarisation les perdit et l’autorité de la Porte s’en ressentit. Le Divan composé des Mamelouks, chefs des sanjaks, s’occupait également de l’administration locale. Le chef des Mamelouks, qui était membre du Conseil, portait le titre de cheikh el-Balad ou gouverneur du Caire. S’il avait la primauté sur les autres, ses anciens collègues faisaient alors cause commune pour le renverser et y arrivaient le plus souvent. Les Turcs possédaient donc l’Égypte par conquête et le sultan en avait concédé des domaines à ses généraux. Mais à mesure que les Mamelouks prenaient de l’ascendant et épousèrent les veuves des anciens propriétaires, ils se rendirent maîtres de presque tous les villages et succédèrent tout aussi légalement à ceux qui mouraient sans postérité. Le pouvoir réel se concentra derechef entre les mains des Mamelouks et la suzeraineté du sultan d’Istanbul devint, avec le temps, purement honorifique93. De langue turque comme les nouveaux conquérants du pays, les Mamelouks se retrouvèrent bien vite maîtres de l’Égypte, comme nous l’avons montré. La Sublime Porte, de son côté, ne vit aucune raison de changer un système qui, à ses yeux, réussissait mieux qu’ailleurs et se montrait même supérieur à d’autres formes de gouvernement. Les Ottomans manifestaient également du respect pour ce que les Mamelouks avaient édifié en Égypte en manière d’architecture : palais, hôpitaux, bâtiments militaires, 93

Voir M.J. Lapanouse, Mémoires sur l’Égypte, op.cit., p. 23 et passim.

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mosquées, aqueducs…, des œuvres remarquables. Il s’ensuivit que pour quelque trois siècles encore, l’Égypte devait pâtir de cette milice toujours avide et batailleuse. Elle demeurait cependant assez forte pour maintenir le pays sous son joug et se procurer des esclaves blancs du Caucase (tcherkess) et des alentours. La Sublime Porte, qui allait en s’affaiblissant, ne demandait bientôt plus aux Mamelouks d’Égypte que de payer le tribut, leur laissant, par ailleurs, toute liberté d’action. Pourtant, ces brigands ne se pliaient pas volontiers à cet exercice dispendieux. Il fallait également défalquer l’entretien des bâtiments ou des terres inondées, entre autres, parmi les frais incombant à l’État. Dans ce milieu d’intrigues et de dissensions, le Pacha, représentant le Sultan, n’avait guère d’autorité et ne pouvait même pas compter sur ses bataillons vite acquis aux Mamelouks qui les soudoyaient. Il n’était là que pour percevoir le tribut de l’Égypte et l’envoyer au Grand Seigneur quand cela lui était possible. Il se devait aussi de recouvrer les sommes qu’il avait déboursées pour acquérir le poste alors vénal qu’il occupait... avec un confortable bénéfice, cela va de soi. S’il déplaisait aux Mamelouks par ses exigences, ceux-ci le destituaient et la Porte n’avait d’autre choix que d’en nommer un autre plus diplomate94. Renversements et meurtres se succédaient et l’instabilité devenait permanente, ce qui affaiblissait irrémédiablement la sécurité intérieure, l’économie et la société même. Voici, à titre d’exemple, ce qui arriva en 1766. Ali Bey, un des chefs mamelouks des plus remarquables, chassa le Pacha, refusa de payer le tribut au Sultan, battit monnaie à son effigie, mit en déroute les armées turques envoyées contre lui et se fit proclamer Sultan d’Égypte par le Chérif de La Mecque. Trahi, il fut tué mais l’autorité de la Porte avait été gravement compromise. Les Mamelouks se contentèrent de leur indépendance de facto. Ils recevaient avec respect les ordres du sultan mais se gardaient bien de les exécuter, écornaient ou s’abstenaient même 94

C.F. Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, op.cit., p. 96 – 98.

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souvent de payer le tribut. La Porte se contentait de fomenter des divisions intestines pour empêcher qu’un parti ne prenne le dessus ou même de rétablir l’ordre intérieur. Et c’est le peuple qui pâtissait de cette instabilité chronique. Pour s’assurer de la régularité des entrées, les Turcs avaient créé au 16e siècle le système de l’iltizam (fermage) afin de faire entrer les impôts fonciers (mîri) par le biais de concessionnaires fiscaux. Ceux-ci recevaient en guise de salaire l’usufruit d’une portion du domaine public. Avec le temps, ils en devinrent les propriétaires et le produit des redevances payées par les paysans fut multiplié par quatre ! Si l’empire était fermement tenu par le sultan, les marches éloignées du pouvoir, telle que l’Égypte, tendaient à s’émanciper, à mesure que le pouvoir central se désagrégeait. Les seigneurs de guerre et les pirates en profitaient alors pour opérer des rafles, arracher des individus à leurs foyers et les vendre sur les marchés d’Istanbul, de Damas, d’Alexandrie ou du Caire. La conquête turque de l’Égypte (1517) ne changea rien à cet état de chose, ainsi que nous le disions plus haut. Après la conquête ottomane de l’Égypte, Turcs et Mamelouks, alors maîtres du pays, formèrent une classe sociale distincte de la population locale. Ils se trouvaient de fait proches de par leurs racines – l’Asie centrale – mais également par la langue et la mentalité. Ils étaient ensemble maîtres de l’Égypte. Pour leur part, Turcs et Mamelouks s’efforcèrent de conserver leurs origines pures de tout sang étranger et n’essayèrent jamais de se rapprocher des Égyptiens, et ce pour la bonne raison qu’ils étaient persuadés de former une caste de conquérants et vivaient pour la gloire des armes. Ils tenaient par-dessus tout à se distinguer des peuples soumis. C’est aussi pour cela qu’ils s’attribuaient, le plus souvent, des noms turcs. Ils parlaient également entre eux un dialecte turc, point pour n’être pas compris de la population mais tout simplement parce que les premières générations de Mamelouks ne se donnèrent jamais la peine 125

d’apprendre l’arabe. Dans cette même optique, les Mamelouks épousaient soit des femmes de leur ethnie, soit les esclaves ou même les filles d’autres Mamelouks, mais ne mélangeaient jamais leur sang à celui des autochtones. Seuls les riches Turcs et les Mamelouks, ou presque, possédaient des esclaves blancs – hommes et femmes – non seulement pour des raisons de service et de prestige, mais aussi pour un motif singulier que rapporte E. W. Lane95. Les Égyptiennes se révélaient plus prolifiques par comparaison avec les femmes d’autres contrées. Ces dernières en avaient beaucoup moins et restaient souvent sans enfants. Aucune explication satisfaisante n’était avancée à propos de cette relative stérilité. On notait également que les enfants de mère étrangère et de père turc ou mamelouk arrivaient rarement à l’âge adulte, et ce même si la mère était égyptienne, ajoute Lane. C’est pourquoi les Mamelouks émancipés adoptaient d’ordinaire des adolescents acquis sur les marchés du Caire ou d’Istanbul. Les mœurs dépravées96 des militaires-esclaves, les mariages (ou relations) multiples et les jalousies féminines rendaient toute descendance aléatoire. Il ne restait plus que l’adoption ou l’achat toujours incertain quant aux qualités de l’individu. Relevons encore que les femmes esclaves avaient un taux de fertilité moindre que la population libre. Y avaitt-il des causes physiologiques à cela ou était-ce une anomalie héréditaire ? Les Ottomans n’avaient plus les moyens d’entrer en guerre contre les Mamelouks, disions-nous plus haut. Pour les responsables de l’Égypte, comme pour leurs administrés, E.W. Lane, Manners and Customs of the Modern Egyptians, London, 1895, et reprise dans l’édition de 1978, p. 160. Rappelons que la première édition date de 1836. 96 Les mœurs contre nature pratiquées par les Mamelouks contaminèrent aussi les gens du Caire. Il faut dire aussi que le jeune Mamelouk recevait ses premières leçons de pédérastie de son maître d’arme, ainsi que le rapporte Volney dans son Voyage en Syrie et en Égypte, op.cit., p. 99. 95

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l’avenir paraissait encore plus sombre que le présent et tout espoir de changement restait vain. Nous avons rapidement exposé la conquête de l’Égypte par les Turcs. Il faut dire que l’émergence de l’Empire ottoman et son extension en Méditerranée puis sur tout le Proche-Orient ne changèrent rien à l’esclavage, sauf que les captifs étaient dirigés, en priorité, vers Istanbul ou Izmir. C’est pourquoi on retouvait un grand nombre de ces infortunés dans le Levant, les hommes dans l’armée et les femmes au service des familles. Le prélèvement d’esclaves blancs islamisés continua à se faire comme auparavant, en Europe sur les rives de la mer Noire et dans les vallées reculées du Caucase, qui restaient les principales régions pourvoyeuses en « cheptel » humain. Quelques années auparavant arriva un apport très important de gens de race blanche – hommes, femmes et enfants – sur le marché turc97 et qui eut une incidence sur les transactions en Égypte. Voici, dans ses grandes lignes, le récit de cette affaire peu connue de l’Histoire. En 1862, les Circassiens furent attirés en Turquie par les promesses du sultan Abdul Aziz. Ils affluèrent donc au nombre de 400.000 dans le pays, alors que les autorités avaient compté sur une lente immigration. Ces gens ne trouvèrent alors qu’une hospitalité méfiante et mal organisée. Beaucoup périrent d’affections diverses et de malnutrition. Les quelque 22.000 cantonnés autour de Batoum, par exemple, tombèrent à 7.000, et les 30.000 près de Samsoun à 18.000 ! Les adultes mouraient par milliers et leurs enfants devinrent les sujets d’un agiotage effréné. Les harems regorgèrent de fillettes de 10 à 14 ans valant de 4.000 à 6.000 francs et que l’on bradait Voir à ce sujet l’ouvrage de E.F. Berlioux : La traite orientale, histoire des chasses à l’homme organisées en Afrique depuis quinze ans pour les marchés d’Orient (Lyon, P. Guillaumin, 1870) et le compte rendu de ce livre par G. Lejean sous le titre de « La traite des esclaves en Égypte et en Turquie » dans La Revue des Deux Mondes, 15 août 1870, p. 895 et passim.

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pour le quart et même le huitième de la somme demandée. L’excédent (important !) était envoyé en Syrie et en Égypte. L’institution des Mamelouks portait sa propre logique et sa dynamique. Ceux qui se trouvaient inféodés au système avaient en commun la peur, le respect et la fierté. Ensemble, ils étaient forts. C’était une structure inventée par l’islam, plus ou moins reprise à la garde prétorienne des empereurs romains et byzantins. Elle s’avérait une institution flexible, une combinaison de vieilles traditions moyenâgeuses et de religion. On enlevait des adolescents en dehors des frontières de l’islam pour en faire des militaires. Il fallait être riche ou puissant, plutôt les deux, pour en former des cohortes. Si les Abbassides en avaient fait leur garde prétorienne, ils ne furent pas longs à la transformer en armée et c’était là une nouveauté. Le Coran, la Sharia et les Mamelouks furent parmi les grands apports au monde de la civilisation musulmane. Persistant, à la fin du 18e siècle encore, à mettre l’Égypte en coupes réglées, ils se refusaient de surcroît à toute idée d’évolution. Défaits pourtant par les Turcs en 1517, les Mamelouks n’en conservèrent pas moins la haute main sur l’Égypte. Cette mutation ne changea guère la situation désastreuse des Égyptiens. Les séditions se succédèrent en 1604, 1609 et 1644, puis en 1697 et 1703, et des troubles éclatèrent entre le Pacha représentant du Sultan et les Mamelouks. Plus tard, en 1720, Turcs et milices locales s’affrontèrent en une suite de conflits sporadiques et sanglants qui ne se terminèrent que vers 1743. Le chef des Mamelouks, Ibrahim Bey, prit la tête du gouvernement en 1747, fit cesser les heurts et rétablit une certaine prospérité dans le pays, mais pour peu de temps. Lui succéda alors au pouvoir Ali Bey. Ce chef permit au pays de connaître des moments de gloire et d’expansion jusqu’en Syrie. Un lieutenant d’Ali Bey, Mohamed Abul-Dahab, occupa Damas en 1771. Une mésentente surgit bientôt entre les deux hommes et Ali Bey succomba en 1772. Alors seul 128

gouverneur, Abul-Dahab fit allégeance au sultan et lui envoya le tribut, gage de sa bonne volonté, tout en gardant sa liberté de manœuvre. Au cours d’une campagne en Syrie, entreprise à la demande du sultan, Abul-Dahab fut tué lors d’un accrochage. Le pouvoir passa ensuite aux mains d’un diumvirat : Ibrahim Bey et Murad Bey. La période s’étendant de 1783 à 1785 fut une ère d’affrontements violents entre les deux adversaires, chacun voulant atteindre un pouvoir sans partage. La gabegie qui sévissait dans l’administration continua à enfoncer le pays dans un marasme chronique. Accablés, les habitants du Caire se révoltèrent contre eux, sans succès. Avec toutes ces guerres et ces luttes intestines qui déchiraient le pays depuis des siècles, quel était finalement le nombre des Mamelouks en Égypte, à la veille de l’Expédition française ? Selon les voyageurs de l’époque et C.F. Volney98 en particulier, ils formaient une force armée de quelque 18.000 hommes. Ce rassemblement se décomposait de la façon suivante : un bataillon qui avait pour chef Ibrahim Bey, un des capitaines les plus riches et les plus prestigieux, se montait à 600 Mamelouks ; Murad en possédait 400 ; les autres beys – une vingtaine – avaient entre 50 et 200 cavaliers chacun. On comptait alors plus ou moins sur un nombre de Mamelouks dits vagues, parce que stipendiés et par là même incontrôlables. Enfin, il y avait des Serradji ou domestiques à cheval, qui se révélaient bons serviteurs, certes, mais personne ne pouvait s’assurer de leur loyauté. Ainsi, les Mamelouks blessés au cours d’un conflit étaient-ils souvent assommés par leurs propres serviteurs qui s’emparaient alors de l’or et des armes que tout maître portait sur lui dans les combats99. Il existait bien une infanterie mais dont le dévouement restait problématique. Ces troupes disparates, sans idéal, sans discipline, sans 98 99

Voir C.F. Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, op.cit., vol. I. Id., p. 151-152.

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formation suffisante et sans stratégie, ne pouvaient résister longtemps à des armées modernes et aguerries. Comment disparurent les Mamelouks ? Vaincus d’abord par Bonaparte100, au début de l’expédition d’Égypte (17981801), ils furent massacrés, du moins leurs dirigeants, le 1er mars 1811. Mohamed-Ali, leur ayant tendu un piège, anéantit d’une façon définitive leur tyranie en Égypte101. Quant aux Mamelouks rescapés du carnage, ils furent incorporés aux bataillons de Mohamed-Ali : les plus jeunes dans l’armée du vice-roi et les plus âgés mis d’office à la retraite. Une toute petite partie parvint à se réfugier au Soudan, que les forces turco-égyptiennes allaient bientôt envahir (1820). La traite, cependant, n’en continua pas moins, puisque le vice-roi mit sur pied de nouveaux bataillons d’esclaves noirs. Ce fut un échec, car ceux-ci moururent d’asthénie et de tuberculose, dues à un climat auquel ils n’étaient pas habitués. Sous la pression des États européens, l’asservissement disparut de l’Empire ottoman par étapes. D’abord, un firman daté du 13 février 1841 interdit l’eunuchisme, décret qui fut envoyé à tous les gouverneurs de provinces. Un peu plus tard, en 1854, la Porte promulgua un nouveau firman par lequel elle condamnait la vente de Circassiens et adhérait au principe de l’abolition de l’esclavage. Le Sultan fit remettre un firman en ce sens à Mohamed-Saïd, pacha alors à la tête de l’Égypte. Ce dernier signa une convention qu’il n’avait guère l’intention d’appliquer. Et tout continua comme s’il n’y avait pas eu d’ordonnance abolissant la traite. Enfin, le sultan interdit le trafic d’êtres humains par le firman de 1876, Il ne faut pas oublier qu’à la fin de l’expédition d’Égypte, un certain nombre de soldats français désertèrent, préférant rester en Égypte au service d’Elfy Bey puis de Mohamed-Ali. On les nommait les « Mamelouks français ». (J.-M. Carré, Voyageurs et écrivains français en Égypte, Le Caire, I.F.A.O., 1932.) 101 En Turquie, le sultan Mahmoud II, de son côté, fatigué de ses bataillons de Janissaires en révolte contre lui et qui se refusaient à toute modernisation, les fit massacrer en 1826 – 4.000 tués ! 100

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adressé aux différentes régions du Proche-Orient qu’il dominait alors. Afin de se conformer aux directives de son suzerain, le khédive Ismaïl d’Égypte proclama, à son tour, l’abolition de l’esclavage en 1877. Voulant montrer sa bonne volonté, le monarque déclarait à cette occasion : « J’ai fait prendre des mesures si efficaces qu’aujourd’hui la traite faite par mes sujets a complètement disparu du Nil ; il ne reste au Soudan d’autres négriers que des Européens qui, abrités derrière les Capitulations mettent à néant mes efforts et ma bonne volonté »102. Il ne disait évidemment rien des esclaves blancs. Il fallut attendre encore bien des années pour que cette ordonnance devienne effective. Les eunuques blancs Blancs ou noirs, les eunuques étaient souvent mêlés de près aux affaires internes du palais ou de la maison qui les employait. Cela pouvait aussi les inciter à la délation afin de grandir dans l’estime du maître. Chaque eunuque faisait partie d’un dispositif de contrôle réciproque, eux qui surveillaient les femmes. Il suffisait d’un doute ou d’une jalousie pour qu’il soit éloigné de ce lieu éminément protégé ou même tué. Si l’islam tient la castration pour abominable, il en acquiert cependant à l’étranger pour maintenir la paix au sein des harems. Pourtant, l’eunuque déplaît à la Divinité ainsi qu’aux hommes. C’est un être dévalué qui se place entre la femme et l’enfant, avance Al-Jahiz. À propos des eunuques blancs, on en connaissait déjà à l’époque byzantine. La castration s’opérait alors par des gens d’Europe centrale, rappelons-le. « J’ai rapidement esquissé ici même les diverses phases historiques de la traite contemporaine en Égypte et montré le commerce des noirs monopolisé par le vice-roi, puis devenant libre et prenant, grâce à l’avidité d’une vingtaine de traitants européens établis dans la capitale de la Nubie, à Khartoum, une activité qu’il n’avait jamais eue entre les mains routinières des indigènes » (G. Lejean, « La traite des esclaves en Égypte et en Turquie » in Revue des Deux Mondes, 1870, p. 896).

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Après l’extension de l’empire musulman, qui défendait la castration, celle-ci se faisait donc hors des frontières. Cette affreuse mutilation fut interdite par un firman émanant du sultan Mahmoud II103 et envoyé à son représentant en Égypte, le vice-roi Mohamed-Ali, comme nous l’avons exposé plus haut. Rappelons au passage que l’Égypte avait annexé, à l’époque, une grande partie du Soudan d’où étaient tirés les esclaves noirs et les eunuques. Cette disposition se révéla peu efficace puisqu’au début du 20e siècle, le Dr Onofrio Abbate en débattait encore104. Comme seule une riche minorité pouvait se procurer des eunuques, il y en avait toujours sur les marchés, car ils constituaient des ventes sûres et d’un bon rapport. Ils étaient alors directement présentés dans les maisons qui en commandaient. Il faut également dire ici qu’en son absence, le maître n’avait nul autre à qui confier son harem qu’à ces sous-hommes. Encore sa confiance n’était-elle pas entière en ses esclaves qui pouvaient se laisser corrompre. Le Dr Abbate a également « remarqué un grand nombre de maladies de la matrice et des annexes résultant du contact intime de mutilés avec des personnes de l’autre sexe ».105 De ce fait, le possesseur d’un harem de quelque importance s’éloignait rarement de chez lui. En Orient, cependant, l’état d’eunuque ne l’empêchait pas de s’élever dans la hiérarchie et même d’arriver au sommet, les exemples sont nombreux. Mieux encore, certains eunuques enrichis s’offraient un harem quand leur état le permettait ! Il est toutefois remarquable qu’eunuques blancs et noirs des grands harems vivaient séparément avec leurs chefs 103 Un précédent peu connu est celui qu’adressa le sultan Mahmoud II à son grand vizir daté de 1839 (1256 H) par lequel il donnait ordre « d’empêcher et de réprimer à l’avenir l’eunuchisme ». (D. Zambaco, Les eunuques d’aujourd’hui et ceux de jadis, Paris, Masson & Cie, 1911, p. 40.) C’est peut-être celui qui a été envoyé en 1841 aux divers gouverneurs. 104 O. Abbate pacha, Ægypiaca, Le Caire, F. Volta, 1909. 105 Id., p. 107.

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respectifs et que leur commun malheur ne les avait jamais rapprochés. Estimation du nombre des esclaves Si l’on a aujourd’hui quelques idées à propos de l’esclavage, c’est que l’on est arrivé à évaluer le nombre des captifs tout en restant dans l’hypothétique. Au début du 11e siècle, alors que le commerce transsaharien était florissant, on estime que les caravanes avaient déplacé 8.700 Noirs vers des lieux de servitude ; au 16e siècle environ 5.500 ; au 17e siècle de 7.100 à 7.200. Au début du 18e siècle il en venait de 3 à 4.000, mais vers la fin du siècle de 5 à 6.000. Au cours de l’expédition d’Égypte, on ne vendit au Caire pas plus de 1.200 Nègres. Au cours des trois ans de l’occupation française, il n’y eut que quatre caravanes peu considérables106, malgré les demandes pressantes de Bonaparte en Nègres. Autrefois, précisons-le, chaque caravane amenait quelque 1.000 à 1.500 captifs annuellement. Les Mamelouks, chassés par le général et réfugiés au Soudan, avaient alors imposé de nouvelles taxes sur le commerce des esclaves en chemin pour l’Égypte, ce qui obligea les négriers à chercher d’autres débouchés moins coûteux. Le trafic normal reprit son cours après le départ de l’expédition d’Égypte. J.L. Burckhardt, qui se rendit au Sennaar en 1814, rapporte que 5.000 esclaves étaient offerts chaque année à la vente. Il pensait également qu’en Égypte, l’ensemble des esclaves se montait à 40.000. Au 19e siècle, l’afflux des esclaves vers l’Égypte s’accrut de nouveau, en raison de l’extension de l’Empire égyptien jusqu’aux régions équatoriales de l’Afrique. En 1837, A. Holroyd, médecin qui voyagea au Sennaar et au Kordofan, écrit que l’Égypte tirait de 7 à 8.000 esclaves par an dont la moitié était acquise par et pour l’armée. Du Sennaar particulièrement, arrivaient en Égypte entre 200 et 500 Noirs. J. 106

M.J. Lapanouse, Mémoires sur l’Égypte, op.cit., p. 136-137.

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Bowring (1837-1838) estime que le nombre d’esclaves importés du Kordofan se montait à quelque 10 à 12.000 personnes. Il arrive qu’une seule caravane conduise 2.820 esclaves à Assiout (Haute-Égypte), mais d’ordinaire de 4 à 5.000 par an, plus des petits groupes quotidiennement. Les captifs n’ayant pas trouvé d’acquéreur au Caire poursuivaient leur route, plus loin, vers Istanbul. Il faut se souvenir également que les potentats, les négriers et leurs aides gardaient le tiers ou même la moitié des rafles. Une partie était réservée à l’agriculture et à la reproduction. La conquête égyptienne du Soudan au 19e siècle ne fut pas, à ce que l’on avait cru, une promenade de santé. Les distances, le climat, les maladies, les séditions bien plus que les combats, avaient causé la mort de nombreux hommes dans les rangs des envahisseurs. Le meurtre en 1822 d’Ismaïl Kamil pacha (fils de Mohammed-Ali), chef de l’expédition, provoqua une terrible vengeance. Son beau-frère Mohamed bey El-Defterdar brûla et pilla toutes les villes sur le Nil depuis Berber jusqu’à Sennaar. Rappelé au Caire en 1824, il abandonna sa conquête, traumatisée sans doute par la mort ou la mise en esclavage de plus de 50.000 Soudanais !107 Il fallut cependant attendre jusqu’en 1840 pour permettre à cette région de retrouver un nouvel équilibre. On en tirait alors du grain, du bétail, des chameaux mais surtout de la gomme (du Kordofan) et des esclaves. Vers 1838, le nombre de captifs envoyés en Égypte se montait à quelque 24.000, selon E. F. Berlioux108. Ils venaient surtout des frontières éthiopiennes et des monts Nouba, au sud du Kordofan. 107 En 1814, J.L. Burkhardt – voyageur et orientaliste suisse – rapporte que chaque année il se vendait à Shandy 50.000 Nègres et il évaluait l’ensemble des esclaves destinés à l’Égypte à 40.000. En 1837, Arthur Holroyd estime le nombre de captifs emmenés en Égypte à 7.000 ou 8.000 individus. Ces chiffres nous semblent bien au-dessous de la réalité. 108 E.F. Berlioux, La traite orientale, op.cit. Ce n’était que les trois cinquièmes de quelque 40.000 esclaves que l’on arrachait annuellement

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En 1840 également, le capitaine turc Sélim Qubudan parvint à découvrir un chenal à travers l’immensité du Sedd et remonta le Bahr el-Djebel jusqu’à Ghondokro, après une navigation de 1.600 kilomètres au sud de Khartoum. Cette nouvelle route fut bientôt empruntée par un certain nombre de commerçants. L’ivoire était alors une matière première irremplaçable en Occident pour les boules de billard, les manches de couteaux, les peignes, etc. Mais les quantités d’ivoire diminuaient en raison d’une chasse intensive des éléphants. Il fallut trouver d’autres lieux et d’autres produits, c’est pourquoi les aventuriers se lancèrent dans l’exploitation systématique du bassin du Bahr el-Ghazal. Mais au lieu de pratiquer un troc pacifique avec les populations locales, ils employèrent la manière forte en razziant les hommes et les animaux. Ils installèrent également des camps retranchés (zéribas) qui servaient de bases à leurs incursions. Pour financer ces entreprises, des sociétés commerciales s’étaient fondées près de Khartoum. Chaque chef avait ses militaires, ses agents et ses zéribas. Son wakïl ou homme de confiance commandait les soldats et les gardiens. C’est à eux que revenait d’ouvrir de nouvelles voies dans les territoires inconnus. Ils recevaient 6 livres par mois pour leur travail. Cette somme leur était versée en nature : vêtements, bétail, esclaves ou produits à revendre. À la fin des chasses aux éléphants ou aux esclaves, ils avaient droit au tiers des bénéfices. À Kilwa, selon les chiffres officiels de la douane, on notait le passage de 18.500 esclaves en 1862 et de 22.000 en 1866. Dans ce décompte, on ignore toujours combien la contrebande aurait fait passer de captifs. Selon certaines sources, elle se monterait à quelque 37.000 individus. Les estimations en pertes de vies humaines, déjà très controversées parmi les grands explorateurs, seraient de l’ordre d’un demi-million d’individus. G. Schweinfurth, qui parcourut la région entre 1868 et 1871, insistait dans ses mémoires109 sur le dépeuplement de certains d’Afrique. Ces chiffres, et nous le soulignons, ne sont que des estimations. 109 G. Schweinfurth, Au cœur de l’Afrique, Paris, Hachette, 1875.

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cantons. Il estimait que ces contrées avaient perdu quelque 60.000 habitants en une quinzaine d’années. Comme les quantités d’ivoire diminuaient, les pillards se rattrapèrent sur la vente d’esclaves. Si l’on veut se faire une idée des quantités d’esclaves transportés d’Afrique aux 18e et 19e siècles qui nous intéressent, il suffirait, pense-t-on, de feuilleter les données fournies par les consulats, encore que celles-ci ne datent que des dernières décennies du 19e siècle. Ces chiffres sont cependant loin d’être fiables. Ainsi, pour la Libye et l’Égypte, des estimations avancées par des gens de bonne foi, consuls et voyageurs, ou même des chiffres fournis par les services du gouvernement égyptien, ne peuvent donner satisfaction. En ce qui concerne la traite orientale – la corne de l’Afrique et les côtes de l’océan Indien – une évaluation quantitative demeure plus qu’incertaine. Or, on sait que les marchands yéménites et du golfe Persique avaient fait du transport d’esclaves africains un commerce prospère dès le Moyen Âge et qui ne connut guère de ralentissement malgré le développement de la traite entre l’Afrique occidentale et l’Amérique. Dans la région du bassin du Nil, au 18e siècle, la situation était en pleine évolution. Ainsi l’Égypte recevait-elle chaque année environ 5 à 6.000 captifs du Darfour, 1.500 du Sennaar (Soudan occidental) et quelques centaines du Fezzan (Libye). La moitié trouvait preneurs au Caire, le reste était exporté vers la Turquie et le Proche-Orient. Autour des années 1820-1840, étaient déportés vers l’Égypte quelque 10 à 20.000 captifs. Puis le nombre d’esclaves présentés à la vente décroissa. Il fit, à nouveau, un bond pendant la guerre de Sécession aux États-Unis, qui stimula tout ensemble la production de coton110 égyptien et le besoin d’esclaves, mais retomba par la suite au retour de la paix et de la reconquête des marchés par les Américains. L’Égypte recevait

110 Voir G. Lejean, « Razzias », in Revue des Deux Mondes, Paris, 15 février 1862, p. 200-201.

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de l’Afrique centrale et de la Libye 1.800 esclaves par an, en moyenne, vers 1870111. À propos de l’est africain, il faut distinguer la traite européenne, qui sévissait au sud du cap Delgado sur la côte du Mozambique, de la traite arabe, qui allait de Zanzibar à Kilwa. La première, minime jusqu’à la fin du 18e siècle, augmenta sensiblement durant la première moitié du 19e siècle pour décroître rapidement ensuite. Entre-temps, la France avait aboli l’esclavage dans ses colonies (1848). La traite, cependant, se poursuivait et la majorité des esclaves achetés à Ibo, Delgado ou Quelimane étaient envoyés soit à Cuba soit à Zanzibar. En ce qui concerne l’Égypte, la plus grande extension de l’esclavage se plaça au cours des années 1860 au moment de la guerre civile aux États-Unis. Le coton, vieille culture nilotique, se vit soudain stimulé par cette guerre et remplaça, de ce fait, les productions du Mississipi, de l’Alabama et de la Géorgie. Les bénéfices spéculatifs importants suivirent un mouvement de hausse. Les fellahs enrichis achetèrent des cultures, des maisons, des esclaves. Les diplomates anglais estimèrent que le nombre d’esclaves acquis au cours de cette période en Égypte se montait à quelque 25 à 35.000 individus, dont une moitié arrivait par la mer Rouge, l’autre par voie de terre ou par le Nil. Quand la conjoncture baissa, ils n’étaient plus que 4.000 à venir en Égypte sous la conduite de leurs négriers. Il n’existe actuellement pas de chiffres exacts en ce qui concerne la traite. On ne dispose que d’estimations. Ainsi, pour le trafic annuel d’esclaves dans l’océan Indien au 19e siècle (Zanzibar, monde arabe, Perse), celles-ci sont comprises entre 8.000 et 15.000 individus, en fourchette basse, et 10.000 et 20.000, en fourchette haute, selon les plus récentes

Combien d’esclaves au Caire ? Selon une estimation faite par les voyageurs de l’époque, leur nombre varierait entre 1.200 et 1.500 individus. 111

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recherches112. Ajoutons que les auteurs sont rarement d’accord sur les chiffres avancés, car ils se fondent sur des modes de calcul différents. Pour ce qui est de la traite en Afrique orientale, l’histoire quantitative ne débute que fin 1970, c’est-à-dire une douzaine d’années après les premières recherches sur la traite atlantique. Comme nous l’avons fait remarquer, il existe peu de données statistiques et l’on se base, aujourd’hui encore, sur une critique des sources de seconde main. Avec le temps, cependant, les estimations s’affinent. Si l’on comptait 7.400.000 déportés à travers le Sahara entre le 7e et le début du 20e siècle, il ne faut pas se dissimuler, au bas mot, les 1.565.000 morts au cours du voyage et les 372.000 vendus dans les oasis. Dans les régions voisines de la mer Rouge passèrent donc quelque 8.000.000 de captifs. Durant cette très longue période - treize siècles - la traite ne fut jamais interrompue et vit le déplacement de millions d’esclaves ! À propos de la traite au 19e siècle, nous insistons en particulier sur trois événements concomitants, sans rapport pourtant les uns avec les autres : le djihad113, qui devint une mode dans les zones d’accès difficile, les grandes plantations de clous de girofle de Zanzibar, qui demandaient un personnel Voir E.B. Martin & T.C.I. Ryan, « Quantitative Assessment of the Arab Slave Trade of East Africa, 1770-1896 », in Kenya Historical Review 5, I (1977), p. 71-91. Notons ici que les négriers connaissaient parfaitement ces routes, mais jamais ils ne s’intéressèrent à l’aspect culturel de leurs découvertes et ne dressèrent pas non plus de cartes de ces régions, sans doute par crainte de la concurrence. S’ils tenaient des livres de comptes, ils n’avaient sûrement pas la rigueur de ceux des armateurs de l’Occident. Mais ce furent ces mêmes hommes qui montrèrent souvent le chemin des Grands Lacs et des sources du Nil aux explorateurs, avec une évidente mauvaise volonté, cela va de soi. Ils savaient pourtant que les voyageurs n’étaient pas des rivaux, mais se méfiaient de leurs projets. 113 Chasse à l’homme pratiquée par les négriers sous couvert de religion – conversion des indigènes à l’islam – en Afrique centrale et orientale ou même plus loin. 112

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nombreux car tout le travail se faisait à la main, et enfin les guerres intestines de l’Afrique occidentale, qui déplaçaient des populations fragiles et apeurées. Il ne restait plus aux négriers qu’à les capturer... Certains auteurs prétendent qu’il n’y aurait pas eu de dépeuplement à l’échelle du continent mais plutôt d’importants écarts entre les régions ayant souffert de la traite et des sociétés qui se seraient renforcées en la pratiquant, ce qui aurait accentué le déséquilibre entre les territoires (on ne peut pas parler ici de pays ni de nation) mais aussi entre les sexes. L’extension de la polygamie aurait été l’une de ces implications. L’on sait depuis longtemps d’ailleurs que la polygamie était déjà pratiquée dans les anciennes sociétés africaines, tout comme plus tard dans les communautés musulmanes. Plutôt que de parler de continent, ne vaudrait-il pas mieux, alors, réfléchir au niveau local ou régional ? Il est vrai également que l’on a encore peu étudié les relations entre la traite et le monde musulman. Deux mythes sont cependant à écarter dès l’abord, celui de faire de la traite orientale un esclavage « doux », et ensuite le considérer comme un trafic mineur destiné uniquement à peupler les harems de concubines, de servantes et d’eunuques. Nul ne peut dire, cependant, si l’esclavage sexuel est moins pénible qu’un autre. Nous développerons ailleurs les multiples tâches confiées aux esclaves mâles : dans l’irrigation, l’agriculture, le bâtiment et les mines. C’est sans doute ce qui a permis au monde musulman d’éviter les crises de maind’œuvre, car sitôt qu’un besoin se faisait sentir dans une région, la traite pouvait y répondre sans tarder. Chaque secteur pouvait donc se développer à son rythme. Toutefois, comme dans toute recherche historique, répondre à une question revient souvent à ouvrir la voie à de nouvelles interrogations. ۞

III ITINÉRAIRES – MARCHÉS – VALEUR DES ESCLAVES

Les itinéraires en Afrique orientale

L

es esclaves existeront tant qu’il y aura un marché demandeur, comme pour n’importe quel autre produit, interdit ou non. Il est difficile, en Afrique, de fixer avec précision les territoires des tribus pastorales en continuelle transhumance, d’autant qu’au cours de l’Histoire, nombre de ces groupements humains se déplacèrent vers d’autres régions, soit volontairement soit contraints par la sécheresse ou la crainte des razzias. De plus, les connaissances géographiques certaines de la région sont récentes : elles ne datent que de la seconde moitié du 19e siècle ! Il est donc malaisé de préciser les origines de telle ou telle tribu installée dans une région donnée, d’autant que le métissage entre les diverses ethnies s’est révélé souvent ancien114, comme nous y avons déjà fait allusion. Il est bon de préciser que l’aire géographique d’où les trafiquants tiraient leurs esclaves noirs s’étendait grosso modo du littoral de la mer Rouge à l’est à la région des Grands 114 R. Cornevin, Histoire de l’Afrique, Paris, Payot, 1976, t. II, p. 193 et passim.

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Lacs à l’ouest, et du Soudan au nord aux contreforts de l’Éthiopie au sud. Ces vastes zones formées de buissons serrés et d’arbres isolés propices à l’élevage abritaient des populations clairsemées. Par ailleurs, les côtes de Somalie et d’Érythrée (entre Mogadiscio et Sofala) offraient des criques et des refuges nombreux qui permettaient l’expédition discrète des mulets, selon la terminologie arabe en usage à l’époque et relative aux envois d’esclaves vers le Proche, le Moyen-Orient et même au-delà. À l’époque qui nous intéresse, il s’agit moins de nations que de tribus. Les royaumes éphémères établis par quelques audacieux conquérants africains n’arrivèrent jamais à garantir efficacement la protection des tribus vassales. En fait, les monarques se contentaient de piller les richesses du vaincu, laissant la porte ouverte à d’autres exactions dont la plus grave fut de réduire en esclavage les forces vives des populations conquises. Les incursions répétées opérées sur les nomades poussant devant eux des troupeaux vers des points d’eau et des pâturages laissaient les ethnies errantes dans une faiblesse telle qu’elles devenaient des proies faciles pour les négriers déterminés et munis d’armes à feu. Par ailleurs, dans les relations que les tribus entretenaient entre elles, prévalait la méfiance, sinon la haine, souvent depuis des temps anciens. Elles ne se privaient pas non plus, à l’occasion, d’aider les négriers à se livrer à leur ignoble trafic, ou, tout au moins, les laissaient librement traverser leur territoire... moyennant dédommagements, bien entendu. Plutôt que de les affronter, les trafiquants préféraient monter les tribus les unes contre les autres et tirer ensuite parti de leurs dissensions. Ils adoptèrent également une autre tactique : faire de leurs adversaires des agents inconscients de leur dépopulation. Ainsi, dans certains royaumes, on créa un impôt sur les enfants. En cas de non-paiement, les enfants étaient saisis et vendus. Un soupçon de conspiration ou de trahison était puni de la même manière. De telles aubaines permettaient aux marchands d’emmener leurs jeunes 142

prisonniers aux marchés de Fardassi ou Rogué en pays Galla, ou à Basso dans la province de Godjam, au sud de l’Abyssinie. Certains même étaient vendus à Khartoum ! Considérés comme butins de guerre, les esclaves noirs, souvent animistes, devinrent très tôt l’objet d’un trafic lucratif, avec l’assentiment tacite des religions et appuyé ici par l’islam. Bientôt, la guerre n’était plus qu’un prétexte pour arracher de force à leurs foyers des êtres humains, enjeux d’un fructueux négoce. Et les razzias étaient alors considérées comme le moyen le plus habituel pour s’emparer d’individus en excitant les tribus les unes contre les autres, en particulier les musulmanes contres les animistes. Ces dernières étaient désignées du nom générique de Caffres115 ou êtres méprisables. Aux nouveaux captifs, les négriers imposaient une religion, l’islam, puis on les réduisait en esclavage pour les vendre sur les marchés des villes côtières116 ou les embarquer sur des bateaux en partance pour l’Arabie et le golfe Persique. D’autres, en longs cortèges, liés les uns aux autres, s’en allaient à pied vers le nord du continent. Avant d’en parler en détail, il nous faut remonter aux premières rencontres des autochtones habitant l’Afrique orientale avec les Portugais. Ceux-ci venaient de découvrir une nouvelle route maritime reliant l’Europe à l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance, au début du 15e siècle. Le commerce entre les deux continents s’intensifia, surtout en ce qui concerne les épices, l’ivoire et le sucre. Ces nouveaux conquérants prirent pied sur le sol africain et y établirent des comptoirs, le long de la côte orientale de l’Afrique. De l’arabe kafer : impie, païen, infidèle. Voici, extrait d’une lettre de R. Burton, quelques lignes éloquentes à propos de l’esclavage en Afrique orientale : « les Souahilis ravagent la contrée, et nous voyons justement défiler un de leurs convois qui se dirige vers la côte avec cent têtes de bétail, une cinquantaine de chêvres et autant d’esclaves enchaînés » in R. Burton et J. Speak, Aux sources du Nil (1857-1863), Paris, Phébus, 1988, p. 124. 115 116

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Au début du 18e siècle, les populations bantoues de la région du lac Victoria se déplacèrent vers le sud de la Tanzanie et les premières relations furent nouées avec les gens de la côte. En 1730, les Arabes d’Oman rejetèrent à la mer les derniers Portugais de Zanzibar et l’île redevint arabe. Les villes-États reprirent alors la traite, qui rapportait énormément aux Arabes et aux Asiates. Pourtant, relate un voyageur, il est moins cher de se procurer ici un esclave qu’une chèvre... Zanzibar dominant la côte, les Arabes commencèrent à organiser le commerce avec l’Afrique intérieure. Les planteurs anglais de l’Inde occidentale – bons clients – emmenèrent en Angleterre des esclaves noirs, qui, après un moment de curiosité, provoquèrent une vive opposition à cette forme honteuse de servitude. C’est surtout au cours du 19e siècle que s’intensifia la traite en Afrique orientale et que les expéditions venues de l’extérieur se multiplièrent. Les trafiquants avaient-ils pressenti que leur industrie était menacée d’interdiction, après les décrets de la Porte en 1841 ? Un premier faisceau de pistes partait du lac Nyassa pour rejoindre Kilwa et les autres ports au sud des villes swahilis. Le second allait du lac Tanganyika vers Zanzibar et la côte centrale. Le dernier, enfin, plus au nord, commençait des hauts plateaux pour aboutir à Mombassa. Les routes passaient souvent par des lieux où les autochtones étaient directement intéressés par le trafic des esclaves : les Yao, les Nyamwezi et les Kamba. Il faut ajouter que les habitants de ces cantons reculés vivaient dans l’anxiété des rapts, toujours possibles, perpétrés par leurs voisins. Si les routes caravanières commençaient en Éthiopie – chrétienne – ce sont les musulmans117 qui organisaient les colonnes de captifs et les dirigeaient vers les pays favorables

117 Dick Harrison, Slaveri : 1500 till 1800, Lund, Historiska Media, 2007, p. 470 et passim.

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à leur commerce, vers la mer Rouge et l’océan Indien, soit par voie de terre, en direction de l’Afrique septentrionale. Officiellement, depuis 1877, l’esclavage était aboli en Égypte, certes, mais un ensemble de chemins détournés et d’aires de repos formait un immense réseau très ancien qui s’étendait sur toute l’Afrique centrale et orientale, pour s’en tenir à la zone qui nous occupe. Voilà aussi l’image que le lecteur doit se faire des routes empruntées par la traite dans cette partie du continent. Trois grands ensembles de sentiers et une multitude de pistes reliaient l’Afrique intérieure à l’océan Indien, à la mer Rouge et au nord du continent, ainsi que de nombreuses voies secondaires terrestres et maritimes. En ce qui concerne l’Égypte, l’afflux de captifs se faisait par trois voies : du Darfour à Assiout, du Soudan oriental par le Nil, et enfin de Zanzibar vers Suez. Du Kordofan partait le chemin reliant Abou-Haraz à ElObeid et cette dernière ville à Khartoum par une piste rejoignant Berber et le port de Souakim. La route du Darfour depuis El-Obeid traversait le Dar Fertit, région peu peuplée ; un embranchement conduisait aux mines de cuivre de Hoffrat en-Nahhas. Du Darfour partaient également 12 à 15.000 esclaves que les négriers acheminaient en direction de l’Égypte. Voici la topographie sommaire des routes suivies par les caravanes qui partaient du Darfour. Elles se dirigeaient d’abord vers l’oasis de Selima, puis de là vers Assiout en Égypte ou à Dongola, selon ce qui avait été décidé par les commanditaires. Les caravanes qui quittaient le Sennaar se rendaient d’abord à Berber, puis de là à Esneh en HauteÉgypte, suivaient le Nil et arrivaient à Assiout, où une taxe leur était réclamée. Celle-ci réglée, les trafiquants étaient autorisés à poursuivre leur route vers Le Caire. Plus bas, nous verrons cela avec davantage de détails. Durant l’expédition d’Égypte (1798), D. Vivant Denon suivit les militaires commandés par Desaix qui devaient 145

rejeter les Mamelouks hors d’Égypte. Il profita de son séjour pour se rendre au Darfour et au Sennaar par Dongola, en 1798. Voici une relation lapidaire de son voyage, qui dura un peu plus d’un mois : « D’Assiout par le désert, on se dirige par le sud-ouest, 4 journées de marche pour atteindre Kharg-Elouah, forteresse, eau douce, gros village De Kharg-Elouah à Boulague, oasis De Boulague à El-Baactah, 1 journée de marche, eau saumâtre D’El-Baactah à Beris, ½ journée, gros village, eau assez bonne De Beris à El-Mekh, 2 heures, on s’approvisionne en eau car il n’y a plus que de l’eau salée le reste de la route De El-Mekh à Desir, 6 journées de marche De Desir à Selima, oasis, 3 journées de marche, eau salée mais buvable De Selima à Dongola, 4 journées de marche. On retrouve le Nil et de quoi refaire des provisions d’eau De Dongola vers l’ouest, 4 journées de marche pour arriver à ElGoya D’El-Goya à Zaghawi, 6 journées de marche, eau salée mais fraîche De Zaghawi à Darfour, 10 journées de marche, sans village et sans eau »

Il ajoute : « Si de Dongola on veut aller à Sennaar, il faut alors 17 journées de marche et du Sennaar au Darfour 12 journées pour la traversée d’est en ouest. »118

118 D. Vivant Denon, Voyage dans la Basse et Haute-Égypte, Paris, H. Gaugain & Cie éd., 1829, vol. II, p. 341. La prononciation et la graphie des noms étrangers sont sources de difficultés certaines dans la façon de les rendre en français. Nous avons donc privilégié la graphie originale. Il est évident que les noms de certains lieux ont pu changer ou que les localités ont disparu, néanmoins les points d’eau, les oasis plus particulièrement, n’ont pas changé.

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Comme la route que l’on emprunte dépend du chef de la caravane, celle-ci varie selon les circonstances et les décisions du guide. À part le Soudan, Mohamed-Ali voulut aussi conquérir l’Éthiopie, mais la résistance à laquelle se heurta l’armée du Pacha d’Égypte le dissuada d’aller de l’avant. Comme le terrain montagneux ne lui était pas favorable non plus, il renonça à son projet. Il poussa alors sa conquête à l’ouest de Bahr el-Ghazal. C’est là que la traite prit sa plus grande ampleur, au sud du Darfour, vers Dar Fertit, où les trafiquants étaient aussi attirés par les mines de cuivre de Hoffrat en-Nahhas. À partir de 1855 et avec la découverte récente d’un passage navigable à travers le Sedd, la traite s’étendit bientôt à toute la région et les négriers y établirent des bases. Mais il fallait aller toujours plus loin. Du Bahr elGhazal, en progressant suivant un axe nord-sud, on franchit la crête Congo-Nil et l’on entre dans le pays des Azandés dont la résistance aurait été menaçante s’ils n’étaient divisés. Les opérations avaient progressé jusqu’à Uellé, au nord-est du Zaïre, où les aventuriers avaient implanté zéribas et dems119 et poursuivi leurs rafles. Toutefois, en 1863, le gouvernement égyptien reprit l’idée de Mohamed-Ali en vue de conquérir l’Éthiopie, puis se contenta finalement de razzias. Une révolte fomentée par la garnison noire de Kassala bouleversa les plans des Égyptiens et depuis, toute idée de conquête fut suspendue, mais les rapts individuels continuèrent. Des hauts plateaux abyssins, un grand nombre de pistes amenaient les esclaves vers les ports du sud de la mer Rouge, du golfe d’Aden et de l’océan Indien. En pénétrant dans le territoire turco-égyptien du Soudan, soit par le marché de Gallabat soit par le port de Massaoua, les dangers effrayaient moins les négriers depuis que les Zériba : camps de base, dépôts d’esclaves et de marchandises ; dem : territoire plus ou moins étendu possédé par un chef négrier et où s’élevait sa riche demeure.

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étrangers surveillaient les grandes voies de communication. Les marchands d’esclaves avaient ponctué leurs routes d’une série de dépôts clandestins creusés sous terre ou dans le sous-bois où l’on enfermait les esclaves pendant le jour. La nuit venue, on les faisait passer d’un dépôt à l’autre. Après l’interdiction de l’esclavage, le négrier surpris (rarement) avait le poing droit coupé ! Du marché de Gallabat, les esclaves étaient dirigés vers l’Égypte pour être vendus en chemin, dans des lieux moins importants, tels que Guédaref, au centre d’un immense territoire sous influence arabo-musulmane. Cette région embrassait à peu près le quart de la Nubie. Son chef, sorte de roi du désert – Ouad Abou-Sin –, chassait et se pourvoyait en esclaves pour son propre compte et pour celui de l’Égypte. À Guédaref aussi, le courant commercial se scindait en deux : l’un allait à Khartoum, qui absorbait surtout les femmes gallas pour les harems, l’autre était dirigée sur Kassala, pour descendre ensuite lentement vers Le Caire, par la voie de Berber et d’Assouan. Pour ne pas violer trop ouvertement l’abolition de l’esclavage décrétée en l847120, les marchands n’entraient pas dans les villes mais se tenaient dans la banlieue, où les acheteurs les retrouvaient. Pour se livrer à leur commerce, les négriers faisaient, bien entendu, des présents obligatoires en esclaves ou en argent aux responsables des autorités locales, en sus des taxes. Les routes caravanières du Soudan suivaient des directions variées. Celles de Nubie se formaient dans le Mahass et gagnaient Assiout, en Haute-Égypte, par les oasis de Sélima et de Kharga. Celles du Sennaar partaient de Chendy, puis de Berber, et aboutissaient à Darawy, en aval d’Assouan.

En 1847, un firman ottoman décrétait l’abolition de l’esclavage dans le Golfe Persique. Les négriers devaient donc se montrer un peu plus circonspects dans toute l’étendue de l’Empire ottoman.

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Selon leurs origines, les esclaves blancs arrivaient en Égypte par deux ports : Alexandrie et Damiette (en Méditerranée) ; les Noirs, quelquefois par Suez et Cosseir (en mer Rouge) et quatorze routes terrestres différentes. L’énorme afflux de captifs noirs venait d’ordinaire du Darfour par Assiout (piste terrestre), du Soudan oriental par le Nil, et de Zanzibar par Suez. Idéalement située pour le commerce, l’Égypte recevait aussi par ses ports de Cosseir et de Suez les produits du Yémen et de l’Inde. Par Alexandrie et Damiette arrivaient les produits de Turquie et d’Europe. Les richesses de l’Éthiopie, du Sennaar, de Dongola, du Darfour, du Soudan et de la Nubie voyageaient à dos de chameau, par voie terrestre, pour rejoindre le pays des pharaons. Pour tous les voyageurs, les déplacements étaient alors longs, pénibles et dangereux. La mortalité était également importante. Trajets vers l’Égypte Nous nous attarderons un moment à décrire les pistes les plus habituelles qu’empruntaient les caravanes venant du sud et qui passaient par les marchés les plus intéressants pour les trafiquants. La route du Darfour, la plus fréquentée, à la limite des zones désertiques et des régions cultivées, jouissait d’une certaine prospérité au cours du 18e siècle. Le voyage des esclaves se terminait d’ordinaire à Abou-Tyg, Assiout, Manfalout ou même Bani ‘Adi121 en Haute-Égypte, après la traversée d’un désert hostile avec de rares points d’eau, distants de deux, cinq ou dix jours de marche. Rappelons ici que les aires de repos et les marchés changèrent souvent de place selon les circonstances et l’intérêt des négriers.

121 Ce lieu longtemps mal identifié se nomme en réalité Ibn ‘Ali, à 2 kilomètres de Manfalout.

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Les caravanes du Darfour et du Kordofan profitaient de leur halte à Abou-Tyg, où l’on émasculait de jeunes garçons de 8 à 12 ans pour en faire des eunuques. Selon certains auteurs, la mortalité était grande, pour d’autres, elle semblait peu considérable. Nous y reviendrons. Pour ceux qui en réchappaient, leur valeur marchande doublait ou triplait. Ce traitement inhumain fut bien interdit par un arrêté du général Bonaparte122 mais pas l’esclavage ! Il arrivait chaque année en Égypte deux caravanes fortes chacune de 4 à 5.000 chameaux sous la direction d’un guide relevant du roi du Darfour, un homme de confiance qui devait connaître parfaitement les chemins principaux et secondaires. Ajoutons qu’une telle entreprise n’était pas sans danger et les pertes souvent élevées. Ainsi une caravane arrivée au Caire en novembre 1800 avait-elle perdu 152 esclaves sur 708 et 852 chameaux sur 1400123. Une fois parvenus à destination, les marchands vendaient une partie de leurs produits, le reste était embarqué sur le Nil pour être transporté jusqu’au Caire. Après un séjour de six à huit mois, le temps d’écouler la marchandise, les vendeurs s’en retournaient chez eux, au Darfour, par le même chemin. En raison de leur importance économique, les caravanes qui partaient du Darfour se préparaient deux ou trois mois à l’avance. Elles arrivaient en Égypte, chaque année, avec d’ordinaire 15.000 chameaux et 12.000 esclaves environ, mais aussi des plumes d’autruche, de la gomme arabique, du tamarin, du natron, du scheb124, des perruches, des civettes125 et des cornes de rhinocéros. Au Darfour pas de monnaie, seul l’échange était pratiqué. De retour vers le sud, la M.J. Lapanouse, Mémoires sur l’Égypte, op.cit., p. 134. de Vincennes, B 6-56, 6 nov. 1800. Caravanes particulièrement réduites en raison de la présence de l’expédition d’Égypte (1798-1801) sur le territoire. 124 Espèce de sel servant à préparer le cuir ou comme mordant pour les teintures. 125 Dits aussi : chats musqués. 122

123Bibliothèque

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caravane convoyait de la quincaillerie, de la bijouterie commune, de l’or et du cuivre, des épices, des médicaments, des armes (fusils) et des cottes de mailles. Seules les acquisitions de valeur se faisaient par la cession d’esclaves. Si les captifs étaient tous vendus, une partie des chameaux était mise sur le marché, l’autre réservée au retour afin de transporter les produits acquis en Égypte et les vivres nécessaires au voyage. Selon un ancien barême qui avait fait ses preuves : le tiers des chameaux transportaient l’eau potable, le quart les provisions de bouche, le huitième les marchandises, le reste devait remplacer les bêtes blessées ou volées et éventuellement transporter des esclaves accidentés ou malades. Le nombre de chameaux était fonction des effectifs de captifs à conduire et qu’il fallait nourrir et désaltérer. Le sultan du lieu faisait également razzier par son armée les voisins avec qui il était en guerre, et plus particulièrement dans la région de Dar Fertit, peu peuplée et soumise à des rafles depuis plusieurs siècles déjà. Quand il avait réuni assez d’esclaves, le potentat donnait l’ordre de départ. Nous suivrons donc ici le parcours ordinaire d’une caravane allant du Haut-Nil aux frontières de l’Égypte, vers 1793. Le trajet était alors de 1.600 kilomètres environ, qu’hommes et bêtes devaient parcourir à pied. La caravane s’ébranlait ; les esclaves liés entre eux, carcan au cou, portaient chacun sur la tête une défense d’éléphant pesant quelquefois plus de cinquante kilos. De Souânia, ils cheminaient pendant cinq jours pour atteindre El-Fasher, capitale du Darfour. De là à Zaghâwi, on comptait dix jours de marche. On s’y arrêtait trois jours, lieu d’autant plus apprécié qu’il était inhabité et que l’eau y coulait en abondance. Les convois entraient alors dans une zone désertique, toujours périlleuse en raison des Bédouins pillards.

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À la halte du soir, les chameliers s’occupaient de leurs bêtes, tandis que les femmes-esclaves vaquaient aux soins domestiques : provisions, petits bois, aliments, corvée d’eau, etc. Quand le temps le permettait, le matin avant le départ, les femmes sortaient des meules portatives pour écraser des graines de millet. Avec cette farine et de l’eau, elles en faisaient une pâte sans levain, qui, aplatie en forme de galettes avec un peu de viande de vache salée, était cuite ensuite sur des poêles à trois pieds. Quant à la pitance ordinaire du soir, elle consistait en une pâte plus ou moins liquide de farine de millet mélangée à de l’eau, qui pouvait se boire sans être cuite. On présentait ce brouet dans des récipients collectifs où chacun se débrouillait au mieux pour avoir une part. L’eau était très rationnée parce que, durant un voyage qui durait entre un et deux mois, on ne rencontrait de l’eau vive que trois ou quatre fois. Il était cependant indispensable de nourrir et d’abreuver les chameliers et les esclaves ainsi que les bêtes pour les maintenir en bonne condition. Dans ce cortège, chacun connaissait sa place et savait ce qu’il devait faire en toute circonstance. Les étapes étaient interminables, quelquefois douze heures de marche par jour, les dangers fréquents et le succès de telles entreprises souvent aléatoire. Pourtant, remarquait un voyageur, la mortalité des esclaves était moins grande ici que dans la traversée de l’océan Atlantique126. En chemin, faibles, malades, révoltés ou tout autre qui risquaient de retarder la progression de la caravane étaient assommés et abandonnés aux bêtes sauvages. Les autres étaient souvent poussés à coups de bâton s’ils n’avançaient pas à un certain rythme. Ne fallait-il pas absolument atteindre à temps le point d’eau suivant ? Un esclave de prix, incapable de marcher, pouvait être exceptionellement hissé

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M.J. Lapanouse, Mémoires sur l’Égypte, op.cit., p. 131-132.

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sur un chameau. Les femmes noires suivaient, portant leurs petits enfants127 ou de lourds ballots. Des dangers guettaient les caravanes qui traversaient le désert par la piste appelée Darb al-Arbaïn – la piste des Quarante jours – non pas qu’elle marquait la durée du voyage mais plutôt la longueur indéfinie et épuisante de ce trajet. Là, deux périls menaçaient les voyageurs. Les brigands, dont l’une des bases se situait dans l’oasis de Noukheila, au nord d’Al-Atrun (Bir-el-Malha), razziaient toute la zone et pillaient les caravanes. Les négriers, bien armés, n’hésitaient pas à prendre tous les risques. Autre inquiétude majeure : les vents du désert soufflant du nord en tempête, qui aveuglaient bêtes et gens. Parfois, des contingents entiers se perdaient ainsi dans la tourmente. Voilà pourquoi le désert était ponctué de squelettes d’hommes et d’animaux ainsi que de petits entassements de pierres (cairns), muets témoins de défunts tombés d’un précédent convoi et qu’on ne voulait pas oublier. De Zagâoui à Laqiya-Arbaïn, la caravane faisait huit jours de marche, suivis d’une halte de deux jours. Le lieu était inhabité mais l’on trouvait de l’eau. De Laqiya-Arbaïn à Sélima, autre oasis, les six jours de marche nécessaires pour atteindre ce lieu étaient ponctués par un ou deux jours de repos. Là, se dressaient aussi les ruines d’un vieil édifice dont plus personne ne connaissait l’origine. Partie dangereuse du voyage, car les oasis étaient éloignés les uns des autres et toujours sous la menace des tribus pillardes : Kababish, Bedayyat, Gor’an, souvent bien armées. À partir de Sélima, la caravane continuait à se diriger vers le nord pour gagner les oasis d’El-Shab et d’Aboul-Hussein. Pour atteindre El-Shab, trois jours de marche étaient requis, suivis d’un ou deux jours de détente. En ce lieu venaient trois députés du bey ou J.-M. Deveau écrit : « Beaucoup plus grave, vers 1870, on raconte qu’au sud de Baghirmi, les femmes tuent leurs enfants lorsqu’elles comprennent que leur capture est inévitable. » in Femmes esclaves d’hier et d’aujourd’hui, op.cit., p. 99.

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du kachef d’Assiout qui devaient annoncer aux autorités l’arrivée prochaine de la caravane au Caire. Le kachef désigné avait pour mission de reconnaître la caravane et de calculer le montant des droits dont celle-ci devait s’acquitter. D’ElShab, la caravane emportait souvent du natron128 pour le revendre en Égypte. On atteignait Mâghès après huit jours de marche et l’on s’y reposait un ou deux jours. Dans ce village, l’eau et les fruits étaient abondants (dattes, limon, dom). La caravane atteignait alors Bérice après quatre heures de marche et y faisait un séjour d’un mois parfois. Pourquoi si longtemps ? Il fallait attendre la venue du cheikh (responsable) de ce village important où beaucoup de routes se croisaient. Le délai passé, si ce dernier ne venait pas, la caravane poursuivait sa route sans payer. Par petites étapes d’un jour chacune, le cortège traversait les localités suivantes : Dakgaguim, Besseita, Cheikh Khalil, Boulaq, l’oasis de Kharga. La caravane s’y arrêtait une vingtaine de jours et là, des fonctionnaires calculaient la valeur imposable à la marchandise. La distance de 300 kilomètres qui séparait Kharga de la ville d’Assiout en Haute-Égypte paraissait alors un peu moins ardue, mais voyageurs et bêtes étaient exténués. Il existait évidemment d’autres chemins, toutefois l’itinéraire restait à la discrétion du chef de la caravane, ainsi que nous l’avons noté. Par petites étapes d’un jour chacune, le long cortège des esclaves passait par Helbâgara, Lessiean, Sâthta, Rhâmelé, Ghart el-Farès. De là, le convoi arrivait le lendemain en vue d’Assiout et s’arrêtait à 2 kilomètres de la ville. Cette importante ville de Haute-Égypte constituait un terminus provisoire du voyage. La vente d’esclaves et d’autres produits était alors autorisée afin de régler les droits de douane, faute de quoi la caravane ne pouvait continuer sa route vers d’autres marchés. La contribution se montait alors

Le natron (carbonate naturel de sodium cristallisé) entrait dans la composition de remèdes, à l’époque, mais aussi dans la préparation du tabac à priser. 128

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à 4 sequins par tête d’esclave et 2 sequins par chameau129. Le kachef du lieu avait aussi des droits particuliers : 9 médins par esclave et 3 médins par chameau130. Plus importants, sans doute, que les taxes dues aux autorités, les officiels de ces lieux reculés attendaient aussi des présents de la part du roi du Darfour : celui de Bérice recevait, par exemple, deux esclaves et deux chameaux, celui de Kharga, quatre esclaves et quatre chameaux. Comme les fonctionnaires ne touchaient pas de salaires réguliers, ils se rattrapaient sur les administrés quand ceux-ci avaient besoin de leurs services. C’est également ainsi qu’agissait le gouvernement de l’Égypte envers les habitants jusqu’à l’arrivée de l’expédition d’Égypte. En retour de toutes ses largesses, le chef de caravane recevait un bel habit à sa venue au Caire. Une autre caravane, celle du Sennaar, comprenait d’ordinaire 4 à 500 chameaux et 3 à 400 esclaves. En temps de paix, il en venait en Égypte deux ou trois fois par an. Les deux pays envoyaient à peu près les mêmes produits. Le Sennaar, pourtant, expédiait davantage d’animaux exotiques : singes, panthères, gazelles, bœufs, girafes, mais aussi de la poudre d’or, ce qui avait fait naître la légende d’un pays renfermant des mines riches en métal précieux. Il exportait également : chameaux, ivoire, plumes d’autruche, cravaches de cuir, perruches, civettes…131 ainsi qu’un remède végétal : le schisme (plus exactement : chichm), graines noires efficaces contre les fièvres putrides et l’ophtalmie. Disons également que les négriers introduisaient plus volontiers leurs captifs noirs en Égypte par des routes terrestres que maritimes, ces dernières sans doute plus Le sequin d’Égypte valait alors 120 médins et 1 médin = 8 deniers. Soit respectivement 17 Livres 2 s. 2 7/9 d. et 8 Livres 11 s. 4 9/14 d., en monnaie française, vers la fin du 18e siècle. 131 Le quintal d’ivoire valait de 60 à 80 sequins mais 20 de plus au temps de l’expédition d’Égypte ; les plumes d’autruche 6 à 9 sequins le quintal, selon M.J. Lapanouse, Mémoires sur l’Égypte, op.cit., p. 98. 129 130

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dangereuses à cause des tempêtes, de l’exiguité des bateaux en usage et du nombre peu important d’esclaves embarqués. En général, les caravanes voyageaient de jour en hiver et de nuit en été pour des raisons évidentes. Une journée de caravane représentait de 12 à 14 heures de marche avec des charges importantes pour les hommes comme pour les bêtes. Cette grande théorie de captifs et de marchandises mettait 18 jours pour aller de Sennaar à Berber et 15 de Berber à Daraou132 en Égypte, souvent plus loin. Mais arrivée au seuil du désert, la caravane devait attendre le cheikh des Arabes133 suivi de 30 ou 40 soldats qui assuraient la protection des caravanes moyennant un paiement en nature et en argent. L’escadron était censé les protéger des Bicharîn, qui habitaient les bords de la mer Rouge. Dans cette région vivaient aussi les Abaydas. Il y avait toujours moyen de négocier le passage avec les uns et les autres. Si les deux tribus étaient en paix, les caravanes passaient sans difficulté, dans le cas contraire, elles devaient attendre la fin des hostilités – quelques jours. Il est évident que les trafiquants ne payaient pas la même somme aux douanes à l’aller qu’au retour, les produits, leur quantité et leur valeur étant différents dans chaque sens. Les esclaves destinés aux régions du Proche et du MoyenOrient embarquaient dans les ports de Souakim, Zanzibar, Kilwa, Massaoua... à bord de boutres arabes (daou ou dhow), Voici le nom des lieux par lesquels passaient les caravanes partant de Sennaar : Gênditot, Chérif Mukhtar, Madine, Harbagi, Béchagri, HouelToûrabi, Hâlté, El-Bâger, El-Oufoud, El-Lahâtefay où se rejoignent les deux branches du Nil, Sahonakem, Guerry, Abou Baker, Behennaga, Chendi, embranchement important car une route va vers Darâou en Égypte et l’autre vers la mer Rouge, Gabîn, Sagouagny, El-Anhié, Dhâmer, Bârbar, Houadilhomar, Hâmour, Nigem, Cinatep, Schîger, ElCouhé, Hebdamara, Hennabie, Habouberd, Houngat, Hâlgué, Hemmour, Hemméri, Darâou où se trouvait la douane égyptienne. 133 Sans doute un chef local ayant une certaine autorité et qui jouissait de la confiance des tribus qui nomadisaient dans la région ou partageait avec elles le fruit de ses prélèvements sur les caravanes. 132

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navires en bois, de petite taille, à l’arrière relevé, munis d’une ou deux voiles triangulaires. Bien peu dépassaient 350 tonneaux, la plupart se situaient entre 50 et 150134. Les plus petits pouvaient entasser de 10 à 20 esclaves, les plus gros de 75 à 100 captifs. L’équipage se composait d’un patron, d’un bon pilote qui connaissait bien les abris des côtes, et de quelques aides, esclaves ou hommes libres. Chacune de ces barques transportait ces malheureux prisonniers, accroupis, genoux au menton, juste au-dessus des pierres qui, au fond de l’embarcation, formaient le ballast. Une plateforme de bambou couverte de feuilles de cocotiers était placée sur cette première rangée d’hommes, afin qu’une autre puisse s’y asseoir. Il y avait parfois une troisième rangée. Peu importait le confort, le principal était d’abriter la marchandise. Leur destination ? Le Hedjaz, le Yémen, le Hadramaout ou l’Oman. Arrivé à Mascate, capitale d’Oman, un certain nombre se voyait diriger vers des lieux plus lointains encore. Quand le vent soufflait, le voyage était court, mais s’il molissait, la traversée devenait beaucoup plus longue et plus périlleuse. Dans cette coquille de noix, les Noirs, effrayés de se trouver ballottés au milieu d’un élément dont ils ignoraient l’existence, se blotissaient les uns contre les autres. Rien n’était prévu pour leur alimentation ou leur confort. Les voyages duraient en général 24 ou 48 heures. S’il durait plus, c’était la catastrophe assurée. Au port d’arrivée, les négriers faisaient alors le tri : les morts jetés à la mer, les malades et les éclopés laissés sur le rivage ; seuls les plus valides, bons pour la vente, poursuivaient leur chemin. En ce qui concerne les esclaves destinés à l’Égypte, Cosseir ou Suez marquaient la fin de leur aventure maritime. Les négriers écoulaient leurs captifs le long des côtes de la mer Rouge, de l’Arabie et du golfe Arabo-persique. Pas de papier car on se servait peu de l’écrit, donc pas de document de première main. 134

Rappelons qu’un tonneau valait 2, 83 m³.

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Les pertes en esclaves durant la traversée du Sahara s’élevait entre 6 et 20 %, selon R. Austen, et dépendaient beaucoup des circonstances : tempêtes de sable, attaques de brigands, épidémies, etc., comme nous le disions plus haut. Quant aux pertes maritimes, nous ne connaissons aucune statistique à leur sujet. La caravane arrivait au Caire en juillet et les marchands repartaient fin mars de l’année suivante, après avoir négocié les marchandises qu’ils transportaient. Il existait également des voies détournées que seuls les caravaniers connaissaient depuis des temps immémoriaux. Les négriers descendaient également le cours du Nil en bateaux. Ce moyen s’avérait plein de périls en raison des attaques nocturnes des riverains, mais aussi en temps de crue quand la navigation devenait dangereuse sur le fleuve et qu’il fallait accoster. Ce ne fut que vers le milieu du 19e siècle que les voies navigables devinrent de nouveau sûres. Dans son livre, Maxime du Camp135 nous parle de sa rencontre avec un bateau chargé d’esclaves (femmes) et de la grande pitié qu’il a ressentie à les voir réduites à une telle misère. Comme son collègue du Kordofan, le roi du Sennaar entreprenait chaque année des razzias pour se procurer des esclaves. La moitié des prisonniers revenait au roi, l’autre à ses soldats. Au retour des troupes, les marchands venaient acheter les prises et chacun vendait gré à gré sa part de captifs. Le port de Souakim était le grand débouché de la 135 Maxime du Camp et son ami Gustave Flaubert visitèrent l’Égypte, la Syrie et la Grèce d’octobre 1849 à mai 1851. Voici ce que note M. du Camp le mardi 19 mars 1851 : « Vers 3h., une cange chargée d’esclaves passe près de la nôtre, deux autres la suivent bientôt, je fais armer le canot et je me rends auprès de ces Djellabs afin de leur acheter quelques curiosités du Darfour et du Sennaar. Dans ces grandes barques sont entassées pêle-mêle, négressses, mulâtresses, Abyssiniennes, brûlées par le soleil, abruties, humbles et sans force. » in Le Nil, l’Égypte et la Nubie, Paris, Hachette, 1889, p. 131132. Le prix d’un esclave solide se paie de 6 à 10 francs ; rendu au Caire, il se vend 3.000 piastres (750 francs).

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traite vers la mer Rouge et l’océan Indien. La route terrestre était, semble-t-il, plus longue vers l’Égypte mais aussi plus fatiguante pour les théories interminables des esclaves qui portaient, en outre, toutes sortes de marchandises. Selon leurs lieux d’origine, les Noirs étaient plus ou moins valorisés. Ainsi, les esclaves qui venaient du Sannaar et du Darfour passaient pour intelligents, les autres un peu moins éveillés mais apprenaient vite ce que l’on attendait d’eux. La présence de Bonaparte en Égypte puis l’avènement de Mohamed-Ali et de sa dynastie stimulèrent l’achat d’esclaves noirs vigoureux. Deux pistes moins importantes venant de l’ouest mettaient en relation le Fezzan et la Cyrénaïque avec l’Égypte. Le voyage durait une quarantaine de jours. La route passait par Djalo, les oasis de Djarboub et de Siwah, et atteignait Le Caire ; l’autre bifurquait à Siwah, traversait l’oasis de Farafra pour rejoindre à l’oasis de Kharga la piste de Darb al-Arbaïn qui s’arrêtait à Assiout. Malgré les interdictions de la traite décrétées par la Porte dès 1847, celles-ci demeurèrent lettre morte en Cyrénaïque. Il faut savoir que l’importation des esclaves noirs en Libye constituait, en fait, les deux tiers de la valeur totale des produits importés d’Afrique subsaharienne. Si la présence italienne arrêta un moment la traite, il fallut attendre le retour des Italiens en 1929 pour que ce trafic cessât d’une façon définitive. L’abolition de la traite était d’ailleurs mal perçue par un groupement politico-religieux : la confrérie senoussi (1837-1930), qui n’y voyait rien moins qu’une intervention étrangère destinée à ruiner le commerce du pays. Quant au trafic d’esclaves noirs de Cyrénaïque vers l’Égypte, il se poursuivit jusqu’à la fin des années 1880136. Toujours par les pistes de l’ouest que nous venons de décrire, passaient, en outre, chaque année par petits groupes, 136 Voir aussi F. Charles-Roux, Bonaparte et la Tripolitaine, Paris, Sté d’Éditions géographiques, 1929.

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les pèlerins en route pour La Mecque. Ils arrivaient du Sénégal, de la Guinée, du Maghreb et de la Libye, et comptaient se défrayer en chemin, par la vente d’articles qu’ils transportaient (tissus de laine et de coton, en particulier) ; à leur retour les hadjis écoulaient du café. Venaient également en Égypte, mais d’une manière sporadique, des caravanes de Syrie, avec du tabac à pipe (latakieh) et repartaient avec du riz. De Turquie enfin, arrivaient des esclaves blancs, des abricots secs ou en feuilles (qamar-eddîn), des fruits secs (amandes, pistaches…). Le commerce se centralisait alors au Caire – grande capitale de 250.000 âmes - autour des grosses fortunes. Enfin, chaque année, arrivaient d’Abyssinie 1.000 à 1.200 esclaves ainsi que des produits exotiques. La traite fut suspendue pendant les guerres mahdistes entre 1883 et 1898, date de la reconquête du Soudan par les troupes anglo-égyptiennes. On se souvient que l’esclavage était officiellement interdit en Égypte depuis 1877, pourtant il se pratiquait toujours clandestinement. Afin de mettre fin à ce honteux trafic, des postes militaires furent érigés à ElShab et à Wadi-Halfa, à la frontière sud du pays. Encore fallait-il que la demande cessât. Les Marchés Depuis l’Antiquité jusqu’au dernier quart du 19e siècle, l’Égypte demeura la plaque tournante de la traite des Noirs provenant de l’est africain, en particulier des régions suivantes : Nubie, Soudan oriental, Éthiopie. Le Nil et des routes terrestres étaient alors les voies naturelles qui unissaient les « lieux de ravitaillement » et de regroupement, dans des marchés prospères137 qui ponctuaient les rives du M. du Camp, dans son ouvrage Le Nil, l’Égypte et la Nubie (op.cit., p. 188), écrit ce qui suit à propos d’un important marché de HauteÉgypte : « des bandes d’esclaves surveillés par des djellabs sont couchés 137

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fleuve, le plus souvent situés dans les grandes agglomérations et les oasis. Pour certains, ce n’était pas encore la fin du voyage, car les métropoles égyptiennes, en particulier les villes d’Assouan, d’Esneh, d’Assiout, du Caire et d’Alexandrie, étaient non seulement des lieux de rassemblement des captifs mais aussi des sites de transaction très actifs d’esclaves noirs. Les marchés étaient ouverts tous les jours mais fermés la nuit. Chaque ville importante avait également son marché d’esclaves et son emplacement particulier d’exposition. Les esclaves les plus belles étaient visibles dans des maisons discrètes, ainsi que les eunuques, beaucoup plus chers que les captifs ordinaires, ou présentés directement aux maisons qui en avaient fait commande. Le marché devait aussi proposer, à part les Noirs, des hommes, des femmes, des enfants d’âges et de provenances différents, d’Asie, des Balkans, d’Afrique... Le prix était déterminé par l’origine, le sexe, la santé et les talents des individus. Toutefois, les femmes blanches avaient toujours la cote la plus haute. Les localités où se tenaient ces marchés particuliers s’étaient même faites une réputation dans ce négoce. Ces centres étaient d’ordinaire le carrefour de plusieurs routes : au nord, les pays riverains de la Méditerranée, lieux de tous les échanges ; à l’est, la Syrie et la Turquie ; à l’ouest, la Libye et le Maghreb, même s’il existait également des pistes spécifiques desservant l’Afrique du Nord. Précisons, pour terminer, que les fuites d’esclaves étaient rares en raison de l’éloignement des captifs de leur lieu d’origine, de leur ignorance et de leur apathie après leur long déplacement. Trois caravanes d’esclaves noirs arrivaient chaque année au Caire, celle du Sennaar, celle du Darfour et celle dite sur le sable ; il y a un vrai mouvement commercial dans la ville (Assouan), car là est établie la douane pour les produits de Haute-Nubie. Chaque esclave paie 400 Piastres (100 fr) d’entrée, augmentées sans doute d’un bakchich ».

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maghrébine ou caravane occidentale qui venait de Mourzouk – capitale du Fezzan – , parfois de Bournou. Les deux premières étaient assez régulières, une fois par an au moins, et la dernière quelquefois tous les deux ans. Arrivés au Caire, les esclaves étaient conduits soit dans le quartier du Mousky, où se tenait le « Wakala al-Djallaba » (Marché des Négriers), soit à celui du Vieux-Caire, autre lieu de ventes d’humains. Captifs et djallaba (négriers) logeaient dans un caravansérail remarquable par sa décrépitude et sa malpropreté. Hommes et femmes étaient séparés, les uns (les plus chers) dans de petites pièces qui ressemblaient à des cellules de prisons, et les autres (les moins chers) placés par groupes dans la cour de l’okelle. Pour les âmes sensibles, c’était un spectacle affligeant : nègres nus, garçons et filles du même âge, mères avec des enfants au sein… On les exposait à côté des produits de leurs pays : défenses d’éléphants, bois de tamarin, gommes et plumes d’autruche. Souvent pour emporter la vente, le trafiquant ajoutait un paquet de plumes ou une livre de gomme, et tout était dit. Ailleurs, les femmes-esclaves en vente portaient de longs vêtements blancs ou bleus, certaines des perles, des bijoux en argent, des couvre-chefs et des voiles, les hommes des pagnes plus ou moins longs. Les femmes, pour se protéger du soleil, s’enduisaient de beurre. Pas d’affamés parmi eux : ne fallait-il pas les montrer sous leur meilleur jour ? Pas de fuites, non plus, les évadés étaient vite reconnus138. Sur la place, les captifs étaient assis à même le sol et les acheteurs potentiels faisaient leur choix comme pour un animal. Les esclaves - celles de race noire surtout - n’étaient pas sans ambition. Elles se frottaient le corps d’huile ou de graisse de mouton. Elles avaient le nez et les oreilles percés pour y porter des ornements. Si elles n’étaient pas trop Dans certains pays d’Afrique, les émancipés devaient toujours avoir sur eux leur titre d’affranchissement, sinon ils pouvaient se retrouver parmi les esclaves. 138

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fatiguées par le voyage, elles arboraient une mine réjouie : n’allaient-elles pas trouver un abri, une famille, des repas ? Après des centaines de kilomètres de marche épuisante, une telle perspective faisait naître dans le cœur de ces malheureuses un nouvel espoir de mieux-être. En Alexandrie, le marché aux esclaves se tenait sur la place des Consuls (aujourd’hui place Mohmed-Ali) vers 1830, au mois d’avril. La foire présentait alors des esclaves qui, au Caire, n’avaient pas trouvé preneur. Dans ce grand marché, les hommes occupaient un espace déterminé, les femmes se tenaient ensemble un peu plus loin. Ici pas de ségrégation : Blanches et Noires étaient confondues, assises les unes auprès des autres. Sans doute les meilleurs sujets avaient-ils déjà trouvé acquéreur. Ces hommes, ces femmes, ayant parcouru des centaines de kilomètres dans des conditions effroyables de promiscuité, de faim, d’épuisement physique et moral, arrivaient-ils en bonne santé au terme de leur voyage ? Certains étaient, sans doute, déjà atteints de diverses affections dans le pays même qu’ils avaient quitté. Un membre de l’expédition d’Égypte publia un rapport sur l’état sanitaire des esclaves139. Il relève ainsi des cas d’ophtalmie endémique en Égypte, de petite vérole (syphilis) funeste aux Nègres, cependant moins fréquente au Soudan qu’en Égypte, mais répandue parmi les Noirs dans le pays même. Pour la diarrhée et la dysenterie, on recommandait alors aux malades de manger léger et de prendre divers remèdes pour arrêter le flux. Le dragonneau (peut-être la bilharziose) était alors combattu par la fumée de tabac ou des emplâtres mercuriels – traitements inefficaces. Restait le banal rhume dont se trouvaient souvent affligés les captifs en raison de leur arrivée au Caire en septembre, au moment où l’on ressentait une certaine fraîcheur à laquelle ils n’étaient pas accoutumés. On notait aussi des toux chroniques et des 139

M.J. Lapanouse, Mémoires sur l’Égypte, op.cit., p. 77 et passim.

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céphalgies. Ajoutons que les Noires pouvaient transmettre, elles aussi, des maladies vénériennes dont les Français de l’expédition firent souvent l’amère expérience. La peste de 1815 tua les deux tiers des esclaves au Caire. Redoutée par tous, elle frappait souvent le pays. Le choléra de 1850 et 1855 fit aussi beaucoup de victimes. Si l’exposé des symptômes cliniques était parfaitement observé, les causes et les remèdes sont aujourd’hui dépassés. Seuls l’éloignement, la dispersion des gens et la quarantaine pouvaient atténuer la mortalité. On considérait la peste et le choléra, alors, comme endémiques en Égypte. S’enfuir vite, aller loin et revenir bien tard, voilà le conseil de bon sens que l’on donnait à ceux qui craignaient la contagion140. Pour ce qui est de la vente des esclaves blanches, on en trouvait, en priorité, au marché de Khan-Khalil (Wakala Kutchuc et Khan Gaafar), selon la Description de l’Égypte. Évidemment, les lieux de vente ont pu changer141 au cours des âges, même si l’on retrouve au 19e siècle encore des marchés cités et situés par Al-Djabarti. La traite des Blanches en Égypte fut-elle plus importante que celle des Noires ? Si l’on s’en tient à la stricte valeur marchande, cela ne fait aucun doute car Égyptiens, Arabes et Turcs appréciaient beaucoup, semble-t-il, les femmes blanches telles que les Circassiennes, les Géorgiennes, les Grecques, les Arméniennes... et la demande de ce produit spécifique resta toujours considérable. Il était donc normal que son prix se maintînt toujours à la hausse. En 1829, toutefois, les Russes réussirent à s’emparer de la Géorgie et de la Circassie. Il y eut une pénurie soudaine de femmes et Dr Gaëtan Sotira, « Mémoire sur la peste observée en Égypte » in M. J. Lapanouse, Memoires sur l’Égypte, op.cit., p. 195. Lire aussi notre Regard sur l’Égypte au temps de Bonaparte, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 204, sur les origines de cette maladie contagieuse. 141A. Raymond dans Artisans et commerçants au Caire au XVIIIesiècle (Damas, 1974, p. 333) donne deux autres lieux : l’un à l’extérieur de Bab al-Foutouh et l’autre hors de Bab al-Chaaria. 140

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de filles sur un marché d’habitude bien fourni. Les prix augmentèrent sensiblement, jusqu’au moment où la Russie et la Turquie se mirent d’accord, la première promettant de ne pas s’occuper de ce commerce et l’autre renonçant à attaquer les positions russes142. À la suite de quoi, les prix retrouvèrent leur cours normal. Turcs et Égyptiens riches purent de nouveau s’en procurer, les moins aisés se contentant d’Éthiopiennes143 de complexion marron foncé ou bronze. On ne possède pas de chiffres ni de statistiques fiables au sujet du trafic des Blanches dans ces régions reculées de l’Empire ottoman. Nous en sommes réduits aux conjectures. Comment savoir l’âge d’un(e) esclave ? La réponse donnée par le vendeur était-elle conforme à la vérité ? S’il (elle) avait une dentition en bon état, cela pouvait le (la) rajeunir de dix ans ; dans le cas contraire, on lui donnait dix ans de plus que son âge véritable. Les paumes fines indiquaient le rang élevé de l’esclave ; calleuses, elles appartenaient à la classe laborieuse. S’il s’avérait que le captif (ou la captive) pratiquait un métier, les prix augmentaient rapidement. La couleur de la peau, autre indicateur, allait du plus noir aux tons marron plus ou moins foncé, et les traits négroïdes peu ou très prononcés suggéraient les lieux d’origine de l’Africain(e). Certaines Abyssines avaient une peau moins foncée, c’était alors, de toute vraisemblance, des descendantes de familles portugaises établies dans la région depuis plus de deux siècles144. En ce qui concerne les esclaves noirs, chaque ville importante avait son marché particulier avec ses usages que les trafiquants connaissaient bien. Selon les lieux, les clients étaient demandeurs d’hommes robustes pour les travaux des Traité d’Andrinople, 1840. Voir E.W. Lane, Manners and Customs of the Modern Egyptians, op.cit., p. 138. 144 M.J. Lapanouse, Mémoires sur l’Égypte, op.cit., p. 77 et passim. 142 143

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champs, dans les mines ou dans l’armée. La force et l’endurance étaient donc les qualités primordiales que recherchait l’acquéreur, car le travail rural ou minier usait singulièrement les hommes, qu’il fallait alors remplacer rapidement pour maintenir le rendement. D’autres cherchaient des femmes pour effectuer les travaux ancillaires ou, plus simplement, une épouse ou une concubine. On y voyait même des amateurs de jeunes gens, ou d’adolescents.145 Le choix devait se montrer à la hauteur des marchés. On le savait, mais les clients refusaient d’acheter des hommes (ou des femmes) dont les malformations (souvent dissimulées) risquaient d’entraîner une incapacité au travail, car ils étaient appréciés selon leur âge et leur force. Pour être apte au travail, le Nègre devait être grand et vigoureux, la sclérotique bien blanche, les gencives et la langue vermeilles, sans taches brunâtres ou noirâtres, l’intérieur des mains et des pieds couleur chair, de beaux ongles. À rejeter celui qui a le blanc des yeux rougeâtre (indice d’un mauvais caractère !). Si l’acheteur examinait les dents, ce n’était pas pour estimer son âge, mais pour se rendre compte de son état de santé. Bras et jambes ne devaient montrer aucun défaut susceptible de faire baisser le prix. L’acheteur avait trois jours pour « essayer » l’esclave, car les négriers étaient habiles à maquiller les défauts (maladies, vices cachés…). Et souvent le client ne découvrait la supercherie que trois semaines ou un mois après. Il s’agissait surtout de grossesse et d’enfants qu’il fallait accepter, le délai S. Voilquin, auteur de Souvenirs d’une fille du peuple, qui était au Caire en 1834-1836, écrit ce qui suit : « Les mignons fleurissent en Orient. Des pachas et des beys prennent pour favoris de jeunes et beaux esclaves », (Paris, Sauzet, 1886, p. 364). Il faut noter cependant que l’islam défend formellement l’homosexualité et la pédophilie. Certains États condamnent les déviants à mort, aujourd’hui encore. Selon S. Voilquin, des mariages temporaires avec des femmes coptes pouvaient aussi se conclure (op.cit., p. 365). 145

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passé. Le négrier profitait de sa position et ne s’en privait pas, ce que les archives des tribunaux du Caire prouvent abondamment. Les acheteurs lésés par de tels comportements portaient souvent l’affaire devant le tribunal et demandaient des dédommagements substantiels. Les plaintes étaient tellement nombreuses qu’une femme pouvait connaître quinze maîtres différents et passer plusieurs fois au marché au cours de sa vie. Si les femmes paraissaient jeunes et jolies, elles étaient souvent violées par les négriers (vierges, elles valaient beaucoup plus cher), qui n’hésitaient pas à les présenter à la vente après avoir abusé d’elles. Si elles étaient enceintes, les clients n’en voulaient pas en raison de l’enfant à venir. Les négriers intelligents évitaient donc les rapports avec les femmes à vendre. Les moins attractives, acquises pour des travaux ancillaires, demeuraient au service de leurs maîtresses. Le statut de la femme-esclave, ainsi que nous le disions plus haut, changeait par le mariage. Avant de devenir épouse, elle était affranchie et, par une union légale, elle se trouvait désormais de plain-pied dans la famille. Si l’homme avait tout loisir d’examiner soigneusement une concubine avant de l’acquérir et de profiter d’elle librement, il ne pouvait pas en faire autant envers sa future épouse, venue d’une bonne famille. De plus, il était obligé de partager ses nuits d’une façon égale avec son ou ses épouses, mais n’avait pas ce devoir envers sa ou ses concubines. Les enfants nés de ces rapprochements étaient tous légitimes et les enfants égaux en droits, la fille recevant une part moitié moins importante que celle d’un garçon, selon la loi islamique. Pour la paix du ménage, la plupart des Égyptiens du Caire se contentaient d’une seule épouse à la fois et/ou de concubines. Ces dernières, ayant donné un ou plusieurs enfants au maître, voyaient leur statut renforcé au sein du cercle familial, mais pouvaient faire naître également bien des jalousies… Il était

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alors de coutume dans les familles aisées de faire don d’une esclave au moins à la jeune mariée pour son service. Le concubinage toujours possible donnait une certaine prééminence à la femme-esclave au milieu des autres produits exotiques offerts à la vente. La demande grandissante de captives développa un marché dont elles devenaient un article essentiel, comme domestique, objet sexuel ou maîtresse de maison. Réduites à la soumission, elles étayaient, malgré elles, une société patriarcale, base de la communauté musulmane – la umma. L’intégration de cette forme d’esclavage dans la structure familiale contribua à en faire une institution très puissante dans le monde islamique, se fondant à la fois sur l’instinct dominateur de l’homme et sa sensualité. On ne peut parler des harems sans dire un mot des eunuques. La Chine et la Perse y recoururent, Grecs et Byzantins ne s’en privèrent pas. Quand les Turcs commencèrent à enfermer leurs femmes, les Byzantins leur fournirent des castrats. On en offrait aussi aux grands. Le sultan de Turquie avait 200 eunuques au début du 18e siècle et le double au 19e siècle, alors qu’il y avait 1.500 femmes dans les sections intérieure et extérieure du sérail. En Égypte, les eunuques nubiens ou abyssins étaient achetés fort cher. On en voyait au service du vice-roi, de la noblesse et de très riches négociants, qui seuls avaient les moyens de s’en procurer et de les entretenir. Il en fallait également un certain nombre pour garder le sol sacré de la Kaaba à La Mecque et la tombe du Prophète à Médine. Ils étaient là pour canaliser la foule des pèlerins – hommes et femmes – et veiller à ce que nul ne vienne semer le désordre. En regardant en amont, c’est-à-dire vers le Soudan, que s’était-il passé dans la traite depuis la conquête turcoégyptienne ? On ne peut que constater un développement marquant de cette industrie à laquelle étaient alors

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intimement mêlés indigènes et étrangers146. En Égypte, l’une des plaques tournantes de ce trafic, le marché connaissait une grande expansion où chacun trouvait sa place et l’objet de son choix. À propos de la traite, il nous faudrait également présenter ici ceux qui en étaient les acteurs principaux. La plupart des négriers étaient originaires d’Assouan, d’Ibrîm ou des oasis. Ils s’installaient provisoirement au Caire en tant que négociants, pour s’établir d’une façon plus durable à Daraou ou Esna. Ces marchands s’étaient regroupés dans une puissante corporation qui comprenait un nombre important de trafiquants égyptiens et étrangers (turcs en partie). Ils s’occupaient de la revente au détail et de la réexportation des captifs. Le marché principal se trouvait à Wakala al-Djallaba, situé dans le quartier d’alHarratîn dans la capitale. Il en existait un autre au Vieux-Caire, ainsi que nous l’exposions plus haut. Au Caire, au centre de ce négoce, se trouvait le négrier, djellab ou gallab en arabe147. Son équivalent turc était le yasirji. Si le premier s’occupait du commerce des Noir(e)s, l’autre plus particulièrement d’esclaves blanc(he)s. Quel que soit le nom qu’on leur attrribuait, ces trafiquants comme leurs 146 « En 1856, un énorme développement commercial qui a son centre à Khartoum, concentre aussi la vie européenne du Soudan. On distingue à Khartoum des musulmans (90 % de la population), des Coptes sans moralité ou d’énergie, surtout des bureaucrates et enfin 26 Européens dont deux femmes et quelques Syriens.. », p. 743 ; « Les Européens et assimilés (protégés) faisaient de terribles dégâts », p. 752 ; « La campagne de 1860-61 au but de trouver de l’ivoire, était en fait de la traite dirigée par un Khourchid et de riches traitants sous pavillon britannique. Forte de 400 hommes … », p. 753-754. (G. Lejean, « Le Haut-Nil et le Soudan - La vie européenne et la traite », Paris, La Revue des Deux Mondes, ler avril 1862.) 147 À noter qu’à l’origine, ce mot désignait un conducteur d’animaux, un bouvier, en somme. C’est dire combien les esclaves étaient méprisés et réduits au rang de bétail. Il y aurait eu quelque cinq mille djellabs au Darfour dans la première moitié du 19e siècle et qui faisaient entre 60 et 70 razzias chaque année avant la saison des pluies (juin-août). Selon Dick Harrison, Slaveri : 1500 till 1800, op.cit., p. 237.

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commanditaires et leurs agents étaient avantageusement situés au Caire et à Alexandrie. Ils avaient même un chef de corporation qui réglait les différends qui pouvaient surgir entre eux ou avec les autorités. Beaucoup étaient devenus assez riches pour armer des bateaux en vue de transporter de la marchandise par la mer Rouge et l’océan Indien148, ou descendre le Nil jusqu’au Caire ou même jusqu’à Alexandrie. Afin de faciliter la ventes de tous ces infortunés mis à l’encan, il existait parmi les Africains une classe particulière de courtiers connaissant toutes les ficelles de leur métier comme nos maquignons le leur. Ils parcouraient les marchés à la recherche des sujets répondant aux désirs de leurs clients : gardes du corps pour les grands du pays ou pour le service de leur personne, des femmes pour leurs harems. Et, quand l’occasion se présentait, ils ne reculaient pas devant des enlèvements. Leur sollicitude allait jusqu’à fournir à leurs clients tous les produits qu’ils ne voulaient pas acheter euxmêmes : alcools, armes, poudre et balles... et payaient les fournisseurs en captifs. Ils s’entremettaient dans les ventes, s’efforçant de rapprocher acheteurs et marchands, se montrant partout indispensables sans jamais « lâcher le morceau ». De quelle façon s’effectuait une vente ? Quand trafiquant et acheteur tombaient d’accord sur le prix, l’acquéreur – comme nous le disions plus haut – avait la faculté de « tester » son achat pendant un temps limité : ronflements, odeurs désagréables, vices cachés, etc. étaient rédhibitoires. L’acheteur pouvait alors rendre l’esclave au négrier. Dans le cas contraire, le client, son marchand et l’esclave se présentaient aux autorités, qui avaient leur bureau près de l’entrée du marché. Là, un employé copte enregistrait la transaction. Tout était inscrit sur une sorte de borderau : les noms de l’acheteur, du vendeur et de l’esclave, la nature de l’acquisition et son montant, la taxe imposée sur cette transaction, la date, etc. Voir Lucie Duff-Gordon, Lettres d’Égypte (traduites par Mrs Ross), 1869, in-16, p. 137.

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Pour ce travail, l’agent copte recevait 1 piastre d’Espagne. Ce papier prouvait la pleine propriété de l’acquéreur sur son achat et que personne ne pouvait contester par la suite149. Si les marchés d’esclaves fonctionnaient à la satisfaction de tous en Égypte et au Proche-Orient, c’est que gouvernements, importateurs et entrepreneurs participaient à des degrés divers à ces marchés, d’une façon active, ou tout simplement laissaient faire. Couvert par la religion, chacun avait sa part aux bénéfices du trafic, car il faut bien se dire que les profits que tiraient les négriers de la vente de milliers de captifs étaient considérables. Certains même avaient tendance à monopoliser ce négoce : le monarque du Sennaar, par exemple, pour l’acheminement des esclaves vers l’Égypte. Les oasis servaient alors de lieux de passage obligés. Les habitants de ces lieux, souvent fruits d’un lointain métissage, offraient des traits négroïdes et arabes à la fois. Ils se proposaient comme intermédiaires pour les marchés qu’ils connaissaient bien, ceux d’Égypte et de Cyrénaïque en particulier. Pour la discrète traversée des oasis par des caravanes dont on dissimulait soigneusement le passage et l’importance, il ne restait aux négriers que le soin de fournir aux oasiens les captifs nécessaires à la bonne marche des échanges. Pour ce faire, cependant, il fallait alors se rendre toujours plus loin vers le sud, le Niger, la Guinée… Ainsi, bien des captifs avaient parcouru avec leurs geôliers plus de la moitié de l’Afrique avant d’arriver au terme de leur pénible voyage. Rien ne changea en Égypte150 jusqu’au dernier quart du 19e siècle. Pressé par les grandes puissances, le khédive Ismaïl

Un droit sur la vente des esclaves noirs était propriété d’un multezim, sorte de fermier, et aucune vente ne pouvait se faire au Caire sans lui. Dans un okel, son agent - un Copte en général - percevait les droits et délivrait les titres nécessaires à des ventes ultérieures ou à l’affranchissement de l’esclave. Le multezim payait à la trésorerie un droit annuel. Voir A. Raymond, Artisans et Commerçants au Caire au XVIIIesiècle, op.cit., p. 645-646. 149

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abolit l’esclavage sur tout son territoire, le 4 août 1877. Toutefois, cette décision fut longue à s’imposer car les mentalités sont lentes à évoluer et posaient de graves problèmes sociaux, financiers et moraux aux propriétaires. Les esclaves n’étaient pas tous vendus en Égypte, des ports bien équipés comme Alexandrie, Damiette et Rosette favorisaient leur départ vers d’autres débouchés en Syrie et en Turquie. Par ces ports également débarquaient les esclaves blancs. Si les djellabs le préféraient, ils pouvaient aussi emprunter la route terrestre qui, passant par le Sinaï, reliait l’Égypte au reste du Proche et du Moyen-Orient151. Afin de surveiller ce trafic d’un très bon rapport pour le pays, Mohamed-Ali, habile dirigeant, avait constitué un département spécial qui se nommait Office des esclaves auprès de la corporation des esclavagistes et qui fut actif jusqu’en 1860. Couverts par les « fatwas » des ulémas du Caire, qui protégeaient ainsi les méfaits des trafiquants, il ne restait plus à cette petite administration qu’à surveiller le bon déroulement des transactions et la rentrée régulière des taxes auxquelles elles étaient soumises : une douane particulière, en somme. On Voir à ce sujet Richard Burton, Personal narrative of a pilgrimage to AlMadina and Meccah (Tylston & Edwards, 1893) où il dénonçait le trafic des esclaves à Djeddah et en Égypte et l’urgence qu’il y avait à abolir ce commerce. 151 « Avant 1925, le marché aux esclaves était encore officiel à Djeddah (Hedjaz) et à La Mecque, à ce moment sous l’autorité hachémite protégée anglaise ». Or, en 1922, cette fois sans déclaration publique préalable, le roi Hussein prit la décision de taxer à 10 % l’entrée des esclaves dans le pays. Un droit de 2 livres-or par tête était, en outre, prélevé sur la vente au marché public. « À cette date encore, on pouvait voir sur les marchés de La Mecque et de Djeddah, promener à la criée les petits esclaves, mâles et femelles, blancs ou noirs destinés par la vente à satisfaire la lubricité des habitants, la prostitution atteignant dans ce pays des formes insoupçonnées. Cela est consigné dans le rapport du 3 septembre 1929 à la S.d.N. » Extrait du Rapport de Chérif Ibrahim du 17 décembre 1930. Copie déposée à l’Académie des Sciences d’Outre-Mer à Paris, sub n° MSS 172, 18 pages. 150

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comprend que le décret du khédive Ismaïl mettant fin à l’esclavage (4 août 1877) inspira une certaine méfiance. Ne l’avait-il pas promulgué pour faire plaisir aux étrangers ?152 se demandaient certains autochtones. Les autorités elles-mêmes ne voyaient aucune urgence à appliquer l’ordonnance qui rapportait tant aux finances du pays. Par ailleurs, les versets coraniques qui encourageaient l’affranchissement, rappelons-le, n’étaient pas considérés, selon les juristes, comme une obligation, juste une faculté donnée au croyant pour sauver son âme de la damnation. Souvenons-nous également que les Noirs, arrachés nombreux à leurs foyers d’Afrique orientale et centrale afin d’alimenter la traite dans l’océan Indien, étaient asservis, transportés et valorisés par les roitelets du lieu, soutenus par un consensus politico-religieux, et des négriers sans scrupules. Les captifs, sous les fouets de leurs gardiens, prenaient alors le chemin de l’Afrique du Nord, du Proche et du Moyen-Orient, et même de l’Asie. Quand l’esclavage fut interdit en Égypte, il n’en continua pas moins ailleurs : à Khartoum, à Dongola, à Souakim en Nubie, à Djedda en Arabie, en Éthiopie, d’où venaient alors les eunuques. Les captifs achetés à l’étranger entraient clandestinement en Égypte avec leurs négriers, qui les remettaient à ceux qui en avaient fait commande, et ce jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, estime-t-on.

Notons que le khédive Ismail fut gouverneur du Soudan en 1852. « Il essaya d’arrêter la traite au Soudan à la prière des puissances européennes. Il fut accusé par les turco-égyptiens de nuire aux intérêts de la contrée et de chercher un prétexte pour annexer le bassin du Nil tout entier. Pour remédier à cela, il nomma Samuel Baker à ce poste en 1869 en lui laissant le soin de réorganisser le Soudan. Il y établit une chaîne de stations militaires, Gondokro servant de base militaire, supprima la traite en introduisant un système de commerce régulier, ouvrit les lacs équatoriens à la navigation… Au terme de son mandat, en 1873, il revint au Caire. » in Revue du Monde Musulman, mars 1907, p. 431- 432. 152

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Valeur des esclaves À propos de marchés, une question se pose aussitôt : quelle était la valeur approximative d’un esclave ? Il y a lieu d’abord de distinguer le prix de départ du prix de vente au client car, entre les deux moments, la marchandise pouvait changer plusieurs fois de main, à quoi il fallait ajouter les frais d’entretien du « cheptel humain », son transport ainsi que les pertes subies au cours des déplacements. La valeur de l’esclave dépendait de plusieurs facteurs : race, sexe, âge, santé, mais aussi des formations, des distances, des douanes et des cadeaux. Entre l’Afrique orientale et Le Caire, les prix augmentaient de 100 %, sinon plus. La variation des prix dépendait aussi des marchés situés sur les routes caravanières ou maritimes. Ainsi, en 18351840, les prix étaient à la baisse et l’importation d’esclaves diminua visiblement, alors que le boom cotonnier de 18611865, l’inflation et les risques pris par les trafiquants stimulèrent le marché égyptien. Il retomba cependant peu après en raison de la politique antiesclavagiste des Européens à l’encontre du khédive Ismaïl et des pressions exercées sur lui. On apprend que le commerce avec l’Afrique centrale et orientale commença à décliner au cours du 18e siècle, en raison de l’insécurité des routes du désert. Les historiens relatent plusieurs pillages : en 1704, par exemple, le sac de la caravane du Sennaar, par les Bédouins de Haute-Égypte ; en 1749, la razzia du bey du Sa’ïd qui enleva plus de la moitié des produits transportés par les gens du sud ; en 1772 enfin, les Bicharîn, tribu de Haute-Égypte, dépouillèrent la caravane venue du Caire.153 Au moment de l’expédition d’Égypte (1798-1801), les prix des esclaves nous sont donnés comme suit : A. Raymond, Artisans et Commerçants au Caire au XVIIIesiècle, op.cit., p. 163.

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un garçon de 10 à 14 ans, 50 à 70 Piastres d’Espagne un garçon de 15 à 18 ans, 70 à 100 Pts d’Esp. une fille de 8 à 12 ans, 35 à 50 Pts d’Esp. une fille ou femme de 14 à 20 ans, 70 à 90 Pts d’Esp. un eunuque de 12 à 16 ans, 160 à 200 Pts d’Esp.154

M.J. Lapanouse donne également les prix suivants : un noir, 50 à 75 sequins155 un mulâtre, 75 à 80 sequins

On remarque que la demande de femmes-esclaves est toujours prépondérante, de ce fait elles atteignaient des prix supérieurs à ceux des hommes. Les marchés du Caire, les tarifs pratiqués et les régistres montrent une différence notable de prix : de 68 à 74 % entre 1720 et 1759. Dans une période suivante, entre 1760 et 1769, le prix des femmes noires dépassait de 174 % celui des hommes de couleur. Il est également intéressant de comparer le prix des captifs à d’autres denrées exotiques. Ainsi, les défenses d’éléphant, qui pouvaient peser cents livres la pièce, valaient-elles de 80 à 100 sequins le quintal. La poudre d’or, autre denrée très appréciée, était ramassée dans le désert près des montagnes de Feddacia et Ouabè, à quelque douze jours du Sennaar, dans les sillons des torrents après les grandes pluies. Elle valait 9 sequins vénitiens l’once… sans compter les autres produits végétaux et minéraux dont nous avons parlé156. M.J. Lapanouse, Mémoires sur l’Égypte, op.cit., p. 77 et passim. Du vénitien zecchino, en arabe sikki. C’était une monnaie d’or de Venise du 14e siècle. Elle avait cours dans les transactions en Italie et au Levant. 156 À la fin du siècle (1891), les prix moyens étaient les suivants sur les marchés de Gourara et de Touat : garçon de 4 à 10 ans, 200 à 250 fr-or fillette, 250 à 350 fr-or 154 155

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Vers 1830, rapporte Jehan d’Ivray, une femme noire valait au Caire 50 bourses157. Pour ce qui est des esclaves blanches venues de Géorgie et des pays avoisinants, leurs prix atteignaient 150 bourses ; elles valaient, en fait, de 3 à 10 fois plus qu’une Abyssine ou qu’une Noire. En revanche, ces dernières valaient la moitié ou les deux tiers au-dessus de la moyenne des prix, selon leurs connaissances en cuisine. Il faut cependant en excepter les Noires du Kordofan ou du Darfour, qui se soldaient à bas prix, en raison de leur indocilité et de leur mauvais caractère. En 1837, A. Holroyd158 cité par J. Bowring donne les prix suivants à propos des captifs achetés à Khartoum : un bon esclave mâle, 100 à 125 fr un adulte, 37,5 à 75 fr un esclave mâle du Denka, 17,70 à 25 fr un esclave mâle abyssin, 150 à 250 fr une femme noire adulte, 50 à 100 fr une femme noire du Denka, 25 à 50 fr une femme abyssine, 150 à 375 fr

jeune homme, 200 à 500 fr-or fille de 11 à 16 ans, 300 à 600 fr-or 157 Environ 3.500 écus de France, à l’époque. (J. d’Ivray, Les Mémoires de l’eunuque Béchir Agha, Paris, Albin Michel, 1921, p. 103-104.) Il est intéressant de comparer les prix des esclaves avec celui des produits de consommation courante. Ainsi en 1835 : 1 ratl de mouton (450 gr), 1 P.T. 1 ratl de café, 6 -7 P.T. 1 ardab de blé (198 litres), 50-63 P.T. 1 ardab de riz, 240 P.T. Extrait de R. Mowafi, Slavery, Slave trade and Abolition attempts in Egypt & the Sudan, 1820-1882, Lund, Studies in International History, 14, 1981, p. 38- 41. 158 J. Bowring, Report on Egypte and Candia, adressed to the R.H. Lord V. Palmerston, London, 1840 (avec index), p. 208. Voir aussi le Bulletin de l’Institut égyptien, 2 e série, n° 10, 1889, p. 48-77.

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Selon Richard Pankhurst, qui visitait les marchés de la corne d’Afrique vers 1862, la somme à débourser pour une fillette de 8 à 10 ans se montait à quelque 70 dollars, et souvent le double pour une fille de 12 à l8 ans, sans défaut. Entre le 15e et le 18e siècle, le prix des esclaves ne cessa d’augmenter. Au 19e siècle, tout évoluait relativement moins vite en raison des mouvements antiesclavagistes en Europe et des flux d’esclaves qui irriguaient les marchés égyptiens, ce qui détermina un déclin momentané des ventes, alors que sur la côte de l’Afrique orientale les prix étaient toujours à la hausse. Ainsi, au Mozambique en 1871, le prix moyen d’un esclave oscillait entre 3 et 5 dollars. Lorsque le captif arrivait à Zanzibar son prix doublait, à Socotra il quintuplait. Arrivé au Souk el-Abid (marché aux esclaves), sa valeur était multipliée par 20 par rapport à celle de son prix initial. Comme nous l’avons déjà constaté, les femmes-esclaves étaient beaucoup plus demandées que les hommes et coûtaient bien plus cher. De subtils calculs montrent que la valeur des captives dépassait de 70 % celle des hommes du 18e au début du 19e siècle. Entre 1821 et 1840, les femmes noires valaient de 40 à 80 % plus cher que les hommes. La plupart d’entre les Abyssines, très recherchées alors, possédaient une certaine beauté. Leur valeur marchande, vers 1830, variait de 10 à 15 dollars, selon leur finesse. Elles étaient fort estimées des voluptueux Égyptiens. Toutefois, nombre de ces femmes mouraient jeunes de tuberculose, le climat de l’Égypte ne leur convenant pas. Seules les familles aristocratiques pouvaient se payer des esclaves de luxe - des Blanches - alors que les Éthiopiennes gala (des populations sidama) étaient très demandées par les classes aisées. Vers 1870, au moment où l’on parlait de l’abolition de l’asservissement, une femme-esclave blanche coûtait de 100 à 250 livres. Les trois quarts étaient des Noires. Il existait alors des femmes qui investissaient dans des esclaves blanches. Elles leur enseignaient la couture, la coupe des vêtements, la broderie, un peu de lecture et d’écriture, et 177

essayaient de faire d’elles de bonnes musulmanes. Elles étaient ensuite mariées à ceux qui pouvaient payer des douaires élevés. En 1870, on comptait au Caire 10.481 esclaves dont 8.674 femmes et 1.807 hommes, selon Murray Gordon159. Mais ces chiffres ne sont, une fois encore, que des estimations. On évalue à 40.000 par an l’ensemble des captifs qui étaient arrachés à leurs foyers africains. Une partie était destinée à l’Égypte, mais parmi les Nègres et les Gallas venus du Haut-Nil, un certain nombre trouvait déjà preneurs en chemin. Ceux qui atteignaient Assiout devenaient difficilement repérables pour la raison bien simple que les registres restaient inaccessibles aux étrangers et, pour faire bonne mesure, les esclaves étaient souvent désignés sous la rubrique de chevaux ou de mulets160. En réalité, il faut en compter quatre fois plus, puisqu’un quart seulement des contingents atteignait les frontières de l’État égyptien. Bien d’autres disparaissaient : tués, morts de maladies, de fatigue, ou bien vendus en cours de route. Des effectifs non moins importants s’en allaient vers la côte orientale du continent, où ils étaient embarqués à destination des îles et des pays riverains de l’océan Indien ainsi qu’en Extrême-Orient. En quelle espèce de monnaie réglait-on l’achat d’un esclave ? À l’intérieur de l’Afrique, le prix était réglé en cauris161. Avec les petits seigneurs, les trafiquants échangent des captifs contre de vieux fusils, des alcools ou de la verroterie. D’autres réclamaient des métaux qui servaient à fabriquer des objets usuels, mais tous étaient intéressés par certains produits manufacturés tels que les textiles. Pour les négriers, seuls comptaient les profits, qu’ils soient en or, en M. Gordon, L’esclavage dans le monde arabe du 7e au 20e siècle, Paris, R. Laffont, 1987, p. 62-63. 160 Même en disposant de documents officiels des douanes, il est donc impossible de savoir s’il s’agit réellement d’esclaves ou d’animaux. 161 Les cauris sont les coquilles d’un certain gastéropode du groupe des porcelaines et qui servaient de monnaie en Afrique orientale et au Tchad. 159

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argent ou en coquillages, et peu importait la nature du paiement. Si l’islam passe pour abolitionniste, l’état d’esprit du trafiquant laisse le penseur perplexe. Mais le marchand n’a-til jamais réfléchi sur son trafic et en quels termes ? L’erreur que l’on doit souligner ici est celle d’un dysfonctionnement ancien dont on ne se soucie plus. Il peut être également d’origine juridique — l’interprétation laxiste des lois —, mais en tout cas pas religieux. L’esclave reste encore aujourd’hui le reflet d’une société tyrannique qui l’abuse, lui le plus vil des humains et le plus exploité des instruments. ۞

IV VIE QUOTIDIENNE DES ESCLAVES

Caractères

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e Soudanais et les Noirs en général dont l’âme est « façonnée par la nature sont incapables de concevoir ce qui n’existe pas, telles que la pitié et l’égalité. La nature aussi ignore la justice, mais pour des raisons de sociabilité les primitifs en ont une, bien différente d’ailleurs de la nôtre », écrit Henri de Monfreid. Et il poursuit, en substance : quand de surcroît on les asservit, alors la rancœur s’installait au plus profond de leur conscience. Ils devenaient, de ce fait : indolents, menteurs, tricheurs, voleurs, délateurs, dupeurs, filoux, les hommes comme les femmes. Ils ne volaient pas les objets de grande valeur mais plutôt ceux qu’ils pouvaient écouler rapidement ou qu’ils échangeaient contre des sucreries. Esclaves et eunuques étaient d’ordinaire malhonnêtes, en ce sens qu’ils n’avaient rien à perdre, et « chaparder » devenait une seconde nature. Les corrections, même sévères, ne leur faisaient pas peur. Ils savaient qu’ils les méritaient. Au pire des cas, le maître les revendait et c’était alors au nouveau propriétaire de veiller sur ses biens ! Ailleurs, le même auteur rapporte ceci : « Et puis il s’agit de Noirs, dont l’esprit autrement évolué ne peut assimiler ce qui convient au nôtre, l’esclavage, cet esclavage oriental s’entend, est accepté sereinement par le Noir primitif, qui ne 181

conçoit ni ne désire un changement de condition, comme le paria indien. Tous ignorent qu’ils puissent être malheureux ». Autre trait de caractère : le temps est une dimension qui intéresse peu le Noir et la perte de temps une notion inconcevable. Il n’a qu’à regarder la hauteur du soleil ou écouter les appels du muezzin pour se repérer dans sa journée. S’il a quelque chose d’important à exécuter, il lui est indifférent de le faire sur-le-champ, le jour suivant ou deux mois plus tard. Seul le présent l’intéresse. Tant qu’il peut trouver de quoi le satisfaire à l’instant, l’avenir lui importe peu. Et plus loin, il écrit encore : « Aux yeux des Noirs, clémence et bonté sont synonymes de faiblesse. La force et la puissance des dieux se mesurent à leur impitoyable cruauté et, en conséquence, celles des maîtres aussi. »162 Voici un autre témoignage, curieux celui-là, du même auteur, un homme qui a bien connu l’Afrique et ses secrets : « Ces races dites esclaves, ne sont pas restées à un stade aussi primitif par manque d’éducation mais parce que leur nature les rend inaptes à l’évolution continue. On peut dresser quelques individus à la manière de certains animaux, et en faire des avocats, des médecins, des députés et même des ministres, mais ni leur fond, ni leur descendance ne seront changés. Rendus à leur milieu originel ils se retrouveront très vites identiques à eux-mêmes, tout le vernis aura disparu... Que les philanthropes le veuillent ou non, c’est une variété humaine différente de la nôtre et qu’il est imprudent, sinon dangereux de traiter sur un pied d’égalité... »163 Cette assertion tardive fait écho à celle d’un voyageur qui parcourut le Soudan en 1862 : H. de Monfreid, « L’Homme aux yeux de verre » in Aventure en mer Rouge, III, p. 188. 163 Id., « Djalia ou la revanche de Karembo », p. 208-209. 162

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« Le rêve d’un homme qui travaille est de gagner 40 thalaris (200 fr) pour acheter un homme à travailler à sa place, pour qu’à moitié couché sur son “angareb” (lit de camp), il partage ses jours sur trois choses : la pipe, le café et la volupté bestiale ».164 Il reste, toutefois, que le Noir travaille dur, accepte sa situation et ne cherche pas à se révolter : le serviteur idéal ! Notons également que l’esclavage en pays d’islam pouvait être temporaire et cela dépendait de l’habileté et de l’énergie du captif au travail, de son épargne pour payer son émancipation, mais aussi de la mort de son patron et de ses héritiers. De son côté, son maître avait tout intérêt à le libérer, en investissant dans l’acquisition d’un esclave plus jeune et plus actif. Devenu indépendant, l’affranchi jouissait des mêmes droits que les autres citoyens musulmans tout en restant dévoué à son ancien patron. L’affaire ainsi exposée, on comprend pourquoi il fallait toujours importer de nouveaux esclaves. Dans l’imaginaire occidental, le Noir n’est pas absent, même si sa présence physique ne s’impose que tardivement. Les contacts avaient été pris dès l’Antiquité entre les Égyptiens et les populations du Soudan par l’entremise de la Nubie ; entre les populations du Maghreb et les ethnies de l’Afrique Centrale par les nomades du Sahara, etc. Grecs, Romains et chrétiens primitifs les ont bien connus également. Les Croisades et de nombreuses guerres les ont remis face à face. Les représentants des Lumières les ont mis à la mode : le bon sauvage, heureux dans son milieu natal, primitif sans doute, mais un peu cannibale aussi, l’esclave torturé par les négriers qui l’ont arraché aux siens, à sa forêt, à une vie simple, buccolique en un mot. Il était resté le grand enfant naïf et rieur qui avait cependant tant besoin d’un maître pour l’éduquer et le diriger. Lui, le représentant d’une 164 G. Lejean, « Razzias », in La Revue des Deux Mondes, 15 avril 1862, p. 860.

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race sans passé et sans avenir, les pays de l’islam ne l’ont pas vu autrement tout en l’acceptant mieux. Les esclaves noirs qui vivaient auprès des Mamelouks étaient méprisés. Pourtant, ils suivaient leur maître dans les concours et même quelquefois à la guerre ; ce n’était pas pour combattre à leurs côtés, mais simplement pour recharger fusils et pistolets. Le hasard des combats forçait souvent l’esclave à changer de maître, mais cela n’entraînait pas de grandes modifications dans sa vie quotidienne. L’eunuque, lui, qu’il soit noir ou blanc, en voulait au monde entier de l’avoir privé de ses attributs masculins. Et l’une des conséquences de cet état particulier développait en lui une inhibition des sentiments. Il gardait une rancune tenace aux femmes, qu’il ne pouvait approcher, il lui arrivait même de les maltraiter165. Physiquement, si l’adolescent avait été castré avant la puberté, en grandissant ses membres s’allongeaient anormalement, ses jambes touchaient presque le sol quand il chevauchait un poney, ses bras ballants lui arrivaient aux genoux, ses mains et ses doigts suivaient cette anomalie166. Il avait une face glabre, une voix grêle et souvent discordante, 165 Hérodote rapporte que l’eunuchisme serait une invention assyrienne. D’autres l’attribuent à la reine Sémiramis (babylonienne) qui s’entoura de castrats après la mort de son mari, pour donner le change. On trouve également des eunuques en Inde. Avant l’introduction de l’islam en Arabie, les ennemis étaient castrés mais la nouvelle religion l’interdit. Bien des ulémas (Ibn Abdîn, El-Kanich, Soyanti, Siradjah) condamnent à la fois l’eunuchisme et l’emploi des castrats. Le calife Mu’awyiah (661) introduisit les castrats, devenus habituels dans le monde musulman. Il avait emprunté cette habitude aux Byzantins. C’est surtout depuis la conquête de Constantinople par Mohamed II (1453) que l’usage des eunuques se propagea dans le monde turc de l’Orient. Les Osmanlis l’avaient connu par les Perses et les Arabes, leurs coreligionnaires. Pour plus de détails, voir D. Zambaco, Les eunuques d’aujourd’hui et ceux de jadis, op.cit., p. 36-37. 166 Voir du Dr E. Pittard, La taille, le buste, le membre inférieur chez les individus qui ont subi la castration, Paris, Académie des Sciences, Grenoble, 1904 (Séance du 10 octobre 1904).

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des hanches et des seins développés, les chairs flasques, il était d’ordinaire obèse. Parmi ces serviteurs africains, les Abyssins avec leur teint de bronze semblaient plus beaux (les femmes aussi) mais également plus affables, alors que les Noirs étaient laids, parfois même hideux. Ils avaient en commun une odeur particulière : les Abyssins dégagaient des effluves légèrement musqués, alors que les chaperons noirs exhalaient des odeurs gênantes qu’ils masquaient en s’aspergeant d’essence de rose, de clou de girofle ou de tout autre parfum violent. Mais c’est du point de vue du caractère que ces serviteurs sans sexe différaient radicalement des autres esclaves. Ils manquaient de vivacité, de gaieté, d’activité. Ils étaient sans énergie, serviles, lâches et privés de sentiments affectifs, toujours d’humeur maussade, mécontents et souvent cruels. Jaloux, ils s’emportaient brutalement contre les hommes qui se permettaient de jeter un regard indiscret au passage de voitures fermées transportant des femmes de la bonne société dont ils avaient la garde. Hautains, orgueilleux et poseurs envers leurs inférieurs, ils se montraient obséquieux devant leurs maîtres. En vieillissant, ils devenaient pieux et même dévots. Ils entraient alors souvent dans des cercles mystiques (tariqa). Très pratiquants, ils nourrissaient l’espoir de rattraper ce que le monde leur avait ôté. Devenus riches grâce aux largesses et aux dons de la famille qu’ils servaient, ils faisaient bâtir mosquées et écoles. L’exemple type est celui de KhalilAgha167, qui fut au service de la famille khédiviale. Son nom reste attaché à un lycée du Caire ! Khalil-Agha, chef eunuque de la mère du khédive Ismaïl, fit établir à Massaouah (Érythrée), port sur la mer Rouge, une « fabrique » d’eunuques, en 1868. Il engagea un médecin italien qui, pendant vingt ans, émascula des garçons que l’on vendait au Caire et à Constantinople, industrie qui fit la fortune de Khalil-Agha. Le médecin avait, dit-on, un résultat de 90 % de réussite dans ses opérations. Détails donnés à Yacoub Artin pacha (ancien vice-ministre de l’Éducation), qui les tenait du mutilateur et que rapporte D. Zambaco dans son livre Les eunuques d’aujourd’hui et ceux de jadis, op.cit., p. 101. 167

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En ce qui concerne les femmes noires, un médecin arabe du 11e siècle rédigea un ouvrage à l’usage des acquéreurs d’esclaves. Voici en substance ce qu’il pense des Africaines. Il les répartit en quatre catégories : les Zendj (originaires de Zanzibar, dans le sens large du terme) sont considérées comme répugnantes et de caractère indocile. Les Zaghawa sont les moins recommandables en raison de leur goût du vice. Les Nubiennes sont amènes et sensibles, elles ne manquent pas de vertu et restent soumises aux désirs du maître. Enfin, les Éthiopiennes sont grandes, généralement belles mais de santé délicate, ce qui provoque parmi elles une mortalité prématurée. Elles se montrent dignes de la confiance qu’on leur accorde. Parlant ensuite des Blanches, le médecin semble estimer davantage les Turques et les Grecques mais se détourne des Arméniennes ; quant aux Indiennes, elles ne sont pas travailleuses, certes, mais savent bien élever les enfants. À toutes ces femmes dont il énumère les qualités et les imperfections, il préfère les Berbères, non islamisées, d’une grande obéissance et qui se complaisent dans leur travail. Il existe, cependant, une tendance à représenter la femme noire comme physiquement répugnante en raison de son odeur mais sexuellement attirante. Faisant allusion aux négresses, un géographe du 12e siècle écrit : « Les princes d’Égypte désirent tous en posséder. »168 Occupations et Distractions Quelles sont les circonstances qui ont favorisé l’extension de l’esclavage africain ? C’est d’abord l’agriculture qui demandait beaucoup de cultivateurs, aussi bien en Afrique orientale et dans les pays riverains de l’océan Indien que dans toute la vallée du Nil et le Maghreb, puis le commerce de cette main-d'œuvre, stimulé par une incitation constante du Cité par F. Renault et S. Daget in Les traites négrières en Afrique, op.cit., p. 39.

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marché, et enfin les religions, qui ne s’opposaient pas formellement à cette pratique ancestrale. C’est également à partir de la conquête musulmane (7e siècle) que fut réellement « inventée » la traite par la constitution d’un vaste territoire - celui de l’islam - qui conduisit à un accroissement considérable de la demande en esclaves et l’organisation du trafic à grande échelle. Esclaves de maison À quelles besognes étaient soumis les esclaves ? Ils étaient là pour travailler dur et décharger le maître de tâches lourdes, répétitives ou fastidieuses, ce qui lui permettait de se livrer à des occupations intellectuelles, récréatives, sociales, spéculatives enrichissantes, de son commerce et/ou de ses terres. Les captifs les plus chanceux travaillaient dans les maisons (gardiennage, jardinage...), les autres se retrouvaient dans l’agriculture et les plantations en butte à la brutalité des chefs de culture, enfin les plus mal lotis peinaient dans les mines. En ce qui concerne les femmes, les plus belles d’entre elles étaient destinées à la couche du maître ou pour se plier aux caprices de leurs maîtresses, aux autres revenaient les plus pénibles travaux ancillaires. Il faut cependant se souvenir que l’esclave exécutait contraint et forcé des travaux rarement à son goût, voilà pourquoi il manifestait si peu d’intérêt à sa tâche. On se plaignait aussi de son imprévoyance. Comme forme particulière de résistance, peut-être inconsciente, il montrait autant de désinvolture que de paresse à l’accomplissement d’une besogne quelconque. C’est pour cela qu’il devait être soumis à une surveillance constante. Ne pouvant rien changer à sa situation, il finissait par l’accepter, soutenu par l’idée qu’il pourrait échapper un jour à la condition servile par son zèle et ses économies, c’est-à-dire arriver à l’émancipation, du moins pour un esclave mâle. Le statut de l’esclave - homme ou femme - dans la famille qui l’accueillait dépendait certes de la volonté du maître mais 187

aussi, en partie, des dispositions du captif (de la captive). Si le propriétaire qui le (la) possédait voulait lui inculquer quelques rudiments de connaissances, la situation de l’esclave pouvait ainsi évoluer au sein du foyer. D’asservi, il devenait domestique et même membre agrégé à la famille. Dans la haute sphère du pouvoir, l’épithète même d’esclave disparaissait au profit d’une nouvelle dénomination telle que fils (ou fille) adoptif (ve)169 du Grand Seigneur. Entré dans les cadres de l’administration, l’esclave devenait portier, garde, page, soldat, secrétaire, commis aux écritures, chambellan, etc. Les grands s’entouraient de nombreux esclaves, signes concrets de leur puissance et de leur richesse. Ibn TaghriBirdi notait qu’en 1430 succombèrent chez lui de la peste : un mamelouk (sans doute un gardien), des esclaves noirs (‘abid), des femmes esclaves (jawari), des eunuques (khadam170), ce qui nous donne une idée des types d’esclaves employés dans les grandes maisons. Mais il existait aussi des palefreniers, des concubines, des amuseurs, etc. Plus on montait dans la hiérarchie sociale plus se multipliait le nombre de serviteurs ainsi que leurs attributions. Quand un homme du 18e ou du 19e siècle - tout comme auparavant - appartenait au moins à la bonne bourgeoisie, il était tenu moralement de mener un certain train de vie. Ne devait-il pas montrer que la Divinité l’avait avantagé et, par là même, faire preuve de générosité envers les siens et envers la société ? Par ailleurs, le bon ton et les habitudes nationales exigeaient la présence d’un ou plusieurs eunuques dans toutes les familles musulmanes. La présence de tels serviteurs imposait la considération du public et surtout celle 169 En turc : gueuzlé, c’est-à-dire choisie par le sultan, elle devenait cadine quand elle partageait, ne serait-ce que pour une nuit, la couche du monarque. (J. d’Ivray, Souvenirs d’une odalisque, Paris, L’Édition, 1913, p.129.) 170 Dans l’arabe dialectal d’Égypte, ce mot à changé de sens, aujourd’hui il ne désigne plus qu’un domestique salarié.

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des femmes. Pour sa part, le maître de maison avait besoin au moins d’un portier (bawwab), souvent nubien, qui parfois était chargé d’introduire les visiteurs, d’un ou deux coureurs ou saïs précédant la voiture du maître et/ou pour s’occuper de sa monture - cheval, mule ou âne - et d’un esclave noir qui lui portait sa pipe (chibukji) quand il sortait. Autour d’un maître qui appartenait à l’aristocratie, gravitaient en plus des précédents : un lala (sorte de précepteur), des bash aghas (eunuques en chef), des aghas (eunuques), des secrétaires, des dawi (commissionnaires), des tattleji (confiseurs), des kélarjis171, des tablajis172, des bash kholis, des kholis (chefs et sous-chefs de culture), sans compter les jardiniers, leurs aides173, les gardes armés (kawas) et des cavaliers kurdes qui se tenaient autour de la voiture du maître ou des siens. Enfin, un saqqa qui remplissait d’eau deux grands zirs (jarres) et arrosait le devant du palais pour abattre la poussière. L’esclavage était, en quelque sorte, une adoption ou, mieux encore, une incorporation à la famille. En effet, acheté jeune, l’esclave était pris en main par son maître, tenu à lui enseigner la religion puis un peu de lecture et d’écriture. Il pouvait ensuite en faire son chiboukdji (porteur de pipe), son cavédji (présenteur de café), son farrache (valet de chambre). Avec une formation moins sommaire, il devenait khasnadar (trésorier). Au cours des années 1870, les beys et les pachas les plus riches achetèrent de jeunes garçons blancs pour servir de compagnons de jeu à leurs fils, rapporte Murray Gordon174. Nous n’en saurons pas plus. Serviteur commis aux conserves, salades, mezzehs ou entremets. Serviteurs qui apportaient les mets de la cuisine aux maîtres, sur des plateaux de bois surmontés d’un grand cône de feutre afin de garder les plats chauds. 173 Voir à ce sujet, du prince Mohamed-Ali, De ma naissance à 1882 (souvenirs), Le Caire, I.F.A.O., 1950. 174 M. Gordon, L’esclavage dans le monde arabe du 7e au 20e siècle, op.cit., p. 61-62. 171 172

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Tout ce petit monde - comptant quelquefois plus de deux cents personnes - nourri, habillé, logé mais aussi souvent soigné, recevait fréquemment de la famille et des visiteurs, des cadeaux en argent et en nature. Si les jours de fêtes et les réceptions occupaient particulièrement la domesticité, elle avait aussi des moments de loisir. Toutefois, ces serviteurs faisaient ensemble la moitié de ce que devait accomplir à Paris un domestique alsacien ou breton, notaient ironiquement les voyageurs de passage en Égypte. L’esclave (homme ou femme) devait être le reflet de ses maîtres riches et puissants. On lui donnait des vêtements neufs de bonne qualité deux fois l’an175 et tout ce qu’il fallait pour son entretien. Toutefois, il ne lui était pas permis de porter la barbe176, car il était privé de cet honneur, mais après maintes requêtes, le maître pouvait le lui autoriser à l’âge mûr. Quant à la femme-esclave, elle portait les cheveux relevés sur la nuque ; c’était, en quelque sorte, un signe distinctif de son état. Les Slaves de race blanche, capturés par les Allemands en Europe orientale, étaient demandés en tant que musiciens, Au risque de nous écarter un peu de notre sujet, nous croyons utile de donner ici une description succincte du vêtement féminin au 19e siècle, plus ou moins repris au costume national turc. Sur un pantalon bouffant, la femme de haute naissance passait une veste brodée et une chemisette de gaze, et sur la tête posait une ezzazia, depuis remplacée par un fez à gland d’or. Pour les grandes occasions, on retirait la veste et l’on passait sur le pantalon une robe de soie, de baptiste ou de brocart d’or (…), une riche ceinture de métal ornée de pierreries soutenait les seins et supportait la montre qu’une lourde chaîne d’or retenait, aux pieds, des babouches brodées d’or et des bas de soie. Bijoux et parfums à profusion. Les robes portées quelquefois seulement étaient jetées aux esclaves. Voir J. d’Ivray, Souvenirs d’une odalisque, op.cit., p. 109-110. 176 Il est intéressant de se souvenir que « la longueur de la barbe ou l’interdiction faite aux femmes de montrer leurs cheveux ont toujours marché de pair avec la barbarie, l’ignorance et le fanatisme », soulignent Ph. Madral et Fr. Migeat dans leur roman, L’espion du pape, (Paris, R. Laffont, 2009, p. 214). 175

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en particuliers des castrats177. Quant aux captifs grands et forts, ils trouvaient leur place dans l’armée. À part les Mamelouks, il y eut peu d’esclaves blancs en Égypte, parce que bien plus chers que les Noirs. Très recherchées, la plupart des esclaves blanches, jeunes et belles, étaient destinées aux harems. Cette sorte de femme pouvait ambitionner de servir dans une grande maison et pourquoi pas au palais d’un prince ou plus haut encore. Selon ses talents et une bonne formation, elle était susceptible de devenir gouvernante, masseuse de bain, maîtresse de la garde-robe, cuisinière… Et, si le maître jetait un regard sur elle et lui plaisait, elle accèderait peut-être au rang de concubine. Mère d’un garçon, son propriétaire aurait pour elle toutes sortes d’égards et sa vie serait dès lors aisée, insouciante et assurée. Toutefois, la mort de l’enfant signait sa disgrâce… Une esclave sans qualités physiques particulières rejoignait la domesticité où les Noires remplissaient les tâches les plus ingrates : laver, nettoyer, cuisiner, porter de l’eau et bien d’autres corvées. Demeurées dans la médiocrité, elles végétaient dans des occupations subalternes où les besognes, les ragots et la délation faisaient leur quotidien. Toutes attendaient du mariage – une obligation de l’islam – un allègement de leur triste destin, une revanche sur une vie de soumission. À son ou ses épouse(s) – oisive(s) – blanche(s) ou abyssine(s), un riche Égyptien devait assurer un personnel féminin de demi-désœuvrées qui formaient autour d’elle(s) une sorte de cour caquetante, cancanière, cupide et flagorneuse. Une épouse ne devait jamais rester seule, manquement répréhensible entre tous. Chacun de ces serviteurs ou de ces servantes avait une tâche précisée une fois pour toutes, à son entrée en service, et s’y Les eunuques étaient en activité dans les palais du Sultan à Istanbul jusqu’en 1876. On en trouvait encore en Italie dans certaines églises jusque dans les années 1920. 177

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tenait. Si la ou le préposé à tel service faisait défaut et que personne n’eût pensé à la (le) remplacer à temps, il fallait attendre de longs moments pour voir l’ordre exécuté. Le travail demandé n’était pas excessif ; en revanche, cela permit à bon nombres de gens de maison – hommes et femmes – d’origines modestes d’accéder à un mieux-être et à une certaine culture. La chance offrait alors à ces femmes-esclaves une vie peu contraignante dont la principale tâche consistait à tenir compagnie à la maîtresse de maison, prévenir ses désirs et s’occuper des enfants. Le gîte et le couvert leur étaient assurés. Grâce à la polygamie, les ambitieuses pouvaient quelquefois voir leurs rêves se réaliser. Même si des maîtres se montraient parfois injustes ou capricieux et que le fouet des eunuques sifflait sur le dos des plus rebelles, les disparitions mystérieuses et les empoisonnements n’étaient pas inconnus non plus, mais personne dans un harem ne voulait relever les scandales de peur des répercussions… Il est évident qu’une cuisinière habile ou une nourrice avait une autre valeur qu’une Africaine sans qualification. Ces femmes avaient un avantage supplémentaire, elles pouvaient accroître le personnel de maison en donnant des enfants au maître. En islam, rappelons-le, les enfants nés d’une esclave et d’un homme libre étaient libres. Voilà également pourquoi elles coûtaient plus cher que les hommes. Si l’on vient à parler de la famille, on s’aperçoit que les esclaves blanches appartenaient surtout aux riches Turcs. Au cours des années 1826-1829, la guerre de Morée amena sur le marché quelque 6.000 femmes (et bon nombre d’hommes valides). Ces prises de guerre, d’origine grecque pour la plupart d’entre elles, furent envoyées en Égypte pour y être vendues178. Les Grecques se voyaient surtout destinées à Selon Dick Harrison in Slaveri : 1500-1800, op.cit., p. 252, beaucoup furent rachetées par les consulats européens en Égypte. En 1839, il restait encore dans ce pays autour de 300 hommes et 600 femmes, de toute vraisemblance islamisés.

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l’aristocratie. Beaucoup de grandes familles comptaient au moins une affranchie élevée au rang de dame par le mariage ou la maternité. Dans la haute société, l’esclave blanche devenue l’épouse en titre d’un aristocrate le devait à sa mère ou à son aïeule. Qu’elle fût razziée ou vendue par des Circassiens à Istanbul, il n’y avait rien de dégradant dans cet esclavage. Le sang des esclaves fut mêlé à l’immense majorité des familles turques, mais une foule d’effendis, surtout des officiers et des paysans enrichis, épousèrent non sans calcul des affranchies de harems. Filles ou garçons pauvres, ils avaient tous leur chance de percer dans la capitale, grand centre de ce commerce. On voyait donc, sans surprise, une ancienne affranchie y négocier l’achat d’une belle-fille destinée à devenir l’épouse de son fils. Toutes ne réussissaient évidemment pas à faire un brillant mariage. Certaines entraient dans une famille moins riche, comme bonne à tout faire. De ce fait, leur émancipation était retardée et leur union avec un homme sans envergure devenait souvent leur lot179. Pour les moins chanceuses, c’était la sécurité d’une petite rente à vie et la protection des anciens maîtres ; les riches prétendaient y voir l’avantage d’une femme bien élevée, propre, plus apte à les servir que les indigènes. Il y a lieu de faire ici une place à part aux cadines, ce sont les maîtresses en titre ou les concubines légales qui avaient donné un fils au sultan. Ce dernier en disposait à son gré et les donnaient souvent en mariage à ses officiers victorieux. Voici un exemple historique connu : « Ismaïl pacha, khédive,

179 À propos de mariage entre un affranchi et la veuve de son ancien maître, il faut bien se dire qu’elle faisait partie de l’héritage à récupérer et à donner un caractère de légitimité à la succession, surtout dans un pays où hommes et femmes n’étaient pas égaux devant la loi et celles-ci, souvent analphabètes, sortaient rarement de chez elles, donc peu au fait de la vie courante.

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était le fils du vice-roi Ibrahim pacha et de Khouchiar hanem, cadine, né au Caire le 31 décembre 1831. »180 Une série de questions se pose alors. Comment vivaient les femmes des Mamelouks ?181 Les maris étant esclaves, étaient-elles considérées comme telles ? Quel était leur statut ? Il faut se souvenir que ces esclaves-militaires formaient une classe particulière de la société. Il semble bien qu’ils restaient entre eux, les hommes auprès de leurs chefs et les femmes dans leurs harems. Les uns et les autres avaient pour modèles les détenteurs du pouvoir, leur entourage et leur façon d’être. Ainsi Volney remarquait-il que les femmes avaient rejeté les sequins qui ornaient leurs coiffures, elles voulaient alors des diamants, des rubis, des perles, des châles, des fourrures, ce qui montre assez la richesse du milieu dans lequel elles vivaient. Comme toutes les femmes d’un milieu aisé, leur existence se passait dans un harem, entourées d’esclaves, menant une vie indolente au milieu du superflu et des intrigues. Voici, à ce propos, le témoignage intéressant de Pierre Ruffin, diplomate et Premier secrétaire à l’ambassade de France à Istanbul, en 1794. Il écrit ce qui suit : « quiconque sait la tactique des affaires en Turquie conviendra qu’il n’en existe aucune qui ne soit préalablement élaborée dans les harems. Les femmes seules peuvent y pénétrer et c’est à leur secrète influence que presque toutes les négociations est redevable de son succès »182 Et quand on connaît l’ambition et la duplicité des Mamelouks… Engagées très jeunes dans une famille aisée, les petites esclaves jouaient d’abord avec les enfants de la maison. Elles 180 G. Zananiri, Le khédive Ismaïl et l’Égypte, Alexandrie, Imp. Molco, 1923, p. 206 et passim. 181 « Les beys faisaient venir des esclaves blanches de Circassie et des Noires du Darfour par des caravanes s’arrêtant à Syout » in H. Déherain, Histoire de la Nation Égyptienne (vol. V), Paris, Plon-Nourrit, 1931, p. 77. 182 Cité par H. Déherain, Histoire de la Nation Égyptienne (vol. V), op.cit., p. 78.

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n’étaient pas toujours bien traitées, parce que ravalées au niveau d’animaux familiers. Devenues adolescentes, on les confiait à des calfas ou khalfas – une captive plus âgée – qui les préparaient à leur rôle ancillaire ; en retour, les apprenties les aidaient dans leur charge. Une nébuleuse de servantes peuplait les grands harems. Citons entres autres : une kateb hanem, sorte de secrétaire et personne de confiance, souvent veuve de bonne famille, placée auprès de sa maîtresse ; des hazindar183, sorte de caméristes ou trésorières, dames d’honneur aussi. Certaines princesses en avaient six, partagées en deux équipes qui se relayaient. Aux visiteuses de marque, on en affectait plusieurs à leur service. Mentionnons encore les kikhias, personnes de haut rang qui s’apparenteraient à des dames d’atour. Citons la bashkhalfa, responsable qui surveillait et distribuait le travail aux servantes placées sous ses ordres, un nombre indéterminé de khalfa préposées à des tâches précises. On voyait aussi des dadas (nourrices) négresses qui s’occupaient des enfants. Certaines étaient commises au café. Deux ou trois esclaves étaient alors nécessaires : l’une d’elles (askidji) s’occupait du réchaud à charbon sur lequel trônait la cafetière, l’autre (kahoiji) d’un plateau avec une douzaine de tasses à café. D’autres étaient commises aux pipes à eau (chiboukji) réservées aux dames âgées. Plusieurs étaient chargées des cigarettes qu’elles roulaient parfois elles-mêmes (tutunji), d’autres choisies pour servir à la table (sufraji). Les grandmères d’un harem de haut rang mangeaient dans leur chambre, sur un plateau d’argent qu’on leur apportait des cuisines. Leur nourriture légère était préparée par une ousta, une Soudanaise. Pour s’éclairer le soir, on employait des bougies dont se chargeaient des captives (chamadanji ou moumji). Disons qu’à l’époque, le pétrole et l’électricité étaient considérés comme dangereux dans les harems. Le service des lanternes revenait aux fénusjis. Dans chaque chambre, il fallait deux falots contenant deux bougies chacun et dont on 183

Il existe d’autres graphies de ce mot : khazindar, khaznadar…

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devait changer les chandelles au cours de la nuit ou les remplacer par des veilleuses. S’occuper de la literie (matelas, moustiquaires, coussins, etc) – les sortir le soir et les rouler le matin pour les entreposer dans des placards – entrait dans les attributions des yatakjis. À l’entrée de la salle de réception, aux grandes occasions en particulier, des servantes (ortakisslary) s’empressaient de débarrasser les visiteuses de leur manteau et de leur voile et passaient un coup de fer, au besoin, sur ces vêtements. Au hammam du palais, des masseuses (ushturji) attendaient les baigneuses. Au sous-sol, à côté des cuisines, s’activaient des laveuses noires (jandarajis) ainsi que des repasseuses (makwajis). Avec la chaleur du pays, il fallait se changer plusieurs fois par jour. Pour le divertissement des grands, on prévoyait des musiciennes (sazendas). Il existait des ensembles de musique arabe et d’autres de musique turque. Chaque genre employait cinq ou six exécutantes. Les chanteuses (hadendas) ne comprenaient que quatre interprètes, deux pour le chant arabe et les autres pour les airs turcs. À part les musiciennes, le Palais disposait également de danseuses (oyounji), une sorte de corps de ballet d’une dizaine de ballerines. Les chorégraphies turques différaient beaucoup de la danse égyptienne, d’abord par les tenues des danseuses : longues robes turques très ornées, longs cheveux coiffés d’un bonnet inscrusté de pierres précieuses, petits pas très rythmés et gracieux, plein de saluts de la main et de révérences. Les danses locales n’étaient qu’une succession de poses, de contorsions et de gestes qui avaient pour but de provoquer et d’exprimer des sensations voluptueuses. Les jeunes filles pouvaient exécuter des danses dans le harem mais jamais devant des hommes. On remarquait aussi quelques Européennes parmi le personnel – Anglaises ou Françaises – qui enseignaient la langue et les manières du pays dont elles étaient originaires, surtout aux garçons destinés à pousuivre des études à l’étranger, mais les filles de l’aristocratie n’étaient pas oubliées.

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Certes, les femmes-esclaves n’étaient pas payées (les hommes non plus), quoique de généreuses gratifications leur fussent souvent allouées, en espèces, en bijoux…, mais elles coûtaient tout de même cher à entretenir et plus tard à marier. Comme la coutume voulait que les liens ne fussent jamais tout à fait rompus entre maîtres et affranchies, cellesci continuaient à recevoir des subsides plus ou moins importants, leur vie durant, et souvent l’ancien propriétaire leur léguait une part de biens mainmortables (wakf).184 Malgré les aléas de la vie, les nourrices noires conservaient toujours leur place au sein de la famille. Elles entretenaient également des liens étroits avec les enfants qu’elles avaient allaités et qu’elles voyaient grandir. Les autres Africaines, selon leurs connaissances culinaires, étaient commises aux cuisines. Celles, enfin, qui étaient sans savoir particulier, n’étaient que brutes passives, plus à plaindre qu’à blâmer. Formées par leur mère, elles ne savaient faire que quatre choses : préparer des confitures, exécuter des danses lascives en petit comité, pousser des zaglouta (youyou) et obéir à leurs maîtres.185 Les filles noires pouvaient tomber plus bas encore : jeunes mais peu attrayantes, les maisons de prostitution les mettaient avec d’autres à la disposition d’une clientèle médiocre, jusqu’au moment où leurs « services » cessaient d’être rentables. On les jetait alors à la rue, où les attendaient la mendicité, la maladie et la mort. À cette époque, la prostitution était admise en Égypte et les hétaïres ainsi que leurs souteneurs formaient une Si nous savons aujourd’hui quelque chose des harems de l’époque, c’est surtout par les femmes étrangères qui y avaient accès et qui avaient quelquefois gagné la confiance des Orientales. 185 Il fallait aussi que le maître mariât ses esclaves et payât les frais de cette union. Il trouvait souvent plus commode de vendre la captive (ou le captif) dont il ne voulait plus. Elle pouvait être alors vendue plusieurs fois. Voici ce que rapporte M. Leiris : « Vraisemblablement elle (l’esclave) n’a guère plus de vingt ans, volée à ses parents à l’âge de sept ans, elle est avec Griaule à son sixième propriétaire. » (L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1934, p. 407). 184

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corporation payant à l’État une redevance importante.186 Cette activité ayant été abolie, les prostituées se cachaient, ce qui eut pour résultat le développement de la pédérastie. Les courtisanes, pour nombre d’entre elles, étaient des femmes répudiées prises du dégoût de la servitude conjugale et qui, ne pouvant plus se remarier, n’avaient d’autre moyen de subsistance que ce « métier ».187 Les concubines des Égyptiens des classes moyennes et supérieures étaient en général des Abyssines plus ou moins claires de peau. Leur teint intermédiaire entre celui des Noires et les Blanches n’avait d’égal que leur détermination à vouloir se distinguer des deux autres races. Elles se croyaient peu différentes des Blanches, si bien qu’elles ne pouvaient agir en servantes auprès des femmes blanches de leur maître. Les Noires éprouvaient exactement le même sentiment envers les Abyssines, mais elles trouvaient normal de servir des Blanches. À vrai dire, ce n’était pas toujours des Abyssines de pure race, mais souvent des femmes victimes d’enlèvements dans les territoires voisins du pays Galla. Les esclaves noires sans qualité particulière étaient commises aux travaux les plus pénibles. L’office, la buanderie et le garde-manger se trouvaient relégués au sous-sol, éclairés par des soupiraux. Dans ce lieu sombre et enfumé où la cuisine se faisait alors au feu de bois, au milieu des criailleries, s’étendait le royaume des négresses. Comme les autres esclaves, elles restaient cantonnées dans une seule tâche : les cuisinières ne faisaient pas la pâtisserie, les pâtissières ne faisaient pas le pain. Il en fallait également pour torréfier le café, d’autres pour le préparer et d’autres enfin pour le servir, etc.188 Des laveuses dans un autre coin, devant de grands tubs, savonnaient, frottaient et tordaient le linge à longueur de journées, assises sur des tabourets, la poitrine sur les genoux. Voir A.B. Clot-Bey, Aperçu général sur l’Égypte, op.cit., p. 336. Id., p. 337. 188 N. Salima, Harems et Musulmanes, Paris, Juvens, 1902, p. 10. 186 187

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Les Noires commises au nettoyage jetaient des seaux d’eau sur les planchers et les escaliers avant de passer une serpillière. Comme il n’y avait pratiquement pas de meubles, le ménage était assez vite fait. Le harem était formé d’un ensemble de pièces plus ou moins grandes. Autour d’une salle de réception (qaa), se trouvaient les appartements de chacune des épouses, ainsi que des pièces affectées aux esclaves. Autant que possible, pas de fenêtre sur la rue mais plutôt sur la cour. Des grillages de bois tournés (moucharabieh) masquaient les ouvertures, s’opposaient aux rayons du soleil ainsi qu’aux regards indiscrets. C’était une habitation qui se rapprochait plus d’un établissement religieux que d’un lieu de prostitution. Là, se croisaient à longueur de journées épouses et servantes, visiteuses, marchandes… dans un brouhaha de tous les instants. Dans ce microcosme, sous une mutuelle et perpétuelle surveillance de la domesticité, rien de répréhensible, rien de scandaleux ne devait se passer. Si, pourtant au 19e siècle, on en sait davantage sur les harems, c’est grâce aux dames juives et chrétiennes, un peu plus libres, qui avaient accès à ces lieux. Les femmes cloîtrées n’avaient ni formation, ni instruction, elles ne savaient, en général, ni lire ni écrire, ne s’intéressaient à rien et étaient maintenues dans l’ignorance dès l’enfance, et leur domesticité n’était pas mieux lotie. Une hiérarchie stricte régnait entre maîtres et esclaves à l’intérieur de la famille, tout comme parmi les captifs/captives eux-mêmes. Les deux sexes étaient tenus de la respecter sous peine de sanctions. Pour ne donner qu’un seul détail à ce sujet, voici ce que rapporte, en substance, N. Salima.189 Dans la salle de réception d’un harem, on voyait jetés sur le sol des chiltas, sorte de petits matelas190 peu épais pour les femmes qui Id., p. 207. Selon Niya Salima in Harems et Musulmanes, op.cit., p. 235-236, ce pouvait être aussi des peaux de mouton. 189 190

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n’avaient pas l’honneur de s’asseoir sur les sofas à côté des dames, et particulièrement d’un rang plus élevé qu’une simple domestique et pour lesquelles nattes de paille et tapis étaient jugés suffisants. Sur les chiltas s’accroupissaient les anciennes esclaves blanches, les vieilles négresses ayant accompli le pèlerinage de La Mecque, nourrices et sœurs de lait, liseuses de Coran, marchandes... Elles se serraient à deux ou à trois sur ces paillasses. Une esclave, devenue mère du fait du maître, prenait place auprès des épouses légales, c’était une dame de second rang, considérée et honorée, servie par ses consœurs de la veille. Elle avait le titre d’um el-bey ou d’um el-hanem (mère du bey ou mère de la dame), selon qu’elle avait donné naissance à un garçon ou à une fille ; tous les enfants étaient légitimes, rappelons-le. On laissait ses chaussures devant la porte dans les grands harems, un coin discret près de la porte était prévu à cet effet. Le principal pour ces femmes demeurait le rang, le titre et les prérogatives qui leur étaient attachés. Vers la fin du 19e siècle, les femmes, voyant les vieilles traditions vaciller, se disaient : « Notre loi est la même mais les temps ont changé ». Pourtant, le gynécée avait aussi ses distractions. Les visites que l’on faisait aux harems voisins ou que l’on recevait était un des plaisirs favoris de ces femmes privées de liberté. Si les personnes venaient de loin, la visite pouvait durer plusieurs jours. Les chaussures féminines placées à l’entrée du gynécée indiquaient la présence de visiteuses étrangères à la famille. Dans ce cas, le mari s’abstenait de monter dans son harem. Il se tenait alors dans son salamlek.191 Ces rencontres suivaient un cérémonial très précis qu’épiait également une domesticité silencieuse et attentive, toujours à portée de voix. Après les embrassades sonores, se déroulaient des échanges de compliments. Les tiers n’étaient jamais désignés nommément. Les enfants, par exemple, Appartement particulier du maître de maison où il recevait aussi ses visiteurs.

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étaient signalés par l’expression : ceux que Dieu protège. La maladie et la mort restaient des sujets tabous. On disait plutôt : un tel est fatigué ou un tel est parti. C’était un code à connaître et à observer. La fille aînée de la maison offrait alors, à la ronde, confitures et sirops. Puis une petite serviette brodée d’or, que l’on se passait, permettait à chacune de ces dames de s’essuyer délicatement les lèvres. Dans l’aristocratie, on distribuait une serviette à chaque visiteuse. Le tout était entrecoupé d’expressions polies où le nom de la Divinité se trouvait toujours inclus et qui permettaient des échanges compassés et prévus. Puis une conversation plus libre se déroulait dans la banalité des lieux communs. Se plaçait alors la cérémonie du café. Une esclave – jusqu’à cinq dans l’aristocratie192 – arrivait avec un récipient contenant de la braise sur laquelle on plaçait une cafetière (kanak). Elle versait un café finement moulu (bounn) qui formait bientôt une mousse à la surface du liquide. Jamais de lait ou de crème ; le sucre, lui, n’est devenu une mode que depuis l’expédition d’Égypte. Selon le rang social, on incorporait parfois au café de la cardamome ou un autre aromate. Dans l’aristocratie où le raffinement était poussé à l’extrême, on passait les petites tasses sur une fumigation d’ambre gris ou de mastic. Les tasses sans anse étaient ensuite présentées à chaque visiteuse dans un sorte de coquetier, afin d’éviter de se brûler les doigts. Tout cela se passait avec lenteur et componction.193 Dans le salon de réception des hommes, le cérémonial était très semblable mais un peu plus rapide et moins protocolaire. Les tasses étaient remplies plusieurs fois au gré des visiteurs. Dans l’aristocratie, les esclaves avaient le loisir de s’inviter les unes les autres. Les captives les plus en vue avaient leurs chambres respectives et tout le nécessaire pour offrir le café à leurs consœurs qu’elles recevaient, et même aux eunuques 192 193

J. d’Ivray, Souvenirs d’une odalisque, op.cit., p. 128. Niya Salima, Harems et Musulmanes, op.cit., p. 12.

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qui apportaient des nouvelles de l’extérieur et les commérages dont se délectaient tous les membres du harem. Il y avait aussi le bain. Les plus riches avaient une installation de hammam à domicile. Les femmes se baignaient à l’ancienne, les esclaves de service leur versaient des brocs (kouz) d’eau chaude et les frottaient avec une luffa puis les massaient longuement. Les autres, plus modestes, se rendaient aux bains publics194, deux ou trois fois par semaine aux jours indiqués, car il y avait des jours pour les femmes et d’autres pour les hommes. Contre une modeste entrée, des baigneuses attendaient les clientes pour leur offrir leurs services. Le bain était souvent suivi d’une collation entre amies et quelquefois même de musique. On y discutait vêtements, bijoux, parfums, mais aussi plus sérieusement d’alliances, puisque c’était la mère qui traditionnellement choisissait l’épouse de son fils. Ces femmes appréciaient également beaucoup que des voyantes viennent leur dire la bonne aventure, soit dans le marc de café soit dans les coquillages et, comme tout le harem y croyait, cela pouvait prendre des heures de délire prophétique et de commentaires. Notons enfin que si dans leur magie les musulmans se fondaient sur le Coran, les coptes, eux, comptaient sur le livre des Psaumes. Passait aussi la dallala, vendeuse de rubans et de colifichets mais aussi gazette locale. Comme elle avait ses entrées partout auprès des femmes, maîtresses ou esclaves, celles-ci l’accueillaient toujours avec plaisir. C’était pour ces enfermées un moyen d’appréhender le voisinage : les naissances, les mariages, les divorces, les tromperies... et puis elle était si obligeante ! Elle jouait aussi le rôle de Mercure galant, mais c’était très cher et risqué. Quel divertissement 194 Souvent soutenus par un wakf afin que tous, hommes et femmes, aient accès à l’hygiène.

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que d’écouter ses cancans et d’acheter, peut-être, tout ce que l’astucieuse marchande étalait sous leurs yeux pleins d’envie ! Un personnage mythique hantait quotidiennement ces lieux défendus aux hommes. Le sacca (le porteur d’eau) était le seul mâle à avoir accès au harem. Précédé du Ya sater, qu’il prononçait d’une voix forte, invocation à Celui qui couvre, qui voile (les erreurs). Lors de son passage, toutes les femmes présentes se couvraient le visage ou, mieux, disparaissaient dans une pièce attenante. Il circulait à son sujet toutes sortes d’histoires plus ou moins grivoises à propos de ses bonnes fortunes. Ce qui n’était pas pour lui déplaire, bien entendu. La domesticité noire lui prêtait souvent une oreille complaisante. Il avait tant à raconter… Les prouesses de Karagueuz, sorte de marionnette orientale, dont les saillies grossières réjouissaient le public, esclaves compris, faisaient les délices du petit peuple. Certains s’étonnaient d’y voir des jeunes filles, dans leur pudeur virginale, prêter l’oreille à ces plaisanteries obscènes, mais défendre de rien laisser voir d’elles-mêmes. C’était vraiment le pays de l’antithèse.195 Le soir, les femmes, débarrassées de leurs voiles et à l’abri des regards, montaient sur le toit-terrasse avec des instruments de musique, des sucreries et passaient un long moment à chanter, à danser, à plaisanter. C’était la seule vraie détente de la journée. Dans l’aristocratie, la vie n’était pas monotone puisqu’il y avait des distractions à volonté : musiciennes, chanteuses, danseuses196, conteuses, sans

J. d’Ivray, Souvenirs d’une odalisque, op.cit., p. 157-158. « Il existait aussi des gawazi (danseuses des rues) qui ont toujours exécuté leur art en privé et en public. Mohamed-Ali les a interdites récemment… Depuis que les danseuses ne sont plus autorisées, les khawals (danseurs) les ont remplacées dans les rues du Caire », écrit en substance A. B. Clot-Bey, Aperçu sur l’Égypte, op.cit., p. 92 et passim. Quelques années auparavent (1834-1836), S. Voilquin notait : « Dans le quartier grec aussi, on trouve des hommes de joie, de plaisir tolérés 195 196

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compter les échanges à l’intérieur du harem, les enfants, les visites et, de temps à autres, une sortie, mais toujours sous la haute surveillance des eunuques. Dans un autre registre, plus sérieux celui-là, la femme noire – mère, nourrice, servante ou maîtresse – transmettait autour d’elle toute une culture venue de l’Afrique profonde. D’abord en berçant les nouveaux-nés, elle ancrait dans leur esprit toute une mythologie puisée dans les chants et les récits africains. Elle leur parlait, par exemple, de la goule (génie féminin malfaisant) mais aussi des créatures d’épouvante tel ce porteur de sac qui venait voler les enfants, allusion sans doute aux rapts auxquels se livraient les négriers. Elle leur distillait aussi des contes où les animaux avaient la parole et l’esprit des humains.197 Quand elle chantonnait tout bas à l’oreille de l’enfant, ce n’était pas que l’arabe local qu’elle lui transmettait mais sans doute aussi bien des mots de cette langue africaine qui avait été sienne des années auparavant et qu’elle n’avait pas tout à fait oubliée. Elle faisait également passer des pans entiers de sa culture africaine dans les familles égyptiennes, par le biais de la cuisine et de la magie. Les produits et les préparations culinaires ne sont pas tellement différents qu’ils viennent d’Afrique centrale, du Sahara ou des rives du Nil, puisque les populations étaient en contact permanent - bon ou mauvais malgré les distances. Les superstitions en tous genres : le mauvais œil en particulier, les charmes mais aussi le recours constant aux publiquement au Caire et dont ils font un métier. On les rencontre dans les cafés de bas-étage » (Souvenirs d’une fille du peuple, op.cit., p. 364). V. Schœlcher rapporte en substance ce qui suit : « Les danseuses formaient une corporation qui payait une grosse redevance à l’État. Le scandale public obligea Mohamed-Ali à l’abandonner et à exiler les danseuses du Caire et d’Alexandrie à Esneh, Onasana et Kafr-Saga. C’était déplacer le mal et non le supprimer ». (L’Égypte en 1845, op.cit., p. 33-34.) 197 Lire en particulier de Yacoub Artin pacha, Contes populaires du Soudan égyptien, Paris, Leroux, 1909.

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proverbes populaires198 constituaient la base des échanges quotidiens des harems et conféraient à toutes ces femmes un vernis de sagesse à peu de frais. La sorcellerie était alors très présente et très prisée. Quand une femme était saisie d’une maladie mal définie (nerveuse), on organisait un zâr : superstition qu’abhorrait l’islam mais qui se pratiquait pourtant parmi les gens de la classe peu éclairée. Le zâr, ou séance d’exorcisme, comportait des tournoiements jusqu’à perte de conscience, chants, fumigations, musique bruyante, des danses et des sacrifices rituels de gallinacés, sous la conduite d’une qoudia199 – une négresse, le plus souvent – en vue de chasser les mauvais esprits qui tourmentaient plus particulièrement les femmes des harems. Venues d’Afrique noire, ces liturgies, quoique habituelles, restaient étrangères à l’islam et c’était peut-être là un de ses attraits parmi les plus défavorisés. Pour retrouver les objets perdus, on pratiquait le fath el-mandal, séance qui se rattachait à l’hypnose et à la suggestion. Reste la question des maladies : comment étaient-elles traitées dans les harems ? Tant qu’il s’agissait de bobos ordinaires, la bashkhalfa avait toujours un remède à portée de main : des tisanes de plantes (décoction ou infusion). Quand elles demeuraient sans effet, on avait recours à des guérisseurs musulmans : marocains, hindous ou afghans. Si le cas devenait grave ou exigeait une opération chirurgicale, on faisait alors appel à un médecin diplômé qui venait voir la patiente voilée, sous l’œil réprobateur de l’eunuque. C’était souvent trop tard et l’échec imputé au docteur et à sa formation étrangère. Dans tous les cas, on préférait s’en Ahmed Rassim, Chez le marchand de musc (898 dictons populaires arabes), Le Caire, Imp. Minerbo, s.d. (1951) 199 Une animatrice, un peu comme dans le culte vaudou. N’est-il pas, lui aussi, d’origine africaine ? À propos du zâr, voir A. Thompson et E. Frank, « The zar in Egypt » in The Moslem World, n° 3, 1913, p. 275-289, et de R. Khoury, « Contribution à la bibliographie du Zar » in Annales islamologiques, t. XVI, 1980, p. 359 et passim. 198

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remettre à Dieu. La population, elle, se soignait d’une façon traditionnelle où superstitions et religion se mêlaient étroitement. Elle ne faisait pas encore confiance à la médecine scientifique, qui était alors pour elle lointaine et trop coûteuse. Malgré le nombre important de femmes-esclaves noires et blanches dans les foyers égyptiens, on ne remarque pas un accroissement notable de la population en proportion de ce que l’on aurait imaginé. Il y a là un vrai paradoxe. Un auteur note qu’à Zanzibar au 19e siècle, la moyenne des naissances était de 70 enfants pour 100 couples200 et même beaucoup plus faible chez les roitelets du centre de l’Afrique, en dépit du nombre de femmes, souvent plusieurs centaines, peuplant les harems. Les mariages prématurés et l’allaitement prolongé, les jalousies et la contraception, les multiples viols et la peur de voir l’enfant disparaître, enlevé par des négriers, tout cela concourait au refus de nouvelles naissances. En ce qui concerne les femmes-esclaves, les blanches en particulier, il existait une catégorie particulière : les chanteuses et les danseuses que les amateurs s’arrachaient à prix d’or. Arrivaient-elles mieux avec plus de séduction et moins de vertu ? Néanmoins, les chanteuses201 faisaient de longues années d’études et la formation coûtait très cher mais triplait au moins le prix de l’esclave. Elles faisaient aussi l’ornement des maisons de tolérance où les plus douées d’entre elles ne se livraient qu’aux plus fortunés contre de somptueux cadeaux.202 Les propriétaires de telles artistes fermaient les yeux sur les activités annexes de leurs protégées. La religion, qui réprouvait déjà la musique, ne pouvait tolérer la Voir J.-M. Deveau, Femmes-esclaves d’hier et d’aujourd’hui, op.cit., p. 100. Elles sont appelées ‘alma en arabe dont on a fait almées en français. Elles étaient aussi habiles à improviser. Voir V. Schœlcher, L’Égypte en 1845, op.cit., p. 168-169, et aussi Out El Koloub, Ramza (roman), Paris, Gallimard, 1958. 202 Voir Abdallah Cheikh Moussa, Figures de l’esclavage, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 74. 200 201

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formation ou l’achat de chanteuses à des fins lucratives qui menaient à la débauche. Mais les menaces, on le sait, n’ont jamais empêché les actes délictueux. En conséquence, longtemps en Égypte, danseuses, chanteuses et actrices faisaient partie d’une catégorie désirée et méprisée à la fois par la population : elles étaient assimilées à des prostituées. Et, de fait, elles l’étaient souvent, comme nous le disions plus haut. Les familles dites respectables ne les invitaient jamais chez elles. Les amateurs allaient plutôt les voir et les écouter chez des amis ou dans des maisons accueillantes.203 À propos des esclaves aussi, on parle de la facilité de leurs déplacements en ville, surtout quand il s’agissait d’emplettes. À l’inverse, les Égyptiennes libres vivaient en recluses dans leur harem et selon une stricte morale, vêtements et tenues même devaient rester modestes quoique rehaussés par quelques bijoux voyants, et constamment sous les yeux fureteurs d’une domesticité toujours prête à dénoncer les moindres écarts au maître. Les esclaves, elles qui se situaient au bas de l’échelle sociale, se préoccupaient moins des lois écrites ou des coutumes. Elles avaient, de ce fait, plus de liberté dans la vie quotidienne que leurs maîtresses. Dans les rues du Caire, elles se déplaçaient librement, le visage découvert, pour faire les commissions des mères de famille et des concubines liées au harem. Pour éviter qu’une femme libre n’ait des idées déraisonnables et ne se déguise en esclave pour sortir de la maison, la servante captive devait laisser son voile chez elle ! Un visage non voilé la ferait reconnaître immédiatement. Ces esclaves étaient aussi les

A.B. Clot-Bey écrit à propos des cantatrices : « les awalem (sing. alma) que les femmes riches font venir chez elles, s’accompagnent de tar ou darabouka. Le maître de maison et ses invités se rendent dans la cour pour les écouter. Les awalem de grand mérite sont très bien payées. Des chanteurs, alatiyeh forment une caste méprisée. On les paie 3 ou 4 fr. par soirée sans compter les dons des invités. On leur donne alcools et liqueurs jusqu’à l’ivresse. » (Aperçu général sur l’Égypte, op.cit., p. 86.)

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messagères des mauvaises nouvelles (décès ou autres malheurs), et formaient le réservoir des pleureuses du Caire ! Du point de vue socio-culturel enfin, ce n’est pas en choisissant des épouses sans instruction et sans éducation, infantilisées par manque de culture et d’ouverture d’esprit, que l’on arrive à former de bons citoyens. Ce n’est pas non plus en maintenant l’infériorité de l’épouse, de la mère ou de la sœur, en l’humiliant par une blessante méfiance, en confiant leur honneur (et celle du mari) à des chaperons noirs qui épient leur conduite, que l’on formera des mères dignes. Ce temps est aujourd’hui révolu, c’est du moins ce que nous voulons croire. Esclaves de campagne On choisissait les Noirs les plus vigoureux pour travailler dans les champs sous la direction de chefs et de sous-chefs de culture impitoyables qui les maltraitaient. Ils ne survivaient pas longtemps à la brutalité, aux maladies et au froid. Il n’était alors ni difficile ni cher de les remplacer et les maîtres ne s’en privaient pas. Seul le rendement comptait. On avait connu ce type d’esclaves dans l’antique Mésopotamie, mais aussi au Maroc, à Zanzibar et en Égypte : une main-d’œuvre beaucoup moins onéreuse que des journaliers. Mohamed-Ali employa des centaines d’esclaves pour la culture de la canne à sucre en Haute-Égypte. Les étrangers le faisaient bien dans leurs colonies d’Amérique ! Les grands propriétaires terriens égyptiens, de leur côté, achetèrent des esclaves pour la culture du coton pendant la guerre de Sécession. Le boom passé, ils revendirent ces travailleurs devenus inutiles. En guise de pension, plutôt que d’allouer des mensualités à ses officiers arrivés à la retraite, le khédive Ismaïl leur distribuait des terres à mettre en valeur, ainsi que des esclaves-cultivateurs pour travailler le sol. Le maître leur 208

concédait un lopin de terre pour subvenir à tout ou partie de leur subsistance, sinon un pourcentage sur les récoltes. Les tenanciers avaient seuls la faculté de transmettre leurs biens immeubles à leurs héritiers. Les grands propriétaires terriens égyptiens, de leur côté, ayant subitement gagné beaucoup d’argent sur le coton pendant la guerre américaine de Sécession, employèrent une partie de leurs profits à acheter des esclaves en vue d’étendre leurs terres en jachère à la culture de la malvacée. Le boom passé, ils revendirent ces travailleurs devenus inutiles. Mécontents, la plupart des esclaves demandèrent leur émancipation, car ils avaient été employés pour des travaux agricoles et non au service des familles !204 Les Noirs de condition servile recevaient une partie de la récolte en guise de salaire, soit une parcelle de terre pour y cultiver des légumes, occupant ainsi utilement leurs loisirs. Ils vivaient en marge des villages, dans des hameaux particuliers, sous l’autorité de l’un d’eux qui était aussi esclave, désigné par le maître. Avec le temps, ils finirent par s’intégrer à la population musulmane d’alentour. Mais la bourgade et ses habitants étaient toujours désignés par un mot spécifique qui signalait leur origine, même si ceux-ci avaient cessé d’exister en tant que tels. Les mariages n’effaçaient pas leur ancien enracinement dans la campagne égyptienne. Esclaves employés aux mines Les captifs que l’on envoyait aux mines étaient les plus mal lotis. Ils travaillaient dans le désert sous un soleil de plomb ou dans la chaleur moite des boyaux souvent encaissés et mal étayés, à la lueur de lumignons fumeux, menacés du fouet par des gardes brutaux, qui n’en étaient pas avares. Ces esclaves succombaient rapidement aux 204 Ed. Gibbon, Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain, Paris, Éd. Maradan, 1812, p. 55.

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traitements cruels qu’ils subissaient. Ils n’avaient d’ailleurs aucun espoir, ne serait-ce qu’en vue d’améliorer leur condition. Les plus robustes d’entre eux ou même les plus têtus étaient vite réduits à la résignation. La seule alternative qu’il leur restait était la fuite ou la mort à brève échéance. Là encore, la relève était assurée car elle coûtait peu aux commanditaires. Les Mamelouks À ce point de nos recherches sur les Mamelouks, nous voulons approfondir quelque peu la vie ordinaire de ces tyrans. Pourquoi ? Parce qu’ils dominaient du Caire les régions les plus riches du pays depuis le 13e siècle. Les esclaves noirs qui travaillaient dans les maisons auprès de Mamelouks – esclaves eux-mêmes – étaient considérés comme des êtres méprisables, car la frontière entre libre et captif, militaire et civil, constituait une barrière sociale, certes, mais pas totalement infranchissable. L’esclave, homme ou femme, était considéré à la fois comme une personne et une chose, et par cela même apte à remplir diverses fonctions et plusieurs rôles sociaux successifs. Encore fallait-il de l’ambition, du savoir et de la volonté. Les esclaves-soldats bahrites ou bourgites savaient que la liberté les attendait assez tôt, s’ils remplissaient bien les devoirs de leur état. L’esclave de maison, lui, avait moins confiance en lui-même et demeurait souvent dans une sorte d’oisiveté apathique d’où tout souci du quotidien était écarté. N’était-il pas logé, nourri, vêtu et un peu rétribué, et ce jusqu’à sa mort ? Les Mamelouks étaient attentifs à conserver leur authenticité originelle. Ils se réservaient, par exemple, l’acquisition d’esclaves de leur ethnie, le reste de la population devait se contenter de nègres ou d’autres esclaves de bas statut. Les Mamelouks ne s’habillaient pas non plus comme les Égyptiens mais portaient un costume particulier, 210

plus ample et plus riche.205 À part quelques exceptions, les grands personnages de l’État, par exemple, seuls les Mamelouks étaient autorisés à se déplacer à cheval. Ils se révélaient très bons cavaliers comparés à leurs voisins musulmans, chrétiens ou juifs. Les membres de ces deux dernières communautés devaient se contenter d’ânes et de mules. Les festivités de ces guerriers ressemblaient davantage aux réjouissances d’Asie centrale qu’aux célébrations musulmanes. En ces occasions, ils mangeaient en quantité de la viande de cheval, s’enivraient de kumiss206, une boisson fermentée à teneur en alcool élevée qui n’était sûrement pas tolérée par les chefs spirituels de l’islam. Ces militaires-esclaves s’entraînaient beaucoup à la guerre en même temps qu’ils formaient une élite de cavaliers207 non « Pour être bien mis un Mamelouk devait porter sur une chemise de toile fine et un caleçon, une espèce de robe de chambre en étoffe légère allant jusqu’aux chevilles, puis par dessus avec de larges manches couvrant les doigts, un caftan en soie, une ceinture (10 m. de long) serrait les deux vêtements. Par dessus, il enfilait une djoubé, coupée aux coudes et garnie de fourrure en hiver. Venait enfin une pelisse et souvent par dessus le béniche, sorte de manteau de cérémonie. La tête était couverte d’un qaouq, turban jaune garni d’une large bande de mousseline artistement enroulée autour du tarbouche couvrant une calotte. Mais le plus curieux, était une sorte de vaste pantalon en drap de Venise qui remontait jusqu’à la poitrine. Aux pieds, des chaussons fins en cuir jaune sans quartier menaçaient de rester en chemin. C’était la coutume » rapporte en substance C.F. Volney (Voyage en Syrie et en Égypte, op.cit., p. 154-156). Ce costume a été un peu modifié au moment de l’organisation des troupes régulières sous Mohamed-Ali : le pantalon toujours large se terminait par le port d’une sorte de guêtre, le turban laissait la place à une coiffure plus simple, le gilet à manches se cachait sous une sorte de dolman dont on avait supprimé les manches flottantes. Influencés par la coupe militaire, les couleurs vives des vêtements disparaissent au profit de teintes plus ternes (du brun ou du bleu). 206 Lait de jument fermenté. 207 « Alors qu’en Europe, au 18e siècle, on cherche à alléger le poids porté par le cheval, le cavalier mamelouk lui, posait trois couvertures sur le dos 205

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sans rapport avec la chevalerie occidentale. Ils avaient cependant, en plus du métier des armes, une grande connaissance des chevaux, de leur soin et de leur pedigree, ce qui faisait de ces hommes de parfaits cavaliers propres au combat. Les exercices et les compétitions avaient lieu à l’hippodrome du Caire. Beybars en fit bâtir (1267-1268) un magnifique sur le Midan Kabak, où se déroulaient toutes sortes d’exercices jusqu’au coucher du soleil. Il fallut même limiter le nombre de participants, tant il y avait de compétiteurs désireux de montrer leur force et leur adresse. De la fin du 14e siècle au début du 19e siècle, l’exercice n’était plus aussi intense, en raison de la faiblesse des sultans mais aussi de l’introduction des armes à feu208 qui rendaient certaines disciplines obsolètes. Pourtant, une réaction contraire se dessina passagèrement au début du 16e siècle. Le sultan Al-Ghoury avait fait construire un nouvel hippodrome au pied de la citadelle en 1501-1516 et remis l’entraînement intensif au goût du jour. La foule des badauds était toujours nombreuse à suivre - admirative - les évolutions des militaires. Parmi les exercices préférés des Mamelouks, il faudrait mentionner le polo à cheval, sport qui était devenu populaire sous les Ayyoubides et surtout après 1250, quand les Mamelouks eurent pris le pouvoir. Baybars, par exemple, y jouait le mardi et le samedi. Ils maniaient aussi une sorte de longue canne (gérid) qui, lancée adroitement, pouvait casser un os de l’adversaire. À côté de la lance et du polo, les de sa monture et une selle très ornée de plaques de métal (25 kg). Il avait des étriers larges et coupants qui blessaient l’animal. La fierté du cavalier était de lancer la bête à bride abattue pour l’arrêter brusquement. Une telle accrobatie flattait sans doute le Mamelouk, mais l’animal était bientôt réformé », rapporte en substance C.F. Volney dans Voyage en Syrie et en Égypte, op.cit., p. 156-158. 208 « Le Mamelouk employait des armes modernes : carabine anglaise, pistolets, masse d’arme à l’arçon, un cimetère courbe, dangereux mais fragile », rapporte C.F. Volney, dans Voyage en Syrie et en Égypte, op.cit., p. 159-160.

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Mamelouks pratiquaient le tir. Ils devaient faire feu en pleine course de leur monture sur un but marqué au haut d’un poteau (un vase en terre). Ils aimaient aussi la lutte, la chasse, le tir à l’arc et les courses de chevaux. À quoi l’on peut ajouter le jeu d’échecs. Le militaire qui gagnait un coucours connaissait la gloire et son nom était gravé sur les stèles bordant le champ de manœuvres. Restaient donc parmi les préoccupations majeures des Mamelouks : la guerre, les défis et les sports. La cavalerie mamelouke participait deux fois l’an à des festivités dans les rues du Caire : le défilé du Mahmal (départ du Tapis sacré pour La Mecque) et le retour des pèlerins.209 C’était pour tous un événement spectaculaire. La foule venait admirer les beaux équipages. Les grands dignitaires défilaient tandis que battaient les tambours, suivis de quarante lanciers choisis parmi les Mamelouks de la Garde. Ils portaient des fanions aux armes du sultan qu’ils agitaient, de quoi impressionner les spectateurs et provoquer leur enthousiame. À la fin de la procession, on lançait souvent des feux d’artifice tandis que roulaient les tambours et tonnaient les canons. Cette société d’esclaves ne connaissait d’autre mobile que l’argent210, d’où le souci des chefs de les satisfaire. Donner des coups de cimeterre et recevoir de l’argent pour le dépenser en objets de luxe, voilà en résumé toute la vie d’un Mamelouk. Il savait fort bien qu’il pouvait disparaître le lendemain lors d’une rixe ou d’une guerre. Ainsi l’entretien d’un tel captif coûtait-il cher : draps précieux pour ses vêtements, renouvellement des chevaux, acquisition d’armes 209 Le palanquin monté sur un chameau transportait un grand voile en soie noire orné de versets du Coran en fil d’or, fabriqué au Caire. Il était renouvelé chaque année et destiné à recouvrir les murs de la Kaaba, bâtisse cubique contenant la Pierre Noire (un aérolite). Cette manifestation festive inaugurée au 13e siècle, se renouvela chaque année jusqu’en 1952. 210 Voir C.F. Volney, Voyage en Syrie et en Égypte…, op.cit., p. 166.

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coûteuses, ornements d’or et d’argent pour les selles… C’est à ce prix excessif que les chefs mamelouks conservaient leurs hommes liges et leur prestige. Les chefs, eux, portaient volontiers des bijoux et des pierres précieuses ! Ils ne partaient jamais en guerre sans un petit sac contenant des pièces d’or. Les connaissances, la littérature, les sciences ou même la religion n’intéressaient guère les Mamelouks, mais les armes, les rixes, les compétitions et les grosses ripailles, voilà ce qui réjouissait ces guerriers frustes qui ne dépassèrent jamais ce stade. Sur un champ de bataille, cependant, ils pouvaient se montrer braves jusqu’à la plus folle témérité. Malgré le mépris qu’ils manifestaient envers la population, les Mamelouks restaient sensibles à l’argent et l’on constate, de longue date déjà, qu’un certain rapprochement s’était opéré entre eux et les marchands ou les gens de métier des grandes villes : les uns rendant service aux autres. La vente de fournitures à l’armée a toujours été une bonne affaire pour tous. Par ailleurs, les Mamelouks ayant achevé leur service auprès de leurs maîtres, ils leur restaient attachés même après leur affranchissement. Libres donc, les commerçants pouvaient les employer et ne s’en privèrent pas. Il y eut des mariages entre filles de commerçants et leurs commis mamelouks, et même cession de commerce à ces derniers. D’autres réussirent à pénétrer dans les bataillons turcs et y exercer une certaine influence économique. On les retrouvait surtout dans le commerce du café et du tabac, alors denrées d’un bon rapport.211 Ils furent brisés en 1811 par Mohamed-Ali, qui mit à la retraite les plus âgés des Mamelouks et versa dans ses troupes les plus jeunes. Il en confia 500 puis 1.000 au colonel Sève (Soliman pacha), casernés à Assouan. Malgré les difficultés de discipline et de compétition, trois ans 211 Voir A. Raymond, Artisans et Commerçants au Caire au XVIIIesiècle, op.cit., p. 677- 679.

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suffirent pour en faire de bons officiers disciplinés et formés aux guerres modernes. Comme le vice-roi savait qu’il ne pouvait compter ni sur les Turcs ni sur les Albanais, il fit venir alors 30.000 Noirs du Kordofan et du Sennaar. Ils formèrent les six premiers régiments à la tête desquels se trouvèrent placés les Mamelouks déjà instruits. Ces hommes, constatons-le, qui n’avaient aucun lien avec l’Égypte ni avec les Égyptiens, avaient pourtant vite trouvé un chef dans le vice-roi et appris à servir l’Égypte. Un régiment partit pour l’Arabie, le second pour le Sennaar et les quatre derniers pour la Morée. Devant le peu de succès que remportèrent ces nouvelles troupes, Mohamed-Ali engagea des fellahs égyptiens.212 C’était la première fois que l’on faisait appel à eux depuis l’Antiquité. Les eunuques Nous avons déjà fait allusion à leur état. Dans les lignes qui suivent, nous verrons en quoi consistait leur service, eux qui avaient coûté si cher à leurs propriétaires. En effet, leur acquisition pouvait souvent atteindre l’équivalent de mille euros, ce qui était une somme considérable pour l’époque. Mais pourquoi fallait-il tant d’eunuques ? Tout simplement par peur du qu’en-dira-t-on. En effet, dans un lieu où étaient enfermées des femmes de toutes conditions depuis les sultanes, les princesses, les concubines jusqu’aux plus humbles servantes, toutes dévouées aux maîtres, comment peut-on imaginer un instant que ces captives fussent susceptibles de vivre en parfaite harmonie ? Dans un tel milieu, l’ambition, la jalousie, la haine et l’indifférence ne peuvent que se développer, s’exaspérer. Que ferait un mari sans l’aide de ses eunuques, surtout s’il est homme d’importance, chargé de responsabilités ? Calmer les antagonismes, faire taire la médisance, apaiser les querelles

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A.B. Clot-Bey, Aperçu général sur l’Égypte, op.cit., p. 217-218.

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de préséance et tant d’autres délicats problèmes, voilà le quotidien de l’eunuque. Attaché très jeune au service d’un harem, habillé avec soin, l’eunuque devenait le lien ordinaire des recluses avec l’extérieur, leur commissionnaire en somme. Encore fallait-il attirer ses bonnes grâces, le soudoyer, obtenir son silence. S’il devait obéissance et loyauté à son maître, il n’oubliait jamais ses intérêts propres. Adulé et détesté à la fois par les femmes, ses délations étaient redoutées. Si les femmes se dévêtaient devant lui sans pudeur, c’est qu’à leurs yeux, il ne comptait pas. En conséquence, il savait tout du harem qui lui était confié, de ses intrigues, de ses humeurs, et souvent même bien plus que le maître. Il était également de toutes les sorties. Quand les femmes allaient en visite, il devait s’assurer qu’elles étaient parfaitement couvertes, tirait les rideaux de cuir devant les baies de la voiture et montait ensuite à côté du cocher. Arrivé au lieu désiré, il portait littéralement chaque femme avec célérité jusqu’au harem. On avait évidemment pris soin d’écarter tous les curieux sur son passage. Il criait alors de sa voix fluette : « dastour, dastour !…»213. Le retour au foyer se faisait dans les mêmes conditions. Dans les grands harems qui comprenaient plusieurs centaines de femmes, de concubines et de servantes, les eunuques se dénombraient là par dizaines. Ils se trouvaient placés dans une hiérarchie stricte avec des avantages selon leurs fonctions. Ainsi leurs lieux de repos différaient-ils : les plus jeunes avaient un grabat dans un coin obscur, alors que les plus anciens jouissaient d’une petite chambre confortable. Le Grand Eunuque (kizlar aghasi) du sultan, de par son office, devenait un des personnages les plus puissants de l’État : il avait l’oreille du sultan ! Il communiquait ensuite les ordres du souverain à ses assistants. Pour montrer la 213 Sorte d’appel à la Divinité qui cache et couvre les erreurs. Appel équivalent à : Place ! Place !...

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puissance des eunuques, il suffit de dire que le sultan de Turquie en possédait de 20 à 40 au 16e siècle, 200 au début du 17e et le double au 19e siècle ; à ce moment, les sections internes et externes du sérail abritaient quelque 1.500 femmes. La mère du sultan et l’épouse en titre du monarque en avaient 50 chacune, et les suivantes en possédaient également un certain nombre à leur service. Enfin, 30 à 40 eunuques blancs étaient désignés pour garder les portes du harem. Leur nombre se modifiait au gré des sultans régnants.214 Abdul Hamid II (1842-1918) possédait quelque 200 castrés qui s’affairaient dans son harem. Leur chef avait le titre d’Altesse, comme les princes impériaux. Dans la hiérarchie, il se plaçait, le plus souvent, avant ou après le Grand Vizir. Pour donner une idée du prestige du Grand Enuque, Ismaïl pacha, khédive d’Égypte, occupait la deuxième place auprès du sultan.215 Les plus anciens dirigeaient les autres et enseignaient aux plus jeunes les devoirs et leurs fonctions. L’islam ne les méprisait pas, car chacun savait qu’ils n’étaient pas responsables de leur état. En compensation, nombreux se trouvèrent à la tête d’une petite fortune et parfois très riches, certains même arrivèrent à monter sur le trône. Aussi fallaitil compter avec leur art de l’intrigue et leur génie de la combinaison avant de les bousculer. La vertu des femmes était donc confiée à leur garde ainsi que l’honneur du mari. On pourrait ainsi soutenir que cette coutume barbare était la compagne obligée de la polygamie.216 M. Gordon, L’esclavage dans le monde arabe du 7e au 20e siècle, op.cit., p. 97. Le sultan avait aussi deux Massahib, qui vivaient constamment dans son intimité et devenaient de la sorte ses confidents pour les affaires tant de l’État que de sa personne. Ils étaient les intermédiaires incontournables entre les solliciteurs du harem ou du sultan, rapporte D. Zambaco dans Les eunuques d’aujourd’hui et ceux d’hier, op.cit., p. 44. 216 A.B. Clot-Bey, Aperçu général sur l’Égypte, op.cit., p. 337. 214 215

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Les fastes du harem et de la cour du sultan de Turquie se reflétaient également dans la famille khédiviale d’Égypte, en moins somptueux sans doute, mais avec les mêmes usages. Ainsi avec l’abrogation de l’esclavage (1876 et 1877), les chaperons noirs, qui perdaient leur poste à la suite de la mort de leurs maîtres, se retrouvaient sans ressources. J. d’Ivray rapporte qu’après cette date, le gouvernement ne reconnaissait plus les contrats de vente pour les personnes.217 Il fallait donc que les anciens eunuques acceptent d’autres fonctions, tout comme les membres acquis de la domesticité. Révoltes Les esclaves, en très grande partie islamisés, s’intégraient sans difficulté au milieu social. À première vue, ils ne fomentèrent pas de troubles. Si l’on n’eut pas à déplorer de révoltes importantes au cours de l’Histoire, elles se produisirent pourtant dans les campagnes, en particulier dans les grands domaines où les captifs étaient accablés de besognes et brutalisés de surcroît. Dans les villes, au contraire, ils menaient une vie moins contraignante : les esclaves servaient les grands, les riches et les notables, dans l’armée à tous les grades, dans l’administration quand ils avaient quelques connaissances, surtout au temps des Mamelouks. Les femmes, en ce qui les concerne, se voyaient commises aux cuisines, au soin des enfants, gouvernantes, danseuses, chanteuses, sans compter les innombrables concubines… Chaque région de la ‘umma avait développé des spécialités : les soldats étaient d’habitude turcs, les intendants grecs et les nourrices nubiennes. Malgré leur nombre et leur état – beaucoup étaient aussi affranchis – ils ne formèrent cependant jamais une classe distincte avec des revendications précises qui auraient pu les inciter à se dresser contre leurs maîtres. 217

J. d’Ivray, Souvenirs d’une odalisque, op.cit., p. 217.

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Contrairement à d’autres groupements humains similaires, il y eut rarement des rébellions d’esclaves dans les pays musulmans. L’Histoire a pourtant retenu plusieurs révoltes de Zanjs – esclaves noirs capturés sur les côtes de l’Afrique orientale – entre les 1er et 9e siècles. Ils étaient employés, au sud de l’Irak, dans les salines et à la culture de la canne à sucre, c’est-à-dire les besognes le plus pénibles dévolues aux Noirs réduits en servitude. Maltraités, ils se soulevèrent en 871. Cachés dans les marais, leurs incursions étaient imprévisibles. Ils réussirent à empêcher la navigation sur le Chatt el-Arab, pillèrent Bassora, menacèrent même Bagdad (871) et mirent le calife en mauvaise posture. Ils furent cependant massacrés en 883 et les survivants allèrent rejoindre d’autres révoltés. Pourtant, si les esclaves étaient noirs, les meneurs étaient blancs, rapporte Dick Harrison.218 Une nouvelle rébellion fit date, celle des Karmates (890904). Elle fut provoquée par un illuminé surnommé Karmat, dissident ismaïlien, dans le sud de l’Irak, et rameuta les mécontents de tous bords. Leurs appels à la liberté et à l’égalité se répandirent très vite. Vaincus par les troupes du khalife abbasside, ils n’en continuèrent pas moins leurs déprédations à partir du bas Irak, qu’ils ravagèrent ; ils s’attaquèrent aux pèlerins de La Mecque, se livrèrent au pillage de Bassora et s’emparèrent de Bahrein, où ils fondèrent un État. Il y eut parfois des révoltes dans les campagnes, dans les grandes propriétés où les esclaves étaient maltraités, mais très rarement dans les villes où leur situation s’avérait plus supportable. Ces mouvements restèrent toujours brefs et localisés. Les Mamelouks d’Égypte connurent-ils des rébellions, des séditions ? Il n’y eut jamais de révoltes générales de Mamelouks en Égypte, certes, mais la fréquence de leurs Selon D. Harrison, Slaveri : Forntiden till Renässansen, Lund, Historiska Media, 2006.

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querelles fratricides finit par installer une précarité durable autour d’eux. Nous avons montré que les rivalités constantes entre leurs chefs avaient ruiné pour longtemps et la société et l’économie du pays. Profitant de l’une de leurs dissensions, un Égyptien, Omar Makram, accablé par leurs exactions, se souleva et entraîna ses compatriotes à se dresser contre ces prédateurs, en 1795.219 Les Mamelouks noyèrent les mutins dans le sang, mais l’alerte avait été chaude. Trois ans plus tard, l’expédition d’Égypte (1798-1801) leur infligea de cuisantes défaites, sans pourtant les abattre. À quelques années de là, ils se heurtèrent à Mohamed-Ali, déterminé à écarter tous ceux qui le défiaient ou freinaient son action réformatrice ; c’est pourquoi il les extermina en 1811. Pour des raisons analogues, le sultan de Turquie Mahmoud II se défit de ses Janissaires de la même manière, quinze ans plus tard. Mais qu’est-ce qui avait fait leur puissance pendant si longtemps, sinon une cohésion sans faille devant l’ennemi ? L’Égypte vécut ainsi pendant plus de six siècles au milieu de disputes perpétuelles, entretenues par des esclaves : les Mamelouks. Ailleurs, la situation fut moins cahotique en raison de la dispersion des captifs sur l’immense territoire des États musulmans, dans les familles, les champs et les mines. Il faut ajouter l’éloignement de leurs lieux de naissance, l’incapacité de reconnaître les chemins pour y retourner, leur assujetissement à un maître. La diversité de leurs origines et de leurs langues ne facilitait pas non plus les rapprochements. Enfin, leur ignorance et l’acceptation de leur statut fondé sur la religion220 à laquelle ils adhéraient peuvent être aussi considérées comme les fondements de la stabilité des classes sociales en Orient. Les seuls groupes compacts de Noirs se trouvaient dans les oasis et au sud du Omar Makram s’inspira-t-il de la Révolution française de 1789 pour abattre les tyrans de l’Égypte ? On peut se le demander. 220 Le musulman s’en remet entièrement à la volonté de la Divinité et s’y conforme. 219

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Maroc. Ils furent quelquefois en butte au racisme des populations locales. À propos d’esclaves, qu’ils soient placés dans les mines, l’agriculture ou les maisons, le fantôme de Spartacus hantait l’Irak, où l’armée dut essuyer plus d’une révolte sanglante et ce pour avoir imprudemment réuni des captifs d’une même ethnie. Ailleurs, il y eut rarement des mutineries d’esclaves. Comme en principe il était interdit d’employer des musulmans comme esclaves, il fallut en chercher plus loin, en Crimée, en Asie centrale, en Inde... Du sud du Sahara il en venait aussi. Mais les Noirs étaient moins considérés, donc moins chers, que ceux qui venaient d’Asie centrale et du Caucase. Il n’empêche que la gloire douteuse d’avoir propagé l’esclavage en Afrique revient d’abord aux Africains eux-mêmes. Au lieu de choisir l’or ou les pierres précieuses, le captif devint la seule valeur d’échange. Il acquittait une dette, un tribut dû au chef, mais surtout servait à régler des achats futiles : tissus bariolés, alcools de qualité douteuse, colifichets, armes… Affranchissement Notons d’abord que si le terme esclave est humiliant en Occident, ailleurs il pouvait l’être moins. En Orient, par exemple, on se faisait gloire d’être ou d’avoir été l’esclave d’un homme puissant, et même pour être considéré dans l’Égypte turque qui nous intéresse, il fallait avoir commencé sa vie dans la servitude ! Attitude sans doute valable pour les militaires, mais les autres étaient-ils du même avis ? Après des années de servitude, l’esclave n’était pas toujours satisfait de son affranchissement. Il avait épargné sou après sou pour payer sa liberté, que d’autres obtenaient à la mort de leur maître. Il avait reçu un acte officiel prouvant que son ancien propriétaire l’avait émancipé. Qu’allait-il faire de sa liberté retrouvée ? Peu d’esclaves voulurent en profiter. Les commodités d’une vie assurée étaient bien trop 221

nombreuses. Il se retrouvait seul, en butte à toutes sortes de tentations, à la merci du premier aigrefin venu. La situation était analogue pour les eunuques, sans famille et sans amis. Même si un maître compatissant leur octroyait une petite mensualité ou leur léguait quelque bien, cela leur permettait à peine de vivre chichement. Nous avons vu pourtant que certains Mamelouks affranchis s’étaient reconvertis dans le négoce ou le gardiennage, mais ce n’était pas général, loin de là. Et les femmes-esclaves pouvaient-elles être émancipées sans danger ? N’ayant ni instruction, ni métier, ou réduites à des travaux de couture, de ménage ou de garde d’enfants, elles étaient loin de pouvoir gagner convenablement leur vie. La société orientale de l’époque, du reste, interdisait aux femmes tout travail extérieur. D’une part, c’était à l’homme de pourvoir aux besoins de sa famille et, d’autre part, on inculquait aux femmes que le travail féminin était une honte. Le statut de la femme restait donc suspendu à la présence d’un mari, ou à défaut d’un parent compatissant. Ne pas en avoir la mettait tout simplement au ban de la communauté. On comprend dès lors la catastrophe pour une esclave non mariée que d’être affranchie. Tant que l’équilibre social précaire était respecté, le maître était tenu d’épouser son esclave ou la conserver comme concubine, la marier ou la vendre, relativement jeune encore pour qu’elle puisse procréer. S’il la prenait pour épouse, le problème était résolu. S’il la mariait, le lien n’était pas rompu pour autant avec son ancien maître. La coutume voulait qu’il lui donnât chaque année, au moment des fêtes (Eid el-Saghir et Eid el-Kébir), une petite somme. Tout dépendait de la générosité de l’ancien maître. Mais s’il venait à décéder, les héritiers auraient-ils la même compassion envers elle ? Il faut croire qu’étant mariée, cela la mettait à l’abri du besoin. Mais il y eut, comme partout ailleurs, des veuves chargées de famille, des maris malades, etc. Les difficultés devenant

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insurmontables, beaucoup de femmes tombèrent alors dans la prostitution et les hommes dans la criminalité… Le Maghreb avait toléré l’implantation sur son sol d’un certain nombre de relais, de sociétés caritatives (16e au 18e siècle) qui pouvaient rédimer les esclaves des nations chrétiennes tombés entre les mains des corsaires.221 Il était alors courant pour un Européen (ou une femme étrangère) de se racheter ou d’être racheté. En Égypte, cette faculté se faisait plutôt rare, sans doute en raison des distances et parce que la Méditerranée orientale était un domaine arabomusulman puis ottoman ayant des relations très contrôlées et peu d’intermédiaires avec l’Europe occidentale. Abolition de l’esclavage L’influence des Européens fut déterminante dans la réduction de l’esclavage en Égypte au 19e siècle, alors que seuls les plus pauvres des Égyptiens n’avaient pas d’esclave. L’abolition de l’esclavage se fit par paliers. Nous avons déjà vu que le sultan Abdel Mejid de Turquie, par son firman de 1841, interdisait l’eunuchisme et l’emploi des eunuques dans tous les territoires de son empire. Il ne semble pas avoir été suivi. Néanmoins, en 1857, il interdit dans toutes ses provinces le commerce des esclaves noirs sauf au Hedjaz, là où ce négoce prospérait et où la population n’aurait pas accepté ce décret. Il faut dire ici que la diplomatie anglaise avait joué un rôle capital dans l’élaboration de ce firman. Quand le décret arriva au Caire, Saïd pacha (1854-1863) tergiversa un moment, lui et tous les responsables du Caire et du Soudan. Il voulait bien obéir aux injonctions du sultan, mais il avait déjà ordonné, quelque temps auparavant, qu’en Égypte les esclaves noirs qui voulaient quitter leur maître L’exemple le plus connu est celui de Miguel de Cervantès (15471616). Blessé à la bataille de Lepante (1571), il resta cinq ans esclave des Barbaresques mais fut racheté et put retourner en Espagne.

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devaient être affranchis. Les instructions du sultan lui donnèrent un atout de plus et la vente d’esclaves à Khartoum fut défendue, de même que le paiement des soldats et des impôts en captifs. Malgré un nouveau décret du vice-roi, personne ne suivit ses décisions. Le seul résultat fut le déplacement des marchés là où le bras armé de l’Égypte ne pouvait les atteindre. Les Européens partis, les négriers connurent une période faste. Saïd pacha, dans son impossibilité de sévir, démontra aux Anglais que le seul moyen d’arriver à ses fins était d’employer une flotte (4 vapeurs et 6 voiliers à canons). Le khédive Ismaïl succédant à Saïd pacha, les vaisseaux arrivèrent à Khartoum. Un différend surgit alors : les ports de Massawa et de Souakim appartenaient au sultan. La Grande-Bretagne obtint des Ottomans que ceux-ci fussent remis aux Égyptiens. Entretemps, Zanzibar avait signé un accord avec les Anglais en vue d’arrêter le commerce des esclaves. L’Égypte souscrivit, pour sa part, une convention avec la Grande-Bretagne selon laquelle elle annexait la côte entre le cap Gardafui et Ras Hafûn et marquait ainsi la frontière la plus méridionale de son empire. Il fallait aussi arrêter la traite par le Nil, c’est pourquoi le khédive Ismaïl lança en 1869 deux nouvelles campagnes, l’une conduite par Mohammad al-Balalawi vers le sud-ouest du Soudan, au-dessus du Barhr al-Ghazal, et l’autre dirigée par l’explorateur Samuel Baker vers Equatoria, ouvrant aini une nouvelle voie. Il réussit à éliminer, en partie, l’esclavage de ces régions et donner aux habitants l’occasion de fonder un commerce légal. Son contrat rempli, Samuel Baker retourna au Caire. Il fut remplacé par Charles Gordon (pacha) en 1874, qui réussit là où Baker avait échoué : la pacification du terrtoire et la réduction de l’esclavage. Même si cela concernait moins l’Égypte, la traite était loin d’être enrayée. Vers 1875, plus de 30.000 esclaves étaient transportés d’Afrique vers le Hedjaz, l’Arabie et le Yémen ; d’autres allaient vers le golfe Persique, et d’autres enfin 224

étaient vendus aux pèlerins de retour de La Mecque. Deux ans plus tard (1877), Charles Gordon (pacha) revenait au Soudan. Ses collaborateurs (R. Gessi, Ch. Rigolet, R. Von Slatin, Ed. Schnitzer) et lui-même délivrèrent des milliers d’esclaves, au grand dam des trafiquants et des populations qui ne voyaient en eux que des étrangers, des tyrans et des chrétiens ennemis de l’islam. Tout cela amena le mahdisme, qui mit toute la région à feu et à sang. Charles Gordon (pacha) fut tué par les rebelles à la chute de Khartoum (1885). En 1898, les forces anglo-égyptiennes reprirent le pays en main à la suite de leur victoire sur les mutins et le grand empire des khédives devenait le Soudan angloégyptien, dans lequel les Anglais s’étaient arrogé le droit de décision. L’occupation de l’Égypte (1882) par la GrandeBretagne lui donnait tout pouvoir sur les pays riverains du Nil. Au Soudan, l’esclavage n’avait pas disparu. Entre 1909 et 1913, quelque 3.000 êtres humains furent kidnappés et vendus malgré la surveillance britannique.222 De grands projets de communication (chemins de fer, postes, télégraphes, ports…) devaient donner du travail à des milliers de personnes, pensait-on, mais peu y participèrent réellement. On s’aperçut, par ailleurs, que des colons britanniques employaient des esclaves ! Ce scandale obligea les autorités à revoir leur politique. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, un grand silence recouvre les agissements du gouvernement du Soudan, indépendant depuis 1956. Au début des années 1870, on comptait encore 10 à 15.000 Noirs (et Noires) introduits annuellement et vendus en Égypte jusque dans les villes du Delta. Sous la pression des États occidentaux, le khédive Ismaïl tenta de réagir en surveillant plus étroitement ses fonctionnaires et les négriers. Mais cela ne suffit pas. La Grande-Bretagne demanda alors à l’Égypte un contrôle plus rigoureux de ses côtes et de ses ports. La convention signée entre les deux pays (1877) 222

D. Harrison, Slaveri : 1500 till 1800, op.cit, p. 577.

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donnait le droit à la marine égyptienne et britannique d’arraisonner les navires suspects, de mettre les contrevenants à la disposition de la justice223 et de reclasser des esclaves ainsi libérés. Détail important, les captifs qui travaillaient alors comme employés de maison n’étaient pas concernés par ces dispositions. Il était cependant interdit de vendre des esclaves de famille à famille. Cette restriction amena les autorités à ouvrir plus de bureaux aptes à recevoir les demandes officielles d’affranchissement, que les esclaves anciens ou nouveaux obtenaient sans difficulté. Il fallut simultanément surveiller les routes du désert. À cette fin, de petites garnisons furent placées à des points stratégiques, au Soudan comme en Égypte. Entre 1877 et 1882, le dispositif délivra plus de 8.000 esclaves.224 Après l’occupation de l’Égypte par les Anglais (1882), le contrôle se fit plus rigoureux encore et, dès l’année suivante, on arrêta une trentaine de délinquants et libéra près de 7.000 captifs. Le sort de ces hommes et de ces femmes qui risquaient de retomber dans l’asservissement, ou de commettre des forfaits plus graves encore, finit par émouvoir les autorités et l’on créa alors une sorte de refuge pour les femmes. Là, on leur offrait le gîte et le couvert. En même temps, on leur enseignait un métier qui leur permettait de trouver un emploi, une fois l’apprentissage terminé. Une société caritative se chargeait, en outre, de collecter des fonds pour 223 Parmi les dispositions, on note la suivante : « Tout individu qui se sera livré au commerce des esclaves, sera sévèrement puni, et tout mutilateur d’enfants sera poursuivi comme meurtrier et jugé par un Conseil de guerre ». Une nouvelle convention un peu édulcorée fut signée en 1895 entre l’Égypte et la Grande-Bretagne, précisant celle de 1877 tout en restant assez vague sur l’esclavage et l’eunuchisme, précise le Dr O. Abbate in Ægyptiaca, op.cit., p. 652. 224 D’autres chiffres nous sont fournis dans les Documents relatifs à la répression de la Traite des esclaves, publiés en exécution de l’Acte de Bruxelles, 1894, t. II, p. 88. Selon ces archives assez détaillées dans les chiffres, 2.000 esclaves auraient recouvré la liberté en 1885 et 1886, mais encore plus de 1.000 durant les quatre années qui suivirent et seulement quelques centaines plus tard.

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le bon fonctionnement temporaire de cette institution. Une dizaine d’années plus tard (1891), la question des esclavesdomestiques dans les familles se posa à nouveau. Lord Cromer (1883-1907), alors gouverneur britannique de l’Égypte, écrivit en substance au Foreign Office que la vie des individus de condition servile du pays, à ce moment, était sans doute plus supportable que celle de beaucoup d’hommes libres.225 Il recommandait, toutefois, au ministre de maintenir un Service spécial afin de prévenir une reprise toujours possible de la traite. Une nouvelle convention fut signée à cet effet, entre l’Égypte et l’Angleterre, en 1895.226 Les traitants n’abandonnaient cependant pas facilement leur fructueux commerce mais se tournèrent vers d’autres marchés situés un peu plus au sud, notamment le Ouadaï, qui s’ouvrait tout grand à ce nouveau négoce. Le trafic se pratiqua donc sans trop de difficultés jusqu’aux années 1890. Il fallut attendre l’extension du colonialisme et la conquête française des principales sources d’approvisionnement en captifs – le Baguirmi et le Ouadaï – pour que le trafic soit vraiment menacé. En 1920, il était encore présent dans la région de Koufra ! Comme on le constate, il ne faudrait cependant pas croire que l’esclavage et l’eunuchisme227 aient disparu avec la signature d’un traité, c’est en réalité une mentalité qui était à réformer. La presse égyptienne de l’époque signalait encore trente ans plus tard une délinquance active. Les journaux de l’époque se faisaient l’écho des difficultés de la mise en place de cette nouvelle législation dans le pays. L’on a constaté qu’au début du 20e siècle encore, les vastes demeures des 225 Rapport au Foreign Office du 29 mars 1891, Parliamentary Papers, Egypt, n°3, p. 36. 226 Id., 1896, vol. 97, p. 1049-1055. 227 Rappelons ici le Mémorandum du Dr O. Abbate, « Appel aux Puissances pour Abolition de l’Eunuchisme » in Ægyptiaca, 1903, op.cit., p. 650, ainsi que sa Lettre ouverte à Kiamil pacha, Grand Vizir, publiée dans Le Journal d’Héliopolis (22 septembre 1908).

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pachas et des beys continuaient à accueillir discrètement captifs et émasculés. Notre surprise n’était pas moins grande de constater qu’avec le nationalisme naissant, les plus virulents des leaders n’étaient pas moins esclavagistes que les autres. La contrebande, enfin, se poursuivait des pays limitrophes vers l’Égypte, malgré la vigilance des Anglais et la sévérité des lois édictées en vue d’éradiquer cet horrible négoce. Ainsi avons-nous relevé qu’en mars 1908 « une capture importante d’esclaves eut lieu au Caire. La Commission philanthropique hébergea les malheureuses victimes et put les placer dans des familles chrétiennes et musulmanes. Quant aux marchands, ils ont été condamnés aux travaux forcés ».228 Un an plus tard, dans La Bourse Égyptienne, quotidien du Caire (29 juin 1909), on note les lignes suivantes : « Dans le courant du mois dernier, le Gouvernement a saisi et libéré huit esclaves qui ont été vendus et retenus au Caire ». Ailleurs, on lit dans Le Journal du Caire du 16 septembre 1909 que : « Les autorités de Mariout viennent d’ordonner l’arrestation d’un bédouin nommé Chelatif (plutôt : Cheikh Latif ?) accusé de se livrer au trafic d’esclaves, entre la Tripolitaine et l’Égypte ». Quelques mois plus tard, dans son numéro du 12 décembre 1909, L’Égypte, autre organe de presse, fait état du passage du Chérif de La Mecque – personnage de marque – avec 20 odalisques et 9 eunuques. Il est mis en demeure de les libérer. Après l’exhibition de 30 certificats, toute la compagnie regagna, en toute sérénité, le sérail où logeait le maître. C’est ce que rapporte en substance le périodique. Dans L’Égypte (Le Caire, 20 décembre 1909), on relève ce qui suit : « Dans la province de Béhéra, on a découvert 112 esclaves des deux sexes en possession d’un particulier ». D. Zambaco, Les eunuques d’aujourd’hui et ceux de jadis, op.cit., p. 72 et passim.

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L’année suivante dans Le Journal du Caire (Le Caire, 15 avril 1910), cet entrefilet a retenu notre attention : « La Répression de la Traite a libéré 12 esclaves durant le mois de mars 1910 dont 5 Soudanais et 7 Soudanaises, 4 libérés au Soudan, 3 à Alexandrie et 5 à Suez ». Les journaux de France, eux aussi, étaient sensibles à ce phénomène et Le Temps de Paris publiait dans son numéro du 5 janvier 1910 la notice suivante à propos d’un meeting aérien tenu à Héliopolis, près du Caire : « On a réservé une tribune spéciale grillée et isolée pour les dames turques. La garde en sera assurée par des eunuques ». Ce qui eut effectivement lieu. Le journaliste, poursuivant son article, s’étonnait de voir princesses et hanems229, en vacances en Europe avec leurs maris, aller dévoilées au théâtre, au caféconcert, au bois de Boulogne, en tenues parisiennes de la dernière mode. Quant à leur suite, esclaves et eunuques, ils étaient libres et à gages, pouvant changer de maître quand cela leur convenait. Ils remplissaient cependant toujours les mêmes fonctions. D’où venaient-ils donc, surtout les plus jeunes, alors que la traite était interdite depuis 33 ans ? On les acquérait aisément à Istanbul, à Djedda ou en Tripolitaine230, et les transportait sans encombre au Caire. Les papiers officiels, disons-le tout net, restaient cependant entre les mains du maître. On comprend mieux alors qu’il est aussi difficile de changer les coutumes ancestrales et le caractère des peuples que le climat de ces contrées. Hanem, titre donné aux femmes de l’aristocratie. Il s’est démocratisé au fil du temps. Il n’est plus aujourd’hui qu’un mot poli quand on s’adresse à une femme. 230 À propos de la fourniture d’esclaves de la Tripolitaine vers l’Égypte, nous extrayons du Petit Temps de Paris, en date du 3 août 1909, les lignes suivantes : « La convention anglo-française reconnaît à la France la possession légitime d’Ouadaï (mi-chemin entre la mer Rouge et l’Atlantique). Son gouvernement alimente l’esclavage en faisant des razzias sur ses frontières. Il fournit femmes et eunuques aux marchés de Tripoli ». 229

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Comment donc expliquer la lenteur toute relative de la disparition de l’asservissement, phénomène plusieurs fois millénaire en Égypte ? D’abord une volonté de tous les instants guidée par la fermeté et la prudence de la part des autorités anglo-égyptiennes. Les peines encourues par les esclavagistes étaient sévères voire dissuasives : les travaux forcés à perpétuité. Les propriétaires se voyaient aussi condamnés, mais à des sanctions moindres. Ces mesures étalées sur des années se firent sans soulèvement et se révélèrent efficaces. Une pédagogie portée par la presse n’était pas moins nécessaire que la collaboration des fonctionnaires de police. Les religions pratiquées dans le pays ne pouvaient que soutenir une telle initiative et l’économie familiale, enfin, se voyait soulagée d’un fardeau traditionnel d’obligations pécuniaires souvent importantes. L’Égypte entrait dans la modernité. ۞

CONCLUSION

N

otre travail prend place dans l’effort global entrepris par les grands organismes internationaux afin de mieux comprendre un phénomène trop longtemps occulté : l’esclavage. Trois grands axes d’approfondissement se dégagent aujourd’hui et ce sont : l’étude de la traite négrière transatlantique, la traite transsaharienne et celle qui se pratique à travers l’océan Indien. Les longs chemins qui menaient les captifs de l’est et de l’intérieur de l’Afrique vers l’Égypte et la mer Méditerranée ont seuls fait l’objet de nos recherches. Nous avons aussi voulu savoir quels avaient été leurs apports à la vie des Égyptiens au cours des deux derniers siècles écoulés. L’importance de l’Égypte dans l’économie du ProcheOrient n’est plus à démontrer. Sa situation est stratégique : au centre du monde musulman, à la jonction de l’Afrique et de l’Asie, entre le Maghreb et le Machrek ; elle contrôlait aussi les routes maritimes entre la Méditerranée et la mer Rouge avec un regard sur l’océan Indien. Les eaux du Nil lui permettaient une agriculture riche et diverse. Sa population laborieuse entretenait une économie florissante. Des gouvernements bien structurés depuis l’Antiquité pharaonique lui permirent de traverser bien des vicissitudes. Ainsi, au 11e siècle, à l’apogée du califat du Caire, le pays connut une expansion commerciale sans précédent. Malgré les monopoles d’État et les droits élevés de douane, les ventes massives de produits agricoles et manufacturés renforcèrent les relations commerciales avec l’Inde et

l’Afrique de l’est, ainsi qu’avec les pays d’Occident. De ce fait, Alexandrie devenait un des ports parmi les plus prospères de la Méditerranée. L’Égypte exportait alors du blé, du sucre de canne et des étoffes de luxe vers l’Europe. Elle importait de l’huile d’olive, des esclaves blancs de Syrie, de Caucasie, d’Arménie ou de Turquie, ainsi que des Noirs d’Afrique centrale et du Maghreb. L’Égypte contrôlait alors, en grande partie, les échanges entre l’Orient et l’Occident. Le gouvernement des Mamelouks, puis des Turcs, vint ruiner tout ce que le pays et ses gouverneurs avaient patiemment édifié au cours des siècles. Seule leur disparition, au bout de plus de six cents ans, pouvait remettre l’Égypte sur la voie du progrès. Entre le 7e et le 19e siècle, environ 17 millions d’Africains auraient été razziés et vendus par des esclavagistes musulmans, selon R. Austen. À elles seules, les traites orientales seraient à l’origine de quelque 40 % des personnes déportées par l’ensemble des traites négrières. Elles constituaient ainsi le plus grand commerce d’esclaves de l’Histoire, écrit Olivier Pétré-Grenouilleau. Ce chercheur se demandait également pourquoi l’on a si peu parlé de ce négoce perpétré à partir de l’Afrique orientale et qui s’étendait de la mer Rouge à l’océan Indien et à la mer Méditerranée. Il avançait que cela serait dû à la guerre froide qui rapprocha l’Afrique noire des pays musulmans, ce qui a eu pour conséquence d’occulter pendant des décennies toute recherche dans ce domaine. Il ajoute que l’absence d’intérêt de la part des intellectuels orientaux pour la question ne favorisait guère la mise en évidence de ce trafic. En ce qui nous concerne, nous pensons que les esclaves razziés étaient disséminés sur un immense territoire (Afrique et Asie) et les caravanes employées pour les convoyer à travers des territoires peu habités et des déserts étaient moins flagrantes que les bateaux de commerce européens qui leur faisaient traverser l’océan Atlantique. Si ces arguments sont valables

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pour l’époque contemporaine, qu’en est-il des périodes antérieures ? La tenue de documents comptables, la rectitude de l’administration et l’honnêteté des fonctionnaires n’ont jamais été la ligne de conduite des hommes qui gouvernèrent l’Égypte, Mamelouks ou Turcs. Au contraire, l’État laissait aux employés le soin de se payer sur les administrés. Tous les intéressés le savaient et se préparaient à cette éventualité. Le commerçant se rattrapait sur le client. On biaisait avec la douane, on soudoyait les fonctionnaires et même leurs chefs quand cela devenait nécessaire. Mieux, chaque affaire avait son prix. Et, s’il fallait corrompre quelqu’un, il convenait de savoir à combien se montait la somme souhaitée et à qui la remettre. Comment, dans ce cas, calculer un budget ? La plupart des services de l’État étaient affermés et quand les fermiers généraux s’étaient servis, ils envoyaient le reste au pacha turc du Caire, qui prélevait de quoi rembourser la somme qu’il avait dû verser, le poste étant vénal. Le reliquat allait aux caisses du sultan à Istanbul... quand il restait quelque chose, car les Mamelouks ne se livraient pas chaque année à ce coûteux exercice. Si le pacha nommé par la Sublime Porte ne se montrait pas assez docile, il était promptement destitué par les Mamelouks et le sultan obligé d’envoyer un nouveau pacha. Le pouvoir central turc s’était tellement affaibli qu’il n’avait plus les moyens de contraindre les Mamelouks à payer le tribut imposé à l’Égypte et les bataillons turcs mis à la disposition du pacha, corrompus depuis longtemps, se montraient incapables de tenir tête aux maîtres effectifs du pays. La contrée ainsi livrée aux exactions de ses maîtres voyait ses ressources disparaître, son agriculture chuter, son commerce décliner et sa population décroître. Seul le commerce des esclaves se maintenait puisqu’on avait besoin de bras pour le travail de la terre, entretenir les milices des Mamelouks et le service domestique. C’est ce que le général Bonaparte puis Mohamed-Ali découvrirent en prenant le pouvoir en Égypte. 233

C’était à eux, à présent, de résoudre les problèmes posés par des siècles d’incurie. Il leur fallut d’abord restaurer la confiance, trouver de nouvelles ressources, temporiser s’il le fallait, mais surtout compter sur soi et « faire avec les moyens du bord ». L’esclave réduit à l’obéissance passive devenait l’instrument idéal d’une nouvelle politique. Il était possible de le former à telle ou telle tâche. Son insertion dans l’armée lui apprit le maniement des armes ainsi que de nouvelles valeurs. Courbé sur le sillon, il fit pousser des cultures nouvelles. La ville, enfin, lui apporta par ses contacts un certain développement et des connaissances. Ce que nous disons des hommes se rapporte aussi aux femmesesclaves, qui passèrent de communautés primitives à une société plus développée, même au sein des harems où les échos de l’extérieur ne parvenaient que passablement atténués. Une nouvelle société naissait qui voulait jouir des progrès socioculturels de l’Occident. Pour ce faire, il lui fallait se débarrasser d’un confort intellectuel suranné, ce qui n’allait pas de soi, et dont l’un des piliers était précisément l’esclavage. Certains ont voulu donner à ce honteux négoce un visage plus conciliant en s’efforçant de démontrer que ce n’était là qu’un trafic mineur dont le seul but était de fournir aux harems concubines et domesticité féminine, ainsi que des eunuques. Nous avons cependant exposé que les tâches confiées aux esclaves étaient diverses et multiples dans le monde musulman où ils avaient été introduits. Et l’esclavage sexuel est-il plus supportable qu’un autre type d’asservissement ? Plus tard, en pénétrant à l’intérieur de l’Afrique, voyageurs, explorateurs et missionnaires découvrirent la vérité sur la servitude dans toute son horreur et sa misère. Ils décrivirent alors avec abondance ce qu’ils avaient observé et divulguèrent en Europe tout ce qu’ils avaient compris de l’esclavage depuis l’Afrique orientale vers les régions du Proche et du Moyen-Orient et même plus loin. Certes, 234

concubines et eunuques furent recherchés depuis l’Antiquité jusqu’au début du siècle écoulé, mais un grand nombre d’esclaves servirent aussi comme soldats (Mamelouks !), marins, maçons, porteurs et même, encore au début du 20e siècle, plongeurs à la recherche d’huîtres perlières en mer Rouge. Devant le nombre d’esclaves noirs employés en Égypte, on est en droit de se demander le rôle qu’ils jouèrent dans l’économie du pays. Ils contribuèrent beaucoup à l’agriculture. On leur doit, entre autres, l’entretien du système d’irrigation en Égypte comme au Maroc. Leur concours à la culture de la canne à sucre et du coton se révéla des plus profitables, car ces produits étaient alors très demandés à l’exportation, au cours des deux derniers siècles.231 Notez que les esclaves n’ont joué aucun rôle majeur dans le vaste monde musulman, si nous écartons ceux qui furent engagés comme mamelouks, peu nombreux d’ailleurs, mais d’un poids politique et militaire sans commune mesure avec leurs effectifs réels. On pourrait aussi avancer que les esclaves noirs permirent à bien des régions de l’islam d’éviter de connaître des crises de main-d’œuvre. Sitôt qu’il manquait des bras dans telle province, la traite y pourvoyait presque immédiatement. Et la région se développait à nouveau selon son rythme propre. Qu’à long terme cette évolution fût efficace ou non, nous ne nous attarderons pas ici sur cette question.232 Elle dépasse le problème de l’esclavage auquel nous nous sommes attachés.

J. Lumbroso, « Le coton. Son influence sur la prospérité générale de l’Égypte » in L’Égypte Contemporaine (revue), I, 1910, p. 257-276. 232 À propos de l’esclavage moderne, on lira avec fruit la remarquable étude de Philippe Martial, « Le Néo-esclavage ou l’esclavage contemporain » in Mondes et Cultures, t. LXVI, vol. 1, Paris, 2006, p. 399-415. 231

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Nous avons montré que Blancs ou Nègres esclaves, (hommes et femmes) s’intégraient rapidement aux familles qui les acquéraient, religion oblige. Ils y trouvaient (sans doute contraints) conjoint(e)s et enfants. À part le service auquel ils étaient astreints, d’où découlait leur état social, ils dépendaient du maître pour tous leurs besoins quotidiens qui leur étaient assurés et souvent même au-delà. Des êtres primaires, d’origine souvent très modeste, sans instruction, s’en contentaient. En un certain sens leur état, s’il fallait les comparer, différait énormément de celui des Noirs d’Amérique, qui, maltraités et rejetés, ne pouvaient même pas prétendre à l’intégration que la société des Blancs leur refusait. Il existe aussi une tendance subtile à dédramatiser le rôle et l’impact de la traite orientale, et à en minimiser la brutalité. Disons que le tableau fut quelquefois noirci à dessein. Pourtant, l’asservissement reste un sujet tabou et hypersensible en Afrique, et peut être même pris comme le signe d’intentions malveillantes. L’on en arrive alors à réduire le crime des Arabes et des Africains233 et à exagérer celui des Européens, forme primaire de défense. La colonisation, qui suivit d’un peu plus d’un demi-siècle la fin de la traite atlantique, rendit ce terrible négoce plus intense encore à l’est du continent. C’est aussi oublier la traite interne destinée à satifaire le besoin en main-d'œuvre et en femmes dans une Afrique précoloniale. À quoi il faut ajouter l’influence de l’islam africain plus ancien, plus profond, plus diffus et intériorisé depuis fort longtemps. Peu visible aussi, parce qu’il se passait à l’intérieur de l’Afrique, alors que le passage vers l’Amérique se faisait par des ports importants et de gros navires européens, et par centaines d’esclaves. La traite orientale, elle, passait quasi inaperçue puisque les caravanes traversaient les déserts ou de courtes distances dans l’océan Indien, et les esclaves étaient ensuite disséminés 233 En réclamant, par exemple, aux Occidentaux des compensations financières pour ce crime.

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sur de très vastes régions. Il faut dire aussi que l’asservissement ne mobilisa pas beaucoup les esprits orientaux, moins en tous cas que les intelligences occidentales des 18e et 19e siècles. On ne connaît aucun groupement scientifique à l’époque en Orient qui se soit dévoué à étudier ce phénomène. Des penseurs modernes ne craignant pas le débat – rare au Proche-Orient – tels qu’Al-Afghani et Muhammad Abdu ont voulu faire évoluer les mentalités, en raison de leur connaissance de la pensée occidentale, mais également épris qu’ils étaient de liberté. Ils ont souhaité la transformation des structures anciennes, combattre les superstitions, les fausses croyances et les interprétations abusives. S’ils ont réussi sur certains points, leur succès a été bien moindre sur d’autres. Or, durant cette même période, il y a eu tant de maîtres en matière de doctrine, de promoteurs de bonne conscience, mais si peu d’abolitionnistes ! Pourquoi, enfin, l’esclavage s’est-il éteint dans les pays occidentaux, alors qu’il se poursuit encore discrètement ailleurs, en Afrique par exemple, ou dans quelques États du Proche-Orient ? Cela nous semble dû à un développement technique dont l’Orient a pris tardivement conscience. Le 19e siècle a vu la fondation de la grande industrie basée sur le fer, le charbon, ainsi que sur le grand capital. Évidemment l’impérialisme triomphant n’a guère encouragé une telle évolution dans ses colonies. Il était plus aisé et plus avantageux d’importer des produits finis de la métropole, d’où la nécessité d’un empire pour en absorber les excédents. Au moment de la décolonisation, les pays jusqu’alors assujettis, devenus libres, ont voulu acquérir des biens de consommation ailleurs que dans l’ancienne métropole, pour des raisons évidentes. Ils s’aperçurent que les prix des marchés mondiaux étaient globalement supérieurs à ceux pratiqués par l’ancien protecteur. D’un autre côté, la production nationale issue, le plus souvent, de l’agriculture se révélait de faible valeur et couvrait difficilement le coût 237

des importations, même si la main-d’œuvre locale se contentait de peu. La vente d’esclaves, autre valeur, ne pouvait étayer cette économie, elle était d’ailleurs passée de mode. Il fallait donc s’appuyer sur de nouveaux concepts. La première chose à faire était de promouvoir les richesses humaines (éducation, culture, etc.), agricoles et minières du pays, et trouver les débouchés potentiels aux produits. Il fallait bâtir ensuite une infrastructure économique qui faisait défaut, mais aussi former des techniciens et mettre au point une politique à long terme. Que faire dans un marché international déjà saturé sinon rattraper les retards accumulés ? Investir dans l’industrie légère puis lourde, constituer une élite intellectuelle capable de maintenir le cap, ouvrir des banques de prêts, accepter, un temps, de travailler (hommes et femmes rémunérés) pour des groupes internationaux, même pour de maigres salaires… mais décoller ! C’est ce qu’ont fait plusieurs pays que l’on appelle, avec une pointe de condescendance, le tiers-monde. Parce qu’il y a encore un quart-monde qui doit aussi participer au développement mondial… ۞

NOTES

Règne des Vice-rois d’Égypte Sultans de Turquie de 1805 à 1917 Mohamed1805-1848 Selim Ier Ali Ibrahim 1848 Mustafa IV pacha Abbas Ier 1848-1854 Mahmud III Mohamed1854-1863 Abdul Mejid Saïd Ismaïl 1863-1879 Abdul Aziz (khédive) Tewfik 1879-1892 Murad Ier Abbas II 1892-1914 Abdul Hilmy Hamid Hussein 1914-1918 Mohamed V Kamel

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1789-1807 1807-1808 1808-1839 1839-1861 1861-1876 1876 1876-1909 1909-1917

Les Gouverneurs anglais en Égypte de 1882 à 1937 Lord Cromer Sir Eldon Gorst Lord Kitchner Sir Henry MacMahon Sir Reginal Wingate Lord Allenby Lord Lloyd Sir Percy Lorraine Sir Miles Lampson

1883-1907 1907-1911 1914 1914-1916 1916-1917 1917-1925 1925-1932 1932-1935 1935-1937

Gouverneurs égyptiens du Soudan 1825 (1240 H) 1826 (1241 H) 1826 (1241 H) 1839 (1254 H) 1844 (1259 H) 1846 (1262 H) 1850 (1266 H) 1851 (1267 H) 1852 (1268 H) 1853 (1269 H) 1854 (1270 H) 1855 (1271 H) 1857 (1273 H) 1859 (1275 H) 1862 (1278 H)

Osman bey Mouho bey Khourchid pacha Ahmed pacha Abou Dan Ahmed pacha Al-Minikli Khalid pacha Abdel Latif pacha Roustem pacha Ismaïl pacha Abou Djebel Selim pacha Ali pacha Sirri Ali pacha Charkas Arakel bey Hassan bey Salama Mohamed bey Rasikh 240

1863 (1279 H) 1865 (1281 H) 1866 (1282 H) 1871 (1287 H) 1873 (1289 H) 1874 (1290 H) 1879 (1296 H) 1882 (1299 H) 1883 (1300 H)

Moussa pacha Hamdi Djafar pacha Sadek Djafar pacha Mazhar Momtaz pacha Ismaïl pacha Ayyoub Charles Gordon pacha Raouf pacha Abdel Kader pacha Ala-ed-Dîn pacha puis gouverneurs britanniques

Extrait de la Revue du monde musulman, mars 1907, No. 5 p. 268-269. *** Un auteur d’expression française en Égypte a eu la curieuse idée de publier un poème sur : L’EUNUQUE Portant la stambouline aux basques qui lui vont Jusqu’aux mollets cagneux et lui battent les fesses, L’eunuque noir s’en va, en ruminant sans cesse, Le tabac à chiquer plein de senteur et blond. Ainsi qu’un pachyderme aux pas sereins et longs Il promène partout son rêve et sa détresse Se souvenant des jours où sa main vengeresse Administrait le fouet dans les harems profonds. 241

Mais maintenant déchu, son existence est vaine, Puisque dans les sérails il n’a droit de cité Qu’au titre humiliant de l’hospitalité. Lors n’ayant point d’objet pour assouvir sa haine, Il porte au fond des yeux où du sang est resté, Le regret éternel des cruautés anciennes. Francis Moutrane Soleil sous les palmiers, Paris, La Caravelle, 1929 A paru également dans l’ouvrage de J. Moscarelli, Poètes en Égypte, Le Caire, Les Éditions de l’Atelier, 1955, p. 126-127. ۞

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction ................................................................... 5 I - Fondements coutumiers et religieux de l'esclavage ................................................................ 17 Babylone (Le Code d’Hammourabi) ...................................19 L’Égypte...................................................................................24 La Grèce ..................................................................................28 Rome ........................................................................................32 Le Moyen Age en Europe .....................................................42 Ancien Testament ..................................................................44 Nouveau Testament ...............................................................49 Le Coran .................................................................................56 II - Origines ethniques et nombre des esclaves ...........75 Les esclaves noirs ...................................................................77 Le Mozambique .....................................................................84 Zanzibar ................................................................................85 Somalie ...................................................................................88 Djibouti ..................................................................................90 Éthiopie ..................................................................................91 Sennaar ..................................................................................98 Darfour ..................................................................................99 Kordofan .............................................................................. 101 Le Soudan central et oriental ................................................ 102 La Nubie ............................................................................ 103 Les chemins de l’ouest........................................................... 104 Les eunuques noirs .............................................................. 105 Les esclaves blancs .............................................................. 108 Les Mamelouks en Égypte (1100-1811) ............................. 109 Les eunuques blancs ............................................................. 131 Estimation du nombre des esclaves.................................. 133 257

III - Itinéraires – Marchés – Valeur des esclaves ....... 141 Les itinéraires en Afrique Orientale .................................. 141 Trajets vers l’Égypte............................................................ 149 Les Marchés ......................................................................... 160 Valeur des esclaves .............................................................. 174 IV - Vie quotidienne des esclaves............................... 181 Caractères ............................................................................. 181 Occupations et Distractions .............................................. 186 Esclaves de maison ............................................................... 187 Esclaves de campagne ........................................................... 208 Esclaves employés aux mines ................................................ 209 Les Mamelouks ................................................................... 210 Les eunuques........................................................................ 215 Révoltes................................................................................. 218 Affranchissement ................................................................ 221 Abolition de l’esclavage ...................................................... 223 Conclusion .................................................................. 231 Notes ........................................................................... 239 Bibliographie sélective ............................................... 243

L'HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L'HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L'HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

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LE DÉCLIN DE L’ESCLAVAGE EN ÉGYPTE du XVIIIe au XXe siècle

À

Jean-Jacques Luthi est titulaire d’un doctorat en Histoire de l’Art et d’un doctorat d’État en Philologie comparée. Au cours de ses séjours en France, en Égypte et en Suède, il a fait de l’enseignement, du commerce, de l’interprétariat. Il a professé dans les universités du Caire et de Stockholm. On lui doit une vingtaine d’ouvrages sur l’art, la littérature francophone d’Égypte, la presse et l’ethnologie. Il a été invité à participer à divers congrès internationaux de littérature et de linguistique. Depuis 1982, il est membre de plusieurs académies de France et d’Italie.

26 € ISBN : 978-2-343-02263-5

Conception graphique : Ata Ayati

la suite de la publication de plusieurs ouvrages sur la vie quotidienne en Égypte au cours des 19e et 20e siècles, l’auteur s’est penché ici sur une tare de la société orientale : l’esclavage, en particulier sur les rives du Nil. C’est, en réalité, une coutume de l’Antiquité dont a hérité le monde moderne. Les religions issues du Livre l’ont intégré comme étant une dimension sociale indispensable au bon fonctionnement de la collectivité. Juifs et chrétiens l’ont abandonné au cours des âges, l’islam l’a conservé. Il y eut des esclaves blancs et des noirs. Les premiers venaient de l’Europe orientale, du Caucase et de plus loin encore ; les autres de l’Afrique centrale et orientale, tous arrachés à leurs foyers. Quels étaient les principaux marchés des captifs ? Comment étaient-ils traités ? Autant de questions qui sont abordées dans ce recueil. L’évolution de la société occidentale au 19e siècle a montré que celle-ci n’avait nul besoin de la servitude pour progresser : la machine était là, bien plus efficace et bien plus rapide que l’homme. Alors pourquoi l’Orient ne l’a-t-il pas adoptée ? Répondre à cette question est justement un des buts de ce livre.