Le Corps-Marché: La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie
 9782021162998

Table of contents :
Table
Remerciements
Introduction
1. Le corps à l’horizon de la bioéconomie
Corps, monnaie et modernité
L’esclave, figure économique de la vie nue
Du corps productif de l’ouvrier au corps ressource de la bioéconomie
Le grand détournement : aux origines de la bioéconomie
L’entropie, le vivant et le développement durable
Du biomédical au biocapital : le corps promis de la bioéconomie
Régénérer le corps pour revitaliser l’économie
Le corps, l’embryon et les cellules souches : la création d’une biovaleur
De la santé parfaite au corps amélioré : vers une biocitoyenneté
La biomédicalisation, un processus global
La santé globalisée
2. Le grand recyclage : du corps ressource aux bio-objets
L’objectivation du corps ressource
La médecine de transplantation et la « ressourcification » des organes humains
Des cellules sans corps : la naissance des bio-objets
Le cas HeLa : des cellules cancéreuses devenues une ressource précieuse
L’homme aux cellules d’or
Une économie des déchets
3. L’envers du don : la face cachée du biocapital
Le don de sang : de l’incarnation du corps politique à la bioéconomie
L’ambivalence du don d’organes : entre objectivation et subjectivation
Du don au marché : la double fonction du consentement éclairé
Don et biobanques : les limites du consentement éclairé
Biobanques, biocitoyenneté et bioéconomie
Don et informations génétiques : la création d’une biovaleur
Don et reproduction : le cas des cellules reproductives
Géopolitique et polysémie du don : le cas des cellules souches
4. De la reproduction à la régénération : bioéconomie du corps féminin
Le corps-usine de la procréation assistée
L’immaculé embryon
Des ovules aux cellules souches : la reproduction détournée
Standardiser les cellules souches ou effacer leurs empreintes corporelles
Aux origines de la biovaleur : la productivité du corps reproductif
Les biobanques de sang de cordon ombilical : le corps comme investissement
Le modèle L’Oréal de l’autorégénération : « Parce que je le vaux bien… »
5. De l’in vitro à l’in vivo : le double corps de la bioéconomie
Les corps vils au service du biocapital
La globalisation du travail clinique
Du tourisme médical au pèlerinage thérapeutique : une économie de la promesse
Du droit à l’essai à la médecine translationnelle : la biocitoyenneté au service du biocapital
Conclusion
Bibliographie
Sites internet

Citation preview

L E CORP S-M A RCHÉ

C É L I N E L A F O N TA I NE

LE CORPS-MARCHÉ La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie

É D IT IO N S D U SEUI L 25, bd Romain-Rolland, Paris XIV e

Cet ouvrage est publié dans la collection « La Couleur des idées »

isbn 978-2-02-116299-8 © Éditions du Seuil, avril 2014 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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Remerciements

Le projet de ce livre est né dans le cadre d’un long séjour à l’Institut d’études avancées de Nantes. Je remercie la direction et l’ensemble de mes collègues, plus particulièrement Clarisse Herrenschmidt et Joseph Tonda qui, dans le cadre de nos longues discussions, ont grandement nourri ma réflexion. Je tiens à exprimer ma reconnaissance à l’endroit de la professeure Melinda Cooper qui m’a généreusement donné accès au manuscrit de son dernier ouvrage écrit en collaboration avec Catherine Waldby. Ce livre leur doit beaucoup. Que mon collègue et ami, le philosophe Jean Robillard, soit assuré de toute ma gratitude pour ses critiques et ses commentaires qui m’ont permis d’améliorer le texte final. Je veux aussi remercier très sincèrement mes assistants de recherche Didier Fayon et Amandine Vassaux. Outre sa participation à l’ensemble des étapes de cette recherche, Amandine a relu et corrigé le manuscrit en entier. Je lui en suis très reconnaissante. Finalement, mes pensées se tournent vers ma famille, d’abord mes parents, Jeannette Dufour et Albert Lafontaine, qui sont encore et toujours une source d’inspiration pour moi. Et bien sûr mon mari, Yan Breuleux, et ma fille, Marguerite, qui m’ont accompagnée dans cette longue aventure.

À Yan

Introduction

Pour exister il faut être une matière première : être, c’est « être-matière-première » – telle est la thèse métaphysique fondamentale de l’industrialisme. Günther Anders 1

Contrairement à l’adage populaire selon lequel « la vie n’a pas de prix », dorénavant, dans le monde globalisé du capitalisme triomphant, rien n’échappe au calcul marchand. Depuis longtemps déjà, les compagnies d’assurances et les décideurs publics disposent d’outils statistiques complexes leur permettant de chiffrer la valeur économique d’une vie individuelle. Créés selon des logiques comptables, les algorithmes servant à fixer le montant de la prime versée à la suite d’un décès varient selon les causes et les circonstances de la mort 2. Au-delà des débats d’économistes sur les indicateurs et les méthodes élaborées 1. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, t. 2, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad. fr. Christophe David, Paris, Fario, 2011, p. 33. 2. Luc Baumstark, Marie-Odile Carrère, Lise Rochaix, « Mesurer la valeur de la vie humaine », Les Tribunes de la santé, vol. 21, n° 4, p. 41-55.

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pour mesurer ce prix, une chose toutefois est certaine : toutes les vies humaines n’ont pas la même valeur. Ainsi, les proches des victimes des attentats du 11 septembre 2001 ont reçu du gouvernement américain une somme de 2 millions de dollars en compensation financière pour la perte d’un être cher, tandis qu’en 2012 les victimes des tirs d’un soldat américain sur des civils afghans ont obtenu pour leur part 50 000 dollars 1. Relevant de la géopolitique internationale, l’exemple est frappant, mais pourtant trop évident, voire presque banal, tant les inégalités de ce genre sont répandues. Ce livre ne traite pas de la valeur statistique de la vie humaine ni des enjeux relatifs à la comptabilisation économique des naissances et des décès. La question de la valeur financière attribuée à la vie y est centrale, mais son point de départ est tout autre. Il s’agit d’analyser et de comprendre comment « la vie en elle-même », c’est-à-dire l’ensemble des processus biologiques propres à l’existence corporelle, est désormais au cœur d’une nouvelle phase de la globalisation capitaliste : la bioéconomie 2. Celle-ci peut se définir sommairement comme l’application des biotechnologies « à la production primaire, à la santé et à l’industrie 3 » afin d’accroître la productivité économique. À la fois matière 1. Agence France-Presse, « Tuerie en Afghanistan : des milliers de dollars donnés aux familles des victimes », L’Express, 25 mars 2012 ; disponible sur LExpress.fr. 2. L’expression « la vie en elle-même » est en fait une traduction du concept « the life itself » couramment utilisé dans le domaine de l’anthropologie médicale et des science studies pour désigner la tendance contemporaine à penser le corps et l’individualité à partir des processus biologiques à l’échelle moléculaire. 3. OCDE, La Bioéconomie à l’horizon 2030. Quel programme d’action ?, 2009, p. 19. Ce volumineux rapport de 366 pages fait suite à un projet lancé en grande pompe en 2006.

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première et force productive, le monde vivant dans son ensemble est, pour reprendre la formule de Günther Anders, « considéré comme une mine à exploiter 1 ». En tant que matière organique, le corps humain n’échappe pas à cette nouvelle mise en valeur économique du vivant. Décomposé en une série d’éléments (gènes, cellules, organes, tissus), il est à l’origine d’un immense marché. Les limites de son exploitabilité sont sans cesse repoussées par l’industrie biopharmaceutique et la logique d’innovation qui gouvernent aujourd’hui la recherche biomédicale. C’est donc aux nouvelles formes de mise en valeur du corps humain portées par la bioéconomie que seront consacrées les pages qui suivent. Le titre du livre, Le Corps-marché, ne renvoie pas unique­ ­ment à la marchandisation du corps en pièces détachées. Certes, une grande partie de l’analyse présentée ici porte sur l’usage biotechnologique des éléments corporels en tant que ressource première pour l’industrie biomédicale. Cependant, le corps humain, dans sa vitalité biologique, occupe toutes les positions économiques : monnaie d’échange, matière première, force productive, outil d’expérimentation et objet de consommation. Plus fondamentalement encore, le corps-marché constitue l’infrastructure économique de la société postmortelle, dans laquelle le maintien, le contrôle, l’amélioration et le prolongement de la vitalité corporelle sont devenus les garants du sens donné à l’existence 2. Dans ce contexte, le corps est à la fois un pur objet, une matière malléable, et le support de l’identité subjective. Le corps-marché représente ainsi la phase la plus 1. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, t. 2, op. cit., p. 32. 2. Je me réfère ici à mon livre précédent, La Société postmortelle. La mort, l’individu et le lien social à l’ère des technosciences, Paris, Seuil, 2008.

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achevée du capitalisme où chaque individu est conçu comme un entrepreneur devant investir dans son capital biologique. Parce qu’elle s’enracine dans les soubassements anthropologiques les plus profonds – le désir d’échapper à la maladie, le rêve d’une jeunesse éternelle et la peur de la mort –, la bioéconomie du corps humain est l’expression ultime du capitalisme qui se nourrit des promesses et des espoirs portés par les innovations biomédicales. La perspective adoptée ici n’est pas celle d’une économiste mais bien celle d’une sociologue qui cherche à comprendre les enjeux sociaux, politiques et culturels d’une nouvelle forme de mise en valeur du corps humain. Elle vise à mettre en lumière les ressorts économiques et financiers de la recherche bio­­ médicale, trop souvent laissés dans l’ombre. La forte charge symbolique que mobilise la lutte contre le cancer, le traitement de l’infertilité ou la recherche de traitements contre les maladies dégénératives contribue en effet à rendre invisibles les mécanismes d’appropriation des éléments du corps humain et la privatisation des retombées de la recherche. L’invisibilité sociale des processus économiques sur lesquels s’appuie l’innovation biomédicale relève sans doute un peu aussi d’un aveuglement volontaire. Et c’est bien là toute la force du néolibéralisme propre à la bioéconomie : rendre socialement légitime « l’usage humain des êtres humains 1 ». Conçu comme une vaste introduction aux enjeux de la bioéconomie du corps humain, ce livre s’ouvre sur un tour d’horizon historique qui remonte jusqu’aux origines de la 1. Je me réfère ici au sous-titre du livre de Norbert Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains, trad. fr. Pierre-Yves Mistoulon, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1971. À l’origine, cette expression renvoie à l’usage des potentialités de l’ordinateur dans l’organisation des sociétés.

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monnaie frappée. De nature spéculative, la thèse anthropologique liant le corps féminin à l’invention de la monnaie m’a servi de point de départ pour saisir l’ampleur des mutations à l’œuvre dans la bioéconomie. Elle peut paraître accessoire par rapport aux enjeux que représentent l’informatisation et le déploiement des biotechnologies, mais j’ai néanmoins souhaité situer l’analyse dans cette perspective afin de prendre une certaine distance face aux enjeux contemporains. Les lecteurs francophones découvriront plusieurs néologismes qui se veulent une traduction de concepts élaborés par des anthropologues et des sociologues d’expression anglaise. Car, il faut le souligner, la question de la bioéconomie est au centre de nombreux travaux dans le domaine de l’anthropologie médicale et des science studies à l’échelle internationale, qui ne sont malheureusement pas disponibles en français. La synthèse que je propose ici servira à faire connaître aux lecteurs francophones certains auteurs critiques de la bioéconomie dont les travaux sont, à mes yeux, essentiels. Après une mise en contexte historique et théorique de la bioéconomie, il sera montré comment le corps a été tour à tour objectivé, découpé et refaçonné par les biotechnologies. Ensuite viendra la question de l’économie du don qui camoufle des enjeux d’appropriation et de brevetage des éléments du corps humain. Un chapitre tout entier portera sur la bioéconomie du corps féminin, parce que les ovules et les embryons sont désormais au cœur de l’immense marché globalisé de la procréation assistée et de la recherche sur les cellules souches. Enfin sera analysé l’usage toujours croissant du corps vivant à des fins d’expérimentation. On verra alors comment chaque patient est aujourd’hui mobilisé au service de la recherche. Traçant de manière transversale les contours du corpsmarché, cet ouvrage n’a pas la prétention de présenter un 15

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tableau exhaustif des enjeux relatifs à la bioéconomie. Les questions d’ordre éthique ont volontairement été laissées de côté afin de mettre l’accent sur les mécanismes économiques, politiques et sociologiques qui sous-tendent le corps-marché. Poursuivant une enquête sociologique amorcée dans L’Empire cybernétique et La Société postmortelle 1, ce travail porte sur les transformations politiques, sociales, économiques et technoscientifiques du monde hérité de la Seconde Guerre mondiale. Ma réflexion sur le statut de la subjectivité à l’heure du paradigme informationnel et des réseaux informatiques m’a en effet conduite au corps humain et à sa matérialité biologique. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’effondrement des frontières entre l’humain et la machine a mené à l’industrialisation des processus vitaux. Comme on va le voir, la bioéconomie fusionne en elle tous les paradoxes de la civilisation informationnelle.

1. L’Empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Paris, Seuil, 2004 ; La Société postmortelle, op. cit.

Chapitre 1

Le corps à l’horizon de la bioéconomie

Vitality has been decomposed into a series of distinct and discrete objects than can be rendered visible, isolated, decomposed, stabilized, frozen, banked, stored, commoditized, accumulated, exchanged, and trades across time and space, organs and species, and diverse contexts and enterprises, in the service of bioeconomic objectives. Nikolas Rose 1

Lieu de rencontre du biologique, du symbolique et du politique, le corps est depuis toujours l’enjeu d’une appropriation collective. À la fois source de vie et force de travail, il constitue la matière première de l’histoire. Corps de femmes, corps d’esclaves, corps d’ouvriers ou corps d’enfants, la chair humaine représente à l’échelle anthropologique une véritable monnaie d’échange et la source de toute valeur économique. Partant d’une réflexion socio-anthropologique sur les liens 1. Nikolas Rose, « The Value of Life : Somatic Ethics and the Spirit of Biocapital », Daedalus, vol. 137, n° 1, 2008, p. 46.

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existant entre corps, monnaie et matière, ce chapitre pose l’hypothèse que l’abandon de l’étalon-or et la dématérialisation des échanges monétaires au tournant des années soixante-dix ont coïncidé historiquement avec l’apparition de la bioéconomie, caractérisée par une nouvelle forme d’appropriation technoscientifique du corps humain et de ses produits (gènes, gamètes, cellules, tissus, organes). À la fois matière première, dispositifs techniques et force productive capable de générer une plus-value, les produits du corps humain sont ainsi devenus l’enjeu d’une nouvelle forme d’économie dont on commence à peine à découvrir les contours. Portés par les avancées bio­­ médicales, les nouveaux modes d’appropriation et d’exploitation du corps humain reposent sur l’affirmation d’une culture axée sur le maintien, le prolongement et l’amélioration de « la vie en elle-même » 1. Cette « culture de la vie », pour reprendre l’expression de la sociologue Karin Knorr Cetina, fait de la perfectibilité du corps par le biais des biotechnologies l’ultime horizon du monde contemporain 2. Ainsi, les assises profondes de la bioéconomie sont à chercher du côté de la biopolitique néolibérale caractérisée par un individualisme triomphant et une logique identitaire désormais associée au culte de la « santé parfaite » 3. La mise en place de cette nouvelle économie politique du corps participe de ce que les sociologues Nikolas 1. Cf. notamment Nikolas Rose, The Politics of Life Itself : Biomedicine, Power, and Subjectivity in the Twenty-First Century, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2007. 2. Karin Knorr Cetina, « The Rise of a Culture of Life », EMBO [European Molecular Biology Organization] Reports, n° 6, 2005, p. s76-s80. 3. En France, Lucien Sfez a été l’un des premiers à enquêter sur les conséquences idéologiques des avancées dans le domaine des biotechnologies médicales. Cf. La Santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie, Paris, Seuil, 1995.

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Rose et Adele Clarke nomment la biocitoyenneté, soit une forme de citoyenneté centrée sur une politisation de la santé individuelle et sur l’émergence de revendications identitaires reliées à des questions d’ordre biomédical 1. L’avènement de la biocitoyenneté transparaît dans la multiplication de mouvements sociaux autour d’enjeux tels que l’accès à des traitements expérimentaux, l’utilisation de données génétiques, le don de gamètes, la sélection embryonnaire, le recours aux mères porteuses, l’euthanasie ou encore le droit au suicide assisté. Avant d’aborder directement le sujet de ce chapitre, il convient de souligner que la liste des phénomènes pouvant se rapporter à la biocitoyenneté s’allonge considérablement si l’on ajoute les revendications et les pratiques culturelles relatives à la lutte contre le vieillissement, au modelage des corps et à l’augmentation des performances humaines. Cela dit, pour saisir l’étendue et les soubassements politiques, culturels et symboliques de la bioéconomie, il faut préalablement la replacer dans le mouvement historique de l’économie politique du corps humain. À partir d’une brève synthèse historique remontant aux origines corporelles de l’économie monétaire seront convoquées l’anthropologie, la sociologie, la philosophie et l’épistémologie afin de tracer la ligne d’horizon théorique de la bioéconomie du corps humain. Passant du corps des femmes comme monnaie d’échange au corps de l’esclave et de l’ouvrier, une mise en perspective des fondements socio-anthropologiques de cette nouvelle économie des corps sera proposée, avant qu’en soient décrits, de manière plus directe, les fondements idéologiques 1. Cf. notamment Adele E. Clarke (dir.), Biomedicalization : Technoscience, Health, and Illness in the US, Durham, Duke University Press, 2010.

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et les implications sociologiques. Si un tel panorama permet d’embrasser d’un simple coup d’œil l’étendue du paysage technoscientifique, politique et économique que recouvre la bioéconomie, il n’offre néanmoins qu’une vue partielle et floue des aspects historiques qui le composent. Volontairement élargi, l’angle d’approche adopté ici présente donc une vision générale des pourtours de la bioéconomie que les chapitres suivants auront pour but de préciser. Afin d’obtenir une vue d’ensemble des processus à l’œuvre, il convient, en premier lieu, de prendre une certaine distance historique. D’où le choix d’un recul lointain jusqu’aux sources anthropologiques de l’économie monétaire. Corps, monnaie et modernité Lorsqu’il affirme dans Les Structures élémentaires de la parenté qu’« il en est donc des femmes comme de la monnaie d’échange dont elles portent souvent le nom », Claude LéviStrauss rappelle le lien symbolique existant entre les règles de l’exogamie et la mise à disposition du corps des femmes dans l’économie des sociétés dites primitives 1. Avant lui, Marcel Mauss avait insisté sur l’origine symbolique de la monnaie, sur son caractère magique, dont la source remonte aux talismans primitifs 2. Incarnant avant tout un rapport social, la monnaie garde néanmoins la trace de la matérialité corporelle d’où elle puise sa valeur. Ainsi, l’écriture monétaire arithmétique qui s’institua avec l’apparition de la monnaie frappée en Ionie et 1. Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1967, p. 549. 2. Marcel Mauss, « Les origines de la notion de monnaie », in Œuvres, t. 2, Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris, Minuit, 1969, p. 106-112.

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en Lycie vers 620 avant notre ère pourrait bien être le chaînon manquant permettant de saisir le lien symbolique entre le corps et la monnaie 1. Dans son ouvrage Les Trois Écritures. Langue, nombre, code, la philologue et spécialiste de l’Antiquité Clarisse Herrenschmidt offre une démonstration éloquente du lien primordial reliant la naissance de la monnaie frappée au culte d’Artémis, destiné à protéger les femmes en couches, à prévenir les épidémies et les maladies. Décelant dans sa relecture de L’Enquête d’Hérodote une allusion implicite aux rituels sacrificiels pratiqués par les femmes à l’Artémision d’Éphèse, Clarisse Herrenschmidt soutient que « l’une des causes de l’invention de la monnaie frappée, la première, serait de nature rituelle et sacrificielle, signifiant le rachat d’une femme par la dîme ou l’apaisement de la déesse au regard d’une épidémie, de toute façon un substitut de sacrifice 2 ». En parfaite concordance avec les découvertes archéologiques effectuées à cet endroit, cette hypothèse permet de saisir le passage historique d’offrandes féminines (vêtements, bijoux) à une forme de dîme matérialisée par des globules d’électrum qu’on retrouve à l’origine de la monnaie frappée. Sans réfuter la thèse de la création de la monnaie frappée par l’État lydien, cette relecture d’Hérodote permet d’établir un rapport symbolique fort entre corps et économie monétaire par-delà la représentation explicite d’images corporelles qu’on retrouve très fréquemment, depuis l’Antiquité, sur les pièces de monnaie. 1. Je me réfère ici à la thèse défendue par Clarisse Herrenschmidt, Les Trois Écritures. Langue, nombre, code, Paris, Gallimard, 2007. 2. Ibid., p. 256. Cf. aussi Clarisse Herrenschmidt, « De la monnaie frappée et du mythe d’Artémis », Techniques et culture, n° 43-44, 2004 ; disponible sur TC.revues.org.

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Aussi ténu qu’il puisse paraître au sein de l’économie monétaire moderne, le fil symbolique reliant le corps et la monnaie conservait, à travers la matérialité de l’étalon-or, l’empreinte de la corporalité sacrificielle. À tout le moins, on peut y voir le maintien d’une lointaine filiation symbolique du métal précieux avec ses origines sacrées, avec son pouvoir de rachat des corps. Sans s’engager plus loin sur le terrain de l’interprétation historique, s’avère néanmoins plausible l’hypothèse selon laquelle l’abandon définitif de l’étalon-or par les États-Unis, en 1971, a irrévocablement effacé la trace matérielle du lien symbolique entre corps et monnaie. Sous l’impulsion du paradigme informationnel et de l’informatisation des marchés financiers, le processus de dématérialisation des échanges monétaires s’est accéléré au tournant des années soixante-dix au point d’engendrer un nouveau rapport à la matière et à la corporalité 1. Indissociable des transformations paradigmatiques liées au déploiement, dans l’ensemble des champs sociaux, de la théorie de l’information et du modèle cybernétique, ce nouveau rapport au corps se caractérise notamment par une fragmentation de l’unité corporelle en parties pouvant être isolées et échangées (organes, tissus, cellules, gènes) 2. S’il est possible de remonter à la science médicale du xixe siècle pour retracer les origines de cette parcellisation du corps, le processus de désymbolisation et 1. Amorcé avec l’apparition du papier-monnaie, le processus de dématérialisation de la monnaie s’est accentué dès le début de la Première Guerre mondiale avec l’abandon momentané par les pays en guerre de la convertibilité des billets en or. Pour une perspective historique sur cette question, cf. Laurence Raineau, L’Utopie de la monnaie immatérielle, Paris, PUF, 2004. 2. Sur le contexte historique et les enjeux épistémologiques du paradigme cybernétique, cf. Céline Lafontaine, L’Empire cybernétique, op. cit.

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de dématérialisation du rapport au corps prend toutefois une tournure inédite avec la bioéconomie. Ainsi, la rupture opérée entre monnaie et matérialité a favorisé l’apparition d’une nouvelle forme d’économie des corps en faisant des processus biologiques, de « la vie en elle-même », une monnaie sur le marché de la bioéconomie. Telle est du moins l’une des thèses avancées dans ce livre. Si elle peut sembler abstraite, la question de la dématérialisation de la monnaie recoupe directement celle du lien social, comme l’explique la sociologue Laurence Raineau : « Il est vrai qu’à travers la monnaie, c’est l’homme en tant qu’être social qui est en jeu. Et lorsque la monnaie n’est plus matérielle, lorsque plus rien ne passe de main en main, le face-à-face de la relation n’a plus de raison d’être, ne vient plus rien symboliser. Or ce face-à-face, c’est justement celui des hommes “en chair et en os”, en tant qu’unité 1. » Sur un plan anthropologique plus général, le lien entre la monnaie et la matérialité relève, comme l’explique Laurence Raineau, du rapport entre nature et société. Car, si la monnaie incarne un rapport social, elle suppose aussi « une représentation de la nature et un rapport entre société et nature qui s’expriment à travers la matérialité particulière d’une monnaie 2 ». Ainsi, tant que la monnaie gardait, avec l’étalon-or, la trace symbolique de sa matérialité première, une certaine limite matérielle subsistait et rendait impossible le déploiement d’une logique économique et financière détachée de toute référence à la nature. Caractérisé par une perte de référence au monde naturel et une désymbolisation du corps, le régime de la monnaie 1. Laurence Raineau, L’Utopie de la monnaie immatérielle, op. cit., p. 159. 2. Ibid., p. 23.

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immatérielle est donc autoréférentiel et potentiellement illimité. Le lien historique entre corps et monnaie ne doit toutefois pas masquer le fait fondamental que l’invention de la monnaie frappée correspond à une logique d’abstraction quantitative favorisant la mesure et la mise en rapport des choses entre elles, indépendamment de leur nature 1. La force d’abstraction de la monnaie, sa puissance de calcul, le mouvement de sa circulation et sa transformation, selon l’expression de Karl Marx, en marchandise constituent bien évidemment un fait central de l’histoire économique. Il n’empêche que le lien, trop souvent négligé, entre monnaie, corps et matérialité s’avère essentiel pour comprendre les enjeux actuels de la bioéconomie. Fruit d’un long processus, la dématérialisation de la monnaie correspond historiquement à un nouveau rapport à la nature marqué par le développement des biotechnologies et des technologies de l’information. Comme on va le voir, la bioéconomie représente la dernière étape de ce processus. Mais, tout d’abord, rappelons que la compréhension du phénomène monétaire en termes de rapports sociaux est un lieu commun de l’architecture des sciences sociales dont l’édifice comprend des œuvres monumentales, notamment celles de Karl Marx, de Georg Simmel et de Marcel Mauss. Sans avoir pour prétention d’apporter une pierre nouvelle à cet édifice, ni même d’en connaître toutes les facettes, le lien établi ici entre corps et monnaie vise plus simplement à saisir la particularité de la bioéconomie quant au rapport au corps que cette dernière tend à instituer.

1. Clarisse Herrenschmidt, Les Trois Écritures, op. cit., p. 288.

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L’esclave, figure économique de la vie nue Nul besoin de s’aventurer plus loin dans la quête des origines corporelles de l’économie monétaire sinon pour rappeler le rôle fondamental de l’esclavage depuis l’Antiquité dans l’accumulation des richesses. Réduits à leur force vitale, les esclaves, tout comme les bêtes, ont été l’enjeu d’une exploitation économique qui a perduré, sous diverses formes, pendant des millénaires. Qu’il soit question de l’Égypte pharaonique, de la démocratie grecque ou de la Chine impériale, l’esclavage a été un pilier économique de la plupart des grandes civilisations antiques. Donnant parfois lieu à une véritable « chasse à l’homme », l’esclavagisme trouva, dans la philosophie grecque, sa justification politique et économique 1. L’esclave grec, ramené à sa simple corporalité biologique, c’est-à-dire à son animalité, se rapproche du statut d’un animal domestique, du fait, comme le rappelle Hannah Arendt dans son ouvrage Condition de l’homme moderne, qu’il est entièrement soumis par son travail à la nécessité vitale, au maintien de la vie matérielle 2. La justification grecque de l’état de servitude reposait sur une distinction sémantique et conceptuelle entre zoe, la vie en tant que force naturelle commune à toutes les espèces, et bios, la vie subjective proprement humaine 3. Dépourvu de toute reconnaissance symbolique, l’esclave est donc celui qui se confond avec la pure matérialité de son corps organique. Réduit à la simple vitalité de son organisme, l’esclave moderne 1. Cf. Grégoire Chamayou, Les Chasses à l’homme, Paris, La Fabrique, 2010, notamment les deux premiers chapitres. 2. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. fr. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Agora », 1983, p. 129. 3. Ibid., p. 143.

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sera ainsi la première machine de production du capitalisme marchand. Comme on le sait, l’état d’exception que représente l’esclavage, c’est-à-dire la réduction d’êtres humains au statut d’objet, a eu un impact déterminant dans l’organisation économique des sociétés modernes en favorisant le développement des empires coloniaux. Tant par son ampleur internationale que par son importance dans l’instauration des puissances coloniales d’Europe et d’Amérique, la traite négrière mise en place à partir du xvie siècle est demeurée, jusqu’à son abolition au xixe, au centre de l’économie mondialisée. Premier modèle de la globalisation économique, le commerce triangulaire reste l’un des exemples les plus probants de la commercialisation du corps humain, de sa réduction à sa valeur économique 1. Officiellement aboli en 1865 par l’adoption du treizième amendement de la Constitution américaine, l’esclavage moderne est une illustration des plus horribles du racisme politique. Sans entrer dans les funestes détails du commerce d’esclaves, soulignons toutefois le rôle crucial qu’a joué la science moderne dans la légitimation politique de l’asservissement des Noirs africains. S’appuyant sur les données de l’anthropométrie (taille, morphologie, circonférence crânienne), les défenseurs de l’esclavagisme justifiaient le traitement inhumain infligé aux Africains par leur infériorité biologique sur l’échelle de l’évolution 2. Se 1. Au sujet de la traite négrière et du commerce triangulaire, je me réfère à une conférence de l’historien Aka Kouamé à l’Institut d’études avancées de Nantes au printemps 2010, intitulée « Le commerce triangulaire. Négociants et armateurs nantais et maisons commissionnaires coloniales au xviiie  siècle ». 2. Grégoire Chamayou, Les Corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux xviiie et xixe siècles, Paris, La Découverte, 2008, p. 354-355.

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rapprochant davantage de l’animal que de l’être humain, l’esclave noir est alors réduit à sa pure vitalité, à sa pure corporalité. Il se définit, selon l’expression de Grégoire Chamayou, « comme un être biologiquement vivant mais socialement mort 1 ». Reprenant la distinction antique entre zoe et bios, le philosophe Giorgio Agamben a montré, à travers la figure juridique de l’homo sacer, que la vie nue, soit la vie purement biologique, est au cœur de la biopolitique occidentale 2. L’état d’exception, c’est-à-dire la mise à l’écart symbolique et juridique de catégories d’êtres humains, constitue selon lui le paradigme du biopouvoir moderne dont l’incarnation la plus radicale est celle des camps de travail et d’extermination. Si, comme on tentera de le démontrer, la vie nue est effectivement au centre de la biopolitique contemporaine dans laquelle s’inscrit la bioéconomie, on assiste toutefois à un redéploiement du rapport entre zoe et bios. La mise en valeur des processus biologiques en tant que tels (moléculaires, cellulaires, organiques) participe en fait d’une nouvelle logique économique où la vie en elle-même, à travers les produits du corps humain, devient une pure marchandise, sans nécessairement placer en état d’exception les sujets impliqués. Autrement dit, on assiste avec la bioéconomie à la mise en place d’un modèle économique au sein duquel l’exposition biomédicale de la vie nue des citoyens tend à devenir un enjeu de la reconnaissance politique. Ainsi, le maintien, le prolongement et l’amélioration de « la vie en elle-même » deviennent en quelque sorte 1. Ibid., p. 344. 2. La figure de l’homo sacer désigne dans le droit romain une personne que l’on peut tuer sans commettre d’homicide, mais qu’il est par ailleurs défendu d’offrir en sacrifice. Cf. Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.

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la mesure du bios, de la vie subjective socialement qualifiée 1. Cette reconfiguration du rapport entre zoe et bios dans la bioéconomie repose sur de nouvelles formes d’appropriation et de marchandisation du corps humain. Du corps productif de l’ouvrier au corps ressource de la bioéconomie Véritable machine à broyer les corps, le capitalisme industriel a institué à partir de la fin du xviiie siècle un nouveau rapport entre économie et corporalité. Du corps-machine de l’ouvrier au corps de la masse prolétarienne, l’industrialisation a donné naissance à une économie du corps productif rendue possible par l’instauration de ce que Michel Foucault a nommé le biopouvoir : « Ce bio-pouvoir a été, à n’en pas douter, un élément indispensable au développement du capitalisme ; celui-ci n’a pu être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques 2. » L’importance que Foucault accorde à la médecine dans le déploiement du biopouvoir est, faut-il le souligner, indissociable de sa dimension économique, c’està-dire du lien étroit existant entre le développement de la science 1. Même s’il critique la thèse d’Agamben, Nikolas Rose affirme toutefois : « The question of the good life – bios – has become intrinsically a matter of the vital processes of our animal life – zoë. Since the form of bios is constitutively subject to contestation, life itself – not merely the health that made a good life possible, or the sickness whose experience might ennoble or instruct us in the ethics of living – is now at stake in our politics » (The Politics of Life Itself, op. cit., p. 83). 2. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976, p. 185.

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médicale et le capitalisme. Dans son texte « La naissance de la médecine sociale », il exprime clairement le lien qu’il établit entre corps, économie et médecine : « Le capitalisme, qui se développe à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle, a d’abord socialisé un premier objet, le corps, en fonction de la force productive, de la force de travail. Le contrôle de la société sur les individus ne s’effectue pas seulement par la conscience ou par l’idéologie, mais aussi dans le corps et avec le corps. Pour la société capitaliste, c’est le bio-politique qui importait avant tout, le biologique, le somatique, le corporel. Le corps est une réalité bio-politique ; la médecine est une stratégie bio-politique 1. » Si la notion de biopolitique s’avère incontournable pour saisir les nouvelles modalités du rapport au corps institué par le capitalisme, ses paramètres scientifiques et financiers se sont néanmoins profondément modifiés dans les trente dernières années sous l’impulsion des politiques néolibérales et de l’émergence d’une politique de « la vie en elle-même » 2. Complètement objectivé, morcelé et molécularisé, le corps de la bioéconomie incarne de manière radicale cette nouvelle forme de biopolitique caractérisée par une fusion entre la médecine, devenue biomédecine, et le capitalisme. On s’éloigne toutefois de la conception du corps productif telle que Marx l’a élaborée. L’être humain apparaît chez Marx d’abord et avant tout comme un être corporel défini par sa force vitale. Dès les Manuscrits de 1844, sa critique de l’idéalisme hégélien l’amène à faire du corps sensible l’essence même de l’existence 1. Michel Foucault, « La naissance de la médecine sociale », in Dits et écrits, t. 2, 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 209210. 2. Nikolas Rose, The Politics of Life Itself, op. cit.

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humaine 1. Le rapport primordial de l’homme à la nature, la capacité du premier de transformer la seconde par la force de son travail, trouve sa source dans sa corporalité. En faisant de la productivité l’essence même de la nature humaine, Marx voit dans la logique d’exploitation du capitalisme une double aliénation de l’homme : « L’ouvrier, le producteur, s’aliène par son activité sa nature d’homme qui lui devient étrangère. Le non-ouvrier par contre, le capitaliste, qui ne travaille, ne produit pas, est de ce fait même étranger à la nature de l’homme qui est précisément de produire 2. » La place centrale qu’occupe le travail dans la théorie marxiste participe du mouvement moderne d’inversion des catégories antiques (travail, œuvre, action) dans la mesure où le processus de production jadis réservé à l’esclave devient l’essence même de l’individualité moderne. Hannah Arendt voyait dans cette survalorisation moderne du travail un rabattement de la culture humaine vers un productivisme vide de sens : « le danger est qu’une telle société, éblouie par l’abondance de sa fécondité, prise dans le fonctionnement béat d’un processus sans fin, ne soit plus capable de reconnaître sa futilité […] 3 ». Associé à la zoe, c’est-à-dire à la vie dans sa dimension purement biologique, le travail a pour unique fonction, selon Arendt, de perpétuer et de multiplier le processus de production et de reproduction au détriment de l’œuvre et de l’action permettant de fixer l’existence individuelle dans un monde stable, où la vie proprement humaine, le bios, peut se déployer à travers le monde commun 1. Cf. à ce sujet Stéphane Haber, Emmanuel Renault, « Une analyse marxiste des corps ? », Actuel Marx, vol. 41, n° 1, 2000 ; disponible sur Cairn.info. 2. Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. fr. Émile Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1962, p. 70 (note de bas de page). 3. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 186.

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de l’action politique. Ainsi, l’utopie marxiste d’une société de travailleurs délivrée, par la puissance de la technique, du dur labeur corporel, conduit à l’établissement d’un monde pris dans un processus de production illimitée qui prive les individus de la source même de leur valorisation politique 1. Par la mise en valeur des produits du corps humain et des processus biologiques en tant que tels, la bioéconomie marque une nouvelle étape du renversement opéré par la glorification moderne de la force productive. La valorisation du corps dans la bioéconomie s’écarte cependant considérablement de celle attribuée par Marx au corps ouvrier dans la mesure où le corps productif, tel qu’il le concevait, s’efface au profit d’un corps conçu comme une ressource, comme une matière première essentielle à la régénération de l’économie mondiale. Ni celui d’un esclave, ni celui d’un ouvrier, le corps de la bioéconomie oscille entre zoe et bios. À la fois matière première et objet de dévotion, il constitue le pilier central d’une nouvelle économie politique du vivant dont les ressorts idéologiques, épistémologiques et technoscientifiques s’enchevêtrent au point parfois de se confondre. Laissant de côté la réflexion philosophique, il faut maintenant se focaliser sur la définition de la bioéconomie en tant que telle afin d’en apercevoir l’ampleur et les multiples implications. Le grand détournement : aux origines de la bioéconomie Dans un important rapport intitulé La Bioéconomie à l’horizon 2030. Quel programme d’action ?, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) 1. Ibid., p. 38.

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a officiellement inauguré en 2009 un plan d’action visant à favoriser la mise en place d’un modèle de développement au sein duquel l’exploitation et la manipulation technoscientifiques du vivant constituent la source de la productivité économique 1. Définie comme « l’application des biotechnologies à la production primaire, à la santé et à l’industrie », la bioéconomie repose principalement sur trois piliers : « une connaissance approfondie des gènes et des processus cellulaires complexes, la biomasse renouvelable et l’intégration sectorielle des biotechnologies 2 ». Loin d’être restée lettre morte, cette mise en valeur des processus biologiques est en voie de devenir le nouveau paradigme de l’économie globalisée. À ce titre, le gouvernement américain a présenté en avril 2012 le « National Bioeconomy Blueprint 3 », tandis que la Commission européenne annonçait en février 2012 un plan stratégique pour une « bioéconomie durable en Europe 4 ». Malgré son apparente nouveauté, le terme de bioéconomie possède déjà une riche histoire dont le parcours révèle des enjeux épistémologiques et idéologiques majeurs quant à la façon de concevoir économiquement le vivant. Il s’agit en fait d’un modèle de développement général qui repose sur le principe simple voulant que les organismes vivants représentent une source d’énergie renouvelable dont on peut économiquement tirer profit. Qu’il soit question d’agriculture, de production industrielle, de ressources énergétiques ou de soins de santé, l’ensemble des domaines d’activité se trouve inclus dans ce modèle. Les implications épistémologiques, 1. OCDE, La Bioéconomie à l’horizon 2030, op. cit. 2. Ibid., p. 23. 3. WhiteHouse.gov, avril 2012. 4. « Commission Adopts a Strategy for a Sustainable Bioeconomy in Europe », EC.Europa.eu, février 2012.

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éthiques, politiques et économiques relatives à ce nouveau modèle d’exploitation du vivant dépassent donc largement la question du corps humain. Pour saisir la profondeur des enjeux sociétaux que recouvre cette nouvelle économie du vivant, les racines du concept de bioéconomie doivent être examinées. Car le statut de ressource première octroyé au corps humain et à ses produits repose, pour une large part, sur les conceptions du vivant portées par la bioéconomie. Loin de promouvoir à son origine le développement techno­ scientifique et l’exploitation économique du vivant comme principale source d’énergie renouvelable, le concept de bio­­­­ économie forgé par l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen visait plutôt à renverser les bases du capitalisme industriel, ouvrant ainsi la voie aux théories de la décroissance. La question se pose alors de savoir comment un modèle économique issu de la critique hétérodoxe a pu se métamorphoser au point de devenir le nouveau paradigme de l’économie globalisée. Discerner les grandes lignes du raisonnement initial sur lequel s’appuie le nouveau modèle de la bioéconomie promulgué par l’OCDE s’avère donc essentiel pour prendre toute la mesure du détournement conceptuel opéré. Figure emblématique de la théorie de la décroissance, l’économiste hétérodoxe Nicholas Georgescu-Roegen a été le premier à utiliser, au tournant des années soixante-dix, l’expression « bioéconomie », dans la foulée du mouvement écologiste né de la prise de conscience de l’épuisement des énergies fossiles et des conséquences de leur utilisation à grande échelle. Si le terme n’apparaît sous sa plume qu’en 1975 1, le cadre théorique 1. Pour une généalogie du concept de bioéconomie dans l’œuvre de Georgescu-Roegen, cf. la présentation rédigée par Jacques Grine­­vald et Ivo Rens, in Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance. Entropie,

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de la bioéconomie était déjà bien en place dans son ouvrage The Entropy Law and The Economic Process, paru en 1971 1. Plaçant l’entropie au cœur de la pensée économique, Georgescu-Roegen entend faire ressortir la contradiction fondamentale existant entre l’irréversibilité des principes physiques de la thermodynamique et le modèle de développement illimité du capitalisme industriel. Alors que l’économie orthodoxe demeure, selon lui, tributaire du temps réversible et circulaire de la mécanique classique, la bioéconomie vise à enraciner les processus économiques dans l’environnement matériel et physique en tenant compte des limites imposées par la seconde loi de la thermodynamique, c’est-à-dire l’entropie 2. La thermodynamique repose sur un principe premier stipulant que la quantité d’énergie demeure constante dans un système fermé, tandis que la loi d’entropie, formulée pour la première fois par le physicien Sadi Carnot en 1824, postule le caractère irréversible de la perte de chaleur produite par l’énergie. Indissociable de la machine à vapeur, soit de la transformation de l’énergie en chaleur motrice, le concept d’entropie est en quelque sorte l’horizon métaphysique de la civilisation thermo-industrielle 3. En voulant prendre en compte les limites physiques et matérielles du mode de développement propre au capitalisme industriel, la bioéconomie de écologie, économie, Paris, Sang de la Terre, 1995 ; disponible sur Classiques.uqac.ca. 1. Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1971. 2. Sylvia Ferrari, « Fondements et enjeux bioéconomiques de la durabilité : un éclairage à partir des travaux de Nicholas Georgescu-Roegen », Oeconomia.net, 15 décembre 2011. 3. Alain Gras, Le Choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Paris, Fayard, 2007.

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Georgescu-Roegen avait donc pour objectif de faire entrer l’économie dans le temps irréversible de la thermodynamique et évolutif de la biologie darwinienne. Cette double intégration a conduit Georgescu-Roegen à élaborer un modèle économique qui se rapproche des processus naturels, qui tient compte des limites propres au monde vivant et qui rejette dans ses fondements mêmes l’industrialisme productiviste. D’une logique de décroissance prônée par le père de la bioéconomie, on passe avec le programme de l’OCDE à un modèle de développement durable qui conçoit le vivant comme une nouvelle source de productivité. Dans son rapport La Bioéconomie à l’horizon 2030, l’organisation associe d’ailleurs très explicitement les innovations biotechnologiques au développement durable 1. En plus d’être « plus vertes », les biotechnologies offrent, selon ce rapport, « des solutions techniques qui permettent de résoudre nombre de problèmes de santé et de ressources auxquels le monde est confronté » 2. Perçus comme une ressource renouvelable et non polluante, les organismes vivants incarnent l’espoir d’échapper à l’entropie et de poursuivre une croissance économique illimitée. Cette nouvelle valeur attribuée au vivant est étroitement liée à l’influence qu’ont exercée simultanément les théories issues de la seconde cybernétique et la doctrine néolibérale depuis la fin des années soixante-dix. Il est en effet possible, comme on va le voir, de tracer un lien entre les théories néolibérales et les investissements massifs de fonds publics et privés dans le domaine des biotechnologies 3. 1. « La bioéconomie et le développement durable », encadré 1.2, in OCDE, La Bioéconomie à l’horizon 2030, op. cit., p. 27. 2. Ibid., p. 23. 3. Melinda Cooper, Life as Surplus : Biotechnology and Capitalism in the Neoliberal Era, Seattle, University of Washington Press, 2008.

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L’entropie, le vivant et le développement durable Surmonter les limites écologiques de l’industrialisme tout en poursuivant un modèle de développement infini, tel est donc le ressort idéologique sur lequel repose la bioéconomie. Loin de l’amalgame simpliste, l’analyse développée par la sociologue Melinda Cooper dans son ouvrage Life as Surplus : Biotechnology and Capitalism in the Neoliberal Era apporte un éclairage théorique des assises épistémologiques et idéo­­ logiques du détournement conceptuel opéré entre la bioéconomie de Nicholas Georgescu-Roegen et celle mise en avant par l’OCDE. Ainsi, lorsqu’elle affirme que « le néolibéralisme et l’industrie biotechnologique partagent l’ambition commune de surmonter les limites écologiques et économiques de la croissance associée à la fin de la production industrielle à travers une réinvention spéculative de l’avenir 1 », Melinda Cooper résume parfaitement les fondements de la bioéconomie contemporaine. Son analyse rend bien compte de la conjoncture historique ayant favorisé la mise en valeur spéculative de « la vie en elle-même ». Suite à l’abandon, le 15 août 1971, de la convertibilité du dollar américain en or et au choc pétrolier de 1973 provoqué par la résignation du système monétaire hérité des accords de Bretton Woods en 1944, l’économie mondiale est entrée dans l’ère de la spéculation monétaire et du régime de la dette illimitée 2. 1. « Neoliberalism and the biotech industry share a common ambition to overcome the ecological and economic limits to growth associated with the end of industrial production, through a speculative reinvention of the future » (ibid., p. 11 ; traduction libre). 2. Je reprends ici les grandes lignes de l’analyse développée par Melinda Cooper, Life as Surplus, op. cit.

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C’est à la même époque exactement que s’affirment le mouvement écologiste et la prise de conscience des limites d’un mode de développement fondé sur l’exploitation pétrolière. En 1972, la publication d’un rapport commandé par le Club de Rome sous le titre Limits to Growth a eu une influence considérable dans le virage « biotech » de l’économie américaine 1. Lançant un signal d’alarme sur les conséquences environnementales de la production industrielle à grande échelle et sur la diminution progressive des réserves de pétrole de la planète, ce rapport plaide en faveur d’une remise en question d’un modèle de croissance économique illimité. Parallèlement au développement de la bioéconomie par Georgescu-Roegen, les conclusions de ce rapport ont, au-delà des controverses, nourri l’intérêt des autorités américaines pour les promesses portées par les avancées dans le domaine de la biologie moléculaire et du génie génétique, alors perçues comme une alternative possible à la menace environnementale et à la décroissance. On touche là au fondement épistémologique du détournement des principes de la bioéconomie dans sa version première. Un bref détour par la cybernétique sera ici essentiel pour en saisir toute la portée. Dans son célèbre ouvrage Cybernétique et société, Norbert Wiener a parfaitement illustré la place centrale qu’occupait la notion d’entropie dans le nouveau paradigme scientifique qui s’est développé au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Résumant à elle seule la conception cybernétique du monde, l’affirmation selon laquelle « le monde tout entier obéit à la seconde loi de la thermodynamique : l’ordre y diminue, le 1. Donella H. Meadows, Jorgen Randers, Dennis L. Meadows, Limits to Growth : The 30-Year Update, White River Junction, Chelsea Green Publishing, 2004.

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désordre augmente 1 » témoigne de l’importance primordiale désormais accordée à l’entropie. S’appuyant sur les travaux des physiciens Ludwig Boltzmann et Willard Gibbs, Norbert Wiener élabore un modèle purement probabiliste de l’entropie où l’information constitue le principe d’ordre fondamental permettant de lutter, du moins momentanément, contre le désordre. Indissociable de la théorie de l’information formulée au même moment par l’ingénieur Claude Shannon, la cybernétique a ainsi élevé le concept d’information au rang de valeur absolue dans la mesure où il est considéré comme le principe d’ordre essentiel à la survie et au maintien de tout système, qu’il soit physique, vivant ou artificiel. À l’origine du projet de créer une « machine intelligente », la volonté de combattre l’entropie par le biais d’un contrôle informationnel est, comme on le sait, au cœur de ce que l’on a nommé « la société de l’information » 2. Suivant cette perspective, il est possible de comprendre l’informatisation croissante des sociétés occidentales amorcée à la fin des années soixante-dix comme une réponse technoscientifique aux limites de l’industrialisme et à la crise environnementale appréhendée 3. Il suffit de rappeler, en ce sens, qu’en plus de permettre le contrôle et la gestion des données environnementales l’ordinateur et les technologies de l’information sont généralement perçus comme plus écologiques et moins polluants ; même si, ainsi que l’a souligné à juste titre le philosophe Jacques Grinevald, « la technologie de l’âge de l’ordinateur est une technologie industrielle, 1. Norbert Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 4. 2. Je reprends ici une partie de l’analyse que j’ai développée dans L’Empire cybernétique, op. cit. 3. Des liens historiques étroits existent entre la naissance de la cybernétique et le développement de l’écologie après la Seconde Guerre mondiale (cf. ibid., p. 75-77).

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non pas post- mais hyper-industrielle 1 ». Si le développement accéléré de la micro-informatique et des nouvelles technologies de l’information depuis quarante ans peut être compris sous l’angle de la valeur néguentropique accordée au traitement de l’information, ce n’est toutefois qu’avec l’importation du modèle cybernétique dans le domaine de la biologie moléculaire que les dimensions économiques et environnementales de la lutte contre l’entropie apparaissent le plus clairement. Transposé au cœur du modèle théorique de la biologie moléculaire et du génie génétique, le concept cybernétique d’information a orienté toute la recherche dans le domaine des sciences du vivant depuis plus de cinquante ans, par le biais entre autres d’une sacralisation du gène, conçu comme support informationnel 2. Considéré comme l’un des fondateurs de la biologie moléculaire, le physicien et prix Nobel Erwin Schrödinger est celui qui a amorcé, dans son ouvrage What is Life publié en 1944 3, ce recentrement des sciences de la vie autour du paradigme informationnel et du concept d’entropie. Replaçant l’étude des lois de la transmission de l’hérédité dans le cadre de la thermodynamique, Schrödinger s’intéressait non pas à la question de l’origine du vivant, mais plutôt à sa capacité à résister, pour un certain temps, à la mort, c’est-à-dire à échapper à l’entropie. Avant même la découverte de la structure en double hélice de l’ADN par James Watson 1. Jacques Grinevald, « Progrès et entropie, cinquante ans après », in Dominique Bourg, Jean-Michel Besnier (dir.), Peut-on encore croire au progrès ?, Paris, PUF, coll. « La politique éclatée », 2000, p. 206. 2. Dorothy Nelkin, « God Talk : Confusion between Science and Religion. Posthumous Essay », Science, Technology & Human Values, vol. 29, n° 2, printemps 2004, p. 139-152. 3. Cambridge, Cambridge University Press, 1944.

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et Francis Crick en 1953, Schrödinger a donc focalisé l’étude du vivant au niveau physico-chimique, c’est-à-dire en dehors de la question de la vie en elle-même, d’où d’ailleurs l’assimilation de la mort à l’entropie 1. Sans l’importation des concepts cybernétiques en biologie par Watson et Crick, à travers notamment l’introduction des notions de code et d’information génétique, la conception de la vie comme principe néguentropique n’aurait sans doute pas eu le même retentissement technoscientifique 2. La sociologue Melinda Cooper démontre très justement que la vision néguentropique de la vie constitue le point d’ancrage épistémologique de la bioéconomie 3. Son analyse permet d’établir des liens paradigmatiques entre la valorisation du vivant comme puissance créatrice, portée par certaines mouvances écologistes, et la théorie biologique de l’autoorganisation, dont s’est largement inspiré l’économiste néolibéral Friedrich Hayek 4. En transposant le modèle biologique 1. Je reprends ici les grandes lignes du chapitre « De l’entropie au suicide cellulaire. La déconstruction biomédicale de la mort », in Céline Lafontaine, La Société postmortelle, op. cit. 2. Pour une analyse historique du lien entre la cybernétique et la biologie moléculaire, cf. Evelyne Fox Keller, Rôle des métaphores dans le progrès de la biologie, trad. fr. Gilles Charpy et Marc Saint-Upéry, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 1999 ; et Lily Kay, Who Wrote the Book of Life ? A History of Genetic Code, Stanford, Stanford University Press, 2000. 3. Melinda Cooper, Life as Surplus, op. cit. 4. En guise d’exemple, Melinda Cooper interroge la conception du vivant portée par le célèbre ouvrage La Nouvelle Alliance publié en 1978 par le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine et la philosophe Isabelle Stengers : « Même dans le travail de Prigogine et Stengers, la nouvelle économie politique de la nature résonne étonnamment de la même manière que la nouvelle économie politique néolibérale. Et bien que leur critique des théories des limites de la croissance soit logiquement implacable, elle

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de l’auto-organisation à l’économie, ce dernier a notamment forgé le concept d’« ordres sociaux spontanés » qui conjugue libéralisme et évolutionnisme dans une visée d’adaptation des politiques économiques en fonction des logiques complexes du marché 1. Il est vrai que le caractère néguentropique attribué à « la vie en elle-même » a pris un sens nouveau avec la seconde cybernétique, soit avec les théories de l’auto-organisation apparues au tournant des années soixante 2. Formalisé par le biologiste Henri Atlan, le principe d’organisation par le bruit stipule qu’en tant que systèmes auto-organisateurs les systèmes vivants se transforment et s’adaptent en fonction du « bruit », c’est-à-dire en intégrant le désordre produit par l’environnement extérieur 3. En regard de la première cybernétique, ce principe inaugure un véritable bouleversement théorique en ce qu’il attribue une valeur néguentropique au désordre informationnel, conçu comme la source même de l’évolution des systèmes vivants. D’après la définition qu’en donne le philosophe Jean-Pierre Dupuy, « la capacité offre peu d’alternatives politiques concrètes autres que l’assurance que la vie elle-même […] finira par surmonter toutes les limites à la croissance » (Life as Surplus, op. cit., p. 42 ; traduction libre). 1. Friedrich Hayek, Droits, législation et liberté, t. 1, Règles et ordre, trad. fr. Raoul Audouin, Paris, PUF, 1980. Pour une analyse approfondie de l’influence de la théorie de l’information et de la cybernétique dans le développement du néolibéralisme, cf. Philip Mirowski, Machine Dreams : Economics Becomes a Cyborg Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 2. Pour une analyse plus détaillée des postulats de la seconde cybernétique, cf. Céline Lafontaine, L’Empire cybernétique, op. cit. 3. C’est en fait au physicien Heinz von Foerster que l’on doit les prémices théoriques des principes d’organisation par le bruit, mais c’est toutefois le biologiste Henri Atlan qui a formulé de manière systématique le modèle de l’auto-organisation. Cf. notamment Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée, Paris, Seuil, coll. « Points Sciences », 1979.

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d’auto-organisation des êtres vivants résulte de leur capacité à faire face à des agressions aléatoires, par désorganisation suivie de réorganisation à un niveau complexe plus élevé 1 ». Cette capacité à intégrer le « désordre » en se complexifiant procure théoriquement aux organismes vivants une valeur néguentropique quasi illimitée. C’est précisément ce principe d’auto-organisation et de complexification qu’on retrouve au fondement du nouveau modèle de la bioéconomie promulgué par l’OCDE. C’est donc en tant que matière première renouvelable, capable de se reproduire et de s’adapter, que les êtres vivants sont devenus la source d’une nouvelle forme de productivité économique. De manière plus spécifique, ce sont les processus biologiques qui deviennent l’enjeu de la bioéconomie puisque ce n’est qu’à partir d’une décomposition, d’une manipulation et d’une transformation technoscientifique que ces organismes acquièrent une plus-value économique. Cette mise en ressource du vivant transparaît clairement dans la définition officielle des biotechnologies formulée par l’OCDE, soit « l’application de la science et de la technologie à des organismes vivants, de même qu’à ses [sic] composantes, produits et modélisations, pour modifier des matériaux vivants ou non vivants aux fins de la production de connaissances, de biens et de services 2 ». Axée sur l’innovation et la performance technoscientifiques, la bioéconomie se présente en fait comme un modèle alternatif à celui de l’industrialisme moderne. La valeur positive associée aux processus vivants vise en effet à concilier les préoccupations 1. Jean-Pierre Dupuy, Ordre et désordre. Enquête sur un nouveau paradigme, Paris, Seuil, 1982, p. 102. 2. OCDE, Directives pour une approche harmonisée des statistiques sur la recherche et le développement en biotechnologie dans les secteurs de l’État et de l’enseignement supérieur, 2009, p. 5.

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environnementales, les problèmes humanitaires et la quête de profit sans fin propre au capitalisme industriel. Touchant potentiellement toute la biodiversité, la mise en valeur de « la vie en elle-même » transforme l’ensemble des espèces vivantes en matière première dans la mesure où les gènes, les cellules et les tissus sont détachés des organismes naturels desquels ils proviennent. L’une des caractéristiques principales de la bioéconomie est de capitaliser sur la plasticité intrinsèque aux processus vitaux par l’entremise d’une véritable logique d’ingénierie. Le phénomène est d’une telle ampleur qu’il faudrait consacrer un livre entier aux enjeux globaux de la bioéconomie. On risquerait toutefois de diluer la question cruciale du rôle qu’occupent le corps humain et ses produits dérivés (gènes, gamètes, cellules, tissus, organes) dans ce nouveau modèle de développement. Le corps humain est au cœur de l’immense secteur de l’activité économique et financière que constitue l’industrie de la santé. À la fois source et cible de la spéculation et des promesses relatives aux avancées biomédicales, il est l’enjeu de nouvelles formes d’appropriation et d’exploitation. Afin de cerner de plus près les modalités par lesquelles le corps devient une ressource au service de la bioéconomie, l’univers biomédical doit être attentivement examiné. Du biomédical au biocapital : le corps promis de la bioéconomie L’utopie de la santé parfaite s’ancre scientifiquement dans les promesses portées par la biologie moléculaire et le génie génétique. Sous l’impulsion des avancées technologiques, notamment en matière d’ADN recombinant, une bulle spéculative s’est formée au début des années quatre-vingt-dix autour 43

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du projet génome humain alors que le déchiffrage du « livre de la vie » s’annonçait comme la clé permettant de décoder les mystères profonds du corps, de soigner la plupart des maladies et de prolonger la vie 1. Si les miracles escomptés se font toujours attendre, une véritable économie de la promesse s’est toutefois mise en place, justifiant une financiarisation de la recherche biomédicale et une spéculation marchande sur les produits biologiques d’origine humaine 2. Les bases politiques et juridiques de cette logique spéculative ont officiellement été posées lors de l’adoption du Bayh-Dole Act par le Congrès américain en 1980, autorisant les chercheurs subventionnés par des fonds publics à breveter leurs découvertes et leurs inventions, dont notamment celles relatives au séquençage du génome humain et aux autres formes de manipulation du vivant. Conçue pour favoriser le transfert technologique et la commercialisation de la recherche, cette loi a inauguré une transformation profonde des rapports entre université et industrie touchant de manière toute particulière le domaine biomédical 3. En fait, le Bayh-Dole Act a instauré, à travers la logique du brevetage, une nouvelle forme d’appropriation et de commercialisation du corps humain et de ses produits. Parmi les importantes conséquences éthiques et juridiques de cette loi, il faut retenir ici qu’elle a favorisé une logique de spéculation fondée sur les innovations technoscientifiques. 1. Sur la question de la métaphore du « livre de la vie », cf. Lily Kay, Who Wrote the Book of Life ?, op. cit. 2. Pour une vision d’ensemble, cf. Donna Dickenson, Body Shopping : Converting the Body Parts to Profit, Oxford, Oneworld, 2008. 3. Pour une analyse détaillée des transformations opérées dans le domaine de la recherche académique aux États-Unis, cf. Philip Mirowski, Science-Mart : Privatizing American Science, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2011.

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Fruit d’une co-construction des sciences de la vie et des politiques néolibérales, l’industrie des biotechnologies repose sur une double logique de la promesse. Dans un ouvrage intitulé Biocapital. The Constitution of Postgenomic Life, l’anthropologue Kaushik Sunder Rajan analyse en ce sens la montée de ce qu’il nomme le biocapital, soit la fusion du néolibéralisme et des sciences de la vie 1. En s’appuyant sur une relecture de Marx et de Foucault, Rajan conçoit le biocapital non seulement comme un système d’échanges, mais comme un système de valeurs fondé sur une épistémologie commune qui a pour effet de modifier à la fois la vision du vivant et de l’économie 2. D’après son analyse, l’assimilation de la vie à l’information sur laquelle repose la biologie moléculaire et le génie génétique recoupe, au niveau épistémologique, le modèle néolibéral d’un marché pensé en termes de processus informationnels 3. On retrouve donc ici l’argument, présenté plus haut, selon lequel la bioéconomie a été initialement conçue comme une façon d’échapper à l’entropie afin d’engendrer un progrès infini. À elle seule, la promesse d’une croissance économique illimitée ne suffit cependant pas à comprendre les dimensions épistémologiques, scientifiques, culturelles et symboliques propres à la bioéconomie du corps humain. Dans le cas des technologies biomédicales, il est clair que l’espoir de guérir des maladies encore incurables, de prévenir le cancer et de retarder les effets néfastes du vieillissement procède d’un 1. Kaushik Sunder Rajan, Biocapital : The Constitution of Postgenomic Life, Durham-Londres, Duke University Press, 2006. 2. Ibid., p. 13-14. 3. Rebecca Lave, Philip Mirowski, Samuel Randalls, « Introduction : STS and Neoliberal Science », Social Studies of Science, vol. 40, n° 5, 2010, p. 659-675.

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système de valeurs qui dépasse largement les simples questions financières. Le détournement des promesses de la science au profit du biocapital apparaît en cela d’autant plus prégnant qu’il s’appuie sur des ressorts anthropologiques profonds. Lorsqu’on mobilise la peur de la mort et la quête d’une jeunesse éternelle, c’est en fait la valeur de « la vie en elle-même » qu’on met en jeu 1 ; non pas uniquement dans sa réalité matérielle (zoe), mais dans sa dimension existentielle (bios). On verra plus loin que la bioéconomie est en cela indissociable d’une biocitoyenneté, c’est-à-dire d’une nouvelle forme de citoyenneté centrée sur l’optimisation des potentialités biologiques et corporelles des individus. Exclusivement axé sur l’innovation technoscientifique, le biocapitalisme favorise le développement d’une vision futuriste des avancées biomédicales dont la projection temporelle autorise les promesses les plus folles ou, à tout le moins, les plus spéculatives. Le modèle entrepreneurial imposé depuis les années quatre-vingt dans l’organisation de la recherche universitaire a favorisé, comme le souligne Kaushik Sunder Rajan, l’apparition d’un discours publicitaire entourant les avancées dans le domaine biomédical 2. Loin d’être une simple métaphore, l’expression « économie de la promesse » implique une profonde mutation du rapport à la temporalité. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que, par définition, une promesse se conjugue toujours au futur, qu’elle suppose implicitement une projection idéelle dans un temps qui n’est pas encore advenu 3. La course à l’innovation 1. Cf. l’analyse développée dans La Société postmortelle, op. cit. 2. Kaushik Sunder Rajan, Biocapital, op. cit., p. 115. 3. Sur la question du rapport à l’avenir et à la temporalité, cf. Barbara Adam, Chris Groves, Future Matter : Action, Knowledge, Ethics, LeydeBoston, Brill, 2007.

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et au brevetage, conjuguée à une quête incessante de capitalrisque, alimente un modèle d’investissement à court terme qui se nourrit davantage des promesses que des résultats concrets. La projection dans un avenir proche des miracles annoncés a pour effet d’orienter fortement les politiques en matière de recherche et de développement. On assiste alors à une colonisation du présent par l’avenir, c’est-à-dire que les visions futuristes du progrès servent de légitimation à la mise sur pied des grands projets de financement publics ciblés en fonction de programmes technoscientifiques hautement spéculatifs 1. S’étendant à l’ensemble des secteurs de la recherche, dont l’un des exemples les plus probants est celui des nanotechnologies, ce système de hype, ou battage médiatique, prend toutefois un sens plus aigu lorsqu’il est question d’améliorer et de soigner le corps humain 2. À ce titre, la lutte contre le vieillissement incarne de manière radicale la double logique de la promesse propre à la bioéconomie puisqu’elle fusionne le rêve d’une croissance illimitée et le fantasme d’une jeunesse éternelle. 1. Cette logique de colonisation de l’avenir participe de ce que le sociologue américain Robert Merton a nommé au début des années cinquante self-fulfilling prophecy (« prophétie autoréalisatrice »). Ce concept renvoie au fait que la croyance dans une prédiction (économique, politique, scientifique) favorise la mise en place de mécanismes sociaux qui tendent à la concrétiser en orientant les actions et décisions politiques (Robert K. Merton, Social Theory and Social Structure, New York, Free Press, 1949). 2. Pour comprendre le rôle central de l’imaginaire et du hype dans le développement des nanotechnologies, cf. Marina Maestrutti, Imaginaire des nanotechnologies. Mythes et fictions de l’infiniment petit, Paris, Vuibert, 2011 ; et Céline Lafontaine, Nanotechnologies et société. Enjeux et perspectives : entretiens avec des chercheurs, Montréal, Boréal, 2010.

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Régénérer le corps pour revitaliser l’économie Le vieillissement de la population est devenu, à partir des années quatre-vingt-dix, une source d’inquiétude pour les autorités internationales en matière d’économie. Ainsi, la Banque mondiale a publié en 1994 un rapport intitulé Averting the Old Age Crisis : Policies to Protect the Old and Promote Growth, dans lequel la sénescence biologique est présentée comme l’ultime limite à la croissance 1. Liée à la montée du néolibéralisme et à l’émergence du biocapital, la volonté affichée par la Banque mondiale de « promouvoir la croissance en protégeant la vieillesse » a eu un impact direct sur le financement de la recherche dans le domaine de la médecine régénératrice 2. Véritable réingénierie du corps, cette dernière constitue l’une des entreprises technoscientifiques les plus achevées du biocapitalisme. Visant explicitement à comprendre et à contrôler les processus moléculaires et cellulaires à l’origine de la sénescence et du vieillissement biologique, la médecine régénératrice ambitionne de reproduire artificiellement les processus biologiques permettant au corps de se reconstituer 3. Il ne s’agit plus, comme dans le cas de la médecine clinique, de conserver l’état d’équilibre du corps en luttant contre les maladies, mais plutôt de 1. Banque mondiale, Averting the Old Age Crisis : Policies to Protect the Old and Promote Growth, Oxford, Oxford University Press, 1994. 2. Melinda Cooper, Life as Surplus, op. cit. 3. Abdallah S. Daar, Heather L. Greenwood, « A Proposed Definition of Regenerative Medicine », Journal of Tissue Engineering and Regenerative Medicine, vol. 3, n° 1, 2007, p. 179-184 ; Axel Kahn, Fabrice Papillon, Le Secret de la salamandre. La médecine en quête d’immortalité, Paris, Nil, 2005.

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combattre la dégénérescence en elle-même. L’objectif n’est donc plus la guérison, mais bien la régénération, ce qui en soit ne suppose aucune limite. L’ampleur et l’étendue des avancées biomédicales annoncées, notamment en matière de lutte contre le vieillissement, placent en fait la médecine régénératrice au centre du programme de la bioéconomie. Dans son rapport La Bioéconomie à l’horizon 2030, l’OCDE voit d’ailleurs clairement la médecine régénératrice comme l’un des principaux secteurs de développement de la bioéconomie à l’échelle internationale 1. Le nouvel attrait économique que représente le développement de la médecine régénératrice se retrouve parfaitement dans le modèle financier adopté par le laboratoire américain Geron, spécialisé dans l’ingénierie tissulaire et la recherche sur les cellules souches 2. Fondé en 1992 par un groupe de scientifiques et d’entrepreneurs impliqués dans la médecine anti-âge, Geron correspond au modèle du biocapitalisme décrit par Kaushik Sunder Rajan. Inscrite en Bourse, au Nasdaq, cette entreprise symbolise à elle seule le marché naissant de la médecine régénératrice 3. Les activités de Geron, qui s’étendent des procédés diagnostiques à la xénotransplantation, participent d’une volonté de contrôler le processus de vieillissement afin de le détourner. Proposant une solution biologique aux problèmes sociaux posés par le grand âge, l’entreprise s’inscrit dans une logique de capitalisation de la santé où les individus sont appelés à investir financièrement en vue de prolonger leur vie. Il faut dire que les traitements 1. OCDE, La Bioéconomie à l’horizon 2030, op. cit. 2. Cf. Geron.com. 3. Melinda Cooper, « Resuscitations : Stem Cells and the Crisis of Old Age », Body & Society, vol. 12, n° 1, 2006, p. 14.

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expérimentaux proposés par Geron dépassent largement le cadre des systèmes d’assurances maladie et que l’accès à cette médecine entièrement privée dépend de la capacité financière des patients. En fait, comme l’explique la sociologue Sarah Franklin, Geron capitalise sur la quête d’immortalité par une savante mise sur le marché des avancées scientifiques qui tiennent autant de la spéculation que de la réalisation concrète 1. En ce sens, c’est ni plus ni moins le rêve de contrôler et de reprogrammer la machine humaine afin de la rendre potentiellement immortelle que l’on vend. Le corps, l’embryon et les cellules souches : la création d’une biovaleur Avec pour emblème les fameuses cellules souches embryonnaires, la médecine régénératrice veut reproduire les processus biologiques qui permettent au corps de s’autoréparer, voire de se recréer 2. De par leur malléabilité et leur plasticité, les cellules souches incarnent l’espoir d’une régénération possible du corps humain. Elles constituent en quelque sorte l’idéaltype de ce que la sociologue Melinda Cooper décrit comme une économie du recyclage des corps 3. Décomposé en une série d’éléments vitaux pouvant être isolés, manipulés, congelés, stockés, échangés et même brevetés, le corps est 1. Sarah Franklin, « Ethical Biocapital. New Strategies of Cell Culture », in Sarah Franklin, Margaret Lock (dir.), Remaking Life and Death : Toward an Anthropology of the Biosciences, Santa Fe, School of American Research Press, 2003, p. 123. 2. Linda Hogle, « Life/Time Warranty : Rechargeable Cells and Extendable Lives », in Sarah Franklin, Margaret Lock (dir.), Remaking Life and Death, op. cit., p. 61-96. 3. Melinda Cooper, Life as Surplus, op. cit.

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devenu une ressource incontournable pour la recherche et l’industrie biomédicales 1. Considérés comme des déchets organiques, les cellules, les tissus, les ovules et les embryons obtenus dans le cadre d’expérimentations ou de traitements thérapeutiques ont d’ailleurs acquis une valeur économique que la sociologue Catherine Waldby a conceptualisée sous le terme de biovaleur 2. Ce concept, inséparable de la logique d’ingénierie propre aux avancées biomédicales, renvoie à l’accroissement de la « productivité » des processus biologiques par le biais des biotechnologies. C’est la capacité technoscien­tifique de manipuler, de modifier, de détourner et d’augmenter les potentialités vitales des composantes du corps humain qui leur confère une biovaleur. Cette dernière a pour effet de transformer des déchets organiques en objets marchands sur la base de leur potentiel thérapeutique, car il ne faudrait pas oublier le caractère hautement spéculatif de cette entreprise 3. La recherche et les traitements s’alimentant des produits du corps humain possèdent donc une importante valeur spéculative liée à l’étendue des promesses qui leur sont associées. Le cas de la recherche sur les cellules souches embryonnaires demeure sur ce point exemplaire puisque la publicité ayant entouré leur isolement par James Thomson en 1998 a entraîné une vague d’espoirs sans précédent dans le milieu de la recherche biomédicale 4. L’utilisation d’embryons dits « surnuméraires » à des fins expérimentales trouve sa légitimation dans l’idée qu’il ne 1. Nikolas Rose, « The Value of Life… », art. cité. 2. Catherine Waldby, « Stem Cells, Tissue Cultures and the Production of Biovalue », Health, vol. 6, n° 3, 2002, p. 305-323. 3. Ibid. 4. Beatrix Rubin, « Therapeutic Promise in the Discourse of Human Embryonic Stem Cell », Science as Culture, vol. 17, n° 1, 2008, p. 13-27.

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faut pas « gaspiller » ces précieuses ressources vitales 1. Créés dans l’optique d’une fécondation in vitro, les embryons ne faisant plus l’objet d’un « projet parental » peuvent alors, suite à un processus long et complexe de standardisation, être recyclés en produits biomédicaux disponibles pour la recherche. Dans le contexte globalisé d’une bioéconomie axée sur la lutte contre le vieillissement, les embryons humains acquièrent, par l’entremise des cellules souches, une biovaleur sur le marché mondial qui les transforme en une marchandise hautement prisée. En créant artificiellement des embryons humains en surnombre, l’industrie de la procréation assistée a ouvert la voie à une industrie de la régénération qui s’annonce des plus profitables sur le plan financier. Outre le recyclage des embryons humains, la médecine régénératrice justifie l’instauration d’une logique de récupération des déchets organiques allant des prépuces des bébés circoncis au sang des cordons ombilicaux, en passant par le sang menstruel 2. À cette vaste entreprise de récupération de produits biologiques s’ajoute l’immense masse des données génétiques stockées et comptabilisées dans des biobanques destinées à la recherche. La rhétorique du « don de vie » et de l’altruisme entourant généralement l’utilisation et le recyclage des produits du corps humain tend à rendre socialement invisibles les mécanismes d’appropriation scientifiques et juridiques sur lesquels repose la bioéconomie. Rendre visibles les corps dissimulés de la bioéconomie, telle sera la tâche des chapitres qui suivent. Une mise en perspective plus globale du contexte politique et culturel 1. Donna Dickenson, Property in the Body : Feminist Perspectives, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2007. 2. Catherine Waldby, Robert Mitchell, Tissue Economies : Blood, Organs, and Cell Lines in Late Capitalism, Durham, Duke University Press, 2006.

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dans lequel la bioéconomie s’inscrit s’avère cependant essentielle si l’on veut saisir l’ambiguïté du rapport au corps qu’elle institue. Car il ne faut pas perdre de vue que la réification et la commercialisation des produits du corps humain auxquelles renvoie le concept de biovaleur se fondent sur une inversion du rapport entre zoe et bios. Autrement dit, c’est parce que le perfectionnement du corps biologique est devenu la mesure d’une existence individuelle pleine et entière que la bioéconomie a pu se développer. Elle est en cela indissociable de l’affirmation d’une nouvelle forme de citoyenneté centrée sur le maintien et l’optimisation de la santé individuelle. De la santé parfaite au corps amélioré : vers une biocitoyenneté La « somatocratie » conceptualisée par Foucault a subi de profondes mutations depuis l’époque de la rédaction du plan Beveridge qui reconnaissait pour la première fois en 1942 le droit à la santé 1. Adoptée par l’Organisation mondiale de la santé en 1946, la définition selon laquelle « la santé est un état complet de bien-être physique, mental et social ; et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » a ouvert la porte à des interprétations diverses et parfois très extensives de ce qui relève à proprement parler du domaine de la santé 2. Lorsqu’il affirmait que « la médecine n’a plus aujourd’hui de champ extérieur », Foucault visait très précisément cette tendance à concevoir un nombre grandissant de 1. Michel Foucault, « Crise de la médecine ou crise de l’antimédecine ? », in Dits et écrits, t. 2, op. cit., p. 40-58. 2. OMS, « Constitution de l’Organisation mondiale de la santé », WHO. int.

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phénomènes sociaux sous l’angle de la santé 1. En sciences sociales, c’est le concept de médicalisation qui a permis d’expliquer le processus par lequel une problématique externe au champ traditionnel de la médecine acquiert le statut de problème médical. Dans son livre The Medicalization of Society, le sociologue Peter Conrad a analysé, dans le cadre de la société américaine, les logiques scientifiques et institutionnelles par lesquelles s’opère l’extension progressive du champ de la juridiction médicale 2. Le processus de médicalisation implique la mobilisation d’un nombre croissant de professionnels et de citoyens en vue de faire reconnaître un syndrome ou un état psychologique comme un problème d’ordre médical nécessitant des soins ou des traitements particuliers. Un simple exemple peut suffire pour figurer la complexité de ce processus. Aux États-Unis et au Canada, le cas du TDA/H (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité) est en ce sens très révélateur puisque le nombre d’enfants regroupés sous ce diagnostic ne cesse d’augmenter du fait que les parents et les enseignants tendent désormais à interpréter les problèmes cognitifs et comportementaux dans des termes médicaux, certains allant même jusqu’à réclamer pour leur enfant une prescription de Ritalin 3. En fait, la liste des problèmes faisant désormais l’objet d’une attention médicale est pratiquement illimitée, car en plus des 1. Michel Foucault, « Crise de la médecine ou crise de l’antimédecine ? », art. cité, p. 55. 2. Peter Conrad, The Medicalization of Society : On the Transformation of Human Conditions into Treatable Disorders, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2007. 3. Ibid. Médicament dont la substance active est le méthylphénidate, la Ritalin est prescrite pour stimuler le système nerveux central d’enfants présentant des problèmes d’hyperactivité ou un déficit de l’attention.

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syndromes d’ordre psychosociologique elle inclut des phénomènes aussi variés que la ménopause, la calvitie, la dysfonction érectile, etc. S’étendant à toutes les sphères de l’existence humaine, le processus de médicalisation tisse la toile de fond sur laquelle se dessinent les contours politiques et culturels de la biocitoyenneté 1. Cette dernière s’ancre toutefois dans un mouvement plus général qui dépasse le cadre sociologique de l’extension de la juridiction médicale. À la suite des thèses foucaldiennes sur le biopouvoir, le sociologue Nikolas Rose a analysé comment, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la santé des populations et le bien-être des individus ont pris le relais des grands projets politiques modernes pour s’imposer en tant qu’horizon collectif 2. Sous l’impulsion des avancées dans le domaine de la biologie moléculaire et du génie génétique, on assiste au tournant des années quatre-vingt-dix à une « molécularisation » de la culture. Cette dernière ne transparaît pas uniquement dans la place grandissante accordée aux gènes dans les représentations sociales, mais aussi dans la façon dont les individus se perçoivent et conçoivent leur identité corporelle. À titre d’exemple, tout le projet de la médecine prédictive et de la médecine personnalisée repose sur l’idée que chaque individu devrait connaître son profil génétique afin de pouvoir prévenir certaines défaillances physiques ou, plus positivement, maximiser son potentiel biologique. En fait, l’identité à l’ère post-génomique est plus biologique que jamais, dans la mesure où les sciences du vivant ont complètement modifié 1. Nikolas Rose, Carlos Novas, « Biological Citizenship », in Aihwa Ong, Steven Collier (dir.), Companion to Global Anthropology, Oxford, Blackwell, 2004. 2. Nikolas Rose, The Politics of Life Itself, op. cit.

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la conception de la vie humaine 1. Le corps molécularisé de la biologie contemporaine se présente en effet comme malléable et perfectible, pouvant être amélioré par le biais des technosciences. Alors qu’il sous-tendait dans l’esprit des Lumières un progrès général des sociétés, l’idéal de perfectibilité est ainsi réduit à son versant individualiste et biologique 2. Cette « culture de la vie », pour reprendre l’expression de la sociologue Karin Knorr Cetina, fait de la perfectibilité du corps humain, par le biais des biotechnologies, l’ultime horizon du monde contemporain 3. Étroitement liée au néolibéralisme, la biopolitique moléculaire ne vise donc plus à changer le monde, mais bien à perfectionner le corps humain afin de le rendre plus performant. Cette nouvelle politique de « la vie en elle-même » constitue le socle à partir duquel se déploie la bioéconomie. La biomédicalisation, un processus global Malgré sa pertinence et sa grande fécondité sociologique, le concept de médicalisation s’avère néanmoins insuffisant pour saisir les enjeux relatifs à la molécularisation de la culture, aux avancées biomédicales et au néolibéralisme sur lesquels se fonde la bioéconomie. Forgé par la sociologue Adele Clarke et ses collègues, le concept de biomédicalisation permet de mieux cerner la complexité des transformations survenues depuis le milieu des années quatre-vingt dans l’orientation de la recherche biomédicale, dans les politiques de santé et 1. Ibid., p. 253-524. 2. Nicolas Le Dévédec, « De l’humanisme au post-humanisme : les mutations de la perfectibilité humaine », JournalduMAUSS.net, 21 décembre 2008. 3. Karin Knorr Cetina, « The Rise of a Culture of Life », art. cité.

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dans la redéfinition des frontières corporelles 1. L’objectif de ce recadrage conceptuel n’est pas d’identifier une nouvelle étape chronologique du processus de médicalisation, mais plutôt d’élargir l’analyse aux enjeux globaux de la biopolitique moléculaire 2. Visant à décrire un phénomène global et polymorphe, le concept de biomédicalisation recoupe cinq grands processus sociétaux liés entre eux par une logique d’influence et de co-construction réciproques 3. Présenter de manière succincte ces cinq grands processus permet de brosser une vue d’ensemble du contexte général dans lequel s’inscrit la bioéconomie du corps humain : 1. Le premier processus, propre à la biomédicalisation, correspond justement aux transformations économiques qui ont mené depuis le milieu des années quatre-vingt à une privatisation croissante de la recherche en santé sur la base d’une réorganisation des rapports entre les universités et les industries. Le brevetage, la marchandisation des recherches biomédicales et la course à l’innovation technoscientifique ont donné lieu à la mise en place d’un immense marché globalisé. Suivant l’analyse développée plus haut, la bioéconomie représente l’aboutissement de ce processus de privatisation et de technicisation des soins de santé. 2. Le deuxième processus touche plus directement à la conception de plus en plus extensive de la santé centrée sur 1. Adele E. Clarke, Biomedicalization, op. cit. 2. Très proche des thèses de Nikolas Rose, le modèle théorique développé par Adele Clarke et ses collègues inclut toutefois des dimensions plus critiques puisqu’il intègre notamment certains apports des théories féministes d’inspiration marxiste tout en mettant l’accent sur la question de l’intersectionnalité, c’est-à-dire les inégalités liées au genre, à la race, à l’orientation sexuelle ou à l’âge. 3. Adele E. Clarke, Biomedicalization, op. cit.

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la surveillance, le diagnostic et l’identification des risques au niveau cellulaire et génétique. Conçue en termes de risques, la santé devient un objectif inatteignable puisque l’absence ou la présence de maladies ne constitue plus un critère définitif. Ainsi, l’état de santé d’un individu se calcule désormais sur une échelle continue où le degré zéro du risque n’existe pas 1. À ce titre, l’une des principales voies de la recherche biomédicale actuelle est l’identification de biomarqueurs et le développement d’outils diagnostiques de plus en plus précis capables de détecter des maladies « potentielles ». Considéré par l’OCDE comme un secteur important de la bioéconomie, le développement de la médecine prédictive et de la médecine personnalisée s’inscrit dans cette redéfinition de la santé en termes de facteurs de risque. Ces nouvelles médecines, reposant sur une conception purement informationnelle du corps humain, nécessitent le traitement d’une masse toujours grandissante de données génétiques stockées dans des biobanques publiques et privées. Ces biobanques constituent, comme on le verra, un élément important de la bioéconomie du corps humain. 3. Le troisième processus associé à la biomédicalisation renvoie au rôle toujours grandissant des technosciences dans l’organisation des systèmes de santé, dans la pratique clinique et dans l’orientation de la recherche. La gestion à grande échelle de fichiers informatiques et l’utilisation d’outils diagnostiques ultraprécis ont, par exemple, modifié le mode de dépistage et de traitement de certaines maladies telles que le cancer. En fait, la médecine se veut de plus en plus high-tech et hautement spécialisée. Axée sur l’innovation 1. Cf. sur cette question Johanne Collin, « Relations de sens et relations de fonction : risque, médicalisation et médicament », Sociologie et société, vol. 39, n° 1, 2007, p. 99-122.

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technoscientifique, la recherche biomédicale tend d’ailleurs à se rapprocher davantage de la bio-ingénierie que de la médecine clinique. La médecine régénératrice et la nanomédecine, qui ambitionnent de manipuler et de modifier les processus biologiques afin de combattre certaines pathologies liées au vieillissement, illustrent parfaitement cette tendance. 4. La démocratisation et la déprofessionnalisation du domaine médical constituent le quatrième processus propre à la biomédicalisation. Avec le développement d’internet et des réseaux sociaux, l’information médicale n’est plus l’apanage des médecins et des professionnels de la santé. L’accès direct aux publications scientifiques a pour effet de transformer la relation entre le patient et le médecin. Ce dernier perd quelque peu de son autorité face à un nouveau type de patient-consommateur de plus en plus enclin à s’autodiagnostiquer et à réclamer le droit à des médicaments et des traitements expérimentaux publicisés sur l’internet. Ce nouveau rapport à l’information biomédicale correspond à l’émergence de la biocitoyenneté, c’est-à-dire à une nouvelle forme de citoyenneté centrée sur une politisation de la santé individuelle et sur l’émergence de revendications identitaires liées à des questions d’ordre biomédical. 5. Touchant plus profondément aux soubassements culturels et identitaires propres à la biomédicalisation, le cinquième processus identifié par Adele Clarke et ses collègues correspond à l’émergence de nouvelles représentations du corps et de l’individualité. Façonné par des valeurs consuméristes de bien-être et de performance, le corps est aujourd’hui l’objet d’une quête identitaire sans fin 1. Non seulement les avancées 1. Cf. sur cette question les travaux de l’anthropologue David Le Breton, notamment L’Adieu au corps, Paris, Métailié, 1999.

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biomédicales vont dans le sens d’une personnalisation de la médecine, mais une large part des médicaments prescrits et des nouveaux traitements se situent au-delà du champ médical pour embrasser une logique culturelle de contrôle et de transformation de l’identité corporelle. Apparus à la fin des années quatre-vingt, les débats philosophiques et politiques autour du posthumain, c’est-à-dire d’un être humain modifié par le biais des technosciences, témoignent de cette nouvelle sensibilité culturelle 1. La question de l’amélioration des performances humaines dépasse le cadre de mouvements radicaux tels que le transhumanisme pour embrasser un ensemble très vaste de pratiques qui inclut le contrôle de la procréation, la performance sexuelle, le modelage de l’apparence physique, les capacités cognitives et la lutte contre le vieillissement. L’individualisation du rapport au corps et à la santé tend à s’amplifier avec le développement de la médecine prédictive, de la médecine personnalisée et de la médecine régénératrice, qui ont pour caractéristique commune d’effacer les frontières entre le normal et le pathologique 2. Au centre d’innombrables travaux en sociologie, en anthropologie médicale et en bioéthique, l’amélioration des performances humaines et la biocitoyenneté sont des composantes essentielles de la biomédicalisation. En plus d’intégrer les cinq processus qui forgent le contexte politique, économique, social et culturel dans lequel s’inscrit la bioéconomie, le concept de biomédicalisation rend compte des inégalités de genre, d’ethnicité et d’âge induites par cette nouvelle économie du 1. Cf. le débat autour de Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk, publié en 2000 (Céline Lafontaine, L’Empire cybernétique, op. cit., p. 167-170). 2. Nikolas Rose, « Normality and Pathology in a Biomedical Age », Sociological Review, vol. 57, n° 2, 2009, p. 66-83.

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vivant. Même si l’inversion du rapport entre zoe et bios semble être désormais une condition globalement partagée, la biocitoyenneté n’a évidemment pas le même sens si l’on est une « ressource » ou un « consommateur » au service de la bioéconomie. L’une des principales ambitions de notre propos consiste justement à analyser les nouvelles formes d’inégalité, d’appropriation et d’exploitation engendrées par la bioéconomie. Sans pouvoir inclure l’ensemble des dimensions que recouvre le concept de biomédicalisation, l’analyse développée dans ce livre doit être replacée dans ce contexte général, via un aperçu des enjeux économiques et globaux de la bioéconomie. La santé globalisée En hausse constante au sein des pays développés, la part des dépenses dans le domaine de la santé a atteint, en 2009, une moyenne d’environ 10 % des produits intérieurs bruts nationaux, avec un record de 16 % aux États-Unis 1. Produites par la Banque mondiale, ces données englobent les activités de prévention et de soins de santé tant privées que publiques, bien que la proportion des dépenses publiques varie d’un pays à l’autre. Face à de tels montants, il n’est pas étonnant de constater que la recherche et développement dans le domaine de la santé constitue l’un des principaux secteurs visés par le programme de l’OCDE. Si l’on se fie aux investissements massifs de 30,7 milliards octroyés par le gouvernement américain au National Institute of Health pour la seule année 2012 2, la recherche en santé est devenue un enjeu économique 1. Banque mondiale, « Dépenses en santé, total (% du PIB) », Banquemondiale.org. 2. Hervé Chneiweiss, « La France peut-elle manquer le train de la bio­ économie ? », HuffingtonPost.fr, 25 janvier 2012.

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majeur à l’échelle internationale – du fait, notamment, de l’entrée de l’Asie dans la course à l’innovation biomédicale. Il serait toutefois vain de tenter de justifier le poids des dépenses de santé dans les pays développés uniquement par les transformations démographiques en cours, soit l’allongement de l’espérance de vie et le vieillissement de la population. Ces phénomènes ont certes une incidence considérable sur l’orientation actuelle des recherches, servant très souvent de prétextes pour légitimer les investissements dans des domaines de pointe comme la génomique, la médecine régénératrice ou la nanomédecine. Cependant, les assises profondes de la bioéconomie du corps humain sont plutôt à chercher du côté d’une biopolitique néolibérale caractérisée par un individualisme triomphant et une logique identitaire désormais associée au culte de la santé parfaite. Pour prendre toute la mesure du phénomène, il suffit de penser à la place croissante des médicaments délivrés sous ordonnance dans la gestion de la vie quotidienne. Qu’il soit question d’antidépresseurs, de somnifères, d’anxiolytiques, de Ritalin ou encore de Viagra, la gestion chimique de l’existence est devenue l’enjeu d’un immense marché au sein duquel trône l’industrie pharmaceutique 1. Directement liée au processus de biomédicalisation, la croissance des laboratoires pharmaceutiques semble toutefois être en voie de subir des modifications profondes face aux avancées de la médecine régénératrice et de la nanomédecine. La bioéconomie favorise, en effet, le remplacement progressif de l’industrie chimique par une commercialisation de procédés thérapeutiques utilisant des éléments d’origine biologique, en l’occurrence des produits du corps 1. Pour une perspective critique sur ce phénomène, cf. Roland Gori, Marie-Josée Del Volgo, La Santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, 2005.

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humain (gène, cellule, tissu, etc.). L’extension du domaine de la santé conduit ainsi à un redéploiement de l’industrie biomédicale et à une redéfinition des frontières du corps humain qui tendent à devenir de plus en plus poreuses. Tant la notion de propriété que celle de travail se voient aujourd’hui profondément modifiées par la transformation de processus biologiques et de processus économiques. À la fois ressources premières, dispositifs technologiques et forces productives, les produits du corps humain sont au cœur d’un vaste complexe technoscientifique dont on commence à peine à percevoir les contours. Parce qu’elles participent d’une profonde reconfiguration juridique et politique de « la vie en elle-même », les nouvelles formes de mise en valeur économiques et financières des produits organiques humains demeurent difficiles à cerner. Et ce, d’autant plus que, contrairement aux formes historiques d’appropriation du corps humain (esclavage, travail ouvrier), la personne n’est pas directement, du moins en apparence, impliquée dans le processus marchand. C’est la vitalité de ses processus organiques qui entre désormais dans le circuit de la marchandisation, par le biais notamment du brevetage et de la spéculation financière fondée sur la promesse d’une santé parfaite. Les ramifications de ce nouveau marché du corps humain ne cessent de s’étendre sous l’impulsion de l’entrée fulgurante des pays asiatiques (Inde, Chine, Corée, etc.) dans la course à l’innovation biomédicale. L’externalisation des essais cliniques, le développement du tourisme médical, la mise en banque du patrimoine génétique de certaines communautés culturelles, le commerce illicite d’organes et de tissus humains ainsi que l’internationalisation de l’industrie de la procréation assistée sont autant de voies qu’emprunte aujourd’hui la bioéconomie globalisée. 63

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Si la notion de biocitoyenneté permet de saisir l’inversion du rapport entre zoe et bios instauré par la biopolitique de « la vie en elle-même », la redéfinition du statut de l’individu contemporain en fonction de sa perfectibilité biologique laisse de côté un aspect sombre et troublant de cette mutation historique. Absente de la perspective théorique foucaldienne, la question des inégalités liées à la biopolitique moléculaire et à son corollaire, la bioéconomie, demeure une dimension encore trop peu abordée, malgré ses conséquences dévastatrices sur la vie de millions d’êtres humains sur la planète. Dans un article intitulé « Another Politics of Life is Possible », le sociologue Didier Fassin a d’ailleurs souligné l’absence de la problématique des inégalités sociales chez Foucault et ses héritiers 1. Pourtant, l’une des conséquences les plus directes et les plus néfastes du déploiement du corps-marché réside justement dans l’apparition de nouvelles formes de privatisation et d’exploitation. Il est vrai qu’à l’échelle mondiale tous les corps ne sont pas touchés de la même façon par la logique de biomédicalisation. Sans prétendre apporter une analyse exhaustive de l’ensemble des processus impliqués dans la bioéconomie du corps humain, les chapitres qui suivent tâcheront d’en éclairer certains des rouages épistémologiques, symboliques, culturels, politiques et économiques. Pour rendre visible les corps transparents de la bioéconomie et ainsi faire voir les logiques d’appropriation et d’exploitation qu’elle sous-tend, il faut adopter une perspective transversale tenant compte du fait que tous les corps n’ont pas la même valeur sur le marché globalisé. La biomédicalisation repose sur des logiques inégalitaires de sexe, de classe et d’ethnicité qui tendent à s’accentuer à 1. Didier Fassin, « Another Politics of Life is Possible », Theory, Culture & Society, vol. 26, n° 5, 2009, p. 44-60.

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travers l’orientation actuelle de la recherche biomédicale. Par exemple, la recherche sur les cellules souches et la médecine régénératrice reposent sur le détournement des processus biologiques propres à la reproduction humaine et, de ce fait, se nourrissent davantage du corps des femmes que de celui des hommes 1. Sur cette question, le point de vue adopté ici s’inspire des postulats de la philosophe britannique Donna Dickenson pour qui la commercialisation des produits du corps humain (ovules, sperme, sang, cellules, organes, tissus) participe d’une féminisation de tous les corps, dans la mesure où la logique anthropologique d’appropriation du corps des femmes s’étend désormais à l’ensemble des corps 2. Cet angle d’approche ne signifie aucunement que seuls les enjeux liés aux corps des femmes seront pris en compte, mais plutôt que tous les corps apparaîtront sous l’optique d’une exploitation invisible. Pour bien examiner cette invisibilité, il faut commencer par se demander comment le corps a été progressivement déconstruit par la science, pour finalement disparaître dans sa matérialité. C’est d’ailleurs cette matérialité première du corps que la monnaie, avant d’être définitivement dématérialisée, conservait symboliquement en mémoire.

1. Sarah Franklin, « Embryonic Economies : The Double Reproductive Value of Stem Cells », Biosocieties, vol. 1, n° 1, 2006, p. 71-90. 2. Donna Dickenson, Property in the Body, op. cit., p. 8.

Chapitre 2

Le grand recyclage : du corps ressource aux bio-objets

Bodies become plastic, fragmented, dismembered or disassembled. As tissues and cells are increasingly manipulated, reassembled and regenerated in the laboratory and in vivo, the notion of what it means to have, or to be, a body is reconstituted. Julie Kent 1

Au-delà de ses multiples configurations sociales, culturelles et symboliques, le corps est d’abord et avant tout une matière, un matériau organique à partir duquel se sculpte l’identité humaine. L’anthropologie nous enseigne en ce sens que, dans toutes les cultures, le traitement réservé au corps matériel est lié au statut accordé à la subjectivité. À la fois vénéré et chosifié, le corps possède le statut d’objet sacré. Véritable fétiche auréolé de tous les pouvoirs, la matière corporelle tend toutefois à se détacher, 1. Julie Kent, Regenerating Bodies : Tissue and Cell Therapies in the Twenty-First Century, Londres-New York, Routledge, 2012, p. 156.

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sous la pression des manipulations technoscientifiques, de sa dimension subjective pour devenir un pur objet décomposable et malléable à l’infini 1. Amorcée par la médecine moderne, cette mise à distance symbolique participe d’un processus d’objectivation du corps à travers sa fragmentation biotechnologique. Sous l’impulsion de la biologie moléculaire et du génie génétique, la molécularisation des sciences de la vie a largement contribué à ce morcellement, à un point tel que le corps apparaît aujourd’hui comme un agencement de cellules, de gènes et de molécules 2. La valorisation de « la vie en elle-même », par le biais de l’isolement, du contrôle et de la manipulation des processus biologiques, favorise en fait l’effondrement des anciennes frontières corporelles, la dissolution progressive du corps matériel au profit d’un corps informationnel 3. De manière tangible, le corps ne disparaît évidemment pas, mais la vision moléculaire participe de sa dématérialisation et de sa décomposition technoscientifique camouflant ainsi les nouvelles logiques d’appropriation économique dont il est l’objet 4. 1. Plusieurs auteurs en anthropologie médicale se réfèrent à la double notion de fétichisme pour parler du rapport au corps. La première renvoie au sens initial du terme, soit l’attribution de qualités mystiques et religieuses à certains objets inanimés. Tandis que la seconde renvoie au concept marxiste de fétichisme de la marchandise par lequel les objets/ produits servent de supports aux rapports sociaux de domination. Dans la bioéconomie, ces deux dimensions sont liées entre elles. Cf. notamment Nancy Scheper-Hughes, « Bodies for Sales – Whole or in Part », in Nancy Scheper-Hughes, Loïc Wacquant (dir.), Commodifying Bodies, Londres, Sages, 2002 ; et Kaushik Sunder Rajan, Biocapital, op. cit. 2. Cf. Nikolas Rose, The Politics of Life Itself, op. cit. 3. Sur la question de la représentation informationnelle du corps, cf. notamment David Le Breton, L’Adieu au corps, op. cit. 4. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit., p. 94.

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La molécularisation du corps à travers la déconstruction de ses composantes biologiques constitue le socle épistémologique sur lequel s’institue la bioéconomie. Sans perdre de vue les enjeux symboliques de cette nouvelle économie des corps, ce chapitre se concentre sur les processus d’objectivation techno­ scientifique sur lesquels elle repose. L’orientation actuelle des avancées biomédicales, notamment dans le domaine de la médecine régénératrice, s’appuie, selon le bioéthicien japonais Tsuyoshi Awaya, sur un triple processus d’objectivation du corps humain 1. Alors que le premier processus correspond à la parcellisation technoscientifique du corps (organes, cellules, tissus, gènes), le second renvoie à sa « ressourcification », c’est-à-dire à l’utilisation de ses parties à des fins thérapeutiques ayant pour effet de les transformer en ressources biomédicales. À titre d’exemple, la transplantation d’organes demeure emblématique de ce processus de « ressourcification ». Indissociable de cette mise en ressource du corps humain, le troisième processus d’objectivation est celui qui mène à sa marchandisation en pièces détachées. Malgré les interdictions morales et juridiques entourant la marchandisation du corps humain et de ses parties, la bio­économie contribue à étendre et à développer le marché des produits corporels à travers des mécanismes technoscientifiques, éthiques et juridiques complexes. La récupération et l’utilisation des ressources biologiques (humaines, animales et végétales) sont d’ailleurs clairement reconnues dans le programme de l’OCDE comme une nouvelle source de productivité économique 2. Plus précisément, c’est la manipulation et la transformation 1. Tsuyoshi Awaya, « Common Ethical Issues in Regenerative Medicine », Journal international de bioéthique, vol. 16, n° 1-2, 2005, p. 69-75. 2. OCDE, La Bioéconomie à l’horizon 2030, op. cit.

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de ces ressources par les biotechnologies qui génèrent cette nouvelle forme de productivité. Suivant les trois étapes du processus d’objectivation, soit la parcellisation, la ressourcification et la marchandisation, c’est le passage du in vivo à l’in vitro rendu possible par l’externalisation des cellules et des tissus humains qui sera analysé ici. Au cœur des avancées biomédicales contemporaines, les procédés in vitro permettent en effet le détournement des processus biologiques et l’effacement des frontières corporelles. En fait, les biotechnologies produisent des êtres hybrides, des formes de vie extracorporelles (lignées cellulaires, cellules souches, tissus vivants, etc.) qui peuplent désormais les laboratoires du monde et qui nourrissent par leur vitalité productive la bioéconomie. Avant d’aborder cette fascinante question de l’extension de la vitalité humaine à travers la création de bio-objets, revenons sur les usages médicaux du corps matériel. L’objectivation du corps ressource L’utilisation du corps humain et de ses parties n’a évidem­ ­ ent pas débuté avec la révolution biotechnologique. Sous de m multiples formes, l’usage social du corps matériel constitue plutôt un phénomène universel qui s’enracine très profondément dans l’histoire humaine. Du trophée de guerre aux reliques religieuses en passant par les rituels de sorcellerie, les éléments corporels assurent diverses fonctions symboliques, politiques et économiques, comme le rappelle l’anthropologue Margaret Lock 1. Même s’ils semblent se détacher 1. Margaret Lock, « Who Owns the Body ? », in Margaret Lock, Vinh-Kim Nguyen, An Anthropology of Biomedicine, Oxford, WileyBlackwell, 2010, p. 208.

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complètement du fétichisme et de la sorcellerie, les usages biomédicaux du corps humain conservent néanmoins certaines de leurs dimensions symboliques, par exemple la toutepuissance attribuée aux cellules souches auxquelles on prête le pouvoir de vaincre les maladies et de transcender les limites de la vieillesse et de la mort 1. Au-delà des croyances et des pratiques relatives à l’usage technoscientifique du corps humain, sur lesquelles il faudra revenir, il n’en demeure pas moins que l’utilisation biomédicale de la matière corporelle repose sur un long processus d’objectivation dont les fondements sont à rechercher du côté des origines de la médecine moderne. L’usage médical du corps humain remonte au moins jusqu’à l’Antiquité avec la dissection de cadavres. Dans son ouvrage La Chair à vif, David Le Breton a cependant rappelé que la récupération et la commercialisation des dépouilles humaines ne se limitaient pas historiquement aux leçons d’anatomie mais avaient maintes destinations, comme la composition de produits pharmaceutiques ou la revente de dents et d’ossements humains 2. Le dépouillement et la récupération de cadavres ont donc servi de base matérielle au développement de la médecine moderne. L’ouverture des corps et la transgression des tabous entourant leur traitement ont d’ailleurs constitué une étape importante dans le processus d’objectivation amorcé par la médecine moderne. Soigneusement découpé et disséqué, le corps devient, sous la pression du scalpel, un objet de science manipulable et décomposable. En ce sens, « la dissection peut donc être vue comme le geste initial d’un circuit producteur 1. Cf. Céline Lafontaine, La Société postmortelle, op. cit. 2. David Le Breton, La Chair à vif. Usages médicaux et mondains du corps humain, Paris, Métailié, 1993, p. 124-126.

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d’objectivation, de définition et de délimitation 1 ». D’autant plus que, selon l’historien des sciences Rafael Mandressi, la fragmentation opérée par la science anatomique, induisant que le fonctionnement du corps est compris à partir de l’isolement de ses parties, a influencé toute la pensée médicale 2. Assimilé depuis Descartes à une machine composée de milliers de rouages, le corps de la science moderne constitue en cela à la fois un objet de connaissance et une ressource dont la médecine se nourrit. Très tôt dans la modernité, le corps a donc été considéré comme un objet précieux pouvant être utile au développement de la science. Si le cadavre fournit la matière première sur laquelle se déploie le savoir anatomique, le corps vivant sera la source de la médecine expérimentale. Sur ce point, le philosophe Grégoire Chamayou a clairement décrit, dans son livre Les Corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux xviiie et xixe siècles, les mécanismes sociaux de disqualification ayant favorisé la mise en ressource du corps humain à partir du xviiie siècle 3. Condamnés à mort, pauvres, malades et peuples colonisés, les corps les plus « utiles » dans l’histoire de la médecine ont d’abord été ceux des déclassés, tandis que les corps des riches ont rarement été utilisés pour permettre les exploits de la science anatomique 4. Malgré le processus d’objectivation opéré par la médecine moderne, le corps a conservé son statut d’objet sacré. La 1. Rafael Mandressi, « Pensée anatomique et objectivation du corps », in Didier Sicard, Georges Vigarello (dir.), Aux origines de la médecine, Paris, Fayard, 2011, p. 99. 2. Ibid. 3. Grégoire Chamayou, Les Corps vils, op. cit. 4. Margaret Lock, « The Alienation of Body Tissue and The Bio­politics of Immortalized Cell Lines », in Nancy Scheper-Hughes, Loïc Wacquant (dir.), Commodifying Bodies, op. cit., p. 67.

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répugnance chrétienne à traiter les cadavres comme de simples objets a eu pour principale conséquence d’en faire des ressources rares et précieuses aux yeux des scientifiques qui cherchaient à s’en procurer. Avec l’extension de la science médicale au xixe siècle, la quête de nouveaux corps disponibles pour la dissection devient un enjeu social. C’est dans ce contexte que le philosophe utilitariste Jeremy Bentham décide d’offrir son corps à la science, dans l’espoir d’encourager les gens de toutes les classes sociales à suivre son exemple. Étroitement lié au libéralisme économique, l’utilitarisme philosophique a ainsi contribué à légitimer la mise en ressource du corps humain. Ayant assisté à la dissection de son maître Bentham, l’économiste libéral John Stuart Mill a d’ailleurs ardemment milité en faveur de l’adoption de l’Anatomy Act par le Parlement britannique en 1832 1. En réaction à la peur et au rejet engendrés par la traite illégale de cadavres humains, cet acte avait pour but de permettre aux étudiants et aux professionnels de la médecine de récupérer les corps non réclamés en plus d’accorder le droit aux individus de léguer volontairement leur dépouille à la science. Cette rencontre de la science médicale et de l’utilitarisme économique au xixe siècle a marqué une étape importante du processus d’objectivation du corps humain. L’adoption en Europe et aux États-Unis de dispositions juridiques favorisant la mise en ressource du corps humain, dont notamment la loi française du 15 novembre 1887 sur la liberté des funérailles autorisant les individus à donner leur corps à la science, n’a toutefois pas suffi à combler la demande de cadavres qui s’est accentuée depuis le xixe siècle 2. Avec la 1. Ibid. 2. Hélène Popu, La Dépouille mortelle, chose sacrée. À la redécouverte d’une catégorie juridique oubliée, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 205.

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mondialisation de la médecine occidentale et l’évolution de la biologie moderne, les usages médicaux du corps humain n’ont pas cessé de s’étendre et de se multiplier. Si l’on ne retient pour l’instant, à titre d’exemple, que les spécimens de squelettes et de crânes humains qui ornent les innombrables facultés de médecine aux États-Unis et en Europe, la demande excède largement le nombre de cadavres disponibles. Afin de combler cette demande, un réseau parallèle d’approvisionnement en squelettes s’est développé en Inde, faisant de ce pays le premier fournisseur mondial d’ossements humains destinés à l’enseignement de l’anatomie 1. Instauré depuis près de deux cents ans, le commerce indien de squelettes humains illustre parfaitement à quel point le processus d’objectivation, sur lequel repose la mise en ressource du corps humain, favorise le développement d’un marché mondial de matériaux corporels. Aux limites de la légalité, le marché indien d’ossements humains a pu proliférer du fait de pratiques culturelles différentes concernant le traitement des cadavres, mais aussi, et surtout, parce que les citoyens n’y disposent pas des mêmes droits et des mêmes protections qu’en Occident. On retrouve là, sous une forme globalisée, la logique d’appropriation des corps vils socialement disqualifiés. Au nom du progrès et de la science, l’utilitarisme philoso­­ phique du xixe siècle institue donc une première forme de « ressourcification » du corps humain. Ce processus d’objectivation porté par la médecine moderne va progressivement se répandre au profit d’une logique d’appropriation et de récupération de la matière corporelle. Détourné de son idéal 1. Scott Carney, The Red Market : On the Trail of the World’s Organ Brokers, Bone Thieves, Blood Farmers and Child Traffickers, New York, William Morrow, 2011, p. 40.

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progressiste, l’utilitarisme scientifique a été porté à ses extrêmes limites dans les camps d’extermination nazis où les corps nus et déshumanisés des cadavres ont servi de matière première. La déshumanisation totale des victimes du nazisme et leur assimilation à une simple ressource matérielle recyclable par l’industrie ont profondément marqué la conception occidentale du corps. La reconnaissance internationale du droit à la santé à la fin de la Seconde Guerre mondiale témoigne, comme Foucault l’a analysé, de cette nouvelle sensibilité sur laquelle va s’instituer la « somatocratie » 1. En un sens, l’inversion du rapport entre zoe et bios instauré par la biocitoyenneté contemporaine peut être vue comme une réponse à l’horreur du nazisme. Désormais, la valorisation du corps matériel comme source de vie sera au cœur des avancées médicales. La médecine de transplantation  et la « ressourcification » des organes humains S’il est possible d’établir un lien entre la vieille tradition de recyclage des cadavres et la médecine de transplantation, cette dernière s’en détache cependant par l’ampleur de la rupture symbolique et juridique qu’elle a engendrée. Dans la mesure où elle permet le prolongement direct de la vie à partir de la mort, la greffe d’organes transforme les cadavres en une ressource vitale. Symbole de la toute-puissance de la médecine moderne, elle a de fait inauguré une nouvelle forme d’économie du corps. Dans son livre portant sur l’économie politique de la médecine de transplantation, le sociologue Philippe Steiner utilise l’expression « productivisation de la 1. Michel Foucault, « Crise de la médecine ou crise de l’antimédecine ? », art. cité, p. 43.

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mort » pour désigner les enjeux technoscientifiques et économiques de la transplantation d’organes 1. Sans la reconnaissance juridique du statut de la mort cérébrale, les systèmes de prélèvement et de redistribution des organes humains que nous connaissons aujourd’hui n’auraient sans doute jamais vu le jour. Loin de l’évidence, la notion de mort cérébrale est le fruit d’une double avancée technologique : la première est liée aux techniques de réanimation et la seconde aux succès de la médecine de transplantation 2. Accueillie comme une véritable prouesse, la première transplantation cardiaque réalisée par le chirurgien sud-africain Christiaan Barnard en 1967 a toutefois alerté la communauté médicale internationale quant à la nécessité d’établir des cadres précis pour délimiter la définition de la mort cérébrale. Effectuée grâce au prélèvement du cœur de Denise Darvall, une jeune femme morte accidentellement, cette première greffe a suscité une controverse médiatique et juridique dont l’issue a mené à la création d’un comité d’experts de l’université de Harvard. Composé de dix médecins, d’un avocat, d’un théologien et d’un historien, ce comité avait pour mission d’établir les étapes cliniques de la mort cérébrale afin de définir son statut médico-légal 3. Son but ultime, qui apparaît dans ses recommandations, était finalement de trouver une solution moralement et juridiquement acceptable au problème nouvellement créé du manque d’organes humains. L’aspect purement utilitariste de la mort cérébrale s’exprime d’ailleurs très clairement dans le rapport du comité soulignant le 1. Philippe Steiner, Transplantation d’organes. Un commerce nouveau entre les êtres humains, Paris, Gallimard, 2010, p. 12. 2. Céline Lafontaine, La Société postmortelle, op. cit., p. 76-81. 3. Margaret Lock, Twice Dead : Organ Transplants and the Reinvention of Death, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 89.

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paradoxe d’un système bio­­médical qui maintient en vie des individus à l’état végétatif alors que d’autres meurent faute d’organes 1. Publiées en 1968, les recommandations du comité de Harvard établissent donc les critères cliniques permettant le prélèvement d’organes vitaux sur des patients maintenus artificiellement en vie 2. Les règles d’éthique médicale concernant la déclaration et la certification de l’état de mort cérébrale pour un patient attestent implicitement de la logique économique et utilitariste relative à cette nouvelle catégorie médico-légale. Comment, par exemple, interpréter autrement le fait que les médecins autorisés à authentifier la mort cérébrale doivent nécessairement, selon les règles du comité de Harvard, être indépendants des médecins transplanteurs ? Étroitement liée à la reconnaissance juridique de la mort cérébrale, la transplantation d’organes participe d’une reconfiguration des frontières de la mort au profit d’une nouvelle économie du recyclage des corps. Reconnus comme légalement décédés alors que leurs corps sont maintenus artificiellement en vie, les patients en état de mort cérébrale occupent un espace social hautement contrôlé dans lequel le biologique et la technique semblent définitivement fusionnés. Oscillant entre la vie et la mort, ces « cadavres vivants » habitent un univers complètement technicisé où leur subjectivité est littéralement suspendue, au point que certains anthropologues les considèrent comme les premiers véritables cyborgs 3. Même 1. Jocelyne Saint-Arnaud, « Réanimation et transplantation : la mort reconceptualisée », Sociologie et sociétés, vol. 28, n° 2, 1996, p. 98. 2. Pour une analyse détaillée du débat autour de la mort cérébrale, cf. Margaret Lock, Twice Dead, op. cit. ; et Céline Lafontaine, La Société postmortelle, op. cit., chap. 2. 3. Linda Hogle, « Tales from the Cryptic : Technology Meets Organism

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si le prélèvement d’organes sur des patients en état de mort cérébral est devenu une pratique courante et fortement normalisée, elle demeure néanmoins controversée, surtout lorsqu’elle entre en contradiction avec le respect entourant généralement les patients décédés. À ce titre, deux chercheurs danois se sont récemment penchés sur les dilemmes éthiques auxquels doit faire face le personnel médical dans le cas exemplaire d’un arrêt cardiaque chez un donneur potentiel 1. Normalement réservés aux patients qu’on tente de sauver, la technique de défibrillation cardiaque et les massages de réanimation constituent des interventions violentes que l’on peut difficilement justifier pour maintenir artificiellement en vie un patient par ailleurs déclaré cliniquement mort. Dans ce type de situation, le personnel médical doit choisir entre le respect du donneur et la préservation des organes en vue de leur transplantation. Même s’il s’agit d’un cas limite, cet exemple fait ressortir une des contradictions inhérentes à la biocitoyenneté, entre la valeur subjective accordée au corps et sa mise en ressource par le biais de la médecine de transplantation. Le succès de la médecine de transplantation a favorisé l’apparition d’une économie de la rareté en matière d’organes humains. Dans la plupart des États occidentaux, on assiste depuis les années soixante-dix à la mise en place de ce que Philippe Steiner nomme une double politique de l’optimisation de la mort. La « politique d’exhortation » vise à in the Living Cadaver », in Chris Hables Gray (dir.), The Cyborg Handbook, New York, Routledge, 1995, p. 203-216. 1. Klaus Hoeyer, Anja Jensen, « Transgressive Ethics : Professional Work Ethics as a Perspective on “Aggressive Organ Harvesting” », Social Studies of Science, vol. 43, 2013, p. 1-21 ; disponible sur SSS.Sagepub. com.

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faciliter l’accord des familles par le biais d’une rhétorique du « don de vie », alors que la « politique d’incitation » s’adresse aux professionnels afin de les inciter à identifier les éventuels donneurs et à optimiser le nombre de prélèvements possibles 1. Les campagnes étatiques en faveur du don d’organes et les diverses stratégies nationales mises en place en vue de maximiser la « récolte » n’ont cependant pas réussi à combler ce qu’il est désormais convenu d’appeler une pénurie d’organes. L’expression « don de vie » généralement utilisée pour désigner le prélèvement et la greffe d’organes contribue à dissimuler l’aspect morbide de ce type d’intervention, comme l’ont montré les travaux de l’anthropologue américaine Lesley Sharp 2. L’imaginaire du don tend à camoufler la logique économique et le caractère utilitariste de cette dernière, même si dans les faits cette spécialité médicale figure parmi les plus lucratives aux États-Unis 3. La métaphore du « don de vie » vise aussi à diminuer les craintes liées à la vente et à la commercialisation des organes humains. Lorsqu’on sait que la médecine de transplantation a motivé l’essor du tourisme médical, les inquiétudes quant à la provenance des organes transplantés dans les luxueuses cliniques d’Afrique du Sud, du Brésil, de Chine ou d’Inde semblent malheureusement bien fondées 4. La découverte du rôle immunosuppresseur de la cyclosporine 1. Philippe Steiner, Transplantation d’organes, op. cit. 2. Lesley A. Sharp, Bodies, Commodities and Biotechnologies : Death, Mourning and the Scientific Desire in the Realm of Human Organ Transfer, New York, Columbia University Press, 2007, p. 24-25. 3. Ibid., p. 55. 4. Nancy Scheper-Hughes, « Mr Tati’s Holiday and João’s Safari –  Seeing the World Through Transplant Tourism », Body & Society, vol. 17, n° 2-3, 2011, p. 55-92.

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a favorisé la globalisation du marché des organes humains en supprimant les barrières immunitaires entre les corps 1. Pour l’anthropologue Nancy Scheper-Hughes, la cyclosporine a non seulement aboli les frontières corporelles en contrôlant le phénomène du rejet d’organe, mais elle a par là même transformé l’ensemble des êtres humains en donneurs potentiels, en ressources disponibles pour le marché de la transplantation. On assiste alors à l’apparition de ce que cette anthropologue nomme le « cannibalisme global 2 ». Le « miracle » technoscientifique que représente la médecine de transplantation n’a pas uniquement engendré l’espoir de prolonger la vie à partir de la mort ; sur un versant beaucoup plus sombre, il a ouvert la voie à la commercialisation et au trafic d’organes humains. Sur ce point, Nancy Scheper-Hughes questionne depuis plusieurs années la rhétorique des milieux médicaux qui ne cessent de déplorer la « pénurie » d’organes et qui, de ce fait, encouragent de manière implicite leur commercialisation à l’échelle internationale 3. Cette réalité a pris une tournure mortifère avec le développement de la transplantation de reins avec donneurs vivants. Puisqu’il s’avère possible de survivre avec un seul rein, un large réseau international d’échange commercial s’est ainsi instauré afin de répondre à la demande croissante de cet organe sur le marché biomédical. Le caractère illicite de ce « marché rouge 4 » rend difficile l’obtention d’un tableau précis de la situation, mais le travail d’équipes de recherche, telles que celle de Nancy ScheperHughes, permet néanmoins de mettre au jour certains des enjeux 1. Nancy Scheper-Hughes, « Bodies for Sales… », art. cité, p. 59. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 53-54. 4. Je reprends ici l’expression du journaliste Scott Carney dans son livre The Red Market, op. cit.

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les plus cruciaux liés au trafic d’organes. Loin de se limiter aux « vols » d’organes commis par des médecins crapuleux dans plusieurs régions du monde ou au prélèvement systématique chez les prisonniers condamnés à mort, comme c’est le cas en Chine, le trafic d’organes humains touche désormais des populations fragilisées. L’exemple des victimes les plus pauvres du tsunami en 2004 demeure sur ce point emblématique puisque l’on a appris que, dans un camp de réfugiés indiens, plusieurs personnes, généralement des femmes, se sont vues contraintes de sacrifier un de leurs reins pour aider leur famille à se nourrir et à payer leurs dettes 1. Dans ce genre de situation, les analyses de Nancy Scheper-Hughes ont montré que non seulement les montants obtenus suite à la vente d’un rein étaient insuffisants pour permettre aux familles de régler leurs dettes, mais aussi que bien souvent leur misère est accrue par le fait que ceux qui vendent leurs organes se retrouvent physiquement diminués et ne peuvent tout simplement plus travailler 2. Contrairement aux ouvriers, ce n’est pas leur force de travail que cèdent les vendeurs d’organes, mais une part importante de leur force vitale. Comprise dans son contexte général, la médecine de transplantation semble avoir contribué à l’accroissement des inégalités de genre, d’ethnicité et de classe. Parmi ceux qui vendent leurs organes, on retrouve en effet plus de femmes, de pauvres et de personnes « de couleur ». Quant à ceux qui peuvent bénéficier du surplus de vitalité que procure la greffe d’organes, ce sont généralement, du moins aux États-Unis, les patients les plus fortunés 3. Pour se convaincre de la logique inégalitaire 1. Ibid., p. 65-66. 2. Nancy Scheper-Hughes, « Bodies for Sales… », art. cité, p. 59. 3. Ibid., p. 36.

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à l’œuvre à l’échelle internationale, il suffit de rappeler que 70 % des transplantations rénales, en 2007, ont été effectuées en Amérique du Nord et au sein de l’Union européenne 1. Dans le cadre d’une étude menée au Bangladesh auprès de vendeurs d’organes, l’anthropologue Monir Moniruzzaman a d’ailleurs forgé l’expression bioviolence pour rendre compte de cette nouvelle réalité. Selon la définition qu’il en donne, la bioviolence « est un instrument qui transforme les corps humains, morts ou vivants, entièrement ou en partie, en lieux d’exploitations diverses à travers les nouvelles technologies médicales 2 ». D’un point de vue économique, la bioviolence est une conséquence directe de ce que Philippe Steiner nomme le biomarché, soit le marché globalisé d’organes humains. Le commerce d’organes s’apparente, selon lui, à de l’esclavage, à la différence toutefois que les vendeurs d’organes demeurent théoriquement « libres » et « consentants » 3. Sans faire un amalgame entre la médecine de transplantation et l’esclavage, la « ressourcification » des organes humains a néanmoins favorisé leur mise en valeur économique au détriment de la valeur subjective accordée au corps du « donneur ». Les biomarchés ne se cantonnent pas au commerce d’organes humains, mais ils s’étendent aux cellules, aux tissus et aux gènes sans que les logiques d’exploitation sur lesquelles ils reposent apparaissent clairement. Directement liée aux succès grandissants de la médecine de transplantation, la pénurie d’organes est d’ailleurs devenue l’un des principaux moteurs de la bioéconomie du corps humain. Et ce, dans la 1. Philippe Steiner, Transplantation d’organes, op. cit., p. 287. 2. Monir Moniruzzaman, « “Living Cadavers” in Bangladesh : Bioviolence in the Human Organ Bazaar », Medical Anthropology Quarterly, vol. 26, n° 1, 2012, p. 69-91 (traduction libre). 3. Philippe Steiner, Transplantation d’organes, op. cit.

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mesure où les avancées en matière de médecine régénératrice se présentent comme une réponse au manque d’organes, aux problèmes éthiques de leur commercialisation et à la lourdeur thérapeutique de la transplantation. Même si, dans les faits, la transplantation demeure une procédure courante, la volonté de maîtriser à la source les processus biologiques marque le passage vers une nouvelle forme d’objectivation des corps à travers le développement de l’ingénierie tissulaire et de la médecine régénératrice, toutes deux issues de la longue tradition de la culture cellulaire. Des cellules sans corps : la naissance des bio-objets La possibilité d’isoler et de maintenir en vie des cellules humaines hors du corps figure parmi les plus grandes avancées technoscientifiques du xxe siècle. Fruit de longues années de recherche et d’expérimentation, la capacité de cultiver et de reproduire des cellules en dehors de l’organisme a profondément révolutionné la biologie et la médecine. Devenue banale par le fait de sa normalisation, la culture cellulaire a transformé la façon de concevoir le corps humain et le vivant dans son ensemble. Dans un ouvrage remarquable, la sociologue des sciences Hannah Landecker rappelle le caractère hautement symbolique de cette prouesse technique. Retraçant les différentes étapes historiques qui ont amené à faire des cellules humaines un instrument de base de la recherche, Landecker révèle la logique de naturalisation de la culture cellulaire sur laquelle repose l’industrie biomédicale 1. Son analyse permet de mettre en lumière la distanciation symbolique et technique 1. Hannah Landecker, Culturing Life : How Cells Became Technologies, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2007.

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qui s’est opérée dans le laboratoire entre l’individualité corporelle et la vitalité des processus biologiques. Avec le recul historique, il s’avère que cette séparation entre corporalité et vitalité, rendue possible par la maîtrise technologique de la « vie en elle-même », a largement contribué à la mise en ressource du corps humain dans le cadre de la recherche biomédicale. Totalement normalisée à travers une logique de production et de standardisation, la culture cellulaire tend à rendre invisibles les corps desquels on puise cette nouvelle forme de vitalité. La culture cellulaire correspond au « maintien en dehors de l’organisme des cellules non organisées en tissu mais capables de se diviser in vitro et d’exprimer des métabolismes et des fonctions spécifiques 1 ». Il s’agit d’une technique de laboratoire qui permet d’isoler, de modifier et de multiplier des cellules afin de les utiliser pour la recherche ou, plus récemment, à des fins thérapeutiques. C’est l’embryologiste américain Ross Harisson qui a créé en 1907 la première culture cellulaire à partir de neuroblaste de grenouille, inaugurant ainsi une véritable révolution dans les sciences de la vie. La capacité de cultiver des cellules in vitro a permis le renversement des frontières corporelles en rendant visibles des processus organiques internes, en exposant « la vie en elle-même » au regard extérieur 2. Le passage du in vivo à l’in vitro a radicalement modifié la conception de la vie organique en démontrant la plasticité des cellules vivantes et leur autonomie par rapport au fonctionnement de l’organisme 3. Sans le développement de la culture cellulaire au début du xxe siècle, l’isolement des processus vitaux et la division du corps en parties autonomes 1. « La culture cellulaire, définitions »), Technobio.fr. 2. Hannah Landecker, Culturing Life, op. cit., p. 33. 3. Ibid.

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sur lesquels repose la bioéconomie n’auraient tout simplement pas été envisageables. Que l’on puisse détacher des cellules de leur milieu intérieur afin de les observer croître et se diviser remettait en cause non seulement les frontières entre intériorité et extériorité, mais aussi la temporalité même de l’organisme en intervenant sur son cycle de vie 1. Si les travaux de Ross Harisson ont permis de découvrir la plasticité et l’autonomie vitale des cellules, c’est toutefois Alexis Carrel, prix Nobel de médecine en 1912, qui renversa la conception de la temporalité biologique. Avec la culture in vitro de cellules cardiaques de poulet dont la durée de vie excédait considérablement la longévité normale des poulets vivants, Carrel ouvrait la porte à la quête de l’immortalité cellulaire 2. Fortement médiatisés, ses travaux ont en effet été présentés et accueillis comme une preuve de l’immortalité potentielle des cellules, comme la promesse d’une vie sans fin grâce à la technologie in vitro. Même si la découverte, en 1961, de la limite de Hayflick 3 a définitivement déboulonné le mythe scientifique de l’immortalité cellulaire, il n’en demeure pas moins que la vitalité spectaculaire des cellules de Carrel a exercé une influence considérable sur l’évolution de la biologie contemporaine. 1. Ibid., p. 54. 2. Ibid., p. 95. 3. Sceptiques face à la longévité phénoménale des cultures cellulaires du laboratoire d’Alexis Carrel, les biologistes Leonard Hayflick et Paul Moorhead ont entrepris de démontrer que les cellules étaient en fait alimentées par l’ajout de sang. Leurs travaux ont prouvé que des cellules de fœtus en culture ne peuvent se diviser qu’un nombre limité de fois. Nommé « limite de Hayflick », ce nombre maximal de divisions cellulaires constitue un phénomène intrinsèque à chaque type de cellule indépendamment du milieu. Sur cette question, cf. Cécile Klingler, « Vieillir ou laisser mourir », La Recherche, n° 406, dossier spécial « À quoi ça sert de vieillir ? », mars 2007, p. 31-34.

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Détachées du corps organique, les cellules cultivées en laboratoire représentent une nouvelle forme de vitalité caractérisée par sa plasticité, son autonomie et sa temporalité différée 1. La culture cellulaire a contribué à faire de la cellule une catégorie biologique à part entière, une entité conceptuelle complètement autonome vis-à-vis de sa provenance corporelle 2. Cette autonomie des cellules de laboratoire tend à faire disparaître le corps d’où elles sont issues en rendant invisible l’identité biologique qui les rattache à une individualité corporelle. Devenue la base même à partir de laquelle se déploie la recherche biomédicale, la culture cellulaire fusionne à elle seule les deux premières étapes du processus d’objectivation du corps humain identifié par Tsuyoshi Awaya, soit la parcellisation et la ressourcification 3. Tandis que l’isolement et la reproduction de cellules humaines in vitro ont rendu tangible une vision parcellisée du corps, leur production en série dans les laboratoires atteste de façon concrète de leur mise à disposition pour la recherche, de leur ressourcification comme outil nécessaire au développement du savoir scientifique. Créatures artificielles, les cellules in vitro possèdent un statut épistémologique particulier. Entièrement modelées par des procédés techniques, elles constituent la forme la plus commune de bio-objets, soit des objets biologiques dont la vitalité initiale a été détournée de la vie organique au profit d’une utilisation technoscientifique. Formulé récemment par des chercheurs dans le domaine des STS (science, technologie et société), le concept de bio-objet 1. Je reprends ici le découpage conceptuel élaboré par Hannah Landecker dans Culturing Life, op. cit. 2. Ibid., p. 223. 3. Tsuyoshi Awaya, « Common Ethical Issues in Regenerative Medicine », art. cité.

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vise à décrire les nouvelles formes de vitalité matérielle produites par les biotechnologies 1. Ces bio-objets, marqués du sceau de l’hybridité, remettent en question les frontières entre vivant et non-vivant, entre nature et artifice, entre sujet et objet. Longtemps resté dans l’ombre, le processus de bioobjectivation par lequel des cellules et des tissus sont extraits du corps pour être cultivés in vitro pose une question fondamentale du fait que les prouesses technologiques de la culture cellulaire ont ouvert la voie à la prolifération des bio-objets. Des lignées cellulaires aux cellules souches embryonnaires en passant par les embryons « surnuméraires », le nombre des bio-objets qui peuplent désormais les laboratoires du monde entier ne cesse en effet de croître sans qu’on sache quel statut leur attribuer et quel type de relation à la corporalité cette nouvelle vitalité permet de construire. Au-delà du phénomène de molécularisation de la culture, induisant une conception informationnelle du vivant et l’effacement matériel du corps porté par la génomique 2, le concept de bio-objet permet de repenser la matérialité biologique engendrée par la culture in vitro. Parmi les multiples questions soulevées par la production et l’usage biomédical des bio-objets, celles relatives à la ressourcification du corps humain et à une conception utilitariste de ce dernier apparaissent essentielles pour saisir les enjeux économiques et éthiques de la bioéconomie. Car, comme le souligne l’anthropologue Margaret Lock, la culture cellulaire transforme potentiellement chaque être humain en ressource 1. Andrew Webster, « Bio-Objects : Exploring the Boundaries of Life », in Niki Vermeulen, Sakrai Tamminen, Andrew Webster (dir.), Bio-Objects : Life in the 21st Century, Farnham, Ashgate, 2012. 2. Nikolas Rose, The Politics of Life Itself, op. cit.

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biologique : « l’origine de ces lignées cellulaires peut provenir de patients, de sujets de recherche en bonne santé, de populations “exotiques”, de tissus de fœtus avortés, de cadavres ou de citoyens ordinaires dont un échantillon sanguin a été pré­­levé dans le cadre de tests médicaux routiniers 1 ». Sur ce point, le cas, désormais célèbre, d’Henrietta Lacks et des cellules HeLa demeure exemplaire des enjeux cachés de la culture cellulaire. Le cas HeLa : des cellules cancéreuses devenues une ressource précieuse Grâce à un travail d’enquête acharné, la journaliste scientifique Rebecca Skloot a révélé au grand public l’histoire de la première lignée de cellules humaines immortalisées in vitro dans un livre intitulé The Immortal Life of Henrietta Lacks 2. L’imposant succès médiatique qu’a récemment connu cet ouvrage aux États-Unis n’est sans doute pas étranger au fait qu’il redonne une identité corporelle aux cellules HeLa, premiers bio-objets standardisés et produits à grande échelle afin d’alimenter les laboratoires de recherches biomédicales partout sur la planète. Sans reprendre toute l’histoire de ces fameuses cellules, en rappeler les grandes lignes permet de révéler la logique de ressourcification du corps humain propre à la culture cellulaire. Que la première lignée de cellules humaines ait été dérivée d’un prélèvement de tissus cancéreux chez une patiente pauvre descendante d’une famille d’esclaves, 1. Margaret Lock, « Who Owns the Body ? », art. cité, p. 216 (traduit par l’auteur). 2. New York, Broadway Paperbacks, 2010 ; trad. fr. Isabelle D. Taudière, Raymond Clarinard, La Vie immortelle d’Henrietta Lacks, Paris, Calmann-Lévy, 2011.

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sans même qu’elle en soit informée, n’a malheureusement rien de surprenant quant aux réalités sociologiques en jeu. L’histoire d’Henrietta Lacks, jeune femme afro-américaine morte à la suite d’un cancer du col de l’utérus en 1951, est en ce sens emblématique des inégalités inhérentes au processus de bio-objectivation 1. Le sort d’Henrietta Lacks et celui de sa famille seraient très certainement demeurés inconnus si le biologiste George Otto Gey, en poste à l’hôpital Johns-Hopkins, n’avait pas réussi, avec son assistante, à faire dériver d’un prélèvement de ses cellules cancéreuses une importante lignée cellulaire 2. Baptisées HeLa, en mémoire d’Henrietta Lacks, dont la véritable identité ne sera connue que trente ans plus tard, ces cellules sont au cœur du développement de la recherche biomédicale depuis les années cinquante. Capables de se diviser et de se reproduire à l’infini, les cellules HeLa ont, de manière profonde et durable, révolutionné les bases matérielles de la recherche en transformant la « biologie en technologie », selon l’expression du sociologue Eugene Thacker 3. Hautement normalisé et standardisé, l’usage de cellules humaines dans le cadre de la recherche biomédicale repose, il est vrai, sur une conception purement instrumentale de la vie cellulaire. Une fois détachées du corps et cultivées en laboratoire, les cellules acquièrent une autonomie qui autorise leur utilisation comme outils expérimentaux pour la recherche. Cette autonomisation des tissus humains s’avère toutefois paradoxale puisque, sur le plan épistémologique, les cellules sont considérées comme 1. Donna Dickenson, Property in the Body, op. cit., 2007. 2. Les détails de cette histoire proviennent de Rebecca Skloot, The Immortal Life of Henrietta Lacks, op. cit. 3. Eugene Thacker, The Global Genome : Biotechnology, Politics and Culture, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2005, p. 201.

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des substituts biologiquement représentatifs du corps humain. En effet, comme le souligne la sociologue Hannah Landecker, la culture de cellules humaines correspond à une volonté de « créer un sujet humain vivant pour la recherche qui ne soit pas une personne 1 ». L’exemple des cellules HeLa est sur ce point assez éloquent puisque ces cellules ont permis le développement rapide du vaccin contre la poliomyélite en tenant le rôle de « sujet » d’expérimentation. Autrement dit, malgré leur autonomie effective, les cellules in vitro doivent leur statut scientifique à leur matérialité organique qui n’est jamais complètement détachée de leur provenance corporelle, ne serait-ce que par leur identité génétique. D’où la difficulté de statuer sur le lien existant entre les cellules issues d’une personne et cette dernière, comme l’atteste l’histoire des cellules HeLa. L’une des principales caractéristiques biologiques des cellules in vitro est leur étonnante plasticité par rapport à la vie organique 2. Sur ce point, les cellules HeLa sont plus qu’exemplaires. Utilisées dans le cadre des recherches dirigées par le biologiste Jonas Salk afin de trouver un vaccin pour endiguer l’épidémie de poliomyélite, elles sont devenues, dès le début des années cinquante, les premières cellules humaines produites de manière industrielle afin de répondre aux besoins des laboratoires nationaux mobilisés dans la lutte contre cette maladie qui faisait alors des ravages aux États-Unis 3. Dotées d’une capacité phénoménale de reproduction, les cellules HeLa s’avéraient de plus très réactives face au virus. Devant 1. Hannah Landecker, Culturing Life, op. cit., p. 126 (traduit par l’auteur). 2. Ibid. 3. Cf. ibid., p. 137 ; et le chapitre « The HeLa Factory », in Rebecca Skloot, The Immortal Life of Henrietta Lacks, op. cit., p. 93-109.

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les qualités exceptionnelles de ces cellules, les chercheurs se sont rapidement aperçus de leur double valeur scientifique et économique puisqu’elles permettaient de faire de la recherche à grande échelle avec une économie de moyen. En 1952, un protocole de production standardisée des cellules a donc été élaboré afin de permettre leur diffusion en masse dans les laboratoires et, l’année suivante, un procédé de congélation a été mis au point. Congelées et expédiées en masse dans les laboratoires du monde entier, les cellules HeLa ont marqué une étape fondamentale dans le processus de bio-objectivation des tissus humains. Leur remarquable plasticité leur a permis de devenir les cellules les plus communément utilisées pour la recherche sur le cancer ou encore sur le virus du sida. Sur le plan sociologique, la distance symbolique et géographique parcourue par ces fameuses cellules contraste toutefois violemment avec le destin tragique d’Henrietta Lacks et de ses enfants. En racontant en parallèle l’histoire d’Henrietta Lacks et celle des cellules HeLa, la journaliste Rebecca Skloot a fait ressortir de manière saisissante les impasses éthiques et symboliques auxquelles a donné lieu le développement de la culture cellulaire 1. Alors que les cellules HeLa ont contribué, depuis les années cinquante, à un grand nombre de découvertes scientifiques, ce n’est que très tardivement que les enfants d’Henrietta Lacks ont appris leur existence. Obtenues sans le consentement de leur mère, les fameuses cellules sont en effet demeurées inconnues des descendants d’Henrietta Lacks jusqu’au début des années soixante-dix, lorsque des chercheurs les ont contactés afin de poursuivre des études en génétique. Suite à une longue série d’entretiens réalisés avec les membres 1. Rebecca Skloot, The Immortal Life of Henrietta Lacks, op. cit.

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de cette famille, Rebecca Skloot a mis en récit le choc ressenti d’apprendre, vingt ans après sa mort, que les cellules de leur mère avaient été utilisées dans d’innombrables projets de recherche et qu’elles étaient dispersées dans des centaines de laboratoires sur la planète. Ce qui ressort le plus fortement de ce récit est le statut symbolique ambigu attribué par les enfants d’Henrietta Lacks à ces cellules. À la fois fascinés et horrifiés de découvrir que des cellules de leur mère avaient été immortalisées in vitro, ils ont eu tendance à interpréter cette nouvelle comme une forme d’immortalisation de leur mère, comme un signe que la vie tragiquement écourtée de cette dernière s’est poursuivie à travers ses cellules. Lorsqu’on se souvient de la place accordée aux restes humains dans la plupart des cultures, sous forme de rituels magiques ou de sorcellerie, le lien symbolique établi entre des éléments corporels et la personne décédée n’est pas surprenant en soi 1. Plusieurs travaux de terrain réalisés auprès de familles de donneurs d’organes et de greffés ont d’ailleurs clairement montré que, même dans le cadre hautement médicalisé et objectivé de la transplantation d’organes, les acteurs impliqués ont tendance à accorder aux organes des attributs de la personne sur laquelle ils ont été prélevés 2. Que des cellules humaines puissent demeurer vivantes plus de cinquante ans après le décès d’une personne ne peut, en ce sens, qu’exercer une sorte de fascination qui n’est sans doute pas étrangère à la quête scientifique de l’immortalité 3. À ce sujet, Hannah Landecker a montré que la possibilité de congeler et d’intervenir sur la durée de vie des cellules humaines a eu pour conséquence de 1. Margaret Lock, « Who Owns the Body ? », art. cité. 2. Margaret Lock, Twice Dead, op. cit. 3. Cf. Céline Lafontaine, La Société postmortelle, op. cit., chap. 3.

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modifier la façon de concevoir scientifiquement la temporalité des organismes vivants. Cette transformation de la temporalité du vivant est d’ailleurs étroitement liée au développement de la médecine régénératrice et, de manière plus spécifique, à la recherche sur les cellules souches. En ce qui concerne les cellules HeLa, il demeure difficile de penser le lien entre la jeune femme noire décédée en 1951 et les millions de cellules peuplant les laboratoires du monde entier et dont la masse, si on pouvait l’unifier, dépasserait très largement le poids d’un corps humain. Lorsqu’on sait que ces fameuses cellules, en plus d’avoir été l’objet d’hybridation avec des cellules animales, ont été envoyées dans l’espace, la distance entre ces bio-objets et le corps duquel ils proviennent semble incommensurable. Le contraste entre la pauvreté des enfants d’Henrietta Lacks et le prestige scientifique de la lignée cellulaire obtenue grâce à la maladie de leur mère apparaît d’autant plus frappant lorsqu’on sait que les cellules HeLa ont permis aux entreprises qui les ont commercialisées d’engranger des profits considérables sans qu’un seul dollar ne soit versé à la famille 1. Même si elles n’ont pas fait l’objet d’un brevet à proprement parler, les cellules HeLa comptent en effet parmi les premières lignées de cellules humaines à avoir été commercialisées et distribuées à grande échelle. On touche ici à un des enjeux centraux du processus de bio-objectivation, celui relatif à l’appropriation et à l’exploitation économique de tissus humains sur lesquelles repose la bioéconomie. Juridiquement et scientifiquement considérées comme autonomes, les lignées cellulaires n’en demeurent par moins liées aux corps desquels elles ont été 1. Rebecca Skloot, The Immortal Life of Henrietta Lacks, op. cit., p. 93-104.

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extraites, ne serait-ce que par l’ADN qu’elles renferment. Sur cette question, c’est un autre cas qui permet de mieux saisir la complexité et l’imbrication des enjeux éthiques, juridiques et économiques relatifs à l’appropriation du matériel biologique d’origine humaine. L’homme aux cellules d’or Au cœur des avancées biomédicales et du développement des biotechnologies depuis les années cinquante, la culture cellulaire participe d’une redéfinition des frontières du corps humain et du statut socialement attribué à l’individualité corporelle. L’objectivation croissante du corps à travers son usage biomédical semble toutefois entrer en contradiction avec sa dimension proprement identitaire qui ne cesse pourtant de s’affirmer à travers la biocitoyenneté 1. Cette contradiction entre le corps-objet et le corps-sujet a pris une tournure nouvelle avec la possibilité de breveter des lignées de cellules humaines à des fins de commercialisation. À la fois outils de recherche et produits thérapeutiques, les cellules humaines ont acquis une biovaleur qui n’est pas liée, comme l’a finement conceptualisé la sociologue Catherine Waldby, à leurs propriétés biologiques intrinsèques, mais plutôt au processus de transformation biotechnologique qui leur donne une valeur 2. La biovaleur est donc le résultat d’un processus de parcellisation du corps qui permet d’isoler des cellules, de les cultiver in vitro, de les congeler et de les modifier. Complètement détachées du corps duquel elles sont issues, les cellules humaines deviennent 1. Nikolas Rose, The Politics of Life Itself, op. cit. 2. Catherine Waldby, « Stem Cells, Tissue Cultures and the Production of Biovalue », art. cité, p. 310.

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ainsi des bio-objets que l’on peut échanger et commercialiser. Le détachement corporel opéré par le processus de bioobjectivation soulève d’importantes questions quant au statut du corps. À ce titre, le cas de John Moore, dont les cellules ont fait l’objet d’un brevet sans son consentement, demeure exemplaire de l’ambiguïté entourant le statut juridique du corps humain et de ses produits 1. En 1976, John Moore, un homme de 31 ans souffrant d’une forme rare de leucémie, subit une ablation de la rate sur la recommandation du docteur David Golde, éminent chercheur de l’université de Californie (UCLA) 2. Ayant découvert que les cellules de son patient produisaient en grande quantité une protéine utile pour la recherche sur le cancer, le docteur Golde procède à un prélèvement de tissus et à la mise en culture des cellules cancéreuses de Moore, bien que ce dernier ait signé un formulaire de consentement stipulant que la rate et les tissus seraient détruits. Suite à l’intervention chirurgicale, le cancer de Moore se résorbe et il déménage à Seattle pour reprendre son travail. Forcé de se rendre en Californie pour des prélèvements et des tests durant les années qui suivent, le patient demande s’il serait possible de procéder à ces examens de surveillance sans qu’il ait à se déplacer. L’attitude du docteur Golde et l’apparition de clauses de nature économique dans les formulaires de consentement éveillent alors des soupçons chez Moore. Il découvre en 1981 que le docteur Golde a obtenu un 1. Devenue une référence centrale de la littérature en bioéthique, l’histoire de John Moore a fait l’objet d’un documentaire réalisé par Florence Martin-Kessler et justement intitulé L’Homme aux cellules d’or, sorti en 2007. 2. Pour une présentation synthétique du cas Moore, cf. Rebecca Skloot, « Taking the Least of You », The New York Times, 16 avril 2006 ; disponible sur NYTimes.com.

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brevet (US Patent 4438032) pour une lignée cellulaire, baptisée MO et obtenue à partir de ses propres cellules cancéreuses. D’une valeur de 15 millions de dollars, le brevet est le fruit d’un accord entre le docteur Golde, Genetics Institute Inc. et Sandoz Pharmaceutical 1. Choqué d’apprendre que ses cellules ont été commercialisées à son insu, John Moore entame en 1984 ce qui sera un long combat judiciaire riche en rebondissements 2. Après un premier revers face à la cour de Los Angeles, la cour d’appel de Californie reconnaît en 1988 à Moore un droit de propriété sur le brevet obtenu grâce à ses cellules. En 1990, la cour suprême de Californie renverse définitivement ce jugement en stipulant qu’un patient ne possède aucun droit de propriété sur des cellules qui ont été extraites dans le cadre d’une procédure médicale. Ainsi, même si ses cellules ont fait l’objet d’un brevetage sans son consentement, la décision finale de la cour n’a accordé aucune compensation financière à Moore, tout en reconnaissant la faute commise par le docteur Golde en matière de consentement. Parmi les arguments évoqués pour justifier ce jugement, la cour a souligné qu’un droit accordé aux patients sur l’utilisation de leurs tissus pourrait constituer un frein considérable à la recherche biomédicale 3. On touche là à un des enjeux centraux de la bioéconomie qui repose sur la primauté juridique accordée à la propriété intellectuelle sur laquelle s’appuie le brevetage du vivant (cellules, gènes, micro-organismes, organismes modifiés génétiquement). Dans le cas de John Moore, la sociologue Sheila Jasanoff rappelle que la logique juridique lui déniant tout droit financier repose 1. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit., p. 22. 2. Rebecca Skloot, « Taking the Least of You », art. cité. 3. Ibid.

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sur le principe qu’en eux-mêmes les tissus ne possèdent aucune valeur économique, qu’ils sont en fait considérés comme des déchets, comme de simples résidus corporels n’appartenant à personne. Ce n’est donc qu’une fois transformés en lignée cellulaire que les tissus deviennent l’enjeu d’une appropriation par le biais de la loi sur les brevets 1. Si, comme on va le voir au prochain chapitre, le développement de la bioéconomie n’aurait pas été envisageable sans l’extension du droit de propriété sur le vivant, les questions soulevées par l’affaire Moore dépassent toutefois le problème du brevetage. Cette saga juridique témoigne plus globalement d’une transformation profonde des frontières du corps humain, d’un redéploiement du rapport sujet/objet. Reconnus dans la tradition de la common law comme res nullius, c’est-à-dire comme une chose n’appartenant à personne, les tissus corporels extraits du corps humain sont désormais l’enjeu d’une logique d’appropriation dont les contours économiques, juridiques et éthiques sont complexes et mouvants 2. Décédé en 2001, John Moore incarne un des exemples les plus criants du passage « from patient to patent » (du patient au brevet), pour reprendre la formule de la bioéthicienne Donna Dickenson 3. S’il est légitime de s’interroger sur un régime d’appropriation qui permet aux cliniciens, aux chercheurs, aux universités et aux entreprises de tirer profit d’une ressource biologique alors que la personne de laquelle provient cette « matière » 1. Sheila Jasanoff, « Taking Life : Private Rights in Public Nature », in Kaushik Sunder Rajan (dir.), Lively Capital : Biotechnologies, Ethics, and Governance in Global Markets, Durham-Londres, Duke University Press, 2012, p. 168-169. 2. Donna Dickenson, Property in the Body, op. cit., p. 19. 3. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit., p. 22.

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ne possède aucun droit de propriété, il faut toutefois reconnaître, au-delà des enjeux d’exploitation, l’ambiguïté fondamentale du statut juridique attribué au corps humain. Sur ce point, l’anthropologue Klaus Hoeyer soutient que le refus de la cour suprême de Californie d’accorder à Moore un droit de propriété et une compensation financière sur la lignée cellulaire MO n’a pas principalement été motivé par une volonté de protéger l’industrie de la recherche biomédicale, mais surtout par un souci de protéger le caractère sacré reconnu à la personne humaine 1. Alors que le droit de propriété s’est historiquement institué sur les principes de la philosophie lockéenne stipulant que l’homme est propriétaire des fruits du travail de son corps et non de son corps lui-même, la reconnaissance juridique d’un droit à une part des bénéfices obtenus grâce à ses cellules aurait eu pour conséquence de favoriser la commercialisation du corps biologique en lui-même, touchant ainsi à la dignité de la personne humaine 2. La contradiction fondamentale existant entre la possibilité de breveter des lignées de cellules humaines et l’interdiction de traiter une personne comme une marchandise a abouti, dans le cas de John Moore, à une situation quelque peu absurde. En effet, tous les acteurs du milieu de la recherche biomédicale (chercheurs, universités, laboratoires biotechnologiques) se sont vu accorder un droit de propriété intellectuelle sur la lignée MO, sauf le patient duquel provenaient ces cellules 3. Sans pouvoir apporter une réponse à cet imbroglio juridique, il est toutefois possible d’émettre l’hypothèse que cette contradiction est liée 1. Klaus Hoeyer, « Person, Patent and Property : A Critique of the Commodification Hypothesis », Biosocieties, vol. 3, n° 2, 2007, p. 338-339. 2. Ibid. 3. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit., p. 31.

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au renversement opéré entre zoe et bios dans la biopolitique contemporaine. Alors que la vie nue des citoyens tend à devenir l’enjeu d’une nouvelle forme de reconnaissance politique, à travers le processus de biomédicalisation, le statut subjectif attribué au corps humain favorise, de manière paradoxale, sa mise en ressource et l’expropriation de ses parties au profit de l’industrie biomédicale. Cette double logique de subjectivation et d’objectivation s’avère d’autant plus troublante lorsqu’on saisit l’ampleur du processus de ressourcification et d’objectivation à l’œuvre dans la bioéconomie. Une économie des déchets Loin d’être un phénomène récent, l’utilisation et le recyclage du corps humain et de ses produits s’enracinent, comme on l’a vu, très profondément dans l’histoire. Indissociable de l’utilitarisme philosophique et du libéralisme économique qui s’affirment au tournant du xixe siècle, la ressourcification du corps humain au profit de la science médicale a toutefois pris une autre dimension avec la transplantation d’organes aujourd’hui devenue une pratique courante. Non seulement la possibilité de transplanter des organes humains a contribué à redéfinir les frontières de la mort et de la subjectivité, mais elle a aussi ouvert la voie à une nouvelle économie des corps créant par là même une demande de la part des instances médicales surpassant l’offre de manière importante. La pénurie d’organes humains disponibles pour la transplantation a notamment servi de moteur au déploiement de la recherche dans le domaine de l’ingénierie tissulaire et de la médecine régénératrice 1. De par 1. Catherine Waldby, « Stem Cells, Tissue Cultures and the Production of Biovalue », art. cité, p. 311-312.

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la logique de façonnement et de contrôle des processus biologiques qu’elles sous-tendent, ces dernières se rapprochent davantage de la bio-ingénierie que de la clinique médicale classique. Ainsi, la récupération, la manipulation et la produc­ ­tion de tissus humains supposent, comme l’a analysé la sociologue Linda Hogle, un modèle purement technique du corps où le travail du médecin se confond avec celui d’un ingénieur 1. Cette nouvelle ingénierie du corps humain transforme les cellules et les tissus en technologies biomédicales dont la fonction est de remédier à l’endommagement d’un organe causé par un accident, par une maladie ou par le simple fait du vieillissement. La production de tissus de remplacement nécessite l’instauration d’un dispositif biomédical de récu­­pération des déchets corporels. À titre d’exemple, les premiers fragments de peau humaine transplantés pour soigner des grands brûlés provenaient de prépuces de bébés circoncis recyclés et transformés par l’entremise des biotechnologies 2. Sous l’impulsion des avancées dans le domaine de l’ingénierie tissulaire et de la médecine régénératrice, la liste des déchets organiques pouvant faire l’objet d’un recyclage ne cesse d’augmenter. Dans leur livre Tissue Economies : Blood, Organs, and Cell Lines in Late Capitalism, les sociologues Catherine Waldby et Robert Mitchell montrent que pratiquement tous les restes humains prélevés dans le cadre d’opérations chirur­gicales (tissus, cellules cancéreuses, graisse, fragments d’os, etc.) ou d’examens de routine (échantillons de salive, d’urine, de sang, tissus prélevés lors de biopsie, etc.) peuvent être désormais recyclés et réutilisés à des fins de 1. Linda F. Hogle, « Life/Time Warranty… », art. cité, p. 74-75. 2. Melinda Cooper, « Resuscitations… », art. cité, p. 2-3.

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recherche ou de traitement 1. Si l’on ajoute à cela les cellules souches issues d’embryons humains, de tissus de fœtus avortés, de cordons ombilicaux et même de sang menstruel récupéré, on comprend que la logique de recyclage du corps humain et de ses produits est théoriquement illimitée 2. En fait, l’ensemble des déchets corporels acquiert une biovaleur, qu’elle soit réelle ou spéculative. L’usage et la récupération de ces déchets recèlent des dimensions culturelles, symboliques et éthiques qui varient selon leur origine et le sens qu’on leur attribue. Par exemple, les cellules souches récupérées à partir des fœtus de femmes qui ont choisi d’avorter sont considérées comme problématiques par les autorités médicales, alors que celles provenant de fœtus évacués lors d’une fausse couche sont perçues comme plus saines 3. La valeur socialement attribuée au tissu est étroitement liée au contexte dans lequel il est prélevé. Dans le cas des cellules souches d’origine fœtale, les préjugés relatifs aux femmes qui choisissent l’avortement transparaissent dans la façon dont les chercheurs et les cliniciens identifient ces cellules comme potentiellement plus à risque d’être contaminées 4. Dans un tout autre contexte, l’entreprise américaine Cryo-Cell propose une valorisation du sang menstruel en offrant aux femmes la possibilité de le congeler et de le mettre en banque afin de pouvoir éventuellement en utiliser les cellules souches 5. De déchet, le sang menstruel acquiert, par le biais 1. Catherine Waldby, Robert Mitchell, Tissue Economies, op. cit., p. 86. 2. Julie Kent, Regenerating Bodies, op. cit. 3. Julie Kent, « The Fetal Tissue Economy : From the Abortion Clinic to the Stem Cell Laboratory », Social Science & Medicine, vol. 67, n° 11, 2008, p. 1747-1756. 4. Ibid., p. 1750. 5. Cf. Cryo-Cell.com.

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de la bioéconomie, le statut de ressource précieuse. Cette mise en banque du sang menstruel constitue non seulement, comme on le verra, une nouvelle forme de recyclage des produits du corps humain, mais aussi un nouveau mode d’expression de l’identité corporelle caractéristique de la biocitoyenneté. Des prélèvements cliniques aux laboratoires biotechnologiques, en passant par des processus de standardisation et de stockage, le mouvement de mise en valeur des déchets corporels est multiple et complexe. Pour rendre compte de cette complexité inhérente à la création d’une biovaleur rattachée à des tissus humains, Catherine Waldby et Robert Mitchell rappellent que « la valeur attribuée aux tissus humains est toujours conditionnée par les significations culturelles, ontologiques, épistémologiques et historiques que les différents acteurs impliqués – donneurs, receveurs, membres de la famille, personnel médical, chercheurs et investisseurs – leur accordent 1 ». Autrement dit, les valeurs culturelles et éthiques auxquelles se réfèrent les différents acteurs varient en fonction notamment de leur position au sein du dispositif biomédical. Le caractère multiple et conditionné des représentations et des pratiques relatives au corps et aux bio-objets qui en sont issus favorise leur redéfinition et leur récupération dans le contexte de la bioéconomie 2. Le cas des embryons surnuméraires produits dans le cadre de l’industrie de la fécondation in vitro est exemplaire puisque 1. Catherine Waldby, Robert Mitchell, Tissue Economies, op. cit., p. 34 (traduction libre). 2. Sur la question du caractère multiple du corps dans le cadre des pratiques médicales, cf. Anne-Marie Mol, The Body Multiple : Onto­­logy in Medical Practice, Durham, Duke University Press, 2002.

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ces embryons canalisent des valeurs et des représentations contradictoires alors même que leur fonction initiale de reproduction est détournée. Considérés par certains comme la promesse d’une vie humaine que l’on doit protéger de la destruction, ils sont conçus par d’autres comme une ressource biologique porteuse des plus grands espoirs de la médecine régénératrice. Purs produits de la culture techno­ scientifique, les embryons conçus par fécondation in vitro ont ouvert la voie à ce que l’anthropologue Sarah Franklin nomme la transbiologie, c’est-à-dire une biologie propre à des organismes qui ne sont pas nés, mais qui sont en réalité des matériaux biologiques qui se reproduisent en dehors du corps 1. Au centre d’importants débats politiques, juridiques et éthiques, les embryons surnuméraires incarnent à eux seuls la redéfinition des frontières corporelles résultant de l’avancée des biotechnologies. Ni pur sujet ni simple matière, ces bioobjets témoignent d’une nouvelle réalité technoscientifique et économique au sein de laquelle le corps humain apparaît à la fois comme une ressource matérielle et comme la source de toute subjectivité. Ainsi qu’on l’a vu au premier chapitre, la valeur quasi sacrée accordée à la santé à travers notamment le processus de biomédicalisation constitue paradoxalement le socle idéo­­logique justifiant l’appropriation de produits et d’éléments corporels à des fins de recherche et de traitement. Le triple processus d’objectivation, de ressourcification et de commercialisation des embryons humains sur lequel repose la recherche sur les cellules souches trouve donc son ultime légitimation dans l’argument qu’il ne faut pas gaspiller ces précieuses 1. Sarah Franklin, « The Cyborg Embryo : Our Path to Transbiology », Theory, Culture & Society, vol. 23, n° 7-8, 2006, p. 167-187.

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ressources 1. On rejoint ici les fondements épistémologiques et idéologiques de la bioéconomie. Indissociable du modèle de développement durable prôné par l’OCDE et les grandes instances internationales, la volonté de faire de « la vie en elle-même » la source d’une nouvelle productivité économique s’appuie non seulement sur une conception informationnelle du vivant, mais aussi sur le principe du recyclage et du remodelage biotechnologique des processus du vivant 2. Fondé sur une logique d’innovation technoscientifique et de financiarisation de la recherche, le biocapitalisme qui émerge dans les années quatre-vingt favorise une appropriation et une mise en valeur des déchets corporels à travers des mécanismes industriels et commerciaux complexes. À ce titre, l’entreprise américaine RTI Biologics qui se spécialise dans le recyclage et la préparation de tissus et de cellules d’origine humaine en vue d’une utilisation clinique illustre parfaitement le processus de parcellisation, de ressourcification et de commercialisation du corps humain à l’échelle internationale 3. Inscrite en Bourse, au Nasdaq, cette entreprise est internationalement reconnue pour la création d’implants biologiques à partir de tissus humains recyclés provenant en majeure partie de cadavres. RTI Biologics a d’ailleurs récemment été au centre d’un débat sur les mécanismes médicaux et juridiques permettant de s’approvisionner dans des pays où le consentement des donneurs et des familles n’est pas obligatoire, comme dans le cas de l’Ukraine avec qui l’entreprise fait affaire et où des cas d’appropriation, sans l’autorisation des familles, de tissus 1. Catherine Waldby, « Stem Cells, Tissue Cultures and the Production of Biovalue », art. cité, p. 317. 2. Melinda Cooper, Life as Surplus, op. cit. 3. Cf. RTIX.com.

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provenant d’individus décédés ont été rapportés 1. Comme on va le voir au prochain chapitre, le recyclage et la mise en valeur des déchets humains reposent principalement sur une logique du don qui tend à rendre invisible les nouvelles formes d’inégalité et d’exploitation instituées pas la bioéconomie.

1. Tony Kirby, « Profiteering Threatens the Altruism of Tissue Donation », The Lancet, vol. 380, novembre 2012, p. 1635-1636.

Chapitre 3

L’envers du don : la face cachée du biocapital

Informed consent is the mechanism that transforms a gift into property. Catherine Waldby et Robert Mitchell 1

La gravité des enjeux symboliques, éthiques et juridiques liés à l’utilisation et à la marchandisation des parties du corps humain constitue une interdiction tacite de transposer directement les lois du marché à ce type de commerce. La répugnance morale et les barrières légales servant de frein au déploiement d’un libre marché dans ce domaine ont eu pour effet de favoriser le développement d’une économie du don et du recyclage qui tend à camoufler les enjeux financiers et commerciaux liés à la mise en valeur biotechnologique des tissus humains. Même dans des pays, comme les États-Unis, où la vente de sang et de gamètes est permise, la rhétorique du don demeure, sous diverses formes, le cadre normatif auquel 1. Catherine Waldby, Robert Mitchell, Tissue Economies, op. cit., p. 71.

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les autorités biomédicales se réfèrent 1. Au-delà de l’euphémisme, cette référence à l’univers sémantique du don témoigne d’un malaise profond à employer un vocabulaire marchand lorsque le corps humain est impliqué dans un échange de nature économique. Dans un livre intitulé Exchanging Human Bodily Material : Rethinking Bodies and Markets, l’anthropologue Klaus Hoeyer soutient en ce sens que le tabou entourant le commerce des parties du corps humain s’enracine au fondement même du capitalisme libéral 2. Fruit d’une construction historique, le marché repose sur l’idéal philosophique d’un individu libre et autonome pouvant tirer profit des fruits de son travail par le biais d’un échange économique. Cette figure lockéenne de la liberté individuelle s’oppose à celle de l’esclave réduit au rang de simple objet. Support de l’individualité subjective, le corps est indissociable du statut juridique de la personne. Légalement reconnu comme inviolable, tant par le droit civil français que par la common law, il est exclu de l’échange marchand puisqu’il ne peut faire l’objet d’une appropriation 3. Ainsi, la dignité et l’inviolabilité rattachées à la personne s’étendent de manière générale aux éléments et aux produits du corps humain, d’où le recours à la notion de don qui suppose une dépossession, sans pour autant transformer ces éléments en marchandises 4. Le marché libéral s’est donc institué historiquement sur la base d’une mise en exception du corps humain, l’individu étant 1. Ibid. 2. Klaus Hoeyer, Exchanging Human Bodily Material : Rethinking Bodies and Markets, Copenhague, Springer, 2013. 3. Marie Hirtle, Bartha Maria Knoppers, Le Stockage des éléments du corps humain, les droits de propriété intellectuelle et les autres droits de propriété, Ottawa, Industrie Canada, 1999 ; disponible sur IC.gc.ca. 4. Cf. sur cette question Michela Marzano, Penser le corps, Paris, PUF, 2002.

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reconnu comme autonome et possesseur de son corps sans pour autant pouvoir le vendre sur le marché, comme en témoignent les débats politiques et juridiques autour d’enjeux tels que la prostitution et la procréation pour autrui. La reconnaissance juridique de l’inviolabilité du corps humain par les instances nationales et internationales reconduit l’état d’exception associé à la personne tout en laissant la voie libre à d’autres formes d’appropriation de la matière corporelle, notamment celles liées au brevetage et aux droits de propriété intellectuelle 1. Si un individu ne peut, au nom de la dignité, vendre son corps, entier ou en parties, il est toutefois permis à d’autres (chercheurs, laboratoires pharmaceutiques) d’acquérir des droits d’exploitation commerciale pour des éléments corporels sur la base d’une valorisation juridique de leur travail. En effet, alors que les questions relatives au droit de propriété d’un individu sur son propre corps demeurent hautement controversées 2, l’isolement et la manipulation de tissus humains par le biais des biotechnologies ont donné lieu à la mise en place de dispositifs scientifiques, juridiques et économiques permettant leur appropriation à des fins de recherche et de commercialisation. Pour saisir les enjeux de l’extension des droits de propriété intellectuelle aux éléments du corps humain, il faut se rappeler que les bio-objets acquièrent une valeur ajoutée du simple fait d’avoir été créés artificiellement. Basé sur la conception lockéenne du droit de propriété, le brevetage sous-tend le principe selon lequel 1. Klaus Hoeyer, Exchanging Human Bodily Material, op. cit. 2. On touche ici à l’ensemble des débats autour de la prostitution, des mères porteuses et du droit de disposer de son corps. Ces revendications s’appuyant sur le principe « mon corps m’appartient », supposent, comme on le verra plus loin, une conception dualiste du corps et participent à l’extension de la sphère du marché.

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« les tissus prélevés sur une personne et cultivés de façon à être greffés ou à fabriquer un médicament appartiennent aux chercheurs et aux laboratoires, et non pas aux patients 1 ». Ce recadrage juridique amorcé dans les années quatre-vingt participe d’un redéploiement des frontières du corps humain qui ne s’appuie plus sur le dualisme sujet/objet, mais plutôt sur la dichotomie nature/artifice 2. La personne en elle-même n’est pas marchandisée, mais la vitalité de ses tissus biologiques entre dans le circuit des inventions brevetables 3. Le processus menant du don à la propriété intellectuelle emprunte des voies multiples et sinueuses infléchies autant par les avancées technoscientifiques que par la fluctuation des valeurs culturelles rattachées au corps et à ses différentes parties. Dans le contexte général de la bioéconomie et de la course à l’innovation biomédicale, l’accès à la matière biologique humaine constitue un enjeu scientifique et économique majeur. Une nouvelle économie politique des corps s’impose ainsi à travers l’affirmation d’une bio­­citoyenneté. Caractérisée par le fait que l’existence biologique, la puissance de « la vie en elle-même » constitue désormais le garant de l’identité subjective, la biocitoyenneté s’incarne, de manière plus tangible, dans l’importance symbolique que revêt désormais le don d’éléments corporels dans la construction d’une nouvelle identité sociale, d’une nouvelle façon de concevoir la citoyenneté. Du don de sang au don d’organes, en passant par l’abandon de tissus corporels et le legs d’échantillons biologiques jusqu’au « sacrifice » d’embryons humains pour 1. Sylviane Agacinski, Corps en miettes, Paris, Flammarion, 2009, p. 45. 2. Sheila Jasanoff, « Taking Life… », art. cité, p. 168. 3. Melinda Cooper, Life as Surplus, op. cit., p. 147.

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la recherche, la biocitoyenneté s’exprime dans et à travers cette économie du don. Ce chapitre se propose de dresser un portrait d’ensemble des diverses logiques d’appropriation que camoufle la rhétorique du don propre à la biocitoyenneté. S’amorçant par un retour historique sur l’importance du don de sang dans la construction de la citoyenneté moderne, il expose comment l’idéal altruiste du don s’est progressivement institué comme le référent normatif de la bioéconomie. Désormais transposé à l’ensemble de la population, à travers notamment le développement de biobanques populationnelles, cet idéal favorise paradoxalement l’appropriation et la mise en valeur de la matière corporelle au profit de l’innovation biomédicale. Le don de sang : de l’incarnation du corps politique à la bioéconomie Historiquement, ce sont les avancées médicales liées à la transfusion sanguine et le perfectionnement des méthodes de conservation du sang durant la Première Guerre mondiale qui sont à l’origine du modèle de l’économie du don lorsque des éléments du corps humain sont impliqués dans un échange entre personnes. Que l’on puisse réussir à conserver du sang humain à l’extérieur du corps pour ensuite le transférer dans un organisme étranger relevait alors non seulement de l’exploit technique, mais de la transgression symbolique. Véritable prouesse de la science moderne, la transfusion sanguine incarne, à partir des années quarante, à la fois le pouvoir de la médecine de sauver des vies et la solidarité du corps politique à travers le partage du sang. Dans un ouvrage intitulé The Gift Relationship : From Human Blood to Social Policy, publié pour la première fois en 1970, le politologue 111

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anglais Richard Titmuss résume parfaitement les fondements normatifs de l’économie du don en matière de produits du corps humain 1. Devenue une référence, la thèse de Titmuss défend une conception altruiste et nationaliste de la collecte et de la redistribution du sang au sein du système de santé publique britannique, en opposition à sa commercialisation américaine. Titmuss insiste sur le rôle central des banques de sang dans l’édification des systèmes de santé publique après la Seconde Guerre mondiale. Sans entrer dans les détails des dispositifs mis en place par la Croix-Rouge et les États occidentaux pour assurer la collecte et la redistribution du sang depuis la fin de la guerre, il faut souligner le rôle primordial occupé par la gestion du sang dans l’édification des systèmes de santé tant en Europe qu’en Amérique du Nord. Associé à l’effort de guerre, le don de sang a, en quelque sorte, servi de substitut symbolique au sang versé pour la patrie dans l’imaginaire politique des États-nations. Fruit des conquêtes de la médecine moderne, la transfusion sanguine devient ainsi le symbole anonyme d’une nouvelle solidarité sociale, d’un nouveau corps politique fondé sur le partage du sang. Sur ce point, les sociologues Catherine Waldby et Robert Mitchell rappellent que l’une des premières réactions des Américains suite aux attaques du 11 septembre 2001 a été de se rendre en masse dans les cliniques spécialisées pour offrir leur sang, et cela même si les autorités médicales indiquaient qu’il n’y avait pas de pénurie et que les réserves de sang étaient suffisantes 2. En dépit des profondes modifications 1. Richard M. Titmuss (dir.), The Gift Relationship : From Human Blood to Social Policy, édition augmentée et actualisée, New York, New Press, 1997. 2. Ibid., introduction.

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institutionnelles liées à la gestion et à la gouvernance des banques de sang, l’imaginaire de la guerre et du sang donné pour la nation demeure un cadre de référence commun, bien qu’aux États-Unis les produits du sang humain fassent l’objet d’une commercialisation ouverte. L’idéal patriotique et humanitaire du don de sang anonyme tel que l’a conceptualisé Richard Titmuss contraste avec la complexité inhérente au don comme phénomène social. Dans son célèbre Essai sur le don, Marcel Mauss a montré comment l’économie du don participe de la structuration du lien social dans ses multiples dimensions 1. Conçu comme un fait social total, le don suppose un système de réciprocité, une logique du contre-don dont la fonction sociale, symbolique et économique s’éloigne considérablement de l’idéal altruiste d’un donneur animé par un pur esprit de solidarité et de dévouement. Comme tout système de don, l’échange de sang s’inscrit dans des rapports sociaux qui ne peuvent simplement se réduire à un acte de générosité naturelle. Plusieurs études ont d’ailleurs montré que le modèle universel du donneur humaniste ne permet pas de rendre compte de la diversité des valeurs symboliques et culturelles attachées au don de sang aux échelles nationale et internationale 2. Dans le contexte de la globalisation, la figure du donneur est, en effet, multiple. Les politiques de collecte et de redistribution du sang varient 1. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, in Sociologie et anthropologie, 4e éd., Paris, PUF, 1968. Ce texte, originellement publié dans L’Année sociologique, 19231924, est disponible sur Classiques.uqac.ca. 2. Sur la question de la diversité des valeurs associées au don de sang, cf. Johanne Charbonneau, Natalie Tran (dir.), Les Enjeux du don de sang dans le monde. Entre altruisme et solidarités, universalisme et gestion des risques, Rennes, Presses de l’EHESP, 2012.

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considérablement d’un pays à l’autre et les raisons de donner son sang ne sont évidemment pas les mêmes en Chine, en Inde ou en France 1. À la complexité sociologique que camoufle l’idéal du don purement altruiste s’ajoutent les vives contestations dont la thèse de Richard Titmuss a été l’objet depuis le milieu des années quatre-vingt 2. L’un des arguments avancés par Titmuss contre le modèle commercial des banques de sang américaines reposait sur l’idée que le don altruiste assurerait la mise à disposition d’un sang de bonne qualité puisque seuls les individus en bonne santé pourraient y contribuer 3. Or la découverte du VIH au début des années quatre-vingt et le scandale du sang contaminé – qui a profondément ébranlé les autorités sanitaires responsables du contrôle et de la gestion des banques de sang dans de nombreux pays (France, Canada, États-Unis, Royaume-Uni) – ont funestement montré que le modèle du don altruiste ne constituait pas en soi un gage de sécurité et de protection pour les personnes transfusées 4. Devant des centaines de patients hémophiles contaminés par le VIH ou l’hépatite C, les autorités médicales se sont vues contraintes d’adopter des mesures visant à minimiser les risques de transmission. Les nouvelles logiques de contrôle sanitaire mises en place dans les années quatre-vingt ont eu pour conséquence d’interdire à certaines catégories de la population de donner leur sang 5. Parmi les catégories ciblées par ces mesures restrictives, les communautés homosexuelles masculines, sur la base 1. Ibid. 2. Klaus Hoeyer, Exchanging Human Bodily Material, op. cit., p. 17. 3. Richard M. Titmuss (dir.), The Gift Relationship, op. cit. 4. Virginia Berridge, « Aids and the Gift Relationship in the UK », ibid., p. 15-40. 5. Ibid., p. 23-26.

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du fort taux de prévalence du VIH en leur sein, ont ainsi été exclues de la liste des donneurs potentiels en France et au Canada, tandis que d’autres pays ont plutôt renforcé les dispositifs de contrôle 1. Étant donné l’importance du don de sang dans l’imaginaire contemporain de la nation, l’exclusion et la stigmatisation de groupes socialement considérés à risques posent donc de sérieuses questions quant à l’universalité du modèle altruiste défendu par Titmuss 2. Si, au niveau de l’imaginaire, le don de sang incarne une nouvelle forme de solidarité politique, les dispositifs sécuritaires instaurés au nom de la santé publique révèlent toutefois que tous les corps ne sont pas égaux devant le don. Malgré sa lourde charge symbolique, la rhétorique du don n’a pas empêché le développement d’un important marché du sang humain à l’échelle internationale. Dans certains pays, comme l’Inde et le Bangladesh, le commerce du sang s’apparente davantage à une forme moderne d’esclavage qu’à un libre marché d’individus autonomes 3. Il faut dire que le modèle normatif du don altruiste formulé par Titmuss au début des années soixante-dix ne tient absolument pas compte des avancées biomédicales, notamment dans le domaine de la transplantation d’organes, qui augmentent de manière 1. En 2013, le Canada a autorisé les hommes bisexuels et homosexuels à donner du sang sous condition d’une période d’abstinence de cinq ans. Au Royaume-Uni et en Australie, les donneurs de sang potentiels doivent attendre un an après leur dernière relation homosexuelle ; en Afrique du Sud, cette période est de six mois. Sur ce sujet, cf. « Les gais pourront donner du sang sous certaines conditions », Radio-Canada.ca, 22 mai 2013. 2. Klaus Hoeyer, Exchanging Human Bodily Material, op. cit., p. 17-18. 3. Sur la question du commerce du sang dans des pays comme l’Inde ou le Bangladesh, cf. Carney Scott, The Red Market, op. cit.

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exponentielle la demande mondiale de produits sanguins 1. La figure idéalisée du donneur, héros anonyme de la médecine moderne, contraste considérablement avec la réalité biologique des produits sanguins qui sont désormais décomposés en une série d’éléments (cellules, globules blancs, plasma, plaquettes). Cette décomposition des produits sanguins tend à favoriser le recours au marché globalisé du sang humain 2. Très éloignée de l’idéal du don altruiste prôné par certains États, l’économie du sang repose désormais sur les rouages complexes de la bioéconomie au sein de laquelle l’unité organique du corps humain se dissout à travers la multiplicité biologique de ses produits dérivés. La standardisation des méthodes de traitement, de conservation et de stockage contribue, en outre, à rendre invisibles les inégalités inhérentes à la globalisation du commerce de produits sanguins. Le « don » de sang ne recoupe évidemment pas les mêmes réalités sociales et économiques s’il provient d’une femme indienne pauvre qui donne son sang en échange d’une compensation financière ou d’un don gratuit d’un citoyen français ou canadien. Le sang standardisé dissimule les multiples visages du « donneur ». Censée protéger la vie privée de ce dernier, la norme de l’anonymat participe plutôt à sa dépersonnalisation, à sa dissolution dans des sacs en plastique hermétiquement scellés 3. Même les pays prônant un modèle de désintéressement altruiste n’échappent pas à la marchandisation globalisée du sang et des tissus humains. À titre d’exemple, la France importe, selon le sociologue Philippe Steiner, entre 15 % et 1. Ann Oakley, John Ashton, « Introduction to the New Edition », in Richard M. Titmuss (dir.), The Gift Relationship, op. cit., p. 3. 2. Catherine Waldby, Robert Mitchell, Tissue Economies, op. cit.. 3. Carney Scott, The Red Market, op. cit., p. 14.

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26 % de tissus et de sang humains 1. Incapable de faire face à une demande sans cesse croissante de la part du système de santé, on importe ainsi des produits du corps humain dont il s’avère difficile d’identifier clairement la provenance tant la chaîne menant de la collecte à la distribution s’est complexifiée. L’anonymisation du donneur prend cependant une tout autre dimension lorsqu’il est question du don d’organes. L’ambivalence du don d’organes : entre objectivation et subjectivation Alors que l’idéal altruiste du don trouve sa source dans l’histoire de la transfusion sanguine, c’est toutefois sous l’impulsion de la médecine de transplantation que s’affirme, comme on l’a déjà souligné, une rhétorique utilitariste en faveur du recyclage du corps humain. Pour faire face à une demande toujours croissante d’organes, des dispositifs juridiques et institutionnels ainsi que des campagnes de sensibilisation ont été mis en place à partir des années 1970 dans un grand nombre de pays afin de promouvoir le « don de vie » 2. Présenté comme un acte de solidarité citoyenne, le don d’organes repose sur trois présupposés normatifs identifiés par l’anthropologue Margaret Lock 3. Le premier de ces présupposés est celui selon lequel les organes qui ne sont pas utilisés pour la transplantation sont gaspillés et, de ce fait, chaque citoyen devrait accepter de les donner une fois sa vie achevée. Selon la même perspective 1. Philippe Steiner, Transplantation d’organes, op. cit., p. 241-242. 2. Ibid. 3. Margaret Lock, « La transplantation d’organes à la lumière de l’anthropologie : discours contradictoires et transformations des subjectivités », in Sylvaine De Plaen (dir.), La Transplantation d’organes. Enjeux et paradoxes, Montréal, Éditions du CHU Sainte-Justine, 2006, p. 38.

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utilitariste, le deuxième présupposé renvoie à la tendance à réduire les organes à de simples objets mécaniques, dépourvus de toute dimension subjective. Le dernier présupposé consiste à présumer que le diagnostic de mort cérébrale est neutre et universel 1. Dans les faits, ni l’utilitarisme sur lequel se fonde le don d’organes, ni la définition de la subjectivité humaine centrée sur le fonctionnement cérébral ne sont des principes universels. Par exemple, la forte résistance de la société japonaise au prélèvement d’organes sur des patients en état de mort cérébrale s’explique par un rejet du dualisme corps/esprit propre à la culture occidentale et par une tout autre conception du corps et de la subjectivité 2. En outre, de nombreux travaux de sociologie et d’anthropologie ont clairement démontré que, pour les patients qui les reçoivent, les « organes transplantés représentent bien davantage que de simples “morceaux” de corps biologiques ; la vie qui les anime se manifeste de façon surprenante et module profondément leur subjectivité 3 ». Même à l’intérieur du cadre occidental de la culture biomédicale, on assiste à une certaine ambivalence face au don d’organes. D’un côté, on tend à dépersonnaliser le donneur, à ramener ses organes à de pures ressources biologiques et, de l’autre, on accorde une valeur toute subjective à ce « don de vie ». 1. Ibid. 2. Alors qu’en Occident l’arrêt du fonctionnement de l’activité cérébrale est socialement accepté comme l’équivalent de la mort d’un individu, dans la culture japonaise la subjectivité est répartie dans l’ensemble du corps et dans le souffle vital. Ainsi, tant qu’un individu est maintenu artificiellement en vie, il est culturellement considéré comme vivant. Sur cette question, cf. Margaret Lock, Twice Dead, op. cit. 3. Margaret Lock, « La transplantation d’organes à la lumière de l’anthropologie… », art. cité, p. 39.

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Loin d’être universels, les dispositifs juridiques et institutionnels visant à favoriser le don d’organes diffèrent selon les pays et révèlent des conceptions divergentes du lien entre corps et citoyenneté. En France et dans certains pays comme la Belgique et l’Espagne, les politiques de transplantations reposent sur le système de l’opting-out, c’est-à-dire qu’un « prélèvement peut être pratiqué dès lors que la personne n’a pas fait connaître, de son vivant, son refus d’un tel prélèvement 1 ». Ce type de consentement présumé correspond à une collectivisation des corps au service de la santé publique 2. Si, dans les faits, le personnel médical cherche généralement à obtenir l’autorisation de la part de la famille, le droit de procéder à un prélèvement sans consentement explicite place le principe de solidarité au-dessus de celui d’autonomie. Selon le médecin belge Myriam Remmelink, l’opting-out est justifié « dans le cas de la transplantation d’organes par le fait que, dans la balance, procéder à une greffe permettra de sauver une ou des vies humaines ; cet aspect “supplante” donc l’individu 3 ». Cette mise en solidarité des corps par le don présumé s’oppose à la tradition de la common law qui institue l’autonomie individuelle et la liberté de choix au sommet de la hiérarchie des droits. Ainsi, aux États-Unis et au Canada, le prélèvement d’organes nécessite un consentement explicite signé par le défunt ou sa famille. Cette manière de procéder a donné lieu à d’importantes campagnes de sensibilisation afin d’inciter les individus à prendre des mesures légales pour faire connaître 1. Article L. 1232-1 du Code de la santé publique (art. 9 b III de la loi n° 2004-800 du 6 août 2004, Journal officiel du 7 août 2004) ; disponible sur France-ADOT.com. 2. Philippe Steiner, Transplantation d’organes, op. cit., p. 87. 3. Myriam Remmelink, Éthique et biobanque. Mettre en banque le vivant, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2013.

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leur volonté en matière de don d’organes. À titre d’exemple, au Québec, les citoyens sont invités à signaler leur consentement en signant le verso de leur carte d’assurance maladie afin d’avoir toujours en leur possession cette information. Au-delà des différentes conceptions du rapport entre corps individuels et corps politique, les systèmes d’incitation instaurés par les États tendent à confirmer que le don d’organes est, pour reprendre l’expression de Mauss, un « fait social total » qui recouvre des réalités politiques, juridiques, économiques et culturelles fort diverses. La médecine de transplantation participe en fait du redéploiement des frontières de l’individualité corporelle propre à la biocitoyenneté. Cette dernière se caractérise par une ambivalence du rapport entre, d’une part, le corps subjectif et, d’autre part, le corps matériel dont le donneur en état de mort cérébral, hissé au rang de héros anonyme, demeure l’exemple le plus troublant. En l’espace de quelques minutes suivant le diagnostic de mort cérébrale, ce dernier passe, par le biais d’un imposant dispositif technique destiné à assurer la qualité maximale des organes prélevés, du statut de patient à celui de cadavre vivant 1. Ce passage correspond au processus d’objectivation et de dépersonnalisation du donneur 2. Malgré l’utilitarisme inhérent à la mise en ressource du corps humain à des fins de transplantation, on observe, à l’intérieur du cadre strict de la culture biomédicale, une résistance à l’objectivation complète du donneur. Ainsi, dans les campagnes visant à promouvoir le don d’organes, ces derniers sont rarement présentés comme de simples déchets qu’il convient de 1. Chris Hables Gray, The Cyborg Handbook, op. cit. 2. Lesley A. Sharp, Bodies, Commodities and Biotechnologies, op. cit., p. 44.

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recycler pour sauver des vies. Au contraire, on tend à attribuer aux organes une force vitale pouvant être transmise au receveur 1. Puisant dans l’imaginaire religieux du christianisme, le don d’organes se rapporte métaphoriquement à la résurrection dans la mesure où la vie renaît directement de la mort 2. Les familles de donneurs perçoivent généralement le don d’organes comme une façon de prolonger la vitalité de leurs proches décédés. L’idée selon laquelle le donneur revit à travers ses organes semble d’ailleurs très répandue parmi les greffés, au point que plusieurs d’entre eux soutiennent avoir été complètement transformés par cette expérience 3. Parce qu’il constitue un don vital qui exclut toute réciprocité, le don d’organes peut toutefois représenter, pour le receveur, une menace à son identité ou, à tout le moins, une redéfinition de cette dernière. Selon le sociologue Jacques Godbout, la règle du don anonyme instituée pour préserver la vie privée du donneur et de sa famille occupe une double fonction parce qu’elle protège du même coup le receveur d’une dette sans fin 4. Sur ce point, plusieurs travaux en anthropologie ont souligné l’ambivalence des sentiments exprimés par les patients greffés face au donneur. Maintenus en vie grâce au don d’organes, les individus ayant subi une greffe ressentent à la fois de la gratitude et de la culpabilité 1. Margaret Lock, « La transplantation d’organes à la lumière de l’anthropologie… », art. cité. 2. Ibid. 3. Arlene Macdonald, « Immortal Organs : Spirituality in the Resurrected Lives of Organ Transplants Recipients », Omega : The Journal of Death and Dying, vol. 53, n° 1-2, 2006, p. 51-67. 4. Jacques T. Godbout, « Le don, la dette et l’identité dans le don d’organes », in Sylvaine De Plaen (dir.), La Transplantation d’organes, op. cit., p. 59-77.

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envers leur donneur décédé 1. La résistance des patients à considérer les organes comme de simples objets mécaniques s’exprime aussi dans le fait que « certains receveurs se montrent préoccupés du genre, de l’ethnicité, de la couleur de peau, de la personnalité et du statut social de leur donneur […] 2 ». La vitalité subjective attribuée aux organes transplantés, tant par les familles des donneurs que par les receveurs, contraste toutefois fortement avec les logiques d’objectivation et d’appropriation qui se mettent en place à travers les biomarchés 3. Le principe de l’anonymat du don sur lequel reposent les dispositifs de prélèvement et de redistribution des organes dans la majorité des pays contribue, comme on l’a vu au chapitre précédent, à alimenter, à l’échelle internationale, un important trafic d’organes humains, notamment de reins provenant de donneurs vivants. Figurant au premier rang des organes transplantés, les reins sont désormais l’enjeu d’un commerce international par le biais du tourisme médical qui touche au moins 10 % de l’ensemble des transplantations effectuées dans le monde 4. Étrangement, l’aura subjective attribuée aux organes provenant de patients en état de mort cérébrale semble perdre de son pouvoir lorsque le donneur anonyme est vivant et que le rein transplanté transite par les biomarchés. Alors que le don d’organes implique une dette symbolique à l’égard du donneur et la reconnaissance de sa vitalité subjective au-delà 1. Lesley A. Sharp, Bodies, Commodities and Biotechnologies, op. cit., p. 44. 2. Margaret Lock, « La transplantation d’organes à la lumière de l’anthropologie… », art. cité, p. 40. 3. Philippe Steiner, Transplantation d’organes, op. cit. 4. Cf. OMS, « L’OMS propose un programme mondial sur les transplantations », WHO.int, 30 mars 2007.

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de sa mort, l’échange marchand contribue à objectiver et à dépersonnaliser le donneur vivant 1. Non seulement le modèle marchand tend à neutraliser la puissance symbolique des organes, mais il crée une illusion d’égalité et de réciprocité entre donneur et receveur. Même en Iran, où la vente de reins est juridiquement encadrée par l’État, les données disponibles démontrent que d’importantes disparités socio-économiques subsistent entre « donneurs » et « receveurs » 2. Que la vente soit explicite ou camouflée sous la forme d’une compensation financière, la logique d’exploitation inhérente au commerce d’organes rend illusoire toute réciprocité. Les inégalités sociales et économiques que sous-tend la globalisation de la médecine de transplantation tendent à être dissimulées sous le vocable « don » qui recoupe des réalités fort diverses. Par exemple, le processus d’objectivation spécifique aux organes provenant de donneurs vivants prend une tout autre dimension avec la légalisation dans de nombreux pays du don entre membres d’une même famille ou entre proches. Strictement encadré du fait des nombreuses questions éthiques qu’il soulève, le don entre proches repose sur une rhétorique du sacrifice et du don de soi. Or la rhétorique du sacrifice, tout comme celle du don, n’est pas neutre. Pour la sociologue Nancy Scheper-Hughes, la rhétorique du « don de vie » valorise une logique du sacrifice qui rend invisibles les diverses formes d’inégalité inhérentes à l’échange d’organes ou de tissus entre vivants 3. Culturellement, le sacrifice et le don de soi demeurent des valeurs associées au genre 1. Carney Scott, The Red Market, op. cit., p. 14. 2. Philippe Steiner, Transplantation d’organes, op. cit., p. 299-301. 3. Nancy Scheper-Hughes, « Bodies for Sales… », art. cité, p. 63.

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féminin et de nombreuses études ont montré qu’en matière de don d’organes les femmes sont plus souvent du côté des donneurs que des receveurs 1. Les disparités que recouvre la valorisation du sacrifice dans le cas de dons d’organes entre vivants peuvent aussi être de nature politique, culturelle ou religieuse, puisque les conceptions du rapport entre corps, individualité et citoyenneté varient considérablement d’un pays à l’autre. Du don au marché : la double fonction du consentement éclairé Malgré l’ambivalence du rapport entre identité corporelle et matérialité biologique sur lequel il repose, le don d’organes constitue l’idéal normatif de la bioéconomie, soit celui d’une biocitoyenneté fondée sur le partage et le recyclage des éléments corporels. Transposée à l’ensemble des tissus et des produits du corps humain, la rhétorique du don s’applique désormais à tous les déchets corporels prélevés dans le cadre d’interventions médicales et utilisés pour la recherche. L’extension du modèle du don cadre d’ailleurs parfaitement avec le développement de l’ingénierie tissulaire et de la médecine régénératrice présentées comme des alternatives à la transplantation et à la pénurie d’organes 2. La logique de récupération et de transformation des tissus humains qui caractérise ces domaines de recherche s’appuie sur les dispositifs juridiques relatifs à la notion de consentement éclairé. Issue du code de Nuremberg, 1. Nancy Scheper-Hughes, « The Tyranny of the Gift : Sacrificial Violence in Living Donor Transplants », American Journal of Transplantation, vol. 7, n° 3, 2007, p. 507-511. 2. Sur ce point, cf. Eugene Thacker, The Global Genome, op. cit.

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élaboré suite au procès des médecins nazis en 1946-1947, la notion de consentement éclairé s’est historiquement instituée comme le mécanisme juridique garantissant la reconnaissance de l’autonomie, de la dignité et de l’indisponibilité du corps humain. Le consentement éclairé constitue le premier des dix critères établis par ce code pour définir les cadres éthiques et juridiques d’une expérimentation médicale impliquant des sujets humains 1. Dans le contexte contemporain du recyclage et de la mise en ressource des tissus humains, le consentement éclairé favorise paradoxalement l’appropriation des ressources biologiques humaines au profit de la recherche et de l’industrie biomédicale. Afin d’éviter les problèmes éthiques et juridiques liés à l’usage de tissus humains, le consentement éclairé est en effet devenu la norme juridique internationalement reconnue qui permet aux chercheurs et aux laboratoires biotechnologiques de transformer des éléments corporels (cellules, tissus, gamètes) en bio-objets brevetables. Tandis que le don de sang et d’organes impliquait à l’origine un lien corporel direct entre deux citoyens au sein du corps politique, la transposition de la rhétorique du don à la recherche biomédicale s’inscrit plutôt dans un régime néolibéral d’innovation fondé sur le droit de propriété intellectuelle. Encadrant juridiquement le don de tissus humains, le consentement éclairé institue un droit de propriété au profit d’une équipe de recherche ou d’une entreprise 2. Comme on l’a souligné au chapitre précédent, les tissus excisés dans le cadre de procédures médicales n’appartiennent légalement à personne, ils 1. Pour une définition des critères de la recherche issus du code de Nuremberg, cf. « Le code de Nuremberg – 1947 », FRSQ.gouv.qc.ca. 2. Donna Dickenson, The Body Property, op. cit., p. 18.

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sont considérés dans la tradition de la common law comme res nullius. Sur le plan juridique, leur récupération et leur utilisation dans le cadre de la recherche biomédicale ne sont donc pas problématiques en elles-mêmes. Par contre, la création d’une biovaleur sur la base de manipulations biotechnologiques pose la question de la privatisation des profits générés grâce à ces tissus. Sur ce point, il faut se rappeler que la cour suprême de Californie n’avait reconnu à John Moore aucun droit de propriété sur le brevet obtenu grâce à ses cellules, prétextant qu’une telle reconnaissance représenterait un frein pour la recherche. En revanche, le jugement confirmait l’obligation pour le chercheur d’obtenir un consentement spécifiant les éventuels intérêts financiers issus du don 1. D’abord conçue dans l’optique de s’assurer de l’approbation des patients aux traitements et aux interventions chirurgicales, la doctrine du consentement éclairé constitue donc, par extension, le cadre juridique d’un régime de propriété fondé sur le don. Dans plusieurs pays, dont le Royaume-Uni, le Canada et les États-Unis, les formulaires de consentement destinés aux patients comprennent des dispositions relatives au don de tissus à des fins de recherche 2. Or, en instituant juridiquement la dépossession du donneur des profits potentiels générés par ses propres tissus, le consentement éclairé occupe une fonction de régulation économique 3. Celle-ci prend la forme d’« un altruisme unidirectionnel » dans la mesure où elle permet la transformation du don en bénéfice financier par le biais du brevetage 4. 1. Ibid., p. 15. 2. Ibid., p. 18. 3. Catherine Waldby, Robert Mitchell, Tissue Economies, op. cit., p. 71. 4. Donna Dickenson, The Body Property, op. cit., p. 18.

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La double fonction éthique et juridique remplie par la doctrine du consentement éclairé ne prend tout son sens que si on la replace dans le contexte général de la bioéconomie. Étroitement liée aux réformes néolibérales instaurées aux États-Unis dans les années quatre-vingt en faveur de l’innovation technologique, de la privatisation et de la commercialisation de la recherche, la mise en valeur de « la vie en elle-même » s’est instituée à partir d’une reconnaissance juridique de la suprématie de l’artificialité du monde humain sur la nature 1. En accordant en 1980 un droit de propriété intellectuelle sur une bactérie, la Cour suprême des États-Unis a en effet posé les bases juridiques d’un nouveau régime d’appropriation et d’exploitation économique du vivant. Historiquement, c’est le jugement rendu dans le procès Diamond v. Chakrabarty qui a ouvert la voie à la brevetabilité des êtres vivants. Biologiste travaillant pour General Electric, Ananda Chakrabarty avait créé en laboratoire une bactérie capable de métaboliser le pétrole accidentellement déversé lors de marées noires 2. Le fait que ce premier brevet octroyé pour un organisme vivant portait sur une bactérie génétiquement modifiée à des fins écologiques est loin d’être anodin. Cette « invention vivante » correspondait parfaitement aux préoccupations économiques, politiques et environnementales de l’époque, marquée par une volonté de poursuivre la croissance grâce à l’exploitation des processus biologiques conçus comme une nouvelle forme de productivité 3. Ainsi, la même année où la Cour suprême des États-Unis reconnaissait un droit de propriété intellectuelle sur un organisme vivant, le Congrès 1. Sheila Jasanoff, « Taking Life… », art. cité, p. 155-183. 2. Ibid., p. 167. 3. Cf. notamment Melinda Cooper, Life as Surplus, op. cit.

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américain adoptait le fameux Bayh-Dole Act qui autorisait le brevetage de découvertes réalisées grâce à des fonds publics, y compris des gènes et d’autres formes de manipulation du vivant dont des lignées cellulaires. Marquant le passage à une vision néolibérale de la science, le Bayh-Dole Act constitue en quelque sorte la pierre angulaire du biocapital 1. La signature dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce des Accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) a confirmé l’importance primordiale accordée à la propriété intellectuelle dans les politiques néolibérales de recherche et d’innovation. Ces accords assurent un plus grand respect des brevets octroyés par les États membres. Même s’il est spécifié que ces membres pourront exclure de la brevetabilité les inventions qui « visent les végétaux et les animaux autres que les micro-organismes », dans les faits les ADPIC encouragent le brevetage du vivant en faisant de la propriété intellectuelle un pilier du commerce international 2. Les traités internationaux et les dispositifs juridiques encadrant le développement des biotechnologies ont donc eu pour conséquence de permettre l’émergence d’une nouvelle forme d’exploitation économique du corps humain, et ce en dépit du refus de sa commercialisation clairement exprimé par la plupart des grandes instances internationales. Par exemple, la règle 29 de la Convention sur le brevet européen stipule que « le corps humain, aux différents stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte d’un de ses éléments, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, ne peuvent 1. Kaushik Sunder Rajan, Biocapital, op. cit., p. 6. 2. Cf. OMC, « Renseignements concernant les ADPIC sur le site de l’OMC », WTO.org.

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constituer des inventions brevetables ». Cependant, l’isolement, la manipulation et la transformation d’éléments du corps humain peuvent, toujours selon cette même règle, faire l’objet d’un brevet : « un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel 1 ». Cette survalorisation de l’artifice par rapport à la nature biologique se reflète dans le dédoublement de la fonction du consentement éclairé qui rend légitime la dépossession du donneur au profit du chercheur. Le régime de propriété, qu’établit de manière implicite la doctrine du consentement éclairé, renvoie à la conception libérale de l’autonomie subjective et à la mise en exception du corps humain qui ne peut être légalement séparé de la personne. Même si la logique d’appropriation du don sur laquelle s’institue la bioéconomie du corps humain demeure fortement problématique, un éventuel partage des bénéfices financiers avec les donneurs reviendrait, ni plus ni moins, à faire du corps humain une marchandise comme les autres avec toutes les dérives possibles que cela suppose. Or le passage d’une économie du don à une commercialisation pure et simple des éléments corporels n’est évidemment pas une solution, d’autant plus que les liens entre un corps et les bio-objets qui en sont issus deviennent de plus en plus difficiles à cerner, comme en témoigne l’exemple historique des cellules HeLa. Les véritables enjeux du régime de privatisation basé sur le consentement éclairé s’avèrent plus complexes encore lorsqu’on s’aperçoit que les tissus humains acquièrent, très souvent, 1. Office européen des brevets, « Convention sur le brevet européen », EPO.org.

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une biovaleur du fait d’avoir été collectivisés et anonymisés dans des biobanques. Don et biobanques : les limites du consentement éclairé Si le stockage et la conservation de « restes humains » ne datent pas d’hier – comme en témoignent les collections des musées d’histoire naturelle de France et d’Europe –, la mise en banque d’un nombre toujours grandissant d’éléments corporels à des fins de recherche a pris, dans les dernières décennies, une ampleur inégalée dans l’histoire 1. Devenus pratiques courantes, l’isolement, la congélation et le stockage d’échantillons biologiques constituent l’un des principaux moteurs des avancées biomédicales. Or, qu’ils soient utilisés comme objets d’expérimentation, comme outils diagnostiques ou comme bases de données, les millions d’échantillons corporels prélevés et stockés suite à une intervention médicale ou dans le cadre de campagne de dons volontaires possèdent une valeur économique et financière pratiquement inestimable. D’origine scandinave, le terme « biobanque » s’est imposé au niveau international, « malgré sa connotation marchande 2 », pour désigner les dispositifs de stockage de ces échantillons biologiques. Selon la définition qu’en donne Myriam Remmelink, une biobanque « est une collection d’échantillons biologiques associés à des données personnelles (d’identification – âge, sexe, date et lieu de prélèvement – ou de santé – diagnostic, traitement, évolution), destinée à une utilisation pour la recherche médicale/scientifique et organisée de manière à 1. Laure Cadot, « Les restes humains : une gageure pour les musées ? », La Lettre de l’OCIM, n° 109, janvier-février 2007, p. 4-15. 2. Myriam Remmelink, Éthique et biobanque, op. cit., p. 19.

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pouvoir être utilisée par autrui 1 ». Nullement défini, cet autrui peut tout aussi bien être un laboratoire de recherche public qu’un laboratoire pharmaceutique. Clé de voûte de la bioéconomie, la constitution des biobanques participe du redéploiement néolibéral du rapport entre public et privé. Conçues comme une ressource essentielle au développement de la recherche et de l’innovation, les biobanques font depuis le tournant des années deux mille, l’objet d’importants investissements publics dans de nombreux pays, et cela tant au plan national qu’international. Né du séquençage du génome humain et des avancées de la génomique, l’intérêt des instances publiques pour les biobanques est lié au progrès considérable de la bio-informatique qui permet d’analyser un grand nombre d’échantillons et de données afin d’obtenir des informations précieuses pour le développement de médicaments ou de nouveaux traitements. Portée par les promesses de la médecine prédictive et de la médecine personnalisée, la création de biobanques populationnelles représente un enjeu important dans la course à l’innovation biomédicale. Nécessitant des infrastructures coûteuses, les biobanques populationnelles sont généralement créées dans le cadre de grands projets nationaux soutenus par des fonds publics. La UK Biobank, qui a vu le jour en 2007, fait figure de chef de file dans ce domaine, tant par son ampleur que par l’étendue des données récoltées. Encadrée par le National Health Service, elle s’est constituée grâce à une immense collecte d’échantillons de sang et d’urine menée auprès de cinq cent mille participants âgés de 40 à 69 ans 2. 1. Ibid. 2. Paul Elliot, Tim C. Peakman, « The UK Biobank Sample Handling and Storage Protocol for the Collection, Processing and Archiving of

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Elle est destinée à de larges études épidémiologiques sur les facteurs génétiques, environnementaux et sociaux des cancers à l’âge adulte. Elle n’a donc pas été conçue en vue d’un projet de recherche en particulier mais pourrait virtuellement être utilisée dans plusieurs projets existants ou à venir. Hautement contrôlés et standardisés, les procédés de congélation et de préservation des échantillons biologiques permettent en effet de conserver les éléments corporels recueillis sur une longue période. Les nouvelles conditions de collecte et de stockage liées à l’établissement des biobanques populationnelles soulèvent cependant de sérieuses questions éthiques dans la mesure où elles reposent sur un éventuel élargissement du don à l’ensemble de la population et sur une redéfinition des principes de la doctrine du consentement éclairé. En effet, les normes éthiques et juridiques encadrant le développement des biobanques stipulent que les échantillons obtenus grâce aux dons des participants font l’objet d’un consentement éclairé. Or il paraît difficile de consentir à participer à un projet de recherche qui n’est pas encore défini. Directement sollicités, les individus qui choisissent de faire un don à une biobanque populationnelle ne peuvent pas connaître de manière pleinement éclairée ce à quoi ils consentent exactement. La fonction économique de la doctrine du consentement éclairé se voit ainsi prolongée dans la formule du « consentement pour tout », préconisée notamment par la UK Biobank. Rédigés de manière très large afin d’inclure toutes les utilisations possibles des échantillons, les formulaires de consentement pour les biobanques sont donc volontairement imprécis ; ainsi, le donneur n’a d’autre Human Blood and Urine », International Journal of Epidemiology, n° 37, 2008, p. 235.

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choix que de consentir à tous les usages éventuels de ses spécimens ou de se désister 1. Dans un tel contexte, le consentement semble tendre à protéger davantage les chercheurs que les donneurs, en leur assurant non seulement des droits de propriété sur leur recherche, mais également en cautionnant éthiquement à l’avance l’exploitation des données collectées 2. L’impossibilité pour les donneurs de pouvoir choisir précisément les projets de recherche auxquels ils souhaiteraient participer revient, en un sens, à leur demander de signer une adhésion totale à l’idéal de la recherche en tant que telle, ce qui s’éloigne considérablement de l’idée même de consentement éclairé. Biobanques, biocitoyenneté et bioéconomie La question de l’élargissement du modèle de don à l’en­­ semble de la population se pose avec encore plus d’acuité dans les pays, comme la France et la Belgique, où la règle de l’opting-out prévaut. Ainsi, dans le cas de biobanques constituées à partir d’échantillons récoltés suite à des traitements, la conservation d’éléments corporels ne fait pas systématiquement l’objet d’un consentement écrit. Malgré les règles strictes imposées par les instances de gouvernance, telle l’Agence de la biomédecine, en vue de justifier le prélèvement et le stockage de tissus humains, l’extension du principe de l’opting-out pose problème parce qu’il place sur un même niveau le « don de vie » relatif à la transplantation d’organes et le don pour la 1. Dans le cas de la UK Biobank, les formulaires comprennent des « options », tel le choix d’être recontacté pour participer à une seconde phase potentielle de la collecte. 2. Myriam Remmelink, Éthique et biobanque, op. cit., p. 61.

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recherche 1. S’agissant d’une forme démocratique de collectivisation des corps, le consentement présumé suppose une brèche dans la reconnaissance de l’autonomie du patient et dans le principe d’indisponibilité du corps humain qui trouve sa justification dans le fait que la greffe d’organes permet de « sauver des vies » 2. Cette « suprématie de la société sur l’individu » prend une tout autre dimension lorsqu’il s’agit de dons destinés à la création de biobanques pour la recherche. On passe alors d’une conception d’une solidarité citoyenne fondée sur un échange corps à corps à l’édification d’une biocitoyenneté où chaque individu est conçu comme une ressource potentielle pour la recherche. Indissociable du processus de biomédicalisation qui tend à renverser le rapport entre zoe et bios, la transposition du don à l’innovation biomédicale se révèle un maillon essentiel dans l’édification de la chaîne de production de la biovaleur qu’on retrouve au fondement même de la bioéconomie. Qu’il soit question de la règle du consentement écrit ou de l’opting-out, ce qui est réellement problématique dans le cas des biobanques, c’est la logique de privatisation des profits de la recherche à laquelle elles donnent actuellement lieu, précipitant par là même l’effritement des systèmes de santé publique. On assiste au détournement des valeurs et des principes liés à la biocitoyenneté au profit du biocapital. Faisant appel à la solidarité citoyenne et parfois même à l’identité nationale, la création de biobanques populationnelles est essentielle au développement de la médecine prédictive et de la médecine personnalisée, toutes deux considérées par l’OCDE comme des voies prometteuses de la bioéconomie en 1. Ibid., p. 60. 2. Ibid., p. 53.

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matière de soins de santé. Issues des travaux en génomique, ces nouvelles voies de la recherche biomédicale visent à identifier des biomarqueurs à partir desquels il serait possible de cibler de manière plus précise les traitements susceptibles de donner de meilleurs résultats afin d’éviter les effets secondaires nocifs en fonction du profil génétique des patients. Dans son rapport La Bioéconomie à l’horizon 2030, l’OCDE souligne clairement que les « très lourds investissements privés » essentiels aux avancées dans ce domaine nécessiteront d’établir « de nouveaux partenariats public-privé permettant de consulter en nombre des données sur les patients, des matériaux biologiques et des informations génétiques » 1. L’enrôlement d’une partie importante des populations pour la constitution des biobanques suppose une forte mobilisation citoyenne en faveur de la recherche biomédicale. Présentée comme un projet global de société, la mise en place de la bioéconomie ne sera possible, selon les auteurs de ce rapport, que par une implication des citoyens dans ce processus de transition : « Il est essentiel d’associer pleinement les citoyens pour assurer une transition harmonieuse vers une économie animée par la deuxième révolution de la fin du xxe siècle, la biorévolution 2. » Loin d’être le fruit d’une vision futuriste imaginée par des fonctionnaires férus de science, cette conception d’un engagement citoyen pour le développement de la bioéconomie correspond plutôt à l’orientation actuelle des projets nécessitant la collecte à grande échelle d’échantillons biologiques. À l’instar du Royaume-Uni, plusieurs pays ont mis en place des dispositifs éthiques et juridiques permettant la création de biobanques nationales. Pionnier dans ce domaine, le 1. OCDE, La Bioéconomie à l’horizon 2030, op. cit., p. 205. 2. Ibid., p. 17.

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Parlement islandais a ainsi autorisé en 1998 le laboratoire deCode Genetics à créer une grande banque populationnelle regroupant des données sur la santé d’environ deux cent quatre-vingt mille citoyens 1. Malgré les nombreux débats éthiques, autour notamment de la protection de la vie privée, que soulève une telle concentration d’informations biologiques et génétiques, la participation des citoyens à ce genre de projet se fait généralement de manière enthousiaste, même dans le cas de l’Islande où une entreprise était à l’origine de cette initiative 2. L’adhésion volontaire d’une part toujours grandissante de la population aux programmes nationaux de récolte d’éléments corporels pour la recherche s’explique, notamment, par la croyance envers les nombreuses promesses de la science biomédicale et par l’affirmation d’une nouvelle forme de biocitoyenneté. Sur ce point, les études menées par le chercheur anglais Richard Tutton auprès d’individus impliqués dans la constitution de la UK Biobank tendent à démontrer que ce type de projet implique une redéfinition de l’identité citoyenne caractérisée, au niveau des représentations, par le passage de la figure du donneur à celle du participant 3. Suivant les enquêtes effectuées par ce sociologue, les individus sélectionnés et appelés à donner des échantillons de sang et d’urine perçoivent leur don comme une participation citoyenne aux avancées biomédicales et, par extension, à l’amélioration globale de la santé de leurs concitoyens. Même si concrètement 1. Myriam Remmelink, Éthique et biobanque, op. cit., p. 18. 2. Cf. Michel Rochon, « Le projet deCode en Islande : à qui appartiennent les gènes ? », L’Observatoire de la génétique, n° 6, 2002 ; disponible sur Omics-Ethics.org. 3. Richard Tutton, « Constructing Participation in Genetic Database : Citizenship, Governance, and Ambivalence », Science, Technology & Human Values, vol. 32, n° 2, 2007, p. 172-195.

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les donneurs ne possèdent pas de réels pouvoirs décisionnels concernant l’utilisation de leur don corporel, encore moins sur l’orientation des recherches, une part importante d’entre eux conçoivent leur contribution comme un acte démocratique de participation à l’avancement de la science. Ce recadrage du donneur au participant concorde parfaitement avec l’affirmation d’une biocitoyenneté axée sur la valorisation de « la vie en elle-même », caractérisant le processus de molécularisation de la culture tel que l’a conceptualisé Nikolas Rose 1. La création de biobanques populationnelles repose donc sur la transformation des populations en ressources biologiques essentielles à l’innovation biomédicale et sur une redéfinition de l’identité citoyenne marquée par l’influence de la génétique 2. Le don d’échantillons biologiques est désormais présenté et perçu comme une nouvelle forme de participation citoyenne au bien-être de la communauté, comme une nouvelle expression de l’altruisme citoyen. À titre d’exemple, le site internet lié au projet québécois CARTaGENE offre un aperçu des ressorts idéologiques sur lesquels s’appuient ces initiatives nationales 3. Destiné à recueillir des échantillons (sang, salive) et des données sur la santé de plusieurs dizaines de milliers d’individus ciblés à des fins de représentativité, le projet CARTaGENE se présente comme une contribution citoyenne « pour la santé des Québécois et des générations futures ». L’importance accordée aux futures générations dans la présentation de cette biobanque est étroitement liée à l’économie de la promesse caractérisant la recherche biomédicale. Selon 1. Nikolas Rose, The Politics of Life Itself, op. cit. 2. Robert Mitchell, Catherine Waldby, « National Biobanks : Clinical Labour, Risk Production and the Creation of Biovalue », Science, Technology & Human Values, vol. 35, n° 3, 2009, p. 335. 3. CARTaGENE.qc.ca.

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les autorités responsables de cette initiative, « les recherches découlant de CARTaGENE permettront de mieux comprendre comment notre environnement, nos habitudes de vie et le bagage génétique hérité de nos parents sont impliqués dans le développement des maladies chroniques comme le diabète, le cancer et les maladies du cœur. Ceci pourrait permettre d’améliorer la prévention, le diagnostic et le traitement de maladies, et, par conséquent, de contribuer à l’amélioration du système de santé du Québec 1 ». Cette référence au progrès futur de la science semble être une composante importante dans la construction rhétorique de la biocitoyenneté. En ce sens, les communiqués destinés aux donneurs affirment clairement que « la participation à CARTaGENE ne procurera pas de bénéfice direct au participant » et qu’il s’agit plutôt « d’un geste altruiste qui fera une différence pour la recherche en santé ainsi que pour les générations futures ». L’orientation futuriste de ce type de recherche transparaît encore plus clairement lorsqu’on constate que « le décès du participant n’entraîne pas son retrait de CARTaGENE, à moins d’instructions claires à cet effet, dans son testament ou dans tout autre document ayant une valeur légale ». Autrement dit, le consentement éclairé implique, dans le cas des biobanques, une adhésion à la recherche au-delà même de la mort. La transposition du modèle du don à la recherche et l’engagement des citoyens que cela suppose tendent à réduire l’action politique à une participation active à la recherche biomédicale au détriment de la lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales pourtant essentielle à la santé des populations 2. Dans cette perspective, la biocitoyenneté s’inscrit dans un processus plus 1. Ibid. 2. Myriam Remmelink, Éthique et biobanque, op. cit., p. 56.

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large de dépolitisation des questions de santé publique au profit d’une biologisation des identités citoyennes. Ainsi, l’enjeu actuel de la biocitoyenneté n’est pas d’améliorer les conditions sociales, culturelles, environnementales et économiques, qui constituent des déterminants fondamentaux de la santé humaine, mais plutôt d’amener chaque citoyen à s’investir personnellement dans la recherche biomédicale. Cette dépolitisation transparaît dans l’adhésion, plus ou moins consciente, à des projets de recherche qui participent directement de l’imposition des politiques néolibérales et de l’effondrement des frontières entre public et privé. Les biobanques populationnelles offrent l’exemple le plus probant de ce nouvel ordre bioéconomique dans la mesure où l’accès aux données issues des échantillons offerts par les participants est ouvert indifféremment aux chercheurs provenant du secteur public ou du secteur privé. Don et informations génétiques : la création d’une biovaleur Contrairement aux discours néolibéraux vantant les mérites du libre marché, l’analyse des logiques politiques, juridiques et économiques présidant à l’émergence de la bioéconomie démontre que le développement des biotechnologies repose sur une forte implication financière des gouvernements nationaux à travers le resserrement des liens entre les réseaux de la recherche publique et les laboratoires privés (biotechnologiques et pharmaceutiques) 1. La globalisation, la course à l’innovation 1. Sur cette question, cf. Mats Benner, Hans Löfgren, « The BioEconomy and the Competition State : Transcending the Dichotomy between Coordinated and Liberal Market Economies », New Political Science, vol. 29, n° 1, 2007, p. 77-95.

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et les lourds investissements nécessaires à la création de biobanques populationnelles impliquent donc l’engagement de fonds publics pour encadrer et mettre en place les infrastructures de collecte, de préparation, de stockage et de gestion des échantillons biologiques. Dans plusieurs pays, les biobanques sont d’ailleurs entièrement entretenues et financées par des instances publiques, comme c’est le cas notamment au Canada. Le rôle important joué par les pouvoirs publics dans l’établissement de ces énormes banques de données et la participation active des citoyens, sous forme de dons corporels, au sein de ces infrastructures destinées à la recherche n’assurent cependant pas que les populations concernées pourront éventuellement bénéficier des retombées de ces efforts collectifs. Il s’agit, ni plus ni moins, d’un détournement de l’économie du don en une privatisation des retombées de la recherche biomédicale. Les politiques d’accès aux biobanques, même si elles sont dûment encadrées par des normes éthiques et scientifiques, s’adressent indifféremment aux chercheurs provenant des réseaux de la recherche publique ou du secteur privé 1. Ces politiques d’accès participent d’un processus de dépossession des donneurs au profit des chercheurs. Dans la mesure où les participants conservent néanmoins un droit de retrait, les éléments corporels et les informations génétiques stockés dans les biobanques ne font certes pas à proprement parler l’objet d’une appropriation ; les instances dépositaires se voient plutôt confier la responsabilité de gérer et de protéger leur accès 2. En revanche, les résultats des recherches effectuées 1. Pour reprendre l’exemple de CARTaGENE, les règles d’accès sont très claires sur ce point : « Tout chercheur travaillant dans un organisme public ou privé au niveau national ou international peut demander l’accès aux données et échantillons de CARTaGENE » (CARTaGENE.qc.ca). 2. Myriam Remmelink, Éthique et biobanque, op. cit., p. 79.

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grâce à ces biobanques peuvent être brevetés en bonne et due forme, comme l’explique, par exemple, un texte mis en ligne par Statistique Canada concernant les exigences et protocoles d’accès à la biobanque de l’Enquête canadienne sur les mesures de santé (ECMS) : « Les inventions élaborées dans le cadre de recherches menées à l’aide d’échantillons biologiques et les données qui y sont produites peuvent avoir une valeur marchande. La biobanque de l’ECMS n’a aucun droit sur les inventions […], sauf si les inventions en question servent à restreindre de façon déraisonnable la recherche en santé […] 1. » La suprématie juridiquement reconnue de la propriété intellectuelle sur la nature justifie l’appropria­­tion des informations biologiques et génétiques recueillies grâce aux dons de milliers de participants. Dans un contexte économique et financier où les chercheurs recevant des subventions publiques sont encouragés à breveter et à commercialiser les résultats de leur recherche, la frontière entre le privé et le public devient de plus en plus ténue 2. Plusieurs infrastructures de recherche dans le domaine biomédical s’inscrivent directement dans un nouveau partenariat économique, comme le projet Biobanques en France. Issu d’une concertation entre la recherche publique et des entreprises tel l’Institut Mérieux, ce projet vise à rassembler sous une même infrastructure l’ensemble des collections d’échantillons biologiques recueillis dans le cadre de projets cliniques 3. D’envergure nationale, la création de cette biobanque française 1. Statistique Canada, « Exigences et protocoles d’accès à la biobanque de l’Enquête canadienne sur les mesures de santé », StatCan. gc.ca, avril 2013. 2. Rebecca Lave, Philip Mirowski, Samuel Randalls, « Introduction : STS and Neoliberal Science », art. cité. 3. Cf. « Présentation de l’infrastructure », Biobanques.eu.

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est ouvertement motivée par la course à l’innovation. Ainsi, parmi « les objectifs stratégiques de l’infrastructure Biobanques », on retrouve la volonté de « favoriser la recherche translationnelle en accélérant les transferts des connaissances fondamentales vers leurs applications cliniques et industrielles ». De manière encore plus explicite, l’un des objectifs visés est de « favoriser le partenariat public-privé pour renforcer les développements technologiques innovants et la recherche translationnelle » 1. Aux États-Unis, il existe à l’heure actuelle plusieurs grandes collections d’échantillons biologiques d’origines publiques et privées auxquelles les citoyens sont appelés à contribuer par leurs dons 2. Dans la perspective de la mise en valeur économique des produits du corps humain, l’enjeu principal de ces grandes infrastructures réside dans la création de biovaleurs sur la base d’un cumul d’informations rendu possible par la concentration d’un nombre toujours grandissant d’échantillons biologiques. La possibilité de traiter à grande échelle des données biologiques couplées à des informations personnelles représente une véritable mine d’or pour la recherche biomédicale, désormais axée sur l’identification de biomarqueurs. La médecine prédictive et la médecine personnalisée, fondées sur une conception de la santé en termes de facteurs de risque, reposent sur une quête incessante de marqueurs biologiques pouvant permettre de développer des outils de dépistage, de diagnostic, ainsi que d’éventuels traitements ciblant des strates précises de la population. Car il faut bien comprendre que l’adjectif « personnalisée » ne renvoie absolument pas à l’idée 1. Ibid. 2. Robert Mitchell, « US Biobanking Strategies and Biomedical Labor », Biosocieties, vol. 7, n° 3, 2012, p. 224-244.

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d’une médecine plus proche du patient. Il suppose plutôt la stratification des individus sur la base de leur profil génétique et de leur mode de vie. Correspondant parfaitement au processus de biomédicalisation, ce type de médecine nécessite, comme on vient de le voir, une participation active des citoyens par le biais des biobanques. La masse croissante de donneurs engagés dans le monde au service de la science et de l’innovation biomédicales a amené les sociologues Robert Mitchell et Catherine Waldby à reprendre l’expression « immaterial labor » pour désigner la logique d’appropriation des informations biologiques et personnelles fournies par les participants 1. Forgé à l’origine par le philosophe italien Maurizio Lazzarato, le concept de travail immatériel renvoie, dans le contexte de la bioéconomie, à la création de biovaleurs par le biais de l’identification de biomarqueurs, telles des séquences d’ADN ou des protéines. Le « travail immatériel » fourni par les donneurs est ainsi l’objet d’une appropriation par les chercheurs et les entreprises dans le domaine biomédical 2. La course à l’innovation et au brevetage de gènes humains a donné lieu depuis le début des années deux mille au développement accéléré de la bioéconomie du corps humain. Si la Cour suprême des États-Unis s’est finalement prononcée en juin 2013 contre le brevetage de gènes naturels isolés, elle a néanmoins réaffirmé la brevetabilité d’éléments d’ADN et de constructions génétiques « à l’origine d’une branche puissante de l’industrie biotechnologique qui produit des protéines pour les médicaments 3 ». En accord avec l’article 4 de la Déclaration universelle 1. Catherine Waldby, Robert Mitchell, Tissue Economies, op. cit., p. 340-344. 2. Ibid. 3. Maurice Cassier, « La Cour suprême libère les gènes », Le Monde, 3 juillet 2013.

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sur le génome humain et les droits de l’homme stipulant que « le génome humain en son état naturel ne peut donner lieu à des gains pécuniaires 1 », cette décision de la Cour suprême est intervenue dans le cadre du procès intenté contre le laboratoire de biotechnologie Myriade Genetics qui détenait des brevets sur les gènes BRCA1 et BRCA2, dont certaines mutations sont reconnues comme des facteurs de risque majeurs pour le cancer du sein et de l’ovaire. En mettant fin au monopole de Myriade Genetics sur les tests de dépistage, la décision de la Cour suprême favorise la recherche publique mais n’entrave aucunement la logique propre au biocapital. Les masses d’informations contenues dans les biobanques populationnelles sont mises à la disposition des chercheurs, mais les retombées de ces recherches sont privatisées sous forme de tests diagnostiques, de médicaments ou de nouveaux traitements. L’accès à ces innovations est loin d’être assuré dans le cadre des systèmes de santé publique, d’autant plus que les recherches actuelles s’orientent vers une stratification des soins de santé en fonction du profil génétique des patients. Fortement opposée à la logique de privatisation et d’appropriation du « travail immatériel » des donneurs, la bioéthicienne Donna Dickenson compare les biobanques à des new enclosures en référence au début du capitalisme agraire en Angleterre 2, c’est-à-dire au mouvement d’appropriation et de privatisation de terres communautaires au profit de grands propriétaires terriens. S’il n’est ni envisageable ni souhaitable de reconnaître un quelconque droit de propriété sur les échantillons biologiques donnés collectivement, le détournement du modèle du don à des fins commerciales 1. Déclaration disponible sur Unesco.org. 2. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit., p. 57.

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pose de grandes difficultés au regard du pouvoir démocratique des biocitoyens de participer à des recherches en santé destinées à l’ensemble de la collectivité. Puisque l’accès aux biobanques populationnelles ne se limite pas aux chercheurs nationaux, la définition même du collectif dans le cadre de la globalisation de la recherche induit d’importantes questions éthiques, notamment celles relatives au « biocolonialisme », soit la collecte de données biologiques chez des populations « exotiques » afin d’alimenter la recherche destinée principalement aux pays industrialisés 1. Aux nombreuses interrogations soulevées par la création des biobanques populationnelles et par l’extension du modèle du don à la recherche, il faut ajouter l’importance centrale qu’occupent désormais les banques de cellules reproductives dans l’édification de la bioéconomie du corps humain. Don et reproduction : le cas des cellules reproductives Le progrès des technologies in vitro permettant d’isoler, de conserver et de congeler des éléments corporels a ouvert la voie à une utilisation et à une commercialisation extensives des tissus humains. Généralement constituées de déchets corporels recyclés, les biobanques de tissus sont au cœur de la bioéconomie du corps humain. Qu’il s’agisse de lignées cellulaires destinées à la recherche ou de tissus utilisés à des fins thérapeutiques, les infrastructures mises en place pour stocker ces ressources biologiques reposent sur les mêmes mécanismes de régulation, soit ceux relatifs à la doctrine du consentement éclairé et au modèle de l’économie du don. 1. Margaret Lock, Vinh-Kim Nguyen, An Anthropology of Biomedicine, op. cit., p. 219.

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Alors que, dans le cas des biobanques populationnelles, le don prend la forme d’informations per­­sonnelles et génétiques, dans le cas des biobanques de tissus, c’est la vitalité corporelle en tant que telle qui fait l’objet d’une transformation et d’une appropriation. Se situant dans le prolongement direct du don de sang et du don d’organes, l’économie des tissus humains contribue au remodelage des frontières du corps en favorisant la prolifération de bio-objets. Ces créatures de laboratoire conservent inexorablement un lien génétique avec le corps dont elles sont issues et, surtout, une aura symbolique qui varie selon leur origine et leur fonction. Sur ce point, les sociologues Catherine Waldby et Robert Mitchell ont bien montré que les tissus qui voyagent du corps à une biobanque, d’un laboratoire à un autre corps, « transportent avec eux diverses valeurs ontologiques » relatives aux liens de parenté, à l’âge, au genre, à l’ethnicité, aux systèmes de croyances et aux valeurs éthiques 1. Par exemple, la valeur attribuée aux ovules varie en fonction des croyances et des cultures des donneuses et des receveuses, mais aussi selon leurs usages biomédicaux, en vue d’une procréation assistée ou du développement de la recherche sur les cellules souches. S’ajoute à cela le fait que la représentation de la valeur symbolique accordée aux tissus humains diffère selon la position qu’on occupe dans la chaîne de création et de distribution des bio-objets (patient, médecin, chercheur, receveur). De par leur surplus de vitalité, les cellules reproductives possèdent non seulement une très grande valeur symbolique, mais elles ont acquis une importante valeur économique dans le cadre de l’industrie de la procréation assistée. Devenus une ressource précieuse pour la recherche, les ovules et les 1. Catherine Waldby, Robert Mitchell, Tissue Economies, op. cit., p. 34.

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embryons sont d’ailleurs considérés comme les étalons-or de la bioéconomie. Vu l’importance des enjeux relatifs à cette mise en valeur du corps reproductif, le prochain chapitre sera entièrement consacré à cette question. Pour l’heure, il s’agit de souligner à quel point l’usage de la rhétorique du don tend à camoufler les processus d’objectivation et de commercialisation des cellules reproductives sur lesquels s’appuient à la fois l’industrie de la procréation assistée, la recherche sur les cellules souches et les laboratoires biotechnologiques impliqués dans le développement de la médecine régénératrice. Née des prouesses de la médecine de reproduction, plus spécifiquement de la fécondation in vitro, la procréation assistée a connu ces trente dernières années un essor fulgurant et une expansion sans précédent à l’échelle mondiale. Ce secteur de l’industrie biomédicale, reposant sur le puissant ressort symbolique que représente « le désir d’enfant », constitue en quelque sorte l’idéal-type de la bio­économie du corps humain. La procréation assistée incarne de manière exemplaire le processus de biomédicalisation, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une médecine curative mais bien d’une médecine méliorative qui a pour but de dépasser les limites des corps infertiles. En outre, le principe du « droit à l’enfant » sur lequel elle se fonde correspond aux valeurs néolibérales du libre choix et de l’individu tout-puissant. La sociologue Adele Clarke soutient que l’industrie de la fertilité est constitutive du néolibéralisme et de la globalisation de la biomédecine 1. Complètement normalisé, le recours à la procréation assistée fait aujourd’hui l’objet d’une couverture par l’assurance publique dans certains pays, comme la France et le 1. Adele E. Clarke (dir.), Biomedicalization, op. cit., p. 176-177.

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Québec, alors que dans d’autres, dont les États-Unis, ces services sont entièrement privatisés. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, ces pratiques supposent la création de banques de gamètes disponibles pour les patients infertiles dont les cellules reproductives ne peuvent être utilisées. Apparues dans un grand nombre de pays au courant des années quatrevingt, les banques de sperme ont marqué le premier pas vers la mise en ressource et la commercialisation des cellules reproductives. Cependant, la répugnance morale à associer la procréation humaine à un marché a favorisé le transfert du modèle du don à l’industrie de la procréation. La rhétorique du « don de vie » est ainsi passée d’une logique de survie à celle de la création artificielle de vies humaines. Même dans les pays où la vente et l’achat de sperme sont légalisés, comme les États-Unis, on utilise l’expression « donneurs » pour désigner les hommes qui donnent volontairement aux banques de sperme. Ces donneurs ont toutefois un statut particulier puisqu’ils sont évalués et classés en fonction de caractéristiques physiques – telles la taille, la teinte des yeux et des cheveux, la race – et, très souvent, de traits de caractère. La valeur du sperme varie en fait d’un donneur à l’autre suivant des critères plus sociologiques que véritablement biologiques 1. Malgré la persistance rhétorique de la figure du donneur altruiste, l’industrie de la procréation assistée traite plutôt les donneurs comme les fournisseurs d’une ressource première devant être analysée, sélectionnée et classifiée selon des règles de contrôle de qualité. Autrement dit, lorsqu’il est question de procréation, tous ne sont pas égaux devant le don. 1. Sur cette question, cf. Diane M. Tober, « Semen as Gift, Semen as Goods : Reproductive Workers and the Market in Altruism », Body & Society, vol. 7, n° 2-3, 2001, p. 137-160.

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Cette logique de sélection et de hiérarchisation prend une tout autre dimension lorsqu’il est question du don d’ovules. Biologiquement, l’ovule n’est pas l’équivalent féminin du sperme. En nombre prédéterminé à la naissance, les ovocytes représentent une ressource rare à laquelle seule une intervention médicale peut donner accès. Ayant acquis une biovaleur dans le cadre de l’industrie de la procréation assistée, ces cellules reproductives sont l’enjeu d’une véritable exploitation du corps féminin à l’échelle de la planète. Même si la référence normative au don demeure la règle internationalement reconnue, dans les faits la lourdeur des procédures médicales et les risques entourant l’extraction des ovocytes constituent un frein réel au don altruiste. Sous l’euphémisme d’une « compensation financière », le commerce d’ovocytes a ainsi donné lieu à une véritable industrie qui dépend des inégalités et des fragilités sociales des donneuses dans le contexte de la globalisation. Par exemple, le « don » d’ovocytes attire aux États-Unis principalement de jeunes étudiantes qui voient dans la compensation un moyen de financer leurs études 1. Recrutées par des entreprises telle la Beverly Hills Egg Donation, les donneuses se doivent d’être jeunes, jolies et en bonne santé. La compensation de départ s’élève à 7 000 dollars, mais elle peut varier en fonction du nombre d’ovocytes recueillis et des caractéristiques de la donneuse 2. Afin d’amoindrir le malaise moral lié au commerce des ovocytes, cette entreprise reprend à son compte la rhétorique altruiste propre au modèle du don biologique : « Pour votre temps, votre énergie et votre 1. Sur cette question, je me réfère au documentaire produit par The Center for Bioethics and Culture, Eggsploitation : The Infertility Industry Has a Dirty Little Secret, 2011. 2. Cf. BHED.com.

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engagement, vous recevez une double compensation : par un paiement financier et par le sentiment d’accomplissement que vous ressentez à l’idée d’aider à former une famille 1 ! » L’usage de ce type d’argument par les entreprises engagées dans le commerce d’ovocytes témoigne, une fois de plus, de la répugnance à traiter les éléments du corps humain comme de simples marchandises. La normalisation et la démocratisation du recours à la procréation assistée ont eu pour conséquence le développe­ ­ment d’une libre concurrence de cette industrie à l’échelle internationale. Alimenté par la logique consumériste de la baisse des coûts et par la volonté de contourner les cadres juridiques nationaux limitant le « don » d’ovules, le commerce de ces précieuses cellules féminines s’est développé dans des zones plus permissives, telles que l’Espagne et Chypre, qui occupent une place centrale dans le domaine du tourisme de reproduction 2. Favorisant une double logique de discrimination des donneuses, le marché global des ovocytes altère complètement les valeurs altruistes et citoyennes associées au don biologique en accentuant certains préjugés raciaux et culturels. Victimes de conditions économiques précaires dans leur pays, les jeunes femmes d’Europe de l’Est sont ainsi devenues des cibles privilégiées pour les entreprises de procréation assistée du fait de leurs traits caucasiens et de leur profil génétique socialement valorisé 3. À l’inverse, les femmes provenant d’Asie ou des pays du Sud ont très peu de valeur sur le marché occidental de la reproduction. La situation 1. « Become a Donor », BHED.com (traduction libre). 2. Cf. le chapitre intitulé « Le marché du corps », in Sylviane Agacinski, Corps en miettes, op. cit., p. 39-56. 3. Ibid., p. 47.

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a toutefois été grandement modifiée avec le développement de la recherche sur les cellules souches embryonnaires. Sans entrer ici dans les détails de cette question sur laquelle on reviendra longuement, il faut souligner que le détournement des dons de gamètes et d’embryons destinés à la procréation vers la recherche est à la source d’une nouvelle forme d’exploitation économique du corps féminin. L’industrie indienne de la procréation assistée constitue l’un des exemples les plus probants des nouvelles formes d’inégalité induites par la bioéconomie des cellules souches, puisqu’elle offre à moindre coût ou gratuitement des traitements de fertilité aux femmes en échange d’ovules ou d’embryons surnuméraires 1. Sur cette question, les anthropologues Margaret Sleeboom-Faulkner et Prasanna Kumar Patra ont récemment élaboré les concepts de biohierarchies et de bionetworking pour décrire les logiques culturelles, scientifiques et économiques de la recherche sur les cellules souches 2. Le premier concept renvoie à la hiérarchisation de la valeur économique attribuée aux donneuses d’ovocytes en fonction de critères raciaux et culturels tandis que le second désigne les infrastructures et les réseaux scientifiques, économiques et juridiques relatifs à la globalisation de la recherche sur les cellules souches embryonnaires.

1. Aditya Bharadwaj, Peter Glasner, Local Cells, Global Science : The Rise of Embryonic Stem Cell Research in India, Londres, Routledge, 2009. 2. Margaret Sleeboom-Faulkner, Prasanna Kumar Patra, « Experimental Stem Cell Therapy : Biohierarchies and Bionetworking in Japan and India », Social Studies of Science, vol. 41, n° 5, 2011, p. 645-666.

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Géopolitique et polysémie du don : le cas des cellules souches Véritable « fait social total », le don implique des logiques politiques, économiques et culturelles qui dépassent la vision idéalisée du don altruiste, chère à l’humanisme occidental. Ainsi, dans le cadre de la globalisation et de la course à l’innovation biomédicale, l’extension de la rhétorique du don à l’ensemble de la recherche et de l’expérimentation biomédicales prend des dimensions parfois insoupçonnées. Là encore, l’exemple de la recherche sur les cellules souches permet de saisir les logiques politiques et culturelles à l’œuvre au sein de la bioéconomie. Longtemps confinée aux pays occidentalisés, à l’exception du Japon, la recherche biomédicale dans des domaines de pointe, telles la nanomédecine et la médecine régénératrice, est aujourd’hui l’enjeu d’un repositionnement géopolitique. Des pays comme la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, entre autres, sont devenus des acteurs importants de ce secteur. Or, s’il est possible de percevoir une internationalisation de la biocitoyenneté, les valeurs sur lesquelles elle s’appuie entrent parfois en contradiction avec celles de l’Occident. Au-delà du mensonge et de la fraude scientifique, le cas du chercheur sud-coréen Hwang Woo-suk, qui a faussement prétendu dans un article publié dans Science en 2004 avoir réussi à obtenir des lignées de cellules souches humaines à partir d’embryons clonés, est très révélateur de l’étendue des réalités que recouvre le modèle du don. Ayant reconnu avoir sollicité des dons d’ovocytes auprès des jeunes femmes travaillant au sein de son laboratoire de recherche en plus d’en avoir utilisé près de mille six cents pour ses expérimentations, Hwang Woo-suk a fait appel au patriotisme, à l’idéal 152

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nationaliste, pour convaincre les donneuses de se soumettre aux procédures d’extraction 1. Destiné à assurer la protection de l’autonomie individuelle, le consentement éclairé prend un sens complètement différent dans un contexte politique et culturel où la nation et le corps politique transcendent l’individualité subjective. Vu les implications médicales du don d’ovules, le don patriotique pose la question de l’internationalisation des protocoles éthiques. En ce sens, même si les femmes qui ont participé à cette recherche ont formellement « consenti » à l’extraction et à l’usage de leurs ovules pour la recherche, les raisons de ce consentement « libre et éclairé » peuvent difficilement être ramenées au principe premier du code de Nuremberg qui repose sur une conception occidentale de l’autonomie et de l’individualité. Dans ce cas précis, c’est le prestige national qui justifie le « don de vie » de la part de jeunes femmes socialement valorisées pour leur sacrifice au profit de la science. Les recherches dans le domaine de la médecine régénératrice et l’expérimentation thérapeutique des cellules souches embryonnaires sont aujourd’hui très développées en Inde, pays qui dispose d’un grand nombre d’embryons obtenus dans le cadre de l’industrie de la procréation assistée. Dans leur ouvrage Local Cells, Global Science : The Rise of Embryonic Stem Cell Research in India, Aditya Bharadwaj et Peter Glasner ont analysé la façon dont les fortes connotations culturelles liées au sacrifice et au don dans la société indienne favorisent le développement de cette économie informelle de l’embryon. Dans un pays où la fertilité est un gage de réussite sociale et où 1. Françoise Baylis, « For Love or Money ? The Saga of Korean Women who Provided Eggs for Embryonic Stem Cell Research », Theoretical Medicine and Bioethics, vol. 30, n° 5, 2009, p. 385-396.

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la naissance d’un garçon est nettement plus valorisée que celle d’une fille, le recours à la fécondation in vitro est de plus en plus populaire dans les classes moyennes 1. À défaut de pouvoir payer leur traitement, certaines femmes se voient donc proposé d’offrir des ovules en échange. Les ovules ainsi récoltés font l’objet d’une appropriation par les chercheurs et les laboratoires biotechnologiques qui seront les seuls à bénéficier des éventuelles retombées thérapeutiques et financières de leur recherche. Cet exemple permet d’illustrer en quoi la globalisation de l’économie du don représente potentiellement une nouvelle forme d’exploitation économique du corps des femmes. Cet aspect fondamental de la bioéconomie sera au centre du prochain chapitre.

1. Aditya Bharadwaj, Peter Glasner, Local Cell, Global Science, op. cit.

Chapitre 4

De la reproduction à la régénération : bioéconomie du corps féminin

Everyone has a « female » body now, more properly, a feminised body. While men obviously don’t have biologically female bodies, both male and female bodies are increasingly at risk of being treated like objects and commodities. Donna Dickenson 1

Au-delà de la multiplicité anthropologique des symboles, des rites et des pratiques qui lui sont associés, le corps féminin possède depuis toujours une valeur économique relative à la puissance de sa fécondité. À la fois monnaie d’échange et force reproductive, il est l’objet d’un régime millénaire d’appropriation fondé sur le pouvoir patriarcal. La bioéconomie du corps humain se caractérise, selon Donna Dickenson, par une féminisation de tous les corps dans la mesure où, à l’ère de la molécularisation des identités, chaque citoyen est 1. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit., p. 165.

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désormais susceptible de voir ses données biologiques être l’enjeu d’une exploitation économique, par le biais notamment des biobanques. Si elle constitue une facette importante de la bioéconomie, la déconstruction informationnelle du corps liée au développement de la génomique ne doit pas masquer le fait qu’une grande partie des avancées biomédicales actuelles repose sur la transformation d’éléments du corps féminin en matière première recyclable pour l’industrie de la recherche biomédicale. Véritable étalon-or de la bioéconomie, les ovules ont ainsi acquis, à la suite de l’isolement par James Thomson en 1998 des fameuses cellules souches embryonnaires, une double valeur scientifique et économique 1. Leur rareté et le lourd appareillage technoscientifique mis en œuvre pour les extraire leur confèrent une biovaleur qui dépasse le cadre de la fécondation in vitro. En fait, le détournement de leur fonction initiale de reproduction vers une fonction de « régénération » a eu pour effet d’accroître la valeur économique et scientifique attribuée aux ovules. Ils ont donc désormais une valeur reproductive et une valeur régénératrice portée par les promesses de la médecine régénératrice 2. Cette double valeur attribuée aux ovules illustre à quel point le corps féminin, dans sa matérialité première, est aujourd’hui au centre de la bioéconomie. Il faut bien comprendre en effet que la mise en valeur de « la vie en elle-même », par le détournement et la manipulation des processus biologiques, ne peut mener qu’à de nouvelles formes d’appropriation et d’exploitation des potentialités reproductives du corps féminin. Sur ce point, les débats contemporains autour de la question du genre semblent avoir eu pour conséquence 1. Sarah Franklin, « Embryonic Economies… », art. cité. 2. Ibid.

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de minimiser l’importance des dimensions corporelles de la domination patriarcale. Autrement dit, la déconstruction théorique de la différence sexuelle, en tant que réalité biologique matérielle, ne tient pas suffisamment compte des aspects concrets de la mise en ressource du corps féminin et de ses produits. Sans vouloir remettre en cause l’apport fondamental des approches constructivistes sur la question du genre, ce chapitre vise néanmoins à faire ressortir les limites d’une conception purement discursive du corps féminin selon laquelle la différence des genres ne possède pas de réel fondement biologique. S’agissant, au contraire, de comprendre les processus par lesquels le corps féminin devient une matière première, une attention toute particulière sera accordée aux aspects biologiques et corporels de la bioéconomie. Afin d’éviter tout malentendu sur la perspective féministe adoptée dans ce chapitre, précisons que l’usage de l’expression « corps féminin » ne renvoie aucunement à une essence universelle transcendant la diversité, la pluralité et les inégalités qui existent concrètement entre les femmes, y compris dans leurs réalités corporelles. Il s’agit plutôt de replacer dans le contexte global de la bio­­économie les enjeux auxquels font face certaines catégories de femmes en tant que ressource première pour l’industrie bio­­ médicale. L’expression « corps féminin » permet cependant de rendre compte du fondement matériel des processus d’appropriation et d’exploitation des femmes sur lesquels s’édifie la bioéconomie. Malgré sa pertinence et sa légitimité théorique, la volonté affirmée par certaines auteures de s’affranchir des conceptions biologisantes et naturalisantes de la différence des sexes au profit d’une perspective purement constructiviste a favorisé un certain aveuglement face aux enjeux réels des biotechnologies, surtout en ce qui a trait aux technologies de 157

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procréation assistée. Appelant de ses vœux l’avènement d’un monde « sans genre », Donna Haraway affirme en ce sens, dans la conclusion de son célèbre Manifeste cyborg : Je dirais que les cyborgs ont plus à voir avec la régénération et qu’ils se méfient de la matrice reproductive et de presque toutes les mises au monde. Chez les salamandres, la régénération qui suit une blessure, par exemple la perte d’un membre, s’accompagne d’une repousse de la structure et d’une restauration des fonctions avec possibilité constante de production, à l’emplacement de l’ancienne blessure, de doubles ou de tout autre étrange résultat topographique. Le membre qui a repoussé peut être monstrueux, dupliqué, puissant. Nous avons tou(te)s déjà été blessé(e)s, profondément. Nous avons besoin de régénération, pas de renaissance, et le rêve utopique de l’espoir d’un monde monstrueux sans distinction de genre fait partie de ce qui pourrait nous reconstituer 1.

Ce désir proclamé de passer du paradigme de la reproduction à celui de la régénération a inconsciemment contribué à rendre invisibles les logiques de domination et d’appropriation du corps des femmes liées au développement de la médecine régénératrice. Même si Donna Haraway ne défend pas pour autant le recours systématique aux nouvelles technologies de reproduction, l’usage qu’elle fait de la métaphore de la régénération, et plus spécifiquement de la référence à la salamandre, illustre parfaitement le caractère désincarné du féminisme déconstructionniste 2. Il est vrai qu’à l’époque où Haraway 1. Donna Haraway, Manifeste cyborg, trad. fr. Marie-Hélène Dumas, Charlotte Gould et Nathalie Magnan, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2002 ; disponible sur CyberFeminisme.org. 2. Loin d’être anodine, la référence à la salamandre, véritable emblème

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rédigeait son célèbre manifeste les cellules souches embryonnaires n’étaient pas encore l’enjeu de la médecine régénératrice, mais il n’empêche que la valorisation du paradigme de la régénération par la chantre du cyborg a contribué à occulter la profonde imbrication entre l’industrie de la procréation assistée et le développement de la médecine régénératrice. Afin de saisir les enjeux réels de la bioéconomie du corps féminin, la perspective choisie ici se veut plus proche d’un féminisme matérialiste. Tout en reconnaissant les fondements culturels et discursifs de la domination masculine, la prise en compte de la dimension corporelle de la différence sexuelle s’avère essentielle pour comprendre les nouvelles logiques d’appropriation et d’exploitation auxquelles les femmes sont aujourd’hui confrontées. Seul un féminisme matérialiste peut permettre de saisir les enjeux globaux de la bioéconomie. S’il est possible d’utiliser de manière théorique la notion de corps féminin sans se référer directement à l’ensemble des réalités concrètes vécues par les femmes, ce n’est qu’à la condition d’insister sur les profondes inégalités économiques, nationales, ethniques et raciales existant entre elles. Les implications physiques, psychologiques, sociales et économiques de la procréation assistée ne sont évidemment pas les mêmes pour la cliente d’une clinique de fertilité, la « donneuse » d’ovules ukrainienne ou la mère porteuse indienne. Tantôt consommatrices, tantôt simples ressources au service de l’industrie biomédicale, les femmes occupent diverses positions au sein de la bioéconomie. La mise en valeur des produits du corps féminin par le biais de la médecine de procréation et de la de la médecine régénératrice, chez Donna Haraway s’avère fort révélatrice de la fascination qu’exerce sur l’auteure ce nouveau paradigme biomédical. Cf. Axel Kahn, Fabrice Papillon, Le Secret de la salamandre, op. cit.

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médecine régénérative conduit donc à une logique pour le moins paradoxale. D’un côté, le corps féminin devient véritablement matière première et, de l’autre, les femmes qui mettent en banque leur « capital » biologique (ovule, sang menstruel, sang de cordon) incarnent de la manière la plus radicale le modèle néolibéral de la biocitoyenneté. C’est en tenant compte de ce paradoxe que ce chapitre donnera corps aux logiques d’appropriation et d’exploitation rendues invisibles par leur naturalisation technoscientifique. Le corps-usine de la procréation assistée Acclamée dans les médias comme un miracle de la science biomédicale, la naissance en 1978 de Louise Brown, premier enfant né de la fécondation in vitro, a marqué l’entrée dans l’ère de la procréation artificielle. L’importance historique de cet exploit technoscientifique a d’ailleurs valu à Robert Edwards, « l’inventeur » des « bébés-éprouvette », de se voir décerner le prix Nobel de médecine en 2010. Tant sur le plan symbolique que sur celui des avancées de la science biomédicale, le développement de la médecine de procréation représente un tournant décisif de la biopolitique contemporaine. Indissociable du processus de biomédicalisation, la possibilité de contrôler et de dépasser les limites du corps reproductif a ouvert la voie à une conception complètement technicisée de la biologie humaine 1. En brouillant les frontières entre nature et artifice, la fécondation in vitro a largement contribué à l’affirmation d’un modèle biomédical orienté vers l’optimisation et l’artificialisation des potentialités biologiques 2. Car 1. Sarah Franklin, « The Cyborg Embryo… », art. cité. 2. Adele E. Clarke (dir.), Biomedicalization, op. cit.

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non seulement l’infertilité n’est pas en soi une pathologie, mais ses causes peuvent être autant de nature physiologique que sociologique 1. En ce sens, la médecine de procréation est, dans son fondement même, une médecine méliorative. Visant à rendre performant un corps qui ne répond pas aux désirs de fécondité des patientes et aux normes sociales encadrant la reproduction, la fécondation in vitro repose implicitement sur une conception mécanique du corps féminin dont les origines remontent au commencement de l’obstétrique 2. Le caractère hautement normatif et symbolique de la pro­­ création assistée a eu pour conséquence de rendre moins visibles ses dimensions matérielles, notamment en ce qui concerne le détournement et le contrôle des processus biologiques propres au système reproductif féminin. Concrètement, les techniques de fécondation in vitro ont pour but d’accélérer et d’intensifier artificiellement la production d’ovules afin de les extraire et de maximiser ainsi leur potentiel de fécondité. Très éloignés des processus naturels, les procédés biomédicaux utilisés pour augmenter la productivité du corps féminin sont loin d’être historiquement neutres. Dans son ouvrage intitulé Disciplining Reproduction : Modernity, American Life and “the Problems of Sex”, la sociologue Adele Clarke a clairement démontré que les technologies développées dans le cadre de l’élevage industriel (insémination artificielle, fécondation in vitro) ont, au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, progressivement été appliquées aux femmes pour le traitement de l’infertilité humaine 3. Au-delà des importantes 1. On peut penser par exemple au recours à la procréation assistée pour des femmes ménopausées, des célibataires ou des couples d’homosexuelles. 2. Sylvie Martin, Le Désenfantement du monde. Utérus artificiel et effacement du corps maternel, Montréal, Liber, 2011. 3. Adele E. Clarke, Disciplining Reproduction : Modernity, American

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questions éthiques que soulève l’expérimentation, au nom du désir d’enfant, de méthodes issues de l’élevage industriel sur le corps des femmes, il faut bien voir qu’à travers ce transfert technologique ce sont les valeurs productivistes de l’économie industrielle qui ont été transférées. En ayant permis de contrôler les paramètres biologiques et génétiques de la reproduction, les biotechnologies développées dans le cadre de l’agriculture industrielle sont au fondement même de la bioéconomie, dont l’objectif premier est d’accroître la productivité des êtres vivants. C’est ce même modèle productiviste qu’on retrouve à la source de la médecine de reproduction, même si l’imaginaire pur et aseptisé de la fécondation in vitro tend à faire disparaître cette dimension. La transposition au corps féminin de biotechnologies originellement conçues pour mieux contrôler la reproduction d’animaux d’élevage est donc à l’origine de l’exploit scienti­­fique qu’a représenté la naissance du premier « bébééprouvette ». En France, ce passage de l’élevage industriel à la reproduction humaine est historiquement attesté par le fait que Jacques Testart, le « père » scientifique d’Amandine, première Française née de la fécondation in vitro en 1982, a commencé sa carrière à l’Institut national de la recherche agronomique comme biologiste spécialiste de la reproduction des bovins 1. Il est, par la suite, devenu un spécialiste des questions éthiques relatives au développement des biotechnologies et un fervent critique de leurs dérives commerciales 2. Life Sciences, and “the Problems of Sex”, Berkeley, University of California Press, 1998. 1. Pour un bref aperçu de sa carrière, cf. « Jacques Testart », Wikipedia. org. 2. Cf. Jacques Testart, Christian Godin, Au bazar du vivant. Biologie, médecine, bioéthique sous la coupe libérale, Paris, Seuil, 2001.

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Ce qu’il faut retenir ici, c’est le caractère intrinsèquement productiviste des procédés biomédicaux propres à la médecine de procréation qui ont littéralement transformé le corps féminin en usine à produire des ovules. Car dans les faits, contrairement à l’appellation courante, il ne s’agit pas d’« assister » médicalement les femmes en favorisant leur fécondité naturelle, mais plutôt de leur permettre de mettre au monde des enfants conçus en contrôlant artificiellement les processus biologiques de la reproduction. La fécondation in vitro n’a donc rien de naturel puisqu’elle implique un lourd dispositif biomédical et qu’elle comporte un grand nombre de risques pour les patientes. Bien qu’elle se soit largement répandue, voire banalisée, avec plus de cinq millions de naissances à ce jour à travers le monde, les véritables implications médicales de cette méthode demeurent encore largement inconnues du grand public. Il faut dire que la médiatisation et la sur­­valorisation des « enfants du désir » laissent dans l’ombre les réalités concrètes entourant leur gestation. Vu l’importance centrale qu’occupe la fécondation in vitro, ou FIV, dans la bioéconomie du corps féminin, il apparaît indispensable de rappeler les principales étapes de ce procédé afin de rendre tangibles ses incidences sur les patientes et, par extension, sur toutes les femmes qui choisissent de « donner » leurs ovules. Les méthodes utilisées dans le cadre de la FIV ne sont pas sans conséquences. Au contraire, elles s’avèrent douloureuses et invasives pour les femmes qui les subissent. Perçus comme une forme de courage, comme un sacrifice maternel, les risques et les souffrances associés à ces traitements tendent toutefois à être socialement minimisés, voire occultés. Pourtant, comme le rappelle Donna Dickenson, « les ovules ne poussent pas dans les arbres » et leur production en série suppose des 163

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procédures biomédicales très précises 1. La première étape, soit l’inhibition de l’activité ovarienne, consiste à suspendre momentanément le cycle naturel de la patiente afin de pouvoir ensuite procéder à une stimulation ovarienne. Pour ce faire, la prise d’un contraceptif oral est d’abord nécessaire, suivie de celle d’un médicament inhibiteur qui va permettre de contrôler artificiellement la production d’ovocytes 2. La stimulation ovarienne, aussi appelée superovulation, constitue la deuxième étape. Elle implique la prise de médicaments qui vont intensifier la production d’ovocytes. Alors que, dans un cycle normal, le corps féminin produit en moyenne un ovule, ce traitement permet d’en obtenir un grand nombre, parfois plus d’une dizaine. On touche ici au fondement productiviste de la FIV car l’objectif de la superovulation est précisément d’augmenter la « productivité » naturelle des ovaires. Particulièrement éprouvante sur les plans physique et psycho­ logique, cette étape est aussi la plus risquée puisqu’elle peut déclencher le syndrome d’hyperstimulation ovarienne, dont les répercussions sont multiples et graves, et même parfois mortelles. À titre d’exemple, Donna Dickenson rapporte les cas de Jacqueline Rushton, décédée en 2003 à Dublin des suites d’une stimulation ovarienne, et de Temilola Akinbolagbe, une jeune femme morte d’une crise cardiaque causée par le même traitement 3. Moins controversée, la troisième étape de la FIV consiste à déclencher le processus de maturation des ovules par l’injection d’hormones de grossesse. Une fois les ovules suffisamment gros, on passe alors à la quatrième étape, celle 1. Sur cette question, cf. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit., p. 77. 2. Je me réfère ici aux étapes de la FIV telles que décrites sur ProcreaCliniques.com. 3. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit., p. 78.

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du prélèvement. Suite à une anesthésie locale pratiquée chez la patiente, le médecin récolte, à l’aide d’une longue aiguille, les ovocytes afin de les mettre en contact in vitro avec des spermatozoïdes. La cinquième et dernière étape correspond au transfert des embryons fécondés de la boîte de Petri à l’utérus de la patiente. Très stressante pour les couples, cette étape demeure périlleuse car, après plus de trente ans d’expérimentation, les chances d’obtenir une grossesse dans le cadre d’un cycle de FIV se limitent à environ 25 %. D’où la pratique qui s’est généralisée d’implanter plus d’un embryon afin de maximiser les naissances potentielles. Cette logique productiviste en matière de transfert d’embryons a augmenté de manière significative le nombre de grossesses multiples, avec tout ce que cela suppose en termes de problèmes médicaux. Les risques associés aux grossesses multiples sont d’ailleurs généralement reconnus et soulignés par les cliniques de procréation assistée, alors que ceux relatifs à la santé des femmes sont généralement minimisés 1. Face à la biomédicalisation croissante de la grossesse, la FIV est pratiquement devenue, selon la sociologue britannique Sarah Franklin, la norme en matière de reproduction humaine, ouvrant ainsi la voie à un véritable marché mondialisé de la procréation 2. Le caractère normatif de la procréation assistée n’est pas uniquement lié à ses dimensions productiviste et consumériste, mais aussi à ses potentialités mélioratives, dans la mesure où elle permet un meilleur « contrôle » de la qualité des naissances par le biais notamment de la sélection 1. Ibid. 2. Sarah Franklin, « Transbiology : A Feminist Account of Being after IVF », Scholar & Feminist Online, numéro double spécial, Critical Conceptions : Technology, Justice, and the Global Reproductive Market, vol. 9, n° 1-2, 2011 ; disponible sur SFOnline.barnard.edu.

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embryonnaire. Dans le contexte d’une biocitoyenneté fondée sur une molécularisation des identités, la FIV participe para­ doxalement d’une biologisation, voire même d’une génétisation de la parentalité, comme l’atteste par exemple le recours aux mères porteuses. Ainsi, la technicisation de la grossesse a donné lieu à une redéfinition de l’enfant naturel puisque la filiation génétique dépasse désormais la frontière des corps. En ce sens, l’aspect normatif de la procréation assistée exerce une pression inconsciente sur les femmes en faisant de « l’enfant biologique » un nouvel impératif de la parentalité. Tant sur le plan sociologique que médical, la normalisation de la FIV démontre qu’il existe une approche différenciée en matière d’acceptation des risques lorsque le corps féminin est en jeu. Comment expliquer autrement la banalisation et la tolérance face à des procédés biomédicaux qui comportent de nombreux risques et pour lesquels on ne possède pas le recul qui permettrait d’en connaître les effets à long terme dans des sociétés où la gestion des risques est devenue un enjeu prioritaire 1 ? Au nom du désir d’enfant, des millions de femmes ont donc volontairement choisi, depuis plus de trente ans, de prendre des risques pour leur santé en acceptant de transformer leur corps en machine à produire des ovules. De plus, la possibilité de congeler des ovules et des embryons a contribué à remodeler les barrières corporelles en rendant possible pour une femme de porter l’enfant génétique d’une autre. Davantage que tout autre produit du corps humain, la production et l’extraction des ovules dans le cadre de la FIV ont établi les bases de la 1. Sur cette question, cf. Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, trad. fr. Laure Bernardi, Paris, Aubier, coll. « Alto », 2001.

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nouvelle bioéconomie globalisée. Car il faut bien comprendre que les procédés utilisés pour extraire des ovules sont les mêmes pour une patiente motivée par son désir d’enfant que pour les « donneuses » d’ovules. À ce sujet, le film documentaire très justement intitulé Eggsploitation, déjà cité, donne la parole à des médecins opposés à la stimulation ovarienne et à de jeunes femmes qui ont connu des problèmes de santé graves suite à un « don » d’ovule 1. La tendance de l’industrie de la procréation assistée à camoufler les fondements matériels et les implications corporelles de la surproduction d’ovules semble s’accentuer lorsqu’il est question de la production des embryons. C’est pourquoi la disparition du corps des femmes est encore plus évidente dans les débats portant sur l’utilisation des cellules souches embryonnaires à des fins de recherche 2. L’immaculé embryon L’embryon, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est une « invention » récente. Dans un ouvrage intitulé Icons of Life : A Cultural History of Human Embryos, l’anthropologue Lynn Morgan rappelle en ce sens qu’il y a cent ans à peine la majorité des Américains, et par extension des Occidentaux, n’avait pas une connaissance précise des stades de son développement 3. Historiquement liées au processus d’objectivation du corps humain, les premières grandes collections d’embryons et de fœtus humains destinées à la recherche et à l’éducation 1. Eggsploitation : The Infertility Industry Has a Dirty Little Secret, op. cit. 2. Donna Dickenson, « Lady Vanishes : What’s Missing from the Stem Cell Debate », Bioethical Inquiry, n° 3, 2006, p. 43-54. 3. Lynn M. Morgan, Icons of Life : A Cultural History of Human Embryos, Berkeley, University of California Press, 2009, p. 4.

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du grand public apparaissent au xixe siècle. À cette époque, plusieurs musées d’histoire naturelle ainsi qu’un grand nombre d’hôpitaux universitaires se dotent de ces étranges créatures de laboratoire que constituent les spécimens de fœtus et d’embryons recueillis lors de fausses couches ou d’avortements spontanés. Conservés dans des bocaux où ils baignent en suspension dans le formol, ces restes de bébés avortés témoignent de la négation scientifique de l’engagement intime et corporel des femmes dans le processus de reproduction. La pratique qui consiste à exposer ces avortons comme de simples spécimens zoologiques suppose, comme le soutient Lynn Morgan, l’effacement du lien corporel liant ces restes d’embryons aux femmes les ayant portés. Cette dissimulation est, selon l’auteure, corroborée par le fait que les archives concernant les collections d’embryons ne fournissent aucune indication sur les femmes dont proviennent les échantillons 1. Nulle trace donc de celles qui, dans la souffrance et dans la douleur, ont vu leur grossesse s’arrêter brusquement et le fruit de leurs entrailles réduit au rang d’échantillon biologique. Cette première séparation opérée par la science médicale entre le corps féminin et l’embryon va prendre une tout autre dimension avec le développement, dans la seconde moitié du xxe siècle, de l’échographie. Devenue une pratique généralisée à la fin des années soixante-dix, l’échographie n’a pas seulement permis de percer les mystères profonds de la grossesse en rendant visible l’embryon à l’intérieur du corps maternel, elle a aussi contribué à faire de cet embryon un individu socialement indépendant de la femme qui le porte 2. Véritables icônes de la 1. Ibid., p. 2. 2. Anne-Marie Moulin, « Le corps face à la médecine », in Alain Corbin,

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culture technoscientifique, les images échographiques qu’on retrouve désormais tant dans les albums de photos de famille que dans les publicités ont en effet largement participé à la construction sociale de l’embryon-citoyen. Rendu transparent, le corps maternel s’efface devant cette figure iconographique de l’individu en devenir. Les débats autour de l’avortement et des droits de l’enfant à naître se sont d’ailleurs abondamment nourris des images et des connaissances produites par l’échographie. Dans le contexte de la bioéconomie des cellules souches, la distanciation technoscientifique opérée entre le corps de la mère et l’embryon prend toutefois une signification opposée. Alors que l’échographie a eu pour conséquence de lui accorder une certaine autonomisation sociale et culturelle, l’industrie de la procréation assistée a, au contraire, conduit à une objectivation de l’embryon, rendu virtuellement indépendant du corps maternel. Le transfert d’embryons pratiqué dans le cadre de la procréation pour autrui constitue l’exemple le plus extrême de cette séparation corporelle entre l’embryon et la mère. Tantôt figure emblématique de la subjectivité humaine, tantôt simple objet biologique possédant une grande valeur pour la recherche, le statut ambivalent de l’embryon dans la biopolitique contemporaine repose sur une même logique de mise à distance scientifique et symbolique du corps féminin et de son rôle primordial dans la reproduction humaine. L’autonomie artificielle des embryons de laboratoire a concouru à rendre imperceptible leur origine corporelle, camouflant ainsi les logiques médicales et économiques relatives à leur production 1. Car il ne faut pas oublier que l’industrie Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, t. 3, Les Mutations du regard, Paris, Seuil, 2006, p. 62-64. 1. Sarah Franklin, « The Cyborg Embryo… », art. cité.

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de la procréation assistée représente aujourd’hui un vaste marché mondialisé. La surproduction d’ovules résultant de la stimulation ovarienne a eu pour conséquence de transformer le corps féminin en « machine » à produire des ovules et des embryons. Désignant les embryons qui ne font plus l’objet d’un projet parental, l’expression « embryons surnuméraires » désormais intégrée au vocabulaire commun tend à dissimuler la provenance corporelle de ces précieuses ressources biologiques. Du commerce des ovocytes à la production d’embryons surnuméraires, en passant par la recherche sur les cellules souches et le clonage thérapeutique, les débats politiques, juridiques et éthiques soulevés par le développement actuel de la recherche tendent à rendre socialement imperceptible l’origine corporelle de ces nouveaux « biomatériaux » destinés à la recherche. Avec la découverte par James Thomson du potentiel exceptionnel des cellules souches embryonnaires à la fin des années quatre-vingt-dix, le processus d’objectivation des embryons in vitro et l’amnésie technoscientifique face à leur origine corporelle prennent un nouveau tournant. Produits en série dans l’optique d’optimiser les potentialités reproductives de la FIV, les embryons de laboratoire ont rapidement acquis le statut de bio-objets, c’est-à-dire d’objets biologiques pouvant être utilisés à des fins de recherche et de traitements. Transformés en lignées cellulaires, congelés, entreposés, échangés et, finalement, brevetés, les embryons in vitro deviennent de purs objets détachés de toute subjectivité corporelle 1. Rendu socialement invisible, le rôle fondamental des femmes dans la production d’ovules et d’embryons surnuméraires brille 1. Catherine Waldby, Robert Mitchell, Tissues Economies, op. cit., p. 69.

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en effet par son absence dans les divers débats nationaux autour de la recherche sur les cellules souches. Les débats sur le statut juridique, religieux et politique de l’embryon humain se caractérisent, à l’échelle internationale, par une indifférence vis-à-vis de leur origine, soit le corps féminin 1. L’analyse des controverses nationales concernant le statut accordé à l’embryon humain atteste une complète absence de considération quant à la santé des femmes et à l’exploitation possible de leur corps par l’industrie biomédicale. En lien avec les débats sur la question de l’avortement, les différents statuts juridiques attribués à l’embryon humain par les États se fondent plutôt sur l’héritage historique et les valeurs religieuses. Dans son livre Embryo Politics, le bioéthicien Thomas Banchoff démontre que les réticences historiques de la France et de l’Allemagne face à l’utilisation d’embryons humains à des fins de recherche s’enracinent dans l’importance fondamentale accordée à la notion de dignité suite à l’expérience de la guerre et du nazisme 2. C’est donc le statut d’« être humain potentiel » qui justifiait la protection de l’embryon. La course à l’innovation et les promesses de la médecine régénératrice ont eu raison du statut particulier accordé par la loi française aux embryons humains, puisque l’utilisation des cellules souches embryonnaires pour la recherche a définitivement été autorisée le 16 juillet 2013 3. Cette entrée décisive de la France dans la bioéconomie des cellules souches révèle sans doute un certain affaiblissement des principes hérités de la guerre au profit de la 1. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit. 2. Thomas Banchoff, Embryo Politics : Ethics and Policy in Atlantic Democracies, Ithaca, Cornell University Press, 2011. 3. « Le texte autorisant la recherche sur l’embryon définitivement adopté », LeMonde.fr, 16 juillet 2013.

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biopolitique néolibérale. Aux États-Unis, les débats sur le statut de l’embryon ont, comme en témoigne la force du mouvement pro-vie, une forte connotation religieuse 1. Associée à la droite chrétienne, l’administration Bush avait d’ailleurs imposé en 2001 un moratoire sur le financement public de la recherche sur les cellules souches. Désirant afficher son opposition au conservatisme républicain, le président Obama a, dès le début de son premier mandat, ouvertement fait la promotion de la recherche sur les cellules souches embryonnaires en accordant une subvention à Geron, qui est l’une des principales entreprises dans le domaine de la médecine régénératrice. L’absence totale de questions relatives à l’appropriation des produits du corps féminin dans les débats nationaux portant sur le statut de l’embryon contribue à nourrir une conception très libérale de la recherche, qui tend à minimiser les logiques d’exploitation. Cet aveuglement transparaît dans le fait que les démocrates et certains partis de gauche, tel le Parti socialiste en France, comptent parmi les plus ardents défenseurs de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, alors qu’ils devraient être sensibles aux enjeux d’inégalité qu’elle recouvre. Pour conclure sur cette question, l’exemple des politiques israéliennes concernant l’utilisation d’embryons humains à des fins de recherche devrait suffire à illustrer l’invisibilité du corps féminin dans la biopolitique globalisée de l’embryon in vitro. Occupant une place centrale dans la bioéconomie des cellules souches, Israël s’est très tôt démarqué par une plus grande permissivité en ce qui concerne l’usage des embryons humains pour la recherche. Les raisons de cette exceptionnelle ouverture pour la recherche sur les cellules souches sont, comme l’a analysé Barbara Prainsack, à chercher 1. Thomas Banchoff, Embryo Politics, op. cit.

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du côté des principes religieux et de l’histoire particulière de ce pays 1. Contrairement aux principes chrétiens qui accordent un statut sacré à l’embryon dès la conception, la religion juive ne reconnaît aucun statut particulier aux cellules embryonnaires avant quarante jours. À cette particularité de nature théologique s’ajoute le fait que l’État d’Israël a historiquement adopté des politiques natalistes favorisant le recours à la FIV, ce qui a entraîné l’accumulation d’un surplus important d’embryons pouvant être récupérés pour la recherche. Finalement, la valorisation de la recherche biomédicale et la croyance aux promesses de la médecine régénératrice s’expliquent par l’insécurité qui marque l’histoire d’Israël depuis sa fondation et par le désir de préserver chaque vie individuelle 2. La question de la provenance corporelle des embryons et les implications potentielles de l’industrialisation de leur production pour les femmes sont donc, comme c’est généralement le cas, complètement occultées par les politiques israéliennes en matière de recherche sur les cellules souches. Des ovules aux cellules souches : la reproduction détournée Transformées en machines à produire des ovules, les femmes ayant recours à la FIV ont, sans le savoir, constitué un terrain fertile au développement de la recherche sur l’embryon humain. Les embryons surnuméraires, congelés et entreposés dans 1. Barbara Prainsack, « Overcoming Embryonic Exceptionalism ? Lessons from Analyzing Human Stem Cell Research Regulation in Israel », New Genetics and Society, vol. 30, n° 3, 2011, p. 267-277. 2. Donna Dickenson, « Lady Vanishes… », art. cité.

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des laboratoires et des cliniques de procréation assistée, sont en effet devenus, au tournant des années deux mille, l’une des principales matières premières utilisées dans le cadre de la recherche en médecine régénératrice. Porteuses de toutes les promesses, les cellules souches embryonnaires incarnent l’espoir de combattre les maladies dégénératives en favorisant la régénération des cellules et des tissus. Les lignées de cellules souches embryonnaires, isolées et maintenues artificiellement en vie, procèdent d’un détournement des potentialités vitales liées à l’engendrement des nouvelles générations au profit d’individus déjà existants. Encore très insuffisamment problématisée, cette question permet néanmoins d’entrevoir des enjeux difficilement perceptibles de la médecine régénératrice en ce qui concerne la lutte anti-âge 1. Au-delà des débats éthiques autour du statut de l’embryon, l’utilisation de cellules souches embryonnaires comporte de profondes implications quant au rapport entre les générations, puisque l’on détourne les premières cellules du processus vital pour produire des tissus destinés, en grande partie, à contrer la dégénérescence biologique liée au vieillissement 2. En un sens, la médecine régénératrice s’apparente à une forme de cannibalisme technoscientifique, dans la mesure où elle se nourrit des produits du corps féminin. Laissant volontairement de côté les enjeux épistémologiques, scientifiques et philosophiques 1. Cf. Céline Lafontaine, « De la dégénérescence à la régénération. Vieillir à l’âge de la médecine régénératrice », in Hachimi Sanni Yaya (dir.), La Réponse de la science médicale au « devenir vieux ». Prolongévisme, transhumanisme et biogérontologie, Québec, Presse de l’université Laval, 2012, p. 75-95. 2. Catherine Waldby, Suzan M. Squier, « Ontogeny, Ontology and Phylogeny : Embryonic Life and Stem Cell Technologies », Configurations, vol. 27, n° 11, 2003, p. 35.

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que soulève ce détournement, le projet de prolonger la vie en manipulant les processus de la reproduction constitue l’un des principaux ressorts idéologiques sur lesquels repose la bioéconomie du corps féminin. Les dispositifs éthiques, juridiques et scientifiques mis en place afin de permettre l’usage biomédical des embryons surnuméraires touchent de manière toute particulière les jeunes femmes en âge de procréer aux prises, pour des raisons diverses, avec des problèmes de fertilité. En transformant les femmes confrontées à des problèmes d’infertilité en surproductrices d’ovules, l’industrie de la procréation assistée portait déjà en elle la promesse de transcender les limites du corps humain qui s’est dès lors prolongée dans la recherche sur les cellules souches embryonnaires. Afin d’éviter le gaspillage des ovules et des embryons, plusieurs pays, notamment le Royaume-Uni, ont instauré des infrastructures institutionnelles facilitant l’utilisation de ces surplus à des fins de recherche par le biais du don. Parce qu’ils recèlent le pouvoir de créer la vie, les tissus reproductifs diffèrent toutefois des autres types de tissus humains pouvant faire l’objet d’un don 1. Fragilisés, voire parfois désespérés, par les difficultés qu’ils éprouvent à réaliser leur désir d’enfant, les couples ayant recours à la FIV se retrouvent ainsi confrontés aux trois choix suivants : détruire leurs embryons congelés ; les offrir à des couples qui souhaitent avoir un enfant ; ou les donner à la recherche sur les cellules souches embryonnaires. Les études internationales portant sur cette question tendent à démontrer qu’une fois leur projet d’avoir un enfant biologique réalisé les couples sont 1. Jackie Leach Scully, Erica Haimes, Anika Mitzkat, Rouven Porz, Christoph Rehmann-Sutter, « Donating Embryos to Stem Cell Research : The “Problem” of Gratitude », Bioethical Inquiry, n° 9, 2012, p. 20.

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plutôt favorables au don pour la recherche 1. Vu l’importance des investissements affectifs et physiques mobilisés dans le cadre de la FIV afin de produire des embryons, il n’est pas surprenant que la plupart des couples consentent à donner une seconde vie à ces précieux bio-objets. En fait, l’idée de détruire les surplus d’embryons n’apparaît pas simplement comme un gaspillage, mais comme une forme de sacrilège, un manque de respect face à la puissance de leur vitalité 2. Cependant, le don d’embryons pour la reproduction comporte des dimensions symboliques et génétiques très lourdes de conséquences pour les donneurs. En effet, les couples se montrent en général très réticents à l’idée de contribuer à la naissance d’enfants dont ils seraient ni plus ni moins que les parents biologiques. Beaucoup moins problématique, le don d’embryons pour la recherche est souvent perçu par les couples comme une façon de donner un sens au « sacrifice » d’embryons tout en exprimant leur gratitude face à la science qui leur a permis de procréer 3. Cette logique de la dette et du sacrifice s’exprime avec encore plus de conviction dans des pays telles l’Inde et la Chine, où la fertilité est très fortement valorisée et où l’idéal du sacrifice s’ancre très profondément dans la culture 4. 1. Kristina Hug, « Motivation to Donate or not Donate Surplus Embryos for Stem-Cell Research », Fertility and Sterility, vol. 89, n° 2, 2008, p. 263-277. 2. Ibid. 3. Jackie Leach Scully et al., « Donating Embryos to Stem Cell Research… », art. cité. 4. Pour l’Inde, cf. Aditya Bharadwaj, Peter Glasner, Local Cells, Global Science, op. cit. Pour la Chine, cf. Anika Mitzkat, Erica Haimes, Christoph Rehmann-Sutter, « How Reproductive and Regenerative Medicine Meet in a Chinese Fertility Clinic : Interviews with Women about the Donation of Embryos to Stem Cell Research », Journal of Medical Ethics, vol. 36, n° 12, 2010, p. 754-757.

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Face à la globalisation de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, le don d’embryons pose d’importantes questions éthiques, d’autant plus que la notion de consentement éclairé n’a pas le même sens au Royaume-Uni qu’en Inde ou en Chine 1. Dans une étude portant sur l’initiative de la UK Stem Cell Bank visant à internationaliser les processus de standardisation des cellules souches, le sociologue britannique Neil Stephens a souligné en ce sens que l’harmonisation des comités nationaux d’éthique autour du consentement éclairé recouvre des réalités sociologiques fort différentes 2. Ainsi, la volonté de standardiser les modalités de mise en banque de cellules souches dans des pays aussi différents que le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Inde procède de ce que l’auteur nomme une « économie morale globale 3 ». Centrée sur une conception occidentale de la subjectivité et de l’autonomie individuelle, la doctrine du consentement éclairé ne tient aucunement compte des inégalités sociales et des logiques d’exploitation auxquelles, par exemple, les femmes indiennes sont confrontées. Dans une société où l’infertilité est socialement stigmatisée et où les femmes occupent une position subalterne, l’idée même de consentement éclairé fait très peu sens et soulève de nombreuses questions éthiques 4. Offrant à moindre coût ou gratuitement des traitements de fertilité aux femmes en échange d’ovules ou d’embryons 1. Ibid. 2. Neil Stephens, « Internationaliser des standards, mettre en banque avec confiance. La mise en banque des cellules souches dans trois systèmes nationaux », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 5, n° 2, 2011, p. 260-286. 3. Ibid., p. 265. 4. Aditya Bharadwaj, Peter Glasner, Local Cells, Global Science, op. cit., p. 78.

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surnuméraires, l’industrie indienne de la procréation assistée constitue, comme on l’a déjà mentionné, l’un des exemples les plus probants des nouvelles formes d’inégalité induites par la bioéconomie des cellules souches 1. Non seulement les femmes indiennes « produisent » une ressource biologique rare, susceptible d’acquérir une biovaleur, mais elles n’auront, pour la plupart, jamais accès aux retombées thérapeutiques issues de leur don. L’utilisation des embryons à des fins de recherche ne se limite pas aux spécimens congelés, le développement de la recherche sur les cellules souches tend à s’élargir aux produits « frais », c’est-à-dire aux ovules et aux embryons in vitro tout droit sortis du corps. Les embryons frais qui ne présentent pas les standards de qualité permettant de les transplanter dans un utérus peuvent désormais faire l’objet d’un don pour la recherche 2. Le don d’ovules frais, étroitement lié au clonage thérapeutique, soit le transfert d’un noyau de cellule somatique dans un ovule préalablement énucléé, permet d’obtenir de plus grandes quantités de cellules souches compatibles avec les patients devant être traités. Afin de permettre l’approvisionnement des chercheurs en ovules frais, le Royaume-Uni a mis sur pied un « programme d’échange » qui offre à des femmes ayant recours à la FIV de diminuer de moitié les coûts d’un traitement en échange d’ovules frais 3. Sans être financier, ce type d’échange est néanmoins de nature économique et 1. Margaret Sleeboom-Faulkner, Prasanna Kumar Patra, « Experimental Stem Cell Therapy… », art. cité. 2. Jackie Leach Scully et al., « Donating Embryos to Stem Cell Research… », art. cité. 3. Erica Haimes, Ken Taylor, Ilke Turkmendag, « Eggs, Ethics and Exploitation ? Investigating Women’s Experiences of an Egg Sharing Scheme », Sociology of Health and Illness, vol. 34, n° 8, 2012, p. 1199-1214.

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s’éloigne quelque peu de la logique purement altruiste du « don » qui prévaut généralement en matière d’éléments corporels. Cependant, contrairement aux programmes similaires développés par les cliniques indiennes de fertilité, où le potentiel d’exploitation culturelle, sociale et économique des femmes transparaît plus clairement 1, le contexte très libéral qui caractérise le Royaume-Uni place les femmes dans une situation plus ambiguë. Une étude menée auprès des femmes britanniques impliquées dans un programme d’échange d’ovules montre qu’elles ont tendance à adopter une attitude pragmatique face aux avantages qu’elles peuvent en tirer 2. Peu préoccupées par les enjeux moraux relatifs à l’utilisation des embryons pour la recherche, les femmes évaluent plutôt la valeur de leurs ovules et des embryons en fonction de leur potentiel à réaliser leur rêve de devenir mère 3. Selon cette même étude, celles qui choisissent de donner des ovules en échange d’un traitement FIV à prix réduit n’ont aucunement le sentiment d’être exploitées ; au contraire, elles ont la conviction de tirer profit de cet échange. Finalement, lorsqu’elles jugent qu’un don d’ovules peut réduire leur chance de réaliser leur projet parental, ces femmes peuvent faire preuve d’autonomie et refuser de contribuer à la recherche 4. Même si la question du détournement et de l’appropriation des potentialités reproductives du corps féminin demeure entière, l’aspect calculateur de l’attitude des femmes 1. Herbert Gottweis, Brian Salter, Catherine Waldby, The Global Politic of Human Embryonic Stem Cell Science, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009. 2. Erica Haimes, Ken Taylor, Ilke Turkmendag, « Eggs, Ethics and Exploitation ?… », art. cité. 3. Ibid., p. 23. 4. Ibid.

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dans le cadre des programmes d’échange d’ovules pour la recherche illustre bien la complexité de la bioéconomie des cellules souches. Figures emblématiques de la nouvelle bio­­ citoyenneté, les femmes ayant recours à la FIV sont plus directement confrontées au renversement entre zoe et bios dans la mesure où leur projet de vie, mettre un enfant au monde, repose sur leur consentement à se transformer en machines à produire des ovules. Elles sont donc à la fois consommatrices au sein de l’industrie de la procréation assistée et simples ressources dans le cadre de la bioéconomie des cellules souches. Cette double position favorise, à l’échelle internationale, la normalisation et la standardisation des mécanismes d’appropriation des surplus d’ovules et d’embryons issus de la FIV. Le développement de la médecine régénératrice pousse toutefois à étendre le marché du don d’« ovules » en dehors des cadres de la procréation assistée, ce qui suppose un retournement complet des capacités reproductives du corps féminin vers ces potentialités régénératrices. L’État de New York est devenu en 2009 le premier État à autoriser et à financer la production d’ovules pour la recherche 1. Loin d’être banale, cette autorisation rend légitime l’utilisation dans le cadre de la fécondation in vitro des traitements et des méthodes développés dans le seul but d’approvisionner les chercheurs en quête de nouvelles lignées de cellules souches embryonnaires. L’ouverture d’un marché des ovules spécifi­­ quement destinés à la recherche confirme la double valeur désormais attribuée à ces précieuses cellules féminines dans le contexte de la bioéconomie 2. Au niveau éthique, la permission 1. Rob Stein, « New York to Pay Women who Give Eggs for Stem Cell Research », The Washington Post, 26 juin 2009. 2. Sarah Franklin, « Embryonic Economies… », art. cité.

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de produire des ovules directement pour la recherche rompt toutefois avec la rhétorique du déchet et du don sur laquelle s’est érigée la recherche sur les cellules souches 1. Considérant les risques associés à la stimulation ovarienne et à l’extraction des ovocytes, autoriser le prélèvement d’ovules à des fins de recherche contrevient, selon Donna Dickenson, aux principes éthiques les plus élémentaires, dont celui qui contraint à prendre en compte l’intérêt et la santé des patientes dans le cadre de procédures médicales 2. Même s’il conserve des références rhétoriques au don, l’approvisionnement en ovules pour la recherche repose sur une marchandisation des produits du corps humain qui tire profit de la fragilité sociale et économique de jeunes femmes tant aux États-Unis qu’ailleurs dans le monde, notamment en Europe de l’Est, en Inde et en Chine 3. L’ouverture d’un marché des ovules pour la recherche ne vient que confirmer l’invisibilité du corps féminin dans la bioéconomie et l’indifférence généralisée envers les enjeux d’exploitation et d’inégalité qui y sont liés. Pour preuve, dans le scandale, évoqué plus haut, provoqué par le chercheur sud-coréen Hwang Woo-suk autour du clonage humain et de la création de nouvelles lignées de cellules souches, c’est la fraude scientifique qui a davantage été décriée à travers les médias du monde que l’utilisation des ovules de ses assistantes de recherche 4. 1. Catherine Waldby, « Stem Cells, Tissue Cultures and the Production of Biovalue », art. cité. 2. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit., p. 8. 3. Pour une vue d’ensemble de la bioéconomie des cellules souches, cf. Melinda Cooper, Catherine Waldby, Clinical Labor : Tissue Donors and Research Subjects in the Global Bioeconomy, Durham, Duke University Press, 2014. 4. Azumi Tsuge, Hyunsoo Hong, « Reconsidering Ethical Issues about “Voluntary Egg Donors” in Hwang’s Case in Gobal Context », New Genetics and Society, vol. 30, n° 3, 2011, p. 241-252.

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Standardiser les cellules souches ou effacer leurs empreintes corporelles Telle que l’a conceptualisée la sociologue Catherine Waldby, la notion de biovaleur renvoie à l’isolement et à l’intensification, par le biais des biotechnologies, des potentialités vitales contenues dans les déchets corporels 1. La création d’une biovaleur apparaît ainsi comme le résultat d’un processus de parcellisation du corps qui permet d’isoler des cellules, de les cultiver in vitro, de les congeler et de les modifier. Au niveau juridique, le processus de création d’une biovaleur s’appuie sur un dispositif de valorisation de l’innovation technoscientifique qui favorise le brevetage des bio-objets issus d’éléments corporels. En accordant en 2001 à la Wisconsin Alumni Research Foundation le brevet US6200806 pour l’invention par James Thomson d’une méthode de fabrica­ ­tion de cellules souches à partir d’embryons humains, l’US Patent and Trademark Office marquait le point de départ de la bioéconomie des cellules souches 2. Fortement controversé, le brevetage de lignées de cellules souches embryonnaires a depuis donné lieu à des positionnements éthiques, politiques et juridiques fort contrastés. Tandis qu’aux États-Unis des laboratoires spécialisés en médecine régénératrice, comme Geron ou Advanced Cell Technology, possèdent plusieurs brevets portant sur des procédés destinés à fabriquer ou à faire croître des lignées de cellules souches, l’Europe interdit leur brevetage depuis 2011 3. La mise en valeur 1. Catherine Waldby, « Stem Cells, Tissue Cultures and the Production of Biovalue », art. cité, p. 309-310. 2. Melinda Cooper, Life as Surplus, op. cit., p. 147. 3. Cf. Geron.com et AdvancedCell.com.

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économique de ces fameuses cellules dépasse toutefois la simple question des droits de propriété intellectuelle puisqu’elle repose sur un important dispositif scientifique, politique, juridique et éthique qui tend à effacer leur origine corporelle 1. Figure de proue de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, le Royaume-Uni a créé en 2003 la UK Stem Cell Bank afin d’assurer la gouvernance de la recherche sur les cellules souches en établissant les standards scientifiques et éthiques de leur mise en banque. Suivant un protocole hautement standardisé de stockage et de mise en accès des lignées de cellules souches pour la recherche, la UK Stem Cell Bank procure une assise institutionnelle aux espoirs portés par la médecine régénératrice. L’établissement de règles rigoureuses entourant le dépôt de lignées cellulaires et le contrôle strict de leur utilisation participent à leur acceptation sociale tout en favorisant leur mise en valeur économique. Dans une étude portant sur le rôle de ce dispositif institutionnel dans le développement international de la recherche sur les cellules souches, la politiste Virginie Tournay et ses collègues soulignent que « la valeur du matériel biologique n’est pas ici liée à sa transformation en produit fini par l’action humaine. Elle correspond à la capacité dont dispose le personnel de la banque à définir des propriétés ainsi qu’un environnement stabilisé et codifié immédiatement identifiable par différents centres. En d’autres termes, la définition d’une valeur économique des lignées cellulaires est directement tributaire d’un cadre organisationnel d’échanges bien formalisé entre le déposant et la 1. Gulam Bahadur, Michael Morrison, « Patenting Human Pluripotent Cells : Balancing Commercial, Academic and Ethical Interests », Human Reproduction, vol. 25, n° 1, 2010, p. 14-21.

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banque 1 ». La création d’une biovaleur ne repose donc pas uniquement sur la transformation d’éléments corporels en produits technologiques, elle dépend aussi de dispositifs de standardisation qui favorisent leur normalisation sociale. Ainsi, la « UK Stem Cell Bank assure la légitimité des cellules souches en termes à la fois scientifiques et sociaux 2 ». Résolument orientée vers l’avenir et les espoirs soulevés par la recherche, la UK Stem Cell Bank légitime les cellules souches en les validant aux yeux du grand public 3. Indispensable à la création de la biovaleur, le processus de standardisation technoscientifique des cellules souches embryonnaires entraîne toutefois un effacement de leur origine corporelle. La bio-ingénierie des cellules souches permet d’augmenter leur biomasse de façon exponentielle. Le don original d’ovules se disperse alors au travers d’un large réseau de lieux de stockage et de laboratoires de recherche, effaçant par ce fait même la trace corporelle des donneuses 4. Le consentement éclairé, érigé au rang de norme universelle, constitue dans ce contexte le mécanisme juridique permettant l’appropriation des ovules et des embryons pour la recherche. Par-delà la diversité des réalités sociales aux­­­ 1. Virginie Tournay, Marie-Odile Ott, Dörte Bemme, Christelle Routelous, « La United Kingdom Stem Cell Bank : un petit espace stérile pour l’homme, un gigantesque espace multilatéral pour l’humanité », Sociologie et société, vol. 42, n° 2, 2010, p. 304. 2. Neil Stephens, « Internationaliser des standards, mettre en banque avec confiance. La mise en banque des cellules souches dans trois systèmes nationaux », art. cité, p. 261. 3. Neil Stephens, Paul Atkinson, Peter Glasner, « The UK Stem Cell Bank : Securing the Past, Validating the Present, Protecting the Future », Science as Culture, vol. 17, n° 1, 2008, p. 54. 4. Catherine Waldby, « Stem Cells, Tissue Cultures and the Production of Biovalue », art. cité, p. 319.

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quelles font face les femmes impliquées dans la bioéconomie des cellules souches, la caution éthique que représente ce consentement contribue à la dissimulation des inégalités qu’il recouvre. Aux origines de la biovaleur : la productivité du corps reproductif L’importance primordiale accordée à l’innovation techno­ scientifique et aux dispositifs de standardisation dans la création d’une biovaleur ne doit pas occulter l’origine première des cellules souches embryonnaires, soit le corps reproductif. Dotés de la puissance vitale de « la vie en elle-même », les produits du corps féminin (ovules, cellules fœtales, cordons ombilicaux) constituent une ressource rare et précieuse au sein de la bioéconomie globalisée. Contrairement aux autres éléments corporels utilisés par l’industrie biomédicale, les tissus reproductifs féminins ne sont pas de simples « déchets » obtenus dans le cadre de tests diagnostiques ou de traitements chirurgicaux, mais ils nécessitent une plus grande implication de la part des « donneuses », notamment en ce qui concerne le don d’ovules. Comme l’affirme Donna Dickenson, « il n’y a rien de naturel dans l’extraction d’ovules », et chacune des étapes menant à leur production (contrôle du cycle menstruel, superovulation, etc.) suppose un engagement physique et psychologique des femmes 1. Loin de se limiter au statut de ressource passive, les femmes intégrées au sein de la bioéconomie des cellules souches participent activement à la production de tissus reproductifs destinés à la recherche. Cette productivité du corps féminin est non seulement passée 1. Donna Dickenson, Property in the Body, op. cit., p. 116.

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sous silence, mais elle n’est aucunement prise en compte dans la valeur économique attribuée aux ovules. Socialement associé aux vertus « féminines » de l’altruisme et du don de soi, le travail corporel des femmes au sein de la bioéconomie est ainsi complètement naturalisé, c’est-à-dire rendu socialement invisible. Afin de mettre au jour les logiques d’exploitation recouvertes par la rhétorique du don et par la naturalisation du corps féminin dans la bioéconomie, plusieurs auteures féministes ont revisité le concept marxiste de travail productif pour lui donner une plus grande portée 1. Suivant leur perspective, l’intégration du corps féminin dans la bioéconomie des cellules souches apparaît comme le résultat d’un effacement de la distinction entre travail reproductif et travail productif. À ce titre, on a déjà vu comment l’industrie de la procréation assistée s’est développée sur la base d’une manipulation des processus reproductifs qui permet d’augmenter la productivité du corps féminin en accroissant le nombre d’ovocytes qui peuvent être récoltés par cycle. Le travail corporel nécessaire pour produire ce surplus d’ovocytes, jamais comptabilisé socialement puisque considéré comme naturel, est pourtant essentiel à la création de la biovaleur. Les sociologues Melinda Cooper et Catherine Waldby ont abordé de front cette question en développant une analyse fort éclairante de l’évolution du travail salarié au sein du capitalisme américain marqué par le passage récent à une économie du savoir dans laquelle s’inscrit le biocapital. Dans leur livre Clinical Labor : Tissue Donors and Research Subjects in the Global Bioeconomy, elles consacrent 1. Cf. les travaux déjà cités de Sarah Franklin, Donna Dickenson, Catherine Waldby, Melinda Cooper.

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plusieurs chapitres à la question de l’exploitation économique du corps reproductif 1. Il est essentiel de reprendre ici les grandes lignes de leur argumentaire tant il éclaire certains enjeux cruciaux de la bioéconomie du corps féminin. Dans le prolongement des critiques adressées dans les années soixante-dix par Christine Delphy et les féministes matérialistes à la théorie marxiste qui négligeait selon elles la dimension proprement économique et productive du travail domestique, Melinda Cooper et Catherine Waldby démontrent comment l’affaiblissement du mode de production fordiste a conduit à l’effritement de la division entre travail reproductif et travail productif. L’économie fordiste, caractérisée par une augmentation des salaires ouvriers et une stricte division entre sphère productive et sphère domestique, a dominé la période dite des Trente Glorieuses, soit celle s’étendant de la fin de la Seconde Guerre mondiale au milieu des années soixante-dix. Longtemps ignorée, la valeur économique du travail domestique est toutefois devenue socialement visible au tournant des années soixante-dix, lorsque les femmes des classes moyennes sont entrées massivement sur le marché du travail salarié. Les tâches ménagères, tels l’entretien du foyer et l’éducation des enfants, sont alors confiées à des femmes de classes et d’origines socialement inférieures. Elles passent de la sphère domestique à la sphère du travail salarié, révélant ainsi leur véritable « nature » au sein de l’économie capitaliste. On assiste en fait à l’apparition du phénomène de sous-traitance du travail domestique aujourd’hui largement répandu dans les sociétés occidentales. Cette période de transition correspond historiquement à la crise pétrolière 1. Melinda Cooper, Catherine Waldby, Clinical Labor, op. cit.

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et à l’émergence du paradigme informationnel présidant, comme on l’a vu au premier chapitre, au développement de la bioéconomie. C’est dans le contexte de l’économie post-fordiste qu’émerge l’industrie de la procréation assistée qui va étendre le processus de sous-traitance du travail reproductif à la reproduction biologique elle-même. Melinda Cooper et Catherine Waldby utilisent l’expression « fertility outsourcing » pour décrire cette nouvelle économie du corps reproductif 1. Apparues en Californie au début des années 1980, les banques de sperme et d’ovules permettent de répartir le travail bio­­logique de reproduction à travers plusieurs corps. Dans le cas des mères porteuses avec donneuse, c’est l’ensemble du travail reproductif qui est sous-traité. Occupant une place à part dans la bioéconomie du corps humain, la gestation pour autrui constitue l’exemple le plus extrême de ce processus de sous-traitance du travail reproductif. Le terme « travail », bien qu’il puisse paraître réducteur au regard de ce que représentent la grossesse et la mise au monde d’un enfant, est dans ce contexte doublement approprié. Premièrement, la gestation pour autrui suppose un engagement contractuel dans lequel la mère porteuse accepte littéralement de louer son corps afin de « produire » un enfant dont elle ne sera ni la mère génétique ni la mère sociale. D’ailleurs, si on l’analyse uniquement sous l’angle du travail, ce contrat relève nécessairement d’une relation d’exploitation, car les risques, les angoisses et les souffrances de la mère porteuse ne sont évidemment pas 1. Cf. aussi Catherine Waldby, « Citizenship, Labor and The Biopolitics of the Bioeconomy : Recruiting Female Tissue Donors for Stem-Cell Research », Scholar & Feminist Online, numéro double spécial cité.

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comptabilisables financièrement 1. Deuxièmement, l’emploi de ce terme pour désigner le processus biologique de la reproduction humaine renvoie à son usage médical courant vis-à-vis de l’accouchement 2. Dans le vocabulaire commun, on l’utilise en effet pour parler d’une femme qui accouche. L’obstétrique et le sens commun reconnaissent donc clairement que mettre au monde un enfant suppose un véritable travail corporel. Née au début des années quatre-vingt, l’industrie de la procréation assistée a connu depuis une croissance fulgurante. D’abord concentrés aux États-Unis, plus spécifiquement en Californie, les cliniques de fertilité, les banques de sperme et d’ovules sont désormais répandus partout sur la planète. Suivant la même logique que celle ayant mené à la délocalisation du travail manufacturier vers des pays moins développés, on observe, depuis le tournant des années deux mille, l’exportation du modèle commercial californien en matière de fertilité 3. Dans leur analyse du mouvement de démocratisation et de normalisation du phénomène de la sous-traitance du travail reproductif, Melinda Cooper et Catherine Waldby notent la même tendance à la baisse des coûts de production et à l’augmentation de la productivité. Concrètement, cela signifie que le prix élevé des ovules prélevés aux États-Unis pousse un nombre toujours grandissant de couples à se tourner vers le marché international de la procréation assistée. Le prix et la nature des services varient d’un pays à l’autre. Alors que des pays européens comme l’Espagne ou Chypre sont reconnus pour la « qualité » de leurs banques d’ovocytes provenant de 1. Sur les enjeux juridiques de la gestation pour autrui, cf. Muriel FabreMagnan, La Gestation pour autrui. Fictions et réalité, Paris, Fayard, 2013. 2. Melinda Cooper, Catherine Waldby, Clinical Labor, op. cit. 3. Ibid.

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jeunes femmes de l’Europe de l’Est, d’autres comme l’Inde et la Thaïlande se spécialisent plutôt dans les mères porteuses à bas prix 1. Les compensations financières obtenues par les femmes qui choisissent de « donner » leurs ovules ou de porter l’enfant d’un couple étranger dépassent souvent très largement le salaire qu’elles pourraient obtenir sur le marché du travail. Pour ces femmes, la valeur économique de leur corps reproductif est donc bien réelle. Aux inégalités économiques favorisant l’exportation et la sous-traitance du travail de reproduction s’ajoutent, pour les femmes asiatiques, les discriminations raciales. Cherchant à obtenir un enfant qui leur ressemble, les couples se tournant vers le marché international de la reproduction répugnent généralement à utiliser les ovules de femmes possédant des traits exotiques. L’accès à des cliniques de fertilité offrant des services de hauts standards technoscientifiques et la disponibilité d’un nombre important de jeunes femmes en bonne santé disposées à porter un enfant à un faible coût rendent toutefois le marché des mères porteuses en Asie fort attrayant pour ces couples 2. Située en Inde, la clinique de fertilité Delhi IVF Fertility Research Center spécifie d’ailleurs sur son site internet que les services d’une mère porteuse indienne sont moins chers que ceux offerts par des femmes américaines. Ainsi, « en Inde le coût d’une mère porteuse est d’approximativement 20 000 dollars, à comparer aux 50 000 dollars exigés en moyenne pour le même service 3 ». L’exemple de cette clinique suffit à illustrer la logique globalisée de sous-traitance 1. Sur l’industrie chypriote de la procréation assistée, cf. Scott Carney, The Red Market, op. cit., p. 14. 2. Cf. sur cette question Sylviane Agacinski, Corps en miettes, op. cit., p. 39-56. 3. « Cost of surrogacy in India », Delhi-IVF.com (traduction libre).

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du travail de reproduction. En plus d’être une plaque tournante de la gestation pour autrui, l’industrie indienne de la fertilité a su tirer profit de la productivité reproductive de jeunes femmes indiennes en détournant les surplus d’ovules récoltés dans les très nombreuses cliniques qui pratiquent la FIV vers la recherche sur les cellules souches. Orchestré par l’État indien, le modèle de l’exploitation et du détournement du travail reproductif des femmes indiennes au profit de la médecine régénératrice demeure l’un des modèles les plus représentatifs des enjeux réels de la bioéconomie des cellules souches embryonnaires 1. Avec le développement de la médecine régénératrice, la productivité du corps féminin s’étend bien au-delà de ses fonctions directement reproductives. Qu’il s’agisse des cellules provenant de fœtus avortés, du placenta, du cordon ombilical et même du sang menstruel, les tissus reproductifs possèdent en eux-mêmes une valeur productive qui n’est jamais prise en compte socialement. Davantage impliquées dans la bioéconomie, les femmes ne sont toutefois pas sollicitées de la même façon selon leur statut social et leur citoyenneté. Tandis que les jeunes femmes provenant de classes et de pays où elles sont économiquement défavorisées fournissent le plus grand nombre d’ovules pour des traitements destinés aux populations aisées des pays riches, les femmes nord-américaines de la classe moyenne sont la cible d’un marketing biomédical qui leur promet la jeunesse éternelle grâce à une autorégénération cellulaire 2.

1. Jyotsna A. Gupta, « Exploring Appropriation of “Surplus” Ova and Embryos in India IVF Clinics », New Genetics and Society, vol. 30, n° 2, 2011, p. 167-180. 2. Julie Kent, Regenerating Bodies, op. cit., p. 124.

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Les biobanques de sang de cordon ombilical : le corps comme investissement La bioéconomie des cellules souches participe du ren­­versement opéré entre zoe et bios. Dans un univers culturel marqué par le culte de la santé parfaite et par la molécularisation des identités, le sens donné à l’existence apparaît, comme on l’a vu, de plus en plus tributaire de la capacité de chaque individu à maintenir, voire à augmenter, son « capital » biologique. Porteuse de la promesse de combattre un grande nombre de maladies dégénératives et d’inverser les effets délétères du temps, la médecine régénératrice incarne parfaitement cette ambition de prolonger la vie pour accroître son existence 1. Parce qu’elles possèdent le pouvoir de se transformer et de se spécialiser, les cellules souches canalisent tous les espoirs de cette nouvelle médecine qui ne cherche plus à guérir, mais à régénérer. Ces bio-objets, présentés dans la littérature scientifique comme des super-héros cellulaires dotés de pouvoirs magiques, nourrissent l’imaginaire contemporain d’une jeunesse éternelle 2. L’ampleur des potentialités thérapeutiques qu’on leur attribue fait des cellules souches embryonnaires une véritable mine d’or pour la recherche et l’industrie biomédicale. Cependant, ces cellules demeurent une ressource rare et controversée. Leur attrait scientifique est tel que le chercheur japonais Shinya Yamanaka, qui a créé en 2007 des cellules pluripotentes induites à partir d’une reprogrammation génétique de cellules somatiques adultes, il a reçu en 2012 le 1. Cf. Céline Lafontaine, La Société postmortelle, op. cit. 2. Lawrence Burns, « “You Are our Only Hope” : Trading Metaphorical “Magic Bullets” for Stem Cell “Superheroes” », Theoretical Medicine and Bioethics, vol. 30, n° 6, 2009, p. 427-442.

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prix Nobel de médecine 1. L’attention médiatique entourant les cellules pluripotentes et leurs fabuleuses facultés ne reflète toutefois pas la vaste étendue des recherches en médecine régénératrice qui portent, pour une très grande part, sur des cellules souches autologues, c’est-à-dire des cellules prélevées chez un patient, traitées et finalement retransplantées afin de favoriser l’autoréparation des tissus endommagés. Davantage que les cellules souches embryonnaires, les cellules autologues incarnent le rêve de l’autorégénération, soit celui d’un corps autonome contenant en lui-même la source de sa longévité. Les chercheurs en médecine régénératrice se sont lancés, depuis le début des années deux mille, dans la recherche de nouveaux gisements de cellules souches et ont trouvé des territoires corporels encore inexploités. Le corps féminin, qui constitue un terrain fertile en matière de cellules souches, est ainsi devenu une mine à exploiter pour l’industrie biomédicale. Moins flamboyantes que les cellules souches embryonnaires, les cellules du sang placentaire, ou sang de cordon ombilical, occupent elles aussi une place centrale dans la bioéconomie du corps humain. Contrairement aux autres types de cellules souches, elles possèdent des vertus thérapeutiques avérées, notamment pour le traitement de certaines formes de leucémies. Leur découverte et leur utilisation biomédicale ne datent toutefois pas d’hier, puisque c’est en 1988 que l’hématologiste Elaine Gluckman réussissait la première greffe de sang de cordon ombilical chez un enfant atteint d’une anémie de Fanconi, maladie génétique relativement rare 2. 1. Cf. « Les cellules pluripotentes induites (IPS) », Inserm.fr. 2. Pablo Santoro, « Liminal Biopolitics : Towards a Political Anthropology of the Umbilical Cord and the Placenta », Body & Society, vol. 17, n° 1, 2011, p. 79.

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Le succès de cette greffe, réalisée grâce au sang de cordon ombilical prélevé chez la sœur du patient, a motivé la création de banques de sang de cordon ombilical dans de nombreux pays. Recueilli et congelé lors de l’accouchement, ce sang a donné lieu à deux modèles opposés de mise en banque, l’un public et l’autre privé. Les banques publiques de sang de cordon ombilical fonc­­ tionnent selon des règles similaires à celles des grandes banques nationales de sang mises en place après la Seconde Guerre mondiale. Elles reposent sur une économie du don et sur le principe de la solidarité entre les membres du corps politique. Localisées dans des hôpitaux, elles sont mises à la disposition des patients et des médecins traitants. Les greffons, de nature allogène, sont sélectionnés en fonction de leur compatibilité avec le receveur. C’est un tout autre modèle du patient et de la médecine que supposent les banques privées de sang de cordon ombilical. Selon une conception néolibérale de la santé, les entreprises spécialisées dans la collecte et la congélation du sang de cordon offrent aux femmes la possibilité d’« investir » dans la santé de leur famille, plus particulièrement de leurs nouveau-nés, afin d’assurer leur avenir bio­­logique. Cette logique d’investissement participe d’une nouvelle économie du corps humain 1. Sous l’impulsion des recherches en médecine régénératrice, les cellules souches de cordon ombilical sont apparues comme une réserve de vitalité qui pourrait éventuellement permettre de soigner un cancer ou une maladie dégénérative. Malgré un manque total de données scientifiques prouvant les bienfaits médicaux d’une telle entreprise, on voit fleurir un peu partout sur la planète des banques privées de sang de cordon qui s’adressent, par voie publicitaire, 1. Catherine Waldby, Robert Mitchell, Tissue Economies, op. cit.

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directement aux femmes enceintes. Réservées aux familles des classes moyennes et aisées, ces banques proposent une biosurance, pour reprendre la terminologie commerciale de la clinique canadienne Ovo 1. Moyennant un coût d’environ 1100 dollars pour la congélation et le stockage la première année et de 130 dollars pour les années suivantes, les parents peuvent ainsi capitaliser sur l’avenir biologique de leur enfant. À défaut d’avoir une réelle valeur médicale, cette biosurance possède néanmoins une valeur hautement symbolique. Elle promet ni plus ni moins que d’assurer une meilleure santé et une plus grande longévité à ceux qui y souscriront. La pertinence scientifique et le statut éthique des biobanques privées de sang de cordon sont loin de faire l’unanimité parmi la communauté internationale des médecins et les bioéthiciens. Dans un avis publié en 2012, le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé a d’ailleurs réitéré son refus de voir s’installer en France ce type d’entreprise dans le domaine biomédical. Parmi les arguments évoqués pour interdire une telle pratique commerciale figurent le manque de preuve quant à leur utilité médicale, mais aussi et surtout le rejet d’une nouvelle forme de commercialisation du corps humain qui vient ébranler l’édifice de la solidarité sociale sur laquelle repose le système de santé publique 2. Dans la mesure où la greffe de sang de cordon constitue un traitement déjà pratiqué pour soigner certains cancers, le développement des banques privées pourrait nuire à l’approvisionnement des banques publiques. Les femmes qui choisissent d’« investir » 1. Cf. « Ovo Biosurance », CliniqueOvo.com. 2. Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Utilisation des cellules du sang de cordon ombilical, du cordon lui-même et du placenta et leur conservation en biobanques. Questionnement éthique, avis n° 117, 2012.

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dans l’avenir biologique de leur bébé privent donc, sans le vouloir, la communauté de cette précieuse ressource vitale qui pourrait éventuellement être bénéfique pour un patient. Sachant que les chances qu’un enfant dont le sang du cordon a été prélevé à la naissance puisse un jour l’utiliser pour se soigner sont très faibles, les motivations pour lesquelles les nouveaux parents choisissent d’investir dans la mise en banque de ces tissus apparaissent davantage d’ordre culturel que d’ordre médical 1. La prolifération des banques privées de sang de cordon signale l’affirmation d’une nouvelle biocitoyenneté marquée par la valorisation néolibérale de l’investissement dans le « capital santé » et dans les promesses de la science biomédicale 2. Ce modèle entrepreneurial s’est d’ailleurs imposé sans trop de débats au Royaume-Uni et en Amérique du Nord. Par exemple, au Canada, on ne compte pas moins de neuf banques privées de sang de cordon 3. La France, qui a récemment autorisé la recherche sur les cellules souches embryonnaires, ne pourra sans doute pas résister très longtemps à l’implantation sur son territoire de cette nouvelle forme de commercialisation du corps humain. Fortement opposée au développement des biobanques privées de sang de cordon, la bioéthicienne Donna Dickenson a montré en quoi ce modèle commercial constitue une nouvelle forme d’exploitation du corps féminin 4. Tout d’abord, parce qu’il relie l’enfant à sa mère, le cordon ombilical n’est pas un déchet organique comme un autre. Il possède une charge affective et symbolique que tente de récupérer l’industrie 1. Catherine Waldby, Robert Mitchell, Tissue Economies, op. cit. 2. Ibid. 3. Karen Born, Jill Konkin, Joshua Tepper, « Cord Banking in Canada », HealthyDebate.ca, 14 novembre 2013. 4. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit.

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biomédicale en s’adressant aux nouvelles mères. Sur cette question, il faut rappeler que, dans un grand nombre de cultures, le cordon ombilical et le placenta sont l’objet de rituels particuliers dont le plus répandu est celui de l’enterrement 1. La puissance vitale emmagasinée dans ces restes corporels leur confère des pouvoirs magiques que la pratique de l’inhumation permet de canaliser. Afin de conserver une partie de l’énergie vitale qu’il contient, plusieurs peuples ont d’ailleurs pour coutume de manger le placenta, riche en nutriments de toute sorte. Les cellules placentaires, au même titre que les cellules souches embryonnaires, sont indissociables de la fonction reproductive du corps féminin. En présentant la conservation du sang de cordon comme une forme d’assurance santé per­­ sonnalisée destinée à prémunir leur enfant en cas de maladie grave, les biobanques privées de sang de cordon ombilical exercent indéniablement une pression sur les futures mères. On promeut ainsi un nouveau modèle de la « bonne mère », qui veille sur l’avenir biologique de son enfant en investissant dans une biosurance. Alors même que les bienfaits de cette forme de préservation privée sont contestés, l’aspect financier de cette pratique induit une inégalité sociale des enfants dès leur naissance. Non seulement tous les enfants ne sont pas égaux devant la mise sur le marché spéculative de leur avenir biologique, mais leur santé est de plus en plus perçue comme un bien privé dans lequel on peut investir afin d’accroître leur capital vital 2. Perçue comme anodine et banale, la récolte du sang de cordon, telle que la pratiquent les biobanques privées, 1. Pablo Santoro, « Liminal Biopolitics : Towards a Political Anthropology of the Umbilical Cord and the Placenta », op. cit., p. 54. 2. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit., p. 54.

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comporte des risques pour la mère et pour l’enfant qui, selon Donna Dickenson, sont minimisés par les autorités médicales 1. Intervenant au troisième stade de l’accouchement, celui de la délivrance, cette pratique détourne l’attention du personnel médical des procédures régulières. Parmi les risques identifiés par l’auteure, celui de provoquer une hémorragie chez la mère semble le plus sérieux. L’extraction prématurée du sang de cordon prive aussi le nouveau-né d’un apport important de nutriments à un moment crucial. D’après une comparaison entre les pratiques des biobanques privées et publiques au Royaume-Uni, Donna Dickenson démontre aussi que les méthodes utilisées par les premières, qui visent à maximiser la quantité de sang de cordon recueillie lors de l’accouchement, sont plus invasives et plus risquées. Outre les risques et le stress supplémentaires qu’engendre cette intervention pour les femmes qui accouchent, ces dernières sont en quelque sorte dépossédées des fruits du travail de leur corps. Juridiquement, le sang de cordon congelé appartient en effet à l’enfant et non à la mère. Interrogeant les présupposés biologiques sur lesquels repose ce droit de propriété, Donna Dickenson y voit une autre forme de négation du travail corporel des femmes dans le processus biologique de reproduction 2. Le modèle L’Oréal de l’autorégénération : « Parce que je le vaux bien… » Le modèle entrepreneurial des biobanques de sang de cordon atteste que les produits du corps humain sont désormais 1. Ibid., p. 47. 2. Ibid., p. 59.

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l’objet d’un large commerce globalisé. Le fait qu’une entreprise de renommée internationale comme Virgin, spécialisée dans le divertissement de masse et les médias, décide en 2007 de se lancer dans les biobanques en créant la Virgin Health Bank montre bien que l’on fait face à une commercialisation des produits du corps humain centrée sur un modèle consumériste 1. Les femmes représentent la cible privilégiée de ce modèle en matière de santé. Ce n’est pas uniquement à titre de ressources biologiques qu’elles sont davantage impliquées dans la bioéconomie des cellules souches : elles constituent aussi la clientèle privilégiée du marketing de la biosurance. En plus de s’adresser directement aux femmes enceintes pour les inciter à conserver le sang du cordon ombilical de leur nouveau-né, l’entreprise américaine Cryo-Cell invite désormais les femmes de la classe moyenne à investir dans leur avenir biologique en congelant leur propre sang menstruel, dont on a récemment découvert qu’il était riche en cellules souches. Pour une somme de 1 374 dollars pour une année ou de 4 075 dollars pour une congélation durant vingt-cinq ans, les Américaines peuvent s’offrir une biosurance censée leur garantir de pouvoir un jour s’autorégénérer en cas de maladie 2. Alors que les cellules de sang de cordon demeurent une ressource rare et précieuse, les cellules de sang menstruel constituent, au contraire, un déchet corporel abondant vis-à-vis duquel les femmes entretiennent une relation ambivalente 3. À la fois symbole du cycle vital et signe de l’infécondité, le sang menstruel est constitutif de l’identité corporelle des femmes, 1. Cf. VirginHealthBank.com. 2. Cf. « Banking Menstrual Stem Cells », Cryo-Cell.com. 3. Maria Fannin, « The Hoarding Economy of Commercial Stem Cell Storage », Body & Society, vol. 19, n° 4, 2013, p. 1-29.

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comme l’attestent les rites entourant les premières règles dans la plupart des cultures. En octroyant une biovaleur au sang menstruel, la biobanque Cryo-Cell permet aux femmes de transformer un symbole d’infertilité en source de régénération vitale. Celles qui décident d’investir dans les promesses de la médecine régénératrice en congelant leur sang menstruel témoignent ainsi de manière concrète des nouvelles conceptions du corps portées par la bioéconomie. Les jeunes femmes occidentales d’aujourd’hui, éduquées dans le culte de la santé parfaite, ont grandi dans un univers culturel où le mot d’ordre est « mon corps, mon capital » 1. Rendues culturellement plus sensibles face aux signes du vieillissement, elles sont, depuis des décennies, dans la ligne de mire des entreprises de cosmétiques qui leur promettent une jeunesse éternelle. Cryo-Cell, flairant le potentiel économique d’une biobanque de sang menstruel, va plus loin en offrant aux femmes la possibilité de capitaliser sur leur avenir biologique. Même si la validité scientifique d’une telle entreprise est plutôt douteuse, elle actualise le slogan de l’entreprise L’Oréal, « Parce que je le vaux bien… », en exploitant le narcissisme et la volonté des femmes d’investir dans leur capital santé. S’il débute avec l’analyse de la mise en ressource du corps féminin dans l’économie des cellules souches, ce chapitre se clôt sur le modèle néolibéral de la biocitoyenneté dont les femmes sont les plus fidèles représentantes. On perçoit déjà la double logique du corps à l’œuvre dans la bioéconomie.

1. Donna Dickenson, Body Shopping, op. cit.

Chapitre 5

De l’in vitro à l’in vivo : le double corps de la bioéconomie

Avec le self-entrepreneuriat, la mise au travail et la mise en valeur de toute la vie et de toute la personne peuvent enfin être réalisées. La vie devient « le capital le plus précieux ». André Gorz 1

Avec pour seul horizon l’optimisation des potentialités productives de « la vie en elle-même », la bioéconomie représente le stade ultime du capitalisme globalisé. Non seulement elle canalise l’ensemble des politiques néolibérales en matière d’innovation et de recherche mises en place depuis le début des années quatre-vingt, mais elle participe à la redéfinition des fondements mêmes de la citoyenneté par le truchement de l’inversion du rapport entre zoe et bios. Si le sens socialement accordé à l’existence semble de plus en plus tributaire 1. André Gorz, L’Immatériel. Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003, p. 26.

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de la condition du corps biologique, ce dernier est cependant écartelé entre deux mouvements opposés : celui de sa mise en valeur comme ressource biologique et celui de sa survalorisation comme support identitaire. Décomposé en une série d’éléments, le corps est à la fois la matière première essentielle au déploiement de l’industrie biomédicale et le destinataire des innovations biotechnologiques. La bioéconomie procède d’un dédoublement entre corps-objet et corps-sujet, qui dépasse le cadre du dualisme corps/esprit. Amorcé avec la science anatomique, le processus d’objectivation du corps se cristallise de nos jours dans la transformation d’éléments corporels en bio-objets tandis que, dans un même mouvement, le corps-sujet est conçu comme une matière plastique pouvant être modifiée et refaçonnée afin de créer son identité. Loin d’être contradictoire, cette logique de dédoublement du corps contribue à l’extension illimitée de la bioéconomie, qui transforme l’ensemble des éléments corporels et des processus vitaux en marchandises. La capacité d’isoler, de manipuler, de congeler et de main­­tenir en vie des cellules et des tissus humains a permis d’étendre et d’accroître la vitalité des processus biologiques à l’extérieur du corps. L’importance des technologies in vitro dans le développement de la recherche biomédicale ne doit cependant pas occulter le fait que les traitements bio­médicaux mis au point et commercialisés supposent un long processus d’expérimentation in vivo. Élaborés dans le cadre de l’industrie pharmaceutique, les protocoles d’essais cliniques permettant de passer de l’in vitro à l’in vivo occupent une place centrale dans la bioéconomie. Au cœur des dispositifs de contrôle sanitaire depuis les années soixante, la possibilité d’expérimenter les effets d’une molécule ou d’un nouveau traitement sur des corps vivants est indispensable à leur mise sur le marché. 202

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Ainsi, le corps, dans sa matérialité biologique, a une valeur économique non seulement en tant que ressource recyclable, mais aussi en tant qu’outil d’expérimentation. La globalisation de la recherche biomédicale et de logique d’innovation continue promue par les politiques néo­­libérales ont ouvert la porte, dans les dernières décennies, à une expansion sans précédent du marché de l’expérimentation in vivo. À l’instar du processus de sous-traitance des fonctions reproductives qu’a connu l’industrie de la procréation assistée, on assiste à un phénomène d’exportation des essais cliniques vers des pays, notamment l’Inde et la Chine, où la production est moins coûteuse du fait de la plus grande disponibilité d’individus disposés à soumettre leur corps à des expérimentations en échange d’une compensation financière 1. Le marché globalisé des essais in vivo ne se limite toutefois pas uniquement à une logique de baisse des prix rendue possible par l’exportation des dispositifs technoscientifiques, éthiques et juridiques vers des pays où le coût de production est moindre. Sous l’impulsion de la course à l’innovation et des espoirs portés par la médecine régénératrice, une nouvelle forme d’expérimentation in vivo a vu le jour par le biais du tourisme médical. Suivant une logique inverse de celle de l’exportation des essais cliniques, des patients fortunés décident de se rendre en Inde ou en Chine afin d’expérimenter de nouveaux traitements, en l’occurrence ceux impliquant l’utilisation de cellules souches embryonnaires, auxquels ils ne peuvent avoir accès dans leur pays d’origine à cause de leur caractère hautement expérimental. Cette quête du traitement expérimental qui pousse des patients à s’exposer volontairement à 1. Sur cette question, cf. Melinda Cooper, Catherine Waldby, Clinical Labor, op. cit.

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des risques représente une des formes les plus extrêmes de la bio­­citoyenneté. La logique d’expérimentation in vivo apparaît en ce sens emblématique du dédoublement du corps opéré par la bioéconomie. La capture économique de la vitalité organique à travers les technologies in vitro suppose une mise à distance, un effacement de la subjectivité corporelle, qui ne peut avoir lieu dans le cas de l’expérimentation in vivo puisque c’est le corps dans sa totalité qui est alors impliqué. En cela, la tradition libérale qui pense, en termes dualistes, le corps comme la propriété de l’individu se heurte à la réalité concrète de l’expérience humaine, soit celle de l’incarnation subjective. En effet, l’individu ne possède pas son corps, il est son corps puisqu’il ne peut s’en détacher qu’à sa mort 1. La place centrale qu’occupent les essais cliniques dans le développement de la bioéconomie soulève des questions nouvelles quant à l’appropriation des données biologiques fournies par les sujets d’expérimentation, c’est-à-dire les cobayes. En termes économiques, le passage de l’in vitro à l’in vivo correspond à un changement de statut : de matière première, le corps devient une force de travail. Autrement dit, l’individu accepte, pour une période de temps limitée, d’expérimenter une nouvelle molécule ou un nouveau traitement en échange d’une rémunération. Ce « travail clinique » (clinical labor), pour reprendre le terme forgé par Melinda Cooper et Catherine Waldby, n’est pourtant jamais reconnu comme tel et l’on dénie le statut de travailleurs aux milliers d’individus qui participent à des essais cliniques et

1. Sur cette question, cf. Anne Philips, « It’s My Body and I’ll Do What I Like with It : Bodies as Objects and Property », Political Theory, vol. 39, n° 6, 2011, p. 724-748.

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qui, pour la plupart, ne bénéficient d’aucune protection sociale 1. Il convient de rappeler que dans certains cas, notamment celui de la production d’ovules pour la recherche, les éléments corporels servant de matière première sont extraits grâce à un véritable travail clinique qui n’est jamais comptabilisé socialement. Au-delà de la globalisation des essais in vivo, la mise en valeur économique du travail clinique prend une importance croissante dans le développement des avancées biomédicales. Outre l’expansion d’un tourisme d’expérimentation s’adressant directement à des patients riches et désespérés en quête d’un traitement miracle, on voit naître des mouvements de revendication en faveur du « droit à l’essai » visant à court-circuiter les règles érigées depuis la Seconde Guerre mondiale pour protéger les citoyens contre les expérimentations abusives. Au nom du droit à la santé, des groupes de patients choisissent donc librement de participer à des essais cliniques. Ce mouvement prend tout son sens avec la médecine translationnelle qui tend à faire tomber les barrières institutionnelles entre la recherche et la clinique. Expression ultime de la biocitoyenneté, ces nouvelles formes d’expérimentation in vivo reposent sur des conceptions du corps profondément imprégnées des principes néolibéraux sur lesquels s’appuie la bioéconomie. Si, comme on va le voir, tous les individus ne sont pas égaux devant le marché de la recherche in vivo, tous participent toutefois d’une mise en valeur économique du corps biologique. Ainsi, la logique de dédoublement du corps portée par la bioéconomie permet à cette dernière d’embrasser dans un même mouvement tant les pauvres désespérés, exposant leur corps en échange d’une compensation, que les riches en quête d’un traitement miracle qui leur permettrait d’améliorer 1. Melinda Cooper, Catherine Waldby, Clinical Labor, op. cit.

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ou de prolonger leur vie. C’est ce double mouvement que ce chapitre vise à saisir afin d’illustrer, dans toute sa complexité, le lien profond existant entre l’expansion de la bioéconomie et l’affirmation de la biocitoyenneté. Les corps vils au service du biocapital L’expérimentation sur le corps humain constitue depuis ses origines une composante essentielle de la science bio­­médicale. Dans son livre très justement intitulé Les Corps vils, le philosophe Grégoire Chamayou rappelle en ce sens le rôle central qu’ont eu les populations pauvres et marginalisées dans le développement de la médecine moderne. Le choix de l’adjectif « vil » pour qualifier le statut social des sujets d’expérimentation à cette époque témoigne d’une double logique d’appropriation économique et de domination sociale : Vilis s’applique au sens propre à une marchandise bon marché, à bas prix, puis par extension, au sens figuré, à tout être de peu de valeur. Corpore vili évoque deux idées : celle d’un corps « peu coûteux », c’est-à-dire facile à obtenir, et celle d’un corps sans valeur, sans dignité, auquel on ne doit par conséquent aucun respect ni égard. C’est l’idée d’un corps à la fois facile à subjuguer et vivant une vie méprisable 1.

Réquisitionnés au service de la recherche biomédicale, les corps des pauvres, des prisonniers, des malades mentaux et des colonisés ont longtemps permis d’expérimenter, à un moindre coût social, les vaccins, les médicaments et les traitements 1. Grégoire Chamayou, Les Corps vils, op. cit., p. 11.

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destinés aux populations « saines » et plus fortunées. En fait, avant la Seconde Guerre mondiale, l’expérimentation sur le corps des plus démunis n’était pas socialement perçue comme un phénomène moralement répréhensible. Par exemple, dans le cas des condamnés, leur participation volontaire à des expériences était considérée comme une forme de rachat de leurs crimes 1. Le traumatisme occidental causé par la découverte de l’atrocité des expérimentations effectuées par les médecins nazis sur le corps des déportés a cependant marqué une rupture avec les anciennes méthodes de « recrutement » en vue de tester les nouveaux traitements. Suite au procès des médecins nazis à Nuremberg en 1946-1947, l’expérimentation arbitraire sur les sujets humains est devenue le symbole de la barbarie et de la domination totalitaires. Reconnaissant comme « crime de guerre et contre l’humanité » les traitements infligés aux cobayes nazis, le jugement de ce procès a acquis une valeur hautement symbolique grâce à l’inclusion d’une liste de principes éthiques devant encadrer l’expérimentation sur des sujets humains 2. Issu directement d’un jugement pénal, le code de Nuremberg a ainsi servi, depuis la fin des années quarante, de cadre de référence en matière d’expérimentation biomédicale. Comme on l’a déjà mentionné, ce code défend le respect de la dignité et de l’autonomie de la personne humaine, et fait du consentement libre et éclairé le principe premier de toute expérimentation. Érigés au rang de règles universelles par l’Association médicale mondiale, les principes énoncés 1. Ibid., chap. 2, « Le corps des condamnés ». 2. Pour une analyse approfondie du contexte historique et du contenu du code de Nuremberg, cf. Philippe Amiel, « Expérimentations médicales : les médecins nazis devant leurs juges », in François Vialla (dir), Les Grandes Décisions du droit médical, Paris, LGDJ, 2009, p. 431-444 ; disponible sur HAL.archives-ouvertes.fr.

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lors du procès de Nuremberg ont été entérinés en 1964 dans le cadre de la Déclaration d’Helsinki 1. C’est toutefois l’adoption de l’amendement Kefauver-Harris par le Congrès américain en 1962 qui va véritablement entraîner une révolution en matière d’expérimentation sur les sujets humains en rendant obligatoire, pour les laboratoires pharmaceutiques, de prouver l’innocuité et la sécurité des nouveaux médicaments avant leur mise sur le marché 2. Commercialisée par le laboratoire allemand Chemie Grünenthal dans les années cinquante, la Thalidomide a joué un rôle majeur dans l’imposition de normes strictes aux laboratoires pharmaceutiques en matière d’essais cliniques. C’est suite au scandale provoqué par la naissance de milliers d’enfants porteurs de déformations consécutives à la prise de ce médicament par leur mère durant la grossesse que l’amendement Kefauver-Harris a été adopté sous la présidence de John F. Kennedy 3. Accordant à la Food and Drug Administration le pouvoir exclusif d’homologuer les nouveaux médicaments destinés au marché américain en exigeant des preuves scientifiques de leur innocuité, cet amendement a ni plus ni moins rendu obligatoire, pour les laboratoires pharmaceutiques, de fournir les résultats scientifiques de données obtenues dans le cadre d’essais cliniques. Dans le but de se conformer aux nouvelles normes de mise sur le marché, l’industrie pharmaceutique a donc démultiplié le nombre d’essais cliniques aux États-Unis. Pour bien comprendre les enjeux de la standardisation des protocoles d’expérimentation sur des sujets humains 1. Cf. « Déclaration d’Helsinki de l’AMM », WMA.net. 2. Cf. Melinda Cooper, Catherine Waldby, Clinical Labor, op. cit. 3. Melinda Cooper, Catherine Waldby, « The American Experiment : From Prison-Academic-Industrial Complex to the Outsourced Clinic », in Clinical Labor, op. cit., p. 123-158.

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depuis les années soixante, un bref rappel des étapes de la recherche clinique est ici essentiel 1. Après une série d’études pré-cliniques consistant à tester sur des animaux de laboratoire les effets biologiques et toxico­­ logiques d’une molécule ou d’un traitement, le protocole de recherche clinique débute avec les essais de phase I 2. Généralement pratiquée sur des petits groupes d’adultes en bonne santé ou sur un groupe ciblé de patients atteints d’une maladie grave tel le cancer, cette étape est en un sens la plus risquée puisqu’il s’agit d’expérimenter pour la première fois les effets d’une substance thérapeutique sur le corps humain afin d’évaluer la tolérance de l’organisme en fonction des dosages. Parce qu’elle ne possède pas de visée thérapeutique à proprement parler, cette première phase implique, comme on va le voir, le recrutement de volontaires sur la base d’une compensation financière, selon les principes du consentement éclairé. La deuxième phase du protocole d’essai clinique consiste à élargir l’expérimentation à une population de quelques centaines de patients présentant la pathologie visée par l’étude afin de déterminer les dosages les plus efficaces. Menée sur une plus large population de plusieurs milliers de patients malades, la phase III des essais cliniques vise à tester l’efficacité du médicament ou du traitement en tant que telle. Cette étape suppose qu’une partie des malades participant à la recherche 1. Cf. notamment Andrew Webster, Christian Haddad, Catherine Waldby, « Experimental Heterogeneity and Standardisation : Stem Cell Products and the Clinical Trial Process », Biosocieties, vol. 6, n° 4, 2011, p. 401-419. 2. Michèle Bally, Pierre Madore, Joëlle Saint-Pierre, Hélène Viel, Guide des services pharmaceutiques pour les médicaments en étude clinique (SMEC), APES-AHQ, 1991 ; extraits disponibles dans « Étapes de la recherche clinique », Guide.OPQ.org.

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reçoivent un placebo à des fins de comparaison. D’un point de vue financier, la phase III est la plus coûteuse pour les laboratoires pharmaceutiques qui doivent mettre en place un lourd protocole de recherche. La phase IV correspond au suivi à long terme d’un traitement une fois mis sur le marché. Elle sert à dépister des effets secondaires tardifs qui n’auraient pas été identifiés dans les étapes précédentes. Avec le développement de sites internet permettant aux patients de partager leurs expériences relatives à la prise d’un médicament, les laboratoires disposent désormais d’une masse de données gratuites fort précieuses pour la poursuite de la phase IV. Dûment contrôlés et standardisés, les essais randomisés sont devenus, à la suite de l’adoption de l’amendement Kefauver-Harris, la norme internationale en matière de recherche clinique. La volonté de protéger les populations contre les risques potentiels liés à la mise sur le marché de nouveaux médicaments a donc conduit à la normalisation de l’expérimentation sur des sujets humains à grande échelle. Censée assurer la protection, le respect de l’autonomie et la dignité des sujets, la doctrine du consentement éclairé a paradoxalement ouvert la voie à de nouvelles formes d’exploitation économique des corps vils. Dans leur livre Clinical Labor, Melinda Cooper et Catherine Waldby montrent en quoi le travail corporel fourni par les milliers de volontaires engagés dans des essais cliniques constitue une force productive indispensable au déploiement du biocapital 1. Comme elles le soulignent, la dimension productiviste des essais cliniques transparaît dans le modèle tayloriste des protocoles de recherche découpés 1. Melinda Cooper, Catherine Waldby, « The Historical Lineages of Clinical Labor : Industrial Order, Human Capital, and the Outsourcing of Risk », in Clinical Labor, op. cit., p. 18-32.

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selon des phases strictes et s’appliquant de manière systématique sur le corps des sujets testés. Partant d’une relecture historique de l’évolution du droit du travail aux États-Unis, les auteures analysent comment le statut des sujets recrutés pour des essais de phase I renvoie aux origines du capitalisme industriel, soit à une époque où les travailleurs devaient assumer seuls l’ensemble des risques auxquels ils étaient exposés 1. Leur relecture historique du statut attribué aux volontaires engagés dans des essais cliniques conduit les deux sociologues à concevoir le travail clinique comme emblématique de l’économie néolibérale caractérisée par le démantèlement des droits sociaux des travailleurs au profit de la notion de capital humain qui transforme chaque salarié en entrepreneur de sa propre vie. Dans ce contexte, la production des risques est entièrement assumée par les participants aux essais cliniques. Cette prise de risque à travers le travail clinique est à l’origine d’une plus-value essentielle à l’expansion du biocapital. Fondés sur la production et le contrôle de risques, les essais cliniques ont pour principal objectif d’identifier, les effets d’un médicament sur le corps humain. Les enjeux économiques sont donc majeurs puisque l’objectif poursuivi n’est rien de moins que l’accès aux marchés pharmaceutiques nationaux. Pour les essais cliniques de phase I, dépourvus de visées directement thérapeutiques et nécessitant un confinement de plusieurs jours des sujets, sont généralement recrutés des individus vivant dans des conditions économiques précaires : étudiants, chômeurs, anciens détenus, etc. En guise d’exemple, le laboratoire spécialisé en études cliniques Algorithme Pharma basé 1. Melinda Cooper, « Trail by Accident », Journal of Cultural Economy, vol. 4, n° 1, 2011, p. 81-96.

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à Montréal s’adresse directement sur son site internet aux étudiants et aux membres des minorités visibles 1. Sachant qu’en Amérique du Nord le niveau d’endettement des étudiants est de plus en plus important, cette population jeune et en bonne santé constitue une cible privilégiée des laboratoires pharmaceutiques. Sans être soumis au pouvoir arbitraire des chercheurs et des médecins, les cobayes contemporains n’en demeurent pas moins des corps vils exposés volontairement aux risques inhérents à toute expérimentation biomédicale. Sur cette question, Melinda Cooper et Catherine Waldby rappellent que les prisonniers américains constituaient au courant des années soixante le principal contingent d’individus engagés dans des essais cliniques 2. La rémunération offerte par les laboratoires pharmaceutiques dépassait souvent celle octroyée par les autres types de travail auxquels les prisonniers pouvaient avoir accès dans le milieu carcéral. Jusqu’au début des années quatre-vingt, ces derniers ont donc constitué une population cible pour l’expérimentation clinique de phase I. De manière générale, les membres des minorités ethniques, notamment les Afro-Américains, sont surreprésentés dans les essais cliniques rémunérés sans valeur thérapeutique 3. Dans son livre consacré au marché du corps humain, le journaliste américain Scott Carney démontre que la participation à des études cliniques de phase I est devenue, pour certains citoyens américains, la principale source de revenus 4. Peu préoccupés par les risques qu’ils encourent 1. « Mythes et réalité. Témoignages », AlgoPharm.com. 2. Melinda Cooper, Catherine Waldby, « The American Experiment… », chap. cité. 3. Philippe Amiel, Des cobayes et des hommes. Expérimentation sur l’être humain et justice, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 11. 4. Scott Carney, The Red Market, op. cit.

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pour leur santé, certains individus se sont littéralement transformés en cobayes professionnels. Ayant lui-même participé à des essais cliniques afin de saisir de l’intérieur les logiques sous-jacentes au travail clinique, Scott Carney explique en détail comment certains cobayes professionnels déjouent les règles imposées par l’industrie dans le but de maximiser leurs revenus. La mise en valeur économique du travail clinique a mené à la création d’une nouvelle catégorie de corps vils dont la productivité se rapporte non pas directement à leur force de travail, mais bien à la mise en risque de leur vie en elle-même. La globalisation du travail clinique On assiste depuis les années quatre-vingt-dix à un mouvement d’exportation des protocoles d’expérimentation biomédicale vers l’Asie, même si les États-Unis demeurent le pays où s’effectue le plus grand nombre d’essais cliniques au monde. La logique d’innovation continue et la transformation profonde de l’industrie pharmaceutique ont donc conduit au développement d’une nouvelle forme de sous-traitance du travail clinique vers des pays où « la main-d’œuvre » est plus abondante et moins coûteuse 1. Devant la longueur du processus d’homologation et le nombre de plus en plus restreint de molécules accédant au statut de médicament commercialisé, les dispositifs scientifiques et juridiques encadrant l’expérimentation clinique ont subi de profondes transformations. Les coûts toujours croissants des protocoles de recherche conjugués à l’essoufflement des laboratoires pharmaceutiques 1. Melinda Cooper, Catherine Waldby, « The Historical Lineages of Clinical Labor… », chap. cité.

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dans la course à l’innovation et aux brevets ont favorisé le développement d’entreprises internationales spécialisées dans la sous-traitance des essais cliniques : les CRO (clinical research organizations). Il s’agit d’entreprises qui ont pour unique activité commerciale la poursuite d’essais cliniques au service d’universités et de grandes entreprises œuvrant dans le domaine pharmaceutique ou dans celui des bio­technologies. Amorcé à la fin des années soixante-dix, le phénomène de la sous-traitance de la production industrielle vers des pays émergents tels que la Chine et l’Inde est passé des produits manufacturés à l’expérimentation sur le corps humain. Comme on l’a vu, cette logique de sous-traitance s’applique également à l’industrie de la procréation humaine et à celle de la régénération 1. De par l’étendue et le nombre d’essais cliniques qu’elles « produisent », les CRO constituent toutefois l’un des modèles industriels les plus achevés de la bioéconomie. Regroupées sous l’égide de l’ACRO (Association of Clinical Research Organizations), les entreprises les plus importantes dans le domaine de la sous-traitance d’essais cliniques conçoivent le développement de nouveaux médicaments comme une « entreprise globale 2 ». Suivant cette logique, la globalisation des essais cliniques apparaît être la solution idéale pour permettre l’adaptation de l’industrie biopharmaceutique aux nouvelles réalités de la recherche biomédicale. Selon l’ACRO, la sous-traitance internationale des essais cliniques permet de réduire de moitié le temps et les coûts liés au processus d’homologation d’un médicament tout en maintenant de hauts standards de qualité et de sécurité. 1. Cf. Melinda Cooper, Catherine Waldby, Clinical Labor, op. cit. 2. « Globalization White Paper », ACROHealth.org.

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Sur ce point, l’association souligne très explicitement sur son site internet que les critères éthiques et les règles de fonctionnement en Chine et en Inde sont identiques à celles qui prévalent aux États-Unis. De plus, l’exportation des essais cliniques est conçue comme une façon de contribuer à l’économie locale des pays hôtes par le biais d’un transfert des équipements d’expérimentation, de la formation d’un personnel hautement qualifié et d’emplois fortement rémunérés dans le domaine biomédical. Finalement, même si les essais cliniques demeurent concentrés aux États-Unis et en Europe, les pays émergents profitent pleinement, selon l’ACRO, de la globalisation. Estimés à plus de 33 milliards de dollars en 2012, les revenus de cette industrie sont en pleine croissance. Employant environ quatre-vingt-quinze mille personnes à travers le monde et menant approximativement onze mille études cliniques réparties sur cent quinze pays, les CRO mobilisent chaque année près de deux millions de participants enrôlés dans des essais cliniques 1. Cette massification des expérimentations sur des sujets humains a notamment eu pour effet de favoriser l’exploitation de milliers d’individus dont la vitalité biologique constitue trop souvent l’unique capital. Devenue une puissance économique incontournable sur le marché globalisé de l’industrie pharmaceutique et des biotechnologies, l’Inde offre sur ce point l’un des exemples les plus clairs de cette mise en valeur des corps vils. Résolument engagé dans la course à l’innovation biomédicale, l’État néolibéral indien a décidé au début des années deux mille de mettre à profit son capital humain en facilitant l’accès aux essais cliniques pour les grands laboratoires 1. « CRO Market », ACROHealth.org.

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pharmaceutiques tout en soutenant le développement de CRO locales 1. Dans un article intitulé « Capitalizing Disease : Bio­­politics of Drug Trials in India », le sociologue Amit Prasad démontre que la signature par le gouvernement indien des accords de l’Organisation mondiale du commerce sur le droit de propriété intellectuelle (ADPIC) avait pour but de favoriser le développement de l’industrie des essais cliniques en Inde en assurant aux grandes entreprises transnationales le respect de leurs brevets. Cette volonté de faire de l’Inde une plaque tournante de la bioéconomie du corps humain transparaît aussi, selon Prasad, dans un amendement apporté en 2005 au Drugs and Cosmetics Act qui permet aux entreprises inter­ nationales de procéder à des essais cliniques de phase II, III et IV sans obligatoirement avoir mené les étapes précédentes sur le sol indien 2. Loin d’être anodin, cet amendement implique une véritable globalisation des essais cliniques puisqu’il permet la sous-traitance des diverses phases d’expérimentation. Aussi, la possibilité de passer directement aux essais de phase II, III ou IV induit une baisse considérable des prix et de la durée des essais. Cette ouverture du gouvernement indien en faveur du développement du marché des essais cliniques a porté ses fruits car la plupart des grands laboratoires pharmaceutiques, tels Novo Nordisk, Novartis, Glaxo Smith, Pfizer, etc., effectuent des essais en Inde 3. Dans un même mouvement, l’industrie biopharmaceutique indienne a vu se multiplier le nombre de CRO locales menant des études au profit des grands 1. Amit Prasad, « Capitalising Disease : Biopolitics of Drug Trials in India », Theory, Culture & Society, vol. 25, n° 5, 2009, p. 1-29. 2. Ibid., p. 10. 3. Cf. Aditya Bharadwaj, Peter Glasner, Local Cells, Global Science, op. cit., p. 28.

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laboratoires pharmaceutiques 1. L’attractivité du marché indien des essais cliniques ne repose pas uniquement sur les dispositifs technoscientifiques et juridiques favorisant la globalisation de la recherche, mais aussi, et surtout, sur la mise à disposition d’un important capital humain composé d’individus pauvres et socialement fragilisés 2. Le phénomène de la sous-traitance des essais cliniques en Inde s’apparente à une forme de néocolonialisme. Il est vrai que dans un pays où le système de santé est fortement privatisé et où la très grande majorité de la population n’a pas accès aux soins médicaux, la participation à des essais cliniques est un moyen de recevoir gratuitement des traitements. Cependant, lorsqu’on sait que les médicaments testés en Inde sont rarement destinés au marché local et que, globalement, seulement 1 % des nouveaux traitements sont liés à des maladies tropicales, l’exploitation économique du travail clinique des milliers de volontaires est assez évidente 3. Amit Prasad souligne à cet égard qu’un bon nombre de participants savent pertinemment que les retombées de ces recherches ne bénéficieront pas à leur communauté. Dans ce contexte, leur participation est strictement motivée par la compensation financière, qui localement dépasse considérablement le salaire moyen 4. Ainsi, la compétitivité de l’Inde sur le marché global de l’expérimentation clinique s’appuie, selon Prasad, sur la transformation d’une partie importante de sa population en capital humain. Reprenant les analyses de Foucault sur la 1. Cf. « List of Clinical Research Companies, CRO, SMO, Clinical Data Management, Pharmacovigilance & Hospitals », AICRIndia. com. 2. Amit Prasad, « Capitalising Disease… », art. cité. 3. Ibid., p. 18. 4. Ibid.

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gouvernementalité néolibérale, il montre que l’extension du modèle de marché suppose l’effacement des frontières entre travail et capital dans la mesure où chaque individu est conçu comme un entrepreneur de lui-même 1. Dans le cas des citoyens indiens engagés dans des essais cliniques, leur capital se réduit à la vitalité de leur corps biologique. Même si la notion de capital humain s’avère essentielle, comme on le verra plus loin, pour comprendre les enjeux profonds de la biocitoyenneté, le concept de travail clinique permet de mieux saisir la logique d’exploitation économique liée à la globalisation des essais cliniques. Difficilement mesurable, l’exposition volontaire à une molécule ou à un nouveau traitement implique un travail biologique et une prise de risque produisant une plus-value sous forme de données scientifiques. Sur ce point, le sociologue Kaushik Sunder Rajan a montré comment le biocapital transforme les informations biologiques en marchandises matérielles, soit des médicaments ou des traitements 2. Autrement dit, l’exposition au risque des corps biologiques produit des informations possédant une valeur sur le marché globalisé de l’innovation biopharmaceutique. La globalisation des essais cliniques est rendue possible par l’universalisation de la doctrine du consentement éclairé qui sert de cadre de référence légitime sur les plans éthique et juridique. Ainsi, l’exportation des protocoles d’expérimentation s’accompagne d’un transfert des principes de l’éthique libérale. Sur ce point, Rajan soutient que la violence sociale et l’exploitation économique portées par le phénomène de la sous-traitance des essais cliniques en Inde ne sont pas liées à 1. Ibid. 2. Kaushik Sunder Rajan, Biocapital, op. cit., p. 16.

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un quelconque manque d’éthique de la part des scientifiques, des médecins et des laboratoires pharmaceutiques, mais bien au contraire à l’application stricte des normes éthiques en vigueur dans les cliniques occidentales 1. L’imposition de la norme libérale d’un individu libre et consentant contraste fortement avec les réalités sociales et culturelles des patients indiens qui n’ont bien souvent que leur corps biologique comme ressource économique et qui ont rarement accès à des soins de santé de qualité. À elle seule, la notion d’information « éclairée » soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Dans le contexte globalisé du marché des essais cliniques, la doctrine du consentement éclairé constitue en fait un dispositif éthique et juridique servant davantage le biocapital que la masse toujours grandissante des corps vils. Représentant un marché pharmaceutique estimé à 40 milliards de dollars en 2013, la Chine figure au premier rang des pays émergents en termes de produit intérieur brut. Avec une population de plus de 1,3 milliard d’individus, la demande de médicaments pour traiter des maladies chroniques augmente de façon exponentielle 2. À l’instar de l’État indien, les autorités politiques chinoises ont adopté une série de dispositifs économiques, juridiques et éthiques afin d’encourager le développement de la sous-traitance d’essais cliniques. Le contexte politique, économique et technoscientifique est toute­ ­fois fort différent de celui de l’Inde. Ainsi, Melinda Cooper et Catherine Waldby analysent les spécificités du système de 1. Kaushik Sunder Rajan, « The Experimental Machinery of Global Clinical Trials », in Aihwa Ong, Nancy N. Chen (dir.), Asian Biotech : Ethics and Communities of Fate, Durham, Duke University Press, 2010, p. 77. 2. Clarisse Lamy, Les Essais cliniques dans les pays en développement et émergents, thèse de doctorat en pharmacie, université Joseph-Fourier, faculté de pharmacie de Grenoble, 2012, p. 22.

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santé chinois en lien avec l’expansion du nombre d’essais cliniques effectués dans ce pays 1. L’entrée de la Chine dans l’économie de marché, la réforme du système de santé laissant un grand nombre d’individus sans protection et les transformations démographiques liées à l’afflux des paysans dans les centres urbains sont autant de facteurs qui permettent de comprendre le nombre toujours croissant de citoyens chinois prêts à s’exposer aux risques de l’expérimentation clinique 2. L’importation de normes internationales ainsi que des dispositifs éthiques et juridiques relatifs au consentement éclairé soulève bien évidemment la question du statut du sujet libéral dans un pays marqué par un capitalisme d’État de nature autoritaire. Le travail clinique produit par les sujets chinois revêt d’ailleurs des dimensions nationalistes et communautaires qui ne sont aucunement prises en compte dans les dispositifs éthiques. Dans Asian Biotech : Ethics and Communities of Fate, l’anthropologue Aihwa Ong soutient que les pays asiatiques engagés dans la course à l’innovation biomédicale considèrent leur population comme un capital humain au service de la puissance nationale 3. Le nationalisme postcolonial joue en effet un rôle fondamental dans la bioéconomie. Afin d’encourager les CRO et les grands laboratoires pharmaceutiques à mener des essais cliniques sur leur territoire, la Chine et l’Inde ont valorisé « la vie en elle-même » de leurs citoyens pauvres et fragilisés. Même s’il ne représente qu’une fraction 1. Melinda Cooper, Catherine Waldby, « Speculative Economies, Contingent Bodies : Transnational Trials in China and India », in Clinical Labor, op. cit., p. 159-194. 2. Ibid. 3. Aihwa Ong, « Introduction », in Aihwa Ong, Nancy N. Chen (dir.), Asian Biotech, op. cit., p. 3.

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du nombre total des essais cliniques menés à travers le monde, le phénomène de sous-traitance est en nette augmentation. Dans un rapport rédigé en 2009, Todd D. Clark, président de l’entreprise Value of Insight Consulting, remarque en ce sens que non seulement le coût des essais menés en Chine et en Inde représente un tiers du prix de ceux poursuivis dans des pays occidentaux, mais surtout que le nombre de malades disposés à expérimenter des nouveaux traitements y est presque deux fois plus élevé qu’aux États-Unis 1. Avant de conclure sur ce point, rappelons que les questions soulevées par la globalisation de l’expérimentation sur les sujets humains dépassent largement le cadre de la soustraitance des essais cliniques basée sur l’adoption des normes éthiques internationales. En effet, loin d’être appliqués de manière uniforme à l’ensemble de la recherche biomédicale, les standards éthiques internationaux encadrant les essais cliniques ne sont pas toujours respectés dans le domaine de l’innovation biomédicale de pointe. Par exempledans le domaine de la recherche sur les cellules souches, l’Inde et la Chine procèdent à des expérimentations directes sur des patients qui ne pourraient pas être effectuées à l’intérieur des cadres réglementaires internationaux en vigueur. Pour désigner la coexistence de différents régimes d’expérimentation en Chine, le sociologue Achim Rosemann emploie d’ailleurs l’expression « pluralisme expérimental 2 ». D’un côté, les scientifiques chinois adoptent les normes éthiques internationales pour satisfaire l’industrie de la sous-traitance des essais cliniques 1. Todd D. Clark, « The Case for Globalization : Ethical and Business Consideration in Clinical Research », ACROHealth.org, juillet 2009. 2. Achim Rosemann, « Medical Innovation and National Experimental Pluralism : Insights from Clinical Stem Cell Research and Application in China », Biosocieties, vol. 8, n° 1, p. 58-74.

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et, de l’autre, des laboratoires biomédicaux privés proposent des traitements expérimentaux encore interdits dans les pays occidentaux. Selon une logique inversée, on ouvre ainsi la porte à des patients désespérés prêts à prendre des risques dans l’espoir de bénéficier d’un traitement miracle. Dans ce double mouvement du pluralisme expérimental, les corps vils croisent les corps des plus fortunés. Du tourisme médical au pèlerinage thérapeutique : une économie de la promesse Dans le contexte néolibéral de la privatisation croissante des systèmes de santé, le processus de biomédicalisation et l’affirmation de la biocitoyenneté qui en découle ont donné lieu à un consumérisme d’un genre nouveau : le tourisme médical. Le culte de la santé parfaite et la volonté de maintenir, améliorer et prolonger les potentialités biologiques individuelles ont favorisé le déploiement d’un immense marché global des soins de santé. L’expression « tourisme médical » recoupe des réalités fort diverses allant de la chirurgie esthétique à la transplantation d’organes, en passant par les soins dentaires spécialisés et la médecine régénératrice. L’étendue des pratiques regroupées sous ce vocable est telle que l’on a vu apparaître récemment des termes comme « tourisme de procréation » et même « tourisme de la mort » dans le cas de patients qui se rendent dans des pays, notamment la Suisse, où l’euthanasie et le suicide assisté sont légalisés 1. Partie intégrante de la bioéconomie globalisée, le tourisme médical est devenu pour certains pays d’Asie un élément important 1. John Connell, « Contemporary Medical Tourism : Conceptualisation, Culture and Commodification », Tourism Management, vol. 34, 2013, p. 1-13.

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de leur croissance économique 1. L’expansion fulgurante du marché asiatique des soins de santé constitue l’une des manifestations les plus claires du processus de biomédicalisation caractérisé par un modèle consumériste de ces soins s’exprimant à travers internet et les réseaux sociaux 2. De fait, c’est principalement par l’entremise d’internet que les laboratoires offrant des traitements médicaux parviennent à s’adresser à leurs « clients » étrangers. À titre d’exemple, la Thaïlande, qui est l’une des principales destinations du tourisme médical, dispose d’un portail officiel où l’on retrouve l’ensemble des traitements offerts, qui vont des soins dentaires à la chirurgie de changement de sexe 3. On propose ainsi aux patients-consommateurs des forfaits « tout inclus » qui comprennent les frais de voyage, les traitements, le séjour dans des hôpitaux-hôtels luxueux, et même des visites touristiques. Misant sur l’exotisme, l’entreprise sud-africaine Surgeon & Safari s’est particulièrement démarquée dans ce domaine en proposant des séjours combinant une intervention chirurgicale à un safari 4. Le tourisme médical a pris ces dernières années une telle ampleur que certains pays d’Asie, dont l’Inde, la Thaïlande, Singapour et Taïwan, se livrent une guerre des prix afin d’offrir les meilleurs forfaits possible. Le portail du site internet de l’Indian Medical Travel Association, dont la page d’accueil présente une liste d’interventions chirurgicales accompagnée d’un tableau indiquant les prix selon les pays, illustre 1. Ara Wilson, « Medical Tourism in Thailand », in Aihwa Ong, Nancy N. Chen (dir.), Asian Biotech, op. cit., p. 118-143. 2. Adele E. Clarke (dir.), Biomedicalization, op. cit. 3. Cf. « Medical Treatments in Thailand », ThailandMedTourism.com. 4. Cf. Surgeon-and-Safari.co.za.

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parfaitement ce phénomène 1. Selon le géographe John Connell, il s’agit en quelque sorte d’une « globalisation inversée » dans la mesure où se sont majoritairement des patients venant de pays développés qui vont dans des pays émergents pour obtenir des soins de santé 2. Au-delà du consumérisme et de l’affirmation d’une biocitoyenneté néolibérale, l’expansion du marché global des soins de santé soulève des enjeux sociaux, éthiques, politiques et économiques de première importance. Parmi les raisons permettant d’expliquer le développement du tourisme médical, on trouve le prix des traitements, les listes d’attente interminables pour certaines chirurgies, comme c’est le cas au Canada, le contournement de certaines restrictions, notamment en matière de procréation assistée, l’accès à des organes pour une transplantation et le recours à des traitements expérimentaux qui ne sont pas approuvés dans les pays d’origine 3. Chacune de ces raisons révèle des transformations majeures relatives au déploiement de la bioéconomie. Le fait qu’un grand nombre de citoyens occidentaux se tournent vers des pays moins développés pour obtenir des soins de santé devenus trop chers témoigne de l’affaiblissement des systèmes de santé publique et de l’accroissement des inégalités sociales dans l’accès aux soins. Le phénomène est loin d’être circonscrit aux États-Unis. Des pays comme le Canada et la France voient aussi un nombre grandissant de leurs citoyens effectuer des voyages à l’étranger pour recevoir certains traitements. Le contournement des réglementations nationales contribue d’ailleurs à la surcharge des systèmes 1. Cf. IndianMedicalTravelAssociation.com. 2. John Connell, « Contemporary Medical Tourism… », art. cité, p. 1. 3. G. K. D. Crozier, Françoise Baylis, « The Ethical Physician Encounters International Medical Travel », Journal of Medical Ethics, vol. 36, n° 5, 2010, p. 300.

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de santé publique puisque l’on compte de plus en plus de cas de patients qui, suite à un traitement reçu à l’étranger, nécessitent des soins particuliers et lourds dans leur pays d’origine 1. Pour illustrer ce phénomène, les bioéthiciens G. K. D. Crozier et Françoise Baylis rapportent le cas d’un couple canadien, jugé trop âgé pour une fécondation in vitro, qui s’est rendu en Inde pour obtenir le traitement grâce à un « don » d’ovules. De retour au pays, la femme, enceinte de jumeaux, a eu de graves complications durant sa grossesse et ses enfants, nés très prématurés, ont nécessité une longue hospitalisation 2. Cet exemple illustre parfaitement combien la biocitoyenneté néolibérale qui s’affirme à travers le tourisme médical ébranle les systèmes de santé publique. Afin de brosser un portrait plus juste du caractère global de ce phénomène, il faut aussi remarquer que le flux migratoire pour obtenir des soins peut aussi s’effectuer des pays émergents vers les pays développés. La France est devenue une destination de choix pour ce type de tourisme. La bonne réputation du système de santé français attire désormais des patients du monde entier. Suivant un modèle très semblable à celui de la Thaïlande, de l’Inde et de la Chine, l’entreprise FAME (France Accueil médical des étrangers) propose des voyages sur mesure et des forfaits pour les patients fortunés désirant se rendre en France pour une chirurgie ou un traitement 3. Émerge donc une médecine à deux vitesses, soit une médecine publique plus difficile d’accès destinée aux classes inférieures et une médecine high-tech privatisée et ouverte au marché globalisé des soins de santé. 1. Ibid., p. 297. 2. Ibid. 3. Cf. « General information », FAME-Sante.com.

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La connotation récréative, voire ludique, de l’expression « tourisme médical » camoufle des réalités parfois très brutales. L’idée qu’on se fait généralement du tourisme cadre mal avec la souffrance, les risques et les logiques d’exploitation auxquels les patients qui choisissent de se rendre dans des destinations lointaines pour recevoir des traitements sont confrontés 1. Les patients nomades, loin d’être des vacanciers, sont souvent très vulnérables et désespérés. Une grande partie d’entre eux se voient contraints de se déplacer pour recevoir un traitement qu’ils ne pourraient obtenir chez eux faute de ressource financière, tandis que d’autres cherchent désespérément à réaliser leur désir d’enfant. Pour certains, le voyage médical représente le dernier espoir de recevoir l’organe qui leur permettrait de survivre ou le traitement miracle qui leur redonnerait la santé 2. L’emploi du mot « tourisme » contraste aussi fortement avec le caractère parfois très risqué et illicite des interventions médicales pratiquées dans des pays où les normes en matière d’expérimentation sur des sujets humains ne tiennent pas toujours compte des conventions internationales. Dans le cas du tourisme de transplantation, la sociologue Charis Thompson souligne à juste titre le lien étroit existant entre cette pratique et le trafic d’organes humains 3. Face à la pénurie d’organes disponibles dans les pays occidentaux, les patients incurables ferment souvent les yeux sur la provenance de ceux qu’ils reçoivent dans les cliniques du Brésil, de Chine, d’Inde, du Pakistan ou d’Afrique du Sud. On touche ici au point de rencontre des deux corps de la bioéconomie, soit le 1. John Connell, « Contemporary Medical Tourism… », art. cité, p. 7. 2. Charis Thompson, « Medical Migrations Afterword : Science as Vacation », Body & Society, vol. 17, n° 2-3, 2011, p. 207. 3. Ibid., p. 209.

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corps-objet et le corps-sujet, dans la mesure où des individus pauvres et fragilisés sont réduits à de simples ressources biologiques au service des corps malades des plus riches. L’Inde et la Chine possèdent toutes deux une industrie du tourisme médical en forte croissance qui a pour particularité d’offrir, en plus de tous les types de chirurgies imaginables, des traitements expérimentaux dans le domaine de la médecine régénératrice. Attirés par les multiples promesses portées par la recherche sur les cellules souches, un nombre grandissant de patients souffrant d’une maladie dégénérative ou demeurés handicapés suite à un grave accident décident de contourner les règles en vigueur dans leurs pays d’origine afin de bénéficier d’un traitement « de la dernière chance » 1. Dans le cadre d’une étude menée auprès de patients atteints d’une maladie neurodégénérative venus en Chine pour bénéficier d’une transplantation de cellules fœtales, l’anthropologue Priscilla Song a forgé l’expression « pèlerins des biotechnologies » pour désigner ces malades nomades en quête d’un traitement miracle 2. Davantage que le concept de tourisme médical, la notion de pèlerinage biotechnologique permet de rendre compte des logiques culturelles profondes sur lesquelles se fonde l’économie de la promesse caractérisant l’expansion du biocapital. Effectuant un parallèle historique entre les pèlerins du Moyen Âge et les patients voyageurs se rendant dans des destinations lointaines en vue d’une guérison 1. Ayo Wahlberg, Thomas Streitfellner, « Tourisme de cellules souches, désespoir et pouvoir des nouvelles thérapies », in Annette Leibing, Virginie Tournay (dir.), Les Technologies de l’espoir. La fabrique d’une histoire à accomplir, Québec, Presses de l’université Laval, 2010, p. 25-45. 2. Priscilla Song, « Biotech Pilgrims and the Transnational Quest for Stem Cell Cures », Medical Anthropology : Cross-Cultural Studies in Health and Illness, vol. 29, n° 4, 2010, p. 384-402.

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miraculeuse, Priscilla Song fait ressortir à travers ses entretiens les dimensions quasi religieuses des espoirs suscités par la recherche sur les cellules souches 1. La croyance en la toute-puissance de la science biomédicale joue un rôle primordial dans le choix d’entreprendre un long voyage afin de s’exposer volontairement aux risques liés à des traitements expérimentaux. Malades et désespérés, les patients nomades se montrent très sensibles aux promesses thérapeutiques de la médecine régénératrice, même si la recherche en est encore largement à l’état expérimental 2. Qu’ils soient relayés par des forums de patients ou présentés directement sur les sites internet des cliniques, les renseignements disponibles sur les traitements expérimentaux à base de cellules souches s’apparentent plus à des publicités mensongères qu’à de l’information médicale à proprement parler. Sur ce point, une étude récente visant à analyser, au niveau international, les sites internet s’adressant directement aux patients tend à montrer que les prétentions thérapeutiques sont surestimées par rapport aux données scientifiques et, fait plus troublant encore, que les risques sont sous-estimés 3. Les milliers de patients qui entreprennent un pèlerinage pour recevoir des injections de cellules souches occupent une double position au sein de la bioéconomie : celle de consommateurs et celle de cobayes au service de l’innovation biomédicale. 1. Ibid. 2. Charles E. Murdoch, Christopher T. Scott, « Stem Cell Tourism and the Power of Hope », The American Journal of Bioethics, vol. 10, n° 5, 2010, p. 16-23. 3. Darren Lau, Ubaka Ogbogu, Benjamin Taylor, Tania Stafinski, David Menon, Timothy Caufield, « Stem Cell Clinics Online : The Directto-Consumer Portrayal of Stem Cell Medicine », Cell Stem Cell, vol. 6, n° 3, 2008, p. 594.

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Alors que le prix de ces traitements est souvent très élevé, pouvant atteindre quelques dizaines de milliers de dollars, ceux qui sont offerts en sont encore à l’état expérimental 1. Il s’agit en fait d’une nouvelle forme de travail clinique dans laquelle le patient assume à la fois les risques corporels et financiers de l’expérimentation. Le phénomène du « tourisme cellulaire » a pris, ces dernières années, une telle importance qu’un groupe de juristes canadiens a publié en 2012 un article destiné aux médecins de famille afin de les informer des risques encourus par leurs patients se rendant à l’étranger pour obtenir de tels traitements 2. Le seul fait que des chercheurs se sentent obligés de prévenir des médecins des écarts importants subsistant entre les promesses portées par les recherches sur les cellules souches et leurs retombées thérapeutiques concrètes témoigne de l’emprise grandissante de l’économie de la promesse dans le monde médical. Parce qu’elle incarne le double espoir de régénérer les corps et de revitaliser l’économie, la médecine régénératrice est, comme on l’a vu, au cœur de la bioéconomie du corps humain. Elle repose sur la récupération et le remodelage biotechnologiques des cellules et des tissus, et favorise la création de biovaleur par le biais d’une logique complexe d’appropriation d’éléments corporels. De nature hautement spéculative, la biovaleur accordée aux cellules souches repose en grande partie sur les promesses formulées par les chercheurs et les laboratoires biotechnologiques afin d’obtenir des fonds 1. Ayo Wahlberg, Thomas Streitfellner, « Tourisme de cellules souches, désespoir et pouvoir des nouvelles thérapies », art. cité, p. 31. 2. Timothy Caulfield, Amy Zarzeczny (Toronto Stem Cell Working Group), « Le tourisme des cellules souches et les médecins de famille canadiens », Le Médecin de famille canadien, vol. 58, n° 4, 2012, p. 182-185 ; disponible sur CFP.ca.

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publics et des financements privés. La course aux brevets et à l’innovation biomédicale encourage la financiarisation de la recherche et le développement d’une culture de la promesse chez les chercheurs et les décideurs publics. Toute découverte, aussi minime soit-elle, s’accompagne désormais d’un battage médiatique prenant parfois les allures de véritables campagnes publicitaires. Même si elle caractérise l’ensemble de la recherche techno­scientifique, comme le démontre parfaitement le phénomène des nanotechnologies, cette logique de hype prend une tout autre dimension dans le domaine biomédical 1. Lorsque les promesses techno­scientifiques s’adressent aux espoirs les plus profonds de l’être humain, comme celui de combattre les maladies et d’effacer les effets délétères du temps, il est difficile de résister à leur force d’attraction. Dans le cas des traitements expérimentaux à base de cellules souches, les patients-pèlerins qui choisissent de se rendre dans des cliniques étrangères participent pleinement de cette logique de la promesse en permettant le passage de l’in vitro à l’in vivo. Les pèlerins des cellules souches « produisent » sans nécessairement s’en rendre compte un travail clinique essentiel au processus de commercialisation des thérapies cellulaires. Occupant le dernier rang dans la chaîne de l’innovation biomédicale, ils donnent littéralement corps aux bio-objets in vitro. Les cliniques de fertilité indiennes, comme celle du docteur Geeta Shroff, constituent les exemples les plus achevés de la chaîne bioéconomique menant de l’in vitro à l’in vivo. Spécialiste de la médecine de procréation, Geeta Shroff est devenue mondialement célèbre pour avoir mis au point des traitements à base de cellules souches embryonnaires sous forme 1. Céline Lafontaine, Nanotechnologies et société, op. cit.

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d’injections. Elle offre ses traitements à des patients souffrant de diverses maladies dont le diabète, la sclérose en plaques, la maladie de Parkinson, ainsi qu’à des blessés de la moelle épinière, en faisant ouvertement fi des conventions internationales en matière d’éthique et d’expérimentation clinique 1. Très controversée dans le milieu scientifique international, cette chercheuse recrute directement ses patients sur internet. Elle maîtrise d’ailleurs parfaitement les logiques médiatiques et publicitaires propres au biocapital, comme l’attestent son compte Facebook et le blog où elle présente ses recherches 2. Basée à New Delhi, la clinique de Geeta Shroff est emblématique des politiques établies par le gouvernement indien pour mettre en valeur le capital reproductif et régénératif des femmes indiennes aux prises avec un problème de fertilité. Le lien existant entre l’industrie de la procréation in vitro et le développement de la médecine régénératrice apparaît ici très clairement. En effet, c’est dans le cadre de sa pratique en clinique de fertilité que Geeta Shroff a développé une expertise dans le domaine des cellules souches. Bénéficiant de nombreux « dons d’embryons » de la part de ses patientes suite à une fécondation in vitro, elle a su mettre à profit cette précieuse matière première en développant des lignées de cellules souches dont elle expérimente les potentialités sur des patients venus du monde entier. Loin d’être un phénomène isolé, cette nouvelle forme de traitement expérimental tend à se développer sous l’impulsion de l’économie de la promesse. 1. Prasanna Kumar Patra, Margaret Sleeboom-Faulkner, « Discursive Dialects of Bioethics : Understanding the Institutional Embeddings of Human Stem Cell Experimentation in India », Biosocieties, vol. 8, n° 1, 2013, p. 88. 2. « About Dr. Geeta Shroff », RustyWithoutWheels.com.

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Les milliers de patients-pèlerins qui sillonnent la planète en quête d’un traitement miracle ou d’une cure qui leur redonnerait leur vitalité sont en quelque sorte les précurseurs d’une biocitoyenneté globalisée. Ils manifestent de manière radicale le retournement historique par lequel le droit d’exposer son corps aux risques de l’expérimentation scientifique est désormais un symbole de liberté. Du droit à l’essai à la médecine translationnelle : la biocitoyenneté au service du biocapital La valorisation de « la vie en elle-même » et le retournement du rapport entre zoe et bios caractérisant la biocitoyenneté se traduisent, comme on l’a vu, par une représentation du corps comme capital. Le maintien et le prolongement de la santé apparaissent alors sous l’angle d’un investissement qui augmente la « valeur » sociale des individus. Cette conception du corps comme capital transparaît nettement dans le développement de banques privées de cellules souches de cordons ombilicaux qui incitent les parents à investir dans le capital biologique de leur enfant. De manière plus générale, l’idée du corps comme capital renvoie directement à la notion néolibérale de capital humain élaborée par l’économiste Gary Becker au début des années soixante. Couronnés en 1992 du prix Nobel d’économie, les travaux de Becker ont en effet exercé une nette influence sur la façon dont nous concevons l’ensemble de la vie humaine en termes économiques, notamment en ce qui concerne le corps et le patrimoine biologique individuel 1. Définie comme « l’ensemble des capacités productives qu’un individu acquiert par l’accumulation de connaissances et de 1. Melinda Cooper, Catherine Waldby, Clinical Labor, op. cit.

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savoir-faire », la notion de capital humain développée par Becker prend également en compte son capital biologique, c’est-à-dire l’état de santé global d’un individu 1. Elle étend le modèle libéral de l’homo œconomicus à l’ensemble des dimensions de la vie humaine. Étroitement liée au paradigme informationnel et à l’émergence d’une économie du savoir, la notion de capital humain correspond à « un stock de connaissances et d’expériences, accumulé par son détenteur tout au long de sa vie par des investissements 2 ». Ces derniers peuvent prendre la forme de diplômes académiques, d’expériences professionnelles, de régime, d’entraînement physique et même de soins de santé. Le capital humain se mesure au salaire auquel un individu peut aspirer sur le marché. Suivant cette logique, chaque individu possède un capital (intellectuel, physique, biologique) qu’il se doit de faire fructifier par le biais d’investissements personnels. Contrairement au concept marxiste de travail, la notion de capital humain rend toutefois invisibles les logiques d’exploitation et les inégalités sociales induites par le marché 3. Sur ce point, il faut souligner que Gary Becker est l’un des rares économistes à défendre ouvertement l’instauration d’un marché des organes humains chez des « donneurs » vivants ou morts 4. Visant à valoriser la créativité des cadres, des chercheurs et de ceux qui contribuent directement aux capacités d’innovation d’une entreprise, 1. Je me réfère ici au dossier consacré à Gary Becker sur le site internet de l’École normale supérieure de Lyon : « Les fondements de la théorie du capital humain », SES.ENS-Lyon.fr. 2. Ibid. 3. Melinda Cooper, Catherine Waldby, Clinical Labor, op. cit. 4. Gary S. Becker, Julio Jorge Elías, « Introducing Incentives in the Market for Live and Cadaveric Organ Donations », Journal of Economic Perspectives, vol. 21, n° 3, 2007, p. 3-24.

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la notion de capital humain est indissociable du « nouvel esprit du capitalisme » tel qu’analysé par Luc Boltanski et Ève Chiapello 1. La notion de capital humain est centrale dans le développement de la bioéconomie parce qu’elle cautionne l’affirmation d’une culture de l’expérimentation autant du côté des chercheurs que de celui des patients 2. La valorisation économique de la créativité technoscientifique sous forme de brevet et la course à l’innovation biomédicale à laquelle cette logique a donné lieu ont amené les chercheurs et les laboratoires pharmaceutiques à vouloir accélérer le processus menant à la commercialisation de leur découverte. En plus d’avoir favorisé la globalisation du marché des essais cliniques, le désir de réduire les délais de commercialisation et les coûts liés à la mise sur le marché de nouveaux médicaments a conduit à des transformations importantes des protocoles de recherche. Partant du constat qu’un nouveau médicament testé en phase I n’a que 8 % de chances d’être commercialisé et que le processus de développement prend environ dix à quinze ans, la Food and Drug Administration a ainsi proposé en 2006 l’instauration d’essais cliniques de phase 0 pour la recherche en cancérologie 3. Les essais de phase 0 ont pour 1. Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 2. Les liens étroits existant entre la notion de capital humain et le développement de la bioéconomie sont clairement attestés dans la publication par l’OCDE d’un ouvrage de Brian Keeley intitulé Comment le savoir détermine nos vies et paru en 2007, soit deux ans avant le fameux rapport La Bioéconomie à l’horizon 2030, op. cit. 3. Marie-Quitterie Picat, Nadine Houédé, Emmanuel Chamorey, Simone Mathoulin-Pélissier, « Essais cliniques exploratoires de phase 0 : état de la littérature 2006-2009 », Bulletin du cancer, vol. 98, n° 7, 2011, p. 753759. À la suite de la Food and Drug Administration, l’European Medicines

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but de tester, sur un groupe très restreint de patients et via des doses minimes, l’intérêt de poursuivre plus loin l’expérimentation clinique. Il s’agit d’une nouvelle phase exploratoire qui ne vise pas, comme c’est le cas pour la phase I, à mesurer les risques toxicologiques, mais uniquement à évaluer les potentialités cliniques d’une molécule. Puisqu’elle permet d’obtenir des informations précoces sur les effets de la molécule en fonction de la cible thérapeutique, la phase 0 contribue à diminuer les coûts de la recherche en favorisant la sélection des molécules les plus prometteuses 1. Elle n’a donc pas pour objectif comme les autres phases de protéger la population des effets néfastes d’un médicament avant sa mise sur le marché, mais vise uniquement à diminuer la durée et les coûts de la recherche pour l’industrie pharmaceutique. Même si les règles encadrant les essais de phase 0 respectent les principes éthiques établis en matière d’expérimentation sur des sujets humains, les patients ne peuvent en espérer aucun bénéfice direct pour leur santé. Seul le sentiment de contribuer au développement de nouveaux traitements pour le cancer semble pouvoir justifier le fait que certains patients acceptent de participer à des essais cliniques de phase 0 2. Car la façon de concevoir les risques liés à l’expérimentation clinique a subi de profondes transformations depuis les années quatrevingt. Héritées du procès de Nuremberg, les règles éthiques enca­drant les protocoles d’essais cliniques avaient pour but Agency a développé en 2007 ce même concept d’essai clinique de phase 0 dans le domaine de la cancérologie. 1. Ibid. 2. Peter Keating, Alberto Cambrosio, « Clinical Trials in the Age of Personalized Medicine », Journal of Medicine and the Person, vol. 9, n° 3, 2011, p. 93.

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de protéger les participants face aux risques et aux abus de l’expérimentation bio­­médicale. La course à l’innovation et les espoirs suscités par la recherche ont toutefois donné lieu à une remise en cause des mesures de protection des citoyens au profit d’une revendication du droit à l’essai de la part de groupes de patients 1. C’est dans le contexte américain de l’épidémie de sida qui s’abat sur les communautés homosexuelles au début des années quatre-vingt que les premières contestations des réglementations restreignant les essais cliniques sont apparues 2. Face à l’extrême gravité de la maladie et à l’absence de traitements disponibles, des groupes d’activistes se sont alors formés afin de revendiquer le droit pour les patients de prendre des risques en expérimentant directement de nouveaux traitements. Condamnés à courte échéance, les malades atteints du sida voyaient dans l’expérimentation clinique leur seul espoir de survie. L’objectif poursuivi était clairement de stimuler la recherche. Dans son étude portant sur ce mouvement, le sociologue Steven Epstein a d’ailleurs montré comment les activistes se sont approprié le langage de l’expertise biomédicale afin de défendre leurs revendications devant le National Institute of Health et la Food and Drug Administration 3. Militant pour le droit à l’expérimentation clinique, ce mouvement a ouvert la voie à une nouvelle conception de la participation bio­­citoyenne à la recherche. L’association Aides de lutte contre le VIH-sida, fondée en 1984, constitue le pendant français des mouvements américains 1. Pour une analyse détaillée de cette question, cf. Philippe Amiel, Des cobayes et des hommes, op. cit. 2. Steven Epstein, « The Construction of Lay Expertise : AIDS Activism and the Forging of Credibility in the Reform of Clinical Trials », Science, Technology & Human Values, vol. 20, n° 4, 1995, p. 408-437. 3. Ibid.

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en faveur du droit à l’essai. Après la mort de son ami Michel Foucault, Daniel Defert a mis sur pied cette association afin de promouvoir une vision participative de la recherche en plus de défendre les droits des malades. Pour Daniel Defert, le malade représente « un nouveau réformateur social », militant pour le droit à la santé et pour la liberté d’expérimenter 1. La défense d’une participation active des malades dans le développement des traitements a d’ailleurs amené Aides a formé en 2007 un pôle de recherche baptisé Mire : mission, innovation, recherche et expérimentation 2. L’importance accordée à l’expérimentation et à la recherche par Aides reflète la valeur socialement attribuée à l’innovation biomédicale. Avec l’affirmation des mouvements de patients en faveur de l’innovation et du droit à l’expérimentation, on assiste à la rencontre fusionnelle entre les promesses de l’industrie biomédicale et les espoirs portés par les patients devenus biocitoyens. Sur ce point, l’étude de Carlos Novas sur l’association PXE International a permis d’illustrer comment les groupes de patients étaient désormais engagés dans le financement de la recherche et dans la participation active à la création de biovaleur par le biais de biobanques génétiques 3. Un groupe de patients atteints d’une maladie génétique, le pseudoxanthome élastique qui affecte les tissus conjonctifs, a formé au milieu des années quatre-vingt-dix une association visant à promouvoir la recherche, à solliciter des financements et à encourager la participation à des essais cliniques 4. Le regroupement de patients-militants, loin d’être 1. Daniel Defert, cité par Philippe Amiel, Des cobayes et des hommes, op. cit., p. 268. 2. Cf. « Aides en action. Recherche et innovation », Aides.org. 3. Carlos Novas, « The Political Economy of Hope : Patients’Organizations, Sciences and Biovalue », Biosocieties, vol. 1, n° 3, 2006, p. 289-305. 4. Cf. « About Us », PXE.org.

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un phénomène isolé, tend à se généraliser. La participation à la recherche biomédicale représente l’expression suprême de la biocitoyenneté. La revendication du droit à l’essai repose sur la valorisation de l’innovation et de l’expérimentation technoscientifique telle qu’elle a été formulée dans la théorie du capital humain 1. Au-delà des souffrances et des angoisses vécues par les patients confrontés à la maladie, ce que recouvre le mouvement en faveur du droit à l’expérimentation, c’est en fait une culture néolibérale qui transforme chaque patient en entrepreneur de la recherche 2. La conception du corps comme capital motive les biocitoyens à vouloir investir dans le maintien de leur santé en prenant des risques. Si elle peut sembler froide face aux tristes réalités de la maladie, cette analyse permet toutefois de mesurer la profondeur des enjeux sociaux, culturels et symboliques liés au développement de la bioéconomie. Le fondement néolibéral du mouvement en faveur du droit à l’essai ressort assez clairement dans l’apparition d’« essais sauvages » chez des groupes de patients atteints du cancer. Dans son livre Des cobayes et des hommes. Expérimentation sur l’être humain et justice, le sociologue Philippe Amiel relate le cas récent d’une expérimentation menée spontanément par des patients atteints du cancer suite à l’annonce en 2007 par le chercheur canadien Evangelos Michelakis du potentiel anticancéreux du DCA (dichloroacétate) 3. Puisque cette molécule est ordinaire et que sa structure chimique est bien connue, elle ne peut faire l’objet d’un brevet, ce qui 1. Melinda Cooper, Catherine Waldby, Clinical Labor, op. cit. 2. Ibid. 3. Cf. l’introduction de Philippe Amiel, Des cobayes et des hommes, op. cit.

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explique pourquoi aucun laboratoire pharmaceutique ne s’est montré intéressé par le financement des essais cliniques qui permettraient de mesurer son efficacité réelle dans le traitement contre le cancer. Or, l’année même où les résultats prometteurs des tests pré-cliniques effectués par l’équipe de Michelakis sur des rats sont publiés, la revue Nature fait paraître un article faisant état d’un nouveau phénomène : l’expérimentation illégale du DCA par des patients atteints du cancer 1. Rendue disponible sur internet par un biologiste cherchant un traitement pour un ami cancéreux en phase terminale, la molécule a ainsi fait l’objet d’« essais sauvages ». S’exposant volontairement aux risques, les patients partageaient sur internet leur expérience « clinique » en notant les symptômes et les signes physiques liés à l’absorption du DCA. L’usage d’internet à des fins médicales, rappelons-le, est l’une des principales caractéristiques du processus de biomédicalisation. Plusieurs laboratoires pharmaceutiques ont d’ailleurs saisi la valeur économique des données médicales fournies par les patients et mettent à la disposition de ces derniers des forums d’échanges afin d’obtenir des informations sur les effets secondaires provoqués par des médicaments déjà commercialisés. En plus de contrevenir aux lois en vigueur en matière d’expérimentation clinique, les « essais sauvages » témoignent d’un refus, de la part des patients-activistes, de se conformer aux protocoles éthiques et aux règles méthodologiques encadrant les essais randomisés. Au nom du droit à l’essai, ce sont les cadres scientifiques et juridiques de la recherche biomédicale établis après la Seconde Guerre mondiale qui sont contestés. En faveur d’une reconnaissance du droit à l’essai, le sociologue 1. Ibid., p. 8.

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Philippe Amiel critique ouvertement « l’inanité des dispositions paternalistes que la loi française sur la recherche biomédicale contient encore 1 ». Aussi légitimes qu’elles puissent être, les revendications en faveur du droit à l’essai négligent de prendre en compte le contexte global dans lequel s’effectue désormais la recherche. Et de manière implicite, c’est le rôle régulateur de l’État qui est ainsi remis en cause. Le modèle participatif de la recherche prôné par les associations de patients tend à rendre invisibles les logiques économiques d’appropriation du travail clinique, de privatisation et de commercialisation sur lesquelles repose la recherche biomédicale. Afin d’accélérer le processus d’innovation biomédicale, le National Institute of Health a lancé en 2004 un plan visant à promouvoir le développement de la recherche translationnelle. Il s’agit d’une nouvelle forme d’expérimentation sur des sujets humains fondée sur un partenariat scientifique et économique entre l’industrie, l’université, le milieu médical et les patients 2. Auréolée des vertus de la lutte contre le cancer, la recherche translationnelle a pour principal objectif d’abolir les barrières entre la recherche et la clinique, entre le laboratoire et l’hôpital. Elle permet à des équipes de chercheurs d’effectuer des recherches in vitro à partir d’échantillons prélevés sur des patients in vivo 3. Autrement dit, on court-circuite les protocoles d’essais cliniques traditionnels en passant directement du laboratoire aux patients, et vice versa. En France, la médecine translationnelle s’est développée dans le cadre 1. Ibid., p. 15. 2. Ambassade de France aux États-Unis, « Recherche translationnelle : vers un mariage public-privé presque parfait (partie 2) – Les universités se veulent attractives », Bulletins-electroniques.com, 22 juin 2012. 3. Consortium de recherche en oncologie clinique du Québec, « Du laboratoire au chevet du patient, et vice versa », QCROC.ca.

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du plan Cancer lancé en 2003. Visant à « assurer le continuum soins-recherche », ce nouveau modèle d’expérimentation a pour but « de créer les conditions d’une réelle approche multidisciplinaire impliquant une concertation entre les chercheurs académiques et industriels, médecins et patients » 1. Indissociable des logiques d’innovation propres à la bioéconomie, la recherche translationnelle correspond à un changement de paradigme dans le domaine de la cancérologie, soit le passage à la médecine personnalisée. Cette dernière vise à maximiser les potentialités thérapeutiques d’une molécule en fonction de l’identification de biomarqueurs génétiques susceptibles de déclencher ou non une réponse positive aux médicaments 2. En favorisant l’accès direct à des patients atteints du cancer, la médecine translationnelle permet aux chercheurs d’obtenir des échantillons à partir desquels il est plus facile d’identifier des biomarqueurs. Elle coordonne la rencontre entre les promesses portées par la médecine personnalisée et l’espoir des malades de trouver un traitement contre le cancer. Du point de vue de la bioéconomie globalisée, cette médecine représente une nouvelle forme de mise en valeur du travail clinique fournit par le corps des patients 3. Ainsi chaque patient est-il désormais un sujet potentiel d’expérimentation et un entrepreneur de la santé. La mise en valeur de « la vie en elle-même » a donc conduit à la rencontre des deux corps de la bioéconomie à travers le passage de l’in vitro à l’in vivo. Qu’il soit question du tourisme 1. Gilles Vassal et al., « Recherche translationnelle et plan Cancer », Bulletin du cancer, vol. 94, n° 12, 2007, p. 1109. 2. Sur la question de la médecine personnalisée et des essais cliniques, cf. notamment Peter Keating, Alberto Cambrosio, « Clinical Trials in the Age of Personalized Medicine », art. cité. 3. Melinda Cooper, Catherine Waldby, Clinical Labor, op. cit.

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médical ou de la médecine translationnelle, la biocitoyenneté s’exprime par une volonté de contribuer à même son corps à l’innovation biomédicale. Fondée sur une économie de la promesse et de l’espoir, la bioéconomie participe d’une refondation complète des cadres politiques hérités de l’après-guerre. À mesure que s’effacent les références au procès des médecins de Nuremberg au profit d’une biocitoyenneté néolibérale, ce sont les cadres politiques du monde issus de l’après-guerre qui s’estompent. Dans le contexte de la globalisation des soins de santé et du vieillissement de la population, c’est l’idée même de santé publique qui est menacée. Face aux coûts grandissants des soins et à la démultiplication des innovations biomédicales, les inégalités déjà présentes risquent de s’accroître. D’autant plus que, comme on l’a vu, la globali­sation de la recherche biomédicale contribue à engendrer de nouvelles formes d’exploitation biologique. Même s’il est pratiquement impossible de comptabiliser la plus-value produite par les millions de volontaires et de patients participant à des essais cliniques et portés par l’espoir de vaincre leur maladie, on peut toutefois prendre la mesure de l’étendue des logiques d’exploitation du travail clinique sur lequel repose la bioéconomie du corps humain.

Conclusion

Aujourd’hui les gens savent le prix de tout, et ne connaissent la valeur de rien. Oscar Wilde 1

À l’échelle individuelle, chaque maladie, chaque défaillance physique, chaque souffrance et chaque mort représente autant de drames qui justifient en eux-mêmes tous les traitements et toutes les expérimentations. Lorsque ni la religion ni l’adhésion à un corps politique ne peuvent donner un sens au tragique de l’existence, seules les promesses portées par les avancées biomédicales semblent offrir une réponse à l’angoisse et à la douleur. Or, dans un monde marqué par le vieillissement de la population et par le culte de la santé parfaite, la somme des tragédies individuelles est exponentielle et donc théoriquement illimitée. Cela, les économistes l’ont bien compris. Depuis le milieu des années soixante-dix, des indicateurs servant à évaluer les rapports coûts/bénéfices relatifs aux traitements 1. Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, trad. fr. Jean Gattégno, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1992, p. 118.

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médicaux ont été élaborés 1. Visant à mesurer l’espérance de vie en bonne santé en lien avec le prix d’un traitement, le QALY (quality-adjusted life year) est l’une des mesures les plus couramment utilisées par les décideurs publics chargés de comptabiliser les dépenses de santé. Adopté officiellement par l’Organisation mondiale de la santé, le DALY (disability-adjusted life year) est un autre indicateur qui permet, pour sa part, de mesurer le coût des soins de santé en fonction du nombre d’années actives perdues suite à une maladie. Souvent fort complexes, ces indicateurs traduisent en termes de rentabilité économique le coût de chaque patient. Désormais, la vie a bel et bien un prix. Le contraste entre les aspirations des biocitoyens engagés dans la poursuite de « la vie en elle-même » et l’affaiblissement des systèmes de santé publique qui menacent de s’effondrer sous le poids économique des coûts croissants des médicaments et des nouveaux traitements constitue sans nul doute le plus grand paradoxe auquel aboutit le corps-marché. À moins de croire qu’il est possible de comptabiliser socialement la valeur financière de chaque vie individuelle, au nom de quel calcul économique pourra-t-on décréter qu’une personne est trop âgée, trop malade, trop handicapée pour recevoir un traitement gratuitement ? La question est d’autant plus pertinente que, dans un monde marqué par des valeurs de performance et de productivité, la notion de qualité de vie est au centre des débats sur l’euthanasie. La valorisation de la vie biologique individuelle participe de la dépolitisation des sociétés occidentales. En cela, la bioéconomie n’est pas un phénomène spécifique à l’intérieur d’une logique globale, elle constitue la phase ultime du capitalisme globalisé. À 1. Nikolas Rose, « The Value of Life… », art. cité.

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longue échéance, le repliement sur soi et l’idéal de la santé parfaite risquent finalement de conduire à la désintégration du corps social. Vu sous l’angle de la globalisation, le corps-marché prend parfois les traits du « cannibalisme post-civilisationnel » annoncé par Günther Anders 1. C’est-à-dire un monde où tous les corps, toutes les vies individuelles se transforment en matière première au service de l’efficacité productive. Nous n’en sommes pas encore là, mais on en perçoit déjà certains signes. Ce qui disparaît peu à peu, c’est l’idée que la vie politique n’est pas réductible à la vie biologique, que le sens donné collectivement à l’existence ne peut se limiter au maintien, à l’amélioration et au prolongement de la santé. D’ailleurs, la biopolitique contemporaine se montre impuissante face aux enjeux réellement vitaux que constituent le réchauffement climatique et la destruction des écosystèmes. Difficile en effet de penser aux limites de la planète quand la science promet chaque jour de faire reculer les frontières de la vie humaine. En se centrant sur la vie biologique individuelle, la bio­­politique contemporaine laisse dans l’ombre les questions de justice sociale, d’inégalité et d’exclusion. Que vaut, en effet, la vie des millions de migrants sans papiers privés de soins, même les plus primaires, répartis un peu partout sur la planète 2 ? Alors que le marché de la santé se globalise, les politiques d’accès aux soins demeurent nationales et reposent sur l’exclusion d’une part toujours grandissante de la population des pays dits développés. La réforme du système américain d’assurance santé proposée par Barack Obama illustre parfaitement cette logique, car au-delà des clivages politiques entre démocrates 1. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, t. 2, op. cit. 2. Didier Fassin, « Another Politics of Life is Possible », art. cité.

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et républicains un point semble pourtant faire l’unanimité : l’exclusion des immigrants illégaux du plan de couverture nationale 1. On aurait tort de penser que cette restriction nationaliste du droit à la santé est typique du système privé américain. Au Canada, où le système de santé publique constitue véritablement le ciment de l’identité politique, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a procédé à de dramatiques coupes dans les services de santé offerts aux réfugiés au cours des dernières années. Cette logique d’exclusion ne se limite pas aux étrangers, puisque la médecine à deux vitesses et les inégalités en matière d’accès aux soins tendent à se banaliser dans des pays tels que la France et le Canada, où la santé est encore officiellement considérée comme un bien commun. Un article du Monde intitulé « Médicaments : épidémie de pénuries », paru en novembre 2013, tirait la sonnette d’alarme sur le fait que la course aux profits qui gouverne l’industrie biopharmaceutique a maintenant des répercussions directes sur l’accès aux traitements pour certains patients au sein même des pays développés 2. La globalisation de la chaîne de production et les exigences de rentabilité économique conduisent à des ruptures de stock de certains médicaments, notamment ceux utilisés pour traiter le cancer. À l’heure de l’économie de la promesse et du déferlement des innovations biomédicales qui inondent le marché mondial des soins de santé, même les citoyens les plus riches sont victimes du biocapital. La solution ne se trouve évidemment pas dans le rejet de la recherche 1. Cf. à ce sujet Didier Fassin, « The Obscure Object of Global Health », in Marcia C. Inhorn, Emily A. Wentzelle (dir.), Medical Anthropology at the Intersections : Histories, Activisms, and Futures, Durham-Londres, Duke University Press, 2012. 2. Chloé Hecketsweiler, Pascale Santi, « Médicaments : épidémie de pénuries », Le Monde, 25 novembre 2013 ; disponible sur LeMonde.fr.

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biomédicale en elle-même, mais plutôt dans la remise en cause d’une biocitoyenneté axée principalement sur la vie biologique individuelle. Il s’avère donc urgent de sortir du carcan (néo)libéral de la bioéthique globalisée qui ne fait que légitimer la marchandisation et la valorisation de « la vie en elle-même ». Nous avons pour cela besoin d’une « nouvelle politique de la vie » et d’une socio-éthique à partir desquelles chaque nouvelle avancée scientifique pourrait être jugée en fonction de ses conséquences sur le corps social. Car c’est bien là le plus grand danger du biocapital : faire croire que la vie individuelle peut s’épanouir en dehors du lien social qui lie les corps les uns aux autres.

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Table

Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

1. Le corps à l’horizon de la bioéconomie. . . . . . . . . . . 17 Corps, monnaie et modernité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 L’esclave, figure économique de la vie nue. . . . . . . . . . 25 Du corps productif de l’ouvrier au corps ressource de la bioéconomie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 Le grand détournement : aux origines de la bioéconomie. 31 L’entropie, le vivant et le développement durable. . . . . 36 Du biomédical au biocapital : le corps promis de la bioéconomie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Régénérer le corps pour revitaliser l’économie. . . . . . . 48 Le corps, l’embryon et les cellules souches : la création d’une biovaleur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 De la santé parfaite au corps amélioré : vers une biocitoyenneté. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 La biomédicalisation, un processus global . . . . . . . . . . 56 La santé globalisée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61

2. Le grand recyclage : du corps ressource aux bioobjets. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 L’objectivation du corps ressource . . . . . . . . . . . . . . . . 70 La médecine de transplantation et la « ressourcification » des organes humains . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 Des cellules sans corps : la naissance des bio-objets. . . 83 Le cas HeLa : des cellules cancéreuses devenues une ressource précieuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88 L’homme aux cellules d’or . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 Une économie des déchets. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99

3. L’envers du don : la face cachée du biocapital. . . . . 107 Le don de sang : de l’incarnation du corps politique à la bioéconomie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 L’ambivalence du don d’organes : entre objectivation et subjectivation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 Du don au marché : la double fonction du consentement éclairé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124 Don et biobanques : les limites du consentement éclairé. 130 Biobanques, biocitoyenneté et bioéconomie. . . . . . . . . 133 Don et informations génétiques : la création d’une biovaleur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139 Don et reproduction : le cas des cellules reproductives. 145 Géopolitique et polysémie du don : le cas des cellules souches. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152

4. De la reproduction à la régénération : bioéconomie du corps féminin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 Le corps-usine de la procréation assistée. . . . . . . . . . . . 160 L’immaculé embryon. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 Des ovules aux cellules souches  : la reproduction détour­­née. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173

Standardiser les cellules souches ou effacer leurs empreintes corporelles. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182 Aux origines de la biovaleur : la productivité du corps reproductif. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185 Les biobanques de sang de cordon ombilical : le corps comme investissement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192 Le modèle L’Oréal de l’autorégénération : « Parce que je le vaux bien… ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198

5. De l’in vitro à l’in vivo : le double corps de la bio­ économie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201 Les corps vils au service du biocapital . . . . . . . . . . . . . 206 La globalisation du travail clinique. . . . . . . . . . . . . . . . 213 Du tourisme médical au pèlerinage thérapeutique : une économie de la promesse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222 Du droit à l’essai à la médecine translationnelle : la biocitoyenneté au service du biocapital . . . . . . . . . . . . . . . 232

Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249

Sites internet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267

Du même auteur L’Empire cybernétique Des machines à penser à la pensée machine Seuil, 2004

La Société postmortelle Seuil, 2008

Nanotechnologies et société Enjeux et perspectives : entretiens avec des chercheurs Boréal, 2010

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