À travers ces essais, nous voyons comment l'auteur s'est engagée, tout au long de sa vie, à lutter en faveur d
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English Pages [254] Year 2016
Table of contents :
AVANT-PROPOS
PRÉFACE IOANNA KUÇURADI, PHILOSOPHE DE L’HUMANITÉ PAR DESTIN
DE LA RÉVOLTE À LA PHILOSOPHIE*
LA VALEUR ÉTHIQUE D’UNE ACTION ET LE CRITÈRE KANTIEN*
DÉFIS DE LA PHILOSOPHIE ET DÉFIS À LA PHILOSOPHIE*
« RATIONALITÉ » ET « RATIONALITÉS » DANS LE CADRE DU DÉBAT MODERNISME POSTMODERNISME*
LES DROITS DE L’HOMME COMME PRINCIPES ÉTHIQUES ET COMME FONDEMENTS DU DROIT*
LAÏCITÉ ET DROITS DE L’HOMME*
LE CONCEPT DE LA DIGNITÉ HUMAINE ET LES DROITS DE L’HOMME*
LA LIBERTÉ DE PENSÉE – QU’EST-CE QUE C’EST ?*
LA PHILOSOPHIE FACE AUX PROBLÈMES DE LA TECHNOLOGIE*
LA TOLÉRANCE ET SES LIMITES*
LES DROITS DE L’HOMME ET LA DÉCENNIE DU DÉVELOPPEMENT CULTUREL*
JUSTICE : SOCIALE ET GLOBALE*
MONDIALISATION, INJUSTICE SOCIALE ET DROITS SOCIAUX*
PHILOSOPHIE POUR LA PROTECTION DES DROITS DE L’HOMME*
UNE CONDITION SINE QUA NON DE LA MISE EN OEUVRE EFFECTIVE DES DROITS DE L’HOMME*
NATION ET NATIONALISME*
TABLE DES MATIÈRES
Ioanna K UÇURADI
LE COMBAT POUR LES DROITS DE L’HOMME Un enjeu philosophique de notre temps
Préface de Patrice Vermeren
Le combat pour les droits de l’homme
La Philosophie en commun Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain, Patrice Vermeren Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement.
Dernières parutions Hélène JACQUIER, Ecritures et Théâtres de l’Intime. Une approche analytique des processus de la création et des représentations artistiques, 2016. Patrice VERMEREN (Dir.), Victor Cousin, Suivi de correspondance Schelling-Cousin, Réédition du n°18/19 de Corpus, revue de philosophie, 2016. Maddalena DI BENEDETTO, Nature et poétique en mouvement. Italo Calvino lecteur de Lucrèce, de l’Arioste et de Giordano Bruno, 2016. Philippe VERSTRATEN, Une possibilité autre que Heidegger. L’humanisation de l’être sans dieu, 2016.
Ioanna KUÇURADI
Le combat pour les droits de l’homme Un enjeu philosophique de notre temps
Préface de Patrice Vermeren
Du même auteur (bibliographie sélective) Nietzsche ve İnsan [La conception de l’être humain chez Nietzsche]. Istanbul : Yankı Yayınları, 1966 ; Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 1995, 20095. Schopenhauer ve İnsan [La conception de l’être humain chez Schopenhauer]. Istanbul : Yankı Yayınları, 1968 ; Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 2006, 2013. İnsan ve Değerleri [L’être humain et ses valeurs]. Istanbul : Yankı Yayınları, 1971, 1998 ; Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 20135. Etik [Éthique]. Ankara : Meteksan, 1977, 1988 ; Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 20116. İnsan Hakları: Kavramları ve Sorunları [Droits de l’homme : concepts et problèmes]. Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 2007, 2011. Human Rights: Concepts and Problems. Münster : LIT Verlag, 2013. Ethics and World Problems. Münster : LIT Verlag, 2016.
© L’Harmattan, 2016 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris www.harmattan.com [email protected] ISBN : 978-2-343-10029-6 EAN : 9782343100296
AVANT-PROPOS
Il y a déjà plus de quinze ans que mon collègue et cher ami Patrice Vermeren m’avait proposé de publier dans cette collection un de mes ouvrages. Comme la pratique de la philosophie a pris tout le temps qui me restait de mon travail philosophique, c’est seulement maintenant, grâce à une autre amie, chère Catherine Champniers, que nous avons pu mettre ensemble quelques essais écrits en différentes occasions en français ou traduits du turc ou de l’anglais. Je suis reconnaissante à tous les deux d’avoir créé la possibilité de vous soumettre quelques-unes de mes pensées – un soupçon de mes pensées, ai-je envie de dire – sur des problèmes d’éthique et des droits de l’homme. J’espère que vous allez réfléchir sur ces pensées, quelquefois trop divergentes de celles qui sont répandues sur le même sujet, même choquantes à première vue, mais qui ne le seront plus si elles sont mises en rapport avec leur arrière-plan. Si nous sommes décidés de protéger les droits de l’homme et d’agir en accord avec des valeurs éthiques et si nous voulons développer un Droit qui pourrait protéger les droits de l’homme, il est nécessaire de conceptualiser à nouveau les idées des droits de l’homme sans perdre de vue les événements de notre temps. Istanbul, août 2014
Ioanna Kuçuradi
PRÉFACE IOANNA KUÇURADI, PHILOSOPHE DE L’HUMANITÉ PAR DESTIN
Il est des destins philosophiques, comme celui de Ioanna Kuçuradi, qui sont une énigme. Pourquoi une jeune femme issue d’une famille lettrée appartenant à la minorité grecque et élevée dans le bilinguisme et les Humanités classiques choisit-elle le métier de philosophe dans la Turquie des années 1950 ? Comment en vient-elle à se radicaliser sous le putsch militaire de 1960, qui exclut de l’Université son professeur, Takiyettin Mengüşoğlu, disciple de Nicolai Hartmann, auteur d’une thèse de doctorat soutenue et publiée en Allemagne sous le titre Über die Grenzen der Erkennbarkeit bei Husserl und Scheler (1937) et fondateur d’une anthropologie ontologique qui veut saisir l’homme dans sa plénitude biopsychique concrète, une exclusion qui le frappe avec cent-quarante-six autres universitaires d’Ankara et d’Istanbul ? De quelle manière triomphe-t-elle d’une institution qui cherche à l’éliminer de l’Université en utilisant les insinuations les plus scélérates sur la capacité philosophique et la maîtrise de la langue turque d’une jeune femme d’origine hellène, mais dont les coups ne servent qu’à renforcer sa conviction de pensée, sa fidélité à ses maîtres et sa détermination à surmonter les entraves à la réalisation de son destin ? Un destin inéluctable, puisqu’exclue de son poste d’assistante à l’Université d’Istanbul, elle se trouve accueillie à l’Université d’Atatürk à Erzurum, où elle est saisie par la conscience des dimensions économiques et sociales de la situation politique de la Turquie contemporaine. Puis elle fonde le département de philosophie de l’Université Ha-
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cettepe d’Ankara (en 1969), et bientôt le Centre de recherche et d’application des droits de l’homme (en 1997). Soit une carrière universitaire qui se poursuit encore aujourd’hui à l’Université Maltepe d’Istanbul et qui conjoint indissociablement l’excellence académique (elle aura été Présidente de la Fédération internationale des société de philosophie de 1998 à 2003, puis aujourd’hui de l’Institut international de philosophie) avec un engagement obstiné dans la défense et l’illustration des droits de l’homme (elle est titulaire de la Chaire UNESCO de Philosophie des Droits de l’Homme, présidente du comité consultatif pour les droits de l’homme en Turquie entre 1994 et 1996, enfin du Comité national pour la décennie de l’éducation aux droits de l’homme de 1998 à 2005, et membre de la Commission internationale contre la peine de mort). Ioanna Kuçuradi aime à rappeler un dicton de sa langue maternelle : « Chaque obstacle peut conduire à de bons résultats ». Elle pourrait aussi citer Nietzsche, auquel elle a consacré ses premiers écrits : « Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort ». Si elle avait écrit sa vie, elle se serait peut-être pensée comme ces écrivains transfuges analysant le monde tout en cherchant à se comprendre soimême : « Lorsqu’on est quelqu’un de décalé, qu’on est quelque part et aspirant à un ailleurs, ou parce qu’on est quelque part venant d’ailleurs, on n’écrit pas seulement pour rendre publics les méandres de son intériorité, on écrit aussi pour donner sens à ce décalage » (Martine Leibovici : Autobiographies de transfuges. Karl-Philipp Moritz, Richard Wright, Assia Djébar, Paris, Le Manuscrit, 2013). Mais elle n’a pas écrit d’autobiographie. Philosophe transfuge et en décalage peut-être, mais alors transfuge au nom de l’Humanité, ayant abandonné le particulier pour l’Universel. Car une seule idée régulatrice commande son œuvre : celle de l’Humanité. Et une unique question philosophique préside à ses combats : qu’est-ce
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que l’être humain ? Une question qui se décline dans les champs éthique, juridique et politique : quelles sont les valeurs dont il est porteur, quels sont ses droits, et comme traduire ces droits dans la pratique ? Ou plutôt, Ioanna Kuçuradi prend le problème à l’envers, écrivant : « Ce à quoi on assiste actuellement dans le monde, c’est à la recherche d’un consensus sur certaines normes (morales ou légales) sans que les spécificités épistémologiques et axiologiques des normes en question soient prises en compte. C’est là que réside l’un des principaux dangers des décisions “démocratiques” dans le monde actuel. Cela rend possible l’application, par consensus ou par un vote à la majorité des voix, de normes qui sont contraires aux droits de l’homme ». Comment dès lors rendre impossible toute normalisation de pratiques qui y contreviennent dans tel ou tel État ? Le seul recours ne peut venir, pour Ioanna Kuçuradi, que des institutions internationales : « Les droits de l’homme, tels qu’ils sont formulés dans les conventions internationales, expriment l’exigence qu’aucun être humain ne soit soumis à certains traitements, ils énoncent les traitements, directs ou indirects, auxquels un individu doit ou ne doit pas être soumis, afin d’être à même de réaliser, autant qu’il le peut, les potentialités humaines – y compris éthiques – qui constituent le fondement de la dignité humaine ». En 1949, la Convention de Genève définissait la torture comme « peine ou traitement cruel, humiliant et dégradant ». Les États de droit pour autant ne se privent pas d’en légitimer tacitement l’usage, comme la France – pays de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen – au moment de la guerre d’Algérie, ainsi qu’en témoignait l’historien Pierre Vidal-Naquet dans La torture sous la République (Paris, Éditions de Minuit, 1972). Et l’on sait que, presque partout aujourd’hui, des lois sont adoptées qui restreignent cette définition, défiant et les fondements
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Le combat pour les droits de l’homme
de la Déclaration des droits de l’homme et la Constitution de la Nation qui est supposée émaner d’elle, à commencer par le Military Commission Act adopté en 2006 par le Congrès américain, et appelée à juste titre aux États-Unis The Torture Law (voir Catherine Perret : L’enseignement de la torture, Paris, Le Seuil, 2013). Combattre inlassablement la torture sous la démocratie, comme toute pratique contraire aux droits de l’homme, serait alors une tâche proprement philosophique : épistémologique et axiologique. Cela signifie que, pour Ioanna Kuçuradi, faire de la philosophie est, mais n’est pas seulement, une question de savoir ; elle est indissociable d’une inscription de la philosophie dans des conjonctures particulières, car le rapport à la vérité est d’abord un rapport pratique engageant des actes de savoir où la volonté est en jeu aussi bien que l’intelligence et qui constituent autant d’interventions philosophiques. La connaissance philosophique vient pour elle de l’expérience, et se nourrit de la tradition, et singulièrement de la philosophie antique (elle cite souvent Platon). Dans sa dimension éthique, elle n’est pas réductible à la production de normes, elle serait plutôt du côté d’une interrogation sur les valeurs, des droits de l’homme et les libertés. Qu’est-ce qu’une intervention philosophique selon Ioanna Kuçuradi ? Elle écrit : « Il est essentiel d’avoir une connaissance philosophique des droits de l’homme, non seulement pour une éducation réussie aux dits droits, mais aussi pour d’autres buts pratiques comme l’élaboration et la mise en œuvre d’instruments internationaux, le jugement de violations présumées des droits de l’homme, et pour aiguiser le regard, afin de pouvoir repérer, dans chaque cas que nous rencontrons, le moment où la dignité humaine est en jeu ». Si les droits de l’homme sont avant tout des principes éthiques, le combat politique pour les faire respecter dans le monde, sanctionner au nom
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de la justice et prévenir à l’aide de l’éducation leurs violations, requiert comme condition de possibilité la réflexion philosophique. Le destin de Ioanna Kuçuradi a lié indistinctement son œuvre philosophique au combat pour les droits de l’homme. La logique de ce destin ne pouvait passer que par les institutions – internationales et proprement philosophiques, de la Fédération internationale des sociétés de philosophie à l’UNESCO –. En ce sens, elle serait proche sans le savoir de Saint-Just et de Gilles Deleuze, choisissant l’institution, qui se présente toujours comme un système organisé de moyens, un modèle positif d’action, contre la loi qui est toujours une limitation des actions : « L’oppression se montre quand les lois portent directement sur les hommes, et non sur des institutions préalables qui garantissent les hommes (Deleuze) ». À cette différence qu’elle dirait que la liberté ne peut se perpétuer sans institutions internationales, plutôt que des institutions révolutionnaires. Pour autant, le combat pour les droits de l’homme dans la Turquie contemporaine, comme dans le monde d’aujourd’hui, expose à tous les risques, que Ioanna Kuçuradi n’a cessé de prendre et qui fait de sa vie un destin philosophique exemplaire. Je me souviens du moment où, chargé de mission pour la philosophie à l’UNESCO, il m’avait été confié par Federico Mayor, son directeur général, la tâche de préparer la fondation d’une chaire UNESCO de philosophie des droits de l’homme en Turquie, dont elle serait la titulaire. Le pouvoir militaire de son pays avait alors tenté de faire instruire à son encontre un procès pour injures à fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions, en riposte à la découverte par la Présidente de la Commission parlementaire des droits de l’homme, dont Ioanna Kuçuradi était conseillère, d’instruments de torture dans des locaux pénitentiaires lors d’une enquête publique qu’elle menait sur les prisons. Et
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au-delà de sa lutte obstinée contre tout déni des droits de l’homme, c’est à l’injustice mondiale qu’elle s’en prend, au nom de la philosophie convoquée pour fournir l’appropriation cognitive de la situation au présent de l’Humanité et à l’heure de la mondialisation du marché « libre » fondé sur la privatisation généralisée au niveau national, et aux effets tragiques d’une idéologie du progrès social et de l’amélioration du niveau de vie pensée sous l’emblème du « développement », et qui s’est finalement retournée en son contraire. La philosophie doit aller jusqu’à défier les États, comme dans cette interpellation faite par Ioanna Kuçuradi dans la journée de la philosophie de l’UNESCO, le 20 novembre 2003, d’avoir à accroître le degré de protection de certains droits fondamentaux (nourriture, santé, éducation, etc.), dans la finalité de l’abolition de l’injustice sociale et la fidélité à l’universalité des droits de l’homme. Un second enjeu majeur de ce combat pour les droits de l’homme serait la lutte contre ce qu’elle nomme le piège de la promotion des identités culturelles, singulièrement sous condition de la préservation inconditionnelle du principe de laïcité. Qu’est-ce que la laïcité ? Dans un entretien avec Jeannette Blom daté de 2004, elle définit celle-ci comme un principe négatif qui exige que les normes religieuses et culturelles ne définissent ni l’établissement des rapports sociaux, ni l’administration des affaires publiques. La question devient : comment empêcher la résurgence de normes culturelles ou religieuses en contradiction avec les droits de l’homme, et de conceptions du monde qui contreviennent aux « Lumières », qui conditionnent selon Ioanna Kuçuradi la possibilité même de la démocratie ? Le combat demeure identique à lui-même, destiné à demeurer philosophique : la connaissance philosophique des valeurs et des droits de l’homme en général, jointe à un droit à la formation philosophique pour tous, afin que chacun puisse acquérir la
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conscience de son identité humaine, la volonté de partager la valeur et les valeurs, la capacité de discernement au moment de toute décision engageant la dignité humaine. Dans la vie philosophique de Ioanna Kuçuradi, comme dans la tragédie grecque, on n’échappe pas à son destin, soit un enchaînement des choses considérées comme nécessaires. La clef de l’énigme de celui-ci, qui l’a conduite de la révolte contre son exclusion des institutions philosophiques à une œuvre considérable d’institutionnalisation de la philosophie de l’Humanité, serait peut-être à chercher du côté du philosophème qui donne force à tous ses combats, ceux qu’elle a livrés à la Fédération internationale des sociétés de philosophie comme ceux menés depuis sa Chaire de philosophie des droits de l’homme à l’UNESCO et l’Institut international de philosophie : la valeur éthique d’un acte réside dans sa signification pour l’espèce humaine. Patrice Vermeren professeur des Universités, directeur du département de philosophie de l’Université Paris 8.
DE LA RÉVOLTE À LA PHILOSOPHIE*
Ce que j’ai mis sur le papier jusqu’à ce jour est le résultat partiel de mes efforts pour vaincre les obstacles rencontrés au cours de mon expérience, de mes observations sur le monde autour de moi et au sein de ce dont je suis témoin au fil du temps ; c’est l’expression de ma révolte. * Un des premiers et des plus massifs obstacles que j’ai rencontrés depuis ma prime enfance a été le fait, par ailleurs très commun, de voir évaluer les mêmes actions, les mêmes œuvres, les mêmes personnes, les mêmes événements et toutes autres choses de façons divergentes, voire opposées. Il est certain que c’est là une source majeure de tant de querelles qui gaspillent les valeurs. Ma révolte contre ce gaspillage des valeurs rencontré à tout instant m’a conduite à examiner la question de l’évaluation dans les domaines les plus divers. À mon sens, les théories relativistes autant que les théories absolutistes des valeurs se sont révélées incapables d’expliquer le fait mentionné ci-dessus. L’évaluation, en tant que phénomène humain, m’est apparue alors, face à ce doute, pouvoir se faire selon trois modes distincts, autrement dit ne pas consister en une seule, mais en trois activités différentes dont chacune prétend promouvoir la valeur de l’objet censé être évalué. Exprimé très généralement : l’un des modes d’évaluation que l’observation met en évidence consiste à imputer de la valeur à un « objet » individuel selon un juge
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Texte paru dans Mercier, André & Svilar, Maja (éds), Philosophes critiques d’eux-mêmes / Philosophers on their Own Work / Philosophische Selbstbetrachtungen, Vol. 11. Berne : Peter Lang, 1984.
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ment de valeur général valide aux yeux de celui qui évalue ; un autre consiste à attribuer de la valeur à l’objet évalué dans le cadre d’une relation particulière que celui qui procède à l’évaluation estime exister entre lui et ledit objet, ou en vertu de l’aboutissement d’une contingence que cet objet peut avoir pour lui. Ni l’un, ni l’autre de ces deux modes d’évaluation n’est susceptible de permettre à celui qui évalue de saisir la valeur de l’objet qu’il évalue. L’étude du troisième mode d’évaluation – appliqué à toutes sortes d’objets dans les domaines les plus divers – m’a permis de dévoiler les principales composantes ou démarches de l’activité d’une évaluation juste qui s’est révélée être une activité cognitive complexe requérant diverses connaissances de la part de celui qui évalue. Cette étude a eu pour conséquence qu’il m’a fallu distinguer non seulement entre les jugements de valeur et la (ou les) valeur(s), ce qui n’est pas nouveau, mais aussi entre « la valeur » (à savoir la valeur d’une chose), et les valeurs. C’est alors que j’ai défini « la valeur » par la place particulière qui revient à une chose parmi les choses de même nature1. Le problème que pose l’évaluation correcte d’une action m’a conduite à la conclusion qu’une telle évaluation est impossible aussi longtemps qu’on la considère hors du cadre de la « relation éthique » à l’intérieur de laquelle on cherche à la réaliser. Sortie de ce cadre, une action ne peut être que l’objet « d’imputations » ou « d’attributions » de valeur, qui peuvent diverger considérablement d’un cas à l’autre. C’est là ce qui m’a amenée à analyser l’action dans le cadre de la « relation éthique » ; car toute action est le résultat d’une relation individuelle ; c’est en effet toujours un être singulier et unique doué de tous les caractères per
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Cf. İnsan ve Değerleri. Istanbul : Yankı Yayınları, 1966, p. 41 ; « Value, Values and Art », dans Diotima, n° 5. Athènes : 1977, p. 128.
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sonnels qui lui sont propres qui agit dans une situation singulière et unique ; et ce qu’il fait ou s’abstient de faire est relié, directement ou indirectement, à un autre individu unique ou à d’autres individus dont la situation est singulière ; ou encore cette relation le lie avec lui-même dans sa situation propre. L’analyse faite de l’action dans ce cadre a montré que la composante première et décisive d’une action est une évaluation, à savoir l’évaluation de la situation, de 1’action d’autrui, etc., alors que la seconde composante est 1’expérience de valeur immédiatement consécutive à 1’évaluation faite. Et ce ne sont que l’intention et le but combinés avec la manière dont ils sont accomplis qui en constituent la troisième composante. Jusqu’ici, les théories de l’éthique ont considéré cette troisième composante – elle-même complexe – comme le tout de l’action. Considérons le cas où la première composante d’une action à l’intérieur d’une relation éthique consiste à évaluer une autre action. Là de nouveau, l’évaluation correcte y passera par les trois étapes en question : d’abord la compréhension de cette autre action, ce qui veut dire l’appréhension, dans le plus grand détail possible, 1) de l’évaluation faite lors de cette action, 2) l’expérience de la valeur qui s’ensuit, et 3) l’intention et le but de cette action, ainsi que la manière dont elle a été conduite. En d’autres termes, « comprendre une action », ou en saisir le sens, veut dire être à même de discerner aussi clairement que possible le plus grand nombre possible des éléments de chacune de ses composantes et leurs déterminations. Ensuite, la seconde démarche dans l’évaluation d’une action, c’est être à même d’entrevoir la spécificité de cette action par rapport à d’autres possibilités d’agir dans les conditions où elle a été, ou n’a pas été, accomplie. Cette spécificité de l’action constitue sa valeur qui, par surcroît, détermine sa valeur éthique, c’est-à-dire la pro-
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priété d’avoir de la valeur ou de ne pas en avoir, d’être juste ou répréhensible. Mais pour pouvoir saisir cette valeur éthique, une troisième démarche est requise : celle qui en relie la possibilité, actualisée dans les conditions données, à la valeur humaine, c’est-à-dire à ce qui est en puissance en l’homme et constitue donc sa spécificité, ses caractéristiques et ses exploits. Alors donc, la valeur éthique d’une action semble bien résider dans le sens que cette dernière prend pour l’homme en tant qu’espèce humaine. Et concevoir ce sens implique que l’on est capable de découvrir ce qu’elle sauvegarde autant que ce qu’elle lèse. * La deuxième composante d’une action commise au sein d’une relation éthique est une expérience que son auteur fait juste après – ou, dans le cas de l’attribution d’une valeur, juste avant – l’évaluation proprement dite. Cette expérience n’est pas déterminée uniquement par l’évaluation faite, mais aussi par une cause qui a son origine chez l’auteur de l’action. De telles causes peuvent relever du conditionnement de l’auteur, – y compris ses conditions biopsychiques et ses inclinations, qui jouent toujours un certain rôle, – ainsi que de ses croyances et de ses convictions. De telles croyances et convictions peuvent reposer, mais non pas toujours, sur un fondement cognitif, si bien qu’elles peuvent se réduire à des jugements de valeur valides aux yeux de celui qui juge, telle l’image qu’il se fait de l’homme, etc., ou coïncider avec des croyances reposant sur des connaissances de la valeur humaine et de la valeur éthique. Les mêmes deux premières composantes se retrouvent dans n’importe quelle action dont elles constituent la
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valeur, de concert avec les déterminations de la troisième sur laquelle je ne m’étendrai pas ici. Soit dit en passant, on rencontre un groupe de valeurs éthiques, – telles que l’amour, le respect, la confiance …, – qui sont une sorte d’expériences de la valeur. Elles sont l’accumulation et la condensation d’expériences de la valeur telles qu’une personne individuelle les fait dans la relation qui la lie avec une autre personne individuelle et au cours de l’évaluation de la valeur de ses propres actions à laquelle elle procède ; ou encore, elle sont le sédiment d’expériences de la valeur faites tout au long d’une rencontre permanente avec la valeur des actions de cette autre personne. C’est là un autre résultat auquel m’a conduite l’examen de l’action dans le cadre de la relation éthique. * Je ne me suis adonnée à l’étude de l’activité qui consiste à évaluer d’autres types d’objets : des événements, des œuvres d’art, des principes, etc., que d’une façon sporadique, et dans des publications plus ou moins longues. Mais j’espère y revenir quand l’occasion s’en présentera. Car les troubles de ces dernières décennies d’une part, – en Turquie comme ailleurs dans le monde, – joints à ma conception de la valeur d’autre part, m’ont conduite à faire face à un autre obstacle de taille, celui du problème des droits de l’homme. Ma révolte contre leur violation sans scrupule, contre les machinations imaginées par les gens dans le but de cacher les violations dont ils se rendent coupables, contre l’exploitation politique du sujet, m’a induite à la fin des années soixante-dix à me lancer tant dans l’analyse des concepts de droits de l’homme que dans l’examen des documents qui les concernent. Jusqu’ici, je n’ai mis sur le papier les résultats de mon travail que dans deux ou trois publications. On y
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Le combat pour les droits de l’homme
trouve la classification que j’expose ci-dessous, ses critères et quelques-unes de ses implications à l’égard de l’injustice sociale, de l’interprétation du principe de « noningérence dans les affaires propres à une nation » et de quelques autres choses. Si « valeur », ou « dignité de l’homme », veulent dire « la place particulière qu’occupe l’homme dans l’univers », ce sont les potentialités dans l’homme et leur manifestation réelle dans l’histoire qui la constituent. Aussi la protection de ces potentialités chez les individus semble-t-elle bien constituer un critère adéquat dans la détermination des droits fondamentaux de 1’individu, qu’on appelle aussi droits de 1’homme. Les droits dits « droits de l’homme », ou mieux les droits envers lesquels « tous les êtres humains sont égaux » et qu’ils ne possèdent que parce qu’ils sont des êtres humains, composent une partie des droits de l’individu, à savoir ses droits fondamentaux. Certains de ces droits fondamentaux sont des exigences réclamant la protection directe des potentialités chez les individus, ils exigent que personne n’interfère avec quiconque et pour aucune raison aussi longtemps que quiconque est engagé dans la réalisation de ses potentialités. (Les exigences visant à des interdictions concernant la sécurité de l’individu et ce qu’on appelle les libertés fondamentales font toutes partie de cette catégorie des droits fondamentaux.) Les autres droits fondamentaux reposent sur des exigences liées aux conditions préalables à remplir pour donner à tout individu la possibilité de réaliser les potentialités en lui. (Ce sont là des droits tels que le droit à la nourriture, à un niveau de vie assurant la santé, à l’éducation, au travail, etc.). Comme pour les précédents, ces droits sont la propriété des individus pour la seule raison que ces individus sont des êtres humains ; ils font donc partie des droits fondamentaux de l’individu, ce sont des droits de l’homme.
De la révolte à la philosophie
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Mais ils diffèrent de ceux de la catégorie précédente par le fait qu’on ne peut leur apporter qu’une protection indirecte, à savoir par l’intermédiaire d’autres droits octroyés aux individus par l’État, que ce soit sous la forme de droits sociaux, de droits économiques, de quelques droits politiques, ou à travers des institutions publiques établies, la plupart du temps, par des décisions politiques. Ces droits qui sont octroyés, à savoir les droits sociaux et économiques, sont bien des droits de l’individu, sans être cependant des droits fondamentaux ; autrement dit, ce ne sont pas des droits à l’égard desquels tous les êtres humains sont égaux. Ce sont des limites que l’État impose aux individus dans le cadre de la nation ; ils délimitent les aires à l’intérieur desquelles les individus sont libres d’agir à leur guise et requièrent de ceux-ci qu’ils ne les transgressent en aucune façon. Aussi sont-ce des droits dont les limites sont et doivent être différentes d’un pays à l’autre quoiqu’ils soient des droits à l’égard desquels tous les citoyens concernés sont égaux dans chaque pays. (La fixation d’un salaire minimum, ou le nombre d’années minimum pour assurer une retraite en fournissent des exemples.) La manière dont les limites de ces droits sont précisées garantit ou ne garantit pas la protection des droits fondamentaux auxquels ils se rattachent ; elle peut même la contrecarrer. Tout cela est un début. J’espère que le temps me permettra d’entrer dans le vif d’une manière plus systématique encore. Quoi qu’il en soit, à mi-chemin, je continue à rencontrer des obstacles, grands ou petits, tout en dérobant le temps d’écrire, tentée plus qu’il n’est raisonnable par la pratique de la philosophie et en accordant plus de temps qu’il n’est permis dans un pays du Tiers Monde aux implications que comporte une pratique pareille.
LA VALEUR ÉTHIQUE D’UNE ACTION ET LE CRITÈRE KANTIEN*
« Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégât que la méchanceté, si elle n’est pas éclairée ». Cette citation de Camus peut être considérée comme une réponse à la phrase bien connue de Kant selon laquelle « il n’est rien dans le monde, ni même en dehors du monde, qui puisse être considéré sans restriction comme bon, si ce n’est la bonne volonté », et aussi comme une continuation du dialogue que les philosophes, soucieux de l’humanité de l’homme et de notre monde, tiennent depuis des siècles. Ce que dit Camus est sans doute vrai, à condition que nous précisions le sens du mot « ignorance », à savoir que nous répondions à la question : ignorance de quoi ? Mais ce que dit Kant est vrai aussi, à condition de regarder de près ce qu’il entend par « bonne volonté ». Et ceci nous met en face d’un problème qui demande à être examiné de façon urgente. Les hommes ont toujours détruit des valeurs et les philosophes, dès le commencement de l’histoire de la philosophie, ont toujours traité de problèmes de valeur. Mais ce qui est curieux aujourd’hui, c’est que des valeurs sont détruites au nom de valeurs. Je ne veux pas dire par là qu’il s’agit du pharisaïsme si répandu dont nous sommes quotidiennement témoins, mais je veux parler de cette destruction irréfléchie et sans scrupule des valeurs sous prétexte de les protéger. Et pour donner quelques exemples extrêmes, je signalerai ici les assassinats politiques, la torture et le cas Aldo Moro comme acte commun *
Conférence prononcée à Dijon en mars 1980, sur invitation du professeur Jeanne Parrain-Vial.
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des soi-disant terroristes et du gouvernement italien. Ces faits semblent être un signe de notre temps et, pour cette raison, ils sont d’autant plus angoissants. En outre, l’axiologie et surtout l’éthique sont les disciplines philosophiques les moins répandues, à en juger par le nombre d’ouvrages qui en traitent dans les grandes bibliothèques mondiales. Décidément, l’éthique n’est pas en vogue aujourd’hui. Pour cette double raison, le problème soulevé par le dialogue entre Kant et Camus me semble aujourd’hui d’une importance capitale. C’est ce problème que je voudrais traiter ici, en prenant mon point de départ dans l’éthique, et essayer ainsi de poursuivre ce dialogue. Quelle est donc la connaissance dont le manque provoque tant de mal dans notre monde ? On pourrait signaler différentes choses, mais le manque de connaissances en ce qui concerne les questions de valeur est apparemment le facteur déterminant. Et les questions de valeur sont des questions philosophiques. Mais la philosophie contemporaine ne fait preuve, dans ses divers domaines, que de peu de connaissances en ce qui concerne l’activité d’évaluation, la valeur et les valeurs, car les philosophes trop peu nombreux qui s’occupent de ces questions ne semblent pas avoir atteint à la clarté nécessaire sur les questions les plus fondamentales relatives aux valeurs. Mais limitons-nous ici à l’éthique. Si l’on jette un regard sur l’histoire de l’éthique en notre siècle, on voit qu’il est possible, comme d’ailleurs on le fait souvent, de ranger les théories ou conceptions de la valeur (d’une action, par exemple) et des valeurs en deux groupes opposés. Mais qu’elles soient relativistes ou non-relativistes, ces théories ont en commun le trait qu’elles ne distinguent pas la valeur (d’une action ...) des valeurs, qu’elles identifient la valeur avec le Bien, et qu’elles admettent ensuite que le Bien est une valeur. Nous pourrions très facilement donner raison aux théories
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qui affirment la relativité (des valeurs) et la subjectivité (de la valeur), si nous ne faisions pas bien attention à l’objet de notre connaissance ; car c’est un fait que les jugements de valeur généraux varient avec le temps, que les morales (les systèmes de jugements de valeur en vigueur) sont différentes, et que les jugements de valeur individuels concernant une même action varient d’un individu à l’autre. Mais il ne faut pas en déduire la relativité des valeurs, ni la subjectivité de la valeur d’une action. On ne peut arriver à une telle conclusion que lorsque l’on confond la valeur d’une action et les jugements de valeur (c’est-à-dire les assertions sur la valeur de cette action), et lorsqu’on ne fait pas de distinction entre les valeurs éthiques et les jugements de valeur généraux (c’est-à-dire les assertions sur la valeur de différents comportements ou les normes), et par conséquent lorsqu’on admet que la caractéristique principale du Bien (sa relativité) est une caractéristique des valeurs éthiques identifiées aux comportements ou considérées comme de simples concepts. Il est vrai que les théories non-relativistes distinguent la valeur et les jugements de valeur ; mais comme elles ne distinguent pas entre la valeur et les valeurs, elles essaient de donner une définition du Bien en tant que valeur – une définition formelle ou matérielle, simple ou complexe –, ce qui les a menées dans des impasses. À mon avis, on ne peut donner du Bien qu’une métadéfinition. De cette manière, la discussion stérile entre relativisme et absolutisme axiologiques s’éternise et la philosophie ne semble pas aujourd’hui être d’un grand secours aux hommes, incapables de lire seuls Aristote ou Kant et d’intégrer la pensée de ces auteurs dans les problèmes actuels. Moi aussi je suis d’avis que cette discussion sur le relativisme et l’absolutisme des valeurs ne pourra prendre fin tant que l’action sera considérée in abstracto quant à sa valeur. La situation actuelle de la discus-
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sion en Éthique – compte tenu de son histoire – oblige à considérer les problèmes relatifs à la valeur et aux valeurs d’un autre point de vue, plus approprié, à savoir du point de vue anthropologique. Ce point de départ anthropologique conduit à un nouvel objet de connaissance ainsi qu’à un nouvel objet de recherche. L’analyse de l’action dans le cadre des relations éthiques semble constituer un point de départ approprié ; puisque chaque action est le produit d’une relation personnelle dans laquelle c’est toujours un homme concret et unique – avec toutes ses caractéristiques propres – qui agit dans une situation concrète et unique ; et ce qu’il fait ou ne fait pas est en rapport direct ou indirect avec un autre homme ou d’autres hommes qui se trouvent aussi dans une situation concrète, ou encore il est en rapport avec lui-même, avec sa situation propre. En d’autres termes, tout homme agit toujours dans une relation éthique et, quoi qu’il fasse, cela touche à des questions de valeur : questions d’évaluation, de valeur, et de valeurs ... Si, comme objet de recherche, on considère l’action dans le cadre de la relation éthique, on s’aperçoit que la composante première de chaque action est une évaluation : chaque homme, pour agir, évalue d’abord l’action d’un autre, ou il évalue une situation, etc., en d’autres termes, son objet d’évaluation peut être d’une nature ontique tout à fait différente. L’évaluation est un phénomène humain et une activité complexe, a) qui comporte formellement les mêmes étapes dont chacune signifie cependant quelque chose de différent selon la nature de l’objet évalué, et, b) qui se réalise de manières différentes par rapport au même objet. Ici je veux me limiter au cas de l’évaluation d’une action (c’est-à-dire que je laisse de côté les questions touchant l’évaluation d’une situation, d’une œuvre d’art ou d’autres objets), et je pose la question suivante : Qu’est-ce qu’une action dont l’évaluation représente la composante pre-
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mière d’une autre action ? Même si elle paraît confuse, cette question ne peut être posée que sous cette forme, parce qu’il est nécessaire de bien délimiter notre objet de connaissance ; en effet, d’une part la valeur d’une action touche toutes ses composantes, et d’autre part la condition objective de la possibilité de l’évaluer dépend de la connaissance de ces composantes et des possibilités différentes de leur détermination. Si nous considérons maintenant les évaluations d’actions telles qu’elles sont pratiquées dans la vie quotidienne, nous pouvons en distinguer au moins trois sortes qui toutes prétendent donner la valeur de l’action qu’elles prennent pour objet ; mais seule l’une d’entre elles, celle qui est une activité cognitive complexe, est capable de mener à la connaissance de la valeur d’une action, c’est-à-dire à la connaissance d’une caractéristique appartenant à l’action, indépendante de celui qui l’évalue. Je voudrais appeler cette dernière manière d’évaluer « l’évaluation juste », c’est-à-dire conduisant au but de l’évaluation comme une activité humaine. L’évaluation correcte se fait normalement en trois étapes. La première est celle de compréhension. ‘Comprendre une action’ signifie être capable de la mettre en relation avec ses causes et raisons, c’est-à-dire que celui qui l’évalue est capable de répondre autant que possible à la question complexe : Pourquoi l’autre a-t-il agi comme cela ? Pour comprendre correctement une action, celui qui l’évalue doit pouvoir discerner pourquoi l’autre, dans une situation donnée, a agi ainsi et non autrement. En termes philosophiques, les conditions objectives de l’évaluation correcte d’une action sont les suivantes : a) concevoir l’évaluation qui se trouve à la base de l’action qu’on veut évaluer ; b) concevoir l’expérience de la valeur qui suit cette évaluation ; et c) concevoir l’intention et le but de cette action, ainsi que la manière particulière dont elle a été conduite. Ces trois points sont aussi les trois compo-
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santes de l’action, comme l’analyse va le montrer. Mieux celui qui évalue saisira ces relations, plus il aura de chance d’avoir la voie ouverte à une évaluation correcte. Si au contraire il met l’action en rapport avec des causes ou raisons qui ne sont pas les siennes – s’il la comprend mal –, cette voie lui sera fermée dès le début. La seconde étape dans l’évaluation d’une action consiste à voir la spécificité d’une action par rapport aux autres possibilités d’agir dans les mêmes conditions. Cette spécificité constitue la valeur de l’action, c’est-à-dire, elle détermine sa valeur éthique. Pour pouvoir reconnaître cette valeur éthique il faut franchir encore une étape, qui consiste à mettre la possibilité réalisée dans les conditions données, en relation avec la valeur de l’homme, avec les potentialités constituant sa spécificité, avec ses caractéristiques et ses acquisitions. Ainsi, la valeur éthique d’une action semble résider dans sa signification pour l’homme en tant qu’espèce. Saisir cette signification revient à pouvoir comprendre ce qui fut protégé ou détruit par ladite action. Cette étape dans la procédure d’évaluation exige de l’évaluateur, en plus d’une compréhension correcte, différentes connaissances, entre autres, connaissances de la valeur : valeur de l’homme, valeur des valeurs, autrement dit, des connaissances philosophiques. L’évaluation juste est donc d’une part l’un des trois moments qui déterminent la valeur éthique d’une action, et d’autre part elle est la condition sine qua non pour la réalisation d’une action de valeur. Mais dans la vie nous ne rencontrons pas si souvent cette manière d’évaluer comme base d’une action. Là, les hommes jugent les actions d’autrui selon leurs propres mesures : ou bien ils attribuent une valeur aux actions des autres en fonction de la relation particulière qu’ils ont avec elles, généralement en fonction de résultats fortuits qui en proviennent : ou bien ils imputent de la valeur aux actions
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en fonction des jugements généraux de valeur adoptés par eux. Dans ce cas, celui qui évalue range d’abord l’action sous la dénomination d’un comportement, par exemple « trahison », « provocation », « solidarité », dont la valeur est déjà fixée dans un jugement de valeur général, puis il en déduit la valeur de cette action : il la qualifie de bonne ou de mauvaise. Apparemment ces deux façons d’évaluer n’ont rien à voir avec la valeur de l’action en question. Il est évident qu’elles ne nous apprennent que ce que chacun entend par bon ou mauvais, ne nous révèlent que sa conception du Bien et du Mal. La deuxième composante de l’action dans le cadre de la relation éthique est une expérience que l’auteur fait immédiatement après – ou, dans le cas de l’attribution de valeur, avant – l’acte d’évaluer. Cette expérience n’est pas déterminée seulement par l’évaluation déjà faite, mais aussi par une cause dont l’origine se trouve dans celui qui a fait cette évaluation. De telles causes sont, en bref, a) les conditions dans lesquelles se trouve celui qui évalue, y compris ses conditions biopsychiques et ses inclinations qui jouent toujours un certain rôle, et b) ses convictions ou croyances personnelles. Le rôle de ces conditions peut être réduit au minimum ou, au contraire, elles peuvent être la seule cause déterminante de cette expérience et même de l’évaluation. Dans ce dernier cas, l’expérience se trouve déterminée, directement ou indirectement, presque uniquement par les caractéristiques propres de celui qui évalue, par son ego. Par « ego » j’entends les besoins qui sont propres à un individu et qui peuvent apparaître de la manière la plus raffinée. Ce sont eux qui déterminent si les conditions que rencontre l’individu peuvent devenir ou non motif pour lui, pour utiliser le terme de Schopenhauer qui avait observé ce phénomène avec beaucoup de pénétration. Dans le cas extrême, un résultat fortuit de l’action peut devenir pour celui qui évalue un stimulus qui fait
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naître l’expérience, laquelle est projetée sur l’action comme sa valeur : conformément à cette expérience, celleci est qualifiée de bonne ou de mauvaise. En ce cas la valeur de l’action d’autrui qui a été évaluée ne joue aucun rôle dans la genèse de cette expérience, et par conséquent, aucun rôle non plus pendant l’action qui cependant est dirigée vers autrui. Une autre possibilité qui peut déterminer l’expérience de celui qui évalue est constituée par ses convictions sur la valeur. De telles convictions sont a) les jugements de valeur auxquels il souscrit, sa conception de l’homme, etc., et b) la valeur qu’il attribue à un groupe de valeurs éthiques. La différence entre ces deux sortes de conviction qui ne sont ni connaissance ni n’ont un objet, provient de leur fondement : les dernières peuvent avoir comme fondement une connaissance vraie alors que les premières manqueront toujours de cette base. Cette expérience, quel que soit son contenu, est une composante de l’action en tant que telle, elle concerne aussi sa valeur. Si elle est déterminée par l’ego de celui qui évalue ou ses convictions qui n’ont pas de fondement cognitif, alors la voie vers une action éthique est d’ores et déjà fermée ; c’est pourquoi cette expérience est un moment qui doit être pris en considération, si l’on tient à évaluer une action à sa juste valeur1.
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Je voudrais signaler ici, entre parenthèses, qu’un groupe de valeurs éthiques (comme l’amour, le respect, la confiance ...) sont des « expériences de la valeur » de ce genre, ou mieux, des expériences de la valeur éthique d’autrui. Ce ne sont que l’accumulation et la condensation d’expériences de la valeur qu’un homme fait dans sa relation avec un autre homme, dans l’évaluation de ses actions porteuses de valeur éthique, ou bien alors ce ne sont que les sédiments d’expériences de la valeur faites au cours du contact permanent avec la valeur éthique des actions de cette autre personne : expériences qui supposent une certaine personnalité éthique totale chez les deux personnes qui sont en relation.
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Venons-en maintenant à la troisième composante de l’action. Lorsque dans une relation éthique l’expérience faite ne conduit pas à une réaction momentanée, alors suit la troisième composante que j’appelle l’agir. C’est cette partie de l’action que les différentes théories éthiques ont considérée jusqu’à ce jour, si je ne me trompe, comme l’action dans son entier. Agir est aussi le produit d’une série d’activités pour lesquelles il y a différentes possibilités de détermination. Pour avoir un aperçu du déroulement de l’agir, il me semble bon de jeter un coup d’œil sur trois points que, comme composantes de l’agir, on peut appeler intention – but – comportement (acte) et, comme activités, vouloir – décider – réaliser. À propos de la détermination de ce qu’un homme veut atteindre par son action, on peut parler de trois possibilités. L’objet du vouloir dans une relation éthique peut être déterminé a) seulement par les conditions causales propres de celui qui agit, b) par ces conditions et ses fins principales, et c) par ses fins et les conditions causales de l’homme vers qui l’action est dirigée. Chacune de ces possibilités constitue les causes et les raisons d’une action. Si nous nous limitons aux causes et raisons déterminantes de l’objet du vouloir, qui ont leur origine en celui qui agit, nous pouvons parler de deux espèces principales : la détermination des besoins de celui qui agit, ou bien celle de ses fins principales. La première espèce n’est que psychique ; ce que l’on veut dans ce cas est de ressentir la satisfaction de ses besoins. Là où le vouloir est déterminé par un besoin, les causes et les raisons de l’action coïncident. La seconde possibilité de détermination de l’objet du vouloir (= de ce qui est voulu), ce sont les fins principales d’un homme, qui généralement ne varient pas pendant toute sa vie : elles sont ce que l’homme poursuit constamment à travers ses actions, ce qu’il désire voir se réaliser dans le monde. Ces fins principales, qui en tant que
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raisons déterminantes ne présentent pas de différence, se distinguent les unes des autres à partir du moment où on les considère du point de vue philosophique, c’est-à-dire lorsque leur signification pour l’homme est remise en question. De ce point de vue, certaines de ces fins sont des significations qui trouvent leur fondement dans la connaissance de la valeur de l’homme, tandis que d’autres sont rendues significatives par un homme ou un groupe d’hommes ; pour cette dernière espèce de fins, divers idéaux pourraient servir d’exemples. Par ‘signification’ j’entends ici les conditions de réalisation des potentialités ou des caractéristiques qui constituent la spécificité de l’homme. De telles significations sont, par exemple, les droits de l’homme, leur promotion et un groupe de valeurs éthiques qui assurent cette promotion. Cela a un sens pour l’homme – pour tout homme – que les ‘droits de l’homme’ soient promus et défendus, ou du moins pas violés. Donc, si dans une relation éthique donnée l’objet du vouloir est déterminé par une telle signification, cela veut dire que cet objet repose sur une connaissance philosophique. De telles significations devenues fins de la vie d’un homme ne sont pas déterminantes de façon causale ou téléologique ; elles déterminent, je dirais « verticalement », l’objet du vouloir de celui qui agit par rapport aux conditions de l’autre ; elles sont la raison pour laquelle celui qui agit dans des conditions données veut ce qu’il veut et non autre chose pour autrui. Ces significations devenues « fins » de la vie d’un homme sont la raison commune qui détermine les objets de vouloir tout à fait hétérogènes, ou les raisons individuelles d’agir. Il ne peut pas être question de « réaliser » ou d’« atteindre » de telles fins. Ce qui est réalisé est à chaque fois un objet différent du vouloir, et ce qui est atteint, un autre but dans des conditions uniques données. Mais dans le cas des choses rendues significatives, il ne peut être question de leur signifi-
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cation pour l’homme, mais seulement de leur utilité ou de leur préjudice. Nous les rencontrons souvent sous forme d’idéaux, de principes historiques définis par les intérêts des individus ou des groupes. En tant que fins principales d’un homme, ils deviennent objets du vouloir dans leurs conditions respectives. De ce fait, ils déterminent d’une manière téléologique, et leur relation fortuite avec les conditions données d’autrui détermine le but de l’action qui est dirigée néanmoins vers autrui. Ainsi l’objet du vouloir reste le même dans différentes relations éthiques et le rôle des conditions de l’homme qui subit l’action reste fortuit. Dans la détermination de l’objet du vouloir dans une relation éthique, nous arrivons au troisième moment dont dépend la valeur éthique d’une action. Seulement dans le cas où cet objet est déterminé par la relation entre les conditions d’autrui et une signification, l’acte peut avoir une valeur éthique, et ceci pour la simple raison suivante : toute activité humaine, pour pouvoir se réaliser d’une manière correcte, doit être conforme à sa propre finalité. Quand nous prenons en considération le fait que chaque action est dirigée vers une autre personne, nous pouvons sans doute affirmer que, si les conditions d’autrui ne jouent pas un rôle nécessaire dans la formation d’une action, celle-ci manque sa finalité essentielle. Dans une action où il existe une divergence entre l’objet du vouloir et le but proposé, la valeur de l’homme y sera inévitablement bafouée, ou, pour parler dans les termes de Kant, l’autre sera traité non comme fin, mais uniquement comme moyen. Dans ce cas, comme dans celui de la détermination des besoins, il ne peut être question d’une action qui ait de la valeur éthique, ou qui soit juste. On a déjà pu remarquer que ce que je viens de dire au sujet de la détermination subjective de l’objet du vouloir dans une relation éthique, correspond à la pensée de Kant, mais dans une autre perspective et un autre contexte.
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Les vues les plus pénétrantes sur la détermination des fins – détermination ou liberté de la volonté – dans l’histoire de l’éthique ont été exprimées par Kant. En essayant de montrer qu’il y a aussi des lois pratiques, c’està-dire des principes pratiques dont la détermination peut être considérée comme objective (et valable pour la volonté de tout être raisonnable), ou qu’il y a une raison pure pratique, Kant examine les possibilités de la détermination de la volonté de l’homme en tant qu’être doué de raison et de la faculté de désirer. C’est ainsi que Kant développe son critère de la valeur : il montre sur quelle sorte de volonté une action doit se fonder pour posséder de la valeur éthique. Kant développe cela à partir de deux perspectives différentes qui se conditionnent l’une l’autre : la volonté de l’homme peut d’abord être déterminée par diverses règles pratiques matérielles qui supposent un objet du désir comme motif déterminant de la volonté, et qui se rangent sous le principe général de l’amour de soi ou du bonheur personnel. Elle peut aussi être déterminée par la raison pure, par ses idées ou principes, et seulement par la forme législatrice de ses maximes : ce dernier cas revient à dire que la volonté ne peut vouloir que les principes qu’elle s’est posés en tant que raison pure « pratique » et qui sont dans ce cas des lois. Un tel principe pourrait « servir de principe dans une législation universelle », comme cela est exprimé dans la loi fondamentale de la raison pure pratique qui a) donne un critère de la valeur pour les principes de la volonté et non de l’action ; et, ensuite, b) exprime ce qu’un homme doit vouloir afin que son action possède une valeur morale. Cette loi de la liberté, produit de la raison pure (ou produit de Kant), constitue la seule loi valable pour la volonté de tout être rationnel. Mais comme l’homme n’a pas seulement la raison, mais aussi le désir, une loi ne peut être pour lui qu’un impératif.
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Jusqu’ici j’ai parlé des possibilités de détermination de la volonté humaine d’après Kant. Mais comment peuton vérifier – toujours selon Kant – la conformité d’une certaine maxime à cette loi ? En d’autres termes : Qu’estce qui rend valable une action, ou lui donne de la valeur, lorsqu’elle est voulue par un homme ? La seule chose qu’on puisse affirmer pour une maxime, c’est qu’elle doit être aussi générale que la loi morale l’exige. Lorsqu’une maxime jugée valable pour la volonté de tout être rationnel se contredit, elle ne peut être considérée comme loi pratique. Cela revient à dire qu’une maxime doit être conforme au critère de la loi morale et pouvoir être reconnue valable pour la volonté de tout être rationnel. Autrement dit, une action humaine n’a de valeur morale que si ce que veut l’homme consiste à vouloir agir de la manière exigée par la loi morale. Ainsi, la seule chose qui puisse être commandée est la suivante : « N’agis que selon la maxime dont tu puisses en même temps vouloir qu’elle devienne une loi universelle ». Ce qui veut dire : que ce que tu veux soit la loi morale, ou bien, agis comme le demande la loi morale. La particularité de cet impératif, qui exprime la même chose que la loi morale mais du point de vue de l’individu, c’est qu’il ne dépend d’aucune condition et qu’il n’ordonne qu’une « forme » – manière d’agir –, à savoir qu’il fournit un critère à l’aide duquel tout homme peut mettre à l’épreuve ou évaluer les principes de sa volonté. C’est un principe qui peut être voulu pour lui-même et pour toujours. Une action où la volonté est déterminée par un tel principe est celle qui réalise ce que tout homme doit faire : c’est un devoir. Agir « comme si la maxime de ton action devait être érigée, par ta volonté, en loi universelle de la nature » est un devoir pour tout homme. Cet « impératif universel du devoir » qui exige une universalité si absolue pour le principe de l’action, dit à chaque homme : Fais ce que tu dois faire. Et ce que doit faire tout
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homme (ou la manière d’agir réalisant le devoir-faire) est exprimé par Kant dans son « impératif pratique » : « agis de façon à ne jamais utiliser l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui, comme simple moyen, mais chaque fois en même temps comme fin ». Le principe exprimé par cet impératif est conforme à la loi morale, ou encore il peut « valoir comme principe d’une législation universelle ». Il est « formel » pour les hommes – les individus –, il est « sans contenu » ; mais dans le cadre de l’éthique kantienne il représente « le contenu » de la loi morale. C’est un principe qui peut être commandé pour toute action, et que tout homme doit vouloir. C’est le principe fondamental et en même temps le critère d’une action qui possède de la valeur. Quand il détermine la volonté d’un homme, c’est-à-dire quand un homme veut agir ainsi, sa volonté devient une « bonne volonté » et son action possède de la valeur. L’impératif pratique apparaît donc, dans le cadre de l’Éthique kantienne, d’une part comme « contenu » de la loi morale, d’autre part comme le critère de la valeur éthique d’une action. En ce qui concerne le troisième point dont dépend dans mon analyse la valeur éthique d’une action, le critère de Kant reste toujours décisif. Notre problème n’en est pas résolu pour autant. La bonne volonté à elle seule ne suffit pas à sauvegarder la valeur de l’homme, ni à trouver le devoir-faire dans une relation éthique concrète. Pour pouvoir sauvegarder la valeur et les valeurs dans la vie, un homme doit savoir beaucoup de choses sur l’homme, sur sa valeur, ses valeurs et sur les hommes ; c’est-à-dire qu’il a besoin de plusieurs connaissances philosophiques qui lui rendraient possible de voir les événements à la lumière de leurs implications pour l’homme. Dans la lutte interminable pour rendre notre monde plus humain, un monde où de moins en moins d’hommes
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vivraient dans « l’angoisse et la misère », certaines tentatives (comme celles qui cherchent à répondre par des connaissances philosophiques à la question posée par le dialogue entre Kant et Camus) revêtent une importance particulière. Elles pourraient au moins contribuer à ce que moins d’hommes détruisent la valeur sous prétexte de la sauvegarder. Ces tentatives sont d’une importance capitale, parce qu’elles nous montrent une possibilité et nous donnent la conviction que de nos jours il est possible de faire des évaluations à l’aide de la connaissance (connaissance de l’homme, de sa valeur et de ses valeurs), et d’agir conformément à elles. Pour pouvoir communiquer cette conviction relative aux problèmes qui nous sont posés par les conditions de notre temps, nous devons d’abord surmonter notre crainte d’affirmer que nous nous occupons de la philosophie des valeurs, d’éthique, et non de métaéthique. Un tel courage pourrait aussi être utile à la philosophie elle-même. Les divers essais pour rendre la philosophie « scientifique » afin de lui rendre son « honneur perdu » n’ont pas abouti. Les résultats de ces tentatives ont à peine répondu à la question : « Pourquoi la philosophie ? » La philosophie contemporaine ne pourrait offrir beaucoup d’illustrations pour répondre à ce pourquoi. En fait, elle ne puise guère ses questions dans les données de notre monde et, ainsi, elle reste en retard sur la vie ou en dehors de la vie, toujours débitrice de la vie. Et tant que la philosophie devra quelque chose à la vie, elle restera un domaine de connaissances « de luxe » pour les hommes.
DÉFIS DE LA PHILOSOPHIE ET DÉFIS À LA PHILOSOPHIE*
Au cours d’une interview télévisuelle qui portait sur les droits de l’homme, l’animateur a tout à coup affirmé que, s’il avait compris, j’établissais une connexion entre la philosophie et la torture et me demanda quelle était cette connexion. Je fus choquée. Durant quelques secondes, j’ai cherché à comprendre comment il avait pu en arriver à une telle conclusion. Ma réponse fut : il n’y a pas de connexion entre la philosophie et la torture ; mais si vous envisagez le fait de la torture sous l’angle du savoir éthicophilosophique, vous constatez que la torture ne cause aucun dommage, ni ne « dégrade » la dignité humaine de la victime de la torture, comme il est généralement admis – c’est-à-dire selon la formulation que reproduit l’intitulé de la Convention contre la torture et autres traitements ou punitions cruels, inhumains ou dégradants. C’est la personne qui torture qui est atteinte dans sa dignité humaine. Nous protégeons ou portons atteinte à la dignité humaine par ce que nous faisons et non pas par ce que nous endurons, car nous sommes responsables de ce que nous faisons et non pas de ce que les autres nous font. Ce que nous faisons ou évitons de faire dépend de chacun d’entre nous ; c’est-à-dire que le fait d’agir en accord avec la dignité humaine dans nos relations avec les autres êtres humains est un problème qui concerne notre relation éthique avec nous-mêmes, en dépit du fait que nos actions soient tournées vers les autres. C’est là, en fait, une revendication que je fais depuis de nombreuses années. En rapport avec la torture, la prise de conscience de cette vérité influe aussi bien sur l’édu
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Texte paru dans Diogène, n° 192. Paris : PUF, 2000.
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cation des forces de sécurité que sur la réhabilitation des victimes de torture. C’est un défi de la connaissance philosophique envers la vie des individus, et un exemple de l’un des rôles que la philosophie peut jouer dans la vie de tous les jours. La conscience de ce rôle de la philosophie n’est pas quelque chose de nouveau. Nous en trouvons les meilleurs exemples dans les dialogues platoniciens dans lesquels Socrate tente de faire prendre conscience à ses interlocuteurs de leur ignorance à propos de ce qu’ils croient savoir, et de les aider ainsi à réaliser quelle est l’utilité de la connaissance philosophique. Nous trouvons un exemple typique de cela dans la confession de Ménon, dans le dialogue qui porte son nom : « Oui, je suis vraiment engourdi de corps et d’âme, et je suis incapable de te répondre. Cent fois, pourtant, j’ai fait des discours sur la vertu, devant des foules, et toujours, je crois, je m’en suis fort bien tiré. Mais aujourd’hui, impossible absolument de dire même ce qu’elle est ! »1 Ceci est un défi que la philosophie nous adresse à tous, et il est en relation directe avec l’éducation philosophique, exactement comme d’autres considérations qui contribuent à l’humanisation des individus. *
Mais il existe aussi un défi dans la direction opposée, qui découle de l’impact de ce qui se passe autour de nous tandis que nous philosophons. La source dont nous tirons la connaissance philosophique est le monde dans lequel nous vivons, à condition que nous ayons l’œil suffisamment sagace pour être en mesure de distinguer les problèmes philosophiques qui sont au fondement de ce qui se passe autour de nous.
1
Platon, Ménon, trad. A. Croiset. Paris : Les Belles-Lettres, 1923, 80b.
Défis de la philosophie et défis à la philosophie
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Depuis ma toute première jeunesse, j’ai été personnellement confrontée à de tels défis, et le premier fut le fait, bien connu, des évaluations foncièrement divergentes, et même opposées, des mêmes actions, des mêmes œuvres, des mêmes personnes, des mêmes événements, etc. Sans doute était-ce là l’une des raisons principales de tant de controverses aboutissant à une perte de valeur. Ma révolte contre cette perte de valeur que nous rencontrons à chaque pas, en raison des divergences d’évaluation des mêmes objets d’évaluation, m’a conduite à poser la question de l’« évaluation » dans des domaines divers. Or, aussi bien les théories relativistes qu’absolutistes de la valeur se sont avérées, à mes yeux, inadéquates à expliquer le fait mentionné plus haut. Dans ce questionnement, l’évaluation, en tant que phénomène humain, m’est apparue comme étant exécutée en trois modes différents : elle s’est avérée revenir non pas à une activité mais au moins à trois, chacune prétendant dégager la valeur de l’objet qu’elle évalue. En termes très généraux : l’un des modes d’évaluation que nous observons est celui qui consiste à imputer de la valeur à un « objet » individuel, en conformité avec un jugement de valeur général qui est celui de l’évaluateur ; un autre mode consiste à attribuer de la valeur à l’objet évalué en considération d’une connexion particulière que l’évaluateur reconnaît entre lui-même et l’objet en question, ou d’une conséquence contingente pour lui même. Ces deux modes d’évaluation échouent à conduire l’évaluateur à comprendre la valeur de l’objet qu’il évalue. L’analyse du troisième mode d’évaluation – tenant compte des différents types d’objets dans différents champs – m’a permise de dégager les composantes essentielles d’une évaluation juste, qui s’est avérée être une
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activité cognitive complexe, présupposant chez l’évaluateur différents types de connaissance. Pour ces analyses, il a fallu distinguer non pas seulement entre valeur(s) et jugements de valeur, chose qui avait déjà été faite, mais encore entre « valeur » (la valeur de quelque chose) et valeurs. La question de la juste évaluation d’une action m’a conduite à réaliser qu’une telle évaluation restait impossible à moins que nous considérions cette action dans le cadre de la « relation éthique » au sein de laquelle elle s’est déroulée. Si on l’abstrait de ce cadre, une action ne sera plus que l’objet d’une imputation ou/et d’une attribution de valeur, et même des plus divergentes. Ceci m’a conduite à analyser l’action dans le cadre de la « relation éthique » ; car, toute action est le résultat d’une relation personnelle ou individuelle : c’est toujours un homme unique singulier, avec toutes ses caractéristiques personnelles, qui agit dans une situation unique et singulière ; et ce qu’il fait ou s’abstient de faire est en relation directe ou indirecte avec un ou plusieurs autres hommes uniques, dont la situation est singulière ; ou bien son action est en relation avec lui-même, avec sa situation propre. L’analyse de l’action dans ce cadre a montré que la première composante, de fait décisive, d’une action est une évaluation : celle de la situation ou de l’action d’un autre, etc. – la seconde composante étant une expérience de la valeur qui fait immédiatement suite à l’évaluation qui a été faite. L’intention et le but, ainsi que leur mode d’exécution, ne constituent que la troisième composante2. Jusqu’à présent, les théories éthiques ont toujours considéré cette composante – même complexe – comme le tout de l’action.
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Sur ce point, voir Kuçuradi, Ioanna, Etik [Éthique]. Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 19993, pp. 15-77.
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Un autre défi auquel j’ai été confrontée durant les dernières décennies, et qui m’a conduite à mener une investigation sur les spécificités épistémologiques des normes, était la promotion très répandue du respect égal pour toutes les cultures. Or, qu’en est-il lorsqu’une culture a des normes qui sont en contradiction avec les droits de l’homme ? Cette promotion d’un respect égal pour toutes les cultures, bien que d’intention louable, s’est avérée être une tentative de corriger une erreur en en commettant une autre. S’agissant des questions d’évaluation, il y a, et il continue d’y avoir, un problème dans la relation entre les individus de cultures différentes, plus précisément, dans la manière dont les membres de la culture dite occidentale considèrent ceux qui appartiennent à d’autres cultures : en général, ils imputent une valeur aux individus des autres cultures, à leurs actions et accomplissements. L’un des meilleurs exemples d’une telle imputation de valeur se trouve dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry, dans l’épisode de l’astronome turc, passage qui représente aussi une critique acérée que Saint-Exupéry adresse aux membres de sa propre culture. Ceux d’entre vous qui l’ont lu se souviendront probablement du récit de la découverte de la planète de laquelle est venu le petit prince, l’astéroïde 612, découverte en 1909 par un astronome turc. Au Congrès international d’astronomie, cet astronome avait rapporté sa découverte en détail, mais personne ne lui avait prêté attention car il était accoutré d’étrange manière. « C’est ainsi que les adultes agissent généralement », commente le narrateur. Par bonheur, un homme d’État perspicace prit le pouvoir en Turquie et fit porter à ses compatriotes des costumes européens. Ainsi, la réputation de l’astéroïde 612 fut finalement sauvée. Lorsque, en 1930, le même astronome fit la même communication, cette fois-ci vêtu à la manière moderne, tous les partici-
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pants du Congrès furent convaincus de la vérité de sa découverte. Ainsi, au lieu de demander un respect égal pour tous les individus en tant qu’êtres humains, c’est-à-dire indépendamment de la culture à laquelle ils appartiennent, et au lieu de tenter une évaluation juste de leurs actions et de leurs accomplissements, ce que l’on a introduit est le respect égal pour toutes les cultures. Du même coup a-t-on négligé le fait qu’une telle exigence implique, parmi d’autres choses, également un respect égal pour des normes qui sont en contradiction avec un concept clair des droits de l’homme, et il n’est pas rare que ceci conduise à des actions menant à la perte de valeur dans la vie – finalité qui n’était assurément pas dans l’intention de ceux qui ont introduit l’idée de respect égal pour toutes les cultures. Considéré d’un point de vue théorique, ce fait trahissait à mes yeux un manque de savoir philosophique clair à tout le moins sur ce qu’est une culture, aussi bien qu’un manque de savoir philosophique clair sur les spécificités épistémologiques des normes. Cela a dirigé ma recherche vers ces spécificités. Je propose ici quelques éléments des résultats de mon travail, c’est-à-dire sur les différences épistémologiques et par conséquent axiologiques entre les normes culturelles et les droits de l’homme3. L’existence de normes, de normes différentes et changeantes, est un fait lié à la spécificité de l’être humain : l’établissement de relations sociales, c’est-à-dire la création de rôles sociaux assumés par des individus concrets. Les normes sont déduites, délibérément ou non, afin de créer un ordre au sein d’un groupe donné, c’est-à-dire
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Concernant la question de la nature des cultures, voir Kuçuradi, Ioanna, « Cultures and World Culture », dans Cauchy, Venant (éd.), Philosophie et culture, Actes du XVIIe Congrès Mondial de Philosophie, IV. Montréal : Éditions Montmorency, 1988, pp. 457-460.
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de manière à fournir des critères de ce qui est bien et mal, et par conséquent à déterminer la conduite des individus dans la vie publique, de même que la manière dont seront établies les relations sociales entre les individus dans un groupe donné. Quiconque assume – ou se trouve placé dans – un rôle donné doit se comporter de manière à être en accord avec les normes constitutives de ce rôle. Généralement, les normes sont exprimées à travers des propositions du type « il faut ; il faudrait ; il se doit que ; il se peut que ... » Ce qui signifie que les propositions normatives ne sont pas des propositions cognitives ; autrement dit, elles n’ont pas d’objet indépendant de ceux qui les formulent. C’est pourquoi les normes ne sont ni vraies ni fausses4. Ceci est la spécificité épistémologique principale des normes, de même que l’origine des difficultés que l’on rencontre dans l’évaluation d’une norme donnée : les normes ne peuvent être ni vérifiées ni falsifiées ; leur évaluation présuppose un traitement épistémologique différent. Par comparaison avec des propositions cognitives, les normes sont des propositions qui expriment des pensées déduites de prémisses épistémologiquement très différentes et de types de raisonnements différents. La spécificité axiologique d’une norme dépend de la spécificité épistémologique de ses prémisses. Sa justification, ou son « fondement », est liée à la possibilité de remonter à son origine – aux prémisses dont elle se déduit – et de voir ses spécificités épistémiques, en d’autres termes à la question de savoir si les prémisses à partir desquelles 4
Voir également Kuçuradi, Ioanna, « Knowledge and its Object », dans Kuçuradi, Ioanna & Cohen, Robert (éds), The Concept of Knowledge. The Ankara Seminar. Dordrecht/Boston/Londres : Kluwer Academic Publishers, 1995, « Boston Studies in the Philosophy of Science, 170 », p. 97.
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une norme donnée est déduite relèvent d’une connaissance ou d’autres normes, et de quelle sorte de connaissance ou de normes. La première étape dans l’évaluation épistémologique d’une norme – à laquelle toute norme doit être soumise – est quelque chose qui diffère grandement des modalités de validation ou de mise en vigueur d’une norme. Dans le dernier cas, il s’agit de procédures sociales – de diverses procédures sociales ou politiques – visant à établir un large consensus à propos d’une norme donnée. Découvrir comment une norme morale a été validée présuppose une recherche sociologique, tandis que pour découvrir comment une norme légale a été mise en vigueur, il faut lire les minutes des sessions des organismes dont dépend la mise en œuvre de cette norme. Ce à quoi nous assistons dans le monde actuel est la recherche d’un consensus sur des normes données, sans prise en considération des spécificités épistémologiques et axiologiques des normes données. C’est également là l’un des dangers majeurs des décisions « démocratiques » dans le monde qui est le nôtre. C’est ce qui rend possible l’imposition, par consensus ou par vote majoritaire, de normes qui sont en contradiction avec les droits de l’homme. Ce que j’ai dit concernant les spécificités épistémologiques et axiologiques des normes vaut aussi bien pour les normes morales que légales. Ce que nous appelons la « morale » n’est autre qu’un système de normes auquel on attend, dans un groupe donné (ou dans une culture donnée) que les individus se conforment dans leurs relations avec les autres, dans l’action – normes de comportement ou de conduite, aussi bien que normes d’évaluation. Ce sont le « bien » et le « mal » qui prévalent dans un groupe donné – une « société » ou une « culture » données.
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Or, si nous regardons maintenant ces normes morales avec un certain recul, il nous apparaît qu’une partie des normes prévalentes dans certains groupes ou « cultures » est différente, et qu’elle change aussi avec le temps au sein du même groupe ; en outre, certains types de comportement, jadis prohibés, se voient promus et vice versa. Nous constatons encore que la même action singulière – la vôtre ou la mienne – est qualifiée simultanément, et par des normes générales différentes sur le même sujet, de bonne et de mauvaise. Ce fait, que le postmodernisme a tenté de justifier théoriquement en perdant de vue la spécificité d’un autre type de normes, a conduit tout particulièrement les jeunes, et essentiellement dans la société dite « occidentale » au rejet (théorique) de tous les types de normes en général et sans exception5. Néanmoins, et abstraction faite de cette remarque, nous pouvons également observer qu’une autre partie des normes ne montre pas, dans une large mesure, une telle différence ou un tel changement – comme par exemple dans le cas ou « quelqu’un doit tenir sa parole ». Dans toute culture ou groupe, on attend des gens qu’ils obéissent – suivent ou utilisent – à la fois ces deux types de normes morales. Au vu de ce fait, la première distinction qui s’impose à nous est celle entre les normes d’évaluation – ce que l’on appelle les jugements de valeur – et les normes de comportement ou de conduite, bien qu’elles puissent facilement être interverties les unes les autres. Cette distinction est importante, car les rôles qui sont attendus de ces normes sont différents.
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Voir également Hersch, Jeanne, « Cultural Development. A Tentative Answer », dans Agazzi, Evandro & Kuçuradi, Ioanna (éds), Philosophy and Cultural Development. Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 1993, pp. 31-32.
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Les normes d’évaluation morale – ou des propositions générales sur ce qui est considéré comme bien ou mal – sont censées déterminer nos évaluations personnelles, c’est-à-dire être utilisées pour déterminer la valeur d’un objet évalué – qu’il s’agisse d’une action, d’une personne, d’une situation, etc. Quant aux normes de conduite morale ou propositions du type « il faudrait », elles sont censées déterminer nos actions dans la vie. En d’autres termes, les normes d’évaluation sont supposées servir à ceux qui les utilisent comme critères de connaissance de la valeur de telle ou telle action personnelle, ce qui n’est pas le cas, tandis que les normes de comportement – règles ou principes moraux – sont censées déterminer les actions exécutées dans des situations données – vos actions, les miennes, etc. Et le « on devrait », « il faudrait » de ces dernières normes de conduite ou de comportement est déduit de prémisses dont les spécificités épistémiques sont différentes, de même que les voies du raisonnement. Je me limiterai ici à signaler seulement deux espèces de telles normes : celles qui sont déduites, dans diverses conditions historiques données, de l’expérience par un certain type d’induction, et celles qui sont déduites par comparaison entre diverses conditions (humaines ou historiques) à la lumière de la connaissance des potentialités spécifiques de l’être humain en général, telles qu’elles sont reflétées par les réalisations dans l’histoire de l’espèce humaine, et qui constituent ce que nous appelons la dignité humaine. Les premières peuvent trouver – si on le souhaite – une justification statistique, les secondes peuvent être justifiées par un raisonnement semblable à une reductio ad absurdum. À l’origine de la première espèce de normes (de comportement) se trouvent des conditions naturelles et sociales données, aussi bien que les conceptions de différentes cultures sur l’être humain. Ce sont des normes de
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comportement relatives aux conditions existantes, qui ont une fonction pratique, en vue d’établir ou de préserver un ordre quelconque dans ces conditions existantes au moment où elles sont déduites. Aussi longtemps que prévalent les conditions dans lesquelles elles sont déduites, si elles sont déduites avec sagacité, elles restent fonctionnelles. Mais quand ces conditions changent, elles perdent leur fonction et leur sens, autrement dit le « on devrait » ou le « il faudrait » qu’elles expriment, perdent leur fondement. De nombreux modes de comportement coutumiers et traditionnels transmis de génération en génération dans un groupe culturel donné appartiennent à ce type de normes. Dès lors nous constatons que, bien que les conditions dont ont été déduites ces normes n’existent plus – ce qui veut dire qu’il n’existe plus de raison justifiable du « on devrait » ou « il faudrait » – des gens dans ce groupe tentent de faire perdurer ces normes. Nous voyons même des tentatives pour faire revivre des normes obsolètes. Néanmoins, avec le temps, de nouvelles normes sont déduites des nouvelles conditions, le plus souvent incompatibles avec les anciennes. Et c’est très précisément ce point qui engendre très largement la soi-disant « crise des valeurs ». Il semble que ceux qui cherchent à conserver la validité de telles normes ne sont pas conscients de la source à partir de laquelle les impératifs de ces normes sont déduits ; en d’autres termes, ils ne sont pas conscients de leurs spécificités épistémiques. Les normes de cette espèce – dont relèvent de nombreux proverbes ou acquis de la sagesse pratique – sont déduites en évaluant les effets qu’a engendré tel ou tel type de comportement, c’est-à-dire les bénéfices ou les maux qu’en ont retiré souvent ceux qui se sont à l’occasion conduits de telle ou telle manière. En fait, voici ce que cette espèce de normes nous enseigne : si quelqu’un se comporte de telle ou telle façon, la probabilité de préserver
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ses bénéfices ou ses intérêts, et parfois ceux des autres, augmente. En d’autres termes : lorsque, dans un cas donné, quelqu’un est incapable de faire une évaluation juste, mais a néanmoins la volonté de protéger ce qui est considéré dans le cas donné comme son bénéfice ou son intérêt – ou celui du groupe auquel il appartient –, il a plus de chances de le protéger s’il se conduit conformément à la norme (la règle) en cours. Ceci n’exclut pas, bien entendu, la possibilité que, dans un cas précis, quelqu’un nuise à son bénéfice ou à son intérêt et à ceux des autres en suivant cette norme. Les diverses normes qui distinguent une culture d’une autre sont le plus souvent des normes de cette espèce. C’est également le type de normes que nous invitent à respecter ceux qui défendent le respect égal de toutes les cultures, et que souhaitent faire revivre ceux qui promeuvent les identités culturelles, sans les évaluer, c’est-à-dire sans prendre en considération les implications qu’elles véhiculent, dans les conditions existantes, pour les êtres humains qui sont, par chance, nés d’une mère et/ou d’un père élevés dans un groupe culturel donné. Quant aux autres espèces de normes (ou propositions prescriptives du type « on devrait », « il faudrait ») qui s’originent dans la connaissance de la valeur de l’être humain, elles sont déduites de cette connaissance, directement ou indirectement, en regard des conditions humaines ou historiques qui viennent enfreindre cette valeur (par exemple : « tu ne tueras point », ou « il ne faut pas faire de discrimination raciale »). Je dirais que le raisonnement qui conduit à la déduction d’une telle norme (ou principe) se fait, schématiquement, comme suit : dans la mesure où l’espèce humaine possède telles ou telles spécificités, personne, parmi tous ceux qui appartiennent à cette espèce – vous, moi –, ne devrait rien faire qui soit susceptible d’abolir ou d’affaiblir la possibilité d’actualisation de ces potentialités. De telles
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normes sont souvent exprimées sous une forme passive, ce qui veut dire qu’elles revendiquent qu’aucun de ceux qui appartiennent à l’espèce humaine ne devrait se voir infliger un traitement qui abolisse ou réduise la possibilité d’actualisation de ces potentialités (par exemple : « Personne ne doit être soumis à la torture », etc.) Un exemple frappant de cette espèce de normes est constitué par ce que nous appelons les droits de l’homme ou les droits fondamentaux. Les droits de l’homme expriment – en réalité, visent à exprimer – des exigences éthiques concernant la manière dont tout individu appartenant à l’espèce humaine devrait être traité, et devrait traiter les autres individus en général (quels qu’ils soient et quelle que soit leur situation particulière), si la dignité humaine doit être protégée dans la pratique. Dans le droit positif, on trouve les deux espèces de normes. Les normes légales expriment, entre autres, les limites dans lesquelles les individus réels ou légaux peuvent agir, les actes que quelqu’un devrait/pourrait ou ne devrait/ne pourrait pas réaliser, aussi bien que le traitement réservé à celui qui transgresserait ou violerait ces limites. Elles expriment aussi l’agencement de relations sociales, c’est-à-dire la manière dont des individus réels qui occupent les rôles relatifs devraient se comporter, traiter les autres ou être traités par eux, réciproquement. Ces normes sont ce que nous appelons des droits, avec les devoirs qui vont de pair. Les droits, en général, sont les « droits de quelqu’un ». Pour utiliser le concept platonicien de droit, que je trouve très adéquat : un droit est quelque chose qui est dû (ὀφειλόµενον) à quelqu’un par quelqu’un d’autre. Dans le cas des droits de l’homme, ils expriment le traitement qui est dû à chaque être humain par d’autres être humains.
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Il échappe souvent à l’attention que les droits de l’homme requièrent un traitement à la fois actif et passif – un fait qui a des implications négatives en particulier dans l’enseignement des droits de l’homme. Par exemple, l’enseignement des droits de l’homme est souvent couplé à l’instruction civique plutôt qu’à l’éthique, c’est-à-dire qu’il vise à apprendre aux gens ce que sont leurs droits et comment les exiger, alors qu’il faudrait éduquer les gens qui ont la volonté de protéger les droits de l’homme et qui sont à même d’avoir la connaissance requise pour cette protection. Les droits de l’homme, selon la formulation qu’ils reçoivent dans les documents internationaux, visent à exprimer des exigences concernant les traitements directs et indirects auxquels un être humain, tout être humain, devrait ou ne devrait pas être soumis, de sorte que tout être humain puisse réaliser, autant qu’il le peut, les potentialités humaines – y compris éthiques – qui constituent ce que nous appelons la dignité humaine. Et pourtant, trop souvent, des individus ne traitent pas les autres individus en accord avec les exigences qu’imposent les droits de l’homme. Mais alors, qui le fera ? Si nous lisons les documents internationaux des droits de l’homme – c’est-à-dire du point de vue des destinataires de ces documents – la réponse s’avère être claire : l’instance qui veille – directement ou indirectement – au fait que les individus soient traités en conformité avec les exigences des droits de l’homme, cette instance est l’État, dans chaque État. Signer un tel document c’est, pour un État donné, faire une promesse à ses citoyens et aux autres États impliqués. En signant un tel document, un État promet à ses citoyens et à la communauté internationale, de faire valoir – c’est-à-dire d’imposer – les exigences exprimées par
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les droits de l’homme ou par les droits en question : il garantit (du moins verbalement, par un acte de langage) que les individus dans ce pays donné seront traités selon les exigences des droits de l’homme. Il garantit que les lois – les normes légales – seront déduites de ces principes de base selon les conditions propres à ce pays, et que ces lois seront effectivement appliquées par ceux qui sont responsables de leur application – par l’État, les officiers publics, les juges, la police, etc. La connaissance des spécificités épistémologiques de ces deux espèces de normes nous montre encore, entre autres, ce qui suit : toute espèce de norme pratique que ce soit (normes morales ou légales), indépendamment de leurs prémisses et des modalités de leur déduction, visent à créer un ordre au sein d’un groupe donné. Et voici la question qui surgit aussitôt : l’existence elle-même d’un ordre – de n’importe quel ordre – est-elle suffisante à la protection des droits de l’homme ? Si nous parvenons à surmonter le préjugé (ou jugement de valeur) dominant que « l’ordre est bon », nous voyons aussitôt que n’importe quel ordre ne permet pas l’humanisation des individus – c’est-à-dire l’exercice de leurs potentialités humaines. Ce que visent les droits de l’homme, c’est la création – création permanente – d’un tel ordre. Et ceci nous montre encore que ce n’est pas le « droit » sans discrimination, mais uniquement les lois déduites dans des conditions historiques données à la lumière des droits de l’homme, qui peuvent contribuer à la création d’un tel ordre. Il est parfaitement possible – la chose est très fréquente – de nuire aux droits de l’homme par le droit, non pas seulement parce que le législateur est incapable de prendre en considération tous les cas complexes qui peuvent se présenter, mais aussi parce que les lois sont souvent la légalisation de normes culturelles. Et il existe de nombreuses normes culturelles contraires aux
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droits de l’homme. Dans ces conditions, comment attendre de nous que nous respections également toutes les cultures ? Diverses implications, dans nos vies privées et publiques, et dans les affaires internationales, découlent de ces différences épistémologiques entre les normes. Je pense qu’ici il suffira à notre propos, à travers des exemples qui appartiennent à mon aventure personnelle, de remarquer ceci : nous faisons dériver la connaissance philosophique de ce qui se passe autour de nous, cette connaissance à son tour éclaire la réalité et ainsi de suite. Ceci dure depuis plus de vingt-cinq siècles. Et c’est peutêtre là le progrès de la connaissance philosophique.
« RATIONALITÉ » ET « RATIONALITÉS » DANS LE CADRE DU DÉBAT MODERNISME - POSTMODERNISME*
Les comportements ne sont pas seuls à faire l’objet de jugements de valeur1, les mots aussi. Le terme « rationnel » est l’un d’entre eux : être rationnel, c’est bien. Telle est sans doute la raison pour laquelle, en réaction à ce que l’on a qualifié de « rationalité occidentale » on s’est mis à parler de multiples « rationalités », une revendication tout particulièrement mise en avant par les postmodernistes au cours des dernières décennies. Je ne m’attarderai pas sur les développements historiques qui ont conduit à une telle revendication. Je limiterai mon propos à l’examen des concepts qui relèvent du thème de la rencontre des rationalités, dans leur cadre intellectuel : le débat entre modernisme et postmodernisme. * « Moderne », terme initialement opposé à « ancien », « traditionnel », « classique », etc., dénotant la manière la plus récente de faire quelque chose (quelle qu’en soit la nature), surtout une manière introduite de façon révolutionnaire par opposition à celle de la tradition et qui s’est généralisée à un certain point ; autrement dit, un terme qui dénote la nouvelle manière valable à ce moment donné, était attribué, avec le temps, à un contenu spécial
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Texte paru dans Diogène, n° 202, avril-juin. Paris : PUF, 2003. C’est le texte d’une conférence prononcée à Cotonou en 2002. Traduit de l’anglais par Daniel Arapu et revu par l’auteur. 1 Comme « fumer en présence de personnes plus âgées, c’est mauvais », « dire la vérité, c’est bien ».
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quoiqu’ambigu, laissant supposer qu’il s’agissait d’une manière donnée unique. Dans les cercles occidentaux, le terme « moderne » surgit pour dénoter un ensemble particulier de caractéristiques reflété dans les différentes activités humaines et leurs productions : la période où de telles caractéristiques sont visibles dans le cours de telle ou telle activité, et dans ses productions – et bien entendu sur un plan diachronique – est appelée moderne. La « philosophie moderne », par exemple, selon Bochenski, est la « pensée philosophique de la période située entre 1600 et 1900 »2, tandis que « l’art moderne » commence vers 1900. Ainsi, le terme « modernité » (modernity en anglais et die Moderne en allemand), concept fort débattu au cours des dernières décennies, semble dénoter une période historique où une vision du monde donnée, marquée par sa rupture avec le passé, prévaut (comment expliquer autrement la constitution du terme « postmodernité » ?) ; mais il semble également dénoter une rupture avec le passé tout court, ou « une crise par rapport à la tradition »3, c’est-àdire une confrontation entre une « nouvelle » vision du monde et une vision traditionnelle. Qu’est-ce, en fait, que cette vision du monde « donnée » ? Et où trouvons-nous de telles ruptures ? Le débat sur la modernité qui a lieu en Occident trahit une réaction contre le jugement de valeur positif lié à la « modernité » en tant que vision du monde, même si l’on ne sait pas clairement de quelle vision du monde il s’agit. En revanche, le débat qui a lieu dans de nombreux pays non-occidentaux ne se réfère pas à la modernité, mais
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Bochenski, M., Contemporary European Philosophy, traduit de l’allemand par Donald Nicholl & Karl Aschenbrenner. Berkeley/Los Angeles : University of California Press, 1959, pp. 118-119. 3 « La modernité en problème », dans Autrement, n° 102, novembre 1983, p. 17.
« Rationalité » et « rationalités » dans le cadre du débat … 59
à la modernisation. C’est un vieux débat, qui a commencé dans une catégorie de pays non-occidentaux au début du XXe siècle, et dans certains d’entre eux parfois même avant, et qui se prolonge encore. « Moderne » comme partie constitutive de « modernisation », dénotait jusqu’il n’y a pas si longtemps l’état des choses en Occident, et, comme qualificatif, la manière de faire les choses « comme elles étaient faites » en Occident ; ou, dans le cas d’un individu, le fait « d’avoir une mentalité occidentale » – en fait, des mentalités différentes, toutes façonnées par l’histoire de l’Ouest géographique, y compris des États-Unis. Nous voyons ici que ce qui était considéré comme moderne dans les cercles occidentaux était quelque chose (quelle que soit cette chose) d’historiquement nouveau, tandis que dans les cercles non-occidentaux, elle n’était nouvelle que pour eux. Ainsi, la modernisation, comprise comme occidentalisation, a figuré constamment sur l’agenda d’une certaine catégorie de pays non-occidentaux, de ceux qui avaient opté eux-mêmes pour la modernisation ; et même si nous notons un grand nombre de différences dans les réponses sur ce qui devait être « pris » de l’Occident, l’occidentalisation a toujours été considérée comme un « bien » nécessaire à la survie de ces sociétés. Les débats qui se sont tenus dans un grand nombre de ces pays au cours des dernières décennies, trahissent une réaction contre l’équivalence entre modernisation et occidentalisation, et une tentative pour les séparer. Je ne m’étendrai pas ici sur les développements globaux qui ont provoqué ce changement dans la conception de la modernisation et dans le jugement de valeur positif qui prévalaient dans les cercles non-occidentaux à propos de « l’occidentalisation », et qui ont également placé « la
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question de la modernité » au premier plan en Occident4. J’essaierai simplement de montrer comment l’affirmation qu’il existe « plusieurs rationalités » a fait son chemin (à travers quelles confusions conceptuelles), et de souligner quelques nécessités. * La modernité, considérée historiquement comme une rupture avec la vision du monde et la conception (ou l’image) de l’Homme qui prévalait au Moyen Âge est souvent identifiée avec les Lumières, et même dans un certain nombre de cas avec la « rationalité » (comprise comme une manière, toute manière, d’expliquer et de justifier les choses de façon non-métaphysique) ; récemment, elle a été réduite à ce que l’on nomme « rationalité occidentale », comprise comme une forme particulière d’expliquer et de justifier les choses. Prêtons tout d’abord une oreille à la réponse de Kant, donnée en 1784 (c’est-à-dire il y a 218 ans) à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » : « Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute, quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Ayez le courage d’utiliser votre propre entendement est donc le mot d’ordre des Lumières », et cela « d’abord en matière de religion ». Par la paresse et la couardise, une fraction importante de l’humanité, même après que la nature les a délivrés de la
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Sur ce point, voir Kuçuradi, Ioanna, « Cultural Morals and Global Morality in the Light of Ethics », dans Proc. WASCO 88. The World Community in Post-industrial Society. Séoul : 1989, pp. 176-185.
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conduite par un autre, reste joyeusement immature. Ce sont la paresse et la couardise qui facilitent l’usurpation par les autres du rôle de gardien. Être mineur est confortable ! Si j’ai un livre qui m’enseigne le sens des choses, un pasteur qui s’occupe de ma conscience, un docteur qui me trouvera le bon régime et ainsi de suite, alors je n’ai pas besoin de faire quelque chose par moi-même. Pouvant payer leurs services, je n’ai à penser à rien : les autres assumeront cette tâche ingrate pour moi. Les gardiens qui ont gentiment assumé la surveillance verront que la grande majorité de 1’humanité, y compris la totalité du ‘gentil sexe’, en viendrait à considérer le passage à la maturité, non seulement comme difficile, mais aussi comme très dangereux5.
Nous voyons ici que « les Lumières » sont comprises comme la capacité « d’utiliser sa propre intelligence sans être guidé par autrui » ou « de juger par ses propres moyens », sur toute chose, y compris les questions de la valeur et des valeurs. La sécularisation est une des idées des Lumières ; et i1 est intéressant de noter que « séculier », veut dire étymologiquement « propre au saeculum », « propre à l’âge ». Cette conception kantienne des Lumières ne paraît pas être liée à ce que l’on appelle à présent « rationalité » ou « rationalité occidentale », car celle-ci semble plutôt marquée par la conception de la raison hégélienne, tout comme par le positivisme de Comte, selon lequel la pensée humaine arrive à maturité au cours de la troisième étape de son développement, lorsque l’Homme explique les phénomènes naturels non pas « théologiquement » ou « métaphysiquement », mais par l’observation et l’expérimentation, ou par la « science positive ». La modernité, comme période historique, recouvre toutes ces conceptions. Cependant derrière le pragmatisme et le marxisme (deux idéologies dont le combat a marqué
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« Réponse à la question : qu’est ce que les Lumières ? », trad. par H. Wismann, dans Kant, E., Œuvres philosophiques, F. Alquié (dir.). Paris : Gallimard, 1985, « La Pléiade » (trad. partiellement libre).
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les développements historiques et intellectuels du XXe siècle), nous ne voyons pas les Lumières, mais une simple rationalité occidentale, au sens que j’ai mentionné plus haut. Le pragmatisme, comme idéologie, est caractérisé par une conception de l’homme et de la morale, qui sont les produits de l’attribution à l’homme de deux valeurs incompatibles : la conception des religions et celle positiviste de l’homme, qui évaluent toutes deux les potentialités humaines de manière déséquilibrée. Parmi les mots d’ordre nous trouvons le pluralisme et la tolérance – la dernière étant comprise différemment de celle des Lumières, comme le « corridor » de William James, par exemple. L’idéologie marxiste, par ailleurs, a été caractérisée par la séparation des idées développées par Marx, il y a plus de cent ans, de leurs sources – c’est-à-dire la conception de Marx de l’homme et de la valeur – et leur réimplantation, sans en être conscient, dans la conception positiviste de l’homme et dans la science et l’action « indépendantes des valeurs » propre à cette conception. Ainsi nous voyons que ces deux idéologies, qui ont marqué le climat politique du XXe siècle, même si elles sont sans doute différentes par tous les autres aspects, partagent a) la même vision du monde anti-métaphysique ou positiviste (la « conception scientifique du monde »), b) la même conception positiviste de l’homme (l’image de l’homme sans visage, comme je l’appelle) et c) le même méta-principe pratique d’action : le principe du « tout est permis ». Concentrons-nous un moment sur cette « vision scientifique du monde », puisque le débat sur la modernité et la rationalité paraît être lié de près à cette vision, et sur son ultime expression, bien que vieille de 73 ans : « la conception scientifique du monde » telle que formulée par le Cercle de Vienne en 1929. Dans le « manifeste » du Cercle de Vienne, préparé pour être présenté à Moritz
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Schlick en signe de gratitude et de joie pour « sa décision de rester à Vienne », et signé par Hans Hahn, Otto Neurath et Rudolf Carnap, nous lisons entre autres choses que la conception scientifique du monde est caractérisée essentiellement par deux traits : premièrement, elle est empiriste et positiviste. Seule existe la connaissance venue de l’expérience, qui repose sur ce qui est immédiatement donné. De cette façon, se trouve tracée la frontière qui délimite le contenu de toute science légitime. Deuxièmement, la conception scientifique du monde se caractérise par l’application d’une certaine méthode, à savoir celle de l’analyse logique. Le but de l’effort scientifique, la science unifiée, doit être atteint par l’application de cette analyse logique aux matériaux empiriques [...] Si l’on effectuait une telle analyse pour tous les concepts, on les intégrerait ainsi dans un système réductif, un « système constitutif ». Les recherches qui visent de tels systèmes constitutifs, la « théorie de la constitution », forment ainsi le cadre dans lequel s’applique l’analyse logique que préconise la conception scientifique du monde. [...] Les représentants de la conception scientifique du monde se veulent rivés au sol de la simple expérience humaine. Confiants, ils s’adonnent au travail qui consiste à éliminer les scories métaphysiques et théologiques accumulées depuis des millénaires [...]. Ainsi, la conception scientifique du monde est proche de la vie de notre temps […]. Nous sommes témoins que l’esprit de la conception scientifique du monde ne cesse de pénétrer davantage les formes de vie privée et publique, l’éducation, l’enseignement, l’architecture, et contribue à organiser la vie économique et sociale selon des principes rationnels. La conception scientifique du monde sert la vie, et la vie la reçoit6.
Ces sont les dernières phrases du « manifeste » néopositiviste, où sont exprimées les suppositions et les attentes de ce qu’on a appelé conception scientifique du monde, et de sa science « indépendante des valeurs ».
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« La conception scientifique du monde. Le Cercle de Vienne », dans Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, sous la direction d’Antonia Soulez. Paris : PUF, 1985, pp. 118-119, 128-129.
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Cette vision du monde semble être celle à laquelle a été identifiée la « rationalité », et à laquelle on a opposé une position qui en fait la « rationalité occidentale », c’est-àdire une des rationalités, une vision du monde parmi d’autres. La critique lancée contre la modernité (ou la rationalité occidentale) paraît viser une telle conception du monde. Si nous considérons à présent cette équivalence entre rationalité, conception scientifique du monde et rationalité occidentale, construite de manière erronée, nous nous trouvons devant une revendication bien fondée, une équivalence fausse et au moins une conclusion incorrecte : en d’autres termes, nous voyons que la conception scientifique du monde n’est, effectivement, qu’une vision du monde parmi d’autres, mais son équation à la rationalité est fausse, tout comme est fausse la conclusion qui en résulte, à savoir qu’il existe de nombreuses « rationalités », bien qu’il soit vrai qu’il existe bon nombre de visions du monde. Que veut dire en fait « rationalité » ou « rationnel » ? « Rationnel » signifie « être en conformité avec la raison ». Qu’est-ce alors que la « raison » ? C’est une capacité humaine à laquelle différentes fonctions ont été attribuées au cours de l’histoire de la philosophie. Les philosophes parlent de raison(s) théorique, pratique, technique, dialectique et autres. En explorant ces fonctions soigneusement (de Platon à Sartre) nous observons que la raison paraît être principalement la capacité, ou l’activité formelle, d’établir des liens entre des prémisses données, conformément aux principes ou aux lois dits de la raison, ou la capacité de faire une déduction à partir de prémisses données de différentes manières et d’arriver à une conclusion (même en partant de prémisses de spécificités épistémiques différentes et d’une valeur épistémique différente). Par
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exemple, justifier (begründen) une revendication n’est pas autre chose que de retourner aux prémisses à partir desquelles cette revendication a été tirée ; expliquer une revendication (de quelqu’un d’autre), c’est trouver les prémisses à partir desquelles elle a été tirée, c’est-à-dire énoncer ou trouver le pourquoi (les raisons) de cette revendication. Les problèmes liés à la spécificité épistémique de ces prémisses, ou la spécificité des « raisons » données, qui sont posées par des activités cognitives diverses, sont bien différents de ceux liés au raisonnement ou à la justification et à l’explication des revendications données. Le débat sur la rationalité et les rationalités paraît tourner autour de problèmes liés moins à la raison ou au raisonnement qu’à la spécificité épistémique des prémisses du raisonnement, voire des « raisons » données. Toute justification ou explication « non métaphysique » des revendications sont considérées comme « rationnelles ». Pourtant, ce qui est considéré comme « non-métaphysique » témoigne d’une grande diversité. À présent, lorsque nous considérons les propositions utilisées comme prémisses au raisonnement ou à la déduction, du point de vue de leur spécificité épistémique, nous voyons que certaines d’entre elles sont des propositions de connaissance (c’est-à-dire qu’elles possèdent un objet indépendant de ceux qui les ont affirmées), ou bien qu’elles sont des propositions (générales, particulières, singulières) exprimant une pensée (par exemple une pensée concernant un devoir, une permission, etc.) et déduites de différentes façons, soit à partir d’une connaissance, soit à partir d’autres types d’affirmations. La connaissance a à faire non seulement avec la nature, ou ce qu’on appelle le « monde extérieur ». Tout, tout produit humain (c’est-àdire également les idées, les concepts, les valeurs, les ac-
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tions, les activités, etc.), peut être objectivé, c’est-à-dire peut devenir un objet de connaissance. L’empirisme logique a réduit toute connaissance aux seules propositions « portant sur ce qui est donné immédiatement », qui sont, bien sûr, des connaissances, mais ne représentent pas toutes les espèces de connaissance, et a transformé cette réduction en une approche destinée à être utilisée dans tous les domaines de l’activité humaine. Cette approche se résume principalement à ce que l’on appelle « la conception scientifique du monde », qui a été visiblement identifiée d’abord à la « rationalité » et puis à la « rationalité occidentale », et fait à présent l’objet d’une critique totale ou partielle, sous le nom de modernité (une critique qui, néanmoins, partage son approche « indépendante des valeurs »). Mais que veut dire pour la « science », ou autre chose, d’être « indépendante des valeurs » ? Ceci paraît, pour autant que je puisse voir, vouloir dire qu’elle est « libre » (indépendante) des jugements de valeur morale courants (les bons et les mauvais) d’une culture. Le manque de connaissance philosophique lié à la valeur et aux valeurs et l’identification de la valeur avec les jugements de valeur et des valeurs avec les normes, un sujet sur lequel je ne vais pas m’attarder ici7, semble être un autre facteur qui a conduit à questionner la rationalité et à revendiquer de nombreuses rationalités. Ainsi la modernité (la rupture avec la tradition médiévale, c’est-à-dire avec la vision du monde et la conception de l’Homme et de la morale chrétiennes prévalentes) s’est trouvée identifiée à la plus récente vision du monde et de l’Homme répandue en Occident (en dépit du fait qu’en tant que période historique, cette époque inclut également les Lumières, marquées par la sécularisation, l’idée
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Sur ce point, voir Kuçuradi, Ioanna, Etik [Éthique]. Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 19993, pp. 169-192.
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de la dignité humaine, des droits de l’homme et d’autres idées du même type), et a fait que certains penseurs occidentaux (et il est à noter qu’ils sont pour la plupart français) ont été entraînés à critiquer et à rejeter la « modernité », et quelques autres à exprimer une critique moins dure, c’est-à-dire à souligner la nécessité d’une révision. C’est pourquoi la science en tant que vision du monde avec ses conséquences, la perte de l’objet de la connaissance en épistémologie8, avec ses conséquences et le manque de connaissance philosophique concernant la valeur, les valeurs et les normes, couplés avec les événements historiques pendant et après la Deuxième Guerre mondiale et surtout ce qui en a découlé au cours des récentes décennies (certains des problèmes dits globaux : pollution, course aux armements, etc.) ont ébranlé la croyance dans la rationalité en Occident, et la croyance dans la « rationalité occidentale » au niveau global. La présence de plus en plus importante de l’Asie et de l’Afrique dans les débats intellectuels et politiques a également contribué à ce changement. Nous devons nous défaire des jugements de valeur positifs selon lesquels « la rationalité » ou « être rationnel » sont bons. Il existe effectivement plusieurs visions du monde (Weltanschauungen) et conceptions de la vie bonne (Lebensanschauungen), qui sont des constituants des différentes cultures que l’on peut évaluer en se demandant quelle est leur contribution à l’épanouissement humain. Mais il existe aussi la connaissance – non seulement la connaissance scientifique, mais diverses sortes de con
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Sur ce point, voir Kuçuradi, Ioanna, « Introduction », dans Kuçuradi, Ioanna & Cohen, Robert C. (éds), The Concept of Knowledge. The Ankara Seminar. Dordrecht/Boston/Londres : Kluwer Academic Publishers, 1995, « Boston Studies in the Philosophy of Science 170 », pp. IX-XV.
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naissance, c’est-à-dire des propositions possédant un objet indépendant de ceux qui les ont posées comme résultats d’une objectivation, et qui par conséquent peuvent être vérifiées ou falsifiées. Le débat universaliste/anti-universaliste en cours actuellement par rapport aux droits de l’homme est également le résultat du conflit que je viens de mentionner. Car la revendication anti-universaliste selon laquelle il n’y a pas de vision du monde ou de conception de la vie bonne qui soit universelle ou qui puisse être rendue universelle, est vraie ; tandis qu’elle est fausse lorsqu’elle s’applique à des droits de l’homme clairement conçus : étant donné que « l’universalité des droits de l’homme » n’implique pas le fait qu’ils soient valables partout (globalement), ou qu’ils soient acceptés par tout un chacun, mais exprime plutôt une exigence quant au traitement réservé à tout être humain – indépendamment de ses spécificités naturelles ou contingentes –, de sorte qu’aucun être humain ne soit empêché de réaliser et de développer son potentiel humain et ses capacités. C’est pourquoi les droits de l’homme devraient être validés globalement – c’est-à-dire dans tous les pays du monde. Pour traiter les problèmes de notre temps, nous avons besoin d’une connaissance philosophique, conceptuelle claire. Ainsi, au lieu de nous efforcer de défendre un des deux partis dans ces débats, nous devons régler nos comptes avec les points de vue philosophiques qui les fondent. Nous avons besoin de nouvelles connaissances philosophiques : d’une épistémologie qui se situe au-delà de celle positiviste et celle postmoderniste (qui distingue non pas entre science et métaphysique, mais entre connaissance et autres produits de l’esprit humain) ; d’une ontologie qui ait dépassé la « grande réduction » de l’Être à une de ses espèces (une ontologie au-delà du dualisme entre le physique et le métaphysique) ; d’une anthropolo-
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gie qui ne s’occupe pas d’images ou de conceptions de l’Homme, mais des spécificités de l’être humain, en y incluant ses potentialités ; et d’une éthique qui ne soit ni normative, ni méta-éthique, mais qui aille au-delà de ces approches pour objectiver le phénomène éthique humain, sur la base de connaissances conceptuelles claires de la valeur et des valeurs. Si nous sommes persuadés que « tous les êtres humains sont égaux en dignité et en droits », et si nous désirons contribuer à « la création d’un monde libéré de la peur et du besoin », les philosophes auront la tâche spécifique d’examiner en détail les concepts et les conceptions sous-jacents aux problèmes globaux auxquels nous sommes confrontés ainsi que les débats relatifs à ces problèmes, comme c’est le cas avec le débat sur la « rationalité » et les « rationalités ».
LES DROITS DE L’HOMME COMME PRINCIPES ÉTHIQUES ET COMME FONDEMENTS DU DROIT*
Avoir mis l’idée des droits de l’homme au premier plan est la réalisation la plus importante de l’humanité au XXe siècle. Cela s’est traduit en particulier après la seconde guerre mondiale par la fondation des Nations Unies. Mais, vers la fin du XXe siècle, les droits de l’homme sont devenus un concept à la mode et, en conséquence, un slogan vide de contenu. De là résulte aussi bien l’inflation que l’on observe du nombre de droits considérés comme droits de l’homme que la confusion conceptuelle croissante dans les instruments internationaux relatifs à ces droits. Ainsi, en dépit du fait que chacun parle à présent des droits de l’homme, des violations flagrantes de ces mêmes droits continuent d’être commises dans de nombreux pays ; des lois sont imposées sans qu’aucun effort ne soit fait pour les mettre en accord avec les droits de l’homme, c’est-à-dire sans prendre en compte leurs conséquences prévisibles au regard de ces droits ; des États violent non seulement les droits de leurs ressortissants, mais également ceux de ressortissants d’autres pays. Pourquoi en est-il ainsi ? Il me semble qu’une des raisons principales de cet état de choses – sa raison théorique principale – est l’absence de connaissance suffisante de la nature des droits de l’homme. Si les gens savaient vraiment ce que sont les droits de l’homme, la plupart
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Version française du texte paru dans Ankara Barosu Hukuk Kurultayı 4. Ankara : Türkiye Barolar Birliği Yayınları, 2000, pp. 5-10. Traduit par Catherine Champniers, revu par l’auteur.
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d’entre eux – j’en suis sûre – seraient prêts à tout faire pour les protéger. C’est pourquoi je pense qu’avant de traiter de leurs problèmes théoriques ou pratiques, il nous faut apporter une réponse fondée épistémiquement à la question « Que sont les droits de l’homme ? ». * Que sont les droits de l’homme ? Cette question simple est cruciale car, de la réponse qu’on y apporte découle le critère permettant de distinguer les droits de l’homme des autres droits. Ce que nous appelons « droits de l’homme » est en premier lieu une idée, une conception de l’esprit : l’idée que, du fait même que ce sont des êtres humains – à savoir de leur appartenance à une espèce qui a produit le pain que nous mangeons, qui a découvert l’électricité que nous employons à chaque instant, qui a écrit Le Petit Prince que certains d’entre nous ont lu, qui a conçu l’idée d’équité (ἐπιείκεια), qui a créé l’institution de l’Ombudsman établie dans certains pays, en d’autres termes, parce que l’être humain a réussi tout cela – les êtres humains doivent être trai-
tés d’une manière qui rende possible pour chacun de réaliser de telles potentialités de l’être humain. Ils doivent être traités ainsi parce que, dans la vie, la plupart des êtres humains sont privés par d’autres de cette possibilité. C’est ce que l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme exprime en stipulant : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». C’est à ma connaissance le seul article qui formule la con-
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ception des droits de l’homme sur laquelle se fondent les principaux instruments internationaux relatifs à ces droits1. Les êtres humains doivent se comporter les uns envers les autres dans un esprit de fraternité, mais non comme Caïn et Abel. Mais alors, comment ? Les 28 articles suivants de la Déclaration sont une tentative de répondre à ce « comment ». Les deux Pactes internationaux ainsi que d’autres instruments internationaux semblables représentent des tentatives – ou des intentions – d’établir les conditions d’un tel comportement fraternel, c’est-à-dire d’établir des normes « universelles » fondamentales qui doivent régir les relations sociales à divers niveaux de la législation et dans l’administration des affaires publiques, de sorte que les individus aient la possibilité de réaliser – chacun selon le degré de ses capacités – les potentialités de l’être humain, que j’ai citées précédemment. Ce que nous appelons les « droits de l’homme » est avant tout un ensemble de principes éthiques, non seulement dans le sens passif mais aussi dans le sens actif, sur la façon dont les individus doivent être traités et traiter les uns par rapport aux autres. Ils constituent une tentative – quoique très insuffisante en pratique et en théorie – d’introduire des exigences éthiques dans l’organisation de la société, dans le Droit et dans la politique. Cependant, à la lecture des divers textes internationaux relatifs aux droits de l’homme on observe, si l’on garde à l’esprit certaines distinctions épistémologiques – concernant la connaissance, les normes, etc. –, que les
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Voir également Kuçuradi, Ioanna, « Human Rights. The Idea, the Demands and the Instruments », dans Kuçuradi, Ioanna (éd.), The Idea and the Documents of Human Rights. Ankara : International Federation of Philosophical Societies/Philosophical Society of Turkey, 1995, « Ideas underlying World Problems, Vol. 3 », pp. 7592.
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normes (ou les droits) qui y sont mentionnées sont de nature et de portée différentes et que, parfois, elles se contredisent – ce qui n’est pas sans conséquence pour la protection réelle des droits de l’homme –, par exemple en ce qui concerne la restriction des droits, la législation fondée sur les droits de l’homme et l’exécution des exigences (ou des impératifs) qu’ils entraînent, tant en général que dans les cas concrets. Ceci rend nécessaire une nouvelle réflexion sur les normes en général et sur les droits de l’homme en tant que normes fondamentales et universelles (pour la législation et l’application du Droit) au regard de la situation actuelle du monde, en considérant l’« abus » des droits de l’homme d’une part, et de l’autre la violation des droits de l’homme par l’application de certaines lois – un « abus » que la communauté mondiale essaye actuellement d’empêcher en augmentant le nombre d’instruments relatifs aux droits de l’homme et en s’efforçant de parvenir à un consensus dans la compréhension des différents droits. Néanmoins on prête encore peu d’attention aux problèmes qui surgissent lorsque l’on considère ces instruments en gardant à l’esprit tant les problèmes auxquels on fait face dans les situations concrètes que les concepts philosophiquement clarifiés des termes en jeu, à savoir des termes qui suivent l’expression « le droit de, le droit à ... ». * De quelle espèce de norme relèvent les droits de l’homme ? Pour répondre à cette question, je dirai d’abord quelques mots sur le concept de norme. L’existence de normes, différentes et changeantes, est un fait relatif à la spécificité humaine d’établir des relations sociales et de créer des rôles assumés par des individus concrets. Les normes sont déduites, délibérément ou non, afin de créer un ordre dans un groupe donné, c’est-à-dire afin
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de fixer la mesure de ce qui est juste ou injuste, afin de déterminer par conséquent la conduite des individus ou la manière dont les relations sociales s’établissent entre les individus d’un groupe donné. Celui qui assume ou se trouve dans un rôle donné, doit se comporter selon les normes constituant ce rôle. Les normes s’énoncent habituellement en propositions de devoirs et de permissions. Ceci signifie que ces propositions les exprimant ne sont pas des propositions de connaissance, elles n’ont pas d’objet indépendant de ceux qui les énoncent. Par conséquent les normes ne sont ni vraies ni fausses2. C’est là leur spécificité épistémologique principale ainsi que l’origine des difficultés que présente l’évaluation d’une norme donnée : les normes ne peuvent être ni vérifiées ni falsifiées ; leur évaluation relève d’un traitement épistémologique différent. Comparées avec les propositions exprimant des connaissances, les normes sont des pensées déduites de prémisses très différentes épistémologiquement et par différents types de raisonnement. La spécificité axiologique d’une norme dépend de la spécificité épistémologique de ses prémisses. Sa justification ou son « fondement » est liée à la possibilité de remonter à ses origines – aux prémisses dont elle est déduite – et d’appréhender leur spécificité épistémique, c’est-à-dire à la possibilité de déterminer si les prémisses dont elle découle sont des connaissances ou bien sont elles-mêmes des normes, et de déterminer alors de quelle espèce de connaissance ou de normes il s’agit.
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Pour ce point voir Kuçuradi, Ioanna, « Knowledge and its Object », dans Kuçuradi, Ioanna & Cohen, Robert (éds), The Concept of Knowledge. The Ankara Seminar. Dordrecht/Boston/Londres : Kluwer Academic Publishers, 1995, « Boston Studies in the Philosophy of Science, 170 », pp. 97-102.
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Cette évaluation épistémologique, que chaque norme doit subir, est quelque chose de tout à fait différent de ses modes de validation ou des façons de mettre en vigueur une norme. Ces derniers consistent en diverses procédures sociales et politiques visant à établir un large consensus sur une norme donnée. Pour découvrir comment une norme morale a été établie, il est nécessaire de procéder à une analyse sociologique, alors que pour découvrir comment une norme légale est mise en vigueur, il faut lire les minutes des réunions des instances relevantes. Ce à quoi on assiste actuellement dans le monde, c’est à la recherche d’un consensus sur certaines normes sans que les spécificités épistémologiques et axiologiques des normes en question soient prises en compte. C’est là que réside l’un des principaux dangers des décisions « démocratiques » dans le monde actuel. Cela rend possible l’application, par consensus ou par un vote à la majorité des voix, de normes qui sont contraires aux droits de l’homme. Ce que j’ai dit au sujet de la spécificité épistémologique et axiologique des normes est vrai aussi bien pour les normes morales que pour les normes légales. Nous appelons « morale », tout système de normes auquel les individus d’un groupe donné (ou d’une culture donnée) doivent obéir dans leur action en relation avec les autres : ce sont des normes de comportement ou de conduite, aussi bien que des normes d’évaluation. Ce sont les conceptions de « bien » et de « mal » qui dominent au sein d’un groupe, d’une « société » ou d’une « culture » donnés. Or, si on considère ces normes morales avec un peu de recul, on observe aisément qu’elles diffèrent en partie d’un groupe ou d’une « culture » à l’autre, et qu’elles varient également avec le temps au sein d’un même groupe : des types de comportement, interdits à une époque, sont
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encouragés à une autre et vice versa. On voit également, qu’en fonction des normes différentes relatives à un même sujet, un même acte peut être simultanément qualifié de bon ou de mauvais. Ce fait, que le postmodernisme a tenté de justifier théoriquement, en perdant de vue la spécificité d’autres normes, a mené particulièrement les jeunes et principalement dans la « société occidentale », au rejet (théorique) de toute norme3. Cette observation mise à part, on remarque qu’il existe aussi des normes qui ne présentent pas de telles variations comme, par exemple, l’exigence de ‘tenir parole’. Dans chaque culture ou chaque groupe, les individus sont censés obéir à ces deux espèces de normes. Devant ce fait, la première distinction que nous devons faire se situe entre les normes d’évaluation – les jugements de valeur généraux – et les normes de comportement ou de conduite car, bien qu’elles soient facilement transposables, le rôle qu’elles sont censées jouer est différent. Les normes d’évaluation morale – ou les propositions générales sur ce qui est bien ou mal – sont censées déterminer nos jugements, c’est-à-dire d’être utilisées pour déterminer la valeur d’une action, d’une personne, d’une situation, etc. ; tandis que les normes de conduite morale sont censées déterminer nos actions dans la vie. En d’autres termes, les normes d’évaluation sont censées servir de critères pour établir la connaissance de valeur d’actions données ; tandis que les normes de conduite – règles ou principes moraux – sont censées déterminer l’action qui doit être menée dans chaque situation.
3
Voir également Hersch, Jeanne, « Cultural Development. A Tentative Answer », dans Agazzi, Evandro & Kuçuradi, Ioanna (éds), Philosophy and Cultural Development. Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 1993, pp. 31-32.
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Et le « devoir » qui résulte de ces dernières normes de conduite ou de comportement, se déduit de prémisses épistémiquement différents et ce, par d’autres types de raisonnement. Pour mon propos, je me contenterai ici seulement d’indiquer deux de ces espèces de normes : celles qui se déduisent de l’expérience, par induction, dans différents contextes historiques et celles qui se déduisent de la comparaison de différentes conditions (humaines ou historiques) données, au regard de la spécificité de l’être humain – ou de ce que l’on appelle la dignité humaine. La première espèce de normes peut se justifier, si l’on veut, statistiquement, la seconde par un type de raisonnement semblable au reductio ad absurdum. À l’origine de la première espèce de normes (de comportement) se trouvent des conditions naturelles ou sociales données, aussi bien que de différentes conceptions culturelles de l’être humain. Ce sont des normes de comportement, liées aux conditions existant à un moment donné, dont la fonction pratique est de préserver l’ordre existant quel qu’il soit, dans les conditions du moment où elles sont formulées. Si elles ont été établies avec sagesse, elles accomplissent une fonction importante tant que les conditions qui les ont vu naître se maintiennent. Mais quand ces conditions changent, elles perdent leur fonction et leur signification, c’est-à-dire que le « devoir » qu’elles expriment, perd son fondement. Beaucoup de formes de comportement traditionnelles ou coutumières transmises d’une génération à l’autre dans un groupe culturel donné, appartiennent à cette espèce de normes. Ainsi, bien qu’au cours du temps les conditions qui ont produit ces normes cessent d’exister – ce qui signifie qu’il n’y a plus de raison justifiant le « devoir » qu’elles expriment –, les membres du groupe essayent de les maintenir. On assiste même à des tentatives de rétablir des normes obsolètes.
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Cependant, avec le temps et le changement des conditions de nouvelles normes sur le même sujet sont déduites, le plus souvent incompatibles avec les anciennes. On touche là du doigt le point dont résulte en grande partie ce que l’on appelle la « crise des valeurs ». Il semble que ceux qui insistent à conserver de telles normes, ignorent la source dont ces impératifs découlent, c’est-à-dire qu’ils ignorent les spécificités épistémiques des normes. Les normes de cette espèce – dont les proverbes ou les adages de la sagesse populaire font également partie – résultent de l’évaluation de l’effet produit par tel ou tel type de comportement, c’est-à-dire de l’avantage qu’il procure ou du tort qu’il cause, la plupart du temps (ou souvent), à ceux qui se comportent de telle manière. Cette espèce de normes dit en fait la chose suivante : lorsque quelqu’un se comporte de telle ou telle manière, la probabilité de préserver son bénéfice ou son intérêt, et parfois celui des autres, augmente. En d’autres termes : si, dans un cas donné, on n’est pas en mesure de faire une évaluation juste, mais si on a la volonté de protéger ce que l’on considère comme son bénéfice ou son intérêt – ou celui du groupe auquel on appartient –, il est plus probable d’y parvenir en se comportant de la manière dont l’exige la norme (règle, etc.). Ceci, naturellement, n’exclut pas la possibilité que, dans certains cas, on nuise à son bénéfice ou à son intérêt ou à celui des autres en suivant cette norme. Les différentes normes qui distinguent les cultures entre elles sont la plupart du temps des normes de cette espèce. C’est également l’espèce de normes que les avocats d’un respect égal envers toutes les cultures nous invitent à observer et que ceux qui défendent la préservation des identités culturelles souhaitent rétablir, sans les évaluer, c’est-à-dire sans prendre en compte leurs implications concrètes dans les conditions existantes pour les
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êtres humains qui sont nés par hasard d’une mère et/ou d’un père élevés dans un groupe culturel donné. Quant aux autres espèces de normes (ou propositions relatives au « devoir »), provenant de la connaissance de la valeur de l’être humain : elles s’en déduisent, directement ou indirectement, par la considération des conditions humaines ou historiques qui portent atteinte à cette valeur (par exemple « tu ne tueras point », « il ne sera fait aucune discrimination raciale »). Il me semble que le raisonnement qui mène à l’établissement d’une telle norme (ou principe) est – schématiquement – le suivant : en raison de la valeur ou de la spécificité de l’être humain, ou des potentialités de l’espèce humaine, aucun être appartenant à cette espèce – vous et moi inclus – ne doit faire quoi que ce soit qui porte atteinte à cette valeur, c’est-à-dire qui anéantisse la possibilité de réaliser ces potentialités. De telles normes sont souvent formulées de façon passive : elles exigent qu’aucun être appartenant à l’espèce humaine ne soit soumis à un traitement qui empêche la réalisation de telles potentialités (par exemple : « nul ne sera soumis à la torture », etc.). Ce que nous appelons droits de l’homme ou droits fondamentaux constitue un exemple typique de ce genre de normes. Les droits de l’homme expriment – en fait, ont l’intention d’exprimer – des exigences éthiques sur la manière dont chaque être humain doit être traité et doit traiter les autres en général (indépendamment de qui il est ou de la situation particulière dans laquelle il peut se trouver), afin que la dignité humaine soit protégée dans la pratique. Toutes ces espèces de normes se retrouvent dans le droit positif. Je me bornerai ici à dire quelques mots sur certaines différences entre les normes morales et les normes légales qui sont directement pertinentes pour notre propos.
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Les normes légales définissent, entre autres, des limites à l’intérieur desquelles les personnes physiques ou morales peuvent se mouvoir, des actes qui doivent ou peuvent, qui ne doivent pas ou ne peuvent pas, être accomplis ainsi que le traitement que l’on doit subir si on transgresse ou viole ces limites. Elles définissent également l’organisation des relations sociales, c’est-à-dire comment les personnes physiques ou morales, dans le rôle qu’elles assument, doivent se comporter les unes envers les autres. Ces normes sont ce que nous appelons « les droits » et leurs devoirs complémentaires. Un droit est, en général, le « droit de quelqu’un ». Pour employer le concept platonicien de droit, que je trouve tout à fait approprié : un droit est quelque chose qui est dû (ὀφειλόµενον) à quelqu’un par quelqu’un d’autre. Dans le cas des droits de l’homme ils expriment le traitement qui est dû à chaque être humain par les autres. Il échappe souvent à l’attention que les droits de l’homme doivent se comprendre aussi bien au sens actif que passif, ce qui a des conséquences préjudiciables, en particulier dans l’enseignement de ces droits. Par exemple, l’enseignement des droits de l’homme semble porter, la plupart du temps, sur l’éducation civique, et non pas sur l’éthique, c’est-à-dire qu’il vise à appendre aux gens ce que sont leurs droits et comment les réclamer, plutôt qu’à éduquer les personnes à développer la volonté de protéger les droits de l’homme et qui possèdent la connaissance nécessaire à cette protection. Les droits de l’homme, tels qu’ils sont formulés dans les conventions internationales, expriment l’exigence qu’aucun être humain ne soit soumis à certains traitements, ils énoncent les traitements, directs ou indirects, auxquels un individu doit ou ne doit pas être soumis, afin d’être à même de réaliser, autant qu’il le peut, les potentia-
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lités humaines – y compris éthiques – qui constituent le fondement de la dignité humaine. Trop souvent encore, les individus ne se comportent pas les uns envers les autres de la manière dont les droits de l’homme l’exigent. Qui, alors, va protéger ces droits ? Si nous considérons les conventions internationales relatives aux droits de l’homme et plus précisément ceux à qui elles s’adressent – à l’exception de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui s’adresse à « chaque individu et à chaque organe de la société » – la réponse semble claire : l’instance qui doit garantir – directement ou indirectement – que les individus soient traités d’une manière conforme aux droits de l’homme, est l’État dans chaque État4. La signature d’une telle convention est une promesse faite par un État à ses citoyens et aux autres États signataires. Par cette signature il promet à ses citoyens et à la communauté mondiale de faire respecter les exigences que les droits de l’homme expriment ; il garantit (au moins verbalement, par un acte de langage) que les individus seront traités conformément aux exigences des droits de l’homme. Il garantit que les lois – les normes légales – seront déduites de ces principes de base et qu’elles seront effectivement mises en application par ceux qui sont responsables de leur exécution – les fonctionnaires publics, les officiers de l’État, les juges, la police, etc. Mais qu’en est-il lorsque des normes énoncées dans ces conventions internationales sont contradictoires ? C’est une question que je n’aborderai pas ici.
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Pour ce point voir Kuçuradi, Ioanna, « Der Staat, die Staaten und die Menschenrechte » , dans Paul, Gregor, Göller, Thomas, Lenk, Hans & Rappe, Guido (Hrsg), Humanität, Interkulturalität und Menschenrecht. Peter Lang, 2001, pp. 374-393.
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* Résumons maintenant la spécificité des normes ou des principes que nous appelons « droits de l’homme », ce qui les distingue des normes morales / culturelles et des normes légales : a) Les droits de l’homme sont des normes ou des principes qui sont déduits, dans des conditions historiques données, de la connaissance de la valeur de certaines potentialités humaines. Ils expriment les conditions préalables générales, jugées nécessaires à la réalisation de ces potentialités et ils formulent des exigences quant à la manière de traiter chaque être humain. C’est dans cette spécificité que réside leur « universalité » et non pas, comme on le suppose habituellement, dans le fait qu’ils soient valides pour le monde entier. Cette spécificité est également la raison pour laquelle tout doit être fait pour entériner, autant qu’il est possible, ces principes à l’ensemble du monde, après une réévaluation des instruments des droits de l’homme, parce qu’il est possible d’étendre à l’échelle mondiale la validité d’une norme quelconque par les procédures formelles nécessaires. Les normes culturelles, quant à elles, se déduisent par induction seulement des conditions locales empiriques. Elles visent à protéger les intérêts d’un groupe donné, en général contre les intérêts d’autres groupes. Beaucoup de normes légales sont issues de telles normes ou en sont la légalisation. C’est en raison de leur spécificité épistémologique et axiologique que les droits de l’homme, clairement conçus, doivent constituer le fondement d’où, de façon directe ou indirecte, les normes légales doivent se déduire, c’est-àdire qu’ils doivent constituer les prémisses principales du Droit positif ; pour peu que nous soyons conscients du fait que le but du Droit est l’exécution des exigences de la justice (des droits de l’homme) et la protection de la digni-
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té humaine, et non la défense des seuls intérêts personnels ou de groupes qui, en tant que tels, entrent inévitablement en conflit. Ce à quoi nous assistons actuellement dans le Droit positif, c’est à une juxtaposition de normes légales, dont certaines sont déduites des droits de l’homme et d’autres découlent directement de conceptions culturelles, c’est-àdire de jugements de valeur au sein d’un groupe donné – ce qui rend possible l’existence de normes contradictoires sur le même sujet. b) Les droits de l’homme sont des normes qui définissent la manière dont chaque être humain, doit ou ne doit pas être traité. C’est ce qui fait qu’une telle norme est un droit, et ensuite un droit de l’homme. Considérés ainsi, dans leur formulation passive, les droits de l’homme sont des normes fondamentales pour la législation. c) Cependant, considérés dans une perspective active, ce sont également des normes de conduite pour les relations interhumaines et sociales. Ils expriment les conditions minimales de l’action éthique dans la vie publique. C’est la raison pour laquelle les droits de l’homme en tant que principes d’action présupposent, pour être efficaces 1) que les individus aient la volonté d’agir en conséquence, 2) qu’ils aient une connaissance claire de leur contenu, et 3) qu’ils développent la capacité intellectuelle de trouver leurs conséquence pour agir dans une situation concrète. La connaissance de la spécificité épistémologique des droits de l’homme nous fait également comprendre la chose suivante : toutes les espèces de normes pratiques (de normes morales ou légales), indépendamment de leurs prémisses et de la manière dont elles sont déduites, visent à créer un ordre dans un groupe donné. Une question se pose alors : l’existence de l’ordre – de tout ordre – suffit-elle à la protection des droits de l’homme ? Si nous
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arrivons à surmonter le préjugé, ou le jugement de valeur, selon lequel l’« ordre est bon en soi », nous voyons que tout ordre ne permet pas l’humanisation des individus – c’est-à-dire l’exercice de ses potentialités humaines. Ce que les droits de l’homme visent, c’est la création permanente d’un tel ordre. Ceci nous montre également que le Droit n’est pas suffisant ; des lois déduites des conditions historiques spécifiques à la lumière des droits de l’homme sont nécessaires. Il est très possible – et c’est souvent le cas – de porter atteinte aux droits de l’homme par le Droit, non seulement parce que le législateur ne peut pas prendre en compte tous les cas qui peuvent apparaître dans leur complexité, mais aussi parce que les lois sont souvent la légalisation de normes culturelles ou d’intérêts de groupes. Ainsi, d) considérés dans la perspective de l’État, les droits de l’homme se présentent comme des exigences concernant les devoirs fondamentaux de l’État dans chaque État envers ses citoyens. Ces devoirs consistent à établir une législation conforme aux droits de l’homme clairement conçus (c’est ce qu’on appelle actuellement l’adaptation du Droit national aux instruments internationaux des droits de l’homme) ; ils consistent aussi à garantir l’application de telles lois et surtout à former ceux qui sont censés les appliquer (officiers publics, juges, etc.), afin qu’ils soient à même d’assurer leur mise en application. Pareilles législation, application des lois et éducation dépendent avant tout de la connaissance précise de chaque droit de l’homme, elles présupposent que ceux qui sont responsables de l’enseignement des droits de l’homme et de leur mise en œuvre, aient une connaissance philosophique suffisante des conditions que ces droits requièrent et soient à même de mettre en rapport cette connaissance aux cas qui se présentent à eux.
LAÏCITÉ ET DROITS DE L’HOMME*
‘Le choc des civilisations’ est une expression à la mode que nous entendons tous les jours, tout comme les expressions ‘le dialogue des civilisations’, ‘le dialogue des cultures’, ‘le dialogue des religions’, qui sont considérées comme des antidotes. Je trouve que ceci est une approche simpliste du problème pertinent auquel nous avons à faire face à présent et qui apparaît comme l’un des problèmes les plus aigus des sociétés multiculturelles ou multireligieuses : aux conflits dus à la divergence, même à la contradiction, entre les normes sur les mêmes enjeux, qu’il s’agisse de normes de différentes cultures ou religions, ou qu’il s’agisse de divergences entre celles-ci et les normes légales ou les normes des droits de l’homme. À présent, la laïcité constitue une source permanente de débats dans beaucoup de pays. Elle est traitée selon des perspectives variées et elle est souvent considérée comme un moyen d’affronter les conflits entre les communautés religieuses, ce qui, selon une vue prévalente, nécessite « la distance égale de l’État envers toutes les religions ». Mais, autant que je puisse suivre ces débats, aucun lien direct n’est établi entre la laïcité et les droits de l’homme. D’un autre côté, même dans les États qui avouent – dans leurs constitutions – être « laïcs », nous voyons un renforcement de décisions et de pratiques qui contredisent la laïcité et qui, sans être remarquées, s’insinuent dans la vie publique, s’y étendent et la déterminent. La promotion *
Version française du texte publié dans Kuçuradi, Ioanna (éd.), Dünya Felsefe Günü/World Philosophy Day/Journée mondiale de la philosophie [Istanbul, 22-23 novembre 2007]. Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu/Philosophical Society of Turkey/Société philosophique de Turquie, 2009, pp. 239-244.
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bien pensée mais philosophiquement non examinée du « respect égal à l’égard de toutes les cultures », durant les quelques décennies passées, associée à une mauvaise conception des soi-disant libertés fondamentales, a joué, et joue encore, un rôle crucial en cette matière. Ainsi, le besoin de repenser le concept de laïcité est devenu très urgent, depuis que la compréhension dominante ne nous aide pas à affronter les tentatives de désécularisation entreprises au nom de la liberté ou des libertés. Ici, je vais essayer de montrer que la laïcité est une condition sine qua non pour l’efficacité et la réalisation des droits de l’homme. Je vais le faire en analysant les deux termes différents – cependant complémentaires – utilisés pour exprimer la même idée : laïcité-laïcisme et sécularisation-sécularisme et pendant que je ferai cela je garderai à l’esprit les intentions qui ont introduit, il y a quelques siècles, cette idée dans les conditions existantes en Europe. * La laïcité est un principe historique concernant l’arrangement et l’administration des affaires publiques. Mais qu’est-ce que c’est ? En d’autre mots, qu’est-ce qui la distingue des autres principes et normes appropriés qui jouent – ou qu’on attend qu’ils jouent – le même rôle ? Selon beaucoup de gens le laïcisme remonte à l’athéisme ou au rejet de la religion. Pour eux, être laïc signifie être irréligieux ou athée. Beaucoup d’autres, néanmoins, s’opposent à cette opinion et proclament qu’il est tout à fait possible pour un individu d’être religieux et en même temps laïc. Mais comme aucune de ces affirmations n’est justifiée de façon cognitive, le débat tourne régulièrement dans un cercle vicieux. Considérée philosophiquement, comme un principe concernant l’arrangement et l’administration des affaires publiques, la laïcité apparaît avoir peu à faire ou n’avoir
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rien à faire avec l’irréligiosité tout autant qu’avec la religiosité. Parce que ceux qui possèdent une religion – c’està-dire une religion donnée – sont des individus et que ces individus qui possèdent cette unique religion donnée constituent un « groupe » donné de ce point de vue, bien qu’ils possèdent à partir de points de vue d’autres caractéristiques, ils appartiennent en même temps à d’autres groupes divers – c’est-à-dire qu’ils ont beaucoup d’autres identités collectives. Dans le monde d’aujourd’hui chaque individu – à moins qu’il soit un apatride – est le citoyen d’un État dont le Droit est constitué et les affaires publiques sont organisées par différents principes. Dans beaucoup d’États les citoyens ont des religions différentes et quelques-uns d’entre eux sont irréligieux, alors que les citoyens de différents États ont la même religion. En d’autres mots, la ‘citoyenneté’ exprime la relation d’un individu avec un État, tandis que la ‘religiosité’ ou l’‘irréligiosité’ exprime sa relation avec une religion donnée – avec un système de « croyances » monothéiste, polythéiste ou non théiste. Chaque religion consiste principalement en une doctrine – un dogme, une vue du monde – et un système de morale (un système de normes d’évaluation et de conduite) relié à cette doctrine. L’appartenance d’un individu à une religion, ou son adhésion, signifie que cet individu croit dans la « vérité » d’une doctrine qui lui est enseignée et qui est différente des doctrines similaires, cependant sans prendre en considération la qualité épistémique de cette doctrine ; et cela répond dans sa vie aux demandes que les normes d’évaluation et de conduite liées à cette doctrine apportent, cependant sans prendre en considération leurs spécificités épistémologiques et axiologiques. Tous les systèmes de morale, qu’ils soient reliés ou non à une religion, sont des ensembles de normes – de jugements de valeur généraux, différents et changeants et
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de règles de conduite – rendus valides dans des groupes donnés et ayant pour but d’enseigner aux individus ce qui est « bon » et ce qui est « mauvais », visant conséquemment à déterminer les évaluations et les actions des individus dans leurs relations avec d’autres individus et avec eux mêmes. La laïcité n’est pas un principe qui peut trouver une place dans un système de morale. C’est un principe se rapportant à l’arrangement des affaires publiques, à l’établissement des relations légales et à l’administration du droit dans un État. En tant que principe pratique, il exprime aussi en fait une demande concernant ce qui devrait, et ne devrait pas, être fait ; mais la demande qu’il apporte ne concerne pas la détermination des relations interpersonnelles, mais la détermination des relations légales et des affaires publiques. Selon une compréhension largement répandue, la laïcité signifie la séparation de l’État et de la religion : selon certains, la « non interférence de la religion (de l’Église) dans les affaires de l’État », mais selon d’autres, « non seulement la non interférence de la religion dans les affaires de l’État, mais aussi de l’État dans les affaires de religion ». C’est une conception tout à fait superficielle de la laïcité ; elle perd de vue son contexte historique – c’est-àdire les raisons pour lesquelles ce principe a été introduit ou ses « pourquoi » –, et ainsi laisse la porte ouverte aux « interprétations » variées. Cette conception, néanmoins, nous procure un indice, qui peut être utilisé dans notre essai pour clarifier le concept de laïcité : elle nous fait voir l’intention essentielle en amenant ce principe : que « quelque chose » fait habituellement ne devrait plus être fait. Si nous arrivons à avoir un aperçu, et mettre le doigt dessus, sur ce « quelque chose », nous pourrions peut-être
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saisir ce que la laïcité – au-delà de la non interférence réclamée – demande. Pour faire cela, permettez-moi, je vous prie, de vous rappeler d’abord l’étymologie du mot laïcité, que probablement vous connaissez tous, et ensuite de l’utiliser. Le terme grec λαϊκός (laicus en latin), d’où est dérivé le mot laïcité, est un adjectif utilisé comme un substantif. Ce terme, qui est le corrélatif de κληρικός, désigne celui qui n’appartient pas au κλῆρoς (au clergé), le laïc, quel que soit son statut social ou ses autres qualifications. Maintenant l’adjectif laïc en français se rapporte à cette signification du terme grec λαϊκός – c’est-à-dire du terme utilisé comme substantif et comme corrélatif de κληρικός – bien que l’adjectif λαϊκός en grec ait une connotation beaucoup plus large. Ainsi, l’adjectif laïc en français, par exemple dans les contextes ‘morale laïque’, ‘État laïc’, ‘enseignement laïc’, dénote une qualité « négative » dans le sens technique du terme : la seule chose que nous apprenons en liaison avec cette morale, cet État ou cet enseignement est que la morale considérée – quelle qu’elle soit – n’est pas un système de normes procédant de quelque religion ; que la constitution et l’administration de l’État considéré – quel qu’il soit – ne sont pas déterminées par des normes procédant de quelque religion ; que le système éducatif considéré – quels que puissent être ses objectifs et ses méthodes – n’est pas développé en prenant en compte les conceptions et les normes de quelque religion. Cela signifie que, lorsque quelqu’un parle d’un État laïc, la seule chose que nous apprenons de cela est que cet État est constitué et administré sans prendre en considération la vue du monde et les normes de quelque religion – bien que cela n’exclue pas une coïncidence de certaines normes. Dans un tel État, le fait que les citoyens, en tant qu’individus, ont une religion ou différentes religions, ou
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n’ont aucune religion, ne fait aucune différence dans leurs relations, en tant que citoyens, avec l’État. Cependant l’adjectif laïc dans ce contexte ne nous dit pas sur quels principes cet État laïc donné est constitué ou ce qu’est en fait son régime. Un État ‘laïc’ peut avoir des régimes tout à fait différents. Ainsi, la laïcité en tant qu’idée du siècle des Lumières et principe de l’État moderne – dont l’élément de base est le citoyen et qui est fondée sur l’égalité des droits du citoyen – consiste dans la conception et la demande que les doctrines et les normes de (quelque) religion ne devraient pas déterminer la constitution et l’administration de l’État, ainsi que la déduction et l’application du droit dans un État. Ceci démontre en pratique que les organes politiques et les institutions publiques ne devraient pas être fondés sur des conceptions et des normes religieuses, que les représentants de l’État et les fonctionnaires, quand ils exercent leurs fonctions, ne devraient pas prendre en considération les conceptions et les normes de quelque religion. Comme cela apparaît dans cette analyse, la laïcité est seulement un concept négatif, au sens technique du terme. Et cela semble être la raison qui rend possible de lui attribuer différents contenus, dont la plupart ne contribuent pas à l’accomplissement des intentions pour lesquelles elle fut introduite. Maintenant, en gardant à l’esprit que toutes les traditions culturelles sont infiltrées par des traditions religieuses et vice versa, et que les normes non religieuses et culturelles jouent le même rôle, nous devons élargir l’extension du concept de laïcité et mettre en avant son contenu positif. La question suivante pourrait nous aider à surmonter les difficultés créées par la laïcité comme concept négatif : si la doctrine et les normes de (quelque) religion ne déter-
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minaient pas la constitution et l’administration d’un État ou la déduction du droit, quel genre de conceptions ou de normes pourrait être approprié pour les déterminer ? Dans notre effort pour répondre à cette question, l’autre terme utilisé pour exprimer la même idée – le terme ‘sécularisation-sécularisme’ – nous donne un indice. Dans le concept de sécularisation, il y a un élément additionnel, que nous ne trouvons pas dans le concept de laïcité : le terme ‘séculier’ vient étymologiquement du mot latin saecularis, qui dérive du mot saeculum. Ce mot latin signifie ‘siècle’, ‘époque’ (αἰών). Cette étymologie me fait penser que ‘sécularisation’ souhaite exprimer le changement, et ainsi l’adaptation, de « quelque chose » aux exigences de l’époque ; en d’autres termes, ainsi compris, ‘sécularisation’ apparaît être un synonyme de ‘modernisation’. Maintenant, si nous gardons ceci à l’esprit, ainsi que les conditions historiques et factuelles où elle fut introduite, la sécularisation équivaudrait à changer et à adapter ce qui est l’objet de sécularisation aux idées nouvelles que l’humanité a produites à cette époque. Ce qui est sécularisé est habituellement une institution déterminée, jusqu’à ce moment, par les conceptions et les normes d’une religion donnée qui sont contredites par ces nouvelles idées. Le sécularisme apporte une telle demande. Ainsi le laïcisme et le sécularisme apparaissent être les deux côtés d’une même pièce, c’est-à-dire les concepts négatif et positif de la même idée. La laïcité exprime ce qui ne devrait pas déterminer la structure et le fonctionnement d’une institution et avant tout de l’État, tandis que le sécularisme exprime ce qui devrait le déterminer : voici les idées formées par la pensée philosophique de « l’époque ». Historiquement, ce sont des idées produites en tant que résultat du siècle des Lumières dans le sens kantien, c’est-à-dire « quand l’homme quitte sa propre
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immaturité » et « trouve le courage d’utiliser sa propre intelligence sans être guidé par un autre […] et premièrement en matière de religion ». Maintenant, si l’‘État laïc’ est une forme d’État, dont la constitution et l’administration ne sont pas fondées sur les conceptions et les normes de quelque religion, que serait aujourd’hui, au commencement du troisième millénaire, la principale caractéristique de l’État « moderne », « contemporain », « séculier » ? Si nous regardons les principales idées de notre saeculum – de notre époque – du point de vue de leur valeur, c’est-à-dire si nous essayons de les évaluer, et en particulier quand nous comparons différentes normes – normes culturelles et normes des droits de l’homme – sur les mêmes questions et sur les différentes conséquences qu’elles apportent aux êtres humains, il apparaît que l’idée la plus significative ou la plus valable de notre époque dans ce domaine est l’idée des droits de l’homme, c’est-àdire l’idée que les êtres humains, parce qu’ils sont des êtres humains, devraient être traités, et devraient traiter d’autres êtres humains, d’« une certaine façon ». Chaque droit de l’homme, ce sont des essais – malheureusement des essais pas toujours réussis – de mettre en avant cette « certaine façon ». Sur la base de ces considérations nous pouvons maintenant définir le laïcisme et le sécularisme comme la demande que la déduction du droit, ainsi que l’arrangement et l’administration des affaires publiques – les institutions publiques – soient déterminés, non par des visions du monde religieuses-culturelles-traditionnelles, mais par des droits de l’homme et des normes qui sont des implications des droits de l’homme dans les conditions d’un pays donné. Nous pouvons aussi dire que ‘l’État séculier’ est l’État dont le droit est déduit des droits de l’homme et qui
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est administré en harmonie avec les droits de l’homme : c’est l’État fondé sur les droits de l’homme. Ainsi la laïcité apparaît être une condition sine qua non de l’État moderne/contemporain, une condition sine qua non de la possibilité de rendre déterminant les droits de l’homme. Pour mettre ceci en une phrase : les normes religieuses et culturelles en général ne devraient pas déterminer la déduction du droit, ainsi que l’arrangement et l’administration des affaires publiques, pour que les droits de l’homme puissent les déterminer. Dans un monde où l’on fait des tentatives pour promouvoir la soi-disant « minimisation de l’État » au nom des libertés (mal comprises) – une minimisation dont une conséquence prévisible serait la désécularisation –, si nous espérons sincèrement appliquer des droits de l’homme clairement conçus, nous devons remonter le courant et être vigilant sur la laïcité comme une condition nécessaire pour la mise en œuvre des droits de l’homme.
LE CONCEPT DE LA DIGNITÉ HUMAINE ET LES DROITS DE L’HOMME*
Au cours d’une interview sur les droits de l’homme diffusée lors d’un programme télévisé, à laquelle je participais il y a presque dix ans, le journaliste me dit tout à coup que, s’il avait bien compris, j’établissais un lien entre la philosophie et la torture et il me demanda quel était ce lien. Je fus choquée. En quelques secondes j’essayai de deviner comment il avait pu en arriver à une telle conclusion. Je lui répondis : il n’y a aucun lien entre la philosophie et la torture ; pourtant, si l’on considère la torture d’un point de vue philosophique et éthique, on s’aperçoit qu’elle ne porte pas atteinte à la dignité humaine de la victime, ni ne la « dégrade », comme il est généralement admis – par exemple, dans la formulation du titre Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle porte atteinte à la dignité humaine de celui qui torture. Nous protégeons la dignité humaine ou nous lui portons atteinte par ce que nous faisons et non par ce que nous endurons, mais il s’agit de notre propre dignité humaine, car nous sommes responsables de ce que nous faisons et non de ce que les autres nous font. Ce que nous faisons, ou nous abstenons de faire, dépend de chacun d’entre nous, autrement dit, agir conformément à la dignité humaine dans nos relations avec les autres êtres humains est un problème qui concerne notre relation éthique avec * Cette conférence a été prononcée en anglais lors du séminaire « Droits et dignité de la personne humaine », organisé par l’Union internationale des Académies à Barcelone (24-26 mai 2004) et publiée dans Human Rights: Concepts and Problems. Münster : LIT Verlag, 2013, « Philosophy in International Context, Vol. 7 (Hans Lenk, éd.) », pp. 97-104. Traduit par Catherine Champniers, revu par l’auteur.
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nous-mêmes, bien que nos actions soient dirigées vers les autres. C’est un incident que j’utilise souvent dans différents contextes pour divers buts théoriques et pratiques, toujours principalement afin de contrecarrer la pensée largement acceptée que les êtres humains sont déshonorés ou dégradés par le traitement qu’ils subissent ; c’est-à-dire afin d’attirer l’attention sur le fait que nous protégeons ou que nous portons atteinte à la dignité humaine – notre dignité humaine – non par ce que nous endurons, mais par nos propres actions. Cette revendication de ma part est étroitement liée à l’aspect le plus fondamental des droits de l’homme – l’aspect éthique – qui est malheureusement négligé dans le débat actuel, ainsi que dans l’éducation, de ces droits, qui se concentrent uniquement sur leurs aspects légaux. Ainsi, en dépit du fait que le terme de dignité humaine est souvent mentionné en rapport avec les droits de l’homme, le point de connexion conceptuelle entre les droits de l’homme et la dignité humaine n’est pas suffisamment clair. Ici, je vais essayer de montrer ce point de connexion, qui repose également sur l’origine de chacun des droits de l’homme, en clarifiant le concept des droits de l’homme et en conceptualisant ce que nous appelons la dignité humaine à travers le concept de la valeur de l’être humain. Puis je vais aussi essayer de distinguer ce concept de dignité humaine (human dignity, menschliche Würde, ἀνθρώπινη ἀξιοπρέπεια, insan onuru) des autres concepts avec lesquels elle est souvent confondue dans la vie quotidienne, tels que l’honneur (honor, Ehre, τιµή/ὑπόληψις, namus/onur) et la fierté (pride, Stolz, ὑπερηφάνεια, gurur) – une confusion qui amène à penser qu’il y a différentes perceptions de la dignité humaine dans les diverses civilisations ou cultures.
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C’est un travail difficile parce que de tels mots ne sont pas toujours équivalents dans les différentes langues ou, même s’ils le sont, ils n’ont pas toujours la même connotation. * Qu’est-ce que les droits de l’homme ? Ce que nous appelons ‘les droits de l’homme’ est avant tout une idée, une conception de l’esprit humain : la conception que les êtres humains, parce que ce sont des êtres humains – c’est-à-dire parce qu’ils appartiennent à une espèce qui, en raison de certaines spécificités qui sont les leurs, a produit le pain que nous mangeons, a découvert l’électricité que nous utilisons à tout moment, a écrit Le Petit Prince que quelques-uns d’entre nous ont lu, a conçu l’idée d’équité (ἐπιείκεια) et l’institution de médiateur (ombudsman), qui a été établie dans quelques pays, etc., parce que cette espèce a mené à bien tout cela – devraient être traités d’une façon spéciale, d’une façon qui rend possible pour un être humain de réaliser de telles potentialités de l’être humain. Les êtres humains devraient être traités de cette façon spéciale, parce que dans la vie la plupart des hommes prive d’autres hommes de cette possibilité. C’est ce que le premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme se propose d’exprimer, en établissant que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Dans cet énoncé du premier article de la Déclaration qui, si je ne me trompe pas, est le seul article qui formule la conception des droits de l’homme et se trouve à la base des principaux instruments internationaux de ces droits, nous voyons la tentative de justifier l’égalité dans la dignité et en droits de tous les humains par deux caractéristiques naturelles de l’homme – l’une intellectuelle (la raison) et l’autre éthique (la cons
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cience) –, desquelles est aussi déduite la nécessité d’agir les uns envers les autres « fraternellement » : tous les êtres humains sont égaux en dignité et en droits parce qu’ils sont doués de raison et de conscience ; et parce qu’ils sont doués de raison et de conscience ils devraient agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. Ici, nous voyons que les droits de l’homme sont également conçus comme principes d’action. Les êtres humains devraient être traités, par les autres êtres humains, d’une façon spéciale, dans un esprit de fraternité, en aucun cas comme Caïn et Abel se sont traités. Mais comment ? Les 28 articles suivants de la Déclaration sont une tentative pour répondre à ce comment. Et les deux Pactes internationaux, ainsi que d’autres documents internationaux similaires, sont des tentatives – ou des intentions – de proposer les conditions de possibilité d’un tel traitement, c’est-à-dire pour formuler des normes – des normes « universelles » fondamentales –, qui seront effectives dans l’établissement des relations sociales : dans la législation à des niveaux variés et dans l’administration des affaires publiques, si bien que les individus pourront réaliser – chacun selon sa propre capacité – les potentialités de l’être humain, que j’ai mentionnées plus tôt. Ce que nous appelons les droits de l’homme sont avant tout des principes éthiques pour le traitement des individus, non seulement dans le sens passif, mais aussi dans le sens actif. Ils sont une tentative – une tentative encore très déficiente tant en pratique qu’en théorie – d’introduire des demandes éthiques dans les relations sociales, en droit et en politique. En résumé, les droits de l’homme expriment et exigent la création permanente des conditions générales jugées nécessaires à la réalisation de certaines potentialités de l’être humain.
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Ceci est une approche anthropologique des droits de l’homme, fondée sur un concept de valeur, selon lequel la valeur de l’être humain est comprise comme « la place spéciale de l’être humain (en tant qu’espèce) parmi les autres êtres vivants », en raison de certaines spécificités différentes ou, plus, en dehors de celles qui sont partagées avec les autres êtres vivants – des spécificités qui comprennent également ses potentialités. Les droits de l’homme expriment les conditions objectives pour réaliser de telles potentialités qui constituent la valeur de l’être humain comme espèce. Formulés en tant que normes, ils nous disent comment chaque être humain et tout être humain devrait traiter, et devrait être traité par, les autres êtres humains, afin qu’il ait la possibilité d’accomplir de telles capacités. Ainsi, ce que nous appelons la ‘dignité humaine’ dénote la conscience de la valeur de l’être humain. C’est cette valeur qui rend chaque homme digne d’être traité de telle sorte qu’il a la possibilité de réaliser ses potentialités et de vivre en paix avec lui-même. C’est le corrélat subjectif de la valeur objective de l’homme. La dignité humaine consiste en la connaissance philosophico-anthropologique de la valeur de l’espèce humaine, c’est-à-dire la connaissance de certaines de ses spécificités, et des réalisations de l’espèce humaine dans l’histoire, qui viennent d’elle et qui lui ont donné une place spéciale dans l’univers. Cette connaissance rend nécessaire, pour tous ceux qui la possèdent, de traiter les êtres humains, quelles que soient leurs spécificités naturelles et contingentes, en accord avec cette valeur – même ceux qui l’ignorent. C’est aussi cette connaissance qui aide un individu à prendre conscience d’être avant tout un être humain, à prendre conscience de son identité humaine – notre seule identité commune – quelles que puissent être ses autres identités.
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Chacun des droits de l’homme est une implication pratique de la dignité humaine. Ces droits exigent de tous les individus une espèce de traitement pour tous les individus, qui protège la valeur de l’être humain. C’est pourquoi les droits de l’homme clairement conçus sont des normes « universelles ». Cette universalité des droits de l’homme est ce qui les distingue des normes culturelles qui diffèrent de société en société et montrent des changements dans une même société ; en conséquence, c’est ce qui distingue la ‘dignité humaine’ des conceptions culturelles de l’‘honneur’, qui sont habituellement – bien que non exclusivement – liées à des jugements de valeur différents et changeants (en ce qui concerne le bien et le mal) répandus dans des cultures, des sociétés, des religions différentes, etc. Dans son sens originel, l’‘honneur’ dénote l’estime que l’on porte à un individu qui le mérite ou qui est considéré comme le méritant. Ce mérite peut venir des spécificités éthiques d’une personne – de ses vertus, comme par exemple celles décrites dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote –, c’est-à-dire que l’estime apportée peut avoir une corrélation objective et peut être fondée sur la connaissance des vertus d’un individu ; mais nous pouvons également considérer ce mérite comme dépendant de l’attitude de l’individu, qui correspond aux jugements de valeur prévalant dans une culture, c’est-à-dire aux règles ou modèles de conduite et d’attitude estimés « bons » dans une société donnée. Ainsi, tandis que le contenu du concept de la dignité humaine relève de la connaissance anthropologique liée à la nature de l’être humain, le concept de l’honneur est lié à l’estime de la valeur, ou considérée comme telle (selon l’image), d’un individu. Nous pouvons voir aussi la différence entre la dignité humaine et l’honneur en considérant en particulier les
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cas de déshonneur. Vous vous souviendrez peut-être de la déclaration d’un prisonnier irakien, qui a été relatée récemment dans la presse : ce prisonnier a été torturé par des soldats américains. Il a soutenu qu’il préférait être électrocuté, comme cela est arrivé quand il fut arrêté au temps de Saddam, plutôt que d’être obligé de rester entièrement nu devant un mur, parce que ce dernier traitement le déshonorait, alors que le premier n’était pas déshonorant. Ainsi, bien que les deux traitements ignorent la dignité humaine, le prisonnier ne se sentait pas déshonoré quand on l’électrocutait, mais se sentait déshonoré quand il était obligé de rester entièrement nu devant les autres. Protéger la dignité humaine, par ce que nous faisons ou empêchons de faire, dépend de chacun d’entre nous, tandis qu’être honoré dépend des autres. Cependant, en essayant de déshonorer quelqu’un, c’est-à-dire de le forcer à se voir lui-même, et à être vu dans une position où il ne veut pas être vu (comme dans le cas du prisonnier irakien), nous portons dommage à la dignité humaine que nous partageons avec lui, qu’il se sente ou non déshonoré. Être honoré dépend des autres, qui évaluent les choses de différentes façons, qui, s’ils n’ont pas suffisamment acquis une connaissance des valeurs éthiques, donnent de l’estime ou de l’honneur pas uniquement aux hommes honorables. Une personne honorable est celle qui connaît ce qu’est la dignité humaine, ou au moins en est consciente, et qui agit en conséquence. Il est intéressant de noter qu’en français (et en anglais) ‘honnêteté’ et ‘honneur’ ont la même étymologie. L’honnêteté peut être conçue comme l’identité (la similitude) de ce que quelqu’un veut réaliser par une action et ce qu’il fait. En d’autres mots, elle peut être conçue comme le lien nécessaire entre ce qu’une personne veut réaliser et ce qu’il fait à quelqu’un d’autre dans un cas donné. Une personne honnête est celle qui fait aux autres ce qu’il veut
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pour eux, et ne s’attend pas pour lui-même, de ce qu’il fait pour quelqu’un d’autre, quelque chose « en retour » – pour utiliser les mots de Kant, c’est celui qui ne traite pas les autres comme moyen. C’est lui qui protège la dignité humaine. Une telle personne est une personne honorable, qu’elle soit ou non honorée. Elle est honorable parce qu’elle agit en accord avec la dignité humaine. Je pense que ce qui diffère d’une culture à l’autre est la conception de l’honneur, qui est souvent confondue conceptuellement avec la dignité humaine. L’‘honneur’, comme l’estime donnée à quelqu’un qui la mérite ou ne la mérite pas, est également lié à la relation éthique envers soi-même – comme l’amour-propre ou l’arrogance. L’amour-propre est fondé sur la connaissance de ses propres vertus éthiques, l’arrogance sur sa propre image, la plupart du temps forgés à travers les yeux des autres. Et c’est là que dans certaines cultures l’‘honneur’ est confondu avec la ‘fierté’. Dans ce cas, si une personne est traitée, ou s’imagine être traitée, par les autres selon sa propre image, elle se sent fière ; sinon, elle se sent heurtée ou blessée dans sa fierté. Considérée selon la perspective de l’individu : la dignité est le corrélat subjectif – la connaissance ou la conscience de l’individu – de la valeur que les individus comme êtres humains possèdent et peuvent faire du tort uniquement par leurs propres actions ; tandis que l’honneur ou le déshonneur sont des sentiments causés, à la lumière de l’amour-propre, par la façon dont se traitent les individus les uns envers les autres. Ainsi, il est possible qu’une personne honorable, traitée, pour une raison indépendante de lui-même, d’une façon voulue pour le déshonorer aux yeux des autres, ne se sente pas déshonorée, alors qu’une autre personne, traitée de la même façon, se sentirait déshonorée.
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Dans le dernier exemple, nous observons une confusion entre l’honneur et la fierté. Du point de vue de l’individu, l’honneur apparaît comme un sentiment d’un individu qui se préoccupe de la façon dont il est traité par ceux qui estiment ses vertus éthiques – une estime qui correspond à son propre critère. Tandis que la fierté est un sentiment qui relève de la relation d’un individu avec luimême, vécu, selon qu’il est traité, directement ou indirectement, en accord avec sa propre image. Les droits de l’homme sont liés à la dignité humaine – la connaissance de la valeur de certaines potentialités de l’être humain, qui constitue également les prémisses majeures dans la déduction des normes des droits de l’homme. C’est la raison pour laquelle les droits de l’homme sont avant tout des normes éthiques et des normes universelles, qui doivent en conséquence être distinguées avec soin des normes culturelles/sociales. Et c’est également pourquoi les droits de l’homme clairement conçus devraient constituer les prémisses majeures dans la déduction du droit positif : parce qu’ils expriment les conditions de la possibilité de réaliser certaines potentialités humaines et de vivre une vie humaine au sens actif et passif. Ce concept de la dignité humaine, mise en avant dans son rapport avec les droits de l’homme à travers le concept de la valeur de l’être humain, implique qu’il serait plus approprié de parler de conceptions différentes de l’honneur dans les différentes sociétés ou cultures, en raison des diverses conceptions de caractéristiques qui sont supposées constituer la « valeur » d’une personne, plutôt qu’en raison des différentes conceptions de la dignité humaine. Comment les êtres humains peuvent-ils être égaux en dignité et être traités en conséquence, si la dignité est conçue différemment dans différentes cultures ?
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Le combat pour les droits de l’homme
Face aux diverses conceptions des mêmes idées, nous devons conceptualiser ces idées philosophiquement. Nous trouvons dans un dialogue de Platon, le Ménon, et dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote un moyen approprié sur la façon de réaliser cela. Ainsi, à la lumière de ces conceptualisations, nous pouvons évaluer de telles idées, si bien que les conceptions culturelles, et les normes formulées sur la base de ces conceptions, ne soient pas considérées comme prioritaires aux droits de l’homme et afin d’éviter, autant que possible, que les droits de l’homme soient violés par égard aux conceptions culturelles.
LA LIBERTÉ DE PENSÉE – QU’EST-CE QUE C’EST ?*
Permettez-moi commencer par une longue citation : La liberté de pensée, de conscience et de religion est un ‘cas facile’ dans le répertoire des droits de l’homme. Le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion a de longues traditions à la fois dans le droit national et international. Il y a même des raisons d’affirmer que l’origine de l’idée générale des droits de l’homme réside dans la longue histoire de la protection des minorités religieuses. Le caractère non problématique du noyau traditionnel concernant le droit de l’homme en question est apparemment la raison pour laquelle il y a eu peu de recherches sur ce droit et que les plaintes des droits de l’homme auprès des organismes internationaux de surveillance ont assez rarement touché ce droit. Les États n’ont pas considéré qu’il était difficile de permettre à leurs citoyens de penser librement. Les difficultés commencent lorsque nous arrivons au droit d’exprimer sa propre conviction, au droit de s’organiser en tant que communauté afin de promouvoir une religion ou une croyance, et au droit d’agir en conformité avec sa conscience, même dans les cas où un système juridique national semble exiger un comportement uniforme, indépendamment des convictions différentes des individus. Les vrais problèmes en matière de liberté de pensée, de conscience et de religion ne concernent pas le noyau du droit lui-même (la liberté d’un état intérieur de l’esprit), mais les questions qui se rapportent aussi aux autres droits de l’homme. […]
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Texte présenté lors d’une conférence organisée par les Archives of Legal and Social Philosophy, en collaboration avec l’Institut Goethe, Istanbul, 5-9 décembre 1995 et publié dans Human Rights: Concepts and Problems. Münster : LIT Verlag, 2013, « Philosophy in International Context, Vol. 7 (Hans Lenk, éd.) », pp. 97-104. Traduit par Catherine Champniers, revu par l’auteur. Sa version en turc est publiée dans Archives 3. Istanbul : AFA, 1990, pp. 17-26 et dans Frankofoni 12. Ankara, 2000, pp. 327-334.
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Les termes ‘pensée’, ‘conscience’ et ‘religion’ couvrent ensemble toutes les attitudes possibles de l’individu envers le monde, la société, et envers ce qui détermine son destin et la destinée du monde, que ce soit une divinité, un être supérieur ou juste une raison et un rationalisme, ou une chance.
écrit Martin Scheinin dans Un commentaire sur la Déclaration universelle des droits de l’homme, publié en 19921. Je fais cette longue citation comme exemple typique de la compréhension, la compréhension la plus répandue de l’article 18 de la Déclaration, et du Pacte relatif aux droits civils et politiques, ainsi que de l’article 9 de la Convention européenne pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dans lesquels la « liberté de pensée » est mise avec la soi-disant liberté de conscience et de religion, bien que dans quelques constitutions nous voyons la « liberté de pensée » séparée des deux autres « libertés » ou pas du tout mentionnée2. Que le « droit à la liberté de pensée » n’ait pas été pas un droit problématique est peut-être vrai dans les pays européens occidentaux, les États-Unis et le Canada, où un jugement de valeur positif qui prédomine à propos de cette liberté – et avec toutes les libertés en général – est si répandu que ce droit, bien que ce qu’il exige ne soit pas clair, était jusqu’à récemment considéré comme acquis. Cependant ceci n’est pas vrai pour la majorité des pays qui ont proclamé la Déclaration universelle et qui ont signé le Pacte relatif aux droits civils et politiques. Ce
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Scheinin, Martin, « Article 18 », dans The Universal Declaration of Human Rights : A Commentary, éd. par Asbjørn Eide et al. Oslo : Scandivarian University Press, 1992, pp. 263-264. 2 Par exemple, dans la Constitution de la République fédérale allemande (1949) nous voyons seulement la « liberté de croyance, de conscience et de religion » [« Freiheit des Glaubens, Gewissens und Religion »] ; dans la Constitution de la Turquie (1981), nous avons deux articles séparés, les articles 24 et 25.
La liberté de pensée – qu’est-ce que c’est ?
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n’est également plus vrai pour beaucoup de régions de l’Europe occidentale où, d’après les mots du directeur général de l’UNESCO, M. Federico Mayor, « les braises de la haine » du fondamentalisme religieux, du nationalisme, du racisme et des préjudices ethniques sont « ravivées par les vents de la liberté ». La propagation du postmodernisme qui revendique que toutes les pensées, les convictions, les vues et les normes sont égales en valeur tout autant que la promotion à la mode du respect égal pour toutes les cultures et la soidisant « valeur de différence » ou « le droit d’être différent » – unies avec l’exigence non examinée à fond pour la liberté de pensée – rend possible la promulgation des « pensées » ou normes incompatibles avec les droits de l’homme et nuisibles. À côté de cette tendance, la confusion, qui prévaut dans le concept des droits de l’homme en général, laisse la porte ouverte à ceux qui ont le pouvoir dans différents États de restreindre les droits de l’homme afin de protéger des intérêts collectifs et de renforcer des lois reconnaissant des « droits » qui nuisent aux droits de l’homme de nombreux citoyens, même à ceux des citoyens qui sont supposés « bénéficier » de ces « droits ». En outre, nous voyons, dans divers États, des groupes ou des individus qui accusent l’État de violations des droits de l’homme en raison de la restriction de certaines libertés désirées – libertés qui nuisent aux droits de l’homme de ceux qui exigent de les avoir – ; juste comme nous voyons des gens condamnés au nom de la protection de « l’ordre public » parce que la recherche qu’ils mènent dans leur champ casse les tabous en vigueur. Nous voyons également des gouvernements incapables de prévenir la propagande raciste parce qu’ils ont peur d’être accusés de violer le droit de la « liberté de pensée et d’expression ».
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Ainsi, le besoin de réfléchir sur la « liberté de pensée » et de l’examiner scrupuleusement est amené à l’ordre du jour. * Pour montrer la confusion qui prévaut dans la conception de la « liberté de pensée », je souhaite comparer l’article 19 et l’article 18 du Pacte relatif aux droits civils et politiques. L’article 19 stipule : 1. « Chacun a le droit d’avoir des opinions sans interférence. 2. Chacun a le droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, recevoir et répandre des informations et des idées de toute espèce […] ». L’exercice de ces droits « peut […] être soumis à certaines restrictions », si nécessaire, par la loi. Cet article n’est pas parmi ceux dont « en temps d’urgence publique aucune dérogation ne peut être faite », tandis que l’article 18, qui est inclus parmi ces droits exemptés de cette dérogation, stipule : « Chacun a le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit comprend la liberté […] de manifester sa religion ou sa conviction par […] les pratiques et l’enseignement ». Maintenant, premièrement, qu’est-ce qu’une ‘opinion’, dont l’expression peut être restreinte temporairement ? Comment une opinion diffère-t-elle d’une ‘pensée’ qui ne peut pas être restreinte temporairement ? Et comment les deux diffèrent-elles de la connaissance ? Deuxièmement, l’application du droit mentionné dans l’article 19 – supposé être une liberté – peut être limitée, si nécessaire, pour protéger, parmi d’autres choses, la « morale publique ». Qu’est-ce que la ‘morale publique’ ? Et que faire si la « morale » en cours – à savoir les normes concernant ce qui est « bon » ou « mauvais » dans un pays, ou parmi les décideurs – contient des éléments malfaisants pour les droits de l’homme, comme c’est le cas dans de nombreux pays ? Qu’est-ce que cela signifierait, alors, de restreindre un droit humain par la loi afin de protéger la
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« morale publique » ? Cela ne signifierait-il pas d’assigner la priorité à des normes relatives au lieu d’assigner la priorité aux droits de l’homme ? Cela ne signifierait-il pas de considérer ces normes qui changent plus importantes que les principes « universaux » des droits de l’homme ? Par ailleurs, l’article 18, dont aucune dérogation ne peut être faite même en temps d’urgence publique, stipule : « la liberté de manifester sa religion ou ses convictions [par l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement] ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui ». ‘Autrui’ inclut-il, par exemple, les enfants dont une religion est enseignée avec le consentement des parents ? Et que faire si une religion enferme certains éléments néfastes aux droits de l’homme de ceux qui y adhèrent ? Cette différence dans l’approche de la « liberté d’opinion et d’expression » et de la « liberté de pensée, de conscience et de religion », aussi bien que les conditions dans lesquelles ces libertés peuvent être limitées, semblent ne pas être fondées sur une connaissance claire des droits pris en considération, mais plutôt sur la supposition – ou le jugement de valeur – que la morale et les religions sont nécessairement « bonnes ». Face à cette situation actuelle, il semble nécessaire de conceptualiser à nouveau ce qui est appelé « liberté de pensée » ou « le droit à la liberté de pensée », en gardant également à l’esprit la « mauvaise utilisation » de ce droit. Ceci présuppose a) une conceptualisation de l’idée des droits de l’homme, b) la clarification de ce qui est appelé libertés ou « libertés fondamentales » et c) la clarification du terme ‘pensée’.
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Ici, je vais résumer ce que j’ai écrit ailleurs3 au sujet de ces trois points et, sur la base de ces clarifications, je vais essayer de formuler différemment – différemment par rapport aux formulations existantes – ce qui est appelé « liberté de pensée ».
Conceptualisation de l’idée des droits de l’homme Le terme « droits de l’homme » exprime une idée – une conception de l’esprit humain, une pensée : la conception que les êtres humains (parce qu’ils sont des êtres humains, c’est-à-dire parce qu’ils appartiennent à une espèce qui révèle certaines spécificités) possèdent, tous à part égale, certains droits : chaque être humain devrait être traité, par les autres êtres humains, d’une manière spéciale. Il n’y a aucune dispute, du moins significative, à propos de cela – mais seulement à propos de cela. La plupart des documents internationaux sur les droits de l’homme sont des essais pour mettre noir sur blanc cette façon spéciale, à savoir codifier les principes fondamentaux ou les normes « universelles », dont le but est de déterminer l’action, ainsi que l’établissement des relations sociales (l’ordre social) et la législation en général. Dans de tels contextes, on suppose que le terme ‘universel’ si
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Voir Kuçuradi, Ioanna, « Human Rights : The Idea, the Demands and the Instruments », dans Kuçuradi, Ioanna (éd.), The Idea and the Documents of Human Rights. Ankara : International Federation of Philosophical Societies/Philosophical Society of Turkey, 1995, « Ideas underlying World Problems, Vol. 3 », pp. 75-92 ; « Freedom and Social Freedom », dans Balasubramanian, R. & Bhattacharyya, Sibajiban (éds), Freedom, Progress and Society. Delhi : Motilal Bonarsidass, 1986, pp. 153-160 ; « Knowledge and its Object », dans Kuçuradi, Ioanna & Cohen, Robert S. (éds), The Concept of Knowledge. The Ankara Seminar. Dordrecht/Boston/Londres : Kluwer Publishers, 1995, « Boston Studies in the Philosophy of Science, 170 », pp. 97-102.
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gnifie habituellement la validité à l’échelle mondiale des normes, et non la spécifité d’une espèce de normes distinguée des normes d’autres espèces4. Cependant, si nous laissons de côté les autres actes juridiques internationaux et si nous regardons uniquement les normes codifiées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et les deux Pactes, à la lumière de la connaissance philosophico-épistémologique sur les normes pratiques, nous voyons dans ces documents internationaux des normes d’espèces différentes et de portée différente – leur caractéristique commune (ce qui les lie ensemble) paraissant être la représentation de ce qui est « bien » – par opposition à ce qui est « mal » – ou les jugements de valeur de la culture occidentale à un moment historique donné – ainsi que certains besoins ressentis dans cette culture à ce moment. C’est un fait qui porte des implications pour l’énoncé même de ces droits et pour leurs restrictions et qui a également conduit, à tort, à une approche culturelle des droits de l’homme. Cette approche culturelle à son tour a conduit, dans la pratique, à une augmentation douteuse du nombre des droits de l’homme, à une inflation des droits de l’homme et des documents internationaux des droits de l’homme, et, en théorie, à la théorie du « consensus qui se chevauche » (overlapping consensus), qui devient de plus en plus courant. Mais, en dépit du fait que les normes formulées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ne sont pas toutes de la même espèce, la conception de l’idée des droits de l’homme, qui sous-tend la Déclaration universelle, découle de la connaissance anthropologique de la valeur. Et ce que la Déclaration entend formuler – comme cela apparaît dans son premier article – est une espèce spéciale de normes.
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Dans la Déclaration universelle, par exemple, le mot ‘universelle’ qualifie la Déclaration, non les normes.
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Si nous lisons la Déclaration – en particulier l’article 1 – et si nous essayons de discerner l’intention de ceux qui l’ont initié, nous pouvons peut-être exprimer la conception qui sous-tend cette Déclaration comme suit : être humain, c’est-à-dire être une espèce qui possède certaines potentialités ou capacités, implique que chaque individu appartenant à cette espèce traite, et soit traité par, d’autres individus d’une manière qu’il puisse réaliser – c’est-à-dire, d’une manière qui ne l’empêche pas de réaliser – les potentialités qui marquent et constituent la valeur (la place spéciale) ou la dignité de l’être humain. Cela implique en plus que l’on devrait donner à chaque individu la possibilité de réaliser (tout autant chacun de ceux qui le peut) les potentialités de l’être humain. Ce que la Déclaration universelle entend avancer, ce sont les conditions de cette possibilité. En conséquence, chaque droit de l’homme apporte, ou est censé apporter, une demande concernant une condition fondamentale, considérée normalement nécessaire pour la réalisation de certaines potentialités humaines. Ce que chaque principe des droits de l’homme exige, ou est censé exiger, est la création ou la réalisation d’une telle condition dans la réalité historique d’où elle est déduite. Une fois déduite, une telle demande devient un droit fondamental pour chaque être humain – un droit, cependant, qui peut avoir, et en fait qui a, différentes implications dans différentes situations concrètes. Quand les droits énumérés dans différents documents des droits de l’homme sont vus à la lumière de ce concept des droits de l’homme, il devient possible de distinguer entre les espèces de droits et puis entre ceux des droits fondamentaux de l’homme. Ces distinctions aident, dans une certaine mesure, à éviter les confusions – confusions concernant les libertés et leur restriction, confusions
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liées aux expressions à la mode émises aujourd’hui, par exemple « le marché libre », etc. Dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans les deux Pactes, premièrement, nous devenons capables de distinguer (du point de vue de leurs titulaires – c’est-à-dire ceux qui doivent être traités d’une manière spéciale ou être l’objet des demandes) entre les droits de l’individu et les droits du groupe (droits collectifs ou droits des peuples comme on les appelle). Deuxièmement, nous devenons capables de distinguer entre les demandes (ou droits) concernant l’individu comme un être humain – quelles que puissent être ses autres spécificités –, c’est-à-dire l’individu humain distingué des individus d’autres espèces ; et des demandes concernant l’individu en tant que citoyen d’un État donné, c’est-à-dire distingué des citoyens d’autres États. Je pense que le terme ‘droits de l’homme’ doit être limité à la première espèce de droits de l’individu : les droits où tous les êtres humains « sont » égaux. Parmi les droits de l’individu en tant qu’un individu humain, nous pouvons distinguer – cette fois du point de vue des moyens pour les protéger, c’est-à-dire pour leur application et leur exécution – entre a) des droits ou demandes directement liés à l’exercice des activités humaines par lesquelles les potentialités humaines sont réalisées, soit des droits directement liés aux conditions fondamentales qui donnent à un individu la possibilité d’exercer de telles activités et b) des droits ou des demandes liés aux préconditions qui donnent à un individu la possibilité de développer ses potentialités humaines (par exemple le droit à la nourriture, le droit à l’éducation, le droit à la santé).
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Clarification du terme ‘libertés’ Les libertés sont parmi la première espèce de demandes décrites ci-dessus. Ce que le premier groupe des droits exige, c’est que l’individu ne soit pas « empêché » dans l’exercice de certaines activités propres à l’espèce humaine ; en d’autres mots, que « personne » (les organes d’État inclus) ne « touche » un individu – c’est-à-dire cause un préjudice aux autres droits d’une personne qui est engagée dans une telle activité. Protéger cette sorte de droits revient à les codifier, c’est-à-dire à les garantir par des documents internationaux, des constitutions et le droit national en général. Étant donné que nous pouvons parler de la protection de ces droits dans la vie, quand et où il y a des tentatives de les violer (c’est-à-dire pas après qu’ils soient violés), « protéger » ces droits revient à essayer de prévenir de telles violations en inscrivant ces droits dans les constitutions et en exécutant des lois plus spécifiques, déduites des conditions réelles d’un pays donné, et en cas de tentatives de violation, intervenir par des organes nationaux ou internationaux variés, créés à cet effet. Pourtant, quand nous regardons l’énoncé des libertés dans les documents internationaux, le terme ‘liberté’, là, apparaît pour indiquer l’exigence que des individus ne soient pas entravés – non dans l’exercice d’activités qui réalisent les potentialités humaines que j’ai décrites plus haut, mais – pour faire des « choses » considérées « bonnes », c’est-à-dire ce à quoi un jugement de valeur positif prévaut, sans prendre en considération si ces « choses » sont reliées à l’exercice de ces potentialités humaines. Ce qu’exigent ces « libertés » ou espèce de droits, ce n’est pas qu’une personne ne soit pas empêchée de faire quelque chose de spécifique ou d’agir d’une façon spécifique, mais qu’elle ne soit pas empêchée d’exercer et de
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développer certaines potentialités de l’espèce humaine en agissant de manières très différentes ou en faisant différentes choses, qui ne peuvent pas être déterminées une fois pour toutes. Le droit d’une personne de ne pas être empêchée de … signifie, ici, qu’aucun dommage ne soit fait aux autres droits fondamentaux ou non fondamentaux de cet individu, parce que, en réalisant de telles activités, il a fait quelque chose (par exemple, a apporté une nouvelle connaissance sur un sujet donné), qui ne se conforme pas à un tabou en vigueur. Où de telles exigences déterminent – et tant qu’elles déterminent – l’organisation sociale et la pratique dans les affaires publiques, là les libertés corrélatives existent. Ainsi, pour autant que la première catégorie ou espèce de droits fondamentaux est concernée (mais pas l’autre), ce qui est appelé ‘un droit’ et ce qui est appelé ‘une liberté’ sont conceptuellement la même chose, nommées simplement à partir de deux points de vue différents : quand nous nommons quelque chose un ‘droit’, nous voulons dire qu’il devrait être protégé, nous exigeons qu’il soit protégé ; quand nous l’appelons une ‘liberté’, nous voulons dire qu’elle est garantie par le droit, qui assure qu’elle est ou sera respectée. Nous voulons dire que les individus, dans un État donné, jouissent du droit respectif ou nous voulons dire que l’exigence qu’un droit apporte est garantie par la loi. Où ces droits fondamentaux de l’individu sont respectés en fait – en d’autres termes, où les lois relevantes sont mises en œuvre, c’est-à-dire où les autres droits d’une personne ne sont pas violés par ceux qui peuvent le faire, ou quand il y a des tentatives de les violer, ils sont protégés par le droit – là (dans de tels pays) les libertés corrélatives de ces droits existent : les gens jouissent de ces droits fondamentaux. Là où ils ne sont pas respectés, l’insécurité, l’anarchie ou la terreur prévalent. Et là où ils sont violés par les organes de l’État,
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l’oppression règne, c’est-à-dire que ces libertés n’existent pas. Les titulaires des libertés ne sont pas les individus – comme on le suppose généralement –, mais les pays. Un pays, dans lequel l’ordre public offre à toutes les personnes vivant là (citoyens ou non) la possibilité d’exercer des activités humaines qui conduisent à la réalisation et au développement d’une potentialité qui constitue la valeur de l’espèce humaine, est un pays où la liberté pertinente existe. Tant que les titulaires des libertés seront considérés comme des individus, les restrictions à ces « libertés », c’est-à-dire aux droits respectifs, sont inévitables – comme c’est le cas actuellement. Par ailleurs, face aux allégations de violation des droits de l’homme en ce qui concerne les restrictions de certains actes, une impasse est inévitable. Je crains que tant que nous continuerons à considérer les individus comme les titulaires de libertés, nous serons incapables d’établir une limite entre les libertés et leurs mauvaises utilisations et, par conséquent, de distinguer dans de nombreux cas donnés si un droit fondamental a été violé ou non.
Clarification du terme ‘pensée’ Afin de conceptualiser la ‘liberté de pensée’, nous avons également besoin d’essayer de clarifier le terme ‘pensée’. Dans des contextes variés, le terme ‘pensée’ dénote le résultat de l’activité de penser, c’est-à-dire une sorte de proposition ou d’expression mise en avant comme un résultat de cette activité. Le terme ‘pensée’ – signifiant un résultat de l’activité humaine de penser – recouvre une variété de produits de l’esprit humain tels : idées, notions, opinions, croyances, des propositions de devoir (« je devrais »), etc., c’est-à-dire tous les produits variés de l’esprit humain,
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mais il ne recouvre pas les ‘connaissances’, puisque les propositions de la connaissance ont un objet indépendant de ceux qui les mettent en avant, quelle que puisse être la spécificité ontique de cet objet ; en conséquence, elles peuvent être vérifiées ou falsifiées de diverses manières. Les opinions et les croyances, en revanche, sont personnelles : une croyance est toujours la croyance de quelqu’un, comme c’est le cas avec une opinion. Pourtant, une opinion esquissée par quelqu’un, quand elle est exprimée, peut devenir l’objet de la croyance des autres. Ainsi, tout type de proposition, qu’elle soit vraie, fausse, ou même absurde, peut devenir l’objet de la croyance de quelqu’un d’autre (par exemple, que l’on doive se débarrasser des troubles de ce monde dès que possible peut devenir l’objet des croyances des autres. Comme exemple concret, nous pouvons citer le suicide collectif qui s’est passé aux États-Unis il y a quelques années5 ; ou que « tuer un athée ouvre la porte du paradis » peut devenir l’objet de la croyance de certaines personnes). Il ne fait aucun doute que les défenseurs de la « liberté de pensée » n’incluent pas de telles croyances dans ce concept. Pour cette raison, ils essaient de mettre des limites à cette « liberté » – limites qui dans la pratique conduisent à une impasse ; par exemple, alors que ces limites permettent inévitablement des violations du droit en question, elles sont insuffisantes pour interdire les enseignements racistes ou fondamentalistes. Pour cette raison, et pour d’autres, il vaut la peine, et c’est même nécessaire, d’essayer de conceptualiser le droit 5
Le suicide de 39 membres de la secte « la porte du paradis », fondée par Marshall H. Applewhite et Bonnie Nettles dans les années 1970. L’événement eut lieu du 24 au 26 mars 1997 à Rancho Santa Fe (Californie) lors du passage de la comète Hale-Bopp. Les adeptes croyaient qu’ils allaient prendre la comète et rejoindre ainsi le paradis.
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fondamental auquel correspond la « liberté de pensée », à la lumière d’un concept clair des droits de l’homme. * À la lumière du concept des droits de l’homme, que j’ai essayé de mettre en avant ici, il est possible de formuler ce droit comme ceci : Chacun a le droit d’avancer une nouvelle connaissance et de nouvelles idées, peu importe comment elles peuvent diverger de celles qui prévalent. Ce droit, quand il est garanti par la loi, constitue ce que nous appelons « liberté de pensée », qui exprime la garantie légale que ce droit de l’individu sera respecté dans l’État donné, c’est-à-dire personne – ni ses supérieurs, ni quelque organe d’État, ni le juge, ni la police, etc. – ne le « touchera », c’est-à-dire, ne causera aucun dommage à ses autres droits, parce qu’il aura mis en avant une nouvelle connaissance ou une nouvelle idée – peu importe la façon dont cette connaissance ou cette idée puisse être divergente du savoir ou des idées existant ou en vigueur et indépendante de la spécificité ou du contenu de l’idée ou de la connaissance données. Cependant, la spécificité d’une idée donnée, que quelqu’un a formulée, doit être prise en considération lorsque nous arrivons à la question de l’enseignement, de la diffusion, ou de la propagande d’une idée. Ici nous sommes confrontés au problème des limites de la tolérance dans l’organisation des affaires publiques. Ceux qui ne devraient pas être « touchés » – ou ceux qui devraient être respectés – sont les personnes qui produisent une nouvelle connaissance ou une nouvelle idée et non la connaissance elle-même ou les idées et les pensées elles-mêmes. L’enseignement et la propagande de certaines idées ou pensées (que quelqu’un a mis en avant et qui ne devrait pas être inquiété) peuvent, après une évaluation appropriée, être interdits. Et les critères pour interdire ces idées et normes qui ne devraient pas être tolérées dans
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l’organisation des affaires publiques, pourraient être a) leur collision avec la connaissance sur le même sujet et b) leur collision avec un droit de l’homme, pourvu que ce droit soit clairement conçu. Il existe encore de nombreux points à considérer et à développer dans cette compréhension de la « liberté de pensée » que j’ai esquissée et, comme vous l’avez probablement déjà remarqué, qui a été soigneusement séparée de la « liberté de religion » et distinguée de la « liberté d’opinion ». Qu’il en soit ainsi. Cette compréhension, qui amène également des implications pour la législation, peut au moins nous aider à traiter différemment certains problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui : elle peut aider, d’un côté, à une meilleure protection des personnes qui engendrent de nouvelles idées et une nouvelle connaissance dans différents pays, quel que puisse être le contenu de ces idées ou pensées ; et, d’un autre côté, elle permettrait de mettre des limites – non au droit d’une personne ou à la « liberté » de pensée, mais – à l’enseignement organisé et à la propagande d’idées et de normes qui contredisent les droits de l’homme fondamentaux et, en conséquence, nuisent aux droits de l’homme fondamentaux des individus – enseignement et propagande faits couramment au nom, ou sous couvert, des droits de l’homme.
LA TOLÉRANCE ET SES LIMITES*
Le problème Deux tendances essentielles mais divergentes caractérisent le climat intellectuel de notre monde au tournant du siècle. D’un côté, nous prônons le « respect des droits de l’homme », c’est-à-dire de certaines normes universelles ; de l’autre, nous prônons également le « respect de toutes les cultures » qui se différencient par leurs visions du monde et leurs normes particulières. Or il n’est pas rare de voir les exigences dictées par ces normes particulières entrer en contradiction avec les droits de l’homme. Nous ne sommes pas assez attentifs à ce décalage. Pourtant, la défense simultanée de ces tendances divergentes a déjà produit son cortège d’effets, avec le regain des racismes, des nationalismes, des fondamentalismes et des autres manifestations pareillement intolérables. Comment s’attaquer aux problèmes créés par ces intolérables sans porter atteinte aux libertés fondamentales ? Tel est le dilemme auquel se trouve aujourd’hui confrontée l’humanité, surtout dans les pays développés. Au début du siècle, pour résoudre les difficultés créées par les « vérités » contradictoires de l’époque, le pragmatisme a suggéré le « pluralisme » comme antidote au dogmatisme – le corridor de William James. Au lieu d’aborder le problème en termes épistémologiques, c’était essayer de le résoudre en tranchant le nœud gordien, c’està-dire en érigeant un état de fait en idéal et en introduisant une nouvelle « théorie de la vérité »1.
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Texte paru dans Diogène, n° 176. Paris : PUF, 1996. Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, revu par l’auteur. 1 Voir aussi Kuçuradi, Ioanna, « Introduction to the Seminar », dans Kuçuradi, Ioanna & Cohen, Robert S. (éds), The Concept of
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Cet idéal pragmatique est devenu l’une des devises de notre temps : ainsi, l’« univers pluraliste » est désormais devenu « société pluraliste » ou « société multiculturelle ». Et aujourd’hui, pour faire face aux « conflits de cultures », en particulier à ceux des « sociétés multiculturelles », nous prônons la tolérance. Reste que dans le tumulte créé par l’essor du postmodernisme, qui affirmait l’égale valeur de toutes les conceptions du monde, normes ou cultures au sein d’un monde où le « droit à la liberté de pensée, de conscience et d’expression » est tenu pour acquis et où un pluralisme accepté sans questionnement a tourné, en pratique, au laisser-faire, laisser-passer ; dans un monde où « tout va » – alors que la montée des conflits racistes, nationalistes et fondamentalistes s’est soldée par une impasse dans la vie publique – la question des limites de la tolérance est inscrite à l’ordre du jour de la communauté intellectuelle mondiale. Ainsi, au tournant du siècle, l’humanité éprouve-telle le besoin de reformuler la tolérance « entre intolérance et intolérable », autrement dit de déterminer les limites de la tolérance. Dans cette entreprise, il faut encore prendre en considération un autre développement intellectuel des droits de l’homme, apparu récemment : la bien intentionnée et très pragmatique « approche culturelle » ou la quête d’une « légitimation culturelle » pour les droits de l’homme, qui a conduit à appliquer à ceux-ci la « théorie du consensus qui se chevauche » (overlapping consensus)2. Cette ap Knowledge. The Ankara Seminar. Dordrecht/Boston/Londres : Kluwer Academic Publishers, 1995, « Boston Studies in the Philosophy of Science, 170 », pp. IX-XV. 2 Lindholm, Tore, « Prospect for Research on the Cultural Legitimacy of Human Rights », dans An-Na’im Abdullahi Ahmet (éd.), Human Rights in Cross-Cultural Perspectives. Philadelphie : University of Pennsylvania Press, 1992, pp. 387-426 ; et Rawls, John, « Lecture IV.
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proche paraît être un compromis de deux tendances qui caractérisent le climat de l’époque mais qui, prônées sans réserve, ne sont guère compatibles. Probablement échappe-t-il à l’attention que ce qui distingue un groupe culturel d’un autre, c’est sa vision du monde « spécifique », c’est-à-dire différente, ses normes d’évaluation et de conduite diverses, qui garantissent l’existence de ce groupe-là contre d’autres groupes culturels, tandis que les droits de l’homme sont des impératifs concernant la manière dont les êtres humains doivent traiter et être traités par d’autres êtres humains, quelles que puissent être leurs caractéristiques spécifiques – y compris leurs caractéristiques culturelles. Il échappe à l’attention que les normes culturelles et les droits de l’homme – quoique pas la totalité des impératifs auxquels on donne désormais le nom de droits de l’homme – sont déduits de prémisses épistémologiquement et axiologiquement différentes par des formes de raisonnement différentes. Il nous faut repenser la tolérance en rapport avec tous ces développements, culturels et autres3, qui ont abouti à l’état présent du monde, et reformuler la tolérance en rapport avec les intolérables d’aujourd’hui – toujours sans perdre de vue les conditions historiques dans lesquelles s’est affirmée l’idée de tolérance. Tel est en partie le dessein de cet essai.
The Idea of Overlapping Consensus », dans Political Liberalism. New York : Columbia University Press, 1993, pp. 133-172 ; Libéralisme politique, trad. C. Audard. Paris : PUF, 1995, pp. 171-214. 3 Sur ceux-ci, voir Kuçuradi, Ioanna, « Les droits de l’homme et la décennie du développement culturel », dans Birleşmiş Milletler Türk Derneği 1988 Yıllığı. Ankara : 1990, pp. 25-33 ; et, dans le présent recueil, p. 169 ; « Cultural Morals and Global Morality in the Light of Ethics », dans WASCO ’88, The World Community in Post-Industrial Society, 4. Séoul : 1989, pp. 41-17.
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Qu’est-ce que la tolérance ? Si nous examinons, d’un côté, dans quels contextes on emploie le verbe « tolérer » ou les mots « tolérance » et « tolérant » dans certaines langues européennes et, de l’autre, les conditions historiques prévalant à l’époque où l’idée de tolérance a été portée au premier plan, c’est-àdire en des temps de conflits religieux sectaires, mais aussi les conditions du monde actuel, avec son lot de conflits culturels et idéologiques, nous voyons qu’il est possible de traiter de la question de la tolérance dans au moins deux perspectives différentes : du point de vue du « sujet » de la tolérance, il s’agirait ici de traiter de la tolérance comme d’une attitude personnelle, et du point de vue de l’« objet » de la tolérance, il s’agirait là de traiter la tolérance comme un impératif concernant l’organisation et l’administration des affaires publiques ou comme un principe concernant un ensemble indéterminable in abstracto de vues et de pratiques différentes en rapport avec les mêmes questions – néanmoins un domaine défini par les limites au-delà desquelles commence l’intolérable. La tolérance comme attitude personnelle En tant qu’attitude personnelle, la tolérance est étroitement liée à une conception donnée de l’être humain, qui peut sous-tendre la façon dont une personne regarde les autres – chacune étant unique et, en conséquence, « différente » – en tant qu’êtres humains, quelles que puissent être leurs caractéristiques ou conditions personnelles. La marque essentielle du tolérant c’est que, dans des situations concrètes, il ne fait aucun tort, bien qu’il soit en position de le faire, aux droits d’une autre personne qui est « différente », c’est-à-dire qui possède une vue, une opinion ou une norme foncièrement différentes de celles du tolérant sur la même question, et dont l’attitude et l’action
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dans une situation donnée ou la conduite en général sont radicalement différentes de celles qu’il approuve. Les points suivants méritent qu’on y insiste. Ce que le tolérant « tolère », ce ne sont pas les vues, les opinions, les normes, ni même les attitudes, les formes de conduite, les pratiques et les actions des autres, radicalement différentes des siennes, mais l’existence de ces autres. Au contraire, ce que l’intolérant ne tolère pas, ou ne saurait tolérer, c’est l’existence même de vues, d’opinions et de normes différentes de celles qu’il croit, lui, foncièrement « vraies », ou de formes de conduite et de pratiques radicalement différentes de celles qu’il juge fondamentalement « bonnes », peu importe qui les professe ou les honore. Le tolérant n’identifie pas l’autre à ses idées et à ses pratiques qu’il désapprouve vivement, alors que l’intolérant les identifie. Ce qui détermine les actions de l’intolérant envers ceux qui professent des vues ou des opinions radicalement différentes ou se conduisent et agissent de façon qu’il désapprouve vivement, c’est, sinon ses intérêts personnels, du moins son souci de défendre ce qu’il tient pour « vrai » ou « bon ». Afin d’éliminer les idées « erronées » et les « mauvaises » pratiques, il élimine ceux qui les professent ou les montrent ; en d’autres termes, il porte atteinte à leurs droits s’il est en position de le faire. S’il ne l’est pas, comme on a souvent l’occasion de le voir, l’intolérant recourt à la violence : afin d’éliminer les idées, il anéantit, ou menace d’anéantir, ceux qui, dans son esprit, les personnifient. Ce qui, en revanche, détermine les actions du tolérant, c’est le regard qu’il porte sur les autres, qu’ils soient eux-mêmes tolérants ou intolérants, en tant qu’êtres humains qui, pour une raison ou pour une autre, professent des idées, des opinions ou des normes différentes de celles
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qu’il approuve, sans qu’elles servent pour autant de masques à des intérêts personnels. Ainsi, il apparaît que ce ne sont pas les « différences » que « respecte » le tolérant, mais ce qui est identique chez tous les êtres humains. Aussi refuse-t-il sciemment de les léser dans leurs droits : autrement dit, il « respecte » leurs droits. Telle est apparemment la raison pour laquelle les fanatiques ont tant de facilité à exploiter les tolérants comme on l’observe parfois dans la vie publique. À ce stade, on voit aussi pourquoi la tolérance, en tant qu’attitude personnelle, n’interdit pas au tolérant de s’opposer aux vues, aux opinions, aux normes ou aux pratiques qu’il désapprouve, ni de les combattre. Ou encore, elle n’implique pas, pour employer une expression à la mode, qu’il doive « respecter » les vues et les cultures différentes des autres. Pourquoi, par exemple, devrait-on « respecter » la polygamie ou la vendetta ? À la lumière de ces considérations, il apparaît que, contrairement à ce qu’on suppose généralement, « respecter les vues différentes des autres » n’a rien à voir avec la tolérance. La tolérance, en tant qu’attitude personnelle, consiste à respecter les droits de ceux qui ont des vues radicalement différentes sur une question donnée ou qui ne se conduisent pas comme on le voudrait. Bref, être tolérant, c’est ne pas les léser dans leurs droits, quand bien même on est en position de le faire. Entendre par « tolérance » le « respect des vues différentes » des autres et, néanmoins, refuser de tolérer le résultat de certaines d’entre elles trahit un manque de connaissance philosophique suffisante sur les visions du monde et les normes – une lacune qui en conduit plus d’un à conclure à la difficulté d’évaluer épistémologiquement et axiologiquement des vues ou des normes données, etc., à l’impossibilité de cette évaluation. En pratique, un tel « respect » équivaut à choisir, au nom de l’« objectivité »,
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de demeurer indifférent à toute vue, opinion, norme, conduite ou pratique et à tout « laisser aller », ce qui équivaut à fermer les yeux sur les intolérables. La tolérance comme principe des affaires publiques Ces considérations, issues d’une focalisation sur le sujet de la tolérance, c’est-à-dire sur la personne tolérante, nous conduisent au cœur de notre recherche : les problèmes philosophiques auxquels nous sommes confrontés dès lors que nous nous focalisons sur l’objet de la tolérance, ou la question du tolérable et de l’intolérable. Cette question, soulevée en rapport avec l’aménagement et l’administration des affaires publiques, recouvre en réalité trois questions d’ordre différent. La première est celle de ce que l’on peut tolérer, si étrange ou inhabituel que ce soit : c’est la question du permissible. La deuxième est celle de ce qu’il ne faut pas tolérer et qu’on doit en conséquence interdire. La troisième est enfin la question de ce qu’il faut tolérer dans la vie publique, alors même que la majorité ou une forte minorité le désapprouve à un endroit et à un moment donnés. Les deux premières questions concernent la frontière entre le tolérable et l’intolérable, ou posent le problème des limites de la tolérance ; la troisième question, en rapport avec la première, porte sur la frontière entre le permissible et ce qu’il est interdit d’interdire (non-prohibitable). Il est impossible de formuler positivement, au sens technique du terme, le tolérable. On ne peut le faire que négativement, en rapport avec l’intolérable, parce que pour déterminer si « quelque chose » peut ou non être permis, il faut en faire une évaluation cognitive, en rapport avec les conditions existantes, indépendamment de qui peut bien l’approuver ou le désapprouver. Il est possible, au contraire, de formuler positivement l’intolérable, c’est-à-dire d’énoncer les caractéris
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tiques communes des intolérables, car, en l’espèce, il s’agit d’énoncer non pas ce qu’il ne faut pas tolérer, mais ce qui ne devrait pas être tolérable pour l’être humain et les êtres humains. Sont intolérables des faits qui résultent directement ou indirectement de décisions ou d’actions humaines, ou encore qui sont le fruit de l’indifférence ou de l’inertie. Qu’il s’agisse de conditions, de situations, de pratiques, de coutumes ou d’actes, etc., ils sont intolérables parce que, d’une manière ou d’une autre, ils entravent la réalisation des potentialités qui constituent la spécifité de l’être humain ou portent atteinte à ce que nous appelons la dignité humaine. Ils n’en sont pas moins là : à l’heure où nous sommes confrontés à eux, il n’est plus possible de les empêcher ou de leur faire obstacle. Pour les « combattre », c’est-à-dire les changer ou veiller qu’ils ne se perpétuent pas, il est nécessaire d’exhumer les vues et les normes qui les sous-tendent, d’évaluer celles-ci en termes philosophiques, puis de voir ce qu’il faut faire dans les conditions données – dans la législation et l’éducation – pour les priver d’effets. Ainsi peut-on reformuler la question comme suit : quelles sont les spécificités des vues et des normes qui sous-tendent les faits intolérables – qu’ils soient ou non différents des vues et des normes approuvées à un moment donné par la majorité ou par une forte minorité dans un pays, voire dans l’ensemble du monde ? C’est la question des critères épistémiquement justifiables pour choisir des normes de législation au niveau national et international, et des normes d’administration des affaires publiques et mondiales, c’est-à-dire des critères pour décider ce qui, dans des conditions générales et données, est tolérable, intolérable et interdit d’interdire. Dans l’état actuel des choses, cette question des critères est cruciale : non seulement parce que des groupes de
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cultures différentes – avec des vues et des normes sur les mêmes questions différentes, souvent incompatibles – vivent entremêlés dans le même espace, et parce que le pluralisme libéral que justifie le postmodernisme, et notre conception non critique des « libertés » ont déjà conduit au dilemme que j’indiquais au début ; mais aussi parce que maintenant, après l’effondrement du « Deuxième Monde », la propension à « minimiser l’État » et à promouvoir la coopération civile internationale gagne de plus en plus de terrain sans qu’on s’arrête suffisamment sur la question « la coopération à quoi et en vue de quoi ? » – comme c’est aujourd’hui le cas avec la promotion inconditionnelle, sur la scène nationale et internationale, d’une « économie de marché » qui paraît grosse de nouveaux intolérables4. Du point de vue philosophique, le fond de la question est de savoir sur quel terrain se placer pour prouver et tolérer une vue ou une norme donnée, ou pour s’y opposer et la rejeter. Le problème est donc celui de la juste évaluation des vues et des normes. C’est celui de leur évaluation en vue de connaître leurs spécificités épistémologiques et axiologiques, non pas de leur évaluation du point de vue d’une norme ou d’une conception différente touchant le même problème. En insistant là-dessus, j’entends attirer l’attention sur la chose suivante : qu’une idée, une vue, une norme aussi bien qu’une pratique ou une façon de se conduire, etc., soient différentes de celles qui prévalent à un moment et dans un lieu donnés n’implique pas automatiquement qu’elle doive devenir un objet de tolérance : il suffit qu’elle soit un objet d’évaluation philosophique. Ce qui
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Voir également Kuçuradi, Ioanna, « Economic Disparities and the Fashionable Linking of Human Rights, Democracy and Free Market », dans Cauchy, Venant (éd.), Violence and Human Coexistence, Vol. 5. Montréal : Éditions Montmorency, 1995, pp. 330-336.
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détermine ce qui peut ou non, ou même ce qui devrait être au moins un objet de tolérance, ce n’est pas sa « différence », mais sa qualité épistémologique et axiologique. Il n’est pas exclu qu’une telle évaluation puisse même montrer qu’une norme ou une pratique, radicalement différente de celle qui prévaut sur la même question, non seulement puisse être tolérée, mais doive être encouragée. Si nous connaissons les spécificités épistémologiques et axiologiques des normes, c’est-à-dire ce qui les distingue des connaissances, et leurs espèces, nous pouvons être à même d’évaluer chaque norme en particulier et de voir les limites à tracer à la tolérance dans la législation, mais aussi de distinguer ce qui peut et ce qui devrait être toléré dans la vie publique. À la lumière de ces considérations, il apparaît qu’il n’est possible de conceptualiser la tolérance, en tant que principe des affaires publiques, qu’en rapport avec l’intolérance et toujours en rapport avec deux objets d’intolérance différents – différents de ceux qui ne sont pas tolérés dans la vie publique : ceux qui ne le sont pas, bien qu’ils puissent l’être ; et ceux qui ne le sont pas, alors qu’ils devraient l’être. Cela veut dire qu’il n’est pas possible d’élaborer des critères positifs, de s’en servir comme de pierres de touche afin de sélectionner les idées, les normes, les pratiques qui sont tolérables en général. Même le fait que certaines pratiques et façons de se conduire puissent être tolérées dans une condition réelle donnée ne signifie pas nécessairement qu’il faille les tolérer dans des conditions différentes. Mais en examinant les intolérables et en cherchant ce qui les rend « intolérables », il est possible de formuler certains critères positifs afin de distinguer les vues, les idées, les normes, les pratiques, etc. – qu’elles soient différentes de celles qui dominent, ou qu’elles soient prédominantes –, qui ne doivent pas être des objets de tolérance, c’est-à-dire
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dont il convient d’interdire la propagande, l’enseignement ou l’exercice dans la vie publique5. Autrement dit, il nous faut commencer par formuler les critères des intolérables, de manière à pouvoir distinguer l’intolérance – qui peut être manifestée à l’égard de tout ce qui diffère de ce qui est accepté comme « vrai » ou « bon » – de l’intolérable : de ce qui ne doit pas être tolérable pour l’être humain. S’agissant des vues, c’est la connaissance qui trace les limites de l’intolérable. Ce qui signifie qu’en cas de heurt entre une vue et la connaissance sur une question donnée, il ne faut pas laisser cette vue déterminer les affaires publiques. Ce critère est d’autant plus important qu’on le met en rapport avec notre défense de la « démocratie », parce que même si la vérité ou la fausseté d’une connaissance particulière n’est pas une question de décision « démocratique », qu’elle devienne ou non déterminante dans les affaires publiques l’est pour l’essentiel, comme c’est le cas de vues de toutes sortes. S’agissant des normes, des coutumes, des pratiques, les limites de l’intolérable commencent où les normes et pratiques culturelles, religieuses ou autres d’origine empirique sont une cause d’atteinte, directe ou indirecte, aux droits de l’homme fondamentaux. Lorsqu’une telle norme ou une telle pratique entre en conflit avec un droit de l’homme conçu clairement et l’empêche, directement ou indirectement, de déterminer l’agencement et l’administration des affaires publiques, elle ne saurait être objet de tolérance : autrement dit, il ne faut pas la laisser déterminer le cours des affaires publiques. La connaissance et les droits de l’homme ne sont donc pas seulement les critères du tolérable et de
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J’ai bien conscience de tenir ici des propos qui semblent en désaccord avec l’acception généralement reçue de la « liberté de pensée » et de dire quelque chose de dangereux, tant que prévaudra cette acception. Mais sommes-nous obligée d’y souscrire comme allant de soi ?
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l’intolérable : ce sont aussi les critères de ce qui devrait être tolérable – sans considération de ceux à qui cela plaît ou déplaît : ce sont les implications et les conséquences de la connaissance et des droits de l’homme dans des conditions concrètes données. Il faut donc distinguer le tolérable – ce qui peut être objet de tolérance – de ce qui devrait être tolérable, parce que les implications en matière de tolérance sont différentes. En gardant cette distinction présente à l’esprit, nous pouvons comprendre la tolérance, en tant que principe des affaires publiques, comme un double impératif : ce qui peut être tolérable dans des conditions données, si différentes soient-elles des conditions présentes, ne doit pas être interdit ; et ce qui devrait être tolérable ne saurait être interdit, peu importe qui l’approuve ou le désapprouve. La question de la tolérance comme principe des affaires publiques est étroitement liée, de nos jours, avec les droits culturels et la question des droits des groupes en général6. En l’état actuel des choses, on peut formuler la tolérance comme l’exigence que la transmission de vues collectives et l’exercice collectif de pratiques, qui sont différentes de celles qui prévalent dans un lieu donné et qui n’entrent pas en conflit, directement ou indirectement, avec la connaissance et les droits de l’homme, devrait être permise ; ainsi que l’exigence que les implications et les conséquences de la connaissance et des droits de l’homme ne devraient pas être au moins interdites dans la vie publique. 6
Sur la spécificité de ces normes, voir Kuçuradi, Ioanna, « Normların Bilimsel Temellendirilebilirliği » [La justifiabilité scientifique des normes], dans Çağın Olayları Arasında [Parmi les événements de notre temps]. Ankara : Şiır Tiyatro Yayınları, 1980, pp. 182-189.
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De quelques conséquences et difficultés à affronter Si nous examinons la question de la tolérance dans les deux perspectives mentionnées plus haut, nous voyons aussi que le problème des limites de la tolérance ne vaut que pour la tolérance envisagée comme principe des affaires publiques, non comme attitude personnelle. La tolérance comme attitude personnelle n’a pas de limites. Elle n’a pas de limites, parce qu’elle n’a pas pour objet les vues, les normes ou les pratiques radicalement différentes d’autrui – c’est une attitude adoptée indépendamment de la qualité épistémologique et axiologique de ces vues et de ces normes –, et parce qu’il n’y a pas de limites dans le respect du droit des autres, qu’il faut néanmoins prendre grand soin de distinguer des intérêts des autres. Cette compréhension de la tolérance, qui consiste à respecter ou à ne pas léser les droits de ceux qui pensent ou se conduisent tout autrement qu’on ne le voudrait, est le gage qu’il en sera fait un exercice sincère dans la vie, alors que la conception généralement reçue – « respecter les vues, les croyances, les conduites et les pratiques différentes des autres » –, à moins d’être assimilée à l’indifférence, rend un tel exercice impossible. Elle rend possible son exercice par ceux qui professent des visions du monde et des normes culturelles, religieuses ou idéologiques divergentes, parce qu’elle n’attend pas d’eux une attitude en soi impossible : elle n’oblige à pas « respecter » une chose qu’on tient pour « fausse », ou « mauvaise ». Elle en permet aussi l’exercice parce qu’elle n’exclut pas l’intolérance – surtout dans l’exercice de fonctions publiques – contre les vues et les normes qui sous-tendent les intolérables. En tant que principe des affaires publiques, la tolérance est liée à des questions relatives à l’objet de la tolé
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rance et, par voie de conséquence, aux problèmes de la législation. Je me contenterai ici d’attirer l’attention sur quelques difficultés théoriques touchant le problème des limites de la tolérance, et en fait uniquement sur les difficultés liées à des normes. Un faisceau de difficultés que l’on rencontre à cet égard consiste en des problèmes épistémologiques. Très brièvement, il concerne le concept de « vérité » et, pour autant que j’en puisse juger, la cause en est l’absence de différenciation ontologique parmi les objets de la connaissance. Cette lacune empêche, entre autres choses, toute différenciation épistémologique entre normes universelles et locales, et conduit à entendre par « universalité » non pas une spécificité épistémologique d’une espèce de normes, mais une validité au niveau mondial. Ainsi ne voit-on pas qu’il est possible, en suivant la démarche appropriée, d’appliquer, c’est-à-dire de valider n’importe quelle norme. Un autre faisceau de difficultés consiste en des problèmes axiologiques. Ces problèmes procèdent de l’absence de distinction entre « valeur » – la valeur de quelque chose – et les « valeurs », mais aussi entre les « valeurs » et les « jugements de valeur », c’est-à-dire les affirmations touchant ce qui est « bien » ou « mal », etc. Dès lors, il devient impossible de différencier des activités épistémologiquement différentes, toutes accomplies au nom de l’évaluation. Face à la diversité des jugements, souvent contradictoires, sur un objet d’évaluation donné, cela ne saurait que conduire à la supposition sceptique de l’impossibilité d’accomplir l’évaluation comme une activité cognitive – c’est-à-dire une activité dont l’issue est vérifiable et falsifiable, mais seulement « rationnellement » justifiable (au sens de l’allemand begründen) ou injustifiable.
La tolérance et ses limites
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Par voie de conséquence, les normes et les autres espèces d’affirmations deviennent des objets de justifications « rationnelles » ou « scientifiques », qui ne prennent pas en considération leurs spécificités épistémologiques. On perd de vue que nombre de justifications opposées ou contradictoires sont faites toutes les deux de manière « rationnelle » ou « scientifique », c’est-à-dire non « métaphysique ». On le voit aujourd’hui avec l’éthique biomédicale. Ce ne sont là que quelques-uns des problèmes théoriques auxquels nous sommes confrontés lorsque nous traitons de la question des normes – des problèmes qui n’en sont pas moins lourds de conséquences pour la législation nationale et internationale et qui, à l’heure actuelle, nourrissent deux tendances : d’un côté, ils mènent à la mise en œuvre de normes qui s’excluent mutuellement7 ; de l’autre, ils empêchent celle d’autres normes, par exemple le dépistage obligatoire du Sida. Autrement dit, ces problèmes nous font tolérer des intolérables et ne pas tolérer des implications positives ou négatives des droits de l’homme. Cette approche de la tolérance me conduit à penser que « l’éducation pour la tolérance » ne saurait être dissociée de l’éducation philosophique : une éducation pour tous, visant à aider ceux qui la reçoivent à prendre conscience de leur identité humaine à travers une formation à l’éthique philosophique et à l’enseignement philosophique des droits de l’homme.
7
Sur ce point, voir Kuçuradi, Ioanna, « Human Rights Instruments Questioned in the Light of the Idea of Human Rights », dans Kuçuradi, Ioanna (éd.), The Idea and the Documents of Human Rights. Ankara : International Federation of Philosophical Societies/Philosophical Society of Turkey, 1995, « Ideas underlying World Problems, Vol. 3 », pp. 75-92, où sont donnés en exemple les articles 18 et 19 de l’International Covenant on Civil and Political Rights [Pacte international relatif aux droits civils et politiques].
LES DROITS DE L’HOMME ET LA PAIX*
Quand le monde était divisé en deux blocs idéologiques antagonistes, ceux qui parlaient de la paix étaient automatiquement classées dans l’un de ces blocs. « La paix » était la devise du Bloc de l’Est et « les droits de l’homme et les libertés fondamentales » celle du Bloc occidental. Cette répartition des droits de l’homme et de la paix entre ces deux camps était observée non seulement dans les rencontres et réunions politiques, mais aussi dans celles consacrées aux sciences, à la culture et à l’éducation. Dans ces derniers cas aussi, les conflits d’intérêts se donnaient libre cours sous le couvert de beaux mots. Cette attitude de la plupart des représentants des pays appartenant aux blocs en question trahissait, à mes yeux, un manque de connaissance philosophico-conceptuelle des droits de l’homme et de la paix, et par conséquent, l’ignorance des liens profonds indissolubles qui existent entre eux. Les moyens prévus et préconisés dans les années quatre-vingts pour lutter contre ce conflit d’intérêts entre ces blocs étaient le « désarmement » et la « compréhension et coopération internationale ». Ils étaient censés être les deux facteurs principaux, susceptibles de protéger « la paix mondiale », autrement dit, de prévenir le déclenchement d’une guerre « chaude ».
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Texte publié dans La philosophie et la paix. Actes du XXVIIIe Congrès international de l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française, 2 T., sous la dir. de Tega, Walter, Ferrandi, Giuseppe, Malaguti, Maurizio & Volpe, Giorgio. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 2002, pp. 477-485 [© Librairie philosophique J. Vrin, www.vrin.fr].
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Après un certain nombre de « conférences de paix » de différentes portées, l’an 1986 fut proclamé « l’Année de la Paix », et, depuis lors, le 1er septembre est célébré comme « Journée mondiale de la Paix », encore que même dans ces « journées » que l’on voudrait voir mériter leur titre, les armes n’arrêtent pas de cracher leurs feux. Les « efforts pour la paix » de ceux qui étaient à cette époque en position de proclamer une guerre mondiale me rappelaient la remarque ironique de Kant sur « l’harmonie » qui existait entre les gens qui avaient le même objet de la volonté : « L’harmonie décrite dans certain poème satirique comme existant dans un ménage dont l’union était sur la voie de la ruine : “Oh, merveilleuse harmonie ! Ce qu’il veut, elle le veut aussi !”, ou l’assurance que François Ier avait donnée à l’empereur Charles V : “Ce que mon frère veut (Milan !), je le veux aussi” »1. Au début des années quatre-vingt-dix, après la dissolution de l’Union Soviétique et du Bloc de l’Est, on assiste naturellement à un changement dans la manière de juger ceux qui parlent de la paix, mais non dans la façon de comprendre la paix. Elle est entendue habituellement comme l’absence de guerre « chaude ». Mais on n’arrive pas à protéger même cette « paix » ; de petites guerres chaudes, locales, en particulier des luttes ethnico-civiles, ne cessent d’éclater un peu partout, et même semblent aller en croissant, tandis que le manque de connaissance philosophique des liens organiques profonds entre les droits de l’homme et la paix règne comme avant. C’est la raison pour laquelle je vais essayer ici, d’abord, de répondre à la question : qu’est-ce que la paix ?, ensuite, sur la base de cette réponse, d’attirer l’attention sur une ou deux conséquences parmi d’autres possibles.
1
Critique de la raison pratique, 4, Théorème II, Remarque.
Les droits de l’homme et la paix
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Qu’est-ce que la paix ? ‘Paix’, comme terme, est le corrélatif de ‘guerre’. Toutefois, si l’on considère la réalité, les guerres passées et celles qui se poursuivent encore, on s’aperçoit que chaque guerre est un événement : elle commence, c’est-à-dire est déclarée à un moment donné, continue un certain temps, plus ou moins long, et prend fin un jour. Considérée dans ses dimensions historiques, la guerre apparaît comme une suite d’événements, alors que, en tant que fait humain, elle semble être un état de choses, ou la totalité de certaines conditions créées par l’émergence et la confrontation de deux parties dans leur relation à un même objet (à Milan, par exemple), c’est-à-dire par des événements que chaque partie, dans sa tentative d’éliminer l’autre pour assouvir ses propres ambitions, déclenche et entretient par des actions qui ne connaissent pas de limites. Ainsi, bien que la paix comme terme soit le corrélatif ou l’opposé de la guerre, en réalité elle n’en est pas l’état de choses « opposé ». Nous ne pouvons pas déterminer ce qu’est la paix en observant la réalité comme nous le faisons avec la guerre – en regardant telle ou telle guerre – car dans la réalité nous ne rencontrons pas de ‘paix’ comme nous y trouvons des guerres. Néanmoins, nous pouvons obtenir le concept négatif de paix – « négatif » selon la terminologie philosophique – en considérant le fait de la guerre. Nous pouvons dire quelles caractéristiques doivent être absentes de la totalité des conditions en question. Ainsi, prenant comme point de départ la guerre en tant que fait du monde humain, nous pouvons définir le concept de paix comme l’état de choses, ou la totalité des conditions, qui ne donne pas naissance à des « parties » en relation à la même chose ; qui, de par sa nature, ne mène pas à une confrontation
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Le combat pour les droits de l’homme
ceux qui ont relation à une et même chose. C’est un ordre de choses qui, grâce aux principes de son instauration, ne cause pas lui-même la confrontation de deux parties. Dans le moment historique où nous vivons, comment pouvons-nous définir un concept positif de cet état de choses que j’ai essayé de définir négativement ? Ou bien, comment pouvons-nous formuler un concept positif de la paix ? Si nous regardons les guerres présentes et passées, nous comprenons qu’il faut considérer la paix à deux niveaux différents : au niveau des pays et au niveau mondial. Je me contenterai ici de dire quelques mots sur le premier cas. Je pense que la paix dans un pays, ou paix « intérieure », est aujourd’hui le nom que nous pourrions donner à l’état de choses qui refléterait l’existence de la liberté sociale dans un pays. Permettez-moi d’éclaircir un petit peu ce dernier point. Comparée à d’autres sortes de liberté – liberté éthique et liberté anthropologique, comme je les appelle2 – la liberté sociale apparaît comme une idée : comme l’exigence que les relations sociales dans un pays soient établies de façon à protéger la dignité humaine – à protéger les potentialités qui distinguent l’être humain des autres êtres vivants et qui constituent sa dignité, de façon à donner aux personnes la possibilité d’être déterminées aussi par la connaissance des valeurs ; car, après tout, ce sont ces êtres humains mêmes qui établissent lesdites relations ou ordres sociaux, qui promulguent et appliquent les lois, les règlements et le Droit positif en général. Et ils peuvent faire tout cela en prenant en compte la connaissance des valeurs et des principes visant à protéger ces
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Pour ce point voir Kuçuradi, Ioanna, « Freedom and Social Freedom », dans Balasubramanian, R. & Bhattacharyya, Sibajiban (éds), Freedom, Progress and Society. Delhi : Motilal Bonarsidass, 1986, pp. 153-160.
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valeurs ; mais ils peuvent le faire aussi en étant déterminés par d’autres motifs – plus que tout autre par leurs intérêts personnels ou ceux qu’ils considèrent comme tels. Les principes les plus fondamentaux visant à la protection des valeurs que nous, en tant qu’humanité, possédons aujourd’hui, pour l’établissement et l’administration des relations sociales, sont ceux que nous appelons les droits de l’homme. Ces droits, une fois mis sous la garantie du Droit dans un pays, deviennent les libertés qui constituent le contenu du concept de liberté sociale. Ainsi nous pouvons dire que, si dans un pays les droits fondamentaux sont garantis par le Droit et que les exigences qu’ils expriment sont satisfaites en pratique, c’est-à-dire si toutes les lois en vigueur et toutes les institutions en place tendent à assurer à tous les citoyens, de façon permanente, la possibilité d’une protection égale et digne de leurs droits fondamentaux, alors la liberté sociale existe dans ce pays. Tel est, à mon avis, l’état de choses que nous pouvons appeler la ‘paix’. Une réalité de notre temps, ou un problème mondial, est que, dans la plupart des pays du monde, bien que la plupart des droits fondamentaux soient sous la garantie du Droit, c’est-à-dire, bien que les droits en question se retrouvent dans leurs constitutions, une part plus ou moins importante de leurs citoyens n’ont pas les moyens de jouir de ces droits. Et cela conduit à divers conflits, y compris des guerres civiles. Ainsi, la paix doit être l’état de choses qu’on peut créer non seulement en incorporant les droits fondamentaux dans le Droit positif, mais aussi en réalisant leurs implications dans un pays donné, autrement dit, en cherchant constamment à faire de la liberté sociale une réalité, un état de choses où les droits fondamentaux ne restent pas très souvent lettre morte. Là où les droits de l’homme – les deux catégories : ceux que j’appelle les droits « directement protégés » et
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« indirectement protégés »3 – ne sont pas protégés, la paix ne saurait élire domicile. C’est pourquoi je vais m’arrêter ici sur l’un des deux pièges principaux que je vois aujourd’hui pour les droits de l’homme dans la conception des moyens considérés comme prometteurs pour sortir des impasses où l’humanité s’est trouvée au tournant du siècle. Ce deux pièges sont, d’une part, la promotion tous azimuts des soi-disant « identités culturelles », et de l’autre, la privatisation / marché libre et sa globalisation. Je m’en tiendrai ici à quelques mots sur la première question4. Je considère la promotion des « identités culturelles » et du « respect de toutes les cultures » comme une tentative de corriger une erreur par une autre. Je m’explique. La promotion des « identités culturelles » est passée au premier plan dans les années soixante-dix, c’està-dire après que nous eûmes réalisé que le « développement », proposé comme objectif principal des politiques nationales dans presque tous les pays du monde et compris seulement comme « développement économique » avait donné des résultats contraires aux attentes de ses promoteurs. Certains des problèmes globaux auxquels nous devons faire face aujourd’hui – la pollution, par exemple – sont les conséquences des politiques en question. Alors on a introduit l’idée de « développement culturel »5. Seule
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Pour ce point voir Kuçuradi, Ioanna, « Philosophy and Human Rights », Philosophical Foundation of Human Rights. Ankara : Hacettepe University Publications, 1982, pp. 47-52. 4 Pour le second piège, voir Kuçuradi, Ioanna, « Goals and Traps in the Ways out of the Current Stalemate of Poverty », dans Ogutu, Gilbert E. M. & Malaska, Pentti (éds), Futures Beyond Poverty – Ways and Means out of the Current Stalemate. Turku (Finland) : World Futures Studies Federation, 1997, pp. 88-99. 5 Pour ce point voir Kuçuradi, Ioanna, « Les droits de l’homme et la décennie du développement culturel », dans Birleşmiş Milletler Türk Derneği 1988 Yıllığı. Ankara : 1990, pp. 25-30. Et, dans le présent recueil, p. 169.
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ment, tandis que cette idée était comprise, dans les pays dits développés, comme « accès et participation à la culture », c’est-à-dire comme activités susceptibles d’aider les hommes à se développer en tant qu’êtres humains, elle en est venue à signifier, dans les pays en voie de développement, la résurrection de leurs cultures traditionnelles – leurs conceptions du monde et leurs normes – qui y prévalaient avant leur rencontre avec l’Occident « développé ». Cette mise sur l’agenda de la revendication d’un « développement culturel » – bien que compris différemment et mis en avant pour des raisons différentes6 dans les pays développés et en voie de développement – était en fait, dans les deux cas, une révolte contre la même chose : l’état de la culture occidentale dans la seconde moitié du vingtième siècle, dont les caractéristiques marquantes étaient le triomphe du « catéchisme positiviste » et sa conception de l’homme qui sous-tendait à la fois le pragmatisme et les différentes doctrines marxistes ou marxisantes qui tenaient les esprits dans la période dite de l’entredeux-guerres. À l’origine de ces révoltes, nous voyons la commune aspiration des peuples du monde à se voir accorder la possibilité de développer – ou à être traitées d’une manière qui leur permette de développer – leurs potentialités humaines. Vu les développements des deux dernières décennies, je crains fort que nous ne soyons pas assez conscients de ce dernier point. Le résultat a été que, au lieu de mettre en rapport les problèmes des différentes identités avec les droits de l’homme, nous avons généreusement adopté le postmodernisme, qui affirme l’égalité en valeur de toutes les conceptions du monde, toutes les normes, etc., et qui, pour
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Pour ce point voir Kuçuradi, Ioanna, « “Cultural” Morals and “Global” Morality in the Light of Ethics », dans The World Community in the Post-Industrial Society 4. Séoul : 1989, pp. 176-185.
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cette raison, est cordialement accueilli par les intellectuels des pays en voie de développement, en particulier ceux des pays « en voie de modernisation », ces intellectuels qui rejettent les droits de l’homme et les principes qui s’y réfèrent – par exemple, la laïcité – comme les produits de la culture occidentale, mais qui ne se font pas faute d’accepter le postmodernisme qui est aussi un produit de la pensée occidentale. Ainsi, d’un fait nous avons fait un idéal que nous propageons7, c’est-à-dire que nous faisons la promotion du « multiculturalisme », persuadés que c’est là la voie qui mènera à la coexistence pacifique de différentes communautés culturelles, parmi lesquelles nous comptons aussi les communautés ethniques et religieuses. Au lieu d’essayer honnêtement d’élucider les implications des droits de l’homme clairement conçus pour les problèmes relatifs aux identités, nous avons produit un « droit de l’homme » de plus : le droit à l’identité. Et, dans notre incapacité d’évaluer différentes conceptions du monde et différentes normes sur la même question, nous avons préconisé l’égal respect pour toutes les normes et identités. Mais cela ne nous a guère servi à prévenir les luttes ethniques et la renaissance du racisme – même en Europe – qui va croissant. Entre temps, là où les crises d’identité ont pu être surmontées dans une certaine mesure, cela s’est fait dans le sens d’une évolution très dangereuse pour les droits de l’homme : la résurgence sans obstacle de normes qui sont en contradiction avec les droits de l’homme, ainsi que la résurgence de conceptions du monde et de normes qui rejettent « les Lumières », cette précondition essentielle du fonctionnement de la démocratie. Ainsi, depuis dix ou quinze ans, nous assistons à la « libre » diffusion de divers fondamentalismes, intégrismes et autres tendances « métaphysiques » dans le monde entier et à un accroissement
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Comme nous avons fait avec le « développement ».
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d’efforts pour la défense du communautarisme, facteurs qui vont tous à l’encontre des revendications exprimées par les droits de l’homme. Ses avocats se servent d’ailleurs de la rhétorique de ces derniers dans le but d’avoir les coudées franches pour les diffuser. Dans le chaos de concepts qui règne à présent et qu’on appelle pluralisme – une situation qui présente de remarquables similitudes factuelles avec celle qui vit le passage de l’Antiquité au Moyen Âge – comment trouver une manière d’aborder les problèmes des sociétés multiculturelles, en particulier multiethniques et multireligieuses ? Là encore je me limiterai à attirer votre attention sur quelques points – points théoriques cruciaux à mon avis – qui pourraient nous aider dans nos tentatives pour résoudre certains problèmes des sociétés multiethniques et multireligieuses et de promouvoir la paix. Une chose à faire est de devenir conscients des spécificités épistémologiques et axiologiques des droits de l’homme comme normes pour la gestion et l’administration des affaires publiques, c’est-à-dire conscients de ce qui les distingue de la plupart des autres normes culturoreligieuses. Une autre nécessité est de devenir conscients de la différence entre les droits de l’homme universels et les droits des groupes (ou droits collectifs, ou droits des peuples ; ou tout autre nom qu’on voudra). Ceci peut nous aider à distinguer, dans des cas donnés, entre les droits des groupes qui sont des applications des droits de l’homme et les intérêts des groupes. Et une troisième est de saisir les différentes implications des droits de l’homme clairement conçus pour les décisions politiques relatives aux problèmes des sociétés multiethniques et à ceux des sociétés multireligieuses. En ce qui concerne le premier point, c’est-à-dire les différences épistémologiques et axiologiques des normes, je voudrais dire en substance ceci : les droits de l’homme
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expriment des normes déduites de prémisses d’une qualité épistémique spéciale – de la connaissance de la valeur de certaines potentialités humaines – et elles le sont par une sorte de reductio ad absurdum. Cette spécificité constitue leur « universalité » ; c’est-à-dire le fait qu’ils expriment des exigences pour le traitement de chaque être humain – indépendamment de sa « race, couleur, langue, religion, sexe, etc. » – tandis que les normes culturelles-locales changeantes sont déduites, dans des conditions sociales données, de l’expérience, par une sorte d’induction. Ces dernières normes visent à protéger les intérêts ou le bénéfice des individus dans les conditions données des groupes auxquels ils appartiennent. Déduites avec sagacité, elles sont utiles, tant que les conditions d’où elles sont tirées restent les mêmes. Les premières, c’est-à-dire les droits de l’homme, visent par contre à protéger ce que nous appelons la dignité humaine, partagée par tous les êtres humains. Ce que le multiculturalisme préconise est le respect, non de tous les êtres humains, mais de toutes les normes culturo-locales, différentes et changeantes, dont une bonne part consiste en normes religieuses. Il échappe à notre attention que beaucoup de normes culturelles sont en contradiction avec les droits de l’homme. Nous devons regarder les normes indépendamment de la culture ou de la religion d’où elles tirent leurs origines – la nôtre incluse –, les examiner avec sérénité et les évaluer philosophiquement, avant de chercher à les diffuser ou les imposer. En ce qui concerne le deuxième point, à savoir la différence entre les droits de l’homme et les droits des groupes, je voudrais porter à votre attention, toujours très brièvement, ce qui suit : les droits de l’homme expriment des exigences concernant la manière dont les personnes doivent traiter les autres personnes, et être traitées par elles, dans la vie publique ; par conséquent, ils expriment des principes fondamentaux pour la déduction du Droit
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concernant la gestion et l’administration des affaires publiques dans un pays, de sorte que les individus puissent actualiser et développer – chacun selon ses capacités, bien entendu – certaines potentialités de l’être humain, c’est-àdire de sorte qu’ils puissent se livrer à des activités dont les fruits constituent la « fierté » de l’humanité. Quant aux droits des groupes ou droits collectifs, du moins à ceux relatifs à notre discussion, ce sont les implications des droits de l’homme dans les conditions réelles qui existent dans un pays donné. Ce ne sont pas des privilèges accordés à un groupe donné, mais des arrangements publics qui rendent possible, pour les personnes appartenant à un groupe ayant certains traits spécifiques différents de celles de la majorité de leur pays, le développement de leurs propres potentialités humaines. Ces deux points nous permettent de voir les différentes implications des droits de l’homme dans le traitement des problèmes relatifs aux sociétés multiethniques et celles des problèmes relatifs aux sociétés multireligieuses, chose qui souvent échappe à notre attention. L’ethnicité ou l’origine ethnique n’est que l’une des identités d’une personne, car chacun possède plusieurs identités collectives, dont la composition est toutefois unique pour chaque personne. Comme citoyens (ressortissants d’un État) nous avons une identité commune avec les autres citoyens, qui peuvent avoir – et dans notre monde présent ont effectivement – des identités ethniques différentes qu’ils ne peuvent changer, tandis qu’ils peuvent changer leur citoyenneté et beaucoup d’autres éléments de leurs identités collectives. Peut-être la spécificité la plus caractéristique qui découle de l’appartenance à un groupe ethnique dans le monde actuel est-elle la langue maternelle. L’emploi de sa langue maternelle est un droit fondamental de l’homme. Une implication de ce droit est d’assurer aux individus la possibilité de développer leur langue maternelle.
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D’autre part, l’implication la plus fondamentale des droits de l’homme pour l’État dans les sociétés multireligieuses est la nécessité de s’en tenir strictement au principe de laïcité. Ce principe apporte une exigence « négative » – au sens technique du terme – à savoir que l’ordonnance des relations sociales et la législation, ainsi que la gestion des affaires publiques dans un État soient conduites sans prendre en considération les normes d’aucune religion, y compris de la religion professée par la majorité des citoyens. Ainsi comprise, la laïcité apparaît comme la condition sine qua non de la possibilité pour les droits de l’homme de devenir déterminants. La contradiction, ou même l’accord d’un droit de l’homme avec une norme religieuse ne doivent jouer aucun rôle dans les décisions politiques. Pour prendre conscience de cette nécessité, nous avons besoin de connaître les spécificités épistémologiques et axiologiques des droits de l’homme comme normes, autrement dit, ce qui les distingue des normes culturelles locales. Certains d’entre vous ont sans doute déjà remarqué que mon insistance sur l’examen et l’évaluation des normes est nettement divergente de l’approche à la mode qu’on appelle « overlapping consensus », et dans notre cas de la coïncidence des droits de l’homme avec certaines normes culturo-religieuses. La promotion de cette coïncidence est une solution très pragmatique, qui recèle pourtant de graves dangers pour les droits de l’homme, comme d’ailleurs tous les compromis qui en découlent. Au lieu de chercher des « consensus qui se chevauchent », il semble plus judicieux de réfléchir sur la tolérance, c’est-à-dire, dans notre cas, non sur la tolérance comme attitude personnelle, mais sur la tolérance comme principe dans la gestion des affaires publiques. Là aussi les droits de l’homme clairement conçus et la connaissance peuvent fournir les critères pour déterminer non
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quelles vues, normes et pratiques culturo-religieuses qui divergent de celle de la majorité doivent être tolérées, mais au contraire lesquelles ne doivent pas faire l’objet de tolérance8. À propos des pensées, c’est la connaissance qui fixe les limites du tolérable. Cela veut dire que, s’il y a conflit entre une pensée et une connaissance sur une question donnée, il ne faut pas laisser cette pensée devenir prépondérante dans les affaires publiques. Ce critère acquiert une importance particulière quand on le met en rapport avec notre promotion de la « démocratie », car, alors que la vérité ou la fausseté d’une connaissance n’est pas à trancher par une décision « démocratique », la décision qu’elle ait ou non un rôle déterminant dans les affaires publiques, l’est ainsi souvent, comme c’est le cas pour toutes sortes de pensées. À propos de normes, coutumes, pratiques, les limites de l’intolérable commencent là où les normes et pratiques culturo-religieuses d’origine empirique portent préjudice, directement ou indirectement, aux droits de l’homme. Quand une telle norme ou pratique heurte un droit de l’homme clairement conçu et l’empêche directement ou indirectement de déterminer l’organisation et l’administration des affaires publiques, il ne faut pas permettre qu’elle influe sur la marche de ces dernières. Ainsi, ayant présent dans l’esprit ce que je viens d’affirmer des liens profonds et indissolubles qui existent entre la paix et les droits de l’homme, j’ose dire que de nos jours œuvrer pour la paix ou « la culture de la paix » revient à dire simplement : essayer sans relâche de découvrir, dans les conditions données de nos pays et du monde, les implications des droits de l’homme clairement définis,
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Pour ce point voir Kuçuradi, Ioanna, « La tolérance et ses limites », Diogène n° 176. Paris : PUF, 1996, pp. 143-153. Et, dans le présent recueil, p. 123.
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Le combat pour les droits de l’homme
et les réaliser pas à pas, sans compromis. Si nous voulons la paix, nous devons protéger les droits de l’homme en toutes circonstances et toujours plus résolument.
LA PHILOSOPHIE FACE AUX PROBLÈMES DE LA TECHNOLOGIE*
Le développement des sciences naturelles et les réalisations de la technologie au XXe siècle ont, comme on le sait, ouvert à l’humanité des possibilités sans précédent d’œuvrer à son bien-être, tout autant qu’à sa destruction lorsqu’elles sont utilisées à des fins qui contredisent leurs finalités d’activités humaines. Ces développements ont rendu possible la transplantation d’organes, à laquelle beaucoup de personnes doivent de rester en vie, mais ils ont aussi créé les bombes lancées sur Hiroshima et Nagasaki, les skuds et les patriots utilisés dans la Guerre du Golfe ; ils ont créé le fax et internet, mais aussi les virus qui font que nos ordinateurs gèlent ; ils ont engendré les nombreux problèmes environnementaux auxquels nous sommes, et serons, confrontés. Ils ont en outre créé des possibilités qui, lorsqu’elles sont utilisées, nous mettent face à des problèmes éthiques, artificiels ou authentiques, comme le clonage, la revendication de maternité de la part des « mères » qui portent les enfants de mères naturelles incapables de les porter. Dans le sens aristotélicien du terme, la techne est la capacité de généraliser la connaissance empirique1. Elle est devenue ce que l’on appelle aujourd’hui la « technologie », c’est-à-dire la capacité de développer des machines de plus en plus complexes gérées par des techniciens très
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Texte paru dans Chabot, Pascal & Hottois, Gilbert (éds), Les philosophes et la technique. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, « Pour Demain », 2003, pp. 25-35 [© Librairie philosophique J. Vrin, www.vrin.fr]. Texte traduit de l’anglais par P. Chabot, revu par l’auteur. 1 Métaphysique, 981a4-8.
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entraînés pour atteindre des buts qui diffèrent largement sur le plan des valeurs. La science et la technologie sont plus que jamais une épée à double tranchant. * Comment cette situation est-elle née ? Et comment peuton espérer y opérer une percée ? Autant que je puisse en juger, la supposition importante, et peut-être fondamentale, sous-jacente à ces développements, semble être celle qui a prévalu plusieurs dizaines d’années pendant le XXe siècle. C’est la supposition que la science est « moralement neutre » (value-free). Pourquoi avoir avancé cette affirmation à propos de la science ? Pour le dire brièvement, on l’a fait dans l’intention de libérer la recherche scientifique et l’application de la science des obstacles que des interdits sociaux, provenant de jugements de valeur religieux ou culturels, tentaient d’exercer sur la science. Cette supposition, liée à des facteurs plus généraux comme le rejet des normes ou 1a revendication postmoderne de la valeur égale de toutes les normes, a mené, à la fin du XXe siècle, à la prolifération – j’aimerais dire l’inflation – des éthiques professionnelles. Elles apparaissent comme une réaction à la supposition que la science est « moralement neutre ». La cause de cette mode de développer diverses éthiques professionnelles, souvent sans lien avec l’éthique philosophique, réside dans la volonté de personnes bien disposées et préoccupées par l’éthique, de lutter contre l’utilisation irréfléchie de la connaissance scientifique et des possibilités qu’elle crée dans beaucoup de domaines de l’activité humaine – c’est-à-dire les possibilités engendrées par la technologie. En d’autres termes, leur volonté a conduit au développement d’un ensemble de normes qui devraient être suivies par tous ceux qui exercent une profession n’importe où sur la planète.
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À l’origine de cette situation née au début du siècle avec les avancées quotidiennes dans de nombreuses technologies, dont l’exemple le plus typique est celui des technologies de l’information, je décèle, à côté des intérêts particuliers, plusieurs confusions conceptuelles et épistémologiques. Ces confusions ont un impact direct sur les décisions que nous prenons et sur les efforts que nous faisons pour changer la situation dans laquelle nous vivons ; elles sont aussi liées à l’usage aveugle des technologies. J’insisterai ici sur seulement deux d’entre elles. Ces confusions sont à l’origine, non seulement de la revendication selon laquelle la science est « moralement neutre », mais aussi, comme une conséquence de cette revendication, des efforts pour développer des « codes d’éthique » professionnels en vue d’apporter des limites à l’utilisation irréfléchie de la connaissance scientifique et de la technologie. Ces deux confusions sont également à l’origine de nombreux problèmes éthiques – authentiques ou artificiels – auxquels nous sommes confrontés. Je résumerai donc ici certaines des distinctions conceptuelles que je pose, et que je considère comme des préalables essentiels pour traiter – parmi bien d’autres questions – les problèmes créés par l’usage aveugle des technologies dans de nombreux domaines. Il n’y a, en effet, pas de différence de nature entre les problèmes éthiques selon les domaines de l’activité humaine dans lesquels ils apparaissent, mais pour s’y attaquer, il est nécessaire de posséder aussi une connaissance professionnelle. Un des termes les plus confus de la vie courante et de la philosophie, est le terme « valeur » : « la valeur » (la valeur de quelque chose), « les valeurs » et « les jugements de valeur » sont considérés comme une seule et même chose. Cette confusion affecte tous les champs de l’activité humaine, ainsi que chaque moment de notre vie privée ou publique. C’est à cause de cette confusion que,
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face aux obstacles pour la recherche scientifique suscités par les jugements de valeur religieux et culturels, on a prétendu que la science devrait être « moralement neutre ». Mais cette revendication est dénuée de sens, à moins que nous ne confondions les valeurs avec les jugements de valeur religieux et culturels. Si nous considérons attentivement cette question, nous observons deux confusions : une confusion entre les jugements de valeur généraux et les valeurs, et une autre confusion entre les jugements de valeur particuliers et la connaissance de la valeur. Les gens parlent ainsi de « leurs valeurs personnelles » : ils entendent par là ce qu’ils considèrent comme bien ou mal. Mais il s’agit en fait de jugements de valeur généraux portant sur le bien ou le mal, et qui sont valides pour eux ; de jugements de valeur généraux qu’ils partagent avec les membres du groupe auquel ils appartiennent, ou de jugements de valeur généraux dominant dans leur culture. « Les valeurs d’une culture », « la crise des valeurs », etc., sont des expressions que nous entendons chaque jour. Si nous prêtons une oreille attentive au contexte dans lequel ces expressions sont utilisées, il ressort qu’elles désignent le plus souvent des jugements de valeur généraux ou des normes d’évaluation et de comportement majoritaires dans un groupe donné : ce que le groupe considère comme bien ou mal en général, et par conséquent, ce que les individus devraient faire ou s’abstenir de faire. Ceux qui parlent d’un choc de civilisation commettent la même confusion : ils ne s’attachent pas aux valeurs, mais uniquement aux différents jugements de valeur généraux et aux normes relatives à ces questions. De la même manière, dans beaucoup de débats sur les questions éthiques soulevées par l’utilisation de la connaissance scientifique et des technologies, les interlocuteurs appliquent à propos d’une même question des juge-
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ments de valeur généraux, et non une connaissance éthique de la valeur. Ces différentes considérations nous mènent tout naturellement à la seconde confusion entre jugements de valeur particuliers et connaissance de la valeur. Les jugements de valeur particuliers sont prononcés, et les revendications sur la valeur d’un objet – ou d’une action, d’une personne, d’une situation, etc. –, sont formulées, soit au moyen de ce que j’appelle une « attribution de valeur », soit par une « imputation de valeur ». Ces deux modes d’évaluation ne conduisent pas à la connaissance de la valeur de l’objet singulier évalué. Par « attribution de valeur », j’entends le mode d’évaluation dans lequel un objet est évalué en fonction du lien particulier qui existe entre 1’évaluateur lui-même et l’objet en question, ou en fonction des conséquences qui en découlent pour lui. Et, par « imputation de valeur », j’entends un autre mode d’évaluation : un objet individuel est évalué conformément à un jugement de valeur général (culturel) valable pour l’évaluateur. Ce dernier mode d’évaluation fonctionne, dans sa forme la plus simple, comme un syllogisme dans lequel une proposition particulière est subsumée sous une proposition générale : la conclusion est censée exprimer la « valeur » de l’objet particulier à évaluer2. Il est évident que si on choisit tour à tour comme prémisses majeures différents jugements de valeur généraux, c’est-à-dire des propositions avec différents prédicats sur le même sujet, les conclusions concernant la « valeur » de l’objet évalué varieront. Ceci arrive fréquemment dans la vie privée et publique ; c’est un fait qui a conduit les avocats du relativisme des valeurs à affirmer égale 2
Pour ces distinctions : Kuçuradi, Ioanna, İnsan ve Değerleri [L’être humain et ses valeurs]. Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 19982, pp. 25-31.
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ment la relativité de la valeur et des valeurs. Cette affirmation relativiste est vraie dans le cas de beaucoup de jugements de valeur généraux et dans le cas de tous les jugements de valeur particuliers qui ne sont pas des propositions de connaissance3 ; en revanche, elle est fausse dans les cas de la connaissance de la valeur et de la connaissance philosophique des valeurs. Ces dernières propositions peuvent, quant à elles, être vraies ou fausses. Ce point est crucial pour les débats sur les questions éthiques soulevées par l’utilisation des technologies : nous devons distinguer les revendications fondées sur les jugements de valeur religieux et culturels et celles fondées sur la connaissance éthique de la valeur. Il faut être conscient du fait que les ensembles de jugements de valeur généraux, comme les impératifs dans lesquels ils peuvent aisément être traduits, constituent les différents systèmes de morale, ou les système de normes, valables dans différents groupes. Ils sont un des principaux éléments par lesquels une culture se distingue d’une autre. C’est en conformité avec ces jugements de valeur que les membres de chaque groupe évaluent les choses, c’est-à-dire leur « imputent » une valeur. Il leur faut évaluer, dans les relations interpersonnelles, les actions d’autres individus – votre action, mon action dans une situation donnée, chacune d’elles formant néanmoins un tout unique et, souvent, complexe – ou des situations, des événements, etc. Nulle sorte de jugement de valeur général, utilisé comme critère de valeur, ne peut mener à la connaissance de la valeur éthique d’une action unique dans des relations
3
À propos de ce concept de connaissance : Kuçuradi, Ioanna, « Knowledge and its Object », dans Kuçuradi, Ioanna & Cohen, Robert S. (éds.), The Concept of Knowledge. The Ankara Seminar. Dordrecht/Boston/Londres : Kluwer Academic Publishers, 1995, « Boston Studies in the Philosophy of Science, 170 », pp. 97-102.
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interpersonnelles, ou d’une situation, ou de tout autre objet d’évaluation unique et particulier. Ceci est lié à la spécificité épistémologique de ce genre de normes de valeur. Je n’y insisterai pas ici4. Comment parvenir à connaître la valeur éthique d’une action, d’une situation, etc., en évitant, autant que possible, de lui imputer une valeur, c’est-à-dire de l’évaluer en fonction de normes culturelles ? Permettezmoi ici de dire quelques mots de l’activité d’évaluation juste d’une situation, parce que c’est une condition de base pour prendre des décisions concernant – entre autres choses – l’utilisation de la connaissance scientifique et des technologies. Comment pouvons-nous évaluer avec justesse une situation sans lui attribuer ou lui imputer une valeur ? Pour le dire brièvement : une situation n’est pas présente à la manière d’une chose, elle ne se tient pas là, devant nos yeux, comme vous et moi. Elle devient la situation qu’elle est à partir du moment où elle est arrêtée, c’est-à-dire lorsqu’on la nomme. Ceci semble être la raison principale pour laquelle une même situation est souvent présentée comme s’il s’agissait de deux situations ou davantage. Ainsi, la première étape de la tentative d’évaluation d’une situation est de la fixer. Cela revient à prendre conscience de la relation entre plusieurs événements simultanés qui sont une conséquence de la situation, ou ses symptômes. En d’autres termes, cela signifie découvrir, parmi les différentes autres causes, la cause commune de certains événements indépendants qui ont lieu à ce moment. On peut ainsi poser un diagnostic sur la situation en question
4
Sur ce point : Kuçuradi, Ioanna, « Etik İlkeler ve Hukukun Temel İlkeleri Olarak İnsan Hakları » [Les droits de l’homme comme principes éthiques et comme fondements du Droit], dans Ankara Barosu Hukuk Kurultayı, 4, Ankara, 2000, pp. 5-10. Et, dans le présent recueil, p. 71.
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et la nommer de façon correcte, ce qui a des implications non seulement pour décider des mesures appropriées à prendre pour changer cette situation, mais aussi pour le traitement légal de ceux qui y sont engagés. La seconde étape d’une évaluation de ce type consiste à expliquer comment la situation en question s’est produite. Il s’agit de prendre conscience de la façon dont plusieurs autres événements indépendants et simultanés (ou plus anciens), étaient interconnectés dans la vie d’un groupe humain. Il s’agit aussi de comprendre le rôle que chacun de ces événements indépendants a joué dans la création de la situation. Avec le juste diagnostic d’une situation, cette réflexion permet de découvrir ce qui doit être fait pour changer la situation. Néanmoins, ce changement peut être réalisé dans toute direction, ou selon tous les buts que l’on peut proposer. Ces deux ensembles d’événements – ceux qui sont les causes d’une situation et ceux qui en sont les conséquences – ne devraient pas être confondus quand on essaye d’évaluer une situation. Une telle confusion mène en effet souvent à l’application de préceptes tout faits, qui provoquent des situations plus compliquées que la situation que nous voudrions changer. Mettre en relation cette situation réelle, historique et unique, avec la connaissance des droits de l’homme est une autre étape dans l’évaluation juste de la situation. Après l’explication correcte de la situation, cette mise en relation nous aide à prendre conscience des conséquences que l’intrication d’événements autour d’un groupe implique pour la vie de ces êtres humains. Elle permet aussi la découverte de ce qui devrait ou pourrait être fait dans cette situation concrète, et de quelle manière le faire, afin de couper avec succès le nœud créé par l’intrication mentionnée plus haut entre les événements indépendants qui font la situation. En d’autres termes, cette relation permet
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de découvrir ce qui devrait être fait dans la situation existante pour la protection des droits de l’homme et de la dignité humaine en général5. Les décisions concernant l’utilisation de la connaissance scientifique et de la technologie, même lorsque cette utilisation ne porte pas préjudice aux droits humains, dépendent aussi de notre capacité – et essentiellement de la capacité des décideurs, des scientifiques et des techniciens – de faire une évaluation juste des situations. * Que l’on me permette de traiter maintenant de l’autre confusion entre valeurs et jugements de valeur généraux. Nous devons savoir ce que sont les valeurs pour éviter d’évaluer les situations et les problèmes, provenant de l’utilisation irréfléchie des technologies, sur la base de jugements de valeur culturel, et pour les évaluer sur la base de la connaissance de la valeur – et également, ce qui est le plus important, pour éviter de créer des situations de ce genre. Que sont les valeurs ? Lorsque nous considérons ce que l’on appelle « valeurs », même après avoir mis de côté les jugements de valeur généraux, nous sommes toujours confrontés à une énorme variété : l’amour et le respect, l’honnêteté et la véracité, et aussi la science, la philosophie et l’art, et encore l’égalité, la liberté, la paix, la solidarité, la tolérance sont appelés des valeurs ... Pour le dire brièvement, tout ce qui, pour une raison ou pour une autre, est considéré bien, ou tout ce pour quoi il existe un jugement de valeur positif, reçoit le nom de valeur. Cette énorme variété de choses appelées « valeurs » donne facilement l’impression que la connaissance philosophique des valeurs est impossible. 5
Sur ce point, voir aussi: Kuçuradi, Ioanna, Etik [Éthique]. Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 19993, pp. 82-99.
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Si nous trouvons un fil directeur, cette connaissance philosophique des valeurs s’avèrera néanmoins possible. Un tel fil conducteur est fourni par une approche anthropologique de la question « que sont les valeurs ? ». Ce fil consiste en une distinction conceptuelle entre l’être humain comme espèce, l’individu considéré comme une entité sociale non différenciée des autres individus, et l’individu comme personne réelle et unique. Cette distinction s’appuie sur les différentes relations ontiques dans lesquelles l’individu se trouve ou se crée – ses relations naturelles, sociales et éthiques. Parmi les éléments qui font la spécificité de l’être humain comme espèce, nous trouvons des activités simples et complexes comme connaître, évaluer, agir, etc. Ce qui distingue une activité humaine de processus apparemment similaires est son intentionnalité, c’est-à-dire le fait qu’elle a, en tant qu’activité humaine, un but propre. Cette intentionnalité est d’une autre nature que les intentions d’un individu qui agit dans une situation donnée. Si l’on considère maintenant ce que les individus accomplissent sous le nom d’une activité humaine pratique ou théorique, nous réalisons qu’ils ne font pas toujours la même chose, ou qu’ils le font selon des modes ou de manières différentes. La plupart de ces modes ne mènent pas au but de cette activité en tant qu’activité humaine, comme nous l’avons déjà vu à propos des modes d’évaluation. Toutes les activités qui font la spécificité de l’être humain, lorsqu’elles sont accomplies par les individus de façon à conduire, dans un cas individuel donné, au but particulier de cette activité humaine, et sans dévier de ce but, constituent les valeurs de l’être humain comme espèce – entre autres la philosophie, l’art, la science, le droit, la politique. Nous pouvons donc dire que ce que l’on appelle « valeurs humaines » sont des activités humaines
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accomplies en accord avec le but particulier de chacune d’entre elles. La connaissance philosophique de cette manière de réaliser une activité humaine constitue, pour les individus, la connaissance d’une possibilité humaine. Certains individus accomplissent les activités humaines en accord avec les finalités de ces activités. Ce faisant, ils contribuent à l’épanouissement de l’humanité et nous fournissent en même temps l’objet à partir duquel nous pouvons connaître ces possibilités. Il n’est pas possible de savoir a priori par qui de telles possibilités seront réalisées. Néanmoins, nous connaissons un grand nombre des conditions (sociales) que leur réalisation présuppose. La connaissance de ces conditions est la connaissance des valeurs sociales, ou des valeurs de l’individu comme entité sociale. Elles correspondent à certaines idées que les êtres humains ont produites tout au long de l’histoire de l’humanité. Sous la forme des impératifs, elles constituent une catégorie spéciale de principes pour l’organisation sociale – pour l’institution et le changement des relations sociales au sens large. Ainsi, les valeurs sociales ne sont pas les normes – le « bien » et le « mal » – des différents systèmes moraux ou culturels, mais une catégorie spéciale d’idées comme la justice, l’égalité des droits fondamentaux, les droits de l’homme, etc. Elles forment la catégorie des idées ou des principes qui visent la création permanente des conditions pour l’épanouissement de l’être humain comme être humain. Nous pouvons dire que la connaissance des valeurs sociales – dans le sens mentionné – est la connaissance des conditions objectives qui rendent normalement possible pour les individus – mais seulement possible – l’accomplissement des activités humaines en accord avec leurs finalités. Il s’agit de la connaissance des conditions
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objectives, fondamentales et historiques, pour l’épanouissement humain. Par ailleurs, les conditions subjectives de l’épanouissement humain sont les valeurs éthiques. Ces valeurs non plus ne sont pas des normes morales. Elles correspondent à certaines possibilités personnelles : à diverses possibilités d’expérience et d’action dans les relations interpersonnelles. Lorsqu’on se place dans la perspective de l’être humain comme espèce, ces possibilités spéciales d’expérience et d’action sont ce que l’on appelle des valeurs éthiques. Elles apparaissent comme certaines caractéristiques personnelles que les individus acquièrent comme résultat de leurs actions dans les relations interpersonnelles : des caractéristiques personnelles comme l’honnêteté, la véracité, etc. Elles apparaissent aussi comme le sédiment laissé dans les relations interpersonnelles, par l’expérience vécue de la valeur éthique d’un autre individu. L’amour et le respect peuvent être cités comme les exemples de ces valeurs éthiques. Ainsi, considérées du point de vue de l’être humain comme espèce, les valeurs éthiques constituent les conditions subjectives de la réalisation de certaines possibilités humaines. Considérées du point de vue de l’individu, elles apparaissent comme un certain type de caractéristique personnelle et comme le sédiment des expériences de relation interpersonnelle. Elles sont les plus essentielles parmi tous les autres genres de valeur dont on peut parler lorsqu’on considère l’être humain dans ses différentes relations ontiques. Lorsqu’on les considère du point de vue de l’être humain comme espèce, ces possibilités d’expérience et d’action qui constituent les valeurs éthiques, paraissent n’être pas seulement des potentialités humaines, mais aussi des conditions de réalisation des autres potentialités humaines, à côté des potentialités éthiques : c’est-à-dire
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parmi les conditions de réalisation de toutes les autres activités humaines d’une façon qui protège la place de l’humain dans le monde. Comparées avec les autres possibilités humaines d’expérience et d’action, ces possibilités constituent une condition sine qua non pour réaliser les activités humaines en accord avec leurs propres finalités comme activités humaines, et donc aussi, pour utiliser la technologie en vue du bien-être des êtres humains. La valeur et les valeurs sont des dimensions de l’existence humaine, aussi bien que des faits du monde humain enracinés dans la nature humaine. Elles ne sont pas les produits des cultures, comme le pensent de nombreuses personnes qui ne distinguent pas la valeur et les valeurs, des jugements de valeur. Elles sont apportées au monde humain par l’existence même des êtres humains qui, dans n’importe quelle culture, accomplissent ces possibilités d’action. Elles sont mises en avant par l’analyse philosophique face aux détournements de l’action dans différentes cultures6. Ce qui distingue les valeurs des produits du comportement humain qui leur sont semblables, et par conséquent des produits qui jouent des rôles semblables, est ce qu’elles apportent à la vie des êtres humains : l’épanouissement. Leur impact sur la vie dépend en grande partie du fait qu’elles deviennent les objets de la connaissance philosophique. En l’absence de cette connaissance, les normes culturelles sont prises pour des valeurs, et sont utilisées pour des imputations de valeur. Elles sont instrumentalisées dans des institutions d’ordre public et social qui ne promeuvent pas l’épanouissement humain – des ordres déterminés seulement par l’interaction de différentes sortes d’intérêts.
6
À ce propos : ibid., pp. 169-184.
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Il apparaît ainsi que les philosophes ont un rôle crucial à jouer en faisant face, parmi bien d’autres problèmes, à ceux que pose l’utilisation irréfléchie et irresponsable de la connaissance scientifique et des technologies, et aussi en préparant le terrain pour éviter un tel usage. Pour conclure, je doute réellement que notre manière actuelle d’essayer de faire face aux problèmes suscités par les développements de nombreuses technologies – c’est-àdire au moyen seulement de l’élaboration de codes professionnels et autres – puisse nous mener aux résultats que nous escomptons : établir des limites à l’usage aveugle des technologies, à une utilisation qui ignore la dignité humaine. Les codes éthiques, lorsqu’ils sont développés avec la connaissance philosophique de la valeur dans les conditions existantes et lorsqu’ils sont appliqués avec sagacité, peuvent seulement augmenter la probabilité de protéger la dignité humaine (et avant tout la dignité de la personne qui agit), dans les cas où nous sommes incapables de procéder à une évaluation juste à cause du manque d’informations suffisantes sur les cas dont nous nous occupons. Ces normes peuvent aussi constituer les prémisses d’une législation dans les domaines appropriés. Cette fonction est sans aucun doute importante, mais elle n’est en rien suffisante. Je l’affirme parce que je suis consciente que les gens peuvent être forcés à agir en conformité avec les normes, mais ne peuvent l’être à agir de façon éthique. Pour reprendre les mots de Kant, ils peuvent être forcés à agir en conformité avec le devoir, mais ils ne peuvent être forcés à agir par devoir. À cet égard, chacun doit se mettre d’accord avec lui-même. Afin de s’attaquer aux problèmes suscités par l’utilisation irréfléchie des technologies, ainsi qu’aux problèmes artificiels débattus en parallèle avec eux à cause
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des approches religieuses et culturelles, nous avons d’abord besoin, entre autres choses peut-être, de : a) la connaissance philosophique de l’activité humaine d’évaluation et la connaissance philosophique de la valeur, des valeurs, des droits de l’homme et des normes en général ; b) d’une formation philosophique des scientifiques, des techniciens et des décideurs dans le domaine de l’éthique et des droits de l’homme, sur base de cette connaissance. Le but de cette formation est d’aider ceux qui sont formés à devenir conscients de leur identité humaine et à développer une volonté sincère de protéger la valeur et les valeurs, ainsi que les aider à aiguiser leur regard afin de devenir capables de voir dans la situation dans laquelle ils doivent agir – chacun à un degré différent –, le point où la dignité humaine est en jeu – cette dignité que nous partageons tous comme êtres humains. Il s’agit d’une formation qui aide les gens à réfléchir à la valeur éthique de ce qu’ils font et à établir des limites à leurs actions. En d’autres termes, c’est une formation qui aide ceux qui sont formés à devenir capables de découvrir ce qui devrait être fait pour protéger la dignité humaine dans la situation à laquelle ils sont confrontés, et à devenir capables de prendre la responsabilité de cette action. Cette formation rend les personnes formées conscientes des conditions objectives et subjectives de la décision éthique et de l’action. À l’époque où les technologies se développent avec une rapidité exponentielle, la compétence professionnelle doit être soutenue par la connaissance de la valeur éthique. Que nous en soyons conscients ou non, aucune de nos décisions et de nos actions n’est « moralement neutre ».
LES DROITS DE L’HOMME ET LA DÉCENNIE DU DÉVELOPPEMENT CULTUREL*
Le problème de « culture » est venu à l’ordre du jour, à l’échelon global, vers la fin des années 60, et depuis, il y reste avec un intérêt de plus en plus croissant. L’une des raisons fondamentales en est qu’on s’est enfin aperçu que l’idée de développement prise pour objectif par les politiques nationales aux Nations Unies dans les années 50, et entendue uniquement dans le sens de développement économique, s’est enfin avérée insuffisante. Ce n’est qu’après qu’on a commencé à parler du « développement culturel » et de sa nécessité. Seul, ce concept de « développement culturel » n’a pas connu une clarification satisfaisante. Que cette notion de développement des années 50, utilisée comme critère pour diviser les pays du monde en pays « développés » et pays « sous-développés » (avec le terme d’alors, et « pays en voie de développement », avec le terme plus raffiné d’aujourd’hui) fût conçue uniquement dans un contenu économique, n’a rien d’étonnant. Car la notion en question était mise à l’ordre du jour par les pays
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C’est le texte d’une communication faite en octobre 1981, durant un colloque organisé par l’Institut bulgare de la Culture (Sofia), à l’occasion des travaux préparatifs de la Conférence mondiale de l’UNESCO sur les politiques culturelles (Mexico, 26 juillet-6 août 1982), durant laquelle la décision de proclamer une Décennie du développement culturel a été prise. La traduction bulgare de ce texte a été publiée dans Problems of Culture 4’82. Ce texte a également été publié sous le titre La culture et les cultures. Quelques réflexions à l’occasion de la Conférence mondiale de l’UNESCO sur les politiques culturelles, dans Birleşmiş Milletler Türk Derneği 1988 Yıllığı. Ankara : 1990, pp. 25-33.
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Le combat pour les droits de l’homme
industrialisés, appartenant à la civilisation occidentale, croyant au progrès – l’une des idées fondamentales de cette dernière depuis le XIXe siècle – ; par des pays, dont la caractéristique (revenu national élevé) déterminait le critère d’être « développé », et qui servaient de modèle aux autres pays. Mais, on observe que dans ces pays, vers le milieu de notre siècle, ce progrès commence à être considéré comme une augmentation quantitative linéaire de la production industrielle ; en d’autres termes, dans la concurrence due aux polarisations politiques, l’idée du progrès s’est transformée comme le principe « the bigger the better »1. Dans les années 1950, l’idée de développement constitue ainsi l’objectif principal des politiques nationales dans tous les pays – comme industrialisation et augmentation du revenu national dans les « pays en voie de développement », et comme principe the bigger the better dans les pays dits « développés ». Mais dans les années 60, l’augmentation illimitée de la production linéaire industrielle, à titre d’objectif principal de la politique nationale des pays « développés », entre elle-même dans une impasse (à savoir : pollution de l’environnement, crise d’énergie, etc.) ; ce qui amène à parler du « développement culturel », à sentir le besoin d’apporter une « nouvelle conception du développement » ou « une dimension culturelle au développement ». Alors, il y a intérêt à ne pas perdre de vue que la pensée d’apporter « une dimension culturelle au développement », vue comme un moyen de sortir de cette impasse, provient d’un besoin senti par le monde occidental. Un autre facteur qui fait penser au changement de la notion prévalente du développement, est que le revenu national élevé, critère d’être considéré comme « dévelop
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Voir aussi Fetscher, Iring, « Ökodiktatur oder Alternativzivilization », dans Kunz, Norbert W. (hg), Ökologie und Sozialismus. Perspektiven einer umweltfreundlichen Politik. Köln : Bund Verlag, 1989.
Les droits de l’homme et la décennie du développement … 171
pé », est lui-même entré dans l’impasse. Car, d’après ce critère, la nécessité de qualifier de « développés » certains pays (par exemple quelques pays arabes) ne manque pas de paraître étrange. Une autre raison importante qui a porté le problème de « culture » à l’ordre du jour à l’échelon global est que de nombreux pays du Tiers Monde qui restent en dehors de la culture dite occidentale et dont la plupart ont récemment obtenu leur indépendance, ont commencé à se révolter contre « la colonisation des esprits » (ou contre « l’impérialisme culturel »), et par conséquent ont apporté à l’ordre du jour la question de « l’identité culturelle ». Au début des années 80, nous nous trouvons ainsi face au fait que la question de « culture » est portée à l’ordre du jour au niveau global sous deux perspectives différentes, c’est-à-dire face à la « culture » en deux sens. Le monde dit occidental propose que l’idée de développement reste toujours comme objectif des politiques nationales, mais qu’on y ajoute une « dimension culturelle ». Mais il ne vient pas à l’esprit d’évaluer du point de vue des connaissances de valeur atteintes par l’humanité et des conditions du monde d’aujourd’hui dans son ensemble, cette idée même de développement qu’on juge indiscutable comme objectif des politiques nationales, et qu’on veut qu’elle soit prise non seulement dans son sens économique, mais aussi dans le sens « culturel ». Afin de pouvoir évaluer cette proposition, il est nécessaire de mettre bien au clair le sens du terme ‘culture’, rencontré dans les documents internationaux. À la lecture des documents de l’UNESCO et du Conseil de l’Europe sur la culture, on constate bien que le mot ‘culture’ est employé en deux sens mais assez différents, quelquefois même dans la même phrase. (Il est évident que le mot ‘culture’ ou ‘culturel’ dans les expressions « droit à la culture », « vie culturelle », « coopération cul
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Le combat pour les droits de l’homme
turelle » par exemple, et dans celles de « culture indigène », « identité culturelle », « dignité et égalité des cultures », correspond à deux concepts différents.) En effet, les auteurs de ces documents distinguent bien que le terme ‘culture’ y est employé en deux sens2, et ils parlent de la culture « au sens traditionnel et au sens élargi » ; mais ces deux sens restent quand même assez confus. Ce manque de clarté entraîne en même temps des difficultés quand on essaie de concrétiser le « développement culturel », et crée, par conséquent, des inconvénients pour ce qui est de tracer les politiques culturelles et de déterminer les tâches de l’État en la matière. L’une des plus évidentes conséquences de cette confusion aboutit à entendre le terme « droits culturels » comme « le droit à la culture », c’est-à-dire comme un droit individuel, et à la fois comme « droits des cultures », c’est-à-dire comme un droit collectif ; et à entendre le terme « développement culturel » comme « développement des cultures » et à la fois comme « développement dans le domaine de la culture ». Je tiens à porter ici un peu de lumière sur ces deux sens de la culture que j’appellerai ‘culture au singulier’ et ‘culture au pluriel’, et à remarquer certains résultats qui peuvent en découler. Quand on jette un coup d’œil sur les contextes où la culture est employée au singulier, on y observe que le sens de cette culture est en stricte relation avec le sens de l’expression latine cultura animi. Le sens de cette culture consiste en la totalité des activités censées permettre aux individus de cultiver (= de réaliser et de développer) leurs capacités humaines. L’importance accordée à ces activités change d’une culture à l’autre, culture prise au sens pluriel. Ces activités peuvent cependant être évaluées du
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Voir par exemple le Rapport final d’Helsinki, p. 26.
Les droits de l’homme et la décennie du développement … 173
point de vue philosophique, c’est-à-dire par l’Anthropologie philosophique. La dimension culturelle qu’on cherche à attribuer au développement comme objectif des politiques nationales, et le développement culturel en question concernent la culture au sens singulier. Ce qui est exigé sur le plan intellectuel, c’est la réévaluation des activités humaines, afin que parmi ces activités celles qui permettent aux hommes de développer leurs capacités en tant qu’hommes (disons les arts, la philosophie, etc.) puissent retrouver la place qu’elles méritent dans la planification sociale. En d’autres termes, ce qui est exigé, c’est de renoncer au principe the bigger the better et de donner comme but aux politiques nationales une idée de développement qui comporterait à la fois des finalités culturelles. Il s’avère que, posé ainsi, ce problème concerne seulement les pays dits développés, membres de la culture occidentale. La difficulté affrontée à ce sujet dans les pays dits développés est que la possibilité d’ajouter ce but – but confus en tout cas – à leur politique nationale dépend aussi des décisions politiques3, mais que les politiques officielles ne veulent jamais penser à renoncer au principe the bigger the better, en raison de la concurrence provoquée par la polarisation politique actuelle. La mise à l’ordre du jour, par l’UNESCO, du concept de la politique culturelle peut être considérée comme un effort tendant à faire réfléchir ses membres « développés ». Mais les pays qui n’ont pas comme but de leur politique nationale le principe the bigger the better, et qui par conséquent ne se trouvent pas aujourd’hui devant un tel problème – les pays où le droit à la santé, le droit à
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Voir aussi Janne, Henri (éd.), Les finalités culturelles du développement économique et social, Quatre études. Strasbourg : Conseil de l’Europe, 1981, pp. 55-60.
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l’éducation et même le droit à la nourriture ne sont pas encore assurés pour la majorité des citoyens, surtout ceux qui ne font pas partie de la culture occidentale et qui sont le long des siècles exploités par les pays membres de cette culture – entendent par le développement culturel la décolonisation des esprits et la possibilité de développer leur propre culture, et par là, mettent à l’ordre du jour le problème de l’identité culturelle, c’est-à-dire la culture prise au sens pluriel. Par la ‘culture au sens pluriel’, j’entends la conception d’homme et la conception de ce qui est de valeur, qui prévaut pour un certain temps dans un groupe humain, dont les limites peuvent être tracées conformément aux critères différents et qui déterminent le mode de vie de ce groupe et les expressions de ce mode de vie (par exemple les attitudes dans la vie quotidienne, dans les arts, la langue et les autres activités humaines ; les institutions sociales, leur établissement et leur fonctionnement). Ce que les pays en dehors de la culture occidentale veulent, c’est que leur conception d’homme ne soit pas méprisée, qu’elle soit respectée, c’est-à-dire qu’elle soit considérée comme « égale », du point de vue de la dignité, à celle de la culture occidentale. C’est pourquoi ils entendent par « les droits culturels » les exigences de ce genre. Or, le monde occidental entend par les droits susmentionnés, le droit à la culture, c’est-à-dire la possibilité pour chaque citoyen dans tous les pays « d’accès et de participation » à la culture au sens singulier. Et les discussions en la matière portent sur les voies de réalisation de ces derniers à l’échelon national, ou en d’autres termes, sur la constatation des « objectifs culturels » à adopter par les politiques nationales qui permettraient aux citoyens de jouir de ce droit. Le problème de la culture prend ainsi place à l’ordre du jour de l’UNESCO sous deux perspectives différentes,
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par deux divers besoins ressentis. Mais on croit qu’il s’agit de la culture au sens étroit ou élargi du mot. Quand on regarde dans son ensemble la situation décrite ci-dessus, on y observe que, bien que le problème de culture soit porté à l’ordre du jour par deux besoins différents, cela tient à la révolte contre la même chose : contre l’état actuel de la culture occidentale, contre la conception d’homme dominant l’administration du monde, contre la conception qui, en pratique, réduit à zéro la valeur de l’homme, qui ignore les droits de l’homme et qui considère les hommes comme de simples pions. Dans ce cas, le désir de chercher sa propre culture – c’est-à-dire le problème de l’identité culturelle – se présente non seulement comme un problème des pays en dehors de la culture dite occidentale, mais encore comme celui des pays membres de cette culture. La décision des ministres de la culture des pays membres du Conseil de l’Europe de préparer une déclaration à énoncer « les objectifs et les valeurs culturels européens fondamentaux »4, peut être considérée comme une volonté témoignée par l’Europe, visant à rechercher sa propre identité culturelle. Mais au cours de la Conférence des ministres de la culture des pays africains, tenue en 1975 à Accra, on avait proposé aussi de préparer une charte dans le même but. À l’heure actuelle, la conviction diffuse en ce qui concerne ce qu’il faut faire, c’est, si je ne me trompe pas, de permettre aux nations, dans le respect des spécificités des cultures, d’acquérir leur propre identité culturelle ou leur identité nationale (le ‘culturel’ et le ‘national’ sont souvent confondus), et d’encourager les « relations entre les cultures », qui se développeraient sur un pied d’égalité fraternelle ! On pense, de l’autre côté, qu’il serait possible de promouvoir ces relations par l’intermédiaire des « va 4
À la Conférence de Luxembourg, tenue en mai 1981.
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leurs culturelles universelles ». On met ainsi sur le tapis la question de fixer la spécificité et l’universalité des valeurs culturelles. Dans la formulation de cette question, il me semble que le point suivant échappe à l’œil : en parlant des spécificités des « valeurs culturelles », notion en ellemême déjà confuse, on entend la culture au sens pluriel, tandis qu’en parlant de l’universalité des valeurs culturelles, on entend probablement la culture au sens singulier. Si ce qui caractérise une culture et la distingue des autres, c’est sa propre conception de l’homme et sa conception de ce qui est de valeur, les dites « valeurs » d’une culture (ses jugements de valeur) ne peuvent être que spécifiques. Mais par les valeurs dites « universelles » on ne peut entendre que ce qui pourrait être considéré comme de valeur pour tout homme. Le sens du ‘culturel’, en tant que qualificatif de ces valeurs dites universelles, ne pourrait concerner que les activités censées développer les capacités humaines des individus. Dans un tel contexte, on peut peut-être désigner ainsi ce qui est spécifique et ce qui est universel. Quand on regarde le monde et l’humanité du point de vue de cette question, on constate que la conception de ce qui est de valeur prévalant dans divers groupes humains présente des différences remarquables (c’est-à-dire elle montre une spécificité) ; mais que, de l’autre côté, nous possédons des connaissances de valeur et des valeurs atteintes par notre époque avec la contribution des philosophes et des poètes du monde entier. Et voilà, ce ne sont que ces connaissances qui peuvent être universelles ; et ce qui est spécifique, ce sont les conceptions de ce qui est de valeur, des conceptions qui ne peuvent être que spécifiques. * Quand la mise à l’ordre du jour de la question de la culture – fût-ce par divers besoins et sous différentes perspec
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tives – est considérée comme une révolte contre la même chose, c’est-à-dire contre l’état actuel de la culture dite occidentale, elle peut être considérée aussi comme l’expression d’une même aspiration. La demande des gens des pays membres de la culture occidentale se trouve adressée à ceux qui les dirigent ; et celle des gens des autres pays, au monde occidental dans son ensemble. Les hommes de l’Occident demandent une administration qui leur permettrait à la fois de développer leurs capacités en tant qu’hommes ; quant aux hommes des autres cultures, ils aspirent à ne plus être traités comme l’astronome turc de Saint-Exupéry, et demandent un ordre du monde qui leur accorderait la possibilité d’apporter leur contribution à la formation de l’avenir du monde. Compte tenu de ces deux demandes ensemble, il vient à l’esprit des nécessités un peu différentes de celles envisagées aujourd’hui en ce qui concerne la question des objectifs des politiques nationales, ainsi que celle des politiques culturelles. L’une en est d’écarter le développement – conçu soit comme amélioration purement quantitative, soit comme amélioration qualitative et quantitative – comme objectif des politiques nationales. Le fait que le critère d’être développé fourni jusqu’ici par les pays industrialisés appartenant à la culture occidentale y soit entré dans une impasse, fait penser à la nécessité d’apporter aux politiques nationales non une nouvelle conception du développement, mais un nouvel objectif. À regarder les expériences de trente ans du point de vue des connaissances de valeur et des valeurs atteintes jusqu’à présent, il semble que la protection et la promotion des droits de l’homme doivent devenir l’objectif des politiques nationales des pays du monde entier. Mais n’oublions pas que le concept lui-même, et plusieurs des
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concepts concernant les droits de l’homme, demandent de leur côté d’être mis au clair. Contre l’idée de développement chargée à notre époque d’un jugement de valeur positif, mais qui n’indique aucune orientation, les droits de l’homme fournissent un point concret d’orientation. Le respect des droits de l’homme est aujourd’hui une exigence de caractère à constituer l’objectif principal des politiques nationales de tous les pays sans exception. Et le degré de la protection des droits de l’homme dans un pays peut servir de critère pour désigner le développement d’un pays. Une seconde nécessité à laquelle font penser les deux différentes demandes relatives à la culture, consiste en celle de former une culture mondiale – c’est-à-dire une conception d’homme et de valeur qu’on pourrait exiger qu’elle soit celle de tous les hommes. La formation d’une « conscience idéologique transculturelle » qu’un philosophe africain exige pour toute l’Afrique5, c’est encore, à mon sens, à exiger pour toute l’humanité : une conscience qu’on pourrait former tout en se basant sur les connaissances de valeur et des valeurs que nous possédons comme humanité. C’est à l’UNESCO qu’il incombe de servir de pionnier pour ce qui est de créer cette conscience par les penseurs créateurs des pays du monde entier et avec la collaboration des politiciens, et en particulier de ceux qui sont chargés des affaires dites culturelles de tous les pays du monde. Il y a dix ans, à la Conférence d’Helsinki, le Directeur général de l’UNESCO, dans son allocution de clôture, avait dit que l’UNESCO devrait sans doute un jour provoquer la réunion en Europe d’une conférence de nature es
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Voir les procès-verbaux de la Seconde conférence afro-asiatique de philosophie tenue les 30 octobre-3 novembre 1981 à Nairobi, publiés par H. Odera Oruka et P. A. Masolo dans Philosophy and Cultures. Nairobi, 1983.
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sentiellement intellectuelle de réflexion sur la vie culturelle et notamment sur la création culturelle. Le temps est venu de le réaliser, mais au niveau global. Car au lieu d’essayer de fixer les « valeurs » propres à l’Europe ou à l’Afrique (parce que ce qui serait fixé ne constituerait pas des valeurs), il paraît plus favorable de faire l’inventaire des connaissances de valeur et des valeurs atteintes jusqu’à présent, et d’en déduire, en tant qu’humanité, des principes protégeant la dignité humaine dans les conditions du monde actuel, et de tracer la voie à rendre efficaces ces principes, donc de tracer une politique culturelle mondiale. Ces principes pourraient en même temps montrer la voie pour ce qui est de fixer d’autres objectifs aux politiques culturelles nationales, qui à présent n’ont pour objectif que de protéger le droit à la culture et de « démocratiser » la culture. Ils pourraient aussi rappeler à ceux qui dirigent les États et le monde la fonction de la politique en général, c’est-à-dire de la politique comme une activité humaine. Au point 89 du rapport final de la Conférence d’Accra viennent d’être exprimés l’opinion et le vœu suivants à l’égard de l’UNESCO : « Nous pensons que l’UNESCO peut devenir la conscience du monde et assurer le rôle de gardienne morale de cette nouvelle éthique qui annonce l’avenir ». Aujourd’hui, c’est l’UNESCO qui peut servir de pionnier pour ce qui est de formuler en commun officiellement cette nouvelle éthique à laquelle aspirent les hommes de tous les pays du monde et de tracer la voie à suivre au niveau global, afin qu’elle puisse être efficace, c’est-à-dire de tracer une politique culturelle mondiale. La culture au sens singulier fournit déjà des pistes. La conscience d’être homme a créé récemment la notion du patrimoine commun, elle a apporté l’exigence de con
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sidérer comme sien tout produit de création, réalisé par n’importe quelle culture. La culture mondiale, à laquelle donnerait naissance la connaissance de valeur et des valeurs de notre époque, une connaissance qui trouve son expression la plus significative dans l’idée des droits de l’homme, ne pourrait-elle pas, par exemple, être un patrimoine commun légué par nous aux générations futures ?
JUSTICE : SOCIALE ET GLOBALE*
L’aspiration à la justice est une aspiration constante de l’humanité et la question de ce qu’est la justice apparaît comme une question pérenne en philosophie. Cependant la dernière question devient plus importante d’autant que la population augmente dans le monde. Elle est devenue encore plus urgente depuis que nous sommes également témoins d’une augmentation du nombre de ceux qui n’aspirent pas à la justice, mais qui exigent la justice ; et, dans leur désespoir pour l’« avoir », ils prennent les armes afin d’anéantir au hasard des gens ainsi qu’eux-mêmes : les quelques décennies passées sont marquées par un accroissement du terrorisme ; ce sont cependant des décennies dans lesquelles les principaux sujets mis à l’ordre du jour par la « communauté internationale » ont été la question de la paix et du développement – économique, social et culturel. À quoi aspirent les gens ou que veulent-ils ? En d’autres mots : qu’est-ce que la justice ? Depuis vingt-cinq siècles, des réponses différentes ont été données à cette question, et le sont toujours – un fait qui laisse la plupart de nous perplexes. Chaque tentative pour répondre à cette question est-elle condamnée à être seulement un autre essai parmi plusieurs possibles ? Peut-être. Cependant, malgré l’impression créée par l’histoire de la philosophie, si notre souhait est encore
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Ce texte a été publié en finnois, « Yhteiskunnallinen ja globaali oikeudenmukaisuus », dans Niin & Näin, Filosofinen aikakauslehti, Syshy 3/98, Tampere : 1998, pp. 58-64, et en chinois, dans World Philosophy 2010/2, Logos, Chinese Academy of Social Sciences (CSSCI), 2010, pp. 144-154. Traduit par Catherine Champniers, revu par l’auteur.
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d’essayer de donner une réponse cognitivement justifiable à la question de ce qu’est la justice, ou d’évaluer les réponses existantes du point de vue d’une telle légitimité, où devrons-nous regarder ? Cette dernière question est une question épistémologique qui, si elle n’est pas examinée de près, je pense, est impossible à répondre ; et, en conséquence, il est impossible de trouver des moyens appropriés pour combattre l’injustice sociale et globale qui apparaît sous divers aspects dans des conditions historiques différentes, alors que nous nous occupons avec sincérité de réduire l’injustice sociale et globale dans notre monde.
Sur la justice en général Qu’est-ce que la justice ? Ce que nous apprenons de Platon à cet égard, même si nous avons certaines objections concernant sa conception générale de la justice, est que la justice est une idée. Par ‘idée’, j’entends une sorte spéciale de pensée : une conception de l’esprit humain qui, distincte de la ‘connaissance’ – dont chacune est reliée à un objet indépendant d’elle-même –, engendre son objet ; et qui, distincte de la ‘croyance’ – créant aussi son objet – n’est pas liée à ceux qui l’« ont ». Les idées sont apportées à l’histoire, où elles restent effectives pendant un temps ou pour de bon, c’est-à-dire qu’elles sont ajoutées à l’être historique. Cette spécificité des idées semble être la cause de leur obscurité et donc de la variété des définitions qui leur sont données. Cependant, cette spécificité qui est la leur permet à la philosophie de les objectiver, à savoir de les rendre objet de la recherche et de l’évaluation philosophiques, dont la première étape est de les conceptualiser. Cependant comment ? Où devrons-nous regarder, dans notre tentative pour répondre à la question de ce
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qu’est la justice, étant entendu que nous n’avons pas l’intention d’ajouter une nouvelle « théorie » à celles déjà existantes, qui habituellement traitent de ce que nous devrions faire en général, pour que la justice prévaut ? Un premier indice dans cette quête de notre objet de la connaissance peut être trouvé en suivant la voie utilisée habituellement par Aristote pour commencer une recherche, et c’est le contexte de la langue, son λέγεται … : comment les gens appellent ceci ou cela, c’est-à-dire qu’essaient d’exprimer les gens quand ils nomment quelque chose ou quelqu’un ceci ou cela ? Ainsi, en rapport avec la justice, je demanderai : qu’est-ce que les gens essaient d’exprimer ou que veulent-ils dire quand ils réclament la justice ? La première chose que nous pouvons remarquer est que, quand les profanes demandent en général la justice, ils formulent une vague aspiration, bien que pour chaque cas particulier ils essayent d’exprimer une exigence : ils considèrent que quelque chose doit leur être donné ou doit être donné à quelqu’un d’autre, quelque chose – n’importe quoi selon chaque cas individuel – qu’ils n’ont pas à ce moment précis, mais qu’ils estiment, à tort ou à raison, y avoir droit ; ils signifient qu’ils sont dépossédés de cette chose qui devrait leur être restituée : ils veulent dire qu’on leur doit quelque chose. Et cela nous rappelle, en fait, une des définitions de Platon sur la justice : « Τὰ ὀφειλόµενα ἑκάστῳ ἀ$οδιδόναι … »1. Cependant, comment savons-nous que quelqu’un n’a pas quelque chose et en conséquence sur quel fondement réclamons-nous – à tort ou à raison – qu’il devrait l’avoir ? Les réponses que l’on donne à ces questions pour des cas individuels semblent offrir un autre indice dans la recherche philosophique qui s’efforce de déterminer son
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Πολιτεία, 335e, mais sans signifier ce qui suit.
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objet, en mettant en avant les ὀφειλόµενα destinés aux êtres humains en tant qu’êtres humains et pourquoi ce sont des ὀφειλόµενα, c’est-à-dire pour justifier le « devrait » qu’implique le terme ‘ὀφειλόµενα’. Comment est-il possible de savoir ce que quelqu’un n’a pas ? Car lorsque nous parlons d’une chose dont nous déclarons qu’une personne est privée, nous voulons dire que cette chose lui manque. Comment savons-nous ce qui manque aux autres ou à nous-mêmes ? Afin de voir comment nous faisons ceci, nous pouvons suivre notre regard quand nous proclamons que quelqu’un est privé de quelque chose. Si nous suivons notre regard sur des cas individuels, nous voyons que nous regardons deux objets différents que nous comparons à la lumière d’une valeur : ces choses qu’une personne a à un moment donné et ces choses différentes qu’une personne a au même moment, que nous comparons du point de vue de quelque chose auquel nous donnons de la valeur, quelque chose que l’un d’entre eux a en sa possession et qui rend, à nos yeux, sa condition « meilleure », c’est-à-dire la richesse de ses possibilités plus grandes que celles de l’autre qui ne possède pas cette chose spéciale, mais dont nous pensons, à tort ou à raison, qu’elle devrait appartenir à lui, à lui aussi. C’est ce quelque chose dont nous pensons qu’il est privé, son manque qui le prive de quelques possibilités que le premier a, en raison de ce quelque chose. Cette comparaison de deux faits à la lumière de quelque chose que nous considérons comme ayant de la valeur – ou cette triple relation que nous établissons chaque jour – apparaît être la source d’où nous tirons notre revendication ou le fondement sur lequel nous appuyons une telle prétention : que cette chose est due à quelqu’un.
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* Cette simple observation offre un point de départ pour la recherche philosophique, en nous permettant de saisir l’idée de justice : en nous montrant le moyen par lequel nous déterminons l’ὀφειλόµενον dans un cas donné, elle nous indique aussi vers quelle direction nous pouvons regarder afin de devenir capable de conceptualiser l’idée de justice dans un sens cognitivement justifiable. Et c’est l’injustice, qui est une circonstance, un fait, et non pas une idée comme est la justice. C’est dans l’injustice que nous trouvons les ὀφειλόµενα aux êtres humains en tant que tels ; ou, si nous souhaitons désigner ces ὀφειλόµενα par leur nom moderne, c’est l’origine d’où nous déduisons les principes que nous appelons les droits de l’homme fondamentaux. Cela signifie que nous devons changer notre question initiale afin d’être capable d’y répondre et de se demander d’abord ce qu’est l’injustice. * L’injustice, en général, traite les abus ou le mépris des droits. Il existe différentes sortes de droits qui ont des implications variant selon les différentes situations actuelles, car il y a différentes façons de les violer et de les négliger. Cela signifie qu’il y a également différentes formes d’injustice. Bien que de telles violations et un tel mépris apparaissent sous d’innombrables facettes, nous observons cependant à toutes les époques certains schémas de violation et de mépris, qui changent dans l’histoire. Cela signifie que nous devons découvrir ces schémas dans chaque siècle. En relation avec les individus, l’injustice apparaît comme une certaine façon de les traiter, un traitement qui,
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directement ou indirectement, viole ou entrave l’accomplissement d’un ou de quelques-uns de leurs droits. En relation avec l’État, l’injustice apparaît aujourd’hui comme la situation dans laquelle un État luimême – par ses propres organes – soit viole, soit ne réalise pas dans les conditions existantes les implications des droits fondamentaux d’une partie de ses citoyens, soit n’entrave pas efficacement – par ses organes appropriés – une telle violation et un tel mépris2. L’injustice globale apparaît également comme un fait, dans lequel les droits fondamentaux et les autres droits des individus appartenant à un groupe ou appartenant à la majorité d’un pays sont violés ou méprisés afin de favoriser les intérêts d’autres groupes ou d’autres pays. C’est, pour le moment, le trait le plus caractéristique, dans notre monde, des relations internationales ou entre États. Ainsi présentée, l’injustice, en général, dénoterait : les circonstances actuelles dans lesquelles les conditions existantes empêchent les individus ou les groupes d’exercer leurs droits humains ou leur sont défavorables – conditions créées, directement ou indirectement, par d’autres individus ou groupes, soit au niveau national, soit au niveau international. Mais comment pouvons-nous juger à cet égard que certaines conditions existantes sont défavorables ? Ou : comment acquérons-nous la connaissance des droits fondamentaux ? Par une comparaison similaire à celle que j’ai mentionnée avant : en comparant les conditions dans lesquelles se trouvent certains êtres humains à un moment historique donné aux conditions différentes dans lesquelles se trouvent d’autres êtres humains au même instant historique – les conditions de l’être humain ou de l’huma
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« L’État de droit » et « l’État social » sont des termes désignant des demandes contre l’injustice à cet égard.
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nité à cette époque – observées à la lumière de la connaissance de valeur de certaines potentialités humaines qui ont permis à Edison de découvrir l’électricité, à Marie Skłodowska Curie de découvrir le radium, à SaintExupéry d’écrire Le Petit Prince, et à beaucoup d’autres d’accomplir ce qu’ils ont vraiment accompli, dons que seulement quelques-uns d’entre nous ont la chance de posséder. C’est la connaissance de ce qu’un être humain peut devenir et la signification, pour l’humanité, des accomplissements de ceux qui ont mis à jour de telles potentialités. Sous la lumière de cette connaissance, une telle comparaison nous donne une connaissance hypothétique ou conditionnelle : la connaissance d’une ou de quelques conditions, dans lesquelles il est normalement impossible pour un être humain de réaliser telles potentialités humaines. C’est de cette connaissance que nous déduisons, comme une conclusion, les conditions opposées qui sont nécessaires à la réalisation de telles potentialités humaines. Ainsi, le point de départ d’une telle déduction semble être notre connaissance des potentialités humaines et leur valeur. Nous obtenons de l’anthropologie philosophique la connaissance de ces potentialités, tandis que celle de leur valeur vient de l’évaluation des accomplissements humains dans l’histoire. Ce que nous faisons pendant cette activité cognitive complexe est ce qui suit : a) en gardant à l’esprit la connaissance que je viens juste de mentionner, nous regardons l’humanité à un moment historique donné et nous voyons l’étape de réalisation de telles potentialités que l’être humain, en tant qu’espèce, a atteintes à cet instant historique ; nous voyons les accomplissements de l’humanité comme un tout, ou bien l’étape où se trouve l’être humain à ce moment historique. Cela nous fournit le troisième
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terme, ou la base de notre comparaison3. b) À travers cette connaissance, nous regardons différents groupes humains qui vivent à ce moment précis : alors, nous voyons des groupes dans lesquels des individus réalisent telles potentialités à un degré supérieur, comparé au degré dont des individus, dans d’autres groupes, les réalisent ; il y a des groupes humains dont les membres contribuent davantage au bienfait de l’humanité que les individus d’autres groupes. c) Dans notre effort à expliquer un tel fait, nous relions ces différentes contributions aux différentes conditions dans lesquelles vivent ces groupes humains : dans cette connexion comparative, certaines conditions existantes apparaissent défavorables, ou gênantes, à la réalisation de telles potentialités humaines. d) C’est de cette comparaison que nous concluons que l’« opposé » de ces conditions existantes défavorables – ou quelques conditions existant dans d’autres groupes – ce sont les conditions nécessaires ou les pré-conditions pour réaliser telles potentialités humaines. En d’autres mots, cette comparaison est la source d’où nous déduisons les demandes que nous appelons aujourd’hui droits de l’homme. Ainsi, les droits de l’homme ou tels principes, telles demandes, que nous déduisons du fait que nous appelons injustice, nous garantissent le fondement pour établir la conceptualisation de l’idée de justice. Car ‘injustice’ et ‘justice’, bien qu’ils soient utilisés comme des termes opposés, signifient deux concepts relatifs mais non opposés : le premier dénote une situation, c’est-à-dire un fait, le second une idée, c’est-à-dire une conception de l’esprit humain et non un fait. En vue des circonstances indiquées aujourd’hui par l’‘injustice’ sous ses différentes facettes, l’idée de justice pourrait être formulée ou l’on pourrait lui donner une si 3
En dehors de ceci, un autre troisième terme, quel qu’il soit, disons « revenu national », est et sera probablement toujours trompeur.
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gnification telle que : la demande que les droits fondamentaux de l’individu – quels qu’ils puissent être – soient protégés et accomplis, et leurs diverses implications dans les conditions existantes à un moment donné – les droits des groupes inclus – soient trouvées et réalisées dans chaque pays et au niveau global. Ainsi la justice paraît être un méta-principe : la demande que les normes déterminant les arrangements des relations sociales et de l’action politique soient déduites, à chaque moment historique, en considérant les conditions existantes à la lumière de la connaissance des droits de l’homme. Et si nous souhaitons avoir une formulation de la ‘justice’ qui pourrait sembler – mais juste sembler – plus générale, c’est-à-dire une formulation sans le terme ‘droits de l’homme’ qui peut paraître à beaucoup aussi vague que le mot ‘justice’, nous pourrions formuler la justice comme : la demande de créer en permanence des conditions donnant aux individus la possibilité de réaliser, dans les situations existantes au moment historique où ils vivent, leurs potentialités humaines, ainsi que certaines des potentialités de l’être humain – celles que j’ai mentionnées avant. Ainsi la justice semble exiger la création permanente de conditions différentes et changeantes favorables aux êtres humains et à l’espèce humaine, ou n’empêchant pas leur développement, et dans la terminologie d’aujourd’hui la protection des droits de l’homme dans les conditions différentes et changeantes de tout pays et à travers le monde. Car les droits de l’homme expriment les conditions générales sous lesquelles les individus – nous le pensons – pourraient et devraient réaliser leurs potentialités humaines, c’est-à-dire qu’ils auraient la possibilité, en tant qu’êtres humains, d’obtenir aussi bien que de donner les ὀφειλόµενα à chaque être humain.
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Ce que la justice réclame n’est pas l’efficacité de quelques principes spéciaux et « matériels », comme pensent et avancent habituellement les théories de la justice4, mais la volonté de remplir en permanence une chaîne de conditions conduisant à des ordres – des ordres variés et variants mais – d’un caractère spécial : des ordres déterminés par des normes historiques – changeantes – et par conséquent des lois, déduites, à un moment historique donné, de la connaissance des pré-conditions générales, non changeantes, pour la réalisation des potentialités humaines qui constituent ce que nous appelons la dignité humaine, c’est-à-dire venant de la connaissance des droits de l’homme. Ainsi le concept de justice, considéré en rapport avec les droits de l’homme, paraît être un principe de volonté – pour utiliser la terminologie de Kant – tandis que les droits de l’homme paraissent être des principes d’action envers les individus, ainsi que des principes pour déduire le droit en général et des normes historiques qui guident les décisions à prendre concernant les relations sociales et l’action politique. C’est probablement la raison pour laquelle la justice semble pour beaucoup une « idée hautaine », un mot vide, ne valant pas la peine de s’y attarder. C’est probablement la raison pour laquelle, quand ses rapports avec les droits de l’homme sont négligés, la justice semble pour beaucoup quelque chose de « relatif ». Et c’est probablement la raison pour laquelle des théories mettent en avant des « principes de justice ». Cependant la justice semble n’avoir aucun principe spécial. Elle montre seulement du doigt la spécificité des principes – quels qu’ils puissent être – qui permettraient aux êtres humains d’exercer leurs droits, c’est-à-dire réaliser leurs potentialités humaines, et leur permettraient de
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Par exemple, les deux principes de justice proposés par Rawls.
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promouvoir l’humanité, s’ils, en tant qu’implications des droits fondamentaux à un moment donné, déterminaient les décisions et les actions sociales, légales et politiques.
Sur la justice sociale Dans nos tentatives pour conceptualiser ce que nous appelons la justice sociale, nous pouvons maintenant suivre le même chemin que nous avons pris pour conceptualiser la justice en général et demander : quel est ce fait que nous appelons injustice sociale ? Et comment apparaît-elle maintenant ? Quand, dans un pays, une partie des citoyens vit dans des maisons ou des appartements avec l’air conditionné alors qu’une autre partie des citoyens vit dans des caves ou des maisons faites de briques et de boue, là prévaut l’injustice sociale. Partout où quelques enfants sont emmenés à l’école en Cadillac tandis que d’autres enfants du même âge doivent porter des fardeaux pour gagner leur vie, là prévaut l’injustice sociale. Là où quelques femmes peuvent se permettre d’acheter en une seule fois trois manteaux de fourrure – parce qu’elles les aiment tous les trois et qu’elles ne peuvent décider lequel choisir – alors que d’autres, afin de survivre, acceptent de se vendre, là encore nous rencontrons l’injustice sociale. Ce sont des instantanés des soi-disant pays en voie de développement. Et si dans quelques pays on donne à des enfants handicapés biologiquement ou physiologiquement la possibilité de survivre par tous les moyens imaginables, tandis que dans d’autres pays des centaines d’enfants peuvent mourir de la rougeole faute de soins médicaux ; si dans quelques pays, tard dans l’après-midi, on promène des chiens de compagnie dans des poussettes d’enfants, alors que dans d’autres pays des enfants doivent chercher leur nourriture sur des tas d’ordures, cela signifie que l’injustice sociale prévaut dans notre monde.
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Ainsi, la question de l’injustice sociale doit être traitée comme un fait actuel que nous rencontrons aujourd’hui sur deux niveaux, c’est-à-dire au niveau national et au niveau global, puis dans la relation entre eux. * Selon l’opinion la plus facilement acceptée, l’injustice sociale n’est rien d’autre que le résultat d’inégalités monstrueuses qui viennent de la distribution des revenus d’un pays. Cependant, bien que ce soit important, c’est seulement un aspect du phénomène. Quand nous considérons la question en rapport avec les droits de l’homme, l’injustice sociale apparaît comme un problème lié à tous les droits fondamentaux qui ne peuvent être protégés qu’indirectement. Afin de rendre explicite ce rapport, permettez-moi de dire d’abord quelques mots sur ma classification des droits humains, en raison de ses implications en ce qui concerne notre sujet. Les soi-disant « droits de l’homme », c’est-à-dire les droits où « tous les êtres humains sont égaux », les droits qu’ils possèdent uniquement parce que ce sont des êtres humains, constituent une partie des droits humains, c’està-dire les droits fondamentaux. Une partie de ces droits fondamentaux sont des demandes pour la protection directe de certaines potentialités humaines des individus : demandes que « personne » ne touche à un individu sans aucune raison, pendant que cet individu est engagé à réaliser une telle potentialité humaine. (Toutes les demandes d’interdiction concernant la sécurité de l’individu et/ou les soi-disant libertés fondamentales appartiennent à cette catégorie des droits fondamentaux.) L’autre partie est celle des demandes se rapportant aux pré-conditions générales, nécessaires pour permettre à chaque individu d’avoir la possibilité de développer ses potentialités. Des droits tel que le droit de jouir du meilleur état de santé physique et
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mentale, le droit à l’éducation, le droit au travail, etc., appartiennent à cette catégorie. Ce sont également des droits que les individus possèdent pour l’unique raison qu’ils sont des êtres humains, c’est-à-dire que ce sont des droits fondamentaux de l’individu ou droits humains. Mais ils diffèrent des droits de la première catégorie dans le sens qu’ils ne peuvent être protégés qu’indirectement, à travers d’autres droits donnés aux individus par un État – aux moyens de droits économiques et sociaux – et à travers des institutions publiques fondées, pas toujours, mais principalement, par des décisions politiques. Ces droits donnés, c’est-à-dire les droits sociaux et économiques, sont des droits de l’individu, mais ce ne sont pas des droits fondamentaux, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas des droits où tous les êtres humains sont égaux. Ils sont des limites tracées par les États pour des individus d’un pays, ils définissent quelques zones dans lesquelles les citoyens d’un pays donné peuvent agir comme ils le souhaitent et il est exigé qu’aucun citoyen ne transgresse ces limites. Ce sont des droits dont les limites sont, et doivent être, arrêtées aujourd’hui différemment dans chaque pays distinct, mais ce sont des droits où tous les citoyens (concernés) de chaque pays sont égaux5. Maintenant, la manière dont les limites de ces droits sont tracées dans un pays est déterminante pour savoir si ces droits peuvent ou non protéger, ou même empêcher de protéger, les droits fondamentaux auxquels ils sont reliés. Ainsi l’injustice sociale apparaît comme une question se rattachant à la relation entre ces deux espèces de droits, les droits donnés et les droits fondamentaux indirectement protégés ; et il s’agit d’une situation ayant trait a) à ce que sont ces droits donnés, c’est-à-dire comment les relations économiques et sociales sont ordonnancées 5
La détermination du revenu minimum, ou du nombre minimum d’années de travail obligatoire pour la retraite sont de tels droits.
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par le Droit dans un pays donné et également comment s’appliquent les lois relevantes ; en conséquence, b) avec l’établissement ou le non établissement de quelques institutions publiques et leur fonctionnement dans les conditions existantes. * Ainsi, la question de l’injustice sociale dans sa relation avec les droits fondamentaux, au niveau national, peut être traitée selon deux perspectives différentes : celle de l’individu et celle de l’État. La première nous donne la possibilité de saisir de quel genre de situation est l’injustice sociale, la seconde de comprendre comment elle prend son origine aujourd’hui dans de nombreux pays pauvres ou en voie de développement. Tant que l’individu est concerné, l’injustice sociale n’est pas une situation où les droits fondamentaux ne sont pas du tout protégés ; c’est la situation où de tels droits ne sont pas protégés pour tous les individus concernés dans un pays : une situation dans laquelle les possibilités de protection des droits où tous les êtres humains sont égaux, mais ne peuvent être protégés qu’indirectement, ne sont pas procurées de façon égale – c’est-à-dire données au même degré – à tous les citoyens. De ce point de vue, l’injustice sociale apparaît comme une question éthique. Pour autant que l’État est concerné, l’injustice sociale se présente comme un fait politique, c’est-à-dire un fait se rapportant à l’organisation des relations sociales au sens large – la façon dont elles sont établies et la façon dont elles fonctionnent – ; en d’autres mots, un fait lié aux droits procurés ou non procurés et les possibilités offertes aux citoyens par l’État. L’injustice sociale vient avant tout quand les gouvernements, lorsqu’ils délimitent les droits économiques et sociaux, ne prennent pas en considération le rapport existant entre cette espèce de droits et les droits fondamentaux
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indirectement protégés ; quand, lorsque cette délimitation se fait, des facteurs autres que la demande de protection des droits fondamentaux respectifs interfèrent – l’ignorance par dessus tout et les intérêts : intérêts personnels, intérêts de groupes, intérêts de classe, etc. Ou, quand des lois qui déterminent l’établissement et le fonctionnement des relations économiques et sociales, par exemple les taxes, le code civil et d’autres actes, ou des lois plus restreintes, sont promulguées sans prendre en compte le rapport étroit qui existe entre cette espèce de droits et les droits fondamentaux indirectement protégés, c’est-à-dire quand elles sont arrêtées sans prendre en compte leurs implications prévisibles pour ces droits dans les conditions existantes d’un pays. Ce manque de connexion entre ces deux sortes de droits humains apparaît quelquefois comme des lois promulguées qui donnent quelques « droits » ou possibilités à une partie des citoyens, ce qui empêche l’accomplissement des droits fondamentaux de la majorité des citoyens dans les conditions existantes. Ou, souvent, il apparaît comme n’abrogeant pas des lois qui affaiblissent tels droits, ou comme ne promulguant pas quelques autres lois qui pourraient les protéger indirectement dans les conditions existantes, c’est-à-dire des lois qui rendraient possible l’application d’autres lois qui les protègeraient. Tels sont les cas où les gouvernements ne peuvent pas remplir, ou ne remplissent pas, l’une des raisons d’être principales de l’État dont le devoir est de réglementer les relations parmi les citoyens ; ce sont des cas où les gouvernements ne peuvent pas protéger, ou ne protègent pas, une partie des citoyens contre l’exploitation par d’autres citoyens – et l’État tout autant –, et en conséquence, ce sont des cas où ces gouvernements ne peuvent pas empêcher, ou n’empêchent pas, une partie des citoyens de préserver pour eux-mêmes certains privilèges afin de protéger
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principalement leurs propres intérêts, ou quelquefois, leurs droits fondamentaux aux dépens des droits fondamentaux de beaucoup d’autres citoyens et, dans une mesure qui dépasse les limites que les conditions d’un pays peuvent permettre. Là où un État n’empêche pas indirectement, par des lois appropriées, etc., quelques-uns de ses citoyens d’en exploiter d’autres, là l’injustice sociale émerge6. Dans ces cas, c’est la manière d’organiser les relations sociales qui cause l’émergence de l’injustice sociale. Du point de vue de l’État, une autre cause de l’injustice sociale dans les pays en voie de développement est quelque chose que les gouvernements ne font pas, ou ne peuvent pas faire : « répartir » à égalité les privations parmi les citoyens. C’est un fait que nous observons particulièrement dans des pays où les ressources disponibles pour l’État sont limitées : bien que des lois tendent à protéger les droits indirectement protégés soient en fait promulguées, la non-existence de quelques autres lois et le manque d’un nombre satisfaisant d’institutions nécessaires pour appliquer ces droits dans les conditions existantes rend impensable pour l’État de donner les possibilités de protection égale de ces droits à tous les citoyens. Ainsi, certains droits fondamentaux de quelques citoyens sont plus « protégés » que les moyens disponibles d’un État le permettent, tandis que les droits de beaucoup d’autres ne sont pas du tout protégés7. Il est généralement déclaré que l’injustice sociale est le résultat de la distribution inégale de ce qui « existe ».
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Le fait qu’un grand nombre de gens qui ont de bas revenus dans des pays en voie de développement préfèrent travailler comme fonctionnaires pour un salaire moins satisfaisant, est, je pense, typique. 7 Quelques citoyens, par exemple, peuvent se permettre d’acheter en même temps trois pots d’une crème de beauté importée alors que d’autres ne peuvent pas trouver sur le marché un médicament pour le cœur, ou s’ils le trouvent, ne peuvent pas l’acheter car il est trop cher pour eux.
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Cependant, dans ces pays qui attirent notre attention, soit l’État ne peut pas disposer de ce qui « existe », soit ce qui est à sa disposition n’est pas suffisant pour l’accomplissement, même minimum, des droits fondamentaux de tous ses citoyens à n’importe quel moment. Ainsi, aujourd’hui, du point de vue de l’État l’injustice sociale apparaît également non à cause de la distribution inégale de ce qui « existe », mais à cause de la « distribution » inégale des privations. Car, comme je l’ai déjà dit, l’injustice sociale au niveau national n’a presque rien à faire avec le degré de protection des droits indirectement protégés – c’est-à-dire avec les dimensions des limites des droits donnés protègeant les droits fondamentaux respectifs – mais vient d’un échec pour offrir à tous les citoyens les possibilités de protection égale de ces droits, quel que puisse être le degré de cette protection égale. Dans beaucoup de pays en voie de développement aujourd’hui, l’injustice sociale existe parce que les gouvernements ne distribuent pas, de façon inégale, en faveur de ceux qui en ont besoin, ce qui est à la disposition de l’État, à savoir, ils ne le distribuent pas d’une manière telle que les droits fondamentaux de tous les citoyens soient protégés de façon égale. Cela signifie que l’injustice sociale émerge également quand les gouvernements ne remplissent pas une autre raison d’être de l’État, c’est-à-dire quand, dans l’administration publique, ils n’utilisent pas ce qui appartient au public, si bien que les besoins par rapport aux droits fondamentaux de tous les citoyens puissent être réglés à égalité ; quand ils n’établissent pas les institutions nécessaires pour accomplir ce but dans les conditions existantes. Ainsi, considérée à partir de ces deux perspectives, l’injustice sociale au niveau national dans beaucoup de pays en voie de développement aujourd’hui est la situation
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actuelle où les droits donnés et les possibilités permises aux individus par l’État – les droits économiques et sociaux (incluant les prétendus droits culturels) – soit ne protègent pas à égalité, soit empêchent la protection égale des droits fondamentaux indirectement protégés de tous les citoyens. Dans un pays où, par l’égalité de la « distribution des privations », ces droits de tous les citoyens seraient protégés à égalité, même à un moindre degré, il n’y aurait aucune question d’injustice sociale au niveau national ; là, seul le problème de l’injustice globale serait soulevé. En partant des considérations mentionnées plus haut, nous pouvons maintenant formuler le principe de la justice sociale comme l’exigence que l’État, c’est-à-dire chaque gouvernement arrivant au pouvoir, doit donner sans cesse les possibilités de protéger à égalité les droits protégés indirectement de tous les citoyens, par exemple le droit à la nourriture, le droit à la santé, à l’éducation, etc., des droits qui constituent les pré-conditions générales pour le développement de certaines potentialités humaines, et qui ne peuvent être que protégées indirectement. Cela signifie que les lois qui régulent les questions économiques et sociales devraient être esquissées en prenant en compte leurs implications prévisibles pour les droits de l’homme de tous les citoyens dans les conditions existantes d’un pays.
L’injustice globale et la question des objectifs Il y a 56 ans que les « […] peuples des Nations Unies, résolus […] à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande, et à ces fins, […] à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples, [ont] décidé d’associer [leurs] efforts pour réali-
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ser ces desseins »8. Pour ces fins, on a pris le « développement » comme le principal objectif des politiques nationales et internationales. Cependant, dans un document de l’UNESCO écrit en 1982, c’est-à-dire 36 ans plus tard, nous pouvons lire9 : « Dans le Tiers Monde, ce sont souvent de vastes populations qui ne bénéficient d’aucun des avantages du progrès et les villes y apparaissent dans bien des cas, et du moins en ce qui concerne certaines catégories sociales, comme des îlots d’une modernité en rupture avec l’arrière-pays. » « En 1979 quatre pays industrialisés représentaient à eux seuls un peu plus de la moitié du produit brut mondial. Alors qu’en 1980, le produit moyen par habitant était de 10.660 dollars pour les pays industrialisés à économie de marché, il n’était que de 250 dollars pour les pays dits à faible revenu (soit quarante-deux fois moins). » Calculé en gros, « 1.300 millions de personnes n’[ont] pas d’accès à l’eau potable ». Tous ces chiffres frappants sont la preuve que les politiques de développement non seulement ont approfondi l’injustice sociale, mais aussi l’injustice globale. La situation en 1995 ne semble pas meilleure. Dans le document du Sommet mondial de Copenhague pour le développement social, nous lisons exactement les mêmes phrases : « a) Dans de nombreuses sociétés, qu’il s’agisse de pays développés ou de pays en développement, le fossé s’est creusé entre les riches et les pauvres. En outre, bien que certains pays en développement connaissent une croissance rapide, l’écart entre les pays développés et de nombreux pays en développement, en particulier les pays les moins avancés, a augmenté ; b) Plus d’un milliard d’êtres humains dans le monde vivent dans une pauvreté abjecte, la plupart souffrant chaque jour de la faim. Un
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Charte des Nations Unies, Préambule. UNESCO, Projet de plan à moyen-terme, 1984-89, par. 19.
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grand nombre d’entre eux, en majorité des femmes, ne disposent de revenus et de ressources et ne bénéficient d’une éducation, de soins de santé ou d’une nutrition correcte que de façon très limitée, en particulier en Afrique et dans les pays les moins avancés »10. Je ne m’attarderai pas ici sur les raisons qui ont creusé le fossé entre les pays développés et en voie de développement11. Je me limiterai seulement à observer que, mises ensemble, toutes ces déclarations officielles, et beaucoup d’autres, témoignent du fait que le « développement » – qui a été introduit et adopté comme le moyen le plus approprié et le plus prometteur, c’est-à-dire comme le moyen escompté et poursuivi en vue d’abolir l’injustice sociale et globale et de se débarrasser de la pauvreté ; en d’autres mots, le « développement » comme objectif principal des politiques nationales fondées sur l’« aide étrangère » ou l’« aide au développement » proposée par les pays riches aux pays pauvres – a créé des résultats contredisant les attentes de ses initiateurs. Tandis qu’il donnait à un petit nombre de personnes la possibilité de vivre dans des « îlots de modernité », avec en plus l’augmentation rapide de la population dans ces pays, il accroissait le nombre de ceux qui sont dépourvus de moyens pour répondre même à leurs besoins les plus élémentaires. Que pouvons-nous apprendre de ce fait ?
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Projet de déclaration du Sommet de Copenhague, par. 16a et b. Voir mon texte « Les droits de l’homme et la Décennie du développement culturel », dans Birleşmiş Milletler Türk Derneği 1988 Yıllığı. Ankara : 1990, pp. 25-30 ; et, dans le présent recueil, pp. 169 ; ou « The Idea of Development. Its Past and its Present », dans Kuçuradi, Ioanna (éd.), The Idea of Development. Between its Past and its Future. Ankara : International Federation of Philosophical Societies/Philosophical Society of Turkey, 1993, pp. 3-17. 11
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Le marché libre et les droits de l’homme Maintenant, parmi les moyens préconisés pour sortir de l’impasse actuelle de la pauvreté, qui sont supposés nous amener au développement social, nous voyons l’économie du marché libre – « le nouvel ordre économique », « la privatisation », « la mondialisation », etc. Surtout après la dissolution de l’Union Soviétique, la nouvelle tendance à cet égard, ce sont les rapports à la mode établis entre les droits de l’homme, la démocratie et le marché libre. La devise de ces trois mots est devenue très populaire à travers le monde. Cependant leurs rapports apparaissent plutôt comme un résultat de jugements de valeur entremêlés que comme une expression d’une connexion factuelle ou conceptuelle (nécessaire) parmi eux ; des rapports qui, si pris pour acquis, comme c’est le cas maintenant, pourraient, parmi d’autres, intensifier encore plus l’injustice sociale et globale et les fortes disparités économiques qui existent déjà à l’intérieur des pays et parmi eux, ainsi que créer de nouvelles disparités et désillusions dans des pays « sur la voie de la démarxisation » comme on le dit. Il n’est pas difficile de le prévoir, à condition que nous soyons suffisamment conscients que l’injustice sociale est un fait qui émerge quand les droits sociaux et économiques sont donnés, c’est-à-dire quand les lois définissant les limites des droits sociaux et économiques sont promulguées (et souvent de façon assez « démocratique », à travers des décisions parlementaires), sans prendre en considération les implications qu’elles produisent, à ce moment précis, sur les droits fondamentaux indirectement protégés des individus (droit à la santé, à l’éducation, etc.), dans les conditions existantes d’un pays donné ; en d’autres mots, conscients que l’injustice sociale est un fait émergeant quand des déterminants, autres que les demandes exprimées par les droits fondamentaux, détermi
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nent les limites des droits sociaux et économiques dans un pays. Laissez-moi donner ici juste une raison théorique pour étayer mon affirmation : La demande du marché libre, en principe, revient à être, formulée simplement, l’exigence que les gouvernements n’interfèrent pas dans les activités économiques des individus, que les gouvernements les laissent tranquilles à cet égard. Dans ce cas, l’ordre des relations socioéconomiques, c’est-à-dire leur fonctionnement et leur changement, suivra un processus spontané et ouvert. Dans ce processus, des individus non seulement protègeraient mieux leurs intérêts, mais ils devraient également protéger les intérêts des autres individus. Ce rapport fait entre le marché libre et les droits de l’homme trahit une intention de protéger la « liberté » économique comme un droit fondamental et de la protéger de façon qu’une seule sorte de droits fondamentaux, que j’appelle droits directement protégés (par exemple, la soidisant liberté de pensée, la liberté d’opinion, etc.), soit protégée. Cela semble être dû a) au manque de distinction entre les différentes espèces de droits de l’individu, entre les droits de l’homme fondamentaux et les droits sociaux et économiques non fondamentaux, et b) à une confusion des moyens de protéger deux espèces différentes de droits fondamentaux de l’individu. Le moyen de protéger, par exemple, le soi-disant « droit à la liberté d’opinion et d’expression » est aussi supposée être le moyen de protéger ce qui est présumé être une « liberté économique » de l’individu au sens large. Cependant, les deux espèces de droits de l’homme présupposent différents moyens de protection. Protéger la première espèce signifierait de mettre ces droits sous la garantie du Droit : mettre sous la garantie du Droit afin
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que personne (les organes d’État inclus) n’empêche un individu de réaliser une potentialité humaine donnée, c’est-à-dire que « personne » ne porte atteinte à ses autres droits, et s’il y a des tentatives pour le faire, cet individu sera protégé par les organes d’État appropriés. Cependant la protection de la seconde espèce des droits fondamentaux (droits à la santé, à l’éducation, etc.) dépend des institutions publiques et des autres droits donnés, les droits sociaux et économiques, qui, comme je l’ai dit avant, sont des limites tracées par le Droit, dans lesquels tout citoyen concerné est libre d’agir. Cela dépend de la manière dont sont établis les droits sociaux et économiques, en prenant en considération, ou en ne prenant pas en considération, leurs implications prévisibles pour les droits de l’homme de tous les citoyens dans les conditions existantes du pays concerné. Et tous ces droits sociaux et économiques, qui, à la fois, protègent et ne protègent pas les droits fondamentaux, sont donnés par des lois, c’est-à-dire par des décisions parlementaires « démocratiques ». Ainsi la « liberté », en ce qui concerne les droits économiques (ou la liberté économique) signifierait l’absence de limites dans les activités économiques de l’individu, ce qui serait en contradiction avec la nature même de tels droits : eux-mêmes étant des limites tracées par le Droit – en conformité ou non avec les droits de l’homme. Cela signifierait l’absence de limites dans les activités économiques de l’individu, quels que puissent être leurs produits ou leurs résultats. En liaison avec notre problème, cela revient à demander que « personne » n’interfère avec les individus, non seulement pendant qu’ils sont engagés à réaliser leurs potentialités humaines particulières, c’est-à-dire pendant qu’ils exercent leurs droits fondamentaux de la première espèce, mais aussi pendant qu’ils agissent à protéger leurs
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propres intérêts, qui non seulement entrent inévitablement en conflit avec les intérêts des autres individus, mais dans de nombreux cas également avec leurs droits de l’homme. En conséquence, la demande qu’apporte maintenant le marché « libre » dans le cas de pays pauvres et en voie de développement, reviendrait non seulement à écarter les gouvernements, qui définissent principalement les limites des droits économiques selon les intérêts privés ou les intérêts de groupes ; mais aussi à écarter la possibilité de rendre déterminants les droits fondamentaux dans l’établissement et le changement des relations économiques à l’intérieur des pays et entre eux. Ainsi une fausse compréhension des libertés semble être à l’origine du fait que le marché libre est considéré comme une sortie de l’impasse actuelle de la pauvreté ; car le marché libre peut fonctionner dans les relations économiques parmi les pays qui sont, plus ou moins, au même niveau de développement économique, mais constitue un piège dans les relations économiques entre les pays développés et les pays en voie de développement.
Les droits de l’homme comme un objectif global Ces considérations, et d’autres non mentionnées ici, nous amènent à anticiper une possibilité différente pour sortir de l’impasse actuelle. Celle-ci serait de mettre comme objectif principal des politiques nationales et internationales, à la place du ‘développement’ – quelles que puissent être ses épithètes12 – la protection des droits de l’homme fondamentaux clairement conçus et différenciés, qui expriment des exigences pour considérer les êtres
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Voir mon texte « Philosophy Questioning Cultural Development », dans Agazzi, Evandro & Kuçuradi, Ioanna (éds), Philosophy and Cultural Development. Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 1993, pp. 9-17.
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humains et qui sont une sorte spéciale de principes pratiques ou de normes pour établir les relations sociales et déduire le Droit. À quoi reviendrait un tel changement d’objectifs ou de finalité ? Au niveau national, cela reviendrait à abolir immédiatement l’injustice sociale dans de nombreux pays, c’est-à-dire à sécuriser, par une législation appropriée, la possibilité que les droits fondamentaux indirectement protégés de tous les citoyens d’un pays (leurs droits à un standard de vie minimum, à la santé, à l’éducation, etc.) soient protégés au même degré, quel que puisse être ce degré. Cela, à son tour, reviendrait à renforcer les lois concernant les questions sociales et économiques, c’est-àdire les lois qui esquissent les limites des droits économiques et sociaux, en prenant en considération les implications prévisibles pour les droits fondamentaux de tous les citoyens dans les conditions existantes d’un pays donné. Je suis tout à fait consciente des difficultés soulevées par une telle législation pour que des décisions parlementaires « démocratiques » soient prises : par exemple, la difficulté de formuler de telles lois et, si formulées, de les faire approuver par les chambres parlementaires où l’interaction des petits intérêts joue un rôle décisif. Bien que ce soit difficile, ce n’est pas impossible, à la condition que ceux qui possèdent la connaissance suffisante pour cela et la volonté sincère de le faire, soient aussi capables de trouver la stratégie appropriée dans chaque pays. L’abolissement de l’injustice sociale, afin qu’elle soit suivie par une protection augmentée des droits fondamentaux de tous les citoyens dans les pays pauvres, rend nécessaire l’aide des pays riches, cependant pas de la façon dont c’est le cas jusqu’à présent et actuellement.
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Actuellement, pour utiliser la formulation de Katarina Tomaševski, le libre échange, qui même en théorie entre en conflit avec les obligations des gouvernements en matière des droits de l’homme, est associé à des élections libres pour concevoir la conditionnalité des droits de l’homme : La récente expansion des conditionnalités d’aide à la ‘démocratie’ et aux ‘droits de l’homme’ au niveau de la rhétorique est souvent réduite dans la pratique à la première, et la ‘démocratie’ est en plus réduite à des élections multipartites. Contrairement à ce que le public peut croire dans les pays donateurs, ce n’est pas nécessairement bon pour les droits de l’homme.
Katarina Tomaševski poursuit en avançant trois causes principales : * Au niveau de la rhétorique, les donateurs utilisent les mots ‘démocratie’ et ‘droits de l’homme’ de manière interchangeable, alors que dans la pratique, ils se concentrent pour soutenir des élections multipartites. Cela pourrait bien entraîner le remplacement des droits de l’homme par la ‘démocratie’ et la perte d’intérêt des donateurs en matière des droits de l’homme dès que les gouvernements élus sont en place. * La ‘démocratie’ (à la fois en rhétorique et en pratique) a été limitée à l’électoralisme où les pays sont étiquetés ‘démocratiques’ dès que les élections ont eu lieu. Le fait que la démocratie prend des siècles à se développer (ce que les donateurs peuvent témoigner eux-mêmes) est oublié. * On suppose que de telles ‘démocraties’ instantanées peuvent et vont garantir les droits de l’homme et les libertés fondamentales. À la fois l’histoire et la multitude des exemples actuels prouvent que cette supposition est erronée.13
Les conditions pour étendre l’aide aux pays pauvres sont à l’heure actuelle « des progrès vers la démocratisation » et la privatisation, qui est une conséquence directe de l’économie de marché libre. « Les deux principales 13
Tomaševski, Katarina, Development Aid and Human Rights Revisited. London/New York : Pinter Publishers, 1993, p. 15.
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tendances dans la politique actuelle de l’aide concernant le secteur social », observe Tomaševski, « sont la diminution des investissements dans les services sociaux et la promotion de la privatisation ». Cependant, la privatisation est fondée sur le critère de l’efficacité, comme en témoigne la Banque mondiale : Les capacités administratives de tous les gouvernements, pas moins ceux des pays en voie de développement, sont à rude épreuve par le poids de leurs nombreuses activités. La question que je voudrais poser [dit G. Roth, dans The Private Provision of Public Services in Developing Countries. Oxford : 1988, p. 5] est de savoir si le développement économique pourrait être accéléré par le passage de ces responsabilités vers le secteur privé, qui seraient traitées dans ce cas plus efficacement14.
Ainsi, l’aide au développement, à savoir les prêts accordés en fonction de ces critères à de nombreux pays en voie de développement, suffit seulement à payer les intérêts de leurs dettes aux pays développés. Face à ces faits et à des faits similaires, la nécessité de changer l’objectif principal et les objectifs des politiques nationales et internationales, devient, je pense, évidente. Et ce nouvel objectif devrait être la protection des droits de l’homme. Mettre comme objectif global la protection des droits fondamentaux de l’homme reviendrait à prendre conscience – entre autres – du piège qui se cache dans la promotion inconditionnelle actuelle du « marché libre » et à transformer « l’aide au développement » par des subventions, en gardant à l’esprit la nécessité d’accroître le degré de protection de certains droits fondamentaux (de nourriture, de santé, d’éducation, etc.) aux pays qui prennent les mesures nécessaires pour abolir l’injustice sociale et qui restent fidèles à l’universalité des droits de l’homme, par
14
Ibid.
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exemple, les pays qui augmentent le nombre d’écoles où les enfants ont la possibilité de développer leurs propres capacités humaines, et qui n’augmentent pas le nombre d’écoles dans lesquelles un lavage de cerveau culturel ou autre est fait. Le développement et la course aux armements ont marqué la seconde moitié du XXe siècle. Essayons de faire plus que tout ce que nous pensons que nous pouvons faire, de sorte que le XXIe siècle sera marqué par une « course » dans la protection et pour la protection de nos quelques droits de l’homme fondamentaux.
MONDIALISATION, INJUSTICE SOCIALE ET DROITS SOCIAUX*
« Du point de vue économique, politique et technologique, notre monde n’est jamais paru aussi libre – ou injuste. » Cette réflexion frappante prononcée dans le Human Resources Report 2002 des Nations Unies exprime une évaluation juste – le point où viennent se nouer plusieurs problèmes – de l’état de notre monde au début du XXIe siècle. Dans un entretien accordé à un journaliste lors du e XXI Congrès Mondial de la Philosophie tenu à Istanbul en 2003, le professeur Klaus Leisinger, directeur général de la Fondation Novartis, avait attiré l’attention sur ce fait frappant : En Europe, la subvention accordée à une vache est de 800 euros par an, alors que l’aide que reçoit un enfant en Afrique n’est que de 20 euros. Ce fait est un exemple typique de l’injustice mondiale qui prévaut dans notre monde au début du XXIe siècle. Comment lutter contre l’injustice sociale ? Autrement dit, comment protéger certains droits humains – ce que j’appelle droits fondamentaux indirectement protégés : le droit à la nourriture, à la santé, à l’éducation, au travail considérés comme des droits sociaux dans les documents – dans les conditions qui varient d’un pays à l’autre ? Afin de pouvoir lutter contre l’injustice sociale aux niveaux national et international, il faudrait exposer comment on est arrivé à la situation actuelle et, sur la base des concepts pertinents éclairés, trouver les exigences des *
Texte paru dans Mouly, Jean (éd.), Les droits sociaux constitutionnels et la charte sociale européenne. Limoges : Presses universitaires de Limoges (PULIM), « Les Chroniques de l’OMIJ, n° 6 », 2015, pp. 45-52.
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droits de l’homme dans des conditions actuelles et essayer de les mettre en œuvre. Ici, j’aborderai les développements ayant trait à ce sujet depuis la création des Nations Unies, et en montrant comment l’injustice sociale qui est de plus en plus croissante et qui mène à une moindre protection des droits de l’homme apparaît en général. Ensuite je tenterai de tirer certaines conclusions pour le présent. ∗ Après la proclamation de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’une des premières choses qu’avaient fait les fondateurs des Nations Unies fut de mettre en avant l’idéal exprimé par le mot « développement » (désigné par le mot « kalkınma » en turc), comme moyen de lutter contre la pauvreté et d’assurer le progrès social – un idéal qui constitua l’objectif principal des politiques nationales de pratiquement tous les pays du monde, et sur la base duquel les pays étaient classés comme étant « développés » et « moins développés » ou « en voie de développement ». Comme le critère pour cette classification des pays en deux groupes est la « grandeur » du revenu national et l’industrialisation, l’augmentation du revenu national et l’industrialisation sont devenues le principal objectif des politiques nationales des pays qui appartiennent à la catégorie des « pays en voie de développement ». Dans la plupart des pays développés, cela s’est transformé en une compétition à mort pour « plus de développement », « plus de progrès » et plus de production industrielle, à laquelle ils avaient soumis tout le reste. Pourtant, l’expérience de plusieurs décennies, à savoir certains faits ou « problèmes mondiaux » qui résultent de ces politiques de développement menées à la fois dans les pays développés et dans les pays en développement, a permis de voir comment l’idée de développement comme
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objectif principal des politiques nationales – certainement avec d’autres facteurs – a progressivement amené la plupart de ces pays à des impasses. Dans la plupart des pays dits développés, la compétition pour davantage de production industrielle et de progrès technologiques, a abouti à une utilisation incontrôlée des ressources naturelles qui sont pratiquement épuisées dans plusieurs parties du Monde, à la pollution de l’air et de l’eau, à la menace nucléaire, etc., et en outre, à divers problèmes sociaux imprévus, particulièrement l’immigration illégale et le trafic d’êtres humains. Par ailleurs, dans de nombreux pays en voie de développement ou les pays du Tiers Monde sous son ancienne appellation, les politiques de « développement », tandis qu’elles provoquaient la légère croissance des revenus intérieurs que nous pouvons observer si nous regardons uniquement les chiffres, ont également accru l’injustice sociale (c’est-à-dire, ont augmenté le nombre de personnes dont les « droits sociaux » ne sont pas protégés) et ont intensifié différents troubles politiques dans ces pays. Ces politiques « de développement » ont accru non seulement l’injustice sociale mais également l’injustice mondiale. Ces politiques qui ont été menées, c’est-à-dire financées, de manière considérable par « l’aide internationale » ou comme elle fut appelée plus tard, « l’aide au développement », à savoir les prêts provenant des pays développés avec les attentes politiques, n’ont pas seulement élargi le gouffre entre les riches et les pauvres dans ces pays mais ont également élargi (à l’exception de quelques pays) le gouffre entre les quelques pays riches et la majorité des pays pauvres. Dans un document de l’UNESCO rédigé en 1982, c’est-à-dire trente-six ans après la création des Nations Unies, on peut lire :
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Dans le Tiers Monde, ce sont souvent de vastes populations qui ne bénéficient d’aucun des avantages du progrès et les villes y apparaissent dans bien des cas, et du moins en ce qui concerne certaines catégories sociales, comme des îlots d’une modernité en rupture avec l’arrière-pays1.
Dans le document du Sommet de Copenhague, c’està-dire cinquante ans après la création des Nations Unies, on peut lire cette fois-ci : a) Dans de nombreuses sociétés, qu’il s’agisse de pays développés ou de pays en développement, le fossé s’est creusé entre les riches et les pauvres. En outre, bien que certains pays en développement connaissent une croissance rapide, l’écart entre les pays développés et de nombreux pays en développement, en particulier les pays les moins avancés, a augmenté ; b) Plus d’un milliard d’êtres humains dans le monde vivent dans une pauvreté abjecte, la plupart souffrant chaque jour de la faim. Dans le Tiers Monde, ce sont souvent de vastes populations qui ne bénéficient d’aucun des avantages du progrès et les villes y apparaissent dans bien des cas, et du moins en ce qui concerne certaines catégories sociales, comme des îlots d’une modernité en rupture avec l’arrière-pays2.
Comme on peut le voir, les mêmes paroles sont répétées mot à mot. Dans le document final du Sommet de Genève, c’est-à-dire cinq ans après le Sommet de Copenhague et cinquante-cinq après la création des Nations Unies, on lit : Malgré quelques avancements, il y a eu très peu de progrès dans certains domaines clés, et une régression dans d’autres. Tel qu’il a été affirmé dans le rapport analytique du Secrétaire Général, l’un des développements majeurs depuis le Sommet de Copenhague est que l’inégalité à l’intérieur et parmi les États continue de progresser3.
1
Projet de plan à moyen terme 1984-89, par. 19. Tiré du projet de déclaration de Copenhague, par 16a et b. 3 Projet de document final du Sommet de Copenhague, par. 1 (italiques ajoutées). 2
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Ce sont des mots prononcés au début du XXIe siècle. Ainsi, le « développement », qui fut introduit et adopté comme le moyen le plus approprié et le plus prometteur pour la protection de davantage de droits sociaux, à savoir comme un moyen anticipé et suivi dans le but d’éradiquer l’injustice sociale et mondiale et de se débarrasser de la pauvreté – en d’autres termes, le développement comme objectif principal des politiques nationales fondées sur « l’aide internationale » ou « l’aide au développement » apportée par les pays riches aux pays pauvres – a créé des résultats contraires aux attentes de ses initiateurs. Tandis que les politiques de développement ont permis à quelques personnes de vivre sur les « îlots » de la modernité, en même temps que la population dans ces pays augmentait, elles ont accru le nombre de ceux qui sont privés de moyens pour répondre à leurs besoins même les plus élémentaires, c’est-à-dire qu’elles ont renforcé l’injustice sociale existante. Cela n’a rien de surprenant. Parce que ce qu’on appelle l’injustice sociale apparaît quand les conséquences prévisibles des lois sur les droits humains dans des conditions actuelles d’un pays ne sont pas prises en considération pendant que les dispositions sont prises concernant les droits économiques des citoyens de ce pays. Autrement dit, l’injustice sociale apparaît lorsque d’autres facteurs, notamment les intérêts et non pas les droits de l’homme, sont déterminants pour la promulgation de ces lois. Cet état de choses au tournant du XXIe siècle est exprimé ainsi par le Secrétaire Général des Nations Unies de l’époque, Kofi Annan, au début du document intitulé « We the People » préparé pour le Sommet du Millénaire : Nous savons que les choses ont profondément changé [depuis la création des Nations Unies]. Les exportations mondiales ont été multipliées par dix depuis 1950, même après un ajustement dû à l’inflation, et augmentent toujours plus
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rapidement que le produit intérieur brut (PIB) mondial. Les investissements étrangers ont accru plus rapidement ; les ventes effectuées par des multinationales dépassent les exportations mondiales par une marge croissante et les transactions entre des groupes affiliés représentent une part (tranche) grandissante du commerce mondial. Les flux d’échanges étrangers ont monté en flèche de 15 milliards de dollars en 1973 lorsque le système du taux de change fixe s’est effondré, pour atteindre 1.5 trillion de dollars par jour. Récemment, un rachat (takeover) transnational en matière de télécommunications a créé une société dont la valeur sur le marché dépasse le produit intérieur brut de presque la moitié des États membres des Nations Unies, bien qu’elle ne soit classée qu’au quatrième rang mondial des sociétés les plus chères. Telle est la mondialisation – un nouveau contexte pour, et une nouvelle connectivité parmi les acteurs et les activités économiques à travers le monde.
Telle est la mondialisation du marché « libre » fondé sur la privatisation au niveau national et qui mène à une moindre protection des droits dits « droits sociaux » par les États. C’est une mondialisation que certains tiennent pour établie et accueillent à bras ouverts, alors que d’autres s’y opposent. La dernière crise économique4 semble être le point auquel la mondialisation nous a menés à présent. À présent la démocratisation, la privatisation, le marché libre et la mondialisation sont considérés par la majorité des dirigeants mondiaux et nationaux, comme étant les meilleurs moyens pour surmonter les problèmes qui se présentent à nous et protéger les droits de l’homme. À la fin du XXe siècle, ceux-ci, étant les slogans de la communauté internationale, ont été vus comme étant les conditions pour apporter une « aide au développement » aux pays en voie de développement. Si vous voulez, jetons un coup d’œil sur ce contexte intellectuel. 4
C’est-à-dire la crise mondiale des années 2006-2009.
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En principe, la demande de « marché libre » aboutit, dit très simplement, à ce que les gouvernements ou les administrations n’interfèrent pas avec les activités économiques des individus, que les gouvernements et les administrations les laissent tranquilles. Dans ce cas, ainsi qu’il est dit, l’ordre des relations socio-économiques, à savoir leur création et évolution, suivra un processus spontané. Dans ce processus, les individus non seulement protègeraient mieux leurs intérêts, mais auraient également besoin de protéger les intérêts d’autres individus. Certains droits fondamentaux de l’individu – les soidisant libertés fondamentales – requièrent également une telle non-ingérence. Je crains que l’association du marché libre avec les droits de l’homme se fonde sur un concept manquant d’examen approfondi des « libertés fondamentales ». Cela est fondamentalement dû à un manque de distinction entre les espèces de droits de l’individu et trahit une intention de protéger la « liberté » économique comme droit fondamental et de la protéger comme seule une espèce des droits fondamentaux peut être protégée : par exemple, le moyen de protéger la « liberté de pensée et d’expression » est présumé être le moyen de protéger aussi ce qui est supposé être la « liberté économique » de l’individu. Cela incite les États à transférer leurs responsabilités au « secteur privé », ce qui aboutit à une moindre protection des droits dits droits sociaux. Ainsi, cette manière d’envisager cette « liberté » aboutit à demander à l’État de ne pas interférer avec les individus, non seulement lorsqu’ils mènent des activités qui conduisent à la réalisation des potentialités humaines particulières – comme étant l’une des exigences de certains droits de l’homme – mais également lorsqu’ils agissent pour protéger leurs propres intérêts – intérêts qui inévitablement se heurtent aux intérêts d’autres individus, mais souvent aussi à leurs droits.
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Par conséquent, la demande présentée maintenant par le marché « libre » aboutit dans le cas de pays pauvres non seulement à écarter des gouvernements qui définissent les limites des droits économiques selon des intérêts privés ou de groupes, mais également à écarter la possibilité de rendre les droits fondamentaux déterminants dans la création et l’évolution des relations économiques à l’intérieur des pays et entre eux. Voici le point vers lequel nous tendons aujourd’hui et voici ce que les personnes qui promeuvent la privatisation et le marché libre appellent la « minimisation de l’État ». Pourtant, dans la mesure où l’institution humaine qu’on appelle l’État « est réduite », les droits sociaux dans cet État peuvent être moins protégés dans les conditions de notre monde d’aujourd’hui. La promotion du marché libre ainsi que les dettes extérieures, non seulement dans les pays pauvres mais également dans les pays dits en voie de développement à revenus moyens, à savoir des prêts que ces États ont reçus afin de les aider à se « développer » et dont ils ne peuvent rembourser que les intérêts en faisant d’autres prêts, « ont paralysé les efforts sociaux » dans ces pays5. Les contraintes croissantes sur les gouvernements, y compris fiscales et politiques, ont eu pour résultat la réduction des programmes et des activités de l’État6. Dans certains pays, le principe de la fourniture gratuite de services universels tels que la santé, l’éducation et l’approvisionnement en eau ont été remplacés par des frais d’utilisation, la privatisation et la fourniture de services sociaux plus ciblés7. Les milieux nationaux sont tombés sous l’influence des effets mondiaux et des forces qui sont au-delà du contrôle des gouvernements individuels. Des obstacles sérieux au développement social dont beaucoup ont été identifiés par le Sommet, persistent. Cela inclut la faim chronique, la mal-
5
Document final du Sommet de Genève, par. 41. Ibid. 7 Ibid., par. 36.
6
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nutrition, des problèmes de drogues illégales, le crime organisé, la corruption, l’occupation étrangère, les conflits armés, la xénophobie, les maladies endémiques, transmissibles et chroniques8.
Ce sont des phrases qu’on lit dans le document de Genève, c’est-à-dire au tournant du XXIe siècle. Certains problèmes sont anciens et d’autres sont plus récents. La mauvaise compréhension des libertés qui a mené à penser que le marché libre fondé sur la privatisation serait un moyen pour sortir de l’impasse de la pauvreté, figure aussi parmi les principales raisons de la propagation du fondamentalisme. Le fondamentalisme, jouissant de cette mauvaise compréhension et des libertés dites liberté de pensée, de religion, d’expression, et en même temps du « respect envers les ‘valeurs’ éthiques et religieuses des peuples et envers leurs contextes culturels » tant encouragé, est en train de propager certaines visions du monde et normes qui sont contre les droits de l’homme. La mauvaise compréhension des libertés est observée aussi dans le droit à « la liberté d’expression » qui fait l’objet de vives discussions et mène l’Europe vers une impasse. À la base des impasses vues en Europe, repose la manière de comprendre la liberté dite « liberté d’expression » comme on peut le voir dans la crise des caricatures du prophète et dans l’argument que la loi pénalisant la négation du génocide des Juifs est contre « la liberté d’expression ». L’encouragement du marché libre et de la mondialisation qui découle de l’idée de développement comme objectif principal des politiques nationales et internationales, constitue actuellement un piège pour les droits de l’homme. Si nous laissons certaines approches idéologiques de côté, ceux-ci constituent un piège très peu aperçu jusqu’à maintenant.
8
Ibid.
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Je dis « jusqu’à maintenant » car, dans le document du Sommet de Copenhague, on lit : « un secteur public effectif et responsable est vital pour assurer la fourniture de services sociaux »9. Et l’interdépendance croissante des nations, à l’origine de chocs économiques qui se sont étendus au-delà des frontières, ainsi qu’une inégalité accrue, soulignent la faiblesse des accords institutionnels nationaux et internationaux en cours et des politiques économiques et sociales, et accentue l’importance de les renforcer par des réformes appropriées10.
L’argument que la promotion du marché libre vaincra la pauvreté ne semble pas être à propos. ∗ Lors du Sommet du FMI qui s’est tenu récemment à Istanbul, le directeur général du FMI, Dominique Strauss Kahn disait : On voit que le chômage va continuer à s’accroître dans un grand nombre de pays pendant 2010. D’après les estimations de la Banque Mondiale, après la crise, 90 millions de personnes seront confrontés à l’extrême pauvreté. Ce n’est pas seulement la montée du chômage ou la baisse du pouvoir d’achat. Dans les pays à faible revenu, cette crise peut être une question de vie ou de mort. Elle peut déclencher des troubles sociaux, l’instabilité politique, voire la guerre.
Le Président de la Banque Mondiale, Robert Zoellick, aussi au Sommet de FMI à Istanbul, disait : « Nous devons maintenant bâtir un monde nouveau … » L’ancien ordre international n’est plus. Ne perdons pas notre temps et mettons en place les fondations d’une nouvelle normalité de la croissance et d’une mondialisation responsable ... Le G-20 doit fonctionner comme un
9
Ibid., par. 43. Ibid., Proposition pour des initiatives additionnelles du développement social, 2. 10
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« groupe directeur » pour la recherche des solutions aux problèmes posés par la mondialisation ... Les dirigeants doivent s’engager à assurer la viabilité de la croissance multipolaire prenant en considération les exigences de l’économie mondiale équilibrée. En outre, il faut mettre en place des mécanismes pour protéger les pays les plus vulnérables et les plus touchés par la crise. Il est très important de renoncer au capitalisme casino à court terme pour réaliser des investissements productifs à long terme. À terme, les investissements en Afrique qui compte près d’un milliard de consommateurs potentiels, aideront le continent à y intégrer ses marchés et à devenir un autre pôle de croissance.
La croissance de qui ou de quoi ? Comme on peut le voir, on cherche de « nouvelles solutions » toujours dans le cadre ancien. On ne peut pas voir que c’est une impasse. On ne pense même pas à mettre en question les objectifs principaux des politiques suivies. Cependant, lorsque l’on suit les développements survenus depuis la moitié du XXe siècle avec son contexte intellectuel – ainsi que les idées qui sont à leurs bases – et qu’on les expose comme je viens de le faire, on voit que maintenant, au début du XXIe siècle, il faut d’abord opérer un changement radical – une révolution – des objectifs des politiques nationales et internationales. Ce changement radical, comme je l’ai exprimé plusieurs fois vers la fin des années 1980, serait de mettre la protection des droits de l’homme clairement compris et soigneusement conceptualisés à la place de l’idée du développement, qui est le principal objectif de ces politiques. Dans les conditions de notre monde d’aujourd’hui où, avec une mentalité postmoderniste, les pays sont poussés vers un nouveau Moyen Âge technologiquement équipé, il faut mettre comme objectif des politiques nationales les exigences des droits humains dans les circonstances concrètes des pays, et faire progressivement – à court, moyen et long terme – de notre
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mieux avec sincérité et courage. Certaines exigences sont déjà connues, par exemple elles figurent dans la Déclaration du Millénaire des Nations Unies. Les autres, il faut les trouver et les mettre en évidence. Il ne faut pas oublier que les problèmes qui se présentent actuellement à nous, dont certains sont surmontables immédiatement et d’autres ne le sont pas, sont les conséquences de nos décisions et de nos actions.
PHILOSOPHIE POUR LA PROTECTION * DES DROITS DE L’HOMME
L’approche éthique des droits de l’homme est centrée sur l’aspect actif de leur protection – qui s’adresse à ceux qui sont censés les protéger – et qui doit à mon avis constituer le fondement de toute formation aux droits de l’homme, si nous admettons que l’éducation aux droits de l’homme a pour finalité d’empêcher leurs violations active ou passive et a pour but immédiat de cultiver le respect des droits de l’homme dans l’esprit de l’élève, afin que ce respect se retrouve par la suite reflété dans ses attitudes et son comportement. Cette approche éthique doit être supportée par la connaissance épistémologique des différentes espèces de normes et par la connaissance philosophique ou conceptuelle de la valeur et des valeurs, des droits de l’homme, de la liberté et des libertés, ainsi que par de nombreux autres concepts appropriés : la connaissance de ce qu’ils sont en tant qu’idée apportée à l’histoire par les êtres humains, ainsi que la connaissance de chaque valeur et de chaque droit humain en question. Une éducation qui porte ses fruits – c’est-à-dire une éducation qui pourrait apporter des résultats dans le combat contre le racisme, la discrimination, la pauvreté, l’injustice et les autres calamités de notre époque – pourrait se faire sur la base d’une connaissance claire des droits de l’homme, puisque non seulement les guerres, mais toute chose que nous décidons et réalisons, prennent nais
*
Texte présenté en anglais à Vienne, le 25 mars 2004, à la réunion supplémentaire sur la dimension humaine de l’OSCE, « Human Rights Education and Training ». Traduit par Catherine Champniers, revu par l’auteur.
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sance dans notre esprit. Les droits de l’homme et autres idées évoquées plus haut sont les produits de l’esprit humain, tout comme le sont les obstacles à leur protection. Conceptualiser des idées telles que les droits de l’homme, d’une façon épistémiquement justifiable, est un travail de la philosophie. Leur connaissance philosophique est cruciale, non seulement pour une éducation féconde des droits de l’homme, mais aussi pour d’autres buts pratiques, comme l’élaboration et la mise en œuvre d’instruments internationaux, le jugement de violations présumées des droits de l’homme et pour aiguiser le regard, afin de pouvoir repérer, dans chaque cas que nous rencontrons, le moment où la dignité humaine est en danger. Aujourd’hui, les problèmes mondiaux auxquels nous faisons face nous pressent de réviser les conceptions en vigueur des droits de l’homme et des libertés, qui n’ont pas été suffisamment examinées et qui s’inspirent, pour la plupart, du sens commun. Ici, je m’arrêterai seulement sur les spécificités de l’éducation philosophique/éthique des droits de l’homme. Je dirai ensuite quelques mots sur ce que nous pouvons voir si nous envisageons les questions des droits de l’homme sur la base de la connaissance philosophique. Vous jugerez par vous-même si la philosophie est indispensable à une pratique visant à protéger les droits de l’homme et, pour employer l’expression socratique, à une vie examinée en général. * À l’heure actuelle, l’enseignement des droits de l’homme se présente sous la forme soit d’une « éducation interculturelle », soit d’une « éducation civique », et sous la forme de l’enseignement des instruments internationaux s’y rattachant. Une brochure publiée par le British Council en l’an 2000 tente de faire la distinction entre les concepts
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d’éducation civique et d’éducation des droits de l’homme – distinction absolument nécessaire –, mais elle le fait de la façon suivante : Bien que l’éducation civique et l’éducation des droits de l’homme soient en corrélation, il y a des différences nettes entre ces concepts. L’une d’elles consisterait en ce que l’éducation civique serait plus enseignée dans un cadre contextuel …, alors que l’éducation des droits de l’homme peut se fonder sur des conventions qui ont été traduites dans de nombreuses langues.
Nous voyons ici une intention de souligner que l’éducation civique se fait dans des cadres nationaux, tandis que l’éducation des droits de l’homme doit se faire dans un cadre « universel » – remarque très importante en effet. Mais, par ailleurs, nous voyons aussi que l’éducation des droits de l’homme se réduit à l’enseignement des instruments internationaux relatifs à ces droits ou à l’enseignement de l’« Human Rights Law » (Droit des droits de l’homme), comme les juristes aiment l’appeler. Afin de traiter les problèmes mondiaux de notre époque sans en créer de nouveaux, il ne suffit pas d’enseigner seulement les instruments internationaux et le droit positif. Il faut une éducation des droits de l’homme fondée sur l’esprit qui a donné naissance à la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il faut ce que j’appelle une éducation éthique des droits de l’homme. La conception sous-jacente à l’« enseignement éthique des droits de l’homme » est que ces droits sont a) en ce qui concerne l’individu, des normes éthiques universelles, c’est-à-dire des exigences pour le traitement de tous les êtres humains, quelles que puissent être leurs spécificités contingentes ou naturelles, ainsi que des normes qui devraient déterminer les actes des individus dans leurs rapports les uns avec les autres (« nul ne sera soumis à la torture ou à un traitement cruel ou inhumain » implique que personne ne torturera ou ne traitera quelqu’un d’autre
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d’une façon cruelle ou inhumaine) ; et b) en ce qui concerne l’État, des prémisses ou des normes universelles pour déduire et mettre en œuvre le droit à tous les niveaux, c’est-à-dire pour exprimer la volonté d’introduire des préoccupations éthiques dans le droit positif et l’administration des affaires publiques. À la lumière de cette conception des droits de l’homme, il apparaît que le but de cette éducation philosophique et éthique de ces droits doit être d’éveiller chez les élèves une volonté sincère de protéger ces droits et de leur fournir la connaissance nécessaire pour assurer cette protection, afin d’éviter que, par ignorance, ils ne commettent eux-mêmes des violations ou ne les provoquent. Un élément essentiel pour parvenir à ce résultat – et cela en un temps beaucoup plus court qu’on ne pourrait le penser initialement – est le contact direct, un face-à-face entre l’élève et le formateur – un formateur qui regarde les élèves comme des êtres humains, indépendamment de toutes leurs autres identités, incluant leur identité professionnelle, qui sont parfois notoires dans l’opinion publique et, au début, même aux yeux de leurs camarades de classe. C’est pourquoi les « programmes d’éducation des droits de l’homme doivent avoir une durée suffisante et donner lieu à des rapports directs entre le formateur et l’élève »1. C’est quelque chose qui échappe souvent à l’attention de ceux qui mettent en pratique l’éducation des droits de l’homme ou des programmes de « sensibilisation » de la part des organisations internationales, et qui tentent de « susciter la sensibilisation » en organisant des tables rondes qui durent une journée et demie. Un autre point crucial dans l’éducation des droits de l’homme, sur lequel dépend également l’éveil de la volon 1
Voir « Annotated Agenda » de la réunion supplémentaire sur la dimension humaine de l’OSCE, sur « Human Rights Education and Training ». Vienne, 25-26 Mars 2004.
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té sincère de les protéger, est de donner à l’élève une connaissance conceptuelle des droits de l’homme : la connaissance de ce qu’ils sont, c’est-à-dire de ce qu’ils exigent, parce que cette connaissance rend aussi évidentes les raisons pour lesquelles ils doivent être protégés par chacun, pour chacun. En un mot, les droits de l’homme sont des normes qui réclament que les individus – tous les êtres humains – soient traités d’une façon qui ne les empêche pas de réaliser et de développer leurs potentialités humaines ; ou, ce sont des normes qui exigent la création permanente des conditions qui sont jugées nécessaires à la réalisation de ces potentialités humaines. Le droit à la vie, le droit à la nourriture, le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit à la liberté de pensée et d’opinion, etc., exigent la création de telles conditions. Encore quelque chose de plus, et même essentielle, dans cette formation, est indispensable pour la protection des droits humains dans la pratique. Il s’agit de la formation à l’évaluation, qui est la partie la plus difficile dans l’éducation des droits de l’homme – une formation qui nous aide à devenir capables, autant que chacun d’entre nous le peut, de trouver dans la majorité des situations la façon dont nous devons agir en fonction des implications touchant le droit humain concerné dans une situation donnée et particulière, c’est-à-dire de trouver ce que nous devons faire pour que la dignité humaine – notre dignité – soit protégée. Ainsi l’élève sera à même d’évaluer correctement les situations dans lesquelles il doit agir et de découvrir ce qu’impliquent les droits de l’homme dans ce cas particulier – découvrir ce qui doit être fait afin de protéger ces droits – ; autrement dit, il doit être formé pour déterminer quelle norme est appropriée dans une situation donnée. C’est une formation qui aide aussi celui qui se forme à se débarrasser de ses préjugés, une formation qui permet également de développer « la pensée critique et la
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capacité à résoudre les problèmes », sans pour autant perdre de vue la dimension éthique et des droits de l’homme inhérente à toute situation humaine. Ceux qui continuent à s’exercer dans ce domaine peuvent acquérir un jour la vertu qu’Aristote appelle phronesis (prudence) – vertu particulièrement importante pour les décideurs et pour la protection des droits de l’homme dans la vie publique. Nous avons besoin de former les jeunes afin qu’ils deviennent capables de protéger les droits de l’homme dans le cadre de leur profession et non pas seulement pour qu’ils défendent leurs propres droits, que les gens confondent souvent avec leurs intérêts. C’est une éducation qui a pour but avant tout d’éveiller chez les élèves une volonté sincère de protéger les droits de l’homme, en les aidant à prendre conscience de leur identité humaine, notre seule identité commune, une volonté qui doit être nourrie par la connaissance philosophique de ces droits. Quand nous nous regardons comme êtres humains, quelles que pourraient être nos autres identités, il nous devient possible de regarder l’autre comme un être humain, quelles que pourraient être ses autres spécificités, naturelles ou contingentes. L’idée des droits de l’homme a son origine dans la connaissance de l’identité – de la similitude – des hommes en tant qu’êtres humains, non de leurs différences, qui sont des faits évidents, alors que pour obtenir un aperçu de l’identité de tous les êtres humains, ce qui n’est pas évident, une formation est nécessaire. * Je vais donner maintenant quelques exemples afin de montrer pourquoi la connaissance philosophique des droits de l’homme est nécessaire, non seulement dans l’éducation, mais aussi pour leur propre protection en général.
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Un des problèmes auxquelles nous sommes confrontés à l’heure actuelle est l’attitude bien connue de contester l’« universalité » des droits de l’homme. Pour résumer, on prétend, dans certains cercles non occidentaux, que les droits de l’homme sont des produits et des « valeurs » de la culture occidentale ou européenne, souvent incompatibles avec leurs « propres valeurs ». Leur universalité est aussi remise en question, quoique d’une façon différente, par certains penseurs postmodernes, qui affirment que toutes les normes, visions du monde, etc., ont une « valeur » égale. La connaissance philosophique à propos des différentes espèces de normes peut nous aider à comprendre pourquoi nous ne pouvons pas mettre les normes des droits de l’homme sur un même plan que les normes culturelles quand nous légiférons ou décidons dans l’administration des affaires publiques. À cet égard, il convient en premier lieu de distinguer entre les propositions de la connaissance et celles qui expriment des normes. Les propositions de la connaissance ont un « objet » indépendant de celles qui les énoncent – c’est pourquoi elles peuvent être vérifiées – alors que les propositions qui expriment des normes sont déduites de prémisses d’une qualité épistémologiquement différente et par différents types de raisonnement. Ainsi la deuxième distinction qu’il convient de faire est une distinction entre les espèces de normes. Les normes culturelles – qui diffèrent d’une culture à l’autre et changent avec le temps au sein d’une même culture – sont déduites des conditions prévalant dans un groupe, par une sorte d’induction. Leur but est de créer un ordre – quel qu’il soit – dans le groupe. Alors que les normes des droits de l’homme clairement conçus sont déduites, dans des conditions données, de la connaissance des spécificités de l’être humain, par une sorte de reductio ad absurdum. Leur but est de créer les
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conditions (ou de montrer la façon de traiter des individus) qui rendent possible la réalisation de certaines potentialités humaines, de créer un ordre particulier dans lequel les individus ont (se voient donner) la possibilité de réaliser leurs capacités en tant qu’êtres humains. Cette connaissance des différentes espèces de normes – je n’en citerai ici que deux en rapport avec notre sujet, bien qu’il existe aussi d’autres espèces de normes – rend également possible l’évaluation des différentes normes sur la même question qui est si nécessaire dans la vie publique. La question de l’évaluation de normes différentes touchant le même sujet est aussi directement liée à la question de la tolérance. Je voudrais dire quelques mots à ce sujet. Autant que je peux le voir, il est possible de traiter la question de la tolérance selon au moins deux perspectives différentes : traiter la tolérance comme une attitude personnelle, qui pourrait être façonnée par l’éducation, et traiter la tolérance comme un principe dans l’organisation et l’administration des affaires publiques. À l’heure actuelle, la compréhension la plus répandue de la tolérance comme attitude personnelle s’exprime comme l’exigence de « respecter les points de vue, les croyances, les comportements et les pratiques des autres, qui diffèrent des nôtres ». Ceci est une conception très problématique de la tolérance, parce qu’elle exige quelque chose d’impossible en soi : « respecter » ce que – à tort ou à raison – nous pensons être faux ou « mauvais ». Autant que je peux le voir, ce qui caractérise la personne tolérante, c’est, dans des situations concrètes liées à une question donnée, de ne pas porter atteinte, quoiqu’elle soit en situation de le faire, aux droits d’une autre personne qui professe une vue ou une opinion radicalement différente de la sienne sur le même sujet, et/ou qui prend
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une attitude, agit dans une situation donnée, ou bien se comporte en général, d’une manière radicalement différente de celle qu’elle approuve. Cette compréhension de la tolérance comme une attitude personnelle implique que l’éducation pour la tolérance ne peut être faite directement, mais par le biais d’une éducation dont la tolérance serait l’un des résultats, c’est-à-dire par l’enseignement éthique des droits de l’homme. En tant que principe dans l’organisation et l’administration des affaires publiques, la tolérance – qui est aussi étroitement liée à la question de ce qu’il est convenu d’appeler les droits culturels – peut se conceptualiser comme l’exigence que la transmission de vues et de normes collectives, et l’exercice collectif de pratiques, qui diffèrent de celles qui ont cours dans une société donnée, et qui ne s’opposent pas, directement ou indirectement, à la connaissance sur la même question ou les droits de l’homme, devraient être permis. De même, les implications qui résultent de la connaissance et des droits de l’homme – si divergentes pourraient-elles être des vues courantes et pertinentes sur la même question – devraient, au moins, ne pas être interdites dans la vie publique. En revanche, les points de vue, les normes et les pratiques qui sont en conflit avec les droits de l’homme ne devraient pas être tolérés, même lorsqu’ils sont répandus. Une implication de cette conceptualisation de la tolérance est que les gouvernements ne devraient pas hésiter à interdire la diffusion de vues qui sont en contradiction avec la connaissance sur un même sujet et de normes contradictoires aux droits de l’homme clairement conçus, et ne devraient pas hésiter à interdire l’exercice de pratiques qui violent, ou sont des causes de violation, des droits de l’homme, par crainte d’être accusés de violer certaines « libertés », du moment que ces conceptions, normes et pratiques sont soumises à une évaluation philosophique –
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c’est-à-dire qu’elles ne sont pas évaluées du point de vue d’autres cultures ou d’autres normes sur le même sujet, mais qu’elles sont évaluées épistémologiquement et axiologiquement, en prenant aussi en compte leurs conséquences prévisibles pour la protection des droits de l’homme des individus dans les conditions qui existent dans le pays où elles s’appliquent. Nous pouvons peut-être apprendre quelque chose à cet égard du suicide collectif qui s’est produit il y a quelques années aux États-Unis : les membres d’une secte se sont suicidés – de leur plein gré – afin d’être emportés par une comète qui s’approchait de la Terre pour aller au paradis2. Je suis bien consciente de la difficulté de telles interdictions dans une « société démocratique », mais je pense aussi que la sagacité, fondée sur la connaissance des valeurs, est une vertu que nous attendons des décideurs. Si nous connaissons les différences épistémologiques, et par conséquent axiologiques, entre les normes des droits de l’homme et les normes culturelles, nous pouvons également voir pourquoi elles ne devraient pas être mises sur le même plan dans la législation ou l’organisation des affaires publiques ; nous voyons aussi pourquoi nous ne devrions pas donner la priorité à une norme culturelle lorsqu’elle est en conflit avec un droit de l’homme – pourquoi nous ne devrions pas restreindre un droit de l’homme par égard à la « morale publique » par exemple, comme les instruments internationaux le permettent actuellement. Une comparaison des articles 18 et 19 du Pacte relatif aux droits civils et politiques, pourrait rendre explicite, entre autres, l’utilité de connaître la différence épistémologique entre les espèces de normes. L’article 19 stipule : « 1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. 2. Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit com
2
Voir note 5, p. 119.
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prend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce ... ». L’exercice de ces droits « peut ... être soumis à certaines restrictions », si nécessaire, par la loi. Cet article ne fait pas partie de ceux pour lesquels « en cas de danger public exceptionnel, il ne peut être admis aucune dérogation », alors que l’article 18 fait partie de ces derniers et stipule que : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté … de manifester sa religion ou conviction … par les pratiques et l’enseignement ». Premièrement, qu’est-ce qu’une ‘opinion’ dont l’expression peut être limitée temporairement ? En quoi diffère-t-elle d’une ‘pensée’ et d’une ‘conviction’, dont l’expression ne peut pas être limitée ? Deuxièmement, l’exercice du droit énoncé dans l’article 19 – censé être « une liberté » – peut être limité, si nécessaire, pour la protection, entre autres, de la « morale publique ». Qu’est-ce que la morale « publique » ? Et que faire si la « morale » en vigueur – les normes culturelles concernant ce qui est « bon » ou « mauvais » dans un pays, ou parmi ses dirigeants – comporte des éléments qui portent atteinte aux droits de l’homme, comme c’est le cas dans beaucoup de pays ? Que signifierait alors la restriction d’un droit de l’homme par la loi afin de protéger la « morale publique » ? Cela signifierait que l’on donne la priorité à une norme locale/culturelle au détriment d’un droit de l’homme. Cela signifierait que l’on accorde plus d’importance à ces normes culturelles changeantes qu’aux principes « universels » des droits de l’homme – universels au sens que j’ai indiqué plus haut. Ce que j’ai dit au sujet de ces deux articles du Pacte est aussi valable pour les articles 9 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Une autre chose que nous voyons quand nous lisons l’article 18 du Pacte, en partant de la connaissance philo
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sophique de ce qu’est la nature d’une conviction ou croyance (belief), ce qui, je pense, est étroitement lié au débat qui se poursuit en ce moment au sujet de la restriction de certaines « libertés », à savoir que la « liberté de pensée » et la « liberté de conscience et de religion » ne sont pas la même chose. Dans l’article 18 sur la « liberté de pensée, de conscience et de religion », il est énoncé que : « ce droit implique la liberté de manifester sa conviction par … l’enseignement ». Maintenant, qu’est-ce qu’une croyance ou une conviction ? Une conviction ou une croyance, quelles qu’elles soient, sont toujours la « conviction ou la croyance de quelqu’un », c’est-à-dire qu’elles ne sont pas indépendantes de la personne qui les possède. Lorsque que quelqu’un parle de sa croyance (croire en quelque chose, croire que …), il entend indirectement son manque de connaissance avec ce qu’il croit. Alors quand les gens parlent de leur « croyance », nous voyons qu’ils veulent exprimer le résultat d’une activité mentale, c’est-à-dire des ‘objets’ créés par cette activité ; mais quand ils parlent de leur « conviction », ils entendent des propositions avancées par d’autres, mais qu’ils assument « vraies », sans chercher à les approfondir davantage. Nous voyons donc que tout peut devenir objet de croyance et aussi que toute proposition – vraie ou fausse, au-delà de la vérité et de la fausseté, absurde – peut être l’objet d’une conviction d’une personne. La « croyance » (belief), bien qu’elle soit l’un des termes principaux d’un point de vue épistémologique du XXe siècle, ne semble pas être une catégorie épistémologique, mais psychologique. La croyance ne transcende pas le croyant, bien que ce qui est cru – quoi que cela puisse être – est considéré par le croyant comme indépendant de sa croyance : il croit soit qu’un fait est avéré, soit, quand
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ce qui est cru est une affirmation avancée par quelqu’un d’autre, il croit qu’elle est vraie. Comme exemple du premier cas, nous pouvons penser à l’anecdote célèbre d’un homme qui se mit à croire tout d’un coup qu’il était un grain d’orge et essaya de se sauver quand il vit une poule ; pour le second cas, nous pouvons penser à ceux qui se sont suicidés pour aller sur une comète qui approchait de la terre afin de se rendre au paradis. Ces exemples extrêmes nous permettent de voir plus facilement en quoi consistent la croyance et la conviction. Il est beaucoup plus difficile de le voir dans les exemples de conviction ou de croyance tirés de la vie quotidienne et normale des gens. Si nous répondons, comme je l’ai fait, à la question de ce que sont la croyance et la conviction, pensez-vous que le droit de la liberté de pensée implique aussi « la liberté de manifester sa … conviction, individuellement ou en commun, … par l’enseignement » ? Ce ne sont que quelques exemples de ce que nous pouvons voir en relation avec la protection des droits de l’homme, si nous portons un regard sur ce qui se passe autour de nous avec des connaissances philosophiques – connaissances qui sont le résultat d’une réflexion sur les événements et qui, à leur tour, jettent encore une lumière forte sur ce qui se passe. Si nous voulons mieux protéger les droits de l’homme dans les conditions actuelles de notre monde, la chose la plus fondamentale dont nous avons besoin, même si ce n’est pas la seule, est de promouvoir l’approche philosophique des droits de l’homme et l’éducation philosophique/éthique de ces droits.
UNE CONDITION SINE QUA NON DE LA MISE EN ŒUVRE EFFECTIVE DES DROITS DE L’HOMME* Il semble que le progrès le plus précieux de notre siècle soit d’avoir porté sur le devant de la scène l’idée même des droits de l’homme – la conception selon laquelle les êtres humains, quelles que soient leurs spécificités naturelles ou occasionnelles, doivent être traités, et doivent traiter eux-mêmes les autres êtres humains, d’une manière qui respecte la dignité humaine. Pour assurer ce respect, nous avons développé, et nous continuons à développer, des outils et des systèmes internationaux, dont les principes essentiels sont intégrés dans les constitutions des États du monde. Pourtant, en cette fin de siècle, le meurtre sans scrupule, la torture et l’injustice sociale prédominent encore dans bien des parties du monde. Pourquoi nos efforts sont-ils insuffisants ? Parmi les différents points qui pourraient être évoqués, il me semble que l’un des plus importants est le manque d’une nette connaissance conceptuelle des droits de l’homme ; un autre point important est que même si cette connaissance existe, nous ne savons pas toujours comment la mettre en œuvre dans les différentes situations réelles. La législation et l’application des lois, aussi bien que l’éducation à un plus grand respect des droits de l’homme, dépendent pourtant d’une telle connaissance conceptuelle et méthodologique, sans laquelle l’efficacité de toute action proposée est condamnée à rester aléatoire.
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Texte paru dans Agir pour les droits de l’homme au XXIe siècle, textes inédits réunis par Federico Mayor, en collaboration avec RogerPol Droit. Paris : Éditions UNESCO, « Les droits de l’homme en perspective », 1998.
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Le combat pour les droits de l’homme
Je ne dirai ici que quelques mots sur l’un des préalables majeurs à toute décision et action pour la mise en œuvre des droits de l’homme, et j’en déduirai les implications pour une éducation aux droits de l’homme. Toute action visant à la mise en œuvre d’un des droits de l’homme, dans un pays donné à un moment donné, doit être soumise à une évaluation correcte de la situation. Il s’agit de bien connaître le droit en question, afin de voir comment il a été violé et pourquoi. Pour ceux qui peuvent l’effectuer, cette évaluation permet de savoir comment mettre en œuvre ce droit dans les conditions particulières du pays concerné et de s’y employer, à condition que ceux qui s’y engagent en aient la volonté sincère. S’appuyant sur une telle évaluation, on peut aussi éviter de porter atteinte aux droits de l’homme au nom des droits de l’homme, comme cela se passe très souvent aujourd’hui. Cela implique que nous suivions une autre voie dans l’éducation aux droits de l’homme que celle qui a été adoptée jusqu’à présent au niveau mondial. La première chose à faire pour l’éducation aux droits de l’homme consiste à former des personnes capables d’évaluer correctement des situations humaines, à la lumière d’une connaissance claire du concept des droits de l’homme1. Quelles sont les conditions objectives pour évaluer correctement une situation ? En très bref : une situation n’existe pas par ellemême, elle ne se tient pas, devant nos yeux, comme vous et moi. Elle ne devient la situation qu’elle est qu’au mo
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À propos d’autres façons d’évaluer que nous rencontrons dans la vie courante et qui méconnaissent la valeur de l’objet évalué, voir mon İnsan ve Değerleri [L’être humain et ses valeurs]. Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 19982, pp. 25-31 ; et, dans le présent recueil, « De la révolte à la philosophie », p. 17.
Une condition sine qua non de la mise en œuvre …
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ment où elle est avancée, quand on la nomme. Cela paraît constituer la raison principale pour laquelle une seule et même situation est souvent présentée comme des situations différentes. La première étape pour évaluer une situation est donc de l’avancer. Cela équivaut à devenir conscient de la relation entre les différents événements simultanés qui résultent de la situation ou de ses symptômes ; cela équivaut, en d’autres termes, à découvrir la cause commune à certains événements indépendants qui ont lieu au même moment. Un bon exemple de cette manière de faire est la façon dont le Dr Rieux, dans La peste d’Albert Camus, arrive à relier entre eux différents événements, ce qui le mène au diagnostic de la situation à Oran. La deuxième étape d’une telle évaluation consiste à expliquer comment la situation considérée s’est manifestée. Cela revient à prendre conscience de la manière dont un certain nombre d’événements simultanés plus anciens se sont enchevêtrés autour d’un groupe humain et du rôle que chacun de ces événements a joué dans la création de la situation existante. Ces deux ensembles d’événements – ceux qui ont causé la situation et ceux qui en sont le produit – ne doivent pas être confondus lorsque l’on veut évaluer une situation. Une telle confusion mènerait vite à l’application de préceptes « tout faits » pour mettre en œuvre des droits de l’homme, ce qui aurait pour résultat de bafouer les droits des hommes au nom des droits de l’homme. Mettre cette situation réelle, historique et unique en relation avec la connaissance des droits de l’homme constitue une autre étape dans l’évaluation juste d’une situation. Cette mise en relation, qui doit se faire tout de suite après l’explication de la situation en question, aide non seulement à prendre conscience des conséquences de l’enchevêtrement des événements sur la vie des individus
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Le combat pour les droits de l’homme
concernés, mais elle permet aussi de savoir ce qui doit ou peut être fait concrètement et comment faire pour sauvegarder les droits de l’homme2. La mise en œuvre des droits de l’homme dépend de notre capacité à évaluer correctement des situations et à savoir agir pour trancher enfin le nœud créé par l’enchevêtrement d’événements indépendants, qui sont à l’origine de cette situation, c’est-à-dire à savoir ce qu’il faut faire pour protéger les droits de l’homme dans une telle situation. Ainsi une formation philosophique pour l’évaluation correcte des situations, événements et autres composantes de la réalité humaine, qui s’inscrirait à différents stades de l’éducation, semble-t-elle une condition sine qua non pour une mise en œuvre avisée des mêmes principes des droits de l’homme, dans des conditions différentes à travers le monde.
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Pour une analyse détaillée de l’évaluation juste d’une situation, voir mon Etik [Éthique]. Ankara : Türkiye Felsefe Kurumu Yayınları, 19962, pp. 82-91.
NATION ET NATIONALISME*
Le nationalisme et plusieurs de ses conséquences dans la vie sociale m’ont toujours inquiétée. J’ai souvent pensé étudier les changements sémantiques que le mot ‘nation’ a montré au cours de son développement historique, ou donner comme sujet d’une thèse de doctorat l’étude de ces changements, étant entendu qu’un(e) étudiant(e) puisse maîtriser plusieurs langues et être ainsi capable de repérer le terme dans des textes de diverses langues, de ses origines à l’idée de l’« État-nation ». C’est pourquoi, lorsque mon cher collègue, le professeur Bernard Bourgeois, m’a demandé d’écrire sur le concept de « nation » pour le numéro spécial de la Revue de métaphysique et de morale, j’ai accepté avec plaisir. Cet article sera uniquement une tentative de mettre noir sur blanc certaines de mes pensées au sujet de la ‘nation’ – et non véritablement une étude. Ce sera une tentative de mettre noir sur blanc certaines observations linguistiques qui m’ont aidée à remarquer une composante du concept de la nation qui échappe habituellement à l’attention, mais qui se trouve tapie dans les attitudes et les actions conduisant à la discrimination et au crime. Le nationalisme m’inquiète, non seulement parce que les nationalistes attribuent la valeur la plus haute à leur propre nation et, par conséquent discriminent, ou même méprisent, les membres d’autres nations, mais aussi parce que le concept de nation est associé, à mes yeux, aux concepts de ‘race’ ou d’‘ethnicité’ et, par conséquent, conduit très souvent au racisme. *
Texte paru dans la Revue de métaphysique et de morale, 1, La Nation. Paris : PUF, 2014. Traduit par Catherine Champniers, revu par l’auteur.
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Le combat pour les droits de l’homme
Pourquoi le terme de ‘nation’ est-il associé pour moi à celui de race ? J’ai remarqué cette relation de nation à race lorsque j’ai essayé de traduire en grec et en turc le terme ‘nation’. En ce moment, dans les débats conduits en sciences politiques, différentes significations sont attribuées aux deux termes ‘nationalité’ et ‘ethnicité’. ‘Ethnicité’ est employé pour signifier l’origine collective d’une personne alors que ‘nationalité’ est largement utilisé dans le sens de citoyenneté, par exemple sur les passeports. La première fois que je fus confrontée au problème, ce fut lorsque j’eus à traduire les mots ‘nation’, ‘nationalité’, ‘nationalisme’ en grec. En grec, ‘nation’ est ‘ethnos’, d’où dérive le mot ‘ethnicité’ ; ‘nationalisme’ est traduit par ethnikismos. Pour être bref, il n’y a en grec aucune différence entre ‘ethnicisme’ et ‘nationalisme’. Cela signifie que parmi les caractéristiques supposées d’une collectivité, une nation est également une ethnicité, la race commune ou l’origine biologique commune, la parenté de ses membres. Le terme ethnos est également utilisé en grec ancien dans des contextes comme l’« ethnos des oiseaux », où une masse d’animaux d’une même espèce, ici les oiseaux, est désignée et distinguée des masses d’une autre espèce animale, comme par exemple celle des poissons. En turc, l’équivalent de ‘nation’ est ‘millet’, de ‘nationalité’ ‘milliyet’, et de ‘nationalisme’ ‘milliyetçilik’. Durant l’Empire ottoman, il existait divers « millet », c’est-à-dire différents groupes ethniques, principalement des groupes ethniques non-musulmans. Le terme ‘millet’ était aussi utilisé, et l’est toujours, dans des contextes comme ‘kadın milleti’, c’est-à-dire « le millet des femmes », une expression qui signifie le ‘genre des femmes’* et qui a en fait un sens légèrement péjoratif. Si
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En anglais, ‘gender of women’.
Nation et nationalisme
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cette expression était traduite par « la nation des femmes », cela n’aurait aucun sens. Après la réforme de la langue en Turquie, c’est-àdire la tentative de « purifier » le turc des mots persans et arabes, le terme « ulus » a été introduit comme équivalent de ‘millet’ ; cependant, il est impossible de remplacer ‘millet’ par ‘ulus’ dans tous les contextes. Le terme ‘nation’ vient du verbe nascere – naître, et la naissance est avant tout un événement biologique : tous les animaux donnent naissance à des êtres de leur espèce. Pourtant ‘nation’ est un terme politique, un nom collectif qui est utilisé pour désigner un groupe qui a des caractéristiques communes, principalement un groupe ethnique ou supposé ethnique. Ce terme est devenu important au XIXe siècle, lorsque les empires ont commencé à décliner et à disparaître, après les guerres de libération « nationale » et l’établissement des prétendus États nationaux. Le résultat est que le soi-disant État-nation est devenu un type d’État en sciences politiques. Cependant, juste en même temps que de tels mouvements « nationaux » et la promotion du nationalisme surgissaient en Europe, un philosophe européen, Friedrich Nietzsche, observait : ce qui est appelé nation en Europe est plus qu’une res nata, une res facta, ou plus exactement, une res ficta et picta. Selon Nietzsche : Ce nationalisme artificiel est au reste aussi dangereux que l’a été le catholicisme artificiel, car il est par essence un état de contrainte, un état de siège forcé, imposé par un petit nombre au grand nombre, et a besoin de ruse, de mensonge et de violence pour se maintenir en crédit. Ce n’est pas l’intérêt du grand nombre (des peuples), comme on aime à le dire, mais avant tout l’intérêt de certaines dynasties prin-
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cières, puis celui de certaines classes du commerce et de la société, qui mène à ce nationalisme1.
Pour le nationalisme, la nation – quelle qu’elle soit – est considérée comme la valeur la plus haute. Appartenir à une nation – être allemand, français, turc – est perçu comme un honneur pour la plupart des natifs – qui sont nés naturellement par hasard dans ces pays – d’être membres d’un tel groupe. Pour le nationalisme, l’identité nationale de chacun(e) est sa principale identité. À présent, on essaie de distinguer entre les différentes sortes de nationalisme et entre le nationalisme – l’amour de sa nation – et le patriotisme – l’amour de sa patrie/patria, mais dans un sens politique. Cependant, la ‘patrie’ est une catégorie anthropologique. Elle révèle non seulement le lieu de naissance de quelqu’un, mais aussi le sol/la terre où l’on a établi des liens comme enfant, avec un arbre ici, un immeuble là, un fleuriste au coin d’une rue, une personne, une route, un musée. Je me souviens toujours des lamentations de ceux qui étaient obligés, par les autorités politiques, de quitter leur village et d’émigrer dans des villes : « ils nous coupent (ils nous séparent) de nos morts », me disaient-ils. Le voyage de retour (nostos) d’Ulysse à Ithaque, sa patrie, où sa femme et son fils l’attendaient, n’est pas un acte de patriotisme, mais l’amour de chez soi. La ‘nostalgie’, qui vient de nostos, dénote le désir ardent de retourner chez soi. Les problèmes rencontrés en rapport avec l’« Étatnation » ou « État national » amènent les gens à le critiquer ou à s’y opposer, cependant dans des directions tout à fait problématiques. Une de ces directions encourage le communautarisme pour lequel les communautés sont les 1
Menschliches, Allzumenschlisches, 475, traduit en français par H. Albert et A.-M. Desrousseaux (1899-1902), Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres.
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unités constitutives principales d’un État. Pour le communautarisme, la communauté – qu’elle soit ethnique, religieuse, linguistique, etc. – et non l’individu, est la valeur fondamentale. Chaque individu appartient à différentes communautés, partage certaines caractéristiques avec un groupe et certaines autres caractéristiques avec un autre groupe ; chaque individu a plusieurs identités, mais comme individu, il est un tout de ces identités. Chaque communautarisme protège en général les gens comme membres de cette communauté et cela conduit très facilement à la discrimination. L’autre direction amène à l’établissement d’États officiellement non-laïques, par exemple l’Iran et la Libye, et d’États fondés sur l’ethnicité, par exemple Israël. Si nous prenons en considération qu’il n’existe peut-être aucun pays au monde dont les gens sont homogènes sur le plan ethnologique, ont la même religion ou la même langue, il est aisé, je suppose, de voir pourquoi le communautarisme ne peut pas résoudre les problèmes créés par l’État-nation. Avec la diffusion de l’idéologie du marché libre et de sa globalisation, la tendance à « minimiser l’État » est aussi souvent exprimée comme une façon d’affronter les problèmes créés par l’« État-nation ». Cela me semble également très problématique. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas la minimisation de l’État, mais une différente conception de l’État – l’État fondé sur les droits de l’homme, suivi d’une conception différente de ce que l’on appelle libertés fondamentales. Ce que je veux dire par l’« État fondé sur les droits de l’homme » est un État dont la constitution et toutes ses lois en général sont établis en prenant comme prémisses des droits de l’homme clairement conçus et les conditions existantes dans le pays en question. C’est la conception de l’État en tant qu’institution humaine légale, dont la raison
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d’être est de protéger les citoyens et tous ceux qui vivent sur son territoire les uns contre les autres et d’administrer ce qui est public en accord avec la justice. Plusieurs États ont certes inclus les droits de l’homme dans leur constitution, mais la plupart de ces États n’ont pas pu faire de grands progrès dans la réalisation de ces droits, tant qu’ils sont limités par la conception courante de l’État-nation. L’État-nation est un État fondé sur la nation, c’est-àdire sur un groupe qui possède certaines caractéristiques communes, principalement des caractéristiques communes d’ordre ethno-biologique ; au lieu de cela, l’État fondé sur les droits de l’homme est un État dont la constitution prend comme fondement les principes des droits humains, dont un méta-principe est exprimé à l’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
Le nationalisme, fondé sur des différences contingentes et des distinctions artificielles entre les êtres humains qui amènent souvent à la discrimination, est une violation évidente de cet article de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos...................................................................... 7 Préface. Ioanna Kuçuradi, philosophe de l’Humanité par destin ................................. 9 De la révolte à la philosophie........................................... 17 La valeur éthique d’une action et le critère kantien ......... 25 Défis de la philosophie et défis à la philosophie.............. 41 « Rationalité » et « rationalités » dans le cadre du débat modernisme - postmodernisme ......................... 57 Les droits de l’homme comme principes éthiques et comme fondements du Droit ........................................ 71 Laïcité et droits de l’homme ............................................ 87 Le concept de la dignité humaine et les droits de l’homme ................................................... 97 La liberté de pensée – qu’est-ce que c’est ? ................... 107 La tolérance et ses limites .............................................. 123 Les droits de l’homme et la paix .................................... 139 La philosophie face aux problèmes de la technologie..... 153 Les droits de l’homme et la décennie du développement culturel .................................................. 169 Justice : sociale et globale .............................................. 181 Mondialisation, injustice sociale et droits sociaux ........ 209 Philosophie pour la protection des droits de l’homme .................................................................... 221 Une condition sine qua non de la mise en œuvre effective des droits de l’homme ..................................... 235 Nation et nationalisme ................................................... 239
Philosophie aux éditions L’Harmattan
Dernières parutions Le combat philosophique de Maurice Blondel contre la double ignorance des masses
Diakiodi Adrien
Il existe deux types d’ignorance que Maurice Blondel, philosophe, sociologue et théologien français, invite tout homme à combattre énergiquement pour éviter la disparition prématurée de l’espèce humaine, mais également celle de la planète Terre. Il y a, d’une part, l’ignorance de soi-même, de son être en perpétuel devenir et, d’autre part, celle de ses semblables, de son environnement, du monde physique et de l’Unique nécessaire. Ce livre s’assigne comme objectif de vulgariser les armes pour combattre ces deux fléaux, armes présentées dans sa thèse de doctorat qui l’a rendu célèbre : L’Action (1893). (Coll. Ouverture Philosophique, 12.50 euros, 100 p.) ISBN : 978-2-343-07377-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-39896-9 Corps et pop culture
Bischoff Jean-Louis
Quelles sont les principales représentations pop culturelles du corps ? Pour y répondre, Jean-Louis Bischoff interroge des musiques actuelles, la cyberlittérature, le cinéma et l’industrie de la forme. Faire apparaître et scruter les catégories de « corps réduit », d’« hyper corps », de « corps digitalisé » ou de « corps écrit », de « corps utopique » et de « corps fardeau », puis ausculter la notion de corps réel et pointer les dangers d’un nouveau purisme sont les tâches que se donne l’auteur. (Coll. Ouverture Philosophique, 19.00 euros, 184 p.) ISBN : 978-2-343-07378-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-39709-2 De Derrida à Lévinas, la dette et l’envoi Le temps de l’autre – La déconstruction et l’invention du futur
Badleh Jalal
La Déconstruction est le nom de la pensée de l’évènement. Mais elle est aussi l’événement, le nom de ce qui arrive, la justice ou l’impossible. Comment s’opère la coordination entre ces deux définitions ? Qu’est-ce qu’un questionnement déconstructif ? Quelle est la place du sujet postdéconstructif dans cette opération ? Cet ouvrage essaie de répondre à ces questions à travers le dialogue qui a eu lieu entre Jacques Derrida et Emmanuel Lévinas. (Coll. Ouverture Philosophique, 31.00 euros, 290 p.) ISBN : 978-2-343-07449-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-39841-9
Figures philosophiques du conflit
Sous la direction d’Andreas Wilmes, Joan-Antoine Mallet
L’ambition de cet ouvrage est d’illustrer à la fois comment la philosophie conceptualise le conflit et comment elle s’efforce d’en résoudre les dangers inhérents. Plutôt que de proposer un aperçu purement abstrait de la notion de « conflit », l’ensemble des travaux se focalise sur la confrontation des philosophes à des problèmes historiques tels que la guerre, la dissension sociale, la tyrannie, ou encore le sport. (Coll. Ouverture Philosophique, 24.50 euros, 238 p.) ISBN : 978-2-343-07356-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-39796-2 Frontières du visage (Analogique-numérique)
Boisnard Philippe
À travers une histoire de la représentation, cet essai tente d’interroger la question de l’effacement du visage. Si, pendant longtemps, cet effacement était dû à des stratégies de pouvoir, politiques et économiques, il semblerait qu’avec la démocratisation des technologies, peut-être, ceux qui étaient les effacés de l’histoire de la représentation peuvent enfin apparaître. Mais, à l’ère des réseaux, est-ce aussi simple ? (Coll. Eidos série Retina, 13.00 euros, 110 p.) ISBN : 978-2-343-07979-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-39795-5 Heidegger et le problème de la métaphysique
Balazut Joël
Dès 1935 Heidegger retrouve le sens originel de la métaphysique dans la conception présocratique de l’être comme « phusis ». Sur cette base il va interpréter la métaphysique traditionnelle qui apparaît avec Platon pour culminer chez Nietzsche dans une ontologie de la vie et qui prépare le règne moderne de la technique planétaire, comme un «déni» radical de ce sens originel. L’un des intérêts de cette interprétation de la métaphysique, et non des moindres, est ainsi de rendre compte de la signification de la vogue actuelle des philosophies de la vie. (Coll. Ouverture Philosophique, 14.00 euros, 122 p.) ISBN : 978-2-343-07296-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-39840-2 L’ironie de Socrate – Essai sur l’ironie philosophique
Mestiri Samir
Contrairement à l’ironie polémique et insidieuse des sophistes, celle de Socrate est plutôt interrogeante, désirante et ex-centrique, toujours en quête de connaissance vraie. Le fameux « je sais que je ne sais rien » devient chez lui un outil de défigement de la pensée prisonnière des « systèmes compacts », mais, aussi le meilleur remède contre les pseudo-vérités religieuses et idéologiques. (Coll. Ouverture Philosophique, 12.50 euros, 106 p.) ISBN : 978-2-343-07035-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-39779-5 Mathématiques et frontières
Baudrand Gabriel
Gabriel Baudrand, professeur agrégé de mathématiques, s’intéresse au thème de la frontière. La perception commune du mathématicien est celle d’un technicien
enfermé dans son monde, qui dresse une frontière entre son activité et le reste de la vie. Le formalisme de cette science entretient cette frontière alors que paradoxalement les mathématiques sont partout et que le concept même de frontières est mathématique. Autant de pistes de réflexions que l’auteur nous invite à explorer. (Coll. Eidos série Retina, 12.50 euros, 104 p.) ISBN : 978-2-343-07951-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-39764-1 Mélanges offerts à René Schérer
Sous la direction de Constantin Irodotou
René Schérer, né en 1992, a été l’un des fondateurs du département de philosophie de l’université de Vincennes. Ami de Foucault, Châtelet, Deleuze, Lyotard, Bensaïd, Badiou, Rancière, Brossat, etc. Il se penche d’abord sur Husserl et Heidegger, puis s’intéresse à Charles Fourier. Militant de mai 68, il entreprend, dans son Émile perverti, une critique de la pédagogie. Il réactualise aussi, avec Guy Hocquenghem, le concept philosophique d’âme. «Utopie», «âme» et «hospitalité» sont les trois concepts clefs pour aborder son œuvre. (Coll. Quelle drôle d’ époque !, 38.50 euros, 374 p.) ISBN : 978-2-343-07527-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-39809-9 La pensée esthétique de José Vasconcelos dans son sens originaire Le contexte historiographique de la philosophie en Amérique hispanique
Luquín Guerra Roberto
La philosophie latino-américaine s’est divisée en deux orientations principales : soit dévalorisée parce que l’on considérait qu’elle ne faisait que reprendre la pensée européenne ; soit on a tenté de la sauver à partir de perspectives étrangères à la philosophie. Roberto Luquin s’interroge sur le sens que peut avoir une recherche sérieuse sur la pensée spéculative d’un philosophe latino-américain. Il soutient que le vasconcelisme est une authentique pensée philosophique, il s’agit d’un geste créateur qui a su faire le lien entre la pensée philosophique et la pratique politique. (Coll. La philosophie en commun, 29.00 euros, 278 p.) ISBN : 978-2-343-07624-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-39864-8 Les philosophies environnementales européennes
Europeana 6
Collectif
Peut-on parler d’une philosophie environnementale européenne ? Peut-on unifier, sous ce concept, un corpus hétérogène et beaucoup plus diversifié que celui que l’on peut trouver à propos de la philosophie de l’environnement dans la société nord-américaine ? Est-ce qu’une unité géographique, celle de l’Europe, peut suffire pour garantir un dénominateur commun à des conceptions philosophiques aussi diverses, voire divergentes, que celles qui existent sur le «vieux continent» ? (Coll. Kubaba, 20.00 euros, 184 p.) ISBN : 978-2-343-07680-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-39785-6
Le regard en-péché Réflexion sur le regard porté sur le corps féminin
Bacha Lilia – Préface de Youssef Seddik – Avant-propos de Michel Sicard
Ferme les yeux et regarde à travers les paupières. Tout au fond de nous, une voix nous suggère cela face au corps de la femme. Sans être dévêtue : la femme est toujours nue, elle est ‘awra. Ce terme arabe désigne ce qu’il faut cacher et définit la femme. Quelle est cette créature exhibée par nature, au point de devoir la cacher ? Quels sont les liens entre cette créature et la femme mais aussi l’homme ? Cette réflexion propose de s’y intéresser en naviguant entre orient et occident. (Coll. Ouverture Philosophique, 25.00 euros, 250 p.) ISBN : 978-2-343-05808-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-39823-5 Thomas Hobbes et l’idée de puissance
Karray Aouichaoui Mohamed
Ce travail propose l’étude de la théorie de la puissance telle qu’elle s’est développée dans la philosophie de Hobbes. L’idée directrice est que la puissance n’est plus une donnée de la nature mais que c’est à travers l’agir humain qu’elle s’acquiert. Elle est une capacité d’agir sur le monde par le biais de la science. Avec Hobbes, la science devient le moyen le plus spécifique de la puissance, et celle-ci, par le biais de la science, la capacité d’agir sur le monde, tant naturel qu’humain. (Coll. Ouverture Philosophique, 33.00 euros, 324 p.) ISBN : 978-2-343-04013-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-39810-5 Aux frontières de l’Humain Essai sur le transhumanisme
Koest Pierre
Tels des exilés, nous nous trouvons aujourd’hui dans l’entre-deux d’une frontière, qui sépare l’Humain du Trans-humain. Les progrès vertigineux de la convergence des nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives font miroiter un futur aux accents utopiques, qui nous promet longévité accrue et augmentation exponentielle de nos capacités biologiques. Mais apparaît conjointement la menace d’un triomphe de l’intelligence artificielle et à terme de l’extinction de ce que l’on nommait humanité. (Coll. Eidos série Retina, 19.00 euros, 186 p.) ISBN : 978-2-343-07664-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-39557-9
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LE COMBAT POUR LES DROITS DE L’HOMME Un enjeu philosophique de notre temps À travers ces essais, nous voyons comment l’auteur s’est engagée, tout au long de sa vie, à lutter en faveur des droits de l’homme et à prôner une éducation qui doit permettre à chaque individu de devenir conscient de son identité humaine, car l’un des buts de « l’éducation éthique » est « d’apprendre à faire une “évaluation correcte” pour pouvoir trouver, dans la plupart des cas où l’action est nécessaire, ce que l’on doit faire ou ce que l’on peut faire en faveur de la protection des droits humains. » Ce que j’ai mis sur le papier jusqu’à ce jour est le résultat partiel de mes efforts pour vaincre les obstacles rencontrés au cours de mon expérience, de mes observations sur le monde autour de moi et au sein de ce dont je suis témoin au fil du temps ; c’est l’expression de ma révolte. Un des premiers et des plus massifs obstacles que j’ai rencontrés depuis ma prime enfance a été le fait, par ailleurs très commun, de voir évaluer les mêmes actions, les mêmes œuvres, les mêmes personnes, les mêmes événements et toutes autres choses de façons divergentes, voire opposées. Il est certain que c’est là une source majeure de tant de querelles qui gaspillent les valeurs. Ioanna Kuçuradi, née le 4 octobre 1936, professeur à l’Université de Hacettepe (Ankara) de 1968 à 2005, où elle a établi le département de philosophie en 1969 et le Centre pour la recherche et application des droits de l’homme en 1997, est à présent la directrice du Centre des droits de l’homme à l’Université Maltepe (Istanbul) et titulaire de la Chaire UNESCO de philosophie et des droits de l’homme.
Photographie de couverture de l’auteur : statue de Cevdet Bilgin, Istanbul († 1994).
LA PHILOSOPHIE EN COMM U N
Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain et Patrice Vermeren
ISBN : 978-2-343-10029-6
26 €